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French Pages [1236] Year 1978
Venise au siede des lumieres
A vant-Propos
Cette these n'eut pu etre menee a biensans l'aide du C.N.R.S. qui nous accorda quatre annees de sejour a Venise, sans compter deux sejours d'ete. Nous voudrions remercier plus particulierement son directeur general, M. le professeur Monbeig. Enfin, nous voudrions assurer de notre immense gratitude M. le professeur Labrousse qui accepta d'etre notre premier directeur de these, M. le professeur Vilar qui voulut bien le remplacer, M. le professeur Braudel, notre conseiller aupres du C.N.R.S., sans lequel cette these n'eut jamais vu le jour. Notre dette est grande envers de nombreux chercheurs, amis ou professeurs etrangers parmi lesquels nous voudrions citer plus precisement : M. le professeur Andrillat, professeur de faculte des sciences qui nous a guide dans nos recherches de climatologie, Mlle Antoniadis, directrice de l'Institut hellenique de Venise et son successeur a ce poste, le professeur Manoussakas, qui nous permirent de travailler a l'Institut hellenique de Venise, auxquels nous voudrions associer les chercheurs grecs de Venise et plus particulierement M. Plumidis, le comte Asquini, de Fagagna, qui nous fit les honneurs des fonds d'archives de sa famille, notre collegue Aymard, avec lequel nous echangeames une correspondance des plus profitables, Mme Bassi, professeur d'histoire de l'art, qui voulut bien nous accorder une entrevue tres profitable, M. Benzoni qui mit ä notre disposition les ressources de la fondation Cini dont il avait la charge, M. Berengo qui dirigea nos premiers pas ä Venise, nous indiqua des fonds au musee Correr et nous presenta au regrette Torcellan, M. Bernardello qui nous guida dans la recherche de notre documentation, M. Billet_ enseignant ä l'Institut de geographie alpine de Grenoble qui, avec M. Bravard du meme institut, nous facilita la consultation de cartes de la plaine padane, M. le professeur Caizzi qui nous accueillit a Milan, ensuite ä Venise, et voulut bien nous faire part de ses recherches, ce dont nous le remercions vivement, 7
Introduction
Pardonnera-t-on a un historien de cornmencer cet expose de ses recherches par un bref historique de sa these ? Apres 1963, apres que nous eOrnes renonce, pour des raisons stricternent farniliales, a nos prerniers travaux sur la Suede, M. Braudei nous guidait vers Venise dans le but d'y etudier la civilisation de cet Etat a l'epoque moderne. Ainsi naquit Venise au siecle des Lumieres (1669-1797). Et les annees passerent sans que nous eprouvions jamais le besoin de modifier le libelle de cette these. Crise de civilisation certainement ..• A Venise, les Lumieres jouerent le role d'un revelateur en mettant a nu les contradictions qui existaient au sein d'ün groupe dirigeant. Mais certaines d'entre elles etaient apparues des 1669, a la finde la guerre de Crete, et l'historien qui negligerait de porter son regard sur les trois decennies de la fin du 17e siecle ne donnerait de la realite venitienne de cette epoque qu'une vision etriquee, tronquee. En septembre 1963, apres un ete passe a rassembler la bibliographie de ces recherches, le rapport que nous redigeames, premier d'üne longue serie, temoignait a sa maniere de notre perplexite puisque nous l'achevions par ces lignes : "En conclusion .•• on ne peut qu'etre frappe des contrastes que presente la Republique au siecle des Lumieres essor artistique et intellectuel incomparable et d'autre part un immobilisme politique certain, une perte de puissance sur le plan politique qui n'est pas niable, ainsi qu'une non moins evidente Stagnation demographique. Les Oppositions ne sont pas moins vives sur le plan economique. Taut cela n'est pas simple. La decadence de Venise nous apparait deja comme un phenomene passablement complexe .•. " Perplexite, le terme est un peu faible. Un jeune historien peut aussi etre touriste a ses moments perdus et, flanant a travers les calle de cette incomparable cite, ressentir un trouble a la vue de toutes ces eglises et scuole, de tous ces palais et hopitaux edifies pour la plupart au 18e siecle. Car la ville qui s'offre aujourd'hui au regard du voyageur n'est plus celle de la Renaissance, quoi qu'en pensent certains. Cornment, par qui avaient ete finances ces magnifiques ensembles 12
CHAPITRE I
Venise et sa lagune
"La Citta, lo Stato", l'expression revenait souvent saus la plume des püblicistes venitiens de cette epoque.(1) Maispar lo Stato, il fallait entendre l'Etat venitien de Terre Ferme et par la Citta, la Dominante - la ville avec ses six quartiers -, plus le Dogado. Le Dogado qui englobait la majeure partie de la lagune et quelques tetes de pont en Terre Ferme n'avait aucune unite geographique ou politique. Ses frontieres marquaient en gras la limite des acquisitions de la Republique jusqu'au 14e siecle, avant qu'elle ne s'empare du Padouan. Les bons guides ne manquent certes pas. Mais on ne saurait trop leur demander. La plupart de ceux qui s'offrent au touriste n'apparaissent que comrne autant de copies des editions du 19e siecle et surtout de Venezia e le sue la~e. Au 18e siecle, le genre Baedeker n'etait pas encore entre dans les moeurs, au moins dans cette ville : - Leonico Goldioni, Le cose meravigliose e notabili della citta di Venezia, 1603, redite en 1624, 1666, 1671, 1692, parfois 1 SOUS l anagramrne de Doglioni, se revele peu interessant, excepte pour un tableau de toutes les eglises de Venise. - Sansovino, Venetia, citta nobilissima e sin,olare, reste un guide sur, limite cependärit (editions en 1586, 603, 1663, etc.). Une seule exception merite d'etre signalee : - Il Forestiere illuminato intorno le cose iu rare e curiose, ant1c e e mo errte ella c1tta i Venezia. En 771, 1l en parut une edition fran~aise : L1etranger pleinement instruit des choses les lus rares et curieuses anciennes et mo ernes e la v1 le e Ven1se. 3 ans sa pre ace, 1 auteur met bien les chosesau point :" .•. nous n'avions que des livres la-dessus, qui pour etre trop etendus ou trop abreges dans ses descriptions, ou assez mal disposez ne pouvaient satisfaire l'envie et la recherche des Etrangers qui souhaitaient d'etre 23
CHAPITRE II
Le trafic du port de Venise de 1600 a1800
Le choix de la date de 1600 etait impose par les Sources et le rapport de Capello. LES SOURCES Au premierplan figurent, bien sur, les statistiques douanieres. A Venise, les douanes se signalerent Jusqu 1ä l 1extreme fin du 18e siecle par " ... lllle enorme complication de direction".(1) Ce n 1 est qu 1 en 1789 quese fit leur rellllification : "Le nouveau Reglement reunit toutes les Douanes en un seul Departement ... on supprime l..nle quantite de petits Bureaux onereux aux finances de l'etat lesquels faisaient retarder toutes les expeditions de Commerce par leur complication et par le monopole de ses petits Commis qui s 1 etaient forme un etat en donnarrt la prefference a ceux qui les payaient mieux".(2) Deux groupes de douane avaient a s 1 occuper du trafic du port : celles qu 1 a Venise on appelai t de "consll!OCl" et du "traffico". Le premier di t encore des "Douanes partlculieres" regroupa1t essentiellement les fermes des produits alimentaires (huile, sel, grains,etc.). Les statistiques de celles-ci sont tres ~uvres.(3) . second groupe, dit encore des Cinq Douanes ou des "Douanes mercantiles" (Dogane mercantile) comprenait : 1. La Dogana da Mar ou Nuovo Stallagio appelee tout simplement le Stallagio qui s 1 occupait des marchandises entrant par mer. A une date que nos documents ne permettent guere de preciser - mais qui se situe au debut du 18e siecle (4) - il ne fut plus question de Ponante, Levante, Mare, qui j usqu 1 alors jouissaient d 1 un Statutspecial a l'interieur du Stallagio. Desormais, les actes officiels ne connurent que ce dernier.(S)
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CHAPITRE III
Venise face ases concurrents: Trieste et le Levant
Les chiffres parlent : la Dominante ne connut aucun declin maritime ou commercial au 18e s iecle. Quant aux maux qui l'atteignirent, ils relevaient plus d'une crise interne que d'une agression etrangere. C'est dans cette perspective qu'il convient de situer cette etude des cas triestin et levantin, envisagee ici comme une sorte de contre-epreuve. La concurrence de Trieste ! Que de fois les historiens de la "decadence" de Venise ne l'evoquerent-ils pas ! Force est de reconnaitre que les apparences semblent bien leur donner raison. D'un cote, un vieil Etat de deux millians et demi d'habitants entoure de voisins hostiles de l'autre une rnonarchie avide d'assurer un avenir sur 1 'eau a ses douze millians de suj ets : la lutte du pot de fer contre le pot de terre. La realite se revele· quelque peu differente a qui veut bien y regarder de plus pres. LES ORI GINES Il ne s'agit point ici d'ecrire une histoire de Trieste, les bons ouvrages ne manquent pas (1), les documents consulaires non plus.(Z) (La premiere lettre de Gerolarno Marsan date du 18 avril 1761, celle du consul fran~ais du 10 aout 1759. Cette concordance chronologique n'est pas due au hasard. Elle demontre que Trieste ne commen~a a interesser les milieux maritimes que vers les annees 1760.) La geographie avait favorise Venise. Dans l'Adriatique s erieur, les bons orts etaient rares. D1Ancöne ä la pointe e Goro, c est-a- 1re a estua1re u 6, les navires ne trouvaient aucun abri. Cette derniere pointe etait, elle-meme, fort dangereuse. L'empereur l'avait achetee au comte de Mezzola, y avait fait batir des entrepots.(3) Les batiments 99
CHAPITRE IV
L'industrie de la Dominante
Le problerne des sources est beaucoup plus simple en ce qui concerne les rnanufactures. Les series, assez nornbreuses, sont bien moins dispersees que celles des douanes. Il sernble que la cause doi ve en etre rechercMe dans une plus grande simplification administrative. Les Cinq Sages se livraient a des enquetes sans trop empieter - sernble-t-il - sur les attributions des magistratures specialisees : Seta, Oglio, etc. Les rapports du consul de France presentent un grand interet, surtout ceux des annees 1681-1683. Nous avons decouvert des series de production que nous avons regroupees dans les Annexes 27 et 28. Enfin, beaucoup d'etudes de qualite ont deja vu le jour sur l'industrie venitienne. Qu'il suffise de citer les noms de Fisher, Kallfelz, Sardella, Sella, Wilson. A l'egard de Caizzi notre dette est grande, mais son livre concernant le 18e siecle sera evoque plus avant. Il convient cependant d'eliminer les comptabilites d'hommes, tres suspectes a Venise ; elles ne tiennent pas campte du chornage total ou saisonnier. LA CRISE DE L'INDUSTRIE vENITIENNE A LA FIN DU 17e ET AU
millur DU 18e SIECLE
Le secteur principal de cette industrie etait represente par le textile. Ceci est peu original dans l'Europe de ce temps. "Un des principaux (etablissements) pour lors estant celuy des draps dont il paroit par les Anciens Registres que l'on envoyoit tous les ans au Levant vingcinq a vingt six 145
«Lo Stato»'
Il cornprenait 14 provinces : le Bergarnasque, le Cremasco, le Veronais, le Bresciano, la Polesine, le Padouan, le Dogado, le Trevisan, le Feltrino, le Bellunese, Cologna, le Frioul, l'Istrie, le Vicentino. Il existait une Marche Trevisane - Marca Trevisana - qui regroupait le Trevisan, le Feltrino, le Bellunese. Mais il ne sernble pas qu'elle joua un grand role administratif au 18e siecle. La rnerne observation vaut pour les provinces Oltre Mincio encore appelees "al di qua del Mincio" - les autres etaient "al di la" - ou Lernbardie venitienne : Brescia, Bergamo, Crema, Verona. En droit, l'ensernble Terre Ferme-Venise constituait une federat1on.(Z) Les prov1nces se faisa1ent representer pres de la Dominante par des nonces (3) ; et leurs rapports avec elle se voyaient regis par les "pactes sociaux'' t?atti sociali - ou "contrats d'adhesion" qui rernontaient a 1 1 epoque de leur sournission ~ la Rcpublique. En fait, il en allait taut autrernent.(4) L'autorite appartenait aux recteurs, capitaines et podestats, tous nobles inscrits au Livre d'or. Taus ceux qui ont etudie d'assez pres les archives d'une province aboutissent a cette conclusion.(S) (Comme leur norn l'indique, les podestats se reservaient les affaires civiles, les capitaines : les rnilitaires.) Ils ne respectaient les privileges locaux que taut autant qu'ils ne rnettaient pas en cause la prirnaute de la Dominante ou qu'ils perrnettaient d'entretenir de profitables zizanies. On ne sait pourquoi les pactes sociaux s'appelerent privileges. Un juriste venitien ne rnanquait pas de relever - verternent- cette confusion.(6) Les gens du peuple eurent-ils a se plaindre de ce veritable detournernent de pouvoir au profit des recteurs ? Il ne semble pas. Integres - il n'en manqua pas - ces derniers n'etaient que rnieux armes pour les defendre contre les exces des nobles de Terre Ferme, surtout s'ils arrivaient dans ces petites villes de province aureoles du prestige d'un grand nTJrn, tel Francesco Foscari, Sage du Conseil, elu podestat de Padoue malgre de nornbreux concurrents.(7) Mais il ne s'agit la que d'une appreciation quelque peu subjective qui dernanderait a etre appuyee sur une histoire de l'adrninistration venitienne en Terre 201
CHAPITRE V
La geographie agricole de la Terre Ferme venitienne
Conme dans toutes les economies traditionnelles, les "bles" tenaient la premiere place. Aussi une teile etude ne peut-elle conmencer que par une geographie cerealiere. LES SOURCES Elles se trouvent essentiellement aux fonds des Biave a l'Archivio di Stato. Cette administration- elue par le senat - se reservait la haute main sur le ravitaillement de Venise et de sa Terre Ferme. Elle se tenait en contact permanent avec les recteurs, principale source d'information. En cas de crise, le senat exigeait d'eux, chaque semaine, Lm rapport sur les prix du ble. (1) De plus, i1 pouvai t deleguer un Inquisiteur extraordinaire dans les regions menacees. Les Biave prenaient leurs decisions - importations, exportations, secours - en s'appuyant sur deux criteres : le prix du ble et l'etat du marche.(2) Nous avons depouille integralement le fonds des Biave : ce qui nous autorise a affirmer qu'ils ne ossederent ·amais de statisti ues de recolte. A 1 extreme 1n u e s1ec e, en , , 95, tro1s grandes enquetes donnerent les chiffres bruts pour chaque province. Il est probable qu'il n'y en eut jamais d'autres sinon ce fonctionnaire qui, en 1722, compulsa "cartes et registres" (3) afin de connaitre la production totale des grains de la Venetie, n'aurait pas avoue que la tache lui serrblait peu facile. Trente ans plus tard, les Biave estimaient qu'il devait etre possible de dresser un bilan de la production cerealiere de la Terre Ferme, avec l'aide des euresetdes comptables - camerlenghi. On ne saurait mieux dire qu'a cette date il n 1avait pas encore vu le jour. (4) 203
CHAPITRE VI
Le mouvement des prix de 1666 a 1762: un siede de tranquillite
PROBLEMES DE METHODE Avant taut, l'on se doit de "tordre son cou" a l'irritante questiondes poids et mesures.(1) Le hasard nous valut de decouvrir au debut de nos recherches, le plus bel exernple de confusion metrologique qui se puisse imaginer.(2) Il s'explique par le fait qu'Anguillara se trouvait dans la zone d'influence de la Dominante, a la limite de deux provinces. En fait, les choses se passerent plus sirnplement. Les Biave, our tous leurs calculs, ado terent comme etalon e staro-sacco e a om1nante, e 3 osse so1t 3 x 8= 1 ogrammes ou 1tres en se asant sur l'equivalence de 100 litres pour 75 kg de cereales). Le consul fran~ais ne se trornpait dorre pas en estimant que "Pour faire liD. septier de ble de France, il faut deux stari de Venise".(3) Lesetier de Paris, le plus connu en France, comptait 156 litres. L'erreur d'appreciation (84 x 2 = 168 - 156 = 12) ne porte que sur 7 %. Le staro-sacco de la Dominante mesurant 84 litres, il en fallait quatre pour constituer le moggio, estime partout a 333 litres (84 x 4 = 336 litres). Les confusions, en dehors des zones-frontieres, proviennent de l'ambiguite des termes sacco et staro et du fait que le moggio, liD.ite de base dans certaines provinces, se subdivisait en 3 ou 4 stari. Pour le riz, les Biave adopterent le sacco de la Dominante et non celui de Padoue (90 kg). Il reste a evaquer liD. dernier probleme, celui des livres, grosse et legere. La libbra grossa de Venise valait 478 g., celle de Padoue 486, la sottile de la Dominante : 300 g, celle de Padoue : 338. La livre legere n'etait ernployee que dans 247
CHAPITRE VII
Les grandes crises 17 63-1772
LE TOURNANT DE 1763 Sur le refroidissement de la decennie 1770, les temoignages ne manquent pas : . celui de Rudloff qui constate un abaissernent des temperatures däris taute l'Europe en 1763-1772 : -1° en Angleterre, -0,8° en Scandinavie, -0,5° en Italie. Les pluies augmenterent elles aussi sur taut le continent et plus stecialernent en haute Italie.(1) • es glaClers : 11 Le mannrum de 1770·71776 est atteste a la fois en Savo1e, en Suisse, au Tyrol, en Islande" (2), a Chamonix en 1777 (3), ce qui,compte tenu de l'inertie glaciaire,permet de dater le r2froidissement: entre 1764 et 1773. Le glacier du Vernagt, le seul des Alpes orientales dont le rnouvement ait ete etudie, reconnnen