Absence, souvenir : la relation à autrui chez E.: Levinas et J. Derrida 2503516351, 9782503516356

C'est à partir d'un dialogue avec la phénoménologie husserlienne et heideggerienne que Lévinas et Derrida élab

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Absence, souvenir : la relation à autrui chez E.: Levinas et J. Derrida
 2503516351, 9782503516356

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ABS ENC E/ SOUVENIR. LA RELATION À AUTRUI CH EZE . LÉVINAS ET J. DER RID A

MONOTHÉISMES ET PHILOSO PHIE Collection dirigée par Carlos Lévy

ABSENCE/SOUVENIR. LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET J. DERRIDA

ELENABOVO

BREPOLS

© 2005, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium Al! rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2005/0095/37 ISBN 2-503-51635-1 Printed in the E.U. on acid-free paper

TABLE DES MATIÈRES Introduction ...................................................................................... 9

PREMIÈRE PARTIE LÉVINAS ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE Horizon et trace, deux dimensions du renvoi .................................... 19 La potentialité de l'horizon .......................................................... 19 Lexcès de l'horizon temporel ...................................................... 21 Lindépassable renvoi de la trace .................................................. 23 Horizon du monde et trace d'ailleurs .......................................... 24 Le temps, cette altérité intime .......................................................... 29 Conscience temporelle, monde, habitus ...................................... 30 Le temps de la trace .................................................................... 33 Limpensé de la trace .................................................................... 35 De !'absolument passé à l'avenir inassumable .............................. 37 La purification du passé: l'avenir comme nouveau commencement ..40 Intentionnalité et conscience non intentionnelle ............................. .43 Intentionnalité et transcendance ................................................. .45 Lintentionnalit é: la mise en lumière du drame de la constitution de l'objet ................................................................. .46 Intentionnalité objective et intentionnalité de la sensibilité ........ 49 Violence de la lumière ................................................................ 51 Au-delà de la notion d'intentionnali té ........................................ 54 Aperception et choc en retour de l'autre ............................................ 57 Autrui et infini ............................................................................ 58 Aperception analogique: le respect du secret de l'alter ego ............ 59 Désir et langage .......................................................................... 61 Linfini: une idée au-delà de la capacité du moi .......................... 63 La "quasi-altérité" du monde et l'altérité infinie d'autrui ............ 66

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TABLE DES MATIÈRES

DEUXIÈME PARTIE I.:ÉVOLUTION DE LA PENSÉE LÉVINASSIENNE. VERS UNE AUTRE CONCEPTION DU SUJET Un moi originairerment exposé à autrui ............................................ 71 Passivité et responsabilité .............................................................. 71 Sensibilité ou passion de l'autre .................................................... 73 Autrui: une fragilité obsédante .................................................... 75 I.:étonnante destinée du concept de jouissance ............................ 78 Un moi "malheureux" .................................................................. 79 La pesanteur de l'être et la pensée de l'évasion .................................... 83 La "réplique" à la pensée de l'être ................................................ 83 Lontologie n'est pas fondamentale .............................................. 85 La "nouvelle ontologie" face à la réplique lévinassienne .............. 86 La langue de l'évasion .................................................................. 88 La transcendance du Bien et le témoignage de l'infini.. ................ 90 Le « Dire »: une signification silencieuse ............................................ 95 Vers un langage antérieur au Logos .............................................. 96 « Dire » et proximité .................................................................... 99 La « réduction » du « dit » au « dire » ........................................ 102 Le « dire », une parole qui n'est pas humaine ............................ 106 Heidegger et Lévinas. Mort solitaire et solitude du survivant .......... 109 Linsoutenable épreuve de la mort ............................................. .109 Du concept d'« autrui» à celui de« mort». Un passage injustifié? ................................................................ 110 Survivre grâce à autrui.. .............................................................. 112 La mort: une certaine expérience de non-réponse ...................... 114 La mort pour Heidegger: une solitude impartageable ................ 115 Etre-avec et solitude .................................................................. 118 La solitude impartageable du survivant ...................................... 121

TABLE DES MATIÈRES

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TROISIÈME PARTIE DE LÉVINAS A DERRIDA. LE DEUIL IMPOSSIBLE, UNE PERTE INTERMINABLE Heidegger et Derrida: deux conceptions de la mort, deux idées du deuil ............................................................................ 127 Deux visages de la mort .............................................................. 130 La mort comme la« moins propre » des possibilités du Dasein .... 132 Le déplacement de la question .................................................... 133 Heidegger et Derrida: un dialogue possible? ................................ 135 Perte d'autrui et discontinuité du temps. La mort chez Derrida et Lévinas ........................................................ 139 Un« adieu» sans réponse ............................................................ 139 Le temps du survivant ................................................................ 141 Erinnerung et Geddchtnis ...... ............................... ......................... 142 La finitude da la mémoire .......................................................... 145 Deuil impossible et Incorporation. La lecture derridienne du « Verbier de l'homme aux loups » ................................................ 147 La crypte: un étranger en moi .................................................... 147 Introjection ................................................................................ 149 Incorporation et deuil impossible ................................................ 152 La Philosophie romantique de la nature: une histoire du deuil... ....... 157 Une très longue tradition ............................................................ 157 Novalis: une pensée de la totalité ................................................ 161 Le fragment: une allusion à la totalité .......................................... 163 La flamme .................................................................................. 165 Le crépuscule et l'étranger .......................................................... 168 Le non-dit de la lecture derridienne ............................................ 173

Conclusion ........................................................................................ 175 Bibliographie .................................................................................... 177

INTRODUCTION Le 1 modèle d'identité qui ressort de la position de Lévinas et de celle de Derrida est celui d'une identité précaire qui se trouve, se reconnaît et se perd dans l'appel, la mémoire, la fidélité envers autrui. Cette idée d'un sujet dont l'unité est à la fois fondée et menacée par autrui est-elle encore phénoménologique? Trahit-elle la phénoménologie? Ou permet-elle de penser autrement la relation entre le moi et autrui par rapport à la phénoménologie, plus précisément par rapport à Husserl et Heidegger qui constituent pourtant - c'est du moins l'hypothèse qui nous oriente ici les interlocuteurs nécessaires de Derrida et Lévinas? Ce sont là les questions principales que nous suivrons au cours de ce travail. La première partie mettra en lumière les points problématiques et féconds impliqués dans la réflexion husserlienne sur l'altérité d'autrui, mais aussi sur l'altérité du temps. Si certains concepts de Lévinas sont profondément enracinés dans la réflexion phénoménologique husserlienne, la lecture lévinassienne n'en comporte pas moins un certain nombre d"' oublis" symptomatiques qui permettent au disciple de mieux marquer sa distance par rapport à son maître. Plus globalement, il s'agira de montrer que le questionnement husserlien sur le sujet, sur l'autre ego et sur le temps, ouvre un débat à l'intérieur duquel Lévinas trouve sa place. Quand bien même il s'en éloigne, son 1

J'exprime ma profonde reconnaissance à Carlos Lévy, qui a lu avec attention ce travail et qui l'a accueilli au sein de la collection qu'il dirige. Je remercie chaleureusement Christophe Singler qui m'a aidé, par sa relecture, à la mise au point finale. Ce texte est la réécriture d'une thèse de doctorat soutenue en novembre 2002, et ma gratitude va à mes directeurs de recherche, Françoise Dastur et Mario Ruggenini. Je remercie aussi Jacques Derrida qui a lu ma thèse et qui m'a permis de citer les notes de son séminaire « Rhétorique du cannibalisme >>. E.B., Juin 2004.

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discours sur la notion de trace reste dans le sillage phénoménolog ique: «Si la signifiance de la trace consiste à signifier sans faire apparaître ( ... ) si, par conséquent la trace n'appartient pas à la phénoménolog ie - à la compréhension de !"'apparaître" et du "se dissimuler" - on pourrait, du moins, s'en approcher par une autre voie en situant cette signifiance à partir de la phénoménolog ie qu'elle interrompt» 2 . C'est le concept d'horizon, tel qu'il apparaît dans la Deuxième Méditation cartésienne et dans certains passages de Husserliana XV, qui est à l'origine du concept lévinassien de trace. Le concept d'horizon étant strictement lié à celui du temps, il nous faudra ensuite confronter la réflexion de Lévinas sur le temps à la pensée husserlienne. Pour les deux auteurs l'idée du temps conduit à celle d'autrui. Mais à l'intérieur de cette proximité s'ouvre une grande distance : pour Husserl l'altérité du temps est interne au sujet, alors que pour Lévinas elle demeure absolument extérieure. Toujours dans le but d'étudier l'enracinement de la pensée de Lévinas dans la phénoménolog ie, nous analyserons sa position par rapport à un mot-clé de la phénoménolog ie husserlienne. En 1959, Lévinas affirme que «la phénoménolog ie, c'est l' intentionnalité » 3 . Son attitude visà-vis du concept d'intentionnali té témoigne de son ambiguïté par rapport à l'héritage de la phénoménolot e, d'un côté la volonté des' en écarter, de l'autre celle de lui rester fidèle . En effet, c'est justement à partir de cette notion, qui permet de penser la conscience comme conscience-de, comme toujours hors d'elle-même et comme transcendance, que Lévinas pense un rapport dans lequel autrui n'est pas résorbé dans la représentation du moi.

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E. Lévinas, "La trace de l'autre" in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 199. Pour les références bibliographiques complètes des œuvres de Lévinas, Heidegger, Husserl et de Derrida, voir la bibliographie en fin de volume. 3 E. Lévinas, "La ruine de la représentation", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 126. 4 Cette fidélité, Lévinas la revendiquera tout au long de sa trajectoire: «Notre présentation de notions ne procède ni par leur décomposition logique, ni par leur description dialectique. Elle reste fidèle à l'analyse intentionnelle, dans la mesure où celle-ci signifie la restitution des notions à l'horizon de leur apparoir, horizon méconnu, oublié ou déplacé dans l' ostention del' objet, dans sa notion, dans le regard absorbé par la notion seule». (E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., pp. 230-31).

INTRODUCTION

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En fin de parcours de cette première partie nous procéderons à une analyse parallèle de la conception d'autrui dans Totalité et Infini et les Méditations cartésiennes. Malgré les critiques lévinassiennes à l'adresse de Husserl, les deux penseurs conçoivent en effet la nécessité de reconnaître une certaine primauté du moi par rapport à autrui. Comme le dit Lévinas, d' altérité n'est possible qu'à partir de moi»5. Nous commencerons donc la deuxième partie en analysant le modèle de subjectivité dans Humanisme de l'autre homme et Autrement qu'être. Peut-on parler d'un "premier" et d'un "second" Lévinas? Ce n'est pas que, après Totalité et Infini, sa conception du moi et d'autrui trahisse ce qui caractérisait la première phase de sa pensée, mais elle radicalise plusieurs concepts présents dès ses premiers textes. Lexpérience d'autrui passera de moins en moins par la caresse, l'érotisme, la paternité et l'enseignement, pour devenir de plus en plus une contrainte, une obsession, une épreuve6 traumatique, une violence qui est subie par le moi tout en le constituant. Mais ce supposé changement est du moins contrasté. Certes, dans Autrement qu'être le moi - conçu comme point de départ et comme condition de tout rapport avec autrui - cède le pas à une subjectivité qui est dès le départ affectée et constituée par autrui, mais en même temps le texte révèle une certaine difficulté à abandonner l'idée d'un moi qui, avant la rencontre de l'autre, jouit de son état de solitude. Reste que, tout au long de l' œuvre de Lévinas, son insistance sur la nécessité d'aller au-delà de l'être demeure inchangée. Dès ses premiers textes tels que De l'évasion ou «Lontologie est-elle fondamentale?>?, jusqu'à Autrement qu'être, il maintient la nécessité d'«ouverture» contre cette puissance

5 E. Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l'extériorité, p. 1O. 6 François-David Sebbah propose d'utiliser le terme d'«épreuve» pour décrire la relation

à autrui. Comme il le dit: «Etc' est bien le terme d'épreuve qui convient, puisqu'il souligne que de l'altérité on ne fait jamais d'expérience, si une expérience est encore mon expérience, affection récupérée, constituée et dès lors neutralisée par le moi. Une épreuve en tant que telle est l'inassumable même pour le soi qui naît en elle». (François-David Sebbah, "Lire Lévinas et penser tout autrement", in Esprit, Juillet 1997, Paris, pp. 149-150). 7 E. Lévinas, "l:ontologie est-elle fondamentale?", in Entre nous. Essai sur le penser-àl'autre, pp. 13-24.

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contraignante, au sein de laquelle tout étant est saisi, compris, maîtrisé. Bien sûr, c'est la conception heideggerienne del' être qui est la cible du discours lévinassien 8 . Mais un autre élément de continuité, qui traverse toute l' œuvre de Lévinas, est un certain glissement de plan propre à son discours philosophique. Il est indéniable que son discours, exprimant la transcendance à travers la description de la relation avec autrui, glisse souvent vers un langage où il est question d'«élection», de «prophétisme», de «gloire de l'infini». Dans quelle mesure «Dieu», «!'Infini», «le Bien», peuvent s'inscrire dans un discours philosophique ? Quelle que soit la réponse que l'on veuille lui apporter, une analyse de la conception du sujet dans la pensée de Lévinas ne saurait négliger sa réflexion sur le langage, telle qu'elle apparaît dans Autrement qu'être. Elle se fonde sur l'opposition - problématique - entre un langage pré-originel, qui s'ouvre à la dimension éthique (le dire), et un langage codifié (le dit), violemment fermé à autrui et à toute dimension éthique. La conception du langage développée dans Autrement qu'être, et la nouvelle conception de la subjectivité vont donc de pair. C'est du côté du dire que le langage apparaît indissolublement lié à cette nouvelle conception du sujet. Le dire en met d'abord en évidence la passivité; dès le départ, le moi est affecté par autrui. Il n'y a pas de dire en dehors de la proximité à autrui dans laquelle le sujet ad-vient à soi: «Cette passivité de la passivité et cette dédicace à l'Autre, cette sincérité est le Dire. ( ... ) Dire ainsi, c'est faire signe de cette signifiance même de l'exposition; c'est exposer l' exposition au lieu de s'y tenir comme dans un acte d'exposer; c'est s'épuiser à s'exposer, c'est faire signe en se faisant signe sans se reposer dans sa figure même de signe» 9 •

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Lévinas s'intéresse essentiellement à Etre et Temps. Lorsque Salomon Malka le questionne sur sa dette envers Heidegger, Lévinas affirme: «Ce qui compte pour moi, c'est l'excellence de sa phénoménologie. Je suis surtout admirateur de son premier livre, Sein und Zeit» (S. Malka, Lire Lévinas, Paris, Ed. du Cerf, 1989, p. 104). Voir aussi l'entretien avec Richard Kearney dans lequel Lévinas affirme: «Etre et Temps, qui est un ouvrage bien plus profond et significatif que ceux qui ont suivi, représente !' épanouissement et le fruit de la phénoménologie husserlienne» (R. Kearney, "De la phénoménologie à !'éthique. Entretien avec Emmanuel Lévinas", in Esprit, Paris, Seuil, juillet 1997, p. 123). 9 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 182.

INTRODUCTION

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Dans la réflexion postérieure à Totalité et Infini, autrui apparaît souvent comme celui qui peut toujours partir sans revenir. I.:angoisse du moi face à la possibilité de la perte d'autrui naît de la sensation de précarité suscitée par sa présence. D'où une réflexion nouvelle sur la mort: dans Le temps et l'autre et Totalité et Infini, la fécondité et le fils représentent la survivance, mieux, une «victoire sur la mort», car l'expérience de la paternité est une «transsubstantiation» du soi dans un moi étranger. Certes Lévinas ne voit aucun rapport de pouvoir entre père et fils, il reconnaît plutôt une transformation de l'un dans l'autre. Mais, plus encore qu'un rapport de pouvoir, la transformation ne témoigne-t-elle pas, malgré les intentions du philosophe, d'une certaine volonté de se "familiariser" avec l'altérité de la mort ? Cette volonté de «vaincre la mort», est dépassée lorsque, dans Dieu, la Mort et le Temps, la mort devient une expérience, pour le survivant, de non-réponse, expérience du silence causé par le départ du mourant. Ce changement est profondément lié à la nouvelle conception du moi et de son rapport à autrui. En effet, si autrui est confié au moi et si l'identité du moi ne se définit que dans la réponse, on comprend pourquoi la mort d'autrui l'affecte à double titre. Non seulement il subit l'absence de réponse, mais en outre, cette absence le constitue en tant que coupable, coupable d'avoir survécu: «Sympathie et compassion, avoir mal pour l'autre ou "mourir mille morts" pour l'autre ont pour condition de possibilité une substitution plus radicale à autrui. Une responsabilité pour autrui dans le supporter son malheur ou sa fin comme si on était coupable. Ultime proximité. Survivre comme coupable» 10 • Heidegger, une fois de plus, constitue l'interlocuteur «nécessaire» de Lévinas lorsqu'il réfléchit sur la mort; nous nous référerons souvent à ce "dialogue imaginaire" dans lequel Lévinas ne peut qu'avoir le dernier mot. I.:absence ou le départ toujours possible d'autrui révèle au moi sa propre identité. Dans la troisième partie, il nous faudra donc décrire et questionner cette "identité participante'', d'emblée hantée par la marque d'autrui. La réflexion sur la mort dans Dieu, la Mort et le Temps aura pro-

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E. Lévinas, Dieu, la Mort et le Temps, p. 50.

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fondément marqué la pensée de Derrida. Sa critique de Heidegger est très proche de celle de Lévinas. Les deux penseurs partagent en effet l'idée que la seule expérience possible de la mort est celle d'autrui. Sur ce socle commun se profile d'autant plus nettement la réflexion derridienne sur le deuil impossible. Dans Adieu 11 , Derrida affirme que, pour Lévinas, la mort est toujours la perte, le départ d'autrui. Et parler de la mort comme de la disparition d'autrui signifie parler d'un silence étrange qui hante le survivant. Ce silence porte le nom du disparu et témoigne de l'impossibilité d'en reconstituer en soi l'image. La réflexion lévinassienne sur la mort revue par Derrida dans Adieu apparaît déjà dans Mémoires pour Paul de Man, où la conception du deuil impossible trouve, me semble-t-il, son aboutissement. Ecrit à l'occasion de la mort d'un ami, ce texte est une réflexion sur la mémoire, sur la mémoire du disparu. Mais s'il est vrai qu'il existe une même approche de la mort chez Lévinas et Derrida, à l'encontre de Heidegger, les deux penseurs n'en abordent pas moins la question d'autrui d'une façon très différente. En effet pour Derrida, contrairement à Lévinas, autrui ne permet jamais de «vaincre la mort». Ce qui les conduit, en fin de compte, à deux conceptions divergentes sur la mort et le temps. Dans sa préface à Le verbier de l'Homme aux loups, de Nicolas Abraham et de Maria Torok 12 , Derrida met l'accent sur le concept d'«incorporation», analysé par les deux psychanalystes. 1'.incorporation désigne une réaction qui naît de l'échec du travail du deuil consistant à assimiler l'autre en soi jusqu'à le faire devenir une partie du moi. 1'.incorporation est à l'origine d'un «deuil interminable»13, selon la formule de Maria Torok. Derrida développe à son tour l'idée d'une intériorisation de l'autre qui «avorte» et qui n'arrive donc jamais à l'atteindre, le laisse ailleurs, dans son ailleurs, «seul, dehors, là-bas, dans sa mort, hors de nous» 14 . Les analogies entre la conception du deuil

11 Le premier essai du livre reproduit l'allocution prononcée à l'occasion des obsèques d'Emmanuel Lévinas, le 27 décembre 1995. 12 Nicolas Abraham et Maria Torok, Le verbier de l'Homme aux loups, précédé de "Fors" par Jacques Derrida, Paris, Flammarion, 1976. l3 Maria Torok, Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis", Revue Française de Psychanalyse, 1968, n° 4, p. 731. l4 ]. Derrida, Mémoires pour Paul de Man, p. 54.

INTRODUCTION

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des auteurs du Verbier et celle de Derrida sont parfois inattendues, mais elles mettent en lumière la spécificité de la pensée derridienne à ce sujet. En effet, le deuil impossible joue un rôle décisif dans son approche d'une certaine tradition philosophique, voire de l'idée même de tradition. J'utiliserai deux sources dont l'une a été peu, sinon jamais, exploitée jusqu'à présent. Il s'agit des notes d'un séminaire que Jacques Derrida a tenu à l'Ecole des Hautes Etudes au cours de l'année 1990-91, portant sur la «Rhétorique du cannibalisme» 15 . La réflexion derridienne sur la mort, ou sur le deuil, ne consiste pas seulement à analyser la perte d'autrui et les conséquences de cette perte dans la constitution du moi. Elle devient aussi une clé pour interpréter (ou une stratégie pour déconstruire) l'histoire de la philosophie, en repérant les traits caractéristiques de ce qu'il appelle «philosophie romantique de la nature». Celle-ci se laisse décrire comme une histoire du deuil, pour ainsi dire, "réussi", une histoire dans laquelle l'autre (ou le «reste» -1' altérité qui échappe à l'emprise du sujet) est toujours détruit, résorbé, assimilé, recyclé en elle. Si le «reste» est pris au sérieux, il est exposé et thématisé uniquement pour être emporté en totalité. Le commencement et la fin de cette tradition ne se laissent guère préciser avec certitude. Au cours de la séance du 5 décembre 1990, Derrida affirme qu' elle «commence avant Novalis et se poursuit après Freud», puisque la logique qui la soutient «reste sans doute, en tant que logique, insurpassable à sa manière et ( ... ) court jusqu'à Freud et un certain Heidegger». Heidegger aussi en fait donc partie. Dans De l'esprit, texte publié en 1987 auquel Derrida fait d'ailleurs référence au cours de son séminaire, il le situe dans cette tradition "du cycle et du feu", un feu capable à la fois de détruire et de régénérer. Le 21 novembre 1990 Derrida établit clairement le rapport entre son séminaire et la thématique développée dans De l'esprit. «Donc tout ce qui est détruit par le feu renaît ou donne renaissance depuis ses cendres. Cette symbolique du phénix s'impose dès lors que dans cette grande physique, physiologie, philosophie de la physis, (... ) l'interprétation de la lumière va de pair avec une pensée du feu ou de la flamme auprès de laquelle nous devons nous arrêter encore un instant. Evi-

15 J'intégrerai les notes de ce cours avec une courte référence

naire de l'année 1989-1990.

à une séance du sémi-

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demment, tout ce qui va nous apparaître serait à mettre en rapport avec ce que j'avais essayé de montrer dans De l'esprit et dans ce séminaire au sujet de l'esprit comme flamme chez Heidegger. Nous avons là le continuum différencié de la même tradition». En raison du caractère systématique des questions posées ici, je ne tiendrai pas compte de la dimension "confessionnelle" de la pensée lévinassienne. Cela ne signifie ni ignorer une partie de son œuvre ni l' enchevêtrement profond de deux héritages - grec et juif - qui se rencontrent sans que l'un neutralise ou l'emporte sur l'autre. Il en va de même pour Husserl, dont seules les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, les Méditations cartésiennes et certaines parties de Husserliana XV1 6 seront discutées; de Heidegger, je ferai uniquement référence à Etre et Temps et à Acheminement vers la parole. Enfin, les textes de Derrida analysés ici font essentiellement partie de la "seconde phase" de sa pensée amorcée avec La Carte postale, lorsqu'une certaine proximité avec la pensée de Lévinas devient manifeste. Si la réflexion derridienne apparaît explicitement dans la troisième partie, elle est présente tout au long de ce travail. En particulier, Derrida interviendra dans le dialogue entre Husserl et Lévinas sur la question du temps et sur celle d'autrui. Son texte "Violence et métaphysique" 17 met en lumière la résistance de la phénoménologie à la critique lévinassienne.

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I.:édition française recueille des manuscrits appartenant, dans l'édition allemande de

Husserliana XV, "Zur Intersubjektivitat", aux Sections I et III du volume. On joindra à la lecture des Méditations certains passages de ces manuscrits qui en constituent une sorte

de réélaboration. (La numérotation des pages suit l'édition allemande). 17 In L'écriture et la différence.

PREMIÈRE PARTIE LÉVINASET LA PHÉNOM ÉNOLOG IE HUSSERLIENNE

HORIZON ET TRACE, DEUX DIMENSIONS DU RENVOI

La potentialité de l'horizon Dans sa Deuxième Méditation Husserl décrit l'horizon comme «un nouveau trait essentiel de l'intentionnalité» 18 , qui permet de penser la dimension de potentialité propre à la conscience. Cette dernière ne coïncide pas avec la simplicité du présent actuel, et celui-ci, à son tour, n'échappe pas à la dimension de potentialité ouverte par l'horizon, qui enveloppe chaque présent d'un halo de non-présence, d'indétermination 19 . Dans cette donation, toujours partielle, de l'horizon, dans ces recoins qui ne sont pas - ou pas encore - déployés, s'enracine la passivité consubstantielle à l'ego, au même titre que son actualité. Si l'activité de la conscience se manifeste dans la réalisation d'un sens préconçu, l'horizon laisse subsister une dimension de non-détermination à côté de ce qui est déterminé. Husserl dit que «ce "laisser dans l'indétermination" des particularités, antérieurement aux déterminations effectives plus précises qui, peut-être, n'auront jamais lieu, est un moment contenu dans la conscience perceptive elle-même, il est précisément ce qui constitue

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E. Husserl, Méditations Cartésiennes, p. 82 (c'est moi qui souligne). Dans HusserlianaXV, Husserl explicite la potentialité et la transcendance rendue possible par l'horizon. Celui-ci donne «le pouvoir de toujours de nouveau identifier ce qui m'est donné, et ce dans des voies synthétiques familières, qui me sont indiquées à l'avance et qu'il me faut emprunter. Ma vie est de part en part une vie dans des potentialités» (Autour des Méditations cartésiennes, p. 203). l9

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!"'horizon'' »20 . Dans le texte 14 de Husserliana XV, le monde intime, même le plus intime et le mieux connu, n'échappe pas non plus à la fuite des horizons qui tracent, au sein même du monde familier, d'autres possibles qui ne font jamais signe vers un au-delà du monde. C'est au sein de l'inachèvement constitutif de l'horizon que de nouveaux horizons, pourtant pré-tracés en lui, apparaissent. 1'.horizon trace la possibilité d'une expérience différente du chez-soi: «Le chez-soi tout à fait intime possède aussi, pour chacun de façon individuelle, des horizons non-ouverts qui ne s'ouvrent que par le biais d'événements occasionnels» 21 . Pour Husserl l'horizon est toujours horizon du monde. Le fait se révélera important lorsque la question de la trace chez Lévinas sera abordée. Pour l'instant, contentons-nous de préciser que le monde, dans la perspective husserlienne, est un lieu d'ouverture, un espace de transcendance, lieu d'indétermination qui porte toujours plus loin que l'expérience présente. Le monde n'est jamais donné une fois pour toutes. Il est « toujours aussi un monde qui s'élargit dans l'extension de l'expérience et demeure susceptible d'être élargi »22 . Si dans la Deuxième Méditation le caractère non-solitaire du rapport entre le moi et le monde n'apparaît pas, ce trait apparaît - par contre dans certains passages de Husserliana XV. En 1931 23 , Husserl parle du monde comme d'un «horizon obscur» que le moi partage avec les personnes qui appartiennent à la sphère de son vécu mais qui l'excèdent, car une partie de leurs liens avec le monde échappe au contrôle du moi: «Les autres sont impliqués en moi en tant qu'ils sont impliqués les uns dans les autres, et je suis à mon tour impliqué en eux» 24 . 1'.horizon du monde ne se modifie donc pas seulement par les nouvelles expériences du moi, mais aussi par son implication avec autrui.

20

E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 84. E. Husserl, Autour des Méditations cartésiennes, op. cit., p. 222. 22 Ibid., p. 198. 23 Ibid., pp. 119-189. 24 Ibid., p. 200.

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!! excès de l'horizon temporel La relation à ce qui est présent n'embrasse donc pas complètement la "relation à" de la conscience. Celle-ci se rapporte toujours à ce qui n'apparaît pas mais qui, pré-tracé dans l'état actuel, s'annonce dans la dimension du renvoi: « dans chaque perception extérieure, les côtés de l'objet qui sont "réellement perçus" renvoient aux côtés qui ne le sont pas encore et ne sont qu'anticipés dans l'attente d'une façon non-intuitive comme aspects "à venir" dans la perception»25 . Or c'est dans le cadre de ce débat qu' apparaît clairement le lien indissoluble entre l'horizon et le temps. La description du temps suit celle du cube. Celui-ci se donne dans une multiplicité d'aspects qui se recueillent enfin dans l'unité d'une synthèse: «Elle n'est pas une simple liaison continue de cogitationes pour ainsi dire extérieurement accolées les unes aux autres, mais elle est une unité de conscience une, et dans cette conscience se constitue l'unité d'une entité ( Gegenstandlichkeit) intentionnelle, précisément comme étant la même entité se présentant de manières variées et multiples» 26 . I:objet apparaît à la conscience par esquisses, et le flux temporel constitue pour ainsi dire l'espace dans lequel les apparitions ont lieu: «La forme fondamentale de cette synthèse universelle, qui rend possibles toutes les autres synthèses de la conscience, est la conscience immanente du temps» 27 . La conscience est plongée dans un monde où toute situation actuelle implique une constitution qui s' esquisse peu à peu en vertu de l'horizon même. Grâce à celui-ci la conscience peut, à la fois, s'ouvrir au possible et ouvrir du possible. Le sens objectif n'est jamais définitivement donné, il se montre progressivement, à mesure que s' explicitent les horizons nouveaux pré-tracés dans l'état actuel de sorte qu'« on peut interroger chaque horizon sur "ce qui est impliqué en lui"» 28 . Le sens que la conscience atteint est toujours anticipé, dans la mesure où il peut être confirmé ou infirmé au cours de la perception, il n'est jamais définitif. En effet, ce que l'on perçoit de l'objet renvoie aux côtés qui ne

25 E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 82.

26

Ibid., p. 79. Ibid., p. 81. 28 Ibid., pp. 83-4. 27

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sont pas encore connus et donc forcement anticipés d'une façon intuitive. La potentialité de la conscience ne s'exprime pas seulement dans le présent, à travers les possibilités qui pourraient s'ouvrir, par exemple, si elle donnait une autre direction au cours de la perception. Cette potentialité s'exprime aussi dans l'impossibilité de fermer le passé, de considérer ses possibilités épuisées. Husserl précise que« à chaque perception appartient toujours un halo de perceptions passées qu'il faut concevoir comme une potentialité de souvenirs susceptibles d'être rappelés, et à chaque souvenir lui-même appartient, en tant que "halo", l'intentionnalité médiate et continue de souvenirs possibles (réalisables par moi activement), souvenirs qui s'échelonnent jusqu'à l'instant de ma perception actuelle» 2 9. Le présent del' ego est sans cesse exposé à la possibilité que de son passé surgisse un fragment, qu'un oubli se transforme en souvenir, qu'une image passée et disparue soit rappelée. Chaque perception s'enracine et se nourrit des perceptions qui l'ont précédée et qui constituent une réserve de souvenirs susceptibles d'être rappelés et réalisés par le moi. I..:horizon tel que Husserl le décrit sous-tend sa conception de l'altérité. Certes dans le contexte de cette Deuxième Méditation l'altérité n'implique pas encore une analyse del' alter ego, en tout cas pas directement. Pourtant la structure est la même. Comme l'alter ego, tout objet du monde ne se donne jamais en tant que présence totale, ne se livre jamais entièrement à la perception, s'indique par analogie et par anticipation. I..:horizon ouvre indéfiniment le travail de l'objectivation qui

empêche toute altérité de se donner comme présence simple, coïncidant avec soi. I..:horizon fait surgir l'idée d'une non-phénoménalité au sein même de la phénoménalité. Cette non-phénoménalité, ne coïncidant pas avec le pur vide, est inscrite dans l'idée que toute cogitatio présente implique du virtuel.

29

Ibid., p. 83.

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:Eindépassable renvoi de la trace Dans une étude de 1959 consacrée à Husserl, Lévinas se demande: «Retient-on d'une philosophie qui vous marque les vérités d'un "savoir absolu" ou certains gestes et certaines "inflexions de voix" qui forment pour vous le visage d'un interlocuteur nécessaire à tout discours, même intérieur?»3o. Ce n'est pas une vérité absolue que Lévinas a retenue d'Husserl, mais pour ainsi dire des "gestes philosophiques" - dont certainement celui d'horizon - qui l'ont profondément marqué. I.:horizon, qui introduit une pensée de la non-présence au sein de la phénoménalité , permet d'aborder la réflexion lévinassienne sur la trace. Son caractère de non-présence (ou de présence défective), de renvoi en dehors de toute intention de faire signe, s'inscrit dans la voie ouverte par Husserl, même si, à bien des égards, elle témoigne d'un éloignement par rapport à la pensée de ce dernier. Il n'est pas inutile de rappeler que la notion n'apparaît pas avant "La trace de l'autre", publié en 1963. C'est par le biais de la trace que Lévinas accédera à une nouvelle conception du passé, donc du temps. Dans ce texte, la trace est liée à l'idée d'un passé irréversible, immémorial. D'emblée, Lévinas établit un rapport entre altérité et trace: «Ne répondons-nou s pas en présence d'Autrui à un ordre où la signifiance demeure dérangement irrémissible, passé absolument révolu? Une telle signifiance est la signifiance de la trace. L'au delà dont vient le visage signifie comme trace. Le visage est dans la trace de !'Absent absolument révolu, absolument passé ( . .) et qu'aucune introspection ne saurait découvrir en Soi» 31 . Le premier trait en commun entre la trace et l'horizon est la dimension du renvoi. Dans la Deuxième Méditation la dimension du renvoi, inhérente à l'horizon, n'est pas une sorte d'indicateur qui assure la présence de ce à quoi elle renvoie. La trace lévinassienne, de la même façon, renvoie sans indiquer, signifie sans l'intention de faire signe. Dans l'horizon, comme dans la trace, le renvoi n'est pas réductible à la relation de signe à signifié, rela-

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E. Lévinas, "La ruine de la représentation", in En découvrant l'existence avec Husserl

et Heidegger, op. cit., p. 126. 31 E. Lévinas, "La trace de l'autre'', in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 198 (c'est moi qui souligne).

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tion qui en fait neutraliserait toute transcendance. La trace, comme l'horizon, permet de penser une relation au non-présent et à ce qui ne saurait être rendu présent. Mais avec l'idée de trace Lévinas s'oppose à la conviction que l'intentionnalité virtuelle doit aboutir au savoir, s'épanouir en évidences. Une telle finalité, inscrite dans la pensée de Husserl, supposerait la fermeture de l'horizon. Dans "La trace de l'autre", Lévinas insiste sur les limites d'une philosophie où la réflexion comme retour à soi masque la volonté d'absorber toute altérité dans un geste qui revient toujours à l'identité. Il n'est pas difficile d'apercevoir l'ombre de la philosophie de Husserl visée par cette critique. Lévinas réfute un horizon temporel qui ne laisse pas de "restes", qui n'a pas de fissures, un horizon où le passé et le futur sont recomposés dans un tout unitaire où «les traces du passé irréversible sont prises pour des signes qui assurent la découverte de l'unité d'un Monde» 32 . La phénoménologie, comme toute la philosophie occidentale, s'avère aux yeux de Lévinas en proie à un oubli, une perte ou plus radicalement une incapacité constitutive d'accepter l'altérité. On ne saurait passer sous silence la connotation que prend Autrui dans ce texte de Lévinas. 1'.utilisation d'un ''A" majuscule et les indications explicitement données par Lévinas montrent qu'Autrui transcende le monde: «Mais l'épiphanie d'Autrui comporte une signifiance propre indépendante de cette signification reçue du monde ( ... ) . Sa signification culturelle ( ... ) se trouve dérangée et bousculée par une autre présence, abstraite, non intégrée au monde» 33 . Nous ne cesserons jamais, au cours de ce travail, d'essayer de comprendre le statut de cette transcendance d' «Autrui» qui n'est pas, Lévinas le précise, à concevoir comme quelque chose qui se situe «derrière notre monde»,

mais qui est un «dérangement irrémissible à l'ordre du monde» 34 .

Horizon du monde et trace d'ailleurs 1'.idée d'un renvoi qui n'assure pas la présence de ce à quoi il renvoie rapproche la trace lévinassienne de l'horizon husserlien, mais les deux

32 33 34

Ibid., p. 188. Ibid, p. 194. Ibid., p. 198.

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concepts présupposent deux conceptions différentes du renvoi. Chez Husserl, il n'y a pas de renvoi hors du monde. La potentialité impliquée dans toute actualité n'aboutit pas à une signification indépendante et autre par rapport à celle du monde. L altérité s'enracine dans le monde, car la conscience se rapporte toujours à son objet, comme étant à la fois présent et non présent, ce qui lui rend impossible une adéquation complète entre ce qui est visé et l'objet. Pour Husserl, s'il y a un excédent, il est toujours dans le monde. Plus précisément, le monde excède toujours la connaissance que la conscience en a. Cet excès est d'ailleurs le signe de l'altérité du monde. Ce qui n'est pas concevable pour Husserl, ni à l'égard de l' objet transcendant, ni à l'égard d'autrui, c'est la présence d'un être ayant la caractéristique de « ... se dévêtir de la forme qui cependant le manifeste» 35 . Ce qui déborde les cogitata actuels est la potentialité du présent, le halo des perceptions passées et à-venir qui caractérisent toute perception. Pour cette raison l'idée d'une présence nue, dépouillée de la forme qui la manifeste, est inconcevable. Au contraire, pour Lévinas, seule cette nudité garantit l'altérité en tant qu' étrangeté par rapport au monde: «La nudité du visage est un dépouillement (... ). Le visage entre dans notre monde à partir d'une sphère absolument étrangère - c'est-à-dire précisément à partir d'un absolu qui est d'ailleurs le nom même de l'étrangeté foncière» 36 . Pour Lévinas la dimension de renvoi et de non-présence propre à la trace échappe au monde et à son horizon. La trace n'y trouve pas son lieu, comme d'ailleurs autrui, qui dans le monde est à jamais perdu dans la forme qui le cache. Tout se passe, chez Lévinas, comme si le monde était privé de son mystère, comme si aucune altérité ne trouvait en lui un espace pour se donner. Lieu de la "décence", le monde cache toute nudité: «La forme est ce par quoi un être est tourné vers le soleil - ce par quoi il a une face, par laquelle il se donne, par laquelle il s' apporte. Elle cache la nudité dans laquelle l'être déshabillé se retire du monde »37 . Mais, si le monde pour Lévinas neutralise toute altérité, dans quel lieu autrui se laisse-t-il rencontrer? Nous y reviendrons, mais suivons pour l'instant le parcours qui conduit Lévinas

Ibid., p. 194. Ibid., p. 194. 37 E. Lévinas, De l'existence à l'existant, p. 61.

35 36

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à éprouver une certaine distance par rapport au monde, si ce n'est un certain "mépris" à son égard. Le monde est réduit à être le lieu des choses, qui - comme prises dans un éternel présent - ne cacheraient en elles-mêmes rien d'inconnu: «[Les choses] ne laissent pas de trace, mais produisent des effets, c'est-à-dire restent dans le monde. ( ... )Tout dans les choses est exposé même leur inconnu: les traces qui les marquent font partie de cette plénitude de présence, leur histoire est sans passé» 38 . C'est surtout ici que la réflexion de Lévinas, qui situe l'inconnu en dehors du monde et de l'espace fini de la vie, semble effectivement interrompre la phénoméno logie. Dans "Heidegger, Gagarine et nous", il faut le souligner, la distance que Lévinas prend par rapport au concept du monde est aussi une critique implicite de Heidegger, qui, selon Lévinas, «voudrait que l'homme retrouve le monde»3 9 . Or Lévinas crée un lien entre le concept de monde et celui de lieu: «Retrouver le monde, c'est retrouver une enfance pelotonnée mystérieuse ment dans le Lieu», autrement dit, l'habiter. Et habiter est synonyme d'«enracinement»: «Limplantat ion dans un paysage, l'attachement au Lieu, sans lequel l'univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c'est la scission même de l'humanité en autochtones et en étrangers»40. Même si nous essaierons de mettre en lumière d'autres raisons pour la prise de distance que prend Lévinas par rapport au monde, il ne faut jamais oublier celle-ci, fondamental e. Mais si la trace fait signe vers "quelque chose" qui ne se laisse pas résumer dans l'unité du monde, elle ne se donne pas non plus dans une présence qui trouve son lieu dans un au-delà. Ce qui est difficile à penser dans la trace est l'idée qu'elle renvoie à une dimension de transcendan ce sans pour autant renvoyer à un au-delà du monde. D'ailleurs Lévinas s'interroge s'il aura été «assez fidèle à l'interdictio n de rechercher l'au delà comme monde derrière notre monde» 41 . Dans Humanisme de l'autre

3S E. Lévinas, "La trace de !'autre", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 201 (c'est moi qui souligne). 39 E. Lévinas, "Heidegger, Gagarine et nous", in Difficile liberté, p. 324. Initialement le texte parut dans Information juive. 40 Ibid., p. 325. 4l E. Lévinas, "La trace de!' autre" in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 198.

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homme42 , la trace, venue d'ailleurs, ne renvoie pas à cet "ailleurs" comme à un terme. Cet "ailleurs" brise seulement l'homogénéité du monde, crée comme une déchirure dans son étoffe. La trace n'est pas le morceau d'une unité brisée, elle n'est pas symbole: «La relation entre signifié et signification est, dans la trace, non pas corrélation, mais l'irrectitude même» 43 . La trace renvoie sans révéler - ou révèle en dissimulant - une signifiance qui dérange le monde, dérangement qui se résume dans l'idée d'un passé absolument révolu, irréversible, inaccessible. La mémoire ne peut pas retrouver ce passé et la trace fait allusion à cette dimension au-delà de l'être, sans pour autant y conduire. Elle signifie sans le vouloir, comme signifie l'empreinte laissée par quelqu'un qui ne voulait pas laisser de traces, ou mieux qui ne les a pas complètement effacées au moment de son départ: «Celui qui a laissé des traces en effaçant ses traces, n'a rien voulu dire ni faire par les traces qu'il laisse. (... ) Etre en tant que laisser une trace, c'est passer, partir, s' absoudre» 44 . La trace est le signe d'une divinité qui se donne, une fois disparue, dans une trace qui ne doit pas être dépassée: « Etre à l'image de Dieu, ne signifie pas être l'icône de Dieu, mais se trouver dans sa trace. (... ) Aller vers Lui, ce n'est pas suivre cette trace qui n'est pas signe, c'est aller vers les Autres qui se tiennent dans la trace» 45 . Le visage d'autrui est la trace de Dieu, mais un tel visage ne se laisse pas pour autant réduire à un signe faisant allusion à une "chose en soi", à Dieu. Autrement dit, le visage d'autrui ne représente pas Dieu. Il en est la trace, il la "garde" en soi et celle-ci, comme une sorte de concept limite, ne se laisse pas dépasser. Dans la trace, Dieu est signifiant comme un passé qui n'est ni indiqué ni signalé, mais simplement passé. Il est gardé en elle, en creux, pour ainsi dire, comme en retrait, comme quelque chose qui ne se laisse pas remémorer, et qui ne saurait devenir «icône».

42

E. Lévinas, "La signification et le sens" in Humanisme de l'autre homme, op. cit., pp. 57-63. 43 Ibid., p. 59. 44 E. Lévinas, "La trace de l'autre", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 200. 4 5 Ibid., p. 202.

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LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET]. DERRIDA

Sur le refus de l' «icône», et par conséquent de l' «idolâtrie», Lévinas s'exprime brièvement en 1961, en soulignant ce qui selon lui distingue le judaïsme du christianism e. La différence se joue précisément autour de l'icône, de la représentatio n de la divinité: «La catholicité du christianisme intègre les petits et touchants dieux familiers, dans le culte des saints, dans les cultes locaux. ( ... ) Le judaïsme n'a pas sublimé les idoles, il a exigé leur destructiom 46 . Si le concept de trace n'apparaît pas dans ce texte, ce qui s'y manifeste c'est néanmoins le refus véhément de l'icône, de l'image censée représenter une divinité. La lecture parallèle de "La trace de l'autre" et de "Heidegger, Gagarine et nous" permet d'affirmer que la trace lévinassienne témoigne précisément de ce refus "judaïque" de l'image qui représente, du signe qui indique ce à quoi il renvoie. Signifiant en dehors de toute intention de faire signe, en surimpression pour ainsi dire, la trace ne s'oppose pas seulement à toute image «des saints» ou des «dieux familiers». Plus radicalement, elle invite à penser autrement la signification. Dans De la Grammatologie, Derrida pense la trace comme la source du sens et de la signification. Ici la trace est ce qui s' écarte toujours de soi, décrivant comme un mouvement différentiel, le mouvement même de la signification. Derrida retient de la trace lévinassienne l'idée d'un passage qui ne renvoie pas à quelqu'un ou à quelque chose qui, dans un certain présent, serait passé. Et pour cette raison, souligne-til, la notion de trace met en question une certaine idée de temps: «si la trace renvoie à un passé absolu, c'est qu'elle nous oblige à penser un passé qu'on ne peut plus comprendre dans la forme de la présence modifiée, comme un présent-passé. Or, comme passé a toujours signifié présentpassé, le passé absolu qui se retient dans la trace ne mérite plus rigoureusement le nom de "passé"»47.

46 Dans "Heidegger, Gagarine et nous", in Difficile liberté, op. cit., p. 327 (c'est moi qui souligne). 7 4 J. Derrida, De la Grammatologie, p. 97.

LE TEMPS, CETTE ALTÉRITÉ INTIME

Dans Le temps et l'autre, Lévinas conçoit le temps comme le "lieu" de la non-coïncidence, de la dia-chronie. Relation à !'absolument autre, irréductible distance, «attente et aspiration», le temps est l'événement de l'altérité et l'image analogique du rapport à l'autre homme. Lévinas évoque explicitement une «analogie entre la transcendance que signifie la dia-chronie et la distance de l'altérité d'autrui» 48 . Husserl et Lévinas conçoivent le temps comme altérité, et à l'instar de Lévinas, Husserl voit une analogie entre le rapport à autrui et le temps. Plus exactement, il parle de l' analogie qui lie le ressouvenir à l'empathie. Dans le ressouvenir l'ego éprouve une distance temporelle avec soi-même, distance qui est analogue à celle qu'il éprouve dans son rapport avec l'autre. Mais pour Husserl, le temps constitue l'un des modes de transformation d'une conscience ayant un caractère fluant, constituée par la rétention et la protention. Ce qui est absent, en revanche, de la réflexion lévinassienne sur le temps, est précisément l'idée d'un flux temporel et d'une conscience étant en flux. Husserl a modifié sa conception du temps entre les Leçons et la Quatrième Méditation. Dans le premier cas, la temporalité est traitée dans le cadre de la phénoménologie statique qui conçoit tout être comme être constitué. Dans le second cas, elle est abordée du point de vue de la phénoménologie génétique. L ego ne se laisse plus réduire à une lecture statique, il est pensé à partir d'une genèse transcendantale, comme se constituant tout au long d'une histoire.

48

E. Lévinas, Le temps et l'autre, p. 11.

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LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET]. DERRIDA

La question qui se pose est celle de savoir si, chez Lévinas, le temps constitue une altérité au sein du sujet ou si ce dernier est plutôt conçu comme altérité qui lui fait face. S'il en était ainsi, le temps serait l'image, en tant qu'altérité extérieure au sujet, du rapport à autrui, mais il ne serait pas concevable comme un processus de modification qui travaille au sein du moi. Une réponse à cette question devra prendre en compte la conception du sujet chez Lévinas telle qu'elle se modifie au cours des années, qui fera l'objet de la deuxième partie. Mais nous pouvons d'ores et déjà la résumer en trois moments: dans De l'existence à l'existant, la subjectivité est vécue comme séparation de l'être; dans Totalité et Infini elle devient demeure et jouissance; enfin, dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence elle semble exploser. À ce stade de la réflexion lévinassienne, le rapport avec l'extérieur dévient plus problématique encore, lorsque la notion de «chezsoi» est mise en question. Désormais le sujet n'accède à soi-même qu'à travers l'inquiétude pour l'autre. Dans l'immédiat, analysons la conception de l'altérité du temps.

Conscience temporelle, monde, habitus

Husserl explique le rapport avec le passé par deux notions: celle de rétention et celle de ressouvenir. La rétention suppose que toute compréhension se donne dans une extension temporelle et qu'elle inclut un processus de différenciation. Husserl l'explique ainsi: « le son do s'étend sur un fragment du champ temporel immédiat; c'est-à-dire qu'en chaque maintenant ne surgit pas un autre son, mais sans cesse et continûment le même. (... ) D'un autre côté, il y a pourtant des différences, dans la mesure où chaque instant est individuellement différent de chaque autre, mais précisément différent, et non dissocié» 49 • Le ressouvenir, contrairement à la rétention, n'est pas en continuité avec la perception impressionnelle, il provoque une rupture avec l'impression. C'est précisément en analogie avec

49 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, pp. 111-2 (Cité comme Leçons).

LE TEMPS, CETTE ALTÉRITÉ INTIME

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le ressouvenir, qui instaure une altérité entre le moi présent et le moi passé, que Husserl conçoit le rapport à l'altérité de l'autre ego. Or l'altérité propre au temps produit un écart au sein du moi. Cette idée du temps qui introduit une absence ou une altérité dans la perception apparaît déjà dans les Leçons, où l'analogie entre l'expérience du temps et celle d'autrui n'apparaît pas encore. Celle-ci fera son apparition dans le paragraphe 52 de la cinquième des Méditations: «De même que mon passé, en tant que souvenir, transcende mon présent vivant comme sa modification, de même l'être del' autre que j' apprésente transcende mon être propre au sens de "ce qui m'appartient" d'une manière primordiale»so. Husserl souligne pourtant une différence capitale entre ces deux expériences. Dans le souvenir, le moi se rapporte à un moi qui, même s'il n'est pas immédiatement présent, est toujours le même. Par contre, dans l'expérience d'autrui, ce dernier ne se laisse pas identifier à partir du flux temporel du vécu du moi. Mais revenons aux Leçons, puisque c'est ici qu'émerge l'idée que la temporalité dont la conscience est tissée produit un écart, une profondeur ou un espacement au sein de la conscience. Celle-ci se compose en effet des vécus passés et des vécus anticipés, dans la mesure où «chaque présent actuel de la conscience est soumis à la loi de la modificatiom>5 1. Selon Rudolf Bernet, chez Husserl le temps implique une absence «qui surgit au cœur même de la présence du sujet transcendantal à lui-même»5 2 . Ceci produirait une tension dans la réflexion temporelle des Leçons. D'un coté Husserl reconnaît une absence temporelle qui surgit au cœur de la présence du sujet transcendantal, de l'autre il manifeste la volonté de remplir l'espace d'absence produit par le temps au cœur de la conscience. Si le temps permet de penser la conscience comme non-coïncidence avec elle-même, comme différenciée, Husserl tente néanmoins de «neutraliser la différence temporelle par une présence dédoublée de la conscience intentionnelle à elle-même»5 3 . Neutralisation rendue possible par la conception husser-

50 E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 188. 5! E. Husserl, Leçons, op. cit., p. 44. 52

Rudolf Bernet, La vie du sujet. Recherches sur l'interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, Epiméthée, PUF, 1994, p. 216. 53 Ibid., p. 241.

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Henne du souvenir comme reproduction qui fait que l'absence temporelle du passé soit vécue comme une sorte de «présence masquée de la conscience à elle-même» 54 . La conscience du présent ne coïncide pas avec un point simple, l'acte de la conscience perceptive, qui se rapporte à un objet temporel, a toujours une durée; il garde en soi la conscience des phases précédentes et suivantes. Les objets temporels se donnent dans un laps de temps dans lequel la perception et la non-perception, le maintenant et le non-maintenant, passent sans cesse l'un à l'autre. Pour Husserl, laperception de l'objet temporel «incluera des différences temporelles, et des différences temporelles se constituent précisément dans de telles phases, dans la conscience originaire, la rétention et la protention»55. Ce qui émerge dans la conception husserlienne du temps c'est l'idée d'une constitution différenciée de la conscience, que Husserl exprime avec la catégorie de la modification. L: altérité temporelle s'espace, pour ainsi dire, au sein même de la conscience perceptive qui ne rencontre que des objets temporels, eux-mêmes soumis à la loi de l'altération. Ceux-ci, se déployant au cours du temps, ne sont jamais entièrement présents à la conscience. Seulement une fraction est impressionnellement donnée à chaque instant, les autres demeurent dans le passé récent ou dans la dimension de ce qui va venir: «il est évident que la perception d'un objet temporel comporte elle-même de la temporalité, que la perception de la durée présuppose elle-même une durée de la perception, que la perception d'une forme temporelle quelconque possède elle-même une forme temporelle»56. Le sujet s' appréhende toujours comme excédant le présent, penché vers le présent passé (qui n'est plus) et le présent-à-venir (qui n'est pas encore). Mais c'est dans la présence du passé que Husserl voit le mode fondamental de cette présence de l'absence. Le fond d'absence à partir duquel émerge la conscience en tant que présence de la conscience à elle-même coïncide avec son propre passé, ce qui fait qu'elle s' appréhende après coup. Le présent de la conscience est accompagné de rétentions, et, si elle est la saisie du maintenant d'un objet, elle s'appréhende comme action seulement parce que cette action est retenue dans un présent qui devient passé.

54 Ibid., p. 241. 55 E. Husserl, Leçons, op. cit., p. 54. 56

Ibid., p. 36.

LE TEMPS, CETTE ALTÉRITÉ INTIME

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Husserl oppose à "l'instantanéité" de la conscience une conscience temporalisée. Pour la comprendre, il faut se déprendre de l'idée que d'intuition d'un laps de temps a lieu dans un présent, en un instant» 57 . La thématique du temps réapparaît dans la Quatrième Méditation lorsque l'ego est conçu comme se constituant tout au long d'une histoire grâce à un processus jamais achevé de décisions prises et retenues qui modifient et en même temps donnent cohérence au moi: «avec tout acte qu'il effectue et qui a un sens objectif nouveau, le moi( ... ) acquiert une propriété permanente nouvelle. Si je me décide, par exemple, pour la première fois, dans un acte de jugement, pour l'existence d'un être et pour telle ou telle autre détermination de cet être, cet acte passe, mais je suis et je reste désormais un moi qui s'est décidé de telle ou de telle autre manièm> 58 . La notion d'habitus joue ici un rôle très important car elle met en lumière le caractère "stratifié" del' ego. Les habitus donnent au moi une cohérence grâce à la possibilité de se reconnaître dans les décisions prises, et la possibilité d'y revenir. Non seulement le moi est décrit comme le pôle identique de la multiplicité des actes et des cogüationes, il est, en outre, le moi des habitus en ce qu'il constitue son propre caractère par sa capacité de retenir ses prises de positions . .Lautre fonction de la théorie de l'habitus est celle d'apprivoiser l'altérité du monde et donc de pouvoir y séjourner. .Lego habite le monde et ne se laisse pas accabler par son altérité - grâce à sa fréquentation habituelle qui le lui rend familier. .Lhabitus témoigne précisément du travail jamais achevé d'assomption en soi de l'altérité du monde. Cette notion témoigne à la fois d'une reconnaissance de l'altérité du monde et d'un besoin de l'apprivoiser. Les habitus garantissent un rapport de familiarité avec le monde, ils permettent en effet de neutraliser son étrangeté et de l'adjoindre à la vie de l'ego.

Le temps de la trace Le concept de trace est aussi un concept de temps. Il permet à Lévinas de mettre en question la conception temporelle de Husserl, qui implique

57

5S

Ibid., p. 33. E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 115.

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la possibilité de parvenir au passé conçu sous la forme d'une présence modifiée, à savoir comme un présent-passé. Le temps "toujours déjà là'' de la trace ne peut pas être remémoré, parce qu'il ne garde pas en soi un passéprésent dont on peut se souvenir et qu'on peut représenter. Penser la trace signifie accéder à un passé qui précède la mémoire car il échappe au souvenir. Le souvenir naît toujours de l'expérience de la vie qu'un sujet a acquise ou des convictions assumées par une communauté de sujets à travers le cours de l'histoire. En décrivant la structure du ressouvenir comme appartenant à la classe des vécus intentionnels que Husserl appelle des actes de re-présentation, Rudolf Bernet souligne son caractère reproductif: «Dans un acte de re-souvenir, je me penche présentement sur un vécu passé que je ressuscite en le rendant présent à nouveau sans oublier pour autant qu'il appartient à un présent passé. Je revis maintenant ce que j'ai déjà vécu dans le passé et je vis ainsi simultanément dans deux présents qui restent cependant séparés par une certaine distance temporelle»5 9 . Le passé peut donc être volontairement retrouvé dans l'acte présent du souvenir. Par cet acte le sujet retrouve l'identité de l'objet et sa propre identité, malgré la modification continue apportée par le temps. Or le passé de la trace, passé absolu, n'est pas représentable, il est irréductible à cette linéarité chronologique qui lie présent, passé, futur. Le passé, dans la trace, est conçu comme l'acte même de passer ou plus précisément comme ce qui reste juste après le passage. Pour cette raison la trace ne peut pas être conçue comme une réserve où le passé serait gardé. La trace représente un temps qui ne se laisse pas expliquer selon un modèle linéaire. En effet, l'idée d'un passé absolu empêche toute possibilité de parcourir à rebours le flux temporel. Mais parce qu'elle diffère toujours d'elle-même, la trace met aussi en question l'idée du présent, celui-ci étant toujours écarté de soi. I..:idée de trace implique ainsi une autre conception du présent qui se déprend de l'illusion qu'il puisse se donner comme tel. La trace se donne tout en demeurant en retrait, elle est le signe d'un passé venu d'ailleurs, dans lequel toute origine est perdue. Le passé absolu et la disparition de l'origine se font écho dans l'impossibilité de penser la trace à partir d'un présent qui en serait l'origine.

59 R. Bernet, La vie du sujet, op. cit., p. 246.

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Mais on ne peut pas vraiment comprendre l'importance que Lévinas accorde à l'idée de trace sans réfléchir sur la valeur éthique qui surgit d'un "passé irréductible au présent". En effet, ce passé, qui rompt avec le flux temporel husserlien, revient à maintes reprises dans le contexte de la responsabilité pour autrui. Selon Lévinas, il y a conscience «dans la mesure où l'impression sensible diffère d'elle-même sans différer; elle diffère sans différer, autre dans l'identité» 60 . Cette différence dans l'identité, cette altération toujours neutralisée, cette modification qui n'est pas un changement, coïncide pour Lévinas avec la protention et la rétention. Dans la rétention, le passé de l'impression subit des modifications, vieillit sans jamais changer d'identité. Ainsi Lévinas explique le temps de la conscience comme un temps toujours récupérable. Par contre, le temps de la trace en tant que signe d'un passé toujours déjà là, immémorial, ouvre au temps de l'éthique, où le moi est impliqué dans un passé qui se soustrait à toute réminiscence. Lévinas écrit dans "Diachronie et représentation" que le sens de ce passé immémorial m'ouvre à l'autre et à son passé - inconnu à mes yeux - qui me concerne. Responsabilité qui se délie de la conscience, responsabilité qui répond à l'appel d'un «passé irréductible à un présent qu'il eût été» 61 . Le passé d'autrui s'impose à moi comme un ordre que je ne peux pas assumer, parce que «l'assujettissement précède, dans cette proximité du visage, la décision raisonnée d'assumer l'ordre qu'il porte» 62 .

L'impensé de la trace La dimension éthique de la trace la rend d'autant plus complexe. La double position que Derrida adopte vis-à-vis de cette notion est particulièrement significative. Dans De la Grammatologie Derrida l'utilise pour mettre en question la conception husserlienne. La trace déconstruit la simplicité du présent et la "dialectique" de protention et rétention qui présuppose la conception du temps comme flux. Le passé de la trace échap-

60

E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 41. E. Lévinas, "Diachronie et représentation", in Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre, op. cit., p. 189. 62 Ibid., p. 190. 61

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pe au pouvoir du souvenir, et le temps qu'elle implique met en lumière la passivité du sujet, son impossibilité de "réveiller" un passé à une présence. Non seulement dans le passé immémorial de la trace aucune présence n'est gardée, c'est l'idée même d'origine qui est mise en question. Car si elle présuppose la possibilité de parcourir à rebours le flux temporel, la temporalité de la trace y demeure irréductible. Partant de cette idée de trace Derrida affirme quel' origine ne peut être reconstituée qu'après coup: «La trace n'est pas seulement la disparition de l'origine, elle veut dire ici (... ) que l'origine n'a même pas disparu, qu'elle n'a jamais été constituée qu'en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi l'origine de l'origine» 63. Déconstruire la simplicité de la présence par le biais de la trace signifie aussi échapper à une conception temporelle où une absence - celle qui apparaît dans l'idée de rétention et protention - s'installe au cœur de la présence. Dans ce cas, en effet, malgré la complexité propre de la "dialectique" de protention et rétention, l'homogénéité et l'idée d'un flux temporel ne sont guère mises en question. Derrida oppose la trace à la dialectique d'un présent-passé et d'un présent-futur qui «constituent originairement, en la divisant, la forme du présent vivant» 64 . Peut-on effectivement penser un passé qui ne soit pas vécu (ou revécu) dans le présent? Derrida dans De la Grammatologie évoque la possibilité, mais pour la nier - en tout cas pour la mettre profondément en question -dans "Violence et métaphysique", publié la même année. Mais avant de passer à la critique dérridienne de la trace, il faut suivre sa conception du temps. Pensé à partir de la trace, dans De la Grammatologie il semble excéder la linéarité du flux temporel husserlien où le maintenant B est constitué par la rétention du maintenant A et par la protention du maintenant C. La conception husserlienne du temps exclut la possibilité que «par un effet de retardement inadmissible pour la conscience, une expérience soit déterminée, dans son présent même, par un présent qui ne l'aurait pas précédée immédiatement, mais lui serait très largement "antérieur"»65.

63 ]. Derrida, De 64 Ibid., p. 98. 65

Ibid., p. 98.

la Grammatologie, op. cit., p. 90.

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"Violence et métaphysique" présente un autre point de vue sur l'idée de trace et sur la conception du temps chez Husserl. Ici Derrida, grâce à une opération opposée à celle développée dans La Grammatologie, défend la pensée husserlienne contre la critique lévinassienne. Derrida met en question la possibilité de penser un passé autrement que comme un présentpassé. C'est seulement dans le présent, dit-il, que l'altérité temporelle peut paraître comme telle: «Seule l'unité actuelle de mon présent vivant permet à d'autres présents (à d'autres origines absolues) d'apparaître comme telles dans ce qu'on appelle la mémoire ou l'anticipation» 66 . Derrida revient donc sur la possibilité de concevoir une altérité temporelle - celle du passé absolu de la trace - qui échappe à la sphère d'un présent-vivant. Dans De la Grammatologi-e, le fait de concevoir le présent vivant comme étant constitué par mémoire et anticipation, ne signifiait pas pour Derrida reconnaître l'altérité impliquée dans le présent vivant, puisqu'une telle possibilité supposait une conception linéaire du temps dont il voulait alors se libérer. Au contraire, dans "Violence et métaphysique" l'unité actuelle du présent vivant, unité non simple mais composée et non-identique à soi, est présentée comme une sorte de concept-limite indépassable. Ce qui ressort de la double position de Derrida c'est l'ambiguïté du concept lévinassien de trace, concept qui naît d'un dialogue, d'une opposition et parfois aussi d'une interprétation discutable du texte husserlien.

De l' absolument passé à l'avenir inassumable La réflexion lévinassienne sur le temps, ainsi que le dialogue avec Husserl, ne se limite pas à la thématique de la trace. Tout comme pour Husserl, pour Lévinas le temps est non-coïncidence et diachronie. Et comme Husserl, Lévinas voit une analogie entre la transcendance temporelle et l'altérité de l'autre. Pourtant, ces similitudes ne sauraient cacher des différences radicales entre les deux penseurs. Dans Le temps et l'autre, le temps est conçu par Lévinas comme relation à l'autre, tellement irréductible au moi qu'il ne devient pas même objet d'expérience et surtout pas de corn-

66

J.

Derrida, "Violence et métaphysique'', in L'écriture et la différence, op. cit., p. 194.

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préhension. Le temps ouvre à une relation qui demeure toujours dans l'espace de la non-coïncidence. Jamais conçu comme flux, le temps est l'altérité radicale qui, comme autrui, fait face au sujet et apparaît avec la violence d'un choc qui brise le «tic tac» des instants monotones. Dans ce livre, contrairement à "La trace de l'autre", le temps est décrit surtout dans la dimension de l'avenir, conçu comme possibilité toujours ouverte à l'événement d'une altérité inassumable. I..:avenir, qui garde en soi la possibilité de la mort, enlève toute possibilité d'anticipation ou d'attente: «quand on enlève au présent toute anticipation, l'avenir perd toute conaturalité avec le présent. Il n'est pas enfoui au sein d'une éternité préexistante, où nous viendrions le prendre. Il est absolument autre et nouveau» 67. Lévinas essaie de penser passé et futur en dehors de la dialectique entre rétention et protention. Mais, si cette opération sort d'une conception linéaire du temps, est-ce qu'elle permet aussi de concevoir le "présentvivant" en tant que «identité à soi de la non identité à soi» 68 ? Autrement dit, le temps conçu comme altérité absolue par rapport au moi, n'est-il pas aussi une façon d'extérioriser l'altérité temporelle, donc de l'évacuer du moi, plus précisément du processus de sa constitution? Si le passé, conçu par Lévinas à partir de la trace, est l' absolument passé et si le futur est l'avenir inassumable, le présent demeure isolé. Certes, il est ouvert à la possibilité qu'un "maintenant x'', prenne la place d'un "maintenant à' (rétention) et que «par un effet de retardement inadmissible pour la conscience, une expérience soit déterminée, dans son présent même, par un présent qui ne l'aurait pas précédée immédiatement mais lui serait très largement "antérieur"» 69 . Pourtant, cette possibilité semble effectivement exclure un enchevêtrement entre différentes dimensions temporelles (passé et futur) au sein du présent. I..:altérité temporelle donnée par autrui ne semble pas être l'altérité temporelle qui constitue le moi dans l'unité d'une histoire évoquée par Husserl dans la Quatrième Méditation. En général, chez Husserl il n'y a pas l'idée d'une interruption ou d'un recommencement radical, car toute modification trouve son lieu dans la conscience qui est toujours tempo-

67

E. Lévinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 71.

68 ]. Derrida, "Violence et métaphysique", in L'écriture et la différence, op. cit., p. 194. 69 ]. Derrida, De la Grammatologie, op. cit., p. 98.

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relle. Le flux temporel est nécessaire pour constituer l'ego, et en même temps l'ego est indispensable pour constituer le temps. Temps et conscience ne sont pas extérieurs l'un à l'autre, la temporalité des choses est corrélative à celle de la conscience, corrélation possible par l'intentionnalité de la conscience. Chez Lévinas, la non-coïncidence du temps provoque une interruption, rendant ainsi possible une nouvelle naissance. Il s'agit d'un recommencement qui se produit- comme par un acte de relève - au sein de l'instant même. Un tel recommencement n'implique pas un oubli ou une annulation du passé: il présuppose le "pardon" ou la "purification" du passé, car «le pardon agit sur le passé, répète en quelque manière l'événement en le purifiant»70. Le passé pardonné est conservé dans le présent purifié. La non-coïncidence du temps ne désigne pas chez Lévinas le non-recouvrement du constituant et du constitué, mais une nouvelle naissance, une relation à un autre qui ne se laisse pas assimiler par l' expérience71 . Chez Husserl ce qui empêche de penser le temps à-venir comme nouvelle naissance, comme ce qui est absolument autre et trouve son origine dans la purification du passé, est l'idée de rétention du passé immédiat dans le présent et de protention de l'à-venir proche. Mais aussi une certaine idée d'héritage, introduite par Husserl lorsqu'il parle de la modification impliquée dans la rétention: «chaque rétention est elle-même modification continue, qui porte en elle pour ainsi dire, dans la forme d'une suite de dégradés, l'héritage du passé>l2 . Héritage transmis à travers un processus ininterrompu de modifications produites par des rétentions plus récentes qui viennent se greffer sur les rétentions plus anciennes, il empêche cependant de penser qu'une ancienne rétention soit "purifiée" par une nouvelle, car chaque maintenant "retient" du moment initial ne serait-ce que l'ombre d'un souvenir lointain. Ce processus exclut toute idée de purification du passé car celui-ci est retenu dans le présent comme un héritage, c'est-à-dire assumé et relié au présent. Ainsi aucune modification ne peut

70

E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 259. Le recommencement par excellence, nous y reviendrons, trouve son lieu symbolique dans le fils. 72 E. Husserl, Leçons, op. cit., p. 44. 71

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être conçue comme une brisure ou comme un renouvellement radical par rapport au passé ou par rapport à un point initial.

La purification du passé: l'avenir comme nouveau commencement Soustrait à toute attitude d'attente, irréductible à la dimension de la protention, pour Lévinas l'avenir par excellence est la mort. L'étrangeté de cet événement enlève au sujet toute initiative en lui donnant la passivité qui transforme sa virilité en irresponsabilité, celle de «la secousse enfantine du sanglot>/ 3. Ainsi conçu, l'avenir tranche sur toute anticipation, brise tout lien entre le présent et le futur: «il y a un abîme entre le présent et la mort, entre le moi et l'altérité du mystère>/ 4. C'est à partir du constat de cet abîme que Lévinas parle de la possibilité, la seule, d'avoir avec l'altérité de l'événement une relation qui permet de vaincre la mort, peutêtre de remplir l'abîme entre le présent et l'étrangeté de l'avenir. Cette possibilité est le rapport à autrui, conçu par Lévinas comme un rapport à une altérité "pleine d'étrangeté" qui, contrairement à la mort, permet d'avoir avec l'événement de l'altérité une relation encore personnelle. Un rapport avec l'altérité qui préserve cependant la personnalité. Seul le face-à-face avec autrui permet d'entretenir cette étrange relation. En ce sens la relation avec autrui représente une victoire sur la mort, car elle est l'image d'un rapport avec l'altérité qui n'est pas pour autant la perte du moi. Le temps chez Husserl et chez Lévinas est conçu comme une noncoïncidence. Tous les deux soulignent une analogie entre la transcendance temporelle et celle d'autrui. Mais les similitudes s'arrêtent là. Pour Husserl le temps n'est pas une altérité absolue car il n'est pas concevable comme extérieur par rapport à la conscience. Conçue comme temporalisée, celleci échappe à l'enfermement de l'instant présent et se constitue comme extension, enveloppant en elle-même l'absence de ce qui n'est pas actuellement présent, c'est-à-dire le passé et le futur. Pour Lévinas le temps est !'absolument autre par rapport au moi. Il est, écrit-il dans De l'existence à l'existant, donné par autrui: «L'altérité abso-

73 E. Lévinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 60. 74 Ibid., p. 73.

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lue de l'autre instant( ... ) ne peut pas se trouver dans le sujet qui est définitivement lui-même. Cette altérité ne me vient que d'autrui (... ) Si le temps est constitué par ma relation avec autrui, il est extérieur à mon instant» 75 . Pour Lévinas, le futur n'est jamais conçu comme protention effectuée dans la constitution d'un objet temporel au cours d'une perception. Le futur est l'avenir. Dénoué de sa relation avec le présent, il est ce qui n'est pas saisi, ce qui s'empare du moi. I..:avenir bouleverse le moi comme un choc, il est discontinuité et donc possibilité d'un tout nouveau commencement. Au lieu d'une continuité temporelle qui implique toujours du discontinu et de la modification, la temporalité de Lévinas est faite de coupures radicales et définitives. C'est à ce prix quel' on peut penser l'avenir comme un recommencement absolu rendu possible par la "purification du passé": «Un instant ne sort pas de l'autre sans interruption, par une extase. Linstant dans sa continuation - trouve une mort et ressuscite. Mort et résurrection constituent le temps. Mais une telle structure formelle suppose la relation de Moi à Autrui et, à sa base, la fécondité à travers le discontinu qui constitue le temps» 76 . Ce qui caractérise la conception du temps chez Lévinas et qui la distingue profondément de Husserl c'est l'idée de fécondité. Elle n'indique pas seulement l'idée de coupure par rapport à ce qu'il y avait avant, mais aussi de recommencement radical. I..:idée de fécondité conduit à celle de la paternité. Elle définit une situation où le moi se rapporte à l'altérité sans se dissoudre pour autant, où le moi devient autre que soi: «La paternité est la relation avec un étranger qui, tout en étant autrui, est moi; la relation du moi avec un moi-même, qui est cependant étranger à moi» 77 . Lévinas reconnaît que l'explication du temps par les images de paternité, de fécondité et de fils ne procède pas «d'une façon phénoménologique>>78. Si c'est autrui qui me donne le temps, est-ce qu'on peut penser, avec Lévinas, une dimension intersubjective de la temporalité? Pour Husserl, l'autre ego ne peut pas me donner le temps car il est, comme moi, temporel. Pour lui comme pour moi, le temps est à la fois subi et déployé.

75 76

E. Lévinas, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 160. E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 261. 77 E. Lévinas, Le temps et l'autre, op. cit., p. 85 . 78 Ibid., p. 87.

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Dans Husserliana XV, Husserl écrit que la subjectivité est essentiellement intersubjective parce qu'elle est temporelle: «Nous avons en tout ego la synthèse intersubjective qui se présente en lui, et chacun peut trouver et décrire !'intersubjectivité elle-même comme étant pure. Chacun dans son présent immanent trouve cette intersubjectivité dans le recouvrement de son présent avec le présent de tout autre, et incluse dans le présent en tant que ce présent est intersubjectif>>79 . Quelques pages plus loin, Husserl affirme que c'est justement parce qu'il y a une forme unitaire du temps, recueillant toutes les monades (chacune ayant son propre temps), que l'autre ego est apprésenté à l'ego. À l'intérieur du temps del' ego trouve place l'intentionnalité de son passé et de son futur, ainsi que la perception du vécu des autres ego. La non-coïncidenc e temporelle avec moi-même, aussi bien que la non-coïncidenc e éprouvée dans le rapport avec l'autre, présupposent une co-présence originaire. Dans le premier cas il s'agit d'une communauté de conscience avec le moi passé, dans le second cas d'une coprésence originaire de l'autre: «À l'intérieur de son temps primordial rempli, toute monade a aussi des vécus empathiques, par quoi passe de part en part la constitution des co-temporalités , des monades étrangères» 80 . La subjectivité, incompréhensi ble en dehors du flux temporel, est constitutionnellement ouverte à la dimension intersubjective. Chez Lévinas cette idée de temporalité intersubjective n'existe pas, car c'est autrui qui me donne et qui m'ouvre au temps. Et le temps peut libérer le moi de son "être rivé à soi-même" seulement s'il lui demeure extérieur. La temporalité, la vraie temporalité doit échapper à l'emprise du souvenir, échapper aussi au sentiment de regret pour les occasions perdues, afin de s'ouvrir à l'infini de l'avenir.

79 E. Husserl, Autour des Méditations cartésiennes, op. cit., p. 66. so Ibid., p. 74.

INTENTIONNALITÉ ET CONSCIENCE NON INTENTIONNELLE C'est à partir de la notion husserlienne d'intentionnalité que Lévinas voit la possibilité de penser autrement le rapport entre le même et l' autre 81 . Pourtant, son parcours postérieur à Totalité et Infini le conduit à un progressif éloignement de la notion d'intentionnalité. Sa conception du rapport à autrui et du moi en sera radicalement affectée. Craig R. Vasey souligne que «finalement la raison de cet abandon réside dans le développement de sa pensée de la subjectivité et du rôle de l'Autre dans l'identité du Même, ou du Moi» 82 . Selon Vasey, dans Totalité et Infini, Lévinas met en jeu l'intentionnalité de la jouissance, une intentionnalité non-objectivante qui, à la différence de l'intentionnalité de la représentation, ne constitue pas ses objets mais les assume dans le vivre-de. Lintentionnalité de la jouissance, telle qu'elle apparaît dans la seconde partie de Totalité et Infini, donne lieu à une relation dans laquelle le moi (Même), qui se rapporte à l'autre, se laisse déterminer par lui, ce qui témoigne que l'autre occupe dans cette relation une place première. Pourtant, l'intentionnalité de la jouissance décrit toujours une relation qui se fonde sur un moi (Même), même si ce moi est déterminé par l'altérité à laquelle il se rapporte. C'est précisément la possibilité de penser un moi déjà là avant l'as-

81 Pour le développement de la notion d'intentionnalité chez Lévinas voir en particulier l'article de Craig R. Vasey, "Le problème de l'intentionnalité dans la philosophie de E. Lévinas", in Revue de métaphysique et de morale, n° 2, 1980, et J. Rolland, "Les aventures de l'intentionnalité", in Parcours de !'autrement, Paris, PUF, 2000. Dans ce chapitre on choisira essentiellement des textes d'avant Totalité et Infini. 82 Craig. R. Vasey, "Le problème de l'intentionnalité dans la philosophie de E. Lévinas", op. cit., p. 234.

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signation d'autrui que Lévinas réfutera dans les textes postérieurs à Totalité et Infini. Vasey observe que dans Autrement qu'être, texte qui montre clairement cette mise en question, «Lévinas parle de la constitution de l'identité du sujet dans la proximité à travers l'approche de l'autre (autrui) qui m'assigne comme moi venant à moi. Le moi n'existe pas comme un moi avant l'exposition à Autrui» 83. I.:idée lévinassienne de «proximité de l'autre» est à l'opposé de l'intentionnalité. Cette idée, centrale dans Autrement qu'être, apparaît déjà dans le dernier essai de En découvrant l'existence, intitulé "Langage et proximité". Si l'intentionnalit é de la jouissance, dans laquelle il n'y a pas constitution d'objet, s'instaure dans le temps du Même, la «proximité de l'autre» consacre l'impossibilité, pour le moi, de se poser comme identité autour de laquelle l'altérité pourrait se confirmer. Donc, si dans Totalité et Infini le moi, conçu comme une synchronie égoïste, était dérangé par l'arrivée de l'autre, dans Autrement quëtre le moi n'a plus l'espace et le temps pour se constituer d'abord comme égoïsme originaire, car il est dès le début privé de sa propre intériorité. En effet, l'identité du sujet est pensée à partir de la proximité de l'autre, qui assigne le moi à soi. Cette diachronie s' oppose à la synchronie du même: «c'est cette diachronie, le fait d'être "élu" sans pouvoir assumer l'élection, qui empêche que l'un se rejoigne et s'identifie, comme une substance, contemporaine d'elle-même, comme un moi transcendantal» 84 . La prise de distance par rapport à l'intentionnalit é se fait sur un terrain et dans des termes essentiellement éthiques. En effet, la «proximité à l'autre» est décrite par Lévinas comme une réponse à autrui et pour autrui, une réponse qui implique déjà une responsabilité, et cette responsabilité envers autrui identifie le moi. Dans Autrement qu'être, Lévinas écrit: «J'y suis un et irremplaçable - un en tant qu'irremplaçable dans la responsabilité»85. Mais Lévinas n'en manifeste pas moins dès ses premiers écrits une ambivalence foncière à l'égard de ce concept, attitude toujours partagée entre la proximité et la distance. C'est précisément ce rapport de proximité

83 84

Ibid., p. 234 (c'est moi qui souligne). Ibid., p. 234. 85 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 131.

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et de distance, présent jusqu'à Totalité et Infini, qui importe ici. Bien que Lévinas voit dans l'intentionnalité husserlienne la possibilité de dépasser un rapport avec autrui qui l'absorbe dans la représentation du moi, il y devine l'échec de toute possibilité d'une rencontre véritable. De fait, il n'y a pas éloignement progressif avant Totalité et Infini. Dès sa thèse de 1930, Lévinas semble hésiter: d'un côté, il interprète l'intentionnalité comme ce qui «fait la subjectivité même du sujet», un sujet qui s'identifie dans l'acte même de «se transcender». De l'autre côté, il met en évidence, dans l'intentionnalité husserlienne, le primat de la théorie qui est, dit-il, «la forme de l'intentionnalité qui assure le fondement de toutes les autres» 86 . Et il affirme également qu'il prendra ses distances par rapport à cet aspect de l'intentionnalité. En effet, la représentation, qui est la base de tous les actes de conscience, est vue par Lévinas comme ce qui compromet l'historicité de la conscience et confère à l'intuition un caractère intellectualiste. Labsence d'historicité, que Lévinas constate chez Husserl, reflète à son avis «l'esprit général» de sa pensée, qui ne fait pas de l'historicité de la conscience son élément constitutif.

Intentionnalité et transcendance Dans les textes consacrés à Husserl et recueillis dans En découvrant l'existence, l'intentionnalité est souvent interprétée comme l'expérience de l'extériorité propre au je transcendantal. Dans ''Lœuvre d'Edmond Husserl", texte de 1940, Lévinas soutient que l'intentionnalité permet de penser la conscience comme conscience-de, comme foncièrement vouée à l'extérieur: «Le pensé est idéalement présent dans la pensée. Cette manière pour la pensée de contenir idéalement autre chose qu'elle - constitue l'intentionalité»87. Lintentionnalité, poursuit Lévinas, n'exprime surtout pas le fait que quelque chose d'extérieur entre en relation avec la conscience. Il faut plutôt la penser comme «l'acte de prêter un sens (la Sinngebung). Lextério-

86

E. Lévinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, p. 86. E. Lévinas, 'Tœuvre d'Edmond Husserl", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 22. 87

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rité de l'objet représente l'extériorité même de ce qui est pensé par rapport à la pensée qui le vise. Lobjet constitue ainsi un moment inéluctable du phénomène même du sens» 88 . Lobjet apparaît comme déterminé par la pensée, laquelle a un sens précisément parce qu'elle contient idéalement en soi autre chose qu'elle. Et c'est bien à partir de cette notion de sens, et non pas de la notion d'objet, que Husserl, aux yeux de Lévinas, élabore sa propre conception de la transcendance, transcendance qui permet de dépasser la relation sujet-objet: «La notion de transcendance est trop vague et trop générale pour décrire l'objectivité del' objet visé par l'intention»89. Dans ce texte de 1940 apparaît clairement le rapport équivoque que Lévinas entretient avec la notion d'intentionnalité. Lévinas reconnaît certes que l'intentionnalité husserlienne est plus profonde que la simple relation sujet-objet, car elle montre que l'objet ne coïncide jamais avec la façon dont le sujet le pense. Elle permet de restituer et de reconnaître «tous les horizons» de l'objet, mais aussi la pensée comme étant toujours liée à l'implicite, d'où le fait qu'elle pense toujours «plus de "choses" qu'à l' objet où elle se fixe». Dès lors, le processus d'identification de l'objet apparaît comme toujours en train de se faire, toujours inachevé. D'autre part, selon Lévinas la théorie husserlienne de l'intentionnalité prévoit que ce processus d'identification finit par s'achever ou se figer, en fin de compte, dans l'évidence, dans la présence del' objet devant la conscience, car «l' évidence réalise en quelque manière les aspirations de l'identification» 90 . La raison de cette fixation du sens de l'objet Lévinas la trouve dans le fait que, chez Husserl, à la base de toute intentionnalité il y a la représentation.

!;intentionnalité:

la mise en lumière du drame de la constitution de l'objet Dans "La ruine de la représentation'', de 1959, Lévinas affirme que l'intentionnalité signifie que la conscience est toujours conscience-de. La conscience serait donc complètement dépourvue de sens sans la rencontre

88 89

90

Ibid., p. 22. Ibid., p. 25. Ibid., p. 24.

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avec le monde, tandis que «tout objet appelle et comme suscite la conscience par laquelle son être resplendit et, par la-même, apparaît» 91 . Mais Lévinas ajoute aussi que l'analyse intentionnelle ouvre «de nouvelles possibilités de philosopher» 92 . A partir de Husserl, la conscience est devenue tributaire «d'une vie anonyme et obscure» et «des paysages oubliés» qu'il faut restituer à l'objet. Dès lors il devient possible de penser que la conscience porte en elle les horizons de ses implications, comme le révèle l'analyse intentionnelle. Elle se trouve synthétisée dans le paragraphe 20 de la Deuxième Méditation: «Lanalyse intentionnelle se laisse guider par une évidence fondamentale: tout cogito, en tant que conscience, est, en un sens très large, "signification" de la chose qu'il vise, mais cette "signification'' dépasse à tout instant ce qui, à l'instant même, est donné comme "explicitement visé". Il le dépasse, c'est-à-dire qu'il est gros d'un "plus" qui s'étend au-delà» 93 . Aux yeux de Lévinas cette définition a des conséquences très importantes pour la philosophie, dont, surtout, l'impossibilité de l'identifier à l'idée d'«absorption» de l'«Autre» par le «Même» ou au mouvement qui déduit tout «Autre» à partir du «Même». C'est précisément cette impossibilité qui ouvre la philosophie «à des nouvelles possibilités», à savoir la possibilité de penser autrement la relation entre le Même et l'Autre. Pour Lévinas, cette démarche va au-delà du réalisme et de l'idéalisme car, si la pensée est elle-même hors d'elle-même, l'être ne trouve sa place ni dans la pensée, ni hors de la pensée. C'est précisément dans cette extériorisation propre à la conscience, dans sa coïncidence avec l'acte de donner un sens, que Lévinas entrevoit la possibilité d'une «relation avec l'autre qui ne sera ni une limitation intolérable du pensant, ni une simple absorption de cet autre dans un moi, sous forme de contenu» 94 . Cette nouvelle possibilité de se rapporter à l'autre en le laissant être, être autre précisément, surgit à partir de la pensée husserlienne. Aux yeux de Lévinas, dans la phénoménologie husserlienne, l'activité de la représentation «totalitaire et totalisan-

91

E. Lévinas, "La ruine de la représentation", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 134. 92 Ibid., p. 127. 93 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 86. 94 E. Lévinas, "La ruine de la représentation", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 135.

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se trouve dépassée de par sa propre intention, et la pensée se reconnaît comme enracinée dans des horizons qu'elle n'a pas choisis, qu'elle ne connaît pas, mais dont elle se nourrit. Si, pour Lévinas, la philosophie précédant Husserl «tendait à la sagesse comme à l'instant de pleine possession de soi où rien d'étranger, rien d'autre ne vient plus limiter l'identification glorieuse du Même dans la pensée»95, avec Husserl la vérité et le monde ne sont plus figés dans l'éternité de l'instant. L altérité n'est plus neutralisée dans la représentation du Même. La nouveauté apportée par Husserl, comme Lévinas le dit, est la prise de conscience du fait que «la pensée dirigée sur l'objet dans toute la sincérité de son intention, ne touche pas l'être dans sa sincérité naïve, pense plus qu'elle ne pense et autrement qu'elle ne pense actuellement et, dans ce sens, n'est pas à elle-même immanente, même si, par son regard, elle tient "en chair et en os" l'objet qu'elle vise!»96. l'.intentionnalité permet donc de prendre conscience des horizons cachés et du sens impliqué dans toute relation avec l'altérité, autrement dit l'objet connu échappe toujours à la volonté subjective de le tenir. Ni le sujet ni l' objet n'épuisent leurs sens dans le présent, et cette profondeur qui rend, pour ainsi dire, opaque la transparence présumée de l'actuel est précisément la ruine de la représentation. Représentation qui trouve son espace dans l'ignorance du temps et des horizons implicites qui constituent la dimension où seule s'accomplit la rencontre entre une conscience et l'altérité qui lui fait face. La relation classique entre sujet et objet, dit Lévinas, vit de l'exclusion du sens implicite, elle «est toute consciente. Malgré le temps qu'elle peut durer, cette relation recommence éternellement ce présent transparent et actuel et demeure, au sens étymologique du terme re-présentation» 97 . À cette te>>

relation «naïve» Lévinas oppose l'intentionnalité, car celle-ci n'ignore pas le «drame» sous-jacent à la constitution d'un objet. Au contraire, l'analyse de ce «drame» conduit à prendre conscience du fait que «l'objet de notre vie théorétique n'est qu'un fragment d'un monde qu'il dissimule» 98 .

95 96

Ibid., pp. 134-5. Ibid., p. 135. 97 Ibid., p. 130. 9S E. Lévinas, "Technique phénoménologique", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 116.

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C'est à partir de cette "conscience décentrée" où l'autre ne constitue pas une limite ni quelque chose de déductible par le moi sous forme de représentation, que, aux yeux de Lévinas, une Sinngebung éthique «respectueuse de l'Autre», devient possible. Dans la mise en question de la relation sujet-objet opérée par l'idée de l'intentionnalit é, dans la découverte des horizons insoupçonnés dont la pensée se découvre tributaire, Lévinas entrevoit déjà le commencemen t d'une relation éthique. Cette relation trouve son noyau conceptuel dans l'idée d'une conscience transcendante, essentiellement «acte et transitivité», qui n'est conscience qu'en tant que «conscience-de», qui est donc écart par rapport à soi, fenêtre sur l'extérieur. Il est impossible, pour Lévinas, de réduire la phénoménolog ie intentionnelle à une pensée de l'adéquation entre noèse et noème, car elle se fonde sur l'idée d'un dépassement del' intentum dans l' intentio. Cette fuite ou cette irréductibilité de l'altérité à la pensée, que Lévinas reconnaît chez Husserl, annonce déjà sa propre réflexion sur l'extériorité qui deviendra centrale dans Totalité et Infini.

Intentionnalit é objective et intentionnalit é de la sensibilité Dans "Intentionnalit é et métaphysique" , également repris dans En découvrant l'existence, Lévinas poursuit son dialogue avec Husserl en revenant encore une fois sur le concept d'intentionnali té. Mais ici sa lecture diverge de l'interprétation qu'il en donne dans "La ruine de la représentation". Désormais, Lévinas reconnaît chez Husserl deux types d'intentionnalité, et il oppose l'une à l'autre. Il critique l'intentionnalit é objective, tout en acceptant, voire en radicalisant l'intentionnalit é de la sensibilité. Si Lévinas critique, dans l'intentionnalit é objective, «une certaine égalité» entre l'expérience d'un objet et la pensée qui le vise, il reconnaît toutefois qu'il existe, chez Husserl, «une autre façon d'interpréter ce mouvement qui, sans viser un objet, ne consiste pas, pour le sujet, à marquer le pas dans son intériorité. Ce mouvement se produit dans la fonction transcendantale de la sensibilité» 99 . Dans l'analyse de l'intentionnalit é objecti-

99 E. Lévinas, "Intentionnalité et métaphysique", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 139.

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ve, poursuit Lévinas, Husserl a montré que l'expérience d'un objet accomplit la pensée qui le vise, pensée qui est conçue comme une entité immobile qui reflète en soi le monde. Par contre, le sensible, est donné avant qu'il ne soit cherché, le sujet y baigne avant de le viser. Mais l'intentionnalité du sensible ne consiste pas uniquement, pour le sentant, à s'engager dans le sensible dans lequel il est impliqué au lieu de le contempler. Le sensible est pour Husserl kinesthésique, les organes de sens qui embrassent le sensible étant en mouvement. Lévinas voit dans les kinesthèses, sensations des mouvements du corps, le fondement ultime et profond de la subjectivité, le point zéro à partir duquel «se constituent le mouvement des choses, leurs lieux et l'espace» 100 . Dans la structure transitive de la kinesthèse, là où la sensation coïncide avec l'acte même, l'intentionnalité échappe à la représentation, au mouvement qui résorbe l'autre dans le moi. Françoise Dastur note que «c'est cette intentionnalité corporelle qui paraît à Lévinas constituer l'intentionnalité au sens fort, dans laquelle il voit une transitivité, une véritable transcendance qui advient comme union de l'âme et du corps. Contrairement, en effet, à l'acte représentatif par lequel c'est le moi qui reste en lui-même et absorbe l'autre, qui s'avère ainsi parfaitement adéquat au moi, dans l'intentionnalité transitive de l'incarnation, le moi ne demeure pas dans sa pureté intouchée derrière le mouvement du corps mais pénètre véritablement dans l'autre que soi» 101 . Lévinas retrouve le sens véritable de la transcendance et de l'intentionnalité dans le fait qu'elle est «acte et transitivité». Ainsi conçue, l'intentionnalité mobilise le sujet de l'acte objectivant, puisque le sujet immobile manque l'autre précisément à cause de sa fixité qui l'empêche des' ouvrir à lui. À partir de l'intentionnalité, ou plutôt à partir de ce type d'intentionnalité, le sujet «se trouve entraîné dans des situations qui ne se résolvent pas en représentations qu'il pourrait se faire de ces situations» 102 . Lévinas reconnaît à Husserl le mérite d'avoir découvert l'intentionnalité du sensible, qui est l'union de l'âme et du corps, comme dépasse-

100

Ibid., p. 141. F. Dastur, "Intentionnalité et métaphysique", in Positivité et transcendance, dir. J.L. Marion, Paris, Epiméthée PUF, 2000, p. 129. 102 E. Lévinas, "Intentionnalité et métaphysique", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 141. lOl

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ment de l'intentionnalité objectivante. Pourtant il affirme que Husserl retrouve derrière ce strate une intentionnalité plus profonde qui est celle du Moi pur comme constituant l'intentionnalité du sensible. Lintentionnalité du sensible, ou l'incarnation, est donc résorbée dans un Moi pur placé derrière l'intentionnalité du corps: «Certes avant de commencer la phénoménologie des kinesthèses et du corps - intentionalité par excellence - Husserl, dans ses notes sur l'espace, fait la réserve mentale caractéristique pour toute sa philosophie, quand elle s'engage dans le concret: il remonte, pour un instant, au Moi pur de la Réduction» 103 . Pour Husserl le moi incarné n'est donc pas le niveau le plus profond, il présuppose un niveau où le Moi purs' aperçoit être en rapport avec un corps. Lévinas interprète cet aspect de la démarche husserlienne comme la tentation de rechercher, derrière l'intentionnalité de la sensibilité, son origine ou du moins le souvenir de cette origine, dans l'intériorité désincarnée d'un Moi pur. Recherche que Lévinas décrit ainsi: «Lhomme ne maîtrise intégralement son destin que dans le souvenir, à la recherche du temps perdu» 104 . Au contraire, penser l'intentionnalité comme l'union de l'âme et du corps signifie penser l'intériorité de la conscience comme étant toujours en train de s'extérioriser par les mouvements du corps, toujours déjà impliquée en celui-ci.

Violence de la lumière Avant d'analyser l'importance que joue l'intentionnalité corporelle dans l' œuvre lévinassienne et notamment dans Totalité et Infini, où elle est appelée intentionnalité de la jouissance, un saut en arrière s'impose pour réfléchir brièvement sur De l'existence à l'existant, texte qui prépare la notion d'intentionnalité de la jouissance, ayant pour base le corps, qui sera développée dans Totalité et Infini. Craig R. Vasey affirme que «ce petit livre, qui se dit préparatoire, doit être lu prudemment, étant donné les modifications d'approche aussi bien que de terminologie qui ont eu lieu chez Lévinas depuis trente ans, mais nous pouvons quand même y trouver, dans

103 104

Ibid., p. 143. Ibid., p. 143.

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LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET J. DERRIDA

les analyses de l'hypostase et du présent, un fil conducteur qui nous mènera à Totalité et Infini» 105 . Ce fil conducteur est le corps, corps qui est déjà conçu dans ce texte comme la localisation de la conscience. Plus précisément, il y a conscience parce qu'une conscience se pose. Et elle se pose, grâce au corps, dans un lieu, dans un > cette relation ou «intrigue», située entre la gloire de l'infini et l'homme. «Intrigue qu'on est tenté d' appeler religieuse, qui ne se dit pas en termes de certitude ou d'incertitude et ne repose sur aucune théologie positive» 205 . Or cette «intrigue» qui se joue entre le fini et l'infini donne origine à l'éthique. Linfini signifie, témoigne de soi dans la responsabilité pour autrui. Le moi se trouve dans

202 203 204 205

E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 184. Ibid., p. 184. Ibid., p. 187. Ibid., p. 188.

LA PESANTEUR DE I.:ÊTRE ET LA PENSÉE DE I.:ÉVASION

93

la situation paradoxale d'avoir reçu en soi ce dont il n'est pas l'auteur et de devoir en témoigner, sans que pour autant ce dont il témoigne soit présent «devant» lui. Paradoxe du témoignage: «"Me voici, au nom de Dieu", sans me référer directement à sa présence. "Me voici" tout court!» 206 . Car témoigner de Dieu et de la gloire signifie précisément ne jamais prononcer ces noms, faire signe vers eux en faisant signe à autrui ou laisser résonner la «provocation» ou l' «appel» venant de Dieu dans la réponse du m01.

206

Ibid., p. 190.

LE «DIRE»: UNE SIGNIFICATION SILENCIEUSE

Le geste philosophique lévinassien, l'évasion de l'être en quête d'une dimension absolument autre, ne saurait être dissocié de la problématique du langage. Si Totalité et Infini présentait la transcendance comme l'excès de l'infini par rapport à une totalité, Autrement qu'être la présente comme le débordement du sens par rapport à l'être. Ici la distinction entre être et autrement qu'être ouvre à une paire de concepts opposés, le dit et le diré2° 7 . Le passage de l'être à l' autrement qu'être, passage qui définit la transcendance, coïncide avec le mouvement qui va du dit au dire. La question de l'être est donc incompréhensible sans celle du langage. D'une part le passage de l'être vers l'autre coïncide avec la remontée du dit au dire, d'autre part le dit, qui traduit l'ambiguïté propre à l'être, apparaît comme ayant en soi une trace du dire, plus ancien que toute ontologie. Le projet consiste à arracher à l'hégémonie de l'être une signification qui ne se réduit pas à un mode de la «manifestation». Il s'agit d'une signification qui interrompt et qui hante le tissage de la langue courante. Mais cette signification n'a pas vraiment une langue: le dire est sa langue, mais le dire est toujours traduit et trahi par le dit. Le dire est l'approche de l'autre, il est le pour-1' autre dans lequel se noue toute relation interlocutive et à partir duquel le dit peut signifier. En lisant Autrement qu'être on a comme l'impression que chaque phrase dit ce qui, à l'intérieur du dit, l'interrompt - le dire. Dans "En ce moment même dans cet ouvrage

207

Pour une analyse des concepts de dire et de dit voir, en particulier, les chapitres IV à VI d'Etienne Feron, De l'idée de transcendance à la question du langage. L'itinéraire philosophique d'Emmanuel Lévinas, Grenoble, Millon, 1992.

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LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET]. DERRIDA

me voici" 208 , Derrida décrit cette opération comme une sorte de «négociation» avec l'étranger, avec une dimension autre: «La négociation thématise ce qui ne se laisse pas thématiser; et dans le trajet même de cette transaction, elle force la langue à contracter avec l'étranger, avec ce qu'elle ne peut que s'incorporer sans l'assimiler. D'un coup à peine lisible, l'autre fait faux-bond à la négociation contaminante, marque furtivement l'effraction d'un dire qui, pour n'être plus dit dans la langue, n'est pourtant pas réduit au silence» 209. Mais le dire permet aussi de revenir à la conception du sujet telle qu' elle apparaît dans les œuvres postérieures à Totalité et Infini. En ce qu'il garde en soi l'idée d'«exposition à l'autre», le dire sous-tend des expressions comme «approcher le prochain» ou «lui "bailler signifiance"». Le dire, antérieur à tout langage codifié, n'est pas à confondre avec une conception du langage dans laquelle les pensées seraient représentées par les mots. La représentation présuppose en effet des pensées qui trouvent naissance dans l'intériorité d'un sujet «en soi et pour soi» et qui, seulement dans un second moment, sont traduites en mots. Ceci impliquerait que le rapport à autrui aurait pour point de départ, et comme condition préalable, un sujet posé, en soi et pour soi, qui dans son for intérieur aurait des pensées qu'il traduirait, pour communiquer avec autrui, en signes. Affirmer que le dire n'est pas une "délivrance de signes", mais «exposition» et «vulnérabilité», invite à penser différemment le sujet.

Vers un langage antérieur au Logos

À vrai dire ces deux notions avaient déjà fait leur apparition dans Totalité et Infini2 10 ; mais c'est dans "Enigme et Phénomène" 211 qu'elles sont 208

In Psyché. Inventions de l'autre, pp. 159-203. Ibid., p. 169. 210 Dans Totalité et Infini le dire et le dit sont utilisés seulement deux fois et de façon occasionnelle. Une première fois pour affirmer que l'essence du langage consiste toujours à «dédire le dit, à tenter de redire sans cérémonies ce qui à déjà été mal entendu dans l'inévitable cérémonial où se complaît le dit» (op. cit., p. XVIII, c'est moi qui souligne). Et une seconde fois, à propos du caractère équivoque impliqué dans toute tentative de décrire, à travers le langage, la nudité érotique: «La nudité érotique dit l'indicible, mais l'indicible ne se sépare pas de ce dire, comme un objet mystérieux étranger à l'expression se sépare d'une parole claire qui cherche à le circonvenir» (ibid., p. 237, c'est moi qui souligne). 211 In En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., pp. 203-216. 209

LE "DIRE": UNE SIGNIFICATION SILENCIEUSE

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véritablement introduites. C'est ici que l'on peut saisir le début du changement dans la conception lévinassienne du langage, qui s'achèvera dans Autrement qu'être. Un deuxième accès aux notions de dire et de dit est fourni par le thème de la proximité, thème central de "Langage et proximité"212, texte que l'on peut considérer comme la première ébauche complète de Autrement qu'être. Il faut tout de suite remarquer que le couple dire/dit crée une dichotomie interne au langage. D'un côté, il y a le langage del' être, et del' autre, le langage qui garde en soi la trace de l'au-delà de l'être. Une telle dichotomie se fonde sur l'idée que le langage se partage entre le dit, qui représente le «Logos» ou !'«ordre», et le dire, qui est assimilé à la notion d'«expression», de «proximité» et de «visage». Le dire dérange le dit. Dans le dit il y a un rapport établi, un rapport de simultanéité entre l'indicateur et ce qui est indiqué. Lévinas précise que «indication et rapport, rétablissent, entre les termes indicateur et indiqué, une conjoncture, une simultanéité et abolissent la profondeur» 213 . Par contre, le dire est l'expression d'un rapport sans aucune simultanéité entre ses termes, mais qui creuse une «profondeur» à partir de laquelle l'«expression» - antérieure à toute signification codifiée - peut se donner. La signification du dire vient d'un passé immémorial. C'est la référence à ce passé immémorial, qui ne se laisse pas ramener à la présence, qui permet en effet de penser cette «profondeur» qui brise le lien de simultanéité entre les deux termes. Il faut souligner la proximité entre le dire et une dimension qui transcende le monde et le temps du monde. Le dire vient d'un passé «irréversible» et «irreprésentable», qui bouscule le temps du monde, le temps de la mémoire et celui de l'espoir. Ce passé immémorial, à partir duquel il faut penser le dire, est absent ou oublié: «Il faudrait une indication accusant la retraite de !'indiqué, au lieu d'une référence qui le rejoint. Telle la trace par son vide et sa désolation. Désolation qui n'est pas faite d'évocations, mais d'oublis, d'oublis qui seraient en train de se faire, en train d'écarter le passé, mais d'oublis surpris avant que cette "obliviscen-

212

Ibid., pp. 218-236.

21 3

"Enigme et phénomène'', in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op.

cit., p. 207.

98

1A RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET]. DERRIDA

ce" ne se renverse elle-même en lien et ne noue à nouveau ce passé absolu au présent et ne devienne évocatrice» 214 . On retrouve dans cette «désolation primordiale» qui renvoie sans renvoyer à un terme, qui fait signe sans indiquer un signifié, la trace lévinassienne. Ainsi conçue, elle est toujours la trace de soi. Etre la trace de soi signifie peut-être cela, témoigner d'une dimension qui est en soi sans savoir pourquoi, sans savoir d'où elle vient et qui ne s'est jamais présentée. Le paradoxe dans lequel la notion de trace est prise consiste en ce qu'elle est le témoignage de quelque chose qui s'annonce uniquement et toujours sous la forme du renvoi. La trace ne peut pas être dépassée vers une présence ou vers le souvenir d'une présence, elle est le vide laissé par le passage de ce qui est plus vieux que la présence. C'est parce que la trace est un signe sans signifié qu'elle rompt le rapport de simultanéité existant entre indicateur et indiqué. Elle est, selon Lévinas, «le vide même d'une absence irrécupérable»215, un vide creusé, trait tracé sur du sable. Le dire est gardé au cœur énigmatique de cette trace, non pas en tant que présence, mais en tant que reste, en tant que trace qui s'est déjà retirée du dit. Il s'agit, comme le laisse entendre Lévinas, d'un «dérangement» de l'ordre du discours de l'être: «LEnigme, intervention d'un sens qui dérange le phénomène, mais tout disposé à se retirer comme un étranger indésirable, à moins qu'on ne tende l'oreille vers ces pas qui s'éloignent, est la transcendance même, la proximité de l'Autre en tant qu'Autre» 216 . Dans "Enigme et phénomène'', la prémisse à l'un des thèmes centraux autour desquels se fonde la conception du langage dans Autrement qu'être, est fournie par l'idée que le dire est trahi dans le dit en étant traduit sous les apparences du Logos. Une fois traduit dans le dit, il se résorbe en une signification codifiée. Mais dans cette opération de traduction, grâce à laquelle «tout se comprend, se justifie, se pardonne», demeurent des sens inexprimés, des voix cachées. C'est le dérangement produit par le dire qui témoigne de ces sens et de ces voix qui risquent toujours des' évanouir, absorbés dans le dit. La force de ce dérangement réside dans sa fragilité, fragilité d'une voix qui n'arrive pas à s'imposer ou à détruire quoi

214 21 5 216

Ibid., p. 207. Ibid., p. 208. Ibid., p. 213.

LE "DIRE": UNE SIGNIFICATION SILENCIEUSE

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que ce soit, parce qu'elle n'est pas audacieuse, parce que son désespoir est muet. Mais la faiblesse est la force de cette voix. Le dérèglement que le dire provoque ne se mesure pas par sa capacité destructrice. Il trouble par son étrangeté: «Par ce défaitisme, cette déréliction et cette timidité n'osant pas oser, par cette sollicitation qui n'a pas le front de solliciter et qui est la non-audace même, par cette sollicitation de mendiant, l'expression ne participe plus à l'ordre auquel elle s'arrache, mais ainsi précisément fait face et front dans le visage, approche et dérange absolument» 217 . La nature discrète de ce dérangement par le dire est aussi la raison pour laquelle il peut ne pas être vu, ou être oublié, à moins qu'on ne veuille le retenir ou «lui donner suite».

« Dire » et proximité

Un autre accès aux notions de dire et de dit est fourni par le thème de la proximité, central dans "Langage et proximité". Ce texte présente à nouveau une dichotomie dans le langage. D'un côté, le langage qui manifeste la vérité, il s'agit du langage que l'être utilise pour se montrer. De l'autre côté, le «langage originaire», situé au-delà de l'être, qui est le langage del' éthique. Il y a donc un langage qui naît de la proximité avec autrui, à ne pas confondre avec le langage codifié constitué à partir de la représentation et de la thématisation. Ici la proximité constitue l'événement originel du langage, ce qui équivaut à reconnaître un lien entre le langage et la sensibilité, le langage et l'affectivité. Le chemin jusqu'ici semble quelque peu sinueux. Dans Totalité et Infini on trouve déjà l'idée que la relation avec autrui est fondée sur la proximité immédiate, que Lévinas attribue au langage, plus précisément à l'interpellation218. Mais après avoir reconnu le rôle fondamental du langage dans le rapport de proximité avec autrui, Lévinas insiste sur sa fonction fondatrice, son pouvoir d'instaurer l'universel par la mise en commun du monde21 9. C'est grâce à l'objectivité du langage que «quelque chose», ayant un carac-

217 218 219

Ibid., p. 208. E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 22. Ibid., p. 182.

100

LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET J. DERRIDA

tère absolument personnel, peut devenir thème et mis en commun avec autrui. La thématisation, rendue possible par la parole, ouvre à la possibilité d'offrir le monde à autrui, de faire en sorte que le «quelque chose» qui n'appartenait qu'au moi entre aussi dans la sphère de l'autre. Etienne Feron écrit que, dans Totalité et Infini, «tout se passait comme si l'immédiateté était orientée d'emblée vers la constitution d'un universel compris comme Société. C'est ainsi que, sous couvert d'une critique de l'intellectualisme, se cachait un certain rationalisme à la manière de Kant. Derrière une disjonction de la signification noétique et du Sens, Totalité et Infini présentait en réalité la transcendance comme une exigence pratique de la Raison» 220 . Ce qui, selon Etienne Feron, est exclu de la sphère du langage à ce stade de la réflexion de Lévinas, est la sensibilité, celle-ci étant réduite à la sphère de la jouissance, donc de l'égoïsme et du solipsisme. Dans Totalité et Infini le langage s' oppose ainsi explicitement à la sensibilité (c'est-à-dire à la jouissance), pour s'identifier avec la raison et avec sa fonction d'instaurer l'universel: «Reconnaître autrui, c'est donc l'atteindre à travers le monde des choses possédées, mais, simultanément, instaurer, par le don, la communauté et l'universalité. Le langage est universel parce qu'il est le passage même de l'individuel au général, parce qu'il offre des choses miennes à autrui. ( .... )Il abolit la propriété inaliénable de la jouissance» 22 1. Dans "Langage et proximité" ce conflit est dépassé. Conçu à partir de la proximité, du «contact», du «toucher», du «sensible», le «langage originel» est le seul langage de l'éthique. Il s'agit d'un langage silencieux, «sans mots ni propositions», ce qui ne l'empêche pas d'être communicatif. Bien au contraire, il est «pure communication», il est «signe donné de l'un à l'autre sur la proximité par la proximité». Il précède la constitution de tout système de signes, il n'a d'autre contenu que la proximité. Toute circulation de messages se fonde sur ce contact avec le prochain instauré par un signe «non-codifié» précédant tout système - contradictio in adiecto qui mérite un détour - par un langage qui ne désigne pas encore, qui n'identifie rien, qui est simplement contact. Signe muet dont Lévinas montre, sans aucune ambiguïté, sa parenté avec Dieu: «Ce premier dire

220

E. Feron, De l'idée de transcendance à la question du langage. L'itinéraire philosophique d'Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 124. 221 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., pp. 48-9.

LE "DIRE": UNE SIGNIFICATION SILENCIEUSE

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n'est certes qu'un mot. Mais c'est Dieu» 222 . Nous sommes ici face à une contradiction. D'une part, le «premier dire», ou le «dire originel» est un langage «sans mots» et sans propositions, donc un langage non-codifié qui établit le contact avec autrui. D'autre part, il n'est qu'un mot: «Dieu». Lévinas, qu'il le veuille ou non, est obligé de circonscrire le «dire originel» à un mot parfaitement codifié. Malgré son effort pour le décrire de la façon la moins conceptuelle possible en utilisant l'image de la «trace», ou celle de l'«absence», il est difficile d'imaginer un langage qui soit pure communication étrangère à toute forme de codification (et de malentendu). Même l'idée la moins saisissable quel' on puisse imaginer, Dieu par exemple dans la logique lévinassienne, n'échappera pas complètement à une certaine conceptualisati on, à une certaine emprise des mots. Le moi qui parle et qui approche autrui est d'emblée obsédé par ce dernier. Et si la proximité est liée au concept de sensibilité, cela implique que le moi parlant doit être compris à partir de la notion de sensibilité, au même titre que le langage. A ce stade de la réflexion lévinassienne la sensibilité est, d'emblée, rapport avec autrui, elle met en question l'idée qu'un sujet en soi et pour soi puisse préexister à la rencontre. La naissance du langage, événement fondateur de la proximité avec autrui, coïncide avec la naissance du moi, car «le prochain m'assigne». Or il s'agit d'un moi conçu à partir de la notion d'«otage» ou à partir de sa responsabilité pour des fautes qu'il n'a pas commises. Fautes qu'il a en soi, non pas parce qu'il a décidé librement de les assumer, mais parce qu'il ne peut pas se dérober au langage qui le rapproche d'autrui, à cette «absence» qui le détermine et qui le constitue sans se laisser jamais saisir: «Ce n'est pas parce que, parmi les êtres, existe un être pensant structuré comme Moi, poursuivant des fins, que l'être prend une signification et devient monde c'est parce que dans la proximité del' être s'inscrit la trace d'une absence - ou de l'Infini - qu'il y a délaissement, gravité, responsabilité, obsession et Moi» 223 . En dernière instance, cette nouvelle conception du langage conduit donc à penser un moi qui est, dès le départ, exproprié de soi dans la proximité à autrui. En ce sens "la sensibilité du langage" se renverse en un "être-sensible" du moi à l'égard d'autrui.

222 E. Lévinas, "Langage et proximité", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 236. 223

Ibid., p. 234.

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LA RELATION À AUTRUI CHEZE. LÉVINAS ET J. DERRIDA

La «réduction» du «dit» au «dire» La démarche de Lévinas, qui associe intimement le langage à la sensibilité, aboutit dans Autrement qu'être à une conception où il devient, en dehors des systèmes codifiés, le lieu concret de la relation à autrui. C'est la notion de dire, signification originaire et signe donné à l'autre, qui permet de faire ressortir l'aspect sensible et affectif du langage: «Le Dire qui énonce un Dit est dans le sensible la première "activité" qui arrête ceci comme cela; mais cette activité d'arrêt et de jugement, de thématisation et de théorie, survient dans le Dire en tant que "pour Autrui", pure donation de signe - pur "se-faire-signe" - pure ex-pression de soi - pure sincérité - pure passivité» 224 . Le dire, antérieur à la codification du langage, en représente le sens originel qui déborde la seule transmission de message à laquelle le langage est souvent réduit. Dans son sens le plus profond, «antérieur aux systèmes linguistiques et aux chatoiements sémantiques avant-propos des langues - [le dire] est proximité de l'un à l'autre, engagement de l'approche, l'un pour l'autre, la signifiance même de la signification»225, le langage est d'abord «signifiance baillée» à autrui. De l'autre côté de cette structure hi-polaire, qui ne se laisse pas réduire à une opposition entre langue et parole, ou entre l'acte de parler et le contenu exprimé, on retrouve le dit. Ce dernier représente le "lieu" dans lequel le dire se fixe et dans lequel la diachronie se synchronise en temps mémorable. Dans le dit, le sens du dire se fige en thème, il se soumet à la désignation, se fait récit. Sa fonction ne consiste pas à doubler le réel ou à «s'ajouter» aux entités qu'il expose. Il les expose en tant qu'identités «éclairées par une temporalité mémorable». Dans la prédication, le dit, l'«essence»226 se manifeste, car "quelque chose" comme l'essence se donne originellement dans le dit. Donc, dans le langage comme dit, il n'y a aucune doublure de la réalité, simplement - en lui - tout devient être, tout se tem-

224

E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 78.

225

Ibid., p. 6.

22 6 Chez Lévinas «l'essence» exprime l'être. Elle s'oppose à l'étant qu'est l'individu, lequel échappe à toute catégorie: «Lessence, c'est le fait même qu'il y a thème, ostension, doxa ou logos et, par là, vérité» (ibid., p. 51).

LE "DIRE": UNE SIGNIFICATION SILENCIEUSE

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poralise, ce qui signifie aussi que dans le dit la diachronie et l'immémorial se perdent, que toute opacité se dissipe. Le langage comme dit a pour rôle de traduire et de rendre compréhensible le dire, de le montrer et, en le montrant, de le trahir. Trahison nécessaire, impliquée dans tout acte de monstration, qui présuppose que la trahison est impliquée dans tout langage historique, codifié et articulé dans une syntax:e227 . C'est la situation paradoxale à laquelle le langage lévinassien n'échappe pas non plus: «Dans le langage comme dit, tout se traduit devant nous - fût-ce au prix d'une trahison. Langage ancillaire et ainsi indispensable. Langage qui en ce moment même sert à une recherche menée en vue de dégager l' autrement qu'être ou l'autre de l'être - hors des thèmes où déjà ils se montrent - infidèlement - essence de l'être, mais où ils se montrent» 228 . La critique que Derrida applique à la conception du langage dans Totalité et Infini est utile aussi pour interpréter la conception sous-jacente à Autrement qu'être: «Ün le voit: séparer la possibilité originaire du langage - comme non-violence et don - de la violence nécessaire dans l'effectivité historique, c'est appuyer la pensée à une transhistoricité. Ce que fait explicitement Lévinas malgré sa critique initiale de l"'anhistoricisme" husserlien. Lorigine du sens est pour lui non-histoire, "au-delà de l'histoire" »22 9. Le dire, en tant qu'approche de l'autre, est la langue de l'éthique: «Emprise que !'Ethique, elle-même, dans son Dire de responsabilité, exige» 230 . Et comme l'éthique, il ne trouve pas son origine dans le sujet, il vient au sujet à partir d'une dimension qui lui échappe. Et pourtant, il doit nécessairement s'étaler dans un récit, dans un discours qui le thématise: le dit. Pour pouvoir devenir «savoir pour la conscience» il faut qu'il subisse l'emprise du dit. Et pourtant quelque chose du dire résiste à la trahison opérée par le dit, son écho dérange l'opération d'absorption dans le dit. La «réduction» dont parle Lévinas consiste à essayer de re-donner voix au dire, où le langage est «contact avec autrui», et à remonter vers la «subjectivité du Dire», une subjectivité qui se définit comme non-lieu, comme

227 ].

Derrida, "Violence et métaphysique", in L'écriture et la différence, op. cit., p. 220. E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 7. 229 J. Derrida, "Violence et métaphysique", in L'écriture et la différence, op. cit., p. 220. 230 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 56. 228

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inquiétude et comme exposition à autrui. Cette dimension du langage est masquée dans sa restriction au code linguistique, au «savoir» et à la «proposition», bref au dit. Le dire n'indique pas l'activité du sujet qui parle, mais plutôt une passivité radicale, impliquée dans l'acte même de parler. Ce dernier n'est qu'une exposition sans défense où le moi se constitue comme «pour-l'autre». La signification profonde du dire, qui se révèle grâce à l'opération de «réduction», est l'approche. Approche qui exprime la «déposition» et la «dé-situation» du sujet. En ce sens il est vulnérable comme toute parole confiée à autrui: sa survie dépend de lui. Le dire trouve son origine dans «la découverte risquée de soi», dans la rupture de l'intériorité et l'abandon du chez soi, dans l'exposition au traumatisme, une "alléevers" qui n'admet jamais de retour. Le dire, comme le souligne François Aubay, témoigne d'une conception du langage selon laquelle ce dernier n'est absolument pas un instrument du sujet ni un moyen d'expression. Bien au contraire, il faut voir dans le dire ce qui désitue le sujet et le rend non-coïncidant à soi, nonprésent à soi: «dans le Dire, le sujet s'arrache à tout être-là déterminé. Cet arrachement cependant n'est pas l'avènement du sujet comme pure conscience de soi, et le rapport de soi à soi qui s'institue n'est pas le Me voici de la conscience de soi hégélienne mais bien plutôt un toujours déjà là; mais ce toujours déjà n'est pas un fait qui en viendrait à être assumé» 231 . En effet, dans le dire le sujet s'expose à autrui, s'arrache à soi-même et à son propre être-là, c'est précisément la parole qui l'expose. Cette «dé-situation» du sujet signifie, aux yeux de François Aubay, que le fait d'être parlant marque l'exposition du moi, la perte de prise sur soi. Cette exposition n'est pas choisie, elle se produit avant toute décision. Comme si l'exposition avait toujours déjà eu lieu, comme si l'exposition à autrui dans le dire n'était qu'une façon d'affirmer que le moi se découvre comme déjà arraché et déjà donné. Selon Lévinas, «le sujet du Dire ne donne pas signe, il se fait signe, s'en va en allégeance» 232 . C'est par le dire que le moi acquiert son unicité

2 3 1 François Aubay, "Le dire comme déhiscence de la subjectivité", in Emmanuel Lévinas. L'éthique comme philosophie première, Clamecy, Le Cerf, La Nuit surveillée, 1993, pp. 412-3. 232 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 63.

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en donnant la parole à l'autre et en se constituant comme signification pour l'autre. Ce «pour l'autre» est l'exposition sans réserve, exposition qu'il ne faut pas concevoir comme la sortie du moi de son intériorité vers l'extériorité. I.:unicité du moi n'est que l'impossibilité de se dérober à l' exposition, la signification du moi est précisément le