Une journée entière avec James Joyce 9782759812080

Extrait de la présentation d’Alain Harly : Cela ne va pas de soi. Ce sont des mouvements contradictoires qui saisissen

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French Pages 197 [196] Year 2013

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Table of contents :
Une journée entière avec James Joyce
Présentation
1 Joyce, l'illisible ?
Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix
Grandir avec Joyce
Banalité de Joyce, rencontre avec Lacan
Un père, dit Stephen, luttant contre le découragement, est un mal nécessaire
Joyce, au nom-dupère- et-du-fils Les métamorphoses, du texte à sa traduction
Babel
2 Joyce, James : à lire, re-lire, des-lire ?
Des noms flottants Floating names
La restauration du père chez James Joyce
Nomen, Tractatus et Fama, et Joyce
Un souvenir d’adolescence de James Joyce: La place de la scène de la raclée L’écriture et la voix
« Mais que dit Molly ? »
Nora le Sinthome
3 Alors, sommes-nous devenus joyciens ?
Nets to knots: the odyssey to a beyond of barbarism
Joyce et l’élangues
Les épiphanies de Joyce
Lacan avec Joyce : le symptôme et le sinthome
Le « Désabonné de l’inconscient »
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Une journée entière avec James Joyce
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la célibataire Revue semestrielle

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Claire Brunet Marie-Charlotte Cadeau Roland Chemama Charles Melman Marc Nacht Esther Tellermann

Assistante pour la rédaction

Karine Poncet-Montange

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Martine Krief-Fajnzylberg EDK/Groupe EDP sciences 17, avenue du Hoggar PA de Courtabœuf 91944 Les Ulis Cedex A, France téléphone : 01 69 18 75 75 télécopie : 01 69 86 06 78 e-mail : [email protected] couverture : Double maquette intérieure : Duplilog EDK/Groupe EDP sciences 25, rue Daviel, 75013 Paris, France téléphone : 01 58 10 19 05 télécopie : 01 43 29 32 62 e-mail : [email protected] site : www.edk.fr Corlet Imprimeur, S.A. 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 160858 ISSN : 1292-2048 ISBN : 978-2-7598-1159-5

Les manuscrits sont à adresser à : EDK, 25, rue Daviel, 75013 Paris, France La Revue n’est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés

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Alain Harly

Présentation

1 - Joyce, l’illisible ? Marie-Christine Salomon-Clisson

Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix

John Monahan

Grandir avec Joyce

Jean-Jacques Lepitre

Banalité de Joyce, rencontre avec Lacan

Claude Savinaud

Un père, dit Stephen, luttant contre le découragement, est un mal nécessaire

Pascal Bataillard

Joyce, au nom-du-père-et-du-fils – Les métamorphoses, du texte à sa traduction

Jean-Louis Sous

Babel

2 - Joyce, James : à-lire, re-lire, des-lire ? Helen Sheehan

Des noms flottants – Floating names

Thomas G. Dalzell

La restauration du père chez James Joyce

Jean Périn

Nomen, Tractatus et Fama, et Joyce

Christian Fierens

Un souvenir d’adolescence de James Joyce La place de la scène de la raclée L'écriture et la voix

Catherine Ferron

« Mais que dit Molly ? »

Flavia Goian

Nora le Sinthome

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3 - Alors, sommes-nous devenus joyciens ?

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Cormac Gallagher

Nets to knots: the odyssey to a beyond of barbarism

Muriel Drazien

Joyce et l’élangues

Esther Tellermann

Les épiphanies de Joyce

Pierre-Christophe Cathelineau

Lacan avec Joyce Le symptôme et le sinthome

Marc Darmon et Flavia Goian Le « Désabonné de l’inconscient »

Photo de couverture : Fond d’après ce portrait par Brancusi ©.

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Présentation ALAIN HARLY

Psychologue clinicien, psychanalyste

Une journée entière avec James Joyce1 Cela ne va pas de soi. Ce sont des mouvements contradictoires qui saisissent le plus souvent le lecteur. Cette ambivalence caractérise d’ailleurs la manière dont cette œuvre fut reçue à l’époque par les éditeurs, le public, la gente littéraire, y compris lors de la publication de ses premiers textes, qui nous paraissent aujourd’hui d’une lecture plus aisée. Pourtant quelques signes nous sont parvenus que quelques z’uns ou z’ unes avaient pu se laisser traverser par cet écrit, s’être laissés emporter, ambivalence comprise, un peu sur le mode de Molly dans son monologue, qui après avoir dit d’irrecevables vérités, peut donner une sorte d’acquiescement, un yes au sujet désirant, malgré tout, ou précisément avec ce qui rate au niveau de ce tout. Nous avons retenu pour ce numéro trois grandes questions où viennent se loger les différentes contributions.

Joyce, l’illisible ? Oh, yes, qui n’a pas entendu dire que Joyce était illisible ? Voire même qu’on ait pu soi-même l’éprouver peu ou prou à quelques moments de son approche du texte ? Nous aborderons dans un premier temps cet aspect , non pour démontrer que c’est là une question qui signale un esprit réactionnaire, mais pour prendre en compte que cette œuvre vient indiquer une rupture dans la culture dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure un siècle plus tard. Lire Joyce à haute voix, entendre la place qu’il a pu avoir pour les émigrés irlandais, le situer en regard des mutations culturelles, et en particulier dans la clinique, tels pourraient être quelques modes d’abord ; il y aurait aussi la voie savante – que Joyce espérait – pour cerner les métamorphoses dont la langue est le lieu.

Joyce, James : à-lire, re-lire, des-lire ? Alors, yes, of courses, il y a à lire dans Joyce , et même à re-lire : jamais nous n’éprouvons autant que ce n’est plus le même livre que nous avons entre les mains. L’instabilité du sens, les migrations incessantes d’une langue à l’autre, le triturage infini des mots ne sont pas sans produire chez le lecteur une relation d’incertitude avec le texte ; il ne lui reste plus qu’à s’agripper à la lettre même, ou à laisser résonner les images sonores, ou encore à

1. C’est sous cet intitulé que furent organisées deux journées d’étude à Poitiers par l’ALI-EPCO les 23 et 24 mars 2013. Ce numéro de La Célibataire s’il en reprend l’impulsion a porté au-delà son invitation. Nous avons ainsi le plaisir de publier les contributions de nos amis Irlandais : Thomas G. Dalzell, Cormac Gallagher, Helen Sheehan. On adjoindra ici John Monahan à ce trio. S’y ajoute aussi une relecture de l’épisode de la raclée dans « Portrait de l’artiste en jeune homme » par Christian Fierens, un essai de Jean Périn d’interprétation de la geste joycienne avec les termes de la philosophie médiévale, une reprise du cheminement qui s’est imposée à Lacan à partir de la lecture de Joyce par Pierre-Christophe Cathelineau.

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interpréter cette langue autre qui lui pose autant de devinettes. Du coup, nous voyons proliférer les commentaires, les analyses, les films, les mises-en-scènes ; chacun nous donnant un-lire, une interprétation, une nouvelle œuvre parfois, qui assigne à résidence, au moins un instant, ces noms flottants qui poussent à l’exil du sens.

Alors, sommes nous devenus joyciens ? Lacan en sa jeunesse fréquenta les mêmes milieux artistiques parisiens que Joyce . Il aura entendu ce dernier lire Ulysse chez Adrienne Monier. Quarante ans plus tard, il a témoigné de ce moment qui le toucha alors qu’il était engagé dans un remaniement de sa doctrine. Il y entend ce jeu avec les langues tramées de phrases incomplètes, de silences, de traductions clandestines, d’assonances entre idiomes, de mots-valises, de purs bruitages ; et c’est comme un écho à ce que lui-même tentait alors laborieusement d’articuler en terme de nodalité. Il se laisse à dire, parlant de Joyce : « un type comme moi ». Il prend en effet au sérieux son tressage inédit, cette l’élangue, pour y soupçonner comme une tentative de nouer ce qui partait à la dérive en le maintenant au-dessus des flots. Contrairement à l’épopée homérique, ce n’est pas avec le secours des Dieux qu’il s’en tire. Le sauvetage pour Joyce n’est pas plus religieux qu’œdipien, ce qui n’est pas sans interroger l’échafaudage freudien en même temps que la tentative de Lacan de cerner un sujet de l’inconscient. Ce qui va pousser Lacan à l’invention d’une notion nouvelle, bien qu’empruntant à l’étymologie grecque, et jouant avec un signifiant issu de la tradition théologique : le sinthome. Cette invention, il faut bien le dire, nous dérange, nous déplace. C’est du coup tout notre habitus théorique, clinique, méta-psychologique, fut-il bien inspiré, qui s’en trouve chamboulé. La bonne vieille métaphore du Nom-du-Père par exemple semble vaciller à entendre cette définition donnée dans « Portrait de l’artiste en jeune homme » : « Le père, dit Stephen, luttant contre le découragement, est un mal nécessaire. » Cette haute lutte, James Joyce l’a réellement soutenue à la pointe d’un style, ce qui le hissa à la dignité littéraire, donnant nom ainsi à ce drôle de gars de Dublin. Lacan en tout cas fait bonne réception à la leçon donnée par Joyce en reprenant le nouage des trois registres Réel, Symbolique, Imaginaire, ce qu’il avait déjà avancé, mais en faisant une distinction entre le symptôme comme détournement de la jouissance phallique et le sinthome comme participation réelle à faire tenir ensemble les dits registres, soit à venir réparer une erreur dans le nœud. Cette invention aux allures joyciennes ouvre à bien des conséquences dont quelques-unes vont être développées dans ce numéro. Alors nous autres, à nous rompre à l’enseignement de Lacan et à prendre au sérieux la règle freudienne de l’association libre, serions-nous devenus joyciens sans nous en rendre compte ? Il faudrait sans doute commencer par interroger ce « nous » qui assurerait une identification collective. Et puis assurément il nous faudrait encore plus de temps et plus encore de détours, pour que quelques z’uns, pas tous, répondent certainly, yes.

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1 Joyce, l'illisible ?

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D'après une photo du Fusain de Philémon.

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Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix MARIE-CHRISTINE SALOMON-CLISSON

Psychanalyste

Épigraphe d’Ovide, Métamorphose VIII : Et ignotas animum dimittit in artes (il tourne son esprit vers l’étude d’un art inconnu) Légende de Dédale et Icare1

Ami lecteur, si tu souhaites me lire tu devras accepter cette double nécessité : ouvrir le livre de Joyce, « Portrait de l’artiste en jeune homme » et en faire une lecture à haute voix. Ma participation aux journées de Poitiers prenant la forme d’un écrit, implique ce temps de retournement où le lecteur doit maintenant donner

1. Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme, Édition de Jacques Aubert, Gallimard Folio classique. Traduction de Ludmila Savitzky révisée par Jacques Aubert, p. 44.

de la voix. Lances-toi dans le premier chapitre, et vas jusqu’à laisser résonner cette phrase redoublée : « Au revoir, Stephen, au revoir ! »2

2. Ibid., p. 45 à 48.

« Il était une fois, et c’était une très bonne fois, une meuh-meuh qui descendait le long de la route, et cette meuh-meuh qui descendait le long de la route rencontra un mignon petit garçon nommé bébé-coucouche… C’était son père qui lui racontait cette histoire son père le regardait à travers un verre ; il avait un visage poilu. Bébé-coucouche, c’était lui. La meuh-meuh descendait le long de la route où vivait Betty Byrne. Elle vendait des nattes de sucre au citron. Oh la rose sauvage fleuri Sur le petit endroit vert…

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Il chantait cette chanson. C’était sa chanson. Oh la hôse vêthe fleuhit. Quand vous mouillez votre lit, d’abord c’est tiède, et puis ça devient froid. Sa mère lui mettait une toile cirée. C’est de là que venait la drôle d’odeur. Sa mère avait une odeur plus agréable que son père. Elle jouait au piano la gigue des matelots pour le faire danser. Il dansait : Tralala lala Tralala lalaire Je tenais à vous faire part de mon étonnement au moment où j’ai commencé la lecture du portrait de l’artiste en jeune homme, qui m’amène, aujourd’hui, à vous proposer ce titre : « Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix ». Je me heurte à une difficulté de taille : je ne connais pas sa langue, je dois en passer par une traduction. C’est pour cette raison que l’accès à Lacan m’a toujours paru plus facile que l’accès à Freud, tout comme l’accès à Queneau par rapport à Joyce. Cette langue commune à la mienne devient partageable, surtout quand il s’agit de mots d’esprit qui peuvent en jaillir avec l’éclat de rire. J’ai été surprise par ce désir impérieux de lire, immédiatement, Joyce à haute voix, comme s’il me l’imposait lui-même, ne me permettant d’aborder son écriture qu’à la condition « d’y mettre du mien » par la voix. Il ne s’agit pas d’une clé pour donner du sens mais l’indication d’une nécessité qui est le ressort même de son écriture : un appui privilégié sur la phonation. La lecture à haute voix s’inclut dans l’écriture et l’écrivain Joyce nous invite à prendre cette voie pour le lire. Il réintègre la voix des autres pour construire son image. Son écriture sera revitalisée par la voix réintroduisant l’adresse dans la fonction de la parole. Joyce n’a pas choisi de peindre, ni d’être musicien bien qu’il ait eu un goût prononcé pour la musique, il a choisi d’écrire, il a choisi de devenir écrivain et de signer son œuvre en son nom propre. Il a choisi l’art de l’indicible, celui de la littérature, qui met en jeu l’oralité avec ce qui se donne à entendre dans une lecture sonore. Cette lecture à haute voix a été une nécessité pour Joyce lui-même, nécessité dont il nous fait part dans cet écrit. Il la pratique avec les autres ou dans la solitude. Et quelle palette sonore ! Oui, je choisis de m’embarquer avec Joyce pour ce grand voyage auquel il nous convie. Ce sera un voyage en haute mer, celui où la lecture à haute voix s’impose au mousse pour qu’il devienne capitaine. « …Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et d’un agrandissement de l’œil aux plus hautes mers intérieures…

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Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix

Car c’est de l’homme qu’il s’agit et de son renouement. Quelqu’un au monde n’élèverat-il la voix ? »3. Ce type de lecture fait son apparition au Moyen âge, dans le monde monacal. Il s’agit d’une lecture du sens par les sens. Elle ouvre à un autre monde, celui où l’espace et le temps nous révèlent notre place par l’incorporation du texte qui devient nôtre.

3. Saint-John Perse, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléïade, Vents, p. 224 et 226.

Cette lecture active permet de lier l’écriture à la lecture. Je vous propose de la penser comme une doublure de l’écriture. À l’instar de Proust qui considère la lecture comme une réécriture, celle que nous faisons à haute voix est une réécriture subtile, remettant en jeu la vibration, la résonance ; elle nous resitue au niveau du dire en réintroduisant la dimension de la parole, transformant les effets de voix de façon telle que nous y entendions la présence d’un sujet.

Sur quoi Joyce insiste-t-il dans le début du portrait ? Prenons appui sur les poètes et tout d’abord, Yves Bonnefoy : « Comment préserver cette expérience première, cela peut être, c’est même à mon sens la principale façon, par la perception dans les vocables de leur son, de leur son comme tel, qui est au-delà, dans chacun, des signifiés par lesquels sa pensée conceptualisée voile en eux la présence possible de ce qu’ils nomment ? »4, et par la voix de Louis-René des Forêts : « Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute puissante sauvagerie »5. L’écriture de Joyce fait jouer le « Dao » ou « Tao », mot chinois qui exprime aussi bien le chemin à prendre que la voix qui y résonne6.

4. Interview citée par Le Monde du 12/11/2010. 5. « Ostinato », extrait cité par Maurice Blanchot « Une voix venue d’ailleurs », Gallimard, Folio essai, p. 13.

Tout est là en germe de ce que sera l’écrivain Joyce L’introduction se situe déjà, par le titre, au niveau du semblant : « comme un jeune homme » et l’épigraphe nous indique ce par quoi il devra en passer : la métamorphose. L’art de la formule se fait par la voix du conteur qui le relie à la tradition de ses ancêtres. Son Maître, St Thomas d’Aquin est à la première place, sans qu’il ne le nomme, mais par identification à la haute voix de la prédication tout en épurant son discours à partir d’une

6. François Cheng, le dialogue (une passion pour la langue française), Desclée de Brouwer, p. 16, Presse littéraire de Shanghai.

autre logique que Lacan nommera le discours de « l’élangues ». Il structurera son écriture en la parsemant d’épiphanies – cailloux du petit poucet pour retrouver son chemin – ainsi qu’en subvertissant la cadence pour continuer à avancer. Joyce affirme, sans le savoir, ce que Lacan nous dira : « le nécessaire est ce qui ne cesse pas de s’écrire ». La voix personnalisée fait son entrée, celle du père « chanteur », caressante comme une voix maternelle, porteuse de l’invention d’un mot à partir d’une locution

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verbale, où l’expression de l’affection est apportée par les lettres, où le dire et l’écrit sont tout de suite associés. Le petit nom que lui donne son père, Baby-Tuckoo (Bébé coucouche), est un mot redoublé qui fait résonner tout à la fois les gestes d’une mère, la langue populaire argotique et le jeu de cache-cache. Joyce utilise un procédé d’écriture 7. Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce, en référence aux notes de Jacques Aubert, p. 381.

de diminution ou de redoublement des mots qui viennent de sa lalangue7. Dans « Moocow » (la meuh-meuh), l’animal et le son qu’il émet deviennent un unique mot. Puis, la voix du père est mise en scène avec le regard du père et un retour sur celui de Stephen. Le trouble s’installe avec le verre qui vient se mettre en travers. La voix accusatrice de la mère s’immisce en brandissant la faute. Le déroulement du récit s’écrit dans le discontinu du temps de la narration qui nous permet d’entendre ce qui, pour Joyce, s’articule difficilement. Il part des sensations premières : le toucher et l’odorat. C’est par l’odeur qu’il évoque sa mère, sa mère qui le fait danser. Tout de suite arrive la difficulté à établir des critères de comparaison qui font jouer la différence. Les étrangers apparaissent par le nom propre. La faute lui tombe dessus. Mais qu’est-ce que le pardon ? Pour quelle faute ? La sexualité fait irruption. Joyce introduit sa propre voix par la contine. La voix s’insinue. Les voix qui vous transportent d’un lieu à l’autre sans transition, par le biais d’une image criante qui produit des effets sur le corps. Il dresse un tableau familial qu’il élargit aux premières relations sociales. Il nous montre comment il est attrapé par une image pleine qui ne dit rien mais qui n’arrête pas de parler. L’écriture trompeuse pour apprendre l’orthographe se présente comme de la poé-

8. Ibid., p. 49.

sie8, elle nous indique la source de la parodie dans « Ulysse » et la façon dont Joyce s’y prendra pour transformer une difficulté au profit d’une invention. Joyce n’est jamais dans la plainte, il recherche l’effet de la sensation en direct, qui est l’effet que nous avons tous expérimenté. Il nous plonge d’emblée au cœur d’une expérience que nous avons vécue nous-mêmes quand les mots entendus sonnent de façon étrange à nos oreilles, nous stupéfient et nous malmènent avant que nous n’arrivions à les faire jouer avec la jouissance du mot d’esprit. L’œuvre de Joyce est l’invention d’une langue qui lui a permis d’accrocher le Symbolique au Réel et d’y laisser le continuum nécessaire pour faire consister le corps, une écriture inédite qui porte les traces d’une langue inouïe, une articulation possible de la

9. Jacques Lacan, Séminaire le Sinthome, publication de l’ALI (2012), p. 25.

voix à la lettre pour asseoir l’efficace du regard dans sa fonction d’institution du sujet. « Ouvrons nos esgourdes » ! Écoutons Lacan : « la pulsion c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »9. L’oreille va permettre que réponde dans le corps ce qu’il appellera la Voix. Je m’appuierai donc sur Raymond Queneau, familier et amateur de l’écriture de Joyce. Du travail de l’écrivain, il dira : « C’est ici où le problème du langage

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Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix

devient un problème de style, et le problème d’écriture un problème humain », car « Il s’agit de l’homme, de la vie, de l’homme contemporain et de la vie contemporaine ». Il ajoute cette remarque sur la langue anglaise : elle a su intégrer son parlé dans son écrit contrairement au français. Il attire notre attention sur le langage oral dans lequel nous entendons des mots organisés en phrases, des grognements, des raclements de gorge, des interjections, des ratés qui ont une valeur sémantique, où s’ajoute, ce qui se voit, la mimique et c’est là que se situe la question de la présence. L’accent est mis sur la forme de la relation, sur les aspects du dialogue et c’est là qu’il situe la question du style.10 En effet, Joyce n’utilise pas le parlé enfantin. Il nous permet d’entendre, au plus vif, l’expérience du jeune enfant qu’il a et que nous avons été. Son style oral organise le parlé en le reconstruisant. Après lui, les écrivains bénéficieront de son invention

10. Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Folio/ Essais, p. 86.

de pionnier de la désarticulation des mots, de la syntaxe et de la pensée. L’oralité met le corps dans le langage et nous permet d’entendre non plus du son mais du sujet, elle réalise un continu avec ce que les mots ne peuvent pas dire. Henri Meschonnic, nous propose la littérature comme l’art même de l’indicible où l’oralité se réalise dans le rythme de la prosodie, les répétitions sonores qui mettent en jeu l’interaction de l’image et du son. « La prosodie est un souffle, un chant qui s’ajoute aux paroles ou qui chante en accompagnant les syllabes. C’est l’introduction du sens dans l’air des paroles »11. Ce qui va compter, c’est la position dans l’espace. Joyce recherche l’ordre des mots dans la phrase et fait jouer la figure de l’inclusion. Il s’appuie sur le corps de lettres pour avoir un corps. Il réussit ce tour de force repéré par Lacan, faire de sa

11. Extraits d’un article de Jacques Ancet et d’Henri Meschonnic.

« lalangue » un langage. Il va créer ce que Lacan nommera un sinthome, au prix de la fuite du sens tout en restant dans le langage.12 Oui, artiste, Joyce veut le devenir. Il nous indique sa façon de faire : il écoute les gens parler et bricole, non sans douleur, avec les voix qui lui parviennent pour donner

12. Jacques Lacan, Séminaire le Sinthome 1975-1976, publication de l’ALI (2012), p. 21.

forme à son portrait. Il invente une écriture inouïe, l’inouï étant, comme Alain DidierWeill nous le propose, ce qui conjugue le son avec le sujet de l’inconscient mais aussi l’entendu qui agit sur l’image en introduisant le visible par la nomination.13 Joyce a recours à plusieurs ternaires. Tout d’abord celui de la trinité catholique. Il reprend à son compte la question de St-Thomas à St-Hilaire de Poitiers : « pourquoi attribue-t-il l’éternité au Père, l’image au fils et la jouissance au St-Esprit ? »14 pourrait-on penser un attribut commun au trois ? Son écriture apporte une réponse par un nouage effectué par la voix sonore qui vient faire commune mesure. Autre ternaire :

13. Alain DidierWeill, InvocationsDionysos, Moïse, Saint-Paul et Freud, Calmann-Lévy, p. 25 et 26. 14. Joyce, « Portrait de l’artiste en jeune homme », notes de J. Aubert, p. 452.

les trois phases de l’appréhension artistique : l’integritas, la consonantia, la claritas. D’autre part, il divise l’art de l’écrivain en trois formes : lyrique, épique et dramatique qui apporte une construction de l’image dans un temps logique.

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Sa conception de l’art dans le portrait est bien ce qu’il souhaite pour lui-même Sa certitude est la suivante, les effets de voix porteraient sur le signifiant, à l’intérieur même du signifiant, il mettra en pratique cette pensée dans son écriture. Joyce écrit à partir d’une écriture phonétique, de type réflexif, qui se joue directement avec l’autre, contrairement à l’écriture idéographique qui est de type isolant, où l’emploi du chantonnement sert à relier en maintenant l’écart nécessaire. Nous pouvons faire l’hypothèse que la lecture à haute voix vient revitaliser le lien fragilisé. Trouver le bon rythme, quand tout est chamboulé ; il va falloir faire du ménage et remettre de l’ordre. Joyce s’y emploie. Il institue un nouvel ordonnancement des mots dans les phrases car il n’a pas dit pas non à l’ordinal mais à l’ordination et nous fait entendre, à son insu, les effets produits par ce « non » où l’accroche au « oui » reste incertaine. La langue se délite et l’écriture se transforme (« pas-pa ce-pe que-pe 15. Ibid., p. 246.

le-pe pro-po prié-pi épé tai-paie re-pe nous-pou met-pè à-pa la-pa por-po te-pe »)15. Il détourne le sens de la cadence qui lui sert non pas à finir mais à continuer quand une conclusion risquerait de se réduire à la mort. La question de la cadence serait intéressante à reprendre en lien avec les épiphanies. Que nous donne-t-il à entendre ? Un déchiffrage c’est-à-dire ce qui ne peut se lire, qui est illisible mais qui s’entend, où s’entendent les traces de l’étrange porté par l’étranger. Son chemin en écriture, cette voie pour tenter de faire entendre des voix qui ne réduiront jamais la voix, celle dont la fonction est d’être l’objet cause. Joyce n’a pas écrit sous l’injonction des voix, il ne délire pas. Il ne s’agit pas non plus d’une écriture automatique. Son écriture est très construite, au plus près de l’expérience de tout « parlêtre » en devenir, imprégnée de la voix des autres, des bruits du monde, des langues multiples de son époque pleine de la résonance et de l’écho d’autres voix de l’histoire. Il ne s’agit donc pas de prendre ses écrits au pied de la lettre, mais d’aller « au-delà ». Pour établir son discours, il aime employer la forme du dialogue. Je reprends ma

16. Ibid., p. 54.

lecture à haute voix, quelques pages plus loin16 : « Tous les garçons lui paraissaient très étranges. Ils avaient tous des pères et des mères, et des habits différents, et des voix différentes ». S’ensuit un dialogue de sourds, qui indique bien la difficulté qu’il peut y avoir à démêler la question du savoir de la question de la vérité : « Dis donc, Dedalus, est-ce que tu embrasses ta mère avant d’aller au lit ? » Stephen répondit : « Oui, je l’embrasse. » Wells se tourna vers les autres et dit :

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Écriture d’un portrait, une lecture à haute voix

« Dites donc, voilà un garçon qui dit qu’il embrasse sa mère tous les soirs avant d’aller au lit. » Les autres camarades arrêtèrent leurs jeux et se retournèrent en riant. Stephen rougit sous leurs regards et dit : « Non, je ne l’embrasse pas. » Wells dit : « Dites donc, voilà un garçon qui dit qu’il n’embrasse pas sa mère avant d’aller au lit. » Ils se mirent tous à rire de nouveau. Stephen essaya de rire avec eux. En un instant, son corps entier était devenu tout chaud et plein de confusion. Quelle était la bonne réponse à cette question. Il en avait donné deux, et pourtant Wells riait. Mais Wells devait savoir la bonne réponse, puisqu’il était en grammaire trois. » Joyce essaie alors de lire sur les visages ce qu’il n’entend pas et, bien souvent, il n’y lit qu’une catastrophe annoncée : « Il essayait toujours de penser à ce qu’était la bonne réponse. Est-ce que c’était bien ou mal, d’embrasser sa mère ? Qu’est-ce que ça voulait dire, embrasser ? On levait sa figure comme ça, pour dire bonne nuit, et alors sa mère penchait sa figure. C’était ça, embrasser. Sa mère posait ses lèvres sur sa joue ; ses lèvres étaient douces

17. Ibid., p. 54.

et mouillaient sa joue, et elles faisaient un tout petit bruit ; bai-ser. Pourquoi est-ce que les gens faisaient ça avec leurs deux figures. »17. Remarquons cette façon de lier le son et l’image si caractéristique de son style. L’apprentissage de la lecture d’une écriture phonétique se fait toujours à haute voix. Savoir lire apporte l’ivresse d’une nouvelle nomination qui nous ouvre à un monde nouveau où certes la graphie compte mais où c’est phonétiquement que les mots incarnent l’idée d’une figure. L’accès à la lecture renverse le monde : certes nous nous humanisons en accédant au langage mais la lecture nous permet d’en recréer un autre18.

18. Je me réfère à la note de François Cheng, p. 39, dans son livre déjà cité : le Dialogue.

Lacan Il a répondu à l’appel de Joyce, certainement saisi par la lecture à haute voix de joyce lui-même chez Adrienne Monnier. Passé l’effet de surprise, il a inventé à son tour une écriture faite de cordes à nouer, trois d’un coup ! Et le kit de dépannage avec une quatrième pour les réparations. Par sa jaculation singulière, Joyce a attiré son attention sur la fonction phonatoire de la Voix. Il va poursuivre son élaboration de l’objet « a » en tant que production supplémentaire nécessaire à la fonction de la cause. Joyce ramène Lacan au plus près de ce qui nous constitue en tant que « parlêtre », c’est-à-

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dire à ce savoir insu qu’il nomme notre « lalangue ». Il s’agit bien d’un savoir autre que celui de l’Inconscient, qui ne peut se saisir et qui n’est pas fait pour être su, mais qui requiert un savoir-faire. Poursuivant son chemin en bonne compagnie et notamment celle de J. Aubert, Lacan s’interroge sur ce qui doit résonner pour qu’un dire soit une énonciation. Il distingue la phonation qui transmet la fonction du Nom Propre de la signifiance écrite. Pour lui, ce que Joyce écrit est la conséquence de ce qu’il est. Il touche au Réel, pas au vrai. La fonction du temps est causale, l’écriture n’est pas ce par quoi la résonance du corps s’exprime, il y faut une lecture à haute voix, ou son équivalent, le chantonnement, quand nous sommes dans une écriture idéographique. Joyce veut que son écriture résonne par elle-même et pour cela invente une langue truffée d’effets sonores. Ce qui s’écrit, s’écrit par notre dire, Lacan insiste en reprenant l’apport de Freud. Quant à Joyce, il distingue l’écrire du dire tout en les nouant et en gardant le point aveugle de l’énigme ce qui permet à Lacan d’avancer une nouvelle proposition quant au savoir de l’écrivain. Il s’agit d’un élément extrait de la lalangue, réalisé par la Jouissance hors sens qui s’y rattache sans oublier le savoir de l’inconscient créé à partir du refoulement originaire. L’inconscient qui se déchiffre est une hypothèse mais les effets de la lalangue nous dépassent du fait de la Jouissance hors sens de la voix irréductible. Ce qui est étranger au sens n’est pas seulement la lettre mais la jouissance portée par la voix. L’écriture de Joyce est faite de cette voix qui le soutient avec sa part de jouissance et de jubilation. Il s’appuie sur le corps de lettres, sur le Réel, pour avoir un corps. Le nouveau savoir de Joyce « se montre » à partir d’affects énigmatiques. La voix se réinscrit dans le champ du langage par un éprouvé qui se manifeste dans toutes nos relations. L’éprouvé de cette Jouissance est une force constante à l’instar de la pulsion.

La méthode de Joyce Pour écrire, l’écrivain doit choisir, autant que possible, nous dit Raymond Queneau, la langue dans laquelle il va rédiger ce qui lui semble nécessaire d’être dit et qu’il 19. Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, collection Folio/Essais, Écrits en 1955, p. 63.

offrira à la lecture19. Joyce choisit l’anglais, la langue imposée, la langue de l’oppresseur – tout comme Paul Celan – mais en la déformant, en la défigurant, en s’acharnant à lui redonner toute la saveur du mot d’esprit qui fait partie de son héritage. Joyce nous indique combien il lui a été difficile d’y parvenir. Voici venu le temps pour comprendre et ainsi donner la parole à Raymond Queneau qui met à notre disposition ses ouvroirs pour que nous puissions saisir la méthode de Joyce. Et rien ne vaut la pratique ! Pour rendre hommage à Joyce, « en vue de

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fairchtéer Finnegans Wake », il accepte d’appliquer la méthode joycienne et invente à son tour une nouvelle langue pour écrire. À partir d’une lecture à haute voix que je vous recommande, nous découvrons que nous devons laisser tomber des lettres, comme pour une écriture classique et sélectionner ce qui fera équivoque dans ce qui s’entend et dans ce qui se voit20.

20. Ibid., Hommages : une traduction en joycien, p. 219 à 221.

Raymond Queneau Drôle de vie, la vie de poisson !… Je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait vivre comme cela. L’existence de la Vie sous cette forme m’inquiète bien au-delà de tout autre sujet d’alarme que peut m’imposer le Monde. Un Aquarium représente pour moi toute une série d’énigmes lancinantes, de tenailles rougies au feu. Cet après-midi, je suis allé voir Celui dont s’enorgueillit le jardin Zoologique de la Ville Étrangère. J’y restai, bouleversé, jusqu’à ce que les fonctionnaires m’en chassent.

Une traduction en Joycien Doradrôle de vie la vie de poisson. Je n’ai jeunet jamais pu unteldigérer qu’on ment on pouvait vivier comme ce la sol dos rêt. Fischtre, ouïes ! Son aiguesistence sucette mortphe m’astruitte et me cotte, mets ta morphose dans la raie en carnation, euyet-moi ça, l’alarme dont crevette le monde, ô mort fausse, hue mor ! Quelle hummer ! Quelle hudor ! Où mort ? Où deurt ? Lamproie du rémore, je me limandais où j’allais j’irai. A quoi rhum ? Akvarium. Vite ! Je m’alosais, tourd torturé tourteau tortue matelote d’aiguilles, mais je n’avais pas d’anchois. J’allé je fus à l’énorgueil du gardinpartie de la ville étrangère, l’aquarius où va-t-Hermann où là oulla verse le cougard. Qu’où gars ? Mais, m’amifère ! Was Herr Mann ? Raie l’action ! Esaüso qui coule o verso d’alpha formalo fiché dans les tmimamellisphères bornéo ! Siaux d’os du sciel, piscez jusqu’o ramo ! Bélier ? Wieder ! Videz ! Vide pisces ariem. Ariestez-vous ici ! Arêtes ! Enchristez-vous dans votre shell ! G’y menotais jusquiame que mussel funkchionnaire me duse : sélassiez ! Ras d’eau ! Merduse ! que j’grondinais, merlouze ! que j’harenguais. Avec cette incursion dans l’atelier de l’artiste, nous entrons dans la subtilité du style de Joyce. Il joue de l’homonymie, de l’homophonie mais en déformant les sons, ce qui ne nous empêche pas d’entendre le sensé, à la condition du sonore de l’interprétation. Il fait des coupures particulières dans les phrases, ajoute de mots qui allongent le texte, s’adonne à la répétition, emprunte des mots venant de langues étrangères, qu’elles soient mortes ou vivantes et même d’une autre époque. Il transforme les phrases affirmatives en interrogatives. Et c’est très réjouissant.

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J’ai la chance de rencontrer actuellement une petite fille qui m’amène à vous proposer une autre lecture à haute voix avec cette question : arrivera-t-elle à inventer son sinthome ? MG, bientôt 11 ans, placée à 3 mois dans une famille d’accueil, est accueillie depuis 2 ans dans un lieu de vie où les adultes s’obstinent à vouloir la remettre dans la réalité, persuadés qu’il faudrait qu’elle parle pour prendre conscience de la dite réalité alors même qu’elle vit dans la terreur de ce qu’elle a vécu. Pourtant elle demande à me rencontrer deux fois par semaine. Cette petite cabocharde ne veut ni être soumise à la question, ni prisonnière de la voix des sirènes : « Si tu parles cela ira mieux, tu comprendras enfin ce qui t’arrive ». Elle est entrée en résistance. Silence. Elle s’assied, s’empare d’un crayon et d’une feuille de papier. Elle écrit. Ne s’agit-il pas pour elle de nouer ce Réel à une parole adressée pour que du nouveau puisse s’écrire et fasse que la douleur et l’angoisse qui l’empêche de dormir s’apaisent ? Elle se démène comme une diablesse pour se faire entendre. Elle aimerait « que ce soit pas fait » pour n’être ni faite, ni refaite. Alors elle se lance à corps perdu dans le faire, affinant son savoirfaire avec la langue, avec l’écriture et avec l’autre qu’elle aime étonner et qui l’étonne : « ah toi, tu m’fais marrer ! ». Elle commence par écrire des trajets, recto verso, puis construit des parcours avec ciseaux et colle et enfin, met en scène un personnage qui doit affronter l’épreuve, celle du « toboggan de la mort pour les grands, sur lequel tu perds l’équilibre ». Elle choisira, en fin de séance, d’ajouter un tapis pour amortir la chute, en disant : « On n’est pas obligé d’en mourir ». Pendant qu’elle se concentre sur la fabrication, elle fait des hypothèses à voix haute, pour tenter de répondre à ses nombreux pourquoi. « C’est parce que j’ai du répondant. Je suis grande. Un peu bécasse. Un peu follette. J’suis intelligente ». Elle sait se servir de sa voix. Et, comme on dit, en français, elle a du vocabulaire. « J’lui ai dit : j’te fusillonne ! » me faisant entendre son affectation dans la mise en jeu de sa parole au moment où elle s’est affrontée à l’homme qui lui a donné son nom et qui l’a sadisée. Il vient d’être déchu de ses droits, la voilà donc munie d’un nouveau patronyme. Ce « J’te fusillonne », n’a ni le statut d’un mot d’esprit, ni celui d’un lapsus. Il s’agit d’une invention verbale, d’une trouvaille. Cet acte de parole, à qui je donne le statut d’énonciation, a produit un retournement. Elle l’a désarmé en étant désarmante, en inventant une arme qui, à son grand étonnement, a pu créer un écart, ponctuel, entre elle et lui. « Je serai écrivain, oh, mais toi, les écrivains ça t’intéresse pas ! ». Elle module sa voix, répète un mot ou une phrase dans des tonalités différentes. Elle dit souvent : « je

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chantonne » – éclate de rire – « j’sais pas pourquoi », mais elle continue. Elle insiste sur ce « j’sais pas pourquoi » qui se rapporte aussi bien à ce qu’elle dit qu’à ce qu’elle écrit. Elle me « montre » un savoir faire, certes fragile, où la liaison d’une jouissance et d’un savoir insu sont une nécessité. Peut-être est-ce sa façon de maintenir l’énigme et d’y soutenir son désir ? Après avoir accepté « mon truc english », qui commence par « un chara bouilli bouilla », « tu sais le quick girl », « le c’qui gueule », « ah oui, le squiggle, squiggle, squiggle », « ah, mais j’rigole ! », elle fera des dessins « pour la discussion ». Je remarque qu’elle dessine très peu. Elle trace des flèches, des formes géométriques, des chiffres, des points, des lettres, fait des trous pour écrire comme les aveugles. Maintenant, elle ne fait plus de trous dans les murs quand elle est en colère. Elle parle de honte, de haine, de tristesse. Il lui est arrivé de sangloter. Elle utilise le divan quand elle a quelque chose d’important à dire. Elle aime rire aussi et s’essaie aux jeux de mots, aux histoires drôles qui ne le sont pas souvent. Ca rate. D’autres fois, elle se réjouit en jouant avec l’équivoque : « Ah non, aujourd’hui, j’fais pas d’histoire ! ». Elle est à la recherche de la présence de l’autre. Dès le départ, elle affirme : « quand j’aurai terminé, dans très longtemps ». Elle s’attelle à la fabrication d’un livre dont elle sera l’écrivain, le dessinateur et l’éditeur. Elle écrit, sans que je ne m’en aperçoive, en tout petit sur la première page : « a ma naissance » (sans accent grave sur le a). Cette petite Zazie de campagne invente une stratégie pour écrire, en parlant à quelqu’un. « Silence ! J’me concentre sur mon paplar ». Puis elle me tend la feuille pour que je lui en fasse une lecture à haute voix. »21

21. Aujourd’hui, elle peut se risquer à lire elle-même à haute voix.

*  *  * Pourquoi Joyce n’a-t-il pas choisi d’écrire de la poésie alors que son appui sur les poètes a été déterminant pour qu’il se lance dans l’écriture ? Je peux faire l’hypothèse d’un coût trop élevé à payer, avec une perte de jouissance le mettant en risque de dévitalisation, perte qui se serait redoublée de celle de ses lecteurs potentiels dont vous savez qu’ils sont peu nombreux dans ce domaine. Bien que nous soyons portés à prêter davantage attention au sonore dans son œuvre, le regard y tient une grande place. Il nous donne à voir et à entendre dans la simultanéité, même si la Jouissance semble davantage s’accrocher à la voix. Le regard n’est jamais voyeur et souvent lié à une incompréhension : Joyce essaie d’attraper par le regard ce qui ne peut s’attraper que dans la parole et vice versa. Les clignotants s’allument quand son regard se lève sur le visage du prêtre, il nous donne à voir un

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tableau  : «  le reflet morne du jour englouti  », qui le menace d’effondrement. Joyce reprendra ce signifiant « morne » pour ce qui concerne la Voix, ce mot qui exprime tout aussi bien la tristesse et la brisure que la lassitude et l’ennui par manque d’éclat, cet éclat que Joyce situe comme l’essence même de l’objet. Quant à la Vocation, Joyce répond non à l’appel de Dieu mais va dire oui à l’écriture. Le nouage de l’inconscient avec le Réel fait tenir ensemble les effets de sens du langage (Symbolique et Imaginaire) et les effets hors sens de la jouissance de la langue (Inconscient et Réel). Joyce y ajoute le Réel des lettres de la littérature.

En conclusion Joyce se lance dans l’écriture quand le regard et la voix de l’Autre n’ont pu assurer cette image nommée du miroir. Il s’appuie sur son savoir insu, il sait qu’il ne pourra tenir avec l’unique musique. Il devra inventer une écriture imprégnée, nourrie des sonorités qui l’ont accompagné. Une œuvre digne d’être signée en son nom propre. Si l’art est un savoir-faire, le Symbolique est au principe du faire. Le mot devient 22. Charles Baudelaire, « Les fleurs du mal » chez Ebeling, texte intégral de Th. Gautier, l’invitation au voyage, p. 141.

alors l’esprit qui anime la matière et l’esprit est l’usus, la Jouissance dont nous pouvons faire usage. L’invitation au voyage, il la saisit : oui partir, lever l’ancre, partir sans retour prévu mais pas sans échos de retrouvailles. « songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble ! », « là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté »22. La voix de Charles Baudelaire résonne à la proue : « O mort, vieux capitaine, il est

23. Ibid., le voyage, p. 308.

temps ! levons l’ancre… Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’inconnu pour trouver

24. Citation extraite de la biographie de Jean-Jaurès.

« C’est en allant vers la mer que le fleuve reste fidèle à sa source », nous dit Jean-

du nouveau ! »23 Jaurès24 « Au large ! Au large ! » dit Joyce, pour conclure son portrait, « Bienvenue Ô vie ! Je pars pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner

25. Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme, p. 361 et 362.

dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais »25. Vous entendez l’invocation qui lui permettra de faire sonner son « Introïbo ad altare Dei » et ainsi poursuivre son œuvre. Le corps d’une écriture se donne à voir et à entendre quand l’image du corps vient à défaillir. Le sadisme de ses camarades, la douleur des rhumatismes articulaires aigus, la douleur oculaire sans oublier la douleur de l’âme, Joyce les traitera par le stylet cette pointe acérée pour écrire, cette lame affûtée pour effacer, devenant langue pour une nouvelle écriture. Ce chirurgien qui coupe, qui coud et raboute en s’adonnant quelquefois au collage, répond à l’aiguillon de son stilus, pour continuer son chemin. Son portrait se présente comme un tableau sonore. Sa défaillance visuelle a certainement eu un impact sur la façon dont il a accentué, à l’excès, l’objet voix dans sa

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fonction phonique, comme si, ce qui ne pouvait plus se voir pourrait se donner à voir 26. Jacques Dupin, Le corps clairvoyant, Nrf poésie, Gallimard, p. 157.

par la voix. « Il était une Voix ». Écoutons le poète Jacques Dupin26 : Il m’est interdit de m’arrêter pour voir. Comme si j’étais condamné à voir en marchant. En parlant. A voir ce dont je parle et à parler justement parce que je ne vois pas. Donc à donner à voir ce que je ne vois pas, ce qu’il m’est interdit de voir. Et que le langage en se déployant heurte et découvre. La cécité signifie l’obligation d’inverser les termes et de poser la marche, la parole, avant le regard. Marcher dans la nuit, parler sous la rumeur, pour que le rayon du jour naissant fuse et réplique à mon pas, désigne la branche, et détache le fruit. Maintenir le continu, c’est le savoir-faire de l’écrivain Joyce pour que le mouvement ne se fige pas et ne provoque un arrêt sur image qui serait celle de la mort. Le désir que Lacan y repère dans son œuvre, l’amène à parler autrement de l’objet a : « Nous ne croyons pas à l’objet, mais nous constatons le désir, et, de cette constatation du désir, nous induisons la cause comme objectivée »27. Affirmer, accepter que le mouvement se fasse dans le noir, la parole sous la rumeur, c’est ce que Lacan entend chez Joyce, où les effets de l’acte de dire pourront s’écrirent, laissant jaillir la lumière

27. Séminaire de Jacques Lacan, Séminaire le Sinthome, Opus déjà cité, p. 43.

de mots d’esprit à partager une fois le portrait terminé, en partance pour retrouver « Ulysse ». Si la logique de l’écriture du nœud borroméen est celle d’un sac et d’une corde pour le fermer, celle de Joyce est la fabrique d’une corde d’écriture tressée de lettres et de paroles jouissantes. Cette corde ne se réduisant pas à une ceinture décorative, lui permettra de lier l’image du corps à un inouï ouvrant sur un au-delà de la matérialité sonore des voix.

28. Article extrait du journal Le Monde du 23 février 2013.

Aujourd’hui, nous assistons à un regain d’intérêt sur le sonore que ce soit à la radio, dans les journaux, chez les historiens tout autant que chez les artistes, intérêt sur la Voix, les langues (« Parlez-vous le Blistène ?28 »). De nouveaux écrits apparaissent sur le paysage sonore, la voix du peuple dans l’histoire, son évolution. Quelle surprise

29. Léon-Paul Fargue, Poésies, Nrf Gallimard, Ludions p. 55.

de découvrir que la confession était impossible pour les paysans qui n’arrivaient pas à parler à voix basse à une certaine époque. Avec Joyce et Lacan, avec vous aujourd’hui, je conclurai par cette petite chanson interlope : « Air du poète » de Léon-Paul Fargue mis en musique par Erik Satie . 29

Soyons le poème !

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30. Erik Satie, LudionS, poèmes de Léon-Paul Fargue, Éditions Salabert.

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Air du poète Au pays de Papouasie J’ai caressé la Pouasie… La grâce que je vous souhaite C’est de n’être pas papouète.

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Joyce JOHN MONAHAN

Ancien Maître de conférences associé au CELSA, Paris

(θαλλατα !) Par un accident de l’histoire – que Joyce qualifie de cauchemar – je suis venu au monde à New York, Brooklyn pour être plus précis, au sein d’une communauté irlandaise récemment arrachée à ses terres par la famine. Cernée par une Amérique protestante, ma communauté d’origine a su reproduire sous la même forme exacerbée l’environnement religieux étouffant à partir duquel Joyce élabora sa révolte. Placé très tôt dans les écoles catholiques, j’ai fait connaissance avec l’œuvre de Joyce tout naturellement dans mon adolescence. Un certain nombre de camarades de classe et moi-même y avons trouvé en effet une forme de consolation c’est-à-dire l’espoir d’échapper au moins par la pensée au carcan intellectuel qui nous était imposé. Joyce est vite devenu pour nous une référence pour défier l’autorité des frères marianistes, recours d’autant plus efficace qu’il était prestigieux. Plus tard, Joyce fut pour nous une excellente introduction à l’éducation jésuite qui pour la plupart nous attendait. Dans ce texte court, je tenterai comme lors de ma conférence de dégager quelques lignes de force importantes, – des repères parfois perdus de vue au cours des discussions théoriques et qui me semblent cependant nécessaires pour bien comprendre un auteur qui passe pour insaisissable. Je soumets ce compte rendu avec beaucoup de retard et avec mes excuses, notamment à l’endroit de Marie-Christine Salomon. Peu de temps après la commande passée j’ai dû, en effet, m’absenter longuement de France, pour effectuer des séjours répétés en Chine. Ces derniers déplacements m’ont d’ailleurs donné l’occasion de repenser ma vision de la création joycienne.

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Quelques repères biographiques James Augustine Aloysius Joyce est né dans la banlieue de Dublin le 2 février 1882. Il était l’aîné de dix enfants. Son père, alcoolique, est mauvais gestionnaire des maigres finances familiales. Joyce commence ses études chez les Jésuites mais la situation de la famille le contraint à changer d’école et à fréquenter une école catholique de moindre renommée. Il rejoint un collège jésuite de Dublin en 1893 comme boursier et destiné à intégrer les ordres. À l’âge de 16 ans, il rejette le catholicisme et s’inscrit à l’University College de Dublin où il suit un enseignement de lettres en langues modernes (Français et Italien). S’ensuit une période marquée par l’alcoolisme pendant laquelle il vivote en écrivant des comptes rendus de livres, en enseignant et en chantant (dans les concours de chant très répandus en Irlande – Joyce était un musicien et chanteur de talent). En 1904, il part pour le continent avec sa fiancée, Nora Barnacle, originaire du Connemara – région encore gaélophone – qui travaillait comme femme de chambre à Dublin. Il ne reviendra que rarement en Irlande, passant sa vie à Trieste, Zurich et Paris. Il meurt en 1941 à Zurich. Ses œuvres majeures sont un recueil de nouvelles Les Gens de Dublin (1914) et des romans Dedalus ou Portrait de l’artiste en jeune homme (1916), Ulysse (1922) et enfin Finnegans Wake (1939) dont Lacan parlera dans son séminaire intitulé Le Sinthome.

Extra ecclesia nulla salus Il est essentiel, lorsqu’on parle de Joyce, de ne pas négliger l’influence primordiale d’un catholicisme exorbitant – tel qu’il a pu se développer dans l’Irlande de son époque. Joyce a eu en effet à se débattre sa vie durant avec les séquelles d’une adolescence passée dans un environnement religieux particulièrement rétrograde et opprimant. L’Église catholique d’Irlande, bien qu’elle ait joué pendant quelques siècles un rôle majeur dans l’histoire du catholicisme, voire dans l’histoire de sa propre survie, était devenue bien avant la naissance de Joyce une Église insulaire, fermée à toute avancée de la pensée et appliquant à la lettre des consignes ataviques. Joyce lui-même affirmait que le catholicisme irlandais ressemblait plus à la magie noire qu’à une religion. Dans la période suivant les premières famines de 1845, cette église a su tisser pour la quasi-totalité de la population survivante une camisole particulièrement étroite qui visait à étouffer toute pensée extra-ecclésiastique. La dictature des mœurs qui régnait alors est difficile à concevoir de nos jours, du moins dans les pays occidentaux. On en aura une petite idée avec l’anecdote suivante : quand un ami entreprit de faire comprendre la révolution contre le Shah en Iran à l’écrivain William Burroughs, celui-ci

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Grandir
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l’interrompit en s’exclamant : pas la peine de me l’expliquer davantage, j’ai tout compris ! C’est comme si le pays était tombé sous le joug de 120 000 curés irlandais ! Il suffit de lire une des premières publications de Joyce – Les Gens de Dublin –pour s’en convaincre. Ces nouvelles, qui sont autant d’exercices de style, constituent aussi les premières tentatives de Joyce pour exorciser les démons qui hantent l’Irlande de son époque. Hautement « littéraires », au style géorgien ampoulé, les histoires de Gens de Dublin se dessinent toutes sur un arrière-fond « catholique », lourd et étouffant. Le sentiment de culpabilité s’ajoute à la solitude masturbatoire – souvent désignée comme le péché irlandais par excellence – ainsi qu’à une extrême misère matérielle. À l’exception des morts eux-mêmes, tous les personnages – jusqu’aux prêtres abusifs au comportement ambigu – sont englués dans une atmosphère mortifère dont les seules échappatoires sont la résignation ou le suicide. Il faut bien noter qu’être catholique dans ce contexte est vraiment tout autre chose qu’être catholique en France ou en Italie. Être catholique en Irlande – surtout à l’époque de Joyce où l’Irlande est encore gouvernée à partir de Londres – c’était sentir à tout moment sa différence avec le colonisateur anglais, le vainqueur qui n’avait que mépris pour cette religion « latine » et pour ce pays qu’il y a peu de temps encore les Anglais appelaient « le Cuba des Îles britanniques. » Être catholique – même sous la forme la plus rétrograde et pervertie que pouvait prendre alors cette religion – revenait tout de même à se démarquer du colonisateur. Pour Joyce et d’autres, le fait d’être catholique fut donc aussi une grande fierté car c’était appartenir à une tradition intellectuelle bien plus ancienne et plus brillante que celle du colonisateur anglais. Pour cette raison, la dramatique rupture de Joyce avec cette Église celtique repliée sur elle-même après des siècles de gloire ne fut jamais totale. Joyce – chanteur et musicien de talent – a gardé à l’oreille les immenses trésors de la liturgie catholique que le goût celte pour les circonvolutions et les dédales a su rendre encore plus baroques. Joyce s’en est imprégné dès son plus jeune âge et a toujours marqué sa préférence pour le faste de l’Église par opposition à l’austérité des cultes protestants. Souvenonsnous que Ulysse commence avec l’élévation de l’hostie simulée par Buck Mulligan alors que l’aube point au-dessus de Dublin. Son œuvre autobiographique – Portrait de l’artiste – publiée en 1916, retrace le parcours du jeune écrivain jusqu’à son départ pour l’Europe avec sa fiancée, date à laquelle il abandonne définitivement le carcan de l’Irlande et celui de son Église. Pour une génération de jeunes américains issue des collèges et universités jésuites et qui ont pris connaissance de l’œuvre joycienne dès leur adolescence, Le Portrait, imprégnée de révolte et de rêves, est une œuvre séduisante. Face à la perfidie de l’Irlande et à

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l’autorité abusive de son Église, Stephen Dedalus, le héros de Portrait, déclare qu’il ne lui reste plus que trois armes : « le silence, l’exil et la ruse. » Formule souvent reprise lorsque nous eûmes affaire aux grandes manœuvres des institutions américaines des années 1970 pour tenter de conserver son emprise sur une jeunesse rebelle au nom d’une Amérique aux entreprises hégémoniques soutenues déjà par un intégrisme naissant de souche protestante. Dans une scène célèbre de Portrait, la mère de Stephen, agonisante, lui demande de s’agenouiller au pied de son lit et de revenir à la Sainte Église, ce qu’il refuse de faire. Rejet tout à la fois de la religion et de l’amour maternel – « le plus pur de tous les amours » vont de pair. Joyce largue les amarres. Pourtant, ce non serviam brutal de Joyce est loin de constituer une rupture totale. La démarche joycienne est en effet une contestation qui utilise les textes mêmes sur lesquels se fondait une autorité devenue abusive et stérile. Bien qu’empreinte d’une vraie passion, il s’agit d’une révolte profondément intellectuelle tirant profit des grands moments de la pensée des Pères de l’Église et surtout, en l’occurrence, de Saint Thomas d’Aquin, l’un des maîtres à penser de Joyce dont les catégories innombrables vont être reprises par lui sous diverses formes dans la suite de son œuvre. Cet attachement à la tradition ecclésiastique est renforcé par l’admiration que Joyce a gardée pour les Jésuites qui lui ont fourni les outils intellectuels pour penser le monde. Sortir d’un collège jésuite au temps de Joyce, c’était être capable de penser en latin, de pénétrer les textes abstrus du thomisme, capable de se nourrir d’une pensée dialectique très complexe. La seule vraie lacune dans sa formation fut l’absence du grec que Joyce a toujours regrettée. Ceci est peut-être imputable à un surprenant conservatisme tardif de la part des jésuites irlandais envers la langue du schisme. Du temps de Matteo Ricci, en effet, le grec faisait partie intégrante du cursus des études. On peut se demander l’influence qu’aurait eue sur Joyce l’apprentissage de cette langue et la lecture de Platon ou d’Euripide, dans le texte original. Au moment de sa mort, Joyce étudiait un dictionnaire de grec en vue de la préparation d’une œuvre qui devait être entièrement écrite à partir des bruits de la mer mis en mots, une histoire racontée par le clapotis des vagues. Encore une histoire de retour comme Ulysse, comme La Veillée de Finnegan.

La dépossession par la langue Il ne faut pas sous-estimer la problématique devant laquelle se trouve un auteur qui se propose de « créer la conscience inachevée de son peuple » comme l’exprime Stephan Dedalus dans Portrait de l’artiste. Et ce alors que ce peuple, et partant l’artiste

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lui-même, a été dépossédé de sa propre langue au cours du cauchemar relativement récent de l’histoire irlandaise. Joyce doit mener à bien son projet dans une langue qui n’est pas tout à fait la sienne, en tout cas pas celle de ses ancêtres, c’est-à-dire dans un contexte culturel qu’il ne reconnaît pas, dans la mesure où l’on peut considérer la culture, justement, comme largement façonnée par la langue. Cette langue imposée donc, Joyce va en permanence tenter de la miner de l’intérieur pour en faire un idiome enfin adapté à son projet. Il utilisera pour ce faire l’ultime arme de tous les Irlandais : le trait d’esprit. C’est un fait peu connu en France mais l’identité irlandaise se fonde souvent sur les jeux de mots. « Auteur de langue anglaise », Joyce choisira donc d’écrire dans la langue de ceux qui, depuis l’incursion sanglante de Cromwell, ont fini non seulement par contraindre les derniers princes gaéliques de l’Irlande – les Oies sauvages – à l’exil en France (cf. le siège de Limerick en 1690) mais ont aussi coupé la langue aux poètes dans une île qui, tout en gardant la flamme de la culture européenne, avaient su développer une expression littéraire de premier ordre. « Insula sanctorum et doctorum », c’est ainsi que l’on a nommé l’Irlande pendant les siècles troubles qui ont suivi la chute de l’Empire romain. La première traduction de l’Odyssée en langue vernaculaire fut d’ailleurs faite en gaélique. Auteurs eux-mêmes de superbes poèmes en langue irlandaise, les moines qui recopiaient les précieux manuscrits de l’Antiquité transportés en Irlande pendant l’âge des ténèbres inventèrent également une calligraphie dont la complexité, les circonvolutions, nous rappellent le style de Joyce dans ces dernières œuvres. La longue occupation anglaise eut pour conséquence que dans les grandes villes – Dublin au premier chef – l’anglais devint la langue véhiculaire. Ce n’est que dans l’Ouest de l’Irlande que le gaélique continua largement à être parlé. Rappelons que la femme de Joyce, Nora, était issue de ces mythiques terres de l’Ouest de l’Irlande que traversent les eaux mutines du Shannon. Mais c’est avec les terribles famines des années 1845 et 1852, qui ont mis sur les routes toute la population rurale irlandaise provoquant la mort d’un million de personnes et forçant les survivants à l’exil, que la langue gaélique a reçu l’estocade ; Joyce évoque ces années terribles dans un passage inoubliable d’Ulysse. Le gaélique n’est plus aujourd’hui parlé que dans quelques régions de l’Ouest coupées du reste du pays par des montagnes très accidentées. Depuis deux siècles, c’est une langue qui n’en finit pas de mourir mais sans jamais disparaître complètement. Langue perdue, si l’on veut, mais pas pour tout le monde car, ironie du sort, les milieux les plus réactionnaires de l’Irlande ont su s’en emparer pour créer l’aura d’une nostalgie pour une Irlande

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agraire, paradisiaque, qui n’a en fait jamais existé. Irlande mythique soumise de cœur joie à une Église qui n’a jamais voulu soutenir ni le gaélique, ni la population paysanne souvent rebelle, d’ailleurs, aux injonctions ecclésiastiques. « Pas assez irlandais », c’est ce que disent souvent les critiques de Joyce, car il écrit dans la langue de « l’ennemi. » Il a abandonné sa langue comme on délaisse le chevet d’une mère agonisante. Beckett – d’ailleurs protestant – entendra de semblables critiques formulées par ceux qui prétendent détenir la clef d’une véritable « irlandicité. » Dans le Portrait de l’artiste, il est souvent question de ce sentiment de domination linguistique. Stephen Dedalus tente d’y répondre en évoquant la fière histoire de son île aux saints érudits. On y trouve un passage mémorable où un jésuite, anglais de surcroît, reprend Stephen pour avoir utilisé un mot tombé en désuétude en Angleterre. Stephen garde le silence pensant par-devers lui que cet Anglais ignore probablement tout de l’histoire de l’Irlande et ne sait pas que les Irlandais sont souvent plus habiles dans le maniement de la langue anglaise que les Anglais eux-mêmes. Joyce n’a jamais eu beaucoup de respect pour la littérature anglaise – « la risée de l’Europe » – lui préférant les traditions italiennes et françaises. Dans le roman anglais, il voit un genre soumis aux règles imposées par une société trop marquée par les distinctions de classes. Ce n’est pas pour rien qu’un écrivain aussi « révolutionnaire » que Virginia Woolf, depuis sa retraite de Bloomsbury, pourra parler de Joyce comme « d’un ouvrier autodidacte, mal élevé » tant le choix de ses sujets, et de ses mots, a choqué une opinion bien pensante. Aléas de l’histoire, donc, Joyce est contraint d’écrire en anglais sans qu’il soit cependant question pour lui d’une capitulation. Il veut dépasser la langue du Maître, la « subvertir », l’ouvrir à toutes les langues de la terre en créant une deuxième tour de Babel. Ironie du sort, l’anglais depuis Joyce – mais pour d’autres raisons, hélas, que l’influence de son œuvre – est bien devenu un « globish » mondial. Tel le stylo et le calepin pour le chef de tribu dans Tristes Tropiques qui feignait devant son peuple de savoir écrire, l’anglais est devenu dans beaucoup de pays un instrument de pouvoir manié de manière ostentatoire par ceux qui en ont appris un peu devant ceux qui ne l’ont pas appris du tout. Joyce se serait peut-être moqué de l’inquiétude actuelle du Prince Charles relative au fait que la langue anglaise telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est devenue méconnaissable. Et pourtant ce nouveau swahili mondial n’offre-t-il pas aux écrivains de l’avenir d’innombrables perspectives ? Après Portrait de l’artiste, Joyce passera à une littérature moins directement biographique. Après huit années de labeur, il publiera Ulysse. C’est avec cette première grande œuvre que l’écriture joycienne devient « difficile » car avec Ulysse Joyce n’écrit

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plus vraiment pour être compris. Il le dit lui-même : « J’écris pour que dans 300 ans mon œuvre fasse encore l’objet de débats dans les milieux universitaires ». Pari en passe d’être tenu car il existe aujourd’hui autour de Joyce toute une « industrie » de recherche qui fait de lui l’un des écrivains les plus étudiés de l’histoire.

Ulysse Ulysse peut encore se lire de bout en bout comme un roman. Un étudiant qui n’a pas vraiment besoin de sortir de sa chambre peut prétendre l’ingurgiter en moins de 48 heures. Il s’agit certes d’un exercice autrement plus difficile que de lire, disons, Anna Karenine ou Les Frères Karamazov, mais le lecteur s’en sort tout de même avec le sentiment satisfaisant d’en être venu à bout. Dans Ulysse, il y a un début et une fin. C’est l’histoire d’une rencontre d’un « père », Léopold Bloom, qui n’a pas de fils, avec un « fils », Stephen Dedalus, qui n’a pas vraiment de père. Bloom, juif dublinois, est marié à Molly Bloom, une femme réputée volage et que Bloom néglige depuis de longues années. Molly fantasme une relation amoureuse à la suite d’une rencontre avec Stephen Dedalus que Bloom ramène à la maison après l’avoir extrait d’une rixe nocturne. Ce qui retiendra aujourd’hui notre attention dans Ulysse, ce sont les thématiques qui seront plus tard reprises dans La Veillée de Finnegan. Dans Ulysse, Joyce emprunte la structure de l’Odyssée d’Homère. Ulysse c’est un roi errant qui cherche à revenir chez lui par voie de mer. Mais, outre le sujet, il faut surtout noter l’importance prise par le travail du style : style baroque, fait de pastiche, de parodie, de figures de rhétorique (la paronomasie y tient déjà une place d’honneur) et, dans les dernières pages, une tendance à prendre vraiment le large dans tous les sens du terme, au plan du style comme de la narration. C’est à la fin d’Ulysse qu’on trouve un premier décrochage linguistique majeur : le célèbre monologue intérieur de Molly Bloom. Cette technique appelée bizarrement en Anglais « stream of consciousness » n’a pas grand-chose à voir avec la conscience. On lui préférera le terme français de « monologue intérieur ». Joyce a emprunté ce procédé à Edouard Jardin qui l’utilise pour la première fois dans son livre, Les lauriers sont coupés, publié en 1885. Dans ce très long monologue, Molly Bloom, étendue sur son lit dans un état de demi-sommeil, s’imagine être l’amante de Stephen Dedalus et se remémore sa première aventure amoureuse. « Oui je dis oui » termine-t-elle après quarante pages qui marqueront la littérature de notre époque. Après Ulysse, il faudra à Joyce dix-sept ans pour venir à bout d’une autre longue phrase de plusieurs centaines de pages : Finnegans Wake.

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On sait que la fille de Joyce, Livia, qui souffrait de graves troubles psychiques, a été internée à plusieurs reprises et a fini sa vie dans un asile en Angleterre. Joyce et sa femme ont cherché conseil auprès de plusieurs médecins, notamment Carl Jung. Par la suite, Joyce dira de Jung qu’il traitait surtout les bonnes femmes qui avaient une araignée dans le plafond ; mais Jung a eu un mot qui à mon avis en dit long sur le « délire » joycien : alors que pour lui la fille était en chute libre perpétuelle, Joyce père, pour sa part, tombait aussi, mais comme un plongeur qui exécute une figure savamment méditée.

Finnegans Wake Cette œuvre polymorphe, la dernière de Joyce, est un long rêve diurne/nocturne où les mots réduits à l’état de simples bruits et les bruits devenus signifiants comme s’ils s’agissaient de mots, se rencontrent dans une phrase interminable qui se mord la queue. Les mots sur la page sont autant de signes à la merci d’autres signes ou plutôt – et cela paraît à l’évidence si on lit Finnegans Wake à haute voix, exercice qui s’impose presque – des bruits à la merci d’autres bruits. Un peu comme des chocs fortuits de protons sonores. Ce n’est pas pour rien que des physiciens qui cherchaient un nom pour une particule élémentaire, de découverte récente, ont choisi le mot « quark », néologisme créé par Joyce dans Finnegans Wake, qui n’a aucun sens apparent mais cependant en trouve un dans le contexte de son œuvre. Un bruit dans la rue – c’est l’une des définitions que Joyce a donnée de Dieu. En tout cas, nous autres héritiers de la tradition freudienne, ne nous étonnerons point que ces signes/bruits alignés pêle-mêle finissent tout de même par créer des bulles de sens qui seront vite dissoutes dans d’autres signes, d’autres bruits. De chaque bulle de sens éphémère Joyce profitera pour faire un jeu de mots qui s’enchaîne à la bulle de sens suivante, elle-même transformée en jeu de mots. Malgré la pichenaude au « bon sens », l’ensemble tient la route, tout comme nos pensées, enchaînées au fil d’associations parfois baroques semblent tenir la route, bon gré mal gré. Mais, à la différence de nos pensées – et sur ce seul point je dis mon désaccord avec Lacan – ces jeux de mots – consommés avec modération – peuvent être très divertissants. Que l’on se rassure, peu de gens – je n’en ai pas encore rencontré personnellement mais cela doit exister – ont lu La Veillée de Finnegan de bout en bout. Ceux qui l’ont fait se sont imposé une tâche inutilement ingrate et, pour le coup, certainement pas amusante. Comme on le dit parfois à propos des impôts, trop d’humour tue l’humour. Je recommanderai donc plutôt pour la lecture de La Veillée de Finnegan des séances éclairs.

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Si La Veillée de Finnegan (Finnegans Wake, le titre même, comme on le sait, est un jeu de mots, « wake » en anglais signifie à la fois « se réveiller » et « veillée funèbre ») semble être dominée par l’histoire d’un homme, Tom Finnegan (le héros d’une célèbre chanson irlandaise « à tiroirs »), de sa mort et de sa résurrection, il ne faut pas oublier que l’histoire – on est tenté d’écrire l’Histoire avec une majuscule – est racontée en bonne partie par des femmes, voix de laveuses nettoyant le linge sale de leurs maris inconstants et alcooliques, au bord de la Liffey qui traverse Dublin et qui dans l’œuvre de Joyce est métamorphosée en une femme – Anna Livia Plurabella. C’est donc au bord de ce cours d’eau fait femme que l’on retrouve multipliée la voix de Molly Bloom et son célèbre monologue intérieur à la fin d’Ulysse. Ce sont ces voix de femmes, intarissables, qui racontent la chute de Tom Finnegan de l’échelle sur laquelle il était monté pour réparer le toit de sa maison et de sa résurrection lors de sa veillée funèbre. Avec d’innombrables méandres, ce « discours fleuve » – une interminable phrase – va poursuivre sa route fluviale qui mène des sources jusqu’à la mer où elle fera boucle sur elle-même pour repartir au début. Juste avant de repartir, là où l’histoire semble toucher à sa fin, il y a un moment inoubliable quand, au-dessus des roseaux, le cri d’une mouette se mêle à celui d’un petit garçon – « Prends-moi dans tes bras, papa, comme le jour où tu m’as emmené dans les allées de la foire aux jouets ! ». Tous les écrits de Joyce, scandés à la fois par un départ rebelle et la nostalgie du retour, semblent converger vers ces retrouvailles.

La Chine et le « spiritus rector » Depuis mon intervention à Poitiers, j’ai séjourné à plusieurs reprises en Chine où j’ai enfin trouvé le temps de rédiger ce bref compte rendu. Mes séjours dans l’Empire du milieu ont eu une influence sur ma manière de comprendre Joyce. En effet, la Chine profondément « a-théiste » fait mieux comprendre l’œuvre de Joyce qui tourne autour du départ du fils rebelle et de la nostalgie du retour au Père. J’ai un ami de longue date qui a grandi avec moi dans une enclave irlandaise aux environs de New York et qui a fréquenté les mêmes écoles catholiques. Or, cet ami a conçu très tôt une passion pour les langues classiques si bien qu’au moment de choisir ses cours dans une université jésuite où il était admis (il nous était interdit de postuler ailleurs que dans les institutions catholiques) a annoncé à ses parents qu’il voulait étudier le grec. « Le grec ? Quelle idée ! » s’exclama sa mère. « Le grec ne sert à rien. Le latin, d’accord, avec le latin on peut devenir avocat. Mais le grec, jamais » !

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Mon ami a insisté, provoquant une crise familiale. Sa mère s’acharnait : il devait absolument renoncer à étudier le grec – mais lui n’en démordait pas. En désespoir de cause, la mère impliqua son mari dans l’affaire. En bon irlandais, il était resté à l’écart du conflit en sirotant son verre d’alcool devant le téléviseur. « Si tu ne règles pas ce problème », lui dit-elle, « plus question que je te serve l’apéritif ». Argument convaincant : le père passa donc à l’action. Il monte voir son fils qui maintient sa volonté d’étudier le grec. Le père défait alors sa ceinture et le bat comme plâtre – côté boucle – avant de redescendre se préparer un double whiskey devant la télé. À la fac, où il n’y avait plus qu’un seul professeur de grec, cet ami a poursuivi ses études en cachette. Je lui ai demandé pourquoi il y tenait autant. « Je veux savoir comment pouvaient penser, comment même pouvaient vivre, ceux qui n’ont jamais connu le christianisme. Les Grecs comme les Romains, mais les Grecs encore plus que les Romains. Comment ont-ils pu faire ? ». Quand je contemplais ces visages éclatants d’étrangeté que l’on trouve dans les fresques romaines ou grecques, la pensée me venait, il est vrai, bien souvent que ces gens-là n’avaient pas connu le christianisme, qu’ils ne croyaient pas au salut de l’âme, ni à tout ce dont nous étions, quant à nous, imprégnés dès notre plus jeune âge. Mais ces gens – Grecs ou Romains – étaient tout de même comme nous en ceci qu’ils croyaient à un « spiritus rector », à un agent suprême en charge des affaires de l’univers. Même ceux, comme Lucrèce, qui ne croyaient pas aux dieux furent marqués par l’omniprésence de ce concept. La religion du Père fait partie intégrante de l’histoire de notre Occident. Ce n’est qu’après un long règne incontesté que cette notion a enfin dû engager une lutte sans merci avec la science – lutte qui n’a pas encore cessé à ce jour. Pour connaître le dépaysement qu’il recherchait, mon ami d’enfance aurait finalement mieux fait d’étudier le chinois. Comme le dit Joseph Needham dans sa brillante préface du deuxième tome de Science et Civilisation en Chine, la Chine n’a jamais eu à se débattre avec cette contradiction entre l’idée de Dieu et la science car elle n’a jamais connu ce qu’on pourrait appeler une pensée religieuse. Il y a dans la pensée chinoise peu de place pour le Zeus, le Yahweh ou le Pater de nos religions, et aucun intérêt pour l’origine des choses – le primum mobile. On est effectivement en droit de s’interroger quant à l’impact que cela peut avoir sur ce que Joyce appelait – nous le dirions autrement – « la conscience d’un peuple ». Nankin/Paris – août/septembre 2010

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Banalité de Joyce, rencontre avec Lacan Jean-Jacques LEPITRE

Psychanalyste

LA QUESTION QUI M’EST APPARUE COMME PRÉALABLE À CES JOURNÉES EST QUE lorsque Lacan illustre de Joyce et de son œuvre son propos théorique dans l’élaboration du Sinthome, on ne peut supposer de sa part nulle naïveté. Non seulement, il l’a croisé dans sa jeunesse, curieuse intellectuellement, au temps du Paris des années 30, mais surtout, lorsqu’il l’évoque dans son séminaire, c’est après avoir lu et consulté de nombreux ouvrages consacrés à Joyce et à son œuvre et ayant demandé la collaboration d’un des plus grands spécialistes de cet auteur, Jacques Aubert. Donc nulle réduction à un cas, nulle ignorance, nulle naïveté ne peuvent être ici supposées. Alors pourquoi un tel choix ? Et comment en dégager l’abord, comment suivre le sillon qui s’en produit dans l’élaboration théorique qui est la sienne en ce temps de son séminaire ? Pour tenter de répondre à ces questions, il m’a semblé devoir départager ce qui, de Joyce, ressortirait de la stricte création littéraire, c’est un des plus grands écrivains du XXe siècle, de ce qui ressortirait de singularités plus personnelles. Pour ce faire, il m’est apparu que c’est en le resituant dans le mouvement général artistique auquel il a appartenu que pouvaient se percevoir certaines particularités de son écriture, qui peuvent parfois nous apparaître étranges ou choquantes, dans ce qui est, au contraire, leur normalité, voire même leur banalité.

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Je commencerai donc par la « banalité » de Joyce puis poursuivrai par l’abord de Lacan.

La « banalité » de Joyce Le 15 avril 1874 se produit un événement qui s’avérera capital pour l’art et la pensée de la fin du XIXe et de tout le XXe siècle. Il s’agit de la 1re exposition de la Société anonyme coopérative des artistes peintres, sculpteurs, graveurs chez Nadar, boulevard des Capucines. Il y a là Boudin, Degas, Cézanne, Guillemin, Monet, Pissarro, Morisot, Renoir, Sisley, etc. Ils prendront le nom d’impressionnistes suite à une critique virulente de l’exposition où était moqué leur style à partir de l’exemple du tableau de Monet : Impression soleil levant. « Oh la la ! », disait en substance le critique : « Cela m’a fait une drôle d’impression ! ». Monet releva le défi et en baptisa leur groupe de ce nom. L’exposition fit scandale… Les critiques en furent en effet très violentes… Le scandale, c’est la remise en cause de la représentation de la peinture académique et de ses présupposés, concernant la perception du monde et de la réalité, qui y sont sous-jacents. Dans l’impressionnisme, il y a, privilégiée, par la technique picturale elle-même, l’impression instantanée sur la construction de l’esprit en quoi consistait la perception du monde de l’académisme en y supposant une essence éternelle des choses ou au moins une permanence telles qu’elles puissent être perçues par chaque spectateur de la même façon. Le nouveau réalisme des impressionnistes, car ils sont réalistes, postule la prépondérance de la vision singulière et du coup de la relativité de l’œuvre qui en résulte par rapport à tout schéma conventionnel appris. Relativité des conditions dans lesquelles un même motif peut être peint : conditions de lumière, de couleur, d’atmosphère, etc. Et relativité de la vision du peintre, chacun pouvant avoir une vision différente, chacun pouvant avoir une vision propre à sa propre subjectivité. Il en résulte deux conséquences immédiates. La première est que ce réalisme qui est celui de l’impressionnisme est celui auquel est confronté le peintre dans sa vie, d’où l’abondance des scènes de paysage, de scènes populaires, et non une réalité en soi, en dehors de l’expérience. Une seconde conséquence est l’adoption de procédés picturaux nouveaux : la touche plutôt que l’aplat, la division des tons et plus encore l’obtention des formes et des volumes par les touches et les couleurs à la place du dessin contour cher à l’académisme.

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Banalité de Joyce, rencontre avec Lacan

Ce qu’il y a là de fondamental c’est la remise en cause radicale de la représentation picturale existante depuis la Renaissance telle que chaque objet, chaque réalité, soient délimités et représentés dans leur essence immuable et, de ce fait, immédiatement reconnaissables par chacun. Si la critique fut si violente, ce n’est pas tant que les sujets et les motifs des tableaux impressionnistes n’aient pas été reconnaissables mais qu’avec la revendication d’une vision personnelle, la prépondérance de la subjectivité du peintre sur l’immuabilité de l’objet, le ver était dans le fruit et que tout l’édifice risquait d’en être ébranlé. La critique avait vu juste, les effets de déconstruction de la représentation classique à partir de cette position subjective vont, en 40 ans, remettre en question tout le domaine de l’art et même au-delà. Pour illustrer rapidement cela, tout d’abord la comparaison à quelques années seulement de distance entre Bouguereau, Cabanel, Lefebvre (ceux qu’on a appelé les peintres pompiers) et Renoir, Monet, Pissarro (impressionnistes), il est aisé de percevoir la différence tant au niveau du trait, du traitement de la couleur, etc. Mais pour mieux préciser, peut-être, deux exemples : Le Déjeuner sur l’herbe, Manet, 1863, précurseur des impressionnistes, ce tableau fit aussi scandale. Outre qu’on lui reprocha la trivialité de la scène, des hommes ordinaires, une femme nue mais également ordinaire, il me semble que ce qui est là problématique et précurseur de l’impressionnisme, c’est le traitement pictural de la peau de cette femme nue. Là où l’académisme utilisait un rosé ou un ambré uniforme et lisse, y compris dans son ombrage, Manet peint une peau de ton irrégulier, tachetée, marquée par le jeu de la lumière sous les frondaisons. Quelques années plus tard, la blancheur de l’épaule d’un nu de Renoir pourra se confondre avec la blancheur de l’arrière-plan. Un autre exemple qui, bien qu’il paraisse antipodique, soulève la même question de remise en cause de la représentation classique et de notre construction perceptive mais cette fois à l’aide paradoxale de la plus grande précision possible. Cet exemple est celui du photoréalisme, aussi nommé hyperréalisme. Il s’agit pour le peintre, dans ce courant de peinture qui date des années 1980, de reproduire à l’identique, avec la plus grande exactitude, en peinture, une photographie. La surprise est qu’apparaissent sur la toile de très nombreux détails que notre perception habituelle ne voit pas ou plutôt élimine ou comme le supposait Freud lui-même refoule, d’un refoulement ordinaire. Il faisait, dans La Science des rêves, l’hypothèse que ces détails, qu’il nommait périphériques, étaient bien souvent au départ des rêves. Ces peintres

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privilégient la reproduction de photographies de vitrines, chromes et carrosseries automobiles, peaux en gros plan, tous objets où notre perception élimine les reflets ou artefacts, qui pourtant sont bien présents, leur peinture en témoigne, mais que nous ne voyons pas. Notre attention étant centrée sur l’objet de notre perception, nous ne voyons pas tous ces objets, pourtant présents dans notre champ perceptif par reflets, jeux de lumière, etc. Double démonstration donc, parmi de multiples autres possibles, de ce que la représentation classique a de réducteur, et notre perception, qui y est associée, de construit. À partir de ce 15 avril 1874 (naissance symbolique de l’impressionnisme), les événements de remise en cause de la représentation classique vont se succéder très rapidement. Dix ans après, Seurat : le pointillisme. Les tableaux sont réalisés à partir d’un élément systématisé de l’impressionnisme. Les couleurs y sont le résultat de la juxtaposition de petits points de couleurs élémentaires. Dans les années 1875-1900, Cézanne amplifie la recherche sur les volumes et les couleurs. Autour de 1890 et après, Gauguin emploie de grands aplats de couleur dont il recherche une expressivité. 1890-1900 Van Gogh, lui aussi, se caractérise par l’emploi de la couleur, mais surtout par le jeu avec le matériau même de la représentation. Les mouvements de la brosse s’inscrivent dans l’épaisseur même de la peinture. Le matériau fait ainsi partie lui-même de la représentation. 1907, date des Demoiselles d’Avignon : Le cubisme. Il s’agit d’observer un sujet à partir de différents points dans l’espace en même temps, c’est-à-dire de se déplacer autour d’un objet pour le saisir à partir de plusieurs angles successifs fusionnés en une seule image. En 1909, Kandinsky passe à l’abstraction Études d’automne et autres premières toiles abstraites. Il s’agit de substituer à la figuration et à l’imitation de la « réalité » extérieure du monde matériel une création pure de nature spirituelle qui ne procède que de la seule nécessité intérieure de l’artiste. Substituer à l’apparence visible du monde extérieur la réalité intérieure et invisible de la vie. En 1915, Kasimir Malevitch expose pour la première fois trente-neuf œuvres suprématistes, dont le Quadrangle (Carré noir sur fond blanc) à la galerie Dobychina.

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Banalité de Joyce, rencontre avec Lacan

Tentant ainsi de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’un tableau ? » Juste ça : un dessin minimum, sur une surface encadrée. En 40 ans, à partir du présupposé impressionniste de la prépondérance de la subjectivité, de la position du sujet, dans ce cas du peintre, on constate que tout le domaine pictural est remis en cause. Non seulement au niveau de la représentation mais aussi de son matériau et de son support. Les prolongations sont connues : abstraction, abstraction lyrique, chromatisme, support surface, etc., emploi de matériaux divers en place de peinture, installations, art conceptuel, etc. Mais ce qui vaut pour la peinture vaut aussi pour les autres arts. En ces 40 ans vont s’y produire aussi ce même mouvement de déconstruction des représentations classiques et d’interrogation de la construction perceptive. Sculpture : Il faut mesurer le contraste entre Carpeaux, La Danse, 1869 (qui pourrait être du XVIe ou XVIIe siècle) ou Bartholdi, Statue de la liberté, 1886, avec leurs contemporains ou juste successeurs que sont Rodin, Camille Claudel, puis Maillol, qui introduisent cette dimension de subjectivité du sculpteur dans la représentation sculpturale. Ensuite très vite survient Brancusi, Le Baiser 1904 et Giacometti 1910, témoignant à la fois d’une stylisation et d’une subjectivité totalement libérées de l’académisme. Brancusi crée une sculpture abstraite dès 1913-1915. Et Marcel Duchamp en 1915 crée La Mariée mise à nue par ses célibataires, même. Duchamp 1915, 40 ans là aussi. En poésie également : Les Chants de Maldoror de Lautréamont sont publiés en 1869. En 1871, Rimbaud écrit Le Bateau ivre. En 1873, Rimbaud, Une Saison en enfer. Dans les années 1870-80, il y a Mallarmé, Verlaine… 1913-18, Apollinaire invente les Calligrammes. Là encore, en 40 ans, un changement radical s’est opéré jusqu’à l’interrogation du support, l’écriture et la langue.

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Mais en musique aussi : Dans les années 1890, Debussy, Erik Satie commencent à tenter de s’affranchir du système des tonalités majeures et mineures, qui a assuré la structure et la cohérence de la musique occidentale du XVIe au XIXe siècle. Vers 1900, Igor Stravinski, Béla Bartók, Alexandre Scriabine, Albert Roussel poursuivent ce chemin. Dès les années 1910, l’école de Vienne de Schönberg et ses deux élèves Alban Berg et Anton Von Webern, développent la musique dodécaphonique. Là aussi, moins de 40 ans ont suffi. Même la danse est concernée : L’Oiseau de Feu, 1910, Diaghilev. 1910-1920, Isadora Duncan, invention de la danse moderne. L’opposition est encore valable entre danse classique et moderne. La science et la philosophie elles-mêmes ne sont pas en reste. 1900, Freud publie La Science des rêves. Le rêve est l’expression d’un désir du rêveur. Seul celui-ci en a, en dernier recours, la signification. En 1905, Einstein publie une série d’articles dont le troisième est le plus important, car il représente la rupture intuitive d’Einstein avec la physique newtonienne. Il s’attaque au postulat d’un espace et d’un temps absolus, tels que définis par la mécanique de Newton. Le temps et l’espace sont relatifs à la position du référentiel (par exemple celle de l’observateur). Pour un observateur assis dans un train, il pourra voir un voyageur marchant dans le couloir, selon sa direction, s’éloigner ou s’approcher de lui à une vitesse de 4 km/h. Mais pour un observateur situé sur un quai de la gare, ce même voyageur marchant dans le train se déplacera à la vitesse du train plus ou moins 4 km/h, et s’éloignera toujours de lui. En 1913, Husserl publie son ouvrage : « Idées directrices pour une phénoménologie ». Un des éléments centraux est que l’intentionnalité est le fait d’« être conscient de ». La conscience n’a pas le même mode d’être que des objets physiques. La conscience n’est pas une boîte dans laquelle entrent des images, des perceptions, etc. Elle est à chaque fois une visée (la visée intentionnelle), qui est donneuse de sens. Par exemple, la perception d’une pomme n’est pas l’image d’une pomme. La littérature narrative participe également de ce mouvement qui a vu en 40 ans la remise en question de la représentation classique, sa déconstruction, et jusqu’à l’interrogation de ses matériaux et de ses supports, au nom de la position subjective.

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Mais elle y a un certain retard. Sans doute parce qu’elle demande une reconnaissance immédiate et claire par n’importe quel lecteur auquel elle s’adresse, des éléments évoqués, afin qu’il puisse y adhérer, adhérer à l’histoire qui lui est racontée (Cf. le paradigme de la Science-fiction où les éléments imaginaires tiennent leur crédibilité de leurs relations avec les éléments conformes à la réalité immédiatement reconnaissable par chacun). De ce fait, la littérature narrative a plus de mal à se détacher de la représentation classique. Ainsi Zola dont l’œuvre se situe entre 1870 et 1890, 1900, c’est-à-dire en plein dans la période de mutation picturale évoquée, conçoit l’écriture comme un écran totalement transparent, une vitre sur laquelle vient s’inscrire la réalité. Zola a ce paradoxe de défendre socialement ses amis peintres : Cézanne, les impressionnistes, en même temps qu’il déteste leur peinture. En fait, il faut attendre Proust, la publication de La Recherche commence en 1913, pour qu’un pas soit véritablement franchi. Le narrateur fait partie de la narration. L’œuvre se construit au fur et à mesure du récit qu’elle constitue. L’importance des personnages n’y dépend plus de leur situation relative à l’histoire racontée, mais de celle qu’ils occupent dans la subjectivité affective et mémorielle du narrateur. S. Beckett, citant Proust, le narrateur… « Celui-ci avait attribué son manque de talent à l’absence chez lui du don d’observation, au fait qu’il était incapable d’enregistrer la surface des choses, d’avoir le talent des journalistes ». Et sa conclusion était : « soit il était dépourvu de talent, soit l’art était dépourvu de réalité ». C’est ensuite que survient Joyce, disons vers 1920, dans ce mouvement de déconstruction de la représentation classique à partir de la subjectivité. Que ce soit l’importance des monologues intérieurs, la perception subjective du temps, de l’espace, le bousculement de la syntaxe (le monologue de Molly est constitué de 8 phrases seulement en une centaine de pages), la remise en cause du support même de la narration, la langue, par l’invention de mots inconnus du lecteur, Finnegans Wake, tous ces éléments peuvent s’appréhender comme conséquences logiques, historiquement datées, parfaitement cohérentes avec la participation de Joyce à ce mouvement de déconstruction que je vous ai décrit. D’où mon embarras énoncé au départ de ces journées.

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Car si on peut faire l’hypothèse d’une « banalité » de Joyce au sens où tous ces éléments, monologue intérieur, remise en cause de la syntaxe, de la langue, auraient pu à ce moment historiquement daté être mis en œuvre par un autre que lui, par un autre auteur, et ça a d’ailleurs été partiellement fait, en même temps et surtout après lui, il n’empêche que c’est lui, Joyce, qui les a mis en œuvre avec cette ampleur et son génie. Peut-être faut-il ici indiquer que Joyce aura, littérairement, une nombreuse descendance. Rien qu’en France : le nouveau roman, avec Butor, Robbe-Grillet, Sarraute, etc., mais aussi Beckett et les membres de l’Oulipo (qui n’est possible qu’après que la langue ait été pensée comme matériau de la narration, c’est-à-dire modifiable, transformable, calculable,…). Tout cet historique n’a pas seulement pour but de resituer Joyce comme écrivain. Il est là aussi pour tenter de cerner les raisons, les motifs et la façon dont Joyce est convoqué par Lacan dans son séminaire, précisément Le Sinthome, afin que soit distingué ce qui ressort du proprement littéraire de ce qui ressort d’une dimension personnelle. Ainsi, par exemple, pour aller contre une opinion plusieurs fois entendue. Que Joyce soit un auteur illisible, étrange, qui met à mal le langage et que par conséquent, il n’est pas étonnant que Lacan s’intéressant au symbolique, à « lalangue », en un seul mot comme il l’écrit à l’époque, s’interroge sur son cas. Opinion qui me semble entièrement fausse. Si Joyce met à mal le langage, ce n’est dû à nulle étrangeté, nulle bizarrerie de sa part, mais bien conformément aux mouvements artistiques que j’ai décrits et dont il fait partie. Finnegans Wake n’est pas illisible pour la bonne raison qu’il n’est pas à lire, pas plus que ne l’est un tableau, par exemple, de l’abstraction lyrique. Il est comme celui-ci à interpréter. D’ailleurs Joyce le dit, et c’est repris par Lacan, c’est construit comme un rêve. Opinion tout aussi fausse concernant Lacan. Celui-ci dans sa rencontre avec Joyce, dans son séminaire, ne procède nullement à une étude de cas ou à un commentaire littéraire ou même artistique quelconque, même au sens de l’emploi du symbolique. On peut supposer d’ailleurs qu’il connaissait parfaitement ce mouvement artistique que je vous ai décrit depuis les impressionnistes. Ici une incise. Ces journées m’ont permis de saisir l’importance de la fréquentation par Lacan de la librairie d’Adrienne Monnier qui était dans les années 1920-1940 le lieu de rendez-vous privilégié de tous les écrivains d’avant-garde de Paris. Ce qui me fait déplorer qu’aucune biographie de Lacan ne soit capable de rendre compte de la

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formidable curiosité intellectuelle qui devait être la sienne dans ces années 1920-40… Curiosité intellectuelle dont témoigne la fréquentation de cette librairie, mais aussi qu’il soit un des premiers à suivre une analyse, mais encore sa fréquentation du groupe des surréalistes, mais aussi qu’il fasse partie également du cercle de Picasso, (il devient l’analyste de Dora Maar, la compagne de celui-ci), mais encore sa présence également dans le groupe restreint des auditeurs de Kojève avec Aron, Queneau, Hyppolite, Wahl, Bataille, Chatelet, etc. Comment un jeune homme d’une famille traditionnelle de la classe moyenne supérieure a-t-il pu avoir une telle curiosité qui le fasse être dans tous les cercles les plus avant-gardistes de la vie intellectuelle parisienne ? Il est vraiment dommage qu’aucune biographie ne nous éclaire sur ce point.

Lacan rencontre Joyce Alors pourquoi Lacan fait-il intervenir Joyce dans son séminaire, dans son enseignement  ? Je dis intervenir car je ne sais pas comment qualifier la façon dont il l’évoque. Est-ce un dialogue, une interlocution, une interpellation ? Dès la première leçon du séminaire Le Sinthome, il évoque Joyce mais aussi des thèmes qui ont été des fils conducteurs majeurs du séminaire précédent, R.S.I. Ce qui laisse à penser que cette venue de Joyce au séminaire est en continuité avec les interrogations de l’année d’avant. Dans R.S.I, Lacan, en effet, s’interroge à de nombreuses reprises sur deux éléments qui courent tout au long de ce séminaire : – L’existence d’une consistance quatrième : Œdipe, Nom du père, … Ce qu’on peut entendre de deux bords : En premier, et cela s’évoque depuis le séminaire Les Psychoses, c’est le « Nom du père » qui permet l’articulation du symbolique pour le sujet et sa forclusion entraîne la perturbation de cette dimension telle qu’on la perçoit dans les psychoses. Nodalement, cela se traduit par un détachement de la consistance du symbolique, de celles du réel et de l’imaginaire nouées alors à deux. Le Nom du père, dit Lacan, par ailleurs, c’est le nom qu’il donne à l’Œdipe. En second, ce n’est pas dit par Lacan, mais on peut malgré tout s’interroger. On peut faire l’hypothèse que le petit parlêtre ne sort pas du ventre de sa mère tout armé de son nœud borroméen comme Athéna sortit toute armée de la tête de Zeus. Ou, pour faire plus moderne, on peut supposer qu’il n’y a pas de gène du nœud borroméen. D’où la nécessité de s’interroger sur sa constitution. Le Nom du père, rond quatrième, serait ce qui permettrait la nodalisation borroméenne des trois autres.

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– Le second élément qui semble courir au long du séminaire est ce qui commence par tourner autour de « l’effet de sens réel » (et là encore ce n’est pas sans évoquer, dans le séminaire Les psychoses, ce que Lacan y appelle le « point de capiton »), et se poursuit par la nomination (le naming en anglais est plus évocateur d’y faire résonner une dimension d’acte), le nom du père et puis le père du nom, le « nommeur », le fondateur… On entend la proximité avec les singularités de Joyce : question du père, de l’origine, de la nomination… Se faire un nom, la nomination – écriture des épiphanies, l’« outre-nom » de Stephen, la « dys-nomination » dans Finnegans… Ce qui introduit celui-ci assez naturellement dans la poursuite des réflexions de Lacan lors du séminaire suivant, du Sinthome. Joyce y est cité dès les premières lignes, où dans la foulée Lacan évoque ses relations avec la théorie esthétique de saint Thomas, la clarté, les justes proportions, pour la corriger, à partir d’un jeu de mots : le sinthome Madaquin. Le scripteur du séminaire semble d’ailleurs s’y perdre un peu. Je voudrais en profiter pour vous évoquer une autre esthétique, une esthétique en quelque sorte sémantique de Saint-Thomas. J’avais rencontré celui-ci lors d’une réflexion sur l’analogie possible entre le nœud borroméen et la Trinité. Saint Thomas, dans sa Somme théologique, fait de façon conséquente, lors de plus de 40 articles, la démonstration aboutissant à la nécessité logique de la Trinité. Ce que sa démonstration a de remarquable, c’est que chacune de ses étapes correspondant à chaque article, s’appuie sur la distinction des différentes acceptions des termes sur lesquels elle se fonde. Ainsi abordant la question du père distinguera-t-il le père biologique, le père fondateur, le père nourricier, etc., afin d’en dégager le sens le plus pertinent pour sa démonstration. Pour mieux vous faire goûter le sel de cette façon de faire, je vais tenter de l’illustrer à propos du syllogisme princeps : – Tous les hommes sont mortels – Socrate est un homme – Donc Socrate est mortel. Saint Thomas ne s’attaquerait pas directement à l’universel « tous », d’autres l’ont fait, mais il déploierait les diverses acceptions du terme « homme » et sans doute aussi de celui de « mortel ». Homme, au sens le plus général est un élément de l’espèce humaine. Mais, homme, signifie aussi un représentant de l’espèce humaine adulte de sexe masculin, par opposition aux femmes et aux enfants. Une troisième acception, parmi d’autres, pourrait être : un homme, un vrai, au sens de « il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire… ». On pourrait trouver d’autres acceptions. Saint Thomas

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examinerait ensuite le terme « mortel », tous les hommes sont mortels. Celui-ci a pour acception la plus courante : « qui peut perdre la vie ». Mais il y en a bien d’autres, pour en prendre une presque au hasard, « c’était mortel » se dit par exemple en sortant d’un spectacle terriblement ennuyeux. Alors si nous suivons la façon de saint Thomas en combinant les divers sens des termes examinés, que devient notre syllogisme ? En associant le premier sens du terme « homme » avec le premier sens de « mortel », notre syllogisme paraît juste. Mais dès que nous envisageons une autre combinaison, il semble devenir plus incertain. Ainsi à prendre le second sens d’homme, adulte de sexe masculin, avec le premier sens du terme mortel, cela semblerait indiquer que les femmes et les enfants ne sont pas ou moins, mortels que les hommes ? Ce qui paraît étrange. Les statistiques pourtant le corroborent : les femmes ont une longévité plus grande que les hommes. De même le cri du capitaine au milieu du naufrage : « les femmes et les enfants d’abord ! » laisse les hommes sur le navire qui sombre et met les femmes et les enfants sur les canots de sauvetage ! Alors ? Quant à croiser ce sens de mortel, avec la troisième acception d’homme, un homme, un vrai, cela laisserait à entendre que seuls ces hommes, les vrais, seraient mortels. Les autres, comme les femmes et les enfants, ne le seraient pas. On peut d’ailleurs noter en effet, que ces hommes, les vrais, ont un taux de mortalité important si on en croit les statistiques des accidents de la route, des kamikazes ou des commandos de combat. Mais, de toute façon, si c’est cette acception du mot homme que nous retenons, il paraît difficile d’y ranger Socrate, si l’on en croit ce que dit de lui Alcibiade dans Le Banquet. Ses mœurs semblent peu compatibles avec celles du légionnaire précité. Socrate, ne pouvant se ranger dans cette catégorie, alors, est-il mortel ? Maintenant, si on croise ces diverses acceptions du mot homme avec le deuxième sens du terme mortel, terriblement ennuyeux, on saisit d’emblée que la première possibilité est fausse. Il n’est pas vrai que tous les représentants de l’espèce humaine soient mortellement ennuyeux. Pas tous. Ensuite, pour la seconde possibilité, que tous les représentants de sexe masculin adultes de l’espèce humaine soient mortellement ennuyeux, cela paraît douteux. Mais certaines opinions féministes le tiennent cependant pour vrai. Quant à la troisième possibilité, que les hommes, les vrais, soient mortellement ennuyeux, cela dépend sans doute de la conception de la virilité de chacun. Mais en tout cas, concernant Socrate, à lire les dialogues de Platon, il ne semble nullement ennuyeux et donc absolument pas mortel !

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Que peut-on supposer qu’en conclurait saint Thomas ? Au moins que ce syllogisme, qui nous paraissait assuré, ne l’est pas puisqu’il dépend des différents sens des termes qu’il utilise, cette diversité des sens n’étant pas contestable, car la contester serait nier la polysémie de la langue. Ensuite, probablement, pour être dans la cohérence de sa démonstration précédente ou dans les prémisses de sa démonstration suivante, il nous montrerait la nécessité de privilégier telles ou telles acceptions et nous mènerait à la conclusion qui s’en déduirait : que Socrate est mortel ou qu’il ne l’est pas… Ceci pour indiquer qu’à jouer entre et avec les diverses acceptions dans une série de propositions, on peut amener le lecteur à avoir ce sentiment étrange d’être pris, d’être ligoté, dans les arts d’un développement irréfutable, donc vrai, alors qu’en même temps il éprouve le sentiment d’une impossibilité ou au moins d’une étrangeté. Tout ceci parce qu’il me semble que ce n’est pas sans évoquer quelque chose de Joyce, du style de Joyce, en même temps que cela rejoint une assertion de Lacan dans son séminaire, au décours de sa discussion avec Joyce, que la vérité n’est pas le réel, le réel n’est pas la vérité. Retour au Sinthome, au séminaire proprement dit. Je trouve qu’il s’agit d’un séminaire particulièrement difficile à suivre du fait même de l’échange entre Joyce et Lacan. Car au fur et à mesure que celui-ci s’interpelle de Joyce et cela n’arrête pas depuis le tout début jusqu’à la fin, que ce soit à propos des diverses œuvres joyciennes, à propos de la question du père, à propos de sa femme Nora, de sa fille, des échanges avec celles-ci, de la nomination, de la consonance et de la phonation, de l’écriture en tant qu’œuvre, de souvenirs d’enfance, et j’en oublie certainement. Au fur et à mesure de cette interpellation, son élaboration et sa conceptualisation varient également, aussi bien concernant les éléments théoriques, les représentations nodales et peut-être même l’appréhension qu’il a de Joyce lui-même. Ainsi, le terme de « sinthome » semble équivaloir au départ à celui de symptôme, puis, lorsqu’il est évoqué la carence du père, à celui de suppléance, et au final, il semble désigner quelque chose d’original, ni symptôme, ni suppléance, mais proprement ce que serait le « sinthome », ce quelque chose d’original auquel Joyce est parvenu par son œuvre créatrice.

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De même au niveau des nœuds, remercions ici Marc Darmon, passe-t-on du nœud à quatre au nœud de trèfle pour revenir à un nœud à quatre mais original par rapport au premier ? Et en ce qui concerne Joyce lui-même. La structure supposée par le nouage final que propose Lacan est-elle la même que celle supposée par la carence du père où l’écriture ferait suppléance ? Il me semble que non. Dans l’hypothèse de la suppléance, la quatrième consistance, suppléance à la carence paternelle, vient à nodaliser le symbolique détaché des deux autres, l’imaginaire et le réel. Alors que dans le nouage final que propose Lacan, cette quatrième consistance vient à nodaliser l’imaginaire, détaché des deux autres, réel et symbolique, non comme suppléance à une carence paternelle, mais comme « moi ». Ce « moi » réparant, par l’écriture, par l’œuvre créatrice, le défaut de nodalisation où l’imaginaire était détaché. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas sans poser question par rapport à la théorisation lacanienne elle-même, le moi y étant décrit de nature imaginaire, comment peut-il être en dehors de cette consistance et être ce qui la noue aux deux autres ?

Pour conclure… Je voudrais souligner ici l’intérêt, la richesse qui me semble toujours résulter de l’interpellation de la psychanalyse par l’art. Nous en avions déjà eu le témoignage lors de journées consacrées à la musique. Mais avec le Sinthome, c’est Lacan lui-même qui nous en fait la démonstration, nous ouvrant la possibilité de multiples questions et hypothèses. Pour ma part, je poserais la question suivante : l’œuvre comme « sinthome », estelle uniquement applicable à Joyce ? Ou bien, cette hypothèse peut-elle être étendue à d’autres ? J’entends l’œuvre véritablement créatrice. Pour Freud, l’œuvre était dans le fil de ce qui venait de l’inconscient, accéder à la conscience : le rêve, le lapsus, l’acte manqué, le symptôme et la création artistique. Mais ici Lacan déplace quelque chose avec le « sinthome ». Non que cela invalide l’hypothèse freudienne mais plutôt la complète et l’amplifie : de l’œuvre singulière, à l’acte créateur, à l’œuvre créatrice. Si dans le cas de Joyce, l’œuvre, sous la forme de ce moi vient à nodaliser les consistances dénouées de la structure, et pas seulement au sens de la suppléance, ne peut-on pas en étendre le questionnement ? Aussi bien à d’autres modalités de « sinthome » qu’à d’autres œuvres ?

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Pourrait-on penser que puissent s’en renouveler les questions sur l’art, la création artistique ? Voire les questions sur la sublimation, pour l’artiste, mais aussi pour l’amateur d’art et même pour d’autres ? Ce pourrait être une idée émergeant, d’un séminaire comme le Sinthome, dans la rencontre s’y produisant de Joyce avec Lacan.

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Un père, dit Stephen, luttant contre le découragement, est un mal nécessaire Claude SAVINAUD

POUR UN PSYCHOLOGUE, ENTRER DANS LA LECTURE D’UNE ŒUVRE, COMME

Psychologue clinicien, professeur de psychopathologie, Université d’Angers, membre de l’ALIEPCO

celle de J. Joyce, pour en tirer quelque enseignement dans le champ de la clinique contemporaine, c’est une démarche qui implique une certaine prudence, comme Ulysse. Il faudrait s’astreindre à le lire sans a priori doctrinal, sans diagnostic psychopathologique préalable, sans autre point de vue subjectif que celui de découvrir une forme de discours qui nous surprend et bouleverse les « conventions » touchant aux « caractères » en littérature. Alors seulement, l’étonnement de la lecture peut nous apporter une prime de plaisir par la découverte d’une nouveauté, d’un inédit dans la manière de faire résonner le ton, la musique particulière de notre monde actuel.

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On attend toujours de l’écrivain, de l’artiste, qu’il nous donne les clés pour comprendre quelque chose de ce monde, des clés qui dépassent tous les commentaires raisonnables qu’on pourrait en faire. Je demande votre indulgence quant à la faiblesse des quelques rapprochements que je vais tenter d’articuler entre ce chef-d’œuvre littéraire du début du siècle dernier et les questions cliniques que je me pose concernant l’évolution d’une symptomatologie « contemporaine », au sens littéral d’une simultanéité entre mon observation et la chose observée. Dans l’Ulysse de Joyce, on s’appuiera particulièrement sur la lecture de l’épisode « Charybde et Scylla » (pp. 269-317, trad. S. Doizelet).

Acte I «  La paternité, en tant qu’engendrement conscient, n’existe pas pour l’homme. C’est un état mystique, une transmission apostolique, du seul générateur au seul engendré. Sur ce mystère […] l’Église est fondée, inébranlablement parce que fondée 1. p. 320 (version Morel).

comme le monde, macrocosme et microcosme, sur le vide »1. Oserait-on résumer le récit d’Ulysse (1156 p.) à l’odyssée d’un groupe de joyeux fêtards que l’épopée dublinoise entraîne loin de leurs foyers dans une dérive où l’enterrement d’un illustre anonyme, leur irruption avec l’aide de carabins en goguette dans une maternité dont les mystères pro-créationnels leur seront révélés, la poursuite de cette descente le long du fleuve Guinness bordé de nombreux cabarets transformés en cénacles politiques et littéraires, où siègent des bardes à la voix caverneuse, des serveuses accortes à la jarretière souple, des chanteuses de non moins grande vertu ? On reconnaîtra si l’on veut les épisodes du Cyclope, des enfers, de la nymphe Calypso, etc., jusqu’au retour chez une Molly-Pénélope qui n’a peut-être pas les vertus de l’épouse parfaite, mais reste néanmoins attachée à son pauvre Popold. La parodie de l’épopée homérique, façon ballade irlandaise, l’allégresse du verbe haut, les variations d’une langue tantôt vulgaire et tantôt savante, colorée et parfois engluée dans les brumes de la Liffey, tout nous transporte vers un autre « Voyage au bout de la nuit », dans une ébriété mêlée de pensées profondes et parfois insondables sur le monde, la morale et l’art, surtout celui de tirer quelque argent de la poche de son prochain en toute occasion, pour pouvoir dignement payer sa tournée. Le jeune Stephen Dedalus, encore répétiteur auprès de quelques enfants ébahis par ses devinettes énigmatiques et déjà écrivain débutant, recueillant les premiers fruits de sa muse en gestation, se trouve embarqué avec cette joyeuse bande de soiffards lettrés. Il éblouit son entourage par une présentation ahurissante de l’œuvre de Shakespeare.

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Un père, dit Stephen, luttant contre le découragement, est un mal nécessaire

Croit-il à sa théorie d’un Hamlet-Shakespeare, fils-père, auteur-plagiaire d’une œuvre hantée par un esprit de revanche contre les femmes de sa vie, dont il a subi la séduction autant que la tromperie ? Non ! Mais sur un autre versant, celui de son autofiction, son analyse est une allégorie de la place du créateur engendrant-engendré par son œuvre, et de la créature comme y participant de son action, qui prolonge et s’inspire directement de la théologie trinitaire selon Thomas d’Aquin, déjà déployée dans le Portrait de l’artiste. Comme le dira Lacan, son « Madaquinisme » fait symptôme. Entendons par là que le religieux qui a fortement marqué sa formation subsiste, intégré dans le rapport à la production littéraire, non comme une métaphore de la création, mais comme « translation », épiphanie d’un même mystère auquel la question de l’Être est suspendue : « qu’y a-t-il dans un nom ? »2.

2. p. 304.

Notre jeune aède, comme il s’intitule, fait dire de lui : « il va écrire quelque chose d’ici dix ans,… paraît loin,… pourtant, cela ne me surprendrait pas qu’il y parvienne en définitive »3.

3. p. 360.

Ce clin d’œil de l’auteur à lui-même désigne, comme dans la peinture italienne, la place du peintre dans le tableau4, la consubstantialité de l’œuvre et de son auteur,

4. p. 305.

comme en théologie thomiste, le Père est consubstantiel au Fils. Que l’un meurt pour que l’autre vive, ce dernier n’est que la trace « spirituelle » du « Pèruniversel » dans l’homme, «  souffle, homme divin, magicien du beau, le Logos qui souffle en nous à chaque instant… »5.

5. p. 271.

Cependant, cette consistance du père à travers le fils n’est pas seulement une élévation spirituelle mais aussi la transmission d’une faute, d’une tache, « la dernière à disparaître dans le corps de l’artiste… qui tisse et détisse son image ». « Ainsi, à travers le spectre du père sans repos, l’image du fils sans existence regarde »6. Joyce, dans ce détour par Hamlet, ne nous indique-t-il pas à quoi est suspendue

6. p. 300 (version Morel).

son existence d’artiste : laver la tache sur le nom du père par l’écriture. L’œuvre littéraire est indissolublement liée à une vie d’artiste qui n’est pas le reflet d’une exigence intellectuelle, d’une idée platonicienne, mais la transcription de ce qui le constitue physiquement, traversé de cette Joyssance inscrite dans son nom. Non seulement s’entremêlent à l’analyse des thématiques shakespeariennes les allusions à la propre histoire du héros (référence à la mort de sa mère et le chagrin qu’il en ressent), mais apparaissent en filigrane le portrait du père réel, celui de Stephen, dans le personnage de Simon D., de sa sœur Dilly ou des frères rivaux (Stanislas ?). Ce père, vieil arsouille mais plus belle voix du comté, indifférent à la détresse de sa famille (exemple de l’entrevue des deux pence avec Dilly) mais admiratif de son fils à distance. « Bien des choses de la part d’un fils fameux à son fameux père. De qui s’agit-il ? […]

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J’ai entendu dire qu’il fréquentait le grand monde […], ça a dû être extrêmement drôle, 7. pp. 402-403 (version Morel).

dit-il. Je vois ça d’ici. Il voyait, il buvait. Avec un œil mornabsent, il repose son verre »7. Dans la trame d’un récit composé de pensées intimes interrompues, des événements concrets qui se produisent simultanément rythment la lecture de scènes en scènes avec la syncope des mots et des expressions d’une virtuosité magistrale. Ils permettent de suivre et de se perdre avec les personnages, leur incidence comme composantes d’un chassé-croisé, d’abord entre Stephen et son père Simon Dedalus, puis entre lui et Bloom qui apparaît comme une sorte de double un peu plus âgé, mais aussi différent par sa capacité à composer avec la réalité, quand Stephen incarne ce rebelle révolté qui maintient la distance entre son génie et le commun des mortels. Deux figures du héros : Ulysse, le prudent est aussi le rusé, celui qui refuse le compromis avec les dieux, l’immortalité. Ces deux figures emblématisent, comme l’Odyssée d’Homère, le passage entre le jeune guerrier qui s’éprouve en se rebellant contre l’adversité du monde et l’adulte qui renonce à l’immortalité et aspire à la quiétude familiale (Oïkos).

Acte II « Prenez garde à ce que vous désirerez pendant votre jeunesse parce que vous le recevrez dans votre maturité ». Cette citation que Stephen fait de Goethe semble résumer ce dont il est question dans cette faute « consciente » dont le fils hérite du père en naissant, laquelle vient hanter sa jeunesse (« Hamlet est tout à fait jeune »). Au début de la pièce, le jeune Hamlet est saisi de cette image spectrale d’un père 8. p. 291 (version Morel).

« condamné à l’impalpabilité par la mort, l’absence ou le changement des mœurs »8. À père assassiné, fils dépossédé, mais c’est bien d’une dette impossible dont le fils hérite : celle qui fait de la rédemption de ce père jouisseur une tâche insurmontable. Stephen insiste sur l’ambiguïté des termes de cette dette, qui résulte avant tout de l’inconsistance de ce père « lyrique à propos de bottes. Croit ses propres mensonges. Dur comme fer. Un menteur prodigieux. Oui, mais il faut une bonne mémoire »9. Cette

9. p. 418.

rupture avec le père, Stephen le répète par deux fois, appelle à une réconciliation avec cette figure au-delà du père de la réalité, celui qui est une « fiction légale », « quelques gouttes de sperme dans un moment de rut ». En extrayant de ce personnage de prince moyenâgeux les quelques traits qui font son actualité, on pourrait avancer que ce qui caractérise en propre le jeune homme (en artiste), c’est la fonction de surmonter une perte quant à l’Idéal représenté par

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cette figure du père œdipien, auteur de la Loi, quand celle-ci et son incarnation deviennent caduques. On peut considérer que cette « désidéalisation » (désacralisation) est la conséquence de l’imposture (incarnée par Claudius, le Roi fourbe et néanmoins un temps épargné, la mère adultère et incestueuse, malgré tout aimée). Ce mensonge, cette forfaiture dénoncée par le spectre renvoie l’adolescent à son ambivalence (tuer celui auquel il pourrait ressembler, ce serait une sorte de suicide). C’est pourquoi la vengeance s’exerce sur un autre (Polonius) dans un acting-out particulièrement insensé et lourd de sens, puisqu’il est le père de la fiancée promise, Ophélie. C’est aussi pourquoi l’ambivalence d’un désir de meurtre aussi peu refoulée s’accompagne d’une sorte de confusion à laquelle l’ironie, la dérision ou la provocation peuvent faire écran10. Quelle confusion ? Celle qui recouvre la limite « entre un monde extérieur actuel, reflet d’un monde intérieur virtuel », celle d’une rencontre dans les autres de ce « nous-mêmes » qui confine à nier la différence des sexes jusqu’à l’androgynie « étant à soi-même une épouse »11 pour accoucher de ses propres œuvres ?

10. « L’ironiste n’est jamais pris au sérieux quand il l’est le plus », p. 308 et « il rit pour délivrer son esprit de la tyrannie de son esprit », id., p. 328. 11. Id., p. 329.

Ceci nous entraîne dans la direction d’une impasse de la résolution de la crise d’adolescence, telle que Joyce en propose des clés sans la rabattre sur la question de l’Œdipe, bien qu’elle soit issue de son déclin. C’est un « trompe-l’œil »12, « Saint Tho-

12. Id., p. 330.

mas traitant de l’inceste a un point de vue différent de celui de cette nouvelle école viennoise dont nous parle M. Magee, l’assimile à sa savante et coutumière originalité, à une thésaurisation de l’émotion »13. Écrire cela, c’est déjà s’avancer vers l’inanalysable

13. Id., p. 318.

sinthome.

Acte III « Où diable veut-il en venir… Je sais. Suis-je condamné à faire ce métier-là ?14 ». « Le fils à naître gâte la ligne : né, il amène le chagrin, divise l’affection, accroît les soucis. C’est un mâle : sa croissance est le déclin du père, sa jeunesse, son père la jalouse, son ami est l’ennemi de son père »15.

14. Id., p. 121.

15. Id., p. 321.

Selon la psychanalyse, le conflit œdipien sert de «  matrice  » à la construction psychosexuelle du sujet. Il sert à la promotion de l’idéal phallique dont la figure du père est le détenteur. Quand Freud aborde la disparition du complexe d’Œdipe16, il la conditionne à l’instauration d’un complexe de castration dont la menace, émergeant de la mère, est relayée par le père qui instaure l’interdit et constitue les prémisses du Surmoi.

16. S. Freud (1923), La disparition du complexe d’Œdipe, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, pp. 117-122.

Cette menace de castration est pour Freud le résultat pour une part de la découverte que le pénis n’est pas un bien commun à l’ensemble des humains, il peut man-

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17. J. Lacan (1959), Séminaire « Le désir et son interprétation » : « Le meurtre du père apparaît sous la forme qui est celle où nous inscrivons le message de l’inconscient, à savoir le signifiant de A barré… Dans la forme si l’on peut dire normale de l’Œdipe, elle porte une incarnation, celle de l’autre (l’Autre), du père, d’autant que de lui est attendue et appelée la sanction du lieu de l’autre (l’Autre), la vérité de la vérité, en tant qu’il doit être l’auteur de la loi, et pourtant en tant qu’il n’est jamais celui qui la subit, celui qui pas plus que quiconque d’autre ne peut la garantir, celui qui lui aussi a à subir la barre, celui qui pour autant qu’il est le père réel fait de lui un père châtré sa juste rémunération ».

quer, et pour une autre part à la menace éducative qui pèse sur ses investigations sexuelles infantiles et contribue à refouler cette revendication phallique narcissique au profit des identifications secondaires. Ce reflux de la libido dans la sublimation sauvegarde ainsi la fonctionnalité de l’appareil génital dans la future organisation sexuelle mature. Freud émet quelques doutes sur la liquidation complète du complexe d’Œdipe pendant la phase de latence et voit donc dans un refoulement imparfait les troubles psychopathologiques ressurgissant ultérieurement à l’adolescence. Ce déclin nécessaire se traduit par une lassitude, dans le texte freudien souligné par Lacan, de par la frustration ressentie à l’égard d’une fausse promesse qui conférerait au Sujet l’attribut qui lui manque et son usage. Cette promesse non tenue entraînerait un deuil de la toute-puissance infantile dont le primat phallique était le signifiant majeur. Lacan, dans son séminaire sur « le désir et son interprétation » (1959), fait porter l’accent sur cette dimension de deuil auquel le déclin de l’Œdipe voue le sujet. Le deuil du phallus correspond à la reconnaissance d’une faille dans l’ordre symbolique en tant qu’il instaure ce signifiant du manque comme tel17. C’est à propos d’Hamlet que Lacan développe un point de vue supplémentaire par rapport à Freud. Il relativise la place « naturelle » du complexe d’Œdipe, en indiquant qu’Œdipe est inconscient et paye le prix de son crime, là où Hamlet est conscient d’un crime déjà accompli qui le lèse dans son héritage et le prive de la dette de cet objet symbolique18. On peut considérer cet apport significatif à l’appareil théorique psychanalytique

18. J. Lacan (196061), séminaire sur le transfert : « Aussi bien allonsnous chercher le modèle du conflit œdipien quand y rentre le savoir comme tel à l’intérieur du Mythe, chez Shakespeare, Hamlet. C’est un point du rapport du sujet au désir que depuis toujours Hamlet a promu la réflexion. [... ] Voilà ce qu’introduit notre savoir sur la fonction de la structure, dans la structure ellemême ».

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comme une tentative pour démonter la mystification post-freudienne de la réduction de la réalité psychique à la mythification d’un conflit familial posé comme prototype de la névrose. On peut aussi suivre à travers ses séminaires, depuis les premiers commentaires de l’homme aux rats jusqu’au Sinthome, le progrès fait dans l’actualisation d’un discours psychanalytique, qui se fonde sur la clinique pour montrer combien cette figure paternelle, mise au centre de la problématique névrotique, est historiquement et sociologiquement dégradée du fait de sa réduction par rapport à la figure du Maître que les antiques plaçaient en contre-point de la jouissance de l’Autre19. Mais nous pouvons lire dans le « désir et son interprétation » la place qu’il accorde à cette opération pubertaire de saisir toute la portée de cet écart entre le Père et le Maître, y compris en essayant de tout se permettre. La licence ainsi accordée vaut pour un symptôme lorsque le refoulement n’a plus cours. Le Déclin du complexe d’Œdipe n’est pas seulement pubertaire mais sociétal, et ce n’est certainement pas par hasard

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que cet « âge » est posé en exemple, en paradigme de l’homme moderne. À force de casser des Œdipes on finit par faire des Hamlets.

Épilogue Ainsi pouvons-nous entendre cet aphorisme paradoxal de Lacan, qu’il « s’agirait de se passer du père à condition de s’en servir » comme d’une mise en garde contre un paternalisme psychanalytique qui biaise l’analyse des enjeux de la névrose, mais qu’il n’est nullement indiqué qu’on puisse se passer de ce signifiant pour en saisir la structure, alors même qu’elle devient de plus en plus diaphane dans une culture qui met l’objet (et singulièrement l’objet sexuel) en tête de gondole aux rayons des supermarchés, à la place du signifiant. On se l’arrache mais on ne sait pas quoi en faire… Idem la question de savoir si Joyce était fou n’est qu’une manière de s’interroger sur le rôle ravageant d’un deuil impossible, auquel il tente de palier par l’écriture, entre autres manières d’éprouver qu’on est toujours seul, même dans le rapport sexuel. Si on trouve sous la plume de Joyce alias Kinch, alias Stephen, alias bou stephanomenos, alias James, des propos qui éclairent sa propre vision du « dérangement », c’est dans les phrases de Haines20 : « Shakespeare est un terrain giboyeux pour les esprits qui ont perdu l’équilibre […] les gens comme lui ont toujours une idée fixe […] on lui a détraqué la cervelle avec des peintures de l’enfer […] je l’ai entrepris ce matin sur la foi. Je voyais bien que quelque chose lui pesait sur l’âme. C’est assez intéressant parce que le professeur de Vienne tire de cela d’intéressantes conclusions. » […] pour finir par conclure que tout cela finira par une « œuvre littéraire qu’il pourrait bien réussir

19. J. Lacan, id. « … façon peut-être un peu fin de siècle – à savoir ce quelque chose qui ferait que nous sommes voués à ne plus vivre l’Œdipe que sous une forme en quelque sorte faussée, ce quelque chose dont il y a assurément un écho dans Hamlet. Et c’est en tant que le sujet entre, quant à cette chose dans un rapport que nous pouvons appeler de lassitude – c’est dans le texte de Freud – quant à la gratification, c’est en tant que le garçon renonce à être à la hauteur – etc. ». 20. p. 382 (version Morel).

après tout ». On pourrait aussi retenir comme élément pertinent le blues de Bloom, sa jalousie entretenue par sa complaisance, à moins que ce ne soit, à travers Shakespeare en victime de la séduction traumatique de la femme, « qui l’a fait tomber plutôt qu’elle n’est tombée », « sa foi en a été prématurément détruite (p. 304), une affectation de donjuanisme ne le sauvera pas » voir un amour pour les filles en garçon qui masque une possible inversion…, mais au bout du compte mettre le sexe à la place de l’amour pour ne pas être « le sentimental, celui qui voudrait le profit sans assumer la dette accablante de la reconnaissance »21.

21. Id., p. 308.

On peut y reconnaître la problématique psychopathologique du siècle, comme la Mélancolie fut celle du précédent. D’où, l’on peut prendre au sérieux que « ce n’est pas un privilège que d’être fou », comme le dit J. Lacan, qui a bien lu Joyce.

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Joyce, au nom-dupère-et-du-fils Les métamorphoses, du texte à sa traduction PASCAL BATAILLARD

Maître de conférences à l’Université Louis Lumière-Lyon 2

L’UN DES TERMES DE L’ARGUMENTAIRE DE CETTE « JOURNÉE AVEC JAMES JOYCE » m’a particulièrement retenu, c’est celui de « jeu permanent tissé de discontinuité ». Cette tension entre un tissage et une discontinuité, termes qui jouent sans cesse l’un de l’autre, me semble effectivement une bonne entrée en matière et cela m’a porté du côté des métamorphoses du texte joycien pour cette intervention. J’ai choisi de vous présenter l’épisode « Protée » pour une série de raisons convergentes. D’abord, cet épisode celui qui est placé sous le signe des métamorphoses, c’est la technique de l’épisode, traversé par des flux, le mouvement, espace labile et instable, lieu d’une vacillation entre néant et totalité et de certaines hésitations chromatiques sur lesquelles je terminerai. D’autre part, la traduction est aussi l’un des modes de métamorphoses dans « Protée » et c’est autant comme traducteur que comme joycien que je proposerai cette réflexion sur les textes de Joyce. Mais avant d’en venir à « Protée », j’aimerais parcourir un certain chemin à partir des jeunes années de Joyce, alors que se dessinait sa vocation littéraire au travers de l’expérience épiphanique et que celle-ci semblait commander une théorie esthétique : l’idée serait de tirer certains fils pour faire apparaître leur tressage dans cet épisode. À propos de l’épiphanie, Jean-Michel Rabaté décrit parfaitement les différents temps et modes où sujet et objet se rencontrent ou échangent leur place. Ce qu’on hésite à

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nommer «  dialectique sujet/objet  » amène une extase – extase au sens où Joyce, le sujet-non-sujet de l’épiphanie, serait saisi du dehors, appelé par l’objet/sujet – avant que ne puisse être conféré un ordre narratif à ces « instants privilégiés », donnant par là un sens différent à sa « theoria, [qui devient] procession des instants privilégiés qui 1. Voir James Joyce (Hachette, 1993), p. 16.

s’orientent dans un ordre narratif ».1 Nous passons en effet du versant scopique de la théorie (theorein, voir en grec), du spéculatif/spéculaire, à une mise en série dans un récit. J’ajouterais volontiers à ceci que l’épiphanie est indissociable d’une scène et de sa mise en scène, installant une synchronicité qui vient doubler et brouiller l’ordre narratif. Et pourtant, je commencerai par aborder la question de l’existence de traits constants dans l’écriture de Joyce, indissociable quoi qu’il en soit de sa discontinuité. Au premier abord, il pourrait sembler abusif d’affirmer que les œuvres de jeunesse – les textes écrits de 1900 à 1907 – et Finnegans Wake aient beaucoup plus

2. James Joyce’s Scribbledehobble : The Ur-Workbook for Finnegans Wake, Thomas E Connolly, Ed. (Northwestern U.P., 1961).

en commun que le nom de leur auteur. Justement, dira-t-on si l’on est sensible à la problématique du nom comme énigme à déchiffrer par l’écrivain lui-même ou, plus classiquement, prêt à entendre les promesses d’une œuvre jeune. Mais ne serait-ce pas alors succomber à une sorte d’illusion rétrospective ? D’autant plus facilement que celle-ci est préparée par Joyce lui-même puisque, par exemple, l’Ur-Notebook, l’arkhécarnet de travail de ce qui deviendra Finnegans Wake, désigné par le terme Scribble-

3. Voir Joyce, Portrait de l’auteur en autre lecteur (PetitRoeulx, Belgique : Cistre, 1984).

dehobble2, réserve une entrée à chacun des textes composés antérieurement. Comme si c’est toujours de ce qui a déjà été écrit qu’il fallait repartir, comme si toujours Joyce se transformait en autre lecteur de lui-même, pour reprendre la proposition de JeanMichel Rabaté.3

4. Sur le moi que se forge Joyce et la question du sinthome, voir Jean-Michel Rabaté, James Joyce and the Politics of Egoism (Cambridge U.P., 2001). 5. Œuvres 1, p. 1182.

Si l’on considère Dublinois, ce recueil de nouvelles composées entre 1904 et 19074, il semble plus fréquemment relever d’une veine et d’une logique réalistes, voire naturalistes, que des expérimentations ultérieures. Joyce avait d’ailleurs lui-même une claire conscience d’un malentendu possible sur sa position d’écrivain, méprise qui pouvait facilement découler d’une lecture un peu pressée de ces courtes fictions. C’est ainsi que, dans une lettre du 31 mai 1906, il répond à son éditeur, craignant la censure en raison de la présence d’exclamations dont il craint qu’elles ne soient jugées impies : « le pire qu’il puisse arriver, j’imagine, c’est qu’un critique parle de moi comme le ‘‘Zola irlandais” ! »5. On relèvera sans mal que Joyce n’hésite pas un instant sur la hiérarchie

6. Sur le moi que se forge Joyce et la question du sinthome, voir Jean-Michel Rabaté, James Joyce and the Politics of Egoism (Cambridge U.P., 2001).

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existant entre de possibles poursuites judiciaires et la défense de son ego littéraire6. Mais quel est alors précisément ce qui sépare et ce qui fond les différents moments de la production joycienne ? Pour mieux cerner ce bord ou ces plis, il sera utile de citer la lettre du 20 mars 1903 à sa mère où Joyce décrit ses journées à Paris et définit le programme de travail à dérouler pour les années à venir :

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Je travaille tous les jours à la Bibliothèque nationale et tous les soirs à la Bibliothèque Sainte-Geneviève […]. Je suis plongé en ce moment jusqu’au cou dans la Métaphysique d’Aristote et ne lis que lui et Ben Jonson (auteur de chansons et de pièces) […]. Mon volume de chansons paraîtra au printemps 1907. Ma première comédie environ cinq ans plus tard. Mon Esthétique cinq ans plus tard (Voilà qui doit t’intéresser !)7.

Outre les lectures que Joyce met en avant, deux aspects de cette lettre sont par-

7. Œuvres 1, p. 1127.

ticulièrement saillants. Relevons d’abord que, à une exception près, de tout ce programme rien ne se réalisera : jamais n’aboutira son projet d’esthétique, son unique pièce ne sera pas définie comme une comédie (même si, sous un certain angle, elle pourrait être envisagée comme une « comédie des humeurs », précisément au sens de Ben Jonson). De plus, elle ne verra le jour que dix ans après la publication annoncée de « chansons », qui se réalise effectivement en 1907 avec Musique de chambre (encore que nous laissions de côté l’oscillation entre « chansons », « musique » et « poésie », sujet trop vaste pour être abordé ici). Le second point qui ne manque pas de frapper est l’absence de toute allusion à la fiction. Au regard des publications ultérieures, tout se passe comme si la fiction, mode privilégié de l’acte d’écriture, finissait par occuper entièrement, ou presque, l’espace initialement dévolu à la théorie esthétique. Dans son Introduction à l’esthétique de James Joyce8, Jacques Aubert a magis-

8. Didier, 1973.

tralement montré l’importance des enjeux de cette question esthétique et désigné le nœud qui étrangle le jeune Joyce. Son rêve consiste alors à donner d’un même coup la théorie qui puisse tout à la fois rendre compte du texte et de sa réception, mais aussi produire le texte littéraire lui-même, avec tâche encore de porter la théorie qui l’a généré. J’ai pour ma part fait l’hypothèse d’étayages successifs (Aristote, Nietzsche, Spinoza, Kierkegaard pour l’essentiel) qui, d’une part, ajoutent progressivement la dimension éthique à celle de l’esthétique, mais qui, d’autre part, permettent le renversement progressif du rapport de l’écriture à la philosophie . Ce n’est alors plus de 9

la philosophie que procède l’autorité de l’écrivain mais de son écriture elle-même.

9. Introduction à l’éthique de James Joyce, 1993 (thèse sous la direction de J. Aubert, Lyon 2).

Certes, dès octobre 1906, il lui était loisible de confier à son frère Stanislaus : « Je crois que j’ai désappris beaucoup de choses mais je suis convaincu que j’ai aussi beaucoup à apprendre »10. Seulement, si apprendre et désapprendre sont sans doute pour chacun à jamais liés, il fallait encore pour Joyce se déprendre du sentiment

10. Œuvres 1, p. 1217.

qu’écriture et vie pouvaient se conjoindre d’une manière parfaitement acceptable. C’est ce que disent, chacune à leur manière, deux incidentes de la même lettre du 15 octobre 1906. La première laisse entendre qu’il aspire à une écriture sans traces, manifestation dont il y a peu à dire si n’est peut-être que c’est le versant silencieux de l’épiphanie qui insiste ici :

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Je suis content qu’ils soient publiés [Joyce évoque la publication de Dubliners par Grant Richards qui n’aboutira pas] parce qu’ils représentent un souvenir d’autrefois, mais je regrette que les années passent et que je ne puisse suivre la voie de la méditation qui s’ouvre devant moi11.

11. Idem.

Cette relative insatisfaction quant à des textes en passe de publication se double d’une insatisfaction quant à son existence. Le désir de Joyce, quand bien même compréhensible, ô combien, est alors de faire coup double, dans l’existence et dans l’écriture, mais ce jointage reste totalement indéfini, non sans raison. En définitive, il se pose ici une énigme qui ne lâchera jamais durablement Joyce : « La véritable question est celle-ci : m’est-il possible d’allier l’exercice de mon art et une vie modérément heu12. Ibid, p. 1218.

reuse ? »12. C’est au final la parution du Portrait de l’artiste en jeune homme (1916) qui permet d’émettre l’hypothèse que la publication qui comptait était celle-là. La reconnaissance n’aurait pas suffi à Joyce si lui-même n’avait pas décemment pu se reconnaître dans ce portrait. D’ailleurs, si nous avons marqué l’absence de la fiction dans la lettre-programme adressée à sa mère, nous aurions pu aussi relever l’absence de toute idée d’autoportrait. Et pourtant un tel projet ne pouvait pas être très éloigné puisque

13. Voir la notice de Jacques Aubert, ibid, p. 1170 sq.

c’est dès 7 janvier 1904 que Joyce en rédige une première ébauche d’un seul trait13. Le fait qu’il ait alors tenté, vainement, de le faire publier dans la revue de son collège universitaire est le gage que ce portrait-là, il était prêt à le signer. Manquait alors la reconnaissance… Ce Portrait très court, truffé d’allusions, de sentences vives et dont le ton est souvent aphoristique et lapidaire, mériterait d’être tout entier repris en détail. Je n’en retiendrai cependant que quelques aspects, qui suffiront à le relier très directement à Ulysse, en particulier « Protée », sinon en « droite ligne », du moins en suivant certaines courbures du texte. Si « Protée » peut être considéré comme ce qui a chu du Portrait de l’artiste en jeune homme pour que celui-ci puisse s’achever, on peut à bon droit considérer qu’il termine ce qui s’est commencé en 1904, avec cette première mouture extrêmement brève que Joyce aurait voulu voir publiée. Je citerai ce Portrait pour en faire ressortir quelques traits qui devraient pour vous avoir certains airs de famille, dans la mesure où Joyce réinjecta nombre de ses expres-

14. Robert Scholes et Richard Kain ont inclus ce Portrait dans leur ouvrage The Workshop of Daedalus (Northwestern U.P., 1965, pp. 60-68), avec en particulier les épiphanies.

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sions dans les portraits ultérieurs et ce, jusqu’à Ulysse. Dès l’incipit est affirmé que le passé se recompose sans cesse, conception très augustinienne du temps qui indique que Joyce se place d’emblée dans une très haute lignée confessionnelle : The features of infancy are not commonly reproduced in the adolescent portrait for, so capricious are we, that we cannot or will not conceive the past in any other than its iron memorial aspect. Yet the past assuredly implies a fluid succession of presents14.

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Les traits de la petite enfance ne sont pas fréquemment reproduits dans les portraits adolescents car, capricieux comme nous le sommes, nous ne pouvons ni ne voulons concevoir le présent que comme un mémorial coulé dans le bronze. Et pourtant le passé n’implique-t-il pas décidément la succession fluide de présents ?15.

Si Joyce met en avant la fluidité du temps et des êtres, il pose d’emblée la question du rapport entre les arts de l’espace, dont relève par exemple la sculpture, et les arts

15. Œuvres 1, p. 313 (je modifie quelque peu la traduction).

du temps, comme la musique. Joyce introduit ici des questions qui résonnent dans toute son œuvre, comme avec l’allusion au Laocoon de Leibniz (ouvrage qui figurait dans sa bibliothèque de Trieste) que l’on trouve dans « Protée » : « Infime espace de temps traversant d’infimes moments d’espace… nebeneinander… nacheinander »16. Le second passage pose l’artiste comme séparé de la cité, du fait de son art qui n’est rien d’autre au fond que la quête du trait le plus singulier en lui :

16. Ulysse. Nouvelle traduction (Folio, 2006), p. 57.

Our world, […] is, for the most part, estranged from those of its members who seek through some art, by some process of the mind as yet untabulated, to liberate from the personalised lumps of matter that which is their individualising rhythm, the first or formal relation of their parts. But for such as these a portrait is not an identificative paper but rather the curve of an emotion17.

17. Scholes et Kain,

Notre monde est pour l’essentiel séparé de ceux de ses membres qui tentent par leur op. cit., p. 60. art, par quelque processus mental à ce jour inédit, de libérer de ces morceaux de matière qui les composent, ceci qui est leur rythme individuant, la relation première ou formelle existant entre leurs parties. Mais pour eux, un portrait n’est pas une pièce d’identité mais plutôt la courbe d’une émotion18.

Cette fierté artiste de Stephen se manifeste souvent dès que s’exprime le per-

18. Œuvres 1, p. 313.

sonnage, avec certes de plus en plus d’ironie au fil du temps. La notion de rythme individuant court dans les différents textes critiques et théoriques ultérieurs et prend, bien plus tard, d’autres voies pour s’associer par exemple au geste quand Joyce suit assidument les cours de Marcel Jousse et dont Finnegans Wake porte des traces : « In the beginning was the gest, he jousstly says »19. Je ne souhaite pas vous accabler de « preuves supplémentaires » mais plutôt pointer dans ce prototype du portrait un élément qui ne se retrouve que bien plus tard, dans Ulysse, et qui permet de désigner ce qui rapproche Stephen, le fils apostat qui tourne le dos à la religion catholique, et Bloom, le supposé juif, c’est-à-dire un de ceux qui, comme le souligne la bible, « a la nuque raide », terme repris plus tard par Hegel pour dénoncer le caractère arriéré de ceux qui persistent à ne pas reconnaître en Jésus le Messie, celui qui fait avancer la religion vers la raison au grand profit de l’humanité :

19. Finnegans Wake (Faber, 1975), 468.05 (selon les conventions en usage, le premier nombre renvoie à la page et le deuxième à la ligne). Voir Laurent Milesi, « Vico, Jousse… Joyce, langue », in « Scribble » 1, Genèse des textes (Minard, 1988), pp. 143-162.

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His Nego, therefore, written amid a chorus of peddling Jews’ gibberish and Gentile clamour, was drawn up valiantly20.

20. Scholes et Kain, op. cit., p. 67.

Et donc son Nego, au milieu d’un chœur où convergeaient le charabia de colporteurs juifs et les vociférations des Gentils, se dessina vaillamment21.

21. Œuvres 1, p. 320.

Joyce forge un terme, Nego, qui conjoint son non et son ego et, puisque le N précède l’Ego, ce dernier semble se fonder sur lui. Un non contre l’église catholique, repris par le Non serviam du Portrait de l’artiste, qui provoque à son tour un tollé de non montant de la foule en colère. Si, pour trouver un « trait » permanent, Jacques Aubert part lui aussi de ce Nego, c’est pour ensuite l’articuler à la question de ce nom, Stephen

22. Cette étude importante, « D’un Joyce à l’autre », se trouve dans Lacan, l’écrit, l’image (Champs Flammarion, 2000), pp. 55-77.

Dedalus22. Pour ma part, c’est le trait « juif » qui me retiendra ici. Il est difficile de déterminer exactement à quoi renvoie ici « le charabia de colporteurs juifs ». Au-delà du cliché associant juif et commerce, préjugé dont le jeune Joyce n’était sans doute pas indemne, on peut d’abord penser aux marchands du temple et la pose christique que prend volontiers notre artiste dans ce portrait pourrait valider cette hypothèse transtemporelle. Ensuite, ce charabia pourrait renvoyer au yiddish ou au ladino parlés alors en Europe, souvent déconsidérés au sein de l’élite intellectuelle juive elle-même, mais pour dire quel non, pour le rejet de quoi ? Si nous revenons à l’hypothèse précédente, c’est un non contre le Christ, en tant qu’il incarnerait le Messie. Aux yeux des Dublinois, ces deux non, celui de l’artiste et celui du juif, sont insupportables en ce qu’ils compromettent une plénitude imaginaire, mais le deuxième tout particulièrement. Il faut cependant attendre Ulysse pour que Joyce reprenne vraiment la question de l’être juif en Europe, pour autant qu’il ait fait plus que l’effleurer ici. Ce qu’Ulysse rend sensible avec Bloom, c’est d’une part quelque chose qui est bien repéré aujourd’hui, à savoir que sa définition en tant que juif à Dublin, dans la cité, dépend beaucoup moins de sa position subjective quant au judaïsme ou de sa position dans une quelconque lignée, que de ce qu’il représente, envers et contre tout, aux yeux des Dublinois. L’autre point, plus intéressant en ce qu’il concerne l’écriture joycienne, c’est que sa position réelle et subjective (mère chrétienne, père juif, agnosticisme, tolérance et amour quasiuniversel, curiosité sexuelle insatiable…) le met à égale distance d’à peu près tout, ce qui finit d’accomplir, sur le mode comique, le Nego joycien.

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Il s’agit d’un dessin réalisé pour le 50e anniversaire de Joyce, dont il a luimême suivi la réalisation, en fournissant « l’argument » et le « script » à Cesar Abin. Elle fut reproduite dans un numéro d’hommage à Joyce dans la revue Transition, dirigée par Eugène Jolas. Voici ce qui a pu la susciter: “Paul Leon tells me that when I stand bent over at a street corner, I look like a question mark.”

Protée et les métamorphoses Budgen rapporte que lorsqu’il exprima son admiration toute particulière pour « Protée » après la publication des trois épisodes de la Télémachie en revue (Little Review et The Egoist), Joyce lui répondit : « Je crois que vous avez raison. C’est mon préféré »23. Joyce poursuivit en ces termes : « Le changement est le thème de l’épisode. Tout change – mer, ciel, homme, animaux. Les mots changent aussi »24. C’est donc la portée de ces métamorphoses que je veux illustrer, tout particulièrement en tant que traducteur. Avant cela, j’aimerais souligner que ces métamorphoses perpétuelles donnent

23. Frank Budgen, James Joyce and the Making of Ulysses (Indiana U.P., 1960), p. 48 (je traduis).

24. Ibid, p. 49.

une impression physique de mouvement, certes, mais tout particulièrement de flux, de flux incessants entre le présent fuyant et différents moments du passé, entre la plage et quelque rue de Dublin ou de Paris. Nous sommes en un lieu liminal, point de rencontre fuyant entre terre et mer, marées montantes et descendantes, vagues et courants, effacement des traces que Stephen déchiffre comme jeu d’écriture de toutes choses sur le sable. Stephen est lui-même ballotté entre le tout qui menace de l’engloutir – jouissance totale que figure par exemple la menace du retour de la

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mère – et le rien. Il lui faut subsister sur l’extrême bord du littoral qu’il va dégager par un jeu littéral. En plus d’un sens, cet épisode et cette liquidité du texte préfi25. À ce point intervint une écoute d’un extrait de la lecture d’ALP par Joyce, enregistrement facilement localisable sur internet.

gurent le célèbre monologue d’Anna Livia Plurabelle dans Finnegans Wak25 Mais qu’est-ce que Joyce liquide au juste ? Le sens, répondra-t-on immédiatement. Par défaut d’ancrage, revendiqué et assumé comme tel, il lui faut encrer et rendre le sens toujours plus liquide. Mais ne perdons pas de vue – et cela Joyce le sait qui pourrait expliquer le besoin qu’il eut d’impliquer ses lecteurs-traducteurs dans l’écriture de Finnegans Wake – que le sens revient toujours en raison de lecteurs chez qui le texte produit des effets de sens. À l’orée de l’épisode, Stephen se fait aveugle. Nous y reviendrons à propos des Grecs et de la couleur mais nous pouvons tout de suite relever que cela constitue un autre parallèle homérique, contingent celui-là. Si Homère, tout légendaire qu’il ait pu être, nous est parvenu statufié sous les traits du poète aveugle, Joyce quant à lui a subi d’innombrables opérations des yeux, et c’est bien ce symptôme inscrit sur son corps qui est ici mis en jeu dans le récit. Mais revenons à notre Stephen aveugle : Ma frêne épée pend à mon flanc. Tape devant  : c’est ce qu’ils font. Mes deux pieds dans ses godillots arrivent au bout de ses jambes, nebeneinander. Ça sonne pas toc : l’ouvrage du maillet de Los demiurgos26.

26. Ulysse, p. 57.

Taper pour éprouver la création, c’est aussi créer et le marteau qui retentissait à la fin du Portrait de l’Artiste résonne ici encore. Mais si, dans ce « Los demiurgos » de la première page de l’épisode, on pourrait comprendre Los comme l’article défini espagnol, et lire « Les démiurges », la majuscule doit en fait évoquer Blake et sa cosmogonie. C’est dire que, d’emblée, sous les coups du poète, le langage est soumis, ainsi que le confie Joyce à Budgen, à la même instabilité que toutes choses sur cette grève dans le ressac des vagues. Joyce sait aussi retrouver un sens tout ovidien des métamorphoses successives, comme c’est par exemple le cas avec le chien de ramasseurs de coques, ou coquetiers : Leur chien trottinait sur les bords d’un banc de sable s’érodant, reniflant à droite à gauche. À la recherche de quelque chose égaré dans une vie antérieure. Soudain il détala comme un lièvre, oreilles baissées, pourchassant l’ombre d’une mouette rasant l’eau. Le sifflet suraigu de l’homme s’abattit sur ses oreilles tombantes. Il fit demitour, quelques bonds le rapprochèrent, ses pattes moulinèrent à nouveau son trot. Sur champ orangé un cerf, passant, au naturel, sans massacre. À la limite dentelée du flot, il se campa droit sur ses pattes avant, les oreilles pointées vers la mer. Son museau levé, aboiements lancés contre la clameur-des-vagues, troupeau de morses. Elles serpentaient vers ses pattes, en boucles, déroulant leurs crêtes infinies, la neuvième à

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chaque fois se brisant et clapotant plus forte, du lointain, du large, des vagues, encore des vagues27.

Le chien, DOG, est toujours potentiellement l’image inversée de Dieu, GOD, ici le

27. Ibid, p. 71.

dieu Protée capable de prendre toutes les formes, jouant comme le poète de la Materia Prima. Dans d’autres cas, une métaphore filée, inspirée par la culture religieuse médiévale, retrouve ce qui l’a motivée : Noyées sous le flot qui enfle, il voit les algues se tordre, s’élever alanguies et balancer des bras troussant leurs jupons à contrecœur, dans l’eau chuchotante elles balancent et emplissent d’émoi les timides frondes d’argent. Jour après jour : nuit après nuit : soulevées, noyées, laissées en rade. Seigneur, elles sont lasses : et soupirent au premier chuchotement. Saint Ambroise les entendit, soupirs de feuilles et de vagues, qui attendent et attendent encore de goûter la plénitude de leur temps, diebus ac noctibus iniurias patiens ingemiscit. À nulle fin rassemblées : pour rien relâchées ensuite, emportées de l’avant par le flux, puis ramenées : navette de la lune. Lasse elle aussi à la vue des amants, des hommes jouisseurs, d’une femme dénudée brillant parmi sa cour, elle relève à grand-peine son piège aquatique28.

Un glissement nous conduit des algues, humbles créatures comparées à des

28. Ibid, p. 76.

femmes, à une humanité souffrante, victimes et tentatrices accablées par ce jeu inutile, condamnées à répéter sans fin les gestes de la séduction, soupirant patiemment de l’injustice subie. En filigranes, ou en basse continue, ce texte transforme et amplifie un commentaire de saint Ambroise, cité en latin, d’un passage des Évangiles (Romains 8 :22, « Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement »), commentaire dans lequel saint Ambroise interprète la douleur des hommes comme celle provoquée par les torts, causés ou subis. Ce glissement, du monde au texte et de texte en texte, provoque un autre glissement de plan en plan, métaphysique et théologique, cosmique (puisque les astres, la lune, sont entraînés dans cette ronde) que rien ne semble pouvoir stopper. Enfin, le texte se laisse pénétrer par d’autres langues – ceci était après tout suggéré dès la première page, comme nous l’avons vu – mais d’une manière qui est de plus en plus généralisée et tourbillonnante. Ainsi, ces silhouettes aperçues sur la plage, gens du voyage, Roms, Tsiganes, gypsies ou Égyptiens, évoquent l’errance éternelle, et annoncent l’entrée en scène de Bloom, tandis que le bleu des pieds indique une parenté avec l’artiste en exil. Gens de passage, ils ont toutefois imprégné et inséminé la langue du pays où ils sont passés. En témoigne l’argot des petits criminels de Londres qui était truffé de mots d’origine Rom : Se coltinaient leurs sacs en traînant la patte, Égyptiens cuivrés. Ses pieds bleuis sortant de ses pantalons relevés claquent le sable collant, cache-nez brique terne qui lui

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étrangle un cou pas rasé. De ses pas de femme elle le suit : le ruffian chouraveur et sa meuf tournant en balade. […] Son joli cœur régale deux soldats du Dublin Royal chez O’Loughlin, quartier de Blackpitts. Fous-la, baise-la, dit autrement en rom affranchi, Ô, ma dimber baise dell ! Blancheur d’ennemie publique sous ses guenilles rances.29

29. Ibid, p. 72.

Chaque mot témoigne de strates passées, les porte souterrainement et, par un jeu de plissements telluriques, leur surgissement peut être provoqué : la technique (Gor30. Folio classique, pp. 1222 et 1227.

man) ou la science, l’art (Linati) de « Protée » est après tout la philologie30. La difficulté pour la traduction en français est que notre langue n’a accueilli que très peu de mots de ces gens de voyage, certains inutilisables ici, comme gadjo/gadjé, et il ne restait plus que « chourer » (chourein), voler, soit le reflet exact des préjugés dirigés contre les fils du vent. J’ai choisi de ne pas effacer cette trace d’un peuple déjà suffisamment effacé

31. Ulysse, p. 73.

de l’histoire, par l’histoire. D’autres mots n’appartenant pas au français pouvaient être conservés car déjà traduits (en anglais) dans le texte de départ. L’extrait présenté maintenant suit de très près : Cheminant de par les sables du monde entier, poursuivi par l’épée de feu du soleil, vers l’ouest, longue marche vers les terres du soir. Elle hale, schleppe, traîne, poulle, trascine sa charge. Marée faisant cap à l’ouest, remorquée par la lune, dans son sillage. Marées émaillées de myriades d’îles, en elle, ce sang n’est pas le mien, oinopa ponton, mer vinsombre. Contemple la servante de la lune. Dans le sommeil, le signe humide sonne son heure, la prie de se lever. Lit nuptial, lit d’enfantement, lit de mort, cierge funèbre. Omnis caro ad te veniet31.

Ce passage est proprement fascinant à bien des égards mais en particulier pour sa traduction ininterrompue de traîner, « hale, schleppe, traîne, poulle, trascine » 32. Ulysses (ed. Gabler, Penguin, 1986), 3.392-93 (selon l’usage, le premier nombre renvoie à l’épisode et les seconds aux lignes).

(« trudges, schlepps, trains, drags, trascines »32). Quelque chose se tire, s’arrache, s’accouche, qui est à mettre en rapport avec le début de l’épisode qui nous présente la face féminine de la conception, avec accouchement et fausse couche, dont Stephen dérive une théorie du tressage en imaginant un cordon ombilical qui nous relierait à Ève (qui est aussi figurée ici, comme traînant le poids de la maternité et celui de sa mortalité après l’expulsion de l’Eden). Ajoutons que, parmi tous ces termes qui permettent de tirer le texte et de l’engendrer, ou qui lui permettent de s’auto-engendrer, l’un, schleppe, est d’origine yiddish (shlepn), ce qui contribue encore à annoncer

33. Ibid, 3.477-79.

Bloom. Pour terminer sur ce jeu de métamorphoses et d’annonces, je citerai un dernier passage : God becomes man becomes fish becomes barnacle goose becomes featherbed mountain33.

34. Ulysse, p. 77.

Dieu se fait homme se fait poisson se fait oie bernache se fait mon édredon se featherbed mountain34.

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Ici se dit le mystère de l’incarnation de dieu en son fils en un symbole en une oie où se lit le nom de Nora, Barnacle, tandis que « featherbed mountain » évoque tout à la fois une colline associée à des souvenirs heureux de Bloom et Molly. Cette conjonction du père, du fils et de Molly, inspirée par Nora, femme, putain et femme de tous les hommes fantasmée par Bloom, est d’autant plus significative que « featherbed » est aussi un édredon. La traduction a donc joué de l’homonymie de mon/mont et de la quasi-homonymie entre « se fait » et « feather », où le texte hésite d’ailleurs sur l’endroit où mettre la coupure, pour suggérer le lit de quelque jouissance qui appartient à chacun des personnages isolément ou dans toutes les combinaisons. On pourra juger que ce jeu entre langues ne se justifiait pas (mais nous avons constaté que ce phénomène était introduit dès le début de l’épisode avec Los et los), mais j’ai pensé, là encore pour des raisons qui sont déjà apparues, que ce n’était pas parce que nous lisons Ulysse que nous ne lisons pas déjà Finnegans Wake !

La couleur, au lieu du corps Je repartirai maintenant des schémas que Joyce confia à Linati, en septembre 1920, et à Gorman, en décembre 1921. Je m’intéresserai ici au fait même que Joyce donne à chaque épisode un certain nombre d’attributs, parmi lesquels deux retiendront particulièrement l’attention, à savoir une couleur et un organe. Par ce geste, Joyce indique clairement qu’il fabrique un corps textuel avec Ulysse, véritable épopée du corps humain, même si c’est le terme de « cycle du corps humain » qui est utilisé par Joyce dans sa lettre à Linati qui accompagne le schéma35. L’écart temporel qui sépare les deux schémas peut expliquer les différences, mais je suggérerai qu’ils posent également deux points de vue complémentaires de Joyce sur son œuvre, invitant le

35. Œuvres 2 (Pléiade, 1995), p. 910.

36. Ibid, p. 1119.

lecteur à une certaine loucherie. Si l’on compare les deux schémas, une différence chromatique de taille saute aux yeux : alors que, pour Linati, la couleur attribuée à « Protée » est le bleu, dans le schéma Gorman, il s’agit du vert36. Signe de cette indécision, d’une complémentarité des

37. Ulysse, p. 57 (“Snotgreen, bluesilver, rust: coloured signs”).

deux couleurs ou d’un certain balancement entre elles, le vert et le bleu apparaissent ensemble à l’orée de « Protée », « Vert-morve, argent-bleu, rouille : signes colorés »37. Le vert a cette signification symbolique qui inscrit Stephen comme fils de l’Irlande – la truie qui dévore ses petits, comme il est proclamé dans le Portrait38 –, à la fois son sujet et l’artiste qui la sert en la blessant. Joyce, en passant du bleu au vert, en les supposant interchangeables, semble tenir complaisamment le rôle du Grec, du moins

38. “Sais-tu ce que c’est que l’Irlande ? demanda Stephen avec une froide violence : l’Irlande, c’est la vieille truie qui dévore sa portée” (Œuvres 1, p. 731, je souligne).

tel que l’inventait le XIXe siècle, un Grec incapable de distinguer entre les deux couleurs, aveugle à leur différence. J’ai ailleurs tenté de mettre en valeur le rôle qu’a pu

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39. Voir “Joyce et Nietzsche : un cas d’école”, in Dubliners, James Joyce. The Dead, John Huston, dir.. Pascal Bataillard et Dominique Sipière (Ellipses, 2000), p. 65-79. 40. L’image de l’écrivain comme « prêtre de l’imagination » faisait sans doute écho à la célèbre phrase de Shelley définissant les poètes comme « unacknowledged legislators of the world » (In defence of Poetry, 1821), sentence dont le jeune Joyce aurait un peu trop oublié le terme unacknowledged, c’est-à-dire non reconnu en tant que législateur, ne cherchant surtout pas à l’être. 41. Friedrich Nietzsche, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux (1881), traduction d’Henri Albert, Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 7 (Mercure de France, 1901), pp. 330-31. Pour traduire Farbenblindheit, je préfère au terme « daltonisme », employé par Albert, celui de « cécité aux couleurs ».

42. Cf. Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche (Flammarion, 1978). 43. Folio, 278.

jouer Nietzsche39, dans cette période où Joyce eut conscience d’avoir à désapprendre pour rencontrer son écriture et mesura pour lui-même la nécessité absolue de ne pas faire de l’écrivain le législateur de toutes choses, c’est-à-dire, au fond, de ne pas jouer au philosophe40. Avec Aurore, dans une partie intitulée « Cécité des penseurs aux couleurs », le penseur de l’éternel retour semble souscrire au mythe du Grec aveugle au bleu quand il médite le tour homérique de la « mer de vin » : Les Grecs voyaient la nature d’une autre façon que nous, car il faut admettre que leur œil était aveugle pour le bleu et le vert et qu’ils voyaient, au lieu du bleu, un brun plus profond, au lieu du vert un jaune (ils désignent donc, par le même mot, la couleur d’une chevelure sombre, celle du bluet et celle des mers méridionales, et encore, par le même mot, la couleur des plantes vertes et de la peau humaine, du miel et des résines jaunes : en sorte que leurs plus grands peintres, ainsi qu’il a été démontré, n’ont pu reproduire le monde qui les entourait que par le noir, le blanc, le rouge et le jaune).

Inutile de reprocher à Nietzsche de confondre la couleur, sa perception et les termes qui la désignent. C’est inutile car Nietzsche s’aveugle, pour voir tout comme « ses » Grecs et retourner vers une aube de l’humanité rêvée et recréer le monde, en démiurge ou en poète, dans une sorte de bégaiement coloré : – Comme la nature a dû leur paraître différente et plus près de l’homme, puisqu’à leurs yeux les couleurs de l’homme prédominaient aussi dans la nature et que celle-ci nageait en quelque sorte dans l’éther colorié de l’humanité ! (Le bleu et le vert dépouillent la nature de son humanité plus que toute autre couleur). C’est par ce défaut que s’est développée la facilité enfantine, particulière aux Grecs, de considérer les phénomènes de la nature comme des dieux et des demi-dieux, c’est-à-dire de les voir sous forme humaine (§ 426)41.

Mais si nous parlons d’erreur, nous devons alors parler de felix culpa puisque, après tout, l’erreur attribuée par Nietzsche aux Grecs est selon lui heureuse, source d’une simplicité enviable. Chez Nietzsche, un certain type d’erreur est un dévoilement, tout étant alors question de tact42. Allant plus loin encore, Joyce, ou Stephen, revendique très clairement l’erreur comme ce qui annonce et permet ses découvertes : « Un homme de génie ne fait pas d’erreurs. Ses erreurs sont volitionnelles et sont les portails de la découverte »43. À notre tour, il faut suivre Nietzsche jouissant de voir ce que les Grecs voyaient pour risquer une hypothèse. Joyce nous invite à regarder par-delà les débris de la culture philosophique qui tournent en un maelström vertigineux dans l’esprit de Stephen, traces et déchets du rêve marqué de l’impossible à conjoindre le poétique et l’esthétique en une seule expérience. Son regard devenu pour nous aveugle aux couleurs se tourne vers l’enfance de l’homme et plonge dans un véritable magma,

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dans cette matière primordiale que désigne le schéma Linati, « la matière primordiale », la « Materia Prima »44. Cette matière de tous les possibles est explicitement

44. Œuvres 2, p. 1119.

associée au nom de Protée, dérivé de la racine proto- « (MPΩTÉUΣ) »45. Par ailleurs,

45. Ibid., note 2.

le schéma Linati indique dans la colonne « Organe », pour les trois épisodes de la

46. Ellmann, Ulysses on the Liffey (Faber, 1974) reproduit le schéma Linati en italien, hors pagination entre pp. 188 et 189.

Télémachie et donc imprimé à la verticale, « Telemaco non soffre ancora il corpo » , 46

que l’on peut traduire par « Télémaque ne pâtit pas encore du corps » ou, comme c’est le cas dans l’édition Folio classique, « Télémaque n’éprouve pas encore son corps »47. Gorman désigne prima comme organe48, tandis que c’est sous la rubrique Senso (significatio)/Sens (Signification) que le schéma Linati place cette mention d’une Prima Materia49. Pastoureau, écrivant l’histoire des usages et des perceptions du bleu50, fait le constat que, pour diverses raisons, l’Antiquité peine à faire une place au bleu dans son système tripolaire (blanc, noir, rouge), le bleu demeurant alors une couleur « silen-

47. Folio classique, p. 1222 (édition critique, dir. Jacques Aubert, à paraître, septembre 2013). 48. Ibid, p. 1227.

cieuse »51. Il relève en outre une grande instabilité du vocabulaire latin pour le bleu et l’usage chez les Grecs du bleu comme fond, usage qui s’intensifie à l’époque byzantine et devient plus prépondérant encore au cours du haut Moyen Âge. L’hypothèse pourrait être faite de ce que le bleu/vert constitue le fond de « Protée ». Dans la logique mouvante et réversible de l’épisode, ceci implique que tout peut s’y fondre, en même

49. Ibid, p. 1222. 50. Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur (Seuil, 2000).

temps que tout en émerge. Ceci est au fond le sens même d’une matière primordiale et doit être rapproché d’une observation de Goethe sur le bleu. En effet, celui-ci explique, dans le Traité des couleurs, que notre attraction pour le bleu découle de l’impression

51. Ibid, p. 27.

qu’il donne de se retirer, objet-regard par excellence puisque sans cesse il se dérobe au regard et, plus encore, invite à sombrer dans ce « néant attirant ». Cette observation prend tout son sens si nous considérons que Stephen est envahi d’images persécutrices de sa mère morte, pris de bouffées mortifères qui le poursuivront jusqu’au bordel de « Circé ». Par ailleurs, Pastoureau évoque un débat important au Moyen Âge sur la nature de la couleur dont la nature est double, voire duplice… En effet, pour certains, si la lumière est à la fois « visible et immatérielle » et, comme telle, « visibilité de l’ineffable »,52 elle confine au divin. Pour d’autres, en revanche, elle est tromperie et artifice. En tant que voile interposé entre le fidèle et le chemin du salut, elle introduit une dangereuse opacité qui la rend, au mieux, « inutile et immorale »53. Ces questions

52. Pastoureau, « L’Église et la couleur, des origines à la Réforme », in Bibliothèque de l’école des chartes. 1989, tome 147, pp. 203-30, p. 205.

et positions sont fondamentales pour cet épisode où se ressassent la question de la création de tout en chaque instant et celle du père symbolique à venir. Pour des raisons esthétiques et ontologiques, la prime doit être donnée à l’instabilité et au doute. Joyce choisit donc la position intermédiaire, qui consiste à poser la lumière comme à

53. L’image de l’écrivain comme « prêtre de l’imagination » faisait

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la fois matérielle et immatérielle, véritable incarnation du divin. Si nous revenons au schéma Linati, nous observerons maintenant que la couleur revêt un caractère identique à celui du corps de Stephen. En effet, celui-ci a un corps mais n’en pâtit pas, ne l’éprouve pas : corps curieux et improbable, céleste et matériel, pur devenir et champ de possibles infinis. À moins que Stephen ne soit un sujet qui n’est pas encore advenu dans son propre corps et qui n’attend que son père spirituel… À moins encore que Stephen, et Joyce, ne soient en mesure de donner la preuve poétique que l’on puisse se passer du père à condition de savoir le faire, pour étirer, peut-être hérétiquement, certaines paroles de Lacan. C’est que Stephen est couleurs, couleurs qui pourront infuser en Bloom et donner un autre commencement au nom du bon Leopold que l’on entend vibrer dans « Les Sirènes », nom devenant presque inaudible dans l’air soufflé par les créatures merveilleuses, perdant sa majuscule et devenant pur chatoiement chromatique dans la synesthésie fascinante que suscitent les sirènes :

54. Ulysses, 11.5-7.

A husky fifenote blew.

Voilée une fifrenote blousa.

Blew. Blue bloom is on the

Blousa. Blues Bloom bleuet

Gold pinnacled hair .

La pyramide des cheveux d’or55.

54

Ce n’est pas mon propos de montrer en quoi Stephen serait le père de Bloom mais

55. Ulysse, p. 369.

on ne sera pas surpris outre mesure de cette inversion curieuse en apparence, dans la mesure où Stephen utilise ce renversement de l’ordre générationnel dans sa théorie de Shakespeare énoncée dans « Charybde et Scylla ». D’ailleurs, si le passage du vert au bleu, en passant par tous les tons intermédiaires, peut passer pour un autre avatar des métamorphoses du texte, il pourrait en être de même pour les positions de père et de fils… She trusts me, her hand gentle, the longlashed eyes. Now where the blue hell am I bringing her beyond the veil ?56.

56. Ulysses, 3.42425.

Elle a confiance, la main douce, ses yeux aux longs cils. Et maintenant nom de bleu où est-ce que je l’entraîne derrière le voile ?57.

57. Ulysse, p. 74.

Stephen est ici non pas tout à fait aveugle devant son désir mais du moins incapable de le surplomber et d’en donner le sens exact. Ironiquement, cette scène de désir amène une évocation fugitive et sarcastique des épiphanies. En effet, cette « vierge » travaille dans une librairie de Dublin et est associée à l’un de ces « livres alphabets » que Stephen devait écrire. C’est sans doute une référence à la Métaphysique d’Aristote dont les différentes parties sont désignées par des lettres mais c’est une autre allusion parodique à ces fragments de traité esthétique (« W est magnifique. Ah oui, W ») qui amène immédiatement le souvenir des épiphanies :

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Joyce, au nom-du-père-et-du-fils

Rappelle-toi tes épiphanies écrites sur des feuilles vertes, ovales, profondément profondes, exemplaires à expédier en cas de décès à toutes les grandes bibliothèques du monde, y compris celle d’Alexandrie ?58.

58. Ibid, p. 63.

Ainsi se boucle un circuit allant du bleu au vert, du désir d’écriture à l’écriture du désir, cette dernière assez rare quand Stephen est en scène. Mais si nous revenons à cette scène de désir, « Et maintenant nom de bleu où est-ce que je l’entraîne derrière le voile ? », ce « nom de bleu » n’annonce-t-il pas Bloom ? Certes, mais alors ceci ne vaudrait que pour la traduction française… J’ai la faiblesse de penser, ou la conviction paranoïaque !, que l’anglais donne à entendre quelque chose de très proche : « where the blue hell am I ». Peut-être est-ce en rapprochant « blue » et « am », qui donnerait aussi une bloumaille (pour ne pas dire une bleusaille) intéressante, peut-être parce que ce « blue hell » évoque autant Bloom descendant aux Enfers (« Hadès ») qu’au pays des Sirènes de l’Ormond Bar, où résonnent leurs « Sonnez la cloche » (bell), en fait le bruit de l’élastique de leur porte-jarretelle quand elles le font claquer… Mais, après tout, peu importe, toutes les langues pour Joyce et Joyce dans toutes les langues !

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Babel JEAN-LOUIS SOUS

Psychanalyste

ON NE PEUT PAS DIRE QUE MON ABORD DE L’ŒUVRE JOYCIENNE S’EST PASSÉE sans procrastination ou sans faire l’école buissonnière. Pourtant, les questions soulevées par la lecture de cet auteur, proposée par Jacques Lacan, étaient vives et taraudantes. Malgré cela, mon approche se fit plutôt obliquement et par la bande…oui par la bande car si vous écoutez justement l’enregistrement oral du séminaire, vous aurez du mal à distinguer, par exemple, ce qui relève du symptôme ou du sinthome, point problématique qui rend par là même délicat l’établissement de la transcription. Joyce était-il fou ? Telle est la question insistante et ouverte que ne cesse de poser Lacan. Peut-on parler de paroles imposées, invasives, de parasitage de la pensée (symptôme dit « psychotique ») si, par ailleurs, l’artifice voire le feu d’artifice de son écriture (sinthome) lui permit de nouer RSI dans une hérésie et une invention de langues inouïe ? Et que nous raconte Jacques Lacan lorsqu’il suppose à Joyce un fantasme de rédemption de la race ? Par ailleurs, la ritournelle homophonique ou la rengaine non-sense d’une drôle expression anglaise citée par Lacan dans sa conférence sur Joyce le symptôme (16 juin 1975)  : Who ails tongue coddeau, aspace of dumbillsilly ?, trottait dans ma tête sans que je me décide vraiment à me plonger dans le texte joycien. Il faut croire que cette hybridation de langues devait être suffisamment vertigineuse, labyrinthique, pour que l’appréhension l’emporte sur l’attirance. Je n’allais quand même pas demeurer sur le gril de la forgerie lacanienne, m’en faire totalement dupe sans aller voir de près comment tout cela s’était fabriqué ! Il arrive parfois qu’un heureux hasard, un bonheur de lecture, suscite une grande surprise et change la donne. Je voudrais essayer de vous parler de cette chose-là, cet après-midi. Non pas que je prétende que cette trouvaille m’ait permis de lire tout Ulysse ou tout Finnegans Wake…une telle énonciation serait bien présomptueuse

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1. J. Lacan, Le sinthome, séance du 11 mai 1976.

comme si l’on pouvait dire qu’on a lu La vie mode d’emploi de Perec ou Les bien-

2. James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, Folio, 2004, pp. 10761077. Vous pourrez lire dans ce passage trois énigmes dites « auto-imposée, auto-impliquée, auto-évidente » qui assaillent Bloom au moment où il prend congé de Stephen. Voici la première : « Quelle énigme auto-imposée Bloom sur le point de se lever afin de partir pour conclure de peur de ne pas conclure appréhendait-il involontairement ? L’origine d’un unique bref craquement sec fort entendu imprévu émis par les veines tendues du matériau insensible d’une table de bois ». Le trivial peut soudain faire épiphanie et s’animer d’une étrangeté rieuse et mystérieuse.

me contenterai ici de commenter un tout petit passage de Finnegans Wake et de faire

3. On peut considérer tout autant énigmatique la réintroduction de cette notion d’ego par Lacan même s’il le rattache au sentiment d’avoir un corps propre de sentir le poids du corps. Cette référence pourrait faire résonance avec un passage de Joyce lui-même dans Stephen le Héros : « égoïsme indéracinable, que plus tard il devait qualifier de rédempteur voulait qu’il envisageât les actes et les pensées de son microcosme comme convergeant vers sa personne. »

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veillantes de Jonathan Little, tant leur volume d’écriture donne dans l’excédence. Je résonner cette forgerie joycienne au regard de la fabrique lacanienne. Voici d’abord le prélèvement opéré sur le séminaire Le sinthome qui a tout particulièrement attiré mon attention : Vous m’avez entendu très souvent énoncer ceci, que la psychanalyse n’a même pas été foutue d’inventer une nouvelle perversion. C’est triste. Si la perversion, c’est l’essence de l’homme, quelle infécondité dans cette pratique. Eh bien, je pense que, grâce à Joyce, nous touchons quelque chose à quoi je n’avais pas songé1.

Si vous vous attardez sur l’encadrement de cette citation en remontant d’abord vers ce qui la précède et l’introduit, vous serez surpris de voir qu’elle répond à une singulière interrogation de Lacan : la fécondité de la psychanalyse est questionnée au regard du fait que « Freud n’a jamais réussi à concevoir la sexualité autrement que perverse ». Il y aurait donc une drôle de gageure à vouloir que la psychanalyse transgresse sa conception traditionnelle du sexuel par l’élégance d’une langue qui gante autrement la pointure des organes. Et là, surgit le nom de James Joyce qui en aurait relevé le gant, comme si la faconde de cet écrivain rendait du coup féconde la psychanalyse ! Le passage qui suit la citation insiste sur la dimension d’énigme2 de l’écriture joycienne. Serait-elle, comme il nous le suggère, la marque d’un raboutage mal ficelé de son « ego3 » ou plutôt l’affirmation joyeuse d’une forgerie métissée des langues, dans l’imbrication de leur bric à brac, leurs assemblages faits de bric et de broc ? Et, de plus, il est singulier de remarquer que c’est au moment précis où il parle de cette dimension corporelle chez Joyce que Jacques Lacan évoque la danse4 et forge le nouveau néologisme de condansation. La notion freudienne d’image générique saturée ou de télescopage de mots compressés est subtilement allégée par cette note chorégraphique. La version rédemptrice ne serait ni politique, ni idéologique ou généalogique mais vaudrait comme façonnage d’une conscience incréée de races ou des racines5 qui ramifient les langages. Joyce croyait-il à ce fantasme de rédemption qui accréditerait la thèse d’une réparation, ou faisait-il simplement citation de la forgerie d’une nouvelle race ? Cette imputation rédemptrice trouverait son origine, dans un passage extrait du Portrait de l’artiste en jeune homme (page 362 de l’édition Folio-Gallimard) : Je pars, pour la millième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme, la conscience incréée de ma race. Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais.

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Babel

On peut remarquer que dans cette déclaration, que l’on pourrait prendre plutôt pour un manifeste littéraire, James Joyce en appelle à la rencontre d’une expérience de la réalité, multiplée, démultipliée, mille et mille fois remise à l’ouvrage. La citation paternelle semble par ailleurs renvoyer à la légende-même de Siegfried et au leitmotiv de la forgerie du glaive paternel présent dans la tragédie wagnérienne6. L’épée a été brisée en deux tronçons (symbole cassé) et après de multiples essais réitérés maintes fois, Mine le nain, cet infâme rapièceur, ne réussit pas à rassembler les morceaux pour en faire un tout. C’est Siegfried lui-même qui réussira l’opération : il attise le feu de la forgerie, serre les débris dans l’étau de l’enclume, les réduit en limaille, verse le métal en fusion dans un moule, étire la trempe de l’acier qui devient dur et froid. Le glaive gisait en débris, il lui a rendu son unité. L’acier avait échappé aux mains du père expirant, le fils a refait l’arme à neuf. Siegfried frappe alors sur l’enclume et cette fois-ci, c’est elle, l’enclume qui se brise en deux. Il pourra alors vaincre le dragon et grâce au langage de l’oiseau, partir vers les contrées d’une autre race, à la conquête de l’anneau magique et de la Walkyrie endormie, réveillée par ses baisers. De quel ordre serait donc l’expérience de James Joyce parlant de forger dans son âme, à travers la réalité, une nouvelle création spirituelle ? Ce « redeemer » remet certes mille fois, sur le métier, l’ouvrage, mais ce n’est nullement pour retrouver l’unité perdue du symbole. Il se fait plutôt rémouleur de langues, aiguisant le tranchant de leurs lames dans leurs multiplicités affûtant le fil de leur âme. Il ne cesse de tisser leurs métissages sans que l’on puisse réellement affirmer qu’il s’agisse de promouvoir une unique race. Et, du reste, une certaine ironie accompagne souvent cette référence raciale traitée par énumération baroque ou dérision syllogistique ! Il était impossible de démontrer la fausseté qu’une race plus adaptable et de construction anatomique différente pourrait subsister de façon autre sous des conditions suffisantes et équivalentes martiennes, mercurielles, vénériennes, jupitériennes, saturniennes, neptuniennes ou uraniennes […] et que tout cela restât probablement làbas comme ici inaltérablement et inaliénablement attaché aux vanités, aux vanités des vanités et à tout ce qui est vanité. Et le problème d’une rédemption possible ? La mineure étant démontrée par la majeure7. Cette tonalité ironique est aussi présente dans le passage d’Ulysse où Bloom pourrait être considéré par la populace comme le nouveau Messie de l’Irlande. Mais, dès

4. Selon son biographe, Richard Ellmann, il arrivait à Joyce de se mettre soudainement à danser dans la rue, à tournoyer comme une toupie. On sait également la place que la danse occupât dans la vie de sa fille Nora. 5. James Joyce, Finnegans Wake, Paris, Folio 1982, p. 128 : « Mais attendons le temps requis pour nous relever après la chute. Dans l’éclair bleu, connaissant les charnières et chevilles qui sansdemeurent dans les sens dûment poinçonnés, enfouis au creux du Sens Unique, pour proliférer, vivant sur les richesses du monde souterrain, de racine en racine, grain à grain, afin de revisiter et hanter l’hypocroute sidérale de l’Utilitaire – moi, le divin, le thésoriseur occulte propagateur de progéniture plutopopulaire de mots-pourris imbriqués en pot-pourri par l’intérieur et tisonnés d’artifils à l’extérieur, à l’endroit, à l’envers ». 6. Wagner, Siegfried, Paris, GFFlammarion, 1994. 7. J. Joyce, Ulysse, Paris, Folio-Gallimard, 2004, pp. 1035-1036.

qu’il expose son programme de « régénération raciale et sociale » (races et mariages mixtes, loyer libre, argent libre, amour libre, église laïque libre dans un état libre et laïque…) le héros messianique se transforme en renégat, le rédempteur en hérétique, le

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prophète en apostat dont est réclamée la correction par lynchage. La version d’un nou8. J. Joyce, ibidem, pp. 88 et 469 : « Dans cette charade de la Scheherazade des mille et une finesses, le tranchemot de la certitude qui identifierait le corps du livre ne tombera jamais. […] Et ma chère, il allait continuer de gribouiller tout un écorchis de la race humaine bien née, bien élevée, il allait souffrir de la plume pour elle, il serait son souffre-encreur, il allait faire jeu de tous les mots pour elle, mi-sérieux et sourcil froncé d’un côté et de l’autre tout sourire et douceur ».

veau père sauveur des peuples paraît ici objet de parodie et sérieusement pervertie. Ainsi, le terme français de « perversion » pourrait s’entendre dans la résonance du mot anglais de pervert qui signifie renégat ou apostat. L’hérésie des langues porterait alors sur cette écriture qui rompt avec toute unité de sens (fut-elle celle d’un père qui fait Un en trois dans la formule de la Trinité) et corrompt toute univocité, sans une quelconque nostalgie de l’unifiant8. Elle ne paraît pas « sauver » ou « réparer » le père mais s’en détourner, le détourner et tourner sa langue autrement. L’écrivain, ce « souffre-encreur » y laisse une plume, les plumes d’une création de texte souvent enfanté dans la douleur.Il se trouve que dans sa conférence Joyce le symptôme, un passage de Finnegans Wake9 a retenu l’attention de Lacan comme particulièrement énigmatique et opaque quant à la traduction proposée. Sa lettre pourrait encore faire poste restante et demeurer longtemps en souffrance ! Who ails tongue coddeau, aspace of dumbillsilly ? Si le traducteur se règle sur une homophonie translangue anglais/français, il propose au lecteur la traduction suivante : Où est ton cadeau, espèce d’imbécile ?

9. J. Joyce, ibidem, pp. 37-38.

Cette opération suppose beaucoup de présupposés : entendre phonétiquement le « où » pour laisser tomber la forme signifiante du « qui », élider le « o » de coddeau

10. Joyce emploie le mot « langue » qui marque plutôt la sensorialité du goût. À la différence des serpents qui ont une langue bifide fendue en deux, il parle souvent de sa « trifid tongue » s’écartant de toute binarité et accentuant par là même la saveur de l’organe. Le texte de Joyce appelle à oralisation, pour faire entendre la voix de l’équivoque comme dans l’écriture superposée d’une portée musicale dont la voie écrite pourrait se faire l’instrument. Une seule ligne mélodique restreint, rétrécit trop la tessiture.

ou jouer sur l’accent anglais pour prononcer « cadeau », passer de « ails » à « est » en éludant le sens du verbe « to ail ». L’option univoquement phonématique exclut la mise en jeu de l’équivoque signifiante. Ainsi n’est pas pris en compte la condensation présente dans le mot « coddeau » où peuvent s’imbriquer les mots français de « code ou de coda » tout autant que l’adjectif anglais « odd » qui font danser la langue en soulignant l’impair10 de ses codes ou de ses têtes à queue ainsi que la bizarrerie de son pas-de-deux. Par ailleurs « dumbillsilly » est un mot-valise surchargé à double fond qui facture doublement (bill) la bêtise (dumb) au prix de la sottise (silly). Alors, comment trancher ? La traduction du dernier mot de cette phrase interrogative et énigmatique par « imbécibêta » paraîtrait bien plus heureuse, dans la mesure où elle fait passer, par cette condensation, l’imbécillité à travers la question-même des alphabets multiples de la langue (alpha, bêta, abécibêta). Qu’est-ce qui rend stupide en matière de codes ? Cette citation qui n’est qu’une tranche prélevée sans contextualisation ne peut que présenter encore une grande opacité. Si vous l’encadrez du contexte (ce qui pourrait éclairer le problème), il apparaît que le texte porte sur la babélisation des langues et que cette phrase est une réponse à une question sur…sur l’amour justement.

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Elsekiss thou may, mean Kerry piggy ? qui peut-être traduite en français, via l’homophonie avec le norvégien Elsken du mig, min kaeri pigi ? Est-ce que tu m’aimes ma chère amie ? mais que l’on pourrait également traduire du mot à mot anglais en décomposant « kiss », « else » et en faisant résonner « mean » et « piggy » Encore un baiser ma pingre cochonne ? Il est donc souhaitable de proposer une possible traduction de ce contexte pour restituer l’enjeu de cette phrase extraite isolément. Les babéliens avec toutes leurs langues ont existé en vain (que la confusion les garde !). Ils furent et disparurent. Les hommes ont fondu, les chanteurs de chorale, sursussuré. Le blond a cherché la brune : est-ce que tu m’aimes ma chère amie ? Et ces obscures quidames ont rétorqué à ces types infernaux : – Qui souffre de ce don tordu de la langue, espèce d’imbécibêta ? On pourrait donc écrire ainsi la portée polyphonique de la composition du texte : – Elsekiss thou may, mean Kerry Piggy ? – Elsken du mig, min kaeri pigi ? – Encore un baiser ma pingre cochonne ? – Est-ce que tu m’aimes ma chère amie ? – Who ails tongue coddeau, aspace of dumbillsilly ? – Où est ton cadeau, espèce d’imbécile ? – Qui souffre de ce don tordu de langue, espèce d’imbécibêta ? Sauf à considérer qu’un cadeau pourrait régler la question de l’amour ou retenir la dimension ironique de la réponse, la traduction homophonique trans-langues anglais/ français paraît bien limitative. Elle écrase littéralement toutes les autres résonances. En effet, il semble que Joyce, dans ce développement, ne regrette pas la garantie transparente d’une seule langue mais déplore au contraire que la babélisation des langues ait disparu et ait été vaine. Comme si les hommes étaient redevenus ainsi nostalgiques de cette unité primitive du langage, chacun recherchant sa chacune dans une quête de fusion. Il est vraiment paradoxal que cette punition infligée aux humains par Dieu (la confusion des langues) pour faute d’orgueil démesuré (ils voulaient construire une tour de Babel11 qui soit vraiment gratte-ciel au plus près du Très-Haut) soit suivi d’un précepte étrangement rédempteur : « Soyez unis dans une seule et même chair ». Confusion ou fusion telle serait l’aporie de la question ! Il faut choisir ! L’écriture joycienne prend acte de cette disparité jusqu’à la discordance du malentendu. Non, la

11. Si vous vous promenez dans L’enfer de Dante, vous y rencontrerez Nemrod, cet ambitieux bâtisseur qui conçut le projet de la tour de Babel et en fut ainsi puni, subissant d’horribles tourments. Il est retourné sur luimême, pétrifié, coulé en tour, au même titre que les autres géants. Dante use de l’allitération et d’une trouvaille néologique dans la langue italienne pour figer la scène. Sur les pourtours du château du village italien de Montereggioni, « torregiavan di me a la personna, li orribili giganti ».

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résonance polyphonique de la langue n’est pas un cadeau empoisonné. Oui, la langue dans la multiplicité de ses polyphonies donne goût aux courbes, reliefs ou creux des zones corporelles, démultiplie les saveurs de tous ces organes partiels. L’immanence dans le jeu trans-langues, par sa dépense gratuite, met « le trans en danse ». Il n’y a plus manque de communion, défaut d’unité mais excès danse d’inépuisables hybrida12. Philippe Sollers, « Joyce et Cie » in Théorie des exceptions, p. 98 : « Et c’est cette saturation des variétés polymorphiques, polyphoniques, polygraphiques, polyglottiques de la sexualité, cette déprise de la sexualité, cette ironisation ravageante de vos désirs les plus viscéraux, répétés, qui vous laissent, avoue -le, embarassés devant Joyce ».

tions. Ce n’est plus l’écriture mécanique, expérimentale, codifiée, opératoire, chirurgicale des pratiques sadiennes aux protocoles fastidieux dans leur inlassable blasphème de Dieu et leur approche sans cesse repoussée d’un mal destructeur et absolu. La surprise, l’incongruité, l’énigme d’une étrange dissonance cassent toute stéréotypie réitérée jusqu’à épuisement dans la fixité des fantasmes. Joyce nous convierait plutôt à des amours babélisés12 dégagés de tout label propre au divin (version du père) ou au Marquis de Sade (père-version). Si, comme nous le dit Lacan, dans la séance du 27 janvier 1960, du séminaire L’Éthique de la psychanalyse. Le Trieb ne peut aucunement se limiter à une notion psychologique, c’est une notion ontologique absolument foncière. Cette dérive, multiple amour des langues qui accompagne le pulsionnel (en ce sens ce détour du trou est déjà sublimation du sexuel) nous ferait faire sublimement le tour de Babel de la Chose dans une inaccessibilité qui se démarquerait radicalement de toute négativité. Joyce nous inviterait ainsi à des amours de Babel. Il l’aimait. Elle l’énigmait.

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2 Joyce, James : à lire, re-lire, des-lire ?

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Des noms flottants Floating names Helen SHEEHAN

Psychanalyste

« It’s all too Irish » Ulysse « Irlandais, vraiment trop irlandais »1

Quand Alain Harly m’a invité à passer une journée entière avec James Joyce, j’étais très reconnaissante de sa gentille proposition, mais je me suis tout de suite dit : « Oh non ! Pitié ! ! ! D’accord pour n’importe quel James, même James Bond, mais surtout pas James Joyce ! ! ! ». Car comme Joyce lui-même le signale, certes il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule,2 mais surtout je me suis demandé si James Bond n’aurait pas une certaine habileté à constituer un lien social – Social Bond – beaucoup plus favorable pour nous Irlandais, que l’auteur même d’Ulysse ? En effet, cette question de savoir avec quoi ou avec qui il semble possible de pouvoir constituer un lien social est très pertinente dans ce texte. Comme vous le savez, cela commence tout d’abord avec le miroir, lequel apparaît d’emblée dès les premières lignes. Si, comme Lacan le souligne, celui-ci doit réfléchir un peu avant de nous renvoyer l’image, ce miroir irlandais ne fait pas état d’un très joli tableau. Vous savez

1. Toutes les citations d’Ulysse en français, sauf celles qui relèvent d’une traduction personnelle, sont prises dans l’édition française de James Joyce, nouvelle traduction, collection Folio-Gallimard, 2004. Présente citation page 926. J’ai laissé certaines d’entre elles en langue anglaise quand celle-ci rend mieux ce que Joyce tente de faire entendre.

2. Joyce. Ibid., p. 756.

d’ailleurs que ce miroir fait place à un rasoir dès les premiers instants du livre. Ainsi ça coupe directement et ça coûte directement aussi. Et donc en quelque sorte le rasoir croise avec le miroir. Comme Bloom le remarque lui-même : « le miroir était dans l’ombre ».3 Dans ce texte, il n’y a malheureusement personne qui puisse délivrer un peu d’espoir. Rien qui n’apparaisse digne de devoir être défendu, aucun beau rêve, seulement

3. Ibid., p. 102.

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4. Chère et sale Dublin, p. 212.

des petits ressentiments, des soucis d’argent et surtout d’interminables flâneries dans le « Dear dirty Dublin ».4 D’ailleurs, le miroir inerte associé au rasoir brut est le « symbole de l’art Irlandais – le miroir fêlé d’une servante »5, comme le souligne Stephen. Effectivement, les trois

5. Ibid., p. 14.

premiers chapitres du livre m’ont plongé dans un tel état de désespoir que je n’avais pas d’autre solution que de finir – de manger le livre, comme le dit par ailleurs Lacan. Nous allons donc ainsi partir un peu à la rencontre de tout Dublin. Je vous présente d’abord pour commencer Stephen Dedalus – qui porte le prénom du premier martyr Chrétien Stephen et dont le nom équivoque étrangement avec – Dead loss ; ensuite vient Buck Mulligan, a young buck – un jeune mâle, un jeune dandy, « mull over it again but not for too long – retourne ça dans ta tête, mais pas trop longtemps » – et enfin Haines, c’est-à-dire heinous, le plein de haine. Ces trois sont enfermés dans une tour, rendus parfaitement impuissants, car pié-

6. Ibid., p. 18.

gés au cœur d’une prison construite par d’autres, ce qui symbolise donc simplement la déchéance d’un très grand pouvoir devenu parfaitement inefficace. Stephen est presque paralysé, plein de regrets et de remords, « ce bol d’eaux amères ».6 Le texte

7. Ibid., pp. 12-13.

nous dit encore ceci : « Une souffrance, qui n’était pas encore souffrance d’amour, lui rongeait le cœur ».7 Et en même temps, est rapporté le déroulement d’un rêve : « Silencieusement elle était venue a lui en rêve après sa mort, son corps dévasté flottant dans ses vêtements mortuaires de bure, d’où émanait une odeur de cire et de bois de rose,

8. Ibid., p. 13.

son haleine, qui s’était penchée sur lui, muette pleine de reproches, une faible odeur de cendres mouillées ».8 Ce même rêve réalisé pour la seconde fois et qui avait déjà été effectué avant la mort de sa mère, s’associait maintenant à la dimension du reproche devenu son grand secret. D’ailleurs Joyce ne nous dit pas si Stephen s’est ou ne s’en est jamais réveillé. Nous ne savons pas. Donc peut-être pourrions-nous dire que le restant de sa vie est demeuré coincée entre cauchemar et regrets ? Quoi qu’il en soit, son hor-

9. Ibid., p. 19.

10. Ibid., p. 21.

reur est explicitée lorsqu’il énonce que : « No Mother, let me be and let me live – Non, mère. Laisse-moi être et laisse-moi vivre.9 À trois reprises, Joyce nous rappelle que Stephen détient la clef, mais ce dernier lui-même ajoute qu’elle est pourtant déjà : « dans la serrure ».10 Ce n’est donc pas que Stephen n’aurait pas accès aux mots pour dire, les mots ne manquent pas, ne lui manquent pas – c’est d’ailleurs l’un des symptômes majeur d’Ulysse : chacun parle, beaucoup trop, mais ne dit pas grand-chose. Le texte est absolument étonnant à cet égard. Il est rempli de « blatter » – de bavardage – de « what ever you’re having your self » – de n’importe quoi de ce que tu veux toi-même – c’est-à-dire une prolifération d’avis sur tout, mais sans disposer pour autant d’un mot sur lequel il serait possible de

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Des noms flottants – Floating names

s’arrêter. Excepté la question de la mort, peut-être. Puisqu’en Irlande, l’importance de quelqu’un est jugée au monde qui se rend à ses funérailles. Comme Joyce nous le rappelle « An Irishman’s house is his coffin » – la maison d’un irlandais est son cercueil.11 C’est seulement devant la survenue de la mort que ceux qui sont tellement pris dans des relations en miroir peuvent éventuellement se différencier et dire : « oui, c’est bien

11. Ibid., p. 162. C’est traduit chez Folio par « chaque Irlandais est maître en son cercueil ».

moi qui vis maintenant ». Il faut parfois devoir en arriver jusque-là. Freud, dans son texte, « Le Roman Familial Des Névrosés », dans « Névrose, Psychose et Perversion » rappelle ceci : « En vérité, le progrès de la société repose d’une façon générale sur cette opposition des deux générations ».12 C’est la certitude liée aux secrets de sa mère qui tourmente Stephen. Ce n’est certes pas l’incertitude concernant

12. Freud S.

le père. Effectivement, il y a même trop de certitude à propos du père, pas en tant que père, mais en tant qu’homme. « Tel il est tel j’étais, ces épaules fuyantes, cette gaucherie. C’est mon enfance qui se penche près de moi. ».13 Ainsi se dégage le sentiment que

13. Op. cit., p. 45.

Stephen n’est pas en train d’exalter la figure du Père, n’est pas en train non plus de la nier, mais plutôt de chercher comme depuis toujours, si son père avait laissé une trace quelconque. Dans un déni tout à fait frappant de son inconscient, Stephen Répond à Haines qu’il est sous la domination de deux maîtres : « L’empire britannique, et la sainte église romaine catholique et apostolique ».14 Et dans un mi-dire de la vérité, en

14. Ibid., p. 33.

aparté, comme pout lui-même : « Et un troisième qui me requiert pour de petits boulots ».15 Stephen est là pour tenter d’exercer des petits boulots, gagner un peu d’argent

15. Ibid., p. 33.

et se faire un semblant de nom pour son père. C’est à cela que se résume la fonction paternelle pour Stephen. D’ailleurs à la fin de cette scène, il est à peu près certain qu’il va se réduire à être un « Usurpateur »16 – Use up pater. Donc, ce n’est pas l’exaltation

16. Ibid., p. 37.

du père qui s’avère en jeu ici – puisqu’il n’y a que le néant : « le néant qui à tout coup attend quiconque tisse le vent ».17

17. Ibid., p. 34.

Que peut-on faire du néant ? Peut-il forger dans son âme la conscience non encore créée de sa race ? Ou bien, comme il le dit aussi lui-même : « suivre le subtil hérésiarque africain Sabellius, qui tenait que le Père était lui-même son propre Fils ? »18.

18. Ibid., p. 34.

Ou encore poursuivre et forger pour lui-même quelque chose à partir de quoi il saurait vivre ? À vrai dire, je n’en sais rien. Il n’est pas possible de le dire. Mais par contre, ce que nous savons c’est que le père de Joyce était un homme très cruel ! Lorsqu’il était soûl, il braillait sur ses enfants, les garçons comme les filles, les insultant, les traitant de chiennes, des putes, de garces, demeurant indifférent à leurs sexes et n’hésitant jamais à viser dans la plus grande méchanceté leurs points faibles, les uns après les autres. Ce n’est pas sans ironie que Stephen retrouve son père Simon pour la première fois aux funérailles de Paddy Dignam. La mort offre une place « vacante » et Joyce

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19. Ibid., p. 108. 20. Ibid., p. 131. 21. Ibid., p. 132. 22. Ibid., p. 40. 23. Ibid., p. 304. 24. Page 283. Traduction Folio : « Pour qu’il y ait réconciliation dit Stephen, il faut qu’il y ait en d’abord séparation ». En anglais : There can be no reconciliation Stephen said, if there has not been a sundering. Sundering = Déchirure.

décrit trois fois de suite comment les amis du défunt « doivent attendre ».19 C’est Bloom qui dirige le regard de Simon vers son fils : « Votre propre fils et héritier ».20 Même si Simon est « Plein de son fils »,21 il ne le reconnaît même pas, faisant ainsi de Stephen : « Un bouffon à la cour de son maître, toléré et méprisé, gagnant les éloges d’un maître indulgent ».22 Cette angoisse, cette agonie qui ne porte aucun espoir possible, laisse Stephen dans cette conception : « que le père est un mal nécessaire ».23 Il ajoute : « Il ne peut y avoir réconciliation s’il n’y a eu déchirure ».24 La question qui taraude est de se demander si Stephen ne serait pas trop identifié son propre père Simon ? Plus la fonction paternelle est en carence et plus l’identification est reine. À ce propos, Freud nous signale une chose très intéressante par rapport à ce qu’il appelle la Première identification. Il la définit comme « l’expression d’un lien affectif à une autre personne » (cf. « Au-delà du principe de plaisir »). Ainsi Freud nous laisse entendre que derrière l’identification primaire se trouve « l’investissement de l’objet abandonné ». Il ajoute qu’au commencement l’enfant ne saurait effectuer de distinction entre son père et sa mère et je cite : « Peut-être serait-il plus prudent de dire ‘identification aux parents’car avant la connaissance certaine de la différence des sexes, du manque de pénis, père et mère ne se voient pas accorder une valeur différente ». Peut-on alors dire que c’est bien de cela dont il s’agit pour Stephen ? Ses parents se situent toujours au même rang – exactement le même, car ne subsiste les concernant, aucune différence ! C’est une question que je vous pose. Si c’est en effet le cas, comment dès lors entrer dans l’Œdipe et voir émerger un Moi Idéal ? En tout cas, ce Moi Idéal manque dans Ulysse. Stephen demeure soudé à son père et il ne peut pas avoir accès à ce dont parle Freud, à savoir une lutte entre des « générations successives ». Ici on rappellera

25. Lacan J. Of structure as an inmixing of an otherwise prerequisite to any subject whatever in the structuralist controversy. Ed. Macksey R. and Donato E. The John Hopkins University Press, Baltimore, USA, 2007, p. 191. 26. Op. cit., p. 316.

le texte « De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible », où Lacan développe la question du statut de la marque. Il écrit : « Vous avez déjà quelque chose qui est marqué ou qui n’est pas marqué… Il faut la répétition (une seule répétition) pour constituer le statut du sujet ».25 Si pour Joyce le premier trait a été effacé par la carence de la fonction paternelle, la marque s’avère donc introuvable. Stephen sait très tôt que le dé ne peut être jeté qu’une seule fois. Son père en tant que personne ne suffit pas, pourtant il n’y en aura pas d’autre qui le remplacera et donc tout simplement, il : « cesse de lutter ».26 Il y a deux autres conséquences liées à cette immixtion. Elle crée du même. Cette « mêmeté » parcourt tout Dublin. « Dublin est si petit que tout le monde connaît tout le monde », souligne Joyce ailleurs. Mais cette immixtion crée aussi une forme assez étrange de paranoïa, où le corps devient parfois si peu familier que l’on tombe alors

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dans le domaine de l’Umheimlich dont parle Freud. Quand les gens sont si proches les uns des autres de sorte que leurs différences ont fini par disparaître, on manque singulièrement de limite et l’illusion d’une séparation entre intérieur et extérieur s’efface, l’intérieur devient en même temps l’extérieur. Cela a des répercussions très profondes. Chacun et chaque chose se mélangent – comme Stephen le décrit fort bien : “God becomes man becomes fish becomes barnacle goose becomes feathered mountain ». L’on ne manque pas ici d’entendre la référence à Nora Barnacle. « Dieu se fait homme se fait poisson se fait oie bernache se fait mon édredon se fait featherbed mountain. »27

27. Op. cit., p. 77.

Est-ce pour ainsi dire ce que Stephen recherche tout au long du livre ? Un père en tant que manquant ? Mais en place et lieu de cela, il ne trouve que le néant même. Pour que la marque en tant que telle émerge, il faudrait une séparation connotée par le trait. Mais le roman familial de Joyce ne laisse aucun espace à cela. Ce type de soudure « soldering » met en question non seulement le père, mais bien plus important encore, le fils. Car est mis aussi en question son propre patronyme. Est-ce que ce patronyme est suffisant pour donner droit à l’existence ? Par qui ou par quoi avons-nous droit à une existence ? A-t-on d’ailleurs seulement droit à l’existence tout court ? Bloom dit : « Si nous étions soudain chacun quelqu’un d’autre ».28 Et Stephen demande : « Qu’y a-t-il

28. Ibid., p. 163.

dans un nom ? C’est ce que nous nous demandons dans l’enfance, lorsque nous écrivons ce nom qu’on nous dit le nôtre ».29 On vous dit que oui en effet cela est votre nom,

29. Ibid., p. 305.

mais à quoi sert-il au fond quand il n’apparaît qu’en tant que nom parmi d’autres, un nom parfaitement flottant a travers Dublin. Alors l’on cherche encore et encore le point final, on se hâte en direction de la fin. Bien sûr, on est amené à rencontrer tant et tant de gens, mais eux non plus n’ont pas la clef – (souviens-toi, la clef est avec toi). Au fond tout ceci vous renvoie vers la mère, Amor Matris, dans le sens génitif. C’est-à-dire la mère en tant que Das Ding qui elle-même renvoie toujours au péché originel. Stephen le dit : « Mais c’était le péché originel qui obscurcissait sa compréhension, affaiblissait sa volonté et laissait en lui un fort penchant au mal ».30

30. Ibid., p. 308.

Nous allons maintenant faire la connaissance de Bloom. Vous savez qu’il apparaît très soudainement dans le texte, sans référence préalable, ni explication. Nous savons qu’a ce moment-là, Stephen s’avère parfaitement résigné. Il est résigné au fait

31. Ibid., p. 312.

qu’il doit maintenant vivre avec lui-même. « La vie c’est beaucoup de jours. Ceci aura une fin. »31 Mais « Au moment de passer la porte, sentant quelqu’un derrière lui, il

32. Ibid., p. 316.

s’écarta. »32 Et dans un temps logique essentiel, il prend une décision : « Retire-toi. Le moment, c’est maintenant. Mais alors, où ? ».33 N’étant pas capable d’accepter son propre père à lui, il ne peut en aucun cas à ce moment précis accepter un autre homme

33. Ibid., p. 316.

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34. Ibid., p. 316. 35. Ibid., p. 81. 36. Ibid., p. 222. La traduction chez Folio est la suivante : « Pommes de terre et Margarine. Margarine et Pommes de terre. » J’ai utilisé le mot lard d’usage beaucoup plus fréquent dans la cuisine en Irlande. 37. Ibid., p. 543. La traduction Folio donne : « Il n’y a que les noms qui changent, c’est tout ». Texte en anglais : « Names change : That’s all » (p. 491). 38. Ibid., p. 758. 39. Ibid., p. 631. La translation Folio : « Cette horrible colique dans Lad Lane ». J’ai traduit « That awful cramp in Lad Lane, par « crampe ».

comme valant en tant que version du Père. Pourquoi ? Il nous le dit lui-même : « C’est à quelque chose dans l’espace que je dois dans le temps en venir inéluctablement. »34 Et à propos de Bloom, qu’apprenons-nous ? Nous savons que Bloom : « se régalait des entrailles des animaux et des volatiles… Plus que tout il aimait les rognons de mouton grillés qui lui laissaient sur le palais la saveur légèrement acidulée d’un délicat goût d’urine. »35 Or comme vous le savez, ce n’est pas seulement pour se nourrir que Bloom mange. Il n’y a d’ailleurs que Freud pour nous expliquer ce penchant qui affecte Bloom. Quoi qu‘il en soit, il s’agit là de quelque chose de tout à fait différent de ce que peut manger la famille Dedalus « pommes de terre et lard, lard et pommes de terre ».36 D’autre part, les critiques ont beaucoup à dire du fait que Bloom possède un nom juif. Joyce a dit au peintre Frank Budgen, qu’il avait placé ici Bloom pour voir si avec sa différence, son étrangeté, il pouvait effectuer comme une sorte de lien entre Simon et Stephen Dedalus. Mais pourtant ce « pont » ne pas parvient pas à tenir. Ce « pont » ne saurait tenir parce que rien dans Ulysse n’est comme il y parait. Le miroir sans cesse nous dupe. Comme Bloom lui-même le stipule : « des noms changent, c’est tout ».37 Ainsi l’intérêt de Bloom pour les aspects pré-génitaux nous laisse entendre, comme il le souligne, que « L’instinct gouverne le monde. Dans la vie. Dans la mort ».38 De fait il se masturbe et en effet, la pulsion est poussée si loin qu’au cours d’un certain épisode, il s’éprouve comme une femme. « Cette horrible crampe dans Lad Lane. Périodes ou l’effet de l’autre. Cette sensation défatigue. »39 C’est aussi un misogyne extrême, surtout dans l’épisode avec Gerty. Il est plein d’amertume, de petits ressentiments et chaque fois que la question du père émerge comme dans le cas de Parnell, Bloom s’engage du côté du pousse à la femme. Bloom non plus ne peut pas trouver sa clé : « Sur le pas de la porte il tâta sa

40. Ibid., p. 84. 41. Ibid., p. 110. 42. Ibid., p. 110.

poche de derrière à la recherche de la clé. Pas là. »40 Il sait qu’il n’est pas à la hauteur d’être un homme et encore moins d’être un père. Il est affublé de soucis éternels par rapport à son pénis. Dans le fameux refrain : « Qui monte ça »,41 et avec cette question de : « Que serait une maison sans les conserves Plumtree »,42 nous savons que c’est

43. Ibid., p. 128.

du pénis dont il s’agit puisque Bloom lui-même évoque « …le père alangui de multitudes » ».43 Au lieu du phallus dans sa version symbolique nous nous retrouvons dans le registre du pénis en tant que réel. Bloom reste désolé, déprimé car « il portait en son sein un dard nommé Amertume

44. Ibid., p. 570.

qui ne pouvait par des paroles être arraché. »44 En 1912, Freud écrit a Jung : « le père est celui qui possède sexuellement la mère… Le fait de l’engendrement par le Père n’a pas, en effet, d’importance psycholo-

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gique pour l’enfant ».45 Mais il est clair que dans le texte « Moise et le Monothéisme », « ce détournement de la mère vers le père, montre une victoire de l’intellectualité sur la sensualité ; ceci constitue un progrès de la civilisation. » Ce mot geistikeit qui est traduit par « intellectualité » est en fin de compte un principe immatériel qui donne idée de quelque chose qui vit et qui est à situer du côté de l’Eros, c’est-à-dire le contraire de Thanatos. Non sans un certain humour, disons que peut-être mon beau-père avait d’ailleurs parfaitement saisi l’importance de cette distinction. En 1922, il se trouvait à Paris au

45. The Freud Jung Letters. The correspondence between S. Freud and C.J. Jung. Ed. McGuire W. Transl. Manheim R and Hull R.F.C. The Hogarth Press, Routledge and Kegan Publ., 1974. Lettre de Freud à Jung le 14 mai, 1912, p. 504.

moment même où la censure portée sur l’œuvre de Joyce avait été levée. Il s’est alors empressé d’acquérir un exemplaire d’Ulysse, est retourné à l’hôtel où il était descendu, en a lu les trois premiers chapitres puis a rapporté le livre dès le lendemain en demandant à la place les écrits sur la vie de Saint François Xavier ! Rien que ça. Ce qui n’est pas peu dire, n’est-ce pas ? Et c’est sur cette évocation que je conclus.

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La restauration du père chez James Joyce 1

THOMAS G. DALZELL

Théologien, psychanalyste à Dublin

« Lisez Finnegans Wake [1] », c’est ce que Lacan a pu conseiller le 16 juin 1975, ici à Paris, à l’occasion de l’ouverture du cinquième Symposium International sur James Joyce. Il faisait référence aux jeux de mots réalisés par l’auteur dans ce livre, non seulement à chaque ligne, mais à chaque mot. Bien qu’il sache que le calembour

1. Ce texte est issu de la transcription d’une conférence donnée à Paris en avril 2013 dans le cadre des Mathinées Lacaniennes.

était déjà assimilé au mot-valise chez Lewis Carroll, il maintenait que personne n’avait jamais écrit avec une telle plume [2]. Il entendait ceci en fonction de la jouissance de celui qui écrivait, et pourtant, il réalisait aussi que le signifiant « fin » était présent dans le titre du livre – « Finnegans Wake ». Et alors que le Nom-du-Père devait nouer le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, Lacan a promis, s’appuyant sur le texte de Joyce, d’introduire un nouvel et quatrième élément dans l’année à venir, le « sinthome », qui mettrait une limite, une fin, à ce qu’il avait découvert chez Joyce. Si le roman Ulysses présentait l’histoire mythologique d’une journée, le texte dédaléen Finnegans Wake – que l’auteur avait écrit pendant dix-sept années comme un « Work in Progress », et que, vers la fin, il rédigea de nuit – représente le déploiement d’un drame nocturne et rêveur. Joyce confia à Jacques Mercanton qu’il utilisait de nombreux langages qu’il ne connaissait pas, afin de capturer l’état de rêve. Et, il exprima l’espoir de voir sa fille Lucia guérie, une fois débarrassée de cette « nuit noire » [3]. Le rêve en question, comme vous le savez, prend la forme du fleuve de Dublin, Anna Liffey, suivant son cours, son « riverrun », et retournant à sa source dans le chapitre IV,

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qui correspond au « ricorso » de Vico, lorsque la nuit laisse place au jour, après s’être mêlée à l’eau salée de la baie de Dublin. En tant que tel, le texte présente une série de déplacements et de condensations où les personnages vont et viennent et se transforment en d’autres. Le conflit et l’inceste, l’histoire et le mythe, le crime et la sanction d’un certain Humphrey Chimpden Earwicker, « HCE », sont tous emportés, avant le réveil final du cauchemar. Les thèmes du sommeil et du réveil, de la mort et de la naissance, prennent leur élan à partir des activités centrales menées par le mari d’Anna Livia, HCE, mais, comme Katie Wales l’a affirmé, HCE n’est pas seulement un personnage dans le sens conventionnel du mot. Il s’agit d’un ensemble de lettres, d’initiales, complétées par plus de soixante variations, à commencer par le premier paragraphe du livre : « Howth Castle and Environs », « here comes everybody », « haveth childers everywhere » ; et cette répétition constante renvoie aux cycles du fleuve [4]. Le livre s’inspire de la résurrection de Tim Finnegan, un maçon New Yorkais-Irlandais, de la ballade « Tim Finnegan’s Wake » (avec apostrophe) : « Whack folthe dah, dance to your partner, Welt the Rure, yer trotters shake, Wasn’t it the truth I told you, Lots of fun at Finnegan’s wake ». Finn renvoie aussi au personnage légendaire de Finn McCool, qui serait ressuscité d’entre les morts, comme le roi Arthur. Tim Finnegan est tombé d’un escabeau, parce qu’il avait trop bu, et Joyce fait allusion à cet épisode dans son texte avec les chutes d’Adam et Eve, Humpty Dumpty, de Charles Stewart Parnell, un parlementaire qui était pour le Home Rule et qui dut son échec politique à la relation qu’il entretenait avec Madame Kitty O’Shea, et puis, finalement, d’Earwicker lui-même. Toutefois, après que le whiskey se fut répandu sur le défunt, alors que la veillée était devenue une rixe bien arrosée, Finnegan ressuscita, et la résurrection de Finnegan est reprise à la fin du livre de Joyce, avec le retour du fleuve à sa source, lorsque le réveil met un terme au rêve. Dans Séminaire XXIII Le sinthome, dans sa leçon du 13 janvier 1976, Lacan affirme que le père de Joyce était un père indigne, un père « carent », c’est-à-dire un père déficient. En fait, la ballade « Tim Finnegan’s Wake » était une des favorites de son père. Selon Gordon Bowker, l’auteur de la nouvelle biographie de Joyce, seul le fils de John Joyce aurait pu écrire le livre Finnegans Wake. Si la place de son père n’avait été si grande dans sa vie, il n’aurait jamais pu imaginer et créer les personnages d’Earwicker et de sa famille, Anna Livia, Issy et Shem et Shaun. Bowker corrobore en cela l’avis de Louis Gillet, selon qui, la relation particulière, unissant ce père et ce fils, était un élément central dans la vie de Joyce, le fondement de son travail [5]. Bien sûr, la question que nous devons nous poser est : John Joyce était-il un père ? A-

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La restauration du père chez James Joyce

t-il accompli son devoir paternel ? A-t-il montré à Joyce la « consubstantialité du père et du fils », comme l’a exprimé Charles Melman ? Le mot « sinthome » inclut le mot anglais « sin », péché, le péché originel, la première faute, la Chute. Mais, comme l’affirme Lacan dans le Séminaire VIII, il n’y a nul besoin de remonter à Adam pour donner du sens au désir d’un sujet, trois générations suffisent. Le grand-père de Joyce, James Augustine Joyce, est né à Cork en 1826. Il était maquignon et il avait perdu beaucoup d’argent dans les jeux de hasard. Quand il avait dû mettre la clé sous la porte, il était devenu inspecteur de fiacres [6]. Son fils, John Stanislaus Joyce, le père de Joyce, est né en 1849. Il a fait un bref passage au Saint Colman’s College, dans la ville de Fermoy, en County Cork – une école dirigée par des prêtres – même si plus tard, il est devenu anti-clérical. John Joyce était un bon chanteur à l’école et il adorait non seulement de grands airs d’opéra, mais aussi les ballades irlandaises, une passion qu’il a transmise à son fils James, avec celle des promenades dans Dublin. À l’université, le Queen’s College Cork, John s’adonna au sport et à la boisson, et il chantait souvent des chansons humoristiques lors de concerts, dont « Tim Finnegan’s Wake » [7]. Cependant, ayant raté les examens de deuxième année, il quitta l’université sans diplôme. Après avoir travaillé comme comptable, il devint secrétaire dans une distillerie qui fit faillite. Il travaillait alors comme secrétaire auprès de l’United Liberal Club et il commença à s’impliquer dans la politique ; selon les rumeurs, il était même en train d’obtenir un siège au Parlement. Mais il se retrouva bientôt sans travail et il eut la chance d’être nommé percepteur à Dublin, malgré les accusations de détournement de fonds portées contre lui [8]. Après la chute du politicien Parnell, John commença à boire davantage. Lorsque la plupart de ses collègues furent mis à la retraite, sa fortune s’effondra violemment. Dépensier, il s’endetta, et la famille fut vite contrainte de mener une vie d’errance, déménageant la nuit d’une adresse à l’autre afin d’éviter de payer les factures. John était devenu – comme le disait le frère cadet de Joyce, Stanislaus – un médecin raté et un acteur, chanteur et secrétaire commercial ratés [9]. Tandis que Stanislaus détestait son père ouvertement, James ne rendait pas les échecs de son père responsables du déclin de la fortune familiale, et de sa sortie de l’école jésuite de Clongowes, prestigieuse école, pour celle de Belvedere qui était bien moins réputée. Dans une lettre à Harriet Shaw Weaver, sa bienfaitrice, il rejetait la faute sur la société irlandaise paralysée [10]. D’autre part, dans l’histoire « Grace », dans Dubliners, Joyce décrivait son père comme un ivrogne terrible. Lorsque John mourut en 1932, Joyce confia à Harriet que, pécheur lui aussi, il aimait encore le vieil homme, qui lui avait légué un mode de vie licencieux et extravagant, la source de son talent [11].

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La prière à la fin de A Portrait of the Artist as a Young Man s’adresse à son père : « Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead ». Cependant, dans Ulysses, il ne trouvera pas le père qu’il recherche, car, selon Lacan, il « en avait soupé » ; il en avait eu assez ; il ne voulait plus de père [12]. Ce n’est donc pas par hasard que, malgré le remords qu’il éprouvait de ne pas avoir rendu visite à son père durant vingt ans, Joyce ne se rendit pas à ses funérailles. Quel effet a-t-il eu ce père, ce médecin raté, cet acteur, chanteur et secrétaire commercial ratés, ce « père carent » sur son fils ? Dans Portrait of the Artist, Simon Dedalus, le père de Stephen, confie que son père avait été davantage un frère qu’un père pour lui. Et lorsque Simon et Stephen visitent l’amphithéâtre d’anatomie de l’école de médecine de Cork, à la recherche d’initiales qu’y avait un jour gravé Simon, Stephen y découvre le mot « fœtus », ni plus ni moins, une découverte qui lui coupa le souffle. Selon le texte, il était choqué de trouver dans le monde extérieur une trace de ce qu’il avait jusqu’alors considéré comme « a brutish and individual malady of his own mind » [13]. Fœtus, pas né, pas nommé. D’où la remarque de Flavia Goian [14], que la volonté de Joyce, de voir son œuvre survivre dans les universités pour trois cents ans, signifiait son envie d’être connu, qu’il cherchait la renommée, à être re-nommé. Pour Lacan, Joyce essayait de pallier un manque : ce que son père ne lui avait pas donné. Mais ce n’était pas une question de savoir universitaire, malgré ce que Lacan a dit : que le père de Joyce ne lui avait rien appris. Qu’est-ce que John Joyce n’avait pas appris à son fils ? Ou plutôt, qu’est-ce qu’il ne lui avait pas transmis ? Dans le Séminaire XXIII, Lacan affirme qu’on aurait pu prendre un moins bon départ que Joyce [15]. Il explique que l’organe masculin n’était pas suffisant pour l’engendrer comme un fils, et, puisque son organe était de toute façon un peu veule, son art a compensé ses portées phalliques et restauré son nœud afin de combler la Chute. Selon Lacan, le problème chez Joyce, c’est que la trinité Réel-Symbolique-Imaginaire n’est pas convenablement nouée. Dans le sujet névrosé, le Nom-du-Père constitue un élément, qui tient les trois ensemble. Mais, comme vous le savez, dans Portrait of the Artist, Stephen est passé à tabac et il ne réagit pas. Ce n’est pas simplement parce que sa relation au corps est fautive, mais, selon Lacan, parce que son Imaginaire n’est pas noué au Réel et au Symbolique. C’est pourquoi un quatrième rond est nécessaire, afin de compenser le vide laissé par son père déficient : un sinthome, qui peut réparer le péché originel du père, qui était un péché d’omission. Si Lacan affirme que le père de Joyce ne lui a rien appris, qu’était-il donc censé lui enseigner ?  On en a une idée, grâce au père de Schreber, cet éducateur allemand

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La restauration du père chez James Joyce

renommé, qui, selon les dossiers médicaux de Schreber, a fait l’expérience d’idées compulsives et d’impulsions meurtrières. Selon Charles Melman, le père de Schreber ne savait pas ce que signifiait le Nom-du-Père. Il ne cherchait pas l’autorité auprès du père décédé, mais de lui-même, en tant qu’éducateur, comme celui qui transmet un savoir plutôt qu’une connaissance dont l’enfant a besoin [16]. Schreber a perçu son père éducateur et a forclos le Nom-du-Père. Le père de Joyce ne lui a rien appris, sauf peut-être à chanter des chansons populaires. Charles Melman, qui connaît très bien les Irlandais, et qui nous a aidés beaucoup, croit que les Irlandais savent très bien, dans leur chair, ce que veut dire le Nomdu-Père. Ils savent, que le Nom-du-Père est un nom, un signifiant, et que, à cause du manque de ce signifiant, les Irlandais ne pourraient pas être reconnus dans le réel ; que cela émasculait leurs hommes et déshonorait leurs femmes ; et que, peut-être plus fondamentalement, que cela les obligeait à abandonner leur langue originale, l’irlandais [17]. Le père de Joyce, John Joyce, voulait le Home Rule pour l’Irlande, mais il a accepté cette situation. Le recensement de 1901, réalisé par lui en tant que chef de la maison au « number 8 Royal Terrace, Clontarf », au côté nord de Dublin, indique que seuls ses fils, James et Stanislaus, pouvaient comprendre la langue irlandaise [18]. La langue irlandaise avait beaucoup souffert à cause de la grande famine. Mais elle était déjà proscrite dans les écoles maternelles, qui ont été créées dans les années 1830, et les enfants, surpris à l’utiliser, étaient battus par les enseignants. Dans Portrait of the Artist, Stephen affirme : « Mes ancêtres ont renié leur langue pour en adopter une autre... Ils se sont laissés assujettir par une poignée d’étrangers. Crois-tu que je vais payer, de ma vie et de ma personne, les dettes qu’ils ont contractées ? » [19]. Mais en réalité, Joyce payait ces dettes. À la naissance de Joyce en 1882, l’Irlande était un pays qui vivait dans l’ombre d’un autre, un étranger parlant une langue étrangère, qui avait supplanté la langue native. Selon Bowker, en renversant la « langue anglaise intrusive », Joyce voulait établir l’Irlande sur la carte littéraire. Joyce, il est vrai, tenait à s’affranchir de l’emprise des Anglais, dont il empruntait la langue pour écrire, mais pas pour penser. D’où cette affirmation à Stefan Zweig, lorsqu’il était en exil à Zürich : « Je ne puis pas m’exprimer en anglais sans m’enfermer du même coup dans une tradition » [20]. Dans Finnegans Wake, il attaque la langue anglaise. Il n’écrit pas en anglais, mais en ce que Charles Melman a appelé « le Joycien » [21]. Mais Joyce n’est pas un William Butler Yeats. Il n’est pas facile de catégoriser Joyce comme adhérent au « Celtic Revival » qui revendiquait, parmi d’autres choses, la restauration de la langue irlandaise. Il a essayé d’améliorer sa connaissance de la langue, mais l’a abandonné très vite. Mais surtout, Joyce

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n’essayait pas d’établir l’Irlande sur la carte. Il essayait de s’y trouver une place pour lui-même, en tant que sujet, après le mauvais départ que sa vie avait pris. Joyce, était-il psychotique ? Si tel fut le cas, il n’était pas un Schreber. Ida Macalpine et Richard Hunter pouvaient dire, qu’ils avaient rencontré de nombreux Schrebers depuis qu’ils avaient traduit son Denkwürdigkeiten. Mais, après Lacan, il n’y a pas de « tous psychotiques », et Joyce n’était pas un autre Schreber. Chez Schreber, le rond de l’Imaginaire était à l’avant-plan – ce qui lui permettait de continuer à avancer si loin avant sa maladie. En termes de nœuds, le Réel a glissé une fois sur et sous l’Imaginaire de Schreber, de sorte que le Symbolique en était détaché. Comme l’a expliqué Marc Darmon, qui comprend ces choses beaucoup mieux que moi, cela signifie que, chez Schreber, le Symbolique disparut en même temps que la jouissance phallique et le sens, ne laissant que « la jouissance Autre » [22]. Au contraire chez Joyce, c’est l’Imaginaire qui est détaché, comme l’indique l’incident dans Portrait of the Artist. Par conséquent, Joyce n’était pas dans la même situation que Schreber. Cependant, dans le Séminaire XXIII, Lacan parle d’une « forclusion » chez Joyce, une Verwerfung de fait, Verwerfung étant le mécanisme de psychose dans le Séminaire III et la « Question préliminaire » [23]. Bien que Lacan semble laisser en suspens la question de la folie de Joyce, l’usage du mot Verwerfung indique une structure psychotique latente, même si la psychose de Joyce ne fut pas précipitée. Cependant, le fait qu’il parle de Verwerfung de fait, une forclusion de facto, une Verwerfung en pratique, rend Joyce différent de Schreber. Non pas que Joyce ait lui-même rejeté le Nom-du-Père. Ceci a été exclu de sa réalité psychique à cause du péché de son père, et du père de son père. Néanmoins, Carl Gustav Jung, qui, comme son patron, Eugen Bleuler, considérait que Schreber souffrait de schizophrénie, a diagnostiqué cette pathologie non seulement chez la fille de Joyce, Lucia, mais aussi comme latente en Joyce lui-même. Après avoir passé une semaine en septembre 1934 au Burghölzli, l’hôpital de Bleuler à Zürich appelé par Joyce : « Zurich’s Bedlam », Lucia avait été mutée à la clinique privée à Küsnacht, où travaillait Jung. Mais Joyce lui-même était hostile à la psychanalyse ; il appelait Jung et Freud : « Tweedledum et Tweedledee ». Et Jung, faisant référence à la fille et au père, s’est plus tard exprimé en ces termes : « Si vous connaissez un peu ma théorie de l’anima, Joyce et sa fille en sont un exemple classique. Nul doute qu’elle ait été sa « femme inspiratrice », ce qui explique la dénégation opiniâtre qu’il a opposée à un mandat d’internement psychiatrique pour elle. Sa propre anima (de Joyce), c’est-à-dire sa psyché inconsciente, était si indissolublement identifiée à elle, qu’accepter une telle attestation aurait signifié aussi reconnaître sa propre psychose latente. C’est pourquoi on comprendra la raison pour laquelle il ne

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pouvait pas céder. Son style ‹psychologique› est sans aucun doute schizophrène, à ceci près, il est vrai, que le patient ordinaire n’y peut rien s’il parle et pense comme cela, alors que Joyce voulait consciemment ce style et lui a donné forme avec toute sa force créatrice. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi il n’a pas franchi lui-même la limite. Mais sa fille l’a franchie, parce qu’elle n’était pas comme son père un génie, mais seulement une victime de cette maladie » [24].

La raison que donne Jung au refus obstiné de Joyce d’accepter la folie de Lucia est bien expliquée par Richard Ellmann, le biographe de Joyce : Joyce se sentait responsable de l’état de Lucia ; il pensait que son esprit était pareil au sien, et il se refusa à tout diagnostic qui ne promettait pas un résultat optimiste [25]. Roberto Harari a lié cela au « filioque » [26], le dogme occidental qui apparaît dans Finnegans Wake, dans le sens où les troubles de Lucia procèdent ex patre et filio, du père et du fils, de son grand-père, John Joyce, et de son père, James. L’entêtement de Joyce à défendre Lucia, plutôt qu’à essayer de trouver une solution, et son discours sur sa télépathie – le même discours que Lacan trouve  chez Joyce lui-même, et comprend en fonction d’un discours imposé – sont interprétés par Lacan non seulement comme une défaillance de Joyce en tant que père, mais aussi d’être en raison de l’échec de son propre père [27]. Il me semble que Joyce aurait souffert de la schizophrénie (pas la paranoïa) sans son sinthome. Schreber qui était paranoïaque, avait son Imaginaire ; il avait ses relations imaginaires depuis le stade du miroir. Mais Joyce, n’avait pas d’Imaginaire unifiant. Sans son sinthome, il n’y aurait eu rien que la fragmentation qu’on trouve dans la schizophrénie. Mais comment se fait-il donc que la psychose de Joyce n’ait pas été précipitée, comme l’exprimait Jung  ? Lacan affirme dans le Séminaire XXIII «  qu’il n’y a pas trace dans toute son œuvre de quelque chose qui ressemble à un nœud borroméen ». Il reconnaît toutefois que le texte de Joyce est fait tout à fait comme un tel nœud. Il pense même que le manque de référence explicite « est plutôt un signe d’authenticité » [28]. En d’autres mots, Finnegans Wake suit la structure du nœud borroméen. Lacan savait que les symboles du cercle et de la croix apparaissent partout dans Finnegans Wake. Et, comme il le disait au début du Symposium international en 1975, « certains d’entre vous savent, que c’est avec ce cercle et cette croix que je dessine le nœud borroméen » [29]. Clive Hart a rendu claire l’importance accordée par Joyce au cercle et à la croix, vu l’utilisation qu’il fait du symbole du mandala, un cercle croisé, dans le manuscrit pour le passage de Finnegans Wake qui traite des motifs des cercles [30]. C’est pourquoi, dans la liste des symboles qu’il confia à Harriet pour expliquer les personnages principaux, un cercle aurait été plus approprié qu’un carré, avec lequel il désignait le

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titre inconnu du livre [31]. Lacan connaissait bien sûr le livre Structure and Motif in Finnegans Wake de Hart. L’auteur y démontre la structure cyclique du texte, d’après Vico. Dans les sections I, II et III, qui correspondent aux trois cycles de Vico : naissance, mariage et mort, il y a quatre cycles de quatre chapitres, qui culminent dans la section IV [32]. Par ailleurs, les personnages du livre eux-mêmes suivent des chemins circulaires : Earwicker pédale autour du jardin d’Eden ; Anna se tourne dans la courbe du fleuve ; et les jumeaux Shaun et Shem naviguent tout autour du globe. Shaun voyage de l’Est vers l’Ouest, tandis que Shem avance du Nord vers le Sud, et leurs cercles respectifs se rejoignent à Dublin et en Australie, deux côtés opposés du globe [33]. Par ailleurs, des croix apparaissent fréquemment et elles reproduisent les deux croix centrales créées par les intersections des orbites de Shem et Shaun. La croix des Quatre vieux hommes, un quincunx – le cinquième point représentant l’âne qui les porte, comme l’âne, avec le signe de la croix sur le dos, qui transporta Jésus à Jérusalem – en est un exemple saillant. Le mot « quincunx » renvoie à la page Tunc du Livre de Kells, the Book of Kells, le livre des Évangiles produit par les moines irlandais à la fin du VIIIe siècle. Dans les illustrations du livre, les lignes formant les lettres s’entrelacent entre elles. La page Tunc doit son nom à la version Vulgate de l’évangile de St. Matthieu abordant la crucifixion et une crux decussata – « Tunc crucifixerant Christum cum eo duos latrones (alors ils crucifièrent avec lui, le Christ, deux voleurs » : Matthieu 27: 38). Dans Finnegans Wake, la série de signifiants « Pitchcap and triangle, noose and tinctunc » renvoie respectivement à Shaun, à Anna Livia Plurabelle, aux Douze, et aux Quatre [34]. Mais le « tinctunc » associé aux Quatre, est clairement un jeu de mot avec « quincunx ». De plus, Hart et Atherton reconnaissent tous les deux que Joyce renvoie à la page Tunc pour identifier la  « chute » du Christ sur la croix, non seulement avec la chute d’Adam, mais aussi la chute de Dieu le Père [35]. Ce qui nous ramène au sinthome utilisé par Joyce pour compenser la chute de son père, John Joyce. Comme nous avons vu, le mot « sinthome » comprend le signifiant anglais « sin » (péché), et Lacan fait le lien avec le péché originel, la première faute, de la doctrine chrétienne [36]. Dans l’œuvre de Joyce, la faute en question, le péché en question est celui du père. Son père carrent, John Joyce, a suivi la même chute qu’Adam et Ève, et le sinthome de Joyce, sans la ptoma, sans la chute, compense l’erreur de son père. Dans le nœud borroméen, qui noue le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, et donc doit limiter la jouissance et réguler le sens, la séquence pour chaque rond est au-dessus, puis en dessous et encore au-dessus et en dessous. Par exemple, le Réel passe sur le Symbolique, sous l’Imaginaire et encore sur le Symbolique, et puis sous l’Imaginaire. C’est-à-dire, le Réel doit surmonter le Symbolique deux fois. Mais, dans le cas de Joyce,

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le Réel ne surmonte le Symbolique qu’une seule fois [37]. Le Réel et le Symbolique sont liés, mais pas noués. C’est pourquoi les lignes de Finnegans Wake s’écoulent avec jouissance. Mais, puisque le Symbolique n’est surmonté par le Réel qu’une seule fois, l’Imaginaire est complètement détaché. Il n’est pas noué au Réel et au Symbolique, comme nous l’avons vu dans la relation au corps de Stephen dans Portrait of the Artist [38]. En outre, le sens tombe aussi, et donc, dans Finnegans Wake, on trouve un constant glissement de sens. Peut-être les fables des Mookse (représentés par Shaun) et des Gripes (représentés par Shem) font allusion à ce lapsus de nœud. Ils relatent les conflits théologiques entre les Églises occidentales et orientales [39]. Joyce expliqua dans une lettre adressée à Frank Budgen, que tous les mots sont russes ou grecs pour les trois dogmes principaux qui séparent Shem de Shaun. Lorsqu’il obtient A et B,  C s’en va ; et lorsqu’il a C et A,  il perd le B, ou selon les termes de Joyce, « il lâche B » (en Anglais : « looses », au lieu de « loses ») [40]. Qu’est-ce qui pallie ce lapsus de nœud  chez Joyce, ce manque de nœud borroméen ? Selon Lacan, Joyce se sauve en introduisant un quatrième rond par son écriture. Son artifice est un remède, une compensation à un père qui n’a pas été un père, à un père qui ne lui a rien appris, à la résignation paternelle qui causa en lui la « Verwerfung de fait » [41]. La création d’un nouveau rond, pour résoudre l’erreur de son nœud subjectif, permet à Joyce d’achever sa propre rédemption [42]. Son ego, en passant sur et sous, sur et sous, sur le Symbolique deux fois, et sous le Réel deux fois, corrige le nœud qui ne se nouait pas à la façon borroméenne [43]. Il noue le Réel et le Symbolique d’une telle façon, que l’Imaginaire aussi devient bien noué. C’est-à-dire qu’il restaure la fonction paternelle pour Joyce, après son père l’avait laissé tomber.

Références [1] Joyce, The Restored Finnegans Wake, Eds. Danis Rose, John O’Hanlon, London : Penguin Classics, 2012. [2] Lacan, « Joyce le symptôme I » dans Jacques Aubert, éd., Joyce avec Lacan  Paris, Navarin, 1987, pp. 21-29 à 25. [3] Mercanton dans Willard Potts, éd., Portraits of the Artist in Exile, Dublin : Wolfhound, 1979, pp. 213-214. [4] Wales, The Language of James Joyce, London : Macmillan, 1992, pp. 141-143.

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[5] Bowker, James Joyce. A Biography, London : Weidenfeld & Nicolson, 2011, pp. 427-28, Gillet dans Potts, op. cit., p. 189. [6] John Wyse Jackson, Peter Costello, John Stanislaus Joyce, London : Fourth Estate, 1997, p. 28. [7] Bowker, op. cit., p. 14. [8] Ibid., p. 29. [9] Stanislaus Joyce, My Brother’s Keeper, London : Faber and Faber, 1958, p. 29. [10] Joyce, Letters of James Joyce I. Ed. Stuart Gilbert, New York : Viking, 1952, p. 312. [11] Ibid. [12] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 19751976. Leçon IV (13 janvier 1976). Paris, Éditions de l’Association lacanienne internationale, 2012, p. 77. [13] Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, London, Knopf, 1991, p. 109. [14] Goian, « L’écriture de Joyce est-elle borroméenne ?  Le cercle et la croix (I) », 4 à http://www. freud-lacan.com/Data/pdf/, L’écriture de Joyce estelle borroméenne ? pdf. [15] Lacan, Le Sinthome, Séminaire 19751976, Leçon I, (18 novembre 1975), p. 22. [16] Melman, Inside and Outside in the Case of President Schreber, The Letter. Irish Journal for Lacanian Psychoanalysis 48, 2011, 1-7 à 6. [17] Melman, “Schreber’s Lack of Lack”, The Letter 40, 2009, 83-91 à 83. [18] http://www.census.nationalarchives.ie/ pages/1901/Dublin/Clontarf_West/Royal_Terrace/1271356/ [19] Joyce, Portrait of the Artist, 220. [20] Zweig, The World of Yesterday ,New York : Viking, 1943, 225. [21] Melman, “ Comment les trois peuvent-ils tenir ensemble ? ”,  Le Trimestre Psychanalytique 2, 1992, 165-178 à 172. [22] Darmon, Essais sur la topologie Lacanienne, Paris, Éditions de l’Association lacanienne internationale, 2004, 372. [23] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 19751976. Leçon VI (10 février 1976), 128. [24] Patricia Hutchins, James Joyce’s World, London, Methuen, 1957, 184-185.

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La restauration du père chez James Joyce [25] Ellmann, Selected Letters of James Joyce, New York, Viking, 1975, 263. [26] Harari, How James Joyce made his Name. A Reading of the Final Lacan, New York : Other, 2002, 195-196. [27] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 19751976. Leçon VII (17 février 1976) 133-134; Le Séminaire. Livre III 1955-56, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, 284. [28] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon XI (11 mai 1976), 197. [29] Lacan, “Joyce le symptôme I”, 28. [30] Joyce, Finnegans Wake, I.6, question 9 ; Hart, Structure and Motif in Finnegans Wake, London, Faber and Faber, 1962, 110. [31] Joyce, Letters of James Joyce I. Ed. Stuart Gilbert, New York : Viking, 1957, 213. [32] Hart, op. cit., 46-52. [33] Ibid., 117. [34] Joyce, The Restored Finnegans Wake, 216. [35] James S. Atherton, The Books at the Wake (Carbondale: Southern Illinois University Press, 2009) 30-31 ; Hart, op. cit., 140-141. [36] Lacan, Le Sinthome.  Séminaire 19751976. Leçon I (18 novembre 1975) 19. [37] Lacan, RSI.  Séminaire 1974-1975. Leçon III (14  janvier 1975); Le Sinthome. Séminaire 197576. Leçon 11 (11  mai 1976) 196; 199; Melman, “Comment les trois peuvent-ils tenir ensemble ?”, 171. [38] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon XI (11 mai 1976) 192-193. [39] Joyce, The Restored Finnegans Wake, 121f. [40] Ellmann, Selected Letters of James Joyce, 367 ; Budgen,  James Joyce and the Making of ‘Ulysses’ and other Writings (Oxford: Oxford University Press, 1972) 351. [41] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon VI (10 février 1976) 128. [42] Ibid. Leçon VII (17 février 1976) 136. [43] Ibid. Leçon XI (11 mai 1976) 196.

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Caricature de Joyce par Philémon.

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Nomen, Tractatus et Fama, et Joyce JEAN PÉRIN

Docteur ès lettres, psychanalyste

Notre collègue Irlandais Tom Dalzell était venu nous parler de Joyce1, et au cours de son exposé passa le signifiant « renommée » derrière lequel j’entendis l’équivalent latin Fama ; et avec Fama, femme, a, se profilait La Femme et l’objet a de

1. Lors d’une « Mathinée » de travail à l’ALI, au printemps 2013.

J. Lacan. Nous étions alors à un véritable carrefour de langues : anglais-français-irlandais-latin. Attraper ainsi en plein vol le signifiant masqué était d’une certaine façon être dans le sillage de Joyce, c’est-à-dire « me » compter, « nous » compter parmi ses interprètes de l’auteur, ce qu’il souhaitait d’ailleurs. À la demande de Marc Darmon, j’entrepris alors un travail historique. Recherche facilitée par la thèse de Madame Florence Demoulin-Auzary2 qui traite de ces trois concepts de Nomen, Tractatus et Fama. Elle les étudie chez les canonistes civilistes. Il y a la Trinité chrétienne qui se profile derrière, ou plutôt à la limite. Mais la Trinité c’est l’affaire des théologiens. Dans l’ouvrage cité, il est seulement question de filiation et de mariage. Le concept de filiation, on l’apprend, a été forgé au Moyen Âge et repose sur quelques textes seulement. Pour les juristes, ce qui importe c’est de trouver un père

2. Demoulin-Auzary Florence, Les actions d’État en droit romano canonique, mariage et filiation, XIIe-XVe siècles, préface de Anne Lefebvre-Teillard, Éd. LGDG.

à un enfant. Je pense qu’il en est toujours ainsi d’ailleurs : il y a un enfant, il faut lui trouver un père. Ainsi le code civil dit qu’il est celui qui a conçu pendant le mariage. Au fond c’est le mari de la mère. Cela nous laisse devant un vide : ça ne dit pas grandchose sur le père en tant que tel. Nous savons que Joyce a été particulièrement troublé par cette question. C’est sa question, mais c’est aussi La question. C’est la manière singulière dont il va la traiter en devenant écrivain que Lacan n’a pas été sans entendre au point d’interroger sa propre construction trinitaire.

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Nous avons ainsi affaire à trois trinités : celle des canonistes civilistes : Nomen, Tractatus, et Fama ; celle des Théologiens : Père, Fils, Saint-Esprit ; puis ajoutons celle de J. Lacan : Réel, Symbolique et Imaginaire. Bien qu’il la subvertisse, Joyce reste à se débattre avec la seconde, Lacan, lui s’en est dégagé mais finalement en tirant la leçon du savoir-faire de Joyce. Il y aurait aussi à poser la question du temps récursif : comment pour Joyce de la Fama revenir au Nom qui fait défaut ? Temps logique ? Temps historique ? Temps grammatical ? Pourquoi « et Fama », pourquoi le « et » ? Parce que sans ce « et », Fama pourrait se désolidariser et prendre sa liberté, or les trois termes forment bien un ensemble. A noter que le « et » a les deux valeurs du vel latin. L’os encoché retrouvé au Mas d’Azil, rendu fameux par Lacan, portait les traits (Tractatus) de chaque prise du chasseur, faisant peut-être sa gloire, bien que le nom nous reste à jamais inconnu. On pourrait se risquer à dire que la clinique psychanalytique répond assez bien à la trinité des canonistes comme classification dans un premier temps, comme structure dans un second. Evoquons par exemple cet analysant qui comprit le nom (au sens de Nomen) comme un pacte, donc symbolique, mais aussi comme impact (au sens de Tractatus) impacts de balles ou de coups. Ayant eu, lui aussi, beaucoup de prises dans la gent féminine, il les notait sur des petits carnets. A une autre époque, il eut pu se servir d’un 3. Jacques Lacan, Séminaire 19611962, l’identification, Ed. de l’ALI.

os. Sous le Nomen on mettra le nom propre, le titre ; sous le Tractatus le trait unaire – tel que Lacan l’introduit dans son séminaire sur l’identification3 – et généralement toutes les spécificités. Le Tractatus, pour les canonistes, c’est la façon dont l’enfant est traité ; les vêtements qu’il doit porter, les écoles qu’il doit fréquenter. Quant à la Fama, c’est le

4. Ce jeu de mots fut donné par les rédacteurs du Journal Français de Psychiatrie à propos de l’article « la pensée juridique du Président Schreber » de Jean Périn, paru initialement dans le Discours Psychanalytique, n° 4, « La raison à partir de Freud », Ed. ALI.

5. Pierre Abélard, Tractatus de unitate et trinitate divina, trad J. Jolivet : De l’unité et de la trinité divines, Vrin, 2002.

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voisinage d’abord, ensuite, au-delà de ce voisinage. Aujourd’hui un enfant pourra par exemple se faire valoir par un titre sportif, en devenant champion dans une discipline. N’était-ce pas tout aussi bien le cas du Chevalier médiéval ? La Fama c’est aussi l’évidence : le flagrant délit qui s’enflera en flagrant délire au détriment du Nomen.4 Les commentateurs, notamment Me Demoulin-Auzary remarquent que les trois notions peuvent s’équivaloir, qu’elles peuvent glisser de l’une à l’autre, ce qui n’est pas sans évoquer le maniement d’un nœud de ficelle noué d’une manière borroméenne. Mais alors, il faudrait supposer un vide à cet ensemble, que ce nouage suppose un lieu vide, ou un trou si l’on veut. Pour le théologien et philosophe médiéval Pierre Abélard les trois noms de la Trinité ne valent que par leur rapport. Sa théologie se tient au niveau des énoncés, il cherche non pas à expliquer la Trinité, mais à construire des modèles grammaticaux et logiques.5 C’était bien pertinent d’un point de vue logique mais cela laisse de côté cette dimension topologique du trou nécessaire pour concevoir un nouage. L’expérience de

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la psychanalyse nous conduit toujours à cette dimension. Sans doute que Freud l’a approchée avec la notion de refoulement et surtout avec le refoulement originaire. Le moindre rêve nous met en voisinage de ce bord là. Ainsi celui d’un analysant : au bord d’un trou, il tient la main de son amie et, de l’autre côté du trou, comme si le trou avait des côtés, sa mère lui tient son autre main. Le père est au fond du trou, lui qui disait qu’on finissait toujours dans une boîte, inexorablement dans le trou. Et encore cette jeune analysante qui rêve qu’elle se plaque contre un mur bordant le trou. Le mur est pour elle le support de trois significations : l’amur, l’homme mûr et les murs ont des oreilles. La Fama qui l’angoisse : dire le nom d’un homme avec qui elle a une liaison secrète. Quelque chose va changer quand ce nom lui échappa, ainsi se trouvait relié la Fama au Nom. D’une certaine manière, on peut dire que pour les civilistes il y a du rapport sexuel, car cela se prouve par la preuve testimoniale, cela s’entend, c’est le Tractatus. Si le Nomen est le Nom, au sens du Pacte, il serait « pas-acte » en regard du Tractatus qui lui serait acte. Quand Pierre Abélard dit que Nomen, Tractatus, Fama ne valent qu’en relation, il laisse supposer un rapport. L’homme donne son nom (Nomen) à la femme (Fama). Après l’avoir bien traitée (Tractatus) il reçoit un enfant en échange. C’est pourquoi l’enfant conçu dans le mariage a pour père le mari sous-entendu : de la mère. Joyce n’a pas tort de dire qu’est bien malin qui peut dire quel est son père. Dans une lettre à sa sœur, Joyce écrit que c’est une fiction, moyennant quoi n’importe quel nom peut convenir : il était très en avance sur son temps. Entendait-il « fiction » au sens « symbolique » de Bentham ou au contraire « imaginaire » ? Alors, précisément, quid du réel ? Que dire ici à propos de la place du trou et de sa nature chez Joyce ? cela se présente d’une manière fort triviale : c’est le trou où l’on descend une fois mort. Voir l’épisode de l’enterrement de Dignam. Autrement dit c’est la fosse. L’effet de fosse est rendu par les pelletées (dig) des fossoyeurs recouvrant le cercueil de terre. Entendons que « dig » est dans le nom de Dignam. Il y a de la mort dans ce nom ; si on l’écrit, c’est comme le nom du trou ou le nom comme trou. De même dans le nom du père Corbyatt il y a du corbillard. Le geste des fossoyeurs faisant voler de grosses mottes de terre entraîne dans le discours intérieur de Bloom l’évocation de ce même geste mais sur le cercueil du petit Ruddy, son fils mort. Au fond du trou, pour Joyce, c’est le corps cadavre assurément et qui vient voisiner avec le corps glorieux de la religion. Le cadavre du saint est par excellence une Fama auréolée. On retrouve ce Paddy Dignam dans l’épisode « Circé ». À l’appel de son

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nom, le feu Bignam Barrick « avance en tortillant et met son oreille contre terre : la voix de son maître ». C’est d’une drôlerie digne du Père Ubu. Les noms sont nombreux dans Ulysses. Ils forment d’infinis chapelets. Jacques Aubert s’est essayé à les mettre en série. Il y a une notion qui semble bien intéresser Joyce qui est the law of Evidence, cela ne fait aucun doute que the law of Evidence, c’est la Fama. Il nous laisse entendre par exemple que la mort du Christ a été connue par la rumeur. Joyce joue sans cesse de cette opposition entre intuition et démonstration. Si Dieu se manifeste par une présence, c’est de l’ordre de l’évidence, mais sa démonstration est une affaire de théologie et de logique. Chez Lacan on passe du démontrer au montrer. Pour Joyce le romancier, il s’agira plutôt de montrer le personnage plutôt que de le raconter. Parler d’une personne, dans Ulysses, dans une situation à plusieurs, c’est constituer sa Fama. Toutefois la première phrase d’Ulysses contient toute la trinité incarnée par Buck Mulligan. Fabuleux ! En majesté, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mouse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait doucement derrière l’homme une robe de chambre jaune dénouée à la taille. Élevant haut le bol, il entonna : – Introibo ad altare Dei. A l’arrêt, son regard plongea dans le sombre escalier en colimaçon et il enjoignit d’un ton canaille :

6. James Joyce, Ulysse, nouvelle traduction, folio, 2004, p. 9.

– Allez, monte, Kinch. Allez, monte, espèce d’affreux jésuite6.

« He spoke the law of Evidence », c’est le droit de la preuve. Et c’est la preuve par l’œuvre écrite. Jacques Aubert le montre bien avec ces chansons, ces poèmes dont le compositeur reste inconnu, ces livres dont on ne connaît plus l’auteur ; tout cela concerne la problématique de Joyce. La Fama ne vaut que si elle se raccorde à un nom (Nomen). Certes Joyce ne dit pas cela lui-même directement. Il passe par O’Molloy qui cite un certain Bush avocat qui s’est fait connaître dans une plaidoirie. Jacques Aubert remarque que les initiales « J.J. » de O’Molloy sont celles de Joyce. Il remarque aussi que Bush(e) à une lettre près est le « buisson » mais aussi les poils pubiens. Faire parler le Bushe ne nous mène pas qu’à la scène de l’Exode. À le suivre avec tous ces noms qui s’égrènent dans Ulysse, Joyce, nous amène aussi à Rome et au Moïse. C’est le Moïse de la loi, c’est le législateur et c’est aussi le Moïse de Michel-Ange, soit celui qui s’impose par le Beau. Néanmoins, quand s’évoque l’Exode,

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de O’Molloy on passe à Molly puis à Holly, et à l’arbre Holly Bush qui pousse en terre sacrée. Nous entendons là le « hole », trou masqué par l’arbuste flamboyant d’où sort la voix de Dieu. Donc nous rencontrons là le Père comme trou. Le père de Joyce, sa carence, a été d’être inconsistant. Le dire ainsi, c’est se servir de la trinité de Lacan et laisser de côté le discours psychologique et religieux. L’inconsistance, ce pourrait être de donner son fils aux pères jésuites, c’est l’imaginaire décroché du réel. Encore que John ait traité son James comme son père l’avait traité. Ainsi, il l’initia à la musique. Cette « inconsistance » on la retrouve dans le rapport que James Joyce a entretenu avec son corps, confère la dégelée reçue par les copains avec l’impression d’un corps qui tombe comme une pelure. À cet égard, nous savons qu’il mettait les habits de ses compagnons. Il est vrai que sur les photos, Joyce paraît souvent déguisé, alors que les personnages d’Ulysse, eux, tenus par la pointe d’un style, nous paraissent bien entiers, droits dans leurs bottes, assurés dans leurs habits et leurs postures. Cela nous évoque la colombe becquetant et tirant la chemise de Picasso, la prenant pour lui. Il est des effets réels dans le style de Joyce. Pas seulement avec les habits, mais aussi par les actions. Exemple, les pelletées de terre envoyées par les fossoyeurs sur le cercueil de Paddy Dignam. Et aussi avec les objets, par exemple le nécessaire à raser de Buck Mullingan au début d’Ulysses. Nous pourrions parler du réel dans la peinture, et se souvenir des fameuses chaussures de Van Gogh. Certains critiques de Joyce ont mis en avant son langage gestuel. En effet, Joyce s’est intéressé à la pantomime (les Anglais et les Irlandais en sont friands et en cultivent la tradition), la pantomime est présente dans son esthétique ; il a fréquenté à Paris les conférences de l’abbé Jousse7 dont le nom est bien proche du sien. Nous comprenons cet engouement de Joyce car dans la pantomime, ce n’est pas le sens qui importe. Il y a en général une grande difficulté pour les intellectuels à

7. Anthropologie du geste. La manducation de la parole, Marcel Jousse, Ed. Gallimard.

comprendre une pantomime. Chez Joyce tant au niveau des scènes que des personnages, ce sont des actes de langage. Nous pourrions parodier la formule d’Austin « quand dire c’est faire » et y ajouter « en l’écrivant ». Lacan lui-même, à la fin d’une leçon du Sinthome (leçon du 10 février 76) dit son nom en pantomime, jouant sur la jonction avec le prénom : Jaclaque han ! Il explicite sa pantomime en même temps qu’il l’exécute. L’onomatopée « han ! » qui exprime le soulagement du travail accompli est en réalité pur mime, c’est une onomatopée. Oui. Eh ben écoutez, puisque j’en suis arrivé là à cette heure, vous devez en avoir votre claque, et même votre Jacqulaque, puisque aussi bien j’y ajouterai le han ! qui sera

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l’expression du soulagement que j’éprouve à avoir parcouru aujourd’hui… Je réduis

8. Jaques Lacan, Séminaire 19751976, le sinthome, Ed. ALI, p. 128.

mon nom propre au nom le plus commun.7

Joyce quant à lui se sert abondamment des onomatopées. Il a dit justement, avant Lacan, c’est manifestement une citation, qu’il a fait de son nom propre un nom com9. Mallarmé, in Œuvres complètes, Crayonné au théâtre, Ed. La Pléiade.

mun. N’est-ce pas le prix de la notoriété (Fama) ? Mallarmé, que Joyce avait lu, dans « Crayonné au théâtre »9, décrit l’effet de réel produit par la pantomime de Paul Marguerite. Il insiste sur la dynamique de la pantomime, sur l’enchaînement des gestes et leur mouvement récursif de retour. À tel point que ce que nous voyons (lisons) n’est que le temps de la parole et du langage « ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent ». La pantomime est un discours que Mallarmé décrit comme un pur semblant, à la limite de ce qui ne serait pas du semblant. Le présent par rapport au passé et au futur est un temps hors temps. Nous n’avons pas vu Paul Marguerite mais nous avons tous vu Marcel Marceau exécuter « la marche

10. Du Mime, J. Périn, Le discours Psychanalytique n° 14, mars 1985 et Séminaire de Ch. Melman du 12 février 1985. Nouvelles Études sur L’Inconscient, Bibliothèque du Discours Psychanalytique.

sur place » qui donne l’illusion d’une avancée alors qu’elle procède du recul. Le corps semble parfaitement adapté au processus langagier.10 Si le Jacqulac han nous met sur le chemin de la nomination à partir du réel, on peut soutenir que Joyce élabore son texte à partir du réel. La claque, cela fut attesté par la rumeur (Fama) d’avoir marqué (Tractatus) certaines joues, on pourrait donc parler là de « nomination ». L’expression « tête à claques » est facile à mimer, ainsi que toutes les autres recensées dans le dictionnaire. Tous ces proverbes, ces dictons, ces parties mortes du langage, Joyce leur redonne vie. L’Artiste « as a young man » que nous traduisons par « en jeune homme », le « as » faisant équivoquer « artiste » et « jeune homme ». Le titre lui-même évoque un passage de l’un à l’autre. D’un Autre à l’autre. La majuscule reviendrait à l’Artiste plus qu’au jeune homme, soit pour Joyce de passer d’un père à l’autre, par la paire ordonnée, pourquoi pas la Père ordonnée ? Soit une manière de réintroduire une certaine ordination dans cette fonction. Ce père, John Joyce, ne savait que pérorer, inconsistant qu’il était. Comment récupérer ce père en tant que nomen ? par la notoriété littéraire, par la Fama, la Fama comme écriture. L’effet de réel donné par l’écriture de Joyce n’est pas sans nous rappeler la dimension lacanienne du Réel. Elle ressort clairement dans un tableau vu à la Biennale de Venise, été 2013, qui représente Joyce pour ainsi dire halluciné et dédoublé : son autre est situé derrière et un peu de côté, de couleur brique noirâtre ; il y a trois yeux puisque l’un de cet autre reste caché. Ce tableau est en quelque sorte le portrait de l’Artiste Joyce. Ce peintre, Jakub Julian Ziolkowski, n’est pas sans contribuer à la Fama de Joyce écrivain. Donc, trois ronds,

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trois yeux dont l’un serait l’œil du Cyclope ? ou encore celui de l’Artiste, Le troisième œil en quelque sorte ? Quel est le regard d’un artiste, quel est le regard du poète ? Sa perception de la réalité est-elle une « hallucination vraie », pour reprendre Monsieur Taine ? On l’a dit pour l’épisode Circé. Partons de ce que Joyce nous dit de la photo « en un mot qu’elle n’est pas un art ». Nous répondrons qu’à la prise de vue, à l’instant du déclic, que cet instant n’est en fait qu’un retour, qu’un moment de conclure. Car la photo ne sera vue qu’après coup, même si avec les appareils numériques il n’y a plus ce temps nécessaire au développement, il reste que nous sommes dans un autre temps. Il arrive parfois que la photo développée révèle un détail qui aurait pu être la cause du déclic. Un exemple célèbre nous est donné par le film d’Antonioni, Blow-Up, où le photographe finit par découvrir un cadavre dans un buisson. Cause et fin ne se recouvrent pas. On pourrait soutenir que l’appareil photo de Joyce, c’est l’appareil langagier, lalangue. La chose épiphanique, la chose vue ou entendue se présente comme « un bout de réel », cette expression de Lacan lui convient bien. L’immobilité accordée ordinairement à la photo ne serait-elle pas en fait une manière de faire du sur-place ? Prenons en exemple une épiphanie qui a été intégrée dans l’épisode de l’enterrement de Paddy Digman avec deux personnes dans la foule. « Deux personnes endeuillées se faufilent à travers la foule. Une jeune fille agrippe la jupe d’une femme qui s’avance en courant. La jeune fille, la bouche tordue, regarde la femme pour voir s’il est temps de pleurer, la femme replace son béret, se dépêche d’entrer dans la chapelle mortuaire ».Toute cette phrase, dit David Hayman11 c’est la mimique de la hâte ; or il ne voit pas que les deux femmes font du sur-place, tirant en sens opposés.

11. Joyce cinquante ans après, Colloque, David Hayman.

Le texte nous donne l’impression d’un constat objectivant digne d’un roman réaliste. À cet égard, la scène décrite est l’écriture d’une scène, d’une performance au sens anglais du terme. David Hayman y voit une scène de pantomime, donc une scène à représenter gestuellement. Mais l’autre sens du mot « performance » indique également le sens donné par la philosophie anglaise du langage soit un performatif. Dès lors le faire du mime est un dire. Joyce utilise beaucoup le langage gestuel. Il a beaucoup réfléchi sur celui-ci. La pantomime est une écriture qui exclut la voix. Voyez chez Beckett : Actes sans Paroles et autres textes. L’amusant de l’histoire, c’est qu’on ait vu l’origine du mime dans l’extinction de voix d’un certain Livius Andronicus qui utilisa les gestes à défaut de voix. David Hayman voit aussi des gestes dans les paroles échangées par les personnages du roman de Joyce, Ulysse. De fait, elles ne sont que lieux communs, dites par habitude, imposées par le contexte culturel, elles suscitent une maigre information, elles

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correspondent aux « idées reçues » de Flaubert. Elles ont une valeur de contact, de se trouver « vivant dans la mort ». David Hayman soutient que Joyce a redonné ainsi vie à des parties mortes de la langue. Mais qu’est-ce qu’une phrase, voire un paragraphe ou un simple mot-phrase ? Comment dans une phrase les éléments qui la composent sont-ils reliés ? Avançons que la trinité des canonistes : « Nomen, Tractatus et Fama » convient parfaitement à notre étude de la phrase grammaticale comme espace topologique. D’où les canonistes l’auraient-ils trouvée sinon dans l’organisation des signifiants. Nous savons bien maintenant la présence chez Saussure d’une théologie négative. Alors, le Nomen, sujet, le Tractatus, verbe ou nœud verbal, la Fama objet, mais surtout environnement, voisinage du verbe. Il existe des phrases dans lesquelles le rôle du verbe est dévolu tout et en partie au voisinage (fama). Ces phrases ont été nommées par Damourette et Pichon 12. Essai de grammaire de la langue française, Tome II, Damourette et Pichon, Ed. d’Artrex.

phrases nominales12. Ce sont des phrases sans verbe, ou des phrases où le verbe a perdu sa force active de liaison. Ce type de phrases nous les trouvons au théâtre et nous les trouvons aussi dans le style télégraphique adaptées au discours intérieur. Ainsi au niveau de la phrase, Joyce rattrape la nomination défaillante par la Fama. Chez Lacan, le symbolique fait trou, le réel ex-siste et l’imaginaire fait la consistance. La trinité ainsi dénommée se démarque de la trinité religieuse. Car dire que le fils ex-siste au Père, c’est utiliser un langage autre que le religieux, Père et Fils ne sont pas dans le même lieu. Inscrivons sur le schéma qui suit la fonction-père ou trou en intension (cf. Le Sinthome 11 mai 1976) et les trois autres en extension.

Imaginons un père qui donne une claque à son fils ; il va se plaindre à sa mère qui lui répond : il a bien fait ; cette réponse peut être l’occasion pour le fils de donner

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consistance à ce qu’il a subit pour en venir à penser l’acte de son père comme symbolique. Ce que Joyce nous montre, c’est que Père et Fils ne sont pas dans le même lieu, bien qu’ils soient médiés, mais par un autre lieu. Ce lieu là tient à « lalangue », ce que Lacan nous avait indiqué depuis longtemps, mais avec Joyce, en tout cas pour lui, ce lieu tient avec « l’élangues »13. 18 octobre 2013

11. Une autre contribution à la Fama est celle de l’excellent film qu’Arnaud Desplechin a tiré du livre de Georges Devereux : « Jimmy P. », psychothérapie d’un Indien des Plaines. Le nom du patient en indien est « celui dont tout le monde parle » Là encore, il fallait raccorder ce nom au patronyme.

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La place de la scène de la raclée L’écriture et la voix Psychiatre, psychanalyste

CHRISTIAN FIERENS

Peut-on comprendre Un portrait de l’artiste en jeune homme comme une « confidence »2 authentique qui permettrait de cerner la faute première et d’expliquer ainsi la psychologie et l’écriture de Joyce ? Nous serait-il ainsi possible de retrouver la réalité de Monsieur Joyce sous l’aveu du héros du roman, Stephen Dedalus, à travers la narration de l’écrivain Joyce ? Stephen Dedalus n’est pas le narrateur du livre, encore moins l’écrivain Joyce ; Un portrait… est loin d’être un récit autobiographique de première main et l’identification de Stephen Dedalus est continuellement problématisée dans le livre.

1. La présente étude a fait l’objet d’une communication au congrès de Rome du 18 et 19 septembre 2009 sous le titre Le nœud de la honte, une confession de Joyce ? publiée dans Il n’y a plus de honte dans la culture, sous la direction de Cosimo Trono et Éric Bidaud, Penta éditions, 2010. Elle a été largement retravaillée.

Nous suivrons ici le seul Stephen Dedalus. Dans le chapitre II du livre, le jeune Stephen Dedalus, un meneur de classe, apparaît face à son rival, Héron, l’autre meneur de classe. Héron n’est d’ailleurs pas sans faire doublure imaginaire à Stephen Hero, titre d’un premier écrit « autobiogra-

2. Lacan le présuppose dans le Séminaire XXIII, Le sinthome, p. 148.

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phique ». Héron est un chahuteur et Stephen un élève modèle, « qui ne fume pas, ne flirte pas, n’envoie jamais personne au diable, etc. » Stephen se rend bien compte de l’effet produit sur son rival : « Stephen hocha la tête et sourit au visage de son rival, 3. Un portrait de l’artiste en jeune homme, James Joyce, Œuvres I La Pléiade, p. 604.

4. Ibid., p. 605.

visage rougissant et mobile, pourvu d’un bec d’oiseau »3. Nous reviendrons plus loin sur le bec d’oiseau de Héron. Héron voudrait se débarrasser de sa honte, la passer à Stephen, lui dénicher une faute et le faire avouer. « On te donnerait le Bon Dieu sans confession », lui dit Héron4 ; mais il a surpris Stephen en train de flirter : « Nous t’avons percé à jour, cette fois. Tu

5. Ibid., p. 606.

ne te feras plus passer pour un saint à mes yeux, je te le garantis »5. Héron a mis au grand jour le « péché » de Stephen et il lui frappe le mollet de sa canne : sa sainteté n’est qu’une carapace cachant la faute. Cette agression et cette intrusion ne furent pas sans provoquer chez Stephen un élan de colère bien compréhensible. Pourtant la colère s’arrêta bien vite : « Stephen sentit sur sa peau un picotement, une brûlure presque indolore ; et, s’inclinant avec soumission, comme pour se prêter aux facéties de son camarade, il se mit à réciter le Confiteor » et tout finit dans la rigolade. « La confession ne venait que des lèvres de Stephen » – ; il s’agissait seulement d’une parodie de confession. Pourquoi la colère se dissipe-t-elle si vite en un jeu de rôle humoristique ? L’explication donnée par Stephen l’explique, nous montre que la transformation relève de l’écriture. Pendant qu’il récitait le confiteor, « une soudaine réminiscence le transporta vers une autre scène », la célèbre « scène de la raclée ». C’est un souvenir d’adolescence qui s’inscrit dans le récit de la scène du confiteor parodique. Venons-en à cette scène de la raclée qui a précédé le confiteor de quelques années ou de quelques mois. Il s’agissait également d’une tentative du même Héron de le prendre en défaut. Le confiteor parodique, c’est l’après-coup de la raclée, il contient le souvenir d’adolescence et en donne pour ainsi dire l’interprétation non sans s’appuyer sur le contexte qui avait précédé la première scène. Pendant le confiteor, Stephen, déjà bon écrivain, se souvient de la honte qui l’avait

6. Ibid., p. 606.

envahi lorsque son professeur d’anglais accusa sa composition littéraire d’hérésie6. L’élève se soumit immédiatement à la critique. La faille de Stephen déclencha cependant chez ses condisciples une vague de joie maligne et, quelques jours après cette réprimande publique, il fut pris à partie par Héron et deux complices dans la « scène de la raclée ».

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Oubliant la promesse tacite qu’il s’était fait de ne pas se laisser entraîner dans le piège d’une discussion, Stephen en vint à défendre Byron comme le plus grand poète. Héron avait trouvé la faille : Byron était reconnu comme un homme immoral (un aventurier) et un hérétique (Byron était presbytérien et donc hérétique aux yeux de l’opinion catholique irlandaise). « Empoignez-moi cet hérétique », commanda Héron visant tout à la fois Byron et Stephen. Ce fut le signal de l’assaut et de la raclée. Que visait-elle du côté des assaillants ? À le faire avouer, à le faire confesser : « Avoue ! Non. Avoue ! Non. Non. » Il y a bien une faute intérieure présumée (l’hérésie de Byron relayée par celle de Stephen) et il y a bien un regard extérieur réprobateur (celui du professeur relayé par Héron). Dans chacune des deux scènes, la honte escomptée par Héron ne se produit pas chez Stephen. Ce qui en revanche se produit dans les deux cas, c’est la colère et puis surtout la disparition de la colère. Juste avant le confiteor et donc avant la réminiscence du souvenir d’adolescence, Stephen remarque un début de colère qui s’arrête ; juste à la fin du confiteor et donc à la fin de la réminiscence de la scène de la raclée, Stephen s’interroge sur la disparition de cette colère qui s’est produite lors des deux

7. Ibid., p. 611.

scènes ; il n’avait pas oublié la scène de la raclée, mais son « souvenir n’éveillait en lui aucune colère »7. Bien plus, après la raclée, il « avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre ». Ce dépouillement de la colère comme d’une pelure va de pair avec l’échec de la stratégie de Héron, qui n’a pas réussi à provoquer la honte de Stephen. L’échec de la stratégie de Héron, c’est l’échec du schéma de la honte comme interface, de la honte comme peau qui se formerait sous la double pression du ça pulsionnel pécheur et de la réalité du regard réprobateur exigeant la confession. Sans doute, pourrait-on dire que la stratégie de Héron avait échoué parce qu’il n’y avait pas de faute, Stephen refusant chaque fois d’avouer le péché. Sans doute, pourrait-on dire qu’aucune honte n’était produite parce que le regard réprobateur de Héron n’était pas pris au sérieux. Le schéma classique préciserait ainsi que la honte ne se produit qu’en rapport avec une faute réelle et un regard réellement valorisé : la honte se formerait comme interface entre une réalité pulsionnelle et une réalité extérieure. Le schéma classique

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de la honte supposerait maintenant un réalisme transcendantal absolu tant du côté des pulsions que du côté de l’extérieur. En est-il bien ainsi ? Autrement dit la honte est-elle toujours le résultat d’un conflit entre une tendance pulsionnelle concrètement réalisée dans un inconscient réel si pas dans les faits réels ? ? ? et une force coercitive concrètement réalisée dans une instance qui tient réellement par elle-même ? Le premier chapitre du Portrait analyse quelques exemples de honte sans faute. Il n’y a pas de faute et pourtant la honte est bien là. Curieusement d’ailleurs là où la faute fait défaut, le regard en prend d’autant plus d’importance et la honte est augmentée. Citons deux exemples de honte sans faute. Dans le premier, un camarade de Stephen, Wells, l’apostrophe : « “Dis donc, Dedalus, est-ce que tu embrasses ta mère avant d’aller au lit ?” Stephen répondit : “Oui, je l’embrasse.” Wells se tourna vers les autres et dit : “Dites donc, voilà un garçon qui dit qu’il embrasse sa mère tous les soirs avant d’aller au lit.” Les autres camarades arrêtèrent leurs jeux et se retournèrent en riant. Stephen rougit sous leurs regards et dit : “Non, je ne l’embrasse pas.” Wells dit : “Dites donc, voilà un garçon qui dit qu’il n’embrasse pas sa mère avant d’aller au lit.” Ils se mirent tous à rire de nouveau. Stephen essaya de rire avec eux. En un instant, son 8. Ibid., p. 544.

corps entier était devenu tout chaud et plein de confusion »8. C’est bien dans le manque de faute, dans l’inconsistance de la faute que se glisse le regard des autres. Il n’y a aucune réalité de faute ici, à moins que le psychologue ne s’introduise lui-même dans la forteresse du sujet tel un cheval de Troie pour y instiller une faute œdipienne. Nous n’avons pas une faute encapsulée dans la honte, mais un manque de faute où s’insinue le regard de l’autre, fût-il celui du psychologue. Dans le deuxième exemple, Stephen est accusé et châtié pour une faute qu’il n’a pas commise. C’est le regard et l’imagination du préfet qui s’insinue à la place vide et crée l’espace de la faute : la réalité inexistante de la faute est le lieu vide où peut s’insinuer le fil accusateur du préfet. La condition de la honte est bien l’absence de faute et la raison d’un regard accusateur qui opère au lieu de la faute, lui administre

9. Ibid., p. 580 : « l’eau bouillante jaillit de ses yeux, et, brûlant de honte, d’angoisse et de terreur, il retira son bras tremblant et terrorisé, laissa échapper un gémissement ».

la correction et le châtiment corporel9. Les mains de Stephen endolories et enflées par la férule du préfet n’ont pas commis de faute. Mais Stephen « les plaignait, comme si elles n’étaient pas à lui, mais à quelqu’un d’autre dont il aurait eu pitié » ; après la correction, Stephen est renvoyé à sa place, « écarlate de honte ». Corrigera-t-on ces méprises dans la réalité ? Le rétablissement des faits exacts dans la réalité ne supprime pas le mouvement de la honte. Même si Stephen se plaint de l’injuste traitement auprès du recteur, même si le recteur reconnaît l’absence de faute, même si le regard de ses condisciples se tourne plein d’admiration vers Stephen

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et son audace, le travail de la honte se poursuit chez Stephen : il « n’en serait pas plus

10. Ibid., p. 588.

fier…, il serait très sage et obéissant »10. Revenons à nos deux scènes enchâssées, la scène du confiteor et la scène de la raclée. Quel est leur enjeu ? Le texte le dit : il ne se laissera plus entraîner dans cette

11. Ibid., p. 612.

« camaraderie querelleuse » propre à Héron, il restera dans « ses habitudes de calme obéissance »11. La « camaraderie querelleuse » « lui semblait assez piètrement anticiper sur l’âge viril ». Et c’est dans ce détachement de la « camaraderie querelleuse » que se situent la disparition de la colère et l’apparition d’un lieu vacant. Non seulement la faute n’existe pas, mais le schéma du regard désapprobateur va cesser d’exister pour Stephen. En un premier temps, au lieu de la faute absente, se glissait le regard réprobateur. En un deuxième temps : le regard réprobateur va défaillir pour Stephen et, en ce lieu devenu vacant, se glisse un nouveau fil, le fil des voix qui, elles-mêmes, vont s’avérer creuses pour laisser la place à d’autres voix et ainsi indéfiniment. La camaraderie querelleuse avec Héron paraissait triviale à Stephen, « comme toutes les questions de ce genre ». « Naguère, tandis que sa pensée poursuivait ses intangibles fantômes, puis renonçait, irrésolue, à cette poursuite, il avait entendu constamment autour de lui la voix de son père, celles de ses maîtres, le pressant d’être avant tout un gentleman, ou le pressant d’être un bon catholique avant tout. Maintenant, ces voix sonnaient creux à ses oreilles. » À l’instant de la scène avec Héron, « il avait entendu une autre voix qui le pressait d’être fort, viril et sain » ; et puis « une autre voix encore lui ordonnait d’être fidèle à sa patrie, de contribuer à relever son langage et ses traditions déchues. Dans le monde profane, il prévoyait qu’une voix séculière lui ordonnerait de rétablir par son travail la condition déchue de son père ; en attendant, les voix de ses camarades le pressaient d’être un chic type, de protéger les autres contre le blâme, d’intercéder pour eux, ou de tâcher d’obtenir des jours de congé pour l’école. Et c’était le vacarme de toutes ces voix, sonnant creux, qui le faisait hésiter dans la poursuite des fantômes.

12. Ibid., p. 612.

Il n’y prêtait l’oreille qu’un instant, mais il n’était heureux que loin d’elles, hors de leur atteinte, seul, ou bien en compagnie de ces camarades phantasmatiques »12. Faut-il y entendre la voix du surmoi freudien enraciné dans la réalité du complexe d’Œdipe ? Non ! Les voix sont creuses et la consistance des voix n’est pas à chercher dans une réalité. On ne peut guère saisir le poids de la scène de la raclée si on la sépare de la scène de remémoration de la raclée au beau milieu de la parodie de confession. Situons

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maintenant cette deuxième scène ; Stephen devait jouer le rôle d’un « pédagogue bur13. Ibid., p. 602.

lesque »13, il devait parodier une figure paternelle14. Le psychologue bien entraîné pensera pouvoir y injecter l’Œdipe. En est-il bien ainsi ? Non !

14. On sait que, Stephen a dû jouer le rôle principal dans une pièce dénommée Vice Versa ou une leçon aux pères. Quel programme ! Cf. James Joyce Œuvres I, note 1 de la page 602, p. 1699. Il est remarquable que le texte Un portrait de l’artiste en jeune homme ne précise pas la particularité du sujet de la pièce qui nous est connu par ailleurs. Stephen n’en tire aucune fierté.

« Il n’éprouvait aucun trac ». La honte reste pourtant bien présente : « Le souvenir de quelques-unes de ses répliques fit monter une rougeur soudaine à ses joues maquillées »15. Il doit prêter sa voix. Mais comme toute voix d’acteur, elle est creuse pour laisser passer non pas simplement la voix d’un narrateur ou d’un auteur, mais aussi le fil d’un regard féminin auquel l’acteur s’adresse : « Il imagina ses yeux à elle, graves et pleins d’appels, dans la foule des spectateurs et cette image balaya d’un seul coup ses scrupules, laissant sa volonté bandée ». Elle ? Qui est-ce ? Plus que sa petite amie, ce sont les appels dont ses yeux sont pleins. Des yeux vidés de leur réalité pour laisser la place à une plénitude d’appels. On peut à nouveau donner une consistance imaginaire à tous ces appels traversant le vide du regard, reprendre la multitude des voix qui le poussent à se conduire comme

15. Ibid., p. 613.

un gentleman, à être un chic type, à relever le langage de sa patrie, etc. Les deux derniers chapitres nous montrent au contraire comment Stephen allait se défaire de tous ces appels particuliers et notamment refuser l’appel suprême, la pleine Vocation, la voix qui l’appelait à devenir jésuite. C’est à travers l’évidement de La Vocation, c’est à travers l’évidement de tous ces appels, de toutes ces vocations qu’un fil peut encore passer à nouveaux frais. Après avoir vidé de sa substance l’appel suprême, Stephen découvre, à la fin du chapitre IV, au bord de la mer, une jeune fille, aux jambes de grue, aux jupes retroussées en queue de pigeon, à la gorge de tourterelle. Cette jeune fille oiseau est comme une clef. Stephen « se détourna brusquement d’elle et s’en fut à travers la grève. Ses joues brûlaient ; son corps était un brasier, un tremblement agitait ses membres. Il s’en fut à grands pas, toujours plus loin, par-delà les sables, chantant un hymne sauvage à

16. Ibid., p. 699.

la mer, criant pour saluer l’avènement de la vie qui avait crié vers lui »16. La rougeur de la peau est toujours là ; elle trouve maintenant son chemin dans l’enchevêtrement des cris de la vie, des appels de l’oiseau qui ouvre le champ de l’ornithomancie. Car il s’agit bien de deviner, d’interpréter, comme le devin interprète le vol de l’oiseau qui dessine ses nœuds dans le ciel. Mais quel oiseau ? L’oiseau est-ce la fille oiseau ? Ou bien de Stephen, fils de Dédale, nouvel Icare, l’homme-oiseau ? Ou encore Héron, l’oiseau rival, héron l’oiseau d’Athéna ? Mais non, il s’agit bien de suivre leur

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effacement qui laisse la place pour le vol des appels et des voix : « Il s’en fut à grands pas, toujours plus loin ». Et cette absence va toujours plus loin ; il refusera de satisfaire aux voix de sa mère mourante qui lui demandait de faire sa confession pascale ; il refusera de jouer le rôle du pénitent ; il refusera la parodie de la confession qui aurait fait plaisir à sa mère. Non serviam, je ne servirai pas. La libération de toute servitude, le refus d’obéir à Dieu, l’Être souverain, c’est précisément le péché suprême des anges déchus, ceux qui volent de leurs propres ailes. C’est au prix du refus de s’assujettir à ce qui nous enferme dans le plan de Dieu, dans la carapace honteuse du servile, dans la peau du moi, dans le cocon du complexe d’Œdipe, dans la pelure de colère, que l’on crée le vide de l’espace où peuvent passer les voix diverses qui se vident à leur tour pour laisser la voie à d’autres regards et puis encore à d’autres voix. Ce creusement ou ce vide n’est pas abstrait ; ce n’est pas une vision intellectualiste ; il se présente dans le Portrait sous la figure de la jeune fille insaisissable présente dès le tout premier paragraphe du livre. La présentation de la famille de Stephen, le père, la mère, l’oncle, la gouvernante est suivie de l’évocation de Eileen, la petite voisine avec laquelle il se marierait quand ils seraient grands. Mystère évoqué qui déclenche à brûle-pourpoint la question de la honte et de son traitement : « Il se cacha sous la table. Sa mère dit : “Oh, Stephen, va demander pardon” »17.

17. Ibid., p. 538.

Mais il n’y a pas de faute ! Ce serait donc les yeux accusateurs qui seraient en jeu ? La réponse s’impose dans le texte ; mais non, l’oiseau vient crever les yeux : « Sans cela (c’est-à-dire sans la confession), les aigles viendront et lui crèveront les yeux… Ses yeux, ils crèveront, demander pardon, demander pardon, ses yeux ils crèveront » et ainsi de suite. La faute vidée, les yeux la remplacent, mais c’est tout de suite pour être crevés et pour faire place aux appels, au pur mouvement des oiseaux qui tracent dans le vide du ciel un nouveau nœud à interpréter à nouveau. Le titre du livre articule bien l’indéfini : un portrait. Comme un train, un portrait pourrait en cacher un autre ; on a cru trop facilement qu’un portrait de Stephen le héros cachait un portrait de Joyce l’auteur. Des « Lacaniens » avides de trouver une case où ranger l’auteur réduit à un cas n’ont pas hésité à l’ensevelir dans la pelure de la psychose pour avoir voulu y diagnostiquer tout simplement un lâchage de l’imaginaire.

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Il faut lire l’auteur pour crever les yeux qui croyaient pouvoir cerner l’auteur dans l’enveloppe d’une pathologie plus ou moins honteuse. Il faut ouvrir l’infinité des fils où chaque point semblant acquis se vide pour laisser passer de nouveaux fils et redémontrer chaque fois l’inadéquation du schéma de la peau qui délimite l’intérieur d’un moi comme d’un corps. Il faut se débarrasser de la pelure du fruit mûr. Il faut casser les coques qui réduisent le sujet à un diagnostic psychopathologique. Il faut percer le plan d’un lacanisme littéral pour y faire passer de nouvelles voix plus lacaniennes que Lacan lui-même. Il faut se débarrasser du vieux schéma de la pelure. C’est alors que l’on pourra entrer dans le mouvement de l’écriture joycienne. Le devenir de l’écriture n’est pas commandé par un événement fondateur, par un péché originel de l’écrivain ou par un souvenir d’enfance qui déterminerait génétiquement une fois pour toutes sa carrière en même temps que sa pathologie. Freud a certes scruté Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci et, récemment, Braunstein a sondé admirablement les souvenirs d’enfance de Cortazar, de Freud, de Perec, de Borges, de 18. Nestor A. Braunstein, Les présages ou le souvenir d’enfance retrouvé, Stock, 2011.

Woolf, et d’autres18. Quel que soit l’intérêt de ces souvenirs d’enfance, ce ne sont pas eux qui constituent la trame de l’écrivain. L’écriture ne s’inscrit pas dans une perspective génétique où tout se jouerait avant quatre ou cinq ans. Pour lire l’écriture de Joyce, Lacan ne choisit pas un souvenir d’enfance, mais un souvenir d’adolescence (la raclée) remémoré à l’adolescence (dans la scène du confiteor). L’adolescent c’est celui qui commence à bavarder, le grand parleur, le diseur de riens (en grec adoleskès), celui qui s’essaie comme il peut à parler et à écrire. Il n’est jamais trop tard pour commencer l’adolescence et pour laisser tisser les voix. Dès son adolescence, Joyce était un grand parleur autour et à partir des auteurs qui pouvaient nourrir sa subversion. La scène de la raclée est déjà commandée par la pratique d’écriture subversive, voire hérétique du jeune fan de Byron. Mais la raclée ne suffit pas pour faire un écrivain. La scène de la raclée est encadrée comme un souvenir dans la scène du confiteor. Bien sûr, il y a une faute. Mais « ce que nous apprend la psychanalyse,

19. Lacan, Le sinthome, p. 148.

c’est qu’une faute ne se produit jamais au hasard »19. Faudrait-il soupçonner une intention secrète, une pulsion honteuse, un péché originel de l’enfance ? Non ! L’écriture n’est pas le compte rendu d’un événement ou le procès-verbal d’une faute. Si la faute ne se produit jamais au hasard, ce n’est pas en fonction du passé, mais en fonction de son à-venir, en fonction de la reprise adolescente qui s’essaie à parler jusqu’au bavardage, en reprenant ce qui vient d’on ne sait où pour l’infléchir, le subvertir et nous conduire on ne sait où. L’abord de l’écriture ne peut se contenter d’être génétique, il doit être structurel pour suivre le mouvement même de l’écrivain. Ce n’est pas la scène

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primitive de la raclée, c’est l’encadrement20 de la scène non seulement dans la scène du confiteor et plus encore dans l’ensemble de l’œuvre qui commande l’écriture de Joyce. Le cadre vaut comme trou où passe le fil des associations et des voix.

20. Cf. l’image de la ville de Cork insérée dans un cadre de liège (Cork), ibid., p. 147.

Loin d’être une simple confidence qui nous permettrait de saisir la faute ou le déficit supposé commander la genèse de l’artiste, le Portrait évide la faute et le regard de l’autre pour ouvrir la perspective structurelle propre au jeune homme, à l’adolescent. Il dégage la plage creuse pour le vol de l’oiseau, pour l’envol d’un nouveau trajet où la honte s’évanouit et se noue le ténu fil tenu d’une création soutenue par le manque de l’être réel.

Addenda Plutôt que de suivre l’interprétation lacanienne classique de la scène de la raclée, nous avons tenu à l’absence qui creuse et permet des fils infinis : trois dans le nœud borroméen le plus simple et bien plus que trois. Examinons pourtant ici l’interprétation lacanienne de la scène de la raclée, analyse devenue classique à force de répéter Lacan. L’interprétation lacanienne ne se fait pourtant pas sans opérer subrepticement deux substitutions qui jettent la confusion : primo, le rapport aux autres où la colère prédomine est remplacé par le rapport au corps, secundo Stephen Dedalus est remplacé par James Joyce lui-même. La colère évoquée dans le texte est remplacée par le rapport au corps ; ce rapport au corps relève de la conception psychologique mobilisée par Lacan et implique la mise en jeu de l’imaginaire : « La psychologie n’est pas autre chose que l’image confuse que nous avons de notre propre corps. Mais cette image confuse n’est pas sans comporter des affects » (Lacan, Séminaire XIII, Le sinthome, p. 149). La colère affecterait Stephen Dedalus en son corps lors de la raclée. Le corps apparaît ici comme ce qu’on a (p. 150) et ce qu’on emporte de toute façon avec soi selon le principe du moi réalité freudien (voir Freud, Pulsions et destins de pulsions, OC XIII, p. 165). Mais quelque chose de ce corps « ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure » (Le sinthome, p. 149). Le rapport au corps évoqué par la psychologie et égalé à l’ego (p.150) comporte ici deux temps. Dans la raclée proprement dite, l’ego serait bien le moi réel initial qu’on a et qu’on emporte toujours avec soi et il serait sous le coup de la colère. En un deuxième temps, lorsque Stephen Dedalus se débarrasse de sa colère comme d’une pelure, l’ego fonctionnerait comme moi plaisir purifié, qui se débarrasse du mauvais, ici de ce qui lui fait honte, selon le principe du plaisir de Freud. De la raclée proprement dite au

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dépouillement de la pelure de colère qui a suivi, le rapport au corps passerait d’un moi réel initial subissant la souffrance propre à un moi plaisir purifié expulsant le déplaisant. Ces deux ego ne sont pas des entités réelles ; ils ne sont que des façons de voir imaginées, des imaginaires inventés par la psychologie, par Freud, par Lacan pour expliquer ici le changement de point de vue de Stephen : colère d’être victime de la raclée, puis sentiment d’une « certaine puissance qui le dépouille de cette colère aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre ». En se dépouillant de sa colère, Stephen Dedalus se dépouillerait d’une certaine façon de son corps, il y a lâchage d’un certain imaginaire (entendons d’un certain point de vue imaginaire ; car nous devons bien constater que Stephen Dedalus entretenait un rapport bel et bien imaginaire avec Byron et que c’est en tenant bon dans ce rapport imaginaire qu’il déclenche lui-même la scène de la raclée). À partir de ce lâchage, Lacan franchit un pas supplémentaire tout en précisant qu’il n’est pas forcé que nous le suivions : il suggère que I, l’imaginaire en général « fout le camp » et le nœud borroméen se dénouerait. Il en résulterait un trouble fondamental que certains veulent de surcroît appeler « psychose ». À la suite de quoi, il ne resterait plus qu’à corriger l’erreur, voire à se débrouiller avec cette structure soi-disant psychotique. Et voici maintenant un troisième ego qui apparaît, « l’ego comme correcteur du rapport manquant » (p. 152). Trois ego : le premier est le moi réel initial du rapport immédiat au corps, le deuxième est le moi plaisir de la purification, le troisième est le moi correcteur du nœud borroméen. Nous sommes loin ici de suivre aveuglément le pas de Lacan pour la simple raison que ces trois ego participent tous trois précisément de l’imaginaire, de la tentative psychologique de fixer les rapports au corps. Il n’y a donc pas lâchage de l’imaginaire en tant que tel ou de l’imaginaire en général, mais de telle prise particulière dans l’imaginaire. Pour le dire succinctement, l’imaginaire du corps dans la raclée est largement supplanté et compensé par l’imaginaire de la star poétique, Byron. À cette confusion de l’imaginaire et du corps s’ajoute comme on l’a vu la confusion – tout aussi imaginaire – entre le héros, le narrateur et l’auteur. Et cette confusion relève, il faut bien le dire, de la « psychanalyse appliquée » tant de fois et à juste titre critiquée par Lacan lui-même.

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« Mais que dit Molly ? » CATHERINE FERRON

Psychologue, linguiste, psychanalyste, membre de l’ALI

Alors je vous propose une nuit avec Molly, nuit qui vient après la journée de déambulation de Bloom qui circule à travers Dublin pour différentes affaires ; lui, debout dans le jour nous fait partager ses pensées les plus intimes sur les différentes actions qu’il rencontre au cours de son périple ; elle, couchée/assise/ dans la nuit près de lui déjà endormi la tête aux pieds comme dans la vraie vie de Joyce et de Nora. L’espace et la temporalité qui les séparaient, les réunissent enfin dans le lit où la position tête-bêche fait torsion : c’est le lieu même d’une bande de Möbius où chacun son bord qu’il croit unique, puisqu’à chacun son tissage de brins en forme de RSI, réel, symbolique, imaginaire noués borroméennement, et donc à chacun le serrage de son objet par ses jouissances, celle du sens, celle phallique et celle de l’Autre. Le tour de force ici est que c’est Joyce, un homme, qui écrit, qui parle pour elle, une femme qui parle d’une femme qui parle dans un long monologue extérieur « flux de conscience » de son plus intime. « Mon livre dit-il est l’épopée du corps humain… il vit, se meut dans l’espace, il est la demeure d’une personne humaine complète. Les mots que j’écris sont adaptés pour exprimer l’une de ses fonctions puis une autre… s’ils n’avaient pas de corps ils n’auraient pas d’esprit… c’est un tout » dit-il à Frank Budgen1. Il a retrouvé un paquet de lettres après les avoir laissées/oubliées/perdues dans un des nombreux déménagements, dans une serviette, dans une autre ville, et il demande

1. Frank Budgen, James Joyce et la création d’« Ulysse », Paris, Denoël, 1975, p. 22.

à un ami de lui rapporter, sans l’ouvrir, cette serviette qui contient les lettres de Nora écrites à sa demande à lui, lors de deux séparations, lettres à l’érotisme débridé servant à la masturbation en place de rapport charnel. Cette correspondance lui a servi

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pour ce dernier épisode. On peut constater d’ailleurs que Nora ne mettait à peu près pas de ponctuation. Le titre de ce dernier épisode nous est donné par ses notes de travail mais dès que l’on consulte quelques commentateurs, d’abord on est totalement débordé, et bien entendu quelques clés nous permettent d’y voir un peu clair : dans sa correspondance, ses conversations avec ses amis, ce dernier épisode le 18e correspond au retour d’Ulysse dans sa patrie, celui où Homère fait se retrouver après 10 ans d’absence, peut-être 20 d’ailleurs, en tout cas 18 h pour Bloom, le mari et sa femme qui l’attendait. Nous avons donc environ 1 000 pages pour lui, Ulysse, 150 pour Pénélope, vous voyez c’est un rapport… Alors pourquoi et comment me suis-je embarquée dans ce lit ? Grâce à Alain Harly d’abord qui avait sans doute une idée derrière la tête en me proposant de participer à ces journées, ensuite l’œuvre de Joyce est récemment libre de droits ; je suis allée voir Molly aux Bouffes du Nord avec Anouk Grimberg dans le rôle. Avec mes amis nous n’étions sans doute pas à la bonne distance : assis au premier rang nous – sauf une – n’avons à peu près rien entendu… le léger défaut d’articulation de l’actrice m’a empêchée d’avoir un fil conducteur et me plongeait par instant dans une ligne mélodique… après tout pourquoi pas ; la Molly de Joyce est pleine de gouaille, chante et siffle à l’occasion. Enfin « le mâle était fait ». La curiosité m’a menée à la lecture, j’ai commencé Ulysse par la fin… après tout je n’étais pas du voyage… Alors il y a un lit au centre de la scène qui opère ostensiblement aux yeux de tous… Nous allons y lire tout ce qu’on peut faire et dire dans un lit. Il semble que la fidélité des femmes s’y mesure en termes sexuels… Bien sûr je suis devenue un peu savante mais comme les spécialistes sont ici je vais leur laisser ce versant et ne tirer que quelques fils qui m’ont fait plaisir du monologue de Molly. Cette femme dans ce lit, Molly Bloom c’est son nom marital. D’où lui vient ce prénom qui apparaît à d’autres moments du voyage mais dont l’image est toujours présente dans l’esprit de Pold (prénom de Bloom), cet homme qui arrive à bon port malgré des rencontres où la mort est à tous les coins de rue. Nous apprenons qu’il a été aidé par les dieux : car le moly est la plante donnée par Hermès à Ulysse pour vaincre Circée, c’est-à-dire pour ne pas être transformé en pourceau comme les autres hommes et échapper ainsi à la bestialité. Vous voyez à quoi tient l’humanité, à une plante qui ressemble à l’ail et qui pourrait être le perce-neige aux propriétés médicinales particulières.

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« Mais que dit Molly ? »

Mais en fait c’est un surnom puisqu’elle s’appelle Marion et que tous l’appellent Molly. Quant au nom qu’elle porte, elle l’interroge au cours de son heure de veille2 : à propos « de jeunes filles qui montent à bicyclette et qui portent des bloomers, les pantalons bouffants de la femme nouvelle que dieu l’éclaire un peu lui et qu’à moi il donne plus d’argent, bloomers j’imagine qu’on les a appelés comme ça à cause de lui, j’aurais jamais cru que ce serait mon nom Bloom je m’amusais à l’écrire en lettres majuscules

2. James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 1996 (nouvelle traduction sous la direction de J. Aubert), pp. 1124-25.

pour voir comment ça faisait sur une carte de visite ou pour l’essayer chez le boucher… vous êtes comme une fleur ». En anglais bloom : fleur, floraison, épanouissement… Nous sommes étonnés par la richesse de ce dernier épisode, (terme sur lequel insiste Joyce) : du grec epi qui est un préverbe et une préposition d’une grande richesse lui aussi car il signifie à la fois sur, vers, pendant, au temps de, après, en plus  : il indique donc une position, une direction, la notion du temps et une augmentation dans le sens que l’on veut… Il signifie pointe, épine, peut-être celle dans le pied de Joyce… Sur le versant du discours c’est un accessoire (grec) ; c’est la partie du drame entre deux entrées du chœur, un incident, une digression, c’est l’action de s’introduire, et hodos : c’est le chemin, la voie, le moyen. Une action accessoire rattachée à l’action principale, ce qui n’est pas tout à fait le cas vous allez l’entendre de Joyce. Richard Ellmann, grand spécialiste de Joyce et auteur d’une biographie3, raconte que dans une lettre à F. Budgen, un ami de Zurich avec lequel Joyce parle de son travail en écrivant Ulysse lui dit : « Pénélope est le clou du livre. La première phrase contient 2 500 mots. Il y a 8 phrases dans cet épisode. Il commence et il finit par le mot femelle : oui. Il tourne comme l’énorme boule terrestre lentement, sûrement et uniment, il se dévide et redévide, ses quatre points cardinaux étant les seins, le cul, la matrice et le con exprimés par les mots : because, bottom (le fond dans tous ses sens, fond de creuset, culot de la classe, bas-fond, fond de cœur), woman, yes. Bien que probablement plus obscène que tous les précédents, Pénélope semble être la parfaitement saine pleine amorale fertilisable fausse subtile limitée prudente indifférente Weib. Ich bin das Fleisch das stets bejaht »4. Dans une note du Sinthome5, J. Aubert nous rappelle que : « à chaque épisode d’Ulysse sont associés un lieu, une heure, un organe, un art, une couleur, un symbole et une technique littéraire… » « Chaque aventure ne doit pas seulement conditionner mais même créer sa propre technique. Chaque aventure, tout en étant composée de

3. Richard Ellmann, James Joyce, p. 504.

4. Ibid., p. 504 (la traduction de F. Budgen p. 258 me paraît moins crue : les seins, le fond, la matrice, le sexe de la femme que représentent respectivement les mots parce que (because), fond (bottom) – dans tous les sens du mot : fond de la poche, fond de la classe, fond de la mer, fond de son cœur – femme (woman), oui (yes) » « elle est une Weib sensée, repue, amorale, fécondable, déloyale, attirante, bornée prudente, indifférente. Ich bin das Fleisch das stets bejaht ! » p. 262. F.B. : « je suis la chair qui affirme toujours » (allusion au Faust allemand « je suis l’esprit qui nie éternellement »). 5. J. Lacan, Le Sinthome, Séminaire 23, p. 88, Éditions ALI, hors commerce.

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plusieurs personnes, n’en forme pour ainsi dire qu’une seule… ». Nous avons donc un lit, 4 h du matin, il fait nuit noire donc, la chair parle, s’agit-il de l’art d’être une femme ? Que dit-elle dans ce lit auprès de cet homme qui vient de rentrer et qui dort sans plus d’explications ? C’est, nous dit Joyce, « the babling of a woman » réveillée par le retour de son homme et, vu l’heure, pas tout à fait prête à retrouver le sommeil… En anglais bable, c’est babillage, bavardage, murmure (d’un ruisseau) ; c’est aussi jaser, qui laisse échapper des secrets. Molly ouvre son discours par un « oui parce qu’avant jamais il a fait une chose pareille de demander qu’on lui serve son petit-déjeuner au lit avec deux œufs » et un flux de sensations, de réminiscences, d’apartés, se met en route, formant un réseau aparolant fait de divers brins que l’on retrouve dans chacune des 8 phrases un peu différemment décalées, mais qui vont faire tresse, qui vont tresser plusieurs fils car nous constatons que tous les moments de la journées parcourus par Bloom se retrouvent dans la tresse, un fil d’Ariane qui ne fera tissage que parce que c’est lui, Joyce, qui écrit, qui trame l’histoire. Parle-t-elle à la cantonade ? Elle se parle, elle lui parle, elle parle aux autres, rit, invective, se moque d’elle regarde sa condition de femme avec une modernité et un humour décapant ; c’est un discours très intime mais habilement dirigé comme on peut le voir. Donc c’est la nuit et c’est une femme, alors la syntaxe comme dans le rêve n’est pas celle d’une langue diurne mais celle où les articulations logiques, la grammaire, les mots manquent ou la phrase se suspend ou se poursuit dans la suivante avec des majuscules ou pas, comme ça tombe, avec fantaisie et ça ne marche pas si mal… Cent cinquante-huit pages donc dans cette nouvelle traduction qui partent d’un oui et finissent par un oui avec une accélération dans la répétition de ce mot, du oui « je sais bien d’où tu viens » d’une femme délaissée charnellement depuis 10 ans au oui « je veux bien t’épouser », de la jeune femme pleine de désirs de vie et d’appétit sensuel des débuts de la vie. Il y a donc un parcours en chaîne, en cercle, en spirale ascendante, de toute une vie, de tout un jour, dans une sorte de mouvement de rétroaction, de régression, de remontée vers ce premier moment, ce premier jour de la rencontre avec Nora le 16 juin 1904 dont vous savez que Joyce en fait le premier jour de l’écriture d’Ulysse alors qu’il ne commence vraiment qu’en 1914. Je ferai quelques remarques, d’abord au sujet de ces 4 points cardinaux : seins, cul, matrice, sexe associés respectivement à 4 concepts, 4 signifiants hétérogènes  :

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« Mais que dit Molly ? »

because, bottom, woman, yes ; une articulation logique de cause à effet, un lieu dans la profondeur, un humain défini par son sexe et un simple mot du langage très passepartout pourrions-nous dire ; ces points cardinaux doubles seront le point de départ de 4 brins qui vont tourner en spirale autour du fuseau de la tisserande, se chevauchant d’une manière désordonnée mais poursuivant leur chemin jusqu’à la fin du texte. Quel rapport entre seins et because ? Sont-ils la double cause, ces deux seins nourriciers fournisseurs du lait et du désir que Molly regarde, éprouve, met en scène, donne à téter ? Bottom et cul : le fond dans tous ses sens, dit Joyce, fond de creuset, culot de la classe, bas-fond, fond de cœur (fond de la poche, fond de la classe, fond de la mer, fond de son cœur dit F.B.) ; obscénité des objets. Woman et matrice : la reproductrice « oui parce qu’une femme quoi qu’elle fasse, elle connaît la limite, ce qui est sûr c’est que sans nous ils seraient pas sur terre ». Et enfin yes et sexe. OUI ce oui, dont Joyce dit d’après F. Budgen qu’il l’a trouvé dans un demi-sommeil un jour en écoutant parler sa femme avec une amie qui ponctuait toutes les phrases de la conversation d’un oui… ce oui que nous connaissons bien nous analystes : il ouvre à la liberté de parole, à la vie, c’est le oui de la Bejahung de Freud aussitôt suivi d’un non, c’est le oui de l’opération de la Verneinung, c’est le oui de l’inconscient qui ne connaît pas la négation ; Joyce donne le mot de la fin à Molly et termine son Odyssée par une ouverture avec ce yes dont il dit « I had saught to end with the least forceful word I could possibly find… which denotes acquiescence, self-abandon, relaxation, the end of all resistance »6, ce qu’il appelle sans doute le oui femelle. Le oui perfor-

6. « I had saught to end with the least forceful word I could possibly find… which denotes acquiescence, self-abandon, relaxation, the end of all resistance » : j’ai pensé finir avec le mot le plus fort que je pouvais trouver qui dénote l’acquiescement, l’abandon de soi, la détente, la fin de toute résistance (traduction libre C.F.).

matif qui fait acte. « Et s’il fait dire oui à une femme c’est sans doute pour en avoir éprouvé tout le non possible » ajoute P. Sollers7. On peut se demander s’il y a un oui mâle ?

7. Philippe Sollers, Théorie des Exceptions, Paris, Gallimard, 1986, p. 89.

Si en 1904 se tient le premier congrès féministe à Berlin, dans Ulysse nous sommes en Irlande dans un contexte de réalisme social où l’Église catholique romaine pèse de toute sa puissance et de sa marque : le devoir des femmes – faire des enfants et s’occuper de la maison – passe avant leur bonheur, l’autorité est aux mains des hommes. Sur le vase attique, Pénélope est représentée en position mélancolique, image du long enfermement des femmes, elle passe son temps à pleurer et à dormir (sommeil généreusement versé par Athéna), contrainte de vivre dans l’abnégation. Le travail des femmes hors de la maison était plus un moyen de soutenir la famille qu’un progrès vers la libération.

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Ces 8 phrases sont d’inégales longueurs et représentent 40 000 mots…, ni non plus de la même tonalité, la 3e qui ne fait que 3 pages est même parfois évitée par les commentateurs/trices tant elle est obscène. Mais je me suis aperçue moi-même que 8. 11 pages pour la 1re, puis 14, puis 3 pages pour la 3e ; puis 7 pages pour la 4e et la 5e et enfin 11 pages pour les 3 dernières (dont 9 pour la 7e) à toute vitesse avec reprises de souffle rares.

dans ma collection de brins j’avais éliminé les plus… crus…8. Chaque brin cardinal est fait de brins secondaires dont l’ordre est donné par l’association d’idées et les phrases incidentes (Joyce connaissait bien la technique analytique de Freud) : brin de la femme trompée, celui de la femme infidèle, de la mère d’une adolescente, celui du deuil d’un enfant, de la confession chrétienne, des amies jalouses, de Gibraltar, de son rocher et du tonnerre et de sa jeunesse, des servantes aguicheuses, des vêtements qui font un beau derrière, des dessous de couleurs, des jarretières et du jeu de la cloche, brin de l’argent et du manque d’argent, de la liste des courses, des amants passés et présents, brin du mari qu’elle préfère malgré tout, le brin des lettres d’amour, celui des organes sexuels masculins, nous dit-elle « c’est un trou… » ou encore « c’est la beauté », brin de la relation sexuelle en toute impudeur, brin des fleurs, des vêtements, du grec, ces fils qui n’en finissent pas libèrent une énergie qui n’a rien de passif. J’ai donné un titre à chacune de ces 8 phrases pour essayer de m’y retrouver dans le foutoir pourrais-je dire parce qu’en effet les 4 points cardinaux : seins cul matrice et con s’y retrouvent et polarisent le soliloque : – les récriminations, « ça vous détruit une femme et y a pas de plaisir à faire semblant d’aimer ça malgré tout ce qu’on raconte y a que la première fois… il retrouverait jamais une femme comme moi pour le supporter », – le regard « Ces culottes qu’il m’a fait acheter qui te barricadent… J’avais les yeux baissés naturellement, il m’a embrassée dans le trou de mon gant que j’ai dû retirer », – le désir nu et brut la fameuse 3e phrase que même Valéry Larbaud omit de lire dans la première lecture publique dans la librairie de S. Beach, – constat de la différence d’objet « pour eux tout est facile mais pour une femme dès que t’es vieille t’es bonne à jeter direct à la poubelle », Bloom le nom et l’éclosion du sexuel « les jeunes filles qui portent des bloomers, les pantalons bouffants de la femme nouvelle, j’aurais jamais cru que ça serait mon nom Bloom, je m’amusais à l’écrire… les voyages qu’ils doivent faire les hommes aux confins du monde et le retour c’est bien le moins qu’ils puissent serrer une femme une ou deux fois dans leurs bras pendant qu’ils peuvent encore »,

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« Mais que dit Molly ? »

– les limites « il me parlait de Spinoza et de son âme, il est mort il y a un million d’années… la tache dans les draps pour être sûrs qu’ils t’ont eue vierge, tout ça les préoccupe bande de crétins, tu pourrais être veuve et divorcée 40 fois et une tache d’encre rouge ferait l’affaire », – les fantasmes « il montre ma photo aux autres hommes, un jeune homme c’est beau, la jeune étoile de l’amour ça me changera dieu m’est témoin d’avoir quelqu’un d’intelligent à qui tu peux parler de toi pas toujours l’écouter lui et puis la beauté je suis sûre que ce sera génial si je peux me faire un jeune poète à mon âge et puis notre photo dans le journal comment je vais faire avec lui », – un homme en vaut un autre « on n’a pas le choix que d’être enchaînées toute sa vie, on est une effrayante bande de putes, j’imagine que c’est tous les problèmes qu’on a qui nous rendent si acariâtres, c’est pour ça qu’il me plaisait parce que j’ai bien vu qu’il comprenait ce que c’était qu’une femme et je savais que je pourrais toujours en faire ce que je voudrais, bon et j’ai pensé autant lui qu’un autre oui oui ».

Conclusions Autour de la Grèce Rappelez-vous ce qu’écrit Joyce de son dernier épisode : « Il tourne comme l’énorme boule terrestre lentement, sûrement et uniment, il se dévide et redévide ». Impossible de ne pas penser à la tapisserie de Pénélope qui toutes les nuits défaisait ce qu’elle tissait le jour pour faire attendre le temps. Si nous pensons Molly est une femme qui parle, en effet elle dévide un monologue, un fil comme celui d’Ariane dont nous savons par J. Scheid et J. Svenbro9 qu’il représente le sperme ; un fil destiné à remplir la fonction mâle ; enroulé en pelote il constitue une figure en spirale analogue au « tourbillon » (turbo) du labyrinthe lui-même ; n’oublions pas que Pénélope est la

9. J. Scheid et J. Svenbro, Le métier de Zeus, Éditions Errance, 2003.

petite fille de Dédale et qu’en déroulant son fil elle constitue la structure du labyrinthe… déroulé par Joyce ; le choix se situe entre le fil et le laisser filer… car c’est lui qui écrit. Côté grec et côté romain le tissu est mariage ; le poème qui entrelace les thèmes opposés mais complémentaires de l’union et de la désunion nuptiale pourrait être luimême un tissu, un tissu métaphorique, bref un texte : grâce à la lettre centrale X le mot texte prend sur lui le mythe du tissage, du dessus dessous. Françoise Frontisi Ducroux10 parle de la ruse des femmes : « la plus intelligente des femmes est donc celle qui sait subvertir les tissages ». Molly fait une remontée temporelle, revient sans cesse en arrière par des tours, des détours, des retours : elle

10. Françoise Frontisi Ducroux, Ouvrages de dames (Ariane, Hélène, Pénélope), Paris, Seuil, 2009.

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enroule ses ruses, elle enroule sa guerre de femme pour ensuite dérouler, jusqu’à la demande en mariage. Mais la ruse de Joyce qui tisse avec la ruse de Molly c’est dans cet épisode d’utiliser la coupure en la faisant sauter par l’absence de ponctuation pour déjouer, faire foisonner le sens : pas d’invention de mots dans Molly ; il sait y faire avec la ruse de l’autre : allongé et muet dans ce lit, elle assise s’active dans la torsion dictée par luimême : elle lit le livre ouvert : tous les épisodes d’Ulysse se retrouvent pour le final, tous les fils tirés par Bloom dans son voyage de 18 heures se tordent dans Molly/Pénélope, tous les brins con-vergent pour faire du singulier un pluriel, un rapport sexuel réussi ? peut-être un nœud à trois ? 11. Le métier de Zeus, p. 110 (et d’après Longin [anonyme Ier siècle après J.C.] dans le Traité du sublime).

Joyce souhaitait faire jouer Molly ; ainsi le texte serait dit à voix haute, autre tissage entre écriture et lecture. Quant à la technique littéraire utilisée la meilleure figure rhétorique semble être celle qui cache le fait même qu’elle en est une11…

Autour de la musique J’ai été très étonnée de découvrir que Boulez citait Joyce plusieurs fois dans Points de repères12, Joyce qu’il a lu en version originale. « La logique et la cohésion de cette 12. Boulez Pierre, Points de repères, Paris, Seuil, 1981.

prodigieuse technique sans cesse en éveil suscitent des univers en expansion ; il a bâti une grande partie de son univers par l’application consciente et raisonnée d’exercices de style : on peut jouer sur l’ambiguïté du mot aussi bien objet utilitaire que signe de réflexion. Il y a la notion récente de labyrinthe introduite dans la création… la forme acquiert son autonomie… le texte y devient « anonyme » pour ainsi dire, « y parlant de lui-même et sans voix d’auteur » « Grâce à lui dit-il j’ai écrit ma première sonate : que me veux-tu »… La culture irlandaise au début du siècle est faite en grande partie de mélodies de Moore et de plus Joyce écoutait beaucoup d’opéras italiens. Son père avait une voix de ténor ; il a la voix de son père mais j’ai lu dans R. Ellmann qu’il n’avait pas mué d’où un timbre très particulier quand on entend les enregistrements. C’est sa prononciation qui est étonnante de précision et d’élan emphatique ; on pense à la diction d’Yvette Guilbert mais aussi à celle de Sarah Bernhardt, Malraux, Lacan ; Joyce discute de l’utilisation de la diphtongue dans un air italien, la diphtongue est une voyelle complexe dont le timbre se modifie au cours de son émission comme dans « make » par exemple où a se prononce ei et on peut penser que Molly et moly ne se prononcent pas de la même manière. Le oui tellement prisé et utilisé par Joyce est formé de voyelles qui dans le chant donnent la beauté du son.

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« Mais que dit Molly ? »

Pour faire chanter Molly qui se produit de temps à autre dans les théâtres de Dublin, il introduit dans son monologue des citations, des moments chantonnés toujours en rapport avec l’idée, il répète la même voyelle plusieurs fois pour l’allongement de la note ; les effets de voix sont travaillés en effets d’écriture (p. 1118), le mariage attendre toujours attendre celui qui le guiiiidera vers moi qui l’ââââttend haaaaate son pied ailéééé : – (p. 1126) un baiser triste piano ça a commencé bien avant la nuit des temps, je déteste uittemps vive l’amououououour ce doux refrain je le chanterai à pleine voix quand avec toute la bande de miaulardes qui se trémoussent en parlant politique. – (p. 1127) l’amououououour bien profond le menton rentré pas trop ça en ferait un double le Boudoir de ma Dame est trop long pour un bis sur le vieux manoir au crépuscule et les salles vantées oui je chanterai le Vent qui souffle du Sud. Il déforme d’autres mots d’une manière onomatopéique mais la langue anglaise favorise cela : (p. 1114) poupoupourpeupeupeuouour un train quelque part. – (p. 1123) excitant le chien brrsssst awokawokawok – (p. 1127) j’aimerais bien qu’il dorme tout seul dans un autre lit avec ses pieds froids contre moi ça nous ferait de l’espace même pour lâcher un pet ou pour faire quoi que ce soit mieux vaut oui les retenir comme ça un peu sur le côté piano doucement muuuuurm c’est le train au loin pianissimo uuuur encore un je t’aime quelle délivrance faut jamais retenir un vent où que vous prend… C’est le savoir-faire de l’écrivain qui fait la différence entre « la signifiance en tant qu’elle est écrite et les effets de phonation » nous dit Lacan… Peut-on dire que nous avons là un discours qui vient de l’Autre sous une forme inversée dans toute sa plénitude, qu’il y a là rapport sexuel dans l’inconscient enfin réussi ? N’oublions pas qu’il existe une logique de la pantomime anglaise avec la permutation des rôles masculin/féminin : homme déguisé en femme que nous retrouvons aussi dans Le marchand de Venise de Shakespeare. « C’est une écriture de la femme donc de l’impossible ». Souvenons nous de ce que dit Lacan : « si une femme est un symptôme pour un homme, pour une femme l’homme est un ravage. » Chacun avec leurs moyens Freud, Lacan et Joyce a su le reconnaître et nous donner à leur manière un exemple de ravagerie. Joyce a osé se l’adresser publiquement. On comprend que Nora n’ait pas voulu lire Ulysse. Alors à l’adresse des collectionneurs de jurons ainsi que l’était Joyce et

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pour vous exciter les neurones si besoin était, je vous en laisserai un pour finir, Tabernacle !

Autres ouvrages consultés Brenda Maddox. Nora : la vérité sur les rapports de Nora et James Joyce. Paris : Albin Michel, 1990. Jean Paris. Joyce par lui-même. Paris : Seuil, 1957. Jean Bergès. Le corps de Joyce. Le Discours psychanalytique, n° 7, février 1992 Valentin Nusinovici. Joyce était-il fou ? Le Discours psychanalytique, n° 11, février 1994 Anthony Burgess. Au sujet de James Joyce. Paris : Le Serpent à Plumes, 2008.

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Nora le Sinthome Flavia Goian

Psychanalyste

En 1904, lorsque John Joyce apprit le nom de la fille avec qui son fils était parti – sans pouvoir résister à un calembour – s’exclama : « Barnacle ? Elle ne le quittera jamais ! ». Barnacle permet un jeu de mot intraduisible entre bernacle (« oie sauvage » ; c’est ainsi qu’on surnommait les émigrants irlandais) et bernicle (« gastéropode à pied-ventouse », et aussi « crampon »). En emmenant sa Pénélope avec lui, James Joyce, ce nouvel Ulysse à l’envers, confisquait à la fois son pays, l’histoire de ce pays et les racines de sa langue. Un corps et un accent de femme condenseront le tout jusqu’au mythe universel. Molly Bloom, Anna Livia Plurabelle : Nora se trouvera tissée dans ces grandes partitions en comparaison desquelles Madame Bovary ou Louise Colet deviennent des personnages d’opérette provinciale. La scène la plus extraordinaire de ce roman privé se situe en 1909 : c’est la correspondance obscène entre Nora et James. Les lettres1 dont il s’agit (environ une douzaine) ont été échangées durant une période très précise, et relativement brève de séparation – première depuis leur départ de Dublin : d’août à décembre 19092, où Joyce avait fait à deux reprises le voyage de Dublin. Il n’y en aura guère d’autres par la suite, et toujours très brèves. « Je ne te quitterai jamais plus », écrivait Joyce dans la lettre 13 décembre 1909, en soulignant le mot jamais quatre fois. Lacan, lecteur assidu de Joyce, lui ayant dédié son séminaire de 1975-1976, les avait remarquées : « [Joyce] écrivait énormément de lettres : il y en a trois volumes

1. James Joyce, Choix de lettres (1901-1915), in Œuvres complètes, t. I, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1982. 2. A cette époque, Joyce a vingt-sept ans, Nora – vingt-cinq. Ils vivent maritalement à Trieste (leur vie commune ne sera légalisée, par un mariage civil, qu’en 1931). Joyce a abandonné l’école Berlitz, où continue d’enseigner son frère Stanislaus venu le rejoindre en 1905, et il donne des leçons particulières. Le couple vit dans une grande gêne matérielle, que les excentricités de Joyce n’arrangent évidemment pas. Leurs deux enfants sont nés : Giorgio a quatre ans, Lucia deux ans. Gens de Dublin est achevé et le Portrait de l’artiste commencé.

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gros comme ça qui sont sortis. Parmi [lesquelles] il y en a de quasi impubliables – je dis quasi, parce que vous pensez bien que, finalement, c’est pas ça qui arrête qui que ce soit de les publier. », et avoue que « L’ensemble de ce fatras est tel qu’on ne s’y retrouve pas. En tout cas, moi, j’avoue que je m’y retrouve pas : Les lettres d’amour à Nora, 3. Jacques Lacan, Le Sinthome, Séminaire 1975-1976, nouvelle transcription, Ed. de l’Association Lacanienne Internationale, 2012, pp. 116-7.

qu’est-ce qu’elles indiquent ? Qu’est-ce que c’est que ce rapport à Nora ? »3 Regardons d’un peu plus près. Nous sommes (déjà !) dans le cœur de la centrale nucléaire d’Ulysse : « Mon petit oiseau fouteur », « Ma douce petite pute de Nora »… Je te vois en cent poses, grotesque, impudique, virginale, langoureuse. Pourtant, Il est une lettre que je n’ose pas être le premier à écrire et que, je l’espère chaque jour, tu m’écriras peut-être. Une lettre destinée à être lue de moi seul. […] (Lettre du 22 août 1909) Dis-moi les plus petites choses sur toi, pour autant qu’elles sont obscènes et secrètes et dégoûtantes. N’écris rien d’autre. Que chaque phrase soit pleine de sons et de mots sales. Ils sont tous également charmants à entendre et à voir sur le papier, mais les plus sales sont les plus beaux. (Lettre du 9 décembre 1912) Ma belle fleur sauvage des haies ! Ma fleur bleu-nuit inondée de pluie ! […] J’aimerais entendre tes lèvres cracher ces mots immondes, célestes et excitants, voir ta bouche faire des sons et des bruits sales, sentir ton corps se tortiller sous moi, entendre et sortir ces gros pets sales de jeune fille faire pop, pop en sortant de ton joli cul tout nu de petite fille, et puis foutre, foutre, foutre, foutre sans fin le con de ma petite polissonne en chaleur, de mon petit gibier de foutoir […] Bonne nuit, mon petit conin, je vais aller me coucher et me branle jusqu’à ce que je jouisse. Écris-moi encore, et plus salement. Écris les mots sales en gros, souligne-les et embrasse-les et tiens-les un moment contre ton gentil con en chaleur, ma chérie… Faisen plus si tu désires, puis envoie-moi la lettre. (Lettre du 9 décembre 1912) …Tout à côté et à l’intérieur de [l’]amour spirituel que j’ai pour toi, existe aussi un désir sauvage, bestial, de chaque pouce de ton corps, de chacune de ses parties secrètes et honteuses, de chacune de ses odeurs et de ses actions. Mon amour pour toi me permet de prier l’esprit de la beauté et de la tendresse éternelles reflétées dans tes yeux ou de te jeter sous moi sur ce ventre que tu as si doux et de te baiser par derrière comme un porc besognant une truie, me faisant gloire de la sueur empuantie qui monte de ton cul, de la honte étalée que proclament ta robe troussée et tes culottes blanches de petite

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Nora le Sinthome

fille et de la confusion que disent assez tes joues brûlantes et tes cheveux en bataille. (Lettre du 2 décembre 1909)

L’énormité de ces phrases frappe d’entrée de jeu. Par leur impact sexuel, avec leur forte imprégnation perverse, et le scandale de leur publication. Celle-ci intervint pourtant très tardivement, longtemps après leur rédaction, et bien après la mort des deux protagonistes. Restées totalement inconnues jusqu’en 1957, ces lettres ne furent publiées intégralement par Richard Ellmann qu’en 1975. Scandale auprès de la famille et des amis de celle-ci, dont Beckett ; sans compter nombre de spécialistes éberlués… Quant à Ellmann, il dut modifier (quoique très timidement) en plusieurs points le livre monumental qu’il avait consacré à Joyce. Dernier ouvrage en date : la biographie de Nora publiée par la journaliste Brenda Maddox4. «  Il est bien clair, note Jean-Louis Houdebine, qu’il s’agit là d’épîtres qu’on ne saurait séparer de l’œuvre de leur auteur. James Joyce écrivant à Nora, c’est du même coup l’auteur de  Gens de Dublin, de  Portrait de l’artiste en jeune homme, d’Ulysse, de Finnegans Wake – soit l’auteur de l’une des plus grandes œuvres romanesques du XXe siècle, dans laquelle le matériau autobiographique n’a cessé d’être abondamment sollicité. »5 Le plus étonnant n’est pas que Joyce ait écrit ces lettres à Nora, mais qu’elle lui ait répondu sur le même ton, « en pire » . « Nora, écrit Brenda Maddox, était totalement 6

libre de tout sentiment de culpabilité, l’une de ses plus grandes séductions aux yeux de Joyce. » On aurait pu s’attendre à ce qu’elle réagisse : « Avec toi, je fais tout mais pas ça ! », comme Socrate7 qu’elle fasse valoir son pas-tout. Le mais pas ça, que j’interprète comme une façon de marquer : « je ne suis pas de celles-là » ou « comment osestu me demander une chose pareille ! », ne renvoie à aucun « ça » préfixé et identifiable, mais à un domaine de réserve, de secret, de privacité nécessaire écartée de la logique phallique. Il n’en fut rien. Nora aura aimé « tout ça » et répondit à Joyce au-delà de toute

4. Brenda Maddox, Nora, la vérité sur les rapports de Nora et James Joyce, Albin Michel, 1990. 5. « Paradoxe : c’est précisément cette notoriété, ce statut de grand auteur unanimement et à juste titre révéré, qui a contribué pour l’essentiel à faire le scandale de la publication posthume de cette correspondance. Comme si Joyce avait pu écrire ce qu’il a écrit sans que cela ait entraîné dans sa vie, y compris dans sa vie amoureuse, sexuelle, quelques petites choses curieuses… Les gens sont incroyables… » (1991, L’Infini n° 70, Été 2000, pp. 92-99). 6. A noter que le corpus de la correspondance en question est marqué par une dissymétrie centrale, puisqu’il est constitué des seules lettres de Joyce à Nora, aucune trace n’ayant été retrouvée à ce jour de celles de Nora. 7. Selon Lacan, Aristote se trompe : Socrate ne serait pas un homme…

attente. Pour spectaculaire qu’il soit, le déferlement de la fantasmatique sexuelle ne doit pas conduire, toutefois, à sous-estimer les traits spécifiquement épistolaires, lesquels jouent en l’occurrence un rôle déterminant. L’obscénité joycienne relève intégralement du registre de l’écrit. (Là est bien la spécificité de ces lettres, soulignée à plusieurs reprises par Joyce lui-même ; voir notamment la lettre du 3 décembre 1909).

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Comme on l’a vu, il y a au départ une demande d’écriture : écris-moi la lettre que j’attends de toi. Pourquoi ? Parce que sans ce signe de toi, je ne puis moi-même t’écrire « sur cette page ce qui me remplit, la folie même du désir ». Autrement dit : écris-moi la vérité de ton désir, et je te révélerai pleinement ce qu’il en est du mien. L’invitation à écrire ne cessera par la suite de se renouveler : écris, écris-moi plus, en pire, en plus sale ; écris les mots sales en gros et souligne-les, etc. Un contrat d’écriture, donc, qui implique que chacun des deux protagonistes passe lui-même à l’acte, c’est-à-dire à la lettre : le destinataire ne sera pas en reste, en reste de formulation de ce qu’il en est de son désir. Il n’est sans doute guère besoin d’insister sur l’exceptionnelle liberté ainsi mise en jeu, de chaque côté, et qui est d’abord et essentiellement une liberté à dire. Avant d’être un simple échange de fantasmes, ces lettres engagent d’abord un échange d’écrits, et c’est celui-ci qui constitue de fait, tout à la fois, le mode fondamental de réalisation et de vérification de la fantasmatique sexuelle : – Oui, tu as bien saisi ce qu’il en est de mon désir à moi (tu sais maintenant « comment me faire bander », et ce que tu m’écris me fait jouir, littéralement. (Voir la lettre du 2 décembre : « Tandis que je l’écrivais, ta lettre était devant moi et mes yeux étaient fixés, comme ils le sont maintenant encore, sur un certain mot. Il y a quelque chose d’obscène et de lubrique dans l’aspect même des lettres. Sa sonorité aussi est pareille à l’acte lui-même, bref, brutal, irrésistible et satanique. ») – Oui, j’ai parfaitement saisi ce qu’il en est de ton désir à toi, et ce que tu m’écris en retour en est la preuve immédiate. Autant dire que nous sommes en présence de textes épistolaires qui tendent à fonctionner le plus possible au performatif. Écrire participe ici directement d’un faire, du faire d’un corps sexué, et dans les deux sens, c’est-à-dire comme écriture-lecture : car la lecture de la lettre de l’autre me fait tout autant jouir que de lui écrire une lettre dont je sais qu’elle la/le fera jouir quand elle/il la lira. Poursuivons la lecture des lettres, les plus impudiques alternent avec les sacrosaintes. Joyce nous met en garde : « Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela. » Je me demande si je ne suis pas habité d’une certaine folie. Ou bien est-ce l’amour qui est une folie ? A un moment donné, je te vois telle une vierge ou une madone, l’instant d’après, je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène ! Que peux-tu bien penser de moi ? (Lettre du 2 septembre 1909)

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Donne-toi à moi, ô toi ma bien-aimée, toute, tout entière lorsque nous nous retrouverons. Tout ce qui est saint, caché aux yeux des autres, tu dois me le donner libéralement. Je désire être le seigneur de ton corps et de ton âme. Tu es mon seul amour. Tu m’as complètement en ton pouvoir. Je sais et je sens que si, dans le futur, j’écris quelque chose de beau et de noble, je ne le ferai qu’en écoutant aux portes de ton cœur. (Lettre du 25 octobre 1909) (Oh comme tu m’as entortillé autour de ton cœur !) Toi seule me connais et m’aimes… J’aimerais te donner tout ce que j’ai, tout le savoir que j’ai, toutes les émotions que je ressens ou ai ressenties moi-même, tous mes goûts et dégoûts, tous mes espoirs ou mes remords. J’aimerais traverser la vie à ton côté, te dire plus et plus de choses encore, jusqu’à ce que nous ne formions ensemble qu’un seul être, jusqu’à ce que l’heure vienne pour nous de mourir… Que ton cœur soit toujours tout près du mien, pour entendre chacune des pulsations de ma vie, chaque peine, chaque joie. […] Mon amour pour toi est une sorte de culte. […] (Lettre du 27 octobre 1909) Guide-moi, mon saint, mon ange. Conduis-moi vers l’avenir. Tout ce qui est noble, élevé, profond, vrai, émouvant dans ce que j’écris vient de toi, je le crois. Ô, prends-moi au tréfonds de ton âme et je deviendrai en vérité le poète de ma race. Je sens cela, Nora, à l’instant où je t’écris. Bientôt mon corps va pénétrer dans le tien : ah, si mon âme pouvait faire de même ! (Lettre du 5 septembre 1909)

L’aspiration à faire un se dit clairement : « J’aimerais te donner tout ce que j’ai », « Donne-toi à moi, toute », impliquant une certaine réciprocité. Nora est investie de tout pouvoir sur Jim, son amour peut tout, son âme est le « saint des saints » qui le consacrerait « poète de [s]a race ». Cela culmine par une adresse qui intègre le Sinthome, dont il fait don à Nora la sainte : J’ai donné à d’autres mon orgueil et ma joie. A toi je donne mon péché, ma folie, ma faiblesse et ma tristesse. » (Lettre du 2 septembre 1909)

Certaines lettres de la même période témoignent qu’il cherchait à reconstituer avec elle le lien familial rompu avec la mort de sa mère ; explicitement, il a le désir de

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faire que leurs relations soient celles de l’enfant avec la mère, une dépendance plus intime encore que celle du couple amoureux : « Ah, si je pouvais me nicher dans ton sein tel un enfant né de ta chair et de ton sang, être nourri par ton sang, dormir dans la secrète et chaude obscurité de ton corps ! » (Lettre à Nora du 5 septembre 1909) Joyce était particulièrement attiré par l’image de lui-même en faible enfant chéri par une femme forte, image qui se relie étroitement aux autres représentations de lui comme victime, cerf poursuivi par des chasseurs ou être passif au milieu de rudes adversaires comme un Parnell ou un Jésus au milieu des traîtres. « Ma petite mère… protège-moi du mal ! Je suis trop enfant et trop impulsif pour vivre seul. […] Aime-moi ! Pense à moi ! » (Lettre à Nora du 24 décembre 1909) ; « Je suis ton enfant, comme je te l’ai dit, et tu dois être sévère avec moi, ma petite mère. (Punis-moi autant que tu veux.) Je serais ravi de sentir ma chair picotée sous tes coups. Je voudrais que tu me fesses ou me fouettes. Pas pour rire, ma chérie, pour de bon et sur ma chair nue. J’aimerais que tu sois forte, forte, ma chérie, et que tu aies une grosse poitrine, ample et fière, et de bonnes grosses cuisses. J’aimerais être fouetté par toi, Nora, mon amour. » (Lettre du 13 décembre 1909) En Nora, La Vierge Mère et la putain se côtoient, et cette mise en continuité de la classique dichotomie névrotique, cette coalescence, consacre La femme (Nora) comme Evie, or L’Evie, l’Eve de M’Adam affiche la marque d’être toute. Telle est « l’unique La femme à avoir jamais été », ce en quoi elle est mythique, le rappelait Lacan dans la première leçon du Sinthome. Alors, qu’est-ce que c’est que ce rapport à Nora ? Nous pouvons le dire, c’est un rapport sexuel – « Mais c’est un drôle de rapport sexuel », insiste Lacan. « C’est sa façon à lui de considérer qu’elle lui va comme un gant ! », mais « il ne s’en gante qu’avec la plus vive des répugnances. […] Non seulement il faut qu’elle lui aille comme un gant, mais il faut qu’elle le serre comme un gant ». A travers une allusion à Kant, la métaphore du gant permet à Lacan de passer de la topologie euclidienne des surfaces (l’image du retournement du gant, qui s’avère erronée) à la topologie des nœuds, non-euclidienne, mais aussi – par le biais du jeu de mot elle serre, mais ne sert à rien 8. Jacques Lacan, Le Sinthome, nouvelle transcription, éd. cit., leçon VII, pp. 135-138. Nous avons gardé la numérotation des figures telle quelle apparaît dans la leçon VII.

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– d’accentuer cette division au cœur de l’être marqué par la faille qui a vocation de séparer le pôle de l’amour et celui de l’amur, et de suggérer qu’il n’est possible de les conjoindre ; de telle sorte que « ce n’est que par la plus grande des dépréciations que Joyce fait de Nora une femme élue ». Lacan nous dit, leçon VII8 du séminaire sur Joyce, que c’est le cas où il y a Sinthome. Il parle du lapsus de nœud se demandant si « dans la faute, cette faute pre-

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mière dont Joyce nous fait tellement état, il y a quelque chose de l’ordre du lapsus », et nous présente deux possibilités de réparation de cette erreur par un Sinthome, deux façons qui ne conduisent pas au même résultat : « Vous pouvez voir d’une façon dont le nœud répond que, à réparer par un Sinthome au point même où le lapsus s’est produit, vous n’obtenez pas le même nœud en mettant le Sinthome à la place même où s’est produite la faute, ou bien en corrigeant de même par un Sinthome la chose en les deux autres points. » Ce qui résulte de la compensation par le Sinthome est différent dans les deux cas et la nature de cette différence est la suivante : I. Le nœud est réparé par un Sinthome en l’un des deux points différents de celui où s’est produit le lapsus de nœud Il résulte une chaîne dont les deux éléments sont inversibles (fig. VII-7b), à savoir que le huit rouge est strictement équivalent au rond vert : « il vous suffit de concevoir que vous tirez les choses de telle sorte – je parle sur le rouge –, de sorte à faire que le rouge fasse ici un rond : ce qui est alors d’abord rond vert deviendra un huit vert ; et à l’usage, vous verrez que c’est un huit exactement de la même forme, de la même dextrogyrie. »

Figure VII-7a.

Figure VII-7b.

Il y a strictement équivalence entre les deux éléments, et c’est bien en cela qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Le ratage du nœud est strictement équivalent dans les deux sexes, symbolisés par les deux couleurs, les deux sexes sont donc équivalents.

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Figure VII-6.

Figure VII-8.

II. Le nœud est réparé par un Sinthome à la place même où s’est produit le lapsus de nœud Dans ce cas, une dissymétrie apparaît : il n’y a plus équivalence stricte, les deux éléments n’occupant pas la même place dans une disposition de la chaîne et dans l’autre, fig.VII-8a et fig.VII-8b. Si, dans le premier cas, une couleur peut être remplacée par l’autre, inversement, ici (figure VII-8a), le rond vert est interne à l’ensemble supporté par le double huit rouge, qui, ici (figure VII-8b), se retrouve dans le double huit vert. Il n’y a pas, au niveau du Sinthome, équivalence des rapports du vert et du rouge, il y a donc rapport. Bien que Lacan emploie le terme de « sinthome » pour désigner l’élément qui vient réparer, dans chaque cas, le lapsus de nœud, il affirme qu’il y a Sinthome uniquement dans le deuxième cas – le cas où il y a rapport sexuel, c’est-à-dire où l’un des sexes prend la place du Sinthome. (Le rapport se fait avec le Sinthome.)

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Donc, c’est dans la mesure où il y a Sinthome qu’il n’y a pas équivalence sexuelle, c’est-à-dire qu’il y a rapport. « Car si nous disons que le non-rapport relève de l’équivalence, c’est dans la mesure où il n’y a pas équivalence que se structure le rapport. » « Je me suis permis de dire que le sinthome, c’est très précisément le sexe auquel je n’appartiens pas, c’est-à-dire une femme. Si une femme est un Sinthome pour tout homme  » – Lacan a pu dire auparavant qu’une femme était un symptôme pour un homme, donc je pense qu’il parle ici du cas où cette femme est La femme – il est nécessaire de trouver un autre nom pour ce qu’il en est de l’homme pour une femme : « une affliction, pire qu’un Sinthome… un ravage même », puisque justement le Sinthome se caractérise de la non-équivalence. Nous nous retrouvons à l’intérieur d’une équation où dire que Nora représente La femme pour Joyce est équivalent à il y a rapport sexuel entre Nora et Jim qui revient à affirmer Nora comme le Sinthome. Mais, nous dit Lacan, si elle serre Joyce par le Sinthome, « elle ne sert absolument à rien ». Car la complémentarité qui résulte de la non-équivalence des places fait que « chaque fois que se raboule un gosse ça fait un drame. Ça fait un drame, c’était pas prévu dans le programme ! Et il y a vraiment un malaise qui s’établit entre […] Jim et Nora, ça va plus entre eux quand il y a un rejeton. » En effet, la lettre du 31 août 1909 décrète : « Nos enfants (en dépit de l’amour que je leur porte) ne doivent pas s’interposer entre nous. S’ils sont bons et nobles, c’est à cause de nous, ma chérie. Nous nous sommes rencontrés, nous avons unis nos corps et nos âmes librement et noblement, et nos enfants sont le fruit de nos corps. » Autrement dit, à chaque fois qu’un tiers intervient dans l’équation, rien ne va plus. Cette remarque vient corroborer d’autres observations de Lacan, qui concernent la pièce Les Exilés : « Exiles, c’est vraiment l’approche de quelque chose qui est pour [Joyce] le symptôme, symptôme central […] ce dont il s’agit, c’est du symptôme fait de la carence propre au rapport sexuel, mais cette carence ne prend pas n’importe quelle forme. Il faut bien que cette carence prenne une forme ! Et cette forme, c’est celle de ce qui le noue à sa femme, à ladite Nora, à ladite Nora pendant le règne de laquelle il élucubre les Exiles. Les Exilés9 est l’unique pièce de théâtre qui nous reste de Joyce et c’est son œuvre la plus autobiographique. Il convient donc de repérer en quoi l’inconscient de Joyce a été « pillé » pour amener à la mise en scène de fantasmes très proches de sa propre histoire.

9. James Joyce, Les Exilés (1915), trad. J. S. Bradley, rév. Jacques Aubert, in Œuvres complètes, t. I, éd. cit., 1982. Toutes les références précédées de la lettre E renvoient à la pièce.

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Résumé L’intrigue de la pièce peut être résumée très simplement, de sorte que l’essentiel de l’action semble se dérouler sur un autre plan. Richard et Berthe sont revenus à Dublin, avec leurs fils Archie, 8 ans, et retrouvent leurs anciens compagnons, Robert Hand, maintenant journaliste, et Béatrice, sa cousine, professeur de musique. Entre leur maison de Merrion, un faubourg cossu au sud de Dublin près de la mer (acte I et III), et le cottage de Robert à Ranelagh (acte II), une double infidélité semble se préparer : Richard, l’écrivain, apprécie beaucoup l’intelligence et la sensibilité de Béatrice, plus instruite que sa compagne. On devine même que nombre de ses textes ont été écrits pour Béatrice, laquelle aurait joué un rôle d’inspiratrice. En revanche, Robert est sous le charme physique de Berthe, qu’il tente de séduire avec beaucoup d’ardeur et quelque succès. Cependant, lorsque Berthe, qui s’est laissé embrasser par Robert, décide de briser le jeu de la tromperie en rapportant tout à Richard, celui-ci refuse d’intervenir, laissant sa compagne libre de faire ce qu’elle veut. Celle-ci est peinée de cette attitude de non-ingérence, qu’elle interprète comme un désir de laisser le champ libre à Béatrice. En situant le lieu de l’exil à Rome, Joyce a voulu commémorer la première grande crise de sa relation avec Nora, qui eut lieu après la naissance de leur fils, Giorgio ; c’est lors de son séjour en 1906-1907 dans la capitale italienne que lui vint l’idée de la nouvelle Les Morts, qu’il rédigea à son retour à Trieste, c’est là aussi qu’il pensa un moment tout abandonner, quitter sa compagne et son fils. De ce moment de doute, certaines traces restent dans la pièce, comme lorsque Berthe évoque sa solitude et son sentiment d’abandon dans l’appartement qui faisait face au Tibre (E, p. 889). Quoi qu’il en soit, la pièce fut commencée en 1912-1913, et achevée à Zurich en septembre 1915, soit exactement neuf ans après cet « exil romain ».

Intrigue La minceur de l’intrigue sentimentale (pourquoi devrait-on s’intéresser à ce personnage central qui refuse tout éclaircissement et semble se complaire dans un doute artificiellement maintenu jusqu’au bout ?) se redouble d’une épaisseur de sens dont 10. James Joyce, « Notice et Notes préparatoires aux Exilés », in Œuvres complètes, t. I, éd. cit., 1982, pp. 17621784. Toutes les références précédées de l’abréviation NE renvoient aux Notes préparatoires.

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seuls les brouillons et notes préparatoires10 de Joyce peuvent donner une idée. On pourrait presque avancer l’idée que le plus fascinant dans cette pièce est le dossier génétique qui y conduit (NE, pp. 1764-84). Un des points les plus curieux de ces notes, rédigées au cours de l’hiver 1913, est que Joyce semble manifester le même symptôme que son héros : il ne sait pas lui-même si Berthe a été fidèle ou non, ou plutôt, il se demande systématiquement ce que signifie la fidélité…

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Les Exilés rejouent à leur manière le scénario des Morts, auquel s’ajoutent les souvenirs de la séduction ratée de Nora par un ami triestin, Prezioso. Dans la pièce, Richard insiste sur le fait qu’il s’est toujours senti en « tiers » face au couple de cousins amoureux (et donc légèrement incestueux) que formaient Robert et Béatrice. (Béatrice n’est pas sans rappeler la Béatrice de la Vita Nova de Dante.) RICHARD : J’étais un tiers, je le sentais bien. D’aussi loin qu’il me souvienne, vos noms étaient toujours prononcés ensemble : Robert et Béatrice. (E, p. 810)

Richard tente de garder, dans la pièce, cette distance qui le place en position de tiers exclu et inclus à la fois, puisqu’il est le centre des regards, et qu’il décide de ne jamais agir. Est-ce pour intervenir à distance, mais invisiblement, comme Dieu dans sa création, ou bien est-ce pour laisser les choses aller à leur fin propre ? Est-ce le comble de la puissance, ou bien le comble de l’impuissance ? Lorsque cette stratégie est encore envisagée par Joyce dans le cadre du mariage, il insiste dans ses notes sur le fait que Richard ne veut surtout pas utiliser les droits que lui confèrent la morale ou les lois en tant que « mari » outragé, afin de repousser la tentation qui assaille sa compagne : Robert souhaite que Richard utilise contre lui des armes que les conventions et la morale mettent dans les mains du mari. Richard refuse. Berthe souhaite que Richard use de ces armes aussi pour la défendre. Richard refuse aussi cela. Sa défense du corps et de l’âme de sa femme est une épée invisible et sans poids. (NE, p. 1172)

Or, curieusement, c’est le pathos même de la jalousie qui va devenir le moteur dialectique de cette « défense mystique » qui, telle l’épée qui devait séparer Tristan et Isolde dormant côte à côte, met en jeu une double nuit mystique de l’âme, tant pour Richard que pour Berthe : La jalousie de Richard fait un pas de plus vers le cœur du problème. Coupée de la haine, voyant ses appétits frustrés convertis en stimulus érotique, et de plus tenant en son pouvoir l’obstacle, la difficulté qui l’a excitée, elle doit se révéler comme l’immolation même du plaisir de la possession sur l’autel de l’amour. Il est jaloux, il veut, et connaît son déshonneur et celui de sa femme, la fin de l’amour étant d’être uni à chaque phase de son être à elle, puisque l’amour tend de nécessité à accomplir cette union dans le monde du difficile, du vide et de l’impossible. (NE, p. 1772)

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Ceci esquisse toute la théologie de l’amour impossible et donc « mystique » entre le Père et le Fils que Stephen développera dans l’épisode « Ithaque » d’Ulysse. C’est ici la jalousie qui est fouillée, exploitée, tant du côté de la philosophie (Joyce cite L’Éthique de Spinoza sur cette passion spécifique, ainsi que la définition de la jalousie comme passio irascibilis par les Scholastiques) que de la religion : la jalousie accomplit le non-rapport des êtres dans le rapport du couple. On pourrait dire avec Lacan que c’est le témoignage exact qu’« il n’y a pas de rapport sexuel », puisque la différence sexuelle est telle qu’on ne peut jamais parler d’un « rapport » au sens mathématique. Il n’y a pas de « mise en rapport » par homologie, le désir entraîne toujours une déhiscence, une inégalité, un déséquilibre qui polarise et vectorise. Par conséquent, le désir ne peut trouver de point d’arrêt que là où il se heurte à l’impossible. Tel serait, selon la lecture donnée par Lacan, l’aveu du symptôme central de Joyce. Le titre anglais, Exiles, résonne d’une riche ambiguïté, puisque le mot désigne « Les Exils » autant que « Les Exilés ». « Exils, remarque Lacan, il ne peut pas y avoir de meilleur terme pour exprimer le non-rapport, et c’est bien autour de ce non-rapport que tourne tout ce qu’il y a dans Exiles. Le non-rapport c’est bien ceci, c’est que y a vraiment aucune raison pour que Une femme entre autres, il la tienne pour sa femme ; que Une femme entre autres est aussi bien celle qui a rapport à n’importe quel autre homme ». et il poursuit, en soulignant le caractère intime de la pièce : « … et c’est bien de ce n’importe quel autre homme qu’il s’agit dans le personnage que [Joyce] imagine [Roberto Prezioso, devenu Robert Hand] et pour lequel, à cette date de sa vie, il sait ouvrir le choix de l’Une femme en question, qui n’est autre, dans l’occasion, que 11. Jacques Lacan, Le Sinthome, nouvelle transcription, éd. cit., Leçon IV, pp. 77-78.

Nora. »11 De ce jeu pluriel et polysémique avec la tercéité de l’« Ex-Il », la femme n’est certes pas exclue. Berthe participe, comme Béatrice, à la douleur de ce désêtre qui évoque à sa façon la Passion du Christ : L’actrice doit rendre par un jeu évoquant l’hypnose l’état de Berthe abandonnée spirituellement par Richard. Son état est comparable à celui de Jésus au jardin des Oliviers. C’est l’âme féminine abandonnée nue et seule afin qu’elle parvienne à comprendre sa nature propre. (NE, p. 1773)

Dans la discussion avec Robert de l’acte II, alors que Robert tente de rendre Richard complice en lui faisant avouer que le désir est la seule loi de la nature, Richard récuse à la fois son hédonisme et son naturalisme. C’est qu’il s’agit du nœud crucial des rapports entre le désir sexuel et l’amour : RICHARD, avec un peu de timidité : J’ai bien peur que ce désir de posséder une femme ne soit pas de l’amour.

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ROBERT, irrité : Aucun homme encore n’a vécu sur cette terre, qui n’ait désiré posséder – je veux dire posséder dans la chair – la femme qu’il aime. C’est la loi de la nature. RICHARD, méprisant : Que m’importe, à moi ? L’ai-je votée ? (E, pp. 846-7)

Et tandis que Robert se récrie, lui demandant si vraiment il n’a jamais senti cette pulsion tourmenter ses sens, Richard en vient à la question de la jouissance féminine liée à l’impossibilité d’atteindre la moindre certitude. Au lieu d’avouer un simple désir de posséder, il demande à Robert : Avez-vous cette certitude lumineuse que votre cerveau est celui au contact duquel elle doit penser et comprendre, et que votre corps est celui au contact duquel le sien doit éprouver la jouissance ? Avez-vous cette certitude en vous-même ? (ibid.)

Même si la traduction apparaît ici un peu forcée (« in contact with witch her body must feel », mot à mot « au contact duquel son corps doit sentir » est traduit par « éprouver la jouissance »), elle touche bien la vérité du message de Richard. Il ne vise qu’à la satisfaction au sens mythique et féminin, et à la différence de la satisfaction animale et post-coïtale, cette jouissance communique directement avec l’infini. Mais – tel est le prix à payer – l’infini de la jouissance exclut radicalement la certitude et le repos de la possession (que cela soit d’une femme ou d’une idée). C’est pourquoi il faut à Joyce un cadre philosophique global – la pensée du doute, dont il se réclame de manière curieusement nationaliste, en se pensant comme « celte ». (« Tous les philosophes celtes semblent avoir penché vers l’incertitude ou le scepticisme – Hume, Berkeley, Balfour, Bergson », disent les Notes à la page 1783, mêlant de manière curieuse un penseur juif aux autres « celtes », ce qui anticipe déjà sur le thème de l’errance de Bloom.) La fin de l’autonomie illusoire dans la tour d’ivoire de l’artiste ne sera accomplie que par un doute qui se renforce, certes, mais pour se donner à l’autre. C’est un paradoxal don du doute que démontre la scène finale entre Richard et Berthe. Cette scène réussit à conjuguer la « tierce personne » que nous avions rencontrée à propos de Richard face aux cousins Robert et Béatrice, et la seconde personne de l’amour. Dans le dernier duo, Richard concilie la distance maximale nécessaire à sa création, et une proximité absolue à l’autre, sans que cet autre soit nécessairement identifié à une personne :

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RICHARD : J’ai une profonde blessure de doute dans l’âme. BERTHE, immobile : Doute de moi ? RICHARD : Oui. BERTHE : Je suis à vous. (Presque en murmurant.) Si je mourais à l’instant, je suis à vous. RICHARD, la regardant toujours et parlant comme s’il s’adressait à une personne absente : Je me suis blessé l’âme pour vous, je m’y suis fait une profonde blessure de doute qui ne pourra jamais se refermer. Je ne pourrai jamais savoir, jamais en ce monde. Je ne désire pas savoir, ni croire. Cela ne m’importe pas. Ce n’est pas dans l’obscurité de la foi que je vous désire, mais dans la fièvre et la torture du doute incessant. Vous garder sans aucun lien, pas même celui de l’amour, être uni à vous, corps et âme, en une complète nudité, voilà ce à quoi j’aspirais. Et maintenant je suis fatigué pour un moment, Berthe. Ma blessure me fatigue. (c’est nous qui soulignons)

L’évolution sémantique de cette fine dialectique du doute se fait en quatre temps dont l’anglais donne une idée plus nette. Le premier moment est celui du wound of doubt, de la blessure déterminée que Richard tente d’exposer. Le deuxième moment est celui qui voit la transformation de doubt of en doubt for, du doute de la femme aimée, doute portant sur l’objet du non-savoir, au doute pour la femme aimée, en un don qui affirme le désir comme retrait à soi du savoir. C’est à cette étape que se réalise « l’immolation du plaisir de la possession sur l’autel de l’amour », décrite par Joyce dans les Notes préparatoires (p. 1772). La blessure du doute est offerte à la femme qui la cause pour lui montrer que c’est parce qu’elle peut la causer qu’elle est cause de désir. Le troisième temps est celui du living wounding doubt, du doute hyperbolique conçu comme blessure vivante, active, incessante, régénérée et régénérante à l’infini. C’est ce qui permet le retour au niveau premier, mais en un quatrième temps, qui remplace le déterminé de wound of doubt par l’indéterminé d’une blessure incorporée au sujet, my wound, car si le cycle est accompli, c’est bien une blessure sans cause, ni origine, une blessure autonome qui ne peut se refermer. Nous remarquons que ce discours du doute et du désir est énoncé par Richard dans la disjonction du dire et du voir, soit à une partenaire qui est, à la fois, là et pas là : les disdascalies précisent que Richard regarde Berthe en lui parlant, mais parle comme s’il s’adressait à une personne absente. Dans le passage du doute-de au doute-pour, indispensable à la faculté de donner, ce qui n’est plus la simple interrogation sur la fidélité, donc sur la propriété du corps de la femme aimée, il faut que Richard s’adresse à Berthe comme à une autre femme. Cette notation fondamentale décrit un instant

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de culmination, où la distance la plus grande devient indispensable à l’établissement d’une relation d’intimité absolue, dans cette « nudité » faite de proximité et d’absence. Un lien sans aucun lien, un amour sans possession, un rapport sans rapport – telle serait la formule de l’amour développée par Richard. Cette dialectique subtile sous-tend aussi l’étonnante théorie du don développée par Richard face à son fils, Archie : RICHARD, lui prenant la main : Comprends-tu ce que c’est que donner quelque chose ? […] Tant qu’on possède une chose, on peut vous la prendre. […] Mais quand vous la donnez, vous l’avez donnée. Aucun voleur ne peut plus vous l’enlever. (Il baisse la tête et presse la main de son fils contre sa joue.) Alors elle est à vous pour toujours, quand vous l’avez donnée. Elle vous appartiendra toujours. C’est cela, donner. (E, p. 832)

L’économie paradoxale de ce don qui calcule pourtant savamment à partir des risques (il faut donner pour ne pas risquer de perdre ce à quoi l’on tient) amène Richard à une générosité étonnante lorsqu’il s’agit de « donner »12 sa femme à un ami qui voudrait la séduire. Richard obéirait-il à la fameuse « loi de l’hospitalité » dont Pierre Klossowski avait donné la formule dans un roman qui porte le même titre13 ?

12. Donner ici est posséder en perdant ; en perdant on regagne mystiquement ce qu’on a donné à l’autre.

Joyce ne minimise pas dans ses notes préparatoires les motivations perverses des deux personnages masculins. Voilà pourquoi il peut décrire ainsi sa pièce : La pièce, corps-à-corps confus entre le Marquis de Sade et le Freiherr von Sacher-Masoch. Robert ne ferait-il pas mieux de mordre un peu Berthe lorsqu’ils s’embrassent ?

13. Pierre Klossowski, Les lois de l’hospitalité, Gallimard, 1965.

Le masochisme de Richard n’a pas besoin d’illustration. (NE, p. 1781)

Le masochisme de Richard s’avoue assez crûment au cours de l’acte II comme l’envers du désir de trahison de Robert : Richard a lui-aussi envie que son ami le trahisse. Son sadisme s’applique à ses rapports obliques à Berthe, qu’il semble torturer à plaisir en refusant de lui dévoiler son propre désir. Et le masochisme de Robert se confirme lorsqu’il joue à s’abaisser devant la grandeur d’âme de Richard. Un autre soupçon de perversion tourne autour du thème de l’homosexualité refoulée et sublimée. Les notes explicitent l’idée selon laquelle le partage d’une même femme pourrait procurer le plaisir d’une union homosexuelle sans qu’ils aient à transgresser le code sexuel dominant. Richard et Robert apparaissent comme des pôles humains complémentaires, l’homme d’action et le rêveur introspectif devraient s’épauler, de telle sorte que Joyce

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les décrit de manière presque ironique : RICHARD – un automystique ; ROBERT – un automobile. Chacun d’eux risque de tourner en rond dans un cercle autoréférentiel, dans une autarcie appauvrissante, chacun d’eux a besoin de l’apport de l’autre. L’homosexualité ici n’est pas limitée au sens sexuel courant, puisqu’elle débouche sur une totalisation idéale (et leurrante) des potentialités masculines. De plus, ce désir de fusion homosexuelle est également véhiculé par Berthe (selon le vœu de Joyce, bien sûr), ce qui explique mieux sa tentation : Berthe désire l’union spirituelle de Richard et de Robert et croit que l’union ne sera réalisée qu’à travers son corps, et perpétuée par lui.

Remarquons au passage les initiales en miroir des prénoms des personnages : Richard-Robert ; Berthe-Béatrice, mais aussi le rapport d’inclusion entre Berthe et Robert. La perversité, que Joyce pense inséparable de l’idéalisme de l’artiste dans ses rapports délicats à la société, donne donc à ce petit monde réglé dans les moindres détails selon une mécanique des correspondances deux à deux, une sorte de moteur vivant. En ce sens, l’« automysticisme » de Richard fournit à la pièce l’élan de l’« automobile » de Robert, ce désir prédateur sans lequel il n’y aurait pas d’intrigue. L’automysticisme, de son côté, correspond au désir propre à l’artiste, toujours prêt à se torturer pourvu qu’il tire de ses affres matière à écriture. Richard pourrait dire comme Baudelaire : « Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue ! Et la victime et le bourreau ! » Joyce semble impliquer une équivalence entre le mouvement qui conduit à l’« idéal » et celui qui conduit à la « perversion », ce qui confirme la dialectique déjà révélée par les Dublinois. Il faut donc voir en Richard un grand modèle de « maquerelle » – maquereau, bawd pouvant être masculin en anglais – et de « cocu » volontaire qui abuse de sa propre complaisance, alors que Robert et Berthe lui demandent d’interdire, d’agir au « nom de la loi ». C’est ultimement le refus d’incarner la loi (de l’honneur, du couple, de la fidélité) qui lui permet de souffrir sans fin, – mais aussi de créer à l’infini.

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3 Alors, sommes-nous devenus joyciens ?

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Cormac Gallagher

Psychanalyste

Bhi se ar intinn agamfdilte a chuir romhaimh as Gaeilge…

I was thinking of welcoming you in Irish but I was persuaded that the translation service already had enough to cope with, so I will get straight to the paper I have prepared for you. The title of our symposium and Jacques Lacan’s own remarks about how fateful had been his meeting as a young man with James Joyce might lead you to expect that Joyce had been one of his main interlocutors throughout his long career as a teacher and writer, especially as they both lived in Paris for nearly twenty years between 1920 and 1940. I will leave it to the Joyce specialists to explore whether his torment over his daughter’s schizophrenia ever made him aware of the existence of the brilliant young psychiatrist, consulted by Picasso among others, whose earliest publications included a revolutionary thesis on paranoia and a study on ‘inspired writings’. But the expectation of a substantial Joyce influence on Lacan is strengthened by the fact that few analysts have given such a central place to the way in which the productions of literary and pic* Cet article est extrait de Paper read at the International Joyce-Lacan Conference, Dublin Castle, 2005.

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torial artists anticipated psychoanalysis in articulating crucial aspects of human subjectivity. For Lacan, this was not simply a matter of passing references. His extensive commentaries have often radically changed the way in which these artists are seen by specialists and has generated a sub-literature of its own. Let me recall some examples and stress that many of these themes return repeatedly as leitmotifs punctuating his writings and his seminars. To illustrate the primacy of the Symbolic order he selected Edgar Allen Poe’s The purloined letter; for the tragedy of desire he chose Shakespeare’s Hamlet; for the ethics of psychoanalysis it was Sophocles’ Antigone; for the transgenerational reverberations of the transference, Paul Claudel’s Trilogy; for the contingency of the freedom of the speaking being The wager as presented in Pascal’s Pensees; for the genesis of a male homosexual position, Andre Gides’s Diaries; and finally for the little o – object Holbein’s Ambassadors and Velasquez’s Las Meninas. But to Joyce, before 1975, there was only a single reference in the seminars and a few allusions in the written work. It was only as he approached the end of his teaching career that he unexpectedly gave over the seminar on The Sinthome to a consideration of the way in which the art of Joyce could be seen as anticipating and articulating the new topology of the subject that he was devising with the help of his Borromean knots. Even this was a matter of luck since it grew out of an unlikely invitation from Jacques Aubert to address the fifth international symposium on James Joyce held in the Sorbonne in June 1975. Here he revealed that in 1921 he had met Joyce at the historic reading of the French translation of Ulysses in Adrienne Monnier’s bookshop, that this was an encounter that had profoundly influenced his destiny and that he had always carried about with him on his travels not only Joyce’s works but also an even greater number of commentaries. Here too he referred to Clive Hart’s Structure and motif in Finnegans Wake and even the slightest acquaintance with this book – and I am not a Joycean scholar – is enough to suggest why he felt that here indeed was a heaven-sent opportunity to exploit the art of Joyce in order to explore more profoundly the mysteries of the Borromean knot which so many of his listeners were finding impenetrable and 1. J. Lacan. Joyce and the Sinthome, Seminar XXIII. (1975-76). Trans. C. Gallagher, unpublished. Session of 15th April 1975, pp. 5-6.

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irrelevant to their work as analysts (see Figure 1 below). Shortly before receiving the invitation Lacan spotted an obviously baffled member of his audience trying to slip out quietly and called after him: ‘You’re leaving! Quite right too! I don’t know how people put up with what I’m telling you!’1 And a few years

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Figure 1.

later in a commentary on the RSI seminar Charles Melman recalled how he had told the executive of the Ecole Freudienne de Paris around that time that there were really only two members of the School – Pierre Soury and Michel Thome – since they were the only ones who had continued to follow Lacan’s teaching once he had embarked on his adventure with the Borromean knot in the early 70’s.2 So we can conjecture that when Lacan saw the way Clive Hart had presented the Wake by highlighting its topological aspects and in particular by introducing complex diagrams, from different sources, that were at least reminiscent of his own drawings

2. C. Melman. Étude critique du séminaire RSI (1981). ALI, Paris, 2002, p. 75.

of the Borromean knot, he saw how Joyce might play the same role as Claudel and Velasquez had earlier done in illuminating and making more relevant the obscurities of his teaching (see Figures 2-4 below).

Figure 2.

Figure 3.

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Figure 4.

For Hart, Joyce was the most spatially aware of writers who from Dubliners to Finnegans Wake had carefully planned not only the journeys and encounters of his characters but also the physical layout of every page, paragraph, sentence and even

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word on the basis of elaborate geometrical schemas. It was not for nothing that he compared his work to the intricate illuminations of the Book of Kelts and advised a younger colleague that if he wanted to learn how to write he could do nothing better than study how it was put together (see Figure 5 below).

Figure 5.

Lacan was particularly struck by Hart’s insistence on the place of the circle and the cross as organising structures of Joyce’s work, particularly in Finnegans Wake (see Figure 6 below).

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Figure 6. Fro IV Moddrr Oortd.

He links it to an interest in theosophy which Joyce shared with Yeats and many of his contemporaries, but Lacan is scathing about Madame Blatavsky and her Isis unveiled and even more so about her French counterpart Rene Guenon whom he had sought out about the same time as he met Joyce. The circle and the cross was for Lacan one of the most useful transformations of the Borromean knot and he would argue that Joyce’s artistic effort was motivated by a desire to repair the defects in his own subjective structure – which he will illustrate by the knot – rather than by any pseudomystical tendencies (see Figure 7). For Lacan too it was a matter of teaching his students how to write and he felt he had discovered in the Borromean knot a privileged object of study to introduce them to what he called the trinitary nature of the human subject. The word trinitary, borrowed from Charles Sanders Peirce, is used for the first time in the final sessions of Sinthome but the notion has a long history in Lacan’s work. Indeed the very first paper he gave at

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the inauguration of the breakaway society he had helped to establish in 1953 introduced into psychoanalytic discourse a new trinity, the Symbolic, the Imaginary and the Real, to replace the old triads of conscious, preconscious, unconscious and id, ego and superego around which Freud had organised his thinking. Not that Lacan abandoned Freud’s topographies of the mind but in future and right up to the final seminars they would have to find their place in this new framework. Indeed almost his final words of the Sinthome are concerned with how the unconscious should be understood in terms of Real, Imaginary and Symbolic. What Lacan welcomed above all in the Borromean knot was that it finally gave him the support – he refused the word ‘model – he had been searching for to give a definitive articulation to each of these categories and to the subtlety of how they are interrelated in the theory and practice of psychoanalysis. Given the different interests of the participants at this meeting it would perhaps be no harm to spend a little time stressing the importance Lacan attached to these registers or functions or categories, and how his evolving understanding of them parallels the development of his thinking. I have already referred to the seminar entitled RSI which immediately preceded The sinthome. But in their first presentation the order of the letters was SIR and this different order summarises in a sense the way in which Lacan’s thinking was transformed from emphasising the Figure 7.

primacy of the Symbolic order in the 1950’s to his major preoccupation with the Real – and psychosis – in the last decade of his life. It may be worth mentioning in passing that Lacan credits

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R. M. Adams, a commentator he admired, with showing something like a presentiment of the distinction between the Imaginary and the Symbolic in his Surface and symbol: the consistency of James Joyce’s Ulysses. So what did he mean by these terms and why did he think it necessary to introduce them? The most straightforward response is that Lacan felt that the Freudian triads lent themselves to what he considered to be the major deviation and degradation of theory and practice among psychoanalysts – the stress on the ego and consciousness leading to the notion of the well trained analyst as having developed the superior ego strengths and heightened awareness necessary to ‘emotionally re-educate’ the inadequate people he treated. In the first phase of his own psychoanalytic work, in particular in his long essay on The Family, Lacan had insisted on the crucial place of the Mirror phase in the crystallisation of the ego. Far from being an autonomous entity in direct contact with the external world, it was an imaginary construct which tried to persuade the child of his consistency and integrity over against the fragmentation and incompleteness that he experiences in his body. This narcissistic body image is the core of the category of the Imaginary and while recognising the power of the image in releasing biological effects in the body he always distrusted it as a guide to thought and action. It was only in the final years we are focussing on that Lacan began to recognise that the devalorising of this category had gone too far and the intertwining of the Borromean knot had helped him to see it as being of equal value in the subjective structure as the two other registers. There is no doubt that the Lacan most of us have first come to, and most learned from, is the one who highlighted the primacy of the Symbolic order with the Name-ofthe-Father as its centrepiece and linchpin. Several years ago Mary Darby and myself tried to show how the distorted body image so characteristic of anorectics could be understood in terms of the skewed position they had taken up in the Symbolic world constituted primarily by their family structure. This is the Lacan who transformed the talking cure by introducing into it the discoveries of the linguists and the anthropologists – de Saussure, Jakobson, and Levi Strauss. Small wonder then that his masterful commentaries on literary texts taught us to focus above all not on the shifting sands of the signified affect but on the objectivity of the articulations of the signifier. But by the time he came to Joyce the Borromean knot had modified this approach and the new order of RSI showed the increasing role the category of the Real had begun to assume. The Symbolic and the Imaginary can be intuitively grasped but the Real – precisely because it is defined as what can be neither imagined nor understood – is a different

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matter. By it Lacan does not mean reality, which for him is generated by a combination of all three functions and is in fact designed to screen us from the Real in our everyday lives. It is a commonplace for Lacanians to think of the experience of the psychotic as one that plunges him into an unmediated confrontation with the Real and one of the most important aspects of Joyce is that he showed how the Real might be approached in a non-psychotic way. In the question and answer session that followed the 1953 paper Serge Leclaire reproached him: ‘You have spoken to us about the Symbolic and the Imaginary. But there is also the Real about which you did not speak.’ 3 Lacan reacts defensively saying that it could be understood as anything that the analysand comes up against – for example the silence of the analyst. But the category remains implicit and defined only negatively until he stumbled on what he has described as his only ‘invention’ in analysis – the objet petit a, which we in Ireland, in an effort at maintaining logical and historical consist-

3. J. Lacan. Le symbolique, l’imaginaire, et le réel. In Des noms-du-père. (1953). Ed. J.-A. Miller. Seuil, Paris, 2005, p. 53.

ency, have translated as the small o-object. The breast, the ass, the voice, the look are what Lacan describes as the objects that cause desire – objects that act directly on the subject without the mediation of language or image, and are characterised by their relationship to orifices, or better holes, that enclose nothings in the body. We suck, we shit, we hear, we look, actively and passively and, in a way that is made blindingly obvious in pathology, these are the activities around which we structure our lives. The hole is a constitutive locus even though it does not exist. The phobic object, the fetishistic object can be understood as manifestations of the hole, of the nothing, in our experience. Jacques Aubert in his paper to the Sinthome seminar showed how holes structured Joyce’s writing in Ulysses – the suicide of Bloom’s father, the abandonment of his name, the death of little Rudy, the rejection of his thoughts about Molly’s infidelity. But clinicians too see how experience can be organised around holes, and, if we can return to our anorectics, one of Lacan’s most illuminating insights is that rather than not eating, they literally eat nothing. One of the things that Lacan most appreciated in the Borromean knot was that it offered a new type of geometry, a new mos geometricus, one which allowed him to situate his basic concepts entirely in the holes, in the interstices, in the gaps set up by the intertwining of his rings of string. All knots define a point, a point which is a hole. The defining feature of the Borromean knot is that in its basic form it consists of three ‘rings linked in such a way that if one is cut or removed the two others fall apart. This already introduces something that Lacan had not sufficiently stressed about the interdependence of R, S and I in the structure of the subject. When they hold together the three interlocking rings demonstrate the interaction of the three categories and can highlight

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in a completely new way how the hole where the three rings overlap can serve as a support for the little o-object. If a subject is to assume his desire and his sexed identity, his history and his own efforts must be activated to ensure that in one way or other this object is held in place. For Lacan, Joyce’s family history and his father’s role in particular contributed to a flaw in his subjective structure that he managed to supply for only by becoming the artist he made himself into. But before focusing on the applications of the Borromean knot to Joyce it might be instructive to look at the curious way in which Lacan discovered it and how it came to inaugurate the final phase of his teaching. In 1972, at the beginning of a session where Roman Jakobson had been unable to give his planned lecture, Lacan wrote on the board this enigmatic sentence: ‘I ask you To refuse What I am offering you… because: it’s not that.’ 4 4. J. Lacan …Ou pire. Seminar IXX. (1971-72). Trans. C. Gallagher, unpublished. Session of 9th February, 1972, p. Iff.

(« Je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que : c’est pas ça »)

I do not know how that formulation emerged but Lacan relates it to Wittgenstein’s well-known proposition: …that I condense, he says, as, what one cannot say, well then, let us not talk about it… It is very precisely, it seems to me, what one cannot speak about that is at stake in what I designate by ‘it’s not that’, which just by itself justifies a demand such as ‘to refuse what I am offering you’…if there is something that is tangible to everybody, it is indeed this ‘it’s not that’. We are confronted with it at every instant of our existence. 5

5. Ibid.

This is particularly true of the psychoanalytic situation in which the analysand is constantly begging the psychoanalyst not to understand too quickly, not to approve of his formulations since this would lead to a foreclosing of any possibility of articulating his desire. Lacan tries various tetrahedral diagrams to show his listeners how they might understand this. But then came the revelation by a young lady mathematician, at a dinner the previous evening, of the extraordinary properties of the knot that constituted the coat of arms of the Borromean family. He saw in a flash that the verbs in his sentence are linked like the rings of this Borromean knot, in that they cannot hold up in two’s, and that this is the foundation, the root, of what is involved in the little o-object. Demand, refusal and offer, he argues, only take on their meaning each from

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the other. If you take out refusal, what could the offer of a demand mean? It is of the nature of an offer that if you remove the demand, to refuse no longer means anything. So the verbs are closed flexible circles in which the presence of the third establishes a relation between the other two. You can read Lacan’s account of all this in… ou pire.6 Jean-Michel Vappereau, a co-worker of Soury and Thome, has made the point

6. J. Lacan, op. cit. (1971-72).

that Lacan’s career can be understood in terms of the geometry, the mos geometricus, that supported his thinking at different phases of his work. So that in the 1950’s he used traditional Euclidean surfaces to support his drawings – schema L, schema R and even the graph of desire. But with the invention of the o-object and throughout the 60’s there emerged a new type of geometry, topology, which is defined by its non-metrical properties and is represented by the Moebius strip, the torus, the Klein bottle, and the cross cap. These enabled him to develop in a new way his approach to the paintings of Holbein and Velasquez and to up-date the projective geometry of Desargues – all with the aim of further clarifying the object of psychoanalysis. But with his discovery of the Borromean knot he became obsessed with knot theory as the support he had been looking for to ground the post-Oedipal, post-Freudian psychoanalysis on which he had embarked. Some theorists see knots as a variant of topology but Lacan and his interlocutors saw it as a different branch of mathematics, adumbrated in the writings of some nineteenth century mathematicians but still in its infancy in the 1970’s when Lacan tried to exploit it for his ends. It is with the support of this inchoate knot theory that he will use his psychoanalytic concepts to tackle Joyce and in fact a major disappointment to the literary reader is that it is knots rather than Joyce that take centre stage in most sessions. Joyce is only there because Lacan feels he writes in a Borromean way and unlike his line-by-line commentaries on the texts of Poe, Sophocles, Shakespeare and others, it is only in the final session of the Sinthome that he analyses a Joycean text in any detail. The passage in the Portrait which attracted his attention appears in the second chapter of the novel when, after being cast out of the leafy splendour of suburban Dublin and Clongowes Wood College, Joyce’s alter ego Stephen Dedalus finds himself plunged into what he describes as ‘an undivined and squalid way of life’ in the back streets of the inner city. After two years of misery with the Christian Brothers, his father’s conniving ensures that he is once again in an upper-class Jesuit school and in his first term in Belvedere he had, though still an early adolescent, begun to win a name as an arbiter of literary taste. One evening, near Jones’ Road – which significantly runs from the major Catholic seminary of Clonliffe, past the headquarters of the Gaelic Athletic Association – he is

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challenged by three schoolmates about his choice of Byron as the greatest English poet. Byron is a heretic, he must retract. Joyce stubbornly refuses: It was the signal for their onset. Nash pMoned his arms behind while Boland seized a long cabbage stump which was lying in the gutter. Struggling and kicking under the cuts of the cane and the blows of the knotty stump Stephen was borne back against a barbed wire fence… At last after a fury of plunges he wrenched himself free as his tormentors set off towards Jones’ Road, laughing and jeering at him, while he, torn and flushed and panting, stumbled after them half blinded with tears, clenching his fists madly and sobbing.

In the novel Joyce is recalling this episode during a later squabble with school friends: …while the scenes of that malignant episode were still passing sharply and swiftly before his mind he wondered why he bore no malice now to those who had tormented him. He had not forgotten a whit of their cowardice and cruelty but the memory of it called forth no anger from him. All the descriptions of fierce love and hatred which he had met in books had seemed to him therefore unreal. Even that night as he stumbled homewards along Jones’ Road he had felt that some power was divesting him of that suddenwoven anger, as easily as a fruit is divested of its soft ripe peel. 7 7. J. Joyce. A Portrait of the Artist as a Young Man. (1916). Collins/Paladin, London, 1988, pp. 83-84.

What this incident suggests to Lacan is that Joyce is relating to his own body as something foreign, a form of letting drop the relationship to the body that is very suspect for an analyst – or a psychiatrist. If the body image, as core ofthe function of the Imaginary, is no longer involved, it is clear that the RSI knot has come undone. In a sense Joyce is left with two of the three registers, the Symbolic and the Real, and these cannot support the o-object, the central constitutive hole, once the third has been removed. Hence Lacan’s question: Was Joyce mad? His answer is that he was saved from madness by his art. In terms of knots, the absence of the Imaginary ring left him with what the mathematicians call a null knot – a simple ring. This can be manipulated, as can be easily seen in practice, in order to produce what looks like a trefoil knot, but is not one because at a point where the line should have passed beneath another line it in fact passes above, leaving the pseudoknot without what Lacan had called many years before a point de capiton around which the Name of the Father could be established (see Figure 8).

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Figure 8.

But Joyce, once again by his art, by having achieved an ability to do anything he wanted with language, had succeeded in making his own name supply for the missing Name of the Father, by developing what Lacan describes as a sinthome, not a symptomatic metaphor for a repressed truth, but something that responds to a lack in the power of the Other to perform the act of nomination.8 And finally what of the odyssey of these two men to a beyond of barbarism? Barbarism, the concise Oxford English Dictionary tells us is a rude or ignorant mixing of foreign or vulgar expressions into talk or writing, and there is no doubt that on this

8. D. Simonney. The sinthome. In M. Safouan. Lacaniana2, Fayard, Paris, 2005, pp. 358-369.

score many readers have considered both Joyce and Lacan to be barbaric. But Joyce’s apparent lack of art or taste has been amply justified as a demonstration of a mastery of language unrivalled in his time, and Lacan’s tortured syntax and baffling neologisms also yield, with perseverance and experience, to the realisation that he has followed Freud in producing an unparalleled articulation of human experience. And as an antidote for barbarity? Lacan’s delineation of the analytic discourse, highlighted the nature of the other discourses that have from all time determined the social bonds between speaking beings – that of the master/capitalist, the university and the hysteric all of which lead to the violence Leopold Bloom rejected: Force, hatred, history, all that. That’s not life for men and women, insult and hatred. And everybody knows that it’s the very opposite of that that is really life. 9

These discourses are the nets that Stephen told Davin he would fly by as they

9. J. Joyce. Ulysses (1922). Penguin, London, 2000, p. 432.

strove to prevent the emergence of anything that would disturb the general good and their ‘lucrative patterns of frustration’. They find an apt image in the philosophy based on the all inclusive sphere that Lacan illustrates by the circle of Popillius, the Roman envoy who drew his line in the sand around Antiochus Epiphanes, warning him, as

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Lacan puts it: ‘You will not get out of there because I have made a ring around you, you will not get out of there before promising me something or other. ,10 10. J. Lacan. op. cit. (1975-76). Session of 9th March, 1976, p. 6.

Joyce, unlike Yeats, would never have to lie awake wondering whether some play of his had sent out those comrades – Qancy, Kettle, Sheehy-Skeffington – that the English, and others, shot. As for Lacan with all his defiance of convention and good sense, he has left a legacy, after Freud, that has ensured that all over the world those who lead the ugly life of the rejected ‘are somehow cheered in their bones’ and have found in the contingency of love a way of being reconciled to their being for death.

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Joyce et l’élangues MURIEL DRAZIEN

Psychanalyste

NOUS SAVONS BIEN DES CHOSES DE LA VIE DE JAMES JOYCE À TRIESTE, de ses années (13 ans en tout) passées dans cette ville tout à fait spéciale, dans le contexte de la « Mitteleuropa ». Ce tissu social particulier n’était pas indifférent aux goûts, aux choix artistiques de Joyce, à sa prédilection pour les mélanges linguistiques. Ce dont on sait peu de chose, en revanche, ce sont ses années (1906-1907) romaines. Peu de psychanalystes, même les plus versés dans les faits qui concernent Joyce, savent que Rome, où il a vécu avec Nora sa femme, a été « l’incubatrice » de trois de ses œuvres parmi les plus importantes. À Rome s’est éclos pour Joyce ce rapport si particulier au langage que Lacan a appelé « l’élangue ».1 Pourquoi a-t-il quitté Trieste pour Rome à cette époque ? Quels sont tous ces chemins qui mènent à Rome ? Toutes les conjectures sont légitimes.

1. Toutes les citations du séminaire le sinthome dans ce texte se trouvent dans : J. Lacan, Le Séminaire, livre XXIII (1975-76), Le sinthome, publication de l’Association lacanienne internationale, document interne, hors commerce et réservé à ses membres, ouvrage sous la responsabilité de Marc Darmon. Texte établi et notes réalisées par Flavia Goian (La Plaine Saint-Denis, 2012).

Si l’on sait que Joyce a eu des difficultés avec son travail à l’École Berlitz, qu’il ne trouvait pas d’élèves pour des leçons particulières d’anglais, que son contact éditorial refusait Gens de Dublin dans l’état où il se présentait, que surtout on lui demandait de couper, de changer, ce qu’il détestait par-dessus tout. Il était frustré de ne pas se sentir apprécié en tant qu’écrivain : « …l’effet est que je désapprouve de ma propre écriture » écrit-il amèrement2. Voilà ce qui lui était insupportable. Tout à fait par hasard, il découvrit dans un journal romain une petite annonce d’une banque à la recherche de jeunes gens « plurilingues », pour occuper des postes non-mieux spécifiées, mais au double du salaire qu’il gagnait alors. Joyce a 24 ans. Il prend sur le champ la décision d’aller passer un an à Rome pour conclure Stephen Hero sur lequel il travaillait.

2. Giorgio Melchiori, et auteurs variés, Joyce in Rome (Bulzoni, Rome, 1984). Traduction de l’italien sous la responsabilité de Muriel Drazien, qui s’est appuyée sur plusieurs thèmes traités dans les différents textes inclus dans ce volume, notamment en ce qui concerne le langage acquis par Joyce durant son séjour romain.

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Joyce espérait, selon son biographe Richard Ellmann, que Rome lui aurait rapporté de l’argent et la célébrité, tout comme ce fut le cas pour Attila et pour d’autres 3. Richard Ellmann, James Joyce (New York, Oxford University Press, 1982). Traduction de l’anglais sous la responsabilité de Muriel Drazien.

envahisseurs encore moins civilisés.3 Argent et célébrité, à entendre comme les leitmotivs dans les fantaisies de Joyce, enracinées en lui par la nécessité de donner corps à son nom. Voilà les faits, et leurs motivations confessées. Il ne nous est pas interdit de penser que Joyce, malgré sa décision de tourner le dos à l’église, de se libérer de la religion romaine, et d’accepter l’étiquette d’hérétique, était néanmoins sensiblement poussé vers le siège sacré du catholicisme romain par des surdéterminations présentes dans son histoire. Bien sûr, en tant qu’hérétique, il avait une admiration énorme pour l’autre grand hérétique Giordano Bruno, brûlé vif en autodafé à Rome pour son opposition aux dogmes de l’église. Joyce était tout de même imbu de l’endoctrinement religieux, fruit de ses années de formation chez les Jésuites. Pas étonnant que l’aura de La Ville Éternelle ait constitué un appel irrésistible dépassant tout ce que volontairement il avait pu renier de l’expérience religieuse du passé. Sa correspondance de l’époque, selon Franca Ruggieri, historienne de Joyce à Rome, démontre avec quelle attention Joyce épiait les cérémonies, le rituel, la structure hiérarchique de l’église Romaine

4. Giorgio Melchiori, Joyce in Rome, de l’auteur Franca Ruggieri, pp. 67-72, ed. cit.

pendant son séjour.4 Son installation dans La Ville Éternelle n’était pas évidente. La situation d’exilé s’y faisait sentir comme nulle part ailleurs. Le manque d’un tissu social local valable et efficace, la présence des nouveaux arrivés de province avec leur ambition de s’enrichir le plus vite possible, le manque d’une culture spécifique, le penchant pour la vulgarité, tout est sous le signe du précaire. À Rome, il n’y a rien qui accueille ou qui renvoie le passant à un giron à un heim connu. Joyce se considérait déjà un vagabond, inapte à s’insérer autrement dans l’ordre social, comme il l’avait admis dans une lettre à Nora

5. Richard Ellmann, James Joyce, op. cit., ed. cit., p. 169.

de 1905.5 La situation générale se révéla vite insatisfaisante sous de multiples aspects ; les longs horaires à la Banque, le travail répétitif et fatigant, le manque de fonds chronique. La difficulté logistique était rendue plus difficile encore par la présence de Nora, de nouveau enceinte, et du petit Giorgio. Le salaire de la Banque finissait vite en boisson et Joyce se trouvait de nouveau découragé par le fait de ne pouvoir écrire (à part réviser quelques chapitres des Gens de Dublin). Il se plaint alors à Stanislaus, le frère gardien : « Il m’est impossible d’écrire quoi que ce soit dans ces circonstances. »6

6. Ibid.

Malgré toutes ces difficultés, un visiteur aurait pu noter que ses instruments 7. Giorgio Melchiori, op. cit., p. 10.

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d’écriture, le nécessaire de l’écrivain, ne manquaient jamais au milieu du désordre et de la confusion de leurs logements de fortune.7

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Au solde d’une expérience semble-t-il désastreuse, vide et infructueuse, le compte n’est pas à considérer tout à fait en négatif. Car c’est tout de même dans l’exil romain qu’il a tiré l’inspiration pour Ulysse, Les Exilés et Les Morts (ou le Mort selon la traduction qu’on veut donner à ce texte.) Joyce adorait les dialectes, et on y reviendra à propos des langues qu’il utilise dans ses écrits, et le dialecte, si l’on peut l’appeler ainsi, qu’il a inventé à partir de son véhicule langagier, l’anglais. Il avait une parfaite maîtrise de l’italien, ayant étudié avec un expert de la langue parlée en Toscane, et connaissant aussi le milanais et le vénitien parlé à Trieste. Il était enivré par le dialecte romain et les particularités de son usage dans le parler courant. Il ne nous est pas interdit de supposer que le titre de The Dead, Les Morts, était peut-être inspiré par son souvenir de l’injure typiquement romaine qu’il a dû entendre des centaines de fois à Rome : « Li mortacci tua… » une expression blasphématoire qui envoie en damnation l’âme immortelle des morts de celui qui reçoit l’injure, ses ancêtres morts, chers ou proches qu’on a le devoir de respecter. Est-ce cette même expression, ensemble avec le thème principal de ce récit, c’est-à-dire le lien ininterrompu qu’on peut entretenir avec ceux qu’on a perdus, qui a fourni à Joyce ce titre un peu ambigu ? Car on peut suivre l’exemple de Lacan quand il propose une traduction alternative pour la pièce Exiles, si l’on se réfère à ceux qui sont exilés, ou bien aux différentes formes d’exils. Procédant ainsi, on peut considérer que l’auteur parle de la mort en général, de plusieurs morts, mais aussi d’une seule. Cette expression « Li mortacci tua » qui l’a poursuivi depuis ses errances dans les rues, les bistrots et les bars de Rome, trace la genèse à Rome de son récit les Morts, comme documenté dans sa lettre à Stanislaus, en parlant d’Ulysse et aussi de 4 autres récits qu’il envisageait d’écrire.8 « Li Mortacci tua » est resté fixé dans l’esprit de Joyce pour faire son apparition en 1938 dans le passage qu’il a lui-même traduit d’Anna Livia Plurabella dans Finne-

8. Giorgio Melchiori, de l’auteur Carla de Petris, op. cit.

gan’s Wake. On lit « Martacce tue ! », dans l’italien de Joyce. La traduction retouchée du juron romain qui passe de mort-acci en mart-acce introduit à ce moment-là le nom d’un fleuve – mais au féminin – Marta. L’expression devient aussi une invective contre un certain type féminin représenté dans l’Ulysse par Marthe, la femme avec laquelle Bloom entretient une improbable correspondance épistolaire. Le passage d’une forme à l’autre de cette expression moyennant le changement d’une seule lettre produit un autre signifiant ; c’est Lacan qui nous l’enseigne en inaugurant son Séminaire Le sinthome par l’introduction d’une nouvelle lettre pour parler ensuite de comment le désir refoulé fait retour par l’intermédiaire de la lettre.

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Dans le flux, «  le fleuve  » de la conscience, selon l’expression anglaise, Stream of consciousness  de Joyce, on passe d’un vœu de mort avéré au portrait d’une femme antipathique – exemple assez éclairant d’une certaine misogynie de Joyce – dans son inimitable style à « boîtes chinoises », et dans son jeu avec « les merveilleux vocables » auxquels il était si attiré et de son « élation » à jouir de « l’élangue. » Dans Stephen Hero, le travail qui a précédé et qui a préparé le Portrait on lit : « Comme il marchait (est-ce Stephen Dedalus ou Joyce lui-même, peut-on se demander encore une fois ?) à travers les méandres de la ville, il tenait ses oreilles et ses yeux prêts à recevoir des impressions…il trouvait des paroles pour sa trésorerie, il les trouvait au hasard dans les boutiques, sur les annonces publicitaires, dans la bouche des travailleurs. Il se les répétait en soi, jusqu’à ce qu’elles aient perdu toute signification 9. James Joyce, Stephen Hero, éditions Four Square Book, The New English Library Limited, London, 1966. “As he walked thus through the ways of the city he had his ears and eyes ever prompt to receive impressions… he found words for his treasure-house, he found them also at haphazard in the shops, on advertisements, in the mouths of the plodding public. He kept repearing them to himself till they lost all instantaneous meaning for him and became wonderful vocable.”

immédiate et deviennent de merveilleux vocables. »9 Joyce passait aisément d’une langue à une autre, aussi en tant que traducteur de ses propres écrits. Il est allé jusqu’à déclarer, devant l’évidente difficulté de traduction, que ses œuvres représentent, et à propos de sa traduction de l’épisode d’Anna Livia Plurabelle de Finnegan’s Wake, « qu’il n’y a rien qui ne peut être traduit . » Passer d’une langue à une autre lui permettait d’embellir, de broder sur le contenu du texte original et certainement d’esquiver, de refouler ce que sa propre langue – dans la mesure où elle l’a été à lui propre – recèle de l’interdit, et qui pouvait alors trouer, déchirer, ou brûler ses ailes, et son essor. J’ouvre ici une parenthèse à propos du titre donné au récit, Les Morts. Il n’y a jamais eu une explication satisfaisante pour le choix du surnom Dedalus imposé au personnage qui est l’Autre de Joyce dans le Portrait et dans Ulysse. Certainement, le Dedalus mythique, façonneur des ailes qui permettent de défier les dieux et de survoler les pays et les compagnons dont il s’est affranchi est un symbole déjà assez puissant et particulièrement relevant dans l’économie subjective de Joyce ; je parle de son ego. Je n’ai jamais rencontré dans les innombrables livres sur le phénomène Joyce aucun auteur qui relève la présence du phonème « dead » dans ce nom Ded-alus, ou le phonème « lust. » La parole « dead », mort, et la parole « lus(t) » avec sa résonance de désir charnel déchirant ; dead et lust qui sont des leitmotivs de son œuvre. « À partir de quand » se demande Lacan, « la signifiance en tant qu’elle est écrite se distingue des

10. Jacques Lacan, Le sinthome, op. cit.

simples effets de la phonation ? C’est la phonation qui transmet la fonction propre du nom. »10 On reviendra ensuite sur cette fonction du nom, centrale pour Joyce et pour notre propre lecture. D’après son biographe Richard Ellmann, Les Morts serait son premier chant de l’exil ; l’exile qui anticipe la pièce de ce nom qui placera toutes les préoccupations ici

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énumérées et d’autres encore sur la scène. L’exil dont parle Joyce dans cette pièce semble lié au langage même, à l’insuffisance de la parole ressentie douloureusement, parce que la parole tourne autour d’un vide de signification. D’autres traces laissées par Rome apparaissent encore dans ce qu’il écrit à Stanislaus, à propos du titre du roman qu’il appellera, avec tout son poids symbolique, «  Ulysse ». Ulysse, l’errant perpétuel, l’exilé qui, à travers mille péripéties en lieux multiples, aux étranges aventures parmi des peuples divers – qui parlent en langues diverses – Ulysse, qui essaie de regagner la patrie qui par le mauvais sort – ou par une série d’actes manqués – s’éloigne toujours devant lui, juste au moment où elle lui semble le plus proche. C’est celui qui porte en lui-même quelque chose d’étranger à son pays natal et qui le maintient toujours « hors » de son monde d’origine. Son heim est son exil, l’ex-il de son ex-istence injuriée est celui où il vit. Nous savons qu’à la fin le retour d’Ulysse à Ithaque ne l’a pas réconcilié avec ses aspirations parce que l’exil ne cesse pas avec la possibilité d’atteindre sa fin matérielle. Est-ce que les 7 mois passés par Joyce à Rome, ou les 9 ans passés dans cette ville par le poète Richard Rowan de la pièce Exiles seraient à considérer comme les 40 années passées par les Israélites dans le désert ? C’est-à-dire, est-ce un compte gonflé qui indique le temps d’un passage nécessaire à un changement radical comme celui impliqué par la création d’une identité nouvelle ? D’autres preuves d’un foisonnement intellectuel à Rome se retrouvent dans ses lettres, principalement celles à Stanislaus, comme sur la carte postale datée septembre 1906, où il parle d’un nouvel essai pour Dubliners, Gens de Dublin, qui concerne un certain M. Hunter – le même personnage qui deviendra Bloom dans Ulysse, la même origine hongroise, lui aussi un juif errant à la recherche de son heim.11 « Oui », écrit-il, de Rome, « j’ai des idées auxquelles je voudrais donner forme. Pas

11. Giorgio Melchiori, op. cit.

comme doctrine mais comme la continuation de l’expression de moi-même que je vois maintenant. Ces idées ou instincts, ou intuitions ou impulsions peuvent être purement personnels. »12

12. Ibid.

Si l’on prend en compte ces idées, ces traces laissées dans son esprit, ces fortes impressions verbales, ses intérêts nouveaux, on arrive à croire que la période romaine a été peut-être la plus fructueuse de toute sa vie intellectuelle. Après avoir renié Dublin et l’Irlande pour son climat de « paralysie », qui étouffait Joyce et qu’il sentait comme un empêchement à la réalisation de sa vocation d’écrivain, après avoir accepté l’exil comme état de grâce pour l’artiste, de son exil romain il écrit à Stanislaus, avec un certain étonnement, qu’il se sentirait humilié si quelqu’un attaquait l’Irlande, son pauvre pays abandonné. Jamais pendant toute sa vie d’exilé

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n’avait-il écrit des paroles aussi nostalgiques à propos de l’Irlande, au point de s’exclamer – ce qui est vraiment un comble – son regret « qu’ici il n’y ait pas au moins un Club 13. Giorgio Melchiori de l’auteur Carla de Petris, Exiles or emigrants, p. 85.

irlandais » !13 Trieste a hérité et a vu réaliser ce que Rome a inspiré au jeune exilé. C’est à Trieste, qu’il considérait sa seconde patrie, que le Portrait, les Gens de Dublin et Ulysse verront le jour. Joyce était particulièrement attiré par le dialecte parlé à Trieste, son orthographe à soi, ses conjugaisons et l’infusion de paroles slovènes et italiennes. Les Triestins étaient venus de la Grèce, de l’Autriche, et de la Hongrie. Ils parlaient tous le dialecte, chacun avec la propre prononciation qui signait leur provenance d’origine. La formation politique que Joyce a acquise à Rome, faite de discussions avec ses collègues à la banque, les soirées aux bistrots où la conversation versait obligatoirement sur la situation politique italienne, l’avait préparé pour une collaboration au journal Il piccolo della sera, une fois rentré à Trieste. De 1907 à 1912, Joyce était à tout point de vue un écrivain italien. Toutes ses interventions publiques, ses conférences et articles de journaux étaient en italien. L’anglais était réservé à la réélaboration des premiers chapitres du Portrait. Et devient alors la langue réservée à la création. Comment peut-on caractériser l’italien, sinon comme l’idiome qui lui signifiait l’ex-il ? En l’occurrence, hors l’île – l’Irlande – et la langue qui lui perpétrait l’exil si indispensable à son identité d’artiste. Les enfants Joyce étaient introduits dès la petite enfance à la langue italienne, comme langue maternelle. La famille n’a jamais abandonné l’habitude de converser en italien partout où ils se trouvaient. L’italien, devenu signifiant de l’exil, réalisait une ébauche de racines, racines déjà si rares dans cette famille, ballottée de pays en pays, de culture en culture. L’italien était leur heim particulier, dans la langue que Joyce proclamait « la langue la plus douce sur la voix » sans qu’on sache s’il se référait à celui qui parle ou à ceux qui écoutent. Nous savons d’ailleurs à quel point Joyce était sensible aux sons, à la voix, en mesure opposée à la vue dont il a toujours eu à se plaindre jusqu’à devenir à la fin de sa vie presque aveugle. Si son affection pour la langue italienne se manifestait de mille façons comme nous avons vu, pour Joyce la langue anglaise était une toute autre histoire. Nous savons qu’avec le passage des années, la parole écrite de Joyce se transforme,

14. Ibid.

se rompt, la syntaxe se délie, se casse, est démantelée. Selon Philippe Sollers, Joyce a tout à fait détruit la langue anglaise. Nous verrons à quel point cela a été un dessin avoué – ce qu’il savait de ce dessin et ce qu’il ignorait mais qui l’avait guidé ; c’est-à-dire si cela lui a été d’une certaine façon « imposé » comme Lacan nous le suggère.14

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Il n’est pas difficile d’évoquer à propos de Joyce le patient surnommé par Marcel Czermak « l’Homme aux paroles imposées »15 si « quelque chose » a été imposé à Joyce. J’évoque seulement en passant l’étrange phénomène de ses épiphanies, ces bribes de discours, ces moments lumineux qu’il cueillait n’importe où et qui recelaient

15. Marcel Czermak, Patronymies (Toulouse, Érès, 2012).

pour lui une très forte signification. Il sentait grâce à ces épiphanies et à cause d’elles que sa vocation d’écrivain, sa mission se réalisait. Il notait sur le champ, précieusement, un matériel en apparence banal ou bien énigmatique, qui puisse suggérer des hallucinations visuelles ou auditives. La « mission » de Joyce dont parle Lacan dans le Séminaire, passait par le travail de façonnage, de limage de la langue qui l’occupera pendant toute sa carrière littéraire. Lacan, jeune psychiatre, avait publié en 1931 avec Lévy-Valensi et Migault un article intitulé « Écrits Inspirés ». Dans cet article, Lacan fait un examen exhaustif des écrits d’une malade hospitalisée après avoir été examinée par de Clérambault pour sa paranoïa. La malade a été surnommée « la nouvelle Jeanne d’Arc » à cause d’une certaine « mission » qu’elle se donnait. Dans ses propres paroles, elle déclare : « Je fais évoluer la langue. Il faut balayer toutes ses vielles formes ». Cette prétention de la malade est identique à la structure de son délire » observe Lacan à l’époque.16 De la parole parlée et écrite de cette malade, on a enregistré des perturbations nominales, de la nomination, avec néologisme, des transformations du sens des paroles ; grammaticales ou syntaxiques ; et sémantiques, dans l’organisation générale du sens de la phrase. « L’activité du jeu est évidente, et nous ne devons pas méconnaître la part intentionnelle ou bien celle d’automatisme » dit Lacan. « Il s’agit des retombées de la conscience, automatismes divers, ce qu’un esprit pleinement actif qui identifie le réel, rejet et efface par un jugement de valeur ». L’écrit est ressenti par la malade comme inspir酠» « Quand la pensée est brève et pauvre, le phénomène automatique supplée. Il est ressenti comme venant du dehors parce qu’il est la suppléance d’un déficit de la pensée. »17

16. En décembre 1931, Lacan publie Écrits inspirés : Schizographie. L’article paraît dans le 5e numéro des Annales MédicoPsychologiques. Il a été publié de nouveau avec sa Thèse : Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (Paris, Seuil, 1975).

17. Ibid.

Ce qui est étonnant pour l’époque et pour le séminaire le Sinthome dans cette annotation de Lacan est l’identité du terme utilisé de « suppléance ». Lacan n’avait pas développé en 1931 la notion de suppléance qui occupe au contraire une très grande importance en 1976 pour le nœud borroméen sur lequel est monté le cas Joyce dans cette nouvelle écriture. Il faut ajouter pour moduler cet étonnement ce que Lacan a déclaré lors d’un interview publié par le JFP : « dans ma façon de procéder…avec ma patiente Aimée… et ce que j’enseigne maintenant je ne vois absolument aucune différence… Il est évident que de décrire ainsi les choses à propos de ma patiente d’alors, je n’avais pas les catégories que j’ai maintenant. »18

18. Journal Français de Psychiatrie, n° 35, Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique, de Ch. Melman et jacques Lacan, Érès, p. 41.

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Voudrions-nous trouver dans cette observation et son interprétation d’il y a 35 ans avant le Sinthome une indication du poids que Lacan veut accorder à la notion même de mission de Joyce telle que l’écrivain l’a formulée et illustrée dans toute son œuvre ? Voudrions-nous trouver dans cette nouvelle écriture une nouvelle formulation possible du déficit de la pensée qui s’appliquerait aussi au cas Joyce ? Il y a un autre aspect de la mission dont parle Joyce qui est liée à la question politique du Home rule – le droit que l’Irlande revendiquait aux Anglais de pouvoir gouverner l’île en tant que pays indépendant – et la question de la langue anglaise, en tant que langue étrangère, imposée par ceux qu’on considérait comme les envahisseurs. Nous savons qu’à l’époque de Joyce, il était possible d’entendre à Dublin trois idiomes linguistiques : l’anglais, le dialecte parlé à Dublin (différent des autres parties de l’île) et le gaélique. Le gaélique était oublié par la majorité de la population irlandaise mais connaissait une importante renaissance grâce aux nationalistes anti-britanniques qui le couronnaient comme la langue antique de tradition autochtone, la langue de la grandeur passée imaginaire que le colonisateur anglais aurait essayé d’oblitérer. Joyce ne connaissait pas le gaélique et, au début, avait refusé de l’apprendre. Il l’avait ensuite étudié sporadiquement sans en faire une étude compréhensive. Il est significatif que le débat continue jusqu’à nos jours à propos de l’acte politique impliqué par le fait de parler une langue ou une autre en Irlande. Une étude récente sur la politique du langage en Irlande de Tony Crowley reprend le noyau central des discussions de culture, politique et identité irlandaise, dans son rapport entre la langue anglaise et l’Irlandaise. C’est encore un sujet d’actualité apparemment. Un exemple intéressant des sentiments hostiles de la part des Irlandais est cette phrase d’un promoteur de l’irlandaise du XIXe siècle citée par Crowley : « L’anglais est la langue de l’infidélité. » Crowley note que « c’est la langue elle-même plutôt 19. Tony Crowley, Wars of words (Oxford University Press).

que ce qui est écrit qui est politisé. »19 Il y a dans le Portrait un passage dans lequel Stephen Dedalus est dénigré par son tutor – un anglais natif – pour avoir utilisé la parole « tundish » (c’est-à-dire un grand entonnoir, mais qui pourrait être aussi un diminutif de « ronde » avec l’ajout du suffixe « ish », qui veut dire semblable à…). Le tutor, méprisant, le taquine et établit qu’il s’agit d’un « iberno-anglais », une expression donc presque dialectale. Stephen enragé, et humilié, réussit à démontrer que la parole a des racines anglo-saxones. Il bredouille alors pour lui-même : « Sa langue, si familière et si étrangère sera toujours pour moi quelque chose comme un parler acquis. » Bien après l’épisode raconté, tout à la fin du Portrait, il revient sur la question qu’il n’a pas encore digérée pour écrire : « ce tundish m’a longtemps occupé la tête. J’ai fait

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une recherche et l’ai trouvé anglais et du bon vieux rude anglais aussi. Au diable le tutor et son entonnoir ! Pourquoi est-il venu ici, pour nous enseigner sa propre langue ou pour l’apprendre de nous ? Qu’il aille au diable de toutes les façons ! »20 Il n’y a pas à mon avis beaucoup d’autres exemples dans les écrits de Joyce qui expriment aussi clairement son rapport conflictuel avec la langue dans laquelle il écrira toute son œuvre et en même temps, pour ce qui est révélé au regard de l’ambiguïté

20. James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man (New York, Viking Critical Library), 1968, p. 523.

inhérente à la langue dite maternelle. Notre langue est toujours celle de l’Autre. Stanislaus note que Dedalus parle d’un désavantage devant laquelle les écrivains irlandais se trouvent dans l’usage de la langue anglaise. Ayant laissé définitivement l’Irlande en 1912, Joyce ne retournera plus sur la question de la langue anglaise en tant d’acquisition, mais il s’engagera totalement à la démanteler, à la réduire à n’importe quelle langue commune, une langue parmi d’autres à remanier par lui dans son œuvre, même si la langue sur laquelle il s’appuie est l’anglais, et même si elle est lue avec un fort accent irlandais. Cette opération d’abaissement de la langue anglaise ressemble à celle illustrée par Lacan à propos du nom propre de Joyce, le nom qui a été ravalé par l’écrivain au statut de nom commun par son propre dessin, aux dépens du père. Le « se faire un nom » omniprésent dans l’œuvre de Joyce démontre la complexité de son attachement à ce qui précède son nom, comment trouver sa racine, son origine, sa raison. C’est chercher ce qui fonde le père. Peut-on dire que l’utilisation qu’on fait d’une langue dépend du nom transmis, ou bien du nom en tant que sinthome ? À propos du nom, du père, de la transmission, à propos du fait que Lacan dit que son nom avait pour Joyce quelque chose d’étranger, le nom qu’il aurait refusé à quiconque, dit-il, on se souviendra de l’exclamation revendicative de Nora dans Exiles à propos du fils né de son union « illicite » avec le poète en exil : « enfant sans nom et sans Dieu », dit-elle, nameless, godless child ».21 Joyce et Nora n’étaient pas mariés quand ils ont quitté l’Irlande en 1904, Joyce en tant qu’« exilé volontaire » selon sa propre expression. Ils se sont mariés en Angleterre 27 ans après, le 4 juillet 1931, le jour même de l’anniversaire du père de Joyce, à 49 et 47 ans respectivement.22 Jusqu’alors Nora et leurs deux enfants Giorgio et Lucia portaient le nom de jeune fille de Nora, celui de Barnacle. Le télégramme envoyé par Joyce à la famille pour annoncer la naissance de son fils Giorgio, « Mère et bâtard se portent bien »23 dit bien

21. James Joyce, Exiles, New York, The Viking Press, 1955. Traduction de M. Drazien.

22. Richard Ellmann, James Joyce, op. cit.

23. Ibid.

que le non-passage du nom de Joyce fût un dessin tout à fait avoué, un dessin non sans conséquences en ce qui concerne ses « bâtards », sans qu’on s’attarde sur ce qui se révèle à propos de la position postiche de la « mère ». (Nous savons que la naissance

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d’un enfant au couple créait de sérieux problèmes à Joyce ; l’événement étant vécu comme une intrusion qui détruisait l’unité idéale qu’il réalisait avec sa femme.) Ce nom, il le transmet à la fin. Joyce, tiraillé, aurait communiqué cette décision étonnante à son avocat : « je ne sais pas expliquer clairement pourquoi je souhaite que mon fils et mon petit-fils portent mon nom. Néanmoins, je le souhaite. »24

24. Ibid.

Ellmann alors parle d’un codicille (une arrière-pensée, peut-on dire) préparé sur la demande de Joyce pour spécifier qu’ils hériteraient «  à condition d’avoir assumé son nom. » On se souvient à propos du lien évident ici entre le nom, la paternité et la dette, monétaire et symbolique, que le père de Joyce avait l’habitude lors de la naissance de chacun de ses enfants, et il a eu une nombreuse progéniture, d’ouvrir à chaque fois un nouvel emprunt immobilier à sa banque. Illustration particulièrement lumineuse de la dépendance renouvelée de la fonction paternelle, vacillante de père en fils. Rome-Poitiers, mars 2013

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Les épiphanies de Joyce ESTHER TELLERMANN

Écrivain et psychanalyste

COMME CELLE D’ANTONIN ARTAUD, L’ŒUVRE DE JOYCE JOUE DE l’illisible aux limites du hors sens, de la désarticulation de la langue, le poète crée une langue nouvelle, lui donne un autre usage. Artaud dans les œuvres ultimes que sont Suppôts et Suppliciations1 de 1947 et les Cahiers d’Ivry2 (ensemble de plus de deux mille pages de cahiers, de dessins composés dans la Maison de santé d’Ivry de 1947 à 1948), Joyce dans son « Finnigan’s Wake ».

1. Antonin Artaud, Suppôts et suppliciations, Évelyne Grossman (ed.), coll. Poésie, Paris, Gallimard, 2006.

Se donner ici un corps écrit n’a rien d’une pratique surréaliste, cadavres exquis ou associations libres. C’est faire affleurer lalangue, ce qui ne cesse de s’écrire, c’est aller dans les deux cas, là où seul le pervers se risque, selon le parallèle que fait Lacan entre perversion et sublimation dans son Séminaire L’Éthique. C’est aller au-delà du centre de la vacuole figurant le principe de plaisir, de la limite où s’arrête la jouissance, mais

2. Cahiers d’Ivry, Évelyne Grossman (ed.), février 1947mars1948, t.1, t.2, Paris, Gallimard, 2011.

à y laisser parler le babil qui nous constitue, la lettre et son irruption, à témoigner de cette transgression par une œuvre que nous ne cesserons de commenter… De cette expérience, les Épiphanies de Joyce semblent donner des restes comme c’est son procès qu’Artaud dévoile, dans sa violence. Notre fascination tient sans doute à cet espace « au-delà » où nous promène ces deux œuvres mais un « au-delà » qui va devenir à partir, à cause de Joyce, « sinthome » dans l’élaboration de Lacan : là où le symptôme de Joyce n’accroche rien de son inconscient, son écriture en fait la structure même de l’homme… Zone de l’entredeux-morts, disait Lacan dans l’Éthique, espace du tragique, de la cure, espace dans lequel se meut le psychotique, à situer entre la mort que chacun appelle (dans la répétition, le symptôme) et celle de l’extinction radicale de la race sans reste mémoriel.

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C’est là l’expérience d’Artaud et ses glossolalies, celle d’une pure jouissance de la lettre et de son irruption, dans une quête recommencée de faire barrage à la néantisation subjective en se créant un corps d’écriture. Mais est-ce, comme l’indique Charles Melman dans sa lecture d’Antonin Artaud, pour apurer le langage du UN, de son sens sexuel, afin d’éradiquer l’existence de cet objet qui nous divise, de l’expulser de la langue, faire de cette dernière un terrain nettoyé de toute érotisation de la lettre ? Pourrions-nous ajouter de tout amour, de toute signification amoureuse, pour nous laisser en son écrit un cri où s’entend « l’extinction du sujet dans son appel ultime », ce texte ultime, lalangue à laquelle chacun de nous a affaire, avant que la sexualité vienne le corrompre ? De cette œuvre nettoyée de toute représentation, nous ne sortons pas indemne… L’univers joycien si nous y entrons par le biais de « Portrait de l’artiste en jeune homme », œuvre de jeunesse, ouvre, lui, au monde de l’amour, un monde féminin pour autant qu’il « outrepasse l’humain » à la manière du « Paradis » de Dante, dans une matière sonore, verbale, phonématique, syntaxique, qui va venir faire apparaître l’objet du désir, présentifier la chose perdue. Portée par la signification amoureuse, la nouvelle langue joycienne semble ne cesser d’écrire La Femme, incarnée plus tard en Molly, sa jouissance, son épiphanie. Différence radicale de ces deux œuvres donc, orientées cependant vers le dit du 3. « Joyce le Symptôme I », in Joyce avec Lacan, Bibliothèque des Analytica, sous la direction de Jacques Aubert, Navarin, 1987, pp. 20-28.

même objet, pour autant que l’une nous en présentifie l’horreur, l’autre l’extase, la beauté. Voilà les deux faces de l’objet, de « l’achose freudienne », pour autant qu’elle intéresse le psychanalyste. Remarquons au passage l’inutilité de toute psychobiographie, de toute psychanalyse appliquée pour approcher la littérature. L’approche du « cas » Artaud ou Joyce ne nous serait d’aucun secours pour approcher l’œuvre, plutôt l’œuvre peut éclairer

4. In Joyce et Paris, Presses universitaires de Lille et éditions du CNRS, 1979. 5. Jacques Lacan, Le sinthome, éditions de l’ALI, pp. 5-18 et pp. 6183. 6. James Joyce, Épiphanies, in Œuvres I, édition établie par Jacques Aubert, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1982.

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le discours psychanalytique si nous suivons Lacan dans ses interrogations sur Joyce à partir de 1975. Lacan aborde ces questions dans une Conférence donnée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 16 juin 19753, dans « Joyce le symptôme »4 et dans les leçons de son Séminaire Le Sinthome du 18 novembre 1975 et du 20 janvier 19765. Joyce incarnerait le symptôme, en tant qu’il est symptôme pur, c’est-à-dire qu’il n’accroche rien de l’équivoque mais nous émeut par sa joy, son rapport à la jouissance de la langue. C’est entre 1901 et 1904 que l’écrivain compose un ensemble appelé Épiphanies6 qui compte parmi ses premiers textes de prose. Cet ensemble de quarante courts fragments est fait le plus souvent de bribes de dialogues. Insérés dans les œuvres ulté-

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rieures que sont Stephen le héros, Portrait de l’artiste en jeune homme et Ulysse, ces épiphanies ne furent jamais publiées comme telles du vivant de l’auteur malgré le désir parfois exprimé dans sa correspondance à Stanislaus, et l’assurance qu’elles assureraient pour la postérité son génie. Jacques Aubert dans les notes qui accompagnent leur collection et traduction en français indique leur statut particulier : leur importance dans l’esthétique joycienne, comme leur caractère ambigu de n’avoir jamais été rassemblées comme telles par Joyce mais reprises, remaniées7. À lire donc une à une,

7. Ibid., pp. 96-97.

ici comme dans leur contextualisation ultérieure. Lisons donc l’épiphanie XXIII8 nous interrogeant de savoir s’il s’agit de la danse de David devant l’Arche de l’Alliance comme le fait Jacques Aubert, ou du rapport de l’expérience mystique au corps, stase, traversée de la forme par le sens, sens sacré qui

8. James Joyce, Stephen le Héros, Ibid., chap. XXIV, p. 513.

va dire l’éclat au-delà, la claritas – selon saint Thomas d’Aquin, le resplendissement du Beau, comme clé de voûte de son esthétique. La claritas comme manifestation spirituelle correspond selon Saint Thomas à la troisième qualité du Beau. Reprise par Joyce, elle révélerait la « quiddité de l’objet », son essence, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est. Ainsi dit Stephen à Cranly, dans Stephen le héros : « Tu sais ce que dit Thomas d’Aquin : la beauté requiert trois choses : intégrité, symétrie, rayonnement. Je développerai quelque jour cette formule sous forme de traité. Observe le comportement de ton esprit à toi en présence d’un objet hypothétiquement beau. Pour appréhender cet objet, ton esprit divise l’univers entier en deux parts : l’objet et le vide qui n’est pas l’objet. Pour l’appréhender, tu sépares nécessairement cet objet de tout le reste et tu perçois alors que c’est une chose intégrale, une chose. Tu reconnais son intégrité »9.

9. Ibid., p. 513.

Voici la première qualité du Beau, selon Saint Thomas, reprise par Joyce, où nous entendons que pour saisir la Chose en sa beauté, c’est son vide, le vide de la chose qui est là saisi… La conversation esthétique se poursuit dans les rues de Dublin à propos de la deuxième et la troisième qualité du Beau selon Saint Thomas, la deuxième étant l’équilibre, la symétrie de l’objet. « Claritas c’est quidditas »10 dit Stephen. Joyce, théoricien, donne par le truchement de son personnage sa propre définition de l’épiphanie… Par la troisième qualité du beau, l’objet apparaît dans sa choséité, son caractère

10. Antonin Artaud, Suppôts et suppliciations, Évelyne Grossman (ed.), coll. Poésie, Paris, Gallimard, 2006.

de chose mais qui en fait à la fois un particulier et un général, une chose et « la » chose, son essence – qui ne réside en rien d’autre que son être de chose – non plus sa partie utilitaire, le vêtement de son apparence, mais ce qui fera pour Heidegger le « Kunstart ». En terme heideggérien, l’être là de la chose, son essence qui ne réside en rien

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d’autre que son être de chose, va nous apparaître au-delà du souci, de la préoccupation, de sa technè comme de sa temporalité à venir. Autre chose vient là apparaître, non plus la res, mais aliquid, tout ce qui n’est pas rien, ce qui est susceptible d’être pensé, sa présence plus que ses propriétés. Où nous entendons un réel inappréhendable, le réel de la chose mais dans ce que le langage en saisit, le réel en tant que son irreprésentable vient tout à coup à être représenté dans un moment d’extase – la rencontre dans le regard du dehors et du dedans – moment d’une symbolisation aussi lumineuse que fugitive. Moment de coupure où le réel emprunte au symbolique et où le symbolique emprunte au réel. Voilà l’épiphanie et c’est pourquoi nous pourrions dire après Lacan que toute l’écriture de Joyce est épiphanie. C’est dire que le sujet y est pris. Il est pris par cette jouissance qui fait la fascination qu’exerce l’écriture de Joyce. Ça mouille dit Lacan. L’amour Joyce n’est pas passion, cette « passion – Artaud » comme autre face de l’objet. Voilà qui nous emporte dans la cogitation de l’œuvre d’art qui a mené Heidegger dans ses Conférences sur l’origine de l’Art et son analyse des souliers de Van Gogh : « Une paire de soulier et pourtant ». Ceci veut dire l’angoisse de sa naissance imminente, l’angoisse attachée à l’œuvre d’art. Ce moment où le rapport à autrui vient à disparaître, pour laisser place à la singularisation, l’individuation de l’objet, peut être rapproché de l’épiphanie, l’apparition de la chose freudienne, soudain accrochée dans un trou de la représentation, mais où l’artiste vient en dire, en écrire, en peindre quelque chose. L’œuvre d’art serait-elle en ce sens « sinthome » ? Un bout de réel qui vient à être symbolisé, hors corps, hors de toute imaginarisation possible ? Jouissance Autre dès lors mais qui d’être écrite fait Nom du père. Sans passer par la révélation mystique, un exemple peut en être trouvé dans notre psychopathologie quotidienne. Pensons à l’aura dont nous revêtons la vendeuse d’un produit de luxe que nous convoitons, leur prêtant la même érotisation. Pensez à cette même femme, passant dans la rue un jour et que nous reconnaissons à peine. Elle est venue au moment de l’impossibilité de l’acquisition de l’objet convoité, ou de la trans11. Hugo Von Hofmannsthal, Lettre à Lord Chandos et autres textes sur la poésie, traduction de l’allemand par Albert Kohn et Jean-Claude Schneider, collection Poésie, Paris, Gallimard, 1992.

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gression de cet impossible, incarner la Chose en sa jouissance, l’essence de l’objet qui manque pour assurer votre plénitude… Ce petit détour a son importance dans l’approche de ce que Joyce nomme épiphanie. Des bribes de dialogues, des épisodes banals deviennent épiphanies dans une individuation qui les porte à hauteur de leur essence. L’universel d’une structure vient là s’incarner dans une présence singulière. De cela Lord Chandos témoigne dans le texte de Hugo Von Hofmannsthal11. Dans une lettre fictive, il explique pourquoi il re-

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nonce à toute activité littéraire. Ayant fait soudain l’expérience du pur présent, il a perçu choses, objets hors de tout contexte, dans leur existence brute. « Voilà où toute langue usuelle défaille à dire ». Voilà où il faudrait pour faire parler les choses muettes inventer une nouvelle langue… L’épiphanie passe de son versant d’extase à celui de l’angoisse dans l’instant d’apparition de la quiddité de la Chose freudienne où s’abolit sa distanciation, sa représentation, dans la perte de la limite du corps qui la perçoit. Quant aux épiphanies de Joyce rassemblées et traduites par Jacques Aubert, elles frappent par le caractère lacunaire de ces bribes de conversations mais aussi l’évocation, prégnante, lancinante d’un « Elle », « un être qu’il n’a jamais vu, cette jeune fille qui l’entoure de ses bras sans penser à mal, offrant son amour simple, généreux, elle qui entend son âme et lui répond, il ne sait comment. ». Épiphanie II : présence et absence d’elle. Épiphanie III : « bien des fois elle monte sur ma marche et puis redescend, entre nos phrases, et une ou deux fois, elle reste près de moi, oubliant de redescendre et puis redescend. Laissons faire, laissons faire… »12. Viens une évocation étrange, ceinture, bas noirs, plaisir, où la lecture accroche une érotique.

12. Épiphanies, ibid., pp. 88-89.

Épiphanie V : apparition dans l’encadrement d’une fenêtre d’une tête de mort, un singe, une créature attirée par le feu : Mary Ellen, Elisa, Jim ? Épiphanie VI : apparition de formes confuses dans les herbes, « mi-homme michèvre ». Épiphanie VII : « Je vous salue Sainte reine, Mère de Miséricorde, notre vie, notre douceur et notre espoir ! ». Plus loin : « et oh, le beau soleil qui luit dans l’avenue et, oh, le soleil qui luit dans mon cœur ! »13.

13. Ibid., p. 90.

Quarante épiphanies pas si triviales que les pense Catherine Millot dans son article mais très énigmatiques, près de ne rien dire à personne car il ne s’agit pas de 14

paroles mais d’écriture.

14. Catherine Millot, « Épiphanies », in Joyce avec Lacan, ibid., pp. 87-94.

Bouts de récit, fragments de dialogues, de scènes étranges, se donnent déjà avant les romans comme symptôme, jouissance pure de l’écriture. À nous d’y glisser, et c’est là la force, le génie de Joyce, une signification. Car le texte de Joyce à ceci de commun avec celui de Dante, qu’il est un texte amoureux, une poésie amoureuse, et c’est l’amour ici, l’amour de la langue, qui glisse dans son chiffrage, cette jouissance pure de l’écriture, une signification induite par l’amour, en tant que ce dernier érotise la langue, produit une chute : trou dans la syntaxe, dans le récit, chute de lettre qui ne permet pas l’imaginaire mais fait passer au sinthome : ce qu’il y a de plus singulier en un sujet d’être réduit à une structure dans

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son appréhension ici du Beau, de son épiphanie, là où ça mouille… (« et, oh le beau soleil qui luit dans l’avenue, et oh, le soleil qui luit dans mon cœur ! ». Tout en Joyce « épiphanise », dialogues banals entrecoupés, sans sens, un animal arctique qui parle (épiphanie XVI), les étoiles, le trou…. « Le trou que nous avons tous ici, elle montre » (épiphanie XIX). « Qu’ c’est beau » s’exclame Lacan dans sa conférence : Joyce vit de l’être, il vide l’être de l’objet a. Joyce, c’est Nora qu’il écrit, Molly… « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste, ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même » dit le narrateur de Stephen le héros. Les épiphanies valaient pour Joyce comme expérience inaugurale sur laquelle il fondait la certitude de sa vocation. L’épiphanie, manifestation spirituelle où apparaît l’objet du désir, pourrait être la métaphore de l’ensemble de l’écriture de Joyce où le sujet va rejouer son nom, renouer l’Imaginaire au Réel et au Symbolique, se faire un nom. Fragments, petits poèmes en prose pourraient bien être ici une poétique au fondement de l’œuvre entière. Ainsi l’épiphanie XXII, reprise au chapitre XXII de Stephen le héros, maintient l’ambiguïté entre scène réelle ou imaginaire quand elle ne pourrait être que pur plaisir de son apparition dans l’écriture. Les scènes ne sont pas hors sens comme le pense Catherine Millot mais leur caractère énigmatique tient à leur statut poétique. Elles ne sont hors sens que pour autant que le poème dans son semblant de hors sens appelle la signification, appelle « l’Autre ». Nervalienne, rimbaldienne, les épiphanies XXVI et XXVII se tendent dans leur fulgurance vers l’attente d’une vision, d’un son qui à leur acmé les ferait disparaître : jeune fille qui danse, échappe, son qui fend la nuit, devient lumière… L’écriture joycienne fait croire à une écriture féminine, oui s’il y avait une ce serait celle-là, car c’est celle de l’amour, de la jouissance autre qui nous fait croire à la beauté, au rapport sexuel réussi. Quelque chose y brille comme les sabots du cheval dans l’épiphanie XXVII. Le poème est correspondance, du son, de la lumière, accroche dans ses trous, un bout de réel, l’insensé de l’amour.

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Il est illuminations, claritas, un réel soudain irradié d’une puissance hallucinatoire par sa mise en mots. Mais il faudra y inclure le regard, la lecture de l’Autre, qui donne une signification amoureuse à cet insensé. Et c’est là l’humanité de Joyce de mettre en son écriture le trou où nous aurons à nous laisser prendre, à ne cesser de jaspiner. Épiphanie XXIV : « Son bras se pose un instant sur mes genoux puis se retire, et ses yeux l’ont révélée secrète, vigilante, un jardin clos-en un instant. »15.

15. James Joyce, Épiphanies, ibid., p. 97.

Instant d’infinie douceur où se donne le sens de ce qui est à jamais perdu, « un jardin clos », Éden lointain et proche qui se dit dans le corps, mouvement du bras, caresse, émoi de l’instant déjà éteint qui se fait regard. Révélation du mystère de la jouissance en sa liturgie dans une lalangue débordant le langage. Une lalalangue « secrète, vigilante » débordant en un instant « le jardin clos ». Voilà où le sens jouit… Où l’esthétique joycienne ne cesse de s’écrire, « grappes de diamants », « exhalaison de terres noires », « blanc rosaire des heures ». L’évocation joycienne est surgissement de la grâce, fiançailles infinies, suspens infini de l’apnée, « sabots qui brillent comme des diamants parmi la nuit lourde, se hâtant par delà les marais gris, silencieux vers quel terme de leur course quel cœur portant quel message ? » Voilà ce qui nous émeut ce non sens tendu vers un sens neuf. Joyce, le pauvre hérétique joue les sinthomadaquin, fait claritas, splendeur de l’être d’un objet, d’un personnage, d’un geste, d’un son, claritas du mot qui surgit, signifiant qui vient épingler un réel innommable : celui de l’étreinte, d’une origine dérobée. « Tout peut-être épiphanie dit Joyce, même l’horloge de service du port, après tout n’est que an item in the Catalogue of Dublin street furnitures ». Tout objet peut-être transfiguré par la grâce de l’affleurement de lalangue en tant qu’elle parle le sujet, qu’elle noue au langage la parenté. Au croisement de lalangue et du langage viendra ce sens nouveau donné par l’écrit joycien, qui élit la rencontre de l’objet, puis le porte à son essence, son vide, son réel soudain rempli d’une incandescence, celle même du mot qui illumine sa pure béance. Voici La Femme, le Vorstelungrepresentanz, signifiant du manque, « images de rois fabuleux, enchâssées dans la pierre », « bras blancs des routes, leurs promesses d’étreintes serrées ».

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Présence, mouvement de l’indicible, dans le mouvement des reins des femmes, des jeunes filles silencieuses affairées dans le bruissement de leur robe, toujours au bord où leur parfum pourrait basculer dans la douce odeur des langes, quand de la nuit des autels sombres des cathédrales, surgit l’instant où le verbe se fait chair – la présence pure de lalangue – portée à l’incandescence de la signature joycienne.

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Lacan avec Joyce : le symptôme et le sinthome* PIERRE-CHRISTOPHE CATHELINEAU

Psychanalyste

Pourquoi Lacan avec joyce ? C’est peut-être reprendre le titre en l’inversant d’une publication Navarin qui date de 87, mais pour à l’inverse de cette publication accentuer qu’à partir du Sinthome le cheminement de Lacan se fait sur ce qui s’impose à lui de la lecture de Joyce. Il s’agit de Joyce le Symptôme à entendre, dit-il, comme Jésus la caille : c’est son nom. Il le nomme et le surnomme le Symptôme, comme le Symptôme par excellence. Comment spécifier ce symptôme ? Hellénisons comme Joyce. Revenons au grec. Sumptoma, ça signifie affaissement, d’où coïncidence, rencontre, puis chez Aristote évènement fortuit, qui donne évènement malheureux, malheur, et enfin symptôme au sens ordinaire du terme comme ce qui signifie autre chose chez Platon. Ptoma, c’est la chute, du substantif pipto qui signifie tomber. Nul doute que dans l’esprit de Lacan soit présent cette équivoque du symptôme pour Joyce : chute, coïncidence, évènement fortuit, manifestation d’autre chose. Comment cela se traduit-il chez Joyce ? Par son art, un savoir-faire, dit Lacan, son art-gueil, ce dont il n’était pas peu fier à vouloir que les universitaires s’exténuent à son commentaire durant au moins 300 ans, et les psychanalystes à leur suite.

* La Célibataire publie cette intervention de l’auteur au séminaire collectif de L’ALI (M. Darmon, P.C. Cathelineau, B. Vandermersch, V. Nusinovici , M. Lerude, F. Goian) en préparation des journées qui seront consacrées au séminaire XXIII de Jacques Lacan, Le Sinthome, du 27 au 30 Août 2013. Selon le désir de l’auteur, la Célibataire publie ce texte dans l’intégralité de la présentation qui lui est parvenue.

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Au service de quoi cet art ? Au service de l’eaubscène, à écrire e a u b scène, pour souligner que c’est en cela que le beau consiste – Lacan le dit dés l’Ethique de la Psychanalyse en ceci que le Beau touche au réel, donc à l’obscène. Mais pourquoi 1. Joyce et Paris, Presses Universitaires de Lille et Editions du CNRS, 1979.

faire  ? Pour monter sur l’hessecabeau du beau  : «  Hissecroibeau à écrire comme l’hessecabeau sans lequel hihanappat qui soit ding ! d’nom d’hom.1 » Cette phrase joycienne de Lacan, que dit-elle ? Elle dit de façon ramassée que c’est en faisant de son œuvre l’escabeau d’une certaine beauté formelle sur lequel il monte, lui Joyce, il finit par se croire beau, d’être revêtu d’un Ego sans cesse confirmé par la précision du commentaire qui est réservé au tissage formel de la lettre, à la complexité formelle de l’œuvre. Pour être quoi ? Pour être dingue, ou digne, c’est selon, de nom d’homme. Le but est d’être un homme parmi les hommes, le but du symptôme, fut-ce au prix d’y faire exception d’une dignité qui pourrait être entendue comme une dinguerie. Escabeau, avec quelle conséquence sur le corps ? Cela concerne dans cette opération la difficulté d’avoir un corps, psychique, topologique D’où vient qu’on ait un corps ? « S’il Henrycane, le Bloom de sa fantaisie, c’est pour démontrer qu’à s’affairer de la spatule publicitaire, ce qu’il a enfin, de l’obtenir ainsi, ne vaut pas cher, à faire trop

2. Joyce et Paris, Presses Universitaires de Lille et Editions du CNRS, 1979.

bon marché de son corps même, il démontre que LOM a un corps ne veut rien dire, s’il n’en fait pas payer à tous les autres la dîme.2 » Lacan évoque alors la charité et l’ordre des Frères Mendiants. Pourquoi continuons nous de payer la dîme pour un corps qui sinon se désaccorderait ? Nous faisons partie du processus même du symptôme. C’est que nous perpétuons le symptôme pour qu’un corps puisse s’avoir, c’est-à-dire advenir dans le temps d’un symptôme dont l’impossible cesserait, de s’écrire, du fait de s’écrire. Pourquoi je dis cela ? C’est la façon qui m’a été contesté dont je lis la première leçon du séminaire à propos de cette faille qui s’agrandit toujours, si d’aventure la castration comme possible ne la fait pas cesser. Pour certains la gueule de l’Autre se trouve barrée par la castration, mais pour d’autres ? Pour Joyce en particulier, il en était tout autrement. Il était lui aussi tributaire de cette faille, c’est le tissu de son symptôme, qui ne cessait pas de s’agrandir en une jouissance singulière. Comment cela s’inscrit-il dans le dernier nœud de Joyce ? A mon sens c’est cette façon dont l’inconscient, et non pas le symbolique, car Joyce n’en relevait pas, se noue olympiquement au réel, sans que l’imaginaire puisse y être tissé.

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C’est étrange, nous avons ce nœud final, et Lacan quelques mois auparavant dit que Joyce était désabonné de l’inconscient. Comment entendre ce paradoxe ? C’est que, comme Lacan l’explique très bien, il y a dans notre rapport à l’inconscient la recherche au-delà de l’équivoque d’un sens sexuel dont l’élément inconditionné dans la réalité psychique est le Nom du Père. Ce qui justifie une analyse n’a d’autre chance de parvenir à résoudre la jouissance hors sens que nous rencontrons du fait de l’Autre qu’à se faire la dupe du père. En est-il ainsi pour Joyce ? C’est précisément ce dont il fait l’économie par son symptôme. Ce père n’est ni repérable chez lui au niveau d’un symbolique qui n’existe pas, ni d’un rond quatrième comme nomination symbolique. Alors comment se débrouille-t-il ? Le symptôme est ce qui conditionne lalangue, Joyce la porte à la puissance du langage, pour autant qu’il fait de lalangue la structure même du langage, ce qui ne va pas de soi. Car la structure du langage est supposée excéder la matière de lalangue. Sa lecture nous laisse interdit. C’est le cas de Finnegans Wake. Car avec lui il n’y a en fait que la jouissance que nous puissions attraper au mépris de l’équivoque habituelle du signifiant et des nominations qu’elle suppose. Pourquoi cette liberté de la jouissance hors sens qui trouve son acmê dans Finnegans Wake ? Parce que du côté du Nom du Père, c’est le vide. Vous vous en souvenez, toutes les indications que Lacan va chercher chez les biographes de Joyce, vont dans le sens d’une radicale défaillance du père, soulographe, SDF, ruiné, nationaliste nostalgique d’un héros déchu, Parnell, et avec pour conséquence chez Joyce sa queue un peu lâche (au passage, ce n’est pas frappant dans sa correspondance avec Nora). Mais en tout cas cette défaillance au niveau d’un symptôme ordinairement partagé par les névrosés, cette défaillance du Nom du Père, l’oriente vers un Sinthome. Comment entendre le Sinthome ? Il y a une occurrence claire du Sinthome dans ce séminaire où Lacan dit explicitement qu’il s’agit du Sinthome de Joyce, c’est Nora. Les lettres croustillantes qu’il lui écrit l’évoque en p… et en mère sublime, la maman et la putain. L’objet dont on jouit, celui que l’on vénère, et le saut de vénérer à vénérien est sans cesse franchi d’une lettre à l’autre qui oscillent entre l’injure et l’ode amoureuse. C’est ce qui fait dire à Lacan qu’elle est Latoute, La femme avec laquelle un rapport sexuel est possible, alors que pour Lacan Joyce n’aura, c’est le cas de le dire, jamais connu une femme, dans sa singularité logique, comme une parmi d’autres. En tout cas le Sinthome est à la différence du symptôme explicitement situé comme la réparation d’une erreur à l’endroit où s’est produit l’erreur sur le nœud de trèfle, avec comme conséquence topologique qu’il existe de ce fait deux façons de déplier le même nœud

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raté et corrigé d’un Sinthome qui ne sont pas équivalentes et qui pour Lacan du fait de cette non-équivalence permettent le rapport sexuel, c’est-à-dire rendent possible une dissymétrie dans la répartition des places sexuées, condition pour qu’il y ait du rapport sexuel. Mais, revenons à cette question lancinante : pourquoi Joyce est-il désabonné de l’inconscient ? Avec cette autre question connexe : le rapport de Joyce au signifiant relève-t-il de l’équivoque ? Clairement ce rapport, aussi paradoxal que cela puisse paraître, n’est pas à inscrire dans le registre de l’équivoque. Lacan le dit à plusieurs reprises. S’il fait l’usage qu’on lui connait de la lalangue dans le style qui est le sien, comme dans cette phrase emblématique de Finnegans Wake cité par Marc Darmon la fois dernière : «  Who ails tongue coddeau aspace of dumbillsilly  » Où est ton cadeau, espèce d’imbécile. Où l’on entend en filigrane  : aspace, dont be silly, espace, ne soit pas stupide. Avec l’irruption d’une création signifiante insensé coddeau. De quelle technique s’agit-il dans ce maniement de lalangue ? D’une homophonie translinguistique – c’est l’élangues, à la lisière de plusieurs systèmes signifiants. Elle ne se supporte que d’une lettre conforme à l’orthographe de la langue anglaise qui se trouve travesti et audible dans une autre langue, ici la française. Nous ne saurions pas que Who au sens interrogatif se prononce ainsi, nous n’entendrions rien à la phrase. Il y a, dit Lacan, je ne sais quoi d’ambigu, et il n’emploie pas à dessein le mot d’équivoque qui renvoie toujours à un seul axe paradigmatique, de faunesque dans cet usage phonétique que j’écrirais aussi bien faune. Sur quoi cela repose-t-il ? Sur la lettre, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas essentiel à lalangue, mais qui est tressé par les accidents de l’histoire. Et Joyce en fait un usage prodigieux. Pour servir quoi ? Joyce, dont le nom comme Freud évoque la jouissance, jouit de lalangue. Et cette jouissance nous laisse littéralement interdit, puisqu’il nous est impossible de nous rabattre sur le sens, généralement le bon sens, celui qui me permet de vous transmettre des idées plus ou moins claires, des concepts. Que devient lalangue ? C’est sa dimension de jouissance hors sens qui lui est restituée jusqu’à épuisement. C’est pourquoi à l’occasion du Sinthome Lacan en vient à situer lalangue du côté d’un savoir-faire féminin, c’est l’apanage des femmes, les grecs encore eux le savaient qui à côté du verbe legein dire, avait aussi le verbe lalein pour le parler féminin, qui va du bavardage aux sons plus ou moins articulés.

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Quel rapport y-a-t-il entre le langage et lalangue ? Sans doute ce lien entre la structure et la matière sonore qui peuple cette structure. En tout cas la question est de savoir si le langage ne suppose pas lalangue, je laisse cette question en suspens. Il est vrai que lorsqu’il parle de la langue et des femmes, c’est pour insister sur cette prothèse de l’équivoque qu’elles rendent possible et il cite l’exemple du deux, devenu d’eux d apostrophes. A quoi cela conduit-il Lacan dans ce qui est son parcours propre ? A un remaniement de son propre rapport au signifiant et au concept. C’était déjà sensible dans RSI, c’est encore plus vrai dans les textes consacrés à Joyce. Melman souligne que lalangue de Lacan subit une transformation majeure au cours de ces années pour n’être plus vectorisée par le concept, par le S1 et se plier à travers les équivoques à la logique d’un objet a insaisissable, contrairement à l’usage du concept qui en tant que Begriff se trouve saisi. En quoi cela a-t-il le plus étroit rapport avec Joyce ? Je ne vous renverrais pas pour la énième fois à la première leçon du Sinthome où Lacan en même temps qu’il parle de Joyce le définit comme artisan, en tant qu’il est capable de produire l’objet a, l’illustrant du rapport à l’oreille et à l’œil, ce qui chez Joyce prend tout son sens de la voix et du regard à partir de la lettre. C’est donc dans Joyce que Lacan puise son inspiration sur ce qui pour lui conditionne le discours analytique dans son rapport au signifiant et à l’objet a  : la voie privilégiée à ce trou n’est plus exactement le signifiant, et encore moins le signifiant assujetti à l’Un, mais lalangue en tant que Joyce lui enseigne qu’elle une voie d’accès privilégiée à l’objet a, et en particulier à la lettre. C’est vrai pour Lacan, c’est vrai pour Joyce, y-a-t-il un point où dans le premier nœud de Joyce de la première leçon la fonction du symptôme chez Joyce lui est à proprement parler singulière ? Lacan évoque et trace la division du Symbole et du Symptôme. Qu’en est-il en ce point du Symptôme ? La fois dernière je l’ai situé comme corrélat chez Joyce du Symbole, en vous demandant de ne pas aller trop vite en besogne et de préserver le signifiant Symbole sans lui substituer le Symbolique. Car ce sont deux signifiants différents : le Symbole renvoie à la structure de ce qui est toujours représenté par autre chose, tandis qu’avec le Symbolique on ajoute à la dimension de la représentation celle de la référence phallique ou paternelle. J’ai cité l’anecdote du Cork, du liège qui encadre les tableaux pour vous évoquer la fonction si essentielle du Symbole, celle de l’encadrement rhétorique, en

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particulier dans Ulysse, le plan de l’Odyssée, la référence rhétorique à la diversité des styles littéraires, la référence théologique, hérétique, les couleurs, façon de prendre appui sur les Symboles légués par la culture et qui offre un champ infini de méditation aux universitaires. Sur cette façon de caractériser le rapport de Joyce à son inconscient Lacan ne varie pas du début à la fin du séminaire, puisque la dimension du Symbole dans une première écriture devient celle de l’inconscient dans une troisième à la fin, comme si Lacan avait renoncé à utiliser pour Joyce la dimension du Symbolique. Quel rapport y-a-t-il entre cette façon de situer le Symbole et le symptôme que le Symbole représente ? La réponse est donnée dans Ulysse à propos du père de Bloom qui a changé de nom et que Joyce décrit comme un juif renégat. Jacques Aubert y insiste. Par un deed pool un document rogné. Puis il y a ce dialogue : -Il a changé de nom ? -Nullement, dit Martin. Ils n’ont que le nom en commun. -Est-ce qu’il est cousin du dentiste Bloom ? que dit Jack Power -Nullement, dit Martin. Ils n’ont que le nom de commun. Il s’appelait Virag. C’est le nom du père qui s’est empoisonné The father’s name that poisonned himself. Cette dernière phrase peut être détachée de son contexte comme la phrase où il faut sans doute situer le Sin, la faute, dans le Sinthome, si bien qu’il m’est devenu de plus en plus difficile d’interpréter le symptôme dans la première leçon comme une évidente nomination symbolique, parce que le faux-trou n’est pas celui du Symbolique et de la nomination symbolique, mais celui du Symbole dont j’ai dit la caractéristique et d’un symptôme qui par lalangue répond à un empoisonnement du Symbolique luimême. Donc la continuité entre RSI et le Sinthome ne me frappe pas du tout, parce que le Symptôme chez Joyce répond à une défaillance du Symbolique comme tel. C’est le Symbole qui en particulier dans Ulysse porte à la puissance de l’art un symptôme dont ne se referme la faille qu’au prix d’un travail sur lalangue et les symboles. Pourquoi est-ce une alternative crédible à la psychanalyse ? Quand l’analyse emprunte la voie du symptôme, comme Nom du Père, je sais que beaucoup y tiennent ici, alors je ne vais pas les contredire, Joyce emprunte celle d’une jouissance pure et opaque d’exclure le sens. Qu’est-ce que nous pourrions être ? Post-joycien, en plus d’être lacanien. Qu’estce que ça veut dire ? Etre post-joycien, c’est savoir ça. « Il n’y a d’éveil, Lacan parle pour lui et pour nous, que par cette jouissance là, soit dévalorisée de ce que l’analyse

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recourant au sens pour la résoudre-cette jouissance – n’ait aucune chance d’y parvenir qu’à se faire la dupe du père, comme je l’ai indiqué.3 ». L’extraordinaire, c’est que Joyce y soit parvenu non pas sans Freud (quoiqu’il ne suffise pas qu’il l’ait lu) mais sans recours à l’expérience de l’analyse (qui l’aurait peut-être leurré de quelque fin plate). Disons que Joyce est parvenu à résoudre cette jouissance, comme nous tous qui

3. Joyce et Paris, Presses Universitaires de Lille et Editions du CNRS, 1979.

nous y essayons, et y compris à la dévaloriser sans se faire dans l’expérience analytique la dupe du père et sans recourir au sens. Bravo l’artiste. En cela consiste son symptôme. Le ferions-nous notre ? Mais aussi et il faut vite l’ajouter la limitation du symptôme pour Lacan. Il ne suffit pas de la pointer. Il faut l’expliquer. Qu’en dire ? Que Joyce n’a rien su du nœud ; Finnegans Wake est une œuvre circulaire, pas nodale. Le symptôme tient au nœud. C’est une façon élégante de dire qu’il tient ses limites de son tressage et de rien d’autre. Ce qui lui donne une consistance qui va un peu plus loin que la jouissance hors sens et ramène les enjeux de l’écriture littérale à des enjeux de topologie des noeuds. Alors pour finir y-a-t-il une différence entre le symptôme et le Sinthome ? Disons, vous l’aurez compris dans mon exposé, la référence au symptôme couvre un champ de signifiance, qui pour finir est à la fois plus vaste et plus général, puisqu’il concerne Joyce le Symptôme et aussi le symptôme entendu comme réalité psychique, complexe d’Œdipe et Nom du Père : il s’agirait à la fois du rond quatrième dans tous ses états, et pas seulement celui d’une plate normalité, mais également dédié à écluser cette jouissance hors sens dont Joyce ne cesse de parler. Le Sinthome revêt une dimension à la fois plus joycienne dans sa spécificité et plus précis dans son usage. Plus joycienne, ça veut dire que Lacan s’amuse avec le Saint Homme, le Saint Thomas, le Saint Home Rule, pour cerner ce qui spécifie les Symboles auxquels se réfère Joyce pour exister : la théologie thomiste, son idéal de sainteté, la nostalgie d’une Irlande délivré du joug anglais, et pour finir la faute, le péché dont s’originerait la quête joycienne dans sa représentation chrétienne. Plus technique, c’est bien évidemment la réparation topologique que par deux fois Lacan fait subir à un nœud raté : avec le nœud de trèfle raté corrigé par le Sinthome qu’est Nora et l’autre correction qu’est l’Ego sur la dernière écriture du nœud de Joyce. Voilà ce sont des propositions qui valent ce qu’elles valent.

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Le « Désabonné de l’inconscient » MARC DARMON et FLAVIA GOIAN

Psychanalystes

À la dernière leçon de R.S.I., le 13 mai 1975, Lacan annonce le titre de son prochain séminaire : 4, 5, 6. Il s’agissait sans doute pour lui de poursuivre l’exploration nodale des nominations, chacun des trois ronds du nœud borroméen faisant faux-trou avec la nomination correspondante. Si Lacan s’arrête à six, c’est parce que la voie explorée ne va pas au-delà. Il indique néanmoins qu’il accordera une attention particulière au nœud à quatre. Un mois plus tard, lors de sa conférence, Joyce le Symptôme, il annonce que c’est Joyce qui sera à l’affiche du séminaire à venir. L’intérêt de Lacan pour l’écrivain irlandais est de longue date – on apprend, à cette occasion, qu’à l’âge de dix-sept ans, il fréquentait déjà la librairie d’Adrienne Monnier, qu’il y rencontra Joyce, et qu’à vingt ans, il assista à la première lecture de la traduction d’Ulysse. Si, dans le Séminaire sur La lettre volée, Lacan évoque l’homophonie joycienne letter/litter, c’est dans Encore que son intérêt pour l’œuvre de Joyce s’affirme : « Lisez Finnegans Wake, c’est un long texte écrit dont le sens provient de ceci, […] c’est du fait que les signifiants s’emboîtent, se composent, […] se télescopent, […] que se produit quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce que nous autres analystes – grâce au discours analytique, nous savons le lire – qui est ce qu’il y a de plus proche du lapsus. »

« Ce qu’il y a de plus proche du lapsus »… Lacan ne dit pas que les mots emboîtés de Joyce sont des formations de l’inconscient. Mais pour autant, pouvons-nous évoquer la dimension du mot d’esprit, certes, cultivé, infiniment savant, jouant sur plusieurs langues, mais du mot d’esprit au sens de Freud ? Par exemple, le mot sinse, créé par

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Joyce, est construit grâce à la condensation de plusieurs mots : since (depuis), sense (sens) et sin (péché). Il suggère un lien entre les trois : la faute originaire qui donnerait sens à l’Histoire ? Peut-être ? Mais le mot sinse ne garde-t-il pas néanmoins son parfum d’énigme ? Est-il comparable au familionnaire de Heine ou aux carthaginoiseries flaubertiennes ? Avec l’invention du célèbre dumbillsilly, Joyce parvient à construire en anglais un mot qui se prononce et qui signifie comme en français, enfin à peu de chose près. Pourtant, nous restons face à une énigme, muets comme l’imbécile dont il est question. Nous sommes ici au plus près de ce que Freud désigne par « mot d’esprit par nonsens ». Dans le mot d’esprit, une pensée préconsciente est pour un temps traitée par l’inconscient, et le résultat est aussitôt récupéré et énoncé pour un tiers dont le plaisir vient confirmer le bon mot. Encore faut-il que ce tiers soit un peu concerné au niveau de l’inconscient. Dans sa conférence, Lacan remarque que, chez Joyce, il n’en est rien : en le lisant, notre inconscient n’est point « accroché ». En revanche, ce que nous percevons à la lecture, c’est la jouissance de l’écrivain. Si l’écriture de Finnegans Wake traite volontiers les signifiants selon la condensation, qui est un des mécanismes du travail du rêve, et si l’art de Joyce produit ce qu’il y a de plus proche du lapsus, pourquoi Lacan singularise-t-il l’écrivain comme « désabonné à l’inconscient » ? Dans Le Sinthome, Lacan propose une réponse : l’écriture de Joyce, son œuvre serait son Symptôme, celui qui le nommerait, celui qui suppléerait la carence paternelle – le symptôme qui « abolirait » le symbole. Joyce est désabonné de l’inconscient dans la mesure où il n’en paie pas le prix : castration et refoulement, avant d’en jouir modérément. Si le symptôme peut être réduit par une interprétation jouant sur l’équivoque, ce n’est pas le cas chez Joyce. Rien ne rattache à lalangue le symptôme joycien ; tout au contraire, le génie de Joyce s’emploie à le porter « à la puissance du langage ». D’où la nécessité de le nommer autrement : Sinthome. Si le Sinthome de Joyce montre, à son insu mais de façon exemplaire, la structure du nœud borroméen, il ne se confond pas pour autant avec la quatrième consistance, celle du Nom-du-Père. Si tel avait été le cas, cette consistance aurait fait faux-trou avec le Symbolique, et aurait été plus que compatible avec le symptôme névrotique, réductible par l’équivoque. Le Sinthome de Joyce – et Lacan s’efforce d’en écrire le nœud tout au long du séminaire – est, au contraire, la réparation d’un nœud non borroméen, puisque l’enlacement de l’Inconscient et du Réel dénoue le corps. Ce nouage singulier

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Le « Désabonné de l’inconscient »

du Réel et de l’Inconscient rend compte de la prodigieuse faculté de Joyce à manier la lettre, au prix de la fuite du sens. L’ego viendrait alors réparer le nœud de Joyce au point même où se serait produite la faute due à la carence paternelle. Lacan suggère que, chez Joyce, l’ego tient sa consistance de l’écriture : le symptôme cesse, (virgule) de s’écrire (du fait que le Sinthome s’écrive). Ainsi Joyce supplée-t-il, par l’écriture, le défaut du père qui lui donnait « la queue un peu lâche ». Stécriture est-elle celle de lalangue ? Plutôt celle de l’élangues. Le Lacan du Sinthome est « mathématicien et poète ». Ce séminaire n’a pas la prétention de faire la psychanalyse que Joyce a toujours refusée. Lacan répugne à traiter ainsi l’œuvre et la biographie de l’artiste. Il tente plutôt de se laisser enseigner par lui, par son Sinthome qui donne accès au nœud et au travail de la lettre. Et s’applique ainsi à poursticher Joyce, à commencer par l’écriture de Joyce le Symptôme et poursuivant par le « parler joycien », dans Le Sinthome.

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Les auteurs de ce numéro 27 :

Pascal Bataillard : Maître de conférences à l’Université Louis Lumière-Lyon 2, Laboratoire Passages XX-XXI. Son travail porte essentiellement sur des questions liées à l’éthique et à la traduction, aux croisées de la psychanalyse et de la philosophie. Il a publié de nombreux articles sur Joyce, Conrad, McGahern…, dont le plus récent est Nabokov le nymphome, ou le sinthome d’après Joyce (Savoirs et Clinique, n°15, 2012). Il a co-dirigé deux ouvrages, Dubliners, James Joyce, The Dead, John Huston (avec Dominique Sipière, Paris, Ellipses, 2000) et Écriture et libération : trauma, fantasme, symptôme (avec Rédouane Abouddahab, Lyon, Merry World, 2009). Il a participé au travail de retraduction d’Ulysse (sous la direction de Jacques Aubert, Gallimard, 2004), à l’édition critique d’Ulysse en Folio classique (Gallimard, septembre 2013) et a traduit les derniers romans de A.S. Byatt avec Laurence Petit, Le livre des enfants (Flammarion, 2012) et Ragnarök (Flammarion, à paraître en janvier 2014). Pierre-Christophe Cathelineau : Agrégé de philosophie, psychanalyste membre de l’Association lacanienne internationale. Auteur de Lacan, lecteur d’Aristote (Éditions de l’ALI, 1999). Thomas G. Dalzel : Théologien, psychanalyste à Dublin. Auteur de Freud’s « Schreber » between psychiatry and psychoanalysis : on subjective disposition to psychosis ,London, Karnac, 2011. Marc Darmon : Psychiatre, psychanalyste, membre de l’Association lacanienne internationale, auteur des Essais de topologie lacanienne, Éditions de l’ALI, 2004. Muriel Drazien : Psychanalyste, membre de la fondation de l’École freudienne de Paris et de l’Association lacanienne internationale. Elle vit et travaille entre Rome et Paris. Suite à la dissolution de l’EFP, a fondé à Rome une association qui est devenue ALI-Roma, et une école reconnue par l’État italien et par l’Université de spécialisation pour psychothérapeutes : le Laboratorio Freudiano. Catherine Ferron : Psychologue, linguiste, psychanalyste, membre de l’ALI.

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Christian Fierens : Psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste, membre du Questionnement psychanalytique et de l’ALI. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Logique de l’inconscient, Lecture de l’ Étourdit, Comment penser la folie, La relance du phallus. Cormac Gallagher : Psychanalyste, directeur de the Irish School for Lacanian Pychoanalysis (ISLP). Il a traduit en anglais tous les séminaires de Jacques Lacan : on peut les consulter sur le site www.Lacaninireland.com. Il a aussi traduit le séminaire de Charles Melman, Retour à Schreber, et d’autres textes de Christian Fierens, JeanPierre Lebrun, Claude Landeman, Eric Porge, etc. Flavia Goian : Psychanalyste, traductrice littéraire, membre de l’Association Lacanienne Internationale (ALI) de Paris. A réalisé la nouvelle transcription annotée du séminaire Le Sinthome (Éditions de l’ALI, 2012). Auteur de plusieurs articles entre psychanalyse et littérature/théâtre dont : « L’écriture de Joyce est-elle borroméenne ? », « Les Machines à dire, quel sujet ? », « Amorexie ». Alain Harly : Psychologue clinicien, psychanalyste, membre de l’Association lacanienne Internationale. Membre fondateur de l’École Psychanalytique du CentreOuest où il assure des enseignements à Poitiers et à Niort. A coordonné plusieurs ouvrages collectifs dont Comme par Hasard, Éditions de l’EPCO, 2006 ; Du trinitaire en ses nouages, Éditions de L’EPCO, 2007 ; Variations sur la jouissance musicale, Éditions de l’ALI, 2013. Jean-Jacques Lepitre : Psychologue clinicien, psychanalyste, membre de l’ ALI, président de l’ ALI-EPCO, Limoges. John Monahan : Né à New York de parents irlandais, est diplômé (littérature anglaise et latine) de l’université de Georgetown (Washington DC). Conseillé par l’un de ses professeurs jésuites, il a refusé de participer à l’intervention américaine au Vietnam et s’est exilé en France. Longue analyse à Paris où il a travaillé avec de nombreux groupes de travail issus de l’Espace Analytique. Ancien Maître de conférences associé au CELSA Paris, il dirige actuellement un projet de développement de liens entre universités européennes et américaines (Projet Atlantis CE). Jean Périn : Juriste, docteur ès lettres. Colloque Jean Carbonnier, « L’homme et son œuvre », 2011, « Carbonnier avec Lacan », Presses Universitaires de Paris Ouest. Articles dans Le Discours psychanalytique et Le Discours français de Psychiatrie.

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Marie-Christine Salomon-Clisson : Psychanalyste, adhérente praticienne d’Espace Analytique et membre de l’ALI-EPCO, Thouars (79). Claude Savinaud : Psychologue clinicien, professeur (ER) de psychopathologie, Université d’Angers, membre de l’ALI-EPCO, Thouars (79). Helen Sheehan : Psychanalyste (Dublin), membre de l’Association lacanienne internationale. Derniers ouvrages parus : Dans The Letter (Irish Journal for Lacanian Psychoanalysis) : « You’ve not going out like that, are you ? » (sur L’éveil du Printemps de F. Wedekind et la préface de J. Lacan) (printemps 2012) ; « From gleann na ngealt to schizophrenia : a structure of refusal ? » (un essai sur le lien entre un peu d’histoire irlandaise et la schizophrénie) (printemps 2009). « Psychoanalysis without tears ? » (sur la formation des analystes) (automne 2011). Jean-Louis Sous : Psychanalyste, à notament publié Les p’tits malheurs de Lacan ; Cinq études sérielles de psychanalyse, 2000 ; Et il s’éteignit sous un pin, Privileges Atlantica, 2010 ; L’enfant supposé, EPEL, 2005 ; Prendre langue avec Jacques Lacan, Hybridations, L’Harmatan, 2013. Esther Tellermann : Agrégée de lettres, écrivain et psychanalyste. A notamment publié (chez Flammarion), Guerre extrême, Encre plus rouge, Terre exacte, Contre-expertise.

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Bon de commande TARIFS 2014 Prix du numéro : 25 €



Abonnement annuel (2 numéros) 70 € France 108 € UE Reste du monde 123 €

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Si vous souhaitez commander d’anciens numéros de La Célibataire voici la liste des numéros disponibles :

 N° 2 Les mutations de la jouissance  N° 3 Que serait être progressiste aujourd’hui ?  N° 5 Êtes-vous ressentimental ?  N° 6 L’identité comme symptôme  N° 7 Lacan et la psychologie des foules  N° 8 La psychanalyse et le monde arabe  N° 9 Le pouvoir chez Lacan et Foucault  N° 10 Le nu dans la spéculation contemporaine  N° 11 Le don et la relation d’objet  N° 12 Les incidences de l’immigration  N° 14 La politique  N° 15 Le bonheur juif  N° 16 Le christianisme  N° 17 Les délices de l’islam  N° 18 Le présent a-t-il un avenir ?  N° 19 Des pratiques de la langue  N° 20 Les mémoires  N° 21 Dante Alighieri  N° 22 Le cognitivo-comportementalisme  N° 23 L’enseignement en question  N° 24 Qu’y a-t-il à attendre d’une psychanalyse ?  N° 25 Les affinités sélectives  N° 26 La maladie d’amour Prénom : Nom : Adresse : Code postal : Ville : Pays : Adresse électronique : Oui, je désire m’abonner à La Célibataire pour un an

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