Ajax, fils de Telamon: Le roc et la fêlure 9782296547148, 2296547141

Encensé et adulé par Homère et Quintus de Smyrne, décrié et dévalorisé par Sophocle et Ovide, Ajax, le fils de Télamon e

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1. POURQUOI LA FIGURE D'AJAX?
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Ajax, fils de Telamon: Le roc et la fêlure
 9782296547148, 2296547141

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Marc Durand

AJAX, FILS DE TELAMON Le roc et la fêlure

OLNERTURE PHILOSOPHIQUE

AJAX, FILS DE TELAMON Le roc et la fêlure

Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou.. polisseurs de verres de lunettes astronomiques.

Dernières parutions Claire LAHUERTA, Humeurs, 2011. Jean-Paul CHARRIER, Le temps des incertitudes. La Philosophie Captive 3, 2011. Jean-Paul CHARRIER, Du salut au savoir. La Philosophie Captive 2, 20 Il. Jean-Louis BISCHOFF, Lisbeth Salander. Une icône de l'enbas, 2011. Serge BOTET, De Nietzsche à Heidegger: l'écriture spéculaire en philosophie, 2011. Philibert SECRET AN, Réalité, pensée, universalité dans la philosophie de Xavier ZUBIRl, 20 Il. Bruno EBLE, Le miroir et l'empreinte. Spéculations sur la spécularité, l, 20 Il. Bruno EBLE, La temporalité reflétée. Spéculations sur la spécularité, II, 20 Il. Thierry GIRAUD, Une spiritualité athée est-elle possible 7, 2011. Christophe SAMARSKY, Le Pas au-delà de Maurice Blanchot. Écriture et éternel retour, 20 Il. Sylvie MULLIE-CHATARD, La gémellité dans l'imaginaire occidental. Regards sur les jumeaux, 20 Il. Fatma Abdallah AL-OUHÎBÎ, L'OMBRE, ses mythes et ses portées épistémologiques et créatrices, 20 Il. Dominique BERTHET, Une esthétique de la rencontre, 2011. Gérald ANTON!, Rendre raison de la foi 7, 20 Il.

Marc DURAND

AJAX, FILS DE TELAMON Le roc et la fêlure

© L' Hann attan, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairiehannattan.com [email protected] [email protected] ISBN: 978-2-296-54714-8 E~: 9782296547148

1. POURQUOI LA FIGURE D'AJAX?

Qui s'est déjà penché sur l'Iliade, n'a pas pu quitter le poème sans avoir été marqué par quelques héros prégnants. Achille, Ajax, Hector Ulysse, en sont quelques uns parmi les plus présents dans l'ouvrage. Outre l'aspect anecdotique et merveilleux qu'ils représentent, au cours des nombreuses scènes durant lesquelles ces personnages interviennent, ils dessinent devant nous la fignre archétypique du héros épique ou homérique. L'un de ces héros mythiques, Ajax, fils de Télamon, a retenu notre intérêt pour plusieurs raisons. D'abord, nous avons voulu lui rendre justice, le réhabiliter un peu, après l'impact énorme de Sophocle sur la postérité, qui a presque fait oublier Homère. Chez l'auteur d'Ajax, en effet, le roc, le rude gnerrier épique de l'Iliade, se lézarde et devient un individu tragique. Il gagne, certes, alors, en épaisseur romantique, existentielle, faillible et humaine, mais perd quelque peu en dimension héroïque, merveilleuse et impeccable -sans tache- qu'il avait chez Homère. Alors, à la recherche d'Ajax chez Homère, Sophocle, et d'autres encore, nous naviguerons ainsi entre le roc et la fêlure.

Ensuite, il nous a semblé un personnage très important dans la littérature grecque archaïque. Il représente sinon le personnage essentiel, du moins le deutéragoniste patent de la gnerre de Troie vue par Homére. Certes, le vrai protagoniste, de l'avis même de l'auteur, si l'on lit les premiers vers de l'Iliade, invoquant la Muse pour chanter la colère d'Achille, c'est bien le fils de Pelée. Bien que ce dernier n'intervierrne vraiment physiquement qu'aux deux premiers livres et aux cinq derniers, laissant

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les dix sept livres intermédiaires à la preermnence d'Ajax, le courroux du Péléide envers les Grecs et leur chef et ses conséquences n'en forment pas moins la trame du récit: eût- il fait montre de moins d'inflexibilité, la guerre n'eût pas duré autant et le fils de Télamon ne se fût pas illustré davantage. Quoi qu'il en soit, Ajax apparaît très souvent -peut être plus, même que le fils de Pelée- dans la littérature antique traitant de la guerre de Troie. Nous ne relevons pas moins de quatre vingt-deux occurrences ponctuelles ou passages entiers au cours desquelles notre héros intervient chez Dictys de Crète, quelque quarante chez Quintus de Smyrne, et quarante-trois dans l'Iliade. De plus, il représente historiquement un personnage fondateur chez les Athéniens. Il est le héros éponyme de la tribu des Aiantis1 , la neuvième des dix tribus d'Athènes. Rappelons que stratèges et archontes étaient choisis équitablement parmi les membres de ces dix tribus. Nous assistons là à une récupération politique d'une figure tutélaire mythique, au même titre que celle de Thésée, pour construire une légitimité de la chose publique. Ajax, ironie de l'histoire, participant ainsi au fondement de la démocratie, athénienne, lui le champion de l'esprit épique, si éloigué des canons du siècle de Périclès, cautionne ainsi un processus situé aux antipodes des valeurs anciennes dont il est le prototype et le champion. En outre, Homére nous dépeint en Ajax une figure attachante par rapport à Achille ou Ulysse, figure que l'on pourrait rapprocher de celle d'Hector, dont il est le "meilleur errnemi" au cours du poème. Par delà sa rudesse de guerrier, nous relevons une certaine fraîcheur, une certaine innocence touchantes, alliées à une droiture et une grande implication dans son métier de soldat. Achille, tel une diva capricieuse, nous paraîtra plus hautain, plus lointain chez Homére ; Ulysse plus retors. Enfin, désireux de nous y retrouver dans les méandres de la littérature grecque ayant traité de la guerre de Troie, qu'elle soit homérique ou plus tardive, il nous a semblé que le personnage 1

Démosthène, 18: 181: Hérodote, Histoires, 1932, T. V, p.66.

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d'Ajax constituait un bon fil conducteur pour celui qui veut aborder le thème Cyclique.

Difficultés et limites de cette étude

Comme tout historien, nous nous trouvons face à des difficultés tenant à plusieurs facteurs concernant l'aspect mythique du personnage. La première réside dans la documentation et les sources d'information. Nous avons placé en annexe, un tableau synoptique récapitulant les auteurs cycliques, neôteroi, kukliko/, ou autres, ayant mis en scène le héros. Ce panorama couvre une période importante. Les indices sont épars depuis la période d'Homère, jusqu'à celle de Goethe. Il faudra donc faire une recension minutieuse de ce que les divers auteurs ont pu laisser, sans oublier les écrits perdus dont on a conservé certaines traces indirectes, et qui souvent ont alimenté la plume ou le calame des premiers. Mème si les documents sont abondants, ils provierrnent d'auteurs de différentes époques. Une seconde difficulté surgira du fait même de cette pléthore d'écrits et de la période durant laquelle ils ont été produits. Les appréhensions du héros fluctueront avec les époques, reflétant les canons littéraires et moraux de celles-ci. Nous aurons ainsi affaire à un Ajax tour à tour épique (Homére), tragique, dèmocratique (Sophocle) ... romantique (Goethe). Toutes ces figures sont certes également digues d'étude. Cependant, nous avons affaire à la prégnance absolue de deux chefs d'œuvre conservés à ce jour de la littérature antique : l'Iliade d'Homère et l'Ajax de Sophocle. Ces deux textes ont Pour la définition de ces deux termes, se rapporter aux deux premiers chapitres du livre d'Albert Severyns, Le cycle épique dans ['école d'Aristarque, Liège, 1928, "Neoteroi", p. p. 31-61 et "Kuklikoi", p. p. 63-70.

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conditionné tous les épigones et toutes les "suites" possibles: épopées, commentaires, chrestomathies, scolies, poèmes, pièces

tragiques ... Notons cependant l'antériorité temporelle d'Homére qui, s'il n'a sans doute pas "inventé" le personnage, n'en a pas

moins construit là l'une des figures la plus importante de son épopée. S'est-il inspiré d'un fonds mythique antérieur? Nous l'iguorons. Ceci étant, la figure d'Ajax se dessine autrement, plus finement, avec les Posthomerica qui ont pris certaines libertés avec l'original absolu que demeure encore l'Iliade. Les rôles prééminents d'Achille et d'Ajax et secondaires d'Ulysse chez Quintus ; la guerre de Troie vue du côté phrygien et l'aspect retors d'Ulysse chez Darès ; la maturité guerriére d'Ajax et la puérilité d'Achille chez Dictys ; la romanité de Baebius Italicus, et sa sympathie discrète pour les Troyens ainsi que l'adoption d'une morale toute romaine, souvent étrangère aux codes homé-

riques ... Tous ces textes donnent souvent une vision partiale du héros dont il faudra tenir compte. Par exemple, au sujet d'un épisode fondamental de l'histoire du héros, Homère ne relate pas le jugement des Armes, et pour cause, l'Iliade s'arrête abruptement avant la mort d'Achille. Darès aussi bien que Quintus n'approuvent pas le choix de donner les armes d'Achille à Ulysse. C'est à Ajax qu'elles auraient dû échoir. Un autre exemple réside dans les rôles au sein de l'armée grecque3 , d'Ulysse et des Atrides. Chez Quintus de Smyrne, leur importance, déjà réduite dans les livres 1 (Penthésilée) et II (l\1némonie) devient inexistant dans les livres III à V. Le protagoniste -Achille ou Ajax- accapare toute l'attention et se présente comme un géant aux prises avec les Lilliputiens que sont les Troyens.

Les difficultés décrites supra donnent ipso facto les limites de cette étude.

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Notice de l'édition de Quintus de Smyrne. Francis Vian, p. 92.

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En tout premier lieu, les statuts des ouvrages fondateurs, de l'Iliade, de l'Odyssée dressent une barrière à l'intégrité de notre étude. Quel crédit leur accorder? Quels en sont leurs auteurs? L'Ajax et l'Ulysse de l'Iliade sont-ils les mêmes que ceux du second Homère, pour reprendre un tenue de Pietro Citati4 Racontés, récités, écrits, réécrits, résumés, plagiés ... , quelle valeur historique, ou anhistorique doit-on donner à ces productions? Puis les documents sont lacunaires, disparus ou peu fiables. Le parti pris de cette étude de s'alimenter aux textes se heurte à des compilations peu sûres de textes égarés ou déjà résumés. Les auteurs plus tardifs de chrestomathies, les scoliastes, n'avaient pas plus que nous les originaux des textes devant les yeux. Et, à tout seigneur, tout honneur : en premier lieu, l'Iliade nous paraît tronquée. Pourquoi arrêter le poème à la mort d'Hector, si bien que bon nombre de posthomerica ont jugé bon de lui donner une suite? Photius, pour sa part, au VIle siècle après J. C. a religieusement effectué le récolement d'un texte de Proclos, sur lequel nous travaillons, datant du Ve siècle après J. C. Ce texte s'avère lui-même n'être qu'un simple résumé des auteurs du Cycle, Stasinos, Arctinos de Milet, Leschès de Pyrrha, Hégésias ... , qui avaient laissé du temps d'Homère, les Chants Cypriens, l'Ethiopide, la Petite Iliade, l'Ilioupersis, les Nostoi ... Quelle crédibilité peut-on alors attendre de tels textes de seconde, voire de troisième main produits souvent par des grammairiens antiques, et servant généralement d'ouvrages didactiques à des écoliers besogneux? Il convient encore de déplorer chez Eschyle une trilogie complètement perdue (Hoplôn Krisis, Thrêissai, Salaminia) entièrement dédiée à notre sujet. Quant à Sophocle, il laisse une œuvre mutilée (sa trilogie se composait d'Ajax, pièce conservée, suivie de Teukros, Eurysakes, perdues). Nous avons aussi des traces d'une pièce, "La Folie d'Ulysse" qui nous eût sûrement permis de comparer la In La pensée chatoyante, Ulysse et ['Odyssée, trad. Française, Paris, 2004.

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"folie" des deux hommes, réelle pour l'un, feinte pour l'autre et d'affiner les portraits respectifs des deux rivaux ... On peut mesurer l'ampleur de la perte des trilogies d'Eschyle et de Sophocle sur le sujet, à l'aune de la richesse de l'Orestie d'Eschyle, seule trilogie tragique qui nous soit restée entière dans le théâtre grec. N'eussions-nous eu à lire que son Agamemnon, sans avoir ni les Choéphores, ni les Euménides, l'Orestie eût tant perdu de sa saveur! Mutatis mutandis, la seule lecture d'Ajax de Sophocle, en n'ayant accès aux deux autres pièces qui complétaient la trilogie, laisse malheureusement une intrigue incomplète et le lecteur devant une béance qui ne peut que le laisser insatisfait... L'Iliade Latine de Baebius Italicus (premier siècle Ap. J. C.) comme décalque résumé (en 1 070 vers alors que l'Iliade compte 15 693 vers !), n'est qu'un "digest" d'expression latine. Il n'est plus qu'un chemin d'accès pour le plus grand nombre de lecteurs romains -puis plus tard manuel d'histoire au moyen âge- à un chef d'œuvre de la période hellénique, alors que la langue grecque n'était plus usitée que par un petit nombre de lettrés. Les auteurs latins ont aussi travaillé ce thème'. La plupart de ces pièces sont perdues. 5 Témoignage de Heine qui a joint à son édition de Virgile une savante dissertation "De auctoribus rerum Trojanantm" (Cité par M. Amar, traduction de ['Enéide, Paris, Panckoucke, 1831, qui nous incite aussi à consulter Wersdorf qui a fait une recension des poètes latins "hornéristes"). Chez les Romains, notamment: -Livius Andronicus, dont le temps a dévoré les tragédies, intitulées: Achilles, Helena, Laodamia, Protesilas, Ajax. Equus Trojanus, Odys-

sea, Egysthus, Hermiones ..

-Naevius, qui avait publié les tragédies suivantes: Iphigenia, Protesilaüs, Telephus, Hector, Equus Trojanus, Egysthus.

-Paucuvius, auteur de sept tragédies de Rerum Trojanarum, qui avaient pour titre : Chryses, Armorum Judicium, T eucer, Iliona, Anchises, Hermiona, Dulorestes.

-Accius, qui avait fait 21 tragédies sur des sujets tirés de la guerre de Troie: Achilles, Telephus, Diomedes, Nyctegresia, Epinausimachae, Myrmidones, Armorum Judicium Eurysaces, Neoptolemus, Philoctetes, Troades, Andromache, Astyanax, Hecuba, Iliona, Deiphobus, Clytemnestra, Aegysthus, Agamemnonidae, Aeneadae, Antenoridae.

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On a soutenu' que le grand Virgile lui-même aurait emprunté quelques caractéristiques de notre héros pour camper certains de ses personnages de l'Enéide. Enfin, il existe une grande difficulté à écrire sur une figure mythique. Insaisissable, toujours reconstruite par tous les auteurs approchés, selon les périodes et leurs valeurs morales et politiques, celle-ci est comme le poulpe d'Oppien, poikilos, qui -Ennius, qui avait fait entrer l'histoire de Troie dans ses Annales et composé les tragédies suivantes: Iphigenia, Achilles, Telephus, Phoenix, Ajax. Hectoris Lytra, Andromache, Hecuba, Alexander, Dulorestes, Eumenides, lliona (Qui pourrait avoir pour auteur Pacuvius). -Varron qui a donné Cynus, Ajax. Armorum Judicium, Eumenides. -Attilius, auteur d'une tragédie d'Electre. -Pornponius Secundus qui fit une tragédie intitulée Armorum Judicium sujet si souvent traité par les tragiques romains. -Macer, avait écrit suivant Ovide les évènements de Troie ante homerica et post homerica. Presque tous les auteurs cités se sont penchés peu ou prou sur le sujet d'Ajax et du jugement des armes. Certes, leurs sources étaient semblables -nous avons-nous-mêmes puisé aux mêmes textes premiers- et l'originalité de ces pièces tenait plus souvent dans le style et la personnalité des auteurs que dans la nouveauté des faits relatés. On voit, par ce dénombrement de soixante et une tragédies dont le sujet fut choisi dans l'histoire troyenne, quelle avait été la fécondité des auteurs avant le siècle d'Auguste. On ne peut que regretter que tous leurs écrits aient sombré dans le naufrage de l'antiquité. 6 E. Lefêvre "Dido und Aias. Ein beitrag zur romischen tragodie". (Didon et Ajax, contribution à la tragédie romaine) in Revue Akademie der wissenschaften und der litteratur, abhandlungen der gâte und socialwisenschaftlichen klasse. Wisbaden. 1978. nC 2. p.p. 5-28. Notamment, -Comparaison des scènes de rencontres aux enfers entre Ulysse et Ajax et entre Didon et Enée ; -Analogies entre Didon (Virgile) et Ajax (Sophocle) concernant le monologue avant la mort, le thème de l'épée, "le discours trompeur"; -Le rapprochement entre les paroles d'adieu adressées à Ascagne par Enée. et par l'Ajax de Sophocle à son fils Eurysakès ; -Analogies patentes entre Anna. la sœur de Didon et Teukros. le frère d'Ajax, tous deux absents au moment du suicide et se sentant coupables de l'avoir été.

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change constamment de couleur selon le support sur lequel il est couché. L'Ajax d'Homère n'est certes pas celui de Sophocle, celui de Quintus, ne ressemble pas à celui de Dietys, encore moins à celui de Darès ... Pourtant on pourrait peut être tenter de brosser un portrait qui retînt, peu ou prou, les caractéristiques les plus prégnantes du héros, en attribuant cependant un indice de sûreté plus élevé pour les "poids lourds" de la littérature antique Homère, Sophocle, et une attention, dira-t-on, plus anecdotique ou complémentaire pour certains autres auteurs considérés comme mineurs, tronqués ou incomplets comme Aretinos, Proclos, Darès ou Dictys ... , mais qui nous permettront de croiser nos informations ... Conscients que d'une part les lignes qui vont suivre se veulent une analyse et que toute analyse déconstruit la réalité brute -d'ailleurs peut-on parler de réalité dans des personnages de l'Iliade ?- pour la classer selon des critéres taxonomiques propres à l'auteur, et que d'autre part nous ne dérogeons pas à l'habitude occidentale de cloisonner les domaines du savoir, nous allons tenter d'ordonner nos informations concernant ce héros tout en gardant cependant à l'esprit le préalable énoncé supra d'une interpénétration intime et fonctionnelle des toutes ces sources.

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II. UN PEU DE NOMINALISME-CRATYLISME UN DESTIN DANS LES NOMS ET DANS LES CHOSES

Sophie Klimis7 a relevé dans la personne d'Ajax la "distorsion complète du rapport au monde qui lui fait confondre le pôle de la réalité humaine avec celui de la réalité objectale". Ainsi, les objets et ce qui sert à les désigner, leur nom, acquièrent-ils une importance capitale, sinon vitale pour notre hèros et en génèral pour le personnage de l'epos. Les armes d'Achille, le bouclier d'Ajax, l'épée d'Hector, le baudrier ... , tous ces objets -essentiellement gnerriers-, se trouvent surdéterminés et acquièrent une sorte de vie indépendante de leur ustensilité, qui interpénètre l'être même du héros au même titre que ses compagnons de campagne. Ils possèdent une valeur magique; on leur voue un culte quasi-animiste. Il faudra tenir compte de ce fait si l'on veut saisir quelque chose de la sociabilité d'Ajax, et plus génèralement de celle d'un hèros épique. Notre acception actuelle de la réalité nous fait sans doute prendre cette attitude, visant à fonder une identité un but de vie, sur les choses ou leur nom, pour futile, reposant sur une coquille vide, préfèrant sans doute une fondation plus "idéale" sur des valeurs plus labiles mais plus utiles socialement. Georges Perec, dans son roman "Les Choses", fustige chez ses contemporains cette propension à bâtir une existence sur des objets, réécrivant en quelque sorte par là la dénonciation de Sophocle de la vacuité de la personnalité épique, qui fonde son activité sur des éléments de surface comme la généalogie, les objets-armes, au

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Archéologie du Sujet Tragique, Paris, 2003, p. 229-230.

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détriment de l'insertion sociale à un groupe de guerriers ou de citoyens. Il ne faudrait justement pas adopter la même attitude critique envers le héros épique sous peine d'anachronisme. Les objets et leur nom constituent le fondement de l'identité du personnage de l'epos"' C'est un fait. L'être s'y confond avec l'avoir. Le bouclier d'Ajax fait partie intégrante de son être, au même titre que sa généalogie et guide sa vie et ses actions. Les Armes d'Achille revêtent une importance quasi-vitale pour lui. Le guerrier de l'Iliade se bat pour posséder, pour ramener à ses nefs esclaves et objets précieux. Les différentes razzias et sacs de villes menées sur les cités de Troade durant toute la durée de la campagne, outre le but, incident, d'affaiblir les alliés potentiels de la cité de Priam, ont pour fonction première de ramener du butin au camp'- L'exemple d'Achille dans l'Iliade, montre de façon éclatante que dès que cette activité de possession est reNous renvoyons à ce sujet à la lecture de la Chanson de Roland où les épées, les chevaux ont leur nom propre et sont considérés comme des personnages à part entière. Cela semble représenter une constante dans la geste épique. 9 Dictys de Crète. Ephéméride. II. 18 et note 52 de Gérard Fry ad loeum. p. 323 Ajax sème la désolation en Chersonèse de Thrace. Polyrnestor, le roi vaincu de cette région lui donne Polydore, l'un des fils de Priam en gage. Il envahit la Phrygie. tue Tentras. son roi et enlève Tecmesse. la fille du roi. Ajax et Achille qui l'accompagnait. ramènent un gros butin au camp grec. "Quand le moment fut venu, de montrer ce qu'il avait ramené, Ajax fit présenter son butin par Ulysse et Diomède. On y prélève quantité d'or et d'argent ... ". Ibidem, II, 27 : seconde campagne d'Ajax contre les alliés de Troie (confer Cypria, 155-156 ; Apollodore. Epitomé. 3. 33). Il pille Pitya. Zéléa. Gargare. Arisba, Gergita, Scephis, Larissa.. Il en ramène un énorme butin et des troupeaux innombrables appartenant à Enée.. (Cypria. 160. Epitomé. 3. 23. Iliade. XX. 91-92). Ephéméride. II. 40 : Pendant la pause de l'hivernage, troisième campagne d'Ajax: celui ci ne reste pas inactif. il marche contre la Phrygie .... avec des Myrmidons que lui avait prêtés Achille (cf. Iliade. XVI. 130-277). qui alors boudait le combat à cause d'un partage de butin avec Agamemnon qui avait mal tourné (Iliade. Chant II ; Ephéméride. II. 32.). Il ramène au camp de grandes richesses en or et en esclaves ..

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mise en cause, le guerrier réagit violemment et égoïstement, l'idéal, le but communs lui étant absolument secondaires, voire étrangers. Détaillons un peu ces quelques réflexions. Certains référents privilégiés et leurs référés tissent la trame de l'être même d'Ajax et guident sa destinée. Sans ceux-ci, l'ethos et la destinée du héros ne seraient pas les mêmes.

Télamon

Le père d'Ajax se nomme "Télamon". Cela ne nous semble pas un hasard. Le télamon dans les constructions antiques, est une sorte de cariatide 1o , un géant de pierre, une sculpture massive, destinée à soutenir un édifice. Ce terme connote une notion de solidité à toute épreuve, de fondement absolu, de force, de soutien qui ne plie pas, qui est fait d'une pièce pour demeurer indéformable, sous peine de d'effondrement de l'édifice. De la même façon, Télamon, c'est le chef de la famille des Télamonides, qui soutient de sa haute stature et de ses solides épaules l'intégralité de sa famille non seulement dans sa partie physique, mais aussi dans la perpétuation des valeurs, en l'occurrence, ici, celles de l'epos. Cette image imposante du père antique, de ses exploits passés, qui a ramené la gloire, et en a illuminé sa maison et sa postérité, est importante pour comprendre la personnalité d'Ajax. Nous avons dit du télamon architectural, qu'il se doit d'être inflexible. C'est aussi la qualité première du père d'Ajax et de Teukros. C'est sans doute parce qu'il ne peut revenir sur les valeurs épiques dont il a hérité de son père, dont il et une sorte de prolongement, au point d'en devenir partie intégrante de sa

10 La cariatide étant une figure féminine, qui a le même rôle de soutien. Cf. les célèbres Cariatides de l'Acropole d'Athènes.

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personnalité, qu'Ajax se trouve dans la pièce de Sophocle dans une aporie existentielle qui l'a amené au suicide.

Mais un "telamôn", en grec, c'est aussi le nom du baudrier. Cette courroie de cuir sert au guerrier à fixer son épée autour de son corps, de manière à avoir les mains libres pour manier javelot et bouclier dans la mêlée. C'est encore le nom de la longe qui sert à fixer le bouclier solidement autour de l'avant bras gauche, pendant que le guerrier tient sa lance ou son épée de la main droite dans le combat et qui le maintient dans le dos du guerrier lorsque celui-ci est au repos. Ce télamôn-baudrier enserre notre guerrier et le protège à la fois. Ce terme nous ramène à la haute figure tutélaire du père, qui enserre Ajax de ses préceptes de valeur, de courage, de recherche de l'exploit. .. , mais qui le protège, dans ce monde guerrier, parce que sa gloire précède toujours le héros, lui donnant un certain avantage sur l'ennemi. Il convient de noter ici l'ambivalence du terme, à la fois positif, actif, en tant qu'arme offensive qui soutient épée et bouclier, mais aussi lien, courroie qui enserre, de façon passive et contraignantel l Télamon, ainsi que l'objet éponyme, seront ainsi responsables indirects de la vie et de la mort du héros : responsable de sa vie, le Télamon père, d'abord en tant que géniteur, mais surtout par les valeurs épiques qui ont construit son être même, le telamôn objet qui préservera sa vie au cours des combats12. Telamôn sera aussi responsable de sa mort, parce que d'une part c'est ce baudrier qui soutiendra l'épée que lui

11 Les passages où les guerriers, pressés par l'ennemi se trouvent empêtrés avec leur bouclier qui les empêchent de fuir sont nombreux. Confer Héraklès d'Euripide, 159-203 l'hoplite est esclave de son lourd matériel.. 12 Iliade, XIV, 402-420, le baudrier arrête la lance d'Hector: passim, le baudrier soutient le bouclier d'Ajax, qui le sauve à de nombreuses reprises, en arrêtant les lances et les coups d'épée Confer infra.

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aura donnée Hector13 , instrument de sa mort, d'autre part, l'héritage moral contraignant de Télamon père lui dictera son suicide. Enfin, notons l'occurrence du terme "telamôn" chez Athé-

née de Naucratis 14 et Aristophane15 , avec la signification de chanson de table ou de fin de banquet Cette chanson vantait les exploits de Télamon lors de la première Ilioupersis. Cette acception du terme montre que la valeur du père d'Ajax était devenue une légende. L'héritage était certes lourd à porter et Ajax, qui s'était donné pour mission de surpasser son père avait là une tàche qui l'avait sans doute dépassé.

Sakos

La première mention métaphorique d'Ajax par Ulysse dans la pièce de Sophocle16 le définit comme sakesphoros, l'homme qui porte le bouclier. Homère, Quintus de Smyrne17 , décrivent, avec une profusion de détails le bouclier d'Ajax, montrant l'importance de l'objet pour le gnerrier du VIle siècle, allant mèrne jusqu'à donner le nom de l'ouvrier qui l'a conçu, l'artisan Tuchios, évoquant la chance. Cette description pléthorique prendra une grande partie d'un chapitre de l'Iliade I8 , lorsqu'il s'agira de décrire le bouclier d'Achille forgé par Héphaïstos, deviendra l'objet d'un Iliade, VII, 290-307 ; Sophocle, Ajax, v. 816-817 ; Jean Starobinski, "L'épée d'Ajax", in op. jam cit. 14 Athénée de Naucratis, Deipnosophistai, XV, 695 b-c, texte et traduction de A-M. Desrousseaux et Ch. Astruc, Paris, 1956. Scolie d'Athénée, Deipnosophistes, XV, Scolie et Scellés, 16 : " On dit que Télamon vint le premier (Ton Telamôn prôton) à Troie, toi après lui, et que tu fus le plus brave des Grecs» 15 Aristophane, Lysistrata, 1237 et note 1 de V. Coulon et H. Van Daele, ad [oeum. 16 Sophocle, Ajax, v. 19 : Aianti tô sakesphorô. 17 Iliade, VII, 219-233 ; Suite d'Homère, V, 1-127. 18 Iliade, XVIII, 456 adfinem soit 162 vers. 13

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poème entier d'Hésiode l ' et de plus d'une centaine de vers chez Virgile lorsqu'il s'agira de celui d'Enée, forgé par Vulcain20 Ce bouclier servira donc à dénommer Ajax, l'expression "l'homme au bouclier" sera univoque chez les Achéens. On voit rarement Ajax s'en séparer, au point qu'il fera partie intégrante de son être même. Ne s'avance-t-il pas avec son bouclier lors du jugement des Armes pour plaider devant les juges et l'aréopage des Grecs 2l ? Et l'une des seules fois22 qu'il combattra sans son écu, il se fera blesser mortellement par Pâris chez Darès le Phrygien23 . N'a-t-il d'ailleurs pas nommé son unique fils "Eurysakès", "large bouclier", lui léguant, avec la vie, un nom, prolongement de son père? N'a-ton pas prétendu d'ailleurs qu'il avait été enseveli, après sa mort dans son bouclier ? Ce bouclier, chez Sophocle24 , deviendra l'héritage d'Eurysakès, son fils, qui possèdera ainsi "l'arme bénéfique" du père, tandis qu'Ajax "enterrera avec lui les armes maléfiquei 5 /1. Les objets portent donc en eux-mêmes une valence, une force, personnalisée, personnifiée, qui est indépendante de leur valeur d'usage. C'est une partie vivante d'Ajax qui est transmise, avec son "Sakas" à Eurysakes, qui le contraindra, de la même façon qu'Ajax avait été contraint par l'héritage de son père. Ce bouclier ne sera pas mis à un éventuel concours, de façon à ne pas échapper au fils26.

Hésiode, Aspis. Virgile. Enéide. VIII. 447 sq ; 625-731. On lira avec profit la très longue note n° 602 de Jacques Perret. ad loeum VIII. 625. dans l'édition de l'Enéide aux C. U. F.. édition de 1978. p.p. 217-220. tome II. 21 Ovide, Métamorphoses, XIII, v. 5, préambule du discours d'Ajax. 22 Outre le passage de Darès cité infra, relevons deux autres cas où Ajax est à découvert Homère. Iliade. VII. 219-233 et Quintus de Smyrne. Ephéméride. IV. 20. 23 Darès le Phrygien, Histoire de la destruction de Troie, § 35. 24 Sophocle. Ajax. v. 574-577 25 Jean Starobinski, L'épée d'Ajax, in Trois Fureurs, p. 56. 26 Sophocle. Ajax. v. 573. 19

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Pierre Vidal Naquet17 , indique que le mot "sakos" a déjà au V e siècle une connotation archaïque et barbare. Hérodote28 et Euripide29 le décrivent comme étant l'arme des sauvages Etoliens, d'une époque révolue. Sophocle lui-même change, au cours de son drame, le nom de ce bouclier'° : de "sakos", habillant l'Ajax "salœsphoros"31 du début de la pièce, il deviendra "aspis!!32 au cours de l'intrigue, cet "aspis" qui protège l'hoplite athénien du V e siècle. Le poète, par ce changement de nom consacre ici le changement d'époque : le combattant individuel de l'epos s'est transformé en hoplite de la phalange33 , en même temps qu'Ajax devenait le fondateur de la tribu des Aiantis de l'Athènes de Clisthène34 . Il est ainsi à noter, qu'à un changement dans la perception du héros par le public35 au cours même de la pièce, correspond un changement de nom dans ce qui constitue sa destinée. Le "sakesphoros", antipathique, fondant ses actions dans des valeurs archaïques, barbares et dépassées, devient, dans la seconde partie du drame, un héros "aspistêres", porteur des valeurs nouvelles et digne de l'admiration du spectateur du siècle de Périclès. Ce sera à son fils, revêtu d'un nom à présent à

"Ajax, ou la mort du héros", in Bulletin de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie Royale de Belgique,

27

5è série, T. 74, 1988, p.p. 463-490. Hérodote, Histoires, l, 52. 29 Euripide, Phéniciennes, v. 134-139 30 Pierre Vidal Naquet, in loc. cit. supra. 31 Sophocle, Ajax, v. 19. 32 Ibidem, v. 565 : 1407. 33 Avec toutes les valeurs sociales qui la définissent. Cf. P. Vidal Naquet, "La tradition du hoplite Athénien" inLe Chasseur Noir. 34 Aiantos, (confer Eschyle, Perses, v. 307.) désigne l'île de Salamine, voisine d'Athènes, au point que l'on attribue le nom d'Ajax à l'une des dix tribus de l'Athènes démocratique. Se rapporter à la note de 1.1azon, ad loc Iliade, II, 557-558, rappelant la scolie du vers 230 du chant III de l'Iliade: Solon, dit-on, a ajouté ces lignes pour justifier historiquement l'annexion de Salamine à Athènes et faire ainsi d'Ajax un héros tutélaire de la ville lumière. 35 Bien relevé par Albert Machin in Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, op. cit. p.p. 31-59. 28

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connotation fleurant l'ancien temps à se montrer digne de ce changement. Malheureusement, la suite de la trilogie de Sophocle qui devait, sans doute, dans son Eurysakes consacrer ce changement, a disparu et nous en sommes réduits à conjecturer sur son intrigne.

AÜls

Lors de la première Ilioupersis, Télamon qui vient de participer à la défaite du roi Laomédon, demande à Héraclès une libation pour fêter la prise de Troie. Celui-ci dit: "Je demande à Zeus de donner à cet homme, le temps révolu, un fils hardi, né

d'Eribée qui sera notre hôte (que je parrainerai). Que son corps soit invulnérable comme cette peau qui flotte autour de moi... Et que vienne sy joindre le courage" ... Il dit et le Dieu lui envoya

le roi des oiseaux, un grand aigle (Aias=aietos, cf notice). "Tu auras f'enfant que tu désires ô Télamon. Tu as vu cet oiseau, donnes-en le nom à ton fils, nomme-le robuste Ajax; il sera dans les labeurs d'Arès un héros extraordinaire entre tous les guerriers,,36.

Ainsi, dès avant sa naissance, Ajax vit son nom prédestiné à désigner -à l'aide d'une étymologie un peu fantaisiste, certes- un héros qui tel un aigle royal, est symbole de la vaillance, de l'intrépidité et de l'invincibilité au combat. De plus, à toutes les qualités de l'aigle, s'ajoutera l'invulnérabilité conférée par la peau du lion de Némée dont parle Pindare, et dont Ajax fut, dit-on, enveloppé à sa naissance37 . Notons encore que le tenue "Aîa, Aîas", a la même signification que "Gê, Gaîa", qui connote une notion de force créatri-

ce, de fondement solide, inébranlable Ajax serait l'homme de la 38

terre

36 37 38

.

Pindare, Isthmiques, VI, 45-55 sq. Sophie Klimis, Archéologie du sujet tragique, op. cit. p. 246. Robert Graves, Les Mythes Grecs, p. 1040.

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Il nous semble cependant que le nom d'Ajax, "Aïas", provient sans doute de "Aiakos", Eaque, fils de Zeus et de la nymphe Egine39 , époux d'Endéis, père de Télamon et de Pelée, suivant la tradition antique de donner à l'enfant le nom du grand père40 Homme si juste et si droit qu'il fut estimé digne d'être juge des Enfers 41 . Homme irréprochable, mais voué aux enfers et à la fréquentation de la mort. Le personnage est ambivalent. A ces connotations qui soulignent la vaillance, la solidité et la droiture du personnage, s'ajoutent une sèrie d'acceptions beaucoup plus sinistres. Lisons Ovide dont le génie poétique saisit si bien cette destinée terrible dans l'appellation même du hèros. "Liftera communis mediis pueroque viroque Inscripta est foliis : haec nominis. illa querellae". /ILes mêmes lettres tracées sur leurs feuilles en l'honneur du jeune homme et du guerrier, dans l'une expriment un nom. dans l'autre une plainte42 /1

Ainsi, le nom même d'Ajax, inscrit sur les pétales de l'hyacinthe surgie du sang du jeune homme, répandu en terre lors de son suicide, exprimerait la douleur. Ovide fait du nom même du héros, "Aïas", une plainte, ''Aîai''. Il reprend sans doute le thème sophocléen de la similitude du terme désignant la, douleur avec le nom patronyme du hèros. "Ah! Ah ! Ajax! Qui donc eût jamais pensé que ce nom répondrait si bien aux maux qui m'étaient réservés? L 'heure est Robert Graves, ibidem, p. p ; 335 sqq. Voir Enéide, V, 564, et note 2 p. 149 ad loeum de Remi Goetzer et André Bellessort aux Collection des Universités de France, édition de 1970. 41 Platon, Phédon, 114b ; Gorgias, 524 ; Apologie, 41 a.. ; Robert Graves, op. cit. p. 335 sqq. 42 Ovide, Métamorphoses, XIII, 397-398 ; Pausanias, Périégèse de la Grèce, l, XXXV, 2-3. En fait, pour Robert Graves, Les Mythes grecs, p.l040, "La jacinthe d'Homère est le pied d'alouette bleu, Hyacinthos grapta, qui a sur la base de ses pétales des marques ressemblant aux anciennes lettres grecques AI". 39 40

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venue de le redire deux fois, trois fois, Ah! Ah ! Ajax" (Aïai, Aïai, kai dis aiazein emoi, kai fris... 43). Le Grec emploie l'onomatopée A~ Aîai, ainsi que le verbe Aiazô pour suggérer la douleur intense qui assaille une personne éplorée44 . Nous voyons immédiatement la parenté sinon sémantique, du moins phonétique avec le patronyme d'Ajax. Ce nom est irrémédiablement rapporté au malheur. La prédestination dans le nom est ici patente45 .

Xiphos

Ajax se tue, au milieu de la pièce de Sophocle46 à l'aide de l'épée que lui avait donnée Hector, à l'issue du combat singulier ayant opposé les deux hommes au chant VII de l'Iliade 47. Cette arme, instrument de la vengeance posthume du Troyen48 , ne fut, comme le dit Jean Starobinski49 , que l'objet d'un meurtre différé'° Durant tout le laps de temps que cette arme fut en possession d'Ajax, elle a gardé en elle son pouvoir vénéneux potentiel envers le héros, qu'elle a subitement actualisé au moment du Sophocle. Ajax. v. 430-432 ; 904. Aîai, Aîazô ; Sophocle. Ajax. v. 432 ; 904 ; Eschyle. Perses. v. 922 ...• et alibi. 45 Se rapporter sur ce sens à l'étude de Nicole Loraux, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, 1999, p. p. 58-66. 46 Sophocle. Ajax. vers 865 sq. 47 Iliade. VII. 170-312. 48 Sophocle, Ajax, v. 817 "Cette épée est le don du plus détesté de mes hôtes, du plus odieux à ma vue : Hector", dit-il au moment de se tuer. 49 L'épée d'Ajax, in loc cit. 50 Sophocle, Ajax, v. 1026 sq : "Tu as vu, dit T eukros, comment Hector a fini en mourant par te tuer à son tour. Admirez je vous prie, le sort de ces deux hommes. C'est avec la ceinture même dont Ajax lui avait fait don qu'Hector, lié à la rampe d'un char, d'une façon qui lui sciait la chair, se vit traîné, déchiré sans merci, alors que celui qui l'avait reçue en présent de lui a péri par cette épée même sur laquelle il a chu d'une chute mortelle. Il. 43

44

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suicide. Là encore, un objet banal conserve une énergie magique, maléfique, en l'occurrence. Son pouvoir malfaisant est d'ailleurs bien connu du héros, puisqu'il n'a surtout pas voulu qu'elle échût en héritage, à Eurysakès, au contraire de son bouclier, qui lui, possède une valence positive, nous l'avons vu. Ces objets ont une vie indépendante de la volonté de leur propriétaire.

Résumons. L'importance des noms et des choses pour la personnalité épique est patente et revêt une force prédictive et contraignante absolue. Aiax, de par le patronyme et les objets qu'il possédait -ou qui le possédaient !- était voué a une amphibologie ontologique, constitutive de son individu : être à la fois un homme vaillant et voué au malheur. Cette ambivalence fondamentale représente un ressort essentiel du tragique du personnage de Sophocle.

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III. UNE FILIATION FORMIDABLE

Lors de la relation des débats contradictoires qui ont animé le "Jugement des Armes", Ovide fait décliner au héros sa brillante généalogie". "Je suis le fils de Télamon, qui combattit avec le vaillant Hercule pour la prise de Troie, et descendit avec les Argonautes sur le rivage de la Colchide. Il eut pour père Eaque dont les ombres silencieuses reçoivent la loi dans le séjour où Sisyphe roule un énorme rocher52 • Le souverain maître des dieux reconnaît luimême Eaque et le proclame son fils. Ajax, par son origine, tient donc la troisième place au dessous de Jupiter. Il

Ajax est ainsi l'arrière petit fils de Zeus. Rajoutons que Télamon, en outre, est le frère de Pelée, père d'Achille. Notre héros est donc le cousin d'Achille53 . Sophocle confIrme à l'envi cette noble ascendance" ; en effet, pour le poète, plus Ajax sera grand de par ses origines et ses actions, plus sa chute sera tragique. Homère, cependant ne reconnaît pas formellement la fIliation entre Zeus et Ajax" réservant plutôt à Achille, à l'inverse de Quintus, le nom d'Eacide. " Ovide, Métamorphoses, XIII, vers 21-28. 52 Ce n'est pas gratuitement qu'Ajax insiste sur ce fait car Ulysse dont il est l'adversaire pendant cette joute orale, a Sisyphe comme ascendant. Le grand père d'Ajax, homme le plus juste, règne donc et a un important pouvoir sur le grand père d'Ulysse, brigand notoire, condamné, comme on le sait aux enfers, et possède ainsi une dignité bien ~lus grande. 3 Ajax cousin d'Achille: Quintus, Suite, III, 295 et note 2 p. 107. " Sophocle, Ajax, vers 387-388 "0" Zeus, premier auteur de mes aïeux! " 55 Francis Vian, Suite d'Homère, l, p. 39 note 3.

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Dans cette filiation formidable, plusieurs figures des Eacides se révèlent fondamentales à plus d'un titre pour notre propos. D'abord, sur le plan guerrier et des actions d'éclat, sa race se trouve hors pair. Ajax est l'héritier de Télamon. Celui-ci est un modèle de courage, d'endurance", d'audace". Ses exploits le placent parmi les tout premiers. Il participa avec d'autres héros aux noms illustres à la chasse au sanglier de Calydon". S'il ne tua pas l'énorme bête, sa seule présence à cette battue mythique et réservée aux plus braves, suffit à révéler le courage de cet homme. Il participa au neuvième des travaux d'Hercule" avec Pelée et Thésée. Il ne s'agissait rien moins que de ramener à Admétè, la fille d'Eurysthée, la fameuse ceinture d'or d'Arès, possession de la reine des Amazones, Hippolyté. Le combat fut terrible, mais victorieux pour les Grecs. Immédiatement après leur retour, à moins que ce ne soit au cours de leur recherche de la toison d'or sur le navire Argos, Héraclès et Télamon délivrérent Laomédon, seigueur de Troie du terrible serpent que Poséidon avait envoyé au roi pour le punir d'avoir refusé de lui payer un tribut60 C'est là qu'il ren-

56 Platon, Cratyle, 28 fait dériver Tantale de Tantalos, "extrêmement malheureux" formé de la racine "tla", "tlaô", "qui prend sur soi", "endurant", "supportant", dont dérivent Atlas et Télamon, tous deux héros du chêne, symbole de la force et du soutien. Télamon, comme Atlas, soutiennent l'un la terre, l'autre un bâtiment. 57 Robert Graves, Les Mythes grecs, p1179. 58 1.1arc Durand, La compétition en Grèce Antique, p.p. 32-33 ; Robert Graves, o. c. p. 414-417. 59 Scholiaste de Pindare, ad lac. Néméennes, III, 64 ; II, 38 ; Fragment 172 ; Apollodore, II, 5, 9. 60 Apollodore, II, 5, 9 ; Hygin, Fables, 89 ; Virgile, Enéide, V, 30 et 1, 554 ; Jean Tzétzès, Lycophron, 472. Poséidon et Apollon avaient été condamnés par Zeus à construire pour Laomédon les formidables murailles de Troie. Ils avaient en effet été punis pour avoir comploté

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contra Résioné pour la première fois, qui devait plus tard lui donner Teukros Il est pratiquement sûr qu'il participa à la prestigieuse aventure des Argonautes à la conquête de la Toison d'or. Seul Pindare61 ne le cite pas parmi tous les catalogues que l'on a pu compulser62 . Il accompagua Reraklès lors de la première Ilioupersis63 . Là il fut le premier des Grecs à entrer dans la ville au cours de l'assaut, ce qui lui valut à la fois la gratitude, l'admiration d'Héraklès et la fille (pour certains, la sœur) de Laomédon, Résioné, . de sa bravoure64 . comme pnx Son oncle Pélée n'a rien à envier à Télamon sur le plan des hauts faits martiaux". Les exploits de son cousin Achille ne sont plus à décrire. Ajax baigue donc depuis son enfance dans une atmosphère de hèros, de demi-dieux, et de guerriers célècontre le roi des dieux. Le travail accompli, le roi de Troie refusa de leur payer le prix convenu de leur travail. 61 Pindare, IVèrne Pythique. Est-ce un oubli, parmi les douze noms cités par le poète? Les autres catalogues mentionnent une cinquantaine de noms. 62 Pseudo Apollodore, Bibliothèque, 1, 9, 16 (14 noms) ; Apollonios de Rhodes, Argonautiques, 1, 20-227 (55 noms) ; Argonautiques orphiques, Pseudo Orphée, V, 118-229 (50 noms) ; Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, IV, 41, 2-3 (54 noms) ; Hygin, Fable XIV, (63 noms) ; Stace, Thébaïde, V, 398-444 (50 noms) ; Valerius Flaceus, Argonautiques, 1, 350-483 (51 noms) ; Darès, Histoire, : 2-3-45.

Apollodore, Bibliothèque, II, 59 ; II, 6, 4 ; III, 12, 3 ; Scholiaste d'Homère, ad loe. Iliade, III, 250 ; Homère, Iliade, IV, 23-26 ; XXI, 446 ; VII, 452 ; Horace, Odes, III, 3, 21 ; Pindare, Olympiques, VIII, 41 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 32 .. 64 Diodore, IV, 32, 3 ; Apollodore, Bibliothèque, II, 6, 4 ; Darès, Histoire, 3. 65 La participation de Pelée à la première Ilioupersis est hypothétique: Note 1 de F. Vian ad loeum Quintus, Suite, 1, 504-505 : "D'après une scolie à Euripide Andromaque, 796, Pindare (Olympiques VIII, 45 ; Isthmiques, V, 35 ; Adela fragment 52 Puech), et Euripide seraient les deux seuls auteurs qui eussent associé Pelée à la première llioupersis. Il est probable qu'ils ont trouvé cette tradition dans ['Ethiopide". 63

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bres. Il n'était donc pas étonnant que ses exploits éclipsassent tous ceux des autres Grecs, ceux d'Achille exceptés, bien entendu. En revanche, si la famille est brillante au combat, sur le plan de la moralité, son lignage montre une certaine amphibologie, alternant entre justice la plus pure et actions les plus blâmables. Du côté justice, se présente immédiatement non pas la fignre de Zeus, dont il appert de façon patente depuis Eschyle66 qu'il n'en est pas un parangon, mais celle d'Eaque. Cet homme si pieux et si intègre, fut pressenti par son père, le roi des dieux pour devenir, à sa mort67 , l'un des trois juges du Tartare, avec Minos et Rhadamante. Il était si juste qu'il promulgna les lois qui régissaient les ombres, et l'on soutient que les dieux euxmêmes faisaient appel à lui dans leurs querelles intestines. D'aucuns affirment même qu'il était le seul à être digne de garder les clés du Tartare 68 ... De l'autre côté de l'axe des valeurs morales, du côté des personnes peu recommandables, nous trouvons les deux fils d'Eaque. Télamon et Pelée. Ceux ci étaient jaloux de l'affection que portait Eaque à leur frère Phôcos 69 . Ce dernier, le fils préféré, était en outre de loin supérieur à eux en athlétisme. Cela, ils ne le supportaient pas non plus. Ils fomentèrent donc un plan pour tuer leur frère. L'ayant défié à se mesurer à eux dans une épreuve sur le stade, ils le blessèrent d'un coup de disque et l'achevèrent à la hache70 Plutarque71 raconte qu'Eaque découMarc Durand, L'agôn dans les Tragédies d'Eschyle, p. p. 41-47. Ovide. Métamorphoses. IX. 426 sq. 68 Ovide. Métamorphoses. XIII. 25. Pindare. Isthmiques. VIII. 24 Apollodore. Bibliothèque. III. 12. 6 ; Lucien. Dialogue des Morts. xx. 1 ;. 69 Le plus jeune des enfants d'Eaque. fils de la Néréide Psamathé. qui s'était transformée en phoque (Phôkês) pour échapper aux assiduités d'Eaque. 70 Voir Apollonius de Rhodes. Argonautiques. 1. 90-95 et note ad loe p. 54 de Francis Vian. Apollonios est le seul à soutenir que la mort de 66

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vrit le forfait, et bannit les deux frères d'Egine où ils vivaient. l\1algré l'éloquence de Télamon pour plaider son innocence depuis la mern , les juges et son père, en particulier, qui siégeaient sur le rivage, restèrent inflexibles et il fut obligé de s'exiler à Salamine. Là, il fut choisi comme nouveau roi, après avoir tué l'ancien, et épousa une prêtresse d'un collège de chouettes, Glaucé73 . Le sort de Pelée fut sensiblement identique74 . Chassé lui aussi par son père d'Egine75 , il s'enfuit en Phthie, chez le roi Actor, qui le purifia du meurtre de Phôcos et lui donna en mariage sa fille Polyméla. Pelée tua accidentellement, à ses dires, soit le fils du roi Actor soit le roi lui-même76 , lors de la battue au sanglier de Calydon. Il dut encore une fois s'exiler à rocolos, où il fut purifié pour ce second meurtre77 Là, ses démêlés sentimentaux aboutirent à une autre série de meurtres peu honorables". La conduite des deux frères ne fut donc pas d'une très haute probité. Est-ce en réaction qu'Ajax eut un comportement toujours irréprochable, du moins jusqu'à Sophocle?

Phôcos était un accident, il parle d'" aphradiê", vers 93, d'" imprudence, étourderie, irréflexion" .. 71 Plutarque, Histoires parallèles, 25 ; Pausanias, Périégèse de la Grèce, X, l,let II, 29, 7 ; Tzétzès, Lycophron, 175 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 72 .. 72 Car il avait été interdit de séjour sur la terre d'Egine. 7J Glaux, glaucos, "la chouette", mais aussi "la brillante". Voir Robert Graves, o. c. p. p. 427-428. 74 Voir à ce sujet Albert Severyns, Le Cycle épique dans ['école d'Aristarque, o. c. p. p. 251-252. 75 Episooe raconté dans l'Alcméonide. Cf. Albert Severyns, o. c. p. 252. 76 Apollodore, III, 13, 1-4. 77 Apollodore, Bibliothèque, III, 13, 2 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 72 ; Jean Tzétzès, Lycophron, 175 ; Eustathe, Scolie à Homère, ad loc. Iliade, II, 648 .. 78 Pindare, Néméennes, V, 26 sq. ; IV, 59 et scolies ad [oeum.

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Enfin, son histoire et celle de sa famille sont étroitement liées, et à plus d'un titre à celle de Troie. Tout d'abord, Eaque, issu des amours tourmentées de Zeus et d'Egine, fut associé à Apollon et à Poséidon lors de la construction des murs de Troie79 . Nous devons à Pindare80 cette anecdote qui relatait les faits suivants : les deux dieux emmenèrent Eaque sur le chantier, car ils savaient que si un mortel ne se joignait à eux, la cité demeurerait imprenable81 . Effectivement, une fois la muraille achevée, trois serpents tentèrent d'escalader les remparts. Les deux premiers choisissant les murs façonnés par les dieux, churent lourdement et moururent. Le troisième escalada la partie construite par Eaque et y réussit sans encombre à pénétrer dans la cité. Apollon, sur la foi de ce signe, prédit alors que Troie tomberait de la main des enfants d'Eaque: "Ce ne sera point sans l'aide de tes descendants, Troie sera soumise par eux dès la première génération et de nouveau avec 2 la quatrièmé ". La première génération de conquérants est représentée par Télamon (et Pelée ?) lors de la premiére Ilioupersis, Laomédon étant alors roi ; la quatrième génération correspond à celle d'Ajax83 , ou à celle de Néoptolème, fils d'Achille84 , Priam étant Voir une hypothèse intéressante de Michel1.1azoyer, in Homère et l'Anatolie, Paris, 2008, p.p. 151 sq. sur Eaque et son peuple de fourmis, (Murmex -+les myrmidons) Apollon archégète se différencie d'Eaque par l'autochtonie de celui-ci et la distance obligée de celui là par rapport à ces travaux (Apollon et Poséidon avaient été punis par Zeus et condamnés à construire pour Laomédon des murailles merveilleuses. C'est leur Technê que l'on recherchait, alors que c'était la

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faculté de fondation que l'on sollicitait chez Eaque, lui qui avait déjà fondé Egine ... ). 80 Pindare, Olympiques, VIII, 30 sq. Note 1 de Puech ad lac. : "d'après Didyme, (sch. 41a), Pindare est le premier poète qui ait raconté cette anecdote. Il 81 Iliade, XXI, 446 sq. Poséidon construisait les murailles de la ville,

tandis qu'Apollon faisait paître les bêtes de Laomédon .. Ibidem, III, 45 sq. Il auk ater paidôn sethen, aœ hama prôtais arxetai kai tetratais ... Il 83 Si lion suit Robert Graves, a. c. p. 339. 82

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roi. C'est Andromaque qui rappelle à Hector" que la partie du mur la plus faible se trouve à l'Ouest, "Près du figuier sauvage, là où la ville est le plus accessible, le mur le plus facile à emporter. C'est là que par trois fois, leurs meilleurs chefs nous sont venus tâter, les deux Ajax, l'illustre Idoménée ... " Robert Graves" d'ajouter: "Les fouilles faites à Troie par Dorpfeld ont prouvé que le mur était inexplicablement faible à cet endroit; mais les Ajax ou les "Eaquiens" n'avaient nul besoin de devin pour avoir ce renseignement" : l'ouvrage avait été

construit par leur père et grand père! La première expédition punitive à Troie, proviendrait du refus de Laomédon de laisser son rivage aux Argonautes", suscitant la colère d'Hercule, de Pelée et de son frère Télamon". L'issue de ce conflit se résout avec la cession à Télamon d'Hésioné, la fille du roi de Troie, et sœur de Priam, son successeur. Teukros, le Grec, sera donc le neveu du roi des Troyens. Une affaire de famille, en somme". D'un autre côté, selon Darès le Plnygien90 , qui veut évidemment dédouaner Pâris et Troie de la responsabilité du conflit, l'étiologie de la guerre serait à rechercher plutôt dans l'enlèvement par Télamon de la sœur de Priam, Hésioné, fille de Laomédon. Ce serait alors en représailles que Pâris Alexandre aurait à son tour enlevé Hélène. C'est aussi l'opinion des auteurs

Si l'on suit la leçon d'Aimé Puech, in Pindare, Olympiques, VIII, 47, et note ad loc. n° 2 p. 108, qui indique que le terme arxetai a pu être interprété différemment et a été fortement glosé. 85 Iliade, VI, 431-439. 86 Les Mythes Grecs, p. 943. 87 Histoire de la destruction de Troie, 2-3. 88 Scolie d'Athénée, Deipnosophistes, XV, Scolie et Scellés, 16: "On dit que Télamon vint le premier (Ton Telamôn prôton) à Troie, toi après lui, et que tu fus le plus brave des Grecs" " Iliade, XXI, 446 sq. 90 Histoire de la destruction de Troie, 3-4-5 ... , et note de Gérard Fry n° 11 p. 378. Darès décrit la guerre du côté Troyen et prend fait et cause pour les Phrygiens contre les Grecs. 84

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tardifs91 qui minimisent quelque peu l'importance de l'enlèvement d'Hélène92 Par ailleurs 93 , Ajax et Hector se reconnaissent cousins. Baebius est un peu vague. Périboé et-elle la mére d'Ajax? Ou est-ce Hésioné ? Celle-ci est-elle sœur ou fille de Priam? Pour Baebius, Ajax est cousin d'Hector par sa belle-mère. Darès 94 confIrme: Ajax est du même sang qu 'Hector: "il était, en effet, le fils d'Hésione, sœur de Priam ". Ce qui est plus qu'une approximation, une contre-vérité: Ajax est le fils de Périboé et Teukros est le fils d'Hésione. C'est donc lui qui est le neveu de Priam et le cousin d'Hector. D'autre part, si nous suivons Robert Graves", qui s'appuie lui-même sur une leçon de Polybe, "Eaque était originaire de la ville du petit Ajax, Oponte en Locride. La Locride qui semble avoir fourni l'élément ilien dans la Troie homérique et a eu le privilège de nommer les prêtresses troyennes était un district lélège préhellénique." Le Palladion qui se trouvait à Troie, était particulièrement honoré par ce peuple dont faisaient partie Eaque et Ajax. Nous savons, par Dictys96 combien Ajax tenait à ce xoanon, et comment, chez le Crétois, ce dernier intervint dans la mort du héros 97 .

Benoît de Sainte Maure, Roman de Troie, 385 et 387 sqq. : Siège et bataille de Troie, 349 sqq. et 285 : Jean Tzétzès, Lycophron, 340 : Virgile, Enéide, l, 650 : VII, 364 .. 92 Tout aussi bien, celle-ci avait déjà été enlevée par Thésée. (Cf. Le rapt d'Hélène par Colouthos, au Ve-VIe siècle après Jc.). Pâris n'était donc pas le premier et viendrait après de multiples autres prétendants dont.. Ajax lui-même! Autre lien de notre héros avec Troie. Voir Apollodore, Bibliothèque, III, 10, 8 : Hésiode, Cal. Fragment 68 : Hygin, fables, LXXXI et XCVII. Voir sur le sujet du rapt d'Hélène par Thésée et l'histoire des prétendants d'Hélène et de leur serment, Albert Severyns, Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, p. p. 271-275. 93 Baebius Italicus, Ilias Latina, v. 625, note 67 p. 296 de Gérard Fry: et sa note 14 p. 291. 94 Histoire de la destruction de Troie, 19. 95 In opere Gitato p. 942. 96 Ephéméride, V, 14. 97 Idem, ibidem. 91

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Enfin, c'est bien à l'issue du premier sac de Troie qu'Héraklès, pour remercier Télamon de son appui dans cette campagne, demande à Zeus, dans une priére que nous rapporte Pindare", de donner à Télamon un fils courageux et hardi. Troie et les Troyens n'eussent pas existé, notre héros eût-il été le mèrne ? Ainsi, entre Ajax et Troie, une longue tradition de proximité voire de parenté s'impose. Son ascendance prestigieuse le prédéterminait sûrement à s'illustrer sous les murs de cette cité et à en découdre avec ses habitants, presque ses parents ...

98 Isthmiques, VI, 27 sq. Télamon demande à Héraclès une libation. Celui-ci dit: "Je demande à Zeus de donner à cet homme, le temps révolu, un fils hardi, né d'Eribée qui sera notre hôte (que je parrainerai). Que son corps soit invulnérable comme cette peau qui flotte autour de moi ... Et que vienne sy joindre le courage "... Il dit et le Dieu lui envoya le roi des oiseaux, un grand aigle (Aias=aietos, cf notice d'Aimé Puech) "Tu auras [Ienfant que tu désires ô Télamon. Tu as vu cet oiseau, donnes-en le nom à ton fils, nomme-le robuste Ajax; il sera dans les labeurs d'Arès un héros extraordinaire entre tous les guerriers" .

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!k\iax, une filiation

formidabl~!

CXéanos (Tmlyi) ou Zeus I$urynomi} ou Poséidon If'iro)?

Dieu F1euve Aoopos (frfftOpf fille du fleuve ""00)

2 fils et 14 ou 20 fIlles ? lhlt E[ine la plus jeune

Eaque (Endois)

Pelée (Théli~

Achille (Dfidamii

Teukros Tmmbelos

0, Iphig;nw)

\ Pynhœ Néoptolème

Eurysakès

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IV. LE ROC

Nous n'avons jamais pensé que le meilleur qualificatif qui désignât Ajax dans l'épopée d'Homère et les "suites" de quelques uns de ses épigones pût être un autre que celui de "roc". Les caractéristiques de celui-ci tiennent d'une part aux qualités de sa matière: dure, solide invulnérable inébranlable, mais aussi insensible aux coups et aux sentiments, d'autre part, à la fonction que les hommes ont attribuée à cette matière pour leur usage : protectrice, fondatrice. "Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église", dira l'évangile; "Tu es Ajax et je me reposerai sur toi", dira le gnerrier achéen. On a l'habitude de parler d'un roc comme d'un bloc, indépendant, silencieux, "mo-

nolithique", mais sur lequel on peut s'appuyer. Les autres peuvent compter sur lui pour construire solidement ou pour se protéger, mais lui n'a besoin de personne pour perdurer dans l'existence. "Monade", pour reprendre un mot de Leibnii}9, "qui n'a pas de porte ni de fenêtre par où on puisse pénétrer", c'est un

blockhaus compact, impénétrable, mais aussi un être fait tout d'une pièce, sans malignité, sans rouerie, sans détours ...

Le "roc", en outre, représente une notion qui connote un être non seulement défensif, un rempart, derriére lequel on se sent en sûreté, mais tout aussi bien offensif: le bloc, "solos", "lithos", se trouve représenter une arme guerrière efficace et meurtriére. Nous verrons que c'est un objet meurtrier extrêmement efficient entre les mains d'Ajax.

99

Monadologie, 1701.

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Il est à noter, dès à présent, qu'une fêlure, une lézarde se constituant en son sein ou à sa surface, seraient une contradiction ontologique rédhibitoire dans un roc. Comment cette notion de "roc" s'adaptera-t-elle à notre héros ? Son aspect physique, son équipement, sa fonction de protection, sa puissance de choc, s'accordent parfaitement avec ce qualificatif.

Son aspect physique.

La première description physique de notre héros se situe dans le passage dit de la teichoscopie 1oo de l'Iliade. Sur les remparts de Troie, Priam, curieux, demande à Hélène des renseignements sur l'armée grecque qui se déploie à ses pieds et dont elle connaît bien tous les chefs: "A la troisième fois, apercevant Ajax, le vieillard [Priam] demande: Quel est encore ce guerrier achéen, noble et grand, qui dépasse les Argiens de la tête et de ses larges épaules? Et la toute divine Hélène aux longs voiles, répond: celui-ci est Ajax, le prodigieux Ajax, rempart des Achéens ". Le personnage est campé: il est Il pelôrios" : monstrueux. Ce terme suggère un individu physiquement bien plus grand, bien plus large que les autres et impitoyable au combat. Il est en outre "herchas Achaiôn", le rempart des Achéens. Nous retrouvons ici les caractéristiques du roc: à la fois massif, énonne, et protecteur de par sa matière et sa forme. Nous ne pouvons pas 100 Iliade, III, 225-230 Outos d'Aias esti, pelôrios, herkos Achaôn. La scène se déroule sur les remparts de Troie, juste au dessus des portes Scées, qui s'ouvraient face au camp des Grecs. C'est aussi l'endroit où se passeront les adieux d'Hector et d'Andromaque, ainsi que les derniers instants d'Hector. Voir pour ces détails, l'édition de 1970 de l'Enéide, aux C. U. F., et la note 1 d'Remi Goelzer et André Bellessort ad [oeum II, 614, p. 59.

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ne pas penser aux monstrueux blocs cyclopéens qui fonnent encore de nos jours une muraille inexpugnable autour de la citadelle de Mycènes. Ce qualificatif de "rempart" lui sera très souvent accolé au cours de l'Iliade. Darès lOl donne quelques indications complémentaires sur le physique de l'homme: "Ajax, fils de Télamon, était puissant, il avait la voix forte, le poil noir, le cheveu bouclé, une âme sans malice, il était sans pitié pour son ennemi". Cette description ne figure pas encore l'idéal de la kalokagathia,

mais donne une indication de noblesse et de beauté chez les Grecs 102 , qui s'en approche. Une âme sans malice, sous la plume du Phrygien, représente un esprit droit, non retors. Ce tenne n'a absolument pas l'acception modeme de benêt. C'est l'antipode d'un personnage rusé, qui use de détours, comme put l'être Ulysse, par exemple. Darès et Homère insistent sur la robustesse de son corps. Effectivement, l'homme est vigoureux. Il a des mains redoutables l03 dont il se sert de façon meurtrière dans les travaux guerriers. Sa vigueur est sans limite, dira Homère 104 , c'est une tour immense los . Hector reconnaît d'ailleurs que ce sont les dieux qui lui ont donné" la grandeur et la force, sans compter la sagesse ,,106 et que ces qualités se retrouvent sur le champ de bataille, puisqu"'à la javeline, [il est] le premier de tous les Achéens,,107. Darès et Homère décrivent encore un homme dont la puissance de la voix terrifie ses adversaires, et provoque le thambos, l'épouvante au sein des rangs ennemis l08 Ce cri, offensif, peut Histoire de la destruction de Troie, § 13. Remi Irénée 1.1arrou, Histoire de ['éducation dans ['antiquité, p.p. 79-81 qui cite Aristophane. Nuées. 1002-1019. 103 Iliade, VII, 309 : cheiras a aptous Aiantos. 104 I!iade, VII, 200 : epereise de in apelethron. 105 Iliade, VII. 170 : XI. 483-496. et alibi. 106 Iliade, VII, 288-289 : Aian, epei toi dôke theos megethos te biên te kai pinutên ... 107 Ibidem. 108 Iliade. XVII. 102-105 le cri de guerre d'Ajax: voix forte et qui provoque le thambos chez l'adversaire. 1.1ais dans la notion de "thambas", s'il existe bien la dimension de terreur, il y a aussi, l'admiration émerveillée pour la puissance de l'individu qui le provoque. Sur ce 101

102

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s'avérer aussi un recours efficace au niveau défensif. Au milieu du fracas des annes et des cris au sein de la mêlée, "sa voix monte jusqu'à l'éther, sans cesse, avec des cris effroyables, il presse les Danaens de défendre nefs et baraques 109". C'est lorsqu'il s'apprête à bondir sur sa proie llo que le guerrier se réalise pleinement. Son visage peut être effrayant, mais il sourie n , pensant au moment où les armes vont s'entrechoquer, "cependant que ses pieds vont en de longues enjambées, et qu'il brandit sa longue javeline. A le voir, les Argiens sont en liesse (fonction protectrice du roc), tandis qu'une terreur atroce s'insinue dans le cœur de tous les Troyens (fonction offensive du roc)... " Son aspect même est donc terrifiant: il suscite le thambos, dans les rangs Troyens, et même au sein de son propre camp112. Lors du combat singulier contre Diomède, à l'occasion des jeux funèbres de Patrocle, les Grecs sont frappés d'épouvante irrépressible en voyant l'expression et la masse du monstrueux Ajax et préfèrent arrêter le combat. De même, lorsqu'il sauve Ulysse 1l3 , blessé: "Ajax s'approche, portant son bouclier pareil à une tour, [ ... ] les Troyens, effrayés, s'égaient en tous sens". Et encore, avant le combat singulier contre Hector!14, une peur panique, un thambos, fond sur les Troyens en voyant son visage et sa masse terribles, et même leur champion, qui pour-

sujet, lire l'article d'Olivier Battistini, "Note sur le thambos", Segni, Université de Corse, programme S.T.R.I.D.E., 1996, p. p. 3-6. 109 Iliade, XV, 674-688: Eurù amph'ômoisin echei sakos. 110 Iliade, VII, 211-213. 111 On ne peut alors s'empêcher de penser a l'Ajacis risus, un rire de fou, tel qu'il est décrit par Erasme et qui tire son origine de la pièce de Sophocle (Ajax, v. 303 : Gelôn polùn), lorsque Ajax émet son grand rire en pensant aux maux qu'il va infliger à Ulysse. Ici il ne s'agit pas de folie, mais d'une délectation jouissive à l'idée du beau combat à venir. Confer infra, notre partie sur "la folie d'Ajax". 112 Iliade, VII, 215 ; XXIII, 815; XI, 486 ... , et alibi. 113 Iliade, XI, 463-496. !14 Iliade, VII, 170-312.

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tant est loin d'être un couard, "Hector lui-même sent son cœur qui palpite dans sa poitrine" Nous ne nous appesantirons pas ici sur la force surhumaine du colosse, force qui, alliée à un art consommé du combat, fait de ce guerrier un combattant redoutable. Notons cependant, que les pierres qu'il lançait vers les Troyens, nul autre Grec ne pouvait les soulever. Lors des jeux funèbres d'Achille!", la force extraordinaire d'Ajax éclate au grand jour. Au cours de la lutte contre Diomède, il est semblable à Hercule contre Antée qui veut étouffer son adversaire et lui casser les côtes!16 ; lors du concours de disque, l'engin est si pesant qu'aucun des Grecs sauf lui ne réussit à le lever ! Quant à l'épreuve du "pugilat"117, elle voit tous les Achéens refuser le combat (Quel malheur attend donc le rival d'Ajax !), tous craignant pour leur vie ... Nous reviendrons sur cet aspect du personnage. L'homme est donc une machine de guerre formidable, mais pas pour autant un colosse obtus. Sa pensée égale sa force. Il possède un esprit droit, sans détours, monolithique, si l'on veut rester dans le domaine du roc, mais avisé et bien adapté au métier de guerrier : on le sollicitera pour ses avis au Conseil, on l'enverra en ambassade, il sera un chef compétent sur le champ de bataille ...

Ce métier qui conduit sa vie entière, il le pratique grâce à un équipement de premier ordre dont on a bien vu, supra, qu'il le défmissait dans son être même.

Quintus, Suite, livre IV. Spitmer qui cite Philostrate, Images, II, 21. 117 Quintus, Suite, livre IV, v. 480 : Chersin hamôs kai passin anistamenas, , périphrase qui rappelle Néméennes de Pindare, X, 48 et qui évite à Quintus d'employer le mot approprié de pagkratian, anachromque. 115

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Son équipement.

Et tout d'abord, l'ustensile premier qui a donné son nom au hoplite, ce combattant d'élite de l'armée grecque, objet qui fait partie intégrante d'Ajax, son bouclier, par lequel on le reconnaît de très loin et qui le fait ressembler à une tour! Cébrion, cocher d'Hector s'écrie: Les autres Troyens sont fort ébranlés, hommes et chars à la fois. Le fils de Télamon les bouscule, Ajax, je le reconnais bien, il a sur ses épaules un large bouclier,,118 Ce bouclier immense est décrit longuement et minutieusement au livre VII de l'Iliade" 9 : lors des préparatifs au combat singulier avec Hector. "Il s'approche, tenant son bouclier pareil à une tour". Son bouclier de bronze solide à toute épreuve, cet écu scintillant, que Tuchios, l'artisan,"a fait de sept peaux de taureaux bien nourris, sur lesquelles, il a, en huitième lieu étalé une plaque de bronze". Il s'agit d'un outil énorme, à la démesure

du colosse qui le manie. Le bouclier fait à merveille son office de protection. Les passages de l'Iliade au cours desquels Ajax est sauvé par son écu sont très nombreux nous ne pouvons les citer tous. Lisons cependant, par exemple, un épisode du combat singulier du livre VII : Hector, qui est loin d'être un guerrier débile, dont la force fait de lui le premier de Troyens, "lance sa javeline et atteint le bouclier d'Ajax. Le bronze inflexible déchire et traverse six peaux. La septième l'arrête".

Ailleurs, au chant xr 120 , Ajax vient au secours d'Ulysse, blessé et entouré de Troyens. Hector et ses hommes attaquent et pressent le héros. Celui-ci recule devant la fougue des Troyens. "Parmi les javelines que lui lancent les mains intrépides, beau-

coup vont se ficher dans son grand bouclier [. .. ] et ne goûtent Iliade, XI, 525-527. Iliade, VII, 245. Virgile dans l'Enéide, 8, 448 s'inspire de la description du bouclier d'Ajax et d'Achille pour le bouclier d'Enée ; voir aussi le bouclier de Turnus, en 12, 925. Le bouclier d'Enée comportait sept couches superposées de métal et non de peaux comme chez Ajax. 120 Iliade, XI, 544-595.

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pas à sa chair blanche, malgré la grande envie qu'elles ont de s'en repaître.

Lors de la première mêlée opposant Troyens et Grecs Ajax vient de tner Arnphios, il cherche à le dépouiller, les Troyens l'en empêchent121 , "en déversant sur lui leurs piques aigues, resplendissantes, son bouclier les reçoit par centaines sans qu'il recule". L'homme est fort, et son écu fait à merveille son

office de protection. Dictys de Crêtel22 lui aussi décrit l'aspect défensif de cette arme. Philoctète vient de tuer Pâris-Alexandre. La mêlée fait rage autour du corps pour tenter de le récupérer. Ajax met l'armée troyenne en déroute et poursuit les fuyards jusqu'aux portes de la ville. Des remparts, les Troyens jettent des projectiles sur le télamonide qui se trouve aux pieds de la muraille. "Ils ramassent toutes sortes de pierres qu'ils peuvent trouver et les lancent sur le bouclier d'Ajax. Ils précipitent également de la terre en quantité aussi importante que possible dans l'intention évidente de repousser leur ennemi. Ce chef extraordinaire est accablé au-delà du supportable; il n'en continue pas moins à harceler l'ennemi, secouant simplement son bouclier pour le débarrasser de la terre qui s'y est accumulée".

Nous pourrions citer d'autres passages. l\1ais si Ajax se protège lui-même de son bouclier, il arrive aussi que cette large égide serve aussi d'abri à d'autres. Ainsi, lors de la terrible mêlée qui suivit la mort de Patrocle123, chacun cherchant à soustraire le cadavre, les uns pour l'outrager, les autres pour le préserver, "Ajax, de son large écu couvre le fils de Ménoetios" Son bouclier est si large qu'il peut protéger tout à la fois Ajax, pressé par les Troyens et le cadavre de Patrocle. Ailleurs 124 , Hector a blessé Teukros d'une pierre. "Mais Ajax ne l'abandonne pas; il court le protéger, en le couvrant de son bouclier".

Iliade : V, 619 : sakos d'ànedexato poIla. Ephéméride, V, 20. 123 Iliade, XVII, 262-761, i.e adfinem carminis. 124 Iliade, VIII, 325-334. 121

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Cependant, l'aspect défensif n'est pas la seule fonction de ce que l'on peut appeler cette "arme". Il arrive que le guerrier s'en serve comme un moyen offensif indirect. Lisons 125 comment ce bouclier peut devenir un instrument porteur de mort chez l'adversaire. Le tandem Ajax-Teukros fonctionne ainsi au combat: "Teukros vient prendre place sous le bouclier d'Ajax, fils de Télamon. Puis, quand Ajax, légèrement, déplace son bouclier, Teukros jette un coup d'œil prudent et bientôt, un guerrier atteint par son trait dans la foule tombe sur place en expirant, tandis que lui, comme un enfant qui revient vers sa mère, replonge dans l'ombre d'Ajax et qu'Ajax le dissimule sous son bouclier éclatant."

Ce même passage est assez platement plagié ainsi dans 126

: "Voilà les Phrygiens poursuivis par Teucer l'Ilias Latina que les armes d'Ajax protègent de leur masse".

Outre cette fonction offensive incidente, nous relevons un aspect meurtrier direct du bouclier d'Ajax chez Dictys de Crète127 : Ajax vient de blesser Hector d'une pierre. Les Troyens emmènent leur chef inanimé derrière les remparts. "Quant à Ajax, la perte de cette glorieuse dépouille, qu'il a eue à portée de mains l'a rendu plus furieux encore. [. .. ] il pourchasse les Troyens affolés et débandés, et tantôt les tue de loin à coups de javelot, tantôt s'en saisit pour les écraser sous son bouclier".

Outre son bouclier, sur lequel les divers auteurs se sont appesantis, concrétisant par là l'importance qu'il revêt aussi bien pour Ajax que pour tout guerrier épique, fier de son état de fantassin hoplite!28, il faut parler de ses armes offensives. Celles-ci sont essentiellement l'épée et la javeline. Quelles sont les caractéristiques de ces armes chez Ajax?

Iliade. VII. 200-272. Baebius Italicus, Ilias Latina, 670. 127 Ephéméride. II. 43. 128 Pierre Vidal Naquet, Le Chasseur Noir, "la tradition de l'hoplite athénien" p.p. 125-149; Le miroir brisé, Tragédie Athénienne et politique. Paris. 2002. p.p. 64-65. 125

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L'épée d'Ajax, attachée à son baudrier, dont il use à partir du chant VII de l'Iliade et qui lui servira pour son suicide129 , est un don qu'Hector lui a fait à la fin du combat singulier qui a opposé les deux hommes. C'est "une épée à clous d'argent qu'il apporte avec son fourreau et son baudrier bien taiUë

30

".

Cette épée intervient relativement peu dans l'activité guerrière du hèros. D'habitude, il tue ses adversaires avec ses javelines. Il use de son épée quand il a épuisé ses deux javelots, ou pour "servir" un guerrier adverse qu'il vient de blesser. L'équipement d'Ajax est décrit ainsi: "les deux baudriers, (duô teleamône 404) sont tendus, l'un soutenant son bouclier, et l'autre sa courte épée à clous d'argenr 31 /1.

Ces deux baudriers le sauveront de la lance d'Hector dans ce passage. Attardons-nous un instant sur l'épée d'Ajax qui revêtira une importance capitale dans la mort du héros. ··H · 132 : p hasganon, 1e Ph asganon arguroe-1on, precIse omere "coutelas", à rapprocher de spattô, égorger, de sphagê, le sacrifice, par métathèse de spaganon. C'est un vieux mot préhellénique. Nous ne pouvons pas ne pas penser au passage de Sophocle!33, au cours duquel Ai ax, l'épée plantée au sol dit ses derniers mots. Ce passage débute par une évocation, nous serions tentés de dire une invocation à cette arme: Ho men sphageus hesteken ... : "Le couteau du sacrifice est donc là ... " Chez Sophocle, Aiax utilise le mot sphageus. Est-ce donc le "Xiphos arguroêon kai eutmêtô telamôni" du vers 305 du chant VII de l'Iliade? Nous sommes enclins à le croire, puisque ce "sphageus", ainsi qu'il le nomme, et qui lui servira à se tuer n'est autre que "le don du plus détesté de mes hôtes, du plus odieux à ma vue, Hector".

Xiphos et phasganon, sont des épées à double tranchant le phasganon étant plus court que le xiphos, se traduisant en général par "coutelas", mais l'armement d'Ajax, doit contenir une Sophocle, Ajax, v. 815 sq. : 1096. Iliade, VII, 310. 131 Iliade, XIV, 402-420 132 Iliade, XIV 405. 133 Sophocle, Ajax, v. 815. 129 130

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véritable épée, le coutelas étant l'arme de l'éphèbe!34 et non du hoplite; ces deux armes étant différentes de la machaira, l'épée légèrement recourbée et tranchante d'un seul côté. Sophocle use métaphoriquement du terme utilisé d'ordinaire pour les sacrifices, Ajax étant considéré, à ce moment du drame, comme la victime piaculaire d'une immolation religieuse. D'autres armes terribles dans les mains d'Ajax, ce sont ses javelots. Selon Homère, la lance d'Hector mesure 11 coudées ou Sm. approximativement, celle d'Ajax en mesure 22 c'est à dire IOm. environ!135 "Il [Ajax] se promène, lui, sur les gaillards des nefs, à larges enjambées, brandissant une pique d'abordage énorme, faite de pièces assemblées par des viroles, mesurant 22 coudées".

Sa javeline est "longue" et "robuste". Elle est certes moins célèbre que celle d'Achille!36, mais elle n'en fait pas moins du bon ouvrage. Beaucoup de ses victimes sont occises par sa lance, nous l'avons dit supra. Outre de ses armes "classiques", épée, javelines, Ajax use, dans ses pratiques guerrières, d'une arme de jet: la pierre. Sa force et son adresse pour l'utiliser en font un combattant encore plus redoutable, lui permettant de lancer des projectiles énormes, démesurés. Ainsi, lors du combat singulier contre Hector, "Ajax saisit une pierre bien plus grande encore, la soulève, la fait tournoyer, et la lance, en ajoutant le poids de sa vigueur

sans limite. Il atteint et enfonce le bouclier [d'Hector], sous ce roc lourd comme une meule137. " Hector tombe à la renverse, écrasé par ce lourd et puissant projectile.

Pierre Vidal Naquet : Le chasseur Noir: "La tradition de l'hoplite athénien", p.p. 125-149 et "Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne", p.p. 151-176. 135 Iliade, VI, 319; XV, 677; VII, 236 sqq. ; XV, 387-389; XV, 674134

688. 136

137

Iliade, XVI, 140-144, en bois du Pélion, qui lui vient de Pelée. Iliade, VII, 170-312.

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Ailleurs!38, Ajax est occupé à défendre les murs du camp grec. Les Troyens sont à l'assaut. Notre héros lance une pierre sur Epiclès et le tue net. "Il le frappe avec une pierre luisante, [ ...] Même à deux mains, un homme la tiendrait malaisément, un homme plein de force, de ceux d'aujourd'hui. Il la soulève, lui, et la jette d'en haut, il enfonce ainsi le casque à quatre bossettes, il broie tous les os du crâne ... Il

Quelques chants plus loin139, la pierre qu'Ajax lance à Hector est une des cales qui maintiennent les bateaux à terre. Ce doit être un énorme pavé, une roche énorme, assez importante pour retenir un navire. D'ailleurs, cette pierre qui touche Hector "à la poitrine, près de la gorge, l'envoie rouler ainsi comme une toupie [ ... ] tournoyant au hasard", avant qu'il ne s'effondre, à

l'article de la mort, dans la poussière. Ailleurs 140 , Quintus de Smyrne donne une indication intéressante sur sa dextérité à manier cette anne puissante qui concurrence l'arc même : "Contre lui, Pâris bande son arc. Mais déjà, d'un coup d'œil, le héros l'aperçoit et lui lance une pierre à la tête. La pierre meurtrière brise son casque à double cimier, et la nuit prend Pâris dans son étreinte. Il s'abat dans la .,

pOUSSlere ...

Il

Le jet a du être long, puisqu'il atteint Pâris -loin de représenter le parangon du guerrier courageux, s'aventurant trop près de ses victimes !- qui le visait de sa flèche. Le lancer est donc assez puissant pour détruire le casque et assez précis puisqu'il est effectué à la distance respectable d'une portée de flèche d'arc. D'ailleurs, lors des jeux funèbres d'Achille, chez QuintuS!41, c'est le seul en lice lors de l'épreuve du lancer, les autres ne peuvent même pas soulever le solos proposé ! Au cours des jeux funèbres de Patrocle!42, il est second au concours de lancer.

Iliade, XII, 332-405. Iliade, XIV, 402-420. 140 Quintus, Suite, III, 332-337. 14! Ibidem, IV, 436-446. 142 Iliade, XXIII, 825-849. 138 139

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Pour l'anecdote, nous pouvons citer un passage qui parle de ses jambières: Ses knémides qui le sauvent de la lance de Penthésilée chez Quintus!43

Continuons un peu la description de notre héros. Comme à leur habitude, Homère et les poètes suivants ne sont pas avares de qualificatifs lorsqu'ils désignent leurs personnages. Penchons-nous sur ces attributs. Nous ne pouvons certes pas citer tous les passages; cependant, nous pouvons donner une idée de la coloration des qualités qu'on lui alloue.

Les adjectifs et les périphrases qui le qualifient.

Dans l'Iliade: Passim: Aïas megas, Telamônios; Ajax le grand, fils de Télamon (pour le différencier d'Ajax le petit, fils d'0i1ée) V, 610 sq. et passim: Megas : grand; Phaidimos : Illustre; VI, 5-11 et passim: herkos Achaiôn : rempart des Achéens; III, 225 ; VII, 211 ; XVII, 360 ... et passim: pélorios : monstrueux; VII, 243 ; XI, 496 : Aian, diogenès Telamônie, koirane laôn : Ajax, de la race des dieux, fils de Télamon, meneur de guerners; VII, 309 menos : sa fougue, force, courage; X, 108 sq. : antiteon t'Aianta : semblable aux dieux; X, 228 : Aiantes duô, therapontes Arêtos: les deux Ajax, servants d'Arès ; XI, 472 : isotheos phôs : égal aux dieux; XV, 302 : Atalanton Arêi : égal à Arès; XII, 335 ; polemou akorêtô : insatiable au combat; XII, 354 : hegêtore Argeiôn : guide des Achéens; ibidem: alkimos : vaillant; XV, 249: boên agathosAias: Ajax au bon cri de guerre; 143

Suite d'Homère, l, 494-572.

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XVI, 119 : Aias, kata thumon amumona : il a un cœur sans reproche; XVII, 123 : Aianti daïphroni thumon : il est brave; ibidem 134139 : "Il est pareil à un lion protégeant ses lionceaux; enivré de sa force, il abaisse sur ses yeux toute la peau de son front, les couvrant entièrement Il ; XVII, 166 : Aiantos megalêtoros : il a un grand cœur; XVII, 279-280 " sa beauté et ses exploits le mettent au dessus de tous les Achéens" . .. ; XVII, 626 : Aianta megalêtora : il est magnanime .... ;

Dans l'Odyssée Odyssée, III, 109 sq. : Entha men Aias, keîtai arêios : Ajax, cet autre Arès; Odyssée, XXIV, 15 sq. : Seconde Nekuia, (authenticité contestée) : Aiantos th'hos aristos eên eîdos te demas te tôn allôn Danaôn met'amumona Pêleiôna : Ajax était encore le plus beau par la mine et par la taille de tous les Achéens ; Achille le surpassait encore;

Chez Ouintus de Smyrne: Quintus de Smyrne, suite, l, 377 : Aias obrimothumos : Ajax cœur de vaillance ; Quintus de Smyrne, suite, 1,494: Menedêios Aias : Aiax qui ne sait pas fuir; Quintus de Smyrne, suite, III, 217 : Theois enaligkios Aias : Aj ax pareil aux dieux ; Quintus de Smyrne, suite, III, 331 : kakê enaligkios Aisê : On le prendrait pour le sinistre destin ; Quintus de Smyrne, suite, IV, 99 : mega sthenos : il a une grande force; Ailleurs, Sophocle, Ajax, 19 : Aianti tô sakesphorô : Ajax, porteur de bouclier, l'homme au bouclier; Virgile, Enéide, l, 414 : acerrimusAiax : le très violent Ajax. Nous avons là des qualificatifs ressortissant à son aspect physique : beauté, taille, voix, force, qui s'allient à ceux qui - 47-

décrivent son courage et sa vaillance au combat, au point de le rendre quasi-divin.

Venons-en à présent sur la place qu'occupe Ajax au sein des structures mêmes de l'armée grecque. Ajax commande douze nefs l44 , la même quantité qu'Ulysse, ce qui paraît relativement peu en rapport avec les moyens déployés par les autres . dans 1es d'cc· rOIS l.l.lerents cata1ogues 145 : A gamemnon 146 = cent nefs; Ménélas ~ soixante; Idoménée ~ quatre-vingts ... , et les quelques mille trois cents bateaux des alliés qui débarquent sur les rivages de Troie. L'importance d'Ajax et d'Ulysse ainsi que le nombre d'occurrences d'apparition de ces héros dans les différents poémes ne sont donc pas proportionnelles à la puissance et à la quantité des troupes qu'ils ont déplacées. La place elle même de ses nefs sur le rivage nous paraît significative147 : Ajax a rangé ses embarcations à l'extrémité de la ligne des bateaux. A l'autre extrémité se trouvent celles d'Achille. Au centre de la ligne, les nefs d'Ulysse et d'Ajax fils d'Oïlée. Cette confignration souligne les caractéristiques suivantes : les parties les plus exposées de la ligne des bateaux sont, bien entendu, les extrémités: elles sont moins sûres, plus sensibles aux attaques ennemies. On y a placé les plus valeureux capitaines. L'Iliade insiste, à un autre endroie 48 , sur cette confignration : les nefs d'Ajax sont loin, il s'en faut de beaucoup qu'elles touchent les nôtres, dit Agamemnon. Non seulement Ajax a établi son camp à l'extrémité de la ligne, endroit le plus Iliade, II, 557-558 : Catalogue. Iliade, II, 484-759 : Le "Catalogue" homérique recense 28 contingents pour un total de 1186 nefs: Dictys, Ephéméride, 17, comptabilise 1326 nefs: Darès, Histoire, § 18 1130: Baebius Italicus, Ilias Latina, II, 167-220 en compte "1200, moins deux fois sept 1" (1186, comme l'Iliade). Confer Paul Mazon, Introduction à l'Iliade, p.p. 151 q 14 Iliade, VII, 180 : XI, 46 : poluchrusoio Mukênês : Sophocle, Electre, v. 9 : Agamemnon est le plus riche, roi d'Argos pleine d'or ! 147 Iliade, VIII, 223-225 : IX, 6-8 : X, 113 : Sophocle, Ajax, vA. 148 Iliade, X, 113. 144 145

sa

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exposé aux attaques troyennes, mais il tient à être encore à l'écare 49 , à ne pas avoir de liens trop étroits avec les autres. Non pas misanthrope, mais, taciturne et farouche, peu communicatif, notre héros se cantonne loin des autres. Dictys 150 confirme cet agencement. Les vaisseaux d'Achille et ceux d'Aiax sont placés aux deux extrémités de la ligne de bateaux. "Pour veiller sur les navires de l'armée, ils [les Grecs] désignent ceux dont la vaillance leur inspire le plus confiance: Achille et Ajax, fils de Télamon qui se placent de façon à garantir les flancs de la flotte aux extrémités." En revanche, la place qu'occupent les nefs d'Ulysse l5l nous semble riche d'enseignements . Ainsi, lorsque Agamemnon organise la défense des Grecs devant la poussée d'Hector. "Le voici [Agamemnon] qui s'arrête sur la nef d'Ulysse, qui tient le milieu de la ligne et permet à la voix de porter aussi bien jusqu'aux baraques d'Ajax fils de Télamon, que jusqu'à celles d'Achille, puisqu'ils ont tous les deux tiré leurs bonnes nefs aux deux bouts de la ligne, s'assurant dans leur vaillance et dans la vigueur de leurs bras... ". Au centre, donc, les nefs d'Ulysse, meson, centre névralgique, de l'armée? Quartier général? C'est sûrement un endroit d'où l'on s'adresse à la troupe, au laon, du haut de la proue. La configuration du camp est parlante: les nefs d'Ajax et d'Achille pour la défense du camp, celles d'Ulysse pour la communication. Nous verrons plus bas comment cette configuration spatiale sur la ligne des bateaux vient corroborer des qualités individuelles des deux héros Grecs. A Ulysse, la place adaptée à l'homme de paroles, sachant haranguer; à Aiax, l'endroit qui convient au guerrier taciturne, mais sécurisant les autres.

C'est ainsi qu'outre sa place au sein du conglomérat d'alliés, il faut à présent nous attacher à son statut et à son rôle dans l'armée grecque. Comment est-il perçu par les autres? Quelle Sophocle, Ajax, v. 4 : "se nautikaîs horô Aiantos, entha taxin eschatên exei" : devant la baraque d'Ajax, près des vaisseaux, au bout de la ligne. 150 Dictys, Ephéméride, II, 12. 151 Iliade, VIII, 223-226. 149

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est sa fonction? Dès les premières apparitions d'Ajax, lors de la teichoscopie152 , Homère le défmit comme le "Rempart des Achéens". Que recouvre cette dénomination?

Ajax, défenseur des Grecs, "rempart des Achéens" : H erkos Achaiôn153 •

Le rempart, définit une muraille destinée à protéger ceux qui se trouvent derrière elle. C'est une structure de protection sûre, inaltérable, infrangible, permanente. Entité défensive, elle connote une notion de sécurité. Dans le cas d'Ajax, la sécurité est non seulement passive -un rempart physique de par son corps placé entre les Grecs et les Troyens qui repousse l'ennemi par sa masse, par son aspect-, mais aussi dynamique, car il refoule activement, les Phrygiens en les chargeant et en les décimant. Il représente donc de cette façon une entité offensive : c'est alors aussi bien un défenseur qu'un attaquant qui protège les Achéens de son corps, de sa science guerrière et de son courage. Penchons-nous sur la première de ces qualités. Ajax est le défenseur des Grecs, le "rempart des Achéens". Deux propriétés permettent à Homère d'accorder ce qualificatif de "herchos" au héros: l'invulnérabilité, l'inviolabilité, l'inaltérabilité du rempart et sa fonction protectrice. Sans cette "muraille", le sort des Grecs eût sans doute été scellé dès la première année de guerre. C'est donc un guerrier qui n'est jamais blessé, ni dans l'Iliade, ni dans les "suites". Est-ce sa science guerrière qui lui a évité toute blessure ou bien a-t-il une constitution vraiment invulnérable? Albert Severyns l54 s'est longuement penché sur la légende de l'invulnérabilité d'Ajax. Les différents auteurs ne paraissent Iliade, II, 225-230 : Outos d'Aias esti, pelônos, herkos Achaôn. Iliade, II, 225-230 : VI 5-11 ; VII, 211 et passim. 154 Le cycle épique dans ['école d'Aristarque, p.p. 324-329. 152

153

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pas tous d'accord sur l'existence de cette qualité. Celle-ci n'est en effet pas anecdotique pour la perception que l'on peut avoir du héros. Eût-il combattu en sachant que les coups ne pouvaient l'atteindre, le courage du héros et son mérite n'eussent en effet pas été si grands. "A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire", dira justement plus tard Corneille"'. Penchons-nous un peu sur cette légende. L'invulnérabilité d'Ajax qui paraît remonter à l'Ethiopide l56 , semble bien ignorée d'Homère. Les scholiastes de l'Iliade 157 se sont penchés sur le passage au cours duquel, lors des jeux funèbres de Patrocle, Ajax affronte Diomède au combat armé. Homère raconte : "Cependant, le fils de Tydée, au dessus de l'énorme bouclier d'Ajax, ne cessait de viser son cou avec la pointe de sa lance brillante. Alors les Achéens, craignant pour la vie d'Ajax, leur ordonnèrent de cesser le combat". Aristonicos15 8, d'accord avec Aristarque, commente ce passage ainsi: "Des vers comme ceux-ci et de certains autres, il en résulte que selon Homère, Ajax n'est pas invulnérable". Eusta-

the 15 ' , plus tard, reviendra sur ces commentaires en les complétant et en édulcorant un peu la sècheresse Aristarchéenne : "Tel était aussi, aux dires des "hoi meth'Homêron", le Grand Ajax, qui n'était invulnérable sur tout le corps, excepté au flanc, Corneille, Le Cid, acte II, scène 2. Albert Severyns, loc. cit. . Si ['Ethiopide a parlé de la légende, et pour ma part je le croirais volontiers, elle a dû représenter Ajax invulnérable sur tout le corps. Cela expliquerait très bien certain détail de l'Ethiopide, figuré sur l'amphore chalcidienne et signalé par Apollodore, que dans le combat autour du cadavre d'Achille, Ajax est environné d'une nuée de flèches et de piques. Tout autre que lui, dans de pareilles circonstances, eût été, sinon tué, du moins blessé. Assurément, cela diminuait le mérite d'Ajax, mais justement, c'était un argument de plus pour Ulysse dans la dispute des Armes. [. . .J La scène qui terminait l'Ethiopide était plus simple et plus émouvante: Ajax ayant médité la nuit sur sa défaite, se lançait sur son épée et mourait, tout juste comme apparaissait l'aurore aux doigts de rose ... Il 157 Ad lac. Iliade, XVIII. 822. 158 Aristonicos. scolie A. ad lac. Iliade. XVIII. 822. 159 Eustathe. scolie N 323 ; 934. 43. 155

156

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comme le raconte L ycophron ". Des précisions supplémentaires sur le sujet seront apportées par ce même commentateur160 : "Il faut noter que, selon Homère, Ajax n'était pas invulnérable qu'au flanc (Pleurà) seulement comme l'ont rapporté hoi meth'Homêron, --s'il est vrai, toutefois que Diomède ne s'attaquait au cou que parce que le reste du corps était protégé par la cuirasse. La légende qu'Ajax était invulnérable sur tout le corps, moins le flanc, (pleurà), vient de ce que nulle part, l'Iliade ne le montre blessé". L'école d'Aristarque s'est penchée sur un autre passage de l'Iliade!61, au cours duquel les baudriers d'Ajax le sauvent en arrêtant la pointe de la lance d'Hector. Leurs commentaires, concordants, ici, sont au nombre de trois. Aristarque, tout d'abord 162 , fait la réflexion suivante: "D'après Homère, Ajax n'est pas invulnérable car si les baudriers ne l'avaient pas protégé, il eût été blessé". Un second scholiaste!63 est, quant à lui, plus disert: ''Ajax était vulnérable sur tout le corps, et non pas seulement à l'aisselle, comme le raconte Eschyle. Ceci apparaît avec évidence dans le passage du combat singulier entre Ajax et Diomède où Homère écrit: "alors, les Achéens, craignant 164 pour la vie d'Ajax ••• ", exactement comme si Ajax pouvait être blessé. On a imaginé l'invulnérabilité d'Ajax en partant du fait qu'il n'est jamais blessé dans Homère". Enfin Eustathe!65, synthétise les réflexions de ses prédécesseurs de la façon suivante: "Noter d'après ce vers qu'Ajax était vulnérable sur tout le corps, et non pas seulement près de l'aisselle, comme le rapportent Eschyle et d'autres, car si les baudriers ne l'avaient protégé, il eût été blessé. C'est pourquoi aussi, pendant son combat avec Diomède lors des jeux pour Patrocle, les Achéens redoutèrent pour sa vie, comme s'il avait été vulnérable partout. La supposition qu'il n'était pas du tout vulnérable vient du fait qu'Homère ne l'a jamais monté blessé ".

Eustathe, scolie 1331, 29, ad lac. Iliade, XVIII, 818. Iliade, XIV, 402-406. 162 Aristarque ad lac. Iliade, XIV, 406. 163 Scholiaste TV. ad lac. Iliade, XIV, 404. 164 Iliade, XVIII, 822. !65 Eustathe ad lac. Iliade, XIV, 404, 994, 65. 160

16!

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L'école D'Aristarque réfutait donc cette idée de l'invulnérabilité d'Ajax qui d'après elle n'émanait pas d'Homère. Ce thème provenait de plusieurs sources péri-homèriques. Outre l'allusion supposée de l'Ethiopide, les neôteroi étaient de ceux qui affirmaient cette qualité. Le manuscrit de Genève, attribué à Aristarque, indique bien ces auteurs comme étant à l'origine de la légende : "par ces vers, y lit-on, nous voyons qu'Hamère ne considère pas Ajax comme invulnérable; ce n'est pas comme les neôferoi qui racontent qu'il était invulnérable".

D'où proviendrait donc cette légende? Elle se trouve relatée par un autre scholiastel66 , toujours au sujet de l'épisode du combat entre Diomède et Ajax, déjà abondamment glosé. "On rapporte, dit-il, qu'Héraclès, qu'une quelconque nécessité avait fait aborder, arriva à l'Île de Salamine, tout comme Télamon venait d'avoir un fils, Ajax. Donc, Héraclès se trouvant là, ayant soulevé l'enfant, l'enveloppa dans sa peau de lion. Sur quoi, il pria les dieux de le rendre invulnérable. Sa prière fut exaucée, et Ajax devint invulnérable sur tout le corps". On lit cependant chez un autre commentateur167 , une restriction à cette

immunité totale envoyée par les dieux. Ajax fut donc bien indestructible, "excepté au cou, car tout à fait par hasard, Héraclès n'enveloppa pas cette partie dans sa peau de lion", ce qui expliquait que ce fût cette portion du corps que visât expressément Diomède lors de son combat singulier contre le télamonide. C'est bien d'ailleurs en se souvenant de cette leçon que Quintus de Smyrne l68 décrira la mort du hèros : "Il s'enfonce dans la gorge le glaive d'Hector ... " Une légende post homérique assez semblable, rapportée par Pindare l69 , le décrit enveloppé dans la peau du lion de Némée à

166

167 168

Scholiaste ABD ad lac. Iliade. XVIII. 821. Scholiaste BD ad lac. Iliade. XVIII. 821 sq. Suite d'Homère, V, 483 : di'auchenos. Auchên = le cou ou la nu-

que. 169 Isthmiques, VI, 27 sq. : Télamon demande à Héraclès une libation. Celui-ci dit : "Je demande à Zeus de donner à cet homme, le temps révolu, un fils hardi, né d'Eribée qui sera notre hôte (que je parraine-

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sa naissance par son parrain Hercule. Cet acte baptismal lui confère, selon le poète béotien, une invulnérabilité sur tout son corps, sauf à un sauf à un point des aisselles que lui seul connaissait et par où il a dû passer l'épée du suicide.

Résumons donc. Il semblerait bien que cette légende consentît au moins quatre transformations selon les auteurs. Tout d'abord, chez Homère, notre lecture et celle de ses commentateurs attitrés, Aristarque, Aristonicos, Eustathe ... , ne purent déceler ni invulnèrabilité, ni allusion quelconque à l'intervention d'Héraklès En second lieu, pour Hésiode 170 , Héraklès a formé le vœu assez imprécis que son hôte engendrât un fils courageux et fort. En troisième lieu, Pindarel7l a relaté par deux fois dans son œuvre, l'histoire du retour de la première Ilioupersis, au cours duquel, Héraklès, pendant une libation, souhaita que son filleul, le fils de Télamon, devînt invulnérable, comme la peau du lion de Némée. Enfin, chez Eschyle172 , Héraklès enveloppe l'enfant entièrement dans la peau du lion de Nèmée, ce qui le rend invulnérable, sauf à l'endroit des aisselles que la peau de l'animal n'a pas touché 173 . "L'Ethiopide montrait Ajax fixant son épée au salle manche enfoui, la lame dressée, et se laissant tomber dessus de toutes ses forces. Il y avait là -invulnérabilité d'un côté et suicide de l'autre- une contradiction qu'Eschyle corrigea : les tentatives d'Ajax n'ayant d'autre effet que de faire ployer la lame, du glaive sous le poids de son corps, il n'arrivait à se tuer

rai). Que son corps soit invulnérable comme cette peau qui flotte autour de moi ... Il Confer aussi, Néméennes, VI, 47. 170 Hésiode, Fragment 140, RZ. 171 Isthmiques, VI, 27 sq. ; Néméennes, VI, 47. 172 Hoplôn Krisis, Thrêissai, Salaminiai. Le jugement des Armes, La mort d'Ajax, Funérailles et suite. Nous ne savons pas dans quelle

pièce fut assurée l'invulnérabilité d'Ajax, nous pencherions pour le second volet du triptyque perdu qui décrit la mort d'Ajax. Scolie ad/oc. Sophocle, Ajax, v. 833.

173

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que lorsqu'un /ldaimôn/l lui eût montré l'endroit où il devait se 74 frappe/ ".

Cette quatrième formulation de la légende semble bien la plus récente. Il faut y rattacher la leçon d'Ovide175 : /lDixit, et in pectus, tum demum vulnera passum, Qua patuit ferro, lethalem condidit ensem. " /Ill dit, et dans son sein jusque là sans blessure. Il plonge son glaive au seul endroit vulnérable. Ce mythe de l'invulnérabilité d'Ajax pourrait peut-être bien n'avoir été qu'une contamination de l'histoire plus connue de son cousin Achille, rendu immortel par sa mère Thétis à sa naissance, sauf pour son talon, seule partie du corps du héros restée ainsi vulnérable17'. Quoiqu'il en soit, comme le conclut Albert Severyns à l'issue de son enquête: "Les auteurs ne sont pas tous d'accord sur la localisation de l'invulnérabilitl 77 /1, et nous rajouterions: ni même sur son existence avérée. Il suffit pour l'instant de dire qu'Ajax, tel un roc, était d'une constitution si solide, si inébranlable, qu'elle confinait, pour ainsi dire à l'invulnérabilité, qualité sur laquelle les Grecs pouvaient s'appuyer lors de leurs travaux guerriers. C'est une première fonction passive du rempart : la solidité à toute épreuve. l\1ais il en existe une seconde: c'est sa capacité à protéger activement des assauts ennemis, qui aboutit, pour les Grecs, à une

Albert Severyns, Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, p. 328. Ovide. Métamorphoses. XIII. 391-393. 176 Confer Robert Graves. Les Mythes Grecs. p.p.426-427. 177 Différentes autres leçons ont pu être relevées Iliade, XXIII, 821 (auchei ~ le cou) : Quintus. V. 482-486: 566-567 (auchenos) : Sophocle. v. 834 : le flanc (Pleura): Graves. p. 970: Iliade. XVII. 279-280 : III. 226-227 : Sophocle Ajax. 576. 833 : Scholiaste à Homère. Iliade. XXIII. 821 : Tzézès. Lycophron. 455 sq. Confer Francis Vian, Suite d'Homère, I, p. 9 ; Invulnérabilité comme thème cyclique: Francis Vian. Ibidem. 1. p. 163. note3 ad loc .• 1. 567. 174 175

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certaine sécurité' 78. Penchons-nous sur cet aspect du personnage d'Ajax. Cette fonction protectrice s'exerce en direction des personnes et des biens. Nous pouvons ainsi sérier trois domaines d'intervention. Tout d'abord, Ajax secourt des guerriers blessés au cours de la bataille. Ensuite, lorsque ses compaguons sont frappés à mort, il soustrait les cadavres et les armes des Grecs tombés au combat de la convoitise des Troyens. Enfin, il sauve les structures mêmes du camp grec à plusieurs reprises lorsque les ennemis les ont mises à mal et sont sur le point de les détruire. Détaillons ces trois points.

Il représente donc un "rempart" solide pour les guerriers blessés ou aux abois devant l'ennemi. Certains auteurs 179 ont même comparé Ajax et son bouclier à une mère qui protège ses petits. "Le bouclier d'Ajax est ici comme un ventre maternel, ou du moins comme la robe d'une mère à l'intérieur de laquelle se dissimule l'enfant ... Il

C'est lui qui protège Ulysse lorsqu'il est atteint sur le champ de bataille180 Certes, Ménélas était aux côtés du fils de Laërte lorsque celui-ci se retrouva atteint et entouré de Troyens. Mais l'Atride, apeuré, a préféré faire appel à Ajax pour qu'il pût lui prêter main forte. "Ajax, s'approche, portant son bouclier pareil à une tour [. .. ] Ajax, lui, fonçant sur les Troyens, fait sa proie de Dorcyle, fils bâtard de Priam, puis il blesse Pandoque. Il blesse encore Lysandre, Pyrax, Pylartès, [. .. ] L'illustre Ajax presse et bouscule les Troyens ... " Pendant ce temps, Ménélas emporte Ulysse en sécurité vers son char.

Dictys. Ephéméride. 1. 16: Cest lui qu·on appelle quand il y a danger.

178

Hélène Monsacré, Les larmes d'Achille, D.C., p. 107 et note ad qui cite aussi la même réflexion de Nicole Loraux in "Le lit, la guerre". L'homme. XXI. 1. 1981p. 48 et note 60. 180 Iliade, XI. 463-496. 179

{oeum

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C'est lui qui protège Teukros lorsqu'il est blessé181 Celuici vient de tuer le cocher d'Hector, Archéptolème. Hector ramasse une pierre et la lance sur l'archer. Il l'atteint "à l'endroit où la clavicule sépare la poitrine du col. [. .. ] Le bras s'engourdit au poignet, Teukros est là, écroulé, à genoux, l'arc lui a chu des mains. Mais Ajax n'abandonne pas son frère tombé. Il court le protéger, le couvrir de son bouclier. Sous lui se glissent ensuite deux gentils compagnons, Mécistée et le divin Alasfôr. Tous deux le portent aux nefs creuses".

C'est lui qui secourt Ménesthée!82 lorsque celui-ci est pressé par Sarpédon qui monte à l'assaut du mur grec. Le fils de Pétéos prend peur car le Troyen voit ses forces décuplées par l'intense désir de pénétrer le premier les défenses achéennes. Le Grec envoie un héraut héler Ajax et son frère. Ceux-ci interviennent aussitôt. Ajax tue Epiclès, Teukros frappe Glaucos ... Les deux hommes repoussent momentanément le danger qui guettait Ménesthée. C'est lui qui vient prêter main forte à Ménélas!83, submergé par les ennemis devant le corps de Patrocle. Celui-ci vient d'être tué par Hector qui veut le dépouiller des armes brillantes d'Achille que le fils de Ménoetios avait revêtues pour aller au combat. Ménélas est là ; il recule devant le Priamide qu'il sent plus fort que lui et qui a déjà dépouillé le cadavre. Il se lamente ainsi: "Si du moins j'entendais quelque part le cri de guerre du brave Ajax, nous marcherions, tous deux, [ ... ] Peut-être, alors, pourrions-nous tirer le cadavre pour Achille, fils de Pelée ?". Il

est obligé de reculer et de délaisser le cadavre de Patrocle. "Ses yeux inquiets cherchent le grand Ajax, fils de Télamon. Et bientôt, il l'aperçoit, à l'extrême gauche du front, rassurant les siens ... " Il l'appelle et bientôt, le Télamonide intervient. Il est trop tard pour sauver les armes d'Achille, qui sont à présent aux mains d'Hector, mais Ajax préserve du moins, par sa vaillance

Iliade, VIII, 330-334. Il faudrait citer à nouveau le passage au cours duquel Ajax protège Teukros de son bouclier tandis que celui-ci décoche ses flèches meurtrières (Iliade, VIII, 266-272). 182 Iliade, XII, 332 sq. 183 Iliade, XVII, 114 sqq.

18!

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et son courage le cadavre des outrages que les troyens ont prévus pour 1Ul'184 . Dictys!85 indique une autre fonction protectrice d'Ajax un peu originale. C'est lui que l'on choisit pour assurer la garde des Atrides, après la traîtrise d'Achille, qui voit une nouvelle fois ses amours éconduites par le fait d'Agamemnon. Après Briséis, c'est Polyxène qu'on lui refuse à présent. Mutatis mutandis, nous nous retrouvons devant la méme situation que chez Sophocle, mais avec un autre protagoniste: ici, c'est Achille qui veut tuer le chef des Grecs. Le Crétois!86 persiste dans sa description d'Ajax en garde du corps, cette fois-ci de son cousin : Ajax, accompagné d'Ulysse et Diomède se rendent au temple, subodorant -à juste titre- un piège des Troyens à l'encontre d'Achille.

Si c'est un élément protecteur pour les hommes en difficulté, il représente aussi un "rempart" protecteur pour les guerriers tombés devant l'ennemi et qui, selon la dure loi de la guerre épique, vont se faire mutiler et dépouiller de leurs armes. Deux cas particulièrement brûlants, parmi d'autres, corroborent cette fonction. C'est lui qui protège le cadavre de Patrocle et le soustrait aux noires vues des Troyens. Homère construit un morceau de . autour de ce sauvetage 187 . B aeb·lUS 1ta 1·lellS 188 , 1aconlque, . ChOlX comme toujours, résume: "Le fils de Télamon Ajax, sauve le corps et le met à l'abri du bouclier qu'il dresse.

I!iade, 129 sq. "Il [Hector] veut lui séparer la tête des épaules avec le bronze aigu et, après ['avoir traîné sur le sol, le livrer aux chiens de Troie". Nous avons là un exemple de "cadavre outragé", selon le mot de J-P. Vernant et G. Gnoli, "La belle mort et le cadavre outragé", in La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge, 1982. !85 Dictys, Ephéméride, II, 37. 186 Dictys, Ephéméride, IV, 9. 187 Iliade, tout le chant XVII, plus précisément v. 123-129 : 700-761.. 188 Ilias Latina, 17, 836 sq. 184

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189 re 1ate les mernes ' ". · 190 ,C , est M·· · DlCtyS .laIts. P ourDares enon

qui arrache Patrocle à la mêlée, puis, une fois Mérion tué, c'est Ajax qui s'en charge, en mettant en fuite les Troyens. Si les éléments concordent pour le sauvetage du cadavre de Patrocle, en revanche, il y a polémique sur celui du corps d'Achille. Nous reviendrons longuement sur cet épisode lors de notre analyse au sujet du jugement des Armes l91 , péripétie importante pour déterminer les responsabilités dans cet acte. Si Homère n'en parle pas, et pour cause, l'Iliade s'arrêtant abruptement avant la mort du fils de Pelée, les diverses "suites" ont abondamment décrit ce sauvetage et les scholiastes ont longuement glosé sur cet épisode. Nous pouvons dire pour l'instant, en attendant notre analyse future qui tentera de débrouiller les rôles respectifs d'Ulysse et d'Ajax dans la récupération de la dépouille et des armes d'Achille, que les deux héros, Ajax et Ulysse, de façon complémentaire, ont sauvé le corps et les armes merveilleuses d'Achille.

"Rempart" pour les vivants et les morts, c'est aUSSI une protection efficace pour les biens des Grecs. C'est lui qui sauve les nefs lorsque les Troyens ont détruit les murs et qu'ils sont sur le point d'incendier les nefs. Baebius Italicus l92 , laconique, décrit ainsi l'épisode au cours duquel Hector cherche à mettre le feu aux bateaux "De sa puissante force, Ajax s'oppose à lui, et c'est seul qu'il défend mille vaisseaux. Il

Dictys, Ephéméride, III, 10. Darès, Histoire ... § 19. 191 Voir infra, "L'affaire des Armes", qui donne une analyse complète de cet épisode. Confer Anne Petrucci, Ho Luchnos n° 123 p; p. 46-47, concernant cette affaire chez Dictys, Septirnius, les Oxyrhynchos papyri ... ; Albert Severyns Le cycle épique dans ['école d'Aristarque, p.330 sqq., et toutes les scolies concernant ce sauvetage ; Quintus, Suite, III, 385 et sqq., ainsi que la note 1 et 3 p. 110 de F. Vian; voir aussi notice de F. Vian p. 90 de La Suite; l'Ethiopide (proclos, § d de la Chrestomathie) ; La Petite Iliade, (jrgt. 2 Allen qui n'existe pas dans la Chrestomathie de Proclos) .. et alibi. 192 !lias Latina, 799. 189 190

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Homère l93 , lui, est moins catégorique, s'il ne minimise pas, loin s'en faut, le rôle d'Ajax dans le sauvetage de la flotte grecque, soulignant la résistance héroïque du héros, debout sur la proue des vaisseaux, repoussant avec la demiére énergie les assauts troyens, du moins attribue-t-il le mérite de la contre attaque à Patrocle. Ovide!94, quant à lui, accorde au seul Ajax le mérite de sauver les nefs; Dictys!95, suit sa leçon et décrit un Ajax qui protège les vaisseaux des flammes et rejette les Troyens dehors. Le Crétois conclut l'épisode par ce satisfecit en direction du héros l96 : "Voilà comment les Troyens, victorieux peu auparavant encore, virent la fortune du combat modifiée par la venue d'Ajax ... "

Darès le Phrygien!97 relate lui aussi l'épisode: Achille boude à cause de Polyxène ... Les Troyens tentent de bouter le feu aux vaisseaux, "Ajax, fils de Télamon, oppose une résistance vaillante". Il inverse même carrément la leçon d'Homèrel98 : c'est Ai ax qui non seulement résiste, mais se charge encore de repousser le Troyen Troilus qui a précédemment mis en déroute Grecs et Myrmidons et s'approche dangereusement des bateaux. Auparavant!99, lorsque les Troyens ont ouvert une brèche au sein de la muraille enceignant le camp et la flotte grecque, les autres capitaines achéens, Ulysse, Agamemnon, Diomède, Eurypile, Teukros, ... ont été blessés lors de l'assaut et, mis hors de combat, ils pansent leurs plaies à l'extérieur du champ de bataille. Achille quant à lui, boude et ne prend pas part à la défense, retirant du même coup Patrocle et ses Myrmidons. Ajax demeure seul -avec l'autre Ajax, le fils d'Oilée- à combattre Iliade, XV, 726-746. Métamorphoses, XIII, 7-8. !95 Dictys, Ephéméride, II, 43 ; cf. note 139, p. 332 de G. Fry, ad 10eum Ephéméride, II, 43. !96 Dictys, Ephéméride, II, 44. 197 Histoire, 28. 198 Histoire, 32. !99 Iliade, chant XI. 193

194

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vraiment, et fait alors incontestablement, au propre comme au figuré, office de rempart. C'est lui qui empêche la déferlante troyenne de s'engouffrer dans la brèche, lui qui anime la défense et vient prêter main forte là où le front cède devant les Troyens2DO .. Il mène la contre attaque victorieuse, consacrant ainsi le rôle actif de sa fonction de rempart. Nous donnerons le mot de conclusion à Quintus de Smyrne2Dl Après la mort d'Ajax, il fait cette réflexion: Ajax n'est plus, les Grecs n'ont plus de rempart: "Ils craignent en leur cœur que les Troyens ne les attaquent, [. .. ] maintenant que le T élamoniade a péri". Il ne faudrait surtout pas cantonner notre héros dans le rôle uniquement défensif de rempart que nous venons de décrire. Certes, il défend et sauve à plusieurs reprises l'armée et le camp achéens, certes, les autres capitaines peuvent sûrement s'appuyer sur lui au cours de la mêlée, mais c'est avant tout un attaquant hors pair. C'est un homme qui réalise véritablement son essence au cœur de la mêlée. Il est même qualifié par Homère de meilleur combattant de l'armée grecque, bien entendu après Achille, mais puisque ce dernier boude le combat, de facto, sur le champ de bataille, c'est Ajax qui demeure le guerrier le plus en vue et le plus efficace. Détaillons un peu ce rôle.

Le meilleur combattant de l'armée Grecque après Achille

"Des hommes, en revanche, le meilleur, de beaucoup, est Ajax, le fils de Télamon, aussi longtemps que dure la colère d'Achille. Achille est en effet bien au dessus de lui, et il en est de même des coursiers qui emportent le fils de Pelée sans re200 201

Dictys, Ephéméride, II, 42. Suite d'Homère, V, 660 ad finem.

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proches. Mais Achille reste en repos au milieu de ses nefs ma. rznes ... 202"

C'est ainsi que le Catalogue homérique qualifie le fils de Télamon. Nous l'avons déjà sigualé plus haut: puisqu'Achille se retire du combat depuis le premier chant, jusqu'au milieu du chant XVIII, soit pendant plus des deux tiers de l'intrigue de l'Iliade, Ajax se trouve être le meilleur guerrier sur le terrain des opérations, meilleur qu'Hector, meilleur qu'Ulysse, que les Atrides ... Athénée de Naucratis203 , d'ailleurs, ne dit pas autre chose, dans une chanson de fin de banquet. Cette valeur guerrière était ainsi, au cours des siècles, devenue un quasi-truisme: "Fils de Télamon, belliqueux Ajax, on dit que tu étais après Achille le plus courageux de tous les Grecs qui allèrent à Troie: Ariston [. ..] Danaôn met'Achillea"

Nous retrouvons quarante-deux occurrences explicites concernant ses exploits guerriers dans les vingt-quatre chants de 204 l'Iliade ; quatre-vingt deux occurrences chez Dictys ; trentesept chez Quintus (dont le livre V en entier lui est consacré), douze chez Darès ... Ajax intervient activement dans tous les chants de l'Iliade sauf dans cinq (XVIII; XIX; XX; XXI; XXII.) c'est à dire dans les "chants d'Achille" (que d'aucuns, d'ailleurs, n'attribuent pas à Homère .. 205) Iliade, II, 760-76l. Deipnosophistes, XV, 50, Scolie et Scellés, 15. 204 Il intervient dans tous les chants, et même quelques fois, plusieurs fois dans le même chant. Citons pour exemple, XIII, 5 occurrences; XIV: 4 oc. ; XV : 7 oc. ; XIII : 7 oc. ; XVIII, 3 oc ... etc. 205 Confer P. Mazon, Introduction à ['Iliade, p.p. 209 sq., qui pense à plusieurs auteurs différents de l'Iliade, à l'inverse de J. De Romilly, in Homère, p.p. 39-46, qui elle prône plutôt une unité. Ce débat, séculaire, glosé, abondamment débattu et rebattu, pour important qu'il soit, n'entre pas ici dans nos préoccupations, sauf de façon très incidente pour indiquer que certains auteurs ont pu privilégier tel ou tel héros. Voir Paul Wathelet, dans son Dictionnaire des Troyens de ['I!iade, T. II, p. 1074 la notion de "chorizontes" (au contraire d'Aristarque qui plaide pour un seul auteur). Albert Severyns, Homère, II, Le poète et 202 203

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06

" Le meilleur des hommes était Ajax, fils de Télamon. Qu'est-ce donc qu'être le meilleur? Pour l'esprit épique, qui parcourt l'Iliade, c'est à coup sûr un combattant d'exception. l\1ais ce n'est pas que cela. n représente aussi un chef écouté au Conseil et qui, sur le champ de bataille, se révèle un capitaine expérimenté et pertinent dans ses ordres et ses décisions. n ne représente donc pas simplement une "tête brûlée", sanguinaire, obtuse et sans aucun . 207 Jugement .

"Andrôn [ ...] arisfos éên Telamônios Aïai

Ajax est tout d'abord un attaquant extraordinaire, un guerrier infatigable au courage exceptionnel : "Hupermenes akamanfocharman Aïas", dira Pindare208 . J'vIais il est loin de représenter un héros indomptable et infaillible dans la bataille. Homére le dépeint dans toute son humanité; il n'a rien d'un invincible immortel'°9 qui n'aurait peur de rien. Plusieurs fois, on le voit refluer, intelligemment, du reste, lorsque son expérience de soldat lui commande de le faire. Pas borné au point de se faire tuer pour ne pas reculer (comme le soldat décrit par Hérodote210 , qui avait attaché une ancre à sa ceinture, pour ne pas refluer devant l'ennemi !), c'est un combattant avisé. Plusieurs passages de l'Iliade nous le montrent, obligé de se replier de façon opportune, voire même de choisir délibérément la fuite. Détaillons un peu cet aspect du guerrier. son œuvre, p 7 ; Albert Severyns, Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, p.p. 31-101..., et alibi. 206 Iliade, II, 768. 207 Voir, pour l'analyse du "meilleur" chez Homère, les pages de René Bernard Moulin, in L'élément homérique chez les personnages de Sophocle, p.p. 23-32. Le meilleur est bien celui qui possède "Force et Savoir" . 208 Pindare, Fragments 62: Hérodien, II, 659, 26, Lenz. 209 On l'a bien vu, supra, avec l'école d'Aristarque qui tient particulièrement à ce statut d'humain et combat avec énergie les acceptions divines ou immortelles du personnage. 210 Histoires, IX, 74. Lors de la bataille de Platée, un Athénien, Sophanès de Décélie avait attaché à la ceinture de sa cuirasse une ancre de fer... Voir l'analyse de Pierre Vidal Naquet in "Ajax ou la mort du héros", op. cit. p. 102.

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Au début des combats, il vient de tuer Arnphios, le fils de Sélague. Mais il ne peut le dépouiller: les Troyens le pressent trop et "quelque grand et superbe qu'il soit, ils le repoussent. Ebranlé, il recule21l !! Plus avant dans le poème, la fin du duel qui l'a opposé au champion des Troyens, alors qu'il a le dessus, Aiax accepte l'arrêt du combat contre Hector, malgré qu'il en aif12, montrant par là qu'il n'est pas la brute épaisse qu'on a voulu décrire213 et qu'il sait, à l'occasion, juguler fougue et désir de tuer. Après le combat singulier Ajax-Hecto?14, alors que la mêlée a repris de plus belle, Zeus envoie une lueur flamboyante vers l'armée des Grecs. Tous fuient de façon éperdue vers les " y compns . A'Jax215 . ne~s, Plus tard, Zeus, encore, fait se lever l'épouvante dans l'esprit d'Ajax21 '. Ce dernier recule devant les ennemis, d'une façon plus ou moins ordonnée: tantôt leur tenant pied, tantôt refluant vers son camp: "Il [Ajax] s'arrête, saisi de stupeur. Il rejette en arrière son bouclier à sept peaux. Il frissonne. Il jette sur la foule, en tournant la tête, le regard éperdu d'une bête traquée. C'est à peine s'il meut un genou après l'autre".

Nous sommes ici loin de l'image d'un guerrier intrépide, ne reculant jamais.

Iliade, V, 610 sq. (Ho de chassamenos pelemichthê 627). Iliade, VII, 170-312. 213 Il n'est qu'à lire la description d'Ajax que dresse Ovide dans ses Métamorphoses livre XIII, pour s'en convaincre. 214 Iliade, VIII, 66 sq. 215 Iliade, VIII, 80. 216 Iliade, XI, 544-595. 216 Iliade, XI, 544-595. Voir l'analyse d'Hélène Monsacré in Les larmes d'Achille, "Le corps transformé par la peur" , o. c, p.p. 58-59, qui cite Nicole Loraux, "Crainte et tremblement du guerrier", in Traverses, 25, 1982, p. 199, ainsi que l'analyse philologique de l'étude de J Harkernanne, in "PHOBOS dans la poésie homérique,. Etude sémantique". Recherches de philologie et de linguistique, 1ère série, Louvain, 211

212

1967, p.p. 47-94.

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Au chant XV217 , Hector et ses Troyens ont pénétré dans le camp des Achéens, et "espèrent, au fond de leur cœur mettre le feu aux bateaux et massacrer les héros achéeni18

".

Ajax défend les nefs avec l'énergie du désespoir, il est sur le gaillard d'avant d'une nef et repousse les assaillants de sa longue pique d'abordage. l\1ais à la longue, il est submergé. ''Ajax, déjà ne tient plus, il cède à la force des traits. Il recule un peu, se

sentant perdu, jusqu'à un banc de sept pieds et abandonne le gaillard de la bonne nef ... " Pas d'héroïsme inconscient de la part du fils de Télamon. D'ailleurs, sur la nef en flammes 219 au chant suivant, "Ajax, cependant ne tient plus, Il cède à la force des traits. Le vouloir de Zeus triomphe de lui, et aussi les traits des Troyens, son casque éclatant, autour de ses tempes résonne terriblement sous

les coups, les traits, sans répit, frappent les solides bossettes. Il sent se lasser son épaule gauche à porter ainsi, continûment, sans trêve son écu. Ceux qui l'entourent l'écrasent sous leurs traits, sans arriver à l'ébranler. A chaque instant, il est en proie à une suffocation atroce. La sueur à flots ruissèle sur ses membres, il n'arrive pas à reprendre haleine, de tous côtés, malheur

s'entasse sur malheur. [. ..] Hector s'approche et de sa grande épée, tranche la lance d'Ajax [. ..] Ajax, alors en son cœur sans reproche, avec terreur, reconnaît (gnô d'Aias), l'action des dieux ; Zeus qui gronde dans les nues, a fauché net tous ses

plans de combat. [. ..] Ajax recule donc hors de portée des traits, et les autres jettent aussitôt le feu vivace sur les navires".

Il est ici humain, rien qu'humain, il ne reste plus trace du preux inaltérable, plein de la superbe qui l'animait, souvenonsnous, au chant vrr 220 , au moment d'affronter Hector, et dont la jactance confinait certes à l'orgueil mais faisait partie intégrante de la règle du défi : "Nul ne saurait me mettre en fuite, par la force, à son gré et contre le mien, (pas davantage par son savoir). Ce n'est pas un novice, j'espère, que Salamine en moi a enfanté et nourri... " Iliade, Iliade, 219 Iliade, 220 Iliade, 217 218

XV, 726-746. XV, 701-702. XVI, 103-123. VII, 170 sqq.

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D'ailleurs, un peu après, Ajax, défendant le cadavre de Patrocle22 !, entouré de toutes parts, craignant pour sa vie ne demande-t-il pas à Ménélas d'aller quérir de l'aide? Notons cependant que seul Homére nous dépeint un gnerrier humain, avec ses faiblesses devant l'adversité. Cette attitude ne se retrouvera pas chez les épigones du poète épique, qui dépeindront plutôt en Ajax un héros indomptable et sans peur.

Cependant, il ne faudrait pas hâtivement tirer de ces quelques exemples, la conclusion que notre héros se défile devant le danger, ni que son courage fait défaut. Il s'agit là de l'attitude, froide, calculée, d'un professionnel de la gnerre, celle d'un homme qui sait gérer les situations difficiles au mieux et ne prend pas de risques disproportionnés. Loin d'être un écervelé impétueux, ceux dont la vie est généralement courte au combat, il demeure ainsi d'une efficacité redoutable dans la mêlée. Car il représente un attaquant absolument extraordinaire222 . Sur le terrain, il domine tous les autres gnerriers. Même Hector, le champion des Troyens n'est pas de taille à le battre, lui qui pourtant a fait reculer le vaillant Diomède lui même, le fils de Tydée223 et que tous les autres Grecs craignent d'affronter. Les occasions de rencontres sont assez nombreuses, entre les deux hommes. Elles tournent presque toujours à l'avantage du Télamonide. Ainsi, lors du combat singnlier'24 contre le Priamide, il est en train de vaincre lorsque l'on décide d'arrêter le duel. Hector est en effet à terre, empêtré dans son équipement, fortement ébranlé par le puisant jet de pierre qui a frappé son bouclier. Ajax n'a plus qu'à le servir de son épée. C'est le moment choisi par les juges de la rencontre pour arrêter la rencontre. Les Troyens ne se font aucune illusion, l'issue du combat est heuIliade, XVII, 233-245. Confer René Bernard Moulin, L'élément homérique chez les personnages de Sophocle, p.p. 23-33. 223 Iliade, VIII, 145 sqq. 224 Iliade, VII, 175-312.

22!

222

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reuse pour Hector, qui à leurs yeux, semble le plus faible. "Les Troyens sont heureux qu'Hector ait échappé à la fougue et aux mains redoutables d'Ajax225 (Aiantos prophugonta menas kai cheîras à aptous). Plus tard, tandis que Zeus dort entre les bras blancs d'Héra, les Grecs, privés de ce fait de leur appui divin, sont en difficulté. Les Troyens ont enfoncé le mur de protection que les Achéens avaient péniblement édifié, au cours du chant VII, après la trève ; ils on franchi le fossé et sont aux portes du camp grec. Ajax et Hector se retrouvent une nouvelle fois face à face. Le Priamide lance les hostilités, malheureusement, sa javeline s'émousse sur les baudriers du fils de Télamon. En retour, Ajax lance une pierre énonne sur son adversaire, le blesse sévèrement"6 et le laisse pour mort au bon moment, brisant ainsi l'avancée troyenne. "Il [Ajax] le frappe près de la poitrine, près de la gorge, l'envoyant ainsi rouler comme une toupie, et l'autre de courir, en tournoyant au hasard. [. ..] Il reprend haleine, rouvre les yeux, et se met à genoux pour cracher du sang noir. Après quoi, il retombe sur le sol, en arrière, et la nuit noire enveloppe ses yeux : le trait dompte toujours son cœur." Il ne faudra pas moins alors de l'intervention de Zeus 227 lui-même, mandant Apollon près du mourant, pour remettre Hector sur pied. /1

Il arrive même que le vaillant Hector refuse de combattre contre lui22 '. "Mais il [Hector] refuse de combattre Ajax, fils de Télamon" (Aiantos d'aleeise machên Teleamônidao). Iliade, VII, 309. Iliade, XIV, 403-439 ~ Ephéméride, II, 43 ~ Ilias Latina, 779-783. 227 Iliade, XV, sqq. 228 I!iade, XI, 542. Le vers 543 suivant: "Zeus lui en veut quand il s'attaque à un guerrier meilleur que lui" est frappé de l'obèle comme douteux par Mazon. Ce vers 543 n'est pas pour autant frappé d'athétèse car est confinné par Aristote Rhétorique, 1387a34 : "De même, si l'on voit un inférieur entrer en lutte contre un supérieur, et surtout si ce conflit porte sur le même objet, de là ce vers: Il [Hector-Cébrion] déclinait la lutte avec Ajax, fils de Télamon, car Zeus se fût indigné contre lui s'il eût combattu un homme qui lui était supérieur". Lire la note ad locum de la Rhétorique, de Benoît Timmennans p. 223 : Ho225

226

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D'ailleurs, Glaucos, devenu chef des Lyciens 229 , depuis que Sarpédon est mort, s'adresse à Hector qu'il sent hésiter face à Ajax lors de la mêlée pour la récupération du corps de Patrocle: "Toi, tu n'oses affronter Ajax au grand cœur, en le regardant dans les yeux, en pleine mêlée ennemie, ni le combattre face à face parce qu'il est plus fort que toi ... " Hector ne le contredit certes pas mais excipe, pour se disculper, de l'aide de Zeus à Ajax. C'est que Hector n'est pas le seul à se méfier de lui230 : encore une fois, devant le corps de Patrocle231, Hector, Enée et Chromios, effrayés (hupotarbêsantes 533) reculent tous devant Ajax. La valeur du guerrier est reconnue par ses adversaires, même par les plus vaillants. Par exemple, lorsqu'Achille est mort232 , cela devrait être l'occasion pour les Troyens de se réjouir car un grand ennemi n'est plus. Mais la plupart d'entre eux se gardent de tout triomphalisme. Les Grecs ne fuiront pas après cette perte. "Ne leur reste-t-il pas de solides et vaillants guerriers : le Tydéide, Ajax [. . .] ceux là je les redoute encore même après la mort d'Achille ... Ah 1 Si Apollon pouvait les tuer de sa flèche d'argent 1 Ce serait la fin de la guerre 1"

Lance, épée, pierres (solos meurtrier dans ses mains puissantes), il fait feu de tout bois sur le champ de bataille. Si certains guerriers sont spécialisés dans leur pratique martiale, Agamemnon et Ajax, fils d'Oïlée à la javeline, Ménélas, Mérion, Teukros, Ulysse à l'arc, les Locriens d'Ajax Fils d'Oïée à la

mère: Iliade. XI. 542: le second vers n·est pas dans la vulgate de l'Iliade, mais se retrouve dans la vie d'Homère du pseudo-Plutarque,

avec une variante légère, mais inadmissible. Se retrouve aussi chez Plutarque, De audiendis poetis, 24c, (Pôs deî ton neon poiêmatôn akoueis = quomodo adulescens poetas audire) et aussi chez le Pseudo Plutarque. Vita Homeri. II. 132. 229 Iliade. XVII. 166-178 230 Quintus. Suite. III. 253 sq. (Réponse à Glaucos) Cf. Odyssée. V. 206-312: XIV. 402-432: XVI. 129 .. 231 Iliade. XVII. 520-534 232 Quintus. Suite. III. 34 sqq.

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fronde de laine tressés 233 , lui, est un combattant "total". Il lui arrive même d'écraser certains de ses ennemis de son bouclier immense234 C'est un hoplite, pas un pélaste, ni un cavalier. Il se réalise pleinement dans le corps à corps, c'est un attaquant de près. Tous les Troyens et Grecs sont à un moment blessés: Ulysse, Agamemnon, Diomède, Eurypile, Hector, Enée, Pâris 235 . Lui, non c'est un roc et une assise sûre sur lesquels s'appuient les Achéens et sur lesquels se brisent les lances adverses. Chez Dictys, tous les autres guerriers ne sont que de pâles combattants, d'incolores copies de ce héros; ils s'effacent même au point que "Ajax et Achille sont les deux vrais chefs opérationnels du corps expéditionnaire... Agamemnon et M énélas ne tiennent aucun rôle 236 Il

Il blesse un nombre important de Troyens et en tue au moins dix référencés et nommés par Homére, des milliers selon Quintus 237 , des myriades selon Dictys238 Il est nettement plus efficient que les autres. Après un assaut des Troyens239 lors des funérailles de Patrocle, Diomède capture douze Troyens vivants, Ajax, dans le même temps en capture quarante (!!) dont 2 Priamides. La démesure du personnage dans sa pratique guerrière est ainsi campée. C'est Ajax qui est tiré au sort pour affronter Memnon l'Ethiopien240 , qui a causé tant de ravages au sein de l'armée grecque (Il a tué notamment Antiloque, le fils de Nestor). Il le blesse sérieusement au cours d'un combat singulier, et Achille n'a plus qu'à l'achever.

Iliade, XIII, 712-720. Dictys, Ephéméride, II, 43. 235 Quintus, Suite, III, 332 sq. 236 Note ad loc : Dictys, Ephéméride, II, 3.7, p. 318 de Gérard Fry 237 Quintus, Suite, III, 276-279 "Ils sont des milliers à périr, épars dans la poussière" sous les coups d'Ajax. 238 Dictys, Ephéméride, IV, 20 et alibi ... 239 Dictys, Ephéméride, III, 14. 240 Dictys, Ephéméride, IV, 6. 233

234

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Ailleurs, le catalogue des fils de Priam tués après la mort de Memnon24 ! est parlant à ce sujet : Ulysse: en tue deux; Idoménée: trois ; Ajax fils d'ailée: deux; Diomède: deux; Ajax fils de Télamon: quatre; Achille: un. Ajax en tue plus que tous les autres. Si pour Homère242 , Ajax est certes le meilleur combattant après Achille, il ne l'est sûrement pas pour Dictys, ni pour Quintus qui le mettent au moins à égalité avec lui243 Car le fils de Télamon est un homme plus mûr réfléchi et sûr, et donc plus efficace, alors qu'Achille n'est considèré que comme étant dans les premières années de l'adolescence244 ( ?) Cependant, Achille est sûrement plus vieux que l'adolescence, car il est effectivement le père de Néoptolèrne-Pyrrhus qui apparaît au livre IV de la Suite d'Homère, jute après sa mort. Son fils est lui-même, d'ailleurs, sorti de l'éphébie, puisqu'il commande aux Myrmidons immédiatement après la mort de son père. Dictys, Apollodore et Isidore se trompent donc ou exagèrent en affirmant qu'Achille est un adolescent. Il en a, pourtant, de facto, les réactions et les comportements. "Il avait cependant en lui une force 245

aveugle et une sauvage incapacité à se contenir

",

admet Dic-

tys. On est obligé de veiller sur lui ... Les réactions d'immaturité d'Achille sont patentes: n'hésite-t-il pas à mettre les Grecs en danger lors de l'affaire de Briséis? N'est-il pas sur le point de trahir les Grecs 246 lors de l'intrigue concernant Polyxène247 ? Dictys, Ephéméride, IV, 6-7. Version différente chez Quintus, où c'est Achille seul qui tue Memnon en combat singulier. 242 Iliade, II, 760-761 et alibi ... 243 Qintus, Suite, V, 422-424. 244 Apollodore, Epitomé, 3, 16 (15 ans), Isidore, Etymologies II, l, 4 : adolescence ~ 14 à 21 ans note 21 p. 314 de Gérard Fry. ad loeum Ephéméride, l, 14 "Il [Achille] était dans les premières années de ['adolescence" . 245 Dictys, Ephéméride l, 14 246 Soit (Dictys), pactiser avec l'adversaire, trahir expressément: tuer Ajax, Agamemnon et Ménélas, soit (Darès) se retirer avec ses Myrmidons, entraînant avec lui les autres chefs grecs. Confer, pour cette trahison d'Achille, Ephéméride, IV, II ; 13. 247 Dictys, Ephéméride, III ; Darès, Histoire, 27. Achille ne participe pas aux combats à cause de ses amours contrariées pour Polyxène. 241

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C'est d'ailleurs son inconséquence juvénile qui perd Achille tant chez Dictys que chez Darès248 : il se laisse prendre dans un piège mortel ourdi par les Troyens (Hécube-Alexandre24' pour certains, ou Alexandre-Déiphobe250 pour d'autres), appâté par son désir irréfléchi, incontrôlable et inconséquent de posséder Polyxène. C'est, dès lors, très justement qu'Ajax en guise d'oraison funèbre, glisse tristement en direction de la dépouille d'Achille: "C'est toi-même qui t'es perdu par ta témérité et ton irréflexion251 Il s'agit bien même pour l'Ajax de Dictys -qu'on ne peut vraiment taxer d'animosité envers ce cousin qu'il chérit-, d'un enfant gâté et capricieux, mais si talentueux ... à qui on pardonne tant à cause de ses immenses capacités. C'est d'ailleurs le sujet de l'Iliade que de chanter la colère inconsidérée d'Achille, et ses conséquences dramatiques sur la marche du conflit, colère causée encore --entre autre- par des amours contrariées. Cette attitude est loin de convenir aux hommes de troupem . En effet, à la mort d'Achille, "dans leur grande majorité, les simples soldats ne prirent aucune part à cette douleur, et ils ne se laissèrent pas aller à une tristesse qui aurait été pourtant de circonstance. Ceux-ci restaient en effet persuadés qu'Achille s'était à plusieurs reprises entendu avec l'ennemi pour nuire à , "... son armee Plus loin, Dictys rajoute au sujet d'Ajax: "Et il fut bien le seul parmi les Grecs à ressentir face à la mort d'Achille une douleur que la décence virile eut du mal à contenir". Visiblement, Dictys a descendu Achille du piédestal où l'avait placé Homère, et y a installé Ajax à la place. /1

Tous les auteurs concordent avec Homère: maturité, vaillance dans les combats, choix militaires congrus, abnégation Darès, Histoire, 34. Darès, Histoire, ibidem. 250 Dictys, Ephéméride, IV, 10. 251 Dictys, ibidem. 252 Dictys, Ephéméride, IV, 13. 248 249

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dans la mêlée, pertinence des avis au Conseil, l'ensemble de ces qualités vont faire d'Ajax non seulement un guerrier de premier plan, mais aussi un chef militaire reconnu et respecté par ses pairs et ses ennemis.

Seul Sophocle fera entendre un son discordant à ce concert, mais n'est-ce pas de cette dysharmonie que naîtront tout le sel et le tragique de son drame?

Un chef militaire pertinent.

Guerrier intrépide, efficient au corps à corps, expert au combat, comme nous l'avons vu, Ajax n'en demeure pas moins un capitaine expérimenté qui sait mener ses hommes de façon à

allier l'efficacité dans l'action et la sauvegarde de la vie de ses soldats. Au cours des quelques vingt chants au cours desquels il intervient dans l'Iliade, ainsi que pendant les diverses "suites" d'Homère, nous le voyons fonctionner avec clairvoyance, sachant jauger d'un œil sûr la situation et prenant les décisions idoines. Ajax organise à différentes reprises et de façon sûre la défense et l'attaque des ligues grecques. Hector est au pied du mur de défense du camp achéen. Ces derniers le défendent avec l'énergie du désespoir, sous le commandement avisé d'Ajax253 . "Les deux Ajax vont et viennent donnant des ordres, partout sur les remparts, stimulant l'ardeur des Achéens. A tel guerrier, ils s'adressent doucement, tel autre, ils le prennent à parti avec de dures paroles, s'ils le voient trop mollir à la bataille. Amis, je m'adresse à chaque Argien, qu'il soit des meilleurs, des mayens, des moins bons --toutes gens ne sont pas les mêmes au combat 1- il Y a du travail pour tous, [. ..] Que nul ne tourne le dos, et ne prenne le chemin des nef:s ... "

Nous sommes en présence ici de chefs qui connaissent individuellement tous les combattants de leur armée, et qui adaptent leurs ordres à l'idiosyncrasie de chacun. Celui de ne pas 253

Iliade, XII, 256-277.

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tourner le dos à l'ennemi, par exemple est juste : outre le fait que la désertion affaiblit la ligne, c'est à ce moment que le gnerrier est le plus vulnérable et peut être frappé dans le dos. Plus tard, les Grecs sont acculés devant leurs remparts 25 '. Thaas propose de faire front. "Autour d'Ajax, d'Idoménée, de Teukros, de Mérion et de Mégès égal à Arès, ils organisent la

défense". Ni Ulysse, ni Diomède, ni les Atrides n'interviennent. Ajax est vraiment le chef aux ordres duquel lequel les Grecs se rangent et se conforment.

Ajax sait en outre galvaniser ses hommes. Les tirades d'un chef à ses soldats'" sont des morceaux de choix. Lui qui, en ambassade ou au conseil n'est pas à l'aise en paroles, en revanche, là, il est précis, ses commandements sont pertinents, brefs, univoques sur la conduite de l'assaut. Il est dans l'action et non dans le débat d'idées. Il électrise par son exemple et par son commandement la défense et l'attaque des Grecs25'. C'est un chef militaire écouté et juste. Il sait se faire entendre et donne des ordres judicieux, opportuns, non téméraires, laconiques mais puissants et nets sur

le champ de bataille. Son sang froid et son métier sont patents. Par exemple, lorsque Teukros, dérouté, vient de casser la corde de son arc257 en pleine bataille, Ajax lui pro digne, cahnement les conseils ad hoc pour poursuivre sereinement son action. De même, autour de la dépouille de Patrocle, Ajax organise la résistance face à un ennemi supérieur en nombre258 : "Il les place debout, autour de Patrocle. De leurs boucliers, ils ont fait un rempart, continu et croisé leurs lances. Ajax va à tous et leur prodigue ses instances. "Qu'aucun, ordonne-f-il ne recule derrière le mort. Qu'aucun n'aille non plus, pour se distinguer, combattre en se portant bien en avant des autres Achéens ; qu'ils restent tous autour du mort et ne se baffent que de près ... Il

Iliade, Iliade, 256 Iliade, 257 Iliade, 258 Iliade, 254 255

XV, 301-305. XV, 501-514 : XV, 560-564. XX, 247 sqq. XV, 471-484. XVIII, 360-365.

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Concision, sang froid, pertinence, efficacité ; ces ordres sont si avisés que les Grecs, bien qu'en infériorité, perdent alors moins d'hommes que les Troyens. Dictys et Quintus eux aussi décrivent en Ajax un capitaine dont l'expérience'" est reconnue Ce sont d'ailleurs Ajax, Achille et Diomède qui sont chargés de préparer la seconde expédition vers Troie260 (non pas Agamemnon ni Ulysse). Son sang froid et son détachement par rapport à l'immédiat brûlant de la mêlée, qui qualifient l'homme d'action avisé, sont à souligner. Ainsi, il a un travail à faire, il le fait: par exemple, il ne poursuit pas Pâris qu'il vient de blesse?61 et qu'il pourrait facilement achever, non, il retourne incontinent défendre la dépouille d'Achille: "maintenant, dit-il, j'ai d'autres soucis au cœur". Dans la même veine, Achille et Ajax font front à l'amazone Penthésilée qui vient de porter la mort et la désolation dans le camp grec, alors qu'ils étaient ailleurs à pleurer Patrocle. La jactance de l'amazone fait rire les deux cousins. "Ajax, alors, sans plus se soucier de l'amazone, s'en va charger le gros des Troyens, car il sait bien, en son cœur, que malgré sa bravoure, elle sera une proie aussi facile pour Achille que la colombe pour l'épervier".

Ajax n'est pas attiré par la curée. Il a jaugé les forces en présence et jugé que sa place était plus utile ailleurs, auprès des autres.

Cette valeur, chacun la reconnaît sans aucune discussion. Elle en fait un chef de guerre reconnu aussi bien chez les Grecs que chez les Troyens.

Dictys, Ephéméride, II, 3 : Quintus, Suite, livre J, 570 sq. Dictys, Ephéméride, II, 9. 261 Quintus, Suite, III, 344-348. 259 260

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Un chef reconnu par ses pairs et ses ennemis.

La reconnaissance de son statut de chef compétent, qui compte au sein de l'armée alliée, peut se vérifier dans trois domaines. D'abord, sur le champ de bataille comme commandant, puis au Conseil des Grecs, enfin, comme ambassadeur des propositions des Achéens. Après la rupture du pacte par Pandare262 , Agamemnon fait le tour de l'armée pour exhorter les soldats à la reprise du combat: "A vous, les deux Ajax, guides des Achéens, à la côte de bronze, je ne donne point d'ordres. Ce serait malséant de vous presser. Vous n'avez besoin de personne pour inviter votre monde au combat. Ah ! Zeus père, Athéné, Apollon, Si pareil courage pouvait se rencontrer dans toutes les poitrines /... Il Il est traité d'égal à égal par le commandant suprême de l'expé-

dition. Dans un épisode peu connu de Dictys 263, Agamemnon une fois destitué de son commandement, on donne officiellement la direction de l'armée à quatre rois: Palamède, Ajax, Diomède, Idoménée. Ni Achille, ni Ulysse, ni Ménesthée264 ne sont jugés aptes à un tel commandement. Il est à souligner que chez Dictys, on préfère Ajax à Ménesthée, pourtant considéré par Homère comme un tacticien hors-pair26 ' , ce qui fait de notre héros non seulement un combattant extraordinaire, mais aussi un chef reconnu apte à mener l'année entière. Malgré seulement ses douze embarcations emmenées de Salamine, il est donc considéré comme l'un des chefs de l'armée par Dictys. L'organigramme suivant, du commandement donné par le Crétois266 le prouve : Agamemnon commandant en chef, Achille, Ajax et Phénix, commandants de la flotte, Diomède et Ulysse, commandants de l'armée de terre. Iliade, IV, 272 sq. DictysEphéméride, 1,19: Cf note 48 de G. Fry p. 317. 264 Cf note 114 de G. Fry p. 330, ad loe Dictys : Ephéméride, II, 36. 265 Iliade, II, 32, II, 553. 266 Dictys, Ephéméride, V, 10. 262 263

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Sa valeur au combat est reconnue et encensée par tous 267 . Ajax vient de sauver les vaisseaux du feu: "Ajax y est porté aux nues et comblé de présents par le roi. Les autres chefs ne laissent dans l'ombre aucun des faits et gestes du héros, et, l'un après l'autre, en magnifiant sa vaillance, ils évoquent ses hauts faits: les villes de Phrygie prises en si grand nombre, le butin, et finalement ce magnifique combat livré contre Hector au milieu même des vaisseaux, et la flotte sauvée des flots. Il Il représente aussi une pièce maîtresse du dispositif grec aux yeux des Troyens 26 '. Chez Dictys, Achille est éperdument amoureux de Polyxène, fille de Priam et sœur d'Hector. Celuici en échange de la main de sa sœur, lui demande de tuer... les deux Atrides et Ajax, décapitant de la sorte l'armée grecque. C'est reconnaître à Ajax de la part du chef de l'armée troyenne une suprématie sur elle et une dangerosité insurmontables dans . l'1er.269 . un afIrontement regu Guerrier formidable, chef reconnu, il est aussi considéré par les Grecs comme un légat capable de les représenter au mieux. Ainsi, est-il choisi, pour faire partie des dix chefs qui vont signer l' annistice avec Troie au nom des Grecs 270 . C'est encore lui qui signe un traité favorable aux Achéens avec Polymestor'71 Il représente aussi un homme écouté au sein même de l'armée des alliés. C'est souvent lui que l'on choisit pour arrondir Dictys, Ephéméride, II, 44 ; IV, 8 : "TDUS exaltent jusqu)à la porter aux nues la vaillance d'Ajax, mais aussi celle d'Achille"; Quintus, Suite, III, 99a : admiration de Diomède pour Ajax. 268 Dictys, Ephéméride, III, 3. 267

Note 9 de G. Fry, p. 337 "Il s'agit de tuer pour Achille non seulement Ajax membre de sa famille et ami particulièrement cher (II, 48 ;

269

IV, 13) mais aussi Ménélas et Agamemnon, c'est-à-dire tout le commandement grec, selon Homère mais pas selon l'Ephéméride (I, 17;

II, 32). L'Hector de Dictys doit considérer qu'il suffit de neutraliser les deux principaux chefs opérationnels (Ajax et Achille), le généralissime (Agamemnon) et celui pour qui les Grecs sont là (Ménélas) pour mettre un tenne à la guerre." 270 Dictys, Ephéméride, V, 10. 271 Dictys, Ephéméride, II, 20.

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quelque peu les rugosités qui peuvent émailler les relations entre les rudes guerriers. Ne l'envoie-t-on pas en ambassade avec Achille auprès de Télèphe blessé272 ? Ne fait-il pas partie de l'ambassade auprès d'Achille pour tenter de le fléchir et de le faire revenir au combae73 ? Ambassadeur confirmé, c'est encore un important conseiller, membre de l'Assemblée des Grecs 274 Es qualités, Ajax suggère d'envoyer des légats à Achille pour le faire revenir sur sa décision275. Il parle devant le conseil. "Lorsqu'il eut fini de parIer, tous les chefs louèrent la pertinence du propos que le héros leur avait tenu. Rivalisant dans l'éloge, ils le célébraient avant tout parce qu'ilZes surpassait non seulement par sa force physique, mais aussi par son intelligence. Il Lorsque Agamemnon, horrifié du refus d'Achille ne peut dormir, il convoque un conseil nocturne. Ajax y est convié27'. S'il est ainsi appelé à toutes les conciliations, c'est que c'est un bon compaguon, qui entretient de relations amènes et cordiales avec ses homologues, Ulysse, Agamemnon, Ménélas, Teucros, Oilée, Achille (surtout chez QuintuS)277 .. Parmi celles-ci, les affmités avec Achille, nées du compaguonnage d'armes, sont doublées d'une tendresse due à la proche parenté des deux hommes 27 '. N'est-ce pas lui qui chez Dictys, console Achille lors de la mort de Patrocle279 ? C'est encore lui qui offre à Achille les quarante prisonniers qu'il vient de faire dans les rangs troyens, parmi lesquels deux Priamides,

Dictys. Ephéméride. II. 6. Iliade. 1. 169 sq. 274 Iliade. 1. 145 ; II. 406 sq. 275 Dictys. Ephéméride. II. 44. ; 48. 276 Iliade. X. 54 sq. 277 Confer F. Vian Suite d'Homère, Livre V, notice, p. p. 14, 15, 16, 17. 278 Dictys, Ephéméride, II. 48; IV. 13 ; Cf. G. Fry note 57 p. 351 ; note72 p. 353 ; Quintus. Suite. III. 428. 279 Dictys. Ephéméride. III. II et note ad [oeum de G. Fry: "Chez Homère, c'est sa mère, Thétis, une déesse qui console son fils (I!iade, XVIII. 18; 35-147); Dictys. la remplace par son alter ego. son parent et son meilleur ami: Ajax. un mortel. (Ephéméride. IV. 13)". 272 273

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pour qu'ils soient immolés sur le bûcher de Patrocle280 Achille le lui rend bien, d'ailleurs: lors de l'ambassade à Achille28 !, le Péléide fait placer Ajax à côté de lui: parenté généalogique mais aussi de bravoure, estime des deux hommes l'un pour l'autre. Et c'est sur la proposition expresse de son cousin que le fils de Pelée infléchit sa position282 : "Sur la proposition d'Ajax, et pour la première fois depuis son malheureux coup de colère,

il [Achille] se rend au conseil en compagnie des autres Grecs" Comment ne pas conclure ce paragraphe sur ces "affinités électives" entre Ajax et son cousin, sans citer les paroles d'Achille chez Goethe283 : "Je n'ai jamais goûté sur la terre de plus délicieux plaisirs que le soir, après la bataille et la violente fatigue, lorsque Ajax, fils de Télamon, me serrait la main, en se réjouissant de la victoire et des ennemis terrassés".

On voit par ces quelques exemples toute la distance qui sépare Homère, chez qui l'homme est taciturne, bourru et peu expansif, de ses épigones. Encensé par Quintus et Dictys, ridiculisé par Sophocle et Ovide, cet homme possède en lui une bipolarité qui porte en germe un destin tragique qui se révèlera dramatiquement dans notre seconde partie. Continuons néanmoins notre investigation sur ce héros, dé-

fini plus haut comme un roc, dans sa dimension de monolithe.

Un bloc, monolithe, peu bavard,

Nous avons souligné plus haut la différence dans appréhension de la dimension sociale d'Ajax chez Homère et chez Quintus ou Dictys. Autant chez ces derniers, le fils de Télamon est disert, affable, encensé par les siens, autant chez Homère comDictys, Ephéméride, III, 14-15. Dictys, Ephéméride, II, 50. 282 Dictys, Ephéméride, II, 52. 283 Achilléide, p. 20. 280 281

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me d'ailleurs chez Sophocle et Ovide, le héros est décrit comme peu bavard, taillé d'un seul bloc, buté et abrupt, à la limite de la brutalité, même. L'attitude de notre homme lors de l'ambassade chez Achille284 est éloquente à ce sujet. "Puis, après qu'ils ont chassé la soif et l'appétit, Ajax à Phénix fait un signe... N. Ajax ne s'exprime pas : il fait un simple geste à l'intention de Phénix, le plus vieux et le plus sage. Ajax n'est pas un parleur, n'est pas un argumenteur, mais il a saisi, en [m stratège, le moment opportun d'attaquer Achille de façon rhétorique. Ulysse, lui, a déjà préparé son discours. Le temps de parole lui aussi nous montre un Ajax peu bavard : Le discours d'Ulysse se déroule28' sur quatre-vingt un vers, celui de Phénix sur cent soixante quinze, celui d'Ajax sur dix huit! Le propos d'Ajax ne s'adresse pas de suite à Achille, mais à Ulysse: "Partons! ", (en employant l'impératif, habitude de capitaine), ne discutons plus; Achille est inflexible, il est cruel, sans pitié, nous perdons notre temps. Puis il s'adresse sans aucune aménité à Achille: "Toi, c'est un courroux sans fin et méchant que les dieux t'ont mis au cœur... Et pour une fille! Alors qu'aujourd'hui, nous t'en offrons sept, parfaites entre toutes f" Cette intervention d'Ajax chez Homère est une caricature du guerrier rugueux, matérialiste. Il n'a pas pris en compte d'une part l'offense faite par Agamemnon à l'orgueil d'Achille, d'autre part l'amour que porte celui ci à Briséis286 Ajax se révèle, ici, un soldat, meneur d'hommes ne laissant pas de place pour l'empathie; Ulysse, en revanche, un industrieux, un ingé-

Iliade, 1, 222 sq. Ibidem, du vers 225 au vers 306 : discours de Phénix: 430-605 : discours d'Ajax: 624-642. 286 L'on sait, par ailleurs, qu'Achille s'enflamme rapidement et de 284 285

façon quasi totale pour une femme: il n'est qu'à rappeler, chez Quintus l'affaire de Polyxène qui amène à la mort d'Achille, ou celle de Penthésilée, qui débouche sur la mort de Thersite.

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nieux287 Ajax, chez Homère, raisonne en soldat et en lourdaud: la femme, pour lui n'a qu'une valeur marchande et l'orgueil mal placé n'a pas sa place chez le guerrier en campague. Le retour de l'ambassade288 confIrme les observations précédentes. Ulysse marche le premier, (êrchê d'Odusseus 657) c'est lui qui va rendre compte du refus du fIls de Pelée. Ajax est bien là, mais pour répéter, si nécessaire (689) mais il n'aura pas à le faire. Il aura dit en tout dix huit vers, dont 3 à l'attention directe d'Achille (639-642). Un "taiseux", un laconique! Lui-même, d'ailleurs est très lucide quant à son mutisme forcé, car, dit-il, "nec mihi dicere promptuml/289 : il m'est difficile de bien parler. Je n'ai pas la répartie facile. Sa faculté à s'exprimer et à convaincre par le logos est quasi nulle. D'ailleurs, après son intervention orale devant l'armée, chez Ovide, la foule des guerriers ne se trompe pas: elle n'émet qu'un "murmur"290 poli, alors qu'après le discours d'Ulysse, les chefs de l'armée applaudissent vivement: "mata manus procerum est,,291

Même chez Quintus, qui pourtant décrit un Ajax affable et doux compaguon, la parole n'est pas le fort du héros, il la dédaigne même un peu, car elle ne sert à rien au milieu de la mêlée : "mufôn d'ein agorê chreiô pelei anthrôpoisin : l'éloquence n'est bonne qu'à f'assemblée"z92. Il méprise les "insipides discours" qui n'ont vraiment aucune commune mesure avec la "bataille tueuse d'hommes" (ibidem) Peu de paroles au Conseil, peu de paroles à l'ambassade chez Achille, des ordres aboyés à l'impèratif, l'homme n'est donc pas un tribun. C'est qu'il y a une différence considèrable à la guerre et au conseie 93 : "les bras décident à la guerre, comme

287 lliade, l, 644 : Aian diogenes teleamônie, koirane laon - diogenes Laertiadê polumechan Odusseû : "Ajax, divin, fils de Télamon, me-

neur de troupes - Le divin Ulysse, fils de Laëtre, aux multiples tours" . Iliade, IX, 659 sq.

288

Ovide, Métamorphoses XIII, 9-12. Ibidem, v. 124. 291 Ibidem, v. 382. 292 Quintus, Suite, V, 234. 293 Iliade, XVI, 630-631. 289 290

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les paroles au conseil. Ce qu'il faut, ce n'est pas entasser des mots, c'est se battre". Sophie Klimis294 s'est penchée sur la forme même de l'expression orale d'Ajax. Il utilise des expressions en staccato29'. Il privilégie les dentales. Cela dénote une incapacité de l'homme à communiquer en paroles et le choix d'une prééminence du langage incisif et coupant des armes. La passion d'Ajax est patente, sous jacente mais refoulée. "Dès lors, la parole d'Ajax ne peut être que tranchanti 96 Il ne s'agit pas là d'une analogie, d'un rapprochement purement métaphorique, mais au contraire, l'expression de l'unité du mode d'être d'Ajax297 ." Le texte de Sophocle contient des termes qui rappellent le "tranchant", le "coupant" en ce qui concerne Ajax ou son mode d'expression. Ainsi, dès le vers 147, il agit non pas en parlant, mais avec un fer flamboyant298 , un fer à double tranchant'99. D'ailleurs, ne préfère-t-il pas éviter les paroles quand le mal réclame un scalpel300 ? Le chœur en effet, ne se trompe pas lorsqu'il affirme que l'homme emploie des mots tranchants 301 D'ailleurs, même mort, Ajax suscite des discours qui entaillent la chair vive302 . Les contenus mêmes des différents piaidoyers 303 pour les armes se révèlent peu éloquents ou mal construits par rapport à ceux d'Ulysse ou de Nestor spécialistes de la parole Archéologie du sujet tragique, o. c. p. p. 231. Sophie Klimis in op. cit. note 43 p. 230. Terme emprunté à R. P. Winnington-Ingramm Sophocles. An interpretation, Cambridge University Press. 1983. p. 48. 296 Cf. Pierre Vidal Naquet, "Ajax ou la mort du héros", op. cit. p. 106 ~ui commente les vers de Sophocle Ajax, 815 ; 582 ; 584. 2 7 Sophie Klimis, in op. cit, p. 231. 298 Sophocle, Ajax, v. 147: Sidêrô aïtôni. 299 Ibidem, v. 286-7 : amphêkes egchos. 300 Ibidem, v. 582 : tomôti pêmati. 301 Ibidem. v. 584 : glôssa sou tethêgmenê (verbe thêsô) en 815. Ajax emploie le même verbe pour désigner son fer: sidêrobrôti thêganê. 302 Ibidem, v. 786 : xureî gar en chrô. 303 Ovide, Métamorphoses, Quintus, Suite, Lucien, Dialogue des morts.. tous ces plaidoyers seront vus en détail lors de notre partie sur "L'affaire des ADnes". 294

295

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Non seulement la parole est faible, le contenu déficient, mais il manque à Ajax ce qu' Ulysse sait faire à merveille: accompagner le discours, devant une assemblée, de gestes et d'attitudes oratoires qui mettent l'auditoire en haleine. Le discours d'Ulysse ainsi que ses postures d'acteur chez Ovide304 , sont significatifs de ce point de vue et entraînent d'ailleurs l'adhésion enthousiaste du tribunal et des juges. · . t e305 ,monotropos306,aut 0 suffilsant307 ,egols • .. t 308 • e ,a So 1IpSlS 309 l'écart des autres , "Buté, comme un âne qui au bord du champ tient tête aux enfants [. . .] les enfants l'accablent de 310 coups, brisant en vain bâton après bâton ", voici le portrait

d'un gnerrier épique par excellence. C'est d'ailleurs la teneur de l'éloge d'Ajax par Idoménée31l : "Devant aucun homme, on ne verra céder le grand Ajax, fils de Télamon, devant aucun mortel qui mange la mouture de Déméter et n'est pas invulnérable au bronze et aux grosses pierres... Il ne plierait pas devant Achille lui-même, l'enfonceur de lignes, --au moins dans un corps à corps, car à la course, il ne peut lutter".

Une telle idiosyncrasie ne peut générer que des haines et des inimitiés entières et tenaces. Chez Homère312 , ainsi, lorsque Ulysse demande à Ajax son pardon : "Je dis, mais sans répondre un mot, l'ombre d'Ajax retournait dans l'Erèbe, ... "

Ovide, Métamorphoses, XIII, 128-321. Sophie Klimis, o.c., p. 234-236. 306 Jean Starobinski, o. c. p. 22-23. 307 Sophocle, Ajax, réflexions d'Ajax à Athéna, à Télamon, v.767-775. 308 Sophie Klimis, o. c. p. 221 sqq. 309 Iliade, VIII, 223-225 : IX, 6-8 : X, 113 : Sophocle, Ajax, v. 4. Ses nefs sont placées en dernier, comme celle d'Achille son cousin, à l'inverse de celles d'Ulysse qui sont au centre de la ligne: quand on a un message à faire entendre aux Argiens, on monte sur la nef d'Ulysse ~our le crier à la ronde. 10 Iliade, XI, 558 sqq. : Marcel Conche, Essais sur Homère, p. 32. 311 Iliade, XIII, 312-325. 312 Odyssée, Nekyia XI, 541 sq. 304 305

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Le Dialogue des Morts, imaginé par Lucien, décrit un homme plus disert devant Agamemnon quand il s'agit de cracher sa haine pour Ulysse et Athéna. Ajax en veut à Ulysse même après sa mort. On peut parler ici de haine sinon éternelle du moins inextinguible, à la mesure de l'immutabilité de cet homme fait d'un seul bloc, incapable d'un revirement.

Qui se suffit à lui même: Rapports aux dieux Cet être qui n'a jamais plié devant quelque sitophagos313, qu'aucun des brotop14 n'a pu encore faire reculer, bref, qu'aucun

humain n'a jamais inquiété, quelles relations entretiendra-t-il face aux immortels? Certes, le caractère qu'on a pu décrire cidessus, confmant au solipsisme, n'incite guère à opter pour une attitude des plus mystiques consistant à confier aveuglément sa destinée aux mains de la divinité. Des positions différentes ont été décrites, allant de l'attitude respectueuse pour les dieux à une impiété la plus blessante. Certains auteurs s'ils n'ont pas relevé une ferveur particulièrement flagrante, ne décrivent cependant pas, de la part de notre héros, une hostilité manifeste, envers les dieux. Chez Homère, il ne demande rien aux hommes ni aux immortels, cependant, il ne méprise pas les dieux. Il adopte envers eux une certaine posture de distanciation. Celle ci pourrait être assimilée soit à l'attitude des épicuriens315 consistant à affirmer la rupture radicale entre le monde des dieux et celui des hommes: il y a bien des dieux, mais ils ne s'occupent pas de nous, soit, encore, à l'acceptation détachée et réfléchie du fatum des

Odyssée, IX, 191. Ibidem, V, 197 : Pindare, Pythiques, X, 28 .. 315 Voir Epicure et ses dieux du R. P. André-Jean Festugière, Paris, 313

314

1985.

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stoïciens316 . Les dieux jouent avec lui, il en a conscience, il ne peut aller contre cette force supérieure; mais il garde d'une part toute sa raison -bien entendu sauf lorsque le dieu la lui ôte délibérément- et d'autre part, il tente de garder une certaine latitude de manœuvre. Par exemple, il reconnaît Poséidon317 , il a du respect pour lui. l\1ais cela s'arrête au constat de la présence du dieu. C'est d'ailleurs Ajax fils d'Oïlée qui ressent le premier l'action du dieu et la lui fait remarquer. Lors du combat singulier entre Hector et Ajax318 : ce dernier s'adresse aux Grecs : "Allons, tandis que je revêts mon annure de guerre, priez, vous autres, le seigneur Zeus, sans ouvrir la bouche, pour vous, afin que les Troyens ne s'en doutent pas. Ou même ouvertement, puisqu'après tout, nous ne craignons personne". Ajax ne demande rien par lui-même. En

revanche, il fait prier les Grecs. Il y a là une attitude qui confme à un certain détachement à vouloir ainsi non pas ignorer Zeus -il demande qu'on prie pour lui-, mais à mettre une certaine distance ou certains intermédiaires entre le dieu et lui. Juste avant ce combat"', d'ailleurs, Zeus envoie un signe flamboyant à l'armée grecque. Les Grecs sont frappés de terreur, Ajax compris; il ne se révolte pas et accepte l'augure. De même, plus 10in320, il reconnaît l'action de Zeus, et est fataliste, ou encore, ailleurs 32 \ il sait très bien que Zeus soutient Hector, mais n'a pas un mot de reproche contre lui. Cette attitude de soumission distante et raisonnée aux volontés divines est patente au cours de l'épisode322 durant lequel Ajax perd pied devant les attaques furieuses d'Hector devant les nefs qu'il ne peut plus défendre : ''Ajax, en son cœur, (gnô Confer Cléanthe, l'Hymne à Zeus ; Cicéron, De fato, De natura deorum ; R. P. André-Jean Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, II, ilLe dieu cosmique", Paris, 1949, et alibi. Voir pour ces questions Les textes traduits par Emile Bréhier in Les Stoïciens, Paris, 1962. 317 Iliade. XIII. 65-80. 318 Iliade. VII. 170 sqq. 319 Iliade, VII. 80 sq. 320 Iliade. XVI. 101-123. 321 Iliade, XVII. 626-647. Voir Pseudo-Longin. Du Sublime. 9. 10. 322 Iliade. XVI. 119-123. 316

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d'Aïas kata thumon amumona) sans reproche, avec terreur, reconnaît l'action des dieux; Zeus qui gronde dans les nues a fauché tous ses plans de combat; il veut la victoire des Troyens, Ajax recule donc (chazeto fl'ek beleôn) hors de portée des traits... "L'homme ne rechigne pas, il accepte l'augure, qui

contredit ses plans, et il recule "donc,,323. Il est comme les autres guerriers grecs et troyens le jouet de la volonté des divers dieux qui interviennent dans le conflit'24. Il subit ces volontés avec stoïcisme et résignation, qu'elles découlent sur des actions héroïques ou au contraire moins nobles. Zeus intervient une fois de plus dans la bataille'" et pour cela il s'adresse, sous la forme de Calchas aux deux Ajax; il les galvanise et, "les touchant tous les deux de son bâton, le Maître de la terre et Ebranleur du sol assouplit leurs membres: leurs jambes d'abord, puis en remontant, les bras... "

Plus loin326, Poséidon anime les Achéens autour des deux Ajax. Le fils de Télamon ne remercie pas, mais profite du renouvellement de ses forces pour guerroyer de plus belle. En portant secours à Ulysse, blessé327 , Ajax se fait encercler par l'ennemi: "Zeus-père, assis sur les hauteurs, fait alors se lever l'épouvante. Il s'arrête, saisi de stupeur; il rejette en arrière le bouclier à 7 peaux; il frissonne, il jette sur la foule en tournant la tête un regard de bête traquée; c'est à peine s'il meut un genou après l'autre... "

Jouet des dieux, certes, l'homme est cependant toujours buté comme un âne. Nous avons déjà relevé qu'il ne se laissait pas 323 Usage du "de" marquant une liaison avec la partie antérieure et qui, sous-entendue, est censée être évidente. Il reconnaît l'action de Zeus et "donc" (" de" = sous-entendu, puisque Zeus est le plus puissant, ou f2~isqu'il faut se conformer à la volonté ~u dieu), .il recule. . I!iade, XX, 31 sq. : Zeus permet enfm aux dIeux de soutemr leurs champions. Pour les Achéens, Héra, Athéna, Poséidon, Hermès, Héphaïstos. Aux côtés des Troyens, Arès, Apollon, Artémis, Léto, le fleuve Xanthe ou Scalamandre, Aphrodite. Zeus, quant à lui, reste là, assis, dans un pli de l'Olympe, comme au spectacle "les observer charmera mon cœur"! enth' horônphrena terpsomai (XX, 22.) J2j Iliade, XIII, 46-80. 326 Iliade, XIII, 126 sq. 327 Iliade, XI, 544-595.

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aller au "sophos argos328 ". Il tente néanmoins toujours de réagir par lui-même de façon "auto-nome". Nous relevons quelques passages au cours desquels le pronom "autos" est employé pour signifier une action qui s'exonère de l'aide d'un moteur exténeur. Ainsi, lors de la bataille acharnée autour du cadavre de Patrocle329 : "Le magnanime Ajax et Ménélas ne sont pas non plus sans voir que Zeus, décidément donne aux Troyens leur revanche en un combat victorieux. Le grand Ajax, fils de Télamon, le premier, parle ainsi : "Hélas, un simple enfant, cette fois le comprendrait : C'est Zeus-Père, en personne qui aide les Troyens. [. . .] Eh bien, soit! Voyons par nous-mêmes le meilleur parti à prendre"... (Ali' aget' autoi per phrazometha mêtin aristên 634). Si Zeus ne veut pas nous aider, il faut bien se débrouiller par nous-mêmes, en nous dispensant de son appui, alors: -passons-nous de son aide, -passons-nous de son avis, -allons à l'encontre de son vouloir.

y a-t-il là une attitude d'hybris ? Veut-il par là défier les dieux? Veut-il se hisser indûment à leur hauteur? Non, l'homme affirme par là sa profonde confiance en lui et son incapacité à demander de l'aide. C'est la même attitude qui est adoptée un peu plus loin, toujours autour du corps sans vie de Patrocle330 : au sein de la mêlée autour de la dépouille, Achille, qu'on attend, ne vient pas : "Hemeîs d'autoi per phrazômetha mêtin aristên ... à nous seuls de juger du meilleur parti à prendre".

"Sophos argos ou fatum mahometanum" (si mon avenir est prédestiné, alors je n'ai qu'à attendre !). Selon Leibniz, Essais de Théodicée, (1710 § 55.) c'est j'attitude qui consiste à dire "puisqu'il y a un dieu qui est tout puissant, alors, je ne peux intervenir et je dois laisser faire". Voir Marc Durand, "De la scolastique à l'humanisme. Généalogie d'une révolution idéologique: l'éducation corporelle de Gargantua", in Revue internationale S.TA.P.S., 3 /2004, nC 65, p.p. 43-59. 329 Iliade, XVII, 626-646. 330 Iliade, XVII, 712-713. 328

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Dans le même épisode, Ménélas et Ajax ferraillent de leur mieux contre des adversaires de plus en plus nombreux autour du cadavre de Patrocle. Ménélas dit à Ajax au vers 712 (doublet avec le vers 634): "cherchons le meilleur plan pour sortir nous-mêmes fautai} ce cadavre de ce tumulte troyen, et échapper à la mort et à la divinité fatale ... ". Ce à quoi Ajax répond: " Ce que tu dis est bien dit [. .. ] Nous restons tous les deux (Les deux Ajax). Tout aussi bien, toujours, côte à côte, nous fenions déjà tête au violent Arès"

Ici encore, il s'agit simplement de l'affirmation d'une confiance absolue en soi même; il n'y a pas d'animosité particulière à relever, pas d'hybris par rapport à Arès et ceci pour deux raisons : 1) Arès est la personnification de la Guerre, du Combat. Aiax emploie ici une image pour signifier qu'il continue le combat. 2) C'est un dieu veule, cruel, qui est haï et méprisé, y compris par les autres dieux. Il n'existe pas ici d'attaque frontale et physique contre Arès comme on l'a déjà vu précédemment de la part du fils de Tydée. Il s'agit simplement de faire son métier de soldat: combattre et résister à l'ennemi dans une dialectique gnerrière reconnue et acceptée pleinement. Mais il n'est sûrement pas question d'actions violentes contre les dieux, comme celles Diomède331 par exemple qui --certes, sur ordre d'Athéna- blesse Cypris et Arès, physiquement puis va se colleter avec Apollon, ou bien encore comme celle d'Achille contre le même dieu lumière chez Quintus 332 . De toute façon Ajax, quoiqu'il en aif33, ne veut pas critiquer les dieux: "Je sais bien qui a prononcé contre moi. Mais on ne doit pas parler des dieux"

Iliade, V, 330 sq. : Diomède blesse Aphrodite (Virgile se souviendra de cet épisode, et après coup, Diomède s'en repentira: Enéide, XI, 275-277.) : V, 435 sq. se heurte à Apollon par trois fois: V, 855 sq .. blesse Arès au bas ventre. 332 Quintus, Suite d'Homère, III, 44 sq., et surtout III, 50-52. Voir note de Vian 1 p. 98 : III, 75 sqq. 333 Lucien, Dialogue des Morts, XII. 331

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Une seule fois334, il fait une demande expresse à son aïeul : il supplie Zeus d'ôter l'épais brouillard et le dieu obtempère. Mais cette prière n'est pas exempte non plus d'ambiguïté: "Zeus Père, sauve de cette brume hommes et chevaux, fais-nous un ciel clair. Permets à nos yeux d'y voir ! Et la lumière une fois faite, eh bien tu nous détruiras, puisque tel est ton bon plaisir. Il Cette équivoque a été relevée par Lassère335 dans une de ses notes ad locum Iliade, XVII, 645-647 où il écrit: "La Motte et Bai/eau ont mal compris ce vers en traduisant: "Grand Dieu, Chasse la nuit qui couvre nos yeux, Et combats contre nous à la clarté des cieux". Ajax ne défie pas Zeus, En bon Grec de la lumière, il demande à Zeus de revoir le soleil en mourant. Il ne développe pas d'attitude de défi, il n'y a ici que de la piété raisonnée, et de la résiguation. Une dévotion est bien là, certes, mais si tempérée. On a pu parle?36 au sujet de notre héros d'une "autonomie religieuse", voire d'une attitude "minimaliste" envers la divinité. Ajax reconnaît la toute puissance des dieux, il la respecte, mais il n'adhère pas totalement aux volontés des immortels. Si son langage est convenu, ses actions, en revanche, ne le suivent pas totalement. Hèros du faire, l'homme est fidèle à son caractère indépendant, fier et entier. L'Ajax de Sophocle ne semble pas alors si éloigué qu'on a pu imaginer de celui dHomère. Le hiatus entre les deux poètes n'est peut-être pas si profond qu'on pourrait le penser à la première lecture. Il a suffi à l'auteur d'Ajax de forcer un peu les traits du personnage homérique pour tomber

Iliade, XVII, 645-647. Le Kronide est l'arrière-grand-père d'Ajax, mais Homère ne semble pas reconnaître au héros cette filiation divine, comme il reconnaîtra expressément celle de Sarpédon (Zeus), d'Asca-

334

laphe (Arès), d'Achille (Thétis), d'Enée (Aphrodite) et d'autres. 335

Eugène Lassère, Iliade, Introduction, traduction et notes, Paris,

1965. Jesper Svenbro, "Un suicide théologiquement correct; sur l'Ajax de Sophocle", Etudes littéraires, volume 32, n° 3 et volume 33 n° 1,

336

2000-2001, p. p. 113-127. Les termes employés se trouvent aux pages 113etI16.

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dans une caricature certes sévère, mais qui ne procède pas d'une brisure qualitative franche. Chez Sophocle, Ajax fait indubitablement preuve d'hybril37, de présomption et de démesure. Il dit expressément à deux reprises qu'il peut se passer du dieu, que sa vaillance lui tient lieu de piété. D'abord, à son père qui lui donne, avant de partir à la guerre, les dernières recommandations de vénération aux dieux, notamment, il répond: ''Avec l'aide d'un dieu, père, cette victoire, même un homme de rien pourrait l'emporter. C'est sans les dieux que pour ma part je suis bien sûr de ramener la gloire. //338 Puis, Au cours de la mêlée guerriére, à Athéna qui se trouvait à ses côtés, il donne l'ordre impératif (histô) suivant: "Va assister, maîtresse, les autres Argiens, ce n'est pas où je suis que le front craquera. ,,339 Un ordre impératif qu'il réitérera d'ailleurs au début de la pièce340 , en s'opposant fermement et frontalernent à la volonté de la déesse qui voulait l'empêcher de tuer sauvagement le bélier, figurant le simulacre d'Ulysse : ''Athéna, satisfais, si tu veux, tes autres désirs, mais c'est ce sort et pas un autre que cet homme subira f//

Sophocle, Ajax, 760-76: "Il est né homme et conçoit des pensers qui ne sont pas d'un homme" : hostis anthrôpou phusin [. ..J mê kath'anthrôpon phronê. Au sujet de l'hybris d'Ajax, il convient cependant de moduler un peu la connotation d'impiété qui pourrait découler d'une traduction par trop stéréotypée de ce mot. Nous y reviendrons abondamment infra, nous appuyant sur une étude d'Alex Garvie de l'Université de Glasgow in Actes du colloque international d'Aix-enProvence, 10, Il, 12 janvier 1992: "L'Hybris, particulièrement chez Alax", p.p. 243-253. 33 Sophocle, Ajax, v. 767-769. 339 Sophocle, Ajax, v. 774-75, et note, 3 de Mazon ad loeum : "la légende racontait qu'Ajax avait effacé de son bouclier la figure d'Athéna". 340 Sophocle, Ajax, v. 112-113. 337

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D'ailleurs, cette propension à l'autonomie par rapport aux ordres divins se retrouve Dans le Dialogue des Mortl41 : Ajax hait Ulysse, et ne cesserait de le haïr, "pas même si Athéna en personne me le commandait", confie-t-il à Agamemnon! Les relations de notre héros aux divinités de son temps sont donc ambivalentes 342 . Chez Homére, notamment, cet homme rude et monotropos, demeure un être pieux, Chez Sophocle, en revanche, l'impiété et la démesure éclatent au grand jour et sont la cause de la déchéance tragique du héros. Une troisième direction concernant les relations d'Ajax au divin s'ajoute aux deux premiéres et que l'on se doit de citer. Elle indique le fait qu'il ne faudrait pas inférer de ces quelques exemples de rejet des dieux de l'Olympe et d'Athéna notamment, qu'Ajax était athée. Il faut y voir au contraire ''plutôt une preuve de son conformisme religieux. Les Eacides étaient de race lélège et vénéraient la déesse préhellénique"343. L'Athéna d'Homère et de Sophocle ne faisait ainsi pas tout à fait partie du panthéon de notre héros ; il n'avait donc pas à se soumettre à

elle. Nous ne rentrerons pas dans ces détails qui pour n'être pas anecdotiques, loin s'en fautl44, ne paraissent pas fondamentaux pour la suite de notre propos.

Lucien, Dialogue des morts, XII, Oude ei Athêna autê epitatton toûto moi. 342 Albert Machin, Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, o. c. p. 48-49 343 Robert Graves, Les mythes grecs, p. 976. Voir aussi les indications sur la participation d'Eaque à la construction des murs de Troie, (Pythiques, VIII, 31-34 ; Iliade, VI, 431-439, indications corroborées par les fouilles de Dbrpfer à Troie), tendant à montrer que les Aiacides provenaient de tribus lélèges (Aristote, Fragments, 560 ; Strabon, Géographie, VII, 7 ; XIII, 13 et 3.3) soumises à un système matrilinéaire et vénérant des dieux préhelléniques dont le Xoanon de Troie. 344 Ainsi, l'Hypothesis de liljax de Sophocle, parle-t-elle de la querelle Ajax / Ulysse au sujet du Xoanon ; Dictys (Ephéméride, V, 15) fait de la possession de cette même statue la cause de l'assassinat d'Ajax par 341

Ulysse.

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Un guerrier, un brave, un être monolithique, sans détours34 ', adapté de façon merveilleuse à son époque, à ses pratiques et à ses valeurs, un génie du faire, tel se révèle à nous ce héros chez Homère et la plupart de ses épigones. En fussionsnous restés à la lecture de l'Iliade, le fils de Télamon eût certainement eu sa place au sommet du catalogue des héros épiques, au même titre qu'Achille. Mais arriva Sophocle, qui exploita avec tant de talent une anecdote de Leschès de Pyrrah et de Pindare, montrant la faille dans ce roc. C'est justement, nous semble-t-il pour ces qualités insignes que le poète a choisi de faire d'Ajax le protagoniste tragique de sa pièce. Plus l'homme est grand, plus la chute est spectaculaire! Avec l'affaire des Armes, s'introduit dans ce bloc, compact jusque-là, une fêlure dont on avait toutefois subodoré plus haut quelques prodromes. Cette fêlure, cette schizophrénie34' , cette coupure de son être, éclateront en pleine lumiére au cours du désastre catastrophique de la pièce de Sophocle et amèneront l'homme à la folie et à la mort.

Le Coryphée chez Sophocle, juge qu'Ajax est incapable de détours, et qu'il agit "avec ses tripes" : Oudeis ereî poth'ôs hupoblêtton ;~fon, Ai~as, e~exas, all,a t~s sautoû phrênos. .. Schizo : Separer, dechirer, couper en deux avec une notIon de VlQlence extrême. L'aliénation d'Ajax est une agression pour les autres et pour lui.

345

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V.IAFÊLURE

Ajax, dépité de s'être vu spolié des armes d'Achille, devient fou et, au cours d'une nuit, il égorge les bêtes du troupeau grec, les prenant pour les Atrides et Ulysse. Une fois la raison recouvrée, il se suicide. Voici les faits dans leur brutalité phénoménologique. Ceuxci générent des questions d'autant plus cruciales qu'elles demeurent ouvertes. Comment ce roc dont on avait relevé l'immutabilité, l'inaltérabilité au cours de notre lecture d'Homére, qui était la dernière personne de qui on pouvait penser qu'elle parviendrait à des extrémités si opposées à son caractère, a-t-il pu voler ainsi irrémédiablement en éclats? On en arrive à se demander s'il s'agit bien de la même personne. Différents auteurs se sont à ce sujet penchés sur des questions que l'on pourrait sérier de la sorte: Etait-il vraiment fragile, y avait-t-il une faille constitutive dans son personnage et qui se dévoila à l'occasion d'un évènement paroxystique? Ou bien est-ce l'injustice des hommes qui le força à de telles extrémités347 ? Ou bien fut-il un héros tragique, victime de la vindicte tenace d'un dieu348 ? Pindare, Néméennes, VIII 23 sqq. Sophocle Ajax, 950-954: Tecrnesse : "Nous ne serions pas là où nous sommes, si les dieux n'y avaient aidé [. . .J Oui, c'est l'œuvre de la fille de Zeus, Pallas, la terrible déesse a voulu complaire à Ulysse"

347 348

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Ou bien encore fut-ce la logique de son idiosyncrasie poussée à l'extrérne qui aboutit à ce geste fou? Autrement dit, fut-il victime de la rigidité de son caractère, qui lui interdit toute adaptation à l'évolution inéluctable d'une société épique dépassée349 et l'amena par fidélité butée envers son axiologie personnelle à une telle aporie, insoluble sauf dans la mort. Quelques questions corollaires en découlent. Avons-nous affaire à une cassure nette, une brisure dans l'être même, qui détruit subitement l'homogénéité parfaite de ce bloc? Ou bien pouvons-nous dire que l'intégrité du bloc a été strictement préservée jusqu'au bout et que la prétendue "folie" de l'individu n'a été que l'aboutissement d'une certaine logique de l'homme poussée jusqu'à l'extrême? Autrement dit, avons-nous affaire à une régression du personnage vers l'incohérent, ou bien une fuite en avant bien logique d'un être sain d'esprit ? Ces questions sont importantes, car elles ouvrent les investigations sur la question de la "Culpabilité d'Ajax"350 Nous avons pu relever différentes "failles" à l'intèrieur de ce monolithe à la source desquelles pourrait s'expliquer la généalogie de la crise paroxystique sophocléenne. Deux d'entre elles sont explicites et évidentes, il s'agit d'une part de l'affaire des Armes d'Achille et de l'autre, de "la folie" qui sont formellement exprimées chez l'auteur d'Ajax. Ces failles apparaissant dans un être compact et homogène, l'introduction d'une telle discontinuité, d'une telle séparation, dans cette entité dont la solidité et la permanence constituent l'essence même, représentent des menaces terribles pour Ajax dans son intégrité ontologique et aboutiront à coup sûr à la destruction de son être physique et social. D'autres dysharmonies qui se montreront plus difficiles à traquer dans ce bloc quasi inaccessible, l'humaniseront quelque

349

Jean Pierre Vernant: "Ajax ou la mort du héros", o.

C. ,

p.p. III

~;6\.lbert Machin, Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, p.p. 40 sqq.

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peu : il peut se trouver certains prodromes sinon de fissure, du moins de légère fêlure dans cette cuirasse impénétrable. Ne peut-on, en effet, déceler une certaine tendresse rude pour certains de ses proches, qui, bien loin de confiner à la sensiblerie35 \ tant s'en faut, n'en sont pas moins des témoignages que l'homme n'est pas si distant ni inflexible qu'il veut bien le montrer? Ainsi, envers Tecmesse, sous la carapace du soldat et sous les mots durs 352 , nous sentons un véritable intérêt, une affection rude, certes bien celée, mais réelle. Il ne l'oublie pas et la confie 353 à Teukros. La tendresse rêche pour Eurysakès est, elle, plus évidente. Il lui lègue son bouclier, mais enterre avec lui ses autres armes (maléfiques ?) Sur le champ de bataille, son attachement viril pour Teukros"4, le frère et le soldat, compagnon d'armes est patent et démontre une humanité qu'il ne cache pas. Il s'agit ailleurs'" d'une amitié de soldat qui confine à la tendresse : Polydamas le Troyen tue Prothénôr le Grec: "Le brave Ajax, fils de Télamôn, plus que tout autre a le cœur ému, car Prothénôr a chu tout près de lui... Il Sa tendresse pour Patrocle égale presque celle d'Achille"6 : tandis que Penthésilée la reine des Amazones, fait des ravages au sein de l'armée grecque, Achille et Ajax sont au cap Sigée357 , Hélène Monsacré, dans son ouvrage Les larmes d'Achille, p. p. 24 sq., tempère elle aussi quelque peu la "propension moderne à faire du héros sensible un être atteint de sensiblerie" (R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris 1977, p. 214). Elle ne voit pas de contradiction dans l'Iliade entre un homme qui sanglote et un héros viril.

351

Sophocle, Ajax, v. 527-595.Voir l'analyse de Sophie Klimis, o.c. p. 238, qui décrit illl Ajax qui entretient une relation fusionnelle avec les ~ersonnes composant son oikos. 53 Sophocle, Ajax, v.545 sq. 354 I!iade, XV, 471-484 "Mon doux ami !" ; XV, 414-441 "Mon doux T eukros !" ... et alibi. 355 Iliade, XIV, 458-469. 356 Quintus, Suite, l, 376-380. 357 Strabon, Géographie, XIII, 1,32 le cap Sigée est très éloigné du champ de bataille. 352

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sur le tombeau de leur ami Patrocle. "Tous deux sont couchés près du tombeau du fils de Ménoitos. Ils pensent à leur compagnon et restent là à sangloter... Il Son affection pour Achille est spectaculaire'" : à la mort de son cousin, les pleurs d'Ajax se font ouïr à la ronde: ''Ajax fait retentir sa longue lamentation ... [ ...] D'un cœur meurtri, l'illustre Ajax lui adresse son regret funèbre, tantôt errant vers les baraques du Péléide, tantôt étendu de tout son long sur la grève de la mer... " Son deuil est même exceptionnel au sein de l'armée alliée359 : Ajax est bien le seul Grec à pleurer réellement son cousin. "Trois jours durant, Ajax se distingua par son zèle car il ne prit aucun sommeil ni ne cessa de s'affairer qu'il n'eût réuni ses restes. Mais il fut bien le seul parmi les Grecs à ressentir face à la mort d'Achille une douleur que la décence virile eut du mal à contenir. Il avait en effet aimé Achille plus que tout autre et s'était dévoué à lui corps et âme ... "

L'image du père360 nous semble aussi ouvrir une certaine béance dans cet hornrne paraissant fait tout d'un bloc. L'ambivalence des sentiments par rapport à Télamon et accessoirement pour sa mère fournit une image d'Ajax balançant entre amour et peur, tableau inconnu et incongru pour Homère. D'ailleurs, si rugueux que puisse se présenter le personnage, dans l'Iliade, Ajax n'est jamais présenté dans une situation de confrontation directe avec un autre Achéen (cornrne Achille contre Agamemnon au début de l' Iliadl 61 , qui ont failli en venir aux mains, ou cornrne Ulysse envers Thersite362 , ou Achille contre le même Thersite chez Quintus). Chez Quintus, Darès,

Quintus, Suite, III, 427-458. Dictys, Ephéméride, IV, 13. 360 I!iade IV, 402-411.. Athénée Deipnosophistes: Scolies et chansons; Sophocle, Ajax, v. 462 sq. Certains ont pu évoquer, à propos de Télamon, un surmoi? Pour Starobinski, on ne peut parler ici d'instance psychanalytique ici. 361 Iliade, premier chant. 362 Iliade, II, 212-277.

358 359

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ou Dictys, il est aussi un bon camarade auprès duquel on aime demeurer.

En revanche, une bascule semble se produire vers l'agressivité et la morgue lors des plaidoyers contre Ulysse chez Quintus, chez Ovide, Virgile, Lucien, dans la Nekyia de l'Odyssé ; un certain contentieux avec le fils de Laërte et les Atrides, qui montrent un Ajax qui n'est plus le bon compagnon d'armes qu'il a pu paraître dans l'Iliade, et qu'il ne réserve pas sa pugnacité et sa férocité uniquement aux ennemis de la Grèce, mais qu'il sait, à l'occasion, faire preuve aussi envers ses amis d'une hargne et d'une agressivité manifestes ... Nous plaçons Sophocle à l'origine de cette nouvelle vision moins positive du héros. Certes, "il semble que Sophocle ait emprunté à la Petite Iliade la folie d'Ajax, mais qu'il ait luimême eu l'idée de la tentative de meurtre détournée au dernier moment par Athéna,,363. C'est donc bien, semble-t-il, le poète qui a donné à notre héros ce caractére détestable et agressif qu'il montre au début du drame.

Quoi qu'il en soit, La crise qui a ouvert à la catastrophe, la première fêlure qui entraîna le processus de descente vers les enfers, ce fut bien l'affaire des Armes. Celle-ci amena inexorablement d'autres lézardes béantes, failles douloureuses confinant à des fractures. La folie en fut une autre, et le délitement final qui s'en suivit dans le suicide, conclut brutalement la série de ces brisures profondes et flagrantes dans l'être même de cet homme, réputé jusque là droit, solide et indestructible. C'est de ces contradictions manifestes que Sophocle tira une grande partie du tragique du protagoniste de son Ajax. Il Albert Machin, in lac. cit, p. 459, note 56. Voir The Ajax, Leide, 1963, p. P. 3-4.

363

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Je. Kamerbeeck,

fallait que celui-ci fût absolumeut infaillible pour que ses failles apparussent encore plus profondes et que la ruine du personnage fût plus probante eucore. Penchons nous un peu plus avant, justement, sur ces failles.

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Va. Première faille: ['affaire des Armes.

C'est Proclos, avec son geme du raccourci, qui donne le meilleur résumé des tenants et aboutissants de cette "affaire des Armes". Lisons la [m de l'Ethiopide d'Aretinos de Milet, résumée Achille est tué par Pâris et Apollon. dans la Chrestomathie: N •••

Puis une farouche bataille s'engage autour de la dépouille qu'Ajax relève et emporte aux navires, tandis qu'Ulysse contient les Troyens. [. ..] Quand les Achéens ont élevé le monticule funéraire, ils organisent un concours athlétique. Puis une dispute survient entre Ulysse et Ajax à propos des armes d'Achille. Il La suite se trouve dans le début de la Petite Iliade de Leschès de Pyrrha, toujours retranscrite dans la Chrestomathie de Proclos : On procède à la remise des armes [d'Achille] et Ulysse les reçoit conformément au souhait d'Athéna. Ajax perdant la raison s'attaque violemment au bétai! que les Achéens ont capturé puis se tul64• Il

Tentons de détailler ces points.

Albert Severyns, Le cycle épique dans ['école d'Aristarque, p.p. 325 "Dans les œuvres originales, les deux récits étaient probablement différents [. ..J Proclos a sans doute dans son résumé gommé les différences entre ['Ethiopide et la Petite Iliade".

364

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La mort d'Achille et le sauvetage du corps.

Pour pouvoir comprendre cette "affaire", fondamentale pour l'histoire d'Ajax, il nous faut donc remonter aux circonstances la mort d'Achille. Homère ne la relate pas 36'. En revanche, bon nombre de post homériques -kuklikoi ou neoteroinous la content avec des variantes et des détails assez différents. L'Ethiopide, nous venons de le voir, laconique, dit: "Achille est tué par Pâris et Apollon"366. Apollodore 367 relate les mêmes faits: "Achille fut atteint au talon d'une flèche lancée par Alexandre et Apollon ". Quintus de Smyrne368 , a la même version : Achille est terrassé par une flèche tirée au talon par le seul Apollon; Pâris ne contribue pas au meurtre. La version d'Ovide369 fait intervenir Apollon, qui, agissant sur les instances pressantes de Poséidon, guide la main de Pâris. Pour tous ces auteurs, Achille tombe donc, en plein combat, sur le champ de bataille. Tout autre est la version impliquant un guet-apens ourdi par des Troyens pour tuer le fils de Pelée. Chez Darès le Phrygien370 et Dictys de Crète371 , Hécube, pour le premier auteur, Idée, Pâris et Deiphobe pour le second, attirent Achille seul, dans un endroit désert, pour lui donner des nouvelles de Polyxène, la fille de Priam, dont il est éperdument amoureux372 Là, Pâris, aidé de Déiphobe tuent par traîtrise le héros.

Cependant, Dans l'Iliade, XXII, 356-360, Hector, en expirant, avec toute la force de la prophétie que l'on prête aux mourants, avait prédit à Achille : "Pâris et Phébus Apollon, tout brave que tu es, te tueront devant les portes Scées". 366 § D de la Chrestomathie de Proclos "Hupo Pandas anaireîtai [Achilleus] kai Appolônos" . 367 Epitomé, V, 3, E. 368 Suite d'Homère, III, 217 sqq. 369 Métamorphoses, XII, 580-607. 370 Histoire de la destruction de Troie, 34. 371 Ephéméride, IV, 9 sqq. 372 Dictys, Ephéméride, III, 3. 365

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Quoiqu'il en soit, sauf dans la version de Darès, au cours de laquelle Hélénos rend le cadavre d'Achille aux Grecs, s'ensuit alors une bataille acharnée autour du cadavre du Péléide ; chacun voulant, bien entendu, récupérer, avec la dépouille, les armes brillantes du héros. Ce sont alors les Grecs qui ont le dernier mot et emportent cadavre et armes. L'épisode du sauvetage du cadavre constitue l'un des nerfs du "Jugement des Arrnes,,373. En effet, nous le verrons par la suite, ces armes merveilleuses devaient échoir de droit -selon Thétis, la mère du héros défunt- à "celui qui sauva sa dépouille et se montra le meilleur des Achéens,,374

Qui donc alors sauva la dépouille d'Achille? Ici encore les versions fluctuent. Chez Dictys, une fois Achille assassiné par traîtrise, Ajax se désole ainsi: "Voilà la preuve que parmi les mortels, il ne pouvait se trouver d'homme qui fût capable de l'emporter sur foi par sa seule vaillance, car c'est toi-même, je le vois bien, qui t'es perdu par ta témérité et ton irréflexion [. . .] Lorsque tout fut fini, Ajax chargea sa dépouille sur son dos et la porta hors du . ,,375 bOIS . Puis, une grande mêlée s'en suit: les Troyens veulent reprendre la dépouille d'Achille. "Ajax qui a remis le cadavre à ceux qui l'accompagnaienl76 -Ulysse et Diomède--, laisse libre cours à sa fureur 37711• Le Télamonide met alors les Troyens en fuite. Le rôle d'Ajax est prépondérant chez cet auteur; celui d'Ulysse, réduit à celui d'un simple transporteur.

L 'Hoplôn Krisis des Grecs; l'Armorum Judicium des Latins. Quintus, Suite, V, 125-126. 375 Dictys, Ephéméride, IV, Il. 376 Ibidem, IV, 10 377 Ibidem, IV, 13. 373

374

- lOI -

Chez Quintus 378 , Ajax, qui combattait aux côtés d'Achille, n'abandonne pas le corps du Péléide qu'Apollon vient d'occire. Les Troyens arrivent en masse pour dépouiller le cadavre de ses armes. Le fils de Télamon est déchaîné. D'une part, il ne veut pas laisser le corps aux ennemis : ils le dépouilleraient de ses armes et lui feraient subir les demiers outrages. D'autre part, le désir de vengeance lui tenaille le cœur. En effet, chez Quintus Ajax est affectivement très proche de son cousin. Insensible aux assauts des Troyens qui l'enveloppent de toutes parts et le chargent violemment, -"comme un essaim compact"-, il massacre

successivement Agélaos, Thestor, Olynthoos, Agestrapos, Aganipos, Zôros, Nissos, Erymas, ... jusqu'au terrible Glaucos, fils d'Hippoloque qu'il tue après avoir expédié son père37 '. .. "Les Troyens sont des milliers à mourir dans la poussière380 !!. Il blesse encore Enée381 , évite une flèche tirée par Pâris et le meurtrit sévèrement d'une pierre lancée à la tête. l\1ais il ne poursuit pas son œuvre de mort sur le fils de Priam : il a à défendre le corps d'Achille. Ulysse se bat à ses côtés, mais il est rapidement blessé au genou droie 82 , ce qui ne l'empêche pas de continuer à combattre. La débâcle intégrale des Troyens face à la fougue d'Ajax est alors finalement consommée. "La débandade est aussi générale devant l'audacieux Ajax qui les disperse sous une grêle de pierres, par son glaive, par sa fureur [. ..] Ils frémissent d'épouvante aux menaces du grand Ajax qui les poursuit avec ses bras éclaboussés de sang humain. ,,383 Les fuyards se réfugient à l'intérieur de la ville. C'est donc

encore Ajax, qui par sa fougue et sa bravoure384 , met en dèroute les Troyens et sauve le co~s de son cousin. Une fois les ennemis écartés,

378

384

5

tirent Achille hors du champ de

Quintus, Suite, III, 217 sq. 278 : Il tue le fils après le père.

Ibidem, 380 Ibidem, 381 Ibidem, 382 Ibidem, 383 Ibidem. 379

"les princel

276-277. 286-287. 310.

Note 1 de Vian édition de Quintus, aux C.U.F, p. 110, volume J, ad

lac. III, 365-370 385 Quintus, Suite, 385 : Basileis.

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bataille et, bien rangés autour de lui rapportent son cadavre gigantesque. ,,386

Francis Vian387 note le vague de l'expression de Quintus. Qui qualifie-t-il de "Basileis" ? Les Atrides? Ulysse et Ajax? D'autres rois qui combattaient là ? La version de Pindare388 entérine l'action prépondérante d'Ajax. Le traducteur et commentateur Aimé Puech rappelle d'ailleurs dans une note: "Ulysse lui-même dans le Ve chant de l'Odyssée (309-310), aux prises avec la tempête, évoque le souvenir de ce combat comme l'épreuve la plus dure qu'il ait supportée auparavant... Ici, comme dans tous les morceaux où Pindare a chanté la querelle soulevée par l'attribution des ar-

mes d'Achille, le poète sacrifie délibérément Ulysse à Ajax."

Dans l'Ethiopide389 et dans la Petite Iliade 390 , Ajax portait le corps sur ses épaules, tandis qu'Ulysse repoussait les Ibidem. 385-386. Francis Vian. édition de Quintus. aux c.u.F.. note 3 p. 110. ad lac. III. 385. 388 Néméennes. VIII. 48-58 et note 1 de Puech ad lac. 389 Chrestomathie de Proclos, § D : Aias anelomenos epi tas naûs komizei, Odusseus apomachomenou toîs Trôsin. Albert Severyns, in Le cycle épique, op. cit. p.321-322 décrit la représentation qui orne une amphore Chalcidienne (Monum. Ined. J. planche LI ~ Reinach. Répl. vases peints J. 82. 1-4) du VIe siècle avant J.-c. et dont l'auteur s'est visiblement inspiré de l'Ethiopide : "Athéna, armée d'une lance et environnée de serpents, regarde le combat des Grecs et des Troyens autour du corps d'Achille. Au centre de la composition, git Achille percé de deux flèches, l'une au talon, l'autre dans la poitrine. Le troyen Glaucos se baisse pour attacher au pied d'Achille une lanière avec laquelle le cadavre sera traîné hors du champ de bataille. Tandis que Glaucos est occupé à ce travail, Ajax, environné d'une pluie de piques et de flèches, le perce d'un coup de lance. Plus à droite, Pâris, tirant de l'arc est suivi de deux guerriers, la lance haute, dont l'un est Enée. Plus à droite, encore, Laodocos (fils d'Anténor) blessé, plie le genou . .. A gauche, Sthénélos panse la blessure de Diomède". Ulysse ne figure pas sur cette représentation; Diomède ne prend pas part au sauvetage car il est blessé. 390 Fragment 2 Allen, non consigné par Proclos. 386

387

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Troyens. Albert Severyns 391 donne quelques indications supplémentaires sur le fragment 2 de la Petite Iliade et quelques scolies qui s'y rapportent. Un espion grec, envoyé sous les murs troyens, surprend une conversation entre des jeunes filles portant sur les mérites respectifs d'Ajax et d'Ulysse. "L'une disait qu'Ajax était de beaucoup meilleur qu'Ulysse, en affirmant: "-Ajax hors du combat a pris et emporté le héros Péléide, ce qu'Ulysse n'osa pas." A quoi l'autre répondit, inspirée d'Athéna: "-Voilà de beaux discours, d'admirables mensonges. Une femme aussi bien peut porter une charge, pourvu qu'un homme la lui mette. 392 ". Le scholiaste met donc en doute la version de la Petite Iliade, montrant par là le peu de cas qu'Aristarque et son école faisaient des poètes du Cycle. Apollodore393 relate une version semblable: "Une bataille s'éleva autour de son cadavre. Ajax tua Glaucos et fit porter les annes d'Achille, chargea son corps sur ses épaules, et l'emmena au milieu des ennemis, sous une pluie de projectiles, tandis qu'Ulysse affrontait les Troyens." Les scolies homériques montrent qu'Aristarque s'est beaucoup occupé de cet épisode. Si l'on s'en réfère à un épisode de l'Odyssée394 , Ulysse, en perdition sur son radeau s'écrie: "Plût aux dieux que j'eusse succombé le jour où la multitude des Troyens me pressait de ses javelots de bronze autour du corps d'Achille! "

Certains scholiastes se référant au sauvetage de la dépouille de Patrocle qui avait été le fait du seul Ajax, ce passage de l'Odyssée fut alors commenté en ces termes 39 ' : "Ulysse et Ajax

391 392

Le Cycle épique dans l'école d'Aristarque. p.p. 329-330 ; 320-324 Scolie à Aristophane, Cavaliers, 1056 concernant les paroles à

double sens du Charcutier devant le Paphlagonien. Cette scolie dit expressément que" c'est là le travail non d'unAjax mais d'un Ulysse" Epitomé. V. 4. Confer Albert Severyns. op. cit. p.322.

393

394 395

V 308-310 S~holiate BPQ. ad lac. Odyssée. V. 310.

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combattirent pour le cadavre d'Achille et l'un le porta tandis qu'Ajax tenait les Troyens en respect, comme cela arriva pour Patrocle". Ceci renvoie visiblement au passage de l'Iliade396 qui rapporte ces mots d'Ajax: "Tu as dit tout selon la sagesse, illustre Ménélas! Prends avec Mérion le corps de Patrocle et porte-le promptement hors de la mêlée. Et nous, derrière, nous combattrons contre les Troyens et le divin Hector"

Il était donc entendu que c'était bien Ulysse qui avait porté le cadavre d'Achille et qu'Ajax eût contenu les ennemis. Cette contamination d'Arctinos par Homère fut le fait de l'école d'Aristarque qui, nous l'avons vu, opposait celui-ci à celui là, privilégiant de loin l'auteur de l'Iliade. Il n'est qu'à lire le scholiaste397 à ce propos: "Si c'était Homère qui avait écrit la mort d'Achille, il n'aurait pas fait porter son cadavre par Ajax, comme le représentent les Néoferoi. Il

Le scholiaste d'Aristophane398 , quant à lui, expliquait que c'était là un travail réservé à Ulysse et non à Ajax. "Aristarque reprochait donc à l'auteur de l'Ethiopide, d'avoir amoindri le grand Ajax d'Homère en intervertissant ainsi les rôles. Cette légende nouvelle était née du passage de l'Iliade mal compris. e'est ici que les Neoferoi lit-on chez Aristarqul 99 ont pris l'idée de montrer Achille mort transporté par Ajax tandis qu'Ulysse couvre la retraite. ,,400

Sans aucun doute, du point de vue strictement homérique, Aristarque a raison. Mais si l'on se place du côté des N eoteroi, ceux-ci ayant à raconter la dispute des Armes et son épilogue douloureux pour Ajax -ce dont Homère n'a pas eu à s'occuper-, ils ne pouvaient pas passer sous silence ce relatif avantage attribué à Ulysse. Puisqu'Ulysse allait vaincre Ajax dans le jugement, il fallait bien qu'il le surpassât lors des attendus, en jouant le beau rôle lors du sauvetage du cadavre d'Achille. XVII, 716-719. Aristarque, scholiaste A. ad lac. Iliade, XVII, 719. 398 Scolie ad loc. Cavaliers, 1056. 399 Scholiaste A. ad lac. Iliade, XVII, 719. 400 Albert Severyns, Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, 396

397

p.p155 ; 321.

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0;

c;

Alors, qui protégea réellement le corps d'Achille? Evidemment les deux intéressés revendiquent également la patemité du sauvetage. Aiax401 soutient que sa blessure a empêché Ulysse de combattre ... , mais pas de fuir devant l'ennemi ! Allégation qu'Ulysse dément fortement402 , prétendant au contraire avoir lui-même relevé le du héros tombé et porté sur ses épaules le corps et les armes de celui-ci. C'est bien cette version que rapporte Sophocle403 A Néoptolème qui vient réclamer l'héritage de son père, les Atrides répondent: "Tout ce qui fut à ton père, est à toi, fils d'Achille, mais ces armes là, un autre en est le maître, désormais, c'est le fils de Laërte". Et Ulysse d'insister: "... Mais oui, mon enfant, ils me les ont données et à fort juste titre; c'est moi qui étais là, et qui les ai sauvées, tout comme son corps. Il

Que doit-on conclure sur ce sujet?

On peut dire à coup sûr que les deux hommes ont soutiré de conserve le cadavre d'Achille des mains des Troyens. Le mérite, bien entendu, ne semble pas partagé entre celui qui a porté le corps et celui qui s'est érigé en rempart. Alors, qui a fait quoi? Les versions divergent. Evidemment, on pourrait pencher pour Ajax, si l'on s'en rapporte au sauvetage chez Homère de la dépouille de Patrocle. Toujours est-il que le choix a semblé si crucial que nous verrons les Atrides et Nestor refuser de trancher par eux-mêmes et utiliser un subterfuge peu glorieux pour tenter de le résoudre. Le premier terme de l'attendu de Thétis, à savoir "qui a sauvé le corps d'Achille", n'est donc pas finalement tranché et nous conduit à une impasse. Reste donc le second : "qui se montra le meilleur des Achéens" ? L'épisode des jeux funèbres pourrait donner un élément de réponse. l\1ais, les différentes acceptions que peuvent revêtir le terme "le meilleur", terme polysémique à souhait, comme nous le verrons, 401

Ovide, Métamorphoses, XIII, vers 70 sqq.

Ibidem, vers 281-285. 403 Philoctète, 364-373. 402

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réservent des surprises et laisseront le débat sinon inachevé et tronqué, du moins avec une saveur d'intense iniquité ou d'injustice amère.

Les jeux funèbres. Francis Vian404 souligne l'importance des jeux funèbres d'Achille sur le reste du poème de la Suite d'Homère et notamment sur le Jugement des Armes. Loin d'être un simple divertissement, à l'instar des jeux de Patrocle, Quintus en fait une propédeutique, une préparation psychologique à l"'hoplôn Kri40S 406 sis ". "Au cours des préambules , Troyens et Grecs ont cité les noms des Achéens les plus braves: Ajax, Diomède, les deux Atrides. Ulysse n'est pas mentionné. Les jeux illustrent et justifient ce choix. Ils fournissent l'incontestable supériorité d'Ajax sur tous les Grecs. Alors que chez H amère, Ajax ne remporte aucune victoire probante aux jeux funèbres de Patrocle, (ex aequo avec son rival Ulysse à la lutte libre; ex aequo avec Diomède à la lutte armée, second au lancer du disque .. .) chez Quintus, au contraire, si Diomède et Ajax n'arrivent pas à se départager à la lutte, le fils de Télamon décourage tous les autres concurrents au disque et au pancrace. Thétis ne peut s'empêcher de penser à son fils en assistant au triomphe 407 d'Ajax • La liste des preux ne fait pas de place à Ulysse. C'est que celui-ci brille bien plus par l'éloquence que par la force physique." Le plus vaillant des Grecs et ainsi le plus fondé à hériter des armes d'Achille, paraît donc bien, à première analyse, et si l'on suit la logique des jeux, être Ajax. Ulysse semble plus falot, Notice de Francis Vian, aux C.U.F., du livre IV, tome l de La suite de Quintus, p.p. 131-132. 405 Quintus le souligne lui-même, Suite, IV, 100. 406 Quintus, Suite, livre IV vers 38-98. 407 Ibidem, 498 sq. Indice permettant de subodorer la préférence de la déesse pour l'attribution des Armes à Ajax. 404

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plus effacé, dans une joute où, il faut le reconnaître, il est diminué par sa blessure. Cependant, en fin politique, il a laissé gagner Nestor au concours de rhétorique, s'attirant ainsi sa sympathie, sachant tout le poids de l'avis du vieux meneur d'hommes dans une éventuelle décision à venir en sa faveur. Les jeux nous fournissent l'occasion aussi de procéder à l'affinement de nos connaissances sur les caractères et les idiosyncrasies respectives des différents agonistes, ainsi que l'incidence de ceux-ci sur les résultats des joutes. La force brutale, directe et butée d'Ajax s'oppose à l'habileté de Diomède. Le Tydéide, plus petit mais plus rusé tient tête à Ajax et parvient à le déséquilibrer. Ajax est décrit comme colossal; Ulysse plus fin, et plus habile à la parole. Ailleurs, le concours de boxe montre un Epéios brutal et borné, face à un Acamas plein de sang froid qui évite avec science et fluidité les assauts désordonnés de son adversaire. La course de chevaux met aussi en concurrence la vitesse pure et débridée avec l'expérience, l'art de l'attente et du kairos. Les enseignements que l'on peut tirer de ces jeux, outre l'aspect anecdotique de ses épreuves, ne serait-il donc pas que le "meilleur" résiderait sans doute dans le plus rusé, le plus avisé? Quintus ne prépare-t-il pas ici le lecteur à une victoire de la finesse, de la "métis" sur la force brutale et débridée lors du Jugement des Armes?

Le jugement, le tribunal.

Et tout d'abord, qui donc met en jeu les célèbres et brillantes Armes d'Achille? Dans l'Odyssée408 c'est Thétis elle-même qui apportait les différents lots des jeux funèbres. Il était alors normal que ce fût elle qui proposât les Armes au concours.

408

Seconde Nekyia, Odyssée, XXIV, 39 sqq. - 108-

Chez Quintus 409 , c'est aussi Thétis: "Quand la série des 4ll jeux est achevée , la divine Thétis place au milieu de l'assis412 tance les armes immortelles du magnanime Achille : bouclier, plastron, cuirasse, jambières, glaive, baudrier, fourreau, lance de Pelée du Pélion [. ..]. "Voici donc maintenant achevés dans l'arène tous les jeux que j'ai institués en l'honneur de ce fils dont la mort me désole. Qu'il vienne donc à présent, celui qui sauva sa dépouille et se montra le meilleur des Achéens. Ces armes merveilleuses, ouvrage d'un dieu, il pourra s'en vêtir; je lui donnerai ces armes qui font l'admiration même des bienheureux Immortels. ,,413 Il ne s'agit donc plus d'un concours sur le même plan que les autres, mais d'un prix extraordinaire, qui se doit d'être gagné par un procédé spécial. Plus de joutes physiques ou "sportives" classiques, où deux hommes s'affrontent face à face avec le prix pour récompense de la victoire, mais un jugement ordonné, avec deux attendus précis: le sauvetage de la dépouille d'Achille et la monstration de sa suprématie sur les autres Grecs. Le second attendu est sémantiquement vague intentionnellement. Selon l'acception que l'on donnera au terme "meilleur", l'un ou l'autre des agonistes se verra fondé à vaincre. Dans cet attendu, nous le répétons, réside en germe l'iniquité ou l'injustice du Jugement des Armes à venir. 410

En revanche, Apollodore414 nous indique que ce sont bien les Grecs qui ont institué les jeux en l'honneur d'Achille. De son côté, Sophocle41 ' fait regretter Agamemnon d'avoir présenté ces armes à la lutte: "C'est un bien fâcheux concours que nous avons ouvert auxArgiens", confie-t-il. Suite, IV, 110-121, pour les autres lots, V, 1 sq., pour les Annes d'Achille. Jean Tzétzès (Posthomerica, 482) et Libanos suivent les leçons de Quintus sur ce point. 410 Ibidem: Athlai. 411 Ibidem: apenusthêsan. 412 Ibidem: thêken en messoisi thea Thétis. 413 Ibidem, 123-127. 414 Epitomé, V, 5. 415 Ajax, 1239-1240: eoigmen : "nous avons ouvert". 409

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Chez Ovide416 Thétis n'intervient pas et l'auteur fait de ce jugement une affaire purement interne au camp grec. "Agamemnon repousse toute responsabilité, et, pour se tenir à l'abri de tout ressentiment, il engage les chefs de la Grèce à se réunir au milieu du camp et les fait juges du débat." La responsabilité de l'ouverture de cette "lutte" incombera donc soit à la déesse, et elle sera fondée à décider à qui échoiront les armes et, en l'occurrence, on a bien senti que sa préférence allait vers Ajax, soit au conseil des Grecs, et alors, il faudra bien établir un jugement construit, à l'issue duquel il conviendra de trancher entre les parties en présence. Ulysse a déjà posé quelques jalons. Deux hommes se lèvent pour revendiquer la possession des Armes. Ils ont une attitude sans aménité aucune l'un pour l'autre. Les autres concurrents, prudents, n'osent entrer en lice avec eux. Lucien417 souligne ce fait: "Vous-autres, dit Ajax, qui valiez mieux que lui, vous vous êtes abstenus de me les disputer et vous me les avez cédées, mais lui, [ ...] il s'est cru plus vaillant que moi J". Ovide418 va dans le mérne sens : "Ni Diomède, ni le fils d'Oïlée ni le plus jeune des Atrides ni son frère plus intrépide et plus âgé que lui, ni tant d'autres capitaines n'osent y prétendre. Seuls le fils de Télamon et le fils de Laërte ont assez de confiance dans leurs mérites pour aspirer à ces glorieuses dépouilles. Il Il s'agit bien d'une lutte. Quintus 419 note que les deux hommes se lèvent "la querelle à la bouche". Arctinos de Milet420

Métamorphoses XII, v. 625 adfinem capitis: A se T antatides onus ividiamque removit Argoticosque duces mediis considere castris Jussit et arbitrium titis trajecit in omnes. 417 Dialogue des Morts, XII. 418 Ovide. Métamorphoses. XIII. 622 sqq. 419 Suite d'Homère. V. 128-129. Les Métamorphoses d'Ovide (XII. 416

621) sont aussi très explicites: le bouclier d'Achille excite des combats, et l'on prend volontiers les armes pour se disputer les armes .. Bella movet clypeus, deque armis arma feruntur, écrit-il avec le génie de la [annule.

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relève lui aussi une dispute entre les deux héros. Il n'est qu'à lire, s'il fallait s'en persuader plus avant, les débuts des plaidoyers des deux hommes chez Ovide ainsi que leur tonalité agressive421 : Ajax est impatiens irae, son regard est torvo ... Chez Quintus 422 les noms d'oiseaux volent, drus : Ajax donne du "Odusseû, phrenas aine" ... , Ulysse au cœur pervers! "Ta mère a enfanté un couard... "[. . .] "Perfide Ulysse. Ô personne la plus scélérate au monde J/I .. . Ce à quoi Ulysse répond plus finement, maniant volontiers l'ironie, en taxant Ajax d"'effréné bavard". Il est à noter la relative retenue d'Ulysse dans ces insultes verbales. Le fils de Télamon, lui, est prêt à en venir aux mains. D'ailleurs, ne propose t-il pas aussi bien chez Quintus que chez Ovide423 de remettre les armes au milieu de la mêlée des Troyens pour voir qui des deux les ramènerait! Ulysse, en revanche, plus maître de lui, pratique plus volontiers le persiflage, qui est une autre façon, plus immatérielle, plus labile, de rentrer dans le combat. Les armes ayant été mises au concours, il faut bien que quelqu'un à présent se charge de les octroyer. Qui donc va prendre la responsabilité d'un tel acte? Par quel procédé va-t-on décider d'attribuer ces objets merveilleux? La littérature antique grecque et latine424 foisonne de textes relatant avec plus ou

Ethiopide, Chrestomathie de Proclos, § D : Peri tôn hoplân Odusseî kai Aianta stasis empiptei. Il s'agit bien ici d'une stasis, d'une querelle. Confer Eschyle. Perses. 738 (eni stasis : point de désaccord) : Platon, République, 440 c (stasei tithesthai qui entraîne une prise des

420

armes). Ovide, Métamorphoses, XIII, vers 3-5. 422 Suite. V. 181 sqq : 239 sqq. 423 Ovide. Métamorphoses, XIII. 120-123 ~ Quintus. Suite. V. 215 sqq. 424 -Livius Andronicus: Achilles, Helena, Laodamia, Protesilas, Ajax, 421

Equus Trojanus, Odyssea, Egysthus, Hermiones, . -Naevius : Iphigenia, Protesilaüs, Telephus, Hector, Equus Trojanus, Egysthus -Paucuvius Chryses, Armorum Judicium. Teucer, Iliona, Anchises, Hermiona, Dulorestes.

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moins de bonheur et de talent cette "hoplôn krisis" dite encore "armorum judicium". Beaucoup de textes sont malheureusement définitivement perdus. Nous en avons gardé quelques uns. C'est Quintus de Smyrne qui a été le plus disert sur le sujet concernant le jugement. Un grave dilemme est posé pour les chefs Achéens et le Conseil. Auquel des deux hommes les Armes doivent-elles échoir? La question se trouve avancée par Nestor et se montre prémonitoire. Quintus prépare ses lecteurs à . d·· . peu amene . dont S ophocie425 et E schy1e426 avalent eJ3. une sUite fait tout leur miel. "Celui qui obtiendra du ciel d'emporter la victoire, dit_i1 427, aura le cœur en joie, mais l'autre, quelle douleur il va nourrir! Il accusera tous les Danaens de l'avoir frustré, et nous [Les Atrides, Idoménée et Nestor, les hommes du Conseil] plus que tout autre. Jamais plus il ne prendra place aux combats à nos côtés, comme autrefois. Comme les Achéens vont pâtir si l'un d'eux devient la proie du terrible courroux ! Ne sont-ils pas les meilleurs des héros, l'un à la guerre, l'autre au conseil ?" 428

-Accius Achilles, Telephus, Diomedes, Nyctegresia, Epinausimachae, Myrmidones, Armorum Judicium Eurysaces, Neoptolemus, Philoctetes, Troades, Andromache, Astyanax, Hecuba, !liona, Deiphobus, Clytemnestra, Aegysthus, Agamemnonidae, Aeneadae, Antenoridae. -Ennius: Iphigenia, Achilles, Telephus, Phoenix, Ajax, Hectoris Lytra, Andromache, Hecuba, Alexander, Dulorestes, Eumenides, Iliona. -Varron: Cynus, Ajax. Armorum Judicium, Eumenides.

-Attilius : Electre -Pomponius Secillldus : Armorum Judicium. - Porcius Lato : Armorum Judicium. -Macer, avait écrit, suivant Ovide les évènements de Troie ante homerica et post homerica. La quasi-totalité de ces textes a disparu, ceux qui restent sont très abîmés. Ajax. Hoplôn Krisis. 427 Suite d'Homère, V, 141-15l. 428 Ibidem, V. 151: Homenpolêmô, ho de boulê 425

426

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Ovide, incidemment dans un vers que nous avons cité supra, indique lui aussi qu'Agamemnon "repousse toute responsabilité. ,,429 Et Nestor, en homme plein de ressources, propose de s'en remettre au jugement des Troyens 430 pour trancher entre le belliqueux Ajax et le rusé Ulysse. "Qu'ils désignent, propose-t-i~ celui qui cause le plus de terreur à l'ennemi, celui qui a sauvé la dépouille du Péléide, en l'arrachant à la bataille meurtrière [ 1 Nous avons nombre de prisonniers troyens soumis depuis peu à la loi des captifs. Ils rendront un juste verdict, sans nulle complaisance, car ils portent à tous les Achéens même haine, à la pensée des adversaires qui les accablent. ,,431

Les prisonniers troyens haïssent en effet de la même façon tous les Grecs quels qu'ils soient. Ils ne risquent donc pas de favoriser l'un au détriment de l'autre. Le jugement devrait alors être, de ce fait, équitable. D'un autre côté, et ce n'est peut être pas la moindre raison, c'est une manière habile de dédouaner le Conseil des Grecs de sa responsabilité dans l'attribution des Armes. Le danger est pointé dans les vers 147-148 cités supra: "Il accusera tous les Danaens de l'avoir frustré et nous plus que tout autre." En fait, peu chaut ici à Nestor de la justesse du jugement.

Ce qui lui importe, c'est qu'on ne lui impute pas la responsabilité d'une décision d'où découleront rancœur et haine à l'égard du Conseil, voire d'éventuelles représailles à son encontre. Il décide donc de renvoyer la responsabilité de cette sentence sur les épaules des prisonniers Troyens qui n'en peuvent mais et sont bien obligés de s'exécuter. D'ailleurs, Agamemnon, après Nestor pointe lui aussi le danger : "Il concevra un implacable ressentiment contre les Argiens --et contre nous en particulier432 celui que les dieux écarteront de la victoire. "

429 430 431 432

Métamorphoses, XII, 626. Ibidem, 157 : Trôsin. Ibidem, 161-164. Ibidem, 168-170. Cf. aussi la scolie HQV ad loeum. Odyssée, XI,

547 "Agamemnon se gardant de paraître préférer l'un des deux quand ils se disputaient les Armes, fit amener des prisonniers troyens... "

- ll3 -

Nous pouvons observer une seconde dilution de la responsabilité du Conseil dans la décision: les dieux 433 vont guider le vote des Troyens. En aucun cas, donc ce seront les Grecs qui auront choisi. De plus, à cette occasion, la couardise, que nous venons de pointer et qui caractérise les gens du Conseil, ne le cède en rien au cynisme le plus complet. "C'est eux [les Troyens 1 que le vaincu accusera de l'avoir frustré, et il ne songera qu'à porter la mort chez les belliqueux Troyens, au lieu de nous réserver son courroux. ,,434

Ainsi, le bénéfice de ce plan sera double pour les Grecs du conseil : d'une part, le perdant ne pourra s'en prendre à eux, d'autre part, celui-ci verra son ardeur au combat décuplée. l\1achiavel n'eût rien inventé de mieux! Il ne s'agit donc pas de la droiture du jugement qui importe et qui guide ce courageux Conseil des Grecs, mais un calcul diabolique qui fait d'une pierre deux coups : le déplacement de l'objet des représailles s'allie à une occasion de donner de la vigueur à l'attaque grecque. Et si l'on veut pousser le cynisme encore plus loin, le Conseil aurait tout à gagner à ce que le choix se portàt sur Ulysse: en réaction, Ajax, furieux, devrait être plus efficace sur le champ de bataille contre l'ennemi que le fils de Laërte ... Les trois héros, Idoménée, Agamemnon et Nestor refusent ainsi de trancher et, "ayant conclu dans le secret de leur poitrine un accord unanime,,435, font venir les Troyens prisonniers.

Cet accord est secret, il reste au fond des cœurs, car les motivations qui les animent ne sont pas très nobles, ni justes, et partant peu exprimables.

l\1ais la version de Quintus, bien que la plus complète, n'est pas la seule. Ce choix d'un tribunal doté de juges troyens fait-il l'unanimité parmi les auteurs?

433 434 435

Ibidem, 145 : 169. Ibidem, 170-174. Ibidem, 175-176.

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Apollodore436 exprime lui-même des doutes au sujet de l'identité des juges : "Le jugement fut rendu par les Troyens, mais selon certains par les alliés, qui attribuèrent les armes à Ulysse".

Pindare437 décrit un Agamemnon constituant un tribunal de Grecs qui au cours d'un vote secret, attribue ses suffrages à Ulysse. "Les Danaens dans un vote secrel38 favorisèrent Ulysse et Ajax, privé de l'armure d'or, fut aux prises avec la mortl/.

Ici, ce sont donc bien les Grecs qui jugèrent43 '. La même opinion semble se trouver chez Sophocle440 "Son échec fut le fait des juges"44!. D'après le poète442 et certains monuments figurés, il semble que le vote ait été partagé et la décision obtenue grâce à Athéna. Ce serait le même scénario, mutatis mutandis que celui qui se déroule à la fin des Euménides d'Eschyle443 . D'ailleurs, ce même Sophocle, fait dire à Ulysse dans son Phi444 loctète en parlant des Armes : "Ils [les Grecs] me les ont données". La Petite Iliade ne donne pas l'identité des juges: "On procède, y lit-on, à la remise des armes, et Ulysse les reçoit, conformément au souhait d'Athéna. ,,445

Epitomé, V, 6 S. Néméennes. VII. 26 sq. : VIII. 22 sq. : Platon, Apologie de Socrate. 4lb. Cf. Albert Machin, Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle. p.p. 33-34 et notes ad lac. : Kamerbeek. The Ajax. 2è édition, Leide, 1963, p. 5, qui pense que Pindare s'alimente à une source aujourd'hui perdue. 438 Néméennes, VIII, 22 sq. : Kruphiaisi en paphoîs. 439 C'est aussi la version d'Ovide, Métamorphoses, XII, 625-628. "Les chefs de la Grèce se réunissent et sont juges du débat". 440 Ajax. 1135-1137. 441 Ibidem: en toîs dikastaîs. 442 Francis Vian, Introduction au livre V de La suite d'Homère de Quintus. tome II. p.p. 7-10. 443 Marc Durand. Agôn dans les tragédies d'Eschyle. p.p. 115-129. Euménides. 752-753. 444 Philoctète. 373-374. 445 Petite Iliade, Début, § A : hê tôn hoplôn krisis ginetai kais Odusseus kata boulêsis Athenâs lambanei. 436

437

- Ils -

Alors, prisonniers troyens ou juges grecs, qui donc a tranché en [m de compte? Une troisième version prend son origine dans un vers contesté de l'Odyssée 446 , "Les enfants troyens ont jugé, avec Pallas Athéné".

En premier lieu, le grec "Pa ides de Trôôn" de l'Odyssée ne donne aucune indication sur le sexe des enfants. 447 Garçons, filles? D'autre part, que viennent-donc faire des enfants dans un tel jugement ? Quintus semble lui aussi avoir suivi cette leçon dans l'épilogue du jugement448 en écrivant : "Les fils des Troyens tranchent alors l'âpre querelle". Albert Severyns 449 s'est penché sur ce vers de l'Odyssée. "Ce vers a particulièrement retenu l'attention du scholiaste H. "Paides Trôôn Il est mis pour "Trôes", exactement comme "uîes 450 Achaiôn et Dustênôn de te paîdes ". Il faut entendre par là ceux qui ont été tués par Ulysse lorsqu'Ajax transportait le ca451 le vers, cette histoire davre d'Achille. Aristarque athétise étant empruntée aux cycliques". Effectivement, l'on sait par

ailleurs en quelle piètre estime Aristarque tenait les poètes du Cycle. Quoiqu'il en soit, Albert Severyns 452 nous met sur la voie d'un fragment de la Petite Iliade"', non recueilli par Proclos. "Ajax et Ulysse étaient en discussion sur le point de savoir lequel des deux était le meilleur, ainsi que la raconte l'auteur de 446 Odyssée, Nekyia, XI, 547 : paides de trôôn dikasan, kai Pallas Athênê. 447 Albert Severyns, Le Cycle épique dans l'école d'Aristarque, p. 329. 448 Quintus, Suite, 317-318 ; Kai tote Trîoi uîes erin dikasant' alegeinên aizêôn. 449 Le Cycle épique dans l'école d'Aristarque, p.p. 329-331. 450 Iliade, VI, 127. 451 Néologisme: procède à une athétèse, le rend illégitime. Procédé de grammairien ancien, souvent utilisé par Aristarque, qui expurge ainsi du texte homérique toutes les leçons peu conformes à ses théories grammaticales. Par exemple, l' emploi homérique du pronom de la 3ème personne à la place de celui de la 2ème et de la 1èrcdisparaît dans la vulgate homérique du fait de l'école d'Aristarque. 452 Le Cycle épique dans l'école d'Aristarque p.p. 330-331. 453 Fragment 2 A, Allen.

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la Petite Iliade. Nestor, alors, conseilla aux Grecs d'envoyer quelques uns d'entre eux sous les murs de Trois pour surprendre ce qui se disait sur la valeur des deux héros. Donc, des hommes furent envoyés qui entendirent des jeunes filles discutant entre elles. [. ..] l'une d'elles, inspirée par Athéna, fait d'Ulysse un éloge si convaincant, que les Grecs n'hésitent pas à le déclarer vainqueur. Il

Un autre scholiaste4 " rapporte des faits différents qui se rapprochent de la version de Quintus : Agamemnon fait venir des prisonniers troyens et leur demande "lequel des deux avait fait le plus de mal à leur patrie. Les prisonniers ayant dit que c'était Ulysse, jugeant ainsi que "le meilleur" était celui qui avait fait le plus de mal à ses ennemis, Agamemnon donna aussitôt les armes à Ulysse". Le scholiaste HQV ne se suit donc pas tout à fait la version de Quintus pour qui ce subterfuge tendant à diluer la responsa-

bilité du conseil était le fait de Nestor. Un récit concordant se retrouve chez Lucien45 ' , Philostrate456" ,aInSI que chE ez ustathm e . On ne peut clore le dossier des juges sans de relever une constante dans tous ces textes: c'est la participation d'Athéna au cours de cet épisode de l'affaire des Armes. Elle intervient aussi bien pendant qu'après le jugement en faveur d'Ulysse et contre Ajax. La Tritonide a bel et bien faussé le verdict en influençant les juges et éliminé le concurrent principal de son protégé. La Petite Iliade"' , dans un fragment qui n'appartient pas à la Chrestomatie de Proclos, relate que sur les remparts, espionnées par les Grecs, les jeunes filles troyennes, "inspirées par Athéna", donnent leur préférence à Ulysse.

454

Scholiaste HQV ad lac. Odyssée, XI, 547.

Dialogue des morts, XII : "Ulysse t'a vaincu, de ['aveu même des Troyens qui vous jugeaient" (Para trôsi dikastaîs. Le datif pluriel grec ne donne pas d'indication sur le sexe ni sur l'âge des Troyens). 456 Héroïques, XIII, 3. 457 Scolie ad lac. Odyssée, XI, 546. 458 Fragment 2 A, Allen, lac. jam cit. 455

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Proclos, cette fois, dans son résumé de la Petite Iliade"', confIrme: c'est selon le souhait ou la décision (kata boulêsin) d'Athéna que les Armes furent remises à Ulysse. Le texte de l'Odyssée, tant glosé par les scholiastes et l'école d'Aristarque, comme nous l'avons vu supra, confirme l'intervention de la déesse : Paides de trôôn dikasan kai Pallas Athênê. Le Dialogue des Morts de Lucien460 montre un Ajax très conscient de la lutte inégale qu'il a dû mener conjointement contre Ulysse et Athéna. "Je sais bien, confie-t-il à Agamemnon, qui a prononcé contre moi. Mais on ne doit pas parler des dieux. Pourtant, Agamemnon, en dépit d'Athéna, je hais Ulysse fil Et il ajoute, que même si la déesse le lui commandait, il ne changerait pas d'opinion. Il n'est pas nécessaire, ici de s'appesantir sur l'emprise constante d'Athéna qui structure l'intrigue de l'Ajax de Sopho. drons. ce. 1 461 N DUS Yrevlen

Les plaidoyers

Récapitulons: les armes fabuleuses d'Achilles sont mises au concours. Selon certains, c'est Nestor ----ou Agamemnon- qui arbitre, sponte sua, sans intermédiaire aucun462 . Selon d'autres, un tribunal est institué463 . Dans ce cas de fIgure, un débat contradictoire public avec des discours justifIcatifs n'est

Chrestomathie, Petite I!iade, § A : "hê tôn hoplôn krisis ginetai kai Odusseus kata bouleusinAthênâs lambanei ll • 460 Dialogue des Morts, XII. Oude ei Athêna ou epittaton toûto moi ... 461 Voir les réflexions de René Bernard Moulin dans son ouvrage L'élément homérique chez les personnages de Sophocle, p.p. 130-132. 462 Ethiopide, Petite lliade, Sophocle, Philoctète et alii .. 463 Quintus, Suite, Homère, Odyssée, Ovide, Métamorphoses, et alii ... 459

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légitime que s'il se déroule devant un auditoire grec et des juges. C eUX-Cl. sont Grecs ou T royens 464 . Evidemment, le plaidoyer classique devant le "Iaon" des Achéens, avec temps de parole équilibrés, est visiblement un anachronisme ; les plaidoyers se déroulent à la mode du Ve siècle, alors que l'action est censée se dérouler au moins deux siècles avant. Comme le note Francis Vian465 , "Quintus n'a pas voulu sacrifier un thème qui jouissait depuis longtemps d'une grande faveur chez les tragiques et les rhéteurs. Le débat a existé dans l'hoplôn krisis d'Eschyl/66 dans l'Ajax de Théodiclès ainsi que dans deux pièces de Pacuvius et d'Accius intitulées Armorum J udicium467. On le retrouve chez Antisthène, Porcius Latro et chez Ovide". Comme le dit justement Eustathe 468 , "Quintus arrangea le procès dans son œuvre en y ajoutant un élément rhétorique" qui n'existait sûrement pas du

temps d'Homère. Quelques plaidoyers nous restent, plus ou moins complets 46'. Attachons-nous à suivre deux d'entre eux, parmi les plus aboutis, ceux d'Ovide et de Quintus. Ces deux auteurs, à quelque quatre siècles d'écart, montrent de nombreux points communs. Ceci nous amène à poser une question incidente : Quintus s'est-il inspiré d'Ovide ou bien les deux poètes sont-ils redevables à un modèle plus ancien, un tertium quid aujourd'hui Voir Supra Note 1 de F. Vian. p. 27 Tome II de la Suite d'Homère de Quintus. 466 On a longtemps discuté sur le contenu de cette pièce perdue d'Eschyle, et notamment sur l'existence ou non d'un débat contradictoire entre Ajax et Ulysse. R. C. Jebb. dans l'introduction à sa traduction dè4jax de Sophocle. (p.p. XIX-XX; XL VII-XL VIII) évoque la position de Welcker qui maintient que ce type de débat n'était pas de mise dans cette pièce. 467 Nous avons recensé nous-mêmes dans notre introduction de nombreuses pièces perdues dans la littérature grecque ou latine. Voir Supra. 468 Eustathe. scolie ad lac. Odyssée. XI. 546. 469 Libanios, Laudationes, II, 9 ; Antisthène; Jean Tzétzès, Posthomerica, Quintus, Suite; Ovide, Métamorphoses ... Nous n'avons malheureusement pas la version de l'Hopôn Krisis d'Eschyle. 464 465

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perdu ? Il est certain que les ressemblances sont légion, tant pour les arguments, pour la taxis, que pour l'expression. Nous supposons que dans les pièces perdues des Tragiques, dans les multiples "hoplôn kriseis" ou les ''judicia armorum" des poètes grecs ou latins, ce type de débat entre les deux héros devait constituer un moment de bravoure pour les auteurs et faire le bonheur de l'auditoire, toujours féru de chicanes 470 Cependant, entre Ovide et Quintus, certaines divergences apparaissent. Si le premier puise son inspiration à des sources non homériques Sisyphe, Palamède ... - , le second, reste strictement fidèle à l'auteur de l'Iliade. Alors que chez Ovide la discussion est binaire, deux longs discours s'affrontant à la suite l'un de l'autre, Quintus montre quant à lui un débat plus conforme aux mœurs judiciaires de son temps. Il introduit après chaque intervention une deutérologie, un droit de réponse pour chacun des plaideurs. La longueur relative est ainsi raccourcie, le débat s'en trouve aéré. Ovide (et Antisthène) attribuent comme il se doit le plus long discours à Ulysse, plus habile à la parole et donc plus prolixe, Ajax étant mal à l'aise devant un auditoire, sera moins expansif. Quintus rendra, quant à lui, Ulysse plus concis, et Ajax plus disert. La volubilité du fils de Télamon dévoilant à cette occasion une certaine confusion, une certaine impétuosité, une passion mal maîtrisée, bien dans la ligne de l'idiosyncrasie de ce héros. Ulysse, rusé, ironique, ira mérne jusqu'à le taxer d'ametroepês, de bavard impénitent, adjectif employé par Homère47 ! pour qualifier. .. Thersite, l'antithèse homérique absolue d'Ajax. L'effet de cette moquerie dut être assurément patent sur l'aréopage de rudes soldats qui assistaient au débat! Dans les Métamorphoses472 , le discours d'Ajax comprend cent dix sept vers, celui d'Ulysse, deux cent cinquante trois.

Aristophane dans Les Guêpes a immortalisé cette passion dans son portrait de Philocléon. Nous avons plus haut parlé de l'hypothèse Jebb-Welcker portant sur la question de savoir s'il y avait eu un agôn judiciaire dans l'Hoplôn Krisis d'Eschyle. Si l'on se réfère au contenu des Euménides du même auteur, nous répondrons sûrement par l'affirmative. 471 Iliade, II, 212. 472 Métamorphoses, Ajax ~ V. 5-122; Ulysse ~ V. 128-321. 470

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Ajax cumule donc un retard de temps de parole de cent trente six vers avec, de son aveu même, un handicap dû à des difficultés de diction et d'expression en public; autrement dit, Ulysse parle deux fois plus encore que son concurrent, avec une facilité et une fluidité de parole bien plus importante. Chez Quintus473 , en revanche, il y a une égalité quasi parfaite entre les deux interventions, chacun ayant parlé environ soixante dix vers. L'Ethiopide et les autres textes des kuklikoi ou des Neoteroi ne mentionnent pas de débat judiciaire devant le peuple. La société épique ne devait pas admettre de telles délégations de l'autorité des aristoi, et le laos n'avait sûrement pas son mot à dire ni sur la conduite de la guerre, ni sur les grandes décisions à prendre. S'il y avait débat, il se déroulait entre basileis, comme on en voit dans l'Iliade474. Le débat judiciaire devant la foule, qui apparaît comme naturel chez Ovide ou Quintus, n'allait pas de soi pour les auteurs du Cycle47'. Il devait être un morceau de choix, en revanche, pour les Tragiques ou les auteurs de théâtre, qu'ils fussent Grecs ou Latins. Ce type de scène a d'ailleurs donné lieu à une appellation consacrée: "l'agôn-logôn" ou plus simplement l'agôn476 dans le théâtre. Penchons-nous plus précisément sur ces plaidoyers.

Discours d'Ajax: V. 181-236 ~ 55 vers; discours d'Ulysse V. 239-290 ~ 61 vers; réponse d'Ajax: V. 292-305 ~ 13 vers; réponse d'Ulysse: V. 307-317 ~ 10 vers. Total Ajax ~ 68 vers, total Ulysse ~ 70 vers. 474 Iliade, 1, 169 sq. ; 1, 145 sq. ; II, 406 ; X, 54 sq., et alibi. Voir égaIement l'analyse de Moses 1. Finley in Le monde d'Ulysse, p.p. 134135. 475 Confer l'analyse de F. Blaise "Une polémique tragique le deuxième volet de l'Ajax de Sophocle", in Revue des Etudes Grecques, Paris, 1999, p. 394 qui considère qu'Ajax se trouve dans une impasse constituée par" le paradoxe d'être à la fois le meilleur des 473

Achéens et de devoir se soumettre à ['autorité de moins valeureux". Cf. aussi jean Starobinski, "L'épée d'Ajax", in Trois fureurs, p. 23. 476 Voir Jacqueline Duchernin, L'Agân dans la tragédie grecque; Marc Durand, L'Agôn dans les tragédies d'Eschyle ..

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Chez Ovide, les préambules des deux hommes apparaissent différents et reflètent fidèlement leur caractère respectif. La posture des orateurs décrite par le poète est, elle aussi, parlante. Ajax se dresse vivement, fier de son bouclier -bien inutile lors d'une joute oratoire! Incapable de contenir son courrouxcontre productif devant un tribunal-, il jette un regard farouche sur le rivage de Sigée. Dans une attitude de guerrier plein de morgue, il prend la parole. Avant même d'entendre ce qu'il a à dire, sa gestuelle indique déjà la coloration et la teneur de ses propos : défi, agressivité, primauté donnée à l'action héroïque guerrière. Ulysse, quant à lui, se lève cahnement ; il baisse d'abord les yeux, puis les porte vers les chefs de la Grèce, attendant avant de prendre la parole. Il les rend ainsi attentifs et impatients d'entendre son discours. C'est une posture de rhéteur habile : ces ficelles d'un homme du métier, provoquent la captatio benevolentiae de l'assistance, ainsi pendue à ses lèvres. Cette faculté de capter l'attention se double d'une performance d'acteur consommé. Ainsi, à l'évocation d'Achille, "il porte sa main à ses yeux, comme pour effacer une larme,,477 ; à l'évocation de sa blessure, un geste théâtral lui fait ouvrir sa tunique478 et découvrir les stigmates qui lui assureront à coup sûr la sympathie d'un auditoire de soldats ... Ovide nous prépare ainsi, à petites touches, à un verdict peu favorable à celui qui ne sait pas jouer avec le public. Qu'en est-il de la teneur des discours?

Ajax construit sa plaidoirie en deux parties. L'une sera consacrée à ses qualités mises en regard immédiatement avec les défauts d'Ulysse, l'autre concernera l'attribution des Armes.

Métamorphoses, XIII, 132-133 : manuque simul veluti lacrymantia tersit lumina ... 478 Ibidem, XIII, 264 : Vestemque manu deducit... 477

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Mes eXQloits V. 7-9 J'ai repoussé Hector qui mettait le feu aux bateaux de la flotte. J'ai combattu de jour aux yeux de tous. Ma naIssance V. 21-31 Fils de Télamon, compagnon d'Hercule, participant à la première Ilioupersis,

comme Argonaute. Petit fils d'Eaque, Juge des Enfers. Zeus reconnaît Eaque comme son fils. Je suis donc arrière petit fils de Zeus. Mon déQart à la guerre: V. 34-40. J'ai couru aux armes

le premier, sans secours aucun d'un dénonciateur. Courage d'Ajax dans la bataille :V. 70105 J'ai sauvé Ulysse (70).

Ceux d'Ulysse Ulysse a fui devant Hector. Ulysse a agi de nuit, sans témoins. Celle d'Ulysse

Naissance obscure, de la lignée de Sisyphe, homme fourbe, actuellement en peine aux Enfers. Ulysse a les mémes tendances aux actions trompeuses.

Celui d'Ulysse. S'est présenté le dernier, en feignant la démence pour ne pas partir. Démasqué par Palamède, fils de Nauplios.

Perfidies d'Ulysse. C'est un conseiller du crime : abandon de Philoctète (45) ; meurtre de Palamède (38) (affaiblit par là l'armée grecque) ; abandonne Nestor en difficulté (64) ; secouru par Ajax alors qu'il est J'ai blessé Hector blessé, sa blessure l'empêche de combattre, mais pas de fuir! (70); Ulysse a (85). peur et communique sa peur aux autres J'ai été choisi pour le (98) ; meurtre de Rhésus (98) ; meurtre combat singnlier de Dolon (98) ; enlèvement d'Hélénos ; rapt du Palladium (99) ; n'est rien sans contre Hector (87). son âme damnée Diomède (nihil est, Diomede remoto 100) , il agit dans - 123 -

J'ai sauvé les navires grecs de l'incendie (92).

l'ombre, sans combat, surprend l'ennemi comme un larron (104) ; fuir est la seule chose où il excelle; il n'a vraiment pas besoin d'armes neuves, les siennes n'ont pas même servi!

Ulysse répond alors, d'abord point par point aux accusations de son adversaire, puis il ajoute des arguments supplémentaires. Le discours, au début défensif et justificatif, s'axe ensuite sur l'apport fondamental que le fils de Laërte a apporté à la communauté des Achéens. Loin d'avoir produit des actions propres à le mettre en lumière individuellement, celui-ci a constamment œuvré -souvent dans l'ombre, convient-il encore de dire- pour le bien collectif. Ce déplacement des valeurs de l'epos -idéal chevaleresque, actions brillantes individuellesvers des comportements valorisant le bien commun est siguificatif du fait qu'outre un combat entre deux héros, qui en soi n'est tout compte fait qu'anecdotique, il s'agit bien là de basculement d'époque et de mentalité, Ajax représentant l'homme archaïque, du passé, Ulysse, l'homme nouveau479 . -1 La généalogie d'Ulysse n'a rien à envier à celle d'Ajax, au contraire: son pére, Laërte est le fils d'Arcélius, lui-même fils de Jupiter. En outre, sa mère, qui est la fille de Mercure procure une seconde noblesse à Ulysse. Le pére de Télamon, dont Ajax se dit si fier, s'est lui-même souillé du meurtre de son propre frére480 , alors que le pére d'Ulysse est pur. D'ailleurs, si 479 Pietro Ciati in La Pensée Chatoyante, passim, montre bien que dès Homère, Ulysse doit être considéré comme un héros à part, qui suit un chemin et des valeurs différents de ceux des autres personnages, notamment dans les récits de celui qu'il appelle le "second Homère", l'auteur de l'Odyssée. 480 Télamon tua son demi frère Phokos parce qu'il ne supportait pas que celui-ci le surpassât en athlétisme. Lors d'une épreuve de pentathlon. Télamon lui lança un disque de pierre à la tête et le blessa gravement. C'est Pelée qui l'acheva Cà moins que ce soit l'inverse, les versions divergent). Eaque découvrit le meurtre et exila Télamon dans l'île de Salamine pour le purifier... Confer Robert Graves. Les mythes

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les armes doivent échoir à un parent, alors ce n'est pas à Ajax qu'elles doivent aller, mais à Néoptolème. -2 Mais peu importe la famille, ce sont les actions qui comptent. C'est Ulysse qui a démasqué Achille et l'a amené à Troie, qui a vaincu Télèphe, qui a pris Thèbes, Lesbos, Lyrnesse. Le rôle d'Ulysse dans l'affaire d'Iphigénie a été prépondérane S1 : c'est lui qui a convaincu Agamemnon d'immoler sa fille, qui a ourdi un plan ingénieux pour amener la jeune vierge devant l'autel, quand Aiax lui-même avait échoué dans cette mission capitale pour l'année482 . -3 C'est Ulysse qui fut envoyé en ambassade à Troie pour y défendre les intérêts des Grecs 483. -4 Pendant les quelque dix ans qu'a duré la guerre, Ulysse a tendu des pièges à l'ennemi, fortifié les retranchements, trouvé de nouveaux alliés et conclu des pactes avec eux, procuré des vivres et des armes à l'année484 . -5 Agamemnon, abusé par un songe envoyé par Jupiter, a ordonné le retrait des Grecs. Ajax n'a rien fait pour le détourner de son projet, au contraire, il a gréé ses nefs pour fuir. Ulysse a dissuadé les Achéens de s'en aller. C'est bien Ulysse qui a empêché la fuite d'Ajax. -6 C'est Ulysse que Diomède a choisi comme compaguon d'action. Ce n'est pas un mince combattant; le choix est valorisant. D'ailleurs, cette couple de combattants a tué, outre Dolon et Rhésus, douze soldats de Sarpédon et bien d'autres encore48 '. grecs, p.p. 420-421 ; Plutarque, Histoires parallèles, 25 ; Pausanias, Périégèse de la Grèce, X, l,let II, 29, 7 ; Apollodore, Bibliothèque, III, 12, 6 ; Les Alcméonides, cité par le scholiaste d'Euripide, ad loc. Andromaque, 687 ; Jean Tzétzès, Lycophron, 175 ; Diodore de Sicile, IV,72.. 481 Confer Apollodore, Epitomé, 3, 22 ; Dictys, Ephéméride, l, 20. Sur

le rôle peu glorieux d'Ulysse dans l'affaire d'Iphigénie, voir Robert Graves, Les mythes grecs, p.982 ; Euripide, Iphigénie en Tauride; Iphigénie à Aulis; Sophocle, Electre, 574 ; Jean Tzétzès, Lycophron, 783.

Métamorphoses, v. 181-194. Ibidem 197-203 484 Ibidem' 205-215 485 Ibidem: 238-262 482 483

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-7 Ulysse a verse' son sang; A"Jax est mtaet486 . -8 Ajax, à ses dires, a protégé les vaisseaux de la flamme. C'est un fait. l\1ais ce n'est pas seul qu'il a mis les Troyens en fuite ; Patrocle l'a bien aidé. En outre, Aiax n'a pas affronté Hector tout seul: les autres Grecs étaient là, Ulysse aussi. C'est le sort qui l'a désigné et Hector s'est retiré du combat sans dommage 48'. -9 Une fois Achille mort, c'est Ulysse qui a relevé son corps et porté armes et cadavre sur ses épaules488 . -10 D'ailleurs, Ajax est un homme trop grossier et trop ignorant pour apprécier les belles armes d'Achille. Il ne les comprendrait pas; elles seraient une énigme pour lui48'. -11 Ajax accuse Ulysse d'avoir fui les fatignes de la gnerre 490 ; c'est une insulte à Achille lui-même, car lui aussi a rusé pour ne pas partir. Achille fut découvert par l'adresse d'Ulysse, alors qu'Ulysse ne le fut pas par celle d'Ajax !491 -12 Ulysse a certes accusé Palamède492 ; mais celui-ci ne s'est pas justifié. Le doute demeure encore: il était peut-être un traître.

Ibidem, 262-267 : Sine vulnere corpus. Ibidem, 266-279. 488 Ibidem, 281-285. 489 Ibidem, 288-295 : Ut capiat, quae non intelligit Arma. 490 Allusion aux départs. Voir notre partie de conclusion sur "Ulysse, un négatif d'Ajax". 491 Métamorphoses, 296-305. 492 Confer Graves, les mythes grecs, p. 996 : Apollodore, Epitomé, III, 8 : Hygin, Fables, 105 : Dictys, de Crète, Ephéméride, II, 15 et note de Gérard Fry ad lac. Ulysse, pour se venger de Palamède, -et aussi parce qu'il le sentait plus intelligent que lui, inventeur d'un alphabet, des poids et mesures, ayant une grande ascendance sur le Conseil-, 486

487

ourdit un complot retors visant à accuser celui-ci d'intelligence avec l'ennemi troyen: 1- Il feint d'avoir eu un rêve annonçant la trahison de Palamède. 2- Il enterre de l'or sous la tente de celui-ci. 3- Il oblige des prisonniers troyens de le dénoncer. Palarnède, fut démasqué bien qu'il niât farouchement et lapidé par l'année, avec l'aval complaisant d'Agamemnon qui voyait en lui un rival sérieux pour le commandement de l'expédition.

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-13 Ulysse a enlevé Hélénos 493 par ruse et a ainsi pu savoir par lui l'avenir du conflit. -14 Si Ulysse a abandonné Philoctète sur l'île de Lernnos, c'était pour lui éviter les fatigues du voyage, vu son état de santé. Mais pour le faire revenir, c'est encore Ulysse qui œuvrera et sûrement pas Ajax. -15 C'est par la ruse qu'Ulysse a enlevé le Palladium de Troie494 . La perte de ce Xoanon fut fatale aux Troyens. Qu'a fait Ajax, pendant ce temps? Sans les ruses d'Ulysse, sans ses sorties nocturnes, il eût été inopérant. C'est bien Ulysse qui a le plus affaibli les forces troyennes. -16 Ulysse a certes fait équipe avec Diomède; mais Ajax lui aussi a agi en couple avec le fils d'Oïlée ou avec Teucer. Arrive alors la péroraison de l'orateur49 '. Toi tu n'es qu'une force aveugle; moi, je prévois l'avenir. C'est le corps seul qui agit en toi; chez moi, la sagesse me guide. Ton bras sert dans les combats, mais il a besoin que mes conseils le dirigent. Cependant, mon courage est aussi important que mon génie. Conclusion: c'est à moi que doivent revenir les Annes, car c'est moi qui ai le plus affaibli les Troyens. Alors que la foule accueille le discours d'Ajax avec un murmure poli49 ' , les soldats de l'armée applaudissent fortement celui d'Ulysse497 Ovide conclut laconiquement et donne le verdict en deux vers: "... quid facundia passel, Re patuit, fortisque viri fulit arma disertus,r4 98

Dictys de Crète. Ephéméride. IV. 18. Dictys de Crète. Ephéméride. V. 8-9 ; Leschès de Mytilène. 224229 S ; Homère. Odyssée. IV. 233-264 .. 495 Métamorphoses, 350 sq. 496 Ibidem, 123-124: Vulgique secutum ultima murmurerat 123-124. 497 Ibidem, 382 : Mata manus procerum est. 498 Ibidem. 382-383. 493

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"On vit alors ce que peut une certaine faconde: l'homme disert l'emporta sur l'homme fort et enleva les Armes".

Comme Ovide, Quintus place ses plaidoyers devant le peuple. Le discours d'Ajax est court49 '. Il se déroule en sept points et débute par une épithète méprisante envers son adversaire"JO, apostrophe que l'on lance habituellement sur un champ de bataille. -1 Ulysse n'est pas un valeureux au combat: ce n'est pas lui qui a fait reculer les Troyens du corps d'Achille, c'est Ajax. -2 Ulysse est un lâche, un couard doublé d'un homme sans scrupules: d'abord, il s'est dérobé au moment de partir à Troie, feignant la folie; il fut démasqué par plus rusé que lui, Palamède. Ensuite, il a lâchement abandonné Philoctète à Lemuos. Enfin, il a fait périr Palamède, d'une part parce qu'il ne supportait pas qu'il le dépassât en intelligence au Conseil, d'autre part par vengeance pour l'avoir démasqué au moment du départ. -3 Ulysse a le front de vouloir se mesurer à Ajax. l\1ais ce dernier est cent fois plus fort que lui, et donc cent fois plus méritant'°l Et il est d'autant plus méritant qu'il a sauvé Ulysse des Troyens quand celui-ci était en difficulté; de plus, il a excentré ses vaisseaux à l'extrémité de la ligne des bateaux alliés, à l'endroit le plus exposé, alors que ceux d'Ulysse ont été tirés au milieu, à l'endroit le plus sûr; enfm, c'est lui et non Ulysse qui a sauvé les embarcations grecques des flammes.

Suite d'Homère: 55 vers: 181-235. Ainê, pervers: Ô Ulysse, homme au cœur pervers! 501 Décidément là se trouve le nœud du jugement: dans le "peri andreias" de la Petite Iliade, ou l'attendu de Thétis chez Quintus : qu'estce qu'être le meilleur? Le meilleur au VIle siècle avant J.-c. n'est plus forcément le même, 8, voire 12 siècles après (Ovide, Quintus). Le déplacement de la valeur guerrière -le plus fort au combat- vers celle de l'habileté, de la subtilité et de l'éloquence semble bien consommé chez Ulysse.

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-4 D'ailleurs, mieux eût-il valu laisser les Armes au milieu

de la mêlée furieuse, et là, on aurait bien vu alors qui les eût sauvées! -5 Ulysse n'est ni de taille, ni digne de porter les Armes prestigieuses d'Achille. -6 Ulysse ne compte que sur son éloquence. Or c'est pour récompenser la bravoure que Thétis a placé les Armes au concours. -7 Ajax est le parent d'Achille et de plus haute naissance

qu'Ulysse. Il est donc plus fondé que lui à recevoir les Armes. Il convient de noter la tonalité agressive du discours d'Ajax, dans la droite ligne du caractère de l'homme. Il est volontiers blessant. En rabaissant la valeur guerrière d'Ulysse, en en faisant qu'un bavard, un couard et un fourbe, il exprime là le mépris du soldat pour le beau parleur. Plus COUrt'°2, le discours d'Ulysse prend volontiers une tonalité ironique'03 Dès le premier vers, Ajax se trouve taxé d'effréné bavard,04 L'épithète employée est bien celle dont se sert Homère'o, pour qualifier Thersite, l'effronté, l'anti-héros'06, l'antithèse même d'Ajax, faible, couard, méprisé par les autres, battu par Ulysse pour le faire taire et tué par Achille pour avoir trop parlé'°7 Ulysse réfute point par point les accusations d'Ajax. Ille fait en neuf points. 1- Je te surpasse de loin par la pensée et l'intelligence. La pensée rend la force efficace. Ulysse sous entend qu'Ajax a bien la force, mais non la pensée pour la guider et donc que sa puis-

502Suite, 51 vers: 239-290. 503 Ibidem, V, 237-238 : "Le fils de Laërte qui s'entend à manier les pensées retorses, riposte avec une dure ironie" 504 Ibidem, 239 : Ametroepes. 505 Iliade, II, 213. 506 Hélène Monsacré, Les larmes d'Achille, p; 49-50 et note 3 et 4 p.p. 49-50 ; Iliade, II, 217-277 ; P. Chantraine, "A propos de Thersite", L'antiquité classique, 32,1964, p.p. 18-27 .. 507 Suite, 1, 744-750.

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sance, aveugle, ne lui sert à rien508 . Une phrase gnomonique résume ce point: "Il n'est rien que la pensée n'achève. Toujours, à la tâche comme au Conseil, tête sans cervelle vaut moins qu'homme d'expérience! Iti0 9 • 2- C'est Bien Ulysse et non Ajax que Diomède -qu'on ne peut qualifier de couard- a choisi pour son expédition nocturne de la Dolonie510 Ulysse n'est donc pas le piètre combattant que veut décrire Ajax. C'est encore lui qui alla chercher Achille à Scyros, là où sa mère l'avait caché, déguisé en fille, dans le palais de Lycomède5ll , dans cette circonstance, Ulysse a été plus utile aux Argiens que le bras puissant d'Ajax; c'est enfin lui qui saura convaincre par la parole les héros de venir combattre sous les murs de Troie512. Et de conclure alors sur ce point: 513 "Il est grand le pouvoir de la parole que guide la prudence alors que le courage échoue et que la taille ne sert de rien là où la sagesse fait défaut" 3-Il est faux de soutenir que je ne suis pas fort et courageux et que tu m'as sauvé jadis. Je ne fuyais pas devant les Troyens, j'en ai abattu de nombreux. -4 J'ai placé mes vaisseaux au milieu de la ligue des bateaux non pas pour me protéger, mais pour me trouver au centre des décisions514 . -5 C'est bien moi qui me suis travesti pour aller espionner les Troyens"', au péril de ma vie, j'ai pénétré au sein de la ci,516 te . 508 Note de Vian ad loe. V. 241-252 : cf. Sophocle. Ajax. 1250-1254 ; Antisthène. Ulysse. 13 ; Ovide. Métamorphoses. XIII. 137-139 ; 205206; 354-369 ; Iliade. XXIII. 313-319 où Homère citait 3 exemples d'intelligence pratique bûcheron, pilote, cocher; Quintus caner, marin, dompteur de chevaux. L'exemple se trouve déjà chez Sophocle. 509 Suite. V. 250-251. 510 Iliade, X. 511 Apollodore. Epitomé. III. 13. 8 ; Ovide. Métamorphoses, XIII. 133 ; 305; 162-18 .. 512 Néoptolème au livre VII de Quintus. Philoctète au livre X. 513 Suite, 263 ; Euphrosunê ... 514 Confer Iliade. VII. 223-226. 515 Odyssée. IV. 244-249 ; Quintus. V. 279 ~ Odyssée. IV. 244 ; Quintus. V. 281 ; ~ Odyssée. IV. 258 ..

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-6 Je me suis levé, moi aussi pour défier Hector au combat singulier'17 -7 Je me suis battu autour du cadavre d'Achille et c'est bien moi qui ai sauvé cadavre et Armes. -8 Je ne te crains pas au combat, mais actuellement, je suis blessé; je ne pourrai donc pas t'affronter. -9 Je suis issu d'un sang divin; comme Achille, je descends de Zeus. Ulysse insiste bien sur le fait que la force d'Ajax sans un peu d'intelligence, ne sert à rien. Ulysse, quant à lui est abondamment fourni dans les deux qualités, ce qui en fait un homme bien plus précieux pour les Grecs. La deutérologie d'Ajax518 , toujours aussi agressive'" ne consiste qu'en une dénégation des assertions d'Ulysse : non Ulysse n'a pas été là pour défendre le cadavre d'Achille, c'est bien Ajax qui l'a fait; non, Ajax n'a pas vu Ulysse auprès de la dépouille, là où la lutte était la plus intense ... il devait se trouver ailleurs! La deutérologie d'Ulysse est encore plus courte"O : Ulysse ne le cède en rien à Ajax, ni par la force et encore moins par la pensée. En sagesse, en effet, il le surpasse de loin. Quant à la force, il a été à égalité avec lui lors de l'épisode de la lutte, lors des jeux funèbres de Patrocle"1

516 Ovide mentionne le rapt du Palladium, Métamorphoses, XIII, 336356 517 Iliade, V, 162-170 : en fait, Ulysse s'est levé en dernier.. Voir Métamorphoses, XIII, 275-279. 518 Suite, 13 vers, 292-305. 519 Ibidem, v.292 : "Perfide Ulysse, ô le plus scélérat qui soit au monde !" 0 Odusseû, dolomêta kai argaleô tate pantôn. 520 Ibidem, 10 vers, 307-317. 521 Iliade, XXIII, 700-739.

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Le verdict

Sauf Darès et Dictys, qui eux suppriment l'épisode de l'hoplôn krisis et Homère, bien évidemment qui ne la conte pas, tous les auteurs font attribuer les Armes à Ulysse après le jugement, consommant par ce verdict la suprématie de l'intelligence et de l'éloquence sur la force brute, et consacrant l'abandon par là des vieilles dépouilles guerrières de l'epos pour les vêtements neufs de la démocratie, fondée sur l'éloquence. L'on peut légitimement se poser la question de l'équité du jugement rendu. y -a-t'il eu machination, trucage? Le verdict que l'on connaît à présent répond-t-il aux attendus ou aux motivations du jugement? Le dispositif lui-même de ce procès était-il conforme et équitable? Comme corollaire, on peut alors se demander si la mort d'Ajax qui suivit le verdict fut la conséquence d'une injustice ou l'effet du désespoir d'un candidat malheureux et humilié? Autre façon de poser la question de la fragilité ou de la fêlure dans l'être même de notre hèros. La Petite Iliade ignore toute sorte d'injustice commise envers Ajax lors du jugement522 . Pindare affrrme, quant à lui, qu'Ajax a été lésé523 . Nous avons supra relevé l'estime que portait Ovide'24 à Ulysse, la foule de soldats applaudissant au verdict. Quintus"', au contraire, favorable au fils de Télamon, fait réagir la troupe de manière diamétralement opposée: à l'annonce du jugement, "f'armée pousse un cri de douleur", montrant bien là le capital de sympathie que suscite Ajax. La vox populi, garante de l'équité du procès, réagit donc de façon contraire chez l'un et l'autre

522 Coufer Albert Machin. p. 34 et note ad lac. J. C. Kamerbeek, dans son édition d'Ajax (The Ajax. 2è ed .. Leyde. 1963. p. 3-4) revient sur ce problème. 523 In op. jam cit., Néméennes, VIII, 22 sq. 524 Métamorphoses. XIII. 382. 525 Suite d'Homère, V, 321.

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auteur. D'ailleurs, Thétis elle-même est atterrée par ce verdict .. 526 lllJuste . Sophocle, quant à lui, ne nous donne aucune indication dans son drame, il se contente de suggérer, par touches subtiles, et il faut alors chercher" exô [OÛ dramatos,,527, en dehors de la pièce, des éléments de réponse ou bien se contenter d'interprétations plus ou moins objectivement étayées. Albert Machin528 s'est longuement penché sur ce problème. Il pointe, deux versions opposées: celle d'Ajax et de son frère Teukros d'une part, celle des Atrides et d'Ulysse d'autre part. Chez les commentateurs de Sophocle, ces deux interprétations contradictoires concernant une éventuelle machination au cours du procès se retrouvent. H.D.F. Kitto, met en exergue les torts d'Ajax, son hybris, en l'opposant à la sagesse d'Ulysse. Pour lui, le vote est équitable. ''Ali that Agamemnon has done, here is ta participate in a quite reasonable decision about the arms of Achilles,,529, dit-il; et plus loin: "The wrong exists only in Ajax's own mind,,530. En revanche, s'appuyant notamment sur les mots du vers 1135531 émis par Teukros, le. Kamerbeek subodore la tricherie et la subreption ; il soutient que "The poet emphatizes in Teucer's words that there has been foui play in the award of the armsl/532.

C'est l'opinion des autres commentateurs 533 , à des

Ibidem, V, 333-341. Aristote, Poétique, 14,53 b32; 15,54 b3 ; b7 ; 528 Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, p.p. 31-59. 529 H. D. F .Kitto, F orm and meaning in drama, Londres, 1956 p. 192. 530 Idem: Greek tragedy. A litterary study, 3è ed. Londres, 1970 p. 526

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120. Sophocle, Ajax, vers. 1135, Ménélas est un "kleptês psêphopoios" , un voleur de suffrage; citons aussi le vers 1137 : "poll'an kalôs lathra sù klepseias kakà" : il se pourrait bien que tu aies adroitement fait des machinations secrètes .. 532 Je. Kamerbeek: The Ajax, 2è éd., Leyde, 1963 p 6 533 V. Harsh : A handbook of classical drama, Stanford University, 1944, p. 97-98 ; H. Grégoire, "La date de l'Ajax de Sophocle", Académie Royale de Belgique, Bulletin de la classe de Lettres, 41, 1955, p.p. 187-198; C. H. Witman, Sophocles, a study in heroic humanism, Cambridge, Mass, 1951, p 76 ; 1. M. Linforth, The scenes in Sophocle531

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degrés divers. Comme nous l'avons dit plus haut, nous n'avons aucune garantie sûre pour étayer l'une ou l'autre solution qui ne saurait, en fait, n'être que le résultat de sentiments diffus. L'intrigue de Sophocle est à ce propos révélatrice. Nous abordons le drame avec une certaine antipathie à l'égard d'Ajax. Il est brutal, impitoyable, fou, égaré. Les Atrides et Ulysse font figure de victimes, suscitant notre compassion ... En fait, viscéralement, le résultat du procès nous agrée alors. Puis, au fil du déroulement de la pièce, une évolution, voire même un renversement total se produisent, le bourreau du début devient un martyr, tandis que les chefs grecs font montre d'une cruauté et d'une inflexibilité qui nous les rendent antipathiques et méprisables au possible. Et nous pensons alors que le verdict de ce procès n'est peut-être . ble534 ... pas SI..eqUita D'ailleurs, les hommes eussent-ils jugés par eux-mêmes, sans l'intervention d'Athéna, le résultat eût-il sans doute été tout autre. Nous avons relevé plus haut que la déesse intervenait dans la quasi-totalité des versions recueillies. A-t-elle faussé le verdict? Nous le pensons. La déesse est-elle totalement impartiale dans cette affaire? Nous en doutons. Ulysse est son préféré''' et elle l'a favorisé, sans se préoccuper de la justice. L'impiété du Télamonide, d'ailleurs, ne se trouve que chez Sophocle'36. L'Homère de l'Iliade montre un Ajax sinon pieux, du moins toujours attentif aux dieux; n'ayant en outre pas à traiter s'Ajax, Berkeley, 1954 p. 25 ; J. C. Opstelten, Sophocles and greek pessimism, Amsterdam, 1952, p. 51 ; S. M. Adams, Sophocles, the playwright, Toronto, 1957, p. 25 ; G; Ronnet, Sophocle, poète tragi~ue, Paris, 1969, p. 78 et alii ... 34 Voir l'analyse d'Albert Machin, in op. cit. , p. 34-39. 535 Il n'est qu'à se reporter à la lecture du "second Homère" selon l'exr:ression de Pietro Citati pour s'en persuader. 36 Voir René Bernard Moulin, L'élément homérique dans les personnages de Sophocle, p.p. 134-135. L'auteur soutient que" dans la Petite lliade, on voit déjà Athéna poursuivre effectivement Ajax de son inimitié" (p. 135). Nous ne lisons rien de tel : le laconique kata boulêsin Athénas de la Petite Iliade (Ilias Mikra, A) ne nous paraît pas traduire une franche inimitié à l'égard d'Ajax. C'est simplement la volonté de la déesse qui s'exprime ici.

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d'une hoplôn krisis, le poète n'avait donc pas, si l'on peut s'exprimer ainsi trivialement, à "charger" Ajax outre mesure. Sophocle, lui, dut bien sûr, à tout le moins, trouver un prétexte qui justifiât le verdict. René Bernard Moulin pense même qu'il a pu y avoir contamination ou confusion avec l'autre membre homonyme du tandem, le fils d'Oïlée. Ce demier en effet fut un impie notoire. Il profana le sanctuaire d'Athéna, viola Cassandre alors qu'elle était en position de suppliante ... Il était donc normal qu'il suscitât la colère et la vengeance de la déesse. Ceci dit, il ne faudrait pas non plus importer nos valeurs laïques actuelles dans l'analyse. Les Grecs vivaient avec le postulat de l'intervention constante de la divinité dans les actes de la vie, quels qu'ils fussent. Enfin, nous avons déjà parlé de l'ambiguïté des attendus du jugemene 37 . "Qu'if vienne, à présent celui qui sauva sa dépouille et se montra le meilleur des Achéens"

déclare Thétis en mettant les Armes en jeu. Les deux membres de la phrase sont polysémiques, nous l'avons monté. D'abord, qu'est-ce que "sauver" un cadavre? (esaôse) Le "sauveteur", est-ce bien celui qui l'a porté hors du champ de bataille? Celui qui a protégé le transporteur? D'autre part, les opinons des auteurs divergent : quel est celui qui a effectivement porté ou défendu le corps? Ulysse ou Ajax? Autant d'interrogations qui n'obtiennent pas de réponse certaine. Ensuite, le "meilleur" (aristos) n'est pas une notion anhistorique : il représente une valeur datée dans une époque, qui évolue avec les différents canons d'une société. Ajax est le meilleur selon les valeurs de l'epos ; Ulysse l'est tout aussi bien, selon une axiologie plus moderne. Aussi, dans cette situation, chacun des deux plaideurs étaitil fondé à juste titre à emporter ces Armes précieuses. Le procès contenait donc en son sein un vice essentiel dès le départ et ne pouvait alors produire un verdict équitable et acceptable par les deux parties. Il était ainsi quasi-normal que l'un des deux se sentît injustement lésé. 537 Quintus, Suite, V, 122-127. "All'itô hos t'esaôse ne/am kai aristos Achaiôn" (125).

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Cette affaire des Annes, polluée dès le départ eut, nous le savons, des prolongements catastrophiques. Ajax était ainsi irrémédiablement, dès l'abord, empêtré dans une trame d'évènements qui le dépassaient et dont il ne pouvait gérer les tenants et les aboutissants. Cette situation défmissait alors tous les ingrédients archétypiques du tragique: le destin inexorable d'un homme qui lui échappait, quoiqu'il fit, quoiqu'il pensât, l'intervention inflexible des dieux dans les affaires humaines, une issue fatale annoncée et dont le poète nous fait suivre pas à pas l'accomplissement. .. Il était alors normal que de nombreux poètes s'emparassent d'un tel sujet pour en faire une pièce de choix.

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Yb. Deuxième faille: la folie d'Ajax

Ainsi, Ajax l'invincible, Ajax le monstrueux, Ajax le premier des Grecs dans le métier des armes, Ajax à qui rien ne résistait dans le domaine guerrier, Ajax vient-il de subir un échec cuisant concernant ces armes mêmes dont il avait fait son métier, auxquelles il avait jusque là voué toute sa vie et ses efforts incessants. Les Armes d'Achille qui lui semblaient naturellement destinées, qui devaient lui revenir de droit, échappent à présent définitivement à sa convoitise. Pis, elles échoient à un bavard, un beau parleur doublé d'un couard, inférieur à lui de beaucoup dans la guerre. Quelque chose s'écroule. Une fêlure semble survenir. Les certitudes sur lesquelles toute sa vie était bâtie ne s'avèrent plus si sûres. Ajax n'apparaît plus comme le meilleur, le plus méritant dans cette campagne troyenne où il était venu chercher la gloire qui incombe aux tout premiers.

Les sources; un essai de taxinomie.

Quelles conséquences entraina donc ce jugement des Armes? Que s'en suivit-il? Comment la littérature antique a-t-elle décrit les suites d'un tel procès? Si l'on se réfère à La Petite Iliade538 , après le verdict que l'on connaît, Ajax, perd la raison, massacre les troupeaux des

538

§ A, texte de la Chrestomathie de Proclos.

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Grecs puis se suicide. Tous les auteurs ont-ils suivi cette leçon? Ce n'est pas sûr. Bien évidemment ni Homère de l'Iliade, ni Stasinos de Milet"9 ni Italicus Baebius540 ne racontent -et pour cause, leur récit s'arrête avant la mort d'Achille-la suite de l'hoplôn krisis et la mort du héros. Dictys de Crète54!, bien que narrant des faits déroulés après la mort du fils de Pelée ne relate ni jugement, ni folie, ni suicide, mais fait mourir Ajax, lâchement assassiné par Ulysse encore lui !-, à la suite d'un différend survenu au sujet de la propriété du Palladion, dérobé aux Troyens. Pour le Crétois, Ajax a été sain d'esprit et fidèle aux Atrides jusqu'à sa [m. Darès le Phrygien'42, quant à lui, fait succomber Ajax au combat, des suites d'une blessure infligée par une flèche décochée de la main de Pâris. Pour ces quelques auteurs, donc, Ajax est resté jusqu'au bout un héros de l'armée grecque sans tache ni reproche. Ainsi, il n'y a pas unanimité absolue sur le thème d'un suicide qui suit la folie d'Ajax. Parmi les auteurs qui ont décrit la fin du personnage, certains montrent un héros glorieux, sain d'esprit jusqu'au bout de sa vie et mourant d'une main étrangère. Les autres écrits ont narré une mort d'Ajax bien moins lumineuse. Mais si tous font état d'un suicide, le fils de Télamon Chants Cypriens. Iliade Latine. 541 Ephéméride, IV, 14-15 : "Entre temps naissait à propos du Palladium, une controverse qui opposa durement les chefs les uns aux autres. Ajax le réclamait [. . .J Diomède et Ulysse aussi [. . .J Or, voici qu'aux premières heures de ['aube, les Grecs découvrent Ajax, au beau milieu du camp, sans vie, tué d'un coup d'épée. [. . .J Quant à Ulysse, craignant quelque violence de la part de ['armée qu'il a outra~ée, il s'enfuit discrètement à Ismare ... " 42 Histoire de la destruction de Troie, 35. : "Ajax se démène à découvert (sans son bouclier cf Iliade, VII, 219-233 ; Dietys, Iv, 20) [. .. ] Alexandre décoche une flèche dans le flanc d'Ajax. Blessé, il n'en poursuit pas moins Alexandre et il ne s'arrêta qu'il ne l'eût tué. Epuisé par sa blessure, Ajax est transporté au camp. On lui arrache la flèche et il meurt... Il 539 540

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s'étant supprimé par dépit et frustration, en revanche, la folie et sa conséquence sur le massacre des troupeaux ne font pas toujours l'unanimité. C'est l'option de Lucien'43 qui récapitulant lui aussi les évènements, confIrme le suicide et la folie, en omettant toutefois le carnage du bétail: "Dans un excès de folie, [' . .J, tu t'es donné la mort", regrette le roi Agamemnon qui visite Ajax aux enfers. La folie est là, mais pas la mort des troupeaux. Ovide'44, quant à lui, s'il décrit le suicide d'Ajax, ne mentionne pas non plus l'épisode de la tuerie de bêtes. En outre, il ne parle pas précisément de folie mais de colère irrépressible pour expliquer le geste du héros: "Ajax qui tant de fois résista seul à Hector, au fer, à la flamme, ne put résister à la colère; Ce guerrier invincible fut vaincu par la douleur". Le poète de Sulmone témoigne lui aussi du suicide: "dans son sein [... ] il plonge son glaive dans le seul endroit vulnérable ... ". Pour Pindare'" c'est bien le phtonos qui a dévasté le cœur

d'Ajax si profondément qu'il l'a conduit à l'autodestruction. "[L'envie] a mordu même le fils de Télamon, elle l'a fait choir, percé par son glaive", indique-t-il, en omettant lui aussi l'épiso-

de de l'hécatombe funeste des troupeaux argiens. Plus loin"', le Béotien lie directement la mort d'Ajax au résultat du vote lors du jugement des Armes : "Les Danaens, dans un vote secret, favorisèrent Ulysse et Ajax, privé de l'armure d'or, fut aux prises avec la mort".

543 Dialogue des morts, XII Ajax-Agamemnon Su maneis, ephoeusas seauton. 544 Métamorphoses, XIII, 384-392 : ... sustinet toties, unam non sustinet iram [. ..J invictum virum vinât dolar... 545 Pindare, Néméennes, VIII, 2, 39-40 : .. Phtoneroîsin ... Keînos kai T eleamônios dapsen hui on, Phasganô amphikulisas. 546 Ibidem, 44-48 : Kruphiaisi gar en psaphois Odussê Danaoi therapeusan Chruseôn d'Aiax steretheis Hoplôn phonô palaisen.

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Ici encore, point de folie ; la conséquence quasi naturelle d'un vote humain. Et ce vote, est certes injuste, mais dicté par la fortune. Car celle-ci "donne succès ou revers et souvent la ruse d'un plus faible a surpris et fait échouer un plus fort. Vous connaissez, ajoute-t-il, je pense, la bravoure d'Ajax qui, sur la fin de la nuit se perça de son glaive meurtrier et reste un opprobre pour les enfants des Hellènes ... " 547 .. Et, sans les mauvais conseils de la "colère qu'il ressentit pour n'avoir pas obtenu les annes, le puissant Ajax n'aurait pas planté dans sa poitrine la lame de son glaive, lui, le plus vaillant après Achille"S48,Ajax aurait continué de vivre ... Ulysse se trouve accusé ici à demimots d'avoir frauduleusement forcé le destin et son concurrent malheureux, expressément, de s'être laissé emporter à tort. Pour l'auteur des Néméennes, donc, ni déséquilibre du héros, ni tuerie qui en découle; une grande colère et un suicide. Le "second Homère", dans l'Odyssée549 , connaît lui aussi le sort amer d'Ajax, mais ne fait référence ni à la folie, ni au massacre des bêtes. Tout juste Ulysse fait-il allusion au "sort" jeté par Zeus sur les Grecs, ainsi qu'à la malheureuse querelle des Armes. Quant à Horace"o, de sa verve incisive habituelle, il défend Ajax devant Agamemnon qui l'accuse d'être un" insanus ". Si le fils de Télamon, dit notre satiriste, doit être taxé de fou parce qu'il a tué quelques brebis en ne faisant aucun mal à ni à son enfant, ni à sa femme, ni à Ulysse, que dire alors du grand Atride qui égorgea sa propre fille Iphigénie sur la foi de chimères absolument infondées? Alors, comment organiser à présent ces informations provenant des auteurs anciens? Différentes options de la [m du héros s'offrent à nous et l'on peut résumer tous ces cas de figure et les sérier en proposant l'algorithme de tri suivant: Pindare, Isthmiques, IV, 34 sq. Pindare, Néméennes, VII, 26 sq. 549 Odyssée, Première Nekyia, XI, 541 sq. 550 Satires, livre II, satire III, v. 199-206.

547 548

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-1) Ni suicide, ni tuerie des bêtes, ni folie; Ajax meurt en héros grec par une cause exogéne, sur le champ de bataille ou assassiné. -2) Suicide sans folie, par dépit, sans massacre. -3) Folie après le jugement, suivie du suicide, malS sans toucher aux bêtes. -4) Folie, hécatombe du troupeau, retour à la raison, puis suicide. L'impact et la formidable prégnance de l'Ajax de Sophocle sur le lecteur -actuel et sans doute antique- ne doivent pas nous faire oublier que le thème de la folie du héros n'obtient donc pas l'unanimité, tant s'en faut, chez les anciens. Cependant, c'est bien la version que la postérité a retenue. Ajax, frustré des Armes merveilleuses serait ainsi devenu fou au point de confondre de pauvres bêtes de troupeau et leurs bergers avec ses ennemis, de les massacrer, puis, ayant recouvré la raison, de se suicider avec son glaive. Laconique ainsi qu'à son habitude, la Petite Iliade'" résume cette leçon, énonçant les conséquences du jugement des Armes: ''Ajax, perdant la raison, s'attaque violemment au bétail que les Achéens ont capturé, puis se donne la mort". Apollodore552 confirme cette version "totale" : "Bou/versé de chagrin, Ajax ourdit un guet-apens nocturne contre l'année. Mais Athéna le frappa de démence et le poussa, l'épée à la main contre les troupeaux. En proie au délire, il massacra les bêtes et les bergers, les prenant pour des Achéens". Ce sont ici énumérées trois "failles" qui s'ouvrent ainsi dans l'être méme du héros : la folie, le massacre, le suicide. Attachons-nous à la premiére. Que peut-on dire de la folie d'Ajax? Deux auteurs ont fait une description précise et poussée de cet épisode. Une bonne partie du livre V de la Suite d'Homère de Quintus"', soit quelque 170 vers, décrit la démence, le massacre des 551 § A, texte de la Chrestomathie de Proclos : Aias, d'emmenês gegomenas, tên te leian tôn Achaiôn lumainetai kai heauton anaireî... 552 Epitomé, V, 6, ES. 553 Du vers 320 au vers 486.

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bêtes, le retour à la raison et le suicide, prenant exemple, pour ainsi dire, sur son illustre précurseur Sophocle'54 qui représente la seconde source et dont la quasi-totalité de son Ajax Mastigophoros traite de ce thème. Voyons dans le détail la description de la folie d'Ajax et des actions qu'elle engendre. Nous laisserons de côté pour l'instant l'une d'entre elles, le suicide du héros. Ce geste, bien qu'a priori sans doute lié à l'égarement de l'homme -mais était-il réellement fou ?-, n'en est pas la conséquence directe, cet acte mûrement réfléchi, ayant été commis alors que le fils de Télamon avait recouvré entièrement la raison"'. En revanche le fait de massacrer les bêtes en les prenant pour des ennemis, nous paraît faire partie intégrante du tableau de la folie.

La folie: étiologie et mécanisme

A l'annonce du verdict qui le lèse, "Ajax, le noble preux, en a le cœur serré, et, d'un coup, le triste Malheur fond sur lui. Tout son sang vermeil bout dans ses veines; un âcre flot de bile se soulève et lui en vahit le foie; une cuisante douleur pénètre jusqu'au cœur; puis le ma/lancinant gagne à travers les racines de la cervelle et s'irradie dans les méninges, si intense qu'il dérange la raison du héros. Les yeux figés au sol, il demeure sur place, comme incapable de faire un mouvement. Ses compagnons l'entourent, désolés, et l'emmènent vers les nefs aux belles proues en lui prodiguant des consolations. Il va

554 L'Ajax de Sophocle est sans aucun doute le texte le plus connu traitant de la folie du fils de Télamon. Et nous mesurons ici à ce propos toute l'étendue de la perte due à la destruction du texte d'Eschyle dont manque la totalité de la trilogie traitant de notre héros. 555 Confer Paul1.1azon, Notice d'Ajax aux C.U.F., p. 4 : "Son suicide n'est plus alors un acte de pure démence, qui ne se distingue pas du massacre des troupeaux; c'est un acte volontaire qui délivre le héros d'une honte sans remède."

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son chemin à contre cœur, pour la dernière fois : la Maire le suit pas à pas,,s56.

Description quasi-médicale que n'eût désavouée Hippocrate lui-même. Nous suivons la progression sûre de la passion à travers le corps du héros. Le sang -pour l'instant vermeil, il deviendra vite noir''' - , le cœur, la bile, le foie, la cervelle, les méninges sont successivement atteints. Hagard, il n'entend même pas les consolations bienveillantes de ses amis qui sont obligés de le guider car lui-même est incapable de réagir. Ses membres refusent de lui obéir. Il ne mange pas, il ne peut dor. non pus 1 m . mIT Cette phase d'hébétude, cahne trompeur avant le déchainement de la violence, ne durera guère. Pour l'instant il garde encore intacte sa faculté de réfléchir avec une certaine logique. Il a été lésé, il doit se venger. Rien que de très normal, vu l'idiosyncrasie du personnage, emporté"', buté et prompt à dégainer son épée pour rendre personnellement justice lorsque sa personne ou l'un de ses amis sont attaqués. Effectivement, les passages de l'Iliade et de la Suite d'Homère560 sont nom556 557

Quintus, Suite, V, 322-332. Ibidem, aux vers 379 et 919. Le sang vermeil semble être le liquide

nourricier qui coule lors du fonctionnement hannonieux du corps. Dès que l'adjectif" noir" lui est accolé, il s'agit alors d'un dysfonction-

nement soit physique, par blessure, soit psychique, sous l'effet d' une violente passion. Les passages de l'Iliade qui corroborent ce fait sont légion. (II, 303 ; III, 140; III, 149; V, 789; V, 870; V, 340; VII, 262; VII, 254; IX, 14; X, 469; XI, 443; XI, 813 ; XI, 829; XII, 655 ; XIV, 462; XVI, 529 ; XVI, 587 ; XVII, 82; XX, 470 ; XXI, 119; XXI, 167 .. et alibi.). Nous verrons avec Jean Starobinski que la melanê cholê peut être confondue dans certaines situations avec l' haima melan. 558 Ibidem, 352 sq. 559 Iliade, XI, 558 sq. ; XIII, 312-325 ; Sophie Klimis, Archéologie du sujet tragique, p.p. 324-326 Ajax est monotropos ; Starobinsky, Trois Fureurs, p.p. 22-23, Marcel Conche, Essais sur Homère, p. 23 ; Pierre Vidal Naquet, "Ajax ou la mort du héros", op. cit., et alibi .. 560 Le sauvetage de la dépouille de Patrocle dans l'Iliade, celui de la dépouille d'Achille chez Quintus et alibi ... sont des descriptions où

Ajax, contrit de la mort de ses amis, se déchaîne contre l'ennemi, lui faisant ainsi payer un lourd tribut, obéissant à la fois à me sorte de loi

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breux, au cours desquels, voyant tomber l'un de ses compagnons au cours du combat, il réagit très violemment en tuant lui-même brutalement plusieurs adversaires. D'un autre côté, nous savons qu'Ajax, en parangon du héros de l'epos561, n'a pas accepté la délégation de l'autorité au cours du jugement, donnant à des inférieurs -qu'ils fussent soldats grecs ou prisonniers troyens-l'ascendant sur un plus valeureux'62. Son propre code de conduite l'incite, voire lui commande, de gagner ce qu'il désire à la pointe de son épée ou de se venger de ce qu'il considère comme un affront. Subséquemment, c'est bien ce qu'il fomente dans un esprit, certes bouillant, mais qui n'est pas encore égaré. Il Furieux, il revêt son armure; il prend son glaive, aigu, tout en roulant mille pensers: va-t-il brûler les nefs et massacrer tous les Argiens ? Se contentera-t-il avec son glaive lourd de sanglots de mettre en pièces sans retard Ulysse le fourbe? Tels sont ses desseins... ,,563

Rien que de très prévisible, ici: un mode de réaction, pour l'instant, conforme à l'ethos du personnage. C'est d'ailleurs

du talion et à un courroux irrépressible. Iliade, V, 610 sq. : XI, 463500 : XIII, 169-205 : XIV, 458-469.. A chaque fois, Ajax, le cœur ému par la chute d'un compagnon, tue en retour plusieurs Troyens. 561 Sur les valeurs de l'epas, de l'aristeia, se traduisant par le menas sur le champ de bataille, qui caractérise les héros de l'Iliade, voir l'article de Pierre Vidal Naquet, "Ajax ou la mort du héros", in Bulletin de la classe de lettres et des sciences morales et politiques de l'académie de Belgique, 5è série, T. 74, 1988, 12, p.p. 463-490. 562 Il faut lire à ce propos les lignes de Sophie Klimis, in Archéologie du sujet tragique, p.p. 221-254 : "Ajax de Sophocle, le phantasme de l'auto suffisance et le refus de l'altérité humaine et divine". L'auteur cite F. Blaise: "Une polémique tragique: le deuxième volet de l'Ajax de Sophocle", Revue des études grecques, Paris, 1999, p.p. 394 qui souligne que le ressort de cette pièce est constitué par le "paradoxe d'être à la fois le meilleur des Achéens et de devoir se soumettre à l'autorité de moins valeureux." 563Quintus, Suite, 354-358.

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bien ce que Nestor et les gens du Conseils avaient craint avant 564 . 1e Jugement . Mais rapidement, la folie le surprend'" avant qu'il ne mette ses sinistres projets à exécution. Et notons bien encore que cet égarement n'est pas la conséquence de l'aggravation d'un état psychique qui a immédiatement suivi le verdict du jugement. C'est une brisure qualitative. Aussi bien Quintus de Smyrne que Sophocle'66 en font explicitement l'œuvre d'Athéna. "La Tritonide fait fondre sur lui l'irrésistible Folie ", dit Quintus, employant'67 dans son texte soit le terme "Lyssa", soit le terme "Manie,,568, mêlant ainsi l'analyse médico-psychologique à la description allégorique"'. Cette affection subite, venant de la divinité, est donc irrépressible, irrésistible570 Ce qualificatif viendra sans doute édulcorer la responsabilité du héros lorsque viendra la discussion portant sur la culpabilité d'Ajax. 564

Voir supra notre analyse du jugement des ADnes et nos réflexions

à propos du passage de Quintus, Suite, V, 151 ; 147-148. Confer aussi, ibidem, V, 41O-43l. 565 Suite, 359-360: kai ta men hôs hôrmaine, ta dê tacha pant'etelessen, ei mê hoi Tritônis aascheton embale Lussan: "Voilà ses desseins, et Ules eût bientôt mis à exécution, si la Tritonide n'eût pas fait fondre sur lui ['irrésistible F DUe ". 566 Confer la note 3 de Francis Vian, p. 208 du tome II aux C.U.F. de la Suite d'Homère, ad loc. V, 363: Il Les analogies avec Sophocle sont nombreuses: Q.S., V. 355-358 = Ajax, 44, 55-58; Q.S., V 359360 = Ajax, 45 (où la tournure syntaxique est analogue); Q.S., V. 361-362 = Ajax, 14-19, 36-37; Q.S., V. 363-364 = Ajax, 51-54. " 567 Suite, V, 360 ; 405 : Lyssa. 568 Les Maniai sont identiques aux Erinyes : confer Pausanias, Périéf,èse de la Grèce, VIII, 34. 69 Notice de La Suite d'Homère, p. 15 du tome II ilLe poète, dit Francis Vian, met à profit des souvenirs littéraires. Il accumule les comparaisons, il personnifie plus ou moins la Folie, comme le faisait Euripide dans son Héraclès. Il s'inspire d'Apollonios: l'analyse psycho physiologique des symptômes de la folie (V 321-332) rappelle celle qui est donnée du trouble de Médée (Argonautiques, III, 761765" 570 Suite, V, 360 : âascheton.

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Sophocle fait dire à Athéna, dans une périphrase laconique: "J'y ai veillé personnellement ,,571, et plus avant: " C'est alors que j'interviens. Je fais choir sur ses yeux la lourde illusion d'un triomphe... ". Et encore plus loin à Ulysse s'étonnant de la méprise d'Ajax: "Il ne te verra pas [. .. ] je voilerai ses yeux, fussent ils grands ouverts Il Mais pourquoi donc la déesse Athéna agit-elle ainsi dans cet épisode? Pourquoi la folie et non pas tel ou tel autre mode de sanction? Peut-on dire que son action sur Ajax est la suite logique de son intervention dans ce que l'on a appelé "l'affaire des Armes" ? Pourquoi est-ce elle qui intervient et non pas les autres dieux dont on sait, depuis l'Iliade m , combien ils se sont immiscés dans la quasi-totalité des péripéties de la guerre? Quintus est on ne peut plus clair à ce sujet: la déesse a voulu protéger Ulysse de la vindicte meurtrière du fils de Télamon. Voyant l'attitude menaçante de celui-ci à l'issue du verdict, et lisant dans son esprit les pensées peu amènes à l'encontre du fils de Laërte, la Tritonide intervient au moment où Ajax va mettre ses sinistres menaces à exécution. "La déesse veille, inquiète, sur le patient Ulysse; car elle garde souvenance des sacrifices qu'il lui a fidèlement offerts. Elle détourne

donc des Argiens la fougue du grand Télamoniade,,573.

Les deux Atrides, visés eux aussi par la colère d'Ajax, profiteront, collatèralernent, de façon incidente, par la même occasion, de la protection de la déesse. Les raisons qui meuvent Athéna chez Sophocle sont moins tranchées. Nous relevons au moins deux motivations, l'une, explicite, que nous nommerons par commodité l'hybris d'Ajax

571

Sophocle, Ajax, 45: katêmelês'egô: j'en ai pris soin moi-même.

L'ironie est sous jacente : on voit bien quels gemes de soins a prodi~ués Athéna à Aj ax , 72 La guerre entre les hommes se double d'une rivalité constante entre les dieux qui culmine, comme on le sait, au livre XX de l'Iliade. 573 Suite, V, 361-364.

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-le terme semble polysémique-, l'autre, plus cachée, qui se trouve être le soutien de la déesse pour son mortel préféré. Détaillons un peu. Athéna a toujours soutenu Ulysse dans l'Iliade et surtout dans l'Odyssée. Chez Sophocle, nous relevons une sorte de connivence entre la déesse et l'homme, une proximité et une intimité dues à une longue fréquentation, les deux êtres s'apprécient mutuellement, comme un vieux couple'74. Ulysse est très pieux et ne manque jamais une occasion de rendre grâce à la divinité. Celle-ci apprécie l'homme pour ses qualités"', la déesse de la pensée admire le héros qui sait mentir, jongler avec les idées et les mots, et à cette occasion, "elle a voulu complaire à, Ulysse""'. Ici donc, l'interprétation de Quintus rejoint celle de Sophocle. La folie est bien envoyée sur Ajax pour protéger Ulysse. Mais ce n'est pas la seule raison invoquée par Sophocle. Attardons-nous à présent sur l'hybris d'Ajax. D'abord, il convient de dire que nulle part ailleurs que chez Sophocle, la conduite d'Ajax n'est taxée d'impiété. Ni Homère, ni Quintus ni les autres auteurs n'ont montré un Ajax qui ne restait à sa place devant la divinité. Sophocle, lui, en a fait un ressort essentiel et original de son œuvre. Alex Garvie'" nous indique que dans les pièces qui restent de Sophocle, on compte 37 fois le mot "hybris" et les expres574 Sophocle, Ajax, v. 14-18 les premiers mots d'Ulysse sonnent comme une déclaration d'amour: "Ah, voix d'Athéna, voix de ma déesse aimée, comme à ['entendre j'en reconnais ['appel, si loin que tu sois à mes yeux! Et avidement mon cœur s'en saisit. On dirait que pour lui c'est le clairon étrusque au pavillon d'airain ... Il Plus loin, il la nommera "Philê despoina", ma chère patronne, expression que l'on pourrait trouver dans la bouche d'un époux ! 575 Odyssée, XIII, 287 sq. par exemple, et passim. 576 Sophocle, Ajax, v. 953-954. 577 "L'Hybris, particulièrement chez Ajax," in Actes du colloque international d'Aix-en Provence, 10-12 janvier 1992, études rassemblées

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sions apparentées. Sur ces 37 occurrences, 14 sont relevées dans l'Ajax, ce qui fait le double de ce qu'on relève dans l'Electre (7) qui vient en second. Ce montant dépasse le total que l'on recense chez Eschyle (10 dans les Suppliantes). C'est dire l'importance de ce concept pour notre auteur. Cependant, Sophocle n'emploie jamais ce mot pour caractériser l'attitude d'Ajax envers les dieux"'. Hybris désigne plutôt un acte qui dépasse les bornes et plus précisément, le mal disproportionné ou injuste qu'un personnage fait à un autre. Il ne faut donc pas confondre "hybris"(démesure) et ''phtonos''(envie) ou "koros", "oglwn" (orgneil). Les dieux n'y ont rien à voir, si ce n'est qu'un passage des Trachiniennes579 nous indique que les dieux n'aiment pas 580 l'hybris. Dans la pièce d'Ajax, au moins 9 occurrences de ce mot désignent le comportement abusif des autres personnages à l'encontre du héros58 '. Les autres emplois du mot caractérisent l'action d'Ajax non pas en direction des dieux, mais soit des hommes, soit des animaux. La tradition a cependant consacré un usage bien précis du terme qui conjugne les trois sens cités plus haut, hybris, phtonos, koros. L'hybris serait donc, dans l'acception traditionnelle, l'attitude qui pousserait l'homme à vouloir être meilleur ou semblable aux dieux, au point de vouloir s'en passer, ou de traiter d'égal à égal avec eux. Les commentateurs ont souvent qualifié d'hybris -par commodité sans doute- la conduite d'Ajax envers les dieux dans la pièce de Sophocle. Quel est donc ce comportement d'Ajax? Il s'agit d'une attitude plutôt désinvolte envers la divinité. Dès le début de la pièce, alors qu'Ulysse reconnaît la supériorité d'Athéna, affirme sa soumission et montre une grande dévo-

par A. Machin et L. Pernée, Aix en Provence, publications de l'Université de Provence, 1993. 578 Blundell in Helping friend and haming ennemies: a study in Sophocles and Greek ethics, Cambridge, 1988, souligne ce point, p. 61, note 6. 579 Trachiniennes, vers 280. 580 Ajax: v.153 ; 196 : 367 ; 560 ; 955 ; 971 ; 1092 ; 1151 ; 1385. 581 C'est l'opinion de G. H. Gellie in Sophocles: a reading, Melbourne, 1972.

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tion'82, Ajax, -qui certes se trouve sous l'emprise de la foliese vante de ses exploits et traite familièrement Athéna en associée'83. Pis, il s'oppose frontalement et fermement à elle lorsqu'elle lui demande ironiquement d'épargner le bélier figurant Ulysse584 , répondant: "Satisfais si tu veux tous tes autres désirs. Mais c'est ce sort et non un autre que cet homme subira ,,585 . Athéna résume didactiquement à Ulysse en quoi l'attitude d'Ajax est une démesure impardonnable: "imprègne-toi de ce spectacle, et garde-toi à ton tour d'émettre à l'égard des dieux une parole insolente (huperkopon : qui dépasse la mesure). Ne va pas non plus te gonfler d'orgueil (ogkon) si tu tires avantage ou de ta force ou d'un amas d'amples richesses ... ,,586.

Certes ces évènements se déroulent alors qu'Ajax est sous l'emprise de la folie. On pourrait penser que ces paroles et cette attitude dépassent, de ce fait, la pensée du héros, que sain d'esprit il ne se fût pas conduit et exprimé de la sorte, lui si avisé dans les moments opportuns'87 ! C'est compter sans ce que nous apprend Calchas le devin588 , contant quelques faits se déroulant "exô [oû dramatos". Alors qu'il était sain d'esprit, au moment de partir de Salamine, alors que Télamon lui prodiguait les derniers conseils avant de s'embarquer pour Troie, notamment celui de "souhaiter la victoire au combat, mais toujours la victoire avec l'aide d'un dieu", cet homme répondait de façon insolente et sans esprit (hupsichompôs kaphronôs) : "avec l'aide d'un dieu, gère, même un homme de rien pourrait l'obtenir; c'est sans5 9 les dieux que, pour ma part, je suis bien sûr de ramener la gloire fil Ajax, v. 34-35. Ibidem, v. 91-93 ; 117 : le summachon dans la bouche d'Ajax du vers 117 répond au summachou du vers 90 dans celle d'Athéna, qui l'employait, elle, de façon ironique. 584 Ibidem, v.112. 585 Ibidem, v. 112-113 : keînos de teisen, tênde k'ouk allên dikên .. 586 Ibidem, v. 127-129. 587 Ibidem, v. 119-120. 588 Ibidem, v. 762. 589 Ibidem, egô de kai dicha keinôn pepoitha toût'epispasein kleos. Sophie Klirnis, in op. cit., commentant ce passage, note que "le "dicha" à la place de "aneû" accentue encore la séparation des mortels 582 583

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Pendant la bataille, à Athéna qui se proposait de le conseiller face à l'ennemi, il rétorquait, insolemment"O par des propos " ... oû kat'ânthrôpon phronôn : qui ne sont pas d'un homme sensé" : "Va assister, maîtresse, les autres Argiens; ce n'est pas là où je suis que le front craquera J/I. L'emploi de l'impératif (histô) pour donner cet ordre à la

déesse, indique bien que Sophocle nous révèle un Ajax dominateur méme envers la divinité. Par là, Ajax bouleverse la taxinomie hiérarchique et axiologique régissant les rapports entre les humains et les dieux. En cela il fait preuve de démesure, d'hybris. Pour ceci, il doit être puni. La folie envoyée à un tel homme paraît être un châtiment idéal pour Athéna, comme le prolongement naturel de l'ethos du héros. Biggs 591 a montré que la folie générée par la déesse agit comme un miroir, comme un révélateur-amplificateur de l'être profond d'Ajax. Mais Athéna, qui faisait déj à montre de pédago gie envers Ulysse, lui apprenant comment se comporter avec la divinité"', veut ici encore se montrer didactique envers le fils de Télamon; elle ne désire pas une punition trop sévère. Sa colère ne devrait pas durer plus d'une journée, comme le révèle Calchas"'. C. M. Bowra'94 insiste sur le fait que si cette punition ne dure qu'un court laps de temps, c'est qu'Athéna veut laisser à Ajax la possibilité de s'amender. En fait, elle veut lui donner une leçon, lui apprendre la sagesse, le guérir de sa démesure, et non le détruire définitivement. C'est une thérapeutique homéopathique, qui tend à combattre la démesure, l'hybris, par un excès de démesure, la folie595 . en deux groupes, ceux qui ne peuvent triompher sans les dieux et ceux qui s'en passent", ceci aggrave encore, le cas d'Ajax aux yeux de la déesse. 590 Ibidem, v. 774-775. 591 "The desease therne in Sophocles'Ajax, Philoctète and Trachiniae", Classical philology, 61, 1966, p.p. 223-224. 592 Ajax, v. 127-129. 593 Ibidem, v. 756-757. 594 Sophoclean Tragedy, Oxford, 1947, p.p. 36-37. 595 Doit-on croire à la relative clémence d'Athéna? "Pourquoi nous dire que la colère d'Athéna ne va durer qu'une journée ? Si la colère de la déesse est tellement implacable, pourquoi ne durerait-elle que

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Nous verrons plus loin conunent le remède, concocté par la déesse et qui était censé guérir, tuera le patient! Car le héros restera inflexible jusqu'au bout"6 et même une fois revenu à la raison, il profèrera des paroles qui consacreront l'échec éducatif ou curatif d'Athéna: "Aux dieux, je ne dois plus aucun service

f,,597

Et les mots qu'il jette à la face désolée de Tecmesse598 , il pourrait tout aussi bien les cracher à celle d'Athéna: "Tu m'as l'air bien naïve, si tu penses pouvoir commencer aujourd'hui à éduquer mon caractère J/I•••

Résumons un peu les infonnations que nous avons réunies: si chez Sophocle, la folie représente le châtiment d'une hybris impie doublé d'une préférence pour Ulysse, chez Quintus, il ne s'agit que de l'effet de la sollicitude de la déesse pour Ulysse son protégé'99. L'étiologie de la folie ayant été posée, résidant dans l'intervention d' Athéna, exploitant jusqu'au bout un caractère emporté, quels en sont à présent les mécanismes?

24 heures? Sur le plan dramatique, c'est un ressort intéressant: le temps presse. Mais cette limitation à 24 heures, ne nous suggère-t-elle pas que la colère d'Athéna ne doit pas être prise au sérieux 7" Ce sont quelques questions que soulève Alex Garvie dans l'article cité supra et qui tendent à montrer que l'étiologie de la démence doit plutôt se trouver dans le fait de vouloir protéger Ulysse de la vengeance de son rival. 596 Ajax, v. 913-914 est dustrapelos : inadaptable, irrécupérable, (plutôt qu"'intraitable" 1.1azon); Voir Pierre Vidal Naquet, "Ajax ou la mort du héros", in loc. cit. p. 98. D'ailleurs, son nom lui-même est sinistre: dusônumos ! 597 Ajax, v. 589 Où katoisth'egô theoîs .. 598 Ibidem, v. 594-595 : Môra moi dokeîs phroneîn, ei toumon hêtos arti paideuein noeîs. 599 Bien que cette idée ait été déjà présente chez Sophocle. Q.S, Suite d'Homère, v. 360-364 ~ Sophocle, Ajax, v. 1-333; 952 sq.

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C'est Horace600 qui nous a semblé donner la meilleure analyse de ce qui s'est passé dans l'esprit d'Ajax. Dans une Satire, destinée à railler les avares, incidemment, il en arrive à disserter sur la folie des hommes. La discussion en vient à rouler sur le cas d'Ajax. Que s'est-il donc passé chez le héros? L'explication semble psycho-cognitive: "L 'homme qui accueillera des re601 présentations (species ) étrangères à la réalité et mêlées dans le désordre du crime, on le tiendra pour un cerveau ébranlé [. . .]. Ajax est fou quand il massacre les agneaux innocents " Encore une métaphore visuelle. La perception est faussée. Il n'y a plus, comme dirait Saint Thomas d'Aquin, adequatio rei et intellectus, adéquation de la chose et de l'intelligence, mais une fausse perception -produite par Athéna ou par la colèrequi fait prendre des chimères pour des réalités. Le sain d'esprit a des species verae, qui sont des représentations qui se moulent exactement sur le réel, et qui aboutissent à des katalêptikai phantasiat'°2, à des représentations confonnes aux choses extérieures. Le fou, lui, prendra des agneaux -le réel- pour ses ennemis -des chimères. Cette analyse, quasi-psychiatrique,

Horace, Satire III, livre II, 187-233. : Qui species alias veris scelerisque tumultu permixtas capiet, commotus habebitur, atque stultiane erret... 601 Le terme" species" est fortement connoté dans la théorie antique et 600

moderne de la perception. Les anciens notamment les stoïciens pensaient que la perception résultait de la rencontre de "species" ou "eidola", émises par l'objet, qui venait à la rencontre d'un" rayon" lumineux émanant de l' œil. Cette rencontre donnait lieu à une représentation, "phantasia" à une idée (Voir les travaux de Gérard Simon, et notamment Le regard, l'être et l'apparence dans l'optique de l'Antiquité. Paris. Seuil. 1988.). Saint Thomas d· Aquin a repris cette théorie avec sa "species sensibilis" venant de l'objet, et sa "species intelligibilis" dont la fusion aboutissait à un Il conceptum mentis" ou encore Il concept", fabriqué par la rencontre des instances mentales et les apports extérieurs. Descartes lui-même parla de ces "idoles virevoltantes dans l'air". Kant reprendra cette rencontre entre les données du sensi-

ble, le divers de l' intuition et les catégories de l'entendement. Husserl, quant à lui, a longuement décrit les processus noético-noématiques dans sa phénoménologie .. 602 Pour reprendre l'analyse de Cicéron, inAcadémiques, II, 119.

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montre bien que l'altération du jugement tire son origine dans un dysfonctionnement de la perception. Aiax est ainsi "aphrontistôs"603, privé de phronêsis, de ce qui fait qu'un homme a une pensée valide, conforme à la réalité, est sain d'esprit. En effet, Aiax, par ses sens abusé, prend les bêtes du troupeau grec pour Ulysse, à qui ont échu les Armes et les deux Atrides qui ont rendu le jugement. La perception semble donc bien jouer un grand rôle dans la conduite saine ou insane. Sophocle fait dire à Athéna : " Je fais choir sur ses yeux la lourde illusion d'un triomphe [. .. ] Il ne te verra pas [. .. ] Je 604

voilerai ses yeux, fussent ils grands ouverts

".

Relevons que chez Sophocle, la métaphore visuelle est présente constamment60S , alors que Quintus, pour sa part, privilégie l'analyse plus psychologique de la folie. Jean Starobinski606 note que la double action d'Athéna: perdre Ajax et sauver Ulysse dans le même temps, procède de façon déictique. "Sa double puissance s'accomplit essentiellement par l'intermédiaire d'une action qui affecte le regard et la connaissance." Son analyse

rejoint ainsi la nôtre, raUachant étroitement la connaissance et la perception, consommant ainsi un certain empirisme gnoséologlque. Ainsi cite-t-il, pour celui qu'elle protège, les vers suivants : V; 13 : la déesse enseigne à Ulysse V. 66 : elle montre V 118, 127 : elle enjoint de voir V. 66-67 : "Je vais te montrer (deixô) son mal flagrant (periphanê noson) pour qu'après l'avoir vu, tu l'apprennes aux Argiens".

Pour celui qu'elle veut déshonorer, Athéna réserve toutes les altérations de la vue V. 51-52 : "illusions pesantes" V. 69 : elle détourne son regard V. 53 : elle fait dévier ses coups 603

604

Sophocle, Ajax, v. 355. Ibidem, v. 82-84.

605 Voir Ch. Mugler, "La lumière et la vision dans la poésie grecque", Revue des Etudes Grecques, 1973, p. P; 40-72. 606 "L'épée d'Ajax" in Trois Fureurs.

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V. 85 : "enténébrant ses yeux" V. 91 sq. : dialogue Ajax-Athéna: Ajax est complètement aveuglé, au point de prendre un animal pour Ulysse.

Si sa perception est altérée, si son jugement est faussé, en revanche, sa force et son adresse, elles, sont intactes. Le combattant se trouve toujours aussi dangereux. La logique martiale est redoutablement conservée, l'enchaînement des actions efficace, le bras toujours aussi adroit. Il n'y a que l'idée directrice qui soit abusée par les sens. La machine guerrière fait correctement son travail, seuls les ordres qui lui sont donnés, abusés par des informations non valides, sont obviés, non adaptés, fous. Aristote607 s'est penché lui aussi sur le cas de l'aliénation d'Ajax. Ille définit comme un épisode d'égarement momentané. Le Stagirite nous en parle comme d'un épisode "ekstatikos" (953 a 22), identique à l"'ekstasis" d'Hercule (953 a 17). Cette "sortie de soi même" est-ce de la folie, de la "mania" ? On traduit généralement indifféremment par folie "ekstasis" et "mania". Il nous semble qu'il existe cependant une différence. Le rôle de l'équilibre du mélange de la bile noire, Melaina cholê est fondamentale. Celle-ci, selon l'ethos, l'hêtoi08 , la krasis de l'individu demeure dans un bon rapport (summetria, krasei, eukraseia) et l'individu est sain, dans le meson (le juste milieu, notion si chère à l'Aristote de l'Ethique à Nicomaque). Cependant, quelques fois, sous l'effet du vin, ou d'un phénoméne de colére, il y a un point de déséquilibre, qui fluctue selon l'idiosyncrasie de chacun, et l'homme sort de lui-même, au cours d'une ekstasis. L'individu, modéré un instant auparavant, devient trop hardi, violent, fou, commet des actes insanes, puis il se défait (eklusis) pour sombrer dans l'hébétude ... Nous voyons

Aristote: mélancolie d'Ajax. Le Problème, XXX, l, traduit et commenté par Jackie Pingeaud, sous le titre L 'homme de génie et la Mélancolie, Paris, 1988. Le commentaire se situe aux pages 14-70 ; l'allusion au cas d'Ajax en 953 a 20-25. Voir sur ce sujet, outre l'étude de Jean Starobinski sur la folie d'Ajax, dans Trois Fureurs, son ouvrage sur l'Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Bâle, 1960. 608 Aristote, Poétique, 1454 a 15. 607

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qu'Aristote n'a pas un avis si tranché. La mania décrirait, quant à elle, le tableau clinique permanent du résultat de ce déséquilibre de cette sortie hors de soi. Revenons sur le texte de la Petite Wade. Leschès de Pyrrha dit expressément: ''Aias, d'emmanês gegomenos", mot à mot, "Ajax étant devenu fou". Gegamenas indique qu'il y a un état avant la folie: Le héros était sain d'esprit avant le verdict, puis subitement et de façon irrépressible, il a basculé dans la mania. Attardons-nous sur le verbe mainô (aoriste, emmêna). Le terme emmanês, est le terme approprié ici : il signifie exactement "rendu fou par un dieu,,609, comme nous pouvons le rencontrer chez Eschyle610 dans un passage où Oreste est touché par l'aignillon des Erinyes qui rend égaré, ou chez Euripide'" où la fureur insufflée par Bacchus à Agavé, aboutit au carnage de Penthée et de ses compagnons. Dans un premier sens, donc, la 12 mania rend aphronistoi , comme nous l'avons vu supra. Hercule furieux ou Médée pourraient entrer dans cette catégorie. Un second glissement peut s'opérer qui pourrait n'être pas étranger au cas de notre héros. C'est Marcel Conche'13 qui nous rappelle que le menas que l'étymologie rapproche d'emmêna, de main as, décrit aussi la fougne dont le dieu emplit le cœur du gnerrier et qui est bien proche de la folie. Ainsi, la conduite d'Ajax sur le champ de bataille pourrait-elle s'apparenter à la folie. Pourquoi dès lors, sa conduite insensée, après le verdict, elle aussi insufflée par un dieu, ne serait-elle pas de la même nature? Un troisième glissement pourrait s'effectuer. Le travail de la bile, de "cette bile qui pousse les plus sensés à s'irriter,,614 Confer notre analyse supra sur l'intervention d'Athéna. Quintus, Suite, V : schedothen dè hoi hespeto Moira: la Moire le suit pas à

609

pas .. Euménides, v. 860. Bacchantes, v. 1094. 612 Sophocle. Ajax, v. 355. 613 Essais sur Homère, Chapitre 7 : "La fougue du guerrier", p.p. 63 sqq. Confer aussi Pierre Vidal Naquet : "Ajax ou la mort du héros", in loc cit supra et qui fait la même analyse. 614 Iliade. XVII. 108 : Chalas ; Ill. Echalôsen et alibi .. 610 611

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explique peut-être la prédisposition d'Ajax à accomplir de tels actes. D'ailleurs, Aristote'" lui-même avait donné notre héros comme exemple d'homme mélancolique. Athéna n'avait plus qu'à forcer un peu l'ethos du guerrier. Une fois que l'étiologie et les mécanismes de cet égarement ont été vus, penchons-nous à présent sur les manifestations qui ont inscrit ce processus d'égarement funeste dans les faits. Le scénario originel, le noyau eidétique, pour reprendre le terme d'Husserl est le suivant: Ajax, furieux et aveuglé par la folie, s'attaque aux troupeaux des Grecs, prenant les bêtes pour ses ennemis. Comment les auteurs ont-ils varié la phénoménologie de la folie d'Ajax? Quel angle ont-ils choisi?

La folie, ses manifestations

Quintus décrit la folie d'Ajax en quatre temps, alternant tour à tour mélancolie et excitation. D'abord, à l'énoncé du verdict, la stupeur le terrasse616 . Il ne peut plus marcher, ni dormir ni se restaurer. Il est incapable de proférer une parole. C'est l'instant de la dépression. Nous avons déjà vu cette étape plus haut en analysant cet état d'abattement comme un prodrome de celui de la folie. Puis, une période d'intense excitation survient, qui agite notre héros 617 Il revêt ses armes, et sort dans l'obscurité, allant au hasard, hagard et désorienté. "Ajax, infatigable comme Orion, marche à l'aventure, portant en son sein la folie aux meurtrières pensées!!618.

Toute la nuit durant, il erre, courant sans but ni direction à travers le camp et ses alentours, comme un fauve affolé ou un 615

Aristote

"L'homme de gérue et la mélancolie", in Problèmes,

XXX.J. 616

Quintus. Suite. V. 322-332.

Ibidem. V. 352-394. 618 Ibidem. V. 404.

617

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ouragan qui va et vient. Le tableau physiologique indique bien une phase maniaque : "Ainsi court notre héros, non moins implacable. Son cœur noir bout comme un chaudron, qui, sans trêve, sur le foyer d'Héphaïstos gronde furieusement aux flammes [. .. ] le cœur formidable d'Ajax bout aussi fort dans sa poitrine. [. .. ] La souffrance qui perce son cœur de preux met Ajax dans une aussi terrible fureur. Un flot d' écume ruisselle de sa bouche, sa gorge rugit, ses armes sur ses épaules sonnent. Tous, à le voir pris d'une commune épouvante, frémissent aux menaces du seul Ajax". La nuit se passe ainsi à chercher les Atrides et Ulysse. Et il les eût trouvés et occis à coup sûr si Athéna n'était intervenue en "détournant des Argiens la fougue du grand Télamonide,151 9 • Puis, lorsque la nuit s'estompe, que les mortels s'éveillent, "Ajax se rue sur les troupeaux, tel un lion au cœur vaillant dont l'âme sauvage est la proie de la faim qui le torture. De ci de là, il abat les bêtes dans la poussière, aussi nombreuses que pleuvent les feuilles sous la furie d'un puissant Borée [. .. ] C'est ainsi qu'Ajax, tout à son courroux, se jette sur les troupeaux en croyant faire fondre sur les Danaens les Trépas maudits,IS20 Quintus, désireux de ménager le brave, d'éviter toute idée de déchéance, épargne les bergers et les gardes de la fureur d'Ajax621 . Ceux-ci se terrent à l'abri, délaissant leur poste et leurs troupeaux. Les Atrides eux-mêmes n'en mènent pas plus large, pensant d'une part leur dernière heure arrivée, d'autre part l'issue de la gnerre désormais de plus en plus incertaine, Ajax faisant à présent défaut. Ils accusent tour à tour le fils de Laërte, puis les dieux de les avoir mis dans cette situation. Comme chez Sophocle622 , Quintus évoque l'épisode du bélier mort qu'Ajax

Ibidem. V 363. Ibidem. V 406-412. 621 Ibidem, V, 433 sq., alors que chez Sophocle, ils sont massacrés, (Ajax, 27 ; 54) ; Voir aussi Apollodore, Epitomé, V, 6 ; Petite Iliade. in loc. jam cit. 622 Sophocle. Ajax, v. 61-65 ; 101-117 ; 237-244 ; 296-309, où les deux béliers correspondent à Ulysse et au grand Atride. Cependant. chez Sophocle. Ajax a atlaché les béliers et les fouette. en attendant de les tuer. La scène n'en est que plus risible, Ajax d'autant plus ridicule. 619 620

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prend pour Ulysse et sur la dépouille duquel il jette une oraison funèbre pleine de mépris 623 . La désolation est totale, le sang des bêtes coule à flot; le héros en est couvert. Le tableau est sombre, l'atmosphère pesante. Enfin, subitement, de la même façon qu'elle l'avait fait tomber dans la démence, "la Tritonide chasse de son esprit et de ses yeux la Folie, monstre d'épouvante, à l'haleine de mort... ,,624. Ajax se retrouve tout ensanglanté au milieu des bêtes palpitantes et agonisantes. A ce moment, succède immédiatement à la phase maniaque, une période d'abattement, au cours de laquelle le héros, en un éclair, mesure l'ampleur et toute la portée de ses actes fous. "Il comprend que les dieux l'ont joué. Il sent tous ses membres se briser; la douleur perce son cœur de guerrier. Il est si bouleversé qu'il n'a la force ni de faire un pas en avant, ni de battre en retraite. Il reste immobile ... ,,625 La conscience une fois revenue626 , il lance pour lui une sorte de triste thrène funeste627 , anticipant par là sa mort à venir. Ce seront d'ailleurs les derniers mots qu'il va proférer chez Quintus de Smyrne.

Sophocle, quant à lui, montre un Ajax monstrueux dans la cruauté, consacrant par là encore plus la détérioration de l'image du héros.

Quintus, Suite, V, 441-448 : Keîso, [. .. ] kunôn bôsis [. .. ]Keîso, kûon : Gis donc, pâture des chiens! Gis, donc, chien! 624 Ibidem, V. 450-452. 625 Ibidem, V, 456-464. Francis Vian, dans sa note ad lac., fait un parallèle avec les passages de l'Odyssée, IV, 453 et X, 232. Il indique en outre, le tableau peint par Tirnornaque, représentant Ajax, prostré au milieu des bêtes égorgées, tableau suspendu par César dans le temple de la Vénus Génitrix. (Cf. Pline l'Ancien, VII, 126 ; XXXV, 26, 136 ; Philostrate, Vie d'Apollonios, II, 22.). 626 Ibidem, v. 463. 627 Ibidem, Epos d'olophuretotoîones les lamentations se déroulent du vers 465 au vers 481. Cf. Suite, II, 644 ; III, 231, 434, 462, 471, 574 .. 623

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Ulysse enquête sur un terrible forfait : pendant la nuit, quand chacun dormait, un bras humain a "détruit, massacré tout notre butin, y compris gardiens et bêtes,,628. On soupçonne Ajax qu'un guetteur a surpris, l'épée sanglante à la main. Ulysse ne peut y croire62'. Pourquoi donc un guerrier d'une telle valeur irait-il commettre de telles exactions? Athéna confIrme: "C'est bien cet homme; c'est lui qui a commis cet acte/

p30



Alors que chez Quintus, Ajax attendait le matin et la lumière du jour pour accomplir son forfait aux yeux de tous, chez Sophocle, il agit "seul dans la nuit, en traître,,631. Tecmesse ajoute: "alors que toute l'armée dort,,632. Le poète rejoint ainsi l'opinion de Pindare633 qui dit que le héros se tua vers la fIn de la nuit et celle de l'Ethiopide634 décrivant la fin d'Ajax "à l'aurore", ce qui impliquerait qu'il ait commis son massacre bien avant, dans l'obscurité. Il très est important de savoir si Ajax a agi de nuit, comme un brigand ou de jour au vu et au su de l'armée grecque, comme un brave. Albert Seve:J;;ns 635 s'est penché sur le problème. "Un scholiaste de Pindare6 6 comble cette lacune au moins apparente du résumé de Proclos. En expliquant l'expression "opsia en nukti" de Pindare, il en fournit frois sens possibles: -ê gar tên opsian tés hemeras -é kata to opse tés nuktos -ê pros eô ...

(A la fIn du jour, à la fIn de la nuit ou à l'aube)

Sophocle, Ajax, v. 25 sq. Ibidem, v. 34. 630 Ibidem, v. 39 : ôs estin andros, tôude targa taûta soi. 631 Ibidem, v. 47 : Nuktôr, eph'humâs doUas, hormatai monos. 632 Ibidem, v. 291. 633 Isthmique, IV, 35 sq: ... iste man Aiantos alaan, phoinon tan opsia En nukti tamen peri ô Phasganô ... 634 Fragment 2A, non recensé par Proclos : orthros. 635 Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, op. cit. p.p. 324-329. 636 Scholie à Pindare, Isthmiques, IV, 35. 628

629

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637

Bethe a excellemment commenté le texte de la scolie: pour rendre l'indication "orthros" de l'Ethiopide, Pindare, conformément à l'usage de son temps, emploie "opsia en nukti". L 'hésitation des scholiastes repose sur le fait qu'à leur époque, et à celle de leurs garants, "orthros" désignait bien alors le jour commençant".

Sophocle quant à lui a choisi. Ajax agit de nuit638 . C'est d'ailleurs une attitude que ce dernier reproche à Ulysse639 , dans son plaidoyer lors du jugement des Armes. Agir de nuit, comme un brigand, tendre une embuscade à des guerriers pendant leur sommeil, déroge à toutes les valeurs de l'epos et de l'aristeia. L'acte d'Ajax n'en est que plus méprisable à ses yeux. Comment Sophocle décrit-il la scène? Alors que Quintus expose le processus se déroulant petit à petit devant nos yeux, la pièce de Sophocle débute "en pleine catastrophe", selon le mot de Carlos Riba640, alors que le forfait est consommé. Les informations y sont de seconde main: soit par le récit d'Athéna, soit par celui de Tecmesse. C'est le matin, à présent, le massacre a déjà eu lieu. Athèna en fait la relation à Ulysse sans omettre avec une certaine fierté et un certain contentement qui confine au sadisme- son propre rôle dans l'action. "Je fais choir sur ses yeux la lourde illusion d'un triomphe exécrable et le dirige vers vos bêtes, vers le butin non partagé encore que gardent vos bouviers. Il se jette sur elles et fait un grand carnage de têtes encornées, qu'il va, assommant à la ronde. Tantôt il s'imagine qu'il tient les deux Atrides, qu'il les tue de sa propre main, tantôt il se figure qu'il charge un autre chef Et moi, de presser l'homme en proie à son délire, de le pousser au fond de ce filet de mort. Puis, une fois qu'il a satisfait sa tuerie, le voilà qui 637 638

Homer, Dichtung U. Sage. II. p. 167. Pierre Vidal Naque~ Le Chasseur noir. p.p. 157 sqq. Repris inLa

Grèce ancienne, III, "Rites et transgressions", p. p. 124 sqq. en collaboration avec Jean Pierre Vernant. 639 Ovide. Métamorphoses. XIII. 104. Ajax cite la Dolonie. le meurtre de Dolon et de Rhésos pendant une expédition nocturne qui, mutatis mutandis se rapprocherait de celle d'Ajax au cours de cette funeste nuit de folie. 640 Edition espagnole de Sophocle. Barcelone. 1959. II. p. 17; cité par Pierre Vidal Naquet, in "Ajax ou la mort du héros", op cit. supra.

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couvre de liens tout ce qui reste de vivant, bœufs, ou autres bêtes et qui les conduit chez lui croyant emmener des captifs au lieu d'un gibier à cornes, et là, il commence à les brutaliser, entravés comme ils sonf41/1.

Pour rendre Ajax encore plus ridicule, la déesse veut monter à son protégé la scène au cours de laquelle Ajax, aveuglé, foueUe un malheureux bélier, ligoté au mât de sa tente, en le prenant pour Ulysse642 . Alors que Quintus, prenant la position quasi-médicale d'un clinicien décrivant un cas de folie, montrait un héros inspirant de la compassion, égaré, hagard, agissant sous l'emprise d'une passion qui le dépassait et le faisait souffrir, même pendant l'acte du massacre, Sophocle, lui, montre un personnage détestable, cruel, ridicule et risible. Tecmesse ne raconte-t-elle pas le plaisir sadique qu'il prend dans les raffinements de cruauté déployés pour châtier les deux béliers figurant les Atrides? "Il m'est arrivé menant ce troupeau enchaîné. Il en égorge une part sur le sol de la baraque, les autres, il leur taille les flancs, il les fend en deux. Après quoi il se saisit de deux béliers aux pattes blanches. Au premier, il tranche la tête et coupe la langue pour les jeter ensuite par terre. Le second, il l'attache debout à un pilier, et, s'emparant d'une longe à chevaux il en fait un fouet double, dont il frappe la bête en l'insultant avec des mots affreux, tels qu'un dieu seul et non un homme a jamais pu lui enseigner." 643

Les détails sont macabres, racontés à nouveau au Coryphée par l'infortunée Tecmesse, témoin malheureux et impuissant de la déchéance de son époux : "Il rentre, enfin, menant, chargé d'entraves, à la fois des taureaux et des chiens de berger et tout un butin à cornes. Aux uns il coupe la tête, d'autres, il leur relève le mufle, les égorge ou les assomme, d'autres, il les brutalise, entravés comme ils sont',644.

Sophocle, Ajax, v. 51-65. Ibidem, v. 101-117. 643 Ibidem, v. 233-244. 644 Ibidem, v. 296 sq. 641

642

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Le tout, accompagné d'un rire sardonique, d'un ricanement d'insane, l'Aiacis risus645 . Cette action d'Ajax consomme ici, mutatis mutandis, ce que Vidal Naquet appelle un "cadavre outragé", aux antipodes de l'éthique aristocratique défendue jusque là par le héros, nous le rendant encore plus antipathique.

Le retour à la conscience.

Le recouvrement de la raison s'effectue soudainement, la déesse jugeant sans doute que le héros est arrivé ici à un point de non retour ou que la punition doit franchir un palier nouveau, celui de la mauvaise conscience. Cependant, Jean Starobinski646 insiste sur le fait que si la folie cesse, constituant un terminus a quo, la colère de la déesse ne durant qu'un jour647 , le travail d'Athéna ne s'arrête pas pour autant648 . Il continue, insidieusement. Le réveil et son cortège de lamentations, de honte649 et de culpabilité font partie intégrale de la punition. Ajax s'éveille à la

Ibidem, v. 303 : Gelân polùn. Confer Jean Starobinski, Trois Fureurs, "L'épée d'Ajax" L'Aiacis Risus est une locution proverbiale pour désigner le triomphe de l'égarement, tirée de ['Enchiridion militis christiani d'Erasrne, 8, 6, repris dans les Adagia, 1,7,46: "Plane quod Graeci dicere salent: Aiacis nsus, du/ce venenum blanda pemides... Il 646 "L'épée d'Ajax", in Trois Fureurs, o. c. 647 Sophocle, Ajax, v. 756-757. 648 Le Coryphée l'exprime bien aux vers 279-280 : "Guéri de son mal, il n'en a pas plus d'aise que quand il en souffrait/", rernarque-t-il à juste titre. Nous dirions même que tant que durait la folie, Ajax ne souffrait pas, au contraire, il avait accompli, dans un état second, tous les exploits qu'il désirait. 649 E. R. Dodds, in Les Grecs et l'irrationnel, p. 70 sq, et notes 1 et 2 p. 91 parle bien des "bienfaits de la folie", reprenant une réflexion de Socrate dans le Phèdre, 244a. 1v1ais il tempère aussitôt cette opinion en citant Hippocrate qui considère la folie comme" aischron" (Traité de la maladie sacrée, 12 qui parle de "l'aischunê" éprouvée par les épileptiques revenant à la raison) 645

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connaissance, entouré des cadavres de bêtes, "le désordre nocturne n'aura été qu'un prélude à un matin de lucidité désespéré." Ce réveil est décrit par Tecmesse650 En quelque vingt vers, Ajax passe par différentes phases, d'explosion et d'abattement successifs. C'est d'abord l'incompréhension douloureuse devant tous ces cadavres qui jonchent sa baraque: il s'arrache les cheveux, crie et se frappe la tête. Puis l'hébétude le gagne : il demeure prostré. L'incompréhension le saisit ensuite : il demande à Tecmesse de lui relater les faits. Enfm une grande douleur l'assaille, après avoir pris connaissance de ses actes. Lui qui n'avait jamais pleuré sur lui même, le voilà qui éclate en sanglots. Ce ne sont pas des manifestations exubérantes, comme on a pu voir Achille en produire, en se couvrant la tête de cendres, lorsqu'il apprend la mort de Patrocle, ou Priam à l'annonce de celle d'Hector, non, il s'agit d'une douleur presque muette, avec de sourds gémissements. Cette attitude, selon Tecmesse, qui le connaît bien, ne laisse rien présager de bon.

Les suites de la folie

"C'est fini, maintenant: sans qu'un éclair ait lui, la bourrasque qui brusquement avait fondu sur sa tête est en train de s'apaiser: Ajax est à cette heure maître de sa raison. Mais c'est pour être en proie à un chagrin nouveau. Contempler le mal qu'il a fait sans que nul autre y ait pris part, ne lui laisse plus entrevoir que des souffrances à l'infini"651.

Ce retour à la pleine conscience du héros, annoncé par Tecmesse, va ouvrir de nouvelles failles dans son être. Celles-ci seront surtout psychologiques et atteindront l'image de luimême d'Ajax. En reprenant conscience et en apprenant ce qu'il a fait, Ajax mesure en un instant toutes les conséquences de son action.

650 651

Ibidem. v. 307-327. Sophocle, Ajax, v. 257-262.

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Le rire des autres, entraînant le ridicule, la culpabilité envers son père, d'abord, puis la honte devant ses soldats, la ternissure absolue pour sa postérité, sa gloire défmitivement entachée, la renommée acquise au fil des quelque dix ans de guerre totalement anéantie, l'image de soi du héros inébranlable, définitivement ruinée... Toutes ces différentes flétrissures, que consommera cette nuit de folie, ouvriront à n'en pas douter une autre série de brèches supplémentaires dans le roc, après celle ouverte par l'échec dans l'affaire des Armes.

Le rire Ce grand rire d'Ajax652 , se retournera contre lui, aussi bien pendant sa folie que lors du retour à la raison : les autres riront alors à leur tour de cet homme. C'est d'abord Athéna qui s'amuse et se moque de lui alors qu'il est en pleine crise de démence. Elle rentre avec malice dans le jeu de l'homme, feiguant de l'aider -alors qu'elle l'égare-, le rendant ainsi ridicule devant un auditoire privilégié, Ulysse, qu'elle pense tout acquis à ses facéties, et qu'elle veut divertir d'une telle distorsion de la réalité dont elle est l'auteur653 . Devant le spectacle désolant d'Ajax, sanglant, sur l'amoncellement des bêtes sanglantes, ne dit-elle pas au fils de Laërte: "Tu as devant les yeux l'auteur de cet ex- ploit ! 1/654, de cet "exploit" qui est par ailleurs "fi duslogiston", quelque chose d'insensé? S'adressant à Aiax, elle n'hésite pas à rentrer dans la

Ibidem, v. 303 : gelôn polûn. Remi Bergson, Le rire, Paris, 1940, passim et surtout p. p. 3-50. Bergson a étudié le mécanisme du rire et il a bien décrit pourquoi une telle situation analogique grossie -ici, la douce victime étant l'analogon de l'ennemi terrible- devient risible. Cette situation, souvent chez les humoristes construite consciemment, est ici, subie. Dans un cas, c'est de l'humour, dans l'autre, c'est de la cruauté gratuite. 654 Sophocle, Ajax, v. 38.

652 653

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logique démente du fils de Télamon: "Hé, toi, qui lies dans le dos les bras de tes captifs, sors donc ! '~". Plus loin, elle n'hésite pas à se nommer l'alliée d'Ajax'''. Mentionnons encore toute la scène durant laquelle'57 Ajax étale pleinement sa folie devant Athéna, en dévoilant son programme spécial concernant les sévices à venir pour Ulysse, programme que la déesse feint de critiquer un instant pour mieux l'adopter et le favoriser ensuite: "Soit! Si c'est ton plaisir, va donc, frappe à ton aise, et passetoi tes fantaisies".'''. Pis, elle incite explicitement son protégé à rire d'un adversaire qui est sinon à terre, du moins dans une position très défavorable. "Hé bien, dit-elle à Ulysse, quoi de plus doux que de rire d'un ennemi /,,659 La réaction d'Ulysse à cet instant est saine. Il refuse d'entrer

dans le jeu de la déesse. Le prologue de la pièce est parlant à ce sujet. Autant Athèna s'amuse d'Ajax, autant Ulysse est mal à l'aise. A l'espèce de vanité d'auteur de comédie grinçante que montre la déesse, il répond par une réserve toute contenue, mais cependant déférente. Alex Garvie660 fait du rire une des manifestations typiques de l'hybris. Il étudie, sous cet angle le début de la pièce de Sophocle. "Dans le prologue, dit-il, Ulysse renâcle. Loin de se moquer d'Ajax, il affirme qu'il a pitié de lui parce qu'il est son semblable. Athéna ne l'impressionne pas; c'est lui qui est impressionnant. Il va encore nous impressionner à la fin de la pièce. Ici, c'est Athéna qui fait preuve de médiocrité, et Ulysse vaut mieux qu'elle." 661 En l'occurrence, ici, nous assistons à une sorte de renversement: c'est, en quelque sorte, AthéIbidem, v. 7I. Ibidem, v. 90. 657 Ibidem, v. 91-117. 658 Ibidem, v.114-115. 659 Ibidem, v. 79 : oukoun gelôs hêdistos eis echthrous gelân. 660 In "L'hybris, particulièrement chez Ajax", loc. jam cit. 661 Alex Garvie cite à l'appui de ses dires 1. M. Linforth, Tree scenes in Sophocles'Ajax, Univerity of California, 1954, p. 2, qui suggère que la déesse se perd ici. C'est l'opinion d'Albert Machin, in op. cit. p. 4l. En revanche, Jebb, in Sophocles, the play wright, Toronto, 1957, p.p. 655

656

27, 29, 40, pense qu'Athéna veut simplement mettre Ulysse à l'épreuve. C'est aussi l'opinion de D. Seale, in Vision and stagekraft in Sophocles, London, 1982, p.I77, note 4.

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na qui est coupable d'hybris envers Ajax, et Ulysse qui fait figure de sage modérateur'62. Mais Athéna n'est pas la seule à rire. Lors du retour à la conscience, le héros malheureux s'imagine qu'il est la risée des autres. C'est d'abord Ulysse qui est censé rire de son rival. "Toi partout à l'affût, ô toi toujours instrument de malheur, fils de Laërte, le plus répugnant fourbe de l'armée, quels longs rires joyeux tu dois faire de moi! ,,663 Plus loin, c'est le chœur qui souffre "qu'Ulysse rie de ces accès de folie douloureuses; qu'il en rie aux éclats [. .. ] et avec lui, lorsqu'if leur en dit la nouvelle, rient les deux rois issus d'Atrée. " 664

Et ce rire se trouve être d'autant plus blessant qu'il vient d'un rival et d'un être inférieur en vaillance, d'un homme qui a, avec les Atrides -deux autres êtres méprisables- fomenté une sorte de complot envers lui: "Ils ont inventé sournoisement de tels contes,~65, des fables, des rumeurs qui veulent le déshonorer et qu'Ulysse a sournoisement colportées 66' . Et le stratagème marche. Ajax est la risée de tous : "Ils sont là, tous, à rire de moi aux éclats, avec des mots lourds à ma peine! ,,667. Plus loin encore: "Les Atrides se rient de moi parce qu'ils m'ont échappé"668

662

Voir les pages de l'article de 1.1aryvonne David-Jougnaud, "Ulysse,

médiateur, ou comment sortir de la logique de la vengeance", Revue Droit et Société, 29-1995, p.p. 11-24, notamment p. 13 : "Vengeance

justicière chez les hommes et chez les dieux" où l'auteur décrit un "plaisir de vengeance chez Athéna". Sophocle, Ajax, v. 379-382. 664 Ibidem, v. 957-960. 665 Ibidem, v. 188-189: hupoballomen kleptousi muthous. 666 Ibidem, v.143 : Epi duskleia ... 667 Ibidem, v. 198 Pantôn kagchazontôn. Le verbe kagchazô est beaucoup plus fort que le verbe gelân, employé jusque là : c'est un rire 663

très fort, aux éclats, la moquerie est maximale, ici; c'est un peu plus qu'un "ricanement", comme le traduit 1.1azon un peu faiblement, à notre avis .. 668

Ibidem, v. 444.

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Ce rire est extrêmement outrageant pour le héros. Ajax en fait encore le constat désolé: "Tu le vois, confie-t-il au Coryphée, le hardi, le vaillant, le héros qui jamais n'a tremblé au combat face à l'ennemi, celui dont les bras faisaient peur même aux fauves fermés à la crainte. Ah! De quelles risées on m'outrage aujourd'hui! ,,669.

Le déshonneur

Evidemment, ces moqueries, ces railleries, d'autant plus intenses et savoureuses pour les rieurs qui jusqu'à présent se contentaient d'être de discrets "murmurantes in angulis!!670, des contempteurs silencieux, envers un homme jusqu'ici craint et surtout sans reproche, atteignent maintenant de plein fouet et au grand jour l'honneur du héros671 Elles constituent une "duskleia,,672, le contraire de ce "Kleos" et de ce "Kudos,,673 que le fils de Télamon était venu chercher à Troie et dont la quête dirigeait absolument toutes les actions. C'est Tecmesse qui confie au Coryphée la conséquence de ce coup de folie: "Tu vas apprendre une douleur qui équivaut à

Ibidem, v. 367 sq. : Oimai gelôntos don hubristês ara. L'hybris est bien ici une violence faite à Ajax par les rieurs. Ceci conforte l'interprétation du tenne d'Alex Garvie, op. jam cit. 670 Pour reprendre une expression de Thomas d'Aquin .. 671 Il Y aurait ici un rapprochement à faire avec la première dissertation sur la Généalogie de la Morale de F. Nietzsche, où il est bien montré comment les faibles -Ulysse et les deux Atrides- prennent le dessus sur les forts -Ajax- par le biais de la mauvaise conscience, de la culpabilité, du rabaissement des aristoi. 672 Sophocle, Ajax, v. 143. 673 Confer 1.1arc Durand, La Compétition en Grèce antique, Paris, 1999, p.p. 86-88, ainsi que Marcel Detienne, Les Maitres de Vérité dans la GrèceArchaïque, p.p. 85-86 et note 21 p. 86.

669

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une mort. Pris d'une crise de folie, Ajax, cette nuit, s'est déshonoré,,674

Cet acte, préfigure des conséquences peu amènes : Ajax saura tirer toutes les conclusions de ce mal qui l'a surpris675 : celui-ci, "thanatô ison", égal à la mort aboutira à l'épilogue qu'on sait. Car à présent, dit-il, "ni vers les dieux ni vers les hommes, je ne suis plus digne de tourner les yeux"676, maintenant, je suis méprisé des Argiens 677 La honte678 a fondu sur moi et les miens; le mépris m'éreinte à présent; m'accable la haine des dieux, de l'armée, de la Troade entière ... et mèrne de ces plaines que j'ai sous les yeux679 ! Son frère lui-même sera touché : Teukros sera appelé le frère du fou, du fou qui en veut à l'année; "il sera insulté par tous les Grecs ensemble [ ... ] couvert d'outrages par les soldats ,,680

....

Son épouse, son enfant subiront eux aussi la honte681 . Que dire du déshonneur qui touchera son père et de la peine qu'aura sa mère? 682 Le hèros ne sait plus où se tourner. "Kai nùn fi chrê drân Il ?

Et maintenant, que vais-je faire s'interroge-t-il avec angoisse ? "Faut-il que je quitte les stations des vaisseaux, que je laisse seuls les Atrides, que je traverse la mer Egée pour regagner mon foyer? [. .. ] La chose est impossible. Irai-je alors vers les remparts des Troyens, les attaquerai-je corps à corps et, en accomplissant un grand exploit, trouverai-je la mort ? Cela

Sophocle, Ajax, v. 216-217 : Thanatô ison pathos ekpeusê. Mania halous hêmin ho kleinos, nukteros, Aras apelôbêthê. 75 Ibidem, halous, aor. 2 de haliskomai, être pris par surprise 676 Ibidem, v. 397 : où axios .. 677 Ibidem, v. 440. 678 Ibidem, v. 473 : aischron ; 505 : aischra. 679 Ibidem, v. 456. 680 Ibidem, v. 724. 681 Ibidem, v. 500 sq. 682 Ibidem, v. 624 sq. ; 433-436 ; 462-470 .. 674

~ar

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ferait alors sans doute une chose agréable aux Atrides. Non, cela ne se peut pas non plus/,ISs3. C'est, comme le dit Sophie Klimis684 une ''paralysie qui affecte la totalité des possibles au niveau de l'agir". Nous y rajouterons l'atteinte au niveau social, théologique et psychologique, le héros ayant gâché à la fois son capital d'estime vis-à-vis des dieux, de la communauté des hommes, de ses proches et de luimême. Où qu'il se tourne, il y aura une route barrée. C'est le sens premier du terme "aporie" (a-paria) : voie barrée, chemin sans issue, fermeture des possibles. Nous avons affaire à une impasse totale : aporie praxique, ou pragmatique, existentielle, sociale, théologique. Le héros du faire, de l'agir ne peut plus intervenir. Ne pouvant plus agir, il n'est plus rien. Pour reprendre un terme de Sartre, cette impasse l'a néantisé Il est alors "atimos,,685, et pour notre héros épique, c'est rédhibitoire. Cependant, on sait, depuis Aristote686 que la valeur individuelle et sociale, le bonheur de l'individu ne se mesure plus au Ve siècle à l'aune de la limé, valeur de l'epos par excellence défendue par Ajax, mais au degré d'intégration à la communauté démocratique des hommes 687 . C'est une des ambiguïtés -voulue sans doute- de la pièce de Sophocle: avoir mêlé des valeurs du VIle siècle avec une axiologie en vigueur dans celui de Périclès. Ajax à ce point de vue précis représente bien ce que dit Pierre Vidal Naquet688 de la Tragédie à Athènes: "une lecture civique du mythe". Ajax est en effet, comme le dit Karl Reinhardt689 la pièce la plus proche de l'épopée, mais aussi celle où les valeurs de l'epos sont battues en brèche par le nouvel idéal . 1 que pre·fi19ure VIysse690 . SOCla Ibidem, v. 457-474. In op; cit. p. p. 240 sqq. 685 Sophocle. Ajax. v. 426. 686 Voir l'Ethique à Nicomaque. 687 Voir à ce sujet. Pierre Vidal Naquet, In op. cit. p.p. 98 sq. 688 Pierre Vidal Naquet, in loc. cit. 689 Eschyle, Sophocle. p. 33. 690 Alex Garvie, in loc. cit., note 23, p. 252, présente ainsi Ulysse, dans la pièce d'Ajax" certains ont voulu voir en lui une nouvelle forme d'aretê qui s'oppose à ['aretê démodée d'Homère que représente Ajax" Il cite Knox. Segal. Winnington-Ingram. Brown. J. H. Finley. Il 683

684

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Être "monotropos"691 , d'une seule valeur, par antinomie avec Ulysse le "polutropos", Ajax ne saura ni s'adapter au !miros, ni rebondir vers une autre direction, sociale en l'occurrence692 C'est la figure archétypique d'une époque passée qui doit disparaître, remplacée par celle d'Ulysse, plus flexible, plus sociale mais en même temps plus labile et complexe. Et l'on peut sans se tromper énoncer qu'au-delà des crises, de la folie, du suicide ... qui ne sont en fait, à l'aune des grands courants de pensée, que des péripéties, le verdict du jugement des Armes consacre à n'en pas douter l'avènement de cet homme nouveau et qu'avec les funérailles d'Ajax, c'est toute l'ancienne époque qui sera ensevelie avec lui.

L'échec devant Télamon

La figure tutélaire, totémique693 du père survole en filigrane, de toute sa puissance et de toute sa sévérité austére, la pièce de Sophocle. Son influence sur ses deux fils aura à n'en pas douter une influence fondamentale sur le dénouement du drame s'appuie pour ce jugement sur l'analyse de A. W. H. Adkins, in Merit and responsability : a study in greek values, Oxford, 1960. 691 Jean Starobinski, op. Cit. p. 22-23 .. 692 Il sera ainsi" dustrapelos", irrécupérable, inadaptable. Ajax, vers 914. 693 C'est à dessein que nous employons ce terme à forte connotation psychanalytique, nous souvenant de l'ouvrage de Freud, Totem et Tabou, dans lequel les enfants, souffrant de la tyrannie du père décident de le tuer. Ce père inflexible, castrateur organisateur de la psychée de ses enfants, semble bien proche de Télamon. Cependan~ Jean Starobinski, psychanalyste lui-même, nous met bien en garde: Télamon n'est pas le "surmoi" d'Ajax. "La situation développée dans la pièce de Sophocle est le "modèle à découvert" dont le concept psychologique s'inspire pour décrypter des comportements cachés. Il est parfaitement inutile d'attribuer à Ajax un surmoi, ce serait réverbérer un concept sur un modèle qu'il a contribué à constituer" In op. cit. p. 50-51.

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d'Ajax et sur le retour de Teukros à Salamine. Cet homme inflexible, prototype de monotropos, n'avait-il pas tué son propre frère parce qu'il ne supportait pas qu'il le surpassât en athlétisme ? 694 Soldat valeureux et glorieux, il avait gagné ses galons de brave et lors de la première ilioupersis695 , accompagnant des hommes aussi valeureux qu'Hercule ou Castor et Pollux. N'avait-il pas été alors le premier des gnerriers à être entré dans Troie pour châtier Laomédon? Argonaute, il avait acquis au cours de l'aventure de l'Argos une immense renommée. Modèle du héros de l'epos, défendant les valeurs de l'aristeia, valeurs de l'exploit personnel au combat, de l'individualisme forcené, de l'agir et du posséder pour soi, Télamon n'imaginait pas désirer un autre chemin que le sien pour ses fils. D'ailleurs, au moment de partir, Télamon lui prodignait encore des conseils sur la fa"ala guerre696 . çon d e se t enlf Ajax se donnait ou avait donc pour mission rien moins que d'égaler son père à Troie, sur le théâtre même des exploits de celui-ci, voire, de faire mieux que lui. La barre était donc placée bien haut, et l'exploit était sur le point d'être accompli. Le fils de Télamon fait preuve d'une grande conscience de ses responsabilités au sein du dispositif grec. Il a un modèle à . . en ce1 .697 ImIter a :1 ce 'Ulde son pere . 694 Confer Robert Graves, Les mythes grecs, p. p. 420 sq. ; Plutarque, Histoires Parallèles, 25 ; Pausanias, Périégèse de la Grèce, X, I, 1 et II, XXIX, 7 ; Jean Tzétzès, Lycophron, 175 ; Diodore de Sicile, IV,

72..

Sophocle, Ajax, v. 434-436 : Télamon qui jadis" avait remporté les premiers prix de la valeur et revint en ramenant une gloire entière à laquelle rien ne manquait" : pasan eukleian pheron ... 695

696 697

Ibidem, v. 764 sqq. Quintus, Suite, l, 494 sq. : "Achille [. ..J en route! Si les Troyens

allaient, avant notre arrivée écraser les Argiens près des nefs et incendier la flotte, quelle douleur, quelle honte ce serait donc pour nous deux! Il ne nous sied pas, à nous qui sommes issus de Zeus, de déshonorer la race sainte de nos pères. A vant nous ils ont ravagé de leurs piques la belle ville de Troie aux côtés du belliqueux Héraclès pour châtier l'insolence de Laomédon. Cet exploit, nos bras sauront bien le renouveler aujourd'hui ". L'image du père et de ses exploits, couplée à

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Nous pouvons juger de l'éducation martiale qu'avaient dû subir les deux enfants de Télamon à l'aune de celle que prévoit Ajax pour son fils. Celui ci traite brutalement son fils, espérant par là l'endurcir aux tableaux de la guerre. "Il ne s'effrayera pas de voir, dit il en montrant le monceau de bêtes sanglantes à son enfant, tout ce sang frais, s'il est vraiment mon fils, s'il tient bien de son père. Il faut tout au contraire le dresser sans retard aux mœurs rudes d'Ajax: il faut qu'il prenne un cœur semblable au sien,,698

Le programme pédagogique est bien tracé: celui d'un guerrier dur et insensible. D'ailleurs, Aiax prévoit pour son fils que ce soit Télamon qui se charge de son éducation après sa mort699 . C'est une image très rude que Sophocle a voulu donner du héros. Homère lui-même n'aura pas été jusque là. Certains auteurs ont comparé l'attitude paternelle d'Ajax envers Eurysakès et celle d'Hector en direction d'Astyanax7oo A l'opposé de celui là, celui-ci, dans une scène célèbre de l'Iliade, aborde son enfant en douceur, évitant même à ses jeunes yeux tout tableau trop terrifiant, en enlevant son casque qui effraie son descendant. Il suffit d'ailleurs de se pencher sur les noms respectifs que les deux héros ont donnés à leurs enfants. Eurysakès a une résonnance militaire, à n'en pas douter. Que faire d'un nom désignant un large bouclier, (eurùs-sakès) sinon être voué aux travaux guerriers? En revanche, la dénomination même d'Astyanax (astu-anax) révèle une vocation beaucoup plus pacifiste, mais non moins noble de "chef de ville,,701 On pourrait faire la même réflexion concernant le fils aux cheveux flamboyants du cousin d'Ajax, Néoptolème (Neo-ptolemos) dont l'étymologie du nom révèle encore une vocation belliqueuse. L'onomastique

son ascendance divine est bien là, comme un fil directeur constant, rappelant au héros qu'il doit se comporter au moins aussi bien que son géniteur et faire honneur à sa divine ascendance. 698 Ibidem. v. 545 sq. 699 Ibidem, v. 568-570. 700 Iliade VI. 399-496. 701 lliade, II, 402-403 ; Astyanax, comme "protecteur de la ville", cf. Pierre Chantraine, in "A propos de Thersite", L'Antiquité classique, 32.1963. p. p. 18-19.

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confIrme ainsi nos réflexions concernant la conception de l'éducation des enfants et leur vocation souhaitée dans les deux familles respectives, des Priamides et des Eacides. Ajax était donc "formaté", dressé, éduqué par son père pour être un soldat de premier plan, sans état d'âme, dont la recherche de la gloire tenait lieu de credo, de fIl conducteur, de motivation constante. Tout son être tendait vers le Ideos, cette illumination que confèraient au guerrier valeureux et héroïque les succès durant la bataille. De tels exploits, -comparables à ceux des athlètes champions- aboutissaient à un kudos, à une renommée si pérenne, que l'on peut les mesurer encore à nos jours si l'on lit Homère, Pindare ou Bacchylide. Le héros ainsi auréolé rentrait en triomphe chez lui et il prenait la stature sinon d'un saint, du moins d'un homme important dont la famille est respectée. Car c'est le regard et l'opinion de l'autre qui confèrait au hèros son statut. Or, quelle est la conséquence désastreuse et irrémédiable de cette nuit de folie? Le capital de gloire acquis durant près de dix ans sous les murs d'Ilion sur les rives du Scamandre, la plaine et la grève de Troade, et qui était en passe d'éclipser les exploits patemels 702 , s'effondre en une seule nuit. Tous les efforts d'Ajax se voient anéantis et par là même, sa raison de vivre. L'idéologie du héros, au sens marxiste du terme, les motivations qui le conduisent, rendues petit à petit inconscientes par l'éducation, devenues une partie intégrale de lui-même, s'écroulent et entraînent avec elles ipso facto tout l'être de l'homme. Il n'est plus rien. Il

Sophocle, Ajax, v. 424-425 : "un homme tel que Troie jamais ne vit son pareil dans ['armée partie de terre grecque" : il se juge au moins l'égal de son père Télamon pour ses exploits (437 sq. :"Et moi, son fils, j'ai abordé au même pays de Troade, doué d'une vigueur égale, et mon bras a fourni des exploits qui valent les siens "). Il est persuadé que de son vivant, Achille lui-même lui aurait accordé ses armes (441444), le jugeant donc comme son égal. 702

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n'est surtout plus le fils de Télamon, il ne peut plus l'être. Son propre père, d'ailleurs, ne voudrait plus le voir. Sophie Klimis703 relève -une fois de plus- la thématique de la vision pour décrire la honte d'Ajax. Elle souligne le fait que l'individu épique ne peut exister que sous le regard de l'autre704 Il existe d'ailleurs une certaine amphibologie, voire une contradiction, concernant le héros épique : d'une part, ses actions d'éclat sont individuelles, sans se soucier de la collectivité705 , d'autre part, il a besoin du jugement d'autrui pour construire sa gloire et son renom. Comme le dit Marcel Détienne : "en définitive, un homme vaut ce que vaut son logos. Ce sont les maîtres de la louange, les servants des muses qui décident de la 06 valeur d'un guerrie/ ."

Ajax rentrant chez lui devra-t-il affronter le regard de son père? 707 "Quel spectacle offrirai-je ainsi le jour où je paraîtrai devant mon père Télamon? Supportera-t-il ma vue si je me montre à lui sans que rien ne me distingue, sans ce prix de la vaillance dont il eut, lui, jadis la glorieuse couronne ? Non, l'idée est intolérable."

Le regard du père, sans pitié, déchoira son fils de son statut de hèros qui perpétue la gloire de la famille, cette famille si lumineuse. Car ''jamais avant Ajax, aucun des divins Eacides n'a vu surgir pareil désastre,,708.

703

Op. cit.,

p.p. 227-228.

Voir pour une analyse plus complète, J. P. Sartre l'Etre et le Néant, Paris, 1942, p.p.23-27 Le chapitre intitulé "l'être du percipi" au cours duquel il énonce: "esse est percipi", et plus avant dans l'ouvrage, p.p. 85-108 où il décrit l'exemple célèbre du garçon de café qui n'est garçon de café que tant qu'il est regardé par ses clients. Il cesse de l'être quand il n'y a plus de clients. "Je ne puis me connaître que par l'intermédiaire d'autrui, je suis, par rapport à mon" ça" dans la position d'autrui" .... p.89. 705 Achille en est l'exemple: il boude, alors que l'armée grecque est en grande difficulté. 706 Marcel Détienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce Archaïque, Paris, 1967, p.p. 20-2l. 707 Sophocle, Ajax, v. 462-463. 704

708

Ibidem, v. 641-644.

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Télamon jusqu'ici si glorieux, va déchoir lui aussi, à cause des méfaits de son fils. La perpétuation des valeurs épiques de génération en génération qui constitue une généalogie d'exception dont tout guerrier recherche la possession a été brisée. La filiation héroïque, dont on a eu un aperçu dans la scène d'Ajax avec Eurysakès, a échoué ici. Ajax n'a pas été capable d'égaler son père, pis, il l'a déshonoré par son action. La renommée de la famille est brisée, son nom glorieux jusqu'ici, se trouve à présent entaché du méfait d'Ajax. Le patriarche dont les exploits avaient donné un éclat qu'il pensait immortel à la gens des Télamonides, voit tous ses efforts anéantis. "Ah! Pauvre père

f,,709.

Quant à sa mère, elle souffrira elle aussi à sa manière "C'est un cri déchirant, ce n'est pas le chant plaintif du rossignol, que lancera l'infortunée; c'est en accents suraigus qu'elle clamera sa souffrance, cependant que ses bras iront sur sa poitrine, s'abattre à coups bruyants ou sur son front chenu arracher ses cheveux. ,,no

Teukros ne se fait pas non plus d'illusion sur l'attitude paternelle envers lui à son retour711 Envisageant son retour à Salamine, sans son frère, il s'imagine sans peine la fraîche réception de son père: "Oui vraiment, il me recevra d'un air affable et accueillant, Télamon, notre père, quand je reviendrai seul sans foi! Comment en douter? Lui qui, même à un fils vainqueur, n'accordait pas sans doute plus doux sourire après cela! Et c'est lui qui me contraindrait, qui m'épargnerait une injure, à moi, fils d'une captive de sang ennemi, moi qui par couardise ou par lâcheté t'ai trahi, cher Ajax, ou par perfidie, pour obtenir, au mayen de ta mort, et ton pouvoir et ton palais! C'est là ce qu'il dira, acerbe comme il est, encore aigri par l'âge, touIbidem. 710 Ibidem, v. 624-63l. 711 Ibidem, v. 1008 sq. Virgile, Enéide, Livre 1, 620 sq. et note 1 ad

709

{oeum de Remi Goelzer et André Bellessor~ aux C.U.F, éd. de 1970.

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jours prêt à s'emporter et à se quereller sans raison. Si bien que pour finir, je serai banni de mon pays, rejeté, et qu'on parlera désormais de moi comme d'un esclave et non plus comme d'un homme libre. Voilà pour mon retour!".

Tout est dit ici: le caractère entier et emporté du père, son insatisfaction permanente quant aux victoires de ses enfants, son inflexibilité dans ses punitions, ses suspicions sans aucun fondement. Nous savons 712 que ce que pressentait Teukros se réalisa précisément : celui ci fut banni par son père dès son arrivée à Salamine pour n'avoir pas su venger son frère et ne pas avoir ramené Eurysakès dont il avait été séparé lors d'une pèripétie du retour. Télamon, maladivement acariâtre et suspicieux aurait même accusé Teukros du meurtre d'Ajax. Teukros dut s'exiler à Chypre, réécrivant par là même, l'histoire de Télamon, obligé lui aussi de s'exiler par Eaque, son si juste père, à Salamine après le meurtre de son frère. Il suivit alors cette fois Cl, facétie du destin! -le modèle de son père.

Nous comprenons à présent la peur d'Ajax de se montrer à Télamon après son échec. Le choix de la solution de la mort, paraissait certainement plus doux au hèros que la confrontation avec son inflexible géniteur.

On cherche l'origine du suicide d'Ajax dans une culpabilité envers les Grecs, les dieux, sa mère, Télamon, même ... C'est Paul Mazan, note de l'édition des C.U.F. ad lac. Ajax, v. 1019 : scolie à Pindare, Néméennes, IV, 76 ; Robert Graves, Les mythes grecs, p.p. 1039-1040 "Télamon l'accusa de parricide au second degré, pour n'avoir pas soutenu la demande d'Ajax dans la discussion sur les armes. Interdit de séjour, il plaida son procès depuis la mer, tandis que les juges l'écoutaient du rivage. Télamon lui-même avait été contraint d'agir de même par son père Eaque lorsqu'il avait été accusé d'avoir tué Phocos son frère. Mais comme Télamon, Teucer fut jugé et banni, parce qu'il n'avait ramené ni les ossements, ni Eurysakès, ni T ecmesse ... " 712

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une piste, mais pas la seule et surtout pas la plus prégnante. On a glosé sur la culpabilité d'Ajax713 . Or, s'il est coupable de quelque chose, à ses yeux, c'est bien de la faillite de ses projets. Si Ajax n'a aucun remords pour les actes en eux-mêmes, il valorise en revanche tout à fait négativement l'image qu'il donne à la postérité. S'il regrette ce qu'il a fait, c'est d'un côté pour ce que la renommée retiendra de lui négativement, d'un autre côté parce que ses actes ont été inefficaces. Le héros du faire, nous l'avons vu, méprise toutes les autres valeurs. Comptent seuls pour lui son désir de gloire et les armes d'Achille. Ajax se désole certes d'avoir tué les bêtes, d'être la risée des autres, voire même de la réception future de Télamon. l\1ais ce qui le ronge le plus ce sont deux choses: La première, c'est d'avoir été incapable de faire en sorte que ces armes merveilleuses et efficaces lui revinssent. Celles-ci constituaient le prolongement de son COrpS'14, et auraient démultiplié, de par leur facture divine, sa faculté d'agir et de briller encore plus sur le champ de bataille. Malheureusement, il a eu à se battre, cette fois -durant le procès-, contre une décision collective, labile, insaisissable, invincible avec une épée, mais à terrasser avec des armes qu'il ne possédait pas, le logos, la persuasion par la parole. Premier échec de l'agir. La seconde, c'est de ne pas avoir été capable de se venger de ses adversaires, fussent-ils rois de la Grèce71'. Sa capacité d'action, la force et l'habileté à la bataille, son bouclier dont il était si fier, en l'occurrence, n'ont servi à rien dans ce combat à armes inégales. En effet, il a eu à se battre contre un adversaire dont il n'avait pas l'habitude. Lui, qui d'ordinaire, croissait le fer contre des hommes armés en chair et en os dut alors affronter un opposant inatteignable avec son mode de combat habituel grâce auquel, jusqu'ici, il avait été le meilleur. C'est contre la volonté de la déesse, volonté irrépressible envers laquelle ses

Albert Machin, in op. cit., p.p. 45 sqq. Voir Hélène Monsacré, Les Larmes d'Achille, Paris, 2010, p. 6066, où les annes sont décrites comme un "prolongement du corps" ~ropre du héros épique. 15 Sophocle, Ajax, v. 445 sqq.

713

714

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annes, terribles contre les hommes, étaient ici inefficaces716 . Second échec de l'agir. Son inscription dans l'être, ce qui le définit, ce qui épuise son essence, c'est l'agir pour avoir. La possession des annes lui a échappé et sa capacité à se venger s'est soldée par un échec. Ces ratés dans l'action ont ontologiquement miné cet homme, fait tout d'une pièce. Avec la remise en question de sa capacité à agir, c'est tout son être qui n'a plus de raison d'être, c'est tout son être qui doit disparaître.

716

Ibidem, v. 445-446.

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Vc. Troisièmefaille: le suicide d'Ajax

Une troisième faille, la mort, s'ouvre enfin, qui brisera, de façon qui n'est peut être pas si radicale, l'être jusqu'alors invulnérable du héros. Quelques auteurs font périr Ajax d'un trépas peu glorieux pour un guerrier d'une telle classe. Ainsi, est-il assassiné pour des motifs bas par Ulysse chez Dictys 717 : abattu, en pleine nuit par traîtrise d'un coup d'épée. Ailleurs, trop confiant en lui, ayant délaissé pour une fois son légendaire bouclier, est-il blessé à mort par Pâris 718 , de loin, d'une flèche tirée par l'un des plus lâches guerriers de Troie. Si de telles fins ne sont pas dignes du grand hoplite qu'il a été, du moins ne sont-elles pas objet de déshonneur patent. Ce n'est pas le cas des autres versions qui toutes affirment un suicide. La Petite Iliade71', qui fait suite à la derniére phrase de l'Ethiopide donnant l'issue de l'affaire des Armes, dit: "Ajax, frappé de folie, se déchaine sur les bêtes des Achéens, puis il se tue."

Version laconique, certes, mais exhaustive. La description d'Ovide720, plus théâtrale, est un peu plus complète: "Ce guerrier invincible fut vaincu par la douleur. Il

Dictys, Ephéméride, V, 14-15. On pense que le coupable est Ulysse, mais Dictys ne le dit pas expressément. Voir note n° 86 de Gérard Fry, p. 366 de son édition de l'Ephéméride. 718 Darès, Histoire, § 35. Cf; Iliade, VII, 219-233: Dietys, IV, 20. 719 Chrestomathie de Proclos, 106. 20 = § A : Aias, d'emmanês gegomenas, tên te leian tôn Achaiôn lumainetai kai heauton anaireî. 720 Métamorphoses, XIII, 386-392. 717

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saisit son épée: "elle m'appartient, du moins, dit-il, Ulysse la demandera-t-il aussi ? Qu'elle me serve contre moi-même! Souvent rougie du sang des Troyens, qu'elle soit arrosée de celui de son maître ! Qu'Ajax ne puisse être vaincu que par Ajax." Il dit, et dans son sein jusque là sans blessure, il plonge son glaive au seul endroit vulnérable".

Nous sommes en présence ici d'une péroraison dans la veine de celle de Sophocle721 , d'une accusation voilée contre Ulysse et d'une indication sur la dite "invulnérabilité" d'Ajax. Chez Quintus de Smyme722 , après un discours qui est un doublon de celui de Sophocle, accusant les dieux, Ulysse, les Atrides, les Argiens ... , Ajax se tue: "En disant ces mots, le fils valeureux du robuste Télamon s'enfonce dans la gorge le glaive d'Hector: le sang s'échappe, gargouillant. L'homme choit de tout son long dans la poussière ... "

Cependant, c'est chez Sophocle que cette fin est mise en scène de façon la plus spectaculaire. On y suit pas à pas les préparatifs matériels, les incantations, les revirements, les dilemmes de l'homme confronté à une impasse. Comme le dit plaisamment Bernard Desforge723 , "Il veut se tuer, il va se tuer, il se tue, il s'est tué, " Si l'on n'assiste pas à l'acte lui-même, celui-ci est abondamment décrit par les autres personnages.

Ainsi donc, après l'affaire des Armes, les faits suivants se déroulent, se montrant à nous dans toute leur crudité : Ajax, dépité, commet des actes déshonorants sous l'emprise de la folie, revient à la raison et se tue de son épée. Il serait bon à présent de les analyser. Des questions surgissent.

Sophocle, Ajax, v. 815-865 : la célèbre tirade d'Ajax, avant de se tuer: "Ho men sphageus hestêken ... " 722 Suite d'Homère, V, 465-486. 721

723

Le festival des cadavres, morts et mises à mort dans la tragédie

grecque, Paris, 1997, p. 108.

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Qu'est-ce qui a amené un tel geste, auquel l'Homère de l'Iliade n'aurait -horresco referens !-même pas pensé724 ? Quel en a été le mode opératoire? Quelles en sont les implications humaines, familiales, sociales et théologiques ? Où se situe la responsabilité d'Ajax dans cette triste fin ? Comment at-on géré la suite de ce suicide, en particulier ses funérailles et la destinée de ses proches? Quelle fut la postérité du héros? Nous avons longuement décrypté supra725 , ce qui nous a semblé amener l'homme au suicide. Evidemment, il ne s'agit pas d'une étiologie univoque. C'est le résultat de tout un faisceau de circonstances et de causalités qui s'enchevêtrent intimement dont nous avons tenté de dérouler l'écheveau plus haut. . 1Cl,· 1es d·nnenSlOns re 1"· 19leuses726 , "1 aïques ,,727 ,ou psych·· latn728 ques ne doivent pas être exclusives les unes des autres. Rappelons succinctement le résultat de notre enquête, concemant ce qui amène à une telle impasse. Le fait déclencheur, le primum movens, réside, à n'en pas douter dans le verdict de l'Affaire des Armes. Ajax ernage de ne pas avoir eu les armes d'Achille. Ce fait à lui seul, ne justifie pas qu'un homme quelconque en arrive à des extrémités si graves. l\1ais si l'on y ajoute le caractère entier, borné et fier du guerrier, ainsi que sa passion pour cet équipement, voire la coïncidence totale de son être avec ces armes, alors, c'est là une issue tout à fait envisageable. A cette cause, s'ajoute le sentiment de raté dans le fait de ne pas avoir pu ou su se venger de l'affront causé à l'occasion du jugement des Armes. Ajax a vu son mérite bafoué par les AtriC'est l'opinion de René Bernard Moulin in L'élément homérique chez les personnages de Sophocle, o. c. p. 219. 725 Confer notre partie précédente afférant à "La folie d'Ajax". 726 William Bedel! Stanford, Sophocles' Ajax, Londres, 1963 p. 237 ; p.290. 727 Bernd Seidensticker, "Die Wahl des Iodes", Entretiens de la fondation Hardt, n° 29, (1983), p. p. 105-144. 728 Aristote, Problèmes, XXX ; Quintus, Suite, V, 322-332 ; Horace, Satire III, livre II, 187-233. Voir les commentaires de Jean Starobinski, psychanalyste, à ce sujet. Il ne faut pas utiliser, pour Ajax, héros de l'antiquité, des outils et des concepts forgés quelque 20 siècles après. 724

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des et par Ulysse ; il s'est fait déposséder de ce qu'il jugeait comme son bien qui a indument échu à des individus qui sont loin de le valoir. Ceux-ci ont échappé à sa vindicte; son bras, pour une fois, fut inefficace. Rajoutons le déshonneur subi ainsi que le ridicule dont il s'est couvert à l'occasion du massacre des bêtes du camp grec, qui on fait de lui -le héros jusque là immaculé-, la risée de tout le camp et suscité une humiliation qu'il n'avait jamais subie jusqu'alors. Ce "menas", cette folie, si efficiente et glorifiante contre ses adversaires sur le champ de bataille, s'est retournée contre lui, avec une efficacité décuplée par la faiblesse et par l'insignifiance de sa cible. Si l'on additionne à toutes ces causes la flétrissure ainsi occasionnée dans l'estime que portera son modèle, Télamon, à son fils, nous avons une idée de l'impasse dans laquelle se trouve Ajax lorsqu'il recouvre sa raison, au milieu des bêtes égorgées. Kai nùn fi chrê drân ;729 Et maintenant, que faut-il faire?

De quelque côté qu'il se tourne, il est devant un chemin barré, une aporie730 . Dans un moment d'introspection731 qui n'est pas habituel chez le héros, qui nous paraît même anachronique et décalé par rapport à l'idiosyncrasie de l'Ajax homérique732 , il envisage toutes les possibilités qui s'offrent à présent à lui. Toutes débouchent sur des impasses infranchissables : impasse existentielle et ontologique, impasse spatiale, impasse temporel· .1e733 ... 1e, nnpasse SOCla

Sophocle, Ajax, v. 455-58. A-pona, (poreia : le passage) au sens premier = sans issue. 731 Sophocle, Ajax, v. 457-474. 732 Confer J. De Romilly, Tragédies grecques au fil des ans, "Les conflits intérieurs de Sophocle", p.p. 79-93 et notamment, p. 90. 733 Sophie Klimis, Archéologie du sujet tragique, o. c. p. 242-245 et note 88 p. 259 : Albert Machin, Cohérence et Continuité dans le théâtre de Sophocle, o. c. p. 46. Aux vers 1006-1007 de l'Ajax de Sophocle, Teukros se trouve dans la même situation. 729

730

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Cette impasse a bien été étudiée par F. Nietzsche et son analyse correspond bien au cas qui nous intéresse. Dans le Crépuscule des idoles'34 il illustre la mort choisie comme étant un besoin et un dernier recours contre la "décadence". L'explication se poursuit par ailleurs, dans l'analyse de la Généalogie de la morale"'. Les forts, les aristoi -Ajax, Achille-, qui jusqu'à présent généraient eux-mêmes les critères de valeur de leurs actions et les érigeaient en morale dominante, sont dépossédés de cette fonction par les faibles -Ulysse, les Atrides. Ceux ci leur en imposent insidieusement d'autres qui les mettent en infériorité. Cette analyse montre très bien comment le pouvoir est passé de façon subreptice des mains des guerriers, qui produisaient leurs propres codes de valence d'actions (la force physique, les coups d'éclat sur le champ de bataille), à celles des faibles qui ont renversé à leur profit les valeurs, remplaçant l'ancienne axiologie épique par une nouvelle où ils tenaient le premier rôle. Le logos, l'agôn-logon, les décisions débattues par tous, ont ainsi remplacé l'action égoïste et individuelle73 '. Le verdict du procès des Armes consomme ce passage et le personnage d'Ajax chez Sophocle en est l'aboutissement tragique. Notre héros est empêtré dans un processus historique insidieux mais inéluctable. Ce n'est plus la valeur guerrière qui a déterminé l'issue du verdict, mais la faculté de bien parler devant un aréopage de juges; il n'était plus alors "auto-référent" dans cette affaire, mais dépendait entièrement de l'opinion d'autres, souvent inférieurs. Il s'agit d'une situation tragique qui vient se rajouter à celle du héros empêtré, à son corps défendant, dans des démêlés avec la divinité. De quelque côté qu'il se tourne, il n'est plus, comme jusqu'alors, maître de son destin. D'une part, le procès des Armes l'aliène du mode opératoire dans lequel il excellait jusqu'à présent, d'autre part, Athéna agit pour lui en le § 36 "Mourir fièrement lorsqu'il n'est plus possible de vivre fièrement. La mort choisie librement, la mort en temps voulu, avec lucidité et d'un cœur joyeux... ". 735 1887. "Première dissertation", § 2-4. 736 Voir Marc Durand, La compétition en Grèce ancienne, o. c. p. 165 sqq., ainsi que Pierre Vidal-Naquet, "Ajax ou la mort du héros", o. c. 734

p.p.110 sqq.

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rendant étranger à son jugement et à ses actes, lorsqu'elle lui impose une phase de folie. Cette "décadence", il ne peut la supporter737 • Héros du faire, il est à présent agi. Héros de la praxis, il est surpassé par de beaux parleurs. Habitué jusque là à être un des premiers, un des aristoi, il est déclassé, il ne cOÜlcide plus avec sa propre image et par fidélité à celle-ci, il décide de sortir de cette vie dans laquelle il ne se reconnaît plus. La seule action dont il est encore le maître738 , le suicide, découle immanquablement.

Quel en a été le mode opératoire? S'il existe quelques divergences -qui ont leur importance-, dans le geste ultime, les versions sont unanimes sur l'utilisation de l'épée pour mettre fin à ses jours. Sophocle739 montre un procédé qui n'est pas banal. "Le couteau du sacrifice est donc là, dressé de manière à trancher au mieux [. . .] Et il est enfoncé dans un sol ennemi, dans le sol de Troade, fraîchement aiguisé à la pierre qui ronge le fer. Je l'ai planté avec le plus grand soin, afin qu'il ait la complaisance de ma faire mourir au plus vite [. ..] Que ce soit d'un saut facile et prompt que j'aille déchirer mon flanc à cette épée". Ayant enterré son épée par la poignée, le fer érigé vers le haut, Ajax n'a plus qu'à se précipiter de tout son poids, la poitrine en avant pour se transpercer efficacement. C'est, dit Bernard Deforge740 , "un suicide acrobatique".

Sophie Klirnis, Archéologie du sujet tragique, o. c. p. 236 ; Jean Starobinski, "l'Epée d'Ajax", in Trois fureurs, passim. 738 Sophocle, Ajax, v. 816. Ajax a décidé donc de mettre fin à ses jours, il dit ces mots en préparant soigneusement son matériel: ei tô kai logizesthai scholê.. "Si du moins on peut encore s'accorder le loisir de tout calculer", montrant par là que c'est désormais la seule latitude qui lui reste. 739 Ibidem, v. 815 sq. 740 Le festival des cadavres, morts et mises à mort dans la tragédie grecque, Paris, 1997, p. 107. 737

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Sophocle a marqué les esprits en décrivant ce procédé original. Eschyle semble bien l'avoir précédé74 '. Pindare, Ovide, Quintus ... ne suivront pas leur leçon et préfèreront une manière plus classique de se donner la mort. Chez eux, Ajax, plongera de sa propre main son épée dans son "sein,,742, dans sa "gorge"743 dans ses "entrailles,,744. Qu'est ce qui a poussé Sophocle à choisir un tel mode d'action ? On se suicide beaucoup, en effet, en Grèce ancienne, et chez Sophocle en particulier. La pendaison, plutôt affaire des femmes, le couteau ou l'épée, plutôt coutumiers chez les hommes 745. Mais un tel processus, mis en scène par Sophocle est original, et donc à interroger. Pour le comprendre, il faut s'intèresser à la tonalité négative du suicide chez les Grecs et notamment de ceux du Ve et IVe siècles 74 '. Platon condamne à plusieurs reprises le suicide de l'homme. Dans les Lois 747 , il fustige au nom de la communauté: "celui qui aura tué son parent le plus proche, celui qu'on dit le plus cher, je veux dire contre celui qui se sera tué lui-même et se sera privé violemment de la part de vie que le destin lui réservait, alors qu'il n'est pas puni par ordre de l'État, qu'il n'y est pas contraint par un malheur excessivement douloureux et

Scolie ad [oeum Ajax v. 833 : le scholiaste attribue à Eschyle (in La mort d'Ajax, pièce perdue) l'invention d'une telle solution à la contradiction entre suicide et invulnérabilité. /ILes tentatives d'Ajax n'ayant d'autre effet que de faire ployer la lame, du glaive sous le poids de son corps, il n'arrivait à se tuer que lorsqu'un "daimôn" lui eût montré l'endroit où il devait se frapper ". Confer Albert Severyns, Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, o. c. p. 328. 742 Ovide: "pectus", Métamorphoses, XIII, 39l. 743 Quintus, Il di'auchenos", Suite, V, 483. Voir scolie BD à l'Iliade XXIII, 821 où Diomède vise le cou (auehên, enos) d'Ajax. 744 Pindare, Néméennes, VII, 38-39 : Aïas epaxe dia phrenân leuron xiphos .. 741

Geneviève Hoffmann: "Les pendus dans la Grèce antique, entre Laboratoire d'archéologie et d'histoire de honte et souillure l'Université Jules-Verne (Picardie). 746 Tonalité qui évoluera sans doute sous l' influence du stoïcisme Caton, Sénèque, . 747 Lois, IX, 873a-874a. 745

Il ,

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inévitable qui l'a surpris, ni par aucun opprobre qui lui rende l'existence insupportable et impossible, mais qui, par manque d'énergie et de virilité, s'impose à lui-même une peine injuste? Pour celui-là, Dieu seul connaît les cérémonies nécessaires pour la purification et la sépulture. Aussi ses plus proches parents consulteront-ils à ce propos, à la fois, les interprètes, et les lois relatives à ce sujet; ils feront alors ce qui leur sera prescrit. Ceux qui se seront ainsi détruits seront enterrés seuls, sans partager la sépulture de personne; on les ensevelira sans honneurs dans des endroits incultes et sans nom, sur les confins des douze parties du territoire, sans signaler leur tombe par aucune stèle ni aucun nom /1. Et dans le Phédon'48, il interdit cette pratique pour des rai-

sons religieuses: nous sommes en quelque sorte la "propriété" des dieux et nous ne devons pas déserter le "poste de garde" que constitue notre existence; car n'est pas pennis. D'ailleurs, ni le lieu du suicide d'Ajax, ni la temporalité qui a régi son geste ne sont indifférents à la connotation de souillure et de honte qu'illibére. Ai ax choisit de mourir seul, dans un lieu isolé et vierge de présence humaine74', et au petit jour, pendant le sommeil des autres750 Ajax commet donc aux yeux des Grecs un acte sinon délictueux, du moins peu prestigieux qu'il convenait de cacher. En effet, dans une religion grecque qui est tout à la fois une explication de l'univers et une règle sociale, le suicide est un affront à la philia au sens de la solidarité au groupe et de l'harmonie du cosmos. C'est une souillure aussi bien religieuse que sociale. Comment alors, après ce geste, préserver sa dignité de grand guerrier, autrement dit concilier l'acte négatif et l'honorabilité

Phédon, 64a sq. : Ou themiton .. ; 62b-c. Voir Marc Durand, Trois lectures du Phédon de Platon. o. c. p. p. 47-51. 749 Sophocle, Ajax, v. 657 : "un lieu vierge de pas humains". 750 Albert Severyns, Le cycle épique dans l'école d'Aristarque, o. c. p. 324-325 commente les vers 58 sq de la Quatrième Isthmique de Pindare et notamment l'heure présumée du suicide. Opsia en nukti, selon

748

l'expression du poète béotien peut signifier sur la fin de la nuit, à l'aube, ou au jour commençant. C'est un moment pendant lequel le camp est endormi.

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du héros? C'est poser la question de la responsabilité d'Ajax et en corolaire, celle de sa culpabilité. Est-il vraiment le meurtrier pleinement conscient de lui-même ? C'est là que le procédé imaginé par Sophocle se révèle porteur de sens. Il faut d'abord se demander si matériellement c'est de sa propre main qu'il s'est donné la mort. Ensuite si c'est de son propre chef qu'il a décidé ce geste ultime. Enfin la responsabilité des autres n'est-elle pas pleinement engagée dans cette douloureuse affaire? En un mot, il faut bien chercher l'étiologie du geste: s'agit-il d'un "suicide réflexif' ou "non réflexif s1 !! ? Depuis Platon752 et Aristote"', l'on sait qu'à l'instar de l'Etre, la cause peut legetai pollakôs, être dite de multiple façons, qu'il y a cause, et cause de la cause ... En général, une cause univoque est suspecte... Ceci nous fait donc entrevoir une étiologie complexe. Cette classification met à l'abri Ajax du soupçon de la responsabilité absolue de son geste. Comment alors décliner la question suivante: Ajax est-il cause de sa mort''' ?

Pour reprendre les tennes de Jesper Svenbro "Suicides honorables, qui n'entraînent pas de déshonneur civique ... Catégorie de suicides "non réflexifs" dans le sens où ils sont victimes de circonstances qui les dépassent". In o. C., p.121. 752 Phédon, 99b2-3-4 ; alla men fi esti to aition tô onti, alla de ekeîno aneu ou to aition ouk an pot'eiê aition. Une chose est la cause que l'on voit, autre chose est ce sans quoi cette cause ne pourrait être dite cause. Cf aussi rimée, 46d-e : Lois, X, 897a-b : Phèdre, 245 d-e .. 753 Métaphysique, livre Delta, § 2. Célèbre théorie des causes: Intrinsèques matérielle (causa ex quo), fonnelle, Extrinsèques finale (propter quo), efficiente instrumentale et efficiente principale (vi ejus) .. 754 "Le grec, pas plus que le latin n'a de terme spécifique pour désigner le suicide; le mot latin et sa transcription française n'étant apparus qu'au XVII et XVIIe siècle, respectivement. Dans l'antiquité, le suicidé est le "meurtrier de lui-même". Geneviève Hoffmann, "Les pendus dans la Grèce antique : entre honte et souillure", Laboratoire d'Archéologie et d'Histoire de l'tmiversité Jules Vernes de Picardie, 751

p. 1. Voir la suite du texte.

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Les Lois 755 nous mettent sur la voie d'un détail qui pourrait avoir son importance: c'est la mise en avant de la cause efficiente instrumentale, la causa vi ejus des scolastiques. "Si une chose inanimée, à l'exception de la foudre ou d'un autre trait pareil lancé par un Dieu, ôte la vie à un homme, soit parce qu'elle tombe sur un homme, soit que l'homme tombe sur elle, le parent du mort prendra pour juge son plus proche voisin. Il se purifiera alors, en son propre nom et au nom de toute la parenté; et la chose inanimée, reconnue responsable, sera jetée hors des frontières, comme il a été dit dans le cas des animaux".

Dès lors, si l'on suit cette leçon, le mode opératoire consistant à enterrer la poignée de son épée dans le sol, exonère la main du héros de la responsabilité de son geste"6 et impute entièrement à l'objet la cause de l'acte meurtrier. Ajax donne lui-même deux détails intéressants pour cette interprétation; Le premier, c'est que sa main n'y est pour rien dans ce meurtre de soi même. Il ne tenait pas la poignée de son épée, puisque c'était la terre de Troade qui la portait. En personnifiant ainsi la terre ennemie757 , en la faisant saisir l'épée du meurtre, il met en scène un épisode de combat au cours de laquelle un ennemi, une tierce personne -la Troade, en l' occurrence- le tue de sa propre maIn. Le second détail concerne l'arme même du crime. Il s'agit de l'épée d'un ennemi, celle d'Hector"', "le plus détesté de mes hôtes, le plus odieux à ma vue". Ainsi, c'est un ennemi qui le tue au cours d'un combat, à l'aide d'une arme ennemie. Ce stratagème, en imputant à un

adversaire la responsabilité de la mort du héros, non seulement innocente celui-ci d'un geste peu honorable, mais glorifie sa [m comme étant celle d'un brave tombé au champ d'honneur. Teu-

Platon, Les Lois, IX. 873e-874a. Voir l'article de Jesper Svenbro, "Un suicide théologiquement correct. Sur l'Ajax de Sophocle", Etudes Littéraires, Volume 32 n° 3 et volume 33 n° 1. Automne 2000. hiver 2001. p.p. 113-127 qui nous a servi pour l'argumentation de cette partie. 757 Sophocle, Ajax, v. 819 : en gê polemia tê Trôadi. 758 Ibidem, v. 816-818. 755

756

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kros valide cette interprétation: "Tu vois, dit-il comment Hector a fini, en mourant par le tuer à son tour,,759.

D'ailleurs, il qualifiera cette épée d'Ajax de ''phoneus'', de meurtrier, d'assassin760 . La main d'Ajax est étrangère au crime, ses propres annes le sont aussi. Dans le cas d'un suicide, en effet, le défunt pouvait être enseveli selon la coutume mais la main avec laquelle il avait mis fin à ses jours était coupée et enterrée à part, voire jetée hors des frontières de la ville, comme si la cause matérielle, pour reprendre la classification aristotélicienne prévalait sur la cause principale. Citons le Contre Ctésiphon d'Eschine76 ! : "Le bois, le fer, ces choses muettes privées d'entendement, lorsque leur chute cause la mort d'un homme, nous les exilons hors de notre territoire; lorsqu'un homme se suicide, nous enterrons séparément du corps la main qui a commis cet acte ".

Ainsi cette personnification de la main est-elle courante chez les Grecs. Par exemple, Clytemnestre, une fois son forfait accompli, a amputé Agamemnon762 , elle lui a coupé les mains pour les punir d'avoir sacrifié Iphigénie et les empêcher de se venger763 . "Emaschalisthê", dit le Chœur à Oreste: elle l'a mutilé. "Le verbe que je traduis par "mutiler" est "maschalizein Il qui décrit la pratique suivante: le meufrtrier coupe les extrémités, et les attache aux aisselles (aisselle en grec, maschalê). Il s'agit d'empêcher ainsi le mort de se venger"764.

Ajax n'est donc pas responsable, sa main non plus. A qui donc imputer ce meurtre? Tout d'abord à un objet: l'épée, en l'occurrence. Elle est entachée définitivement du sang du héros et de la responsabilité du meurtre. Elle n'échoira à aucun des braves. D'ailleurs, "pour mes armes, qu'aucun juge ne les mette

Ibidem, v. 1026-1027. Ibidem, v. 1026. 761 Eschine, Discours, II, Contre Ctésiphon, 244, Texte établi et traduit par Victor Martin et Guy de Budé, Paris, C. U. F. 1928. 762 Eschyle, Choéphores, v. 439. 763 Marc Durand, l'Agôn dans les tragédies d'Eschyle, o. c. p. p. 80sqq. 764 Alain Moreau, "Naissance de Clytemnestre", Revue Connaissance hellénique, n° 97, octobre 2003, p. p. 14-23.

759

760

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au concours parmi les Achéeens. [ ...] Le reste de mes armes sera enterré avec moi".

C'est donc "une chose muette, privée d'entendement,,765 qui sera responsable. Cela ne constitue certes pas un cas isolé dans la littérature grecque. Protagoras n'a-t-il pas fait condamner le javelot qui, échappé des mains d'un athlète, avait tué malencontreusement un spectateur lors des Jeux? Pausanias76 ', Porphyre767 , Esope768 , Platon769 , Aristote770 , tous font reposer sur l'objet771 (muet, inanimé, sans raison ... ) la responsabilité du meurtre. De ce côté, donc, comme du côté de sa main, Ajax se trouve à nouveau innocenté. Résumons avec Jesper Svenbro772 : "Le premier élément est la possibilité à Athènes d'inculper et de condamner un objet pour meurtre. L'épée d'Ajax, sur laquelle il est tombé, pourrait être censée appartenir à cette catégorie d'objets, ce qui déplace la responsabilité de l'acte, l'aitia, d'Ajax à l'épée, coupable de meurtre. Le deuxième élément à retenir va dans le même sens: Contre Ctésiphon, passage cité: Ta aphôna kai ta agnômona .. Périégèse de la Grèce, l, 28, 10. "Le tribunal du Prytanéion où l'on juge le fer ainsi que tous les objets inanimés... " 767 De l'Abstinence, II, 30, 3. "Tous ceux qui avaient en commun pris part à l'opération furent citée pour se justifier. Les porteuses d'eau mirent en cause comme plus coupables qu'elles ceux qui avaient aiguisé les instruments, ceux-ci désignèrent celui qui avait tendu la hache, celui-ci l'homme qui avait égorgé l'animal, et celui qui avait accompli cette action désigna le couteau: n'ayant pas le pouvoir de parler, il fut accusé de meurtre... " 768 Fables. 325 qui considère que la trompette est responsable de la ~uerre ! 69 Lois, 873e-874a."Toute chose qui tue un homme parce que l'homme tombe sur elle (tinos prospesontos) ou elle sur l'homme". Ce qui correspond exactement au cas d'Ajax. 770 Ethique à Nicomaque. V. 9. 11. 1136b 30-32. "Parfois les objets inanimés tuent ainsi que la main et l'esclave qui agit sous ordre. Tous commettent des actes injustes, ils n'agissent pas injustement". 771 Sur la personnification du couteau, sur le cérémonial et la cohorte de bouchers égorgeurs, voir Marcel Detienne, Apollon, le couteau à la main, Paris. 1998. p.p. 178-179. 772 "Un suicide théologiquement correct. Sur l'Ajax de Sophocle", in art.jam cit. p. 120. 765

766

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l'épée est le don de l'ennemi, qui, d'une certaine façon devient le meurtrier d'Ajax. Elle est en outre enfoncée dans le sol ennemi, comme pour souligner la provenance de l'acte. Le troisième élément est l'absence de la main d'Ajax dans la mise en scène du suicide. Ce n'est pas la main d'Ajax qui est responsable du meurtre ... "

Ainsi, Sophocle, de par ce procédé, déplace la culpabilité vers d'autres que son héros, vers des objets, vers les Grecs, les Troyens, les dieux. Comme le dit Pindare773 , ce n'est pas Ajax qui se tue, c'est le phtonos des autres qui" a mordu même le fils de Télamon; il l'a fait choir, transpercé par son glaive... ". Ajax, au moment ultime, emploie un autre terme qu'il convient d'interroger. "Ho men sphageus hestêlœn". Ce suicide est d'entrée connoté religieusement. Le "sacrificateur est là érigé" ... Que veut donc dire cette métaphore du sacrifice? Il faut revenir sur le procédé technique'74 du sacrifice en Grèce pour pouvoir la comprendre cette allusion. l\1arcel Détienne"', nous apprend que la bête sacrifiée devait donner son assentiment au sacrifice, certaine bêtes allant même jusqu'à déterrer le sphageus initialement enfoui devant l'autel en signe de consentement. "Consentement essentiel, sans doute, mais en réalité, une sorte de "faire semblant collectivement concerté,,776. Si l'on transpose cet aspect du sacrifice à la scène "sacrificielle" d'Ajax, c'est-à-dire la scène où le héros se définit comme la victime, précisément, d'un sacrificateur, debout à côté de lui, on est en droit de penser que le héros n'est pas plus consentant à la mort qui l'attend que la victime dans un sacrifice au sens pro-

m Néméennes. VIII.

35-40.

Confer de 1.1arcel Detienne et Jean Pierre Vernant le recueil d'articles parus sous le titre de La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris,

774

1979, avec les contributions de Jean Louis Durand, Stella Georgoui, François Hartog et Jesper Svenbro, passim et notamment les pages 1819; 22; 208; 230-231 775 Ibidem, "Pratiques culinaires et esprit de sacrifice" p. 18-19 ainsi ~ue

la note 3 p. 19.

Jesper Svenbro, in op. cit. p. 119, qui cite Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, 1972, p. 230.

76

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pre". René Girard777 ne dit rien d'autre lorsqu'il affmne que derrière la fête, entourant le sacrifice, se cache la violence du groupe faite à la victime expiatoire. En fait, Sophocle propose une "solution en forme d'un "suicide non réflexif", c'est-à-dire un acte qui, à l'œil, semble être un suicide, mais qui pour la pensée, n'en est pas un. La responsabilité de l'acte n'incombe pas vraiment à Ajax, elle réside ailleurs. Ajax est comme disculpé. Il est en quelque sorte dissocié de son acte ,,778.

Alors, qui a contraint Ajax à agir de la sorte? La liste est longue, en commençant par Athéna qui a voulu donner une leçon à cet homme fier et qui l'a fait agir à son corps défendant. "Ce sont les dieux qui l'ont aidé,,779. "C'est l'œuvre de la fille de Zeus,,780. "Il a par sa mort satisfait aux dieux,,781. Si bien des gens se refusent à accuser la divinité, il n'empêche que Teukros n'en pense pas moins'82. Cependant, Sophocle innocente en quelque sorte la déesse. Certes, c'est elle qui a favorisé le sort en faveur d'Ulysse lors de l'attribution des Armes ; certes, c'est elle qui a envoyé la folie sur l'homme et lui a fait commettre des actes irresponsables. l\1ais cette folie ne devait initialement constituer qu'une bonne leçon. Calchas en effet dévoile qu'Ajax ne sera sauvé que si ses proches le gardent enfermé le jour durant dans sa tente. Le suicide d'Ajax ne pourra donc pas être imputé à la déesse. C'est un acte théologiquement neutre; il faudra s'en souvenir lors du débat sur ses funèrailles.

La violence et le sacré, Paris, 1972, p. 188 et passim; Le bouc émissaire, Paris, 1982, passim. 778 Jesper Svenbro, dans l'article cité p. 125. 779 Sophocle, Ajax, v. 950. 780 Ibidem, v. 953. Voir aussi le vers 1034 : "C'est l'Erinys qui a forgé cette épée [. ..J les dieux s'ingénient à forger le destin des mortels... 781 Ibidem, v. 970. 782 Ibidem, v. 1038-1039. 777

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C'est donc le chœur qui n'a pas su garder le maître à l'abri durant la journée durant laquelle il ne fallait pas qu'il sortît, conformément à l'oracle de Calchas'83. Puis Teukros qui n'a pas su prévenir cet acte, et qui sera taxé par son père d'assassin de son frère784 . Ne parlons pas plus avant de l'affaire des Armes et de l'implication des Atrides et d'Ulysse dans le processus mortifère qui a accablé notre héros. Pas plus que celle de la déesse, la culpabilité d'Ajax n'est donc engagée"'. Il s'agit bien d'un acte non réflexif, d'un processus tragique auquel il convient d'adhérer. Un tel mort ne devrait pas poser plus de problème au point de vue religieux. Du côté constitutionnel, qui est étroitement lié au précédent, un "arrangement" pourrait être trouvé dans la lettre même des Lois de Platon78 '. Rappelons que le suicide était interdit, civilement sauf pour celui qui a vu "tomber sur lui la douleur excessive d'une infortune sans issue, ou à qui le sort a imposé une honte désespérée sous laquelle vivre devient impossible".

Ce qui nous semble être précisèment le cas d'Ajax. Aucun interdit ne devrait donc plus être opposé à des funérailles normales. Aristarque'87 en avait établi la coutume homérique, qui consistait à brûler les morts sur un bûcher, à recueillir les ossements et les cendres dans une ume que l'on enterrait soit à l'endroit ou le guerrier était mort, soit dans un lieu symbolique, sous un tertre ou un monument. Que s'est-il passé pour Ajax? Différentes leçons peuvent être retenues.

Ibidem, v. 748-783. Pindare, Néméennes, IV, 76. 785 Jesper Svenbro parle ici d'une" astuce théologique qui fait que la responsabilité d'Ajax est dissociée de celle de la déesse, de même ~u'elle ['est d'Ajax lui même". O. c. p. 126. 86 Platon, Lois. IX. 873e-d. 787 Voir Albert Severyns, Le cycle épique dans ['école d'Aristarque, p.p. 137-140 : "Croyances et coutumes".

783

784

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Ni Darès le Phrygien, ni Ovide ne relatent les funérailles d'Ajax En revanche, Quintus 788 offre à Ajax des cérémonies dignes de celles d'Achille, avec lavage du corps, mise en linceul, offrandes et sacrifices multiples de bœufs, chevaux, brebis, étoffes somptueuses, ambre transparent, ivoire, argent, amphores d'huile, et "tous les biens qui donnent renom, splendeur et opulence".

Tout cela est déposé avec le corps en armure sur un immense bûcher, et le feu consume tout. Une fois le bûcher éteint avec du vin, les os sont recueillis dans une châsse en or et ensevelis sous un tertre, près des falaises de Rhoetée. Dictys de Crête789 décrit lui aussi des cérémonies dignes d'un héros. C'est Néoptolème lui-même qui "apporte du bois et procède à la crémation d'Ajax. Il enferme les restes dans une ume qu'il fait ensevelir à Rhoefus où en peu de temps, il élève un tombeau pour célébrer la gloire de cet illustre chef".

790

L'Epitomé d'Apollodore que l'on doit citer ici comme un fragment de la Petite Iliade 79 !, nous donne une version différente : "Et Agamemnon défendit que son corps fût brûlé, et c'est ainsi que seul d'entre les guerriers morts à Troie, Ajax fut enterré dans un cercueil. Sa tombe est à Rhoétion. Il La même leçon est relatée par Eustathe dans son Iliade à scolies 792 : "(Porphyre dit que) l'auteur de la Petite Iliade (Fgt. 3 A) raconte qu'Ajax ne fut même pas brûlé selon le rite, mais Suite, V, 612-658. Ephéméride, V, 15. Note de Gérard Fry ad lac, n° 87, p. 336 : "En tant que fils d'Achille, Néoptolème est apparenté à Ajax (II, 48 ; Iv, 13) qu'il considérait comme un second père. Il est donc normal que ce soit lui qui lui rende les derniers hommages ". 790 Apollodore, Epitomé, V, 7. 791 Albert Severyns, Le Cycle Epique dans l'Ecole d'Aristarque, o. c.

788 789

~.

331-332.

Albert Severyns: "Eustathe et le Cycle épique Il , in Revue belge de Philologie et d'Histoire, VIII, 1928, p. p. 456-457. 92

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que à cause de la colère du roi, il fut placé sans autre cérémonie dans un cercueil,,793.

Agamemnon était furieux contre Ajax pour deux raisons 794 . D'une part, il avait voulu tuer les Atrides et Ulysse, d'autre part, il avait provoqué des dégâts importants dans le butin des Grecs. Ce mode d'ensevelissement représentait, à n'en pas douter une injure suprême faite au cadavre, un obstacle majeur à un voyage harmonieux vers les enfers et une entrave irrémédiable à · 795 une psychopompe efflCace .

Chez Sophocle, les funérailles d'Ajax déclenchent une polémique emportée, dont la deuxième partie du drame796 se fait l'écho. Doit-on comme l'entend Teukros lui rendre les derniers hommages dans les règles religieuses décrites plus haut? Doiton le laisser là, non enseveli797 , le rejeter "à la voirie", sans aucune sainte ablution à la manière de Polynice dans l'Antigone de Sophocle? Cette querelle entre Teukros et les Atrides donne lieu à un agôn-logôn violent, qui n'est pas loin de dégénérer en combat anné, et ne se résout, en dernière extrémité, qu'avec l'intervention d'Ulysse, qui se pose ici en médiateur tempérant. Celui-ci "arrive à se déprendre de la logique du rapport de force où tous, dieux et hommes, sont enfermés pour accéder à

Eustathe, B 557 : 285. 34. Voir Sophocle, Ajax, v. 1055 sqq. les griefs des Atrides envers Ajax. 795 Les exemples de telles pratiques sont légion dans la littérature ancienne. Outre le cas de Polynice dans l'Antigone de Sophocle, rappelons, pour le plaisir, les quelques beaux vers de Virgile, dans l'Enéide, VI, 321-383 concernant le malheureux Palinure, pilote d'Enée, condamné à errer sans pouvoir entrer aux Enfers car non encore enseveli .. 796 Sophocle, Ajax, v. 1047 ad finem. 797 Ibidem, 1088 sqq. Cf. A Severyns, Le Cycle épique ... , p. 223 : 793

794

« Les Thébains empêchèrent que les derniers honneurs fussent rendus aux morts argiens».

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798

". Ulysse initie ici une autre manière de penser et d'agir, consacrant ainsi à n'en pas douter l'abandon du monde épique et inaugurant d'autres valeurs dont Sophocle se fait le chantre.

une vertu, à la fois sagesse et justice

Le drame peut alors se résoudre par une ceremonie qui réintègre en quelque sorte le héros dans la communauté religieuse et civile des hommes. "Allons, vite, de vos mains, creusez une fosse profonde. Disposez, vous autres au milieu du feu un haut trépied pour les ablutions saintes. Qu'un autre groupe aille enfin dans sa baraque chercher la brillante annure que couvrait son bouclier. [. ..] Allons ! Que tous ceux ici qui prétendent être des siens se mettent tous en branle, que tous viennent servir le Brave sans défaut. Ils ne pourront jamais servir de plus vaillant homme ... ,,799

Réhabilité au point de vue civil et religieux, plus rien ne s'opposait désormais à ce qu'Ajax devînt un homme dont l'importance culturelle dans l'Athènes du Ve siècle n'était plus à montrer8()(). Le héros éponyme de la tribu des Aiantis 80l fut pleinement légitimé par Sophocle802 à tenir ce rôle érninent'°3 Ainsi Voir à ce sujet l'article de Maryvonne David-Jougneau : "Ulysse, médiateur ou comment sortir de la logique de vengeance". Revue Droit et Société. 29-1995. p.p. 11-24. 799 Sophocle. Ajax. v. 1403-1417. 800 W. B. Stanford, édition d'Ajax, déjà citée, introduction p. IX. 801 Hérodote. Histoires. 1932. T. V; p. 66. 802 Voir Albert Machin, Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle. p. p. 49 sqq. où il forge l'histoire de cette légitimité. qui n'allait pas de soi au début du drame et qui devient pleine et entière à l'épilogue. Question de cohérence ou de continuité? 803 Pisistrate utilisa la prétendue connexion entre Ajax et l'Attique pour revendiquer la souveraineté d'Athènes sur l'Île de Salamine qui appartenait à Mégare. On dit qu'il aurait inséré des vers qu'il avait lui798

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Ajax aura-t-il, par cette triste sortie, transformé un raté supplémentaire dans la recherche de sa gloire en un tremplin vers son apothéose.

même écrits dans les œuvres d'Homère (Iliade, II, 558-559) vers dûment "athétisés" par Aristarque, sévère gardien de la vulgate homérique. Voir Aristote, Rhétorique, 1, 15 ; Plutarque, Solon, 10 ; Robert Graves, Les Mythes Grecs, p. 1040 ; A Severyns, Le cycle épique ..

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VI. AJAX, LE NEGATIF D'ULYSSE

Pour mieux cerner encore la figure d'Ajax, tentons à présent de l'appréhender par le biais de son parfait négatif, Ulysse. Les descriptions croisées du fils de Télamon et de son "meilleur ennemi" permettront de circonscrire un peu plus avant le portrait que les pages précédentes viennent de brosser, de le moduler et de le compléter. Il s'agit en effet de deux hommes que tout oppose, mais qui sont complémentaires au sein du dispositif grec. Comme le dira fort justement Quintus 804 , ces deux hommes sont "les meilleurs des héros, l'un au combat, l'autre au conseil ... "

Si nous passons plusieurs domaines en revue où les deux braves s'opposent le plus, en décryptant la part d'ombre et de lumière que chacun de ces doubles projette sur l'autre, à la façon d'un miroir déformant, nous faisons le pari que la figure d'Ajax s'éclaircira, d'un jour nouveau, un peu à la manière du concept dialectique hégélien, qui s'affme, au cours de dépassements successifs par sa négation et la négation de sa négation ... Quelques situations privilégiées au cours desquelles interviennent les deux hommes permettront à coup sûr de réaliser cette double appréhension du héros. Leur relation à la divinité est l'une d'entre elles, leur manière de combattre en est une autre. Nous nous attarderons un peu sur ce que nous appellerons "la tradition des départs", montrant le gouffre qui sépare les réactions deux guerriers à ce point de vue. Le statut qu'occupent les deux héros dans la coalition alliée ainsi que le rôle qui leur est dévolu constitueront, à n'en pas douter, des indices suppléQuintus, Suite d'Homère, V, 151 : Pantôn herôôn propherousin ho men po[emô, ho de boulê.

804

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mentaires qui orienteront notre enquête sur des caractères et des facultés diamétralement opposées. Enfm, transcendant l'analyse des idiosyncrasies, nous déboucherons sur une perspective beaucoup plus large, et montrerons qu'au-delà de la précision des caractères individuels, cette confrontation aboutit à une appréhension des deux hommes comme archétypes de deux sociétés diffèrentes.

Les deux hommes et les dieux

Athéna soutient et a inlassablement soutenu Ulysse, dans l'Iliade, encore plus dans l'Odyssée et, chez Sophocle, il y a

une sorte de connivence établie entre ces deux êtres. La déesse de la pensée admire le hèros qui sait mentir80S , utiliser la pensée. Ulysse a toujours été son préféré 806 Il lui ressemble; c'est son double humain. ''A ces mots, Athéna, la déesse aux yeux pers eut un sourire aux lèvres. Le flattant de la main, et reprenant ses traits de femmes, elle lui dit ces paroles ailées: Quel fourbe, quel larron, quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruses de tous genres /... Pauvre éternel brodeur! N'avoir faim que de ruses! [. ..] Trêve de ces histoires! Nous sommes deux au jeu : si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et en discours, c'est l'esprit et les tours de Pallas Athéna que vantent les dieux ... [. ..] Ce à quoi Ulysse répond: Déesse, quel mortel, quel qu'il soit, pourrait te reconnaître aussitôt rencontrée : tu prends toutes les formes ... Il

Nous avons là un passage qui montre bien l'affection que porte la déesse à cet homme qui lui ressemble tant ! Bien qu'Ulysse ne l'eût pas toujours sentie à ses côtés, bien qu'il eût cru qu'elle l'avait abandonné 807 , elle était cependant là, invisible, Alex Garvie, "l'Hubris, particulièrement chez Ajax", in loc. cit. p. 244. 806 Odyssée XIII, 287 sqq. 807 Ibidem, 316-323.

805

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mais toujours attentive, "celle qu'à tes côtés tu retrouvas toujours, veillant à ta défense ... ,,808. s09 L'Ajax de Sophocle montre la connivence, voire même ce que l'on pourrait appeler de l'amour qui les unit. "Philê despoina", dira Ulysse en direction d'Athéna, "ma patronne adorée", termes qui seront employés à deux reprises dans l'Odyssée810 pour qualifier ... Pénélope. D'ailleurs, ne sont-ce pas des mots d'un amoureux que ceux qu'Ulysse profère dès le début du drame? A peine a-t-il entendu Athéna qu'il s'écrie: ''Ah! Voix d'Athéna, voix de ma déesse aimée, comme, à l'entendre j'en reconnais l'appel, si loin que tu sois de mes yeux! Et avidement mon cœur s'en saisit. On dirait que pour lui, c'est le clairon étrusque !. .. " Une telle connivence due à une fréquentation assidue alliée à une estime réciproque fondée sur une certaine similitude de

caractère confine parfois au sentiment amoureux entre Athéna et Ulysse. Celui ci, en effet porte une dévotion sans limite à la déesse, tandis que celle là, constamment, "veille, inquiète, sur le patient Ulysse ... ,~11

Quelle diffèrence avec Ajax, au mieux ignoré des dieux, au pire affolé et détruit par eux. Nous avons supra, étudié les rapports du hèros avec la divinité, dont pourtant il est proche de par sa généalogie: n'est-il pas l'arrière petit fils de Zeus? Celui-ci, chez Homère ne reconnaît pas la filiation d'Ajax. Les dieux ne s'inquiètent pas pour Ajax comme ils peuvent le faire pour Sarpédon, pour Ulysse, pour Enée, pour Memnon, ou pour Hector, par exemple. "Minimalisme religieux", dira Jesper Swenbro S12 pour qualifier les relations d'Ajax aux dieux; "hubris", "asebeia",

808

Ibidem, XIII, 301-303: 312 sq.

809

Sophocle, Ajax, v. 14-18: 38 ..

810 Odyssée, XIV, 9 : 127. 811 Quintus de Smyrne, Suite d'Homère, V, 361-362. Jesper Svenbro, "Un suicide théologiquement correct. Sur l'Ajax de Sophocle", Etudes Littéraires, Volume 32 n° 3- Volume 33 n° 1, Automne 2000, Hiver 2001.

812

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"phtonos", diront d'autres

813

,

se souvenant de l'arrogance et de

la superbe de l'homme, décrite par Calchas chez Sophocle'14. Cette tiédeur s'oppose, à n'en pas douter à la dévotion que porte Ulysse à sa divine patronne. C'est là un premier point de divergence. Il y en a bien d'autres.

Les deux hommes et les femmes

Ulysse, est décrit par ailleurs comme un glouton et un bon vivantS!' et souvent associé à Hercule pour sa goinfrerie et son amour des femmes; Ajax est un homme sobre, tempérant, tant pour les sentiments que pour son mode de vie. La comparaison de leurs relations au beau sexe est édifiante. Autant l'un est mené de bout en bout de sa vie par l'amour qu'il porte aux femmes, au point que l'Odyssée peut être lue entiérement sous cet angleS!6, entre la quête de Pénélope et les nombreux incidents de parcours avec d'autres conquêtes; autant l'autre n'est mu que par la gloire et le désir de briller dans la bataille. Les relations d'Ajax avec Tecmesse chez Sophocle ne sont pas empreintes d'une grande empathie, euphémisme pour ne pas dire qu'il est pudiquement gêné devant les femmes. Il n'est qu'à se souvenir des dures paroles qu'il adresse à sa compagne qui se désole et se consume pour lui: "Gunai, gunaixi kosmon hé sigé pherei ,,s17Il "Ô femme, ce qui convient aux femmes, c'est de garder le silence fil

Souvenons-nous, chez Homère, de l'ambassade auprès d'Achille'18. Au fils de Pelée, qui boude, éperdument amoureux Voir l'article d'Alex Garvie "l'Hybris, particulièrement chez Ajax" , in lac. cit. p. 244-253. S!4 Sophocle, Ajax, v. 757-777. 815 Athénée, Deipnosophistes, X, 1. 816 Raymond Ruyer, Homère au féminin, Paris, 1977. 817 Sophocle, Ajax, v. 293. 813

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de Briséis, il adresse ces mots : Et pour une fille! Alors qu'aujourd'hui, nous t'en offrons sept, parfaites entre toutes f"

Les relations amoureuses pour le moins tumultueuses · 821 , avec 1es d 'UIysse avec Ca1ypso 819 , C·lfce.820 ,avec N aUSlcaa 822 sirènes , ses rapports avec Athéna, sa quête patiente de Pénélope qui aboutit à la mnêstêrophonia 823 et qui peuvent être un axe privilégié de lecture et d'appréhension du héros, résonnent ici comme un contrepoint avec la figure sévère du fils de Télamon. Une autre différence.

Les deux hommes et la guerre

Leur façon de combattre oppose aussi diamétralement les deux hommes. Ajax est un hoplite824 ; Ulysse un archer82'. L'esprit épique a toujours valorisé ce soldat lourdement armé et en a fait le prototype du guerrier. Sophocle nous rappelle le mépris que les fantassins ont pour les archers 826 , opinion corroborée par

818

Iliade, 1, 624 sq.

819

Odyssée, 1, III, IV.

820

Odyssée, Odyssée, Odyssée, Odyssée,

821

X .. VI ..

XII, 183-19l. XXI, XXII .. 824 Quintus, Suite, III, 427-450. Voir Yvon Garlan, "l'homme et la guerre", in L'Homme Grec, Sous la direction de J.P. Vernant, Paris, 1993, p. p. 90 sqq., "le modèle hoplitique". 825 Dictys, Ephéméride III, 1 et notes 2 et 3 ad [oeum de Fry p.336 ; Ephéméride, III, 18; IV, 2 ; Odyssée, l'épreuve des haches avant le massacre des prétendants; l'usage de l'arc lors de la mnêstêrophonia... Dictys, Ephéméride, IV, 2 Ordre de bataille contre Penthésilée: Archers = Ménélas, Ulysse, Mérion, Teucer ; Fantassins-hoplites = les 2 Ajax, Diomède, Agamemnon, Tlépolème, lalménus, Ascalaphus; cavaliers ~ Achille. 826 Sophocle, Ajax, v. 1123 sq. 822 823

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Euripide 827 Ajax est considéré comme meilleur combattant qu'Ulysse dans une rencontre "régulière", c'est-à-dire respectant les canons de l'engagement épique. Ainsi, le fils de Laërte est-il exclu du tirage au sort par Agamemnon pour affronter Memnon828 en combat singulier, se lève-t-il le dernier pour postuler la place dans le duel contre Hector82 '. .. Cela ne veut pas dire qu'Ulysse est un couard. Il préfère un autre type d'attaque, plus proche de ceux du gymnês ou du psilos. Un exemple éclairant du mode de combat d'Ulysse se trouve dans l'Odyssée 830 . Ulysse a un différend avec Orsiloque, sur le partage du butin. "Un soir qu'il revenait des champs, je le frappai du bronze de ma lance : j'étais en embuscade avec un compagnon sur le bord du chemin. La nuit la plus obscure avait empli le ciel. Personne ne pouvait nous voir. En plein secret, je lui fis rendre l'âme... " L'épisode de la Dolonie831 peut aussi être cité comme mode privilégié d'action du héros. Ulysse et Diomède se faufilent de nuit dans le camp endormi de Rhésus le Trace, le tuent et lui volent ses chevaux, en chemin, ils surprennent Dolon qui lui aussi est un guerrier de l'obscurité'32 et lui ôtent la vie. Il est significatif que Diomède ne choisisse pas Ajax, le plus valeureux des Grecs pour son expédition nocturne derrière les lignes troyennes. Il lui préfère Ulysse833 . C'est un type d'expédition qu'Ajax réprouve, non épique, non aristocratique; elle met en avant la ruse, l'obscurité de la nuit; elle n'est pas digne d'un hoplite, c'est le mode d'action d'un brigand, ou d'un éphèbe, non encore initié à la "vraie guerre"834. Dolon est sauvagement tué après qu'on l'a fait parler, alors que désarmé, il a une position Euripide, Héraklès, v. 159-203 et Marc Durand, La compétition en Grèce antique, o. c. p. p. 101-104. 828 Dictys, Ephéméride, IV, 6. 829 Iliade, VII, 168. 830 Odyssée, XIII, 260 sqq. 831 Dictys, Ephéméride, II, 45 ~ Iliade, X, Dolonie. 832 Dolon est le "loup rusé" de ['[!iade, voir Louis Gemet, "Dolon le loup" , in Mélanges à F. Cumont, Bruxelles, 1936. 833 Quintus, Suite, V, 239-290 ; Iliade, X, 242 sq. 834 Pierre Vidal-Naquet, "La tradition de l'hoplite athénien" et "Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne" in Le chasseur noir, Paris, 1991 , p. p. 123-151. 827

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de suppliant83 '. On peut opposer la couple Ulysse-Diomède 836 composée d'un bras armé brutal et obtus, et d'une tête pensante, fine et intelligente, mais tous les deux unis par leur mépris des valeurs établies, au tandem des deux Ajax, qui combattent de jour, face à face. Les exploits d'Ajax dans l'Iliade ou dans les diverses suites se déroulent toujours de front, et en pleine lumière. Ce sont des successions de duels. Ovide837 le répète : Ajax agit en plein jour, aux yeux de tous, Ulysse de nuit, sans témoins. Seul Sophocle fait resurgir son négatif dans Ajax. Dans son coup de folie, celui-ci opère lui aussi de nuit, sans témoins, ce qui met son acte à la hauteur de ceux de son ennemi, actes qu'il méprise ... Plus loin, dans ce que l'on a appelé "le discours de tromperie83S ", la célèbre "trugrede" de l'érudition allemande, Sophocle fera d'Ajax un dissimulateur, un hypocrite, égalant ainsi Ulysse dans l'art du mensonge. Les Grecs ont su exploiter de façon pertinente les talents existant: Ulysse en est l'un, Ajax en est un autre et ils sont complémentaires en l'occurrence. Dictys nous en donne un exemple. Les alliés d'Asie, voisins de Troie, font défection à

lliade, X, 180-226. Cadavre outragé? En tout cas ce n'est pas un exemple de "belle mort", de cette "panta kalla" dont parle J. P. Vernant in "PANTA KALLA, d'Homère à Sirnonide", Annali della scuola superiore di Pisa. Ser. III. vol IX. 4. 1979. p.p.: 1365-1374. ou dans "La belle mort et le cadavre outragé", in Journal de psychologie, 2-3, 1980, p.p.; 209-231 ; "Pulchram que petunt per uolnera mortem" : On recherche à travers les blessures la belle mort. dira Virgile (Enéide. XI. 647) .. 836 Dictys. Ephéméride. III. 12. 837 Métamorphoses, XIII, 7-9. 838 Sophocle. Ajax, v. 646-692 et 815-865. Pierre Hado~ Le voile d'Isis. p. 31-32: Karl Reinhardt. Sophocle. p. 49. ainsi que la note 13 ad lac qui donne une bibliographie sur ce sujet. Voir aussi Albert Machin, in Cohérence et Continuité ... o. c. p.p. 191-198, "Ajax, mensonge ou revirement" qui étudie ce discours trompeur; Jean Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, dans "Ajax ou la mort du héros", in La Grèce ancienne. III. p. 112 et note 62 ad lac .• qui parle à propos de cette célèbre tirade d'une pléthore de textes explicatifs, d'une "véritable industrie" ! 835

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Priam, dénonçant les uns après les autres les traités d'amitié qui les liaient à Troie. Ils ne se fient plus à Alexandre et ont souffert des razzias incessantes d'Achille et d'Ajax qui les ont laissés exsangues. Ils offrent leurs services aux Grecs: /ILes Grecs, non seulement ont fait la meilleure analyse diplomatique en affectant les plus habiles d'entre eux (Palamède, I, 6 et Ulysse II, 23) mais encore, ils ont mené les actions militaires les plus efficaces en y affectant les plus vaillants d'entre eux (Achille, II, 17 et Ajax, II, 18,27,41 ...) Conformément à leur habitude, les Grecs ont réfléchi avant d'agir (II, 21, début) pas les barbares (I, 7; III) 839 ". Diplomatie et bras armé, tous les talents sont

utilisés. Aiax brille dans une partie, Ulysse dans l'autre qui lui est opposée.

La tradition des dépal1s

Un autre domaine pourrait être mis en exergue pour accentuer encore la différence entre les idiosyncrasies si opposées des deux héros. Il s'agit de ce que nous avons appelé "la tradition des départs". Lorsqu'il a fallu quitter Ithaque pour porter la guerre à Troie, Ulysse se fait passer pour malade et fou afin de ne pas partir840 Il n'a pas envie d'aller à Troie. Démasqué par

Dictys, Ephéméride, III, 2 ; Fry note 5 p. 336 ad loeum Ephéméride, III, 1. 840 Mutatis mutandis, 1- Même tradition chez Stace (Achilléide, livre II), Hygin (Fable 96), Apollodore, (Bibliothèque, II, 13, 8) : Thétis qui

839

connaît d'avance la fin tragique de son fils à Troie, cache Achille, déguisé en fille sur l'île de Skyros, chez Chiron. C'est Ulysse qui le démasque et l' oblige à s'embarquer endossant ainsi le rôle de Palarnède chez Stasinos ou Apollodore. 2- Réminiscences Odyssée, Nekuia, lambda, 326-327 et Scolie Q.v. ad loeum : histoire d'Eripyle, femme d'Amphiaraos, le devin qui ne voulait pas partir à la guerre de Thèbes, car il savait qu'il allait y mourir. Sa femme Eripyle le dénonce pour un collier en or à Polynice. Voir l'Aleméonide (Alcméon, fils d'Amphiaraos) et A. Severyns le cycle d'Aristarque, p.p. 226-227.

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Palamède 841, il sera alors obligé de partir. Il se vengera bassement plus tard de l'homme qui le confondit, mettant ainsi en lumière un autre trait de caractère peu glorieux. Palamède sera S42 ainsi lapidé à tort pour espionnage ou expédié ad patres par Agamemnon à qui il voulait prendre le commandernent'43. Ulysse fut sûrement la tête pensante de ce complot peu avouable, aux antipodes du caractère limpide d'Ajax. Celui-ci, part, en effet, en grande pompe de Salamine, bouillant d'aller chercher une gloire plus grande que celle de s44 son père . Rien de caché, chez le fils de Télamon, rien de hon-

Stasinos, Chants Cypriens 119-121, Apollodore, Epitomé, III, 6-7, Scolie D de la Chrestomathie de Proclos ; Sophocle, La folie d'Ulysse, pièce perdue. Voir Fable n° 95 d'Hygin; Sophocle, Philoctète (où Philoctète qui a une bonne raison de haïr Ulysse, lui rappelle qu'il a fallu recourir à la ruse pour le faire embarquer ... ) 842 Rôle d'Athéna? Vengeance ourdie par Ulysse? Celui-ci avait caché dans la tente de Palarnède des documents fictifs prouvant l'intelligence de ce dernier avec les Troyens: Quintus, Suite, V, 181-236. 843 Ulysse s'est ligué avec Agamemnon pour tuer Palarnède à qui aurait pu échoir le commandement suprême de l'année; Dictys, Ephéméride, II, 29. Homère ne connaît pas Palarnède ni l'animosité des Grecs à l'encontre d'Ulysse: Fry note 84 p. 327. Homère ne mentionne pas Palamède, puisque celui-ci est mort avant l' expédition (Fry, note 80, p. 385 ad locum : Darès, Histoire 18). Darès, passim: Palamède critique Agamemnon; Histoire 25, Palarnède prend le commandement à Agamemnon. Meurtre de Palamède par Ulysse et Diomède (et peut-être Agamemnon) : Dictys, Ephéméride, II, 15 et note de Fry ad loc n° 38 p. 322 : « Ulysse le hait d'abord parce qu'il a les mêmes qualités que lui mais à un degré plus élevé, (palarnède = Palamê, notion de ruse, d'adresse) mais aussi et surtout parce qu'il l'a percé à jour lorsqu'il feint la folie pour éviter de partir à l'expédition» (Cypria, 119-121; Apollodore, Epitomé, 3, 6-7. Fry note 39 p. 322 ad locum Dictys II, 15 : version inconnue de la mort de Palamède que la tradition fait lapider pour une trahison dont il n'est pas coupable et dont Ulysse l'accuse avec Athéna (Apollodore, Epitomé, 3, 33). 844 Quintus, 1, 504-505 : Télamon a participé à l'aventure des Argonautes, Il a aussi participé à la première llioupersis, expédition contre Troie et Laomédon, avec Héraclès, Castor et Pollux, Pélée (?). Voir Ovide, Métamorphoses, XIII, 7-9. 841

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teux, pas d'hésitations; une autre différence de poids avec le fils de Laërte.

Ulysse, héros de la parole; Ajax, héros du faire

Un domaine supplémentaire oppose les deux héros, celui de la parole. Ovide84', dans ses Métamorphoses, résume bien ce qui les sépare: "Il ya sans doute moins de danger à faire assaut de discours imposteurs que de combattre l'épée à la main. Mais il m'est aussi difficile de bien parler qu'il l'est à Ulysse de bien agir; et je l'emporte dans l'intrépidité dans les combats, autant qu'il excelle dans l'art de la parole ... " Ainsi, Ulysse serait l'homme de la pensée et du langage, tandis que son rival se réaliserait dans l'action. Le fils de Laërte ne se fait pas faute de le rappeler au bouillant Achille846 : dans deux discours d'Ulysse, pleins de sagesse, il tempère l'ardeur du fils de Pelée qui brûle de venger Patrocle, alors que les hommes ont le ventre vide. Ulysse se targue d'être plus raisonnable que lui : "Achille, fils de Pelée, le tout premier des Achéens, tu es certes plus fort que moi, et tu me dépasses de beaucoup à la javeline, mais je vaux beaucoup plus que toi en revanche pour la raison car je suis ton aîné et j'en sais plus que toi."

Nous sommes en présence de deux types de valeurs guerrières : la pique et la raison. Ajax, Diomède, Hector, Achille, font partie de la première catégorie, Ulysse, Nestor, Phénix, Néoptolème de la seconde. Evidemment, les bavards et autres utilisateurs du logos sont un peu dévalorisés dans l'Iliade. Par exemple, lors d'une harangue d'Hector aux Troyens 847 , nous pouvons lire: "Bouillants Troyens, ne craignez-pas le Péléide.

Ovide, Métamorphoses, XIII, 9-12: discours d'Ajax pour les Armes d'Achille. 846 Iliade, XIX, 154-183, puis 216-237. 847 Iliade, XX, 366 sqq. (surtout 367-68) 845

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Moi aussi, avec des mots, je combattrais même des immortels; avec la lance, ce serait plus difficile".

La puissance des mots et la puissance de la lance entrent en concurrence et c'est la première qui sort vainqueur dans l'esprit épique. Hector, hèros de l'Epos, ne fait pas confiance dans les mots. C'est à la lance que se règlent les différends; Ajax fait partie de cette catégorie, comme d'ailleurs Ménélas qui dit chez Sophocle848 : "Je m'en vais, j'aurais trop de honte si l'on venait à apprendre que j'emploie des mots pour punir alors que j'ai la force dans la main. "

Nous voyons bien la différence avec l'attitude d'Ulysse 849 et celle d'Enée qui, eux, privilégient le compromis par la parole. Autant le fils de Laërte est à l'aise dans les discours, jouant avec les mots et l'attention de l'auditoire85o en acteur consommé, autant Ajax se trouve empêtré, gauche et volontiers coupant lorsqu'il s'agit de s'exprimer autrement qu'avec sa pique. La diffèrence de voix est aussi à remarquer chez eux. Autant le terrible cri d'Ajax est efficace sur le terrain d'Arès où il provoque le thambos, autant l'élocution d'Ulysse est génératrice d'attention et d'écoute. Lisons un passage d'Homère décrivant une ambassade d'Ulysse à Troie 851 : "Mais à peine avait-il laissé sa grande voix sortir de sa poitrine, avec des mots tombant pareils aux flocons de neige en hiver, aucun mortel alors ne pouvait lutter contre Ulysse ... " "Peut-on concevoir une image plus forte, plus juste, plus belle ? La neige tombe, inlassable, irrésistible, silencieuse, et

848 849

Sophocle. Ajax. v. 1159-1160. Ulysse. en XIX. 216 sq. ; Enée en XX. 247 sq.

Métamorphoses, XIII, Ulysse, un homme disert, éloquent mais aussi un acteur accompli qui sait captiver son public v. 125 sq. avant de commencer à parler, il prépare le public (la captatio benevolentiae des orateurs) : il baisse d'abord les yeux, puis les porte vers les chefs de la Grèce ... procédé d'homme de théâtre ou d'orateur qui capte l'attention; v. 132 : à l'évocation d'Achille, il porte la main à ses yeux comme pour essuyer une lanne ; v.264 : parlant des blessures qu'il a reçues au combat, il n'hésite pas à découvrir sa poitrine, dans un geste

850

théâtral. 851

Iliade. III. 221-223.

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calme. De même, les mots d'Ulysse chargés de sens, sont, en même temps, lourds de silence ... ,,852

Encore une différence de poids entre les deux hommes.

Ajax, monotropos ; Ulysse, polutropos

Deux épithètes peuvent être électivement attribuées aux deux hommes. Pour l'un, l'adjectif polus convient à merveille. Ulysse sera tour à tour polumêchanos, polumêtis, polupaipalos, poluplokos, polutropos, poikilos853 ... , tous ces termes connotant une notion de succession de variétés de formes de couleurs et de caractères qui peuvent déguiser cet homme "chatoyant"'54. Ajax, lui, ne pourra être défini que par une seule épithète: monos. C'est l'être d'une seule fonne, d'une seule valeur, un être "monotropos"855.

Comment ces deux déterminations se traduisent-elles dans les faits? Ajax est entiérement prévisible. Ses actions découlent immédiatement de son idiosyncrasie. Champion épique, force frontale, chef militaire efficient, mais piètre tribun, une telle définition épuiserait entiérement l'être de ce héros Ce serait une tout autre gageure que de vouloir circonscrire entièrement un homme tel qu'Ulysse, sinon en le qualifiant d'insaisissable. Sa morale, son aspect, ses promesses, sont élastiques et fluctuent au gré du kairos, qui semble bien constituer le milieu mouvant dans lequel se complait notre homme. Si bien que, si dans l'adversité, on peut dire que ce qui décrit Ajax c'est bien l'aporia, (A-poria : le chemin barré), c'est le kairos qui Marcel Conche, Essais sur Homère, p. 28. Marcel Detienne et Jean Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence. La Mètis des Grecs, Paris, 1974, p.p.32-57 : ilLe renard et le poulpe". 854 Pour reprendre le titre de Pietro Citati, consacré à Ulysse: La pensée chatoyante, o. c. 855 Sophie Klirnis, Archéologie du sujet tragique, o. c. p. 226 ; Jean Starobinski, "L'Epée d'Ajax", in Trois fureurs, o. c. p. 22-23. 852 853

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définit Ulysse. Alors qu'Ulysse est capable d'un détour parfois peu glorieux, polumêtis, polumechan obligent- lorsqu'il se trouve dans une impasse, Ajax, lui, ne sait ni reculer, ni transiger, encore moins parlementer. Il est comme un âne qu'on ne peut faire reculer, même en l'assaillant de jets de cailloux et de coups de bâtons. L'aporie est résolue par Ajax selon un système binaire : le passage en force ou la disparition; pas de tertium quid. La fable de Jean De La Fontaine, "le chêne et le roseau" conviendrait parfaitement comme allégorie pour décrire l'attitude de ces deux hommes. Si l'on peut lire sans se tromper dans l'esprit d'Ajax, tel n'est pas le cas pour Ulysse. Tentons néarnnoins de décrire quelques unes des facettes de ce héros, en étant bien conscients que nous n'aurons jamais circonscrit entièrement "l'homme aux mille tours 856". Tout d'abord, une détermination positive: Ulysse, c'est celui qui convainc. Les Grecs, nous l'avons dit plus haut se sont servi de cette faculté et ont fait de l'homme d'Ithaque l'un des ambassadeurs les plus prisés et les plus employés. Darès nous raconte au moins trois ambassades d'Ulysse auprès des Troyens. La première ambassade à Troie (avec Palamède et Ménélas) a lieu avant la guerre, pour se plaindre du rapt d'Hélène 8" . Pendant la guerre, une seconde ambassade est envoyée à Troie pour solliciter une trève de 3 ans! Ulysse et Diomède sont les émissaires des Grecs 858 . Une troisième ambassade à destination de Priam pour une trêve de 30 jours est confiée à Ulysse85 '. Une autre tentative est effectuée, par les soins du même homme à Troie pour monnayer (contre Hélène) la vie de Polydore (le fils de Priam) qu'Ajax

Traduction consacrée depuis Victor Bérard pour "Polutropos". Confer la célèbre invocation aux muses, au premier vers de l'Odyssée.

856

Francis Vian traduit ce terme par "qui s'entend à manier les pensées retorses" : Quintus, Suite, V, 239-290. 857 Dictys, Ephéméride, l, 4.sq. ; Darès, Histoire, 17. 858 Darès, Histoire, 22. 859 Darès, Histoire, 23.

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avait conquis auprès de Polymestor 860 : Ulysse développe un premier discours brillant à côté de celui confus et débridé de Ménélas, puis un second86 '. La complémentarité avec Ajax éclate ici: l'un acquiert un avantage par des faits d'armes, l'autre exploite ces avancées par des faits de paroles. C'est Ulysse, accompagné de son âme damnée Diomède qui est dépêché pour "cueillir" Hélénos, fils de Priam qui a déserté Troie et le faire parler: encore une affaire à la limite des lois de la gnerre862 ! Lorsqu'Anthénor le Troyen demande la paix863 , Agamemnon, Idoménée, Ulysse et Diomède sont choisis pour négocier à Troie. "Ulysse et Diomède sont désignés, qui, sans rien dire aux autres, préparent un complot " (Rapt du Palladion, cheval de Troie). Ajax ne fait pas partie de la délégation864

Non contents d'utiliser cet homme pour des affaires de gnerre, les Grecs emploient Ulysse pour régler des affaires intestines. Agamemnon envoie une ambassade composée d'Ulysse-Diomède et Nestor auprès d'Achille qui boude à cause de Polyxéne865 , ou encore auprès du même qui est en retrait à cause de Briséis 866 .

Dictys, Ephéméride, II, 18. Dictys, Ephéméride, II, 21-22-23 : Iliade, III, 221-223 et Marcel Conche, Essais sur Homère, o. c. p. 28. 862 Dictys, Ephéméride, IV, 18. 863 Dictys, Ephéméride, IV, 22, V, 4. 864 Dictys, Ephéméride, V, 4sq. 865 Darès, Histoire, 27-28-30. 866 Iliade, l, 169 sq. Dictys, Ephéméride, II, 50: Ambassade chez Achille. Deux discours: celui d'Ajax, d'un soldat rude, rempli de remontrances et de reproches vis-à-vis de son cousin, considérations morales, militaires, familiales, d'honneur. Discours d'Ulysse, plus diplomatique, qui parle de l'intervention des dieux, des dons formidables qu'Agamemnon promet.. Dictys s'appuie pour ce passage sur Iliade, IX, 225-306. Note 166 de Fry, p. 335 qui indique: partie moralisatrice ~ Ajax: partie constructive et diplomatique ~ Ulysse. (Dictys 1,4-20: II, 20 : Iv, 22 : V, 4 sqq: V, 14.) 860

861

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C'est Ulysse qui va chercher Iphigénie pour le sacrifice d'Aulis'67. La ruse honteuse d'Ulysse devant Clytemnestre pour qu'elle laisse partir Iphigénie à Aulis nous montre une facette peu morale de l'individu'68. Chez Homère c'est Ulysse qui ramène seul Chryséis 869 , (alias Astynomé chez Dictys 870) à son père Chrysès, prêtre d'Apollon. C'est Ulysse qui est chargé d'intercéder auprès d'Agamemnon ou d'Achille pour les ramener à de meilleurs sentiments

871

.

Conciliateur, beau parleur, employant des tours qui convainquent l'auditoire, jouant avec la langue 872 c'est aussi quelqu'un qui s'arrange volontiers avec la morale. Voleur, menteur, faisant peu de cas de la vie des autres, ce personnage n'a pas de scrupules. Nous avons déjà parlé de la machination fomentée par notre héros et qui aboutit au meurtre de Palamède. Le stratagème honteux qui trompa Clytemnestre et Iphigénie et qui découla sur l'immolation de cette dernière, est de la même farine. Ulysse se montre comme un manipulateur peu scrupuleux. Notre homme ne brille pas non plus par excès d'amitié lors de l'abandon de Philoctète, amoindri, dans l'île de Lernnos, ou celui de Nestor, ralenti par une monture blessée, dans l'adversité, talonné par les Troyens'73. Il se montre inflexible, attachant peu de valeur à la vie d'autrui lors du meurtre de Rhésos, de Dolon'74. C'est l'instigateur de l'exécution d'Astyanax, c'est l'assassin nocturne présumé

Apollodore. Epitomé. 3. 22. Dictys. Ephéméride. J. 20. 869 Iliade. J. 303-311 ; 428sqq ; II. 47. 870 Dictys, Ephéméride, II, 33 ... avec Diomède, fidèle compagnon des coups tordus ( 1) 871 Dictys. Ephéméride, II. 6 ; II. 9. 872 L'exemple le plus lumineux est celui de l'Odyssée, lorsqu'Ulysse se nomme à Polyphème. 873 Iliade. VIII. 80 sq. 874 Ovide. Métamorphoses. XIII ; !liade. X. 867 868

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d'Ajax dans la version tardive de Dictys"'. Si l'on suit la leçon du Crétois c'est sur les conseils d'Ulysse que Polyxène, est envoyée aux enfers 87 '. Ce sont quelques exemples de mise à mort d'êtres sans aucune défense. Des procédés d'homme dur, à n'en pas douter, qui n'ont rien à voir avec les règles de la guerre scrupuleusement employées par Ajax. Telle poulpe d'Oppien877 , il est poluplokos, il sait se travestir pour passer inaperçu. Ulysse se déguise pour mieux espionner les Troyens 878 , prend l'apparence d'un mendiant pour pénétrer à la barbe des prétendants dans son palais 87' , il sait se faire passer pour un autre chez Polyphème et changer astucieusement de nom880 . Espions patentés Ulysse et Diomède profitent de ce qu'ils sont à l'intérieur de Troie, pour espionner la ville881 . "Pendant ce temps, Ulysse et Diomède, dissimulant ce qu'ils viennent faire, se promènent par le forum, examinant et louant la beauté des édifices de la cité."

C'est une attitude typique d'espion qui feint de s'intéresser à la beauté des monuments mais qui, en fait, prend des renseiguements sur la configuration des lieux. Plus tard882 , Ulysse et Diomède qui ont déjà volé le Palladion et qui fomentent le sac de la ville à l'aide du cheval de Troie, "ouvrent la cérémonie des serments et jurent de rester fidèles aux arrangements dont ils ont convenu ... " ... Le sac de Troie suit ... Le parjure est consommé. Dictys. Ephéméride. V. 15. Dictys, Ephéméride, V, 13. Telle n'est pas la version d'Ovide, Métamorphoses. XIII. 439. ni celle d'Apollodore. Bibliothèque. III. 12.5. ni celle de Virgile. Enéide. III. 320 qui la font mourir soit suicidée sur le tombeau d'Achille, soit immolée par Néoptolème pour les mânes de son père. 877 Halieutique, cité par M. Détienne et J. P. Vernant, in La Mètis des Grecs. p. 33. 878 Odyssée. IV. 244-249; Q.S .. V. 279 ~ Odyssée. IV. 244; QS. V. 281 ~ Odyssée. IV. 258. 879 Odyssée. XVI. XVII. XVIII. XIX.. 880 Odyssée, IX. 881 Dictys, Ephéméride, V, 7. 882 Dictys. Ephéméride. V. 10. 875

876

- 214 -

. . beau parFaux, vo1eur883 ,menteur, assassm a·1' occaslOn,

leur, enjôleur, travaillant dans l'ombre, spécialiste des machinations et des "coups tordus" de toutes factures, notre homme se trouve être aussi capable d'empathie. Il sait en effet, de par sa connaissance approfondie de la psychologie des autres, qui lui permet de les berner si facilement, se mettre aisément à leur place. L'attitude d'Ulysse, chez Sophocle est typique: il éprouve compassion, sympathie, empathies84 envers Ajax, alors qu'il se qualifie lui-même de pire ennemi du fils de Télamon88 '. Et il est le seul à vouloir sortir de la logique de la vengeance, en se posant comme un médiateur88 '. Ni Athéna, ni Ajax, ni Agamemnon, ni Ménélas, ni Teukros ne seront capables d'une telle maturité et d'un tel détachement par rapport aux événements. C'est que ces derniers sont des figures de l'epos: aristocratie, morale rigide, esprit de vengeance qui transcende et parcourt les générations, prééminence du langage des armes, de la force pure, individuelle et souvent obtuse, sont les valeurs qui guident les héros de l'Iliade. Avec Sophocle, une telle axiologie trouve ses limites et commencent à poindre d'autres comportements et attitudes qui valoriseront plutôt le compromis, la concertation, le discours, la loi fondée sur l'opinion du nombre. Les deux figures que nous venons d'étudier, celle d'Ajax et de son négatif Ulysse, représentent à n'en pas douter les prototypes de ces deux valeurs. Certes, Ulysse est encore quelque peu englué dans son époque, mais il fait déjà figure de novateur, de déviant par rapport à l'idéologie véhiculée par l'épopée. AttiIl vole le Palladion : Ovide. Métamorphoses. XIII. 336-353 : Dictys. Ephéméride. V. 5-8. 884 Ulysse: l'empathie, reconnaît l'autre et joue avec lui. Lors du concours d·éloquence aux jeux funèbres d·Achille. livre IV. 125 sqq. de La suite de Quintus. bien que plus fort. Ulysse laisse volontairement gagner Nestor lors du concours d'éloquence: il s'est facilement mis à la place du vieil homme .. 885 Cf. Sophie Klimis Archéologie du sujet tragique. o. c. p. p. 240242 886 Maryvonne David-Jougneau, "Ulysse médiateur ou comment sortir de la logique de la vengeance", Revue Droit et société, 29-1995, p. p. 11-24. 883

- 215 -

tude encore inchoative, mais déjà prodrome d'une mentalité nouvelle qui éclora au siècle de Périclès.

A ces deux figures correspondent deux types de sociétés:

Ajax représente par excellence le héros épique: force, individualité et aristocratie le définissent. Il est encensé par Homére et sinon honni, du moins amoindri et dévalorisé par Sophocle et encore plus par Ovide, comme si, plus on s'éloignait de la période épique, les valeurs de celle-ci étaient de moins en moins comprises et encensées. Le poète est bien alors considéré comme un traducteur des valeurs du temps887 Entre ces deux appréhensions, trois ou quatre siècles ont passé et la société épique et féodale s'est transmuée en démocratie. Ulysse est la fignre qui assure la transition entre ces deux acceptions des relations de l'homme avec 1'homme s88 . La conception du bonheur ne réside plus dans la timé'J89, le courage, la réputation fondée sur la bravoure, la bonne considération, kléos, kudos ..., dans le fait d'être prisonnier de l'opinion que l'on se fait de soi. Sophocle critique les valeurs de l'Epos : bravoure, individualité, impétuosité et met en exergne les valeurs démocratiques du Ve siècle: reconnaissance entre citoyens, tempérance, vote à la majorité890 Ajax ne reconnaît aucunement l'autre comme un égal, son égoïsme, nie l'autre comme un alter ego, surtout si c'est quelqu'un jugé comme inférieur· : il n'admet pas Voir Christian Meier De la tragédie comme art politique, Trad. M. Carlier, Paris, 1991. 888 Maryvonne David-Jougneau, "Ulysse médiateur ou comment sortir de la logique de la vengeance" , Revue Droit et société, 29-1995, p. 1124; Jean Pierre Vernant, "Ajax ou la mort du héros", o. c. p. 94 sqq. 889 Aristote, Ethique à Nicomaque. 890 Sophie Klirnis Archéologie du sujet tragique, o. c. p. 230 ; Marc Durand, La compétition en Grèce antique, o. c. p. 165-183 ; Marc Durand, "Agôn", Revue connaissance Hellénique, n° 68, Juillet 1996, p. p. 66-73. 887

- 216 -

le verdict du jugement des Annes parce que ce dernier est rendu par des juges qui ne le valent pas. Lors de la mort d'Achille89!, Ajax pleure certes l'ami, le parent, mais surtout ''parce que sa vaillance l'avait placé au dessus des autres".

C'est bien la vaillance, l'aristie, valeur épique par excellence, qu'il place au dessus de toutes les autres. Il en veut d'ailleurs aux Grecs, à l'occasion de la mort d'Achille, de ne se désoler que parce que l'armée va être logistiquement affaiblie et non pas de pleurer l'homme vaillant'n Dans les Métamorphoses, après le discours d'Ulysse, Ovide fait cette réflexion laconique, mais significative: "Quid facundia potest, re patuit ; F ortisque viri fulit arma disertui 93 On vit alors le pouvoir de l'art de la parole, Et les armes d'un héros échurent à l'homme disert."

Autre façon de dire que les valeurs héroïques de l'épopée -celles d'Achille et d'Ajax, fondées sur la force et la valeur physiques- sont en train de basculer, de "transvaluer" vers les valeurs démocratiques de l'orateur, de l'homme disert -Ulysse. Le fortis cède le pas au disertus. Il s'agit d'une révolution démocratique : l'Agôn change non pas de nature profonde -il s'agit toujours de l'emporter sur l'autre-, mais de mode d'inscription dans le réels94 . Pour Ajax, la société épique, féodale, aristocratique est fondée sur une mise en exergne de la force physique frontale, celle de l'agôn physique. Agamemnon895 chez Sophocle, résume d'ailleurs cette évolution en fustigeant l'attitude anti démocratique des deux fils de Télamon: "Non contents de vous refuser à admettre une fois battus, un arrêt prononcé par la majorité des juges [. ..] Avec de

891

Dictys, Ephéméride, IV, 13.

Ibidem, IV, 15: "Ajax en voulait aux Grecs chez qui il ne voyait rien de la juste douleur qu'aurait dû susciter la perte d'un tel héros".

892

893

Vers. 383-384.

Marc Durand L'Agôn dans les tragédies d'Eschyle A la fin de l'Orestie, le procès judiciaire et oratoire résout les conflits qui jusque là se résolvaient à coups d'épées. 895 Sophocle, Ajax, v. 1242 sqq.

894

- 217 -

telles façons, pas une loi ne demeurerait stable! Nous faudra-ti! donc repousser tous ceux que l'équité désigne comme vainqueurs, et amener au premier plan celui qui se trouve au dernier ?[ .. .] Ce ne sont pas les gros gaillards larges d'épaules qui sont les plus solides: les hommes de sens l'emportent de partout. Le bœuf a de larges flancs, il suffit pourtant d'un aiguillon pour le faire marcher... Il

Sophocle met en avant ce basculement: Ulysse et Néoptolème 896 sont les deux indicateurs de cette révolution. Ceci dit, il ne faudrait pas adopter une analyse trop strictement sociologique et historique. L'évolution des valeurs est certes à mettre en avant, il n'en demeure pas moins que l'idiosyncrasie des deux hommes demeure prégnante. L'un est M onotropos, psychorigide, monolithique, inébranlable, physiquement comme moralement, n'éprouve aucun doute, seul, étranger au mieux, indifférent aux dieux ... même la faille ne l'ébranle pas; l'autre Polumêtis, utilisant ruses et expédients, comédien, manipulateur, voleur, menteur, bref, humain, rien qu'humain, trop humain, aimé d'un dieu (Athéna), détesté par un autre (Poséidon), ayant sens de l'amitié, de la famille ... La lecture de ce travail aura contribué à mettre en avant ces deux caractéres si opposés et pourtant si proches dans leur vérité et leur humanité.

Sophocle, Philoctète, v. 55 : "e'est par ton langage (Logoisin) que tu dois capter ['âme de Philoctète "... sous entendu: et non par quelque brutalité physique ...

896

- 218 -

VII. LES SOURCES ANTIQUES

*ARCTINOS DE l\1ILET, Ethiopide. *ARISTOTE, -Ethique à Nicomaque. -Problème,

xxx,

1, «l'homme de génie et la

mélancolie ».

-La poétique. -La Métaphysique. -La Rhétorique.

*APOLLODORE, Epitomé, Bibliothèque. *APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques. *ATHENEE DE NAUCRATIS, Deipnosophistes. *BACCHYLIDE, Epinicies. *BAEBIUS ITALICUS, Iliade Latine. *DARES LE PHRYGIEN, Histoire de la destruction de Troie. *DICTYS DE CRETE, Ephéméride de la Guerre de Troie. *ESCHYLE, -Trilogie: Orestie : Agamemnon, Choéphores, Euménides ...

-Trilogie: Hoplôn Krisis, Thrêissai, Salaminiai. Cette trilogie est perdue

- 219 -

*EURIPIDE, Troyennes, Rhésus, Suppliantes ... *HERODOTE, Histoires. *HOMERE, Iliade, Odyssée. *HORACE, Satires. *HYGIN, Fables. *LESCHES DE PYRRHA, Petite Iliade. *LUCIEN, Dialogue avec les Morts. *OVIDE, Métamorphoses. *PAUSANIAS, Périégèse de la Grèce. *PINDARE, Olympiques, Néméennes, Isthmiques, Pythiques, Fragments. *PLATON, République, Phédon, Apologie, Lois... *PROCLOS Chrestomathie. *QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica, La Suite d'Homère. *STACE, L'Achilléide. *STASINOS, Chants Cypriens (Kypria). *SOPHOCLE, -Antigone, - Trilogie: Ajax, Teukros, Eurysakes (les deux dernières sont perdues), -Philoctète. *TRIPHIDORE, La prise de Troie.

- 220-

*TZETZES, Jean, Posthomerica, Lycophron. *VIRGILE, Enéide. *Les différents scholiastes à l'Iliade, l'Odyssée, l'Enéide... (Aristarque, Apollonius le Sophiste, Aristonicus, Didyme, Apollonius Discole, Porphyre, Orion, ... Eustathe.)

- 221 -

VIII. BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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- 229-

IX. ANNEXE

LE CYCLE TROYEN

PRE HOMERICA VIe AV.

Cypria

Stasinos

Origines de la Guerre de Troie

(Noces de Pelée. jugement de Pâris) Les 9 premières années de

J-c.

~uerre.

HOMERICA VIle AV.

Iliade

J-c.

Homère Depuis la querelle entre Agamemenon et Achille jusqu'à la mort et aux funérailles d'Hector

POST HOMERICA VIle AV

Ethiopide

Aretinos de Milet

Cycle de Memnon, mort de Memenon, mort d'Achille.

J-c. VIle AV

J-c.

Petite Iliade

Lesehès Pyrrha ou Mytilène

de Judicium armorum (hode plôn krisis), mort d'Ajax, le cheval de Troie.

- 231 -

VIle AV J-c.

Arctinos de Milet

Ilioupersis

Prise, sac de Troie, jus-

qu'à la mort de Polyxène.

VII-VIe AV. J-c. VIle AV J-C. VIe AV. J-c.

Les différents retours.

Odyssée

Homère

des retours : celui d'Ulysse, jusqu'au massacre des prétendants.

L'un

"Second Homère"

Téléogonie

Eugammon de Cyrène

Après l'Odyssée, d'autres aventures d'Ulysse, du massacre des prétendants

jusqu'à la mort d'Ulysse. Les XXIV chants de l'Ilia-

Baebius Italicus Ile AP.

de, revisités en latin.

Lucien Dialogues fictifs et plaisants entre des dieux, des héros et des hommes qui viennent de

Dialogue des Morts

J-c.

mourir.

Ile

?? Protésilas (Alias)

AP.

J-c.

IleIlle

Héroïcos

Protésilas, premier soldat grec à descendre sur la terre de Troie, premier mort grec, raconte sa guerre de Troie.

Philostrate (pseudo)

Récit

de

21

dialogues

entre héros de la guerre

de Troie.

AP.

J-c. IVe

Suite

AP.

d'Homère

J-c.

Quintus de Après la mort d'Hector jusSmyrne qu'aux retours des Achéens, après le sac de Troie.

- 232-

IVe

Ephéméride de la

AP.

guerre de Troie

Dietys de Crète

J-c.

Du rapt d'Hélène jusqu'à la mort d'Ulysse, après sa seconde odyssée.

Hellanikos

VIe

Daretis

AP.

Phrygii

J-c.

excidio Troiae historia.

de

des personnages

Darès le Archéologie du conflit, Phrygien guerre jusqu'à la trahison d'Enée et d'Anthénor. Prise de Troie. L'iliade vue par

un Troyen.

Collouthos

VIeVIle

Fausse histoi-

AP.

re de Troie

re de la guer-

Hégésianax, alias Képhalon de Gergès.

J-c. VIle

Pseudo témoignage de la guerre de Troie.

Triphidore Archéologie du conflit, guer-

Ilioupersis

AP.

re jusqu'à la trahison d'Enée

J-c.

et d'Anthénor. Prise de Troie.

XIIe

Roman

AP.

de Troie

J-c.

XIIe AP.

J-c.

Benoît de Se fonde sur Dictys et Darès Sainte pour écrire une histoire encore l\1aure plus véritable de la guerre de Troie que celle d'Homère.

l-Commentaires sur Homère

Jean Tzétzès

2-Iliaca 3-Lycophron

- 233 -

l-Scolies à H amère 2-3 Récits en hexamètres dactyliques de divers moments de la guerre de Troie.

RESUMES IeIle

Epitomé Bibliothèque

AP.

J-c. Ve

Apollodore ou Résumés de la mythopseudo logie grecque, inApollodore cluant des récits sur la ~uerre de Troie.

mIeux,

Chrestomathie

AP.

J-c.

Proclos pUiS Photius.

Récolement des écrits de Proclos (Ve) par Photius (VIlle) Codex 239 de Photius.

POETES VeIVe AV.

J-c. Ve AV.

J-c.

Néméennes,

Olympiques, Pythiques, Isthmiques. -Hoplôn

Ajax

J-c.

Teukros Eurysakès

J-c.

Eschyle

-Le jugement des Armes (Tragédie perdue) -La mort d'Ajax (Tragédie perdue) -Funérailles et suites (Tragédie perdue).

Sophocle

-Folie d'Ajax, suicide, agôn autour des funérailles. -Retour de Teukros à Salamine (perdue) -Destinée du fils d'Ajax (perdue)

Krisis -Thrêissai -Salaminiai .

Ve AV.

IVe AV.

Pindare A l'occasion d'odes aux vainque urs des jeux, des détails mythologiques précieux.

Epinicies

Bacchylide A l'occasion d'odes aux vainqueurs des jeux, des détails mythologiques précieux.

- 234-

1er AV.

Enéide

Virgile A l'occasion des exploits d'Enée, un récit détaillé de la chute et du sac de

J-c. 1er AP.

Troie.

métamorphoses

Les

Ovide Livre XIII: le débat entre Ulysse et Ajax au sujet des armes d'Achille; la mort d'Ajax.

J-c. 1er

Fables

Hygin

AP.

J-c.

Petites histoires édifiantes dont cerfaines ont pour sujet les héros de l'Iliade.

VARIATA

1er AV.

Achilléide

Stace

J-c.

Ile

Deipnosophistes

AP.

Thétis éloigne Achille, déguisé en fille chez Chiron à Skyros pour lui éviter la guerre. Ulysse le démasque. Athénée de Naucratis

J-c.

Ile

Périégèse

Pausanias

Fourre-tout autour d'un banquet, XV livres qui dissertent de tous les sujet par des convives savants.

Voyage autour de la Grèce par

AP.

un historien amateur qui enquê-

J-c.

te sur le passé.

XIXe AP. J-c.

Achilléide

Le sort d'Achille débattu par les dieux de 1'01 mpe.

- 235 -

TABLE DES MATIERES

1. POURQUOI lA FIGURE D'AJAX ? ............................ P. 5 II UN DESTIN DANS LES NOMS ET DANS LES CHOSES ............................................................................. P. 13 III. UNE FILIATION FORMIDABLE. .......................... P. 25 IV. LE ROC ....................................................................... P. 35 V. lA FELURE ................................................................. P. 93 Va. L'affaire des Annes..................................................... P. 99 Vb. Lafolie d'Ajax ........................................................... P. 137 Vc. Le suicide d'Ajax ............................................. P. 179 VI. AJAX, LE NEGATIF D'UL YSSE. .......................... P. 199 VII. LES SOURCES ANTIQUES .................................. P. 219 VIII. BmLIOGRAPHIE SOMMAIRE......................... P. 223 IX. ANNEXE ............................................................... P. 231

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