Ville africaine, famille urbaine: Les enseignants de Kinshasa [Reprint 2018 ed.] 9783111730073, 9783111189857


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French Pages 175 [176] Year 1968

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Table of contents :
SOMMAIRE
Introduction
CHAPITRE I: Kinshasa et les enseignants après l'indépendance
CHAPITRE II: Le mariage et la vie familiale au Congo
CHAPITRE III: Le choix d'un conjoint chez les instituteurs
CHAPITRE IV: Le temps des fiançailles
CHAPITRE V: Le mariage ou les mariages ?
CHAPITRE VI: Procréer plus important qu'éduquer
CHAPITRE VII: La vie sexuelle
CHAPITRE VIII: La vie économique
CHAPITRE IX: L'épouse, d'abord une ménagère
CHAPITRE X: Les conflits conjugaux et le divorce
CHAPITRE XI: Deux anomalies : la polygamie et le célibat
CHAPITRE XII: Le foyer et la vie sociale urbaine
Conclusions
ANNEXE I: Méthode et techniques de recherche
ANNEXE II: Composition de la population étudiée
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Ville africaine, famille urbaine: Les enseignants de Kinshasa [Reprint 2018 ed.]
 9783111730073, 9783111189857

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VILLE

AFRICAINE

FAMILLE URBAINE Les enseignants de Kinshasa

INSTITUT

DE

RECHERCHES

ÉCONOMIQUES

ET

UNIVERSITÉ LOVANIUM DE KINSHASA

RECHERCHES AFRICAINES

VI

I. R. E. S.

SOCIALES

GUY

BERNARD

Ville Africaine Famille Urbaine Les enseignants de Kinshasa

PARIS

ÉDITIONS MOUTON

LA HAYE

Cette étude a été présentée comme thèse pour l'obtention du grade de docteur en sociologie, à l'Université de Paris, en 1965, et a été dirigée par le Professeur R. Bastide. © Copyright M O U T O N et 1RES 1968

SOMMAIRE

Introduction

9

Chapitre I - Kinshasa et les enseignants après l'indépendance

13

Chapitre II - Le mariage et la vie familiale au Congo

24

Chapitre III - Le choix d'un conjoint chez les instituteurs

44

Chapitre IV - Le temps des

60

fiançailles

Chapitre V - Le mariage ou les mariages?

68

Chapitre VI - Procréer plus important qu'éduquer

83

Chapitre VII - La vie sexuelle

93

Chapitre VIII - La vie économique

112

Chapitre IX - L'épouse, d'abord une ménagère

124

Chapitre X - Les conflits conjugaux et le divorce

130

Chapitre XI - Deux anomalies : la polygamie et le célibat

136

Chapitre XII - Le foyer et la vie sociale urbaine

146

Conclusions

151

Annexe I - Méthode et techniques de recherche

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Annexe II - Composition de la population étudiée

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Introduction Un citadin africain est un citadin. M . GLUCKMAN

Tous les africanistes ont parlé de la rapidité de l'extension des villes africaines. Les changements profonds que subissent les cultures traditionnelles y sont plus marqués qu'en milieu rural. Les contacts avec l'Occident y sont plus étroits, plus intenses. Parce que l'acculturation y prend plus de relief, la ville est un milieu privilégié pour une étude de ce phénomène Ce concept est insuffisant en milieu urbain, car il n'envisage que les cas de contacts entre des représentants de cultures différentes et limite l'attention aux facteurs externes de changement : la présence de la civilisation occidentale. Or, la ville est par elle-même un milieu socio-économique de transformation. Comme le fait remarquer K. Little, « l'urbanisme africain implique une diffusion particulièrement rapide d'idées, d'habitudes, de procédés techniques entièrement nouveaux et une restructuration considérable du système de relations sociales, conséquence de la création de rôles techniques et de groupes nouveaux » 2 . Et l'on comprend mieux la recommandation de R. L. Beals, à première vue paradoxale, d'entreprendre l'étude des villes africaines en les considérant en premier lieu comme des milieux urbains; réagissant contre la seule interprétation par l'acculturation, il rappelle que la ville est créatrice de société. A côté des facteurs externes de transformation, il faudra donc tenir compte des facteurs internes qui, à un second titre, font de la ville un milieu privilégié d'étude. Toutefois, les changements des villes africaines sont trop multiformes et les groupes sociaux en présence trop divers pour que nous posions le changement socio-culturel comme objet d'étude proprement dit et que nous l'analysions dans ses divers aspects. G. Gurvitch a orienté la sociologie vers l'étude des groupes humains : micro-groupes, groupements particuliers, macro-groupes et sociétés globales. Souvent les africanistes ont choisi d'étudier les macro-groupes, mais il n'y a guère que G. Balandier qui soit parvenu à une saisie des phénomènes macrosociologiques dans la multiplicité des paliers en profondeur; les autres chercheurs ont décrit et analysé davantage les bases écologiques, morphologiques et on garde le plus souvent l'impression d'une description par touches successives.

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Ville africaine, Famille urbaine

Nous avons choisi de prendre comme objet d'étude les instituteurs de Kinshasa qui nous paraissent constituer une unité collective réelle, dont l'étude fournit les fondements et les hypothèses de travaux ultérieurs sur l'urbanisation et l'acculturation à Kinshasa 3 . Le mariage est une institution dont tous les auteurs ont souligné la place centrale dans le système socio-culturel africain, et selon A. Phillips, « nulle part le processus de désintégration ne serait aussi apparent » 4 . La famille nucléaire acquiert par rapport à la famille étendue son indépendance, qui varie d'ailleurs suivant les régions en raison des différences d'intensité du changement socio-culturel. S'il se produit des changements profonds dans les relations entre famille restreinte et famille étendue, ces changements ne sont pas sans affecter les relations entre les deux conjoints. Dans une situation nouvelle, il est nécessaire « d'inventer » des types de comportements inconnus des diverses traditions ethniques. Or, si le processus de mariage et l'éloignement de la famille nucléaire et de la famille étendue ont fait l'objet d'études nombreuses, il n'est presque rien dit des relations conjugales et du type de couple en formation dans les villes africaines. Le problème central de notre recherche est l'émergence du couple conjugal ou plus exactement de la « conjugalité » 5 . C'est cet effort de saisie en profondeur de la vie du couple qui a déterminé le choix d'une population particulièrement « acculturée » et urbanisée : les instituteurs. Les diverses études sur les villes africaines montrent que c'est parmi les éléments instruits, mieux adaptés à la vie moderne urbaine, que les changements dans les modes de vie sont les plus profonds. D'autre part, ces éléments deviennent eux-mêmes groupes de référence pour le reste de la population.

Introduction

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NOTES 1. A la suite de Redfield, Hersovits et Linton, nous entendons par acculturation « l'ensemble des phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d'individus de cultures différentes entrent en contact continu et direct ainsi que les changements conséquents qui affectent les agencements culturels originaux de l'un ou des deux groupes ». Choisie pour sa valeur opératoire, cette définition offre l'avantage d'attirer l'attention sur l'aspect global du phénomène, sur le niveau de l'impact : les individus, sur le genre de contacts; enfin sur l'objet des transformations : les configurations culturelles. 2. K. LITTLE, « The Rôle of Volontary Associations in West African Urbanization », dans American Anthropologist, LIX, 4 août 1957, p. 592. 3. Nous verrons dans le chapitre I l'ensemble des motifs qui ont guidé le choix de ce groupe. 4. A. PHILLIPS édit., Survey of African Marriage and Family Life, Londres, 1953 p. 9., 5. Mais la vie du couple dans sa richesse et sa spontanéité ne se laisse appréhender que par l'observation participante; or une connaissance directe et personnelle par un contact quotidien n'est possible qu'avec un groupe réduit. Il nous fallait donc sélectionner un milieu d'observation à la fois restreint et accessible. Nous donnons par ailleurs les raisons qui nous ont fait choisir les enseignants. Pour une étude en profondeur de notre problème, nous avons dû limiter le milieu d'étude.

CHAPITRE

I

Kinshasa et les enseignants après l'indépendance

Le fait urbain en Afrique centrale est dû à la colonisation; il est donc nécessaire de lier l'étude du développement de Kinshasa à l'analyse de la situation coloniale au Congo. Escale et comptoir de traite au bord du Congo, il y a cinquante ans, Kinshasa est devenue une cité multi-fonctionnelle. Le chemin de fer relie Matadi à Kinshasa le long du fleuve Congo, qui n'est pas navigable dans cette portion de son cours. Les bateaux acheminent les marchandises jusqu'à Matadi, où elles sont transbordées et envoyées à Kinshasa soit par la voie ferrée, soit par la route. De Kinshasa à Kisangani, le Congo est navigable en toute saison. Le trafic aérien intervient aussi dans le développement de la fonction d'échange de Kinshasa. La « rupture de charge » a entraîné la concentration des entrepôts de stockage et par conséquent le développement des activités commerciales, bancaires et enfin administratives. La ville s'est ainsi transformée en cité industrielle. On trouve des industries aussi diverses que des filatures, des fabrications mécaniques, un chantier naval, des brasseries et des fabrications alimentaires, des usines de chaussures, des usines de produits chimiques. « La multiplicité des industries secondaires dans un centre urbain constitue pour celui-ci un facteur de sécurité et de permanence. En diversifiant les bases de l'économie, elles la rendent moins sensible à la conjoncture » 1 . A ces fonctions économiques s'ajoutent les fonctions administratives, politiques et culturelles. Kinshasa devint la capitale du Congo en 1929 et depuis, elle a acquis une importance africaine. Comme l'écrit J. Denis, « toutes ces fonctions concourent à faire de Léopoldville une métropole bruissante d'activité et en pleine expansion » 2. En 1923, il y avait moins de 18 000 habitants à Kinshasa. Il y en avait plus de 37 000 en 1929, mais la crise mondiale stoppa le développement de la ville, qui perdit une partie de sa population. Ce n'est qu'en 1938 que le chiffre de 37 000 sera de mouveau atteint. En 1938, il y avait près de deux hommes pour une femme. Le dernier chiffre officiel est le résultat du recensement administratif de 1959, qui fixe la population totale de l'agglomération urbaine à 380 781

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Ville africaine, Famille

urbaine

habitants au 31 décembre 1959, chiffre d'ailleurs à n'accepter qu'avec des réserves, dues à l'insuffisance de l'état civil et aux perturbations précédant l'accession du Congo à l'indépendance 3 . Depuis l'indépendance, la population n'a cessé d'augmenter, en grande partie du fait d'un exode rural important sur lequel cependant peu de données sont disponibles. Les estimations varient de 500000 à 1 500 000 habitants. Une évaluation empirique en 1963 par les missionnaires de Scheut dans toutes les paroisses de la ville donnait le chiffre de 1 200 000 habitants. En 1965, les économistes de l'Institut de Recherches Économiques et Sociales montrent que le chiffre de 800 000 est vraisemblable 4 . Mais en l'absence d'un véritable recensement démographique, il est impossible de retenir un chiffre plutôt qu'un autre. L'analyse du plan de Kinshasa révèle très clairement l'existence de différents quartiers. Les premiers Européens se sont installés près du vieux port, sur les collines, tandis que les Africains s'installaient dans la cuvette. La construction d'un autre port amena le déplacement du quartier commercial et administratif et la population européenne s'installa le long du fleuve et à la limite du quartier commercial. La « Cité Indigène » ou 1' « Ancienne Cité » était disposée sur le pourtour, séparée des quartiers européens par une ceinture de camps de police, de camps militaires et de parcs. Cette ancienne cité a un très faible aménagement urbain et les maisons sont le plus souvent en matériaux semi-durables. Dans la « Nouvelle Cité », les parcelles sont plus grandes et l'occupation du terrain y est moins intense. Depuis 1955 des quartiers neufs se sont construits, tels Yolo, Bandalungwa, Renkin, dont les maisons en matériaux durables sont louées par des particuliers à l'O.C.A. (Office des Cités Africaines), ou achetées à long terme au Fonds d'Avance. L'électricité n'est pas installée partout, mais il y a l'eau courante dans toutes les maisons. L'industrialisation récente amena la construction d'un autre quartier européen, Limete. Enfin, des cités assez éloignées du centre, mais reliées par la route furent aménagées dans les dernières années de la colonisation, avec leurs services administratifs, commerciaux, scolaires et religieux propres. Les maisons en matériaux durables sont louées ou achetées à crédit à l'Office des Cités Africaines et au Fonds d'Avance et le loyer varie de 500 à 2 000 francs (un manœuvre gagne 3 500 francs). Depuis l'indépendance, la ville a « éclaté » et partout aux alentours surgissent des « zones de squatting », sans aucune infrastructure, sans plan d'ensemble,

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avec leurs maisons en pisé, en matériaux semi-durables et parfois en matériaux durables, achevées ou inachevées; divers sondages indiquent que ces zones sont probablement mono-ethniques, alors que dans les autres quartiers, tous les autres groupes ethniques sont représentés. Dans certaines villes africaines, les ethnies se sont regroupées dans des quartiers différents. Par exemple, les Bakongo occupent un quartier de Brazzaville. A Kinshasa, le brassage ethnique est quasi général. Il y a bien des quartiers où un groupe ethnique est un peu plus représenté, par exemple la commune de Kinshasa où les Bazombo sont nombreux, mais ces derniers sont Angolais et c'est peut-être leur caractéristique d'étrangers qui les fait se regrouper comme elle le fait pour les Sénégalais. Dans les zones de squatting, le brassage est très faible. Par contre, les barrières sociales sont assez fortes. A Kalina et à Limete, où il n'y avait auparavant que des Européens, habitent maintenant les cadres administratifs et politiques. Dans les zones de squatting, les chômeurs sont en majorité. Dans les cités modernes, les ouvriers professionnels, les employés, les enseignants sont les plus nombreux. Tous les quartiers ont cependant certaines caractéristiques communes : nombre élevé de petites boutiques, ou présence de marchés. Les bars et les « flamingos » 5 s'y multiplient. P. Raymaekers a repéré un flamingo pour 26 maisons à Matete et ces chiffres sont probablement plus faibles à Matete que dans la commune de Kinshasa, dans la vieille cité 6 . L'existence de ces bars aura une importance pour notre sujet. Si certaines villes africaines ont un caractère mono-ethnique, Kinshasa compte des représentants de toutes les ethnies du Congo 7 . La diversification s'est encore accentuée depuis l'indépendance sous la pression des facteurs politiques, mais déjà en 1956, les principales ethnies étaient représentées dans la capitale. Il est probable que les proportions ont maintenant changé. Deux groupes au moins, les Bayombe (sous-groupe bakongo) et les Baluba ont augmenté très nettement. Les Bakongo forment l'ensemble le plus important; ils représentent probablement plus de la moitié de la population. Mais il est néanmoins très difficile de répartir la population en deux groupes bakongo et non bakongo 8 . Juste avant l'indépendance, les Bakongo ont revendiqué le gouvernement de Kinshasa par la voie de leurs hommes politiques et de l'A.B.A.K.O., alors écoutée par la majorité de la population mukongo. Encore actuellement, l'A.B.A.K.O. revendique Kinshasacommepart du territoire kongo. Les catégories sociales servent désormais plus souvent de cadre de référence que les appartenances ethniques avec l'apparition d'une «bourgeoisie noire » 8 .

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Ville africaine, Famille urbaine

Il est nécessaire de rappeler que les premières années d'indépendance du Congo ont été marquées par des crises politiques graves. Le départ des cadres administratifs belges en juillet 1960 avait laissé le pays dans un état de désorganisation profond. Entraînant d'importants déplacements de population et un sentiment d'insécurité, la situation politique fut cause d'un laisser-aller des mœurs (multiplication des flamingos). A un certain puritanisme imposé par le colonisateur belge se substitua un « libertinage » émancipateur. En même temps, l'émergence d'une classe bourgeoise (dont l'embryon était constitué par les « évolués » l 0 , composée de commerçants, fonctionnaires et politiciens congolais, conscients de la communauté de leurs intérêts, provoqua un bouleversement de la société11. Nous analyserons plus longuement ce processus de différenciation sociale ou d'émergence de classe dans le deuxième volume, de même que la représentation que les enquêtés ont de la ville. Plus intégrés à la vie du monde moderne, en contact étroit avec le monde occidental, les membres de cette classe négligèrent davantage les principes traditionnels. Disposant de sommes d'argent considérables, ils entretinrent publiquement des concubines et répandirent des modèles nouveaux dans les rapports homme-femme. ** *

Nous avons vu de combien peu de données morphologiques nous disposons sur la population de Kinshasa en 1962 et combien complexe elle est. Prendre comme unité d'observation une ville de près de un million d'habitants, sur lesquels nous possédions très peu de données pour l'ensemble de la population, constituait donc une gageure impossible. La brusque extension de la ville, mais aussi son hétérogénéité, rendaient vaine toute tentative d'étude du mariage, de la vie familiale et de ses implications sociales. Ne parvenant à avoir rapidement une connaissance approfondie des multiples milieux, nous courions le risque de ne pouvoir ni maîtriser, ni confirmer nos résultats d'enquête par des approches en profondeur, comme l'interview ou l'étude de cas. Le chercheur est alors amené à se fier à des impressions plus qu'à une connaissance réelle de la société et à valoriser exagérément les aspects spectaculaires de la vie de Kinshasa (tels que le relâchement des mœurs). Le choix d'un quartier de Kinshasa ne permettait pas davantage de résoudre le problème. Aucun quartier n'est l'image réduite de la ville. Chacun a ses

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caractéristiques : Kalina et Limete sont bourgeois; Moulaert et Lemba sont habités par une catégorie intermédiaire de salariés moyens; la commune Kinshasa comprend davantage d'ouvriers et de chômeurs. Les impressions ne sont d'ailleurs pas susceptibles de confirmations objectives puisqu'il n'existe de données quantitatives ni sur la ville ni sur ces quartiers. De plus, l'analyse d'une population socialement hétérogène condamne le sociologue à adapter son questionnaire au niveau le plus bas et à ne pas poser de questions trop fixes. Si le lingala véhiculaire et le français sont les langues les plus utilisées à Kinshasa en 1962, un assez grand nombre d'immigrés depuis 1960 n'avaient pas encore une connaissance suffisante d'aucune des deux langues. Il n'était donc pas possible d'interroger un échantillon de la population, car s'il est concevable de traduire un questionnaire en plusieurs langues, il devenait impossible de relever des études de cas ou des interviews dont l'importance est pour le moins aussi grande au cours de la recherche12. La plupart des études sur le mariage en milieu urbain prennent la ville comme unité, comme s'il existait un type unique de famille urbaine, qui se caractériserait par une déstructuration de la famille traditionnelle. Or, il n'existe pas un seul type de famille traditionnel : chaque groupe ethnique a son propre système familial, tantôt patrilinéaire, tantôt matrilinéaire, tantôt bilinéaire, tantôt matrilinéaire avec des éléments de système patrilinéaire ou patrilinéaire avec des traits de système matrilinéaire. Il est possible que la ville détermine une uniformisation, mais il est également possible que des différences subsistent entre les membres des diverses ethnies; il est donc nécessaire de se mettre en situation d'étudier la variable ethnique. Nous pensons, avec Lévi-Strauss, que la déstructuration de systèmes familiaux diversifiés a un seul visage, la restructuration d'un nouveau type est orientée par les tendances culturelles anciennes; mais ce qui est vrai lors de l'opposition de régions l'est-il encore à l'intérieur d'une même ville? Hommes d'une tribu ou hommes de la ville, townsmen or tribesmen, c'est une des questions que nous nous sommes posées au cours de la recherche. Si la ville est un milieu privilégié de déstructuration des valeurs traditionnelles, l'objet d'étude du sociologue n'est pas la ville mais l'urbanisé (l'impact culturel a lieu au niveau de l'individu). Or, si la ville façonne des comportements nouveaux, son influence sera différente suivant le temps de résidence à Kinshasa. L'étude de la seconde génération d'urbanisés est l'une des formules possibles mais elle nécessite une documentation morphologique et statistique sur la population qui nous fait défaut 13 . En outre, d'un point de vue méthodologique Bernard - Ville africaine, Famille urbaine.

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cette solution est critiquable (quand elle est employée isolément, ce qui n'est pas le cas de l'étude de B. A. Pauw 14 ), car la ville se caractérise actuellement par l'énorme proportion d'éléments récemment arrivés qui contribuent au changement social 15 . La manière d'être intégré à la ville joue un rôle aussi important que la durée du séjour. L'agent de l'administration, touchant un salaire fixe, habitant un quartier neuf, faisant un travail de bureau, lisant chaque matin son journal, participant à la vie syndicale de son corps de métier et à l'une ou l'autre association ethnique, religieuse ou culturelle, dont la femme a un boy et fréquente le foyer social, ne participe pas à la vie urbaine de la même façon que l'homme illettré, sans emploi, habitant une maison en pisé dans un milieu mono-ethnique des pourtours de la ville et dont la femme cultive un champ et fait de l'élevage pour faire vivre la famille. Le nombre de variables à Kinshasa est tel qu'il ne saurait être question de les maîtriser toutes dans un échantillon représentatif. Il est donc nécessaire de choisir un groupe, dont on fera l'étude en profondeur. Les conclusions auxquelles nous aboutirons seront plus limitées certes, mais elles gagneront en qualité. Elles fourniront des hypothèses pour des recherches semblables sur d'autres groupes l e . Il faut choisir ce groupe en fonction du type de problème que l'on désire aborder de façon à ce que les résultats soient significatits, mais non nécessairement représentatifs, pour la ville en tant que telle. En regardant les types d'associations volontaires, l'une des expressions d'une cohésion relative, nous reconnaissons trois principaux modes de regroupement : l'association religieuse, l'association professionnelle et l'association ethnique correspondant respectivement au groupe religieux, à la catégorie socio-professionnelle et au groupe ethnique. Nous aurions donc pu prendre comme unité d'étude un groupe religieux, nous avons préféré prendre une catégorie socio-professionnelle. La variable résidentielle aurait pu nous fournir un autre type d'unité mais le manque d'associations au niveau du quartier semble indiquer qu'il n'y a pas conscience de groupe à ce niveau. Il faut cependant remarquer que des associations à caractère professionnel existent au niveau du quartier, mais cette remarque confirme l'importance de la profession. Nous avons montré précédemment que nous devons étudier le mariage en tenant particulièrement compte d'éléments de trois origines : l'ethnie, la religion et l'urbanisation. Il nous fallait donc préserver ces variables dans leur intégralité ce qui rejetait notre choix vers une catégorie socio-professionnelle, car l'appartenance à une confession ou à un groupe ethnique plutôt qu'à un autre modifie le système matrimonial fondamentalement. En outre, il est possible

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d'obtenir un relevé statistique des membres d'une profession et non de ceux d'une confession ou d'une ethnie, ce qui permet d'avoir une base quantitative et d'employer des techniques proprement statistiques. Il nous fallut choisir un groupe socio-professionnel où nous pourrions mettre en relief tant la variable ethnique que la variable religieuse, sur lequel nous aurions des données suffisamment précises et qui serait relativement homogène. Les enseignants de l'enseignement primaire correspondaient à ce que nous recherchions 17'. Les instituteurs forment une catégorie homogène quant à leur formation, leur salaire, leur mode de vie. Produits du changement social, puisque leur formation et leur fonction sont uniquement modernes, ils contribuent d'une manière active à ce changement, répandant des modèles actuels occidentaux. L'enseignement a rendu possible le développement urbain, il a altéré la vie de la communauté et a favorisé l'émergence de groupes sociaux non traditionnels dans les villes 17 . Les moniteurs (instituteurs congolais de grade inférieur) ont tous été formés dans les missions catholiques ou protestantes où l'enseignement de la morale chrétienne était intense. Les missionnaires s'efforçaient de former autant de bons chrétiens que des bons maîtres. Les enseignants sont donc familiers avec les modèles chrétiens de la famille et il est intéressant de voir comment ils les ont intégrés dans leur vie familiale. Mais leur contact prolongé avec la mission ne s'est pas terminé avec leur scolarité; en effet, presque toutes les écoles de l'intérieur sont des écoles de mission et à Kinshasa quatre écoles sur cinq sont confessionnelles. Les missions et paroisses ont organisé des sessions familiales, créé des foyers sociaux pour les épouses, rédigé des revues et opuscules sur les problèmes familiaux, s'efforçant de faire pénétrer les modèles occidentaux dans la vie des éléments africains instruits, et il est évident que les enseignants subissent directement l'enseignement des missionnaires. En outre, les livres scolaires qu'ils manient quotidiennement présentent les images de la famille occidentale. Quand il est fait allusion à la famille africaine c'est le plus souvent dans un but critique. A l'intérieur du pays, le moniteur installé près de la mission est souvent devenu un out-group, mais à Kinshasa, il réside au milieu de la population où il jouit souvent d'une grande considération sociale. Appelé « maître », il est conscient d'avoir un rôle actif à jouer dans les transformations en cours. Respecté, il se doit d'être respectable, mais il doit utiliser les modèles occidentaux sans se couper de la société dans laquelle il vit et dans laquelle son épouse est impliquée au même titre que les autres femmes. S'il ne respecte pas les

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normes chrétiennes ou, plutôt, si le fait qu'il ne respecte pas les normes chrétiennes vient à être connu, il perd sa place. S'il est capable de devenir directeur d'école ou sous-directeur d'une école confessionnelle il lui faut d'abord être un chrétien exemplaire. Intellectuels dans un milieu de non intellectuels, les moniteurs détiennent la clé de l'occidentalisation : l'instruction. L'instruction apparaît être dans la société africaine actuelle (où la décolonisation politique n'a pas encore entraîné la décolonisation économique) l'instrument de conquête du pouvoir politique au même titre que, dans l'Europe industrielle, les moyens de production. Ils constituent donc un groupe privilégié d'étude, car ils servent de modèle de référence dans une société où les modèles de références traditionnels ne sont plus utilisables. Groupe privilégié où les modèles occidentaux et chrétiens du mariage sont plus apparents et plus conscients, les enseignants le sont certainement, mais ils sont davantage encore un groupe expérimental qui permet de comprendre l'orientation des nouvelles formes de sociabilité en milieu urbain. Parce que constamment jugés, ils se jugent : ils posent leurs actes en bien ou en mal, mais ne mettent pas nécessairement dans ces deux catégories ce que les missionnaires y mettent. Conscients des contradictions entre le système familial traditionnel et le système chrétien, ils font des choix d'éléments des deux systèmes, comme toute la société moderne, mais ils savent qu'ils font un choix et peuvent donc l'expliquer. Les changements observés dans la vie familiale des moniteurs permettent d'esquisser un tableau des changements à venir dans les autres catégories de la population. L'étude d'une population de pointe se révèle extrêmement intéressante pour étudier le changement en cours. *

*

*

Les écoles d'apprentissage pédagogique et les écoles normales ont fourni au Congo les moniteurs dont il avait besoin. Les enseignants sont actuellement près de 50 000 au Congo. Avec un taux de scolarisation de 57%, le Congo est rangé parmi les pays à taux moyen de scolarisation primaire, à côté de l'Italie ou du Chili, avant l'Espagne, la Yougoslavie, la Chine, le Mexique, l'Union Sud-Africaine et presque tous les pays de l'Afrique 19 . Mais ce qu'il est convenu d'appeler « la crise congolaise » a eu un effet sur l'enseignement. Le malaise des enseignants depuis l'indépendance tient essentiellement à deux causes : d'une part, ils n'ont pas eu le sentiment de jouer un rôle actif dans les transformations du pays, et ont conçu de l'amertume en voyant les membres

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de l'administration, souvent moins instruits qu'eux, prendre les places laissées par le départ du colonisateur dans l'administration et le personnel politique; conscients de leur impuissance, ils se sont rejetés dans une attitude moralisante à l'égard des nouvelles classes; d'autre part, les salaires et arriérés n'ont pas été versés régulièrement et l'enseignement n'a plus donné ce sentiment de sécurité matérielle caractéristique de ce type de profession. En outre, si l'instruction est bien l'un des critères nouveaux du prestige social, l'argent en est un autre et les enseignants ont vu leur influence sociale décroître au profit de celle des politiciens ou agents de l'administration. « Les moniteurs d'alors étaient les ministres de maintenant », dira un enseignant en cours d'enquête en comparant la situation des moniteurs avant l'indépendance et au moment de l'enquête. Ils étaient en effet au sommet de la pyramide sociale congolaise dans la mesure où les postes de décision étaient réservés au colonisateur; ils n'y sont plus maintenant que les postes de responsabilité sont occupés par des Congolais. Les difficultés matérielles, manque de locaux et manque de fournitures scolaires, ont ajouté au désarroi. Les moniteurs ont demandé l'élaboration d'un statut spécial mais cela a eu pour effet de remettre en question la qualité d'enseignant de tous ceux qui sont insuffisamment qualifiés. A l'irrégularité du salaire s'est ajoutée une certaine insécurité de l'emploi. Un statut barémique extrêmement avantageux est sorti en avril 1964. Or, malgré ce malaise, les responsables de l'éducation estiment que, s'il existe des secteurs où la situation est mauvaise, l'ensemble fonctionne à peu près normalement. Nous avons d'ailleurs fait la même remarque au cours de notre recherche. Les enseignants continuent à enseigner avec souvent beaucoup de conscience professionnelle et ils font l'effort de penser aux problèmes de leur profession. Sous la conduite de leaders syndicalistes remarquables, ils se sont organisés. Les grèves ont été l'occasion d'une prise de conscience de groupe. Un syndicat d'enseignants, indépendant des centrales nationales, s'est créé, premier appareil organisé commun 20. Si le statut de la profession enseignante n'est pas sorti, il est en cours d'élaboration et les enseignants ont largement contribué à sa préparation. Il était nécessaire d'analyser la situation de l'enseignement, car nous ne pourrons comprendre certains problèmes familiaux ou de relations sociales qu'en tenant compte de cette situation, comme nous tenons compte de la situation post-coloniale dans son ensemble.

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NOTES 1. J. DENIS, Le Phénomène urbain en Afrique centrale, Bruxelles, 1958, p. 73. 2. ¡bid., p. 84. 3. Rapports A.I.M.O. : Ville de Léopoldville, 1959; Zone annexe de Léopoldville, 1959. 4. I.R.E.S., Lettre Mensuelle, mai 1965. 5. Sorte de dancings. 6. P. RAYMAEKERS, L'Organisation des zones de squatting, Gembloux, 1963, p. 166. 7. Tenant compte de considérations de P. MERCIER, « Signification du tribalisme actuel en Afrique Noire », dans Cahiers Internationaux de Sociologie, XXXI, 1961, p. 61-80; J. S. COLEMAN, Nigeria, Background of Nationalism, Los Angeles, 1958; et J. O'CONNEL, « Senghor Nkrumah and Azikiwe : Unity and Diversity in West African States », dans The Nigérian Journal of Economie and Social Studies, V, I, mars 1963, nous entendons par ethnie un groupe socio-culturel qui utilise le plus souvent une langue particulière et manifeste une volonté ou une tendance à s'unir sur base d'un sentiment d'appartenance commune à une société caractérisée, objectivement ou subjectivement, par une culture commune (voir à ce propos J.-C. WILLIAME, Les Provinces du Congo, Léopoldville, 1964, P. 7). 8. Si un psycho-sociologue, H. Jamous, a pu récemment utiliser ces catégories il faut tenir compte du moment historique où il a fait son étude et des buts qu'il poursuivait (H. JAMOUS, Conflits et visions de l'indépendance, Paris, s. d.). 9. Voir à ce sujet B. VERHAEGEN, « Lutte de classes au Congo », dans Révolution, 10-11, juillet-août 1964, p. 31-38. 10. E. Capelle applique à ce terme « ceux qui ont parcouru une étape plus ou moins importante vers nos conceptions morales, spirituelles et sociales » (La Cité indigène de Léopoldville, Elisabethville, 1947, p. 65). Nous voyons assez par cette définition le caractère colonialiste de l'expression qui a pratiquement disparu du vocabulaire des leaders congolais depuis l'accession du Congo à l'indépendance, mais nous le voyons mieux encore dans un article d'A. SOHIER paru en 1949. « sous l'impulsion d'un roi génial, une poignée d'Européens assume la souveraineté d'un immense territoire peuplé uniquement de nègres arriérés, aux mœurs barbares, à l'économie rudimentaire : des sauvages. L'écart entre le degré du développement des colonisateurs et celui des autochtones est immense. Mais les fondateurs considèrent les noirs comme des hommes auxquels rien de ce qui est humain n'est définitivement étranger. Ils donnent pour but éminent à leur entreprise d'amener les natifs à la civilisation... Lorsqu'ils obtiennent leur ' immatriculation aux registres de la population civilisée ' ils sont soumis à une législation de... type européen » (A. SOHIER, « Le Problème des indigènes évolués et la commission du statut des Congolais civilisés », dans Zaïre, III, 8, octobre 1949 p. 843). Des civilisés l'auteur en voit déjà : des mulâtres non reconnus par leur père européen et des prêtres noirs. Mais il y a « un stade intermédiaire » : instituteurs, officiers de santé, employés de banques, qui « ont quitté la barbarie » et qui « se sont haussés près de nous » (p. 846). 11. Au sujet de la collusion entre les cadres administratifs, le personnel politique et les commerçants, cf. P. DUPRIEZ « Les Instruments de la politique du commerce extérieur. Évolution des institutions de 1960 à 1964 », dans Cahiers Économiques et Sociaux, II, 3, novembre 1964, p. 209-255. 12. En outre l'usage du lingala, langue véhiculaire pauvre ne résoudrait pas le problème de la communication. 13. Les données démographiques sur Kinshasa datent de 1959. Or depuis, la structure de la population a considérablement changé. Les contrôles administratifs insuffisants depuis l'indépendance n'ont pu arrêter l'immigration urbaine ni l'éclatement de la ville dans des zones péri-urbaines. Il n'est donc pas question d'utiliser les données anciennes.

Kinshasa el les enseignants après l'indépendance

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14. B. A. PAUW, The Second Generation, Cape Town, 1963. 15. L'Institut de Recherches Économiques et Sociales évaluait en 1965 à 41,25 % de la population le nombre des immigrés à Kinshasa, et encore ce chiffre ne tient-il pas compte des départs enregistrés pendant cette période (Lettre Mensuelle, n° 5). Près d'une personne sur deux par conséquent serait arrivée à Kinshasa depuis 1960. 16. Des recherches sont en cours depuis 1964 à l'Institut de Recherches Économiques et Sociales de l'Université Lovanium sur des ouvriers de l'industrie manufacturière. 17. Deux ans plus tard dès 1963, d'autres groupes sociaux étaient accessibles, mais en 1961 il n'existait des données et encore très imprécises que sur deux catégories socio-professionnelles les enseignants et les agents de l'administration. 18. M. READ, Education and Social Change in Tropical Areas, Londres, 1955. 19. R. P. EKWA, Pour un enseignement catholique national, Léopoldville, 1963. 20. L'U.N.E.C.O. (l'Union des Enseignants Congolais) est née en 1963 de la décision des membres des comités nationaux de la C.E.C. (Centrale des Enseignants Congolais affiliée à l'Union des travailleurs Congolais) et de la S.Y.N.E.C.O. (Syndicat National des Enseignants Congolais affiliée à la Confédération des Syndicats Libres du Congo) de fusionner. Au moins dans les grandes villes l'U.N.E.C.O. ne tarde pas à paraître comme le principal porte-parole des enseignants bien que trois autres centrales affiliées à des syndicats interprofessionnels subsistent.

CHAPITRE

II

Le mariage et la vie familiale au Congo

Il existait, au-delà de la diversité des coutumes, un type traditionnel de la famille africaine. Ce type a été partout transformé du fait des contacts avec la société occidentale. Il existe un type, avec des variantes, du mariage occidental. Nous avons vu que le fait urbain de Kinshasa crée des modèles sociaux nouveaux à partir d'éléments de l'une ou l'autre culture. Une analyse des systèmes matrimoniaux traditionnels, dans ce qu'ils ont de commun, par opposition aux systèmes occidentaux s'impose donc. Nous empruntons à A. Phillips l'essentiel de la typologie du mariage africain où le sociologique et le juridique se confondent 1 . Le mariage traditionnel africain se caractérise par certains traits : - la procréation en est le fondement (mais un mariage sans enfant peut subsister du fait de la polygamie); - le versement de prestations et de contre-prestations à l'occasion de cérémonies (ce que nous appellerons la « dot », puisque c'est le terme utilisé par les intéressés à Kinshasa) en est le principe de légitimité; - il est potentiellement polygame; - il est potentiellement dissoluble; - il engage deux groupements familiaux; - il unit deux êtres généralement dans le cadre d'une endogamie tribale et d'une exogamie clanique ou de lignage (parfois exogamie bilatérale), ce qui a pour conséquences tant l'existence d'interdits sexuels entre certains membres d'une famille que la fréquence des mariages préférentiels entre cousins croisés; - la femme est généralement très jeune au moment de son premier mariage ; - la femme n'a pas les mêmes pouvoirs que l'homme; - le mariage donne des droits et des devoirs d'aide économique mutuelle aux deux conjoints. En milieu rural les contacts avec les missions et leurs écoles, avec les commerçants et les colons européens, avec l'administration coloniale, ont entraîné des modifications du système traditionnel, dont l'importance varie d'une société à l'autre en fonction de sa structure propre et de l'intensité des contacts. Il est donc nécessaire de décrire brièvement les populations dont nous retrouvons

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des éléments dans le groupe étudié et les formes des contacts culturels entre ces ethnies et les valeurs et modèles occidentaux. Les moniteurs viennent surtout de cinq régions : le Bas-Congo, le HautCongo, le Lac Léopold II, le Kwilu et le Kasaï.

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Sur les Bakongo, le groupe le plus important, nous disposons de sources nombreuses 2. Occupant les territoires à l'Ouest du Congo, s'étendant en outre au Sud du Congo-Brazzaville et au Nord-Ouest de l'Angola, les Bakongo constituent une ethnie particulièrement dynamique et ouverte aux influences modernes. Leur attachement à la terre, l'efficacité de leur système clanique, leur participation à une culture originale, la place privilégiée donnée aux règlements pacifiques des conflits ont contribué à la préservation de leur système socio-culturel. Peuple d'agriculteurs et de commerçants, ils ont pu s'insérer dans la vie économique moderne, s'adapter plus tout en résistant mieux. Une densité de population relativement élevée, un sex-ratio presque normal, une natalité suffisante, donnent à ce groupe un équilibre particulier. L'évangélisation y a été plus intense et plus diversifiée, l'enseignement plus développé que dans d'autres régions. La présence de grandes villes (Kinshasa, Matadi, Boma), largement ouvertes sur l'Occident, de centres administratifs, culturels et commerciaux importants (Thysville, Kisantu, Tshela) a intensifié les contacts et une grande partie des villageois ont passé une période plus ou moins importante de leur vie en milieu urbain. La nécessité d'approvisionner les villes en vivres a favorisé le développement de l'agriculture et du commerce. G. Balandier résume ainsi la situation particulière des Bakongo de Brazzaville : « les caractères les plus remarquables de la situation ba-kongo paraissent ainsi les suivants : le maintien d'une économie typiquement africaine, progressive sinon suffisamment rénumératrice; le mouvement d'interrelations existant avec Brazzaville où l'élément kongo reste jusqu'alors prépondérant; le fait d'un contact ancien et direct avec les Européens, qui explique une plus grande ouverture du champ de relations sociales et stimule après coup une plus grande capacité de réaction vis-à-vis de la société coloniale. L'ensemble ba-kongo fait alors figure de groupement dynamique, aspirant à devenir le leader des peuples établis dans le Midi congolais » 3 . En remplaçant Brazzaville par Kinshasa et le Midi congolais par l'Ouest congolais, la description de l'auteur

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est encore bien davantage applicable à la population bakongo du CongoKinshasa. Les Bakongo réagissent d'abord favorablement à la colonisation mais le travail forcé lors de la construction du chemin de fer Matadi-Kinshasa donna lieu à des réactions de la population. Plus tard, en 1921, le Bas-Congo donna naissance au premier mouvement religieux en réaction à la situation coloniale. Ces mouvements subsisteront et survivent à l'indépendance. Un mouvement de rénovation culturelle mukongo, l'A.B.A.K.O. (Alliance des Bakongo) donna naissance au premier parti politique congolais qui précipita la chute du colonialisme. Les Bakongo sont matrilinéaires, c'est-à-dire que le sang, principe de vie, est transmis par la mère, tandis que le mâle n'est censé transmettre le sang qu'à ses descendants au premier degré, mais le père Van Wing signale déjà en 1921 que la branche paternelle tend à prendre plus d'importance. L'oncle maternel a pouvoir de décision lors de certains événements, tels que le mariage. Dans le choix d'un conjoint, l'autorisation de l'oncle est nécessaire, mais celle du père ne l'est guère moins. Si une part importante de la dot est versée à l'oncle, le père a également droit à une part. La dot a certes augmenté ces dernières années mais dans des proportions moindres que les salaires ou le coût de la vie. Mais de toute façon l'autorité appartient au côté maternel. Le mariage n'est pas seulement une alliance de deux individus, mais une alliance de deux clans, créant un nouvel ensemble de parenté. Toutes les caractéristiques du mariage africain énoncées plus haut sont valables pour les Bakongo et l'exogamie clanique est particulièrement respectée. Au-delà des similitudes structurelles, il existe des différences importantes dans les divers sous-groupes. Il semble que la virginité de la jeune fille, fréquente chez les Bantandu, ne soit pas appréciée ailleurs 4 . Les jeux sexuels entre jeunes gens sont autorisés, sans que les relations sexuelles aient un caractère licite; la tradition mukongo condamne très sévèrement l'adultère. *

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Les contacts culturels n'ont pas eu ce caractère progressif dans la Cuvette Centrale, région des Mongo 6. Il y a peu de données historiques sur cette région équatoriale, où la pénétration européenne ne commença qu'à la fin du 19e siècle. On ne peut guère accorder de crédit aux légendes pseudo-historiques ou à l'épopée de lianja. Cette région fit partie du Domaine de la Couronne

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dans le Royaume Indépendant du Congo de Léopold II. Le pays fut soumis à une exploitation intensive. Les villageois se souviennent encore des exactions auxquelles donna lieu la cueillette forcée du caoutchouc. Le contact avec l'Occident fut brutal et les structures sociales furent fortement ébranlées. Les Mongo étaient un peuple d'agriculteurs, de chasseurs, de pêcheurs, mais l'essentiel de leur subsistance venait de la cueillette. La fonte du fer était pratiquée dans les villages, et il y avait des forgerons spécialisés. Par contre chacun pratiquait la vannerie et la poterie. Le tissage et la sculpture sur bois étaient davantage œuvres de spécialistes. Chaque village riverain du fleuve avait un marché hebdomadaire où se pratiquait le troc des marchandises. La violence de la colonisation n'est pas la seule cause des bouleversements que subit la société mongo. Une occupation insuffisante du terrain (moins de 3 habitants au kilomètre carré) rendait cette dernière sensible à tout changement extérieur. Après l'ère de l'hévéa, des sociétés européennes de plus ou moins grande envergure exploitèrent les palmeraies naturelles et créèrent des plantations. Le rendement, excellent, fit se développer considérablement le nombre des exploitations à l'intérieur du pays. Si Coquilhatville garda l'aspect d'un centre commercial et administratif de moyenne importance et ne devint pas une grande ville, la société toute entière se trouva en contact avec les Européens, petits colons, agents de compagnies, forestiers, agents de l'administration et missionnaires, quoique à un degré moindre que dans le Bas-Congo. Le réseau routier est très insuffisant et a rendu difficile la commercialisation des productions des villageois. L'urbanisation resta faible. Cependant, c'est dans la structure même de la société mongo que se trouvent les origines des effets différents de l'acculturation chez les Mongo et chez les Bakongo. A. Hulstaert montre qu'une segmentarisation extrême caractérise la société mongo ; cette segmentarisation a eu pour conséquence une plus faible résistance au choc de l'acculturation. Il n'y eut pas de mouvements de révolte ni de mouvements prophétiques. Il semble qu'au contraire les Mongo se montrèrent très accueillants à l'égard des Européens. Alors que la carte de mérite civique n'avait plus guère de succès dans les autres régions, elle était encore désirée à Coquilhatville juste avant l'indépendance. L'association de la carte de mérite civique était très active. Une tentative de mouvement de rénovation culturelle échoua par contre du fait du manque d'intérêt de la population. Les Mongo sont patrilinéaires, l'enfant fait partie du groupe familial du père. Il s'agit plutôt d'une parenté à double direction et les conséquences juridiques, morales et administratives de l'appartenance à la famille jouent dans les deux

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directions. Cependant, l'affection est généralement plus vive entre parents maternels, en particulier entre un individu et le frère de sa mère. L'exogamie bilatérale est absolue. La virilocalité avait pour effet d'entraîner les femmes loin de leur village et la distance entre le village d'origine de la famille de la femme et le village où elle réside peut atteindre cent kilomètres en quatre générations. Les Mongo ont donc des parents dans de nombreux villages, ce qui entraîne une plus grande sécurité dans les déplacements. Le mariage est officialisé par le versement de la « dot », équilibré par celui d'une « contre-dot ». A côté de la dot, un versement est effectué à l'intention exclusive de la mère. Il y a souvent des paiements subsidiaires en objets d'utilité directe, dont l'importance va croissant. Si les taux de dot sont plus élevés que dans d'autres régions, les plaintes à ce sujet sont surfaites. Mais les frais des festivités, coutumièrement faibles, sont maintenant considérables; souvent ils sont confondus, à tort, avec le taux de la dot. La polygamie était fort répandue chez les Mongo et s'est maintenue en partie. Lors de rencontres avec des groupes d'enseignants et d'enseignantes de Coquilhatville, nous avons pu observer la faveur dont elle jouissait, tant parmi les hommes que parmi les femmes. En fait, les frais de mariage sont tels que beaucoup d'hommes ne se conforment pas aux formes traditionnelles pour un deuxième mariage et il s'agit actuellement de formes intermédiaires entre la polygamie et le concubinage. Il est probable que l'évolution en cours se poursuivra et que la polygamie fera place au concubinage. La coutume admettait des formes particulières de mariage. Une femme pouvait prendre la place de sa parente séparée, avec ou sans divorce, de son époux; l'alliance entre les clans était alors maintenue. Par contre après décès de l'épouse, une nouvelle union était nécessaire. Si le droit coutumier reconnaissait à la veuve la liberté de se marier avec une personne de son choix, il existait de nombreuses infractions. En outre, une veuve pouvait être attribuée par droit d'aînesse, ce qui constitue une forme de mariage par héritage. En cas de divorce, l'homme pouvait retenir une parente de la femme tant que la dot n'était pas restituée. D'autre part, il existait des formes de concubinat officiel et reconnu : un client obtenait d'un polygame, moyennant services, le droit de cohabitation avec une épouse, qui reste l'épouse légitime du mari auquel appartiennent aussi les enfants pouvant naître d'une telle union. Les relations sexuelles entre jeunes gens étaient autorisées. Si l'adultère de la femme était blâmé et condamné, celui de l'homme avec une femme non mariée ne donnait lieu qu'à des sanctions domestiques de la part de la femme. En outre, n'étaient pas considérées comme adultères les relations sexuelles

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avec les frères plus jeunes du mari ou les sœurs plus jeunes de la femme. L'hospitalité accordée à un étranger entraînait également l'autorisation d'entretenir des relations sexuelles avec un membre de la famille. Dans la mesure où la société mongo a été davantage déstructurée qu'une autre, les libertés sexuelles laissées par la tradition ont favorisé un relâchement général des mœurs. G. Hulstaert attribue la cause de la dénatalité chez les Mongo au bouleversement des valeurs et à la désintégration sociale. Il faut probablement ajouter à ces causes les effets des exactions des premières années de la colonisation. Le mariage était interdit avec les Pygmoïdes bantous et, d'autre part, l'exogamie bilatérale était absolue. Si le bien de parenté entre jeunes gens était suffisamment éloigné, il était cependant possible de le rompre, ce qui entraînait la division du domaine foncier et du pouvoir politique. La segmentarisation de la société et les potentialités de déséquilibre du système traditionnel ont provoqué son effondrement. Les interdits de mariage subsistent cependant, de même que l'interdiction concernant les conjoints des puinés et les aînés des conjoints. Le divorce se produisait quand il y avait impossibilité à continuer l'union, sans que des causes spécifiques soient déterminées. Il pouvait être le fait soit du mari soit de la femme. Les procédures de divorce étaient rares. L'intervention des familles et du témoin de mariage étaient efficaces. Actuellement, les divorces se sont multipliés d'autant plus que les prétextes n'étaient pas fixés par la tradition et que les mœurs se sont relâchées. La prostitution s'est répandue parmi les Mongo et une grande partie des prostituées de Kinshasa sont mongo. D'autre part, à Coquilhatville même, il existe de nombreuses associations de « femmes libres » 6 et des associations mixtes (hommes et femmes), où la liberté sexuelle est de rigueur. Société désorganisée, les Mongo présentent des formes matrimoniales ou pseudo-matrimoniales très particulières. Une « tendance culturelle » libérale a entraîné un relâchement considérable des mœurs 7 . *

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La région du Sud-Kasaï est peuplée, en majeure partie, de Baluba 7 . Toutefois, depuis un siècle, l'unité culturelle et politique des groupements luba s'est relâchée. Peuple avec la conscience d'un passé historique, les Baluba constituent l'une des ethnies les plus dynamiques du Congo. Dès le 14e siècle, le premier empire Luba eut un chef commun, mais n'eut qu'une existence éphémère.

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La second empire au 17e et 18e siècle ne résista pas non plus aux guerres successorales et aux invasions étrangères. Les guerres esclavagistes auraient contraint les Luba à émigrer du Katanga, leur territoire d'origine, vers le Kasaï, par vagues successives. L'arrivée des Européens acheva de rompre les liens culturels entre les différentes ethnies luba. Les Européens compartimentèrent la réalité ethnique en créant des dénominations artificielles (Lulua, Baluba...), en divisant ces populations en plusieurs districts, territoires et secteurs, en favorisant certains groupements au détriment des autres. Le Sud-Kasaï est une région à relativement forte densité de population (19,38 habitants au kilomètre carré dans le territoire de Bakwanga, 15,40 dans le territoire de Gandajika en 1958). D'autre part, les mouvements de migrations consécutifs aux conflits tribaux depuis 1958 entraînèrent une augmentation considérable de la population. Les deux seuls centres semi-urbains, Bakwanga et Gandajika, ne devinrent jamais de véritables villes. Par contre, de nombreux Baluba résidaient à Luluabourg, mais également à Kinshasa et Lubumbashi. Actuellement, Bakwanga est devenue une gigantesque cité, sans aucune structure, constituée en majeure partie de réfugiés, bien qu'une importante bourgeoisie administrative se soit développée depuis 1960. La principale activité économique du Sud-Kasaï est l'industrie minière. L'exploitation du diamant joue un rôle capital dans la vie économique, politique et sociale du pays. La M.I.B.A. (Minière de Bakwanga) s'était vue reconnaître un monopole d'exploitation. Si, de tout temps, une exploitation clandestine limitée du diamant eut lieu, depuis l'indépendance de nombreux trafiquants étrangers ou Kasaïens se sont établis 9 . Le « caractère démoralisant et corrupteur du trafic actuel 10 » se retrouve chez les Baluba de Kinshasa, originaires des régions diamantifères. Les natifs des régions du diamant disposent de sommes monétaires considérables. Il en résulte une augmentation du prix des biens de consommation du fait de la différence entre l'offre et la demande. Outre l'exploitation diamantifère, la colonisation avait vu se développer l'agriculture dans la région de Gandajika. Les paysannats avaient été dotés d'une infrastructure très solide, mais ils n'ont pu suffire à produire les quantités de vivres nécessaires pour nourrir une population ayant triplé. Les cultures vivrières (mais, manioc, arachides) étaient exportées vers Lubumbashi par le chemin de fer B.C.K. (Katanga).

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La culture du coton s'était répandue avec succès. Il était expédié vers PortFrancqui et assurait des revenus importants. Le Sud-Kasaï se présente donc comme une région favorisée. La possibilité de vendre a stimulé la production. La densité du réseau routier rendait possible l'acheminement des produits jusqu'à la voie ferrée. L'exploitation clandestine du diamant dans le Nord joue un rôle très important dans les changements de structures sociales. Les Baluba émigrés conservent des liens étroits avec le pays, d'autant plus que ces liens permettent le trafic du diamant. La forte densité de population et les tribulations du groupe les contraignent en outre à préserver leur cohésion. « Traqués par les campagnes esclavagistes, réfugiés sur des terres étrangères, les Baluba accueillirent favorablement, jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, le conquérant européen qui leur garantissait une paix durable » 1 1 . Les Baluba furent donc particulièrement sensibles à l'acculturation; « animé par cette force que l'histoire a déclenchée en lui, le Muluba développe la curiosité : il voyage beaucoup, il va là où va le Blanc. Il apprend beaucoup à l'école du Blanc » 1 2 . L'administration, les missions et les sociétés accordèrent de plus grandes facilités de perfectionnement aux Baluba. Les Baluba ont acquis durant la colonisation des positions importantes en milieu urbain. Les Baluba sont patrilinéaires 13 . Mais l'exogamie bilatérale est absolue, du moins en ce qui concerne les descendants en ligne directe. La jeune fille devait être vierge au moment de son mariage. La virginité de la jeune fille reste très valorisée, la mère reçoit une chèvre si elle a bien éduqué et surveillé sa fille. Les jeunes filles se marient très jeunes avec des jeunes gens beaucoup plus âgés et cet usage se maintient. Les dots n'ont pas atteint les taux élevés répandus dans la Cuvette centrale, mais sont plus fortes qu'au Kwilu ou dans le Bas-Congo. La polygamie, fort répandue, ne diminue guère en milieu rural mais fait place au concubinage en milieu urbain. Si la fidélité de la femme a toujours été exigée et le reste, l'homme avait accès aux femmes non mariées. Dans la société traditionnelle, des jeunes femmes divorcées ou qui ne s'étaient pas mariées entretenaient des relations sexuelles avec les jeunes gens ou les hommes mariés. Ce fait explique le grand nombre de prostituées Baluba. A Kinshasa, les prostituées sont presque toujours Mongo ou Baluba. La liberté sexuelle dont jouissent les hommes et l'existence de « femmes libres » en milieu coutumier ne sont cependant pas des explications suffisantes : les tribulations des Baluba, leur degré d'urbanité, le pouvoir corrupteur du trafic du diamant

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et le niveau économique élevé des ressortissants de la région sont à l'origine du relâchement des mœurs. ** *

Le Kwilu est doté d'une « personnalité régionale », association intime d'éléments physiques et humains 14 . C'est un pays à forte densité de population (14,9 habitants au kilomètre carré). Peuplé de plusieurs ethnies d'origines diverses (Bambunda, Bambala, Badzing, Bayanzi, Bapende, Basuku...), ce pays n'entre que tardivement en contact avec l'Occident. Le passé précolonial de ces groupes n'est pas connu, si ce n'est à travers des traditions orales qui ne sont guère que des récits légendaires. Les Européens explorèrent le pays à la fin du 19e siècle seulement. Les peuples du Kwilu sont des agriculteurs et vivent également de la cueillette. Ils cultivent le millet, le manioc, le maïs et les arachides. Mais la richesse principale du pays réside dans l'existence de palmeraies. Jusque 1920, la pénétration européenne resta limitée et les compagnies se livraient à un commerce de troc du caoutchouc. La monnaie est donc d'introduction récente. Les sociétés commerciales occupèrent par la suite les vallées, entraînant la présence d'une administration à trame serrée, un encadrement médical, un réseau routier dense. L'exploitation intensive des palmeraies et la construction de factoreries fut l'œuvre de grandes compagnies (Huileries du Congo belge dépendant du groupe anglais Lever), aussi bien que de petits exploitants. Mais les Européens n'ont pas transformé l'agriculture du pays; ils n'ont guère introduit de plantations : « C'est certainement la contrée où la production huilière est la plus étroitement associée à la vie africaine. Car ce sont les coupeurs villageois travaillant dans les forêts qui alimentent les usines en fruits. L'activité industrielle a donc comme fondement une activité de cueillette » 1 5 . Près de 40 000 coupeurs de fruits, représentant 18,7 % du total des hommes valides, étaient employés par les compagnies avant l'indépendance. L'administration regroupa, vers 1920, les villages sur les plateaux pour des raisons administratives et médicales, malgré la vive résistance des habitants. La violence des agents entraîna la révolte des Bapende, qui, en mai 1931, massacrèrent un agent de l'administration; au cours de la répression, 550 autochtones furent tués sans qu'il y eut de victimes du côté des forces de l'ordre. Des sectes religieuses locales apparurent, telle la « secte du serpent », qui

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revêtait un « caractère nettement anti-européen » 1 6 ; les fidèles refusaient de payer l'impôt. Après la seconde guerre mondiale, le kimbanguisme donna naissance au mouvement « Nzambi-Malembe », puis plus tard, en 1953, le kimbanguisme proprement dit pénétra dans le territoire de Masi-Manimba, puis dans tout le Kwilu. « Encore que ces différents mouvements ne prirent pas l'ampleur qu'ils connurent au Bas-Congo, il apparaît, au total, que des forces de réactions diffuses mais parfois solidement organisées, se répandirent sur toute l'étendue du Kwilu... L'administration coloniale tenta d'y remédier par des « promenades militaires », une « occupation » plus intense par le service territorial et des tentatives de « collaboration » avec les chefs coutumiers » 1 7 . L'insuffisance de la main-d'œuvre dans certaines régions entraîna des déplacements de population. Les cueilleurs bapende et bambunda viennent temporairement s'établir dans des régions de palmistes, où ils restent le temps de la récolte. Comme auparavant déjà trois, voire quatre ethnies, pouvaient être représentées dans le même village, le brassage ethnique fut intense et la vie coutumière subsiste inégalement. Si la culture du manioc devint une source de revenus, les autres cultures ne sont guère commercialisées. La pénétration de la monnaie et des produits manufacturés est cependant relativement importante. Kikwit, chef-lieu administratif, capitale politique et commerciale, devint un « noyau de polarisation qui contribue de plus en plus efficacement à faire du pays huilier une ' véritable région géographique ' » 1 8 . C'est une ville en pleine expansion. Par contre, Leverville n'est guère qu'une vaste cité de travailleurs. D'autre part, l'attraction urbaine se manifeste aussi en faveur de Kinshasa : en 1958, près de 15 000 ressortissants du Kwilu y résidaient. Les coutumes matrimoniales varient d'une ethnie à l'autre; cependant, un certain nombre de points communs peuvent être dégagés. Les populations du Kwilu sont matrilinéaires. L'exogamie clanique y est absolue; mais l'endogamie tribale n'est pas nécessairement respectée. La petite polygamie y est répandue, cependant moins que chez les Mongo. Les structures de parenté ont résisté au choc constitué par l'acculturation, et la dot n'a pas atteint de taux très élevés. Cependant, les différences entre ethnies sont telles qu'il est impossible de décrire les formes matrimoniales comme nous l'avons fait pour les Bakongo, les Mongo et les Baluba. ** *

Bernard - Ville africaine, Famille urbaine.

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La région du Lac Léopold II est aussi composée de populations de différentes origines et sans passé historique 19 . Les Ekonda, les Basengele, les Ntomba et les Bolya sont des Mongo, tandis que les Basakata, les Badia, les Baboma, les Batere sont des semi-Bantous. La densité de la population est particulièrement faible (variant de 1,1 en territoire d'Oshwe à 6,2 en territoire de Kiri). Les deux tiers de l'actuelle province faisaient partie du Domaine de la Couronne sous Léopold II. A la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, le pays fut dévasté pendant une dizaine d'années à l'occasion de l'exploitation du caoutchouc et de l'ivoire. Jean-Claude Willame écrit : « les conséquences du travail forcé atteignirent au Lac Léopold II tant les structures sociales et politiques que le niveau démographique de la population... De tous les témoignages, il ressortait que le principal facteur de décadence de la population résidait dans l'état de nomadisme auquel l'avaient acculé les exactions des militaires et des administrateurs 20 ». Il n'y eut, à l'époque, que peu de réactions de la population. Ce n'est qu'à la fin de la seconde guerre mondiale que se produisirent des réactions d'hostilité vis-à-vis de l'administration, et un refus de collaborer. Les sectes à caractère prophétique se répandirent sous l'influence des relégués kimbanguistes à Oshwe. Les Européens ne s'établirent qu'en très petit nombre dans la région. Quelques exploitations forestières (F. O. R. E. S. C. O. M.), quelques colons européens, quelques commerçants exploitent le bois, les fibres végétales, le copal et le café. Le petit nombre de missions, d'écoles 21, d'agents de l'administration contribuèrent à faire de cette région une contrée sous-développée, où il y avait moins de 18 000 salariés en 1957. Le réseau fluvial est très développé, mais les routes sont rares, sauf dans le Sud où l'occupation économique est plus importante. Les revenus principaux des autochtones viennent de la pêche. Inongo n'est qu'un centre administratif et la région est dépourvue de centre urbain réel. Comme l'attrait de Kinshasa a relativement peu joué sur les populations du Lac Léopold II, le changement socio-culturel a été lent, d'autant plus que la région est restée organisée en groupements traditionnels (les regroupements de chefferies ne datent que de 1945). L'hétérogénéité ethnique est telle qu'il est difficile de parler de formes de parenté originales. Cependant, les influences réciproques des structures de parenté sont si importantes qu'on a pu parler de formes mixtes. En fait, il existe des groupes patrilinéaires, des groupes matrilinéaires et des groupes

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mixtes. Les formes traditionnelles se sont maintenues davantage dans le Sud du pays que dans le Nord; le Nord, peuplé de Mongo, faisait en effet partie du Domaine de la Couronne, et la désintégration sociale a, par conséquent, les mêmes causes que dans la Cuvette Centrale. Pays à faible densité de population, peu exploitée économiquement et peu « acculturée », peu urbanisée, la province du lac Léopold II apparaît comme une région sous-développée, où les formes traditionnelles se maintiennent malgré la perte d'un dynamisme réel.

•* • Les documents dont nous disposions sur chacune de ces régions ne nous permettent pas de suivre le même plan d'exposé. Cependant, nous voyons que chacune a une « personnalité régionale » différente; nous ne pourrons donc pas seulement tenir compte des formes de parenté des groupes ethniques, mais devrons considérer l'histoire sociale, politique et économique de ces régions. En comparant les caractéristiques de ces provinces, nous voyons surgir les oppositions, qui détermineront une adaptation différente des ressortissants de ces provinces à la vie à Kinshasa. Les différences sociologiques régionales sont au moins aussi importantes que la diversité des structures de parenté; en particulier, il nous semble que l'opposition entre groupes patrilinéaires et groupes matrilinéaires a parfois été surestimée 22. Partout le mariage religieux a été introduit et apparaît indispensable à certains fidèles. Un des effets est d'entraîner un nouveau critère dans le choix d'un conjoint : la religion. La dot s'est plus ou moins commercialisée suivant les régions; elle est quelque peu discutée par les jeunes gens qui doivent la payer eux-mêmes; cela implique un changement dans la signification de la dot. La polygamie a diminué et nombre de jeunes filles qui sortent des écoles missionnaires refusent d'être épouse d'un polygame. Les liens entre les deux familles étendues des conjoints se sont relâchés et l'alliance est devenue un accord. Dans les villages, en même temps que le commerce, s'est introduit un certain individualisme de la propriété en contradiction avec les normes traditionnelles. Désormais, le modèle traditionnel de la famille n'est plus accepté comme le seul bon : la polygamie est blâmée par de nombreux jeunes, la dot est devenue objet de controverses; quelques membres de la communauté cherchent à se

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dégager du système traditionnel d'obligations familiales; le doute est introduit quant à la perfection de la structure traditionnelle, même si les conduites ont peu changé. L'organisation économique traditionnelle était profitable aux anciens; or, l'instruction et l'argent sont devenus les nouveaux critères de prestige et sont davantage accessibles aux jeunes qu'aux vieux. Les jeunes se montrent favorables au changement d'un système qui leur est défavorable, tandis que les vieux s'efforcent de conserver leurs privilèges. Mais vieux comme jeunes sont pris dans un mouvement contre lequel ils ne peuvent rien : c'est maintenant des avantages individuels que les vieux cherchent à obtenir en fixant les taux de dot; ils demandent le maintien de structures anciennes en fonction de besoins nouveaux. Les missionnaires se sont efforcés d'introduire une conception occidentale du mariage, qui heurte souvent la conception traditionnelle. Ils ont insisté sur son caractère d'engagement individuel légalisé par le sacrement donné à l'église, diminuant ainsi l'importance du rôle des familles étendues et du mariage coutumier. Ils ont combattu la polygamie. Les missionnaires catholiques ont interdit le divorce à leurs fidèles. Souvent, la procréation a été présentée comme le but des rapports sexuels, mais le fait de ne pas avoir d'enfant n'autorise ni le divorce ni la polygamie. Les rapports sexuels sont seulement autorisés entre époux, ce qui n'est pas le cas pour toutes les traditions ethniques du Congo. Ils ont exigé des fidèles qu'ils épousent quelqu'un de même religion. Ils ont valorisé la virginité de la jeune fille. Ils ont tenté de répandre l'idée d'une égalité foncière de l'homme et de la femme. Ils ont favorisé l'individualisme des couples. Mais ils ont atteint des résultats variables d'une ethnie à l'autre, suivant que la coutume était proche ou lointaine de l'idéal chrétien. De très nombreuses études traitent du mariage en milieu urbain africain, mais c'est le plus souvent parmi d'autres problèmes. Nous disposons ainsi d'une documentation abondante, mais peu systématique. Il faut se satisfaire d' « enquêtes sociales », surtout dans les anciennes colonies britanniques. Pourtant toutes les études s'accordent pour montrer que « nulle part ailleurs le processus de désintégration sociale ne serait aussi apparent » 2 3 . En fait, nous assistons au changement de la famille conjugale jadis comprise dans la famille étendue, maintenant incluse dans une réalité nouvelle : la ville. T. Parsons a suggéré l'hypothèse que la famille nucléaire était le seul type fonctionnel pour une société industrielle2 4. Il existe à l'intérieur de ces divers groupes ethniques des variations entre les coutumes des sous-groupes, mais les caractéristiques données ci-dessus ont un aspect de généralité. En cours de rédaction,

Le mariage et la vie familiale au Congo

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nous nous référerons parfois à des coutumes particulières, que nous préciserons alors. Comme nous l'avons écrit précédemment, la colonisation et ses conséquences socio-culturelles n'ont pas eu le même effet pour les divers groupes ethniques. Chez les Bakongo par exemple, les interdictions chrétiennes dans le domaine sexuel sont venues renforcer les interdictions traditionnelles. Le kintuadisme, principal mouvement kimbanguiste, a repris à son compte les exigences chrétiennes. La polygamie a beaucoup régressé, malgré les doctrines de certaines Églises kimbanguistes, l'Église mpadiste par exemple, qui la rendent obligatoire. Il y a cependant un déséquilibre qui se manifeste dans la doctrine matrimoniale de certaines Églises noires. Ainsi, chez les mpadistes, bien que la polygamie soit obligatoire, les jeunes peuvent en être dispensés. Mais, s'ils commettent l'adultère avec une jeune fille, ils doivent la prendre comme seconde épouse et l'Église leur en impose une troisième de surcroît. C'est l'Église, et non le fidèle ou sa famille, qui décide, en principe, du choix d'un conjoint; il ne peut y avoir de mariage sans l'accord du chef de l'Église : Simon Mpadi. Ainsi il y a bien un effet de déstructuration de l'ancienne culture, sans que pour autant il y ait emprunt culturel. En fait, l'Église tente, par une innovation de freiner le processus d'individualisation, en imposant des règles qui permettent au prophète et à ses vieux compagnons de relégation d'exercer leur autorité sur la communauté religieuse, de la même manière que les anciens l'exerçaient auparavant sur la communauté familiale. Cela ne va d'ailleurs pas sans problèmes, conflits et compromis. *

*

*

Un article remarquable de P. C. W. Gutkind fait le point des recherches sur la famille en milieu urbain africain 25. Il conclut son exposé en rappelant que dans un milieu de changement social rapide, il faut distinguer entre dogme et pratique, entre valeurs et conduites qui peuvent évoluer à des rythmes différents. C'est ce que montrent le plus souvent les études sur les villes africaines. Mais il semble que, souvent, l'opposition entre un monde rural où la famille conjugale est fondue dans la famille étendue, et un monde urbain où les liens de solidarité familiale ont cédé, a été exagérée (« the rural-urban dichotomy has been overstressed » écrit P. C. W. Gutkind) 26 . Il y a processus global de changement social, qui implique aussi bien les villes que les campagnes et les modèles urbains se répandant à l'intérieur. B. F. Hoselitz va jusqu'à écrire

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Ville africaine, Famille urbaine

que « la distance entre les modes de vie urbains et ruraux est moins prononcée qu'en Europe » 2 7 . A propos des villes africaines, on a parlé parfois d'isomorphisme. C'est peut-être vrai à un certain niveau de généralité, en particulier dans le domaine démographique. Ainsi, dans toutes les études sur le mariage, on montre que le déséquilibre du sex-ratio entraîne une compétition pour les femmes, la fréquence de l'adultère, l'apparition de « femmes libres », qui prennent pour une durée variable un partenaire sexuel. Mais, comme l'a indiqué P. Mayer, les situations sont fort différentes d'une ville à l'autre 2a . En un lieu, l'union interethnique est fréquente, en un autre, elle est rare. Les liens avec la famille étendue demeurent ou disparaissent. La dot est plus ou moins commercialisée. Il est nécessaire de tenir grand compte de la situation globale, à la fois historique, politique, économique, religieuse..., propre à chaque ville. Nous avons déjà souligné combien il était important de situer le changement social dans un contexte historique. Une caractéristique commune de presque toutes les études en milieu urbain africain est d'insister davantage sur le rôle négatif, destructeur de la ville et en négliger le rôle créateur. On voit comment l'ancien mariage s'est déstructuré, on ne voit pas comment il y a restructuration. Il ne nous est rien dit ou presque des nouvelles valeurs matrimoniales (sauf dans l'étude de P. Clément sur Kisangani, où est montrée l'importance de la notion de couple) 89. Cela vient, en partie, du fait que peu d'études sont consacrées uniquement au mariage. Mais la cause la plus profonde est que la ville est considérée comme une entité composée d'éléments plus ou moins homogènes; or, la ville est un milieu différencié, avec des embryons de classes sociales, des groupes religieux, des ethnies aux coutumes variées. Cette différenciation peut entraîner une diversité des modèles familiaux et des conduites. Très peu d'études traitent des villes congolaises, aussi nous est-il possible de résumer ce qui a trait au mariage. Trois ouvrages sur Kinshasa ont paru : Food and Leisure among the African Youth of Léopoldville de S. Comhaire-Sylvain, La Cité indigène de Léopoldville de E. Capelle et L'Organisation des zones de squatting de P. Raymaekers. L'étude de S. Comhaire-Sylvain sur la jeunesse à Kinshasa date de 1945. La dot était généralisée et constituait le principe de légitimité du mariage. La polygamie avait disparu mais les gens aisés auraient eu des maîtresses au lieu d'avoir plusieurs épouses; le taux des divorces était très important. Les mariages interethniques étaient rares. Selon S. Comhaire-Sylvain, les fiançailles auraient été accompagnées de rapports sexuels et auraient été rompues si

Le mariage et la vie familiale au Congo

39

aucune grossesse ne se déclarait. La prostitution était assez peu fréquente. Le système matrilinéaire ne semblait pas perdre de terrain; au contraire, les familles patrilinéaires seraient influencées par les coutumes matrilinéaires. E. Capelle, ancien administrateur de Kinshasa, étudie Kinshasa en 1949. Selon lui, les liens avec la famille étendue étaient très forts et il se produirait un véritable parasitage familial, aux dépens de ceux qui travaillent. Les hommes étaient deux fois plus nombreux que les femmes et le nombre des concubinages était très important. L'auteur a utilisé des documents officiels et des observations personnelles, malheureusement entachées des préjugés du groupe blanc sur les Noirs. L'ouvrage de P. Raymaekers ne traite guère du mariage, mais il montre la désintégration des coutumes, l'extrême liberté sexuelle des jeunes, la fréquence de l'adultère et le rôle des flamingos. G. Forthomme a étudié l'évolution des relations conjugales à Lubumbashi et souligne l'influence de l'industrialisation sur le mariage 30. La monographie de R. Dethier montre l'apparition de modèles matrimoniaux nouveaux à côté des anciens 81. Il convient de signaler aussi l'enquête de R. Hennin 32 . Mais c'est la description de P. Clément qui nous permet d'approcher de plus près la famille congolaise. V. G. Pons, N. Xydias et P. Clément ont étudié la population de Kisangani durant dix-huit mois, de 1951 à 1952. C'est de très loin le meilleur social survey relatif à une ville du Congo-Kinshasa. Il contient des références historiques, des cartes, des notes méthodologiques. Les auteurs ont utilisé des échantillonnages, au hasard, pour l'enquête par questionnaires à domicile, au moyen d'enquêteurs. P. Clément a rédigé la partie relative à la vie sociale et au mariage en particulier. Il y a trois types légaux de mariage : le mariage civil, rarement pratiqué, le mariage coutumier, nécessairement inscrit dans les registres officiels, et le mariage chrétien. L'auteur caractérise le mariage coutumier par la polygamie potentielle, l'alliance entre deux familles, le paiement et le contre-paiement de mariage, la nécessité de la procréation. Il décrit assez longuement les normes traditionnelles du mariage : empêchements de mariage, formes de mariages, mariage après fiançailles et mariage après enlèvement, cérémonies de mariage, divorce. L'auteur considère la société urbaine comme une socitété en transition. Son exposé est fondé sur une recherche intensive durant laquelle il a obtenu 77 case historiés. D'après l'auteur, les mariages imposés par la famille seraient rares. Très souvent les mariages se font hors du village, à Kisangani ou dans de petites villes. L'auteur distingue trois formes de mariage : le mariage après fiançailles,

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Ville africaine, Famille urbaine

le mariage après relations sexuelles autorisées par les parents de la fille, le mariage par enlèvement, presque inexistant. La virginité de la jeune fille avant le mariage est rare. Lors d'un premier mariage, la famille de l'homme contribue souvent au paiement de la dot, au père de la fiancée en général, qui représente le clan. La dot serait coûteuse : entre 300 et 8 000 F, avec une moyenne de 2 000 F. Très souvent, à la dot, s'ajoutent des versements successifs s'échelonnant dans le temps, et des cadeaux de valeur variable. L'initiation sexuelle de la femme se fait souvent dans le humwali, société de femmes, due à l'influence arabe. Les fêtes et cérémonies du mariage regroupent les deux párenteles et durent plusieurs jours. La virginité de la jeune fille est très considérée, même si elle est rare, ainsi que l'atteste la coutume de tuer un pigeon dont le sang éclabousse le drap nuptial. En cas de conflits conjugaux, les párenteles jouent un rôle conciliateur. L'adultère est fréquent, cependant, et les divorces très nombreux (55 % de divorces). Les qualités demandées à une épouse sont d'être bonne ménagère, fidèle, respectueuse vis-à-vis de son mari et de la famille de son mari, féconde et bonne garde-malade en cas de maladie. Les hommes instruits réclament l'instruction et la bonne présentation. Les hommes et les femmes insistent sur l'importance de la notion de couple, et les mariages intertribaux sont chose commune. Jusqu'ici, l'attention des africanistes ne s'est guère portée sur la vie conjugale, aussi ne disposons-nous que de données très fragmentaires et presque accidentelles sur le couple en milieu urbain.

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*

*

Il convient de rappeler que la législation congolaise prévoit trois types de mariage : le mariage civil, le mariage coutumier et le mariage chrétien. Le mariage civil, autrefois obligatoire pour les agents de l'État, est pratiquement inexistant et nous ne rencontrerons que les deux dernières formes, seules ou cumulées. La polygamie est interdite 33, bien qu'il soit parfois question de lui redonner une existence légale. Nous distinguerons, durant toute l'étude, le mariage de son résultat, la vie familiale. Cela s'avère d'autant plus nécessaire que bien souvent les immigrants à Kinshasa sont déjà mariés et que le milieu urbain ne modifie alors que la vie familiale ou les conceptions que les gens s'en font. Nous partageons le point de vue de J.-A. Kahl, quand il écrit qu'il est nécessaire de ne pas étudier la société urbaine à partir de modèles ruraux, avec

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« des lunettes façonnées dans les villages » 3 4 . L'étude du couple urbanisé ne peut être féconde que si, tenant compte, certes, des systèmes culturels traditionnels, nous savons que notre cadre de référence est Kinshasa.

NOTES

1. A. PHILLIPS, édit., Survey of African Marriage and Family Life, op. cit. 2. Pour les Bakongo voir en particulier G. BALANDIER, Sociologie actuelle de l'Afrique Noire, Paris, l r e éd., 1955; 2 e éd. 1963.; L. BRUYNS, De sociaal-economische ontwikkeling van de Bakongo; J. DECAPMAKER « La Famille dans le matriarcat » dans /Equatoria, XII, 3, 1949, p. 95-102; A. DOUTRELOUX, Introduction à la culture kongo, Tervuren, 1963; G. FORTEMS, La Densité de la population dans le Bas-Fleuve et le Mayumbe, Bruxelles, 1960; N. N. LEASURE, Education for the Bakongo Village Based upon a Sociological Study of Bakongo Life, New York, 1938; J. MERTENS, « Le Mariage chez les Bambata et ses implications sociales ». dans Zaïre, II, 10 décembre 1948, p. 1099-1126; J. MERTENS, Les Chefs couronnés chez les Bakongo orientaux, études de régime successoral, Bruxelles, 1942; L . MONNIER, B. VERHAEGEN, J . - C . WILLAME, Les Provinces

du Congo,

structure

et

fonctionnement, II : Sud-Kasaï Kongo Central Léopoldville, 1964 (en sociologie politique) ; F. NGOMA, L'intiation bakongo et sa signification, Paris, 1963; L. PHILIPPART, « L'Organisation sociale dans le Bas-Congo » dans Congo, II, 1920, p. 46-66, 231-252, 394-410, 505519; A. L. RICHARDS, « Quelques types de structure familiale chez les Bantu du Centre », dans A. R. RADCLIFFE-BROWN et D. FORDE, édit., Systèmes familiaux et matrimoniaux en Afrique, Paris, 1958, p. 274-330; J. VAN WING, Études bakongo. Sociologie, religion et magie, Bruxelles, 2 e éd. 1959; B. VERHAEGEN, « Problèmes du Bas-Congo », dans Courrier Africain, 7, 1960. 3. G. BALANDIER, Sociologie actuelle de l'Afrique Noire, op. cit., p. 360. 4. 3. MERTENS, Les Chefs couronnés chez les Bakongo orientaux, op. cit. 5. Malgré une certaine diversification de quelques points culturels et des migrations divergentes, il existe suffisamment de ressemblances entre les groupements de cette région pour qu'on puisse les décrire sans parler des différences. Pour les Mongo voir en particulier R. P. BOLAERT, « De Nkundo-Maatschappij », dans ¿Equatoria, IV, 3, 1941, p.41-44; H . BURSSENS, Les

Peuplades

de L'Entre-Congo-Ubangi,

T e r v u r e n , 1958; M . GUILMIN,

« La Polygamie sous l'équateur », dans Zaïre, I, 9, octobre 1947. p.1001-1023; G.HULSTAERT,

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Ville africaine, Famille urbaine

Les Mongo. Aperçu général, Tervuren, 1961; G. VAN DER KERKHEN, L'Ethnie mongo. Histoire. Groupements. Sous-groupements. Origine, visions, représentations et explications du monde. Sociologie, économie. Ergologie. Langues et arts des peuples mongo, politique indigène, contacts avec les peuples voisins, Bruxelles, 1944. On peut aussi se référer aux ouvrages sur les Ngombe : A. W. WOLFE, « The Dynamics of the Ngombe Segmentary System », dans W. R. BASCOM et M. J. HERSKOVITS, édit., Continuity and Change in African Cultures, Chicago, 1959, p. 168-186; A. W. WOLFE. In the Ngombe Tradition. Continuity and Change in the Congo, 1961. 6. Voir à propos de cette notion de la femme libre, G. BALANDIER, Sociologie des « Brazzavilles noires », Paris, 1954, p. 195. 7. Nous retenons le concept de « tendance culturelle », emprunté à la linguistique par Sapir et Herskovits : « La sélection des traits de la culture donneuse par la culture preneuse se fait souvent selon une direction déterminée, en suivant ' la pente ' qu'avait la culture preneuse elle-même ». 8. Pour le Sud-Kasaï voir en particulier R. P. DECLERCQ, « La Signification de la dot dans le mariage congolais », dans XVIIe séminaire de Missiologie, Louvain, 1947, p. 50-56; P. DENOLF, Aan de rand van de Dibese, Bruxelles, Institut Royal Colonial Belge, Mémoires, XXXIV, 1955; A. OMBREDANNE, Étude psycho-technique des Baluba, Bruxelles, 1957; R. VAN CAENEGHEM, « Hoe een vader zijn zoon tot het huwelijk voorbereidt », dans Band, II, 8, 1943, p. 260-264; R. VAN CAENEGHEM, « Hoe een negermoeder haar dochter opvoedt tot het huwelijk », dans Band, III, 10, 1944, p. 390-395; J. VANSINA, « Migrations dans la province du Kasaï : une hypothèse », dans Zaire, X, 1, janvier 1956, p. 69-85; L. MONNIER, B. VERHAEGEN, J.-C. WILLAME, Les Provinces du Congo, structure et fonctionnement, II : Sud-Kasaï, Uélé, Kongo Central, op. cit. 9. P. DUPRIEZ, « Transformations dans la structure des exportations de la République du Congo », dans Cahiers Économiques et Sociaux, II, 3, mars 1963, p. 3-58. 10. Rapport de la mission C.E.E.-Congo, juin 1963, p. 85. 11. M. KALANDA, Baluba et Lulua. Une ethnie à la recherche d'un nouvel équilibre, Bruxelles, 1959. 12. Ibid. 13. A propos des structures de parenté chez les Baluba, voir L.MUKENGE, Les Implications du culte des ancêtres sur le mariage et la famille chez les Baluba, Léopoldville, 1964, ms. 14. Pour le Kwilu, voir en particulier J. DE BEAUCORPS, Les Basongo de la Luniungu et de la Gobari, Bruxelles, 1948; J. DE DECKER, Les Clans Abuum (Bambunda) d'après leur littérature orale, Bruxelles, 1948; G. L. HA VEAUX, La Tradition historique des Bapende orientaux, Bruxelles, 1954; J. MERTENS, Les Badzing de la Kamtsha, Bruxelles, 1948; H. ROULIN, Diverses études établies en 1936-1937 et relatives aux peuplades Bambola, Bangongo, Bahungana, Bambala-Bashi-Gonde, Bangongo, Bateke, Bayanzi du Sud-Ouest du territoire de Banningville, s. d. ; P. SWARTENBROECKX, « Quand l'Ubangi vint au Kwango » dans Zaïre, II, 7, juillet 1948; F. VAN DE GINGSTE, « Le Mariage chez les Basuku », dans Bulletin des juridictions

indigènes,

X V , 1, 1947, p. 17-28; 2, p. 33-50; J . - C . WILLAME, Les Provinces

du

Congo, structure et fonctionnement, I : Kwilu, Luluabourg, Nord-Katanga, Ubangi, Léopolville, 1964. 15. H. NICOLAI, Le Kwilu, Bruxelles, 1963, p. 8. 16. Rapport sur l'administration du Congo belge pendant l'année 1933, Chambre des représentants, p. 129. 1 7 . J . - C . WILLAME, op. cit.,

p. 22-23.

18. H. Nicolai, op. cit., p. 8. 19. Pour la région du Lac Léopold II voir en particulier H. D. BROWN, « The Nkumu of the Tumba », dans Africana, XIV, 8, 1944; J. L. COMHAIRE, « Une décade d'évolution dans le territoire d'Oshwe », dans Zaïre VI, 3, mars 1953 p. 255-262; J. DENIS, « Chez les Basa-

Le mariage et la vie familiale au Congo

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kata », dans Grands Lacs, VI, 1954, p. 11-16; L. DE SOUSBERGHE, Structures de parenté et d'alliance d'après les formules Pende (ba-Pende, Congo belge), Bruxelles, 1955; P. ELSHOUT, Les Batwa des Ekonda, Bruxelles, 1963; H. ENGELS, Notes sur le mariage coutumier chez les Tumbandjale, 1940; M. FOCQUET et G. VAN DER KERKHEN, « Les Populations indigènes des territoires du Kutu et de Nsontin », dans Congo, II, 1, 1934; J. PAUWELS, La Répartition de la population dans le territoire du Gungu, Bruxelles, 1962; R. PHILIPPE, « Le Mariage chez les Ntomb'e Njale du Lac Léopold II », dans tâquatoria, XVIII, 3, 1954, p. 87-106; 4, 1954, p. 129-153; H. ROMBAUTS, Les Soirées de Saint-Broussebourg, Namur, 1948; N. VAN EVERBROECK, Nbom'ipoku, le Seigneur à l'abîme Tervuren, 1961; J.-C. WILLAME, Les Provinces du Congo, structure et fonctionnement, III : Nord-Kivu, Lac Léopold II, Léopoldville, 1964. 2 0 . J . - C . WILLAME, op. cit.,

p. 25.

21. Plus importante encore est la faiblesse de cet enseignement : plus de la moitié des enseignants n'ont aucun diplôme pédagogique et 23,3 % seulement ont un diplôme de 3 ou 4 ans. Il n'y avait en 1962 pour toute la province que 337 élèves en troisième et quatrième année post-primaire. La plupart des élèves sont en première année primaire : à Kiri par exemple, il y avait en 1962, 609 élèves en première année primaire, 135 en deuxième année, 83 en troisième année, 23 en quatrième année. 22. Dans certaines situations particulières cependant, comme en Côte-d'Ivoire, étudiée par A. Clignet, la variable patrilinéaire-matrilinéaire, recoupant d'ailleurs des variables économiques, politiques et sociales, peut être considérée comme déterminante. L'opposition entre ces deux systèmes de parenté est d'autre part très difficile au Congo où nombre d'ethnies ont des structures de parenté intermédiaires entre les deux systèmes. L'analyse détaillée des structures de parenté ne nous aiderait guère pour notre sujet « la conjugalité » sur lequel en outre les sources littéraires ethnographiques sont pratiquement inexistantes. 23. A. PHILLIPS, édit., Survey of African Marriage and Family Life, op. cit., p. 9. 24. T. PARSONS et R. F. BALES, Family, Socialization and Interaction Process, Glencoe, 1955. 25. P. C. W. GUTKIND, « African Urban Family Life », dans Cahiers d'Études Africaines, I I I , 10, 1962, p. 1 4 9 - 2 1 7 .

26. Ibid., p. 167. 27. B. F. HOSELITZ, « The City, the Factory and Economic Growth », dans American Economic Review (supplément), LIV, 1955, p. 166-184. 28. P. MAYER, dans Townsmen or Tribesmen, oppose East London en Afrique du Sud, à caractère mono-ethnique où l'instruction crée les différenciations sociales et les villes du Copperbelt dont le caractère pluri-ethnique permet aux individus de se classer par origines tribales. Nous verrons qu'à Kinshasa les deux systèmes de référence coexistent. 29. P. CLÉMENT, « Formes et valeurs de la vie sociale urbaine », dans D. FORDE, édit., Aspect sociaux de l'urbanisation et de l'industrialisation en Afrique au sud du Sahara, Paris, 1956, p. 393-524. 30. G. FORTHOMME, Mariage et industrialisation. Évolution de la mentalité indigène dans une cité de travailleurs d'Elisabethville, Liège, 1957. 31. R. DETHIER, Une famille de citadins du Katanga, Liège, 1961. 32. R. HENNIN, « Les Structures familiales en milieu urbain », dans Problèmes Sociaux Congolais, 68, mars 1965, p. 3-90. 33. La polygamie a été interdite par un décret du 4 avril 1950. 34. « We ought to avoid analysis of Urban Society based on rural models. » (J. A. KAHL, « Some Social Concomitants of Industrialization and Urbanization », dans Human Organization, XVII, 1959, p. 70).

CHAPITRE

III

Le choix d'un conjoint chez les instituteurs

Traditionnellement, le jeune homme en âge de se marier choisit parmi les jeunes filles de son ethnie celle qui lui paraît le plus apte à être une bonne épouse 1 . Un certain nombre de qualités sont demandées à l'élue. Les qualités varient selon les ethnies. Chez beaucoup de sous-groupes ethniques bakongo, elle doit être vierge, ce qui n'est pas le cas chez les Mongo où une certaine expérience sexuelle est recommandée; cependant, une fille de mœurs dissipées ne trouvera que difficilement un époux. La jeune fille doit être du même groupe ethnique que le jeune homme ou d'une ethnie apparentée (ainsi, dans le groupe kongo, une Mwesingombe peut épouser un Mundibu), mais elle doit être d'un clan ou lignage différent. Chez les Bakongo, les mariages ne peuvent se produire entre membres du lignage maternel; chez les Mongo, entre membres du lignage paternel. Cependant, quand le degré de parenté est éloigné, il est possible de rompre le lien de parenté et de débuter un nouveau lignage, ce qui ne remet pas en question le principe de l'exogamie clanique. La jeune fille doit savoir faire la cuisine, cultiver un champ; elle doit être obéissante et respectueuse. Parfois le jeune homme demande d'abord conseil à sa famille, mais il peut proposer librement une jeune fille de son choix dont l'aspect extérieur, l'attitude, la renommée lui auront paru favorables. Il peut demander à un parent ou à un ami de lui chercher l'épouse qui lui conviendrait. S'il semble tarder à décider son mariage, sa famille peut l'obliger à choisir une fiancée et elle peut même choisir pour lui. En effet, le célibat, pratiquement inexistant, est considéré comme honteux. Au moment de ses fiançailles, la jeune fille est très jeune (treize à seize ans) et le jeune homme a souvent une dizaine d'années de plus. Quand on interroge les enseignants sur les causes de leur mariage, la plupart répondent : « c'est l'amour ». Quel est le contenu de cette réponse que pourraient aussi bien donner de jeunes Européens? G. B., Muyanzi et catholique, nous raconte ainsi ses fiançailles : « Brigitte, ma femme, est une fille de mon village. Nous avons grandi ensemble. Quand, lors du clair de lune, garçons et filles se réunissaient pour jouer par couples,

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c'est avec elle que j'aimais jouer. Les traits du visage, la démarche, le sourire, la conduite, tout en elle m'intéressait. Elle était ma camarade de jeux, les enfants de mon âge le savaient déjà mais nos parents pas encore 2 . En 1952, j'ai été admis à l'école des moniteurs. Pour cela j'ai quitté mon village pour habiter l'internat à Kikwit. Je n'ai pas oublié Brigitte pour autant; au contraire, son image hantait continuellement mon esprit. C'est ainsi qu'en 1955, quand j'ai voulu me fiancer (j'étais déjà en troisième année de moniteurs), je lui ai écrit une lettre pour lui demander si elle avait déjà un fiancé. Elle m'a répondu qu'elle n'avait pas encore de fiancé. Elle m'a demandé par la même lettre pourquoi je lui avais posé cette question. Ainsi, dans ma deuxième lettre je lui ai dit en termes clairs que je voulais la fiancer. Elle a répondu qu'elle était d'accord et qu'elle pensait déjà à moi depuis longtemps... Pendant les grandes vacances de 1955, nous nous sommes vraiment comportés en fiancés : nous allions en promenade ensemble, nous nous rendions visite fréquemment, elle lavait parfois mes habits, les repassait. J'avais un respect de bokilo envers ses parents, elle aussi pour les miens. A part ces signes avant-coureurs, nous n'avions rien dit à nos parents respectifs... ». Après que les parents eurent donné leur accord, G. B. est envoyé au service militaire pour cinq ans. Avant de partir, les fiançailles ont lieu. Durant ces cinq ans, il écrit deux fois à sa fiancée, qui était encore à l'école de monitrices (où il était interdit de recevoir des lettres de jeunes gens). Le mariage coutumier a lieu après, suivi du mariage religieux. Durant tout ce temps, les jeunes gens n'auraient pas eu de rapports sexuels. Le développement de la tendresse réciproque de deux enfants en amour ressemble fort à certaines images romantiques de l'amour tel que Tourgueniev et Nerval le peignent. C'est en fait un cas assez rare. Il est très difficile de déterminer si le changement culturel a favorisé cette évolution. Le cas est cependant intéressant dans la mesure où il montre que l'amour romantique n'est pas nécessairement étranger aux cultures traditionnelles. Beaucoup plus fréquent est ce que nous appelons « le coup de foudre ». E. M., un Mongo, venait de terminer sa formation à l'école de moniteurs et était dans un magasin pour faire les achats en vue de la fête célébrant son succès, quand il voit une jeune fille de sa région venue acheter du fil : « j'ai été tellement attiré par la jeune fille à tel point que je me sentais incapable de rester immobile à l'endroit où j'étais. Je me suis approché d'elle et tout juste quand nos yeux souriaient, je pouvais lire sur le visage de la jeune fille une joie non dissimulée (sourire mêlé de honte). A ce moment je révélais à la fille tous mes désirs et la fille n'a fait qu'acquiescer... ». Il l'invite ensuite à bavarder dans une buvette

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et lui promet de l'épouser. De retour au village, il écrit à la jeune fille pour lui dire qu'il a obtenu son diplôme. Au lieu de répondre, la jeune fille arrive au village et vient passer la nuit chez son fiancé (les relations sexuelles entre jeunes gens sont coutumièrement tolérées chez les Mongo). Seule la mère de la jeune fille avait été mise au courant et, au village du jeune homme, personne n' « osa demander » d'explication. Cette fois, nous sommes dans une ethnie où la tradition permet aux jeunes gens beaucoup d'initiatives, terrain plus favorable à l'explosion du désir. De même type, est l'aventure de P. I., un Musakata du Lac Léopold II : un jour qu'il était parti faire des achats de copal à bord d'un petit bateau, il accoste une île où des femmes viennent faire du commerce : « j'ai remarqué une qui semblait me charmer tant. Brusquement, je posai la question à la fille : ' Etes-vous mariée? ' ». Et la décision est prise immédiatement. Mais en général, l'amour ne précède pas la décision de se marier. Un auteur a écrit qu'en Afrique l'amour est une conséquence non nécessaire du mariage : « l'amour pouvait se développer entre un homme et une femme, mais c'était accessoire, et nombre de mariages réussis prospéraient sans amour... le Bantou considérait généralement le mariage comme un arrangement et l'affection née entre les époux avait plus de chance de provenir de la satisfaction de la manière dont chacun jouait le rôle qui lui était imposé par la société que d'une cause passionnelle » 3 . L'amour suit généralement chez les enseignants la la décision de se marier et le projet de mariage n'est pas une question d'amour. Bien sûr, une certaine sympathie est le plus souvent nécessaire, qui laisse la possibilité d'épanouissement de l'amour. « J'ai été tracassé par le problème du mariage... j'ai suggéré à mon grand frère de me chercher une femme et c'est lui qui a fait toutes les démarches. La fille étudiait dans une école primaire de Bangabala (Moyen-Congo) et mon frère l'avait remarquée parmi les autres et lui a dit de venir à la maison chez lui. Le jour de l'invitation venu, je suis allé chez le grand frère pour voir ma proposée fiancée. Celle-ci avait quinze ans et moi dix-huit ans. La question essentielle qui se posait était de voir si le grand frère m'avait choisi une belle et bonne femme. Quand je suis entré dans la maison, j'ai trouvé que vraiment ma femme était belle (beauté du visage). Je me suis précipité pour lui demander si elle était d'accord pour que je la prenne en mariage, mais mon grand frère m'a calmé... », explique A. B. Mais il y aura opposition des parents du jeune homme et il faudra beaucoup de discussions avant qu'ils n'acceptent le mariage. J. M. avait terminé sa sixième année d'école primaire et avait chargé un ami de classe qui habitait un village voisin d'observer une jeune fille « de bonnes

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manières ». Il avait demandé ce service à un ami parce qu'il ne pouvait pas épouser une jeune fille de son village qui ne comptait que des protestants, alors qu'il était catholique. Son ami lui a trouvé trois jeunes filles dont l'une, de l'avis de son ami, était préférable du point de vue comportement moral. D'autre part, son physique était mieux que celui des deux autres. « Ainsi nous avons décidé ensemble avec cet ami que je me marierai à Christine ». Le jeune homme a dans ce cas un rôle actif, il prend la responsabilité du choix et, nous le verrons, s'il y a des obstacles familiaux il parvient à les contourner. Parfois ce sont les parents qui choisissent une fiancée. H. D. a terminé ses études de moniteur en 1958. Mais sa mère et ses grandes sœurs lui avaient choisi une fiancée depuis déjà quatre ans. Elle était du village de son père (mariage préférentiel), mais il ne l'aimait pas : « la raison majeure de ce refus d'aimer était le manque d'attrait naturel de la fille. Je ne trouvais rien d'attrayant à sa personne. Je l'avais d'ailleurs dit clairement à ma mère bien à temps, mais elle ne m'avait pas écouté, elle croyait que je pouvais changer avec le temps, mais il n'en fut pas ainsi. La deuxième raison était le manque d'instruction de la fille : elle n'avait même pas été en première année primaire. Le seul critère qui avait guidé ma mère et mes sœurs était l'appartenance de la fille au clan de mon père, elles se moquaient du reste. Elles n'ont pas demandé mon avis avant de fiancer la fille, elles m'ont seulement écrit après l'avoir fiancée (j'étais alors en première année de l'école de moniteurs). J'ai répondu que cette question était à étudier. Quand j'ai vu la fille pendant les vacances, j'ai dit aux parents que je n'étais pas d'accord. En effet, aux raisons annoncées ci-dessus venait s'ajouter la différence de religion : la fille était protestante, moi catholique. Les parents tenaient absolument à ce que je me marie à la fille. J'ai accepté leur demande avant de rentrer à l'école. Chaque fois que je me rendais au village, en vacances, la fille venait me voir mais elle passait la nuit chez ma mère. D'autre part, on n'avait rien donné aux parents. Au fur et à mesure que j'avançais dans les études, je voyais que ma position initiale se justifiait davantage. Les conseils de notre Père Directeur au sujet du mariage (fille instruite, de bonne conduite, catholique...) corroboraient cette position. Quand j'ai terminé mes études, je me suis décidé à rompre toute relation avec cette fille : avec le concours de mon grand frère (actuellement directeur de l'école primaire), je suis parvenu à vaincre ma mère et mes grandes sœurs ». Il arrive que le choix des parents ne soit pas rejeté par le jeune homme : « En 1958, quand j'ai terminé l'école de moniteurs, explique A. M., mon oncle paternel qui habitait déjà Léo, est venu au village et m'a demandé d'épouser sa fille. Celle-ci était d'accord. Quand on m'a proposé, j'ai accepté sous réserve

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de la voir. Mes parents aussi étaient d'accord parce que tous avaient vu la fille en 1955. Nous sommes venus avec cet oncle à Léo, j'ai vu la fille. J'ai trouvé en elle une sérieuse femme à marier. J'ai demandé à la fille si elle voulait m'épouser : elle a répondu sans se gêner qu'elle était d'accord. Après cet accord il n'y avait aucun obstacle à notre mariage ». Enfin, un autre cas se présente : le jeune homme choisit une cousine croisée, mariage préférentiel chez les Manianga. G. L. raconte : « ma femme est du même village que mon père (il est Manianga, du même groupe que A., J. M., H. D. et A. M.). Ce village est situé à environ quinze kilomètres de mon village. Selon la coutume, je devais épouser une fille du même village que mon père. Agir autrement serait commettre un sacrilège envers les vieux du clan. Pendant que j'étais encore à l'école de moniteurs à Tumba, en 1951, j'avais proposé de me marier à la grande sœur de ma femme actuelle parce qu'elle avait une peau plus claire que celle de ma femme 4. Mais le Ciel ne l'a pas voulu parce que juste quand j'étais en troisième année de moniteurs, cette fille sur laquelle je comptais s'est oubliée avec un garçon et fut « enceintée ». Après ma sortie de l'école de moniteurs, je me suis efforcé d'établir des relations avec la fille qui plus tard allait devenir ma femme... » C'est là tant un respect de la coutume qu'un choix personnel, mais on peut caractériser ce choix comme coutumier. Nous avons longuement cité des documents personnels parce que nous croyons que c'est la meilleure approche de phénomènes nuancés, qui se laissent mal « disséquer », pour reprendre une expression de M. Mauss 5. Nous avons choisi nos exemples dans différentes ethnies, mais cinq furent pris dans l'ethnie manianga, à peu près à la même époque. Nous voyons combien un individu réagit différemment dans un contexte socio-culturel plus ou moins semblable : conciliation du respect de la tradition et de la conception moderne de l'amour romantique; demande d'aide d'un ami mais fixation personnelle du choix; refus d'épouser la jeune fille que la famille veut imposer au nom de la tradition; accepter la jeune fille que la famille propose; choisir personnellement, mais conformément à la norme idéale de la coutume. L'analyse des résultats de l'enquête par questionnaires portant sur 283 enseignants, nous permet de classer les critères de sélection dans le choix d'un conjoint. 39,5 % des enseignants de notre échantillon se sont mariés avant 23 ans et 51,9 % entre 23 et 27 ans. Le plus grand nombre des moniteurs se marient entre 20 et 25 ans. Quand, à 26 ou 27 ans, un jeune homme n'est pas encore marié, sa famille intervient, pour qu'il fixe son choix. Près d'un quart des enquêtés ont déclaré avoir été obligés par leur famille de choisir une fiancée6.

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Si près des trois quarts des enseignants ont choisi eux-mêmes leur fiancée, la famille a imposé son choix dans près d'un cas sur cinq. La famille a encore le pouvoir de refuser le choix du jeune homme pour lui imposer une autre jeune fille. 37,4 % des moniteurs qui, ayant aimé une jeune fille, n'ont pu l'épouser, ont donné comme cause le refus de l'une ou l'autre famille : c'est dire combien le poids de la famille est important. L'opposition vient le plus souvent du père, mais souvent aussi de l'oncle maternel dans les groupes matrilinéaires 7 . Le mariage de A. F. est particulièrement significatif du pouvoir de décision de la famille. Il était fiancé à une jeune fille scolarisée de son village. Étant hors du Congo pour un stage de formation, il ne pouvait être présent à son mariage 7 ; or, sa fiancée mourut. Sans le prévenir, sa famille choisit une autre jeune fille et quand il revint il était marié avec une inconnue non scolarisée. Il la répudia d'ailleurs peu de temps après, remettant ainsi en question l'autorité de la famille. Un autre enseignant marié contre sa volonté laissa sa femme au village et, après deux ans, les deux époux divorcèrent d'un commun accord sous le prétexte qu'ils n'avaient pas d'enfant; si la femme avait eu un enfant, le moniteur aurait prouvé l'adultère et également obtenu le divorce. L'enseignant, tout en acceptant l'autorité de la famille pour le choix d'une fiancée, n'est donc pas démuni de moyens pour imposer sa volonté. Un enseignant nous a répondu : « les parents m'ont proposé une fiancée que j'ai refusée ». Un autre déclare : « c'est mon grand frère qui me l'a trouvée mais je compte la renvoyer ». D'autres acceptent mieux les décisions de la famille : « parce que je voulais devenir prêtre, mon oncle a cherché une fille pour moi à mon insu »; « ce sont mes parents qui l'ont choisie et je ne l'ai connue qu'après le versement de la dot ». Les formes de vie conjugale existant à Kinshasa permettent encore le choix de la fiancée par la famille; cependant, il est rare que de tels couples soient profondément unis et quand il y a équilibre, c'est que les liens qui unissent les époux sont plus traditionnels que modernes. Il est peu fréquent que les enquêtés répondent « mes parents m'ont forcé à épouser une autre fille », ou « mon père m'avait déjà choisi une autre fille, je ne pouvais rien faire », ou « l'oncle s'est opposé » ou « les frères se sont opposés »; plus souvent, ils justifient l'opposition de la famille à leur choix : « ma famille ne voulait pas, parce qu'elles étaient de tribus très éloignées et puis elle ignorait comment vivent les parents de ces filles. Après tout, elles avaient une mauvaise conduite ». On peut conclure en disant que s'il y a rarement mariage sans l'accord du Bernard - Villa africaine. Famille urbaine.

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conjoint, il est encore plus rare qu'il y ait mariage sans l'accord de la famille. Nous verrons ultérieurement que les mariages imposés se terminent aussi souvent par des divorces que les mariages où le consentement familial n'a pas été demandé. S'il n'est pas fréquemment passé outre à l'opposition du père, du frère aîné ou d'un oncle, on se marie actuellement sans l'autorisation de toutes les personnes qui ont leur mot à dire et il est rare qu'un moniteur ait refusé une jeune fille « parce qu'elle n'était pas aimée de tout le monde dans la famille ». Du côté de la jeune fille, il y a consentement plus qu'il n'y a choix du conjoint. C'est le plus souvent le cas pour les enseignants du fait qu'ils bénéficient d'un statut social envié et d'un prestige dû à leur degré d'instruction. « La fille ne me voulait plus » est donc une réponse rare, même si la coutume permet aux jeunes filles d'exprimer leur opinion. Il est intéressant de constater que neuf enseignants sur dix déclarent qu'ils laisseront leur fille libre de son choix. C'est le signe d'un changement d'attitude, si ce n'est la prédiction d'un changement de conduite. Si nous analysons les motifs pour lesquels les enseignants n'ont pas épousé une autre jeune fille que leur femme, nous trouvons, outre l'opposition de l'une ou l'autre famille, la différence d'ethnie, la distance entre le village du jeune homme et celui de la jeune fille, l'inconduite et d'autres défauts de la jeune fille, le manque d'attrait physique, la mauvaise santé, la différence de religion, le fait d'avoir le même âge, l'absence d'instruction. Les choix se font donc en fonction d'un certain nombre de critères traditionnels, comme l'appartenance ethnique, et de critères nouveaux, tels le niveau d'instruction ou la religion. Nous allons étudier successivement chaque critère de sélection dans le choix du conjoint. Nombreux sont les auteurs qui ont insisté sur la fréquence des mariages interethniques dans les villes industrielles d'Afrique centrale 9 . Or, parmi les enseignants de Kinshasa, ces unions représentent moins de 5 % des mariages. Nous n'avons évidemment pas compté comme mariages interethniques ceux qui étaient traditionnellement autorisés, tel un mariage entre une MwesiNgombe et un Mundibu, deux sous-groupes bakongo. Le mariage interethnique est donc un fait rare parmi les moniteurs qui ont pourtant un degré d'urbanisation très supérieur à la moyenne. Cependant, les deux tiers répondent qu'ils auraient épousé une femme d'un groupe ethnique étranger si l'occasion s'était présentée et 61, seulement, portent un jugement moral négatif sur des mariages interethniques. 49 affirment au contraire que seul l'amour compte. Certains ajoutent des restrictions à la possibilité du mariage interethnique :

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il ne faut pas que les tribus soient trop distantes; le consentement des deux familles est nécessaire; il faut que les jeunes filles aient une bonne conduite. Certains sont beaucoup plus catégoriques dans leur refus : « on se ferait ridiculiser » ou « tout homme qui se marie avec une fille d'une autre région ou province est considéré pour un homme qui n'est plus Mukongo, c'est un voyou »; « c'est un bandit ». Les opinions favorables le sont souvent avec enthousiasme : « c'est magnifique »; « c'est une preuve éclatante, convaincante, en même temps qu'une leçon, que seul l'amour compte en mariage ». Si les objections au mariage interethnique sont de types différents : diversité des structures de parenté, problèmes de langue, infériorité des autres groupes ethniques, l'amour est la raison que donnent tous ceux qui y sont favorables. Tous les groupes ethniques s'opposent presque de la même façon aux mariages interethniques. Parmi ceux qui se sont montrés favorables au mariage interethnique, nombreux sont ceux qui ont déclaré : « nous sommes tous des Congolais ». Les étrangers ne sont cependant pas tous refusés. Les plus acceptés sont les Angolais. Les Angolais résidant à Kinshasa sont presque tous des Bakongo, matrilinéaires, dont les coutumes matrimoniales diffèrent certes de celles des Bakongo de Kinshasa, mais ne s'en éloignent pas suffisamment pour rendre difficile l'union matrimoniale. Les frontières coloniales ne sont donc pas un empêchement de mariage. L'opposition au mariage avec une Soudanaise est beaucoup plus fréquente : les Soudanais ne sont pas des Bantous et ils sont patrilinéaires. D'autre part, si leurs contacts avec les populations du Nord du Congo ont été intenses, ils ont été pratiquement inexistants avec les populations de la région de Kinshasa. Les enseignants répondent encore plus souvent qu'ils n'auraient pas épousé une Arabe. Il s'agit cette fois d'une race différente, encore africaine, mais que les manuels scolaires de l'époque coloniale ont représenté comme de fourbes esclavagistes. D'autre part, les contingents arabes de l'O.N.U.C. n'ont pas eu de bons rapports avec la population. Enfin, la forme de mariage la plus souvent repoussée est celle avec une Européenne : « nous devons préserver la race noire »; « Le continent ne doit pas devenir plus tard le continent des mulâtres ». D'autres ont donné comme raison que pour épouser une Européenne, il fallait être riche, « car une Européenne ne sait pas travailler comme une Congolaise ». En fait nous pouvons dire que les enseignants sont d'autant plus opposés au mariage avec quelqu'un d'une autre ethnie, d'une autre race que la distance spatiale et culturelle est plus grande. Si la coutume oblige à un mariage à l'intérieur de l'ethnie, elle interdit le

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mariage consanguin, soit à l'intérieur du clan, soit à l'intérieur des deux lignages selon les ethnies. Plus des deux tiers des enseignants ont jugé un tel mariage immoral : « c'est un animal qui peut le faire, sinon un homme digne de ce nom ne doit pas s'abandonner à une pareille tentation » ou très dangereux : « c'est un danger de mort »; « Il faut résister à cet amour sous peine d'encourir la malédiction de la part des membres du clan »; cela « ne peut pas se faire de peur d'avoir des enfants mal formés ». La crainte de sanctions magiques est très vivace. Dans les cas où les enseignants n'ont pas manifesté d'opposition, c'est que la coutume avait trouvé une solution dans la rupture de liens claniques éloignés : « on paie un porc, qui est immolé pour l'annulation du sang et du clan »; « on tue un cochon pour abolir cette parenté »; « si cela arrive à l'insu des deux amoureux, il y a conseil de famille, on tue une poule, on enduit de sang le bas-ventre des deux amoureux et après ils peuvent se marier ». Les enseignants acceptent de se soumettre à la coutume beaucoup plus facilement en ce point qu'en d'autres. Ils ont souvent la réaction qu'éprouve l'Européen en face de l'inceste 10 . En fait, refuser l'exogamie clanique serait refuser l'une des lois claniques les plus fondamentales et entraînerait des sanctions magiques graves. Les habitudes culturelles font que l'attrait physique ne joue qu'exceptionnellement entre jeunes gens d'un même clan; du fait que l'amour romantique est peu répandu, la notion de fatalité qui y est liée est absolument étrangère à la société bantoue. Un enseignant a donné comme raison pour n'avoir pas épousé une jeune fille qu'il avait aimée le fait qu'elle avait le même âge que lui. Les enquêtés sont conscients que l'égalité d'âge risque d'entraîner une égalité de statuts dans le couple et, par conséquent, n'y sont pas favorables. Un certain nombre de qualités physiques et morales étaient demandées, selon la coutume, aux jeunes filles. La première de ces qualités est probablement le goût du travail. Nous avons analysé une série de rédactions que des enseignants, désireux de suivre des cours préparatoires à l'entrée à l'Université, avaient faites sur le thème de la femme au travail. Dans toutes, la femme apparaît comme celle qui, par son travail aux champs, nourrit la famille. La référence à l'image idéale de la mère est fréquente. Plus d'un quart des enseignants ont répondu, lors de l'enquête par questionnaires, qu'il fallait que l'épouse soit travailleuse. Plusieurs enseignants ont répondu avoir refusé de se marier avec des jeunes filles qui étaient paresseuses. Assez nombreux sont ceux qui demandent la propreté comme condition de

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mariage ; dans les discours traditionnels de mariage, c'est une qualité qui est souvent citée. La bonne conduite est une qualité attendue de la jeune fille. Nombreux sont les enseignants qui mettent pour un premier mariage cette qualité en avant. Près de 10 % n'ont pas épousé des jeunes filles dont la conduite était mauvaise, « qui couraient ». La santé, liée à la faculté de procréation, était traditionnellement demandée à la future épouse. Si seulement quelques enseignants citent cette qualité comme nécessaire, ils répondent qu'ils n'auraient pas épousé une jeune fille maladive. A ces critères traditionnels de sélection de la fiancée s'ajoutent des critères nouveaux. Presque tous les enseignants attendent d'avoir terminé l'école de moniteurs pour se marier. Quelques-uns cependant ont interrompu leurs études pour cette cause. Il faut cependant nuancer ces résultats, du fait qu'une partie des jeunes qui ont abandonné l'école de moniteurs pour se marier, ne sont pas devenus moniteurs. Nous pouvons dire que les enseignants de Kinshasa se sont en général mariés à la fin de leur scolarité. La plupart se sont mariés dans les deux années suivant la fin de leurs études, certains presque immédiatement après la fin de leur scolarité. L'instruction est une qualité généralement requise pour la future épouse. Seulement 18,7 % des enseignants interrogés ont épousé une jeune fille non scolarisée; 81,3 % ont été à l'école plus ou moins longtemps; 51,2 %, c'est-àdire plus de la moitié, ont fait plus de quatre ans d'école primaire et 22,9 % ont continué au-delà de l'école primaire (école ménagère ou école de monitrices). Les missionnaires des écoles de moniteurs et les revues lues dans ces mêmes écoles insistent sur la nécessité pour un jeune homme instruit d'épouser une jeune fille instruite. D'autre part, le fait que beaucoup d'enseignants confient à un ami instruit comme eux le soin de chercher pour eux une future épouse renforcent l'importance du critère instruction. C'est parmi les jeunes filles de l'école ménagère ou de l'école de monitrices que se tournent en premier les regards des intermédiaires. Il est certain que la communication sera plus facile entre des jeunes gens instruits qu'entre un enseignant et une jeune fille non scolarisée, des échanges de lettres seront, par exemple, rendus possibles avec une jeune fille scolarisée. Nous verrons plus loin dans quelle mesure ce critère affectera la vie du foyer 11. Le critère de la religion est généralement retenu. Il n'y a pratiquement pas de mariage entre membres de confessions différentes. Il y a à cela plusieurs

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causes : d'abord, le jeune homme cherche sa fiancée parmi les jeunes filles de même religion. Ensuite, si la jeune fille est de religion différente, elle se convertit à la religion de son mari. Ainsi, si H. D. a refusé la jeune fille que lui proposaient ses parents et qu'il n'aimait pas, en invoquant la différence de religion, il épousera quelques mois plus tard une protestante qui se convertira au catholicisme. Lors du mariage coutumier, la jeune fille convertie recevra une certaine somme d'argent en dédommagement. De même que le critère instruction, le critère religion est utilisé par les jeunes gens pour refuser des jeunes filles choisies par la famille. Sur 173 enseignants catholiques enquêtés, un tiers seulement auraient épousé une protestante et un quart auraient épousé une kimbanguiste (il faut tenir compte du fait qu'il y a surtout des kimbanguistes dans le Bas-Congo et très peu dans les autres régions; en ce cas, la différence d'ethnie s'ajoute à la différence de religion). Pour 39 d'entre eux, le critère religieux ne joue absolument pas et ils auraient aussi bien épousé une musulmane. La tolérance est à peu près la même chez les protestants. Par contre, nous n'avons jamais rencontré d'enseignants mpadistes ou témoins de Jéhovah qui eussent épousé quelqu'un d'une autre religion. Le cas des fidèles mpadistes mérite une analyse particulière parce que le syncrétisme de valeurs y est plus frappant encore qu'ailleurs. La liberté du choix du conjoint n'est ni du ressort de l'intéressé, ni de celui de sa famille mais est réservée à l'Église qui peut imposer une jeune fille à un jeune homme. Il est évident que l'Église mpadiste s'efforce de ne pas provoquer d'unions mal assorties et de respecter plus ou moins les sentiments de chacun. Mais aucun fidèle n'a le droit de choisir lui-même son épouse et aucune famille ne peut imposer un choix; les règles claniques bakongo sont par ailleurs scrupuleusement respectées par les mpadistes. Le fait pour un jeune homme et une jeune fille d'avoir des relations sexuelles est un motif suffisant pour qu'ils n'aient pas le droit de se marier ensemble. Il est souvent possible cependant d'épouser la jeune fille de son choix en obtenant la complicité d'un dignitaire de l'Église qui suggère l'union désirée au prophète Simon Mpadi. Un concurrent gênant peut être éliminé s'il a l'imprudence de se confier à un candidat à la même jeune fille, qui n'aura qu'à rendre officiels les désirs de l'autre pour empêcher le mariage. Le transfert de l'autorité de la famille à l'Église est assorti d'un abus de pouvoir de cette dernière, compensé par des mécanismes informels en marge du système. Nous avons déjà longuement parlé du critère « amour ». Il est difficile de le considérer comme un critère objectif. En effet, le mot n'est pas chargé d'une

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même signification chez tous les individus. Attrait érotique chez beaucoup, qui n'est certainement pas une conception nouvelle, affection réelle chez quelques-uns, sans qu'on puisse affirmer non plus qu'il s'agisse d'un phénomène moderne, l'amour ne précède pas nécessairement la décision de se marier : c'est parce qu'il est temps de se marier qu'on éprouve du sentiment pour une jeune fille qu'on ne connaît pas encore et qui a l'air agréable. Un tiers des enseignants considèrent, certes, l'amour comme l'élément essentiel dans le choix d'une fiancée, mais il s'agit plutôt d'une certaine sympathie qui permettra éventuellement le développement d'une affection réciproque. On ne fait connaissance que plus tard, pendant les fiançailles et surtout après le mariage. La jeune fille a un rôle beaucoup moins actif que le jeune homme : « les femmes ne proposent pas de fiançailles aux hommes », écrit Brigitte à G. B. En quelques rares cas cependant, la jeune fille utilise un intermédiaire, une connaissance commune, pour signaler que le jeune homme a attiré son attention. Les enquêtés semblent avoir essuyé peu de refus de la part des jeunes filles sollicitées. Outre le fait qu'ils n'ont peut-être pas avoué des échecs blessants pour leur amour-propre, ils bénéficiaient surtout avant l'indépendance, d'un prestige social tel qu'ils étaient des partis enviables (« les moniteurs étaient alors les ministres actuels », dit un enquêté pour expliquer l'accord immédiat de la jeune fille à sa demande en mariage). Relativement riches, instruits, considérés, bien habillés, ils apparaissent d'autant plus dignes d'être aimés. *

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Les critères anciens dans le choix du conjoint subsistent. Nécessaires pour obtenir l'accord des familles, ils ne suscitent guère d'opposition parmi les enseignants. Tous les moniteurs s'accordent à reconnaître indispensable l'acceptation du choix par les deux familles. La crainte de difficultés ultérieures ou même de sanctions magiques aide au maintien de structures traditionnelles. Cependant, si l'exogamie clanique semble naturelle, une certaine opposition se manifeste envers le caractère d'obligation que revêt Fendogamie tribale. Il y a cependant peu de mariages interethniques, surtout pour une première union, mais ils ne sont pas mal jugés et sont même accueillis très favorablement. La différence d'âge entre fiancés, facteur d'inégalité, reste cependant très forte. Des critères nouveaux apparaissent : les moniteurs désirent épouser et épousent le plus souvent des jeunes filles scolarisées. Ils choisissent généralement des jeunes filles de leur religion, mais la jeune fille accepte souvent de se

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convertir à la religion de l'homme. Il y a un décalage entre attitudes et conduites dans la mesure où le mariage avec un fidèle d'une autre religion est peu pratiqué alors que plus de la moitié des enseignants répondent qu'ils auraient aussi bien épousé quelqu'un d'une autre religion. Les kimbanguistes font exception et n'auraient pas épousé une jeune fille d'une autre religion. Par contre, un aspect essentiel du mariage occidental actuel n'est pas retenu : il n'est pas nécessaire de connaître depuis longtemps une jeune fille pour lui demander sa main. Souvent la première rencontre suffit à « observer et juger » l'éventuel conjoint, et des promesses sont échangées. Le fait que les moniteurs de Kinshasa retournent au village pour choisir une jeune fille de leur village ou d'un village voisin ne suffît pas à expliquer la rapidité de la décision; les vacances scolaires sont suffisamment longues pour « fréquenter une jeune fille » avant de s'engager. A Kinshasa même, la fréquentation est presque toujours postérieure à la décision de se marier. La famille doit être tenue au courant, dès le début, de l'intention des jeunes gens; elle ne peut maintenir son emprise qu'au prix d'une officialisation immédiate des intentions. Le changement des structures sociales n'est pas suffisant pour justifier une résistance des jeunes à ce principe. Mais il s'agit, essentiellement et avant tout, d'une conception du mariage et du couple différente de la vision occidentale : la fréquentation des jeunes gens avant les fiançailles n'est pas indispensable pour créer le type de foyer communément répandu parmi les enseignants de Kinshasa. Aucune des variables considérées ne joue de rôle important lors d'un premier mariage, dans la mesure où l'autorité familiale s'exerce de la même manière et a les mêmes fondements dans toutes les ethnies, et n'est pas sérieusement contestée par les jeunes moniteurs. La conception que les jeunes moniteurs ont de la vie familiale n'est pas en opposition irréductible avec la conception des membres de la famille résidant en milieu rural. Nous n'observons donc généralement pas de tensions violentes entre le jeune moniteur candidat au mariage, et sa famille. Le moniteur subit, le plus souvent sans trop de réactions, les pressions exercées par la famille étendue, tandis que cette dernière évite d'abuser d'une autorité dont elle n'est plus suffisamment assurée.

Le choix d'un conjoint chez les instituteurs

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ANDRÉ ET EZA « Pour moi, avant de faire le choix d'une femme, je dois avant tout avoir des contacts nombreux dans différentes circonstances, pendant une assez longue période, si la jeune fille n'est pas du voisinage. Elle ne saura pas que j'ai l'intention de lui demander sa main. Je m'entretiendrai beaucoup avec elle, de façon à bien la connaître. Je l'observerai beaucoup et je me ferai peu à peu connaître d'elle. Nous parlerons de tout. Après de multiples contacts, j'aurai une opinion. Je verrai alors sa famille et nous ferons connaissance... Je veux être entièrement libre de choisir la jeune fille qui me plaît... » Après avoir énuméré toutes les qualités que devra avoir sa femme, instruite, ouverte, dynamique, consciente d'avoir une fonction humanitaire, A. précise que le mariage coutumier précédera le mariage religieux et qu'il sera pour lui l'occasion de faire comprendre à sa femme « le sens des anciennes coutumes ». A. avait vingt-sept ans au moment de la rédaction de ses projets matrimoniaux. Mukongo, il enseigne dans l'enseignement salutiste. En dehors de son travail, il dirige des mouvements de jeunesse, participe à de nombreuses associations, suit des cours du soir et collabore à plusieurs journaux et revues, où il écrit notamment poèmes et articles sui l'émancipation de la femme congolaise. Il vivait chez ses parents à Kinshasa. Protestant convaincu plutôt que salutiste, il pratique fidèlement. Moins de trois mois après nous avoir confié ses projets, il vient nous avertir qu'il doit partir au village, à la suite de pressions de sa famille, se chercher une épouse. Il n'est ni enthousiaste, ni réticent. Il reste une semaine et demie au village. Le premier soir, il se rend à une fête, où il rencontre diverses jeunes filles : cinq retiennent son attention. Le lendemain, il va consulter le menuisier de la mission protestante voisine, jeune, instruit, ayant travaillé en ville avant de revenir au village et qui, par ses qualités de jugement dans les palabres, a mérité le surnom de Onu. La mission comprend une école ménagère qu'ont fréquenté et que fréquentent encore les cinq jeunes filles qui ont retenu l'attention de A. Onu lui dit le plus grand bien de E., jeune fille sage et douce, âgée de dix-sept ans et qui vient juste de terminer sa scolarité. Après avoir demandé conseil à son oncle maternel, homme respecté et ayant longtemps résidé en ville, il va le jour suivant chez la jeune fille. Il fait « l'étude de la jeune fille et, content des renseignements », il la demande en mariage. Trois jours plus tard, la jeune fille ayant donné son accord, il envoie à la jeune fille une lettre officielle signée par son oncle, à laquelle les oncles de la jeune fille répondent favorablement. Il voit alors E. pour la quatrième fois. Il la revoit quelques jours plus

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tard pour la remise des cadeaux de fiançailles, puis le jour de son départ pour Kinshasa. De retour à Kinshasa, il renvoie une longue lettre à E., où il parle de son amour : « j'espère que ton amour, que mon amour est une réalité. Il est sûr, fort, comme une maison bâtie sur le roc, Jésus. Si nous bâtissons notre amour en Lui (Jésus), le vent, la tempête peuvent souffler, la pluie tomber, notre demeure va résister à tout jamais ». Il écrit aussi un poème en français, où il exprime un amour romantique de type occidental : Sais-tu, Eza, mon amour, ma bien-aimée Ma joie, la tienne est si précieuse Vaut plus que de l'or? Eza, ta voix, ma voix disent ensemble : aimer... Aimer! ma joie! la tienne qui unit nos cœurs. Bientôt la tombée du jour : je rentre à Diangala Tu m'accompagnes, un pas, deux pas, tu tournes Séparation, quelle douleur dans les cœurs, nôtre solitaire Avant que tu t'éloignes, que je continue ma route Un instant arrête-toi Et sous l'humble manguier Dis-moi ce que tu aimes, qui t'aime? Chantons la joie des oiseaux bleus du champ. Chantons une mélopée d'allégresse Je t'en prie Eza, te souviens-tu encore, ma bien-aimée De la route d'un samedi de lumière Et du sentier d'un vendredi d'espoir Eza on se quitte... La rivière coupe le sentier La forêt cache ton visage aimé Eza du village lointain Eza, tu es partie, ta voix est restée sur mon oreille Et ma main, comme l'aile légère Couvre encore ton épaule, ta robe bleue Eza ne me quitte pas, Eza ne me quitte pas Eza tu es partie Eza du village lointain Quand reviendras-tu? Eza que ma joie soit ta joie!

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En fait, il n'y a pas, à proprement parler, syncrétisme, mais utilisation d'un vocabulaire moderne pour se donner à soi-même le change. Désireux d'éprouver un amour de type européen et de n'épouser que librement une jeune fille choisie par lui, mais ayant en fait suivi un schéma de conduite traditionnel, il s'efforce de changer la situation : l'expression d'un amour passionnel est créateur de valeurs nouvelles en même temps qu'il permet à A. de se mystifier lui-même.

NOTES 1. Tant la manière dont fut choisie la conjointe que le déroulement des fiançailles ou la forme du mariage ne sont pas sans jouer un rôle considérable sur le devenir de la vie familiale de l'enseignant; c'est pourquoi nous ne pourrions étudier la vie conjugale des moniteurs sans en étudier les antécédents, bien que le mariage n'ait que rarement lieu en milieu urbain. Nous ne nous intéressons donc aux problèmes de parenté que dans la mesure où ils jouent un rôle sur l'avenir du couple installé plus tard à Kinshasa. 2. Il est probable cependant que les parents n'ignoraient pas des affinités entre les deux enfants. 3. W. RAYNER, The Tribe and Us Successors, Londres, 1962. 4. Le fait d'avoir la peau moins foncée que la moyenne est généralement considéré comme un signe de beauté. 5. D'autre part, notre observation en milieu urbain ne nous mettait qu'accidentellement dans la position de voir « se faire » le choix du conjoint. 6. Nous ne connaissons qu'un enseignant de trente ans qui refuse de se marier malgré les pressions familiales. Encore est-ce un divorcé qui a déjà été marié. Cet enseignant, sousdirecteur d'école, syndicaliste actif, sans religion, veut jouir d'une liberté totale. Né à Kinshasa de parents de groupes ethniques différents (Muluba et Mukongo), il avait épousé une jeune fille de Kinshasa d'un groupe ethnique différent du sien (Mumbala); il n'avait pas payé de dot et il avait renvoyé sa femme parce qu'elle subissait trop l'influence de sa famille. Il s'agit d'une exception, qui, bien que permise par le milieu urbain, ne peut servir à le caractériser. 7. Nous verrons ultérieurement les causes de cette obéissance à la famille et les moyens dont celle-ci dispose pour imposer sa volonté. 8. Nous verrons plus loin que la présence du marié au mariage coutumier n'est pas indispensable. 9. Voir en particulier les études sur Kisangani, Lubumbashi et les villes du Copperbelt. 10. Ce point, assez secondaire en ce qui concerne la famille élémentaire, sera très important lorsque nous analyserons les liens de la famille conjugale et de la famille étendue. 11. Comme le fait remarquer R. Clignet, il n'est pas certain que le choix d'une épouse instruite soit dû à « l'inquiétude devant les tâches qui incombent à un ménage occidentalisé», il est probable que l'épouse instruite est un moyen de « prestige intérieur » (R. CLIONET, « Les Attitudes à l'égard des femmes en Côte-d'Ivoire », dans P. CHOMBART DE LAUWE, édit., Images de la femme dans la société, Paris, p. 139-150).

CHAPITRE

IV

Le temps des fiançailles

Notre objet d'étude ne sera pas le cérémonial de fiançailles, variable d'une ethnie à l'autre, mais le comportement des jeunes gens avant leur mariage. Toute une symbolique nouvelle apparaît en même temps que les formes de communication entre conjoints se diversifient. Nous désignons par « fiançailles » la période entre le moment où les deux familles ont marqué officiellement leur accord au mariage et celui de la cérémonie coutumière de mariage. Souvent les jeunes moniteurs utilisent le terme de fiançailles pour une période qui s'étend jusqu'au mariage religieux et, dans ce cas, leur vie conjugale ne commence effectivement qu'après le mariage religieux. Tant la durée des fiançailles que le genre de relations entretenues par les fiancés dépendent de multiples facteurs : le groupe ethnique, le lieu de résidence de chacun des jeunes gens, la pratique religieuse de chacun. Moins d'un quart des enquêtés étaient déjà à Kinshasa au moment de leurs fiançailles; les autres enseignaient encore dans leur région d'origine, en une mission plus ou moins éloignée de leur village et de celui de leur fiancée. En règle générale cependant, les fiancés se voient peu avant le mariage. Plusieurs moniteurs n'ont vu leur fiancée qu'une fois ou deux; très peu l'ont vu régulièrement. Les nouvelles mutuelles sont apportées de temps à autre par des gens du village de passage, qui remettent des lettres de la jeune fille ou du jeune homme. Le plus souvent ces lettres n'ont pas un contenu fort personnalisé. Elles utilisent certes un vocabulaire amoureux mais très stéréotypé; des emprunts sont faits aux cours des missionnaires sur le mariage; des problèmes de dates ou de détails matériels concernant le futur mariage sont abordés; une grande place finalement est occupée par les salutations aux parents et aux amis. Dans le cas où la fiancée est insuffisamment instruite, les lettres sont traduites par un intermédiaire. Dans les ethnies (Mongo, Ngombe) où les fiancés ont le droit de cohabiter, les relations sont très différentes et sont comparables aux rapports de jeunes mariés. Bien souvent alors, la période de cohabitation débute au village du jeune homme durant les vacances d'été. La famille exerce alors un contrôle très grand sur le jeune couple, et la fiancée est jugée sur ses qualités d'épouse

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traditionnelle. L'influence de la famille du jeune homme est encore plus importante dans le cas relativement fréquent où le jeune homme repart à la mission en laissant sa future épouse au village pour quelques mois en attendant le mariage. Dans 2 % des cas étudiés, lesfiancés,tous originaires du Bas-Congo, résidaient tous deux à Kinshasa. Les jeunes gens se rencontraient alors régulièrement et avaient des relations sexuelles sans que les familles le sachent. Les informations recueillies indiquent que les relations sexuelles entre fiancés sont jugées favorablement dans les groupes ethniques où elles sont autorisées par la coutume; elles sont alors généralisées. Par contre, là où l'interdiction coutumière renforce l'interdiction religieuse, les relations sexuelles sont sévèrement jugées. Plus des deux tiers des moniteurs ont répondu que le fait d'avoir des rapports sexuels avec sa fiancée est grave. Il semble d'ailleurs que le plus souvent les moniteurs bakongo n'aient pas eu de rapports sexuels avec leur fiancée avant le mariage coutumier. Chez les jeunes moniteurs cependant, le fait arrive fréquemment et un tiers environ avoue avoir eu des relations à l'insu de leur famille 1 . Les fiançailles sont de durée variable, mais le plus souvent de trois à six mois, temps nécessaire à la préparation des fêtes de mariage et à la constitution de la dot. Des circonstances particulières peuvent cependant étendre la durée des fiançailles. Ainsi C. B. est-il resté fiancé cinq ans. Il est assez rare que les fiançailles soient rompues. L'infidélité de la jeune fille est la cause la plus fréquente de rupture. Une fois, un moniteur dut rompre ses fiançailles pour cause de consanguinité avec sa fiancée; Bakongo résidant à Kinshasa, ils ignoraient une parenté éloignée; bien qu'à regret, ils durent renoncer à leurs projets matrimoniaux. Plusieurs moniteurs sont parvenus à rompre des fiançailles imposées par la famille. Par contre, l'intervention de membres de l'une ou l'autre famille fit plusieurs fois rompre des fiançailles désirées par les moniteurs. Les fiançailles apparaissent avant tout être une période nécessaire à la préparation des fêtes et à la constitution de la dot. Elles permettent également de changer des projets matrimoniaux qui seraient objet de tension entre les familles étendues et les jeunes gens, et d'établir un équilibre entre le pouvoir de la famille et celui réclamé par les jeunes moniteurs. Les jeunes gens se connaissaient souvent peu avant leurs fiançailles, ils ne se connaissent guère plus après. Cependant, dans les ethnies où la cohabitation des fiancés est traditionnellement pratiquée, les fiançailles sont une période d'essai de la vie conjugale et d'examen de la jeune fille par la famille du jeune homme; à Kinshasa, les fiançailles

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constituent une période de contacts fréquents et de connaissance mutuelle; la communication est plus intense et les jeunes gens entretiennent des relations sexuelles. Les échanges de lettres, pour les moniteurs n'ayant pas le même lieu de résidence que leur fiancée, ne permettent guère une individualisation des rapports dans la mesure où la forme des lettres est souvent stéréotypée. Cependant, des changements significatifs se produisent. Les jeunes moniteurs écrivent davantage à des fiancées suffisamment instruites pour répondre. Les photographies échangées sont souvent regardées. Les rencontres sont davantage l'occasion de relations sexuelles.

CORRESPONDANCE ENTRE DEUX FIANCÉS Au niveau du collectif, les fiançailles représentent une période relativement pauvre, uniforme et codifiée, alors même qu'au niveau du vécu individuel il s'agit d'un moment privilégié. Ce n'est donc que par l'étude de cas que nous pouvons saisir la dynamique des relations interpersonnelles entre fiancés. Nous suivrons l'évolution des rapports entre deux fiancés à travers une correspondance s'étendant de juillet 1959 à avril 1960. Thérèse Wasongo et Henri Diantuadi sont tous les deux Bakongo de la région Manianga. En 1959, Thérèse avait dix-neuf ans et Henri vingt. Elle était monitrice à la mission catholique de Thysville et lui venait de terminer sa formation de moniteur dans une école catholique de Kinshasa. Thérèse avait remarqué Henri au village, durant les vacances et en était tombée amoureuse. Elle s'était renseignée auprès d'amis sur la personne d'Henri et l'un de ceux-ci, Boniface, en avait parlé au jeune homme à Kinshasa. En même temps, Boniface avait fait l'éloge de Thérèse. Dès sa première lettre et sans l'avoir vue, Henri, se fiant au seul témoignage de son ami, demande la main de la jeune fille. Nous avons vu qu'une telle manière de procéder n'était pas rare. L'élément nouveau, c'est le fait que la jeune fille ait parlé de son amour avant d'être demandée en mariage, ce qui traditionnellement était l'objet de réprobation. De juillet 1959 à avril 1960, ils échangeront plus de soixante lettres; chacun écrivait donc une lettre par semaine environ. La lettre est devenue un moyen de communication très utilisé, mais peu d'enseignants ont échangé autant de lettres avec leur fiancée. Le niveau d'instruction de Thérèse permettait une correspondance abondante. Mais la forme de transmission du message influe sur le message lui-même. Alors que traditionnellement les attentions récipro-

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ques se manifestaient par des signes extérieurs et des cadeaux de nourriture, elles s'exprimeront avec des moyens empruntés à la culture occidentale. A la politesse, à la gentillesse, au respect, dont témoigne au village la fiancée à l'égard de son fiancé, succède une certaine égalité dans les échanges épistolaires. La correspondance manuscrite entraîne des rapports nouveaux entre les fiancés, qui ne seront pas sans influence sur le foyer ultérieur. La correspondance a lieu en kikongo dialectal. Au moment où il écrit sa première lettre, Henri est déjà fiancé mais sa fiancée, restée au village, le trahit. Du fait que Thérèse est d'un village voisin, il n'y a pas d'empêchements traditionnels au mariage, sauf dans le cas où l'une des deux familles aurait mauvaise renommée. Henri écrit : « pourtant, maintenant ce qui importe, c'est l'amour du fiancé et de la fiancée, et non la famille qui n'est là que pour appuyer tout ce que nous voudrions ». C'est plus un désir qu'une réalité mais nous avons déjà noté que souvent la résistance initiale des familles aux projets matrimoniaux des jeunes gens peut être réduite. Henri sait très bien que s'il y avait un empêchement traditionnel majeur, il devrait céder, mais il exprime une conception de la famille répandue parmi les jeunes. Des détails concernant les âges respectifs, les qualités connues, avaient été obtenus par Henri auprès de Boniface. Il savait ainsi que Thérèse n'avait qu'un an de moins que lui et qu'elle enseignait déjà alors qu'il avait juste terminé sa scolarité. Ces deux points sont très importants. En effet, l'écart d'âge entre mari et femme est l'un des éléments qui permet de maintenir la subordination de la femme au mari. La similitude d'instruction en même temps qu'elle rend la communication plus facile établit une égalité dans les deux domaines de prestige social moderne, l'instruction et l'argent. En fait, il ne faut pas exagérer l'importance de ces facteurs de « démocratisation » des rapports; en effet, Henri et Thérèse sont membres d'une société où les femmes sont moins instruites que les hommes et où elles gagnent difficilement de l'argent et c'est à cette société qu'ils emprunteront leurs modèles familiaux. Ils savent aussi qu'ils ont tous les deux la même religion et qu'ils pratiquent tous les deux; il est parfois question de la messe du dimanche auquel l'un assiste. Dans deux lettres, ils parlent de la messe de minuit de Noël qui n ' a pas eu lieu de crainte des troubles politiques. Henri a envoyé une image pieuse, représentant un bouquet de roses avec des épines au pied d'un calvaire, mais l'explication qu'il en donne est absolument profane. Il n'est nulle part question de pratiques magiques coutumières (sauf une allusion aux vertus particulières du jus de manioc sur la fécondité de l'homme, mais il s'agit d'un remède profane). Les préoccupations religieuses et magiques sont totalement absentes

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de leurs lettres. Henri est en cela très semblable à la plupart des instituteurs de Kinshasa pour qui la pratique religieuse est affaire individuelle et non pas affaire du couple. Les événements politiques sont à peine évoqués. Il est question de la préparation des élections à Kinshasa et Henri s'interroge sur ce que feront les « Flamands ». Il fait allusion au voyage du roi Baudouin au Congo. Thérèse signale un discours de Kasa-Vubu à Thysville et elle parle de la fermeture des pompes à eau et de la rareté de biens de consommation. Mais ni l'un, ni l'autre ne paraissent engagés dans le processus politique, les événements ne les concernant qu'indirectement. Le mot « Flamands » témoigne d'une hostilité envers les Belges, mais c'est le seul élément qui indique une éventuelle prise de conscience nationale. La politique apparaît peut-être comme une affaire d'hommes. Thérèse et Henri sont tous les deux enseignants mais ils parlent très peu de leur travail. Henri a envoyé à Thérèse un cahier de dessin parce qu'il n'y en a plus à Thysville. Henri se plaint parfois d'avoir beaucoup de travail de corrections de devoirs d'examens. Les salutations sont envoyées pour les élèves comme pour les amis et ces derniers firent même un cadeau à l'occasion du versement de la dot. Mais l'école, les enseignants, le directeur, les problèmes quotidiens sont absolument absents. Or, en septembre, Henri donne cours pour la première fois et il y avait matière à rédaction. Nous en arrivons à la constatation la plus importante : Henri et Thérèse parlent des faits, jamais de leurs impressions, sauf peut-être quand il s'agit de leur amour. Ils ne se livrent jamais, en restant toujours au fait banal. « Par la présente, je n'ai rien de neuf à vous rapporter ». Le monde extérieur n'est pas appréhendé ensemble. Est-ce dû à une pauvreté des moyens d'expression? Nous pensons qu'il faut davantage y voir une attitude en face du couple. Tout n'a pas à être mis en commun comme dans la conception occidentale de l'amour, il n'y a pas de rêves ensemble, il n'y a pas une même aperception des choses. Ceci est général chez les fiancés que nous avons connus et interrogés. Thysville et Kinshasa sont distants de 150 kilomètres et reliés aussi bien par la route que par la voie ferrée et pourtant ce n'est qu'en septembre que Thérèse en Henri feront connaissance, alors que le processus de fiançailles est déjà avancé et qu'ils se sont faits tous les serments d'amour possibles. A l'occasion d'un congé d'une semaine, en février, deux amies de Thérèse viennent à Kinshasa et comme Henri se plaint de ce qu'elle n'est pas venue, elle répond ingénument : « pour quoi faire ? ». C'est un comportement très différent de celui qu'auraient des fiancés européens.

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Et pourtant, Henri et Thérèse utilisent un vocabulaire amoureux de type occidental. Pour manifester leur amour ils se servent à la fois du français et du kikongo. « Chéri » ou « chérie », « amour », « baiser » se retrouvent dans presque toutes les lettres, mais parfois des termes plus rares comme « ma mie », « bien-aimée », « ma fiancée » sont utilisés. Des expressions nouvelles se rencontrent : « mon chéri d'amour » ou le savoureux « baiser ya tire-langue ». En français aussi, certaines images d'amour sont utilisées : « dit Thérèse, votre image réduit tout mon corps en cendres. Sans vous, je ne saurai pas vivre » ou « dit Chérie, il n'y a personne sur terre qui va séparer notre amour sauf le Bon Dieu », ou « j'ai besoin de vous comme de l'air que je respire » ou encore « dit chérie, Thérèse, O, je ne dors plus très bien car je ne regarde que votre photo ». Le français apparaît comme le langage des amoureux; son usage différencie Thérèse et Henri des autres couples qui ne peuvent écrire en français. Il établit une complicité entre eux et participe à l'éclosion de l'amour en lui donnant une forme particulière; comme le devine Henri, lorsqu'il écrit qu'il lit sans cesse la phrase de Thérèse, « j'ai besoin de vous comme de l'air que je respire », le français les met à part. Ils expriment, à l'occidentale, un amour qui n'est plus traditionnel. Jamais la fiancée au village n'aurait appelé son fiancé par le prénom ou par des termes du langage amoureux : elle lui aurait dit : « maître » ou « monsieur ». « Maître » est utilisé une fois, mais avec une consonance humoristique. « monsieur » plusieurs fois comme pour montrer que Thérèse est à la fois l'amoureuse moderne et la fiancée respectueuse traditionnelle. Traditionnels aussi les proverbes que cite à trois reprises Henri et qui feront dire à sa fiancée : « en lisant vos proverbes, je suis convaincue que vous avez l'amour en moi ». De même qu'elle n'a osé croire à l'amour de Henri que quand il eut prévenu les familles respectives, elle est assurée de l'amour de Henri par l'usage de proverbes traditionnels. Thérèse et Henri s'amusent à mêler leurs noms et prénoms. Thérèse Wasongo écrit : Henri Wasongo ou Diantuadi Thérèse à la place de Henri Diantuadi. Henri signe « Diathewas » (Diantuadi Thérèse Wasongo) ou Th. D. H. W. D. (Thérèse Diantuadi Henri Wasongo Diantuadi) ou D. TH. H. Wasongo... Ce sont des jeux manuscrits certes, mais au symbolisme évident. Mais ce ne sont pas seulement des mots et jeux amoureux qu'échangent Thérèse et Henri, mais encore des chants ou des poèmes et, surtout, des photos. Les photos jouent un rôle social extrêmement important au Congo. Dans toutes les maisons d'enseignants de Kinshasa on trouve des sous-verres avec des photos. La rareté des pellicules et des appareils de photos ne diminue Bernard - Ville africaine, Famille urbaine.

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pas le désir d'être photographié. Avant d'aller chez le photographe, on met ses beaux habits et si la photo est prise à la maison, le sujet pose et se met dans l'attitude qu'il préfère : « en train d'étudier » par exemple. L'homme photographié est un homme moderne, urbanisé; il est mis en situation, la photo fige le personnage qu'il se choisit. Dans une magnifique analyse, J. C. Mitchell a montré combien la notion de personnage joue un rôle important dans les villes africaines, le changement social très rapide fait que l'individu s'identifie à un personnage, qu'il choisit moderne, urbanisé 2 . La photo est un cadeau très valorisé de type narcissique qui nous semble être répandu en milieu urbain africain. Thérèse a envoyé à Henri une pochette à l'occasion de la Sainte-Thérèse. C'est l'usage que celui dont c'est la fête fasse un cadeau. Nous voyons d'ailleurs Henri insister pour recevoir la « Bonne Fête » d'une amie de Thérèse. Thérèse envoya également quelques cadeaux en nourriture à Henri ; traditionnellement, la fiancée apportait de la nourriture à son fiancé. Henri envoya aussi des cadeaux alimentaires. Nous ne parlons pas des cadeaux obligatoires, nous nous y arrêterons lors de l'analyse de la dot. Henri et Thérèse échangent des lettres, des mots d'amour, des formules occidentales, des photos, des cadeaux, mais aussi des politesses, politesses à l'adresse de leurs familles, à l'adresse de leurs amis, à l'adresse de leurs élèves même. La place que tiennent les amis dans leurs relations est importante. Boniface a servi d'intermédiaire et il est souvent question de lui, mais aussi d'Élisabeth, la meilleure amie de Thérèse. Les amies ont aussi droit aux visites, aux lettres, aux photos du futur conjoint. Les amies de Thérèse deviennent celles de Henri et les amis de Henri ceux de Thérèse. Thérèse et Henri ont des rapports sexuels dès leurs fiançailles. A la première rencontre, ils ont été danser ensemble dans un bar, ils ont bu (de la bière et des boissons sucrées probablement), ils se sont donnés des baisers (baisers ya tire-langue) et Henri a caressé les seins de Thérèse. Il est certain que les gestes à coloration sexuelle entre fiancés ne sont pas nouveautés pour les Bakongo; seul le cadre est nouveau : le bar. Tous les enseignants n'emmènent pas leur fiancée au bar, mais le fait n'est pas rare, quand, du moins, les fiancés se rencontrent en ville. Il semble que Thérèse et Henri aient eu des rapports sexuels à leur deuxième rencontre, le 5 décembre à Thysville. Henri l'avait laissé entendre dans une lettre du 18 novembre, où il annonçait sa visite : « n'ayez pas vos règles ce jour-là, car je serai triste et je pleurerai ». Il semble qu'il y ait eut une petite brouille. La lettre du 11 décembre en parle : « quand nous avons passé cette

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nuit-là, vous n'étiez pas du tout contente, même quand je vous avais demandé un pagne pour me couvrir... » Il est probable que la jeune fille éprouvait certaines réticences à céder à son fiancé. Coutumièrement, les relations sexuelles entre fiancés ne peuvent avoir lieu. En septembre, Henri avait écrit : « souvenezvous encore d'un jour où nous avons bu et dansé dans le Congo-Bar; quand je vous embrassais et vous caressais les seins. Ah! quel plaisir ici-bas! A ce moment même, je sens un plaisir indicible, un sentiment sexuel se manifeste dans tout mon corps. De toute façon, je me réserve pour tout, je veux vous connaître après le mariage, pour que ça me paraisse d'un goût excellent ». Entre les caresses de la première rencontre et l'étreinte de la deuxième rencontre, une évolution s'est produite : Thérèse et Henri se connaissent depuis septembre autrement que par lettres et ne sont plus des « idées » l'un pour l'autre mais des « personnes ». Cela se manifeste cependant assez peu nettement dans les premières lettres, mais au cours des mois l'expression du désir physique de Henri se fera plus pressante. Nous remarquerons encore que si Henri parle librement de ses désirs sexuels, Thérèse n'en parle pas. Elle a les qualités de pudeur traditionnellement attendues de la femme. Les fiançailles durèrent neuf mois, ce qui est un temps relativement court. Si, parfois, elles durent seulement quatre ou cinq mois, souvent leur durée atteint un an ou deux. Plusieurs enquêtés restèrent fiancés quatre ou cinq ans, soit parce que le fiancé devait terminer ses études, soit parce qu'il devait aller faire son service militaire. La fidélité de la fiancée durant les fiançailles est exigée et est souvent respectée. En cas d'infidélité, la rupture est immédiate même dans les ethnies où l'adultère n'entraîne pas le divorce. Généralement, le jeune homme est fidèle, sauf dans le cas où les fiançailles durent très longtemps. Nous analyserons ultérieurement le fait que pour Henri et Thérèse le mot « mariage » signifie « religieux » et que le mariage coutumier passe presque inaperçu; il ne marque aucun changement dans les témoignages sentimentaux des deux jeunes gens.

NOTES 1. Il s'agit d'une approximation en fonction d'observations et non d'un résultat d'enquête. 2. J. C. MITCHELL, The Kalela Dance, 1956.

CHAPITRE

V

Le mariage ou les mariages ?

Le mariage coutumier n'est pas composé d'une seule cérémonie mais est un processus jalonné d'étapes. Ce processus varie traditionnellement d'une ethnie à l'autre, mais, dans toutes les ethnies, le versement de cadeaux obligatoires en argent et en nature en constitue le moment le plus important. Malgré l'inexactitude du mot rejeté par tous les ethnologues et sociologues modernes, nous appelons ces cadeaux « dot », terme employé par l'univers enquêté. Pour un certain nombre d'enseignants de Kinshasa, les cérémonies coutumières marquent le départ de la vie conjugale; d'autres, les plus nombreux, par contre, ne se considèrent comme mariés qu'après les cérémonies religieuses. La signification du mariage coutumier est donc très différente suivant les enseignants. * * *

Nous avons remarqué, dans la correspondance de Thérèse Wasongo et de Henri Diantuadi, que le mariage coutumier est presque passé sous silence. Thérèse demande même si Henri viendra au mariage coutumier, ce qui semble indiquer que la présence du mari n'est pas obligatoire. Aux trois premiers mariages coutumiers auxquels nous avons assisté, le marié était absent, il était représenté par sa famille. Deux explications sont possibles : la famille peut marier le jeune homme, elle jouit d'un pouvoir très important et le mariage est jugé d'abord comme l'affaire de la famille, ou, au contraire, le mariage coutumier, considéré comme sans importance par le jeune homme, peut être négligé. L'analyse des cérémonies coutumières nous permettra de résoudre le problème. Le processus entamé lors des fiançailles implique des contacts, au moins épistolaires, entre la famille du jeune homme et la famille de la jeune fille; celle-ci est seulement tenue au courant de ces démarches et n ' a pas à intervenir officiellement. Si souvent les formalités peuvent être considérées comme une consultation des deux familles, celles-ci disposent d'un pouvoir réel à caractère coercitif. Généralement les personnes âgées ayant un pouvoir résident au village.

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Disposant de sanctions morales et magiques pour le cas où leur autorité serait contestée, les familles parviennent à conserver leur autorité. La deuxième étape du mariage coutumier se passe au village d'origine de la jeune fille ou à celui du jeune homme. Non seulement les membres des deux familles y assistent mais encore tout le village. C'est l'occasion d'une fête de village qui commence à la tombée de la nuit pour s'achever au lever du jour. La cérémonie dans le Bas-Congo, région que nous connaissons le mieux \ comprend généralement quatre moments : tout d'abord les « discuteurs » de mariage, choisis dans chacune des deux familles, chantent la généalogie de la famille qu'ils représentent, en font l'éloge tout en se moquant de l'autre famille, suscitant des protestations, des cris de colère dans l'autre famille et les rires de l'assemblée. La discussion de la dot et des cadeaux que la famille du jeune homme apporte à la famille de la jeune fille constitue la deuxième phase de la cérémonie 2. En fait, les deux familles se sont mises depuis longtemps d'accord, mais la joute oratoire entre les deux discuteurs soutenus par les deux familles symbolise un état de lutte virtuel. La famille de la jeune fille fixe un chiffre de dot exorbitant que la famille du jeune homme repousse pour en proposer un autre insignifiant, qui suscite l'indignation du côté de la jeune fille. Le discuteur fait l'éloge de la jeune fille et de sa famille et le groupe des oncles de la jeune fille se retire pour tenir conseil. Ils menacent de rompre les pourparlers, mais acceptent cependant de réduire quelque peu leurs exigeances; leurs nouvelles demandes suscitent l'indignation et la colère du côté du jeune homme; les oncles, tant maternels que paternels, et le père de celui-ci se retirent pour tenir conseil à leur tour puis, après avoir aussi feint de rompre les pourparlers, proposent un chiffre légèrement supérieur à celui précédemment envisagé 3. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'accord soit réalisé autour du chiffre fixé en fait depuis des semaines et parfois depuis des mois. La réussite de la discussion se mesure à la fois à sa durée, à l'intensité des cris des assistants, à la violence des colères simulées. Ce jeu collectif rappelle ainsi que le mariage est avant tout, du point de vue coutumier, l'alliance de deux clans, de deux groupements familiaux, ennemis potentiels tant qu'ils ne sont pas alliés. La jeune fille est appelée à donner son consentement pour le mariage. On lui tend un verre de vin de palme de l'une des dame-jeannes apportées par la famille du jeune homme 4 . Elle en boit la moitié en signe d'accord, tend le verre à son fiancé, ou en son absence, à un frère aîné du fiancé qui boit le reste. Les discuteurs de mariage, ensuite les oncles, puis tous les témoins boiront ensuite à leur tour de la boisson communielle, parfois après que les libations

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aux ancêtres auront été effectuées. Puis les discuteurs de mariage sont remerciés, chaque invité venant leur mettre un billet de banque ou une pièce de monnaie entre les dents. Les femmes poussent des « you-you » stridents en signe d'allégresse et les danses commencent, danses de fécondité qui durent toute la nuit au son des tam-tam. En fait, les formes traditionnelles sont plus ou moins altérées et il nous est arrivé d'assister à un mariage coutumier dans un village du Bas-Congo ayant pour théâtre une boutique. Une vingtaine de personnes seulement étaient présentes et il n'y avait qu'un seul représentant de la famille du mari : l'oncle maternel. Un ami du marié d'une autre ethnie et un villageois jouaient avec l'oncle maternel le rôle de la famille du jeune homme. Le discuteur du côté du mari était apparenté à la fiancée et pourtant la discussion fut fort mouvementée, et chacun faisait semblant de croire à l'éventualité d'une rupture des pourparlers. Les généaologies ne furent pas prononcées, il n'y eut pas de libations aux ancêtres, le vin de palme fut remplacé par de la grenadine pour la fiancée et les femmes, de la bière et du brandy pour les hommes. Il n'y eut pas de danses traditionnelles de fécondité mais simplement de la musique à la radio 5 . Les changements n'ont pas la même intensité dans toutes les régions du Congo; ils sont plus importants chez les Bakongo, très acculturés, que chez les Basakata, moins acculturés. A l'intérieur d'une même ethnie, les villages éloignés des villes ou des axes routiers connaissent des mariages où la tradition est davantage respectée. Mais, même altéré, le mariage coutumier subsiste, au moins comme l'occasion du versement de la dot. Le jeune homme ne joue pratiquement aucun rôle lors des cérémonies, mais il avait eu la possibilité d'exprimer ses intentions préalablement au mariage. Par contre, le consentement de la jeune fille est nécessaire. Le mariage coutumier apparaît toujours comme une discussion entre deux groupements familiaux. Nous verrons par la suite si ce maintien de l'autorité familiale lors du mariage est fonctionnel ou dysfonctionnel pour la famille d'un moniteur résidant à Kinshasa. Il nous faut cependant constater que la famille étendue garde une part importante de ses prérogatives lors du mariage. Cette autorité peut même parfois s'exercer sans le consentement du jeune homme. Cependant pour beaucoup de moniteurs, les cérémonies coutumières ont perdu de leur importance. S'ils résident en ville, la distance, la lenteur et les difficultés des moyens de communication les empêchent de rester intégrés à la communauté villageoise; le mariage traditionnel ne touche alors qu'une

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partie du champ social. Le mariage coutumier est pour lui principalement l'affaire des familles restées au village; bien qu'indispensables (ne fût-ce que pour se préserver des sanctions magiques), les cérémonies coutumières ne leur paraissent qu'une condition à remplir pour se marier sans risque et non comme le véritable mariage. Dix enquêtés cependant ne sont pas mariés coutumièrement. En fait, le processus est en cours. Il s'agit de moniteurs divorcés, dont la deuxième femme vit déjà avec eux avant le mariage. 14,9 % des enseignants sont mariés coutumièrement sans l'être religieusement. Pour ceux-là les cérémonies coutumières représentent le véritable mariage. En outre, 10 % de ceux qui sont mariés à la fois religieusement et coutumièrement et dont le mariage coutumier et le mariage religieux n'ont pas eu lieu à la même date, donnent pour date de leur mariage la date des cérémonies coutumières, ce qui fait que 26,5 % des enseignants donnent encore la première place au mariage coutumier. Il s'agit autant d'éléments jeunes que d'éléments plus âgés, ce qui à première vue pourrait paraître paradoxal. Deux catégories de moniteurs répondent ainsi : les moniteurs divorcés et remariés et les jeunes moniteurs, le plus souvent des écoles officielles, urbanisés et ayant abandonné la pratique religieuse. Nous pouvons tout de même dire que, pour trois moniteurs sur quatre, les cérémonies coutumières ne constituent pas le véritable mariage mais une condition nécessaire afin que celui-ci ait lieu, alors que pour les familles étendues restées au village, elles suffisent à consacrer l'état de mariage 6 . *

» *

Le versement de la dot constitue le moment essentiel du mariage coutumier. La mauvaise interprétation de cette coutume ainsi que sa commercialisation abusive ont contribué à en faire un objet de polémique. Parler, pour la première fois, de la dot à un moniteur de Kinshasa entraîne presque toujours des réponses du type : « la dot, c'est trop cher. » Les enseignants ont été nourris d'une littérature missionnaire qui avait fait de la dot l'un de ses chevaux de bataille, même si les positions officielles étaient souvent fort nuancées 7 . Mais les condamnations de la dot coexistent le plus souvent avec l'affirmation de l'utilité de son maintien. Il n'y a guère que 11,3 % des enseignants interrogés qui aient rejeté la dot et encore, pour la moitié d'entre eux, s'agit-il d'une condamnation du coût considéré comme trop élevé, plutôt que du principe. Pour certains, la dot est devenue inutile : « ça ne sert plus, ce sont des coutumes de nos ancêtres » ou « c'est une simple

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coutume qui est dépassée, elle doit être abolie. Cette question a été soulevée en 1960 au cours d'un congrès organisé par l'A. B. A. Z. I. 8. Tout le monde était d'accord pour l'abolir mais les vieux s'opposèrent; nous attendons qu'ils disparaissent tous et la dot disparaîtra aussi avec ». Ou « c'est une coutume périmée qui n'a plus d'utilité » 9. Quelques enseignants (moins de 5 %) ont repris des arguments empruntés à la presse : elle serait un frein au mariage, elle favoriserait la polygamie, la prostitution, le divorce, elle serait cause de l'inégalité entre hommes et femmes. Mais les principaux griefs contre la dot concernent sa commercialisation : « elle est trop chère »; « il faut payer cher pour avoir une femme »; « elle fait de la femme un objet de commerce »; « il faut verser des sommes astronomiques ». Il est intéressant de noter que les enseignants dont le père travaillait en milieu urbain expriment plus souvent que les autres une opinion défavorable à la dot; quand les liens avec la famille se distendent, la dot apparaît comme moins nécessaire. Mais la plupart des enseignants (85,6 %) s'accordent pour reconnaître la nécessité de la dot. Plus d'un quart la considèrent comme le principe de légitimité du mariage : « elle met le mariage en valeur »; « elle légalise le mariage »; « c'est le signe public de l'engagement ». Pour 14,1 % des enseignants enquêtés elle est une compensation à la perte que le groupement familial de la jeune fille subit du fait du départ d'un de ses membres : « le clan de la jeune fille perd un membre, il faut le consoler. » 13,8 % des enseignants la justifient par la coutume : « supprimer la dot, c'est refuser la coutume africaine »; « c'est une coutume laissée par nos ancêtres qu'il faut respecter » 1 0 . 10 % la considèrent comme une prise de possession de la femme : « elle signifie que la femme est occupée par un type »; « après la dot, la femme est au mari ». 9,8 % des moniteurs pensent que la dot est une garantie de stabilité dans le ménage. Si des querelles éclatent entre les conjoints, les parents conseilleront à leur fille de rester avec son mari plutôt que de devoir rembourser la dot. D'autres raisons sont encore trouvées pour justifier le maintien de la dot : cadeau que l'on donne aux parents de la jeune fille en signe de reconnaissance pour l'éducation qu'ils ont donnée à leur enfant, preuve d'amour de la part du jeune homme qui montre en même temps son aptitude à économiser et à subvenir aux besoins d'une femme.

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2,5 % seulement répondent qu'elle est un lien entre les deux familles étendues, parce que cette fonction essentielle de la dot tend à être moins évidente. Parfois le même enseignant dit que la dot favorise la prostitution ou le divorce et qu'elle est facteur de cohésion dans le ménage. Ainsi un enquêté résout ces contradictions en disant : « cela dépend des cas. » Nous pouvons ainsi résumer les opinions émises sur la dot : la plupart des enseignants la considèrent comme nécessaire pour que le mariage soit valide, mais beaucoup pensent que les prix en sont trop élevés. Qu'en est-il en réalité? Pour la période située entre 1940 et 1944, la dot en argent atteint le chiffre de 1 020 F. De 1945 à 1949 le chiffre moyen obtenu est 3 410 F. Il est de 3 860 F de 1950 à 1954. De 1955 à 1959 les moniteurs paient en moyenne 5 360 F et 6 400 F depuis 1960. L'augmentation est considérable certes, mais elle est bien inférieure à l'augmentation des salaires ou à l'augmentation des prix. Pour l'année 1962 par exemple, la dot moyenne payée par un enseignant correspond à moins d'un mois de salaire; or, en 1943, elle correspondait à plus de six mois de salaire. En fait il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Tout d'abord, la dot n'est pas la même suivant les ethnies. Elle est, en règle générale, plus élevée dans le Nord-Ouest du pays, Mongo, Ngombe, Budja et au Sud-Kasaï. A l'intérieur d'une même ethnie, son taux varie de groupe à groupe. Ainsi, pour le groupe bakongo, la dot est plus élevée chez les Bantandu que chez les Bamanianga. Les causes de ces différences sont difficilement explicables. Il est possible que le taux de la dot soit d'autant plus élevé que les femmes sont plus rares, soit par suite d'un sex-ratio anormal, soit à cause d'un plus grand pourcentage de polygames. D'autre part, les taux de dot sont plus élevés dans les régions patrilinéaires. Il n'existe, par contre, pas de liaison entre le taux de dot et le degré d'acculturation régionale. Nous n'avons pas observé de corrélation entre le degré d'instruction de la fille et le taux de la dot. Traditionnellement, la famille étendue du jeune homme participait à la constitution de la dot. Plus des deux tiers des moniteurs ont été aidés par leur famille dans des proportions variables, en général, cependant, inférieures à la moitié de la dot. La somme en argent est répartie parmi les parents les plus proches. Actuellement, la plus grosse part est généralement pour le père. Le frère aîné de la mère ou du père selon les ethnies, reçoit aussi une part importante. Le système de répartition variait traditionnellement d'une ethnie à l'autre; on peut cependant dire que tous les ayants droit selon la coutume continuent à recevoir une part de la dot mais le pourcentage reçu par le père tend à augmenter au détri-

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ment des membres plus éloignés. Traditionnellement, des cadeaux à caractère obligatoire étaient faits à des membres de la famille de la jeune fille. 22% des enseignants n'ont pas remis de cadeaux. C'est le signe d'une monétarisation de la dot et d'une évolution de la coutume. Ce sont surtout des moniteurs récemment mariés qui n'ont pas été contraints à des dons en nature. Les cadeaux du jeune homme peuvent être traditionnels, dont la nature varie suivant les ethnies : lances, anneaux de cuivre, haches, couvertures, et 17,9 % des enquêtés, parmi les plus âgés, ont offert des cadeaux de ce type. 45,4 % ont donné des cadeaux modernes : costumes, chemises ou bouteilles de whisky, tandis que les autres ont donné à la fois les deux types de cadeaux. La valeur des cadeaux n'excède généralement pas le quart, parfois le tiers de la partie en argent et il semble que, sauf exception, cette part va en diminuant u . Les modalités du versement de la dot ne sont pas les mêmes dans toutes les ethnies. Chez les Bakongo, la dot est versée le plus souvent en une fois tandis que chez les Mongo, deux des quatre étapes traditionnelles subsistent. Le Père Hulstaert signale, à propos du mariage chez les Mongo, que bien souvent ce sont les festivités du mariage qui coûtent davantage que la dot. Nos observations nous ont conduit aux mêmes résultats. Les frais des cérémonies de mariage peuvent atteindre un montant égal à deux fois la valeur de la dot. Mais la famille de la jeune fille doit, elle aussi, faire des cadeaux au jeune homme et à sa famille. La valeur de ces cadeaux est toujours inférieure à celle de la dot, mais cependant en proportion avec la dot. Le mari reçoit généralement une ou plusieurs bêtes, bœuf, chèvre, poules, qu'il consommera d'ailleurs peu après avec des amis qui viendront lui apporter des cadeaux à l'occasion de son mariage. Ces cadeaux sont remboursables à l'occasion d'un divorce, ce qui montre leur complémentarité avec la dot. L'usage de cadeaux individuels aux jeunes mariés ne s'est pas encore répandu mais les amis et les parents du couple font une collecte au profit des jeunes mariés. Souvent ces collectes rapportent l'équivalent du prix de la dot. La dot était traditionnellement « une prestation sociale totale » au sens que donne M. Mauss à cette expression12. Il est certain que actuellement une partie de la signification de la dot disparaît. L'individu paie parfois lui-même la totalité de sa dot. Cependant, certains aspects traditionnels subsistent : ainsi l'opposition des deux groupes familiaux lors de la cérémonie se manifeste dans la demande d'une dot excessive par la famille de la jeune fille et la proposition d'une dot dérisoire par celle du jeune

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homme; les deux groupes savent très bien la somme qui sera finalement demandée et pourtant ils s'indignent, crient, protestent, discutent, font semblant de croire que la rupture est imminente, que l'accord ne se fera pas. Du fait de l'opposition faite entre parenté et alliance, les structures de la société traditionnelle nécessitaient ce jeu social qui continue, alors même que les clivages de la société globale sont actuellement d'un type différent : ruralurbain, ou ancien-nouveau, ou africain-occidental. Il est intéressant de constater que les enquêtés approuvent la dot en la considérant comme une coutume ancestrale, alors même que les transformations apportées par la colonisation en ont considérablement changé la nature, que la valeur centrale de la société n'est plus l'alliance et devient l'argent. Pour les enseignants de Kinshasa la dot apparaît donc comme le signe de l'accord des deux familles étendues au mariage entre deux individus. Il n'y a mariage pour les parents restés au village que lorsque la dot est payée. Principe de légitimité pour le groupe rural, la dot n'est remise en question que quand le système traditionnel est remis en question. Certes, il existe des distorsions. Ainsi chez N., ce n'est ni le moniteur, ni la famille du moniteur qui a payé la dot à la famille étendue de la jeune fille, mais le père de celle-ci. S'agit-il encore d'une dot? Quelle signification peut-on lui donner? Elle ne marque plus les liens entre deux familles étendues, mais témoigne seulement d'une soumission à un rite privé de signification, nécessaire cependant pour éviter les sanctions magiques. La crainte des sanctions magiques (avortement ultérieur de la femme ou stérilité, maladie des enfants) apparaît chez la plupart des enseignants comme le motif profond du paiement de la dot à tous les ayants droit selon la coutume. Le pouvoir des familles étendues se maintient tant qu'elles peuvent exercer des sanctions magiques13. Fonctionnelle pour les familles étendues, la dot l'est-elle encore pour ces jeunes couples d'instituteurs instruits et urbanisés? L'étude du mariage religieux, quand il a lieu, et des rapports conjugaux unissant les époux nous permettra de répondre à cette question dans les prochains chapitres. Mais d'ores et déjà nous pouvons affirmer que la dot est partiellement fonctionnelle, dans la mesure où le système socio-culturel traditionnel survit, au moins en partie. La dot a changé de signification. Elle n'est plus l'alliance de deux familles étendues mais le signe de la soumission des jeunes à la société traditionnelle. Mais les vieux, garants de la coutume, ne cherchent-ils pas bien souvent des avantages individuels et, ce faisant, accentuent les risques de tension entre les générations, les risques de rupture entre tradition et modernisme?

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Pour certains moniteurs, le terme « mariage » désigne le mariage religieux, mais il n'en est pas de même chez tous les enseignants, comme nous l'avons vu précédemment. Pourtant il n'est guère d'enseignants qui ne se marient religieusement lors d'un premier mariage. Que signifie donc ce mariage religieux qui semble souvent faire double emploi avec le mariage coutumier? 95 % des enseignants se marient religieusement lors d'un premier mariage. Seuls les plus jeunes des enseignants, ceux mariés depuis 1960, s'abstiennent parfois des cérémonies religieuses, alors que les plus anciens se sont tous mariés religieusement. Il faut tenir compte du fait que les écoles officielles laïques se sont développées récemment; enseignant dans des écoles de mission, les moniteurs étaient obligés de se marier religieusement pour ne pas être révoqués. Depuis 1960 la situation a changé, même dans les écoles confessionnelles où les missionnaires ne parviennent que difficilement à exercer un contrôle. Les organisations syndicales réussissent d'ailleurs à empêcher le renvoi d'un moniteur ne s'étant pas marié religieusement. Cependant la plupart des enseignants continuent à se marier religieusement. 62,9 % pensent que le fait de ne pas se marier religieusement est à blâmer chez un enseignant chrétien; 19,1 % n'accordent pas d'importance au mariage religieux : « ce n'est qu'un symbole »; c'est « une formalité», « une tradition sociale »; « le mariage existe parce que l'amourest là; ils s'aiment,c'estl'essentiel »; « on a trop d'ennuis avec les prêtres quand on se marie religieusement et surtout quand on veut répudier la première femme et prendre une deuxième » ; « le mariage religieux revient très cher ». Mais personne ne nous a répondu qu'il faisait double emploi avec le mariage coutumier. 79,9 % des enseignants mariés religieusement donnent pour date de leur mariage la date des cérémonies religieuses. Les plus âgés avancent, davantage que les plus jeunes, comme date de leur mariage la date de la cérémonie coutumière. Le mariage religieux est donc moins pratiqué que précédemment mais il est souvent plus valorisé que le mariage coutumier, tout au moins par ceux qui se sont mariés à l'église ou au temple. Le mariage coutumier est toujours antérieur au mariage religieux ou, tout au moins, le processus du mariage coutumier est en cours au moment des cérémonies religieuses. •**

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De nombreux enseignants ne se considèrent mariés qu'après le mariage religieux. Le fait qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de relations sexuelles entre les jeunes gens après le mariage coutumier ne diminue pas l'importance du mariage religieux; par contre, la cohabitation après le mariage coutumier, ou avant pour les ethnies où cela est autorisé, entraîne une dévalorisation du mariage religieux. Il existe une corrélation entre la pratique de la religion et le fait de s'être marié religieusement, mais il est difficile de déterminer si les enseignants pratiquant le plus se marient davantage religieusement ou si le fait de ne pas être marié religieusement, excluant plus ou moins le chrétien de la communauté, est cause de la diminution de la pratique. Il semble qu'il existe une corrélation entre les deux facteurs et non un lien de causalité. L'importance accordée au mariage religieux est en rapport inverse de celle accordée au mariage coutumier. Pour une minorité d'enseignants, surtout ceux des écoles officielles qui ne pratiquent pas leur religion, seul compte le mariage coutumier; pour un autre groupe peu nombreux, comptant des moniteurs des écoles confessionnelles très pratiquants, seul compte le mariage religieux; pour la plupart, les deux apparaissent nécessaires, mais l'accent est davantage mis sur l'un ou sur l'autre, sans qu'il soit possible de déterminer des catégories d'enquêtés en fonction des variables indépendantes telles que l'âge ou la scolarité. Comment expliquer la subsistance des deux cérémonies? La réponse à notre problème se trouve dans les changements des structures socio-culturelles qui ont provoqué l'éclatement d'une cérémonie se suffisant auparavant à elle-même. Le mariage en Afrique est une longue suite de temps forts qui se déroulent sur une période relativement longue, par contraste avec la forme plus ramassée, plus condensée, du mariage actuel en Occident, mais cet étalement dans le temps ne contredit pas son unité. Le mariage se déroule actuellement sur deux registres, tantôt confondus, tantôt séparés : chacun opère pour des valeurs culturelles différentes, pour des groupes sociaux auparavant unis, mais actuellement distincts. Des glissements d'un plan à l'autre sont l'occasion de juxtapositions, de syncrétismes, de réinterprétations. La pénétration religieuse est la première cause de changement du système culturel; elle ne supprime pas pour autant le mariage traditionnel. Celui-ci demeure tellement fondamental après plus d'une génération d'évangélisation que les missionnaires ont dû s'en accommoder, exiger même que certaines de ses conditions, telles que le paiement de la dot, soient remplies; l'expérience leur avait enseigné qu'en son absence la stabilité du mariage était précaire. Les deux cérémonies coexistent, mais que deviennent-elles?

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A travers l'évangélisation, nous comprenons la persistance de deux formes de mariage : nous percevons déjà que dans le cadre de la religion tous les efforts sont faits par les missionnaires pour entourer de prestige et d'éclat la cérémonie religieuse. Mais il faut introduire un second facteur : la présence d'Européens qui, surtout en milieu urbain, fournit un « groupe de référence ». Les faire-parts de mariage en sont une manifestation; ils sont empruntés à l'étiquette occidentale. Il va de soi qu'un faire-part n'accompagne pas tous les mariages religieux. Les familles africaines n'ont pas toutes la même aisance et elles sont plus ou moins contraintes à se conformer aux nouveaux critères de prestige social. A la satisfaction de s'identifier au groupe de référence s'ajoute l'orgueil de tenir un rang social envié, de servir à son tour de groupe de référence. Le style de vie se marque, au long de la fête, par le souci constant de maîtrise, un décorum tout occidental : toilette, politesse, manières; raideur également où chacun surveille de près plis du pantalon, cravate, raie de la coiffure u . A la fête qui suit le mariage religieux, dans les centres urbains, on ne sert pas de vin de palme (on en boit cependant lors du mariage traditionnel) mais de la bière ou du whisky. On ne danse pas les danses anciennes dont la signification sexuelle était plus apparente, mais des danses venues de Kinshasa. Mais il est encore d'autres gauchissements des modèles occidentaux. Ainsi, le déploiement du cortège dans son entrée à l'église est marqué par deux cassures avec le modèle européen. Les futurs époux entrent à l'église en se donnant le bras. Pourquoi les missionnaires, qui ont parfois une robe blanche de mariée prête à porter, n'ont-ils pas voulu ou réussi à introduire l'habitude occidentale où père et mère conduisent à l'autel, lui sa fille, elle son fils? De même, les assistants suivent, non par couples, mais en deux groupes; d'abord les hommes, puis les femmes. Cette ordonnance manifeste celle de la hiérarchie sociale traditionnelle basée sur la division des sexes et leur foncière inégalité. Mais pourquoi la cérémonie religieuse a-t-elle un pareil rôle? La structure sociale du milieu rural traditionnel a été bouleversée et le phénomène urbain a modifié la morphologie même des groupes ruraux. Les jeunes générations partent, tandis que demeurent les aînés. Or, ceux-ci ont un pouvoir important de décision ou de veto dans le mariage. Quand l'intéressé est en ville, la distance, la lenteur et les difficultés des moyens de transport l'empêchent de rester intégré à la communauté villageoise. En outre, le mode de travail, élément important de la structure culturelle occidentale, l'enserre dans les normes fixes, régulières, réglementées jusque dans les jours de congé.

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Diverses modifications de la structure socio-culturelle concourent à ternir l'éclat du mariage traditionnel. Il n'est une fête que pour ceux qui sont restés sur place : l'intéressé ne s'y rend pas toujours, ni les membres de la famille et leurs amis résidant à Kinshasa. Par ailleurs, la persistance de ce mariage traditionnel, « affaire de famille », est-elle dysfonctionnelle avec la conception religieuse où les deux époux se confèrent le sacrement? Il pourrait souvent n'y avoir qu'une simple juxtaposition, chacun des mariages répondant à des exigences d'un ordre distinct. Ainsi, la distinction entre mariage religieux et civil ne pose pas de problème pour les milieux catholiques européens. Le mariage traditionnel concernait la famille restée au village. Mais cette première interprétation ne résiste pas à l'examen du fait, car les moniteurs estiment qu'ils ne seraient pas légitimement mariés sans mariage coutumier. Ce mariage, fonctionnel pour le groupe rural, l'est aussi pour eux. Sans doute, les enseignants ne vivent pas souvent maritalement après le mariage traditionnel; ils se disent toujours fiancés; tout le monde les désigne par ce terme en français. Toutefois, ils ont souvent des relations sexuelles à partir de ce moment. Et, chose importante, il n'y a plus réprobation du groupe familial : pour les familles, il y a mariage, à condition de le définir par le droit reconnu socialement aux relations sexuelles (rappelons qu'à ce moment la dot est versée). Il n'y a donc pas simple juxtaposition de deux cérémonies mais bien dysfonction : l'essence de la cérémonie religieuse, qui seule autorise pour les chrétiens les relations conjugales, est contredite par le mariage traditionnel revêtu d'une valeur pour le moins « permissive ». Est-ce alors pour ne pas encourir le blâme des missionnaires et d'autres chrétiens que tout le monde continue à parler des « fiancés »? On n'oserait pas dire que cela ne joue pas : de nouvelles habitudes se sont implantées. Habitudes plus sociales que religieuses : « maintenant on fait comme cela ». Mais cette réponse nous paraît insuffisante : l'individu, enchâssé dans une réalité dont la structure des éléments s'impose à lui tout en échappant à sa compréhension, ne peut pas expliquer sa conduite. Or, un autre fait nous semble se greffer sur cette habitude sociale : le mariage traditionnel n'assure plus la diffusion totale du nouveau statut des époux; le mariage religieux reprend en grande partie cette fonction. En ville, le futur marié s'est créé des relations nombreuses dont les critères de sélection sont très différents des critères du milieu traditionnel. Par un jeu d'influences réciproques, les structures sociale et culturelle se

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transforment : scolarisation, milieu professionnel, groupes récréatifs, religieux, culturels et politiques, standing économique et mode d'habitat sécrètent de nouvelles façons de penser, juger et sentir, de nouveaux symboles de prestige et restituent l'individu au sein de groupes sociaux originaux. Or, au niveau culturel, ce réseau de relations citadines et de groupe familial rural sont hétérogènes dans leurs normes de croyances et de comportement. En conséquence, le mariage traditionnel fermé, hermétique pour les étrangers, restera une « affaire de famille » et on pourrait ajouter « affaire du village ». Il continue à être exigé par ceux qui participent plus intensément qu'en ville aux valeurs traditionnelles, même altérées. La pression sociale des groupes familiaux oblige les jeunes époux à s'y conformer. Il convient d'ailleurs de se demander si leur soumission n'est pas liée à la crainte de sanctions magiques : stérilité du mariage, avortement de la femme. Mais en restant une affaire de famille et des groupes ruraux, le mariage traditionnel s'ampute inexorablement d'un de ses rôles : il n'arrive plus à toucher l'ensemble du champ social dans lequel évoluent les futurs époux pour y diffuser leur nouveau statut et en solliciter solennellement la reconnaissance. De là découle sa valeur simplement « permissive »; fonctionnelle pour la famille, il lève, seulement pour elle, la prohibition des relations sexuelles pré-maritales. Ce qui expliquerait pourquoi le comportement extérieur des futurs époux et de toute la parenté ne change guère en apparence et qu'on continue à parler des « fiancés » après la cérémonie traditionnelle. Par contre, la cérémonie religieuse surmonte l'obstacle de l'opposition culturelle entre le groupe rural et le groupe urbain. Voulue par les missionnaires, souhaitée avec une foi plus ou moins profonde par les chrétiens, elle appartient à cette configuration occidentale à laquelle de leur côté les nouveaux groupes de relations urbaines ont emprunté, en les réinterprétant sans doute, une partie de leurs croyances et de leur comportement. Sur le plan social, nous la voyons solliciter l'adhésion des amis et connaissances de la ville. Il s'agit d'un autre groupe que celui qui avait apporté son adhésion en milieu rural, le groupe des « étrangers ». Ce qui frappe, c'est la fondamentale ambiguïté des situations, des comportements, des croyances. On ne se trouve pas devant une suite d'actes logiquement intégrés : chaque démarche se double d'une démarche antithétique et l'ensemble constitue un étrange contrepoint. Mais en fait, la juxtaposition des deux cérémonies correspond à la juxtaposition de deux sociétés, société traditionnelle et société moderne, qui ne s'excluent pas dans une phase d'acculturation. Dans la société globale, il

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y a plus complémentarité que juxtaposition des deux types de société; par suite, les deux cérémonies, au-delà des dysfonctions rencontrées, apparaissent comme complémentaires. Ces cérémonies et ces fêtes nous font assister à l'émergence de valeurs de croyances et de comportements nouveaux à côté de la tradition : cette coexistence crée une période d'indétermination. En outre, elles nous font saisir sur le vif la transformation, des fonctions primaires répondant à des besoins actuels du groupe, en fonctions secondaires, manifestant la simple résistance du groupe au changement 15 . Ainsi, le mariage traditionnel a encore une fonction primaire pour les aînés du groupe, plus ruraux, plus traditionnels. Le fait que le moniteur réside ou non en milieu urbain, change, nous l'avons vu, de nombreux aspects de la cérémonie religieuse. En milieu rural, les manifestations à l'occasion du mariage religieux sont plus proches de celles du mariage traditionnel. Mais est-ce que cela influencera les formes de la vie familiale des jeunes mariés?

NOTES

1. Les observations ont été faites dans le Manianga et au Mayombe. Des interviews ont cependant montré qu'il n'y a pas de différences importantes à l'intérieur de l'ethnie kongo. 2. La dot n'est pas nécessairement versée lors de la cérémonie du mariage; elle peut l'être avant, mais non après. La cérémonie du mariage comprend alors trois moments. 3. Les oncles maternels ont cependant une place privilégiée, à la fois par rapport au père et aux oncles paternels. Le frère aîné peut aussi participer à la discussion. 4. Dans le Manianga la jeune fille enfonce un bouchon à dix reprises dans la damejeanne de vin de palme marquant son acceptation par un acte au symbolisme sexuel. 5. Il faut noter qu'il s'agissait d'un second mariage aussi bien pour la jeune femme que pour le jeune homme et que pour un premier mariage il eût été difficilement concevable d'avoir une telle cérémonie. 6. Les observations sont d'ailleurs confirmées par les interviews. Bernard - Ville africaine, Famille urbaine.

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7. M. O. et G. BERNARD, « L'image de la famille dans les revues congolaises », dans Cahiers Économiques et Sociaux, II, 4, décembre 1964, p. 369-382. 8. Alliance des Bayanzi, ethnie du Kwilu. 9. Il n'est pas impossible d'ailleurs que les jeunes de 1960 ne modifient leur attitude du jour où ils deviendront bénéficiaires de la dot. 10. Nous devons rapprocher de ce type de réponse une remarque de R. Bastide : « nous voyons de plus en plus par nationalisme ou anti-colonialisme, les Africains et les Asiatiques revenir à leurs cultures natives, qu'ils veulent réhabiliter; seulement, qu'ils s'en doutent ou non, ils réinterprètent les traits culturels anciens à travers une mentalité qui est devenue occidentale; ils pensent l'Afrique ou l'Asie en européens » (R. BASTIDE, « Problèmes de l'entrecroisement des civilisations et de leurs œuvres », dans G. GURVITCH, édit., Traité de Sociologie, Paris, 1960, t. II, p. 315-330). 11. La plupart des moniteurs ont noté les dépenses qu'ils ont effectuées à l'occasion de leur mariage. L'exemple de P. I. que nous proposons est un cas extrême. Originaire du Lac Léopold II, il appartient à une des ethnies où les taux de dot sont relativement élevés. En 1946, il dut verser une dot de 21 350 F, dont 15 125 F en argent et 6 230 F en cadeaux, traditionnels comme des chèvres, un plumage de vautour pour garnir une flèche, des volailles, et modernes : pantalon, chaussures, outils. Il dut en outre donner 155 F aux batteurs de tam-tam, 500 F aux six témoins du versement et 800 F aux juges et notables. 22 805 F, total de ces dépenses, représentaient en 1946 une somme énorme, égale à plusieurs années de salaire d'un enseignant. P. I. ne fut pas aidé par sa famille. Il se livrait à l'époque au commerce du copal et avait des revenus relativement importants. Ce cas exrême montrre cependant que la dot peut atteindre des taux considérables. 12. « Ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales : clans, tribus, familles, qui s'affrontent et s'opposent. De plus, ce qu'ils échangent, ce ne sont pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins... des femmes... des danses, des fêtes... où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. Enfin ces prestations et contre-prestations s'engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu'elles soient au fond rigoureusement obligatoires ». (M. MAUSS,« Essai sur le don », dans Sociologie et Anthropologie, Paris, 1950, p. 145-279). 13. Nous traiterons cette question dans un volume ultérieur. 14. Les remarques ont été faites d'après l'observation d'une dizaine de mariages religieux, tant à Kinshasa que dans le Bas-Congo. 15. C. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 17.

CHAPITRE

VI

Procréer plus important

quéduquer

Si l'amour entre les époux peut être considéré comme la valeur essentielle du mariage occidental, la procréation peut être considérée comme la valeur essentielle du mariage africain. Cela ne signifie certes pas que la procréation ne soit pas l'un des buts du mariage occidental, ni que l'amour entre époux soit absent du mariage africain. Nous savons par exemple qu'aux États-Unis les divorces se produisent surtout dans les familles sans enfant ou avec seulement un enfant 1 . Il y a seulement une génération, l'Église catholique présentait la procréation comme le but des rapports sexuels et, en Afrique, les missionnaires ont souvent confirmé cette idée. Mais selon les Églises chrétiennes, le couple doit subsister tel que et n'a aucun recours en cas de stérilité, En Afrique, au contraire, l'homme peut et doit choisir une deuxième épouse, avec le consentement de la première qui reste dotée d'un statut social supérieur; souvent même c'est l'épouse qui choisit parmi sa parenté la deuxième femme de son mari. Certes, les enseignants n'ont pas beaucoup d'enfants 2 . Mais il faut tenir compte du fait que cette population est jeune et que les enquêtés sont souvent mariés depuis peu d'années 2. A la nécessité de la procréation était traditionnellement associé le désir d'une postérité nombreuse. Actuellement encore, 80 % des enseignants de plus de quarante ans ont au moins cinq enfants. Cependant, cela ne signifie pas que les jeunes enseignants d'aujourd'hui auront plus tard des familles aussi nombreuses. 1 % des enseignants enquêtés ont répondu qu'ils souhaitaient avoir moins de trois enfants et 4 % n'en désirent que trois ou quatre. Cependant, la grande majorité, (95 %), espèrent avoir de grandes familles avec beaucoup d'enfants : « autant que Dieu voudra m'en donner »; « même vingt », sont des réponses qui reviennent souvent. Les difficultés économiques en milieu urbain sont souvent citées comme motif de limitation des naissances. « Je veux bien autant que le Bon Dieu voudra m'en envoyer. Je me contenterai déjà de ceux qu'il m'a donnés, parce que la vie est chère », répond un enquêté, et un autre déclare avoir « dépassé son nombre » (il a neuf enfants).

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A Kinshasa en outre, il est difficile de surveiller l'éducation des enfants quand ils sont nombreux. Il est intéressant de noter que les problèmes que pose l'exiguïté des logements n'ont pas été mentionnés; la lenteur de l'évolution des besoins en ce domaine s'explique par le fait que la maison est d'abord le lieu où l'on dort et par le living, le lieu où l'on reçoit, mais ce n'est pas le foyer, centré sur lui-même. Le peu d'importance donné à la chambre à coucher est certainement lié au manque d'intimité conjugale de la plupart des couples. Même pour ceux qui désirent un nombre limité d'enfants, les pratiques anticonceptionnelles ne sont guère utilisées, quoique beaucoup d'enquêtés connaissent le coït interrompu. Dans un cas cependant, elles sont pratiquées : alors que la coutume interdit les relations sexuelles durant l'allaitement, beaucoup de jeunes enseignants préfèrent « avoir des relations, mais pas complètement », ou « jouer sans aller jusqu'au bout » 3. Nous traiterons de cette question au chapitre suivant. L'intervalle entre deux naissances est en moyenne de deux ans, mais il arrive que des enseignants, ne respectant plus les interdits sexuels frappant la femme qui allaite, aient eu des enfants un an après la naissance du précédent. Tant que les naissances sont suffisamment espacées, les enfants ne sont pas une trop grande charge pour la mère de famille; il n'en va plus de même quand les naissances se succèdent à un rythme rapide. Souvent une jeune fille ou une fillette parente vient de l'extérieur aider la mère de famille, au moment de la naissance. Ce que font les enseignants en cas de stérilité de l'un des conjoints permet de comprendre la place accordée à la procréation. En général, les époux vont d'abord consulter un médecin, après un an environ. S'il n'y a toujours pas de conception, ils vont consulter le féticheur, qui le plus souvent trouvera le ndoki dans l'une ou l'autre famille, ou l'adultère de l'un des conjoints 4 . M. N. s'est marié en janvier 1961 et, au bout d'un an, sa femme n'était pas enceinte. Les deux époux sont alors allés consulter le médecin qui leur a répondu qu'ils n'étaient pas malades, mais leur a cependant ordonné des médicaments. Après le traitement, il n'y avait pas de changement. Ils ont été chez un féticheur très renommé de Matete qui leur a prescrit un traitement à base de racines et d'arachides sur lesquelles il avait effectué des signes rituels et en récitant des formules. Au bout d'un mois, la femme fut enceinte et l'enfant qui est né porte le nom du féticheur. Le féticheur reçoit régulièrement des cadeaux du mari et recevra davantage à l'occasion des premiers pas du bébé. Il est surprenant de noter qu'en ce cas, le féticheur n'a pas désigné de ndoki. Si le traitement du médecin ou du guérisseur échoue, il y a généralement

Procréer plus important qu'éduquer

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divorce. Le divorce peut être une solution nouvelle pour ce genre de question. Traditionnellement, dans certaines ethnies, nous l'avons dit, le mari prenait une deuxième femme. Lors d'un séjour à Coquilhatville, j'avais posé à des enseignants la question de savoir ce qui se passait en ce cas chez eux et tous m'ont répondu qu'on prenait une deuxième femme. Nous avons connu certes plusieurs enseignants qui, bien que n'ayant pas d'enfant après plusieurs années de mariage, avaient gardé leur épouse. D. M. s'est marié religieusement en 1947. Mongo, il a d'abord enseigné à Coquilhatville avant de venir à Kinshasa. En fréquentant des femmes libres, il avait contracté une maladie vénérienne qu'il transmit à son épouse. Traités par un médecin européen, ils guérirent, mais bientôt ils furent de nouveau atteints. N'ayant pas d'enfant, ils allèrent consulter un guérisseur qui leur prescrit un traitement à base d'infusions de racines, que D. M. ne suivit que deux jours malgré l'insistance de sa femme. Quelques mois plus tard ils allèrent à l'hôpital où il leur fut ordonné un traitement d'un mois, à base d'injections, que le mari ne suivit pas plus que le précédent. La femme a l'intention de divorcer, mais il est probable qu'elle ne le fera pas. D. M. a d'ailleurs deux autres épouses dont il n'a pas d'enfant. Il est intéressant de noter que ce n'est pas par fidélité à la morale chrétienne que le mari ne divorce pas, mais par indifférence envers la procréation ou pour toute autre raison. Les pratiquants renvoient autant leur femme que les non-pratiquants en cas de stérilité de l'épouse. Le directeur de l'école protestante où enseignait un moniteur qui avait renvoyé sa première femme parce qu'elle n'avait pas d'enfant, que j'interrogeais sur ce cas, me disait : « nous autres, Congolais, nous devons avoir des enfants; les pasteurs ne le comprennent pas. » Ce directeur était un pratiquant sincère, qui n'aurait jamais touché un verre d'alcool; il avait été choisi comme directeur en partie pour ses qualités de bon fidèle. L'Église kimbanguiste n'accepte pas non plus de divorce, et cependant O. N., un fidèle particulièrement fervent, dont la femme avait avorté à deux reprises, ne s'était pas vu refuser le divorce par le chef spirituel; il lui fut simplement ordonné d'attendre encore un certain temps. Un autre kimbanguiste dont la femme n'a pas d'enfant, me disait que le chef spirituel pouvait seul décider et que « l'affaire était en cours ». La recherche du ndoki en cas d'avortement ou de stérilité est un phénomène général dans les familles d'enseignants de Kinshasa. Le ndoki est le plus souvent une vieille personne du village mécontente de ne pas avoir reçu une part

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de la dot malgré ses droits, ou un membre de la famille opposé au mariage et dont l'avis n'a pas été pris en considération B. Le décès des enfants ayant les mêmes causes magiques que la stérilité, y est assimilé et a les mêmes conséquences. A. M., un enseignant catholique, considéré comme excellent chrétien, avait perdu consécutivement deux enfants et son épouse malade dut rester plusieurs semaines à l'hôpital. Considérant que la mort des enfants était le fait de la famille de sa femme, il eut l'intention de prendre une concubine, qui, si elle avait conçu, serait devenue sa femme. Le fait de n'avoir qu'un enfant est un motif suffisant de divorce. Un enseignant catholique originaire de Kikwit a eu un premier enfant au bout d'un an de mariage mais depuis trois ans il n'en a plus eu. Il aime beaucoup sa femme et lui trouve de nombreuses qualités, mais il songe à la répudier. La famille du mari est souvent à l'origine du divorce à cause de la stérilité de l'épouse. La mère de A. M. pousse celui-ci à renvoyer sa femme, tandis que celui-ci préfère garder une épouse qu'il aime. La famille du mari accuse de kindoki la famille de la femme et l'affaire regarde alors les deux familles et pas seulement les deux conjoints. Nous ne connaissons que peu d'exemples où les conjoints n'ont pas cédé aux pressions familiales en des cas semblables. A. M. est marié depuis sept ans et n'a pas d'enfant; sa famille est souvent intervenue pour qu'il divorce, mais il a toujours refusé, par amour pour sa femme plus que par fidélité religieuse d'ailleurs. C. M. n'a pas non plus d'enfant, mais il n'en désire pas. Ces deux cas sont des exceptions, permises par le fait de vivre en ville, mais il est évident qu'on ne peut les traiter comme caractéristiques. Chez C. M., le goût de la débauche l'emportait sur le désir d'avoir des enfants. Dans un autre cas à notre connaissance, le mari ne peut pas avoir d'enfant, malgré des essais avec des concubines et la femme souhaiterait le divorce, mais déjà assez âgée, elle n'ose le demander de crainte de ne pas se remarier. Nous avons demandé aux sujets interrogés par questionnaire ce qu'ils auraient fait ou feraient si leur femme n'était pas féconde, après plusieurs années de mariage. Sur 283 enseignants enquêtés, 103 ont répondu qu'ils auraient gardé ou garderaient la femme comme épouse unique, 107 qu'ils ne la garderaient pas comme épouse unique (29 prendraient une deuxième épouse, 2 essaieraient d'avoir un enfant avec une concubine, 76 divorceraient après un temps plus ou moins long), enfin 73 sont indécis. Le nombre de ceux qui croient qu'ils auraient gardé ou garderaient leur épouse comme femme unique est sensiblement égal au nombre de ceux qui ne le feraient pas. La solution la plus fréquente est le divorce. Plusieurs facteurs

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expliquent l'écart entre pratiques réelles et conduites hypothétiques : si on s'entend bien avec sa femme et qu'elle a déjà des enfants, le ménage est équilibré et, par conséquent, on répond en fonction de la situation réelle favorable plus qu'en pensant à ce qui se passerait; si, au contraire, la vie du foyer est déséquilibrée, les moindres difficultés entre conjoints provoquent la rupture; les familles font en outre des pressions telles, en cas de stérilité, qu'elles rendent le divorce inévitable. « Comme je l'aime, je resterais avec elle », répond un enseignant; il est à noter que ce sont les parents qui ont choisi pour lui sa femme. « Tout le monde n'a pas le don de faire des enfants », répond un autre et un troisième : « c'est la volonté de Dieu. » Un dit : «si je n'étais pas catholique, je la remballerais», mais sa femme a des enfants. La religion intervient dans des réponses curieuses ; ainsi, un ancien séminariste déclare : « comme je suis marié religieusement, je la garderais et je prendrais une deuxième. » Un autre demanderait à l'évêque la permission de divorcer. Pour beaucoup, c'est aux deux familles au village de décider suivant la coutume. Une seule variable influe sur le type de réponse : le genre d'enseignement où le moniteur exerce. Les moniteurs de l'enseignement protestant, salutiste et kimbanguiste affirment, davantage que ceux de l'enseignement catholique, qu'ils garderaient leur femme et bien plus que ceux de l'enseignement officiel. Il est évident que la pression du groupe religieux, très forte dans les écoles protestantes et kimbanguistes, faible dans les écoles officielles, permet de comprendre ce résultat. Il est surprenant qu'aucune autre variable ne joue, ni la durée du séjour à Kinshasa, ni la scolarité, ni la religion, ni l'âge de l'enseignant. L'intensité de la pratique religieuse joue probablement un rôle, mais il n'est pas suffisant pour qu'on puisse considérer ce résultat comme acquis. En fait, les réponses varient en fonction de la conception du couple; c'est ce qui ressort des interviews : l'enseignant habitant une maison coquette, se plaisant chez lui auprès de son épouse, répond plus souvent qu'il la garderait, même stérile. Mais cette variable n'est pas isolable. Une série de questions concerne les attitudes en face des diverses solutions en cas de stérilité : divorce, concubinage, polygamie; les résultats indiquent une réaction beaucoup plus favorable à la polygamie qu'au divorce, le concubinage est repoussé par plus des deux tiers des enseignants. Aucune des variables indépendantes choisies ne détermine un jugement favorable ou défavorable au choix d'une seconde épouse. Les enseignants sont pareillement partagés, catholiques ou non catholiques, anciens de Kinshasa ou nouveaux arrivés, pratiquants fidèles ou indifférents, jeunes ou vieux, plus

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scolarisés ou moins scolarisés. Les uns répondent : « c'est bien, c'est la coutume » ou « j'aurais gardé la première pour la soutenir et l'aider, d'ailleurs les femmes elles-mêmes l'admettent ou plutôt le conseillent »; les autres répondent :« c'est mal, le mariage c'est avant tout le mariage de deux êtres ». Seule la variable « pratique religieuse » influe sur le jugement moral envers le concubinage comme solution à la stérilité du couple. Les enseignants qui pratiquent beaucoup sont davantage opposés au concubinage, alors qu'ils ne rejettent pas plus que les autres la polygamie : « le concubinage, c'est très mal, même la coutume l'interdit ».

Jugement sur les conduites en cas de stérilité

polygamie

concubinage

divorce

c'est bien c'est mal bien suivant la religion ni bien ni mal sans réponse

129 102 25 24 3

58 193 7 16 9

95 147 13 20 8

total

283

283

283

Les raisons favorables sont de plusieurs types : montrer aux autres qu'on n'est pas stérile et éviter ainsi les moqueries : « c'est normal chez un Congolais, car son orgueil le pousse à donner un démenti aux yeux des autres, pour démontrer qu'il n'est pas impuissant »; s'assurer par le concubinage que la femme qu'on va épouser n'est pas elle aussi stérile : « si la concubine lui donne des enfants, il peut l'épouser et garder chez lui les deux femmes », nous disait un enseignant qui a fait cinq ans de séminaire. Précédemment, nous avions expliqué que le divorce était la solution la plus fréquente en cas de stérilité de l'épouse. Pourtant on trouve davantage de moniteurs pour la juger mauvaise que pour la juger bonne. Les nouveaux arrivés à Kinshasa y sont les plus opposés. Le divorce, solution en partie nouvelle au problème de la stérilité, est mieux accepté par les plus urbanisés. L'hostilité au divorce est moindre dans l'enseignement officiel et cela est normal si on se souvient du fait qu'en cas de divorce, l'enseignant est souvent conduit à quitter

Procréer plus important qWéduquer

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l'enseignement libre pour l'enseignement officiel. C'est le cas de cet enquêté qui nous répond : « La première femme a fait dix ans avec moi sans avoir un enfant et actuellement je vis avec une deuxième et nous nous sommes mariés en 1960. » Un enseignant sur dix seulement déclare qu'il conseillerait à son fils de divorcer, prendre une concubine ou prendre une seconde femme dans le cas où celui-ci n'aurait pas d'enfant après plusieurs années de mariage, tandis que plus de un sur trois aurait choisi l'une de ces solutions pour lui-même. Un enseignant, conscient de la contradiction apparente de ses réponses, remarquait : « Pour eux, prier le Bon Dieu qu'il leur donne des enfants, quant à moi je prendrais une seconde femme. Prier Dieu est un conseil qui ne vaut que pour mes enfants. » Cet enseignant comprenait qu'ils étaient dans une période transitoire où la procréation était encore le fondement du mariage, mais que bientôt cela ne serait peut-être plus le cas. Le nombre, 29, de ceux qui conseilleraient à leur fils l'une des trois solutions africaines est en outre très inférieur au nombre de ceux qui portent un jugement moral positif sur ces solutions. Nous croyons qu'il faut voir dans ces réponses un signe des changements rapides qui surviennent : les enseignants ne se conduisent plus comme le faisaient leurs pères, et pourtant, ce que ceux-ci faisaient était bien; leurs enfants se conduiront différemment et ce sera bien aussi. Les deux cadres de référence, traditionnel et moderne-occidental sont valorisés, tandis que les conduites actuelles n'entrent pas nécessairement dans ces cadres. « C'est l'amour qui compte », dit un moniteur, faisant intervenir cette valeur centrale du mariage occidental. Plus des trois quarts des enseignants ont répondu que le but des rapports sexuels était d'abord d'avoir des enfants, mais dans les interviews, l'importance du facteur procréation était moindre : « avoir des enfants, mais pas tous les jours » ; « pour le marié : avoir des enfants, pour le non-marié : le plaisir ». Il est intéressant de constater qu'aucune des femmes que nous avons interrogées n'a parlé de la procréation comme le premier but des rapports sexuels. Nous reverrons plus longuement cette question dans le chapitre relatif à la vie sexuelle des conjoints. Deux moniteurs ont cité le fait d'avoir des enfants comme une qualité de leur propre épouse et cinq seulement l'ont cité comme qualité que doit avoir une épouse en général. « Elle a des enfants et cette qualité englobe toutes les autres », dit l'un et « depuis qu'elle m'a donné des enfants, elle n'a plus de défaut », dit l'autre. Or, il ne fait aucun doute que la possibilité d'avoir des enfants est une qualité traditionnellement exigée de la femme. P. Clément a d'ailleurs aussi constaté à Kisangani que la fécondité n'était pas l'une des

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premières qualités exigées actuellement d'une femme. Comme je demandais à des informateurs pourquoi ils n'avaient pas cité la fertilité comme première qualité souhaitable, les uns me répondirent que l'épouse n'était pas responsable et donc que ce n'était pas une qualité (mais que ce pouvait être une condition nécessaire à la survie du couple); les autres qu'il y avait des qualités plus importantes. Nous notons donc, à nouveau, un changement dans les attitudes du mari. La naissance d'un garçon est un plus grand événement que la naissance d'une fille, mais il est rare que l'annonce d'une fille soit aussi mal accueillie que dans le cas de cet enseignant qui, apprenant la naissance d'une seconde fille, s'écriait : « elle m'a encore fait une fille. » Le fait de n'avoir que des filles entraînait traditionnellement la bigamie ; il entraîne parfois le divorce à Kinshasa. Souvent les enseignants bakongo ayant des enfants du même sexe « changent de ceinture » avec quelqu'un ayant seulement des enfants du sexe opposé 6. Les nombreux interdits alimentaires pendant la grossesse sont généralement respectés par les femmes. D'autre part, les rites consécutifs à la naissance, qui varient d'une ethnie à l'autre, sont pratiqués; en effet, tous les membres de la famille présents à Kinshasa se réunissent et les femmes maintiennent les gestes traditionnels, qui protègent l'enfant de la sorcellerie. Il y a cependant une part de jeu social; ce n'est pas seulement la répétition de gestes efficaces, c'est également un processus d'identification sociale de l'enfant; c'est le signe de son appartenance à un clan et à une ethnie. La naissance des jumeaux est un grand événement et est l'occasion d'une fête où sont invités les amis et les parents 7. La maman en particulier porte deux raies blanches verticales sur le front et toute la nuit de son retour de clinique elle doit danser dehors au son du tam-tam avec les autres femmes. Les deux enfants sont considérés comme un seul être. La maman les allaite tous les deux à la fois; elle leur donne la même nourriture; elle les habille pareillement. Chez les Bakongo, on les appelle Nsimba et Nzuzi et leur prénom en français est parfois un doublet : Alphonse et Alphonsin par exemple. Nous avons souvent demandé à des enseignants ce que signifiait pour eux la paternité. Les uns répondent : « Il faut laisser une image de moi » et développent l'idée d'une survie de l'individu par ses enfants; « mes enfants feront ce que je n'ai pas fait ». Les autres répondent par l'invocation de l'adage biblique : « croissez et multipliez » et insistent sur la nécessité de la survie du groupe ou de l'espèce. D'autres déclarent chercher à prouver leur virilité. D'autres répondent qu'il faut des jeunes pour soutenir les vieux, se référant à un ordre social traditionnel.

Procréer plus important qu'éduquer

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Les enseignants renvoient le plus souvent leur femme en cas de stérilité, souvent après une période de concubinage où ils voient l'aptitude de l'éventuelle remplaçante à procréer; parfois, ils gardent l'épouse, que ce soit par amour, par indifférence aux enfants, par goût de la débauche ou parce qu'étant eux-mêmes stériles, ils ne veulent pas que cela se sache. Jamais ils ne prennent une deuxième épouse pour cette raison. Interrogés sur leur comportement, s'ils n'avaient pas eu ou n'avaient pas d'enfants, une moitié de ceux qui répondent (il y a un fort pourcentage d'indécis) disent qu'ils garderaient leur femme comme épouse unique; la plupart des autres déclarent qu'ils renverraient leur épouse pour en prendre une autre, très peu qu'ils prendraient une seconde épouse et deux seulement qu'ils prendraient une concubine qu'ils épouseraient au cas où elle donnerait naissance à un enfant. Quand on leur demande de porter un jugement moral sur les diverses solutions, ils repoussent le concubinage et préfèrent la bigamie au divorce. Par contre, quand on leur demande quels sont les conseils qu'ils donneront à leurs enfants dans le même cas ils choisissent la solution occidentale : le maintien de la famille. Nous avons ici un cas extrêmement intéressant d'opposition entre attitude comportement et jugement de valeur, entre « les situations vécues et les images de référence ». Il nous faut distinguer entre les « modèles conscients et normatifs » et les patterns correspondant à des « comportements socio-culturels » authentiques » 8 . Nous sommes en présence de quatre paliers différents de la réalité sociale. A u premier, celui des conduites : la solution la plus fréquente est le divorce, réponse urbaine et moderne au problème de la stérilité; au deuxième palier, celui des attitudes : la fidélité à une seule épouse et le refus du divorce, réponse chrétienne, est souvent acceptée, mais le divorce est néanmoins choisi de préférence à la solution traditionnelle, la polygamie; au troisième palier, celui des jugements de valeur : la solution chrétienne est souvent jugée favorablement, mais la solution traditionnelle, la polygamie, rencontre souvent l'approbation des enquêtés tandis que le divorce, solution pratiquée, est condamnés par plus de la moitié des enseignants; enfin, au niveau de la projection vers l'avenir, ne concernant plus l'intéressé, mais ses enfants, la solution chrétienne - garder sa femme - prévaut très nettement, alors que le divorce et la polygamie sont presque totalement refusés. Cette distorsion entre les conduites, les attitudes, les jugements de valeur et la projection vers l'avenir sont caractéristiques du changement social accéléré

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Ville africaine.

Famille

urbaine

où, aux différents paliers, les rythmes d'évolution sont différents. Cela produit des contradictions tant au niveau individuel qu'au niveau collectif. L'apparente incohérence n'est le plus souvent pas perçue par les individus. Ainsi, il n'y a pas de drame de l'homme africain qui peut vivre sur des registres différents suivant les situations.

NOTES 1. « Two-thirds of those couples obtained divorce are childless; onefifth have only one child. In fact, there seems to be a defenite relationship between childless marriages and divorces » ( H . E. BARNES et O . M . R U E D I , The American Way of Life, New York, 1 9 5 1 , p. 4 ) . 2.

Combien avez-vous d'enfants personnels?

0 1-2 3-4 plus de 4

39 116 77 51

283

Quel âge avez-vous? moins de 30 ans de 31 à 40 ans plus de 40 ans

A quelle date exacte vous êtes-vous marié?

176 81 26

283

0 à 1 an 2 à 5 ans 6 à 10 ans plus de 10 ans inanalysable

60 87 78 57 1 283

3. Le coït interrompu et les pratiques anticonceptionnelles existent d'ailleurs dans la société traditionnelle. Chez les jeunes de Kinshasa encore célibataires, l'avortement au moyen de plantes diverses est extrêmement fréquent. 4. Le ndoki (terme commun au lingala et au kikongo) est la personne coupable de kindoki, c'est-à-dire d'actes de sorcellerie. 5. Nous parlerons de ces pratiques dans un volume ultérieur. 6. L'aide réciproque ne quitte pas le terrain symbolique pour arriver à un véritable échange des épouses. 7. Dans toutes les ethnies congolaises il existe des rites particuliers & l'occasion de la naissance des jumeaux. Mais il n'existe pas de syncrétisme avec le catholicisme comme au Dahomey où l'Église célèbre en l'honneur des jumeaux une grande fête le jour de saint Còme et saint Damien. 8 . P. CHOMBART de L A U W E , « Images de la femme dans la société », dans Revue Internationale des Sciences Sociales, xiv, 1, 1962, p. 21.

CHAPITRE

VII

La vie sexuelle

La liberté sexuelle n'était traditionnellement pas la même dans toutes les ethnies ni avant le mariage, ni après. Par contre, il semble qu'il n'y ait guère eu de différences dans la conception du couple. « L'amour libidineux » avait des expressions différentes suivant les sociétés et restait de toute manière étranger à « l'amour social » dont les caractères généraux étaient communs aux diverses populations congolaises *

*

*

Nous avons pu observer les différences à la fois sur la conduite, les attitudes et les jugements de valeur, chez les enseignants de Coquilhatville, des Mongo, et chez ceux de Thysville, des Bakongo. A Coquilhatville règne une grande liberté de mœurs. Les moniteurs commettent l'adultère sans se cacher : « qui n'a pas commis l'adultère avec la femme d'autrui? » demandait un enseignant dans une réunion de moniteurs et monitrices catholiques et syndiqués. Les moniteurs mariés reconnaissent fréquenter les prostituées. Les seules formes d'adultère qui provoquent la gêne {tisoni en lingala, ou honte, venant d'une réprobation sociale diffuse) sont celles autorisées par la coutume avec les parentes de la femme plus jeunes qu'elle. La rupture avec les contraintes traditionnelles entraîne une utilisation moindre des libertés coutumières; le sentiment de gêne à ce sujet s'explique par l'influence conjointe du christianisme et du modernisme. Une « tendance culturelle » (tolérante vis-à-vis de certaines formes d'adultère) a permis, par suite d'une déstructuration sociale profonde, l'apparition d'une grande liberté sexuelle mais, en même temps, les valeurs ont changé, sous l'influence du christianisme et du fait de conditions nouvelles de vie, rendant objet de honte ce qui ne l'était pas. A Thysville, l'adultère n'est pas rare chez les enseignants, quoique chez les moniteurs des missions catholiques, protestantes et kimbanguistes, nombreux sont les pratiquants sincères qui restent fidèles à leur unique épouse. Par contre, la réprobation à son égard est générale et la fidélité considérée comme une qualité indispensable de l'épouse. •* •

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Les mêmes différences de comportement entre membres des diverses ethnies subsistent-elles à Kinshasa, alors que de nouveaux cadres de référence se substituent aux anciens? Une fois de plus, il est nécessaire de distinguer entre les niveaux de la réalité sociale. Le questionnaire nous permet d'avoir des indications sur les attitudes et les jugements de valeur confirmées par les interviews, tandis que l'observation participante et l'étude de cas nous permettent de saisir le niveau des conduites. Les travaux des ethnographes ne nous permettent pas de dresser une liste précise des ethnies et de leurs traits spécifiques relatifs à la vie sexuelle. Nous devons donc nous contenter d'oppositions simplificatrices tenant compte, soit des grandes régions - en admettant une certaine uniformité socio-culturelle de ces régions - soit en réduisant nos catégories ethniques à une opposition bakongo (avec une relative homogénéité culturelle) et non bakongo hétérogènes, soit une opposition matrilinéaire-patrilinéaire. Ces diverses oppositions sont simplificatrices et ont uniquement un caractère opératoire. Il se trouve que, par suite de la composition de notre échantillon, nous aboutissons à peu près aux mêmes résultats avec les trois procédés (en effet, le fort pourcentage de Bakongo matrilinéaires rejette dans l'ombre les différences entre les autres ethnies). D'une manière générale cependant, les populations du HautCongo, patrilinéaires (Mongo, Ngombe...), admettent une plus grande liberté sexuelle tant pour les jeunes gens que pour les conjoints. Nous croyons nécessaire de ne pas limiter notre étude à la vie sexuelle du couple mais de reprendre également des données, souvent déjà signalées précédemment, sur toute la vie sexuelle des enquêtés. Il y a, en effet, une cohérence du comportement sexuel. Près des trois quarts des enquêtés considèrent comme grave qu'une jeune fille ait eu des relations sexuelles avec un homme avant d'être mariée. Un quart n'y attache pas d'importance. Il faut d'abord remarquer que plus de 80 % des enquêtés sont d'ethnies ne tolérant pas les relations sexuelles prénuptiales. Le plus souvent l'interdiction religieuse vient donc renforcer l'interdiction traditionnelle 2. Les deux tiers de la population enquêtée sont défavorables aux relations sexuelles entre fiancés, mais 38 sur 52 membres de groupes patrilinéaires y sont favorables 3 . Un peu plus de la moitié des enseignants auraient épousé une jeune fille qui n'est pas vierge, mais les différences entre les groupes patrilinéaires et les groupes matrilinéaires restent très marquées.

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L'adultère de l'homme entraîne une réprobation générale, mais plus marquée chez les originaires de groupes matrilinéaires 4 . La réprobation de l'adultère est grande chez les enseignants de Kinshasa (ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que l'adultère soit rare), mais cette réprobation l'est deux fois moins chez les membres d'ethnies patrilinéaires. Les membres d'ethnies partrilinéaires admettent difficilement la chasteté d'un homme de 25 ans. Ils considèrent davantage celui qui affirmerait ne pas avoir eu de rapports sexuels avec une femme, à 25 ans, comme un menteur ou un impuissant 5 . Un autre facteur influe sur l'attitude envers un homme de 25 ans qui déclarerait ne pas avoir eu de relations sexuelles avec une femme : l'instruction. Les enseignants les plus instruits admettent bien plus que les autres cette possibilité et la jugent favorablement. Il faut y voir la marque d'une meilleure assimilation de la culture occidentale et chrétienne (qui enseigne que l'individu responsable de ses actes, peut dominer ses impulsions) 6 . L'instruction n'intervient pas par ailleurs dans les attitudes envers les relations sexuelles conjugales. Le type d'enseignement où exerce le moniteur n'influence que l'attitude envers les relations sexuelles pré-maritales entre fiancés 7. Les enseignants des écoles catholiques jugent moins graves de tels écarts avec la morale religieuse que ceux des autres types d'enseignement confessionnel, mais cela est notamment dû au fait que l'enseignement catholique a des enseignants d'origines ethniques différentes, tandis que l'enseignement protestant et kimbanguiste ne comprennent que des Bakongo. Les deux tiers des enquêtés considèrent comme mal le fait que des fiancés aient des relations sexuelles; chez les enseignants des écoles catholiques la proportion est seulement de 57,1 %. Si la religion n'intervient pas dans l'opinion sur les relations sexuelles entre fiancés, le degré de pratique intervient et les enseignants qui pratiquent sont les plus opposés aux relations sexuelles entre fiancés : « tout cela est très grave, interdit par la religion, sinon au village ça se fait, mais on paie une amende », nous dit un kimbanguiste 8 . Les trois quarts des enseignants interrogés jugent qu'une jeune fille doit être vierge au moment de son mariage, mais seulement 42,4 % pensent qu'il serait bon qu'un jeune homme le soit. C'est parmi les enseignants les plus instruits qu'on trouve la plus forte proportion de jugements en ce sens. La pratique de la religion entraîne aussi une condamnation plus nette de l'adultère de l'homme 9 qui est rejeté par 78,8 % des enquêtés. Nombreux sont ceux qui ajoutent : « en ville ça se fait. » Les enseignants de moins de trente ans

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sont plus opposés à l'adultère que les enquêtés de trente à quarante ans. Audelà de quarante ans, les enseignants sont à nouveau opposés à l'adultère 10 . Les enseignants de plus de quarante ans sont ceux qui pratiquent le plus leur religion et nous avons déjà signalé combien l'influence des missions était importante sur ce groupe. Les enseignants de moins de trente ans sont les plus jeunes mariés et il est probable qu'ils ont une accommodation sexuelle plus grande avec une épouse jeune que les plus âgés dont l'épouse est fatiguée par de nombreuses maternités. Traditionnellement, la femme qui allaite ne doit pas avoir de rapports sexuels avec son mari. Cette coutume est répandue dans tous les groupes ethniques que nous considérons et la variable ethnique n'intervient pas. Plus de 78 % des enseignants sont favorables à une abstinence sexuelle après l'accouchement. 43,5 % parlent de périodes supérieures à huit mois, huit mois étant l'âge auquel la majorité des enfants africains marchent, période où se fait également le sevrage. Il est intéressant de noter que près d'un tiers des enseignants choisissent un temps d'abstinence inférieur à celui fixé par la coutume, mais supérieur au temps physiologiquement nécessaire pour la mère. L'hésitation entre le désir moderne d'une vie sexuelle conjugale et la crainte de sanctions magicoreligieuses se traduit par un choix intermédiaire. Certains parlent des procédés anticonceptionnels (mal connus par une grande partie des instituteurs) : « quand on connaît le moment de la fécondation, on peut faire l'amour après trois mois »; « on peut jouer d'une manière pas décisive »; « il faut être prudent »; « les non-sages le font directement après deux mois »; « en fait quand on connaît les moyens de ne pas avoir d'enfant, c'est bien »; « ça dépend des ménages. Les époux s'arrangent pour que la femme ne soit pas enceinte avant une année ». Si la sanction magique, mort de l'enfant au sein, est redoutée, elle ne l'est souvent que dans le cas où les relations sont suivies de fécondation : « c'est grave si la femme conçoit »; « c'est grave s'il met les matières qui peuvent provoquer un autre état chez la femme ». De toute manière, ces relations doivent rester secrètes : « c'est grave si c'est connu à l'extérieur. » Si nous avons déjà pu observer de graves distorsions entre les attitudes et les conduites dans les chapitres précédents, il est évident que, dans le domaine des relations sexuelles, nous ne pouvons que supposer un écart encore plus grand. Nous avons donc posé un certain nombre de questions sur la conduite d'autrui, davantage que sur la conduite personnelle de l'enquêté. Une seule

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de nos questions concernait la conduite éventuelle de l'enseignant : « que feriezvous si votre femme vous trompait avec un autre homme? » 55,5 % répondent qu'ils divorceraient, 13,5 % qu'ils divorceraient en cas de récidive, 19,1% qu'ils garderaient leur épouse, 6,7% demanderaient conseil à la famille, 1,1 % répondent qu'ils ne peuvent concevoir que leur épouse les trompe. Parmi ceux qui garderaient leur épouse, on relève souvent des remarques intéressantes : « je la chasserai ou bien j'étudierai le cas : si la chose n'est pas publique, je lui pardonnerai »; « la garder si ce n'est pas public et la renvoyer si c'est public ». L'adultère est d'autant plus grave s'il est connu des autres n . S'il n'est pas public, une réprimande semble suffisante. L'adultère accidentel est moins grave que l'adultère répété : « pour une fois ou deux, j'accepte - d'ailleurs je suis dans ce cas - mais plusieurs fois, je ne supporte plus » ou « je peux le supporter si ce n'est pas continuel ». L'infidélité du mari est aussi considérée comme une circonstance atténuante : « si je ne le fais pas c'est grave; si je le fais, je peux lui pardonner ». D'autres citent comme circonstance aggravante le fait que l'adultère soit commis avec quelqu'un d'un niveau social inférieur. « Si l'homme est de mon niveau, je punis ma femme; s'il est inférieur, je la chasse ». Nous voyons là l'un des signes de l'apparition de classes sociales à Kinshasa la . *

*

Nous avons atteint le niveau des conduites par l'étude de cas, l'interview guidé, l'enquête quotidienne par enquêteurs et l'observation participante. Nous parlons par ailleurs de la technique de l'enquête quotidienne à l'occasion d'une enquête sur les conditions matérielles de la vie familiale, mais nous devons rappeler ici le rôle essentiel de cette approche pour des sujets aussi délicats que les questions sexuelles. Or, l'intimité sexuelle du couple est un moment privilégié de la vie familiale, sur lequel il est nécessaire d'avoir des informations qui ne puissent être mises en doute. Il semble qu'à peu près la moitié des femmes d'enseignants que nous avons interrogées étaient vierges au moment de leur mariage. Il faut se souvenir du fait que les enseignants retournent généralement au village choisir leur épouse. La pression coutumière est encore très forte au village et dans plusieurs groupes ethniques, dont les Bakongo, la virginité est une qualité attendue. Mais un fort pourcentage des femmes d'enseignants ont été scolarisées à la mission et l'interdiction traditionnelle est alors renforcée par l'interdiction religieuse. Bernard - Vittt africaine, Famille urbaine.

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Il arrive que l'enseignant ait des relations cachées avec une jeune fille et qu'il soit mis dans l'obligation de l'épouser. C'est le cas de A. M. qui enseignait en dernière année de l'école primaire. Mongo divorcé, il avait de nombreuses concubines et en particulier une de ses élèves qui, en échange, bénéficiait de places de première. Quand elle fut enceinte, il dut céder aux pressions de la famille de la jeune fille et l'épouser, mais il ne l'inscrivit pas dans son livret. En général, le fait qu'une jeune fille soit enceinte n'est pas une contrainte au mariage : il est rare que la pression de la famille de la jeune fille soit suffisante pour que le mariage ait lieu, mais du fait que A. M. est enseignant, il avait tout à craindre du scandale. Les relations sexuelles entre fiancés sont nécessaires quand un enseignant envisage de prendre une autre épouse si sa femme n'a pas d'enfant (ou n'en a qu'un, ou a des enfants malades ou infirmes ou morts en bas âge). Il attendra que sa « fiancée » (en ce cas il n'y a pas de cérémonie) soit enceinte pour la prendre chez lui. Le mariage coutumier, antérieur au mariage religieux, semble, nous l'avons vu, le plus souvent donner une valeur « permissive » aux relations sexuelles. Dans la vie du couple, il semble que le mari sollicite presque toujours son épouse (alors que comme nous le verrons plus loin ce n'est pas nécessairement le cas pour la concubine dont il est admis qu'elle soit provoquante). Une femme qui serait trop entreprenante serait mal considérée par son mari, qui y verrait un manque de « honte ». La honte (nsoni), sorte de pudeur, est une qualité attendue de la femme. L'inégalité entre les sexes est très marquée dans la vie sexuelle, mais il est absolument faux que seul le plaisir physique de l'homme soit pris en considération. « L'acte sexuel, s'il n'a pas un but de procréation, sert à prouver le désir mutuel, ce qui est la manifestation de l'amour », nous dit une épouse : « c'est (les rapports sexuels) un plaisir, une satisfaction nécessaire pour nous deux et qui signifie pour nous une union des corps, une union matérielle représentant notre vrai amour ». Une autre nous parle du plaisir physique : « après trois jours, je m'habituais et après une semaine, j'avais tellement besoin de le faire que nous le faisions deux fois par jour, à midi après le dîner et le soir vers huit heures; je ne voulais pas que mon mari sorte ». Si les enseignants interrogés parlent plus souvent du plaisir de l'homme, certains nous disent que le plaisir de la femme est aussi important. Une enquêtée décrit ainsi les préparations à l'union sexuelle : « vers le soir, je mets une natte sur la véranda et nous restons là à jouer et rire; il me met sur ses genoux, achète deux sucreries pour nous deux, puis nous allons nous pro-

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mener aux alentours et il me montre des endroits que je ne connais pas ». Il n'est cependant pas possible de dire qu'il s'agit uniquement d'un résultat du changement socio-culturel, mais on peut affirmer que des modèles conjugaux nouveaux se manifestent du fait de l'acculturation ls . Certains enseignants utilisent la boisson (la bière) comme stimulant sexuel, bue dans ce cas en commun avec l'épouse. Quelques-uns, très rares, avouent fumer du chanvre pour les mêmes raisons. Presque tous les moniteurs interrogés s'abstiennent de relations sexuelles pendant les périodes menstruelles de leur épouse, sans qu'il soit possible de discerner la part de craintes magiques ou de principes d'hygiène. « L'acte sexuel est précédé d'une série de danses horizontales » (souvent apprises par les vieilles femmes au village la nuit du mariage); il s'agit en fait de contorsions rythmées du bas-ventre u . Le coït interfémural et le coït interrompu sont utilisés comme techniques contraceptivesl5. La fréquence des rapports sexuels varie entre une, deux, voire trois fois le même jour et ce parfois tous les jours, souvent plus irrégulièrement : « il arrive parfois qu'il y ait une semaine entière sans s'unir » nous dit un enseignant. Si le plus souvent, lors de l'enquête par questionnaires, il nous fut répondu que les rapports sexuels servent à avoir des enfants (réponse qui s'explique par une certaine pudeur et qui d'autre part est un stéréotype de l'enseignement missionnaire), les réponses sont beaucoup plus nuancées dans les entretiens. L'amour mutuel des époux est considéré comme plus important que la procréation : « je ne crois pas que les enfants soient le premier but, parce qu'avant notre mariage, nous ne savions pas que nous aurions des enfants, c'est un amour réciproque », nous dit une épouse d'enseignant et une autre : « c'est l'expression de l'union de nos cœurs ». Des réponses du type « c'est parce qu'on s'aime » sont les plus fréquentes parmi les maris. « C'est la nature qui le veut : amour, plaisir et ensuite enfants », dit l'un; un autre : « pour le marié : les enfants, le non-marié pour le plaisir ». Certains hommes répondent : « le plaisir sexuel »; « satisfaire les besoins »; « il n'y a aucun but. C'est tout simplement naturel ». Les relations sexuelles entre époux apparaissent d'abord comme un témoignage d'affection mutuelle, que la jouissance physique rend manifeste, et la procréation, nécessaire à la survie du couple, n'est, en fait, qu'un complément. Nous n'avons pas rencontré de cas où la femme ou le mari se plaignait de la froideur de son partenaire, mais nous avons seulement pu interroger des hommes et des femmes relativement jeunes. Un enseignant estimait cependant : « c'est malheureux que nos femmes ne sachent pas faire l'amour ».

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« J'attends que mon mari soit seul pour moi et moi seule pour lui », nous dit une épouse, optant pour l'exclusivité des rapports sexuels conjugaux. Une autre dit : « si je vois un garçon qui m'intéresse, je puis toujours courir avec lui, seulement je n'ai pas de gens fixes avec qui j'ai toujours des relations sexuelles ». Entre ces types d'attitudes et de conduites se situent des femmes qui supposent leur mari fidèle mais ne lui demandent rien, d'autres qui le savent infidèle et lui font des scènes, d'autres qui sont résignées à l'infidélité de leur mari, d'autres qui sont à leur tour infidèles en ayant un amant (un muziki) ou en acceptant les aventures. Pour les maris, les problèmes sont plus simples : ou ils sont fidèles et n'acceptent pas, s'ils la connaissent, l'infidélité de leur femme 16 , ou ils sont infidèles, ce qui les rend plus indulgents. Il arrive assez fréquemment que l'enseignant ait une concubine régulière dans le même quartier et parfois dans un quartier différent. L'épouse le tolère parfois avec une certaine résignation : « mon époux m'a donné des enfants »; « en ville, c'est normal, tout le monde le fait »; « à Léo, les gens riches ont tous des concubines ». Parfois elle ne se résigne pas et retourne à son village. L'époux devra alors aller la chercher avec un cadeau, s'il veut qu'elle revienne, et cesser ses relations adultérines. Les réactions seront différentes selon l'ethnie : chez les Baluba comme chez les Mongo, l'adultère de l'homme n'était traditionnellement qu'une peccadille et les femmes d'enseignants baluba ou mongo sont plus indulgentes que les Bakongo par exemple. D'autres épouses s'efforcent d'ignorer : « j e ne demande jamais à mon mari où il va »; « du moment que je ne sais pas qu'il a une concubine, ça va ». D'autres répondent à l'adultère par l'adultère et prennent un muziki, sans que le mari le sache le plus souvent. R. M., syndicaliste, généralement absent de chez lui, ne se déclare pas fidèle mais il est persuadé de la fidélité de sa femme, or celle-ci a un amant dans un quartier de Kinshasa éloigné, pour qui elle prépare la cuisine deux fois par semaine. D'autres, enfin, font des scènes et quittent définitivement le domicile conjugal ; nous avons même connu un cas où il est fort possible que l'épouse ait empoisonné son mari après une sortie nocturne de celui-ci avec sa concubine. Le cas d'adultère le plus fréquent parmi les enseignants est l'aventure sans lendemain dans un bar de Kinshasa avec une femme libre 17. Les déplacements à des congrès ou à des manifestations à l'extérieur de Kinshasa sont aussi l'occasion d'aventures dont on parle avec une relative facilité (en l'absence de l'épouse). L'adultère de l'homme n'est guère plus sévèrement jugé, dans les cas réels et non plus l'adultère en soi, qu'il ne l'est dans une banlieue ouvrière parisienne.

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Il y a une légère réprobation des collègues mais sa fréquence est telle que la réprobation ne peut être que faible 18 . L'adultère de la femme n'atteint pas 20 % et encore, dans la plupart des cas, est-ce le fait d'épouses dont le mari mène une vie particulièrement dissolue et ne s'intéresse pas à l'infidélité de sa femme tant qu'elle n'est pas publique. Mais il est des cas où l'homme est fidèle à une épouse infidèle. F. M. est un enseignant mukongo catholique, pratiquant et fidèle à son épouse. Celle-ci ne l'est pas. Elle nous a expliqué ses raisons. Pendant plusieurs années, elle avait été une épouse fidèle à F. M., qui était aussi fidèle. Us avaient eu trois enfants mais les deux premiers moururent à quelques mois d'intervalle. Les deux époux y virent l'action du ndoki et le mari accusa la famille de sa femme. Celle-ci se rendit au village et pendant ce temps F. M. voulut prendre chez lui une jeune fille dans le but de l'épouser si elle lui donnait un enfant, auquel cas il aurait renvoyé son épouse. Son épouse l'apprit avant que F. M. ait pu commettre l'adultère et F. M. reprit fidèlement la vie conjugale. Mais l'épouse, ayant appris ce qui s'était passé, considéra qu'il avait trahi sa promesse de mariage et s'en considéra relevée. Elle devint, selon ses dires, coquette, but volontiers de la bière et accepta des aventures sentimentales, dont le mari ne se doute pas. Il n'y a pas à proprement parler de drame, tout au plus la femme est-elle déçue d'avoir échoué dans sa vie conjugale. Gaie et entreprenante, elle n'est pas amère. R. P. (Mukongo, catholique non pratiquant) aime toujours son épouse bien qu'elle soit partie avec un autre et il l'attend, prêt à pardonner. Il a pris chez lui une concubine mais si son épouse revenait, il n'hésiterait pas à renvoyer sa concubine. C'est la quatrième fois que son épouse est partie avec un autre à la cité où elle court les bars. Les trois premières fois, elle était revenue au bout de quelques semaines, une fois au bout de trois mois. Cette fois elle est partie depuis six mois mais R. P. est toujours prêt à pardonner, si jamais elle revient. Près de la moitié des couples vivent en restant fidèles. Pour certaines femmes et certains enseignants, il semble que l'adultère du conjoint soit chose inconcevable. Souvent par contre, les deux conjoints déclarent qu'ils divorceraient si l'un ou l'autre était infidèle. T. N. est Moluba; il s'était marié avec une jeune fille qu'il aimait et qui lui donna trois enfants. Mais pendant tout un temps, T. N. mena une vie dissolue, revenant ivre le soir après avoir parcouru les bars de la cité et trompé son épouse. Celle-ci a demandé le divorce et est repartie au village. T. N. ne s'est pas consolé de son départ et garde fidèlement les photos de son épouse. Il a pris une jeune femme moluba chez lui, qu'il présente comme son épouse, bien qu'elle ne soit pas légitimée. Il reste attaché

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à sa première épouse et laisse sa concubine actuelle recevoir des amants baluba avec une indifférence complète. En dehors des sanctions traditionnelles de l'adultère le conjoint « trompé » peut demander une condamnation devant tribunal; en cas de flagrant délit, les deux complices d'adultère sont presque toujours condamnés à six semaines de prison, sanction que plusieurs enseignants se sont vus infliger en cours d'enquête. Généralement le divorce suit de peu la condamnation du moniteur. Les remords et le sentiment de culpabilité en cas d'adultère sont rares 19 . B. M., Mukongo, catholique pratiquant, nous dit avoir éprouvé un sentiment de dégoût les trois fois où il « trompa » sa femme avec des prostituées. Pour reprendre une remarque précédente, il faut voir là l'effet d'une véritable mutation culturelle, la « honte » sociale faisant place au sentiment de responsabilité individuelle. Les moniteurs n'ont pas le même comportement avec leur épouse et avec leur concubine. En un certain sens, leur comportement avec leur concubine peut être qualifié de progressiste dans la mesure où il institue des comportements extérieurs de type égalitaire entre hommes et femmes : « je trouvais que c'était vraiment la meilleure des vies », dit A. K. en parlant de l'époque où il entretenait une concubine en plus de son épouse; « en effet, le manger même c'est à l'européenne; c'est-à-dire qu'avec A. et B. et leurs concubines, on mange, par tour, à six personnes, c'est-à-dire aujourd'hui chez ma concubine, demain chez celle de A., après-demain chez celle de B.; c'est vraiment très gai, on mange tous ensemble en parlant, les tartines de viande ou de chikwangue sont pour tous pareilles; après on sort pour aller se désaltérer dans différents bistrots; dans le premier je paie quatre Primus 20 , dans le second A. fait le même geste, et dans le troisième B. mêmement. Il faut voir quelles causeries intéressantes et quelles sortes de danse! On danse tous ensemble et on change de partenaire. Il faut voir quel amour, en rentrant, en-dessous des arbres... » Deux éléments sont à retenir de la description de A. K. : d'une part, la formation d'une petite bande d'amis, d'autre part, la conduite novatrice avec la concubine : les deux amants prennent leur repas en commun, sortent ensemble, vont ensemble dans les bars boire et danser, sont démonstratifs. « A l'européenne », dit A. K., pour qualifier ces relations. Quand sa femme menacera de retourner dans sa famille, s'il ne rompt pas avec sa concubine, il lui répondra : « tu dois changer ta conduite à mon égard, manger avec moi, sortir avec moi, etc. ». Si la femme doit être procréatrice, il n'en va pas de même de la concubine (sauf dans le cas spécifique où elle est destinée à devenir une deuxième épouse

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en remplacement de la première stérile). Les techniques contraceptives sont donc souvent employées pour prévenir les grossesses. Et en cas de conception, le féticheur sera consulté et fournira des plantes abortives que le moniteur paiera lui-même. Il est rare par conséquent que les moniteurs aient des enfants illégitimes. Dans ce cas, ils n'en acceptent jamais la responsabilité, ne s'occupent pas de leur éducation et ne participent pas à leur entretien. Quand le tribunal est saisi par la famille de la concubine, le moniteur coupable est condamné à une amende inférieure à un mois de salaire 21 . Mais le concubinage a un autre visage : la concubine dépend encore davantage que l'épouse du bon-vouloir de l'homme qui peut lui supprimer l'entretien quand il le veut. Elle est dans un état de dépendance qui ne la lie peut-être pas à un seul homme mais qui l'assujetit à la volonté de celui qui la fait vivre. Émancipation ou aliénation? Les deux termes ne peuvent être séparés : étrange dialectique dont les deux pôles sont, selon l'expression de Proudhon, « courtisane ou ménagère ». Il est habituel d'entendre dire par les missionnaires européens que les moniteurs prennent souvent des concubines quand leur femme vient d'avoir un enfant. Nous avons en effet rencontré quelques cas où l'interruption coutumière des relations conjugales est à l'origine d'adultère de l'homme, souvent alors toléré par l'épouse. Chez les moniteurs âgés, le cas est relativement fréquent. Mais la plupart des jeunes moniteurs ne respectent plus les interdits traditionnels et reprennent les relations sexuelles trois mois après la naissance d'un enfant. Il faut cependant noter que les reprendre plut tôt est considéré comme une imprudence pour la vie du bébé. En outre, certains enseignants utilisent en ce cas des techniques contraceptives (coït interrompu). D'autre part, ces relations sont moins fréquentes que d'ordinaire. Une femme de moniteur traduit ainsi ses réticences à reprendre une vie conjugale normale, avant le sevrage du bébé : « pour le moment, comme j'ai un bébé, nous ne le faisons qu'une fois pendant la semaine; après avoir dîné, mon mari me dit d'aller laisser le bébé chez ma belle-sœur et au retour, je me lave... j'ai maintenant honte (nsoni, dit-elle en lingala) d'aller dans la chambre... » Trois faits sont à mettre en valeur : la rareté des relations sexuelles, l'éloignement du bébé pour éviter la sanction magique (mort du bébé) et la « honte » de la femme avant d'entrer dans la chambre. La mort du bébé dans de telles conditions peut donc avoir des effets particulièrement graves; la femme se sent responsable du décès et le mari, souvent hésitant, est contraint de reconnaître la violation de la coutume : le changement des conduites n'entraîne pas nécessairement le changement des croyances et

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les conflits entre les deux peuvent avoir des conséquences dramatiques pour le couple. ** *

Deux traits nous paraissent caractériser la notion occidentale du couple : l'intégration de « l'amour libidineux » dans « l'amour social 22 » et la forme communautaire du couple 23. Dans cette perspective, nous ne pourrions étudier la vie sexuelle sans conclure sur les valeurs affectives et sur la notion d'amour en particulier. Mais souvent chez les enseignants de Kinshasa, il n'y a pas confusion entre l'amour libidineux et l'amour social. L'aifection qui unit les époux est davantage, nous le verrons, conséquence d'une vie en commun, où chacun des deux conjoints remplit plus ou moins bien son rôle. Pourtant, la correspondance de Thérèse et de Henri ou le poème de A. témoignent d'une volonté évidente de parvenir à une forme occidentale du couple. Mais il y a échec partiel car il y a inadéquation entre une expression stéréotypée et moderne et les sentiments réellement vécus. Cependant, « jouer à être amoureux » conduit nos couples de fiancés à devenir amoureux. Mais une fois mariés, le jeu cesse, soit pour aboutir à un divorce entre Eros et Psyché, soit, plus rarement, à une union durable.

UN COUPLE TRÈS

DÉSUNI

A. B. est Mongo, et moniteur de l'enseignement catholique. Il a d'abord épousé coutumièrement une jeune fille de Coquilhatville, puis en 1947, il a épousé religieusement l'épouse avec laquelle il vit, sans se séparer de la première. Dès les premiers temps de son mariage, il fut très infidèle et fréquentait parfois des prostituées ce qui lui valut de contracter une maladie vénérienne, qu'il transmit à son épouse 24. Après guérison, ils furent de nouveau contaminés à deux reprises. Venu à Kinshasa avec ses deux épouses, qui logent dans deux quartiers différents par suite d'une mauvaise entente entre les deux femmes 25 , l'enseignant a continué à mener une vie dissolue et a de nouveau contracté des maladies vénériennes. Nous avons parlé antérieurement des efforts de l'épouse pour suivre un traitement qui aurait permis au couple d'avoir des enfants.

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Le jour de la paie, le mari ne revient qu'au milieu de la nuit après avoir dépensé une partie du salaire avec des prostituées dans des cafés et des bars. Il a en outre une concubine, une femme libre, qui tient un petit commerce de boisson dans la rue où il habite. C'est son épouse qui nous disait fréquenter qui lui plaisait. Elle a plusieurs fois déclaré envier le sort des prostituées qui pouvaient disposer de l'argent à leur guise. « Quand on est prostituée, on est fréquentée par plusieurs gens, et surtout avec la concurrence actuelle, par exemple : pour une femme qui est très bien douée par la nature, pour celle-là, si elle est d'abord à la disposition d'un homme quelconque momentanément et qu'un directeur de l'administration passe lui aussi par là, le directeur va essayer d'arracher cette femme au premier occupant. Pour l'arracher qu'est-ce qu'il va faire? Il va d'abord demander à cette femme ce que ce pauvre monsieur lui donne chaque fois. Celle-ci lui dit qu'il lui donne par exemple quatre mille francs à la fin du mois. Ah! quelle perte de temps pour une belle femme comme vous, s'écrie le directeur. Que pouvez-vous faire avec les quatre mille francs maintenant, et surtout avec la vie aujourd'hui! La femme fait l'embarrassée en face du directeur; celui-ci finit par lui demander si elle abandonnerait pour toujours le premier s'il lui donne dix mille francs par moi. Celle-ci, étant donné que c'est son travail, refuse le permier homme. Et si le ministre passe par là, il fera pareil. C'est ce qu'on appelle « désarmement » maintenant. Nous voyons maintenant quelques prostituées verser à la fin de chaque mois à la banque une somme de cinquante mille francs ou cent mille ou vingt mille. Cela nous rend folles quand on voit que des prostituées qui ont de grosses sommes en banque ne sont même pas plus belles que nous ». Pour l'épouse, comme pour l'époux, les relations sexuelles n'ont d'autre but que le plaisir. La fréquence des relations sexuelles entre époux est de une ou deux fois par semaine. Les adultères de l'épouse sont irréguliers et si parfois dans la même semaine, elle a trois makango (amants), il lui arrive de rester plusieurs mois consécutifs fidèle à son mari. Il est intéressant de constater que la maison du couple, sobrement installée, est pleine d'objets de dévotion. En cours d'enquête, notre enseignant a reçu une troisième épouse, qui est venue s'installer à son domicile, une femme d'un oncle décédé au village. L'épouse légitime ne semble pas en avoir éprouvé de mécontentement. Il est à noter que A. B. occupe ses loisirs à la maison à peindre des scènes rurales, d'ailleurs assez conventionnelles.

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NOTES 1. Les deux expressions « amour libidineux » et « amour social » sont utilisées par R. BASTIDE, « Sexualité et société », dans Sociologie et Psychanalyse, Paris, 1950. 2. « Groupe ethnique » et « est-ce grave ou pas qu'une femme ait eu des rapports sexuels avant son mariage? »

grave

pas grave

total partiel

inanalysable

total général

matrilinéaire patrilinéaire

177 28

46 23

223 51

1 1

224 52

total partiel

205

69

274

2

276

mixte total général

5 210

2 71

7 281

2

7 283

Le y* (13,22) est très significatif au taux de 1 %o.

matrilinéaire patrilinéaire

grave

pas grave

79,4% 54,9 %

20,6% 45,1 %

100% 100%

La vie sexuelle

107

3. « Groupe ethnique » et « auriez-vous épousé une fille qui n'aurait pas été vierge? »

oui

non

total partiel

inanalysable

total général

matrilinéaire patrilinéaire

91 30

127 22

218 52

6

224 52

total partiel

121

149

270

6

276

mixte total général

3 124

4 153

7 277

6

7 283

Le x ' (20,53) est très significatif au taux de 1 °/oo.

matrilinéaire patrilinéaire

oui

non

417% 57,7%

58,3% 42,3 %

100% 100 %

4. « Groupe ethnique » et « jugement sur l'adultère de l'homme ».

grave

pas grave

total partiel

inanalysable

total général

matrilinéaire patrilinéaire

183 34

39 18

222 52

2

224 52

total partiel

217

57

274

2

276

mixte total général

6 223

1 58

7 281

2

7 283

Le x.® (4,4) est très significatif au taux de 5 %.

108

Ville africaine, Famille urbaine

matrilinéaire patrilinéaire

grave

pas grave

82,4% 65,4%

17,6% 34,6 %

100% 100%

c'est bien

c'est un menteur

c'est un impuissant

c'est possible, mais...

total partiel

inanalysable

S. « Groupe ethnique » et «jugement sur la chasteté de l'homme à 25 ans ».

total général

matrilinéaire patrilinéaire

59 10

60 24

55 11

43 5

217 50

7 2

224 52

total partiel

69

84

66

48

267

9

276

mixte total général

3 72

1 85

3 69

48

7 274

9

7 283

Le y ! (8,4) est significatif au taux de 5 %.

matrilinéaire patrilinéaire

c'est bien

c'est un menteur

c'est un impuissant

c'est possible, mais...

27,2% 20

27,7 % 48

25,3 % 22

19,8 % 10

100% 100%

La vie sexuelle

109

6.« Instruction » et « jugement sur la chasteté de l'homme à 25 ans ». c'est bien

c'est un c'est un c'est postotal menteur impuissant sible, mais... partiel

inanaly- total sable général

0-2 3-6

12 60

23 62

21 48

4 44

60 214

2 7

62 221

total général

72

85

69

48

274

9

283

Le y * (11,7) est significatif au taux de 1 %. 7. « Type d'enseignement » et « jugement envers les rapports sexuels entre fiancés ».

protestant et salutiste catholique officiel kimbanguiste total général

grave

pas grave

total général

29 68 76 21

7 51 28 3

36 119 104 24

194

89

283

y* = 14,5. Significatif au seuil de 1 %. 8. « Pratique religieuse » et «jugement envers les rapports sexuels des fiancés ». grave

pas grave

total général

beaucoup oui un peu, non

67 102 25

24 40 25

91 142 50

total général

194

89

283

y* = 9,8. Significatif au seuil de 1 %.

110

Ville africaine, Famille urbaine

9. « Pratique religieuse » et « jugement envers l'adultère de l'homme ».

grave

pas grave

total partiel

inanalysable

total général

beaucoup, oui un peu ou non

189 34

42 16

231 50

2

233 50

total général

223

58

281

2

283

y2 = 4,8. Significatif au seuil de 5 %. 10.« Age » et « jugement envers l'adultère de l'homme ».

grave

pas grave

total partiel

inanalysable

total général

moins de 30 ans de 31 à 40 ans

145 58

29 23

174 81

2

176 81

total partiel

203

52

255

2

257

plus de 40 ans total général

20 223

6 58

26 281

2

26 283

X 1 = 4,70. Significatif au seuil de 5 %. 11. Les sociétés traditionnelles ne connaissent pas comme les sociétés chrétiennes, « le sentiment de la culpabilité », sens de la responsabilité individuelle, mais le sentiment de la « honte », le nsoni, sentiment d'être à l'origine d'un désordre social; le fait que quelques enseignants soient contre l'adultère quand il est public montre que l'acculturation a chez eux inégalement atteint les différents paliers en profondeur de leur personnalité. 12. Voir à ce sujet B. VERHAEGEN, « Lutte de classes au Congo », dans Révolution, 10-11, juillet-août 1964, p. 31-38. 13. Les journaux et les revues jouent un rôle plus important que le cinéma dans la diffusion de nouveaux modèles conjugaux; en effet, peu de moniteurs vont régulièrement au cinéma. 14. Il s'agit en fait d'une pratique kongo et nous ne saurions dire si elle est étendue à d'autres groupes. 15. Les mêmes constatations ontété faites dansd'autres régions de l'aire bantoue : «Coitus interruptus and coitus inter-femura are practiced, particularly the latter which is said to be

La vie sexuelle

111

used by the Bantu in Africa. Contraception by chemical or mechanical means are known but on the whole rarely used. (P. C. W. GUTKIND, « African Urban Family Life », art. cité, p. 182). 16. En un cas cependant nous avons rencontré un moniteur qui, éprouvant un amour passionnel à l'égard de sa femme, lui pardonnait ses infidélités. 17. Voir G. BALANDIER, Sociologie des « Brazzavilles noires », op. cit., p. 195. 18. Notre connaissance du milieu nous permet d'évaluer à 50 % les moniteurs qui commettent l'adultère. 19. Nous avons déjà signalé que le sentiment de culpabilité des sociétés modernes n'était pas connu des sociétés traditionnelles. Or le sentiment de culpabilité est lié à un sentiment de responsabilité individuelle; il semble que certaines inconséquences de conduite des enquêtés et les contradictions entre conduites et jugements de valeur soient l'effet d'une situation sociale particulière; si l'individu n'est plus intégré dans la société traditionnelle, il n'a pas adopté l'ensemble des valeurs de la société occidentale. 20. La marque de bière préférée à Kinshasa. 21. Pendant la période coloniale les peines prononcées étaient plus importantes qu'à l'époque de la recherche, au moins par rapport au niveau des salaires. 22. Il s'agit de l'image idéale et non du modèle vécu, plus ou moins éloigné de l'image de référence. 23. Cette notion de communion du couple n'a été introduite que récemment en Europe; la famille conjugale telle que la connaissent les sociétés industrielles présente deux visages opposés : le couple comme unité et le compagnonnage. 24. Il semble que près du quart des enseignants aient contracté des maladies vénériennes. 25. Il ne semble pas qu'il s'agisse d'une réinterprétation de la coutume qui veutquechaque femme ait sa maison dans l'enclos domestique car la plupart des polygames des autres groupes sociaux gardent leurs deux épouses à leur foyer, ou bien les installent dans des maisons voisines du même quartier.

CHAPITRE

VIII

La vie économique

« L'étude des budgets familiaux en liaison avec les détails de la vie quotidienne nous fait entrevoir les transformations de structure et les transformations culturelles qui s'opèrent dans la vie familiale d'aujourd'hui. Les besoins sont modifiés en conséquence. Des modèles culturels nouveaux tendent à remplacer les anciens, orientent les ménages vers de nouvelles pratiques de consommation » Les changements dans la vie du ménage sont ainsi le reflet des changements dans les relations conjugales 2 . En cours de recherche, les conditions de vie des enseignants ont changé. En janvier 1960, un enseignant diplômé de quatre ans gagnait 2 500 F par mois. En décembre 1960, mois de base de l'index des prix de détail pratiqués au marché de Kinshasa (indice 100)3, le même enseignant gagnait 4 400 F. En décembre 1961, date du début de la recherche, son salaire était de 6 500 F et l'index était à 139,2. Les enseignants étaient alors au nombre des grands bénéficiaires de l'indépendance. Mais les prix montèrent rapidement sans que les salaires des enseignants changent. En août 1963, au moment de l'enquête budgétaire, l'index avait atteint 301; le pouvoir d'achat du moniteur avait alors diminué de plus de la moitié par rapport à décembre 1961. En avril 1964, une ordonnance relevait le salaire des enseignants et le moniteur diplômé de quatre ans, avait un salaire de base de 12 500 F, alors que l'index de prix était à 436,4. Le versement des salaires, des allocations familiales, des allocations de logement était très irrégulier et les rentrées monétaires variaient considérablement d'un mois à l'autre. Nous avons établi un graphique des rentrées monétaires d'un enseignant, diplômé de quatre ans, marié et père d'un enfant, de 1960 à octobre 1964 (tableau n° 1). Le tableau n° 2 compare l'évolution des prix et l'évolution du revenu salarial de ce même enseignant. Les moniteurs des régions rurales tiennent souvent un petit commerce, par l'intermédiaire d'un parent en général. Jusqu'en 1963, cet usage était relativement moins répandu à Kinshasa et nous évaluions en 1962 à environ 30 % le nombre des enseignants se livrant, directement ou indirectement, à des activités économiques subsidiaires.

La vie économique

113

L'irrégularité des versements de traitement a entraîné au cours de l'année 1963 une prolifération de ces commerces. L'écart entre les prix pratiqués dans les grands magasins et les prix pratiqués dans les boutiques ou au marché, et la rareté des marchandises permettaient des bénéfices fructueux en certains cas, bien que, pour la plupart, les bénéfices retirés ne dépassaient pas 25 % du salaire. L'augmentation des salaires et la stabilisation des prix en 1964 ne diminua nullement le processus. Au contraire, dans la mesure où des rentrées brutales et importantes d'argent le leur permettaient, les enseignants donnèrent plus d'importance à leur commerce. Moins de 5 % des moniteurs possèdent une boutique, c'est-à-dire un bâtiment, indépendant ou non, uniquement destiné au commerce. Moins de 5 % également envoient leur femme faire du commerce au marché. Pour la plupart, par conséquent, le commerce se limite à la vente de un ou deux produits exposés sur un étalage dans la parcelle ou dans la maison. Dans quelques quartiers à la limite de Kinshasa (Kintambo et Ndjili en particulier), un petit nombre de femmes d'enseignants cultivent un jardin et revendent une partie de leur production. Il est difficile d'évaluer le bénéfice réalisé lors de ces activités commerciales du fait de l'absence de toute comptabilité ou calcul économique. Ainsi, une femme de moniteur nous assurait acheter 125 F la boîte de 25 sachets de thé, alors qu'elle revendait le sachet 3 F. En fait, le prix d'achat était de 45 F dans les magasins du quartier commercial où elle s'approvisionnait, mais elle l'ignorait. Les bénéfices varient très fort d'un commerce à l'autre. Le trafic du diamant et le commerce avec Brazzaville constituaient en 1963 les activités les plus rémunératrices. 27 000 F en un mois, soit près de trois fois son salaire pour un enseignant qui revendait du diamant et plus de 20 000 F pour un autre qui vendait du manioc à Brazzaville et y achetait du beurre, du fromage et des conserves. En septembre 1963, les communications furent pratiquement interrompues entre Brazzaville et Kinshasa et les deux enseignants enquêtés qui se livraient au trafic entre les deux capitales perdirent leur principale source de revenus. A l'opposé, le bénéfice des femmes revendant des allumettes, du thé, de l'huile de palme ne dépassait guère 1 000 F par mois. La revente du pain, du savon, des conserves, du bois, assuraient des revenus plus importants. Certaines boutiques de moniteurs vendent des produits variés et ont des revenus réguliers, correspondant à peu près à leur salaire. Les marchands de boisson sont particulièrement favorisés. Bernard - Ville africaine, Famille urbaine.

8

114

Ville africaine, Famille urbaine

ÉVOLUTION DE SALAIRE D ' U N MONITEUR.

J F M À M O J A S Ó N Ò J FMAliJ J À é Ó N D J FMÀHÒ

1961

1962

4963

JASONDJFMAMjÒASÒNDJF

1965

116

Ville africaine. Famille urbaine

Quelques enseignants, enfin, ont créé de petites entreprises : boulangeries, ateliers de menuiserie, entreprises de construction, dont il est particulièrement difficile d'évaluer le revenu. Du fait de l'interdiction du commerce aux agents de l'administration, les moniteurs parlent peu de leurs activités commerciales. Il semble qu'ils en ressentent plus ou moins le caractère anormal et s'en justifient par l'irrégularité des versements. Ils s'efforcent d'en laisser la responsabilité à leur femme, à un parent, en certains cas même à un employé qui n'est pas nécessairement de leur famille, même s'ils gardent le contrôle de la gestion. On peut prévoir que dans la mesure où les salaires seront plus réguliers, les activités commerciales seront davantage encore confiées à sa femme, à un parent ou à un étranger et que l'enseignant sera le propriétaire de l'entreprise et aussi son bailleur de fonds 4 . Leur pouvoir économique en serait considérablement renforcé. Pour bon nombre de moniteurs cependant, les habitudes de consommation ont évolué à tel point qu'ils ne peuvent pas distraire de leur salaire une part suffisante pour commencer un commerce de quelque importance. Les dépenses alimentaires constituaient, en août 1963, 67, 43 % des dépenses du ménage. Il faut tenir compte du fait que depuis deux mois, les allocations familiales et les allocations de logement n'avaient pas été versées et que les revenus étaient donc amputés de 25 à 30 %. On peut supposer, sans risque d'erreur, que les dépenses pour l'équipement ménager ou les loisirs furent réduites et les grosses dépenses reportées au moment du paiement des arriérés. Les moniteurs le confirmèrent d'ailleurs lors de l'enquête. Les dépenses alimentaires sont difficilement compressibles. Nous remarquons en outre que l'augmentation des prix et la diminution du pouvoir d'achat ne pouvaient que renforcer cette tendance. Lamêmeenquête en 1966 donnerait des résultats très différents et les dépenses alimentaires ne dépasseraient guère 50 % du bugdet. Cela est d'autant plus vrai que, comme nous le verrons, beaucoup d'enseignants donnent à leur femme une somme fixe par mois pour les dépenses alimentaires essentiellement. D'autre part, le choix des produits sur le marché était très réduit; il n'y avait guère d'étoffe, peu de produits manufacturés, alors qu'en 1964, par exemple, les sollicitations d'achat étaient beaucoup plus nombreuses 5. Les moniteurs dépensent plus du quart de leur budget alimentaire (26,3 %) pour l'achat de poisson. La viande (surtout la viande fraîche) constitue 16,2 % des dépenses, le manioc 15 %; les légumes 8,6 % et le pain 7,5 %. Viennent ensuite le riz et le maïs, le sucre, etc. Les fruits, sans tenir compte des grosses bananes farineuses, ne constituent que 0,6 % des dépenses. Au village, l'aliment

La vie économique

117

de base était le manioc, mais le poisson, les légumes et les fruits, tenaient une grande place dans l'alimentation. Le poisson, le manioc et les légumes n'ont pas perdu leur importance, mais la viande, le pain et le riz ont contribué à la diversification de la nourriture et sont devenus des « besoins » nouveaux. Les fruits ont par contre presque disparu de l'alimentation et ne sont guère donnés qu'aux enfants. Il existe des variations sensibles entre la composition des repas dans les familles suivant leur ethnie, et surtout suivant leur salaire. Les Baluba consomment du maïs, les Bayombe consomment beaucoup de riz. Les familles ayant les plus hauts revenus consomment davantage de viande et prendront parfois même des pommes de terre. Cependant, en règle générale, la cuisine est peu recherchée et les modes de préparation restent traditionnels. Les enseignants prennent le plus souvent trois repas par jour, petit déjeuner, déjeuner et dîner, alors qu'au village le repas unique était en fin d'après-midi. Les usages européens sont plus fonctionnels pour l'employé astreint à des horaires de travail rigides. La consommation de bière constitue plus de 5 % des dépenses (comme les vêtements). 23 053 F, dépenses pour 65 familles pendant un mois, représentent la valeur d'environ 500 bouteilles de bière, soit environ huit bouteilles par famille et par mois. Ce chiffre est probablement très inférieur à la réalité. En effet, nombre de moniteurs protestants, salutistes ou kimbanguistes, boivent de la bière en cachette et ne l'avouent pas. D'autre part, peu de moniteurs disent devant leur femme les sommes dépensées au bar. Des causes accidentelles, diminution du pouvoir d'achat et difficultés pour se procurer de la bière du fait d'une production très ralentie, ont contribué à réduire l'importance du poste consommation de bière. Les moniteurs ne boivent pratiquement pas de vin de palme à Kinshasa, mais surtout de la bière et également du soda (13, 3 % du poste boisson) et du coca cola (11,5 %) 8 . Le journal (2 030 F, soit environ 406 journaux pour 63 enseignants) est davantage acheté durant l'année scolaire. Les petits vendeurs de journaux vont les vendre aux arrêts de bus et même dans les écoles et plus des trois quarts des moniteurs lisent quotidiennement le journal. L'équipement ménager durable (lit, matelas, vaisselle) ne constitue que 1,7 % des dépenses, mais la situation particulière, due au retard de versements des allocations familiales et des allocations logement et la diminution du pouvoir d'achat, avait contraint les enseignants à surseoir à tous les achats. La même explication doit être retenue en ce qui concerne les vêtements qui constituent 5,22 % des dépenses.

118

Ville africaine, Famille urbaine

Les dépenses ménagères en combustible, en savon, etc. sont difficilement compressibles et constituent 3 % du budget. Les transports entrent pour 2,2 % dans les dépenses. Pendant cette période de vacances, ils étaient presque toujours orientés vers des visites à des amis à Kinshasa 7 . Les dons, principalement à des membres de la famille de passage, représentent plus de 5 % du budget, les frais de deuil 2,5%.8. Lesenquêtés prêtèrent,surtout à des amis enseignants, 12,2 % du budget et ils durent rembourser des dettes (1,2 % du budget). L'analyse du budget sur un mois déterminé ne peut, dans une situation sans cesse fluctuante, permettre des conclusions générales. Certains facteurs apparaissent cependant avec netteté : les seuls besoins presque incompressibles sont les besoins alimentaires, qui ont évolué; en effet, dans une période particulièrement difficile les moniteurs consomment beaucoup de viande (environ 4 kg en moyenne par famille pour le mois). L'élasticité des rentrées a d'autant moins de conséquences en ce domaine que le moniteur donne le plus souvent une somme forfaitaire à sa femme pour la nourriture du mois et les dépenses domestiques (combustibles, produits d'entretien, etc.). Lors du paiement d'arriérés, le mari n'avertit, le plus souvent, pas sa femme et l'argent est alors soit utilisé à l'achat d'articles ménagers et mobilier, soit investi dans un commerce, soit dépensé en boisson ou avec des concubines 9. Le petit commerce a un effet régulateur sur la consommation en période de crise; les femmes d'enseignants utilisent l'argent du commerce en plus de la somme remise par le mari. Le prix des marchandises vendues varie de la même manière que celui des achats en nourriture; ainsi, la consommation alimentaire ne change guère. En moyenne, chaque famille a dépensé 4 900 F pour la nourriture. Cependant, les écarts entre familles de même milieu sont très importants et varient du simple au quadruple. Nous verrons, par la suite, les relations existant entre le degré de fidélité du mari et les sommes remises à la femme pour les achats de nourriture. Les dépenses sont très inégalement réparties sur l'ensemble du mois. La première semaine suivant le versement du salaire (du 3 au 9 en général) est l'occasion de grosses dépenses. La deuxième semaine, les dépenses sont réduites mais restent supérieures à la moyenne mensuelle. La troisième semaine, seules les dépenses indispensables sont faites et à la fin du mois, la moyenne générale tombe considérablement. La situation particulière du mois d'août 1963 (nonpaiement des allocations familiales et allocations logement) met en relief l'absence de provisions de grand nombre de familles, mais on ne peut conclure pour autant que la situation soit la même chaque mois. Quelques familles,

La vie économique

119

souvent celles dont le revenu est supérieur, parviennent à répartir les dépenses sur tout le mois. Nous n'avons pas parlé des dépenses de logement, parce qu'elles n'entraient généralement pas dans les dépenses de l'enseignant. En effet, la plupart des enseignants sont logés dans les maisons de l'O.C.A. (Office des Cités Africaines) ou du Fonds d'Avance. Dans le premier cas, ils sont simples locataires, dans le second ils accèdent à la propriété. Les loyers ou versements sont retenus à la source et varient de 400 à 2 000 F. En général, le loyer est de 500 à 1 000 F et constitue alors près du dixième du revenu, mais cette dépense est en partie compensée par l'allocation logement. Moins de 10 % des moniteurs sont propriétaires de la maison qu'ils habitent. Il s'agit dans ce cas de maisons anciennes dans les quartiers les plus vieux ou de maisons neuves dans les zones de squatting (Kimbanseke), en matériaux durables dans les deux cas. Un certain nombre de moniteurs ont l'intention de construire une maison et ont déjà acheté une parcelle à cette fin. Quelquesuns, parmi les plus âgés, ont fait construire une maison au village. Ph. Ariès écrit à propos des changements de l'habitat en Europe : « dès le 17e siècle, la famille commence à prendre ses distances à l'égard de la société, à la refouler au-delà d'une zone de vie privée toujours plus étendue. L'organisation de la maison répond à ce souci nouveau de défense contre le monde. C'est déjà la maison moderne qui assure de l'indépendance aux pièces en les ouvrant sur un couloir d'accès. Si elles communiquent entre elles, on n'est plus obligé de les traverser toutes pour passer de l'une à l'autre. On a dit que le confort date de cette époque; il est né en même temps que l'intimité, la discrétion, l'isolement, il en est l'une des manifestations. Il n'y a plus de lits n'importe où. Les lits sont réservés à la chambre à coucher... Cette spécialisation des pièces de l'habitat, dans la bourgeoisie et la noblesse d'abord, est certainement un des plus grands changements de la vie quotidienne. Il répond à un besoin nouveau d'isolement » 1 0 . Le même phénomène se produit en milieu urbain africain à Kinshasa, surtout depuis que l'O.C.A. et le Fonds d'Avance ont entrepris la construction de maisons en série. Un certain nombre de plans-type à l'usage des Congolais fut établi par l'Office des Cités Africaines : « la maison du Congolais doit être un ensemble organisé, répondant aux fonctions de la vie familiale dans le cadre urbain. La vie familiale doit être entendue dans le sens restreint qui nous est habituel et non dans son acceptation très étendue qui est traditionnelle chez les Bantous » u . Les premiers plans-type d'habitation élaborés en 1950 comprenaient :

120

Ville africaine, Famille urbaine

une pièce de séjour conçue comme « le lieu central du foyer familial », commandant toutes les autres pièces, appropriée aux repas, aux réunions de la famille, ouverte sur l'extérieur et de dimensions uniformes, 3 mètres sur 3 ; une cuisine, communiquant avec la pièce principale disposée à l'arrière de la maison; deux chambres à coucher dont les dimensions sont « ramenées au minimum pratique » et des petits locaux annexes (cabine d'ablutions, douche, lieux d'aisance). Un tel plan était destiné à changer les structures familiales, à dégager la famille restreinte de la famille étendue, à l'ériger en foyer, peu ouvert sur la vie extérieure; un de ses buts conscients était de changer les rapports entre époux et les formes du travail domestique de la femme. L'eau courante fut distribuée dans tous les quartiers et l'électricité, bien que prévue pour tous, dans certains seulement. Les maisons du Fonds d'Avance, en général plus spacieuses, étaient destinées à une couche de population plus aisée. Les types de maisons étaient davantage diversifiés. On attendait de ces maisons plus agréables qu'elles fixent en milieu urbain une classe moyenne congolaise. Les quartiers récents composés de maisons du Fonds d'Avance et de l'Office des Cités Africaines possèdent une infrastructure urbaine considérable; système d'adduction d'eau, électricité, rues perpendiculaires, marché, église, écoles, poste de police; les résidants participent à une vie urbaine moderne, complexe, qui les différencie des habitants des quartiers sans infrastructure. Des pièces de la maison, il n'y en a guère qu'une d'entièrement meublée : la salle de séjour. Les salles de séjour d'enseignants comprennent presque toujours une table et quelques chaises, au moins quatre lourds fauteuils souvent capitonnés autour d'une petite table, trois ou quatre petites tables à trois pieds où poser un verre et un cendrier, un buffet. Le plus souvent, fauteuils et tables sont recouverts de napperons brodés à la main ou faits au crochet par la femme. Dans certaines maisons on compte jusqu'à vingt-cinq napperons. La salle de séjour sert à se définir socialement et c'est surtout dans l'arrangement de cette pièce que la femme peut montrer qu'elle est une bonne maîtresse de maison. Des sous-verres sont accrochés au mur recouvrant des photos du couple ou de l'homme; chez certains, nous avons compté jusqu'à douze photos de l'enseignant à des âges différents et parfois la pièce est garnie des dernières photos du maître de maison sous des formats et des angles différents. Des images pieuses représentant la Vierge, Simon Kimbangu, le Pape, ou le SacréCœur de Jésus sont fixées au mur sans qu'on puisse en déduire pour autant ni la religion de l'enseignant, ni son degré de pratique religieuse. Le roi Baudouin, les starlettes européennes et des photos de monuments partagent, avec le président Kasa-Yubu, une partie de la surface restante. Chez les moni-

La vie économique

121

teurs témoins de Jéhovah, un grand tableau rappelle leurs horaires de prières. Un tiers des enseignants possèdent un bureau qu'ils utilisent pour faire leurs corrections, autant que pour rappeler leur qualité d'enseignant. La chambre des parents ne comprend guère qu'un lit et une armoire et parfois une table et une chaise; les chambres d'enfants sont encore moins meublées et il arrive que le matelas soit posé à même le sol. L'équipement ménager est sommaire et ne diffère guère de celui qu'on trouve dans les villages. Aucun enseignant ne possède de joli service de table et quelques-uns seulement, un coquet service de verres ou de tasses qu'ils n'utilisent pas mais exposent sur le buffet. Généralement l'enseignant est bien habillé, pourtant le plus souvent, moins bien que le clerc. Mais d'un enseignant à l'autre, l'importance accordée au vêtement varie très fort. Si les uns ne possèdent pas de costume complet, les autres en possèdent huit. Le nombre de pantalons varie de deux à dix-sept, le nombre de paires de chaussures de une à douze. En règle générale cependant, les enseignants possèdent davantage de vêtements qui se voient que de sousvêtements qui ne se voient pas, ce qui semble indiquer que le vêtement est plus souvent objet de parade qu'objet de confort. Les femmes d'enseignants sont généralement moins bien habillées que les hommes. Il existe le plus souvent une relation positive entre l'élégance de l'homme et celle de la femme. Ainsi, l'épouse d'un moniteur qui possède huit costumes, onze pantalons et dix paires de chaussures, n'a-t-elle pas moins de vingtsix pagnes, tandis que les épouses de moniteurs ayant peu de vêtements en ont elles-mêmes peu. Une pré-enquête parmi les femmes salariées avait montré en 1963 l'importance de la robe, même si le pagne traditionnel n'était pas négligé. A la même époque, les femmes d'enseignants possèdent très peu de robes, et plus des trois quarts n'en possèdent pas du tout. L'évolution de la mode dans le port des pagnes fait cependant que ceux-ci sont plus souvent intermédiaires entre les pagnes traditionnels et la robe moderne : un corsage ajusté et décolleté est taillé dans la pièce initiale, tandis que le reste de la pièce se porte soit enroulé autour de la taille en plusieurs épaisseurs, soit coupé et cousu en jupe longue et étroite. Les femmes jeunes et instruites portent davantage la robe, les moins jeunes et instruites davantage le pagne. *

*

*

Très peu d'enseignants épargnent, et lors de l'enquête budgétaire, seulement deux avaient de l'argent à la banque (l'un et l'autre avaient des activités commerciales importantes). Il faut cependant tenir compte de la situation

122

Ville africaine-, Famille urbaine

très particulière du moment qui ne stimulait guère l'épargne. Durant toute l'étude, la hausse du coût de la vie et les retards de paiement furent un frein à l'épargne. Cependant, la réception de sommes importantes, lors du versement d'arriérés, ne fut pas davantage l'occasion d'épargne. Doit-on y voir un manque de confiance provisoire dans une monnaie qui se dévaluait, un manque d'organisation du budget et une imprévoyance, ou le résultat d'une évolution rapide des besoins, due au désir de s'intégrer par son mode de vie à la bourgeoisie naissante, qui inciterait à la consommation? Nous pensons que cette dernière cause, qui n'exclut pas les deux autres, doit être retenue. La plupart des moniteurs équilibrent leur budget; le total des dépenses et le total des recettes étaient en août 1963 sensiblement équivalent. Dans les cas où les dépenses dépassent les recettes déclarées, la différence a pour origine un petit commerce dont la comptabilité n'était pas tenue ou restait cachée12. Pour certains enseignants, le revenu est supérieur aux déclarations de dépenses sans que des économies aient été réalisées. Il semble que ce soit le résultat d'un silence volontaire sur certaines dépenses à caractère privé : entretien de concubine 13 , fréquentation de prostituées, consommation d'alcool ou de bière. Les enseignants de Kinshasa ont un salaire relativement élevé, mais leur pouvoir d'achat est extrêmement variable depuis trois ans du fait de l'irrégularité des versements des traitements et de la montée accélérée des prix des biens de consommation. Pour remédier aux inégalités des rentrées monétaires, ils ont développé des activités commerciales marginales qui se sont souvent maintenues, une fois la situation normalisée. L'évolution des besoins dans ce groupe est constant, tant dans le domaine alimentaire qu'en ce qui concerne le vêtement ou le logement. Ils ont développé un modèle de vie propre à leur catégorie sociale.

La vie économique

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NOTES 1. P. CHOMBART DE LAUWE, « Rôles économiques et évolution des familles », dans Traité de sociologie du travail, Paris, 1962, p. 335. 2. Les résultats nous sont fournis tant par l'enquête budgétaire faite au mois d'août 1963 que par l'observation personnelle; ces résultats ont fait l'objet d'une publication indépendante. (G. BERNARD et P. CAPRASSE, « Les Conditions de vie des familles d'enseignants de Léopoldville », dans Cahiers Éconmoiques et Sociaux, III, 4, décembre 1965, p. 411-454). 3. Index des prix de détail des biens de consommation courante pratiqués aux marchés de Léopoldville établi par l'Institut de Recherches Economiques et Sociales de l'Université Lovanium, publié dans les Cahiers Économiques et Sociaux et les Lettres Mensuelles. 4. Le rapprochement entre les prix de détail dans les magasins de la ville et ceux pratiqués sur les marchés de Kinshasa ne permet plus de bénéfices suffisants à celui qui se fournit dans les magasins de la ville; le commerce doit donc nécessairement s'organiser pour survivre et dans ce cas ne peut plus être seulement une activité marginale. 5. Au cours de l'année 1964 l'importation de biens de consommation fut régulière et ceux-ci restèrent bloqués à Kinshasa du fait des troubles à l'intérieur du pays. 6. La consommation de bière est très supérieure aux chiffres obtenus par l'enquête de budgets; en effet beaucoup de moniteurs n'ont pas avoué lors de l'enquête les sommes ainsi dépensées. D'autre part, si la somme remise à la femme est relativement fixe, toute diminution des revenus monétaires constitue une diminution considérable des ressources réservées au mari. Certains enseignants utilisent plus du quart de leurs revenus pour la consommation de bière et appartiennent même à des clubs de « buveurs de primus » ou de « buveurs de polar ». 7. Durant l'année scolaire les enseignants bénéficient d'une prime de transport qui compense les dépenses dues aux déplacements vers le lieu de travail. 8. Un des enquêtés perdit une nièce résidant chez lui au cours de l'enquête; il n'est pas possible de fixer un pourcentage de ce type de dépenses au cours d'une enquête ne s'étendant que sur un mois. 9. Un moniteur profita du versement d'arriérés importants pour « engager trois concubines », maîtresses régulières qui doivent rester fidèles. 10. Ph. ARIÉS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, 1960, p. 451 11. X. LEJEUNE DE SCHIERVEL, Les Nouvelles cités congolaises, Bruxelles, 1956. 12. L'existence de petits commerces fut le plus souvent découverte en cours d'enquête et souvent ne fut pas avouée par l'enseignant. 13. S'il fut possible d'établir avec un grand degré de probabilité le fait que les enquêtés de l'enquête journalière avaient ou n'avaient pas de concubine, aucun ne révéla les dépenses occasionnées par l'entretien de sa concubine.

CHAPITRE

IX

L'épouse, d'abord une ménagère

Dans des rédactions de l'examen d'admission à des cours préparatoires à l'entrée à l'Université, ayant pour sujet la femme et la famille africaines, la plupart des enseignants candidats dressèrent le tableau d'une famille élémentaire au village : c'est l'image idéale de leur mère qui les inspire, la femme au champ avec ses compagnes, la femme-mère de famille, la femme préparant la nourriture. Et bien que la plupart fussent mariés, aucun ne décrivit sa propre famille ou celle de ses collègues du milieu urbain. C'est qu'au modèle unique et cohérent, et donc facile à décrire de la femme au village se sont substitués des modèles multiples, ambigus, contradictoires de la femme en ville. L'épouse doit avoir les qualités traditionnelles agrémentées d'un peu de modernité. Son premier devoir est d ' « aider » son mari (39,2 % des réponses), expression vague, qui recouvre des thèmes variés : la femme doit soutenir son mari dans ses difficultés, elle doit le réconforter, elle doit être présente, elle doit préparer la maison comme le mari l'aime. En fait, l'élément central de cette aide est l'organisation d'un foyer stable où l'homme puisse se reposer. La femme est ainsi un complément utile à l'homme. On lui demande d'abord d ' « être pour l'homme ». Et, ce qui importe le plus, c'est d'avoir une femme s'occupant matériellement du foyer, car rares sont les moniteurs qui demandent conseil à leur épouse quand ils ont des problèmes particuliers à affronter (6,7 % seulement considèrent que la femme doit conseiller son mari). La maladie est un des cas où l'homme serait démuni sans l'assistance de sa femme (et 12,7 % des enseignants en parlent). Aider et aimer sont deux termes fréquemment associés dans les réponses des enquêtés, ce qui indique combien l'amour de la femme doit être non de la passion mais de la tendresse, de l'aifection, du dévouement, de l'attention, de la sollicitude. « Faire toujours plaisir à son mari », « le garder », c'est ainsi qu'on explicite le thème amour. Pour les moniteurs de Kinshasa comme pour Buytendijk, le mode féminin d'exister est le souci, le soin de l'homme 1 . 33 % des enseignants demandent à leur épouse d'être soumise et 17,6 % d'être respectueuse. Le modèle de la famille où l'autorité est dans les mains

L'épouse, d'abord une ménagère

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du mari n'est pas seulement dû aux formes traditionnelles du couple. Nous verrons plus bas que l'état de dépendance économique de la femme de moniteur à Kinshasa vient renforcer l'autorité du mari. Un mari a aussi le droit d'attendre de sa femme qu'elle fasse preuve d'égards envers sa belle-famille, qu'elle accepte de l'assister en cas de besoin et qu'elle lui témoigne, toujours, respect et affection. Le soin dans le ménage, l'organisation du foyer, la propreté dans la maison, font partie des devoirs de la femme. Enfin, 3,4 % des enseignants disent que la femme doit être une bonne mère de famille et il est étonnant de constater que seulement 1,1 % lui demandent de savoir accueillir les amis de son mari. Mais quelles qualités considèrent-ils dans leur propre épouse? 39,2 % parlent d'abord de l'obéissance de leur femme, et 19,5 % du respect qu'elle témoigne à son mari. Nous voyons donc un renforcement de l'image traditionnelle de la famille. 29,3 % répondent : ma femme est « travailleuse », ou « laborieuse », 23,7 % parlent de sa propreté et 9,2 % signalent ses qualités de bonne ménagère. Après l'obéissance et le respect, c'est donc la manière dont la femme remplit ses tâches ménagères qui retient le plus l'attention des enseignants. Le fait d'être travailleuse, cette qualité fondamentale de la femme au village où elle doit assurer la subsistance de la famille, est donc une qualité à la fois appréciée par les maris et pratiquée par les femmes. Le stéréotype de la femme au travail survit, alors même que le rôle économique de celle-ci a considérablement décru. Le petit commerce ou la culture d'un champ donnent à la femme l'occasion de manifester ses aptitudes au travail et un moniteur nous disait : « je l'aime aussi parce qu'elle fait marcher notre boutique. Si moi je travaille, je fais des bénéfices de 100 francs par jour alors qu'elle réalise des bénéfices en milliers de francs (mille, deux mille, trois mille, etc.) ». Les activités économiques secondaires de la femme ne sont donc pas seulement le résultat de problèmes économiques, c'est surtout le substitut au travail des champs. Dans une phase transitoire, au début de l'urbanisation, la femme cherche encore sa place dans la société et garde des qualités traditionnelles, alors qu'elles ne sont plus qu'en partie fonctionnelles. Dans la société coutumière, c'était à la femme d'être « laborieuse »; dans la société industrielle, c'est à l'homme. 26,1 % des enseignants disent de leur femme qu'elle est douce ou gentille. Nous retrouvons ici la notion de calme au foyer : au monde extérieur bruyant et étranger s'oppose l'intimité et le calme familiaux. Pour que le foyer soit un lieu de repos, il est nécessaire que la femme s'occupe

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bien du ménage et une valeur particulière est attribuée à la propreté; 27,2 % mentionnent la propreté de leur femme comme une de ses qualités principales. 16,6 % parlent des qualités d'accueil de leur femme : « ma femme sait bien recevoir mes amis ». Quelques-uns ajoutent : « comme elle est instruite, elle sait bien causer avec les amis ». La fidélité de l'épouse n'est mentionnée que par 14,8 % des enquêtés. Ceci est assez paradoxal dans la mesure où la majorité (55,5 % des enseignants), exigent de leur femme qu'elle soit fidèle et la renverraient si elle était infidèle et que seulement 19,1 % répondent qu'ils garderaient une épouse infidèle. 10,2 % des enquêtés trouvent que toutes les qualités particulières de leur épouse sont éclipsées par l'amour réciproque : « elle m'aime, je l'aime, cela suffit »; « puisqu'elle m'aime elle a toutes les qualités ». Il y a donc un décalage entre les qualités attendues de l'épouse en général et les qualités attribuées à sa propre épouse. Les qualités attribuées sont celles qui mettent l'accent sur l'inégalité des pouvoirs dans le couple : obéissance, respect, travail, propreté, alors que l'amour n'est cité que par un enseignant sur dix. Les moniteurs parlent très volontiers de l'inégalité culturelle entre hommes et femmes, bien souvent perçue comme cause de l'inégalité dans le couple : « nos épouses ont été trop négligées par l'administration coloniale et elles ne sont pas à la hauteur de leur tâche ». En fait, ils distinguent trois niveaux : celui de la femme en général, celui de l'épouse, celui de la concubine. La femme doit d'abord être la collaboratrice de l'homme et la plupart des jeunes enseignants admettent le principe de l'égalité entre homme et femme. Le modèle de la femme idéale leur apparaît être une élégante speakerine de radio aux cheveux décrêpés, une hôtesse de l'air ou une monitrice. Presque tous les jeunes enseignants pensent que la femme africaine de demain travaillera et qu'elle aura des responsabilités politiques et sociales, à l'image d'une certaine représentation stéréotypée de la femme européenne. Presque tous ceux qui ont moins de trente ans souscrivent à cette conception moderne que leur présente Eva, le journal féministe de Kinshasa 2 . Mais les propagandistes les plus déterminés de l'émancipation féminine ne souhaitent pas avoir une épouse qui travaille et qui ait des responsabilités extérieures à son foyer. Même quand l'épouse a fait des études de monitrice, les moniteurs préfèrent la voir rester à la maison. Il existe, certes, quelques exceptions : 1 % des enseignants, à peu près, ont laissé leur femme prendre ou continuer leur profession de monitrice. Les femmes ne se plaignent d'ailleurs pas d'avoir cessé leur travail; tout au plus, regrettent-elles l'argent de poche

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qui leur permettait de s'acheter des robes ou des pagnes. Si la plupart des jeunes enseignants attendent de leur épouse qu'elle soit capable de porter des robes avec aisance et de parler un peu français, ce n'est que pour se définir dans l'échelle sociale. Mais ils voient avant tout dans l'épouse la ménagère, la compagne dévouée et respectueuse, la procréatrice et aussi la partenaire sexuelle. Ce que les moniteurs attendent des femmes instruites, c'est qu'elles soient les meilleures ménagères, s'occupant mieux de leur maison et de leurs enfants. « Les femmes instruites sont plus propres ». Selon l'avis des enquêtés, l'instruction de la femme favorise son adaptation au milieu urbain : elle devient bonne ménagère, sachant organiser son budget, rendre la maison accueillante, s'habiller pour faire honneur à son mari, s'occuper des enfants. La femme au champ, leur mère, productrice et nourricière est remplacée par la femme en ville, épouse au foyer, au service de son mari. Quelques maris cependant redoutent que l'instruction n'entraîne l'épouse à contester l'indiscutable autorité maritale. Certes, ils reconnaissent que des changements se produiront « quand nos femmes auront étudié » et le thème de l'émancipation de la femme revient constamment dans les conversations, bien souvent pour accuser les colonisateurs d'avoir maintenu leurs femmes dans un état d'ignorance et de les avoir ainsi empêchées de progresser comme les hommes. Selon l'avis général, il n'est pas bon que la femme soit avertie de tout ce qui concerne le mari. En plus des questions relatives à ses concubines et à ses aventures sentimentales, le moniteur pense que la femme ne doit pas connaître le salaire de son mari « pour éviter des querelles » lors de l'attribution de l'argent du ménage; elle ne doit pas non plus être avertie des difficultés professionnelles « pour ne pas perdre le respect envers son mari », ni des activités culturelles « parce que les femmes ne comprennent pas grand-chose ». Certes, de nombreux enquêtés expriment des avis opposés, mais cela ne change guère leur conduite. Traditionnellement, le mari avait le droit de battre la femme qui accomplissait mal sa tâche qui, en dehors des activités économiques, des obligations sexuelles et des manifestations de respect à l'égard de la famille de son mari, consistait à préparer la nourriture, entretenir la maison et s'occuper des enfants. La plupart des enseignants considèrent encore qu'ils ont le droit de battre leur femme, « car il faut la former », « parce que c'est comme les enfants ». Le respect de la famille du mari a moins l'occasion de se manifester à Kinshasa qu'au village. Mais par contre, la femme doit accueillir tous les amis de son

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mari : elle doit savoir recevoir les amis de son mari aussi bien qu'elle savait accueillir la famille de celui-ci. Dans la plupart des domaines, les femmes sont considérées comme des mineures, inaptes à comprendre les choses importantes dont traitent les hommes. Le principe de l'égalité entre homme et femme n'est guère contesté, à condition que l'épouse reste obéissante, respectueuse et soumise envers son mari, qu'elle ne s'occupe que de ce qui regarde les femmes, la famille ou le ménage, et soit au service de son mari. Ce sont, beaucoup plus souvent, les épouses qui parlent de la nécessité de l'égalité entre homme et femme, de la communauté des décisions, ou de l'amour conjugal, que leur mari enseignant. Ainsi Madame K. nous dit : « j'attendais trois choses du mariage : d'abord un amour sincère de la part de mon mari et ce, pour toute la vie. Il nous fallait aussi avoir des enfants. En outre, j'attendais aussi que mon mari soit seul pour moi, et moi seule pour lui ». Et elle est suffisamment lucide pour nous faire observer que son mari n'a pas toujours été fidèle et qu'il ne lui dit pas grand-chose de ses occupations professionnelles. Quand on lui demande d'expliciter le terme « amour », elle parle de bonne entente, d'affection, de confiance. Son mari avait répondu qu'il aimait sa femme parce qu'elle était obéissante, bonne ménagère et qu'elle lui avait donné des enfants. Les attentes des épouses restent mal définies. Comme celles de Brazzaville, dont la situation a été décrite en termes très pessimistes par M.-J. Vincent, les femmes des moniteurs de Kinshasa sont bien souvent insatisfaites de leur mariage. Mais elles ne parviennent pas à découvrir la cause de cette insatisfaction, qui réside en fait dans le décalage entre attentes et situations vécues. Les femmes parlent beaucoup plus de l'amour comme qualité première de leur époux et ne parlent qu'après coup de ses manifestations extérieures, dans l'ordre, gentillesse, confiance en la femme et appel à elle pour prendre des décisions, présence fréquente à la maison. Le mari trouve moins de défauts à sa femme qu'il ne lui trouve de qualités. 27,6 % des moniteurs trouvent leur femme sans défaut : « je l'aime, donc je ne vois pas ses défauts ». C'est généralement à cause de l'amour, mais dans deux cas, la justification est différente : « puisqu'elle m'a donné des enfants, elle n'a pas de défaut ». 38,1 % se plaignent d'avoir une femme irritable, qui se fâche facilement, qui se met en colère ou qui crie. Il y a effectivement beaucoup de querelles dans les ménages et aussi beaucoup de bouderies des femmes. Seulement, 7,8 % des enseignants disent de leur femme qu'elle est jalouse

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ci nous n'avons jamais entendu prononcer ce reproche sans que cela soit justifié par l'inconduite du mari. Les autres défauts des femmes sont, par ordre décroissant, le bavardage (3,2 %), la paresse (2,5 %), la lenteur, le manque d'ordre, l'infidélité (1,4 %)... 1,8 % des enseignants font également grief à leur femme de manquer d'instruction. Il est à noter que 18,7 % des moniteurs ont épousé des illettrées et que 51,2 %, par contre, des femmes ayant suivi plus de quatre ans d'école primaire. Cependant, le thème du manque d'instruction des femmes est un thème très général. Les femmes, elles, se plaignent surtout des sorties de leur mari. Elles regrettent de ne pas savoir ce qu'il fait. Le manque de communication entre époux semble leur peser : « il ne parle pas avec moi ». L'épouse fait davantage grief à son mari de ne pas la tenir au courant de son salaire que de lui donner trop peu d'argent. Mais comme leurs maris, elles n'attribuent que peu de défauts à leurs époux, alors même qu'elles se plaignent de leur condition générale d'épouse. Les moniteurs n'ont pas du tout la même image de la femme quand il s'agit de leur concubine. A l'image de la femme au foyer s'oppose l'image de la concubine que l'on sort; à l'image de la mère de famille s'oppose l'image de la femme maîtresse; à l'image de l'épouse obéissante et respectueuse s'oppose l'image de la concubine avec qui on rit et plaisante sur un pied d'égalité, et à l'image évolutive de la femme en général ne correspond pas une image émancipatrice de l'épouse; le moniteur souhaite récupérer, à son profit, la relative indépendance que la femme de Kinshasa acquiert par rapport aux deux familles étendues, en maintenant sa femme dans un état de plus grande dépendance à l'égard de son mari. Que l'épouse vive pour le mari et le mari pour lui-même, n'est-ce pas un renforcement de l'état d'aliénation de la femme?

NOTES 1. P. J. BUYTENDIJK, La Femme, Paris, 1954. 2. M. O. et G. BBRNARD, « L'image de la famille dans les revues congolaises », art. cité. Bernard - Ville africaine, Famille

urbaine.

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CHAPITRE

X

Les conflits conjugaux et le divorce

Traditionnellement, le règlement des conflits conjugaux était l'affaire des deux familles étendues, du fait que le mariage n'est pas seulement l'engagement de deux individus, mais également celui de deux groupes familiaux. Par ailleurs, le degré d'intégration du couple à la vie du village avec, en corollaire, le manque d'intimité conjugale, faisait que tout conflit était rendu public. Le conflit pouvait avoir des origines internes : adultère de l'un desconjoints, refus de rapports sexuels, manquement aux tâches quotidiennes telles que la préparation de la nourriture, l'entretien de la maison, les soins réciproques, ou externes : négligence ou manque de respect envers la famille de l'un des conjoints. La maladie et la stérilité, pour autant qu'elles soient considérées comme des sanctions magiques, de même l'accusation de sorcellerie, étaient également des causes de rupture des liens conjugaux. Le divorce n'était qu'une solution extrême, adoptée lorsque les deux groupements familiaux n'arrivaient pas à se réconcilier. Les conflits les moins graves ne nécessitaient pas une réunion des deux familles. Si la maison était sale, l'homme pouvait se contenter de battre sa femme; l'homme pouvait se plaindre auprès des parents de celle-ci, qui donnaient à leur fille des conseils de respect des devoirs féminins. Si des torts graves étaient du côté du mari, la femme pouvait retourner dans sa famille et y rester tant que son mari ne revenait pas la chercher avec un cadeau. Pour une affaire très sérieuse, les familles se réunissaient et donnaient le plus souvent des conseils de modération, ils admonestaient le coupable et le condamnaient parfois à une amende. Le divorce n'était envisagé qu'en cas d'échec de la procédure de réconciliation. Le divorce entraînait la rupture des liens entre les époux et généralement aussi entre les deux familles (chez le Mongo par contre, il arrivait qu'une jeune fille du lignage de la femme vienne remplacer celle-ci et l'alliance entre les deux familles continuait alors). Lors du divorce, la dot, symbole d'union, était rendue par la famille de la femme.

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A Kinshasa, les enseignants habitent généralement des maisons isolées du milieu familial; les conflits entre époux gardent un caractère privé. Si au village, la femme fautive était battue par son mari, elle subissait en même temps, pour son manquement, la réprobation diffuse des membres de la communauté : tout conflit avait donc un caractère plus ou moins public. Par contre, à Kinshasa les conflits légers concernent seulement le couple. La femme mécontente de son mari ne lui adresse plus la parole pendant quelques heures ou pendant quelques jours. Si elle est vraiment très fâchée, elle ne lui prépare pas la nourriture. Les causes les plus fréquentes de telles disputes sont : les sorties trop fréquentes du mari, le refus de payer un pagne, ou l'insuffisance de la somme remise par le chef de famille pour la vie du ménage. Des soupçons d'adultère, l'ivresse sont souvent à l'origine de querelles où les épouses crient fort. Les enseignants admettent très mal des remontrances de leur femme dans lesquelles ils voient une menace au principe d'autorité maritale. Le moniteur mécontent de son épouse fait le plus souvent « la leçon » à sa femme, lui rappelant qu'elle lui doit obéissance : « ce n'est pas ainsi que tu dois te conduire, tu dois faire ce que je dis, parce que c'est moi qui commande ». Le plus souvent, la femme ne conteste pas cette autorité et accepte les réprimandes de son mari. Il arrive aussi aux moniteurs de crier après l'épouse fautive, mais généralement les femmes savent fort bien donner la réplique à leur mari. Parfois, il bat sa femme; beaucoup d'épouses admettent d'être battues par leur mari en cas de manquement à leurs devoirs, bien que, parmi les jeunes femmes scolarisées, se manifeste une certaine opposition aux corrections corporelles; le mari est alors amené à renoncer de lui-même à ce châtiment pour ne pas voir remettre en question son autorité. Certains maris abusent de l'autorité qui leur est reconnue par leur femme : ils prennent par exemple une concubine pour un manquement de la femme; en fait ils utilisent la faute de la femme comme un prétexte pour ne pas respecter eux-mêmes leurs devoirs d'époux. Dépendant de son mari et n'ayant pas les mêmes moyens de sanction que l'homme, la femme est plus souvent amenée que lui à faire appel à l'intervention de sa famille. Ainsi, quand le mari donne insuffisamment d'argent, l'épouse porte l'affaire devant les deux familles et le moniteur se soumet généralement à leur jugement. Les moniteurs s'irritent du pouvoir d'intervention des deux groupes familiaux, mais le subissent encore. Nous avons déjà parlé des réactions des épouses en face de l'adultère de l'homme. Si certaines femmes se résignent, beaucoup menacent de divorcer. Ainsi quand la femme de F. apprit son infortune, elle menaça de divorcer et de

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Ville africaine, Famille urbaine

prévenir la famille de son mari : « je suis à peine chez leur homme, alors ce dernier me néglige en tout. Comme il veut et s'intéresse à cette concubine-là, j'aimerais qu'il la reçoive et la mette dans sa maison, puisqu'il aura ainsi l'ange du Christ qui le sauvera en tout ». Le mari répondit : « j e voudrais dire que je supprime ces bêtises, mais je ne dois plus entendre parler de cette affaire, car personne n'est parfait dans ce monde. Pour moi, ma femme, si tu ne veux plus de moi, tu peux partir chez tes parents, plutôt que de m'ennuyer comme si j'avais tué quelqu'un ». La séparation temporaire équivaut aussi à une menace de divorce puisque le mari doit alors aller chercher sa femme et reconnaître ses torts. Cette manière n'est pratiquable et pratiquée que par les membres d'ethnies relativement proches de Kinshasa. L'appel aux deux familles ou à la famille du mari seulement est aussi une menace de divorce. Il arrive que la famille du mari s'occupe de l'entretien d'une femme négligée par son époux, tant qu'elle estime que le divorce n'est pas la seule possibilité. Le divorce est donc la solution ultime quand tous les procédés de conciliation ont été épuisés. * * *

Nous évaluons à 15 % de la population totale environ le nombre des enseignants divorcés. Nous avons déjà dit les causes nous empêchant d'avoir des données certaines : le divorce est motif de renvoi dans les écoles confessionnelles. Une autre raison qui rend le divorce plus difficile à déceler encore est le fait que le divorce est prononcé coutumièrement, longtemps avant d'être prononcé civilement, surtout dans le cas où l'enseignant a de nombreux enfants de sa première union; si les enfants sont gardés par l'épouse, le moniteur perd après le divorce le bénéfice des allocations familiales. Le moniteur attend quelques années avant de demander le divorce légal, ce qui lui permet de comparer la fécondité de la première épouse à celle de la seconde et également de ne pas s'engager à la légère dans une deuxième union. Nous avons fait dépouiller les archives de tribunaux de Kinshasa des années 1962-1963. Nous avons ainsi relevé trente cas de divorce, dont les causes les plus fréquentes étaient l'adultère et l'incompatibilité d'humeur. Le principal motif de divorce est l'adultère de l'épouse (neuf cas sur trente). Il est difficile de dire jusqu'à quel point il s'agit du véritable mobile, ou si la mauvaise entente dans le ménage, dont l'adultère n'est qu'une des causes, est à l'origine de la plupart des divorces. Il est certain que l'adultère répété de l'épouse entraîne le divorce, mais l'adultère accidentel n'a de telles conséquences que si le mari n'a pas envie de garder son épouse.

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L'adultère de l'homme n'est un motif de divorce que dans le cas où celui-ci en est arrivé à négliger sa femme (six cas). L'incompatibilité d'humeur est un motif reconnu. Ainsi nous avons relevé huit cas où l'épouse demandait le divorce parce que son mari « ne voulait plus d'elle », que l'entente était mauvaise, ou que son mari la battait fréquemment : « je suis à bout de patience ». Nous avons rencontré deux cas où le mari a renvoyé sa femme parce qu'elle n'avait pas d'enfant. « Pour le divorce, je l'accuse pour la seule raison où il y a eu une longue vie sans enfant », dit un moniteur après quatorze ans de mariage. Et il ajoute : « j'ai une autre femme avec laquelle j'ai fait deux enfants ». Un autre, Muyaka, marié depuis vingt ans, explique : « nous avons beaucoup d'années dans notre union, puis j'ai été au village pour chercher une autre femme. J'ai marié une autre femme qui vient de faire un enfant; c'est la raison pour laquelle j'ai sollicité le divorce, je vous signale que je prendrai toujours soin de la défenderesse, je lui donnerai une chambre dans ma maison, parce qu'elle est membre de la famille ». Il ne s'agissait pas à proprement parler de polygamie, dans la mesure où le mari déclarait ne plus avoir de relations sexuelles avec sa première épouse. Cependant, comme dans le cas de polygamie traditionnelle, la première épouse avait donné son accord lors du choix de celle qui lui avait succédé. Si le fait que le mari continue ou non à entretenir des relations sexuelles avec sa première épouse est difficilement contrôlable, nous sommes enclin à considérer ce cas comme un dérivé de la polygamie traditionnelle, plutôt que comme un exemple de survivance de la polygamie : il n'y a pas de reconnaissance sociale de l'état de polygamie. La mésentente entre les deux familles des époux peut aussi être la cause de divorce (deux cas). Ainsi G. P., un Muntandu, décrit l'opposition entre le père de sa femme et son oncle maternel : « ils ne s'entendent pas; ils ont eu des discussions à propos d'un terrain; à cause de cela ma femme a déclaré ne plus vouloir me préparer le manger, comme il n'y a toujours pas d'entente à cause de la question du terrain, j'ai décidé de la renvoyer ». Il est certain qu'un exposé aussi sommaire des motifs du divorce simplifie considérablement l'affaire et laisse à l'écart des mésententes antérieures dans le ménage. Un moniteur muntandu a demandé le divorce après quelques mois de mariage parce que son épouse n'était pas vierge au moment du mariage : « je ne veux plus de la nièce de Monsieur X. parce qu'il m'avait annoncé que sa nièce était vierge, ce qui n'est pas vrai ; or elle a eu au village un enfant qui est mort ». Il est nécessaire de remarquer que le mariage de ce moniteur avait été un ma-

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Ville africaine, Famille urbaine

riage arrangé par les familles et que la naissance d'un enfant donnait un caractère public au fait que sa femme n'était pas vierge. Nous avons rencontré aussi un cas de divorce pour accusation de sorcellerie : une épouse avait prononcé contre son mari des souhaits de mort. Dans tous ces cas, le tribunal admit le bien-fondé des demandes de divorce. Parfois cependant, le tribunal envisage une procédure de réconciliation. Ces procédures n'aboutissent pratiquement jamais, du fait que l'instance en divorce n'a lieu qu'après l'échec des pourparlers entre les familles des deux époux demandant le divorce. Le mariage étant l'alliance de deux familles, le décès de l'un des conjoints n'entraîne la rupture des alliances que si les deux lignages décident de ne pas continuer l'alliance. Certes, légalement, le veuf ou la veuve peut se remarier. Dans le cas de présomption de décès où le mari ne peut fournir d'acte pour confirmer la mort du conjoint, le tribunal doit prononcer le divorce pour que l'intéressé puisse se remarier. Nous avons ainsi rencontré deux cas où un enseignant a obtenu le divorce d'une épouse décédée en se déplaçant dans des régions troublées pour aller rendre visite à sa famille. Les divorces sont particulièrement fréquents chez les moniteurs mongo et ngombe patrilinéaires. La déstructuration sociale très poussée des sociétés mongo et ngombe a entraîné une rupture des équilibres traditionnels. En outre, beaucoup d'époux mongo ont à se plaindre de l'infidélité répétée de leur conjoint. Le divorce devant tribunal apparaît ainsi comme la fin d'un processus de rupture : dans une première phase, les époux se séparent, le plus souvent la femme rentrant dans sa famille; dans une deuxième phase, les familles constatent l'impossibilité de réconcilier les deux conjoints; le tribunal n'est appelé à intervenir qu'après que la décision de rupture des deux conjoints a été entérinée par les deux familles. ** *

La plupart des études sur les villes africaines ont montré l'augmentation constante des taux de divorce. Chez les moniteurs de l'enseignement primaire de Kinshasa, nous n'avons pas constaté la multiplication du taux des divorces. L'interview de nombreuses épouses dont le mari est infidèle indique que le divorce n'est, en général, demandé que quand le mari néglige de remettre à sa femme les sommes nécessaires à l'entretien de ses enfants et d'elle-même; la situation économique relativement privilégiée des moniteurs leur permet de

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faire face à leurs obligations, même en entretenant une concubine : le moniteur évite les effets de la réprobation sociale en face de l'adultère en continuant à subvenir aux besoins de sa famille. L'épouse préfère continuer à bénéficier d'un statut social enviable plutôt que de retourner au village dans sa famille 3 . Le divorce apparaît comme une solution extrême quand la vie en commun au foyer devient impossible. La forme non communielle du couple autorise la survivance de familles où il n'y a pas de confiance mutuelle ni d'amour passionnel. Cependant, le droit au divorce continue à être affirmé par les moniteurs.

NOTES 1. Il n'en va pas de même chez les Baluba, également patrilinéaires. 2. Voir en particulier P. CLÉMENT, « Formes et valeurs de la vie sociale urbaine », art. cité; S . COMHAIRE-SYLVAIN, Food and Leisure among the African Youth of Leopoldville, op. cit.; L. LONGMORE, The Dispossessed, Londres, 1959. 3. Il est donc probable que le taux de divorce est de loin plus élévé dans les couches moins privilégiées de la population, par contre, il est probable que le divorce est moins souvent prononcé devant tribunal.

CHAPITRE

XI

Deux anomalies : la polygamie et le célibat

Nous avons regroupé dans un même chapitre le foyer polygame 1 et le célibat, deux états retrouvés rarement dans la population étudiée. *

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Légalement interdite par le décret de 4 avril 1950, la polygamie est rare chez les enseignants de Kinshasa, du moins sous sa forme coutumière consacrant l'union légale d'un même homme avec plusieurs épouses, l'union du lignage de cet homme avec plusieurs lignages ou, souvent, du renforcement de l'alliance avec le lignage dont la première femme est originaire (dans le cas fréquent où le mari épouse une cousine de la femme plus jeune). Nombreux sont les auteurs qui voient dans certaines formes d'adultère une réinterprétation de la polygamie. Parlant d'adultère chez les Mongo, J. Esser écrit : « Grâce à ces transactions occultes, l'instinct polygamique du Noir est satisfait » 2 . Il nous semble préférable de garder le terme « polygamie » uniquement pour les unions d'un homme avec plusieurs épouses, consacrées par le versement de plusieurs dots, unions reconnues comme polygamiques parmi les familles étendues restées au village. Cette position ne nous empêchera pas d'étudier dans ce chapitre certaines formes d'unions intermédiaires entre la polygamie proprement dite et l'adultère, que nous considérerons comme des types d'adultère rendus possibles par une tradition de polygamie potentielle. La presse missionnaire lue par les enseignants a combattu avec violence la polygamie, « un des sujets les plus brûlants et actuels de notre temps ». Elle l'a qualifiée de « fléau », de « plaie pour l'Afrique ». « Cette triste forme de mariage » est présentée comme l'une des « plus sauvages mœurs africaines ». Elle aurait pour effet de « diminuer la natalité », « d'entraîner le crime », « la haine », « la sorcellerie » et « les palabres ». « Elle est cause de divorce ». Le stéréotype du vieillard monopolisant cinquante épouses se retrouve dans les revues tant protestantes que catholiques. La monogamie par contre aurait pour effets « la fécondité », « la bonne entente dans les ménages »; « elle permet

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d'éviter les querelles domestiques »; « soyez monogames pendant le jour et monogames pendant la nuit; dans votre ménage vous aurez moins d'ennuis ». Les missionnaires ont trouvé dans certaines Églises kimbanguistes des alliés fidèles. Ainsi, l'Église de Jésus-Christ sur Terre par le prophète Simon Kimbangu interdit-elle la polygamie. Par contre certaines Églises noires ont réagi contre cette condamnation des coutumes africaines et l'Église mpadiste, ayant essentiellement des fidèles en milieu rural, par exemple, a même rendu la polygamie obligatoire. Les jeunes, ayant protesté ont cependant été dispensés de cette obligation. Jusqu'en 1964, la polygamie était très déconsidérée parmi les enseignants de Kinshasa et nous n'avions rencontré jusque-là que deux enseignants polygames 3 . Nous avons déjà parlé de A. B. dans le chapitre concernant la vie sexuelle du couple. Mongo, il avait épousé en 1947, avant l'interdiction légale de la polygamie, une deuxième épouse, parce qu'il éprouvait une attirance physique pour elle, alors qu'il avait contracté un mariage religieux avec la première épouse. Il habitait alors à Coquilhatville et nous avons déjà signalé que la polygamie y est encore actuellement beaucoup plus acceptée qu'ailleurs. Quand il est venu à Kinshasa, ses deux épouses l'ont suivi; elles habitent dans des quartiers différents et s'entendent mal. Lui réside chez sa seconde épouse et il semble qu'il ne rende que rarement visite à la première, étant beaucoup plus intéressé par sa concubine ou les brèves rencontres que par ses femmes dotées. La seconde femme reconnaît être infidèle et déclare qu'elle quitterait volontiers son mari; son âge la retient cependant de la rupture. Le second mariage, conclu pour des raisons sexuelles, est accepté par sa famille. Beaucoup plus traditionnel est sa troisième alliance : son oncle étant décédé, il a pris chez lui son épouse en 1963. Selon lui, et aussi selon les moniteurs qui le connaissent, il n'aurait pas de relations sexuelles avec elle et il s'agirait d'une prise en charge. Cette troisième épouse s'occupe d'un petit commerce et survient seule à ses besoins. Elle s'entend bien avec la seconde épouse, du fait qu'elle ne peut être considérée comme une rivale. Presque personne n'est au courant de son état de polygamie; les collègues avertis considèrent que la sexualité est le mobile principal et se moquent de lui. Ils ne considèrent pas la troisième femme comme son épouse. Le fait qu'il n'ait aucun enfant renforce l'opinion défavorable. Nous n'avons eu que peu d'informations concernant le deuxième enseignant vraiment polygame, qui ne nous a jamais révélé sa situation. Originaires de Kikwit, ses deux épouses ont à peu près le même âge et vivent toutes deux chez

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lui. Elles sont toutes deux dotées. Elles s'entendent bien. Nous utilisons plus loin l'opposition entre « famille sentimentale », centrée sur la vie conjugale, et « famille sociale », largement ouverte 4 . Cette famille serait paradoxalement classée dans la catégorie « famille sentimentale ». Ce moniteur « sans histoire » vit surtout chez lui, sort peu, ne reçoit guère de collègues, seulement des membres de sa famille. Il ne commet que rarement l'adultère. Il n'est marié religieusement avec aucune des deux femmes. Il semble que la bigamie de cet enseignant n'ait que des motivations sexuelles. Au cours de l'année 1964, les enseignants touchèrent des arriérés de salaire. D'autre part, l'année 1963 avait été marquée par l'augmentation de la différence entre les prix pratiqués dans les magasins de Kinshasa et les prix pratiqués sur les marchés, ce qui permettait aux intermédiaires de faire des bénéfices importants, aussi, beaucoup d'épouses de moniteurs avaient-elles entrepris de faire du commerce et apportaient-elles un revenu complémentaire intéressant. L'effet conjugué de ces deux facteurs donna à penser à quelques moniteurs qu'une deuxième épouse, dotée grâce aux arriérés, permettrait d'étendre les activités commerciales : ainsi la polygamie retrouvait-elle une base économique. En fait, l'opposition des épouses fut très vive et il n'y eut guère que quatre ou cinq enseignants qui purent effectivement devenir polygames. Ce regain de faveur de la polygamie eut donc des effets très limités. Il convient de signaler que dans les différents cas où l'épouse accepta que son mari prit une seconde femme dotée, ce fut sous certaines conditions : paiement de cadeaux (l'une obtint 20 000 F), reconnaissance de la supériorité de la première épouse (une des épouses exigea que la deuxième épouse fût traitée comme une servante et que le second mariage restât caché au voisinage). G., moniteur muntandu, avait eu un rappel de près de 38 000 F en novembre 1963; il avait ouvert une boutique où il avait placé son épouse à vendre des cahiers et des livres. Quand sa femme constata qu'il avait déjà économisé 16 000 F (placés dans le tiroir de la table de nuit), elle subtilisa 7 000 F pour s'acheter deux pièces d'étoffe; elle en avisa son mari qui lui répondit qu'il la punirait. Quelques mois plus tard, G. toucha d'autres arriérés, 65 000 F; il décida alors d'épouser une seconde femme : « ce sera une aide pour toi, et puis mon papa en possède quatre et grâce à cela il a un grand nombre d'enfants : quatre femmes et quatorze enfants ». L'épouse fut très mécontente et refusa une seconde femme au foyer. L'enseignant lui proposa de lui offrir ce qu'elle voulait; après de longues discussions, l'épouse accepta, moyennant cinq pagnes; elle demanda aussi à garder intégralement la direction du ménage; elle obtint que la seconde épouse ait le titre de servante. L'accord se réalisa

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avec la famille de la deuxième épouse demeurant à Kinshasa et le moniteur accepta de payer une dot de 35 000 F (cadeaux compris) et vingt casiers de bière (pour une valeur de plus de 10 000 F). La seconde épouse vint habiter chez G. avant le versement de la dot et moins d'un mois après, celui-ci décida de la renvoyer sous le prétexte qu'elle n'était pas vierge; mais en fait, selon ses propres dires, pour la raison que la polygamie lui semblait fort coûteuse. A., moniteur mukongo dans l'enseignement officiel, catholique pratiquant, avait, lui aussi, décidé de prendre une seconde épouse. Il regrettait qu'il n'y ait « pas moyen chez les Pères de faire un deuxième mariage religieux ». Sa femme montra tout de suite la plus vive opposition. L'oncle maternel de A. lui déconseilla très fort de prendre une seconde épouse en lui expliquant que la polygamie était mauvaise et génératrice de tensions dans le ménage. A. avait l'intention de faire faire du commerce à sa seconde épouse. Il semblait assuré que sa femme légitime finirait par accepter, moyennant des concessions de la part de A.; par contre, tous les interviews nous la montraient décidée à partir si A. ne revenait pas sur sa décision. Quand elle rentra effectivement dans sa famille en novembre 1964, A. se prononça en faveur du divorce pour être libre d'épouser la jeune fille qu'il désirait, mais finalement il partit au bout de deux mois chercher sa première épouse au village et accepta de renoncer à la polygamie. Ces deux exemples nous montrent des enseignants favorables à la polygamie. Dans le premier cas, G. triomphe des résistances de son épouse, alors que dans le second, A. n'y parvient pas. Dans les deux cas, par contre, une jeune fille mukongo, élevée en ville, accepte d'être la seconde épouse d'un enseignant. En fait, non seulement les causes économiques de la polygamie ont disparu (sauf quelques possibilités d'activité commerciale dans une phase inflationniste transitoire), mais encore la polygamie a perdu son caractère de signe de prestige en milieu urbain; la diminution de la mortalité infantile permet d'avoir une nombreuse progéniture avec une seule épouse, alors même que les conditions économiques de vie à Kinshasa diminuent le désir d'avoir un grand nombre d'enfants; en outre, les interdictions sexuelles traditionnelles n'étant plus guère respectées par les jeunes enseignants, les activités sexuelles sont toujours possibles, sans devoir faire appel à une seconde épouse. Surtout, l'anonymat des grandes villes donne aux moniteurs l'occasion d'expériences sexuelles variées et la motivation sexuelle de la polygamie disparaît. Les cas de polygamie sont donc très rares parmi les enseignants de Kinshasa. Ils ont pour cause des raisons d'ordre sexuel, sauf deux cas d ' « héritage ». S'agit-il encore de polygamie ou le milieu urbain a-t-il trouvé dans la structure

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traditionnelle des éléments qu'il a gardés en changeant leur signification originelle? Les femmes sont très hostiles à la polygamie et, sauf le cas ci-dessus, nous n'avons jamais rencontré d'épouses d'enseignants qui déclaraient qu'elles s'en accomoderaient. Cependant, la polygamie n'est pas jugée être une mauvaise solution dans le cas de stérilité de la femme. Elle est jugée préférable au divorce. Nous n'avons rencontré aucun enseignant ayant choisi la polygamie pour cette raison. L'opposition de la femme à la polygamie est peut-être une cause de cet état de fait. Nous pensons cependant que la polygamie n'est pas moralement condamnée mais seulement jugée peu pratique par une partie des enseignants. Nous avons posé, au cours d'interviews dirigés, la question : « si vous rentriez au village et que vous ayez quarante ans, est-ce qu'alors il serait possible que vous preniez une deuxième épouse? » Un tiers des enquêtés (sur vingt trois enseignants) qui s'étaient montrés jusqu'alors totalement partisans de la monogamie, ont donné des réponses du type : « peut-être, on verrait ». Le cadre aurait doublement changé : du milieu urbain où la polygamie est peu considérée, on passe en milieu rural; du groupe des jeunes on passe à celui des hommes âgés et respectables. Chacune des deux propositions : « à quarante ans, à Kinshasa prendriez-vous éventuellement une deuxième femme? » et « si vous retourniez maintenant au village prendriez-vous une deuxième femme? » était repoussée. Les raisons invoquées pour le refus sont de trois types : religieux, économique et social (« ça ne se fait plus »). Presque tous les enseignants pensent que la polygamie va disparaître, sauf les Mongo et les Ngombe. Douze des enquêtés (soit environ 4 %) cependant conseilleraient à leur fils de prendre une seconde femme si la première était stérile. La fécondité étant une qualité traditionnelle, c'est une solution traditionnelle qu'ils proposent. Interdite légalement, entraînant en principe la perte du travail, blâmée par le milieu, refusée par les femmes, la polygamie apparaît comme un phénomène anormal. Il faut cependant tenir compte du fait que les enseignants polygames ont peut-être quitté l'enseignement, et échappent ainsi à notre observation. Nous avons retenu un certain nombre de cas particuliers d'adultère 5 ; on ne peut pas dire qu'ils peuvent servir à caractériser Kinshasa dans la mesure où ce sont des cas individuels, permis, tant par une tradition polygamique, que par la déstructuration sociale en milieu urbain. Ainsi, ce moniteur muyaka dont la femme était stérile, légalement divorcé 6 , continue à garder sa première épouse à la maison 7 . Il n'y a pas tout à fait polygamie au sens coutumier du terme, dans la mesure où la dot est remboursée

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et où il n'y a pas partage égal des activités sexuelles entre les deux épouses. Probablement, dans les modes de vie quotidienne, il est difficile de distinguer ce foyer avec deux femmes d'une famille polygame traditionnelle. Pour G. M., Mukongo, il s'agit du cas traditionnel de « l'héritage » de la femme d'un aîné. Il subvient entièrement aux besoins des deux femmes qui habitent deux maisons sur la même parcelle. Il remet l'argent du ménage un jour à l'une, le lendemain à l'autre. Mais il est probable, selon les diverses informations dont nous disposons, que G. M. n'a pas de relations sexuelles avec sa deuxième femme, qu'il présente d'ailleurs comme la femme de son frère décédé. Il est, par conséquent, difficile de parler de polygamie, même si une partie de la structure traditionnelle a résisté. B. N., un Mukongo, avait déjà deux concubines avant son mariage. Toutes deux furent enceintes. L'affaire passa devant le tribunal de la commune et B. N. continuait à entretenir des relations avec ses anciennes concubines; il subvenait à leur entretien, payait nourriture et vêtements. La femme légitime porta plainte auprès de l'oncle maternel de B. N. qui donna tort à son neveu. Ayant touché un rappel de 56 000 F, B. N. « engagea » une troisième concubine, en prenant prétexte de la jalousie de sa femme. La femme a quitté le domicile conjugal et habite chez l'oncle maternel de son mari. La famille de G. M. condamne la conduite de G. M. Il lui a été conseillé de verser les dots et de contracter le mariage coutumier, ou d'abandonner ses concubines. Les amis se moquent de lui, disent qu'il n'aura jamais de maison, qu'il sera toujours pauvre et mal habillé. Mais G. M. est très attaché à ses trois concubines. Il les fait sortir au bar à tour de rôle avec lui. Il refuse qu'elles travaillent (petit commerce) car elles risqueraient de devenir infidèles. Il ne veut pas les épouser, car une épouse n'est pas ainsi disponible envers son mari. Mariées, elles ne lui feraient plus à manger (car elles auraient des motifs de se plaindre). Une concubine « est comme une personne qui travaille chez quelqu'un, donc elle doit tout faire pour que son concubin ne l'abandonne pas, comme elle dépend entièrement de lui ». Comme, de plus, elles sont illettrées, elles ne seraient pas capables de recevoir ses amis. Les jeunes femmes préfèrent d'ailleurs garder leur liberté, sortir avec G. M. au bar et ne pas se trouver sans ressource, comme la femme du moniteur. Il est probable que le divorce sera demandé par l'épouse de G. M. Est-ce encore de la polygamie? Il est certain que l'adultère ici entre dans un schéma traditionnel, mais ce schéma a été transformé au profit de G. M., l'utilisateur. E. N. vit aussi en concubinage. Originaire de Kikwit, il s'est marié jeune avec une jeune fille de son ethnie qui a eu deux enfants. II vit avec elle, mais sa

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concubine habite aussi chez eux. Les deux femmes, toutes deux jeunes et jolies, s'entendent très bien et sont complices dans plus d'un tour joué au mari. Lors de l'enquête mensuelle de budgets, la concubine répondit en lieu et place de la femme; c'est elle qui fait les achats, la nourriture étant préparée alternativement par l'une et par l'autre. E. N. sort beaucoup, a de nombreuses aventures sentimentales, boit facilement; sa maison est toujours pleine d'amis de son ethnie. Les deux jeunes femmes sortent de leur côté, boivent de la bière, ont des aventures sentimentales qu'elles se racontent. Nulle jalousie n'existe entre elles. La situation polygamique permet une telle forme familiale. La polygamie est en voie de disparition chez les enseignants de l'enseignement primaire. Les quelques cas rencontrés, tenus plus ou moins cachés, sont mal jugés parmi les moniteurs. Les causes traditionnelles, à la fois d'ordre économique (plusieurs femmes cultivent plus de champs qu'une seule), social (un homme ayant beaucoup de femmes, a une nombreuse postérité et est très considéré), sexuel (les interdits sexuels contraignent la femme à de longues périodes d'abstinence sexuelle) de la polygamie ont fait place à des conditions nouvelles, favorisant au contraire la monogamie : il faut subvenir soi-même à l'entretien de son épouse et de ses enfants, les interdits sexuels ne sont plus respectés, les occasions d'expériences sexuelles extra-conjugales sont nombreuses, le milieu social condamne la polygamie. La nouvelle conception du couple, due à la fois à la christianisation, à l'européanisation, à l'urbanisation, ne permet plus l'établissement de familles polygames, dans le milieu des moniteurs de l'enseignement primaire de Kinshasa tout au moins. L'idéal de la famille monogame a remplacé l'idéal de la famille polygame. En outre, la société urbaine offre, au niveau sexuel, des substituts commodes de la polygamie : la prostitution et le concubinage.

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Le célibat ne pouvait être, dans les sociétés africaines traditionnelles, que le fait d'un homme taré, et n'était jamais volontaire. Or, bien qu'assez rare dans les sociétés européennes, il était fréquent parmi les coloniaux de l'intérieur. Les coloniaux célibataires choisissaient souvent une « ménagère » parmi les jeunes filles du village et, d'autre part, jouissaient d'une très grande liberté sexuelle. Les missionnaires catholiques présentaient par contre un autre visage du célibat volontaire, celui de l'abstinence sexuelle. Il n'existe que très peu d'enseignants célibataires ayant atteint trente ans, à

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Kinshasa. Dans l'enquête datant de l'année scolaire 1961-1962, il n'y en avait que trois; encore étaient-ils divorcés de leur première épouse. Quand un homme déjà âgé (vingt-cinq ou vingt-sept ans) ne se marie pas, le groupe familial exerce une forte pression pour qu'il se marie. S. M., un Mwesi-Ngombe avait déjà vingt-cinq ans en 1960, quand il reçut la première lettre de ses parents l'exhortant à se marier. Il était moniteur à Kinshasa; il leur répondit sèchement en disant que lui seul pouvait chercher une jeune fille qui lui convienne, et quand il voudrait. Il avait, quelques années auparavant, refusé d'épouser une jeune fille de son village qui avait répandu le bruit qu'il l'avait demandée en mariage. Peu après la réception de la lettre, il devint amoureux d'une jeune fille de Kinshasa, originaire de sa région, mais qui n'avait pas bonne réputation. « Comme j'aimais tellement la fille, dit S. M., j'étais sur le point de jurer de ne plus me marier ». Le père de S. M., malade, dut venir se faire soigner à Kinshasa, mais avant de partir du village, il avait choisi une fiancée pour son fils. Mais, à la même époque, S. M. était « particulièrement touché par la façon de se conduire d'une fille qui venait régulièrement au camp » (où il habitait, à Ndjili), et l'avait demandée en mariage sans en parler à sa famille. A Kinshasa, son père vit donc refuser sa candidate et dit à son fils : « si vous êtes impuissant, vous n'avez qu'à me le dire ». La conviction du père de S. M. était faite : son fils était impuissant et d'autres refus de S. M. d'épouser diverses jeunes filles le raffermirent dans sa conviction. « Comme il insistait toujours sur l'impuissance », S. M. finit par lui dire qu'il avait une fiancée. Mais les soupçons du père ne disparurent pas pour autant et il demanda à voir la fiancée. Celle-ci était témoin de Jéhovah, secte inconnue à l'intérieur, mais le père de S. M., craignant de mourir, désirait tellement le voir se marier qu'il passa sur cette « bizarrerie » et même sur la conversion de son fils à cette religion. Le père souhaitait que le mariage ait lieu le plus vite possible et certaines cérémonies n'eurent pas lieu, de façon à rassurer le père. Pour le père de S. M. donc, il ne pouvait y avoir qu'un motif à l'attente de son fils: l'impuissance, considérée comme une tare très grave. Les enseignants ne considèrent plus ainsi le célibat. Il est certain que les années passées dans les écoles de mission, comme élève puis comme enseignant, sont à l'origine de ce changement. 43,4 % ne portent pas de jugement sur un homme célibataire et 10,2 % répondent que cela regarde l'individu, qu'il est libre. Les autres portent un jugement moral : « il n'a presque plus de valeur devant le public »; « c'est un bandit », « un causeur de désordre », « un dérangeur de situations »; « il provoque des querelles dans les ménages »; « c'est

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un maniaque ». D'autres parlent de sa vieillesse malheureuse, sans femme et sans enfants, de sa solitude en cas de maladie. Quelques-uns seulement le traitent d'impuissant (6 %) : « il est incomplet »; « il n'a pas de sensibilité sexuelle ». Les jugements envers une femme célibataire sont légèrement moins favorables, mais nombreux sont les enseignants qui ne sont pas opposés au célibat de la femme (53,6 %) : « elle n'aime pas être ennuyée ». Certains mettent des restrictions : « si elle travaille c'est bien, sinon non ». Les rejets sont très nets : « c'est une débauchée »; « elle court partout pour accaparer le plus d'hommes possible ». Le changement d'attitude envers le célibat est profond. Les différentes variables choisies comme variables indépendantes ne jouent absolument pas. On trouve les mêmes proportions de moniteurs opposés au célibat chez les Mongo et chez les Bakongo, chez les catholiques et chez les protestants, chez les jeunes et chez les vieux. Les moniteurs divorcés qui ne se sont pas remariés ont choisi de rester indépendants. Tous les trois ont une vie sexuelle extrêmement libre. Ils ont, en outre, une vie sociale très intense et participent à de nombreuses associations où ils ont des postes de responsabilité. Il est intéressant de montrer le décalage entre les jugements portés sur le célibat et les conduites observées. Plus de la moitié des enseignants ne sont pas opposés au célibat et pourtant nous ne rencontrons aucun enseignant de plus de trente ans qui soit réellement célibataire, c'est-à-dire qui n'ait jamais été marié. L'opposition de la famille étendue envers le célibat et le statut peu enviable du célibataire dans la société traditionnelle suffisent à expliquer un tel décalage. Rester célibataire serait accepter d'être considéré par sa famille comme un débauché ou un impuissant, ce serait être contraint de rompre avec la famille étendue ou supporter les moqueries et le mépris de tous. Plusieurs études sur l'Afrique Noire signalent l'existence d'une forme particulière de célibat : le concubinage comme substitut au mariage 8 . Si quelques moniteurs célibataires, originaires de Kinshasa le plus souvent, cohabitent quelque temps avec une femme sans avoir l'intention de l'épouser, cela ne constitue nullement un obstacle au mariage. Le désir d'avoir des enfants lui appartenant et le besoin de sécurité et de stabilité sont en général suffisamment forts pour que le jeune homme se marie, sans que le groupe familial ait à intervenir. Ainsi, si parmi les instituteurs de Kinshasa, la polygamie disparaît parce que dysfonctionnelle, le célibat, bien qu'ayant partiellement perdu son caractère

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méprisable, n'est pas plus pratiqué qu'en milieu traditionnel : la norme de vie est le foyer monogame.

NOTES 1. Le terme de polygamie désigne en fait la polygynie, la polyandrie étant tout à fait inconnue à Kinshasa et le terme « polygame » étant toujours utilisé pour désigner un homme ayant plusieurs épouses. 2. Cet auteur qui parle également d ' « âme polygamique », n'en demande pas moins à l'État de condamner la polygamie. Il écrit en outre : « les épouses font la même chose » : dans la mesure où les Mongo connaissent la polygynie et non la polyandrie, on ne peut pas dire que la polygamie soit la seule cause d'adultère chez les Mongo (J. ESSER, « Un fléau africain, la polygamie », dans Zaïre, III, 3, mars 1949, p. 239-255). N o u s avons montré précédemment que l'utilisation du concept de tendance culturelle, pour qualifier les traditions ethniques, permet d'expliquer les différences actuelles de comportement entre éléments originaires d'ethnies différentes. 3. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'autres moniteurs polygames à Kinshasa; mais il est certain que le nombre n'atteint pas 1 % de la population. 4. Cette distinction a été faite par Ph. ARIÈS, L'Enfant et la vie familiale sous VAncien Régime, op. cit. 5. Les cas décrits ci-dessous ont déjà été exposés dans des chapitres précédents. N o u s avons cependant cru nécessaire de les rappeler en y ajoutant des commentaires nouveaux. 6. Voir chapitre X. 7. Il convient de signaler que l'ethnie yaka à laquelle appartient cet enseignant est l'une des moins « acculturées » du Congo. 8. La raison donnée en est souvent les difficultés à payer la dot en l'absence de revenus réguliers; ce problème ne se pose évidemment pas pour les moniteurs. Bernard - Ville africaine, Famille urbaine.

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CHAPITRE

XII

Le foyer et la vie sociale urbaine Nous avons étudié jusqu'ici les relations matrimoniales comme un jeu d'interrelations fermées. Mais comme le dit P. Chombart de Lauwe, « la famille n'a de sens qu'étudiée dans l'ensemble des structures sociales dont elle est une pièce maîtresse » . 1 Nous devons donc considérer la famille conjugale dans une perspective plus dynamique, comme un groupe en liaisons dialectiques avec d'autres groupes restreints ou étendus. Il se peut que les éléments du couple participent à des réseaux sociaux différents ou que leur participation à un même réseau soit plus ou moins intense 2 . Traditionnellement, la famille conjugale est incluse dans la famille étendue. Souvent, en parlant des changements de la famille africaine, les auteurs traitent du passage de la famille étendue à la famille conjugale; il serait plus juste de voir les changements qui se produisent dans les relations entre la famille conjugale et la famille étendue quand on passe d'un univers social peu différencié, comme le village, à un univers très différencié, comme la ville. En effet, si nous reprenons l'opposition de Ph. Ariès entre famille conjugale sentimentale et famille conjugale sociale, l'une presque fermée sur elle-même, l'autre très largement ouverte sur la société, nous pouvons dire que la famille conjugale traditionnelle est de type social; il reste alors à définir le type de la famille conjugale des enseignants de Kinshasa. Parlant de l'urbanisation et de l'industrialisation, Ph. Ariès écrit : « la vie professionnelle et la vie familiale ont étouffé cette autre activité qui, au contraire, envahissait autrefois toute la vie, celle des relations sociales... On est tenté de penser que le sentiment de la famille et la sociabilité n'étaient pas compatibles et ne pouvaient se développer qu'aux dépens l'un de l'autre » 3 . Si certains enseignants ont une vie sociale extrêmement intense, certains restent le plus souvent à leur foyer. Les relations sociales peuvent s'exercer dans deux directions : l'une traditionnelle (la famille étendue), l'autre nouvelle (le milieu urbain). *

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Il n'entre pas dans nos projets d'étudier les changements au sein de la famille étendue, qui ne sont pas des problèmes d'urbanisation dans un milieu privi-

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légié. Nous nous sommes donc volontairement limité à l'étude des liens entre la famille étendue et la famille conjugale. Parler du relâchement des liens familiaux en milieu urbain serait une banalité, car il est évident que la distance spatiale ne permet plus l'inclusion de la famille conjugale au sein de la famille étendue : à des liens qui s'expriment d'une manière permanente et diffuse succèdent des liens plus formels et plus épisodiques. Les mutations économiques ont favorisé l'utilisation par les générations aînées des structures traditionnelles à des fins d'intérêt individuel. Les moniteurs, économiquement privilégiés, sont contraints de se défendre en limitant leur aide aux proches parents; ainsi, pour ce groupe social particulier, on ne peut pas dire que la famille étendue soit un important canal de redistribution des biens économiques. Les obligations envers les parents, au premier ou au second degré, sont considérées comme naturelles alors que celles envers les parents moins proches sont souvent supportées avec impatience. Tous les moniteurs cependant acceptent l'idée de la solidarité clanique qui leur apparaît être l'un des traits fondamentaux de la culture africaine. Les familles étendues interviennent à toutes les étapes importantes de la vie familiale des moniteurs et leurs décisions sont respectées par ceux-ci. Mais dans la vie quotidienne du ménage, la famille étendue n'a guère de rôle (ainsi, le moniteur choisit-il lui-même les études que feront ses enfants et doit seulement avertir la famille de son choix) ; aussi les liens sont-ils affaiblis ; les manifestations familiales, moments privilégiés de la vie de la famille étendue, ne parviennent qu'imparfaitement à assurer le maintien de relations entre les parents appartenant à des strates différentes. Simultanément, l'urbanisation entraîne une certaine laïcisation de la société qui change la nature des liens claniques qui, de quasi religieux, deviennent essentiellement moraux. Les tensions entre famille étendue et famille conjugale s'expriment à la fois dans la fréquence des pratiques de kindoki et la crainte qu'elles inspirent à chaque moniteur. Le transfert de fonctions qui étaient caractéristiques de la famille étendue à la famille conjugale est progressif; dans une phase intermédiaire, de nombreux éléments de la famille étendue ne sont plus en milieu urbain que partiellement fonctionnels, voire dysfonctionnels. L'autonomie du couple est acquise au détriment de la famille étendue; chez les moniteurs de Kinshasa, le choix n'a pas été fait et les familles restreintes restent partagées entre une fidélité à la coutume rurale et les nécessités de la vie industrielle et urbaine.

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L'intensité des liens qui subsistent entre la famille étendue et la famille restreinte n'est pas sans influencer le caractère de cette dernière : la famille conjugale doit rester largement ouverte sur la famille étendue. Le maintien de relations étroites entre groupements familiaux et familles conjugales est l'un des facteurs qui freine l'intégration sentimentale du couple. *

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Dans la vie sociale proprement urbaine et non orientée vers la famille étendue, on observe une dissymétrie entre les relations du mari et celles de la femme. L'épouse vit surtout dans son quartier et entretient des relations de voisinage, qui peuvent parfois être chargées d'un contenu affectif au même titre que les relations d'amitié. En outre, elle rencontre les femmes de sa famille ou de son village. Il y a polarisation des relations du mari dans un groupe social relativement homogène, ayant reçu une formation voisine, ayant le même genre de profession, des habitudes identiques, des besoins économiques semblables et surtout conscients de leurs différences avec les autres strates sociales; par contre, il y a polarisation des relations de la femme au niveau du quartier, plus ou moins hétérogène, et des familles étendues qui maintiennent chez elle des intérêts plus ou moins traditionnels. Les deux conjoints vivent dans des univers socialement différents et qui ne se recoupent guère que par les liens qui subsistent avec les deux groupements de parenté; il serait encore plus juste de dire qu'ils ont deux vies sociales distinctes. Mais le mari a droit de contrôle sur les sorties de son épouse, alors que l'épouse n'est que rarement informée de ce que fait le moniteur une fois parti de la maison. L'enseignant qui, rentrant chez lui, ne trouverait pas sa femme à la maison, serait en droit de la battre jusqu'à ce qu'elle lui dise où elle était. Or le moniteur ne travaille que quatre heures par jour environ et peut donc à tout instant revenir à la maison, ce qui contraint sa femme à lui cacher peu de choses. Le milieu urbain est une société masculine, non pas que les femmes, en dehors de l'épouse et des parents, n'occupent pas de place dans la vie des moniteurs, mais les femmes sont perçues et les relations avec elles sont vécues autrement qu'au niveau de l'amitié : à celui de la sexualité; il s'agit alors le plus souvent de concubines effectives ou potentielles. La conséquence de cette nouvelle inégalité est que le moniteur n'a pas le sentiment d'être tenu à l'écart de la vie sociale de son épouse ; inversement, l'épouse reste étrangère à toute une partie de la vie de son mari.

Le foyer et la vie sociale urbaine

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Il convient de nuancer cependant tout ce qui vient d'être dit : valable pour une majorité des foyers, notre analyse ne peut être appliquée à toutes les familles. Beaucoup d'enseignants aiment rester chez eux le dimanche à lire, à écouter la radio, à regarder jouer les enfants et même aussi parfois à bavarder avec leur épouse; et quand des parents viennent leur rendre visite, les femmes restent avec les hommes. Nous rencontrons même, quoique peu fréquemment, une certaine image de la famille occidentale, où la femme a préparé des gâteaux pour le dimanche, qui sont mangés en commun avec des amis, dans le living gai et propre. Il est extrêmement significatif que peu d'enseignants aillent au culte avec leur épouse. Cette remarque est surtout vraie pour les catholiques, les protestants et les kimbanguistes allant souvent aux mêmes offices; et même alors, le moniteur n'y va pas accompagné de son épouse, mais avant ou après, et, dans l'église ou le temple, il ira se placer au milieu des hommes et son épouse auprès des femmes. *» *

Une grande partie du temps laissé libre par le travail est occupé, chez les moniteurs, par une vie sociale intense. Les anciennes formes de sociabilité familiale ont été partiellement remplacées par des formes nouvelles, qui les laissent beaucoup plus libres encore. De cette vie sociale urbaine dans une strate sociale privilégiée, l'épouse est exclue, sans être même informée; elle participe à des réseaux sociaux différents, traditionnels, comme la famille étendue, ou proprement urbains, comme les relations de voisinage. Il est probable qu'avec une certaine cristallisation des catégories sociales pour ne pas employer prématurément le terme de classe - nous assistions à un changement rapide et que les épouses d'intellectuels et d'enseignants finissent par choisir leurs relations parmi les femmes ayant le même niveau de vie : le processus est d'ailleurs en cours et de nombreux indices en ont été relevés durant la recherche. Cependant, le principe général de la séparation en une société masculine et une société féminine, qui caractérisait la société rurale traditionnelle, se maintient et est un obstacle à l'établissement de la notion occidentale du couple, du moins du « couple communiel ». Nous avons là confirmation que le changement social nous rapproche du « couple compagnonnage » qui admet une certaine séparation entre les relations sociales des conjoints; mais pour que le

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« couple compagnonnage » s'impose, il est nécessaire que les forces centrifuges - la vie sociale intense - ne soient pas supérieures aux forces centripètes l'attrait du foyer - et que le structure autoritariste du couple soit remise en question par la société.

NOTES 1. P. CHOMBART DE LAUWE, Sciences humaines et conceptions de l'habitation, 2. Nous consacrons une place beaucoup plus importante à ce sujet dans volume consacré à la vie sociale. Nous n'effleurons ici le sujet que dans la est nécessaire à la compréhension du couple. 3. Ph. ARIÈS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, op. cit., p.

op. cit., p. 11. un prochain mesure où il 461.

Conclusions

Notre sujet de recherche était volontairement limité, mais nous espérions ainsi aller plus en profondeur et approcher le Congolais urbanisé dans sa vie quotidienne. En faisant la synthèse des résultats partiels dégagés de chapitre en chapitre, nous situerons la place de notre étude parmi les autres travaux sur la famille urbaine en Afrique. Limiter le sujet ne signifie pas qu'on doive s'interdire des interprétations. Certes, une plus grande prudence est requise, mais l'étude du particulier n'a de signification que dans une perspective globale. L'étude de la vie familiale des moniteurs de l'enseignement primaire de Kinshasa nous conduit au phénomène de changement social en milieu urbain africain. *

*

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Tous les observateurs du milieu urbain africain sont d'accord avec A. Phillips lorsqu'il affirme que « nulle part le processus de désintégration n'est plus apparent » que dans la famille considérée comme le trait le plus significatif de la société africaine1. Il est étonnant que peu de chercheurs aient fait des études intensives sur la vie familiale en milieu africain2. Encore la plupart des sociologues de la famille dans les villes africaines ont-ils eu leur attention davantage attirée par ce qui se perdait des formes traditionnelles africaines que par l'émergence de formes nouvelles. J.-A. Kahl écrit fort justement : « nous devons éviter d'analyser la société urbaine à partir de modèles ruraux » 3 . Peut-être l'hétérogénéité tant ethnique que sociale des villes monstrueuses et encore mal stabilisées, comme Kinshasa, attire-t-elle trop l'attention sur les phénomènes de déstructuration socioculturelle, alors même que la restructuration à peine ébauchée n'est pas discernable pour l'ensemble de la population. Cette remarque justifie le choix d'un milieu extrêmement privilégié - comme les moniteurs - pour l'étude de la famille. R.-L. Beals a montré que le phénomène urbain était créateur de société

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et que l'étude des villes africaines ne pouvait pas seulement être posée en termes d'acculturation, mais devait l'être en termes d'urbanisation. Des chercheurs comme P. Mayer, E. Hellmann, L. Longmore ont parlé des familles africaines dans les villes en les considérant d'abord comme des familles urbaines. C'est en partie l'idée qui a prévalu dans notre recherche. On ne saurait cependant isoler l'urbanisation du phénomène général de l'acculturation; le changement social a un caractère global : plus accentué dans les villes, il est cependant apparent en milieu rural. Notre recherche a montré l'interpénétration profonde du milieu rural et du milieu urbain. Le processus conduisant au mariage coutumier ou religieux n'est pas seulement un problème des villes et dans la vie des familles de moniteurs de Kinshasa l'influence des familles étendues ne peut être négligée. En fait il y a un double courant dialectique : ruralisation des villes et urbanisation des campagnes. P. Clément montre qu'à Kisangani, les mariages inter-ethniques tendent à se répandre et échappent par conséquent en partie aux contraintes traditionnelles 4. Nous avons au contraire observé, dans notre milieu privilégié à Kinshasa, qu'il y avait survivance des critères anciens dans le choix d'un conjoint. L'endogamie tribale, l'exogamie clanique n'ont pas perdu de leur importance, alors que des critères nouveaux tels que la religion et l'instruction de la jeune fille apparaissent. Les formes de vie traditionnelles n'ont pas été bouleversées au point qu'il y ait incompatibilité entre les exigences coutumières et les nouvelles. Il n'y a donc que rarement tension entre les jeunes moniteurs candidats au mariage et leur famille; les conceptions de la vie familiale des uns et des autres ne sont pas en opposition irréductible. Alors que l'étude de R. Clignet en Côte-d'Ivoire montre que l'écart d'âge entre les conjoints décroît et que la femme « tente d'améliorer son statut social en se mariant à un âge plus avancé (ce qui lui permet de résister plus efficacement aux sollicitations de son groupe d'origine) » 5 , nous voyons se maintenir au Congo la règle d'inégalité d'âge entre les époux, avec cependant des exceptions lorsque les jeunes filles terminent leurs études de monitrice avant de se marier. Un élément fondamental du mariage occidental n'a pas été emprunté : la connaissance des deux jeunes gens avant les fiançaillesC'est bien souvent à la première rencontre, quand ce n'est pas à la première lettre, que le moniteur demande la main de la jeune fille. Ceci est révélateur d'une conception du mariage et du couple très différente de la conception occidentale; la bonne renommée d'une jeune fille permet de savoir si elle a des chances de devenir

Conclusions

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une bonne épouse, il n'est donc pas nécessaire que les jeunes gens se « fréquentent » pour faire connaissance. Ce n'est pas tant à la « personne » de sa future compagne que le moniteur s'intéresse qu'au « personnage » : il lui demande d'avoir un certain attrait physique et d'être apte à sa future fonction d'épouse. J.-F. Vincent a observé à Brazzaville que si l'homme prend une part de plus en plus active dans le choix du conjoint, la jeune fille joue encore un rôle négligeable. Cette remarque est valable chez les moniteurs de Kinshasa; le plus souvent, les jeunes filles répondent favorablement à l'offre de fiançailles qui leur est faite, d'autant plus que le statut social des moniteurs est enviable et qu'ils sont donc des partis de choix. Parfois cependant, dans le cas de jeunes filles instruites, l'initiative vient d'elles; elles refusent également les prétendants qui ne leur plaisent pas. Les fiançailles sont d'abord une période nécessaire à la préparation des festivités et à la constitution de la dot. Elles permettent également de ne pas s'engager dans des alliances qui ne rencontreraient pas un plein accord des intéressés et des familles étendues; ainsi sont évités des mariages mal assortis qui pourraient se terminer par un divorce aussi bien que les unions auxquelles certains membres de la famille s'opposeraient. Elles ne sont pas un temps de connaissance, un temps de communication entre les fiancés. Les échanges de lettres, de photographies ou de petits cadeaux ne sont pas l'occasion de se faire connaître, de se dévoiler; ils manifestent l'intention que chacun a de bien remplir plus tard son rôle de conjoint. Ces gestes ne sont d'ailleurs pas dépourvus de signification affective : ces échanges de cadeaux, de photos ou de lettres où un vocabulaire amoureux français est utilisé, font croire à l'existence d'un amour passionnel moderne et permettent de se cacher à soi-même l'absence de véritable communication. Dans les ethnies où elles étaient interdites, les relations sexuelles entre fiancés tendent à devenir plus fréquentes. Dans certaines ethnies où la cohabitation entre fiancés était prescrite par la coutume, les fiançailles apparaissent comme une période d'essai de la vie conjugale. Le mariage coutumier et le mariage religieux coexistent ; chacune des deux cérémonies est fonctionnelle pour des groupes sociaux différents : les cérémonies coutumières diffusent le statut des jeunes mariés en milieu rural, au niveau des familles étendues; les cérémonies religieuses le diffusent dans le milieu socio-professionnel du moniteur, parmi les amis et collègues, jeunes, instruits et plus ou moins urbanisés. Le mariage religieux n'est pas perçu comme un sacrement mais comme une officialisation du mariage dans le milieu profession-

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nel du moniteur, et également comme une bénédiction; acte social plus que religieux, il n'a qu'un effet peu marqué et peu durable sur la vie du couple. Les vieilles générations et les jeunes parviennent, au prix de compromis, à maintenir la dignité des cérémonies coutumières sans remettre en question l'importance des cérémonies religieuses. Il n'y a donc pas, chez les moniteurs de Kinshasa, dégradation de l'institution matrimoniale, alors que des observations de J.-F. Vincent nous montrent une situation toute différente à Brazzaville. Dans la plupart des recherches l'accroissement du taux des dots est signalé. Les moniteurs ont payé des dots équivalentes au salaire de un à quatre mois de travail, suivant la région dont ils sont originaires. Les dots n'ont pas augmenté dans des proportions comparables ni au prix de la vie, ni au montant des salaires. Les taux varient très fort d'une ethnie à l'autre; dans certains groupes, beaucoup d'objets précieux avaient toujours été exigés; d'autre part, la pénétration de l'économie monétaire n'est pas la même dans toutes les régions du Congo et la déstructuration socio-culturelle a touché certaines régions plus que d'autres. La dot est une contrainte pour les jeunes mais ils ne la perçoivent pas comme une exploitation de la part des vieux. Si ceux-ci, garants de la coutume, y cherchent maintenant des avantages monétaires individuels, ils ne rencontrent pas d'opposition des moniteurs : la dot, qui était le signe de l'alliance entre deux clans, tend à devenir le symbole de la reconnaissance par les jeunes, de l'autorité des familles étendues. Elle est même valorisée par les moniteurs au nom de la tradition culturelle. Condition de l'accord des familles étendues, dont les jeunes n'osent se passer, et, bien que partiellement dysfonctionnelle, la dot n'apparaît pas comme un frein ou un obstacle au mariage pour notre groupe privilégié. Pour comprendre que tant de contraintes traditionnelles subsistent à côté d'aspects modernes, il est nécessaire de se rappeler que les moniteurs se marient jeunes, souvent à la sortie de l'école normale, avant d'avoir acquis une grande expérience de la vie urbaine et qu'ils choisissent le plus souvent des jeunes filles de leur village ou de villages voisins, dont ils savent, par d'autres, la conduite irréprochable. Leur conception du couple et de la famille n'est pas suffisamment différente de la conception traditionnelle pour qu'ils refusent de se soumettre aux contraintes coutumières. ** *

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Alors que beaucoup de chercheurs ont traité des aspects marginaux de la famille en milieu urbain africain, qu'ils ont parlé du divorce et de la polygamie, de la prostitution ou du parasitage familial, peu se sont attardés sur la vie familiale en milieu urbain et sur l'émergence de valeurs nouvelles. On peut considérer que la procréation était traditionnellement le fondement du mariage africain. Le devoir de perpétuation du lignage et du clan était quasi religieux. Les moniteurs de Kinshasa accordent beaucoup d'importance à la fécondité. Ils renvoient généralement une épouse stérile, ce qui confirme l'hypothèse que le mariage religieux n'est pas pour eux un sacrement, puisqu'il suffit que l'un des deux conjoints ne puisse remplir le rôle qui lui est imparti pour que l'union soit rompue. Alors même que la perpétuation du lignage n'a plus de signification religieuse et que les enfants sont davantage une charge économique dans l'immédiat qu'un investissement pour l'avenir, les moniteurs continuent à désirer une famille nombreuse. La société occidentale a valorisé à la fois fécondité et conjugalité; mais en cas de conflit entre les deux, la conjugalité reste le fondement de la famille. La fécondité est, par contre, une valeur fondamentale pour la société africaine traditionnelle; si les moniteurs accordent une importance croissante à la conjugalité, ils continuent à choisir la valeur traditionnelle, la fécondité, en insistant sur les apparentes contradictions du mariage occidental. C'est à propos de la procréation que nous avons le mieux observé le divorce entre « les images de référence... et les comportements de fait liés à des situations vécues » 7 . Ainsi, y a-t-il opposition entre les conduites : renvoi de l'épouse stérile; les attitudes : maintien du couplé, les jugements de valeur, soit la polygamie, soit l'indissolubilité du couple; le niveau des projections vers l'avenir, enfin : l'indissolubilité du couple. R . Bastide a montré que l'individu partagé entre plusieurs cultures peut vivre à l'abri de déchirements intérieurs et donne beaucoup d'importance au phénomène de « coupure », coupure qui ne peut, cependant, être totale 8 . De même, les moniteurs ne s'aperçoivent pas des contradictions entre leurs deux systèmes de vie. L a fécondité est une condition de la survie du couple. Presque tous les observateurs du milieu urbain africain ont montré la dégradation des mœurs; quasiment tous font la remarque de E. Hellmann à propos des villes sud-africaines : l'infidélité conjugale a atteint de telles proportions qu'il n'existe plus de mariages heureux et de foyers paisibles. Dans le milieu privilégié que constitue le groupe des moniteurs, près de la

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moitié des couples reste fidèle. Certains croient tellement à la fidélité de leur conjoint qu'ils se refusent à envisager la possibilité de l'adultère. Nombreux sont aussi ceux qui déclarent qu'ils divorceraient si leur compagne ou leur compagnon leur était infidèle. Au niveau des jugements de valeur, les résultats sont encore plus frappants : quatre moniteurs sur cinq considèrent comme grave l'adultère de l'homme et presque tous condamnent l'adultère de la femme. La réprobation en face de l'adultère est donc générale. Cependant, nous avons observé des différences d'attitudes et de comportements entre les ethnies : les Mongo sont beaucoup plus tolérants vis-à-vis de l'adultère que les Bakongo. En adaptant le concept de tendance culturelle aux pratiques sexuelles, nous avons opposé les traditions mongo, tolérantes, et bakongo, puritaines. Les faiblesses structurelles de la société mongo ont permis, sous l'effet de l'acculturation, l'instauration d'une anarchie sexuelle dans les territoires habités par les Mongo 9 ; dans le premier temps de leur établissement à Kinshasa, les Mongo n'adoptent ni les systèmes de comportement, ni les systèmes de valeur propres au groupe social des enseignants, et continuent, pour la plupart, à mener une vie sexuelle très libre 10 . La pratique religieuse influe sur les jugements de valeur portés sur l'adultère et également, dans une moindre mesure, sur les conduites. Les interdictions religieuses ne sont cependant efficaces que dans la mesure où elles viennent renforcer les interdictions traditionnelles. Là où les traditions d'une ethnie particulière se montrent tolérantes, les interdictions religieuses ne sont pas respectées. Cependant, plus de la moitié des hommes ne restent pas fidèles à leur épouse. Pour beaucoup, l'infidélité n'est qu'occasionnelle ou temporaire; pour certains, elle revêt un aspect quasi institutionnel : ils entretiennent une concubine régulière. Nous avons montré qu'il était difficile de suivre ceux qui y voient la continuation de la polygamie; il nous semble que, là aussi, nous pouvons utiliser le concept de tendance culturelle, la polygamie ayant certes favorisé l'extension du concubinat, sans qu'on puisse dire, pour autant, que le concubinat ne soit que de la polygamie camouflée. Nous avons émis l'hypothèse que certaines formes de concubinage favorisent le changement de l'image de la femme; en développant une communauté de loisirs entre le moniteur et sa concubine, elles répandent une conception plus égalitariste et plus démocratique des relations homme-femme. Les pratiques anticonceptionnelles et abortives ne sont guère employées

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dans les relations entre conjoints; par contre, les moniteurs n'hésitent pas à les utiliser dans leurs relations extra-conjugales. Les interdits sexuels traditionnels (par exemple pendant l'allaitement d'un enfant) ne sont souvent pas respectés ou, tout au moins, ne le sont pas pendant toute la période prescrite par la coutume. La crainte de sanctions magiques, en cas de violation de la coutume, reste cependant latente; il suffit d'une maladie grave de l'enfant ou de sa mort pour que chacun croie à une sanction magique. Très peu de moniteurs voient dans l'acte sexuel une tentative de communion avec leur épouse. Quelques couples seulement, parmi les plus jeunes, ont réalisé l'intégration de « l'amour libidineux » dans « l'amour social », pour reprendre une distinction de R. Bastide. Si nombre d'enseignants sont fidèles à leur épouse, c'est davantage par soumission à des valeurs morales, par désir de paix au foyer aussi, que par l'aperception de l'aspect communiel du couple ou le sentiment que l'amour de l'épouse peut être exclusif de tout autre. Le couple n'a pas son fondement dans un amour passionnel, avons-nous dit; la manière dont chacun des conjoints accomplit le rôle qui lui est imparti est à l'origine de l'affection mutuelle. Les moniteurs voient avant tout dans l'épouse une compagne dévouée, respectueuse, une ménagère et aussi une mère de famille. L'image de la femme aux champs, assimilée à leur mère nourricière, continue à les hanter; ils sont partagés entre une image traditionnelle de l'épouse et une image moderne : ils souhaitent que leur femme ait les vertus qu'avait leur mère, mais ils aimeraient aussi qu'elle soit la compagne qui, au foyer serait le témoignage de leur appartenance à l'élite urbaine. J.-F. Vincent montre qu'à Brazzaville les femmes sont insatisfaites de leur vie et de leur mariage; à Kinshasa, peu de moniteurs sont parfaitement satisfaits de leur vie familiale; ils n'ont en général rien de particulier à reprocher à leur épouse et, cependant, s'accordent à reconnaître que la vie familiale peut être autre chose et que les foyers de leurs enfants ne ressembleront pas aux leurs. Le foyer des enseignants est entièrement centré sur le mari; si la notion d'égalité des sexes ne rencontre pas d'opposition intellectuelle de la part des moniteurs, leur comportement quotidien va à l'encontre de leurs positions de principe. Il y a même un renforcement de l'autoritarisme du mari dans le couple, dans la mesure où la femme ne bénéficie plus des garanties traditionnelles que le milieu rural lui reconnaissait; de plus, ayant perdu son rôle de

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productrice, elle dépend économiquement de son mari. Comme femme d'enseignant, elle bénéficie d'un statut social relativement enviable et d'un niveau de vie supérieur aux autres femmes; elle se doit donc d'être soumise pour ne pas perdre ses avantages. Sa plus grande dépendance permet de comprendre que le changement social n'a pas affecté la forme autoritariste du couple. Le caractère récent de l'urbanisation n'a pas encore changé la nature des rapports entre conjoints. Cependant, les épouses de moniteurs parlent beaucoup plus que leur mari du principe de l'égalité des conjoints, sans le plus souvent savoir d'ailleurs tout ce que cela implique. Les thèmes les plus souvent abordés alors sont ceux de liberté économique et de droit d'information concernant les sorties du mari. Il n'y a pas de différences fondamentales entre le milieu traditionnel et le milieu urbain dans le type d'affection qui unit les époux. Les jeunes couples de moniteurs essaient bien souvent de se donner le change par une utilisation de thèmes occidentaux, comme ils se donnaient le change lors de leurs fiançailles par l'envoi de lettres romantiques; néanmoins, le contenu affectif n'a guère changé : la bonne entente, le bon accomplissement de ses tâches, l'aide et la confiance mutuelles sont à la base de l'amour. Le maintien de la structure autoritariste du couple à Kinshasa voile une évolution sous-jacente, qui peut être discernée dans beaucoup de jeunes ménages, vers le type « compagnonnage », où chacun des époux souhaite mener une existence à la fois complémentaire et autonome. La séparation traditionnelle rigoureuse entre société masculine et société féminine va dans le sens d'une juxtaposition de deux vies distinctes des conjoints. Des fonctions de la famille traditionnelle, il était difficile de distinguer celles qui étaient propres à la famille élémentaire et celles qui étaient propres à la famille étendue : si les fonctions religieuses étaient davantage des traits de la famille étendue, l'imbrication de la famille étendue et de la famille conjugale était telle qu'on ne pouvait séparer le rôle de chacune dans la protection de l'individu ou même dans le domaine de l'éducation. On a beaucoup parlé de la perte de fonctions de la famille traditionnelle 12 ; mais il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une partie des fonctions attribuées à la famille étendue, représentant une fraction importante de l'univers social de l'individu en milieu traditionnel, ait été assumée par le milieu urbain et non par la famille conjugale. Outre les fonctions de reproduction et les fonctions sexuelles, la famille des moniteurs assume des fonctions de consommation; la famille nucléaire tend à devenir un moyen d'identification sociale; elle protège l'individu contre les dangers extérieurs. Mais à la différence de la famille

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en milieu urbain occidental, elle n'a pas de rôle politique et guère de rôle religieux; elle n'est pas non plus une communauté de loisirs, ce qui serait contraire à l'idéal autoritariste des moniteurs. Traditionnellement, l'homme aspirait à avoir la plus nombreuse progéniture possible. Or, à Kinshasa, ce souci se maintient. Ph. Ariès a montré qu'en Europe c'est seulement au 19e siècle que la famille conjugale enfin autonome a aspiré à avoir moins d'enfants; en même temps, les parents les entretiennent plus longtemps et s'efforcent de les connaître individuellement. Les relations affectives entre les parents et les enfants naissent. Les parents ont le sentiment de créer à nouveau par l'éducation : « cette seconde naissance était inconnue de l'ancienne société ». En même temps que la société prend conscience de la personnalité spécifique de la femme, elle découvre l'enfant. Les modifications structurelles du couple résultent donc à la fois du changement de l'attitude à l'égard de la femme, et de l'attitude à l'égard de l'enfant. Nous n'avons pas consacré de place particulière à l'éducation à Kinshasa, parce que, même dans un groupe privilégié, il n'y a pas à proprement parler d'éducation. Si tous les moniteurs ont l'intention d'établir leurs enfants, de leur donner un métier, nous n'en avons pas rencontré qui aient conscience de créer la personne de l'enfant. C'est là probablement un des points de déséquilibre les plus importants de la société urbaine congolaise : on peut penser qu'il ne s'agit que d'une phase transitoire, la famille conjugale autonome n'étant encore que récente. La valeur traditionnelle « procréation » n'a pas fait place à la valeur moderne urbaine occidentale « éducation ». La famille des moniteurs se caractérise donc par la « dissymétrie dans la polarisation familiale » l s et le maintien de la forme autoritariste; le couple est aussi caractérisé par le peu d'intégration affective des conjoints et la séparation radicale des tâches de chacun. Encore proche de la famille élémentaire traditionnelle, elle est à l'opposé de l'idéal familial unitaire et communiel connu en Occident. Pour reprendre une opposition de Ph. Ariès, « la famillemaison » n'a pas fait place à « la famille sentimentale » u . La fréquence du divorce en milieu urbain africain a été signalée dans la plupart des recherches. J.-F. Vincent a parlé de la difficulté de l'étude du divorce dans les villes africaines : en effet, une partie des ruptures a lieu en dehors de toute autorité légale. En limitant l'utilisation du terme de divorce pour les ruptures définitives ayant lieu devant les familles étendues et entraînant le remboursement partiel ou total de la dot, consacrées ou non par les tribunaux, nous estimons que moins du sixième des unions des enseignants se termine par un divorce. La situation privilégiée de ceux-ci explique que, même en cas

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d'entretien d'une concubine, le mari puisse continuer à remettre à son épouse l'argent nécessaire aux besoins des enfants et d'elle-même; l'épouse préfère alors bien souvent continuer à bénéficier d'un statut social enviable, en supportant l'infidélité de son mari. Les principaux motifs de divorce sont : l'adultère de la femme, la stérilité et les mauvais traitements infligés par le mari. L'incompatibilité d'humeur, prétexte curieusement moderne, est souvent invoquée. Le divorce est, en fait, plus souvent demandé par le mari que par la femme, alors même que celles-ci ont souvent à se plaindre des négligences de leur époux. L'absence d'intégration sentimentale du couple permet à des unions matrimoniales de durer, même après la disparition de la confiance et de l'amour mutuels. Le principe catholique de l'indissolubilité du couple n'a eu aucune conséquence sur la conduite des enseignants; ce n'est pas surprenant, dans la mesure où le mariage religieux est davantage considéré comme un acte social que comme un sacrement. La véritable polygamie avec paiement de plusieurs dots, a pratiquement disparu parmi les moniteurs. Le fait qu'elle ait perdu ses fonctions économiques, politiques et sociales en milieu urbain, n'est pas une explication suffisante, car J.-F. Vincent et C. Tardits notamment ont montré qu'elle perdurait tant à Brazzaville qu'à Porto Novo. Il est certain que l'action missionnaire a plus marquée les moniteurs que d'autres catégories sociales. Mais l'idéal monogame des enseignants n'est pas seulement dû à la contrainte : la polygamie de collègues résidant à Kinshasa est mal jugée par les moniteurs, alors même qu'ils l'admettent pour ceux qui sont restés au village. Si la conduite est relativement identique, les attitudes varient suivant les ethnies. Les ressortissants de régions où la polygamie était très valorisée, comme les Mongo ou les Baluba, se montrent moins opposés à son principe que les autres moniteurs. Nous avons montré que certaines formes très particulières d'adultère avaient été favorisées par une tradition polygamique. Le mariage monogame est considéré comme la seule conduite normale pour l'homme adulte; le célibat et même l'union non sanctionnée par un mariage sont moralement condamnés. R. Clignet a montré qu'en Côte d'Ivoire l'opposition entre les structures traditionnelles pouvaient déterminer des formes matrimoniales modernes différentes, suivant la « pente culturelle » de l'ethnie. Les moniteurs forment un groupe social très homogène, avec une relative identité culturelle. Seuls cer-

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tains moniteurs mongo, originaires d'une société profondément bouleversée par le choc de l'acculturation et où le relâchement des mœurs est considérable, n'ont pas adopté les valeurs familiales de leur groupe social à Kinshasa; alors qu'ils étaient encore dans leur région, ils avaient déjà une vie sexuelle fort libre; ils n'ont pas changé leurs habitudes en arrivant à Kinshasa. Dans ce cas, ce ne sont donc pas les oppositions entre systèmes de parenté traditionnels qui sont à l'origine des différences de comportement constatées. Cependant, en règle générale, les différences ethniques ne survivent en milieu urbain qu'autant qu'il ne se forme pas de groupes sociaux cohérents. Nous rejoignons ici la remarque de M. Gluckman : « le fait que des Africains vivent actuellement, pour des périodes variables, dans les villes, influencera leur conduite bien davantage que le fait qu'ils viennent de cultures et de foyers tribaux. Un citadin africain est un citadin, un mineur africain est un mineur : ce n'est qu'en second lieu qu'il est membre d'une tribu 16 . Cela est encore plus vrai pour les moniteurs que pour toute autre catégorie sociale. Nous expliquerons de la même manière le peu d'influence de ce que nous avions considéré comme des variables indépendantes : religion et pratique religieuse, type d'enseignement où le moniteur exerce, durée du séjour à Kinshasa ou degré de scolarisation; dans la construction de notre modèle probabiliste de l'évolution de la famille urbaine, notre attention est davantage attirée par le comportement et les attitudes communs aux membres du groupe, que par les différences individuelles, nées de la combinaison complexe des variables ci-dessus énumérées. L'utilisation complémentaire de techniques analytiques et quantitatives et d'une approche globaliste et qualitative soulignent l'importance des attitudes et comportements collectifs, tout au moins dans le cas où la catégorie étudiée correspond à une unité collective réelle. En résumé, le moniteur de Kinshasa a d'abord la conception familiale des moniteurs de Kinshasa, qui n'est pas fondamentalement différente qu'il soit Moluba ou Mukongo, catholique ou protestant, fidèle pratiquant ou indifférent, plus ou moins âgé, depuis dix ans à Kinshasa ou depuis trois ans, diplômé de quatre ans ou certifié d'un an... Si chacun de ces critères contribuent à donner une originalité à sa vie familiale, il ne s'agit que de variations mineures autour d'un modèle commun 17. *

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Ph. Ariès a montré qu'en Europe occidentale la famille n'est devenue une réalité sentimentale que dans la mesure où la vie sociale a été moins intense. Les Bernard - VlUe africaine. Famille urbaine.

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liens avec la famille étendue restent suffisamment forts pour contraindre la famille conjugale à rester largement ouverte sur la famille étendue, freinant ainsi l'intégration sentimentale du couple. Mais les relations sociales extra-familiales contribuent encore bien davantage à maintenir le caractère ouvert de la famille. La sociabilité urbaine n'est, pour beaucoup de moniteurs à Kinshasa, pas moins intense que la sociabilité en milieu rural. Mais davantage encore qu'en milieu rural, il y a séparation des relations sociales de l'enseignant et de son épouse. L'hétérogénéité des vies sociales des enseignants et de leurs femmes favorisent l'indépendance de chacun des conjoints; néanmoins, tant que se maintient la structure autoritaire du couple, la femme n'accède pas à une véritable autonomie. Nous voyons pourtant, dans la séparation des vies sociales, l'un des indices du développement ultérieur de relations de « compagnonnage » entre les époux. ** *

Cependant, même pour un groupe socio-économique homogène comme les moniteurs, il n'existe pas de type unique de comportement et d'attitudes. Nous nous sommes attaché à décrire dans nos conclusions les formes familiales les plus fréquentes, en les situant dans une perspective évolutive. Dans la mesure où les moniteurs constituent un groupe de référence pour toute la société congolaise, leurs modèles familiaux peuvent devenir ceux de la société congolaise. Mais il existe des liaisons dialectiques trop étroites entre la famille et les autres formes de sociabilité pour qu'il soit possible de prévoir les changements à venir; c'est l'évolution historique, les formes particulières que revêtira le processus de différenciation sociale qui détermineront, en dernier ressort, le type de famille monogame et autonome qui s'établira à Kinshasa.

Conclusions

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NOTES 1. « The Family is the most significant feature of African society and the process of désintégration is nowhere more apparent than in this central institution » (A. PHILLIPS, Survey of African Marriage and Family Life, op. cit., p. 461). 2. Comme le fait remarquer P.C.W. GUTKIND, « only Clément (1956), Gutkind (1963, 1962a), Hellmann (1940, 1946, 1948 and 1956), Hunter (1936), Marris (1961), Mitchell (1953, 1957, 1961), Little (1959), Longmore (1959), Sofer (1955 : 77, 101), Southall and Gutkind (1957) and Wilson (1941 and 1942) have paid extensive attention to African family life in urban areas » ( « African Urban Family Life », dans Cahiers d'Études Africaines, III, 10, 1962, p. 166). A cette liste on peut encore ajouter G. Balandier, R. Clignet, C. Tardits et J. F. Vincent. 3. J. A. KAHL, « Some Social Concomitants of Industrialization and Urbanization », art. cité. 4. P. CLÉMENT, « Formes et valeurs de la vie sociale urbaine », art. cité. 5. R. CLIGNET, Tradition et évolution de la vie familiale en Côte d'Ivoire, op. cit., p. 149. 6. Ceci est encore révélateur du fait souvent constaté de la sélectivité des traits culturels lors du processus d'acculturation : le contact « isole de tout des traits culturels particuliers africains pour les accepter, en refusant les autres » (R. BASTIDE, Les Religions africaines au Brésil', recherches sur les interpénétrations de civilisations, Paris, 1960, p. 234-235). 7. P. CHOMBART DE LAUWE, Images de la femme dans la société, Paris, 1964, p. 21. 8. R. BASTIDE, Les Religions africaines au Brésil, op. cit., p. 234-235. 9. M. Gluckman a montré que les transformations dues à l'acculturation sont rendues possibles par l'existence dans toute société de clivages particuliers (« Analysis of a Social Situation in a Modem Zululand », dans Bantu Studies, XIV, mars 1940, p. 1-30; juin 1940, p. 147-174). 10. Il est probable qu'à la deuxième génération de ressortissants en milieu urbain les différences entre Mongo et Bakongo par exemple seront beaucoup moins sensibles. 11. R. BASTIDE, « Sexualité et Société », dans Sociologie et Psychanalyse, op. cit. 12. Entre autres T. PARSONS et R. F. BALES, Family, Socialization and Interaction Process, op. cit.; G. PARRINDER, « Religion in Village and Town », dans Annual Conference Proceedings, West African Institute of Social and Economic Research, Ibadan, 1953. 13. J. STOETZEL, « Les Changements dans les fonctions familiales », dans R. PRIGENT, édit., Renouveau des idées sur la famille, Paris, 1954 p. 353. 14. Ph. ARIÈS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, op. cit. 15. C. TARDITS, Porto-Novo. Les nouvelles générations africaines entre leurs traditions et l'Occident, Paris, 1958. 16. « ... the fact that Africans now live, for longer or shorter periods, in town, will influence their behaviour far more that the fact they come from tribal homes and cultures. An African townsman is a townsman, an African miner is a miner; he is secondarily a tribesman » (M. GLUCKMAN, « Tribalism in Modern British Central Africa », dans Cahiers d'Études Africaines, I, 1, 1960, p. 55-70). 17. Il n ' a cependant pas été inutile de calculer quelque huit cents corrélations dans la mesure même où peu de résultats ont été considérés comme significatifs. Nous avons eu ainsi confirmation de ce que révélaient l'observation participante et les interviews.

ANNEXE

I

Méthode et techniques de recherche

G. Gurvitch a montré qu'il était nécessaire de dialectiser les techniques sociologiques pour explorer une réalité aussi riche, complexe, mouvante, contradictoire, que la réalité sociale1. Ce n'est que par l'interférence des résultats obtenus par les diverses techniques que l'on parvient à une compréhension de l'objet. Le schéma de recherche le plus souvent utilisé, pour une étude d'une petite population déterminée, est le suivant : 1) questionnaire restreint ou analyse des documents pour obtenir un recensement de la population; 2) études de cas pour permettre l'élaboration d'un questionnaire; 3) application et analyse d'un questionnaire sur un échantillon de la population; 4) interviews pour compléter les résultats obtenus. Ce schéma semble indiquer une progression dans la connaissance, liée à une hiérarchie de valeurs des techniques. Or, en fait, il s'agit de manières différentes d'appréhender le même objet : le groupe. Nous n'avons pas employé les techniques de recherche successivement, mais simultanément (il est évident que nous avons dû étaler dans le temps l'application des diverses approches et qu'il s'agit d'une simultanéité au moment de l'élaboration et de l'analyse des données plus qu'au moment de l'emploi). Si l'interview permet de mieux connaître l'individu comme membre du groupe, l'analyse de documents ou le questionnaire permet une meilleure approche du groupe. C'est la croyance en une primauté de l'individu sur le groupe qui fait donner à l'interview un pouvoir de connaissance plus grand qu'il n'a. D'autre part, la manière dont fut souvent utilisé le questionnaire a aussi été cause d'une certaine méfiance à l'égard de cette technique. Ainsi, G. Granai ne parle-t-il guère que de ses dangers 2.

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Ville africaine, Famille urbaine

Nous avons profité du recensement systématique de la population pour soumettre un questionnaire aux moniteurs dans le but d'obtenir des renseignements de morphologie du groupe. Il était impossible, en 1962, d'obtenir de l'administration des données suffisantes sur les enseignants de Kinshasa : les fichiers du ministère étaient souvent mal tenus, les changements d'adresse ou d'état-civil n'étaient pas notés. Dans le même temps, nous avons recueilli quelques biographies d'enseignants. Les biographies nous ont permis d'approcher simultanément le phénomène psychique total et le phénomène social total. Ces biographies étaient seulement destinées à la compréhension par l'auteur du milieu et de l'individu, et n'ont pas été enregistrées. Elles furent recueillies au domicile de l'enseignant ou à celui du chercheur. Deux informateurs rédigèrent une autobiographie qui donna lieu à une analyse plus approfondie. Comme le dit C. Lévi-Strauss, la biographie permet de pénétrer de l'intérieur les phénomènes culturels dont ils sont l'expression psychologique, et d'éliminer les faux problèmes 3 . De nombreuses interviews dirigées nous permirent de situer notre problème et furent l'origine d'une problématique de recherche provisoire. Nous avons également déterminé les variables indépendantes en vue de la construction d'un questionnaire, à poser à un vaste échantillon représentatif : le cinquième de la population. Nous avons supposé que la famille des moniteurs variait suivant leur groupe ethnique, leur religion, l'intensité de leur pratique religieuse, leur âge, leur degré de scolarisation, leur degré d'instruction, le type d'enseignement où ils ont été formés, celui où ils exercent, la durée de leur séjour à Kinshasa, le lieu de résidence de leur père, son instruction, son métier, le degré de scolarisation de leur femme. Nous avons construit un questionnaire destiné à vérifier l'influence des différentes variables indépendantes et à améliorer notre connaissance du problème socio-familial. Des questions se rapportent aux comportements, d'autres, en alternance, aux opinions et aux jugements de valeur. Les questions ne sont pas posées selon un plan logique, ce qui aurait appelé des réponses intellectuelles plus que des réponses sincères. Ces questions concernent la dot, le règlement du mariage, la procréation, la polygamie, le divorce, l'exagomie clanique et l'endogamie tribale, l'endogamie religieuse, les interdits sexuels, la virginité de la jeunefilleet celle de l'homme, les rapports sexuels pré-maritaux, les relations mari-femme, les relations du couple avec la famille étendue, l'adultère, les relations de l'homme en ville, l'attitude vis-à-vis du célibat. Un certain nombre de questions sont relatives aux jugements portés sur les changements qui se produisent. Des problèmes, tels que les relations entre

Méthode et techniques de recherche

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pratique religieuse et famille, les relations avec lafamilleétendue, l'organisation domestique du foyer, l'habitat, le divorce, n'ont pas été approfondis et leur investigation a été réservée à d'autres techniques, interviews ou études de cas. Nous avons testé notre questionnaire auprès de trente enseignants. Un tiers des questions ont été reformulées parce que mal comprises sous leur première forme. Nous avons ensuite procédé à un échantillonnage de 300 enseignants en utilisant les tables de nombres au hasard (après avoir attribué un numéro à tous les enseignants mariés). Cette technique d'échantillonnage nous a semblé préférable à celle du modèle réduit, du fait de notre ignorance de l'influence respective des diverses variables. Quatre enquêteurs, étudiants en sciences humaines à l'Université, ont été formés à l'utilisation du questionnaire au cours d'un stage de trois jours, avant de mener l'enquête. Partout, nous avons rencontré le meilleur accueil et n'avons eu que deux refus de répondre de la part des enseignants mariés échantillonnés. Les difficultés matérielles (absence de moyens de communication) ont entraîné une grande lenteur de l'enquête et nous avons dû limiter notre échantillon à 283 enquêtes. Les réponses au questionnaire ont été codées. Très souvent, pour une même réponse, nous avons employé deux, voire trois codages différents, un très précis, un ou deux autres donnant des catégories moins fines, mais pouvant être mises en relation avec d'autres réponses. Cette double ou triple analyse a l'avantage de donner des résultats quantifiables tout en conservant l'information qualitative. En outre, certaines réponses ont été regroupées par thèmes. Ainsi, nous avons préparé des fiches qui reprennent les réponses exactes quand elles ont un intérêt particulier, soit parce qu'extrêmes, soit parce que caractérisant des types moyens. Les résultats ont été portés sur fiches mécanographiques IBM et ont donné lieu à des tableaux de totalisations d'abord, puis à des tableaux de contingences (750) pour l'analyse des effets des diverses variables indépendantes. Enfin, il a été établi des calculs de y? pour voir si les résultats obtenus présentaient des écarts importants avec ceux que des fréquences théoriques (propor(ft

(

X2 = 2 les corrélations au test de signification.

fo

/}. Nous avons soumis

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Ville africaine, Famille urbaine

Nous avons fait nous-même une cinquantaine d'interviews libres ou dirigées pour cerner les phénomènes, figés par le questionnaire, mais dynamiques, ambigus et en liaison dialectique avec tous les autres paliers en profondeur, dans la réalité sociale totale. Nous avons relevé de nombreuses études de cas, des récits de périodes de vie (episodic biographies) et des narrations de la vie sexuelle ou familiale depuis l'enfance (topic biographies). Du fait de la culture du chercheur, les enquêtés laissaient certains faits dans l'ombre. Les mêmes sujets ont été enquêtés par des enquêteurs africains (stagiaires de l'école sociale) à de nombreuses reprises. Leurs femmes ont, elles aussi, été interrogées quand cela s'avérait possible, par interviews dirigées effectuées par une enquêtrice. Nous avons, en outre, fait une observation prolongée (un mois) de 61 familles à l'occasion d'une enquête quotidienne de budgets. Outre des renseignements socio-économiques indispensables à la compréhension de la famille, nous avons obtenu des compléments d'information de l'un ou l'autre membre de la famille sur la vie du couple. Cette enquête a été menée par douze enquêteurs, étudiants à l'Université ou à l'école sociale, qui passaient à peu près une heure par jour dans cinq ou six familles chacun. Leurs observations ont permis d'infirmer ou de confirmer des résultats précédents. L'enquête budgétaire est un excellent prétexte pour une observation quotidienne des familles. En outre, nous avons analysé les documents que certains enseignants ont bien voulu nous remettre (correspondance privée, poèmes). Les rapports des tribunaux ont été analysés pour l'étude des causes de divorce des enseignants. La presse hebdomadaire, missionnaire ou non, a fait l'objet d'une analyse qui a permis de voir l'origine de certains modèles ou de certaines images se rapportant à la famille. Trois journaux ont été choisis : Familles Africaines, hebdomadaire catholique, qui paraissait en 1959 et qui était très lu parmi les enseignants catholiques; Envol, hebdomadaire protestant; Eva, bi-mensuel indépendant, consacré à la femme, paraissant depuis 1960 et très lu, par les hommes autant que par les femmes. Nous avons provoqué des discussions dans des groupes d'enseignants sur des problèmes liés à l'étude; par exemple, un débat sur le thème : « faut-il renvoyer un enseignant qui a une concubine? » ou « un enseignant peut-il être polygame? ». Pendant toute la recherche, nous avons séjourné dans le Bas-Congo au cours de missions pour comprendre l'opposition milieu rural - milieu urbain autant que pour voir les rapports d'implication mutuelle. Un voyage nous a conduit

Méthode et techniques de recherche

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dans la région du Lac Léopold II, à la limite de territoires matrilinéaires et patrilinéaires où les deux formes se sont influencées mutuellement, et dans la région de Coquilhatville, territoire mongo patrilinéaire. Toutes ces techniques de recherche ont été utilisées quasi simultanément et nous les avons mises en rapports dialectiques, pour parvenir à une saisie globale de notre objet. Ainsi il n'y a pas d'opposition entre la sociologie globaliste de G. Gurvitch et un travail analytique, alliant le quantitatif et le qualitatif. P. Bourdieu écrit à ce propos : « La compréhension ne progresse que dans le va-et-vient ininterrompu entre les évidences de la familiarité, évidences de la statistique, évidences aveugles qu'il faut déchiffrer. La familiarité née de la participation au milieu, du dialogue et de l'observation, ne saurait dispenser du détour laborieux par le chiffre, la courbe et le calcul; mais, rien ne serait plus présomptueux que d'identifier la science sociologique à ce qui en est seulement un aspect, à savoir le traitement mathématique des données; que de tenir la récollection des faits, c'est-à-dire le dialogue avec cet objet particulier, l'individu concret, pour l'aspect le moins important de la recherche » 4.

NOTES 1. G . G U R V I T C H , La Vocation actuelle de la sociologie, 2 e éd., Paris, 1957, t. I; Sociologie différentielle, p. 14. 2 . G . G R A N A I , « Techniques de l'enquête sociologique », dans G . G U R V I T C H , édit., Traité de Sociologie, Paris, 1958, t. I : Sociologie différentielle, p. 135. 3. C. LÉVI-STRAUSS, « Review of ' Sun Chief ' : an Autobiography of a Hopi Indian », dans Social Research, XLIII, 10, p. 515-517. 4 . P . BOURDIEU; A . D A R B E L ; J . P . R I V E T ; C. SEIBEL, Travail et travailleurs en Algérie, Paris, 1963.

ANNEXE

II

Composition de la population étudiée

Nous avons utilisé, au cours de l'étude, des données que nous avons obtenues durant l'année scolaire 1961-1962. Nous avons remis à tous les directeurs d'école de la ville de Kinshasa des questionnaires d'identité que chaque moniteur a lui-même rempli. Ces questionnaires nous donnaient les renseignements dont nous ne pouvions nous passer pour la suite du travail : nom et adresse, école où l'enseignant exerçait, et situation de famille. Nous demandions en outre l'âge, le groupe ethnique, le niveau des études suivies, la religion, la langue parlée en famille, des renseignements sur les parents, sur la femme et les enfants. Nous obtenions ainsi quelques indications sur notre univers, utilisables lors de l'élaboration de la problématique. Sur environ 2 500 enseignants exerçant à Kinshasa, nous comptons 1 900 moniteurs et 600 monitrices1. 1 450 moniteurs sont mariés et c'est sur cet univers que porte notre étude. Nous avons marqué sur un plan de la ville les adresses des moniteurs mariés et avons dressé une carte « résidentielle ». L'univers est jeune. La moyenne d'âge des enseignants mariés est de 28 ans. 56,7 % ont 30 ans ou moins, 34,5 % entre 31 et 40 ans et seulement 9,2 % ont plus de 40 ans. Les moniteurs de l'enseignement catholique - les plus nombreux - représentent 42,8 % de la population; ceux de l'enseignement officiel 38,5 %, tandis que ceux de l'enseignement protestant ne représentent que 14 % et ceux de l'enseignement kimbanguiste 4,7 %. Si, dans les écoles confessionnelles, tous les enquêtés se déclarent de la religion de l'école où ils enseignent (sauf 5 de l'enseignement protestant qui se déclarent catholiques), nous avons dans l'enseignement officiel 54,4 % de catholiques, 39,3 % de protestants, 4,1 % de témoins de Jéhovah, 0,5 % de kimbanguistes, et 1,5 % se déclarent sans religion. Pour l'ensemble de la population, nous avons 72,3 % de Bakongo et 27,7 % de non-Bakongo 2. Les enseignants d'ethnies matrilinéaires représentent plus des trois quarts du groupe étudié. Il faut remarquer que la diversité ethnique est surtout grande parmi les moniteurs des écoles officielles et catholiques,

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les écoles protestantes et kimbanguistes n'ayant guère que des Bakongo 3. L'analyse des données recueillies nous permet aussi de voir que la majorité des enseignants n'est que depuis quelques années à Kinshasa; près d'une moitié n'y est que depuis 1960. Moins d'un moniteur sur dix est né en milieu urbain. Les enseignants ont presque tous reçu une formation spécialisée complète après l'école primaire : école normale de trois ou quatre ans, école d'apprentissage pédagogique de deux ans, dont le niveau est nettement inférieur 4. Quelques moniteurs n'ont pas reçu de formation pédagogique et sont entrés dans l'enseignement après un ou deux ans d'école post-primaire, voire même directement après l'école primaire 5. Si le plus souvent le moniteur est fils de rural illettré, certains sont enfants d'intellectuels (pasteurs, clercs 6 , moniteurs), ou d'urbanisés (soudeurs, machinistes...). Un petit nombre de femmes d'enseignants travaillent : monitrice, infirmière, accoucheuse, employée ou couturière. Celles qui cultivent un champ ou font du commerce ont été déclarées comme sans profession. Nous citons, à titre d'indication, les caractéristiques de l'échantillon de 283 enseignants étudiés lors de l'enquête par questionnaires sur le mariage et la vie familiale. Les Bakongo représentent 73,8 % de l'échantillon, alors qu'ils représentent 73,3 % de la population des moniteurs mariés. Il y a très légèrement plus de moniteurs de trente ans ou moins dans l'échantillon que dans la population et un peu moins de moniteurs de plus de quarante ans. L'enseignement kimbanguiste est surreprésenté de même que les pratiquants kimbanguistes. En fait, l'échantillonnage au hasard a donné sensiblement les mêmes résultats que ceux que l'échantillonnage stratifié aurait donnés.

Composition de la population étudiée

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NOTES 1. Ces chiffres ont considérablement augmenté de 1962 à 1964 et l'enseignement primaire compte plus de 500 enseignants supplémentaires. 2. Nous comptons parmi les Bakongo, les Bazombo de l'Angola et les Balari du CongoBrazzaville. 3. L'origine bakongo de la plupart des ñdéles kimbanguistes et la localisation dans le Bas-Congo de la plupart des écoles protestantes expliquent la composition quasi monoethnique du corps enseignant de ces deux types d'écoles. 4. Nous désignons sous le nom de D4 les moniteurs diplômés de quatre ans, D3 ceux diplômés de trois ans, E. A. P. les diplômés des écoles d'apprentissage pédagogique, P.P. les enseignants n'ayant pas terminé un cycle post-primaire et P. ceux n'ayant qu'une formation primaire. 5. A Kinshasa nous n'avions en 1961-1962 que deux enseignants P, mais à l'intérieur du Congo, ils constituent un pourcentage important des moniteurs des écoles de brousse. 6. Ce terme désigne l'employé à des travaux d'écriture.

Achevé d'imprimer sur les Presses de l'Imprimerie TARDY BOURGES Le 20 mai 1968

Dépôt légal : 2 e trimestre 1968 N° d'édition : 50 N° d'imp. : 5537