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French Pages 281 [280] Year 2021
Turbulence
Grenoble Sciences Grenoble Sciences est un centre de conseil, expertise et labellisation de l’enseignement supérieur français. Il expertise les projets scientifiques des auteurs dans une démarche à plusieurs niveaux (référés anonymes, comité de lecture interactif) qui permet la labellisation des meilleurs projets après leur optimisation. Les ouvrages labellisés dans une collection de Grenoble Sciences ou portant la mention « Sélectionné par Grenoble Sciences » (Selected by Grenoble Sciences) correspondent à : ––des projets clairement définis sans contrainte de mode ou de programme, ––des qualités scientifiques et pédagogiques certifiées par le mode de sélection (les membres du comité de lecture interactif sont cités au début de l’ouvrage), ––une qualité de réalisation assurée par le centre technique de Grenoble Sciences. Directeur scientifique de Grenoble Sciences Jean Bornarel, Professeur émérite à l’Université Joseph Fourier, Grenoble 1 On peut mieux connaître Grenoble Sciences en visitant le site web : https://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr On peut également contacter directement Grenoble Sciences : Tél : (33) 4 76 51 46 95, e-mail : [email protected]
Livres et pap-ebooks Grenoble Sciences labellise des livres papier (en langue française et en langue anglaise) mais également des ouvrages utilisant d’autres supports. Dans ce contexte, situons le concept de pap-ebook qui se compose de deux éléments : ––un livre papier qui demeure l’objet central avec toutes les qualités que l’on connaît au livre papier, ––un site web compagnon qui propose : ››des éléments permettant de combler les lacunes du lecteur qui ne possèderait pas les prérequis nécessaires à une utilisation optimale de l’ouvrage, ››des exercices pour s’entraîner, ››des compléments pour approfondir un thème, trouver des liens sur internet, etc. Le livre du pap-ebook est autosuffisant et certains lecteurs n’utiliseront pas le site web compagnon. D’autres l’utiliseront et ce, chacun à sa manière. Un livre qui fait partie d’un pap-ebook porte en première de couverture un logo caractéristique et le lecteur trouvera la liste de nos sites compagnons à l’adresse internet suivante : https://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr/pap-ebooks Grenoble Sciences bénéficie du soutien du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de la Région Rhône-Alpes. Grenoble Sciences est rattaché à l’Université Joseph Fourier de Grenoble. ISBN 978 2 7598 1018 5 © EDP Sciences 2013
Turbulence Marcel Lesieur
17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf - BP 112 91944 Les Ulis Cedex A - France
Turbulence Cet ouvrage, labellisé par Grenoble Sciences, est un des titres du secteur Sciences de la Matière de la Collection Grenoble Sciences d’EDP Sciences, qui regroupe des projets originaux et de qualité. Cette collection est dirigée par Jean Bornarel, Professeur émérite à l’Université Joseph Fourier, Grenoble 1. Comité de lecture de l’ouvrage –– Pierre Averbuch, directeur de recherche honoraire au CNRS –– Olivier Métais, professeur à Grenoble Institut National Polytechnique –– René Moreau, professeur émérite à Grenoble Institut National Polytechnique, membre de l’Académie des sciences –– Philippe Nozières, chercheur à l’Institut Laue Langevin de Grenoble, professeur honoraire au collège de France, membre de l’Académie des sciences, de la National Academy of Sciences et de l’American Academy of Art and Sciences Cet ouvrage a été suivi par Stéphanie Trine & Laura Capolo pour la partie scientifique et par Stéphanie Trine, Sylvie Bordage & Olivier Passalacqua pour sa réalisation pratique, avec la collaboration de Laurent Nicolaidis et Patrick Dessenne pour les figures. L’illustration de couverture est l’œuvre d’Alice Giraud, d’après « simulation bidimensionnelle de l’écoulement dans un canal plan muni d’une marche descendante », avec l’aimable autorisation du Professeur A. Silveira Neto, Université de Uberlandia (Brésil) ; « simulation de l’instabilité d’une nappe tourbillonnaire », M. P. Comte, équipe MOST du LEGI, Grenoble ; « photo d’une tache turbulente dans une couche limite », B. Cantwell, D. Coles & P. Dimatokis, 1978, J. Fluid Mech, 87, p. 641‑672 © Cambridge University Press, reproduit avec permission. Autres ouvrages labellisés sur des thèmes proches (chez le même éditeur) L’air et l’eau (R. Moreau) • Turbulence et déterminisme (M. Lesieur, en collaboration avec l’institut universitaire de France) • La Cavitation. Mécanismes physiques et aspects industriels (J. P. Franc et al.) • Les milieux aérosols et leurs représentations (A. Mailliat) • Mécanique. De la formulation lagrangienne au chaos hamiltonien (C. Gignoux & B. Silvestre-Brac) • Problèmes corrigés de mécanique et résumés de cours. De Lagrange à Hamilton (C. Gignoux & B. Silvestre-Brac) • Introduction à la mécanique statistique (E. Belorizky & W. Gorecki) • Mécanique Statistique. Exercices et problèmes corrigés (E. Belorizky & W. Gorecki) • Outils mathématiques à l’usage des scientifiques et ingénieurs (E. Belorizky) • Description de la symétrie. Des groupes de symétrie aux structures fractales (J. Sivardière) • Energie et environnement. Les risques et les enjeux d’une crise annoncée (B. Durand) • L’énergie de demain (Groupe Energie de la Société Française de Physique, sous la direction de Jean-Louis Bobin, Elisabeth Huffer & Hervé Nifenecker) • En physique, pour comprendre (L. Viennot) • Naissance de la Physique (M. Soutif) • L’Asie, source de sciences et de techniques (M. Soutif) et d’autres titres sur le site internet : https://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr
Préface de la première édition Quoi de plus fascinant que le fabuleux spectacle des fluides en mouvement offert par la nature au regard de chacun : vagues déferlantes inlassablement jetées et brisées sur les récifs, nuages ou fumées aux volutes infiniment renouvelées... Comme l’eau vive des torrents, tous ces fluides apparaissent insaisissables. Qui demeurerait insensible à la beauté de ces écoulements, à la fois permanente et toujours recommencée, quel chercheur resterait insensible au défi de leur modélisation ? Tel est bien l’enjeu : saisir l’insaisissable ! Et il est presque paradoxal qu’au début du xxie siècle, alors que l’on a pu comprendre et modéliser de nombreux phénomènes à l’échelle des microparticules (domaine de la mécanique quantique) ou à l’échelle de l’Univers (domaine de la mécanique relativiste), les écoulements des fluides les plus courants, comme l’eau et l’air, phénomènes à l’échelle humaine, à l’exacte portée de notre vue, de notre ouïe, de notre toucher, soient encore aussi mystérieux, alors qu’ils appartiennent au domaine de la mécanique classique. Un mot résume ce grand défi scientifique, que Marcel Lesieur a choisi comme titre de ce livre : Turbulence. Le lecteur le plus jeune, même si sa formation scientifique ne lui a pas encore fourni les bases de la mécanique des fluides, doit ressentir de façon innée l’importance cruciale du phénomène de turbulence, d’où provient systématiquement une certaine incertitude sur les valeurs mesurées ou calculées : incertitude sur la largeur du panache de fumée, incertitude sur la dispersion du polluant, incertitudes sur les valeurs de la portance qui permet à l’avion de voler et de la traînée que doit vaincre la poussée du moteur... Au pays de la turbulence, l’aléatoire est la règle. Mais ce caractère aléatoire, cependant, ne suffit pas à définir la turbulence (le mouvement brownien n’est pas un mouvement turbulent). Et déjà les difficultés commencent : qu’il est donc malaisé de proposer une définition satisfaisante de ce phénomène ! Favre et al. [73] (p. 18) disent qu’un écoulement est turbulent lorsqu’il comporte un très grand nombre de tourbillons de dimensions très variées. Dans l’introduction de cet ouvrage, Marcel Lesieur caractérise la turbulence, à la fois par les qualificatifs désordonnée, aléatoire, chaotique, et par deux de ses propriétés essentielles : imprévisibilité (ou grande sensibilité aux conditions initiales) et mélange.
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L’étudiant doit ressentir une relative insatisfaction devant ces définitions différentes, dont certaines demeurent floues et dont d’autres ressemblent fort à des pétitions de principe. Le chercheur, familier de la difficulté, accepte de définir la turbulence à partir de ses propriétés les plus universelles et les plus caractéristiques, parce qu’il sait qu’au niveau des propriétés, enfin, des lois sont bien établies (c’est grâce à elles que les ingénieurs peuvent concevoir et calculer des machines aussi fiables que les avions modernes). En particulier, certaines valeurs moyennes, mesurées avec précision, sont tout à fait reproductibles (le débit moyen dans un tuyau, ou le flux de chaleur moyen traversant une couche fluide, à titre d’exemples). Un préjugé diffus et implicite se dégage en effet de l’immense littérature consacrée à la turbulence : il doit bien exister quelque chose de simple dans ce monde d’apparente complexité ! Tous les efforts des chercheurs engagés dans cette aventure ont effectivement pour objectif cette quête d’une lumière qui simplifierait la description des phénomènes turbulents et qui permettrait de construire la théorie susceptible de tous les prédire. Cet ouvrage de Marcel Lesieur est une promenade détendue à travers les écoulements turbulents. Partant du spectacle de la nature, ou quelques fois d’écoulements industriels, l’auteur se comporte comme un guide et commence par éduquer le regard du lecteur. Voir et distinguer les tourbillons isolés est un premier stade, les reconnaître dans leur état éphémère et enchevêtré au sein de la turbulence en est un second, acquérir une première notion des conséquences pratiques de la présence de turbulence en est encore un autre. Tout au long de cet ouvrage, mis à part quelques paragraphes spécialisés, Marcel Lesieur initie à la turbulence, comme à une science d’observation. Mais à tous les pourquoi ou comment, il faut bien proposer des réponses. Pour cela, l’auteur résume les bases scientifiques de la mécanique des fluides et permet au lecteur de comprendre la formation des tourbillons à partir d’une instabilité, leurs interactions à l’aide du théorème de Kelvin et de la loi de Biot et Savart, et, finalement, leur déclin à la fin du processus de cascade à cause de la viscosité. Expert des techniques de simulation numérique des écoulements turbulents, l’auteur propose aussi sa vision des apports récents des méthodes numériques qui, écrit-il, nous ont redonné la vue : le brouillard s’est dissipé, la superbe beauté et la simplicité de la turbulence sont apparues. La lecture de cet ouvrage m’a procuré de très agréables moments de bonheur scientifique, je ne doute pas que beaucoup de lecteurs partageront ce sentiment et je souhaite que, parmi les plus jeunes, certains y trouvent leur vocation. Les enseignants y trouveront une multitude d’exemples et de splendides photographies à montrer à leurs étudiants. Les ingénieurs, même s’ils sont déjà familiers du calcul de certains écoulements industriels, auront plaisir, grâce à ce livre, à pouvoir évaluer les limites des techniques d’aujourd’hui et à s’initier à celles de demain. Et les chercheurs, capables de discuter, critiquer, voire contester certains points de vue, y trouveront les racines de nouvelles idées ou réflexions. René Moreau Professeur émérite à Grenoble INP Membre de l’Académie des sciences
Avant-propos, remerciements... Ce n’est que très récemment que j’ai envisagé le projet d’écrire une deuxième édition de ce livre. J’avais eu d’autres obligations professionnelles et éditoriales. En fait, des présentations et discussions avec des collègues de toutes disciplines (à l’Académie des sciences en particulier) m’ont convaincu du besoin pédagogique impérieux de présenter les avancées de la mécanique des fluides et de la turbulence dans un contexte moins spécialisé que les journaux de recherche. Il est aussi évident que, dans la vie pratique des gens, la turbulence se présente dans le cadre de problèmes graves (pénurie de carburant aggravée par la traînée des véhicules, tornades, transport de pollution chimique ou radioactive...) ou même de catastrophes (cyclones, tsunamis, tempêtes, inondations, crash d’avions...). Enfin le traitement de texte LATEX se prête bien à l’insertion de figures et photos couleur. J’ai pu ainsi ajouter quelques documents personnels qui ne figuraient pas dans la première édition. Celle-ci était dédiée à un bébé qui est maintenant un colosse, intéressé par les ordinateurs et les robots. Son petit frère, avant-centre et sprinter, et qui veut tous les détails mathématiques en classe, a insisté pour qu’il y ait des équations thermodynamiques. Mes deux filles, de fibre plus littéraire, m’ont aussi beaucoup soutenu. Je remercie les membres du comité de lecture, Pierre Averbuch, Olivier Métais, René Moreau et Philippe Nozières, pour leurs critiques constructives à propos des deux éditions. René m’a en outre fait l’amitié d’écrire une préface qui est toujours d’actualité. Je remercie mes collaborateurs et anciens thésards de l’équipe « Modélisation et simulation de la turbulence » du LEGI à Grenoble, en particulier les professeurs d’université Jean-Pierre Chollet (UJF-Grenoble), Pierre Comte (Poitiers), Yves Dubief (Vermont, États-Unis), Carlos Flores (Mexico), Eric Lamballais (Poitiers), Olivier Métais (Grenoble INP), Aristeu Silveira-Neto (Uberlândia, Brésil), Chantal Staquet (UJF-Grenoble), ainsi que Christophe Brun, Éric David, Frédéric Ducros, Yves Fouillet, Élodie Garnier, Marc-André Gonze, Philippe Moinat et Jorge Silvestrini. Leurs superbes résultats ont largement alimenté le contenu scientifique et esthétique du livre. Une mention spéciale dans la deuxième édition pour Patrick Bégou, qui a géré l’en-
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semble des illustrations avec le personnel très compétent de Grenoble Sciences. Je remercie aussi chaleureusement tous ceux qui m’ont fourni documents et photos. Bien sûr, ce livre n’aurait jamais vu le jour sans l’aide éclairée de Jean Bornarel, directeur de la collection Grenoble Sciences. Je suis enfin très reconnaissant à tous les organismes de recherche et les groupes industriels qui m’ont donné pendant de nombreuses années les moyens de mener cette réflexion sur la turbulence : Grenoble INP, le CNRS, l’UJF, le CEA, le CNES, Dassault, le ministère de la Défense, PSA, Renault. Marcel Lesieur Grenoble, décembre 2012
Table des matières Chapitre 1 – Introduction 1.1. Préambule ............................................................................. 1.2. 1.3. 1.4. 1.5. 1.6. 1.7. 1.8. 1.9.
1 1
À la rencontre de la turbulence aérodynamique ................................ Turbulence atmosphérique ......................................................... Turbulence hydrodynamique ....................................................... Turbulence océanique ............................................................... Géophysique interne ................................................................. Turbulence astrophysique .......................................................... Fluides du corps humain ........................................................... Turbulence, imprédictabilité et chaos ............................................ 1.9.1. Imprédictabilité .............................................................
1 5 8 9 10 11 14 15 15
1.9.2. À quoi les simulations numériques servent-elles ? ...................... 1.9.3. Mélange ....................................................................... 1.10. En conclusion .........................................................................
18 20 21
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire 23 2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin ................................................ 23 2.1.1. Bilans de masse et vitesse ................................................. 24 2.1.2. Fluide newtonien ............................................................ 25 2.1.3. Dissipation et irréversibilité ............................................... 27 2.1.4. Bilan thermodynamique ................................................... 28 2.1.5. Transport et non-linéarité ................................................. 31 2.1.6. Tourbillon et vorticité ...................................................... 31 2.2. Les principes de Bernoulli .......................................................... 34 2.2.1. Premier principe de Bernoulli ............................................. 34 2.2.2. Deuxième principe de Bernoulli .......................................... 39
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2.3. Du laminaire au turbulent .........................................................
39
2.3.1. Écoulement de Poiseuille ...................................................
40
2.3.2. Écoulement de Couette .................................................... 2.3.3. Couche limite ................................................................ 2.3.4. Couche de mélange ......................................................... 2.4. Similitude ............................................................................. 2.5. Certains effets des fluides turbulents .............................................
42 42 44 46 47
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons 49 3.1. Spirales de Kelvin-Helmholtz ...................................................... 49 3.1.1. Critère de stabilité de Lord Rayleigh .................................... 51 3.1.2. Équation d’Orr-Sommerfeld ............................................... 3.1.3. Simulation numérique bidimensionnelle ................................. 3.1.4. Tourbillons et dépressions ................................................. 3.1.5. Appariements et dipôles ................................................... 3.2. Les allées tourbillonnaires de von Karman ...................................... 3.3. Tourbillons longitudinaux .......................................................... 3.3.1. Filaments tourbillonnaires ................................................. 3.3.2. Tourbillons en épingle à cheveux ......................................... 3.3.3. Modèle de nappes de vitesse .............................................. 3.4. Effets de gravité et problèmes de climat ......................................... 3.4.1. Convection thermique ...................................................... 3.4.2. Stratification stable .........................................................
51 52 58 58 59 64 64 65 70 71 71 78
Chapitre 4 – La turbulence développée 83 4.1. Retour vers la transition ............................................................ 83 4.2. La théorie de Kolmogorov .......................................................... 84 4.2.1. Kolmogorov-1941 (espace physique) ..................................... 85 4.2.2. Kolmogorov-1941 (espace de Fourier) ................................... 86 4.2.3. Exercice d’analyse dimensionnelle ........................................ 87 4.2.4. Problèmes théoriques sur Kolmogorov-1941 ............................ 87 4.2.5. Vérification expérimentale ................................................. 88 4.2.6. Vérification par modèle spectral EDQNM .............................. 90 4.2.7. L’échelle de Kolmogorov ................................................... 91 4.2.8. Cascade d’hélicité ........................................................... 92 4.2.9. Intermittence interne ....................................................... 92 4.2.10. Les objets fractals ........................................................... 94
Table des matières
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4.3. Dispersion et diffusion turbulentes ................................................ 4.3.1. Loi de Richardson ........................................................... 4.3.2. Diffusion cohérente et incohérente ....................................... 4.4. Turbulence en amortissement libre ............................................... 4.5. Tourbillons cohérents ................................................................ 4.5.1. Couche de mélange ......................................................... 4.5.2. Tourbillons longitudinaux secondaires ................................... 4.5.3. Couche limite ................................................................ 4.5.4. Turbulence isotrope tridimensionnelle ................................... 4.5.5. Nouveaux moyens de reconnaissance des tourbillons .................. 4.5.6. Dislocations et défauts ..................................................... 4.6. Turbulence bidimensionnelle ....................................................... 4.6.1. Tourbillons bidimensionnels ............................................... 4.6.2. Turbulence bidimensionnelle : point de vue statistique ............... 4.6.3. Dispersion à deux dimensions ............................................. 4.6.4. Distribution énergétique atmosphérique .................................
96 96 97 99 100 101 102 104 106 108 109 113 114 116 120 120
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques 5.1. Turbulence et équation de Navier-Stokes ........................................ 5.2. Les contraintes turbulentes de Reynolds ......................................... 5.3. Viscosité turbulente ................................................................. 5.3.1. Longueur de mélange de Prandtl ......................................... 5.3.2. Modèles K − et RANS ................................................... 5.4. Modèles spectraux en turbulence isotrope ....................................... 5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique ......................................... 5.5.1. Méthodes numériques des simulations directes ......................... 5.5.2. Transformée de Fourier .................................................... 5.5.3. Calculateurs vectoriels et parallèles ...................................... 5.6. Simulation des grandes échelles ................................................... 5.6.1. SGE de la vitesse ........................................................... 5.6.2. SGE du scalaire passif ..................................................... 5.6.3. Modèles de Smagorinsky ................................................... 5.6.4. SGE dans l’espace de Fourier ............................................. 5.6.5. Modèles de la fonction de structure ...................................... 5.7. La modélisation industrielle : passé et futur ....................................
123 123 125 128 128 130 131 135 136 141 142 146 146 147 148 149 149 151
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Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique 6.1. Introduction .......................................................................... 6.2. Ondes sonores et chocs ............................................................. 6.2.1. Ondes sonores ............................................................... 6.2.2. Effet Doppler ................................................................ 6.2.3. Chocs ......................................................................... 6.3. Aérodynamique subsonique ........................................................ 6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique .................................. 6.4.1. Couche de mélange compressible ......................................... 6.4.2. Couche limite compressible ................................................ 6.4.3. Avion spatial ................................................................. 6.5. Contrôle de turbulence .............................................................. 6.5.1. Contrôle dans les couches limites .........................................
153 153 158 158 161 161 166 172 172 178 181 184 185
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement 7.1. Introduction .......................................................................... 7.2. Atmosphère terrestre : généralités ................................................ 7.2.1. La circulation de Hadley ................................................... 7.2.2. Les alizés ..................................................................... 7.2.3. Hautes et moyennes latitudes .............................................
189 189 189 190 190 192
7.3. Équilibre géostrophique ............................................................. 7.3.1. Le vent thermique .......................................................... 7.3.2. Conservation de la vorticité potentielle .................................. 7.4. Instabilité barocline ................................................................. 7.4.1. Principes de base ............................................................ 7.4.2. Simulations numériques .................................................... 7.4.3. Avez-vous déjà vu des tempêtes anticycloniques ? ..................... 7.5. Turbulence quasi géostrophique ................................................... 7.5.1. Modèles N-couches .......................................................... 7.5.2. Modèle à ρ continu ......................................................... 7.6. Cyclones et tornades atmosphériques ............................................. 7.6.1. Les cyclones tropicaux ..................................................... 7.6.2. Les tornades ................................................................. 7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne .................................... 7.7.1. Pourquoi le sillage de la Soufrière est-il asymétrique ? ................ 7.7.2. Théorème de Taylor-Proudman ...........................................
192 196 197 200 200 202 204 205 206 207 207 207 209 211 211 213
7.7.3. Écoulements cisaillés tournants ........................................... 213
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7.7.4. Simulation des grandes échelles du vent sur le Grand Colon ........ 7.8. Circulation océanique ............................................................... 7.8.1. Circulation moyenne dans les bassins .................................... 7.8.2. Les tourbillons océaniques ................................................. 7.8.3. Les upwellings et El Niño .................................................. 7.9. Géophysique interne ................................................................. 7.10. Jupiter .................................................................................
219 220 220 222 224 226 226
Chapitre 8 – Conclusion 8.1. L’imprédictabilité .................................................................... 8.2. Le mélange ............................................................................ 8.3. Tourbillons et instabilités .......................................................... 8.4. Simulations et modélisations numériques ........................................ 8.5. Turbulence et philosophie ..........................................................
229 229 231 232 235 238
Bibliographie
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Index
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7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 1
Introduction 1.1. Préambule Commençons par un avertissement. Ce livre ne parlera essentiellement que de turbulence dans les fluides. De mon point de vue, ce concept est large et regroupe des situations allant d’états fortement tridimensionnels à bidimensionnels. On verra beaucoup d’illustrations de la turbulence sous différentes conditions (observations, mesures, simulations numériques) dans diverses parties du texte.
1.2. À la rencontre de la turbulence aérodynamique L’avion Paris-Madrid survole les Pyrénées enneigées, un jour de printemps 1992 où soufflent mistral et tramontane. Le ciel est clair, et le spectacle est magnifique. Nous sommes peut-être à 10 km d’altitude. Tout est calme. Soudain, de violentes secousses causées par la turbulence m’arrachent à cette contemplation. Même à cette altitude, le vent du nord est devenu instable en franchissant les montagnes, et les ondes de relief ainsi produites ont brusquement dégénéré en turbulence, telles les vagues déferlant à la surface de l’océan. Mesdames et messieurs, nous traversons une zone de turbulence, veuillez attacher vos ceintures dit l’hôtesse, phrase traditionnelle que l’on entend sans doute des centaines de fois par jour dans tous les avions du monde. Il s’agit là de turbulence en ciel clair. Ma brave dame de voisine s’inquiète, et je la rassure en lui disant que ce n’est là qu’une petite turbulence tranquille, et que l’avion tiendra. Rien à voir avec la turbulence très violente et réellement inquiétante rencontrée une nuit de décembre 1986 lorsque, en route vers l’Australie, le Boeing 747 passait, toujours à cette altitude, à travers de puissantes montées d’air chaud au-dessus de l’océan. C’était à l’approche de la saison des pluies, du côté des tropiques, et l’atmosphère était mise en mouvement par convection thermique, telle l’eau d’une casserole sur le feu. Sans être grand expert en mécanique des fluides, ce phénomène s’explique, au moins qualitativement, par le principe d’Archimède : l’air chauffé s’élève dans un environnement plus froid, comme s’envole un ballon d’hélium ou une montgolfière.
2
Chapitre 1 – Introduction
Dans ces instants il est dur, pour un mécanicien des fluides que sa discipline semble abandonner, de remettre son sort entre les mains de la mécanique des solides, discipline rivale. Mon expérience d’utilisateur d’avions aux quatre coins du monde, et le fait que je suis ici en train de pianoter les lignes de cette deuxième édition sur le clavier de l’ordinateur, attestent que les structures des avions tiennent, malgré les inquiétantes oscillations des ailes. Pourtant, des pilotes professionnels m’ont affirmé que même la turbulence en ciel clair pouvait détruire les avions... Ceci nous amène d’ailleurs à la malheureuse disparition du vol Rio-Paris le 7 juin 2009 : il est possible que de fortes ascendances atmosphériques turbulentes de type convectif dans la zone de convergence intertropicale aient conduit à la perte de l’avion suite à des erreurs dans les mesures de vitesse par les sondes Pitot. Ces sondes ne peuvent prendre en compte que la vitesse relative de l’avion et du vent. En outre elles sont basées sur le premier principe de Bernoulli (voir chap. 2), où le fluide est supposé permanent et non visqueux. En fait, la lecture des boîtes noires en 2011 retrouvées au fond de l’océan après une recherche acharnée utilisant des moyens très sophistiqués tels que des minisous-marins, montre qu’il y a eu givrage des sondes Pitot quand l’avion a traversé cette zone. Dans ce cas, l’avion passe du mode pilotage automatique au pilotage manuel. Le journal Le Figaro (29 juillet 2011) dit qu’ il aurait suffi que le pilote (...) soit capable de maintenir l’altitude de l’avion avec son manche pour que la catastrophe soit évitée. On parle aussi de renforcement de la formation des pilotes. Il semble cependant que l’industriel fabriquant ces sondes en avait livré auparavant aux compagnies aériennes une nouvelle version n’ayant plus ces problèmes, mais que celle-ci n’avait pas encore été installée sur cet appareil. Je pense que des études concertées des constructeurs aéronautiques internationaux devraient être menées pour développer les méthodes de mesure de vitesse du futur. Toujours en avion, on rencontre souvent la turbulence à l’approche du sol, dans les 1 000 derniers mètres (ce que l’on appelle la couche limite atmosphérique) : c’est là que le vent en altitude est arrêté par le sol, situation instable qui provoque aussi une turbulence intense, et qui favorise la condensation de l’eau dans des nuages. En effet, la température de saturation est une fonction décroissante de la pression, et cette dernière est très faible au sein des tourbillons, comme on le verra plus loin. Les volutes de fumée d’une cigarette, c’est encore de la turbulence. Ayant quelques difficultés à supporter ladite fumée, c’est un exemple que je n’aime pas trop donner. Et pourtant, ces volutes sont de superbes exemples d’instabilités de nappes tourbillonnaires, dont nous verrons d’autres manifestations par la suite. Quand un corps aérodynamique se déplace suffisamment vite dans un fluide, air ou eau par exemple, il peut aussi déclencher de la turbulence dans son sillage ou dans les couches limites près de ses parois. La figure 1.1 montre les trajectoires du fluide (ici, de l’eau) autour d’une maquette de l’avion Concorde (vu de dessus) dans la phase d’atterrissage, visualisées par des colorants injectés dans l’écoulement (voir Werlé [240]). On remarque en particulier comment les tourbillons coniques sur les ailes (on les appelle tourbillons d’aile delta) produisent en leur sein une turbulence intense à toute petite échelle. Pourquoi utiliser de l’eau pour cette expérience ? En fait,
1.2. À la rencontre de la turbulence aérodynamique
Figure 1.1 – Visualisation de l’écoulement d’eau autour d’une maquette du Concorde dans un tunnel hydrodynamique (cliché H. Werlé, ONERA)
3
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Chapitre 1 – Introduction
on substitue souvent en aérodynamique expérimentale un tunnel hydrodynamique à la soufflerie : l’eau étant beaucoup moins visqueuse que l’air, ceci permet, pour des effets équivalents, de réduire la vitesse du fluide ou la taille de la maquette (voir au chapitre 2 la notion de nombre de Reynolds). On ne peut cependant étudier ainsi que des régimes de vol subsoniques, où les effets de compressibilité de l’air sont négligeables. La fin de l’histoire du Concorde est triste, après la catastrophe de Garges-lès-Gonesse lors d’un décollage le 25 juillet 2000, et pour laquelle un premier jugement a été rendu en décembre 2010. Suite à l’éclatement d’un pneu, qui peut avoir été causé par le passage sur une petite lamelle métallique se trouvant sur la piste, des débris ont percé la paroi du réservoir de carburant qui a commencé à se vider, puis s’est embrasé pour donner naissance à une grande flamme turbulente qui a détruit le moteur. Comme l’avion avait décollé, il était perdu, n’ayant plus qu’un réacteur fonctionnant encore. L’avenir des avions de transport supersoniques stratosphériques est en fait obscurci par les questions suivantes : bruit trop important au décollage et à l’atterrissage par rapport aux normes modernes, destruction d’ozone atmosphérique, et production de gaz à effet de serre, et trop forte consommation énergétique. En outre il faut concevoir des pneus extrêmement résistants. Par contre, de petits avions d’affaires comme le Falcon sont en plein développement, même en régime légèrement supersonique. D’autres types d’avions, subsoniques, de taille moyenne, semblent aussi très intéressants. Il s’agit des ATR (Avions de Transport Régional), où les réacteurs sont à double flux : le flux secondaire est inversé et actionne une hélice. Le rendement énergétique de ces avions est bon. Ils ont un avenir réel dans les transports aériens régionaux (quelques centaines de kilomètres). Un effet nocif de tous les avions est ce que l’on appelle la turbulence de sillage. En vol, l’extrémité des ailes génère des tourbillons longitudinaux analogues à ceux discutés ci-dessus pour le Concorde. Ces tourbillons sont en fait extrêmement cohérents et persistent longtemps, de sorte qu’ils peuvent affecter gravement le vol des avions qui suivent. Ceci est, avec le bruit, un des facteurs qui limitent la fréquence de décollage des avions dans les aéroports. Des recherches sont menées pour tenter de réduire l’effet de ces tourbillons de bout d’aile (voir Jacquin [115] pour une revue). La turbulence engendrée par des corps aérodynamiques sera en général néfaste, car elle augmentera (parfois considérablement) la résistance du fluide (traînée), et par contre réduira la portance. Les constructeurs d’avions, trains à grande vitesse, automobiles et bateaux cherchent donc à limiter cette turbulence, afin d’améliorer les performances ou réduire la consommation en carburant du véhicule. Notons qu’une voile qui faseye produit encore de la turbulence dans son sillage. Donnons un autre exemple aéro-thermodynamique de nocivité de la turbulence : dans le projet de navette spatiale européenne Hermès, lors de sa rentrée dans l’atmosphère, on pouvait craindre que des bouffées de fluide extérieur très chaud (de l’oxygène dissocié à plus de 3 000 K) ne soient mises au contact des parois (qui ne doivent pas dépasser 1 500 K). S’il semble que toutes les précautions concernant les protections thermiques avaient été prises pour le fuselage, il y avait par contre des craintes pour la tenue de la gouverne arrière, dont la destruction peut avoir des conséquences dramatiques pour la sécurité de
1.3. Turbulence atmosphérique
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l’avion. Les chercheurs et ingénieurs qui travaillent sur ce problème ont donc été amenés à développer de nouvelles techniques de calcul très sophistiquées (la simulation des grandes échelles) prenant en compte ces effets non permanents de la turbulence. Nous reviendrons sur ces méthodes de modélisation au chapitre 5. En fait le programme Hermès n’a pu échapper aux restrictions budgétaires européennes, et la compétence acquise en aérodynamique hypersonique par des dizaines d’équipes internationales au cours de ces dernières années a été réduite de façon importante. Notons cependant que des programmes de veille technologique ont été menés, en France en particulier. La turbulence peut avoir aussi un rôle positif : le mélange turbulent doit être favorisé dans la chambre de combustion d’un moteur d’automobile, d’avion ou de fusée, afin d’obtenir un meilleur rendement. Ici, accroître la turbulence aura pour conséquences à la fois un gain énergétique et une réduction des gaz polluants émis. De grands progrès ont pu être réalisés dans le domaine de la dynamique de la combustion et du contrôle de flammes par Candel et son groupe [39]. Il est possible de faire la simulation numérique de systèmes de combustion complets (voir la revue faite dans le livre de Poinsot et Veynante [195], Vervisch et Poinsot [235], et Enaux et al. [68]). C’est ainsi que sera mis au point le moteur à essence propre, qui va contribuer à réduire de manière significative la pollution dramatique de l’environnement par l’automobile. En fait, des développements spectaculaires en propulsion automobile pour la réduction de l’émission de gaz à effet de serre sont à mettre à l’actif des véhicules électriques : véhicules hybrides, opérationnels maintenant (le mien marche très bien), et plus tard véhicules purement électriques.
1.3. Turbulence atmosphérique Revenons à l’air de l’atmosphère : les prévisions météorologiques nous montrent tous les jours des perturbations anticycloniques ou cycloniques qui voyagent à la surface du globe. Les satellites nous ont révélé que ces zones de haute ou basse pression correspondaient à de gros tourbillons, ayant un diamètre de l’ordre de 1 000 kilomètres, et dans lesquels les nuages s’enroulent en spirale (fig. 1.2). L’évolution de ces tourbillons est en général imprévisible au-delà de quelques jours : nous avons là affaire à une turbulence quasi bidimensionnelle. On voit en particulier que, dans l’air de l’atmosphère, la turbulence peut affecter des échelles de l’ordre du centimètre ou moins (la fumée de cigarette), de la dizaine de mètres (le panache d’une cheminée d’usine), du kilomètre (les nuages, ou les tornades), ou de plusieurs centaines de kilomètres (cyclones tropicaux, ou dépressions dégénérant en tempêtes). Dans ce dernier cas (les tempêtes), la turbulence résulte de l’action conjuguée de la rotation terrestre et de fortes différences de température, phénomène appelé instabilité barocline et sur lequel nous reviendrons par la suite au chapitre 7.
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Chapitre 1 – Introduction
Figure 1.2 – Image satellite d’une dépression cyclonique sur l’Atlantique Nord ; cliché pris par METEOSAT II le 18 septembre 1983. Cette photo, aimablement communiquée par Météo-France, est extraite de Lesieur, Turbulence in Fluids, Springer (2008) [147]
Essayons de classer ces phénomènes fluides par ordre décroissant pour ce qui est des pertes en vies humaines et des destructions. Je placerais en tête les cyclones tropicaux. On a vu par exemple le cyclone Katrina, qui a touché La Nouvelle Orléans en août 2005, inonder une partie de la ville de la manière suivante : la très forte aspiration de l’océan due au cyclone a soulevé la mer qui a envahi le lac Pontchartrain et le Mississippi, dont les digues en mauvais état n’ont pas résisté 1 . Dans les tempêtes, le nombre de morts est beaucoup moins important, mais il peut y avoir des effets d’aspiration de l’océan analogues à ceux des cyclones. Ceci, conjugué à de très fortes marées, a eu pour conséquence que, dans la tempête Xynthia qui a traversé le SudOuest de la France en février 2010, l’océan a envahi les terres et noyé des dizaines de maisons 2 . Les tempêtes de fin 1999 en France ont été heureusement clémentes en ce qui concerne les décès, mais terriblement destructrices pour les arbres, les habitations, et les lignes électriques et téléphoniques. Plus de détails sur ces tempêtes d’un point de vue de la mécanique des fluides seront donnés aux chapitres 2 et 7.
1. En terminant le manuscrit, j’ai pu incorporer au chapitre 7 des informations sur le cyclone Sandy (novembre 2012) au Nord-Ouest des États-Unis, qui est sans doute le plus ravageur de l’histoire pour les pertes de biens. 2. Ce genre de catastrophe pourrait en fait se reproduire assez souvent sur les côtes basses de l’Ouest de la France (Atlantique, Manche, mer du Nord), et il faudrait songer à mettre en place des abris en altitude pour les populations, un peu comme ce qui existe dans le monde pour les cyclones et les tsunamis.
1.3. Turbulence atmosphérique
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Les tornades ont, d’un point de vue cumulé, des effets destructeurs assez importants, mais moindres que les tempêtes. C’est cependant considéré comme un fléau dans un pays comme les États-Unis. Pour finir sur les phénomènes de mécanique des fluides extrêmement meurtriers, la palme tragique revient sans doute aux tsunamis, par les inondations qu’ils causent 3 . Les inondations en elles-mêmes peuvent aussi être très destructrices, comme celles qui ont frappé le Queensland en Australie en janvier 2011. Pour la mécanique des solides, ce sont incontestablement les séismes 4 . Les tsunamis sont d’ailleurs dus à des tremblements de terre sous-marins. Nous montrerons plus loin dans ce cas la génération de vagues à la surface de l’océan ayant une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres par heure. Le séisme de mars 2011 à Sendai au Japon, d’une intensité sans précédent, a provoqué un tsunami causant 25 000 victimes et un grave accident nucléaire dû à l’arrêt accidentel du circuit de refroidissement par perte d’alimentation électrique. Une conséquence immédiate de la turbulence dans l’atmosphère est aussi la diffusion de la pollution dans l’environnement, depuis les échelles locales d’un site industriel jusqu’aux échelles planétaires. Quelques jours après la catastrophe de Tchernobyl, les légumes de nos potagers étaient saupoudrés d’éléments radioactifs rejetés par l’accident. Tous les produits polluants qui parviennent à atteindre la stratosphère (c’est-àdire au-dessus de 12 kilomètres d’altitude environ), diffusent ensuite horizontalement tout autour du globe terrestre sous l’effet d’une turbulence quasi bidimensionnelle (sur une sphère). Cette diffusion horizontale est due au fait que les mouvements verticaux du vent ont été presque totalement inhibés par la très forte inversion de température. Une inversion thermique est la situation opposée de la convection évoquée plus haut : le fluide qui tendrait à s’élever se retrouve dans un environnement plus chaud, et son poids, supérieur à la poussée d’Archimède, le rappellera vers le bas ; s’il tend à s’abaisser, celle-ci le rappellera vers le haut. Il en résulte des oscillations de gravité de faible amplitude suivant la verticale. Dans la stratosphère, l’inversion joue donc le rôle d’un couvercle empêchant la pollution d’échapper à notre Terre. Ces produits (gaz ou particules) transportés par le vent finiront par retomber un jour (parfois après des années). C’est ainsi que l’on peut analyser la composition atmosphérique des climats passés par des carottages dans les glaces du pôle Sud (voir Boutron et Lorius [31]), où les différentes couches de glace accumulées au cours des siècles gardent la mémoire de l’atmosphère d’antan 5 . En fait, des carottages dans les sédiments amassés au fond des lacs, par exemple, peuvent donner des informations analogues. C’est aussi par ces mécanismes de diffusion turbulente horizontale dans la stratosphère que les CFC (chlorofluorocarbures), produits par les bombes aérosol dans les latitudes tempérées des pays développés, diffusent vers l’Antarctique où ils semblent être responsables de la destruction de l’ozone dans le vortex circumpolaire antarctique. On
3. Il y a eu ainsi entre 210 000 et 230 000 victimes dues au tsunami qui, en décembre 2004, a ravagé successivement l’Indonésie, le Sri Lanka, le Sud de l’Inde et l’Ouest de la Thaïlande. 4. Celui d’Haïti en janvier 2010 a été particulièrement redoutable pour un si petit territoire. 5. Mais où sont les glaces d’antan ? pourrait chanter Brassens sur un texte de Villon...
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Chapitre 1 – Introduction
peut consulter à ce sujet le livre du regretté Gérard Mégie [167] que j’ai connu en particulier à Polytechnique, à l’Institut universitaire de France et à l’Académie des sciences. Voici ce que j’écrivais dans la première édition du livre : Cette destruction se fait par brassage turbulent au moment du printemps austral (septembre-octobre), lorsque la réapparition du soleil suspend l’inhibition des réactions chimiques propre à la nuit polaire. En fait, je ne suis pas un géochimiste spécialiste de ces questions, et j’invite le lecteur intéressé par plus de détails à consulter sur internet la littérature abondante et parfois contradictoire apparue sur le sujet ces dix dernières années. Le phénomène saisonnier appelé trou d’ozone est particulièrement marqué depuis 1980 (l’ozone est mesuré depuis les années 1950). Cette diminution brusque de l’ozone stratosphérique (qui nous protège du rayonnement solaire ultraviolet) serait très inquiétante si elle venait à se généraliser à d’autres régions du globe plus peuplées que le continent antarctique. En fait, des mesures internationales fermes pour l’arrêt de rejet des CFC semblent avoir permis de résoudre ce problème, même si on estime un temps de latence de plusieurs années pour que ces mesures commencent à porter leurs fruits. Un autre exemple de nuisance de la turbulence dans l’atmosphère concerne les observations astronomiques : les fluctuations de densité de l’air dues à la turbulence vont entraîner des variations aléatoires de température et donc de l’indice de réfraction, responsables de fluctuations (en intensité et direction) de la lumière reçue, et d’une perte de qualité de l’image. Ce phénomène cause la scintillation des étoiles, ou des lumières des villes quand il y a du vent. C’est une des raisons pour lesquelles les observatoires sont situés de manière préférentielle au sommet des montagnes (en dehors de la couche limite atmosphérique). Un des grands intérêts du télescope spatial Hubble lancé en 1991 était de sortir complètement de l’atmosphère afin d’avoir une image parfaite. Las, c’était sans compter sur une grossière erreur de conception du miroir du télescope... Les images ont cependant pu être partiellement corrigées par un traitement informatique approprié. Le télescope a finalement été superbement réparé dans l’espace par la NASA. Au début 2011, il vient de fêter ses 20 ans. N’ayons cependant pas un point de vue totalement pessimiste quant au rôle de la turbulence atmosphérique terrestre : propager la pollution au loin permet d’en diminuer les effets là où elle s’est produite. Et on a calculé que la température moyenne d’une atmosphère sans turbulence rendrait toute vie impossible sur Terre, car il ferait trop froid. La turbulence a en fait, comme nous le verrons, un double rôle d’accroissement de certaines fluctuations, et de leur redistribution dans l’espace.
1.4. Turbulence hydrodynamique Il ne faudrait pas croire que la turbulence se rencontre seulement dans l’air : dès l’an 1500, Léonard de Vinci dessinait les remous et tourbillons créés par une chute d’eau, et décrivait les tourbillons dans l’écoulement moyen, comme des boucles dans une longue chevelure. Ceci préfigure la fameuse décomposition, dite de Reynolds [203],
1.5. Turbulence océanique
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entre champ moyen et fluctuations, introduite à la fin du xixe siècle. En fait, il semble que cette décomposition ait été introduite, antérieurement à Reynolds, par Barré de Saint-Venant 6 et son élève Boussinesq [30]. Ce dernier observait la turbulence dans l’eau des torrents de montagne. De même, les conduites forcées sont toujours en régime turbulent. Cette turbulence peut avoir des effets très néfastes sur les turbines : en effet, les hautes vitesses de l’eau à l’extrémité des pales induisent de très basses pressions, comme permet de le comprendre le théorème de Bernoulli (voir chap. 2). Si la pression 7 du liquide tombe en dessous de la pression de vapeur saturante, il y a cavitation, c’est-à-dire ébullition locale, et les poches de vapeur ainsi créées vont imploser de façon intermittente sur les pales, conduisant à une détérioration rapide de la turbine. Pour une revue sur cette question, le lecteur est invité à se référer au livre de Franc, Michel et al. [85] paru dans la même collection. Dans les circuits de refroidissement des centrales nucléaires, des tourbillons soumettent les enceintes à des sollicitations thermiques intenses et répétées, pouvant conduire à une fatigue prématurée du matériau et à la formation de micro-fissures.
1.5. Turbulence océanique Quittons les installations industrielles, les torrents et les rivières, pour aller vers l’océan : les satellites qui cartographient la température ou le plancton végétal de surface montrent aussi de superbes tourbillons, dans le Gulf Stream par exemple (fig. 1.3), quand ce courant repart de la côte de Floride. Ces tourbillons ont un diamètre de quelques dizaines de kilomètres, et se rencontrent aussi dans la Méditerranée : là, ils sont par exemple dus à l’eau de l’Atlantique qui, traversant le détroit de Gibraltar, devient instable sur les côtes algériennes. En effet, l’Atlantique, bien que plus froid, est moins salé et plus léger que la Méditerranée : dans le détroit de Gibraltar, l’eau superficielle est donc atlantique (elle circule vers la Méditerranée), et l’eau profonde, méditerranéenne. Cette dernière circule vers l’Atlantique, où elle s’étale à 1 000 mètres de profondeur. Ceci constitue pour l’Atlantique une source de sel importante, qui pourrait avoir des implications sur l’évolution du climat. Dernier exemple de turbulence (il vaudrait mieux dire de chaos) dans l’océan : le renversement imprévisible du courant de Humboldt (au large du Pérou), correspondant à l’anomalie El Niño, dont nous parlerons aussi au chapitre 7. El Niño est associé à un évènement complémentaire, La Niña.
6. Celui-ci est surtout connu pour avoir introduit les équations, appelées shallow water par les anglosaxons, qui portent son nom et concernent les mouvements de fluide incompressible d’épaisseur faible devant les échelles horizontales. Nous reviendrons sur ces équations plus loin dans le livre. Elles permettent d’étudier le mouvement d’ondes de gravité de surface, et les marées marines si on inclut la rotation terrestre. 7. Ce concept sera défini précisément au chapitre 2.
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Chapitre 1 – Introduction
Figure 1.3 – Image satellite du champ de température superficiel dans le Gulf Stream à proximité de la Floride (cliché NASA)
1.6. Géophysique interne Continuons notre visite turbulente de la Terre : il est maintenant établi que les mouvements des plaques continentales sont le résultat de cellules de convection thermique turbulentes (pour des échelles de temps géologiques) au sein du manteau. Les collisions ou ruptures de ces plaques sont à l’origine des séismes. Un mécanisme possible pour expliquer l’apparition du champ magnétique terrestre est l’effet dynamo, où de petites fluctuations de champ magnétique initial ont été amplifiées par le couplage avec les mouvements turbulents dans le magma du noyau : l’effet dynamo est une conversion d’énergie cinétique en énergie électromagnétique, comme une dynamo produit de l’électricité (par induction) à partir de la mise en rotation d’un circuit électrique dans un champ magnétique. Des modèles simplifiés de turbulence montrent que l’hélicité 8 de la turbulence favorise l’effet dynamo dans un fluide conducteur d’électricité. Le lecteur intéressé par la dynamique de ces écoulements magnéto-hydrodynamiques (MHD) peut consulter le livre de Moreau [177]. Enfin des expériences de laboratoire récentes dans du sodium liquide montrent une croissance de champ magnétique qui pourrait correspondre à l’effet dynamo (voir Monchaux et al. [174]). En fait, il y a aussi dans ces expériences des retournements de champ magnétique. Mentionnons les simulations numériques récentes de dynamos engendrées dans des écoulements de Couette entre deux sphères (avec différence de
8. C’est la moitié du produit scalaire du vecteur vitesse et de son rotationnel. Nous reviendrons plus tard sur différents aspects de cette quantité, qui induit des sens d’enroulement privilégiés dans le fluide.
1.7. Turbulence astrophysique
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vitesse entre les parois) par Guervilly et Cardin [105]. Les écoulements de Couette plans seront décrits au chapitre 2.
1.7. Turbulence astrophysique Éloignons-nous maintenant de la Terre : les images de l’atmosphère externe de Jupiter envoyées par les sondes Voyager 1 et 2 nous montrent une turbulence quasi bidimensionnelle intense superposée à des vents réguliers zonaux (un vent zonal est un vent suivant les parallèles, par opposition à un vent méridional, qui suit un méridien). Un des mystères de Jupiter réside dans ces jets zonaux faisant tout le tour de la planète et orientés alternativement d’ouest et d’est (fig. 1.4, prise en 1979). Le jet équatorial, quant à lui, est cyclonique, c’est-à-dire qu’il tourne dans le sens de rotation de la planète. La vitesse du vent y est d’environ 300 km/h.
Figure 1.4 – Circulation de l’atmosphère externe de Jupiter en 1979 (cliché NASA)
Un des fleurons de la turbulence jovienne 9 est la tache rouge, énorme tourbillon d’environ 20 000 kilomètres de diamètre, situé dans l’hémisphère sud, à la frontière entre deux jets zonaux opposés (fig. 1.5, prise en 1979). Elle est anticyclonique (c’est-à-dire qu’elle tourne dans le sens opposé de la planète, donc dans le sens opposé des aiguilles d’une montre puisque nous sommes dans l’hémisphère sud). Notons qu’un mouvement 9. jovien veut dire « qui se rapporte à Jupiter ».
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Chapitre 1 – Introduction
anticyclonique dans l’hémisphère nord d’une planète suit les aiguilles d’une montre. En outre, la tache rouge voyage vers l’ouest. Observée depuis plusieurs siècles, elle reste encore largement inexpliquée. On essaiera de donner quelques informations supplémentaires au chapitre 7. Sont aussi visibles sur Jupiter d’autres taches plus petites de couleur blanche, qui sont peut-être des tourbillons. Il est intéressant en 2011 de faire le point sur les taches de Jupiter : la grande tache rouge est toujours là, mais la grande ovale blanche qui l’accompagnait sur la figure 1.5 a disparu. Au contraire il semble qu’une tache blanche de l’hémisphère nord ait grossi et soit devenue fin 2005 une petite tache rouge.
Figure 1.5 – Tache rouge et ovale blanche dans l’hémisphère sud de Jupiter en 1979 (cliché NASA)
En fait, ce type d’observations concerne l’enveloppe gazeuse externe de Jupiter, composée essentiellement d’hydrogène et d’hélium, et d’une épaisseur d’environ 1 000 kilomètres. En dessous, Jupiter (qui est dix fois plus grosse que la Terre) est une boule d’hydrogène et d’hélium liquides, avec peut-être un cœur de roche de la même taille que la Terre. En 1989, la sonde Voyager 2, partie de la Terre en 1977, et après avoir survolé successivement Jupiter (1979), Saturne (1981), Uranus (1986), arriva sur Neptune : elle y trouva une atmosphère de jets zonaux et de tourbillons, comme sur Jupiter. Neptune possède aussi un énorme tourbillon (la tache noire), mais contrairement à la tache rouge de Jupiter il est situé aux environs de l’équateur. Notons enfin que l’atmosphère de Saturne semble posséder des caractéristiques voisines. En 2011, les sondes Voyager 1 et Voyager 2 fonctionnent toujours, et devraient avoir encore assez d’énergie pour tenir 20 ans.
1.7. Turbulence astrophysique
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Les étoiles ont aussi un comportement turbulent, comme l’atteste par exemple l’existence de la granulation solaire. Il s’agit de cellules de forme approximativement hexagonale et de diamètre 1 000 kilomètres que l’on observe à la surface du Soleil. La figure 1.6 montre ces cellules photographiées par S. Koutchmy. Des simulations numériques pionnières de ce phénomène ont été réalisées par Toomre [229]. La source de cette turbulence est, comme dans l’atmosphère terrestre intertropicale, la convection thermique (résultant, pour les étoiles, des réactions de fusion thermonucléaire). Le fluide chaud monte à l’intérieur des cellules, et redescend le long des arêtes. Je n’ai aucune compétence pour parler des multiples développements expérimentaux et de dynamique des fluides astrophysiques qui ont été accomplis pour les étoiles ces quinze dernières années, et je laisse le lecteur motivé faire sa propre recherche d’informations sur ces questions.
Figure 1.6 – Granulation solaire (cliché S. Koutchmy, Institut d’astrophysique de Paris)
Je tente maintenant quelques propositions sur des analogies possibles entre turbulence fluide et physique de l’Univers. Les galaxies spirales ressemblent de façon frappante aux tourbillons cohérents de la turbulence dans un fluide après appariement, et semblent pouvoir s’interpréter comme des fusions de trous noirs 10 . À plus grande échelle, on pourrait penser que l’Univers, dans son évolution, suit certaines lois de la turbulence tridimensionnelle isotrope dans un gaz parfait compressible. Les observations faites en 1992 par le satellite COBE (COsmic Background Explorer ) indiquent des fluctuations intermittentes du fond de rayonnement cosmologique (rayonnement 10. Pour une présentation plus complète des galaxies d’un point de vue astronomique, il faut consulter le livre récent de Combes [50].
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Chapitre 1 – Introduction
primordial à 3 K de l’Univers) issu du Big Bang. Ceci montre que l’Univers initial chaud, concentré et homogène du Big Bang a, sous l’effet d’infimes perturbations initiales, distribué ses fluctuations de température et de matière dans des régions localisées de l’espace. Cette naissance de l’intermittence spatiale dynamique et thermique est ce qui se produit en turbulence fluide. D’ailleurs le travail de Frisch et Bec [91] sur la turbulence et les chocs dans une version tridimensionnelle de l’équation de Burgers 11 est aussi cité en astrophysique comme donnant des informations sur les grandes structures de l’Univers.
1.8. Fluides du corps humain Revenons maintenant sur Terre. La mécanique des fluides est essentielle pour la santé des hommes. Deux exemples : le sang dans les artères et les veines. Un souffle au cœur correspond à un comportement turbulent du sang à l’intérieur de la cavité. Une trop grande viscosité du sang empêche la turbulence, mais elle est dommageable puisqu’elle peut conduire à la formation de caillots. C’est le polytechnicien Poiseuille, devenu ensuite médecin (voir chap. 2), qui a établi les lois des écoulements laminaires (c’est-à-dire non turbulents) dans les canaux et les tuyaux. Pour dépasser le point de vue d’hydrodynamique stationnaire de Poiseuille, faisons maintenant quelques remarques sur la tension artérielle (on dit aussi pression artérielle), jugées sans doute trop simples par les médecins, mais qu’ils ne désavoueront pas (voir aussi Wikipédia). L’hypertension est en effet un fléau qui touche sans doute plus de 10 % de la population mondiale. Pendant son cycle d’une pulsation par seconde (pouls de 60, pour un cœur normal d’un sujet au repos), le cœur passe par une phase de dilatation, puis de contraction. Pendant la dilatation, il aspire du sang, et la pression sanguine dans les artères est réduite. Ceci correspond à la tension diastolique, plus basse. Au cours de la contraction, le cœur éjecte du sang, et la pression sanguine augmente. C’est la tension systolique, plus haute 12 . Ces deux tensions ont (toujours pour un sujet normal) des valeurs respectivement de 70 et 120 mm de mercure (ce qui n’est pas une unité légale, mais peut être comparé à la pression atmosphérique de 760 mm de mercure). En général la différence de 50 entre les deux tensions est préservée. Si le pouls est de 90, les tensions seront de l’ordre de [90-140]. Tous les médecins s’accordent sur deux causes de l’hypertension : 1) la déshydratation ; 2) le surpoids. Ce dernier point est simple à comprendre, puisque le cœur doit effectuer un travail plus important.
11. À une dimension, cette équation est une simplification des équations de la mécanique des fluides sans terme de pression, vues au chapitre 2. 12. Avec un tensiomètre à brassard, le médecin mesure cette dernière en écoutant avec un stéthoscope la transition du sang à un régime turbulent.
1.9. Turbulence, imprédictabilité et chaos
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l’air qui va dans les poumons. C’est le vecteur qui transporte en nous tous les gaz et microparticules qui peuvent être très dommageables pour l’organisme. Des simulations numériques fines d’écoulements associés au système respiratoire montrent beaucoup de régions où il y a décollement et formation de petits tourbillons cohérents 13 .
1.9. Turbulence, imprédictabilité et chaos Une première remarque importante. Dans la première édition, nous avons utilisé beaucoup le mot imprévisibilité pour caractériser la turbulence. En fait, c’est une notion correspondant au mot anglais unpredictability, dont la traduction française est imprédictabilité. C’est la raison pour laquelle c’est cette dernière terminologie qui sera choisie dans cette deuxième édition écrite en 2011. Voilà déjà plusieurs pages que nous parlons de turbulence sans l’avoir encore définie. À l’homme de la rue qui demande ce qu’est la turbulence, nous répondrons que c’est un phénomène désordonné, aléatoire, chaotique. Tous ces mots sont vagues, et il nous demandera de préciser. La première image qui viendra alors à l’esprit est celle d’imprédictabilité. 1.9.1. Imprédictabilité On dira qu’un système physique est imprédictable s’il est sensible aux conditions initiales de la manière suivante : nous supposons que le système est régi par des équations déterministes telles que les équations de la dynamique newtonienne par exemple, c’està-dire que son histoire ultérieure sera entièrement déterminée par la connaissance des positions et vitesses initiales. Si deux états du système ne diffèrent à cet instant que par des différences infinitésimales, ces différences vont, sous l’effet d’interactions complexes des diverses parties du système (il s’agit d’interactions dites non linéaires ; ce concept sera précisé dans les chapitres suivants), s’amplifier de façon importante au cours du temps, pour atteindre des valeurs finies. L’exemple le plus immédiat de l’imprédictabilité est donné par la météorologie : le Centre européen de prévision numérique, situé à Reading en Grande-Bretagne, a développé d’énormes logiciels de simulation qui résolvent, à l’aide des ordinateurs parmi les plus puissants du monde, les équations de la mécanique des fluides appliquées à l’atmosphère (par exemple sur un hémisphère terrestre, ou sur tout le globe). Ces logiciels (nous dirons aussi codes par la suite) ne sont bien entendu pas exacts, pour plusieurs raisons : l’imprécision des algorithmes numériques utilisés pour approximer les différents opérateurs mathématiques de dérivation 14 intervenant dans les équations, le manque de réalisme dans la représentation (on dit aussi paramétrisation) de certains phénomènes tels que les 13. Le lecteur intéressé par certains aspects liés à la plongée sous-marine pourra consulter le livre de Foster [79]. 14. Ce sont des dérivées par rapport aux variables d’espace et de temps.
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Chapitre 1 – Introduction
nuages et le rayonnement solaire, les échanges thermiques avec le sol, avec l’océan et les glaces, ou l’impossibilité de prendre en compte les mouvements de longueur d’onde inférieure à 50 ou 100 kilomètres environ. Oublions un instant les imperfections de ces codes, qui prédisent cependant de mieux en mieux le temps global (sur un hémisphère) jusqu’à des périodes de l’ordre de cinq jours, et considérons qu’ils sont capables de donner une réponse correcte si un état initial exact leur était fourni. Dans la pratique, l’état initial est donné par des stations météorologiques ou des satellites, qui ne procurent que des informations en des points irréguliers de l’espace (différents des points où le calcul est effectué), et à des instants qui ne sont pas forcément simultanés. Il faudra donc faire une interpolation 15 de ces champs (source d’erreur), qui fournira à l’ordinateur un état initial de calcul différent de l’état initial réel. Cette erreur initiale, même faible, va très vite s’amplifier, de sorte que l’état de l’atmosphère calculé au bout d’une période d’environ dix jours 16 peut être complétement différent de l’état réel. On appelle ce phénomène l’effet papillon, où un battement d’aile de papillon à l’autre bout de la planète pourrait finir par changer le climat ! Un modèle mathématique fameux de comportement imprédictable (on peut dire aussi chaotique) est celui de Lorenz, du nom d’un fameux météorologue contemporain (récemment décédé) qui a beaucoup contribué à cette vision moderne du chaos : ici, le système physique considéré est un système dynamique simple résultant des équations de la convection thermique dans un fluide, très simplifiées. Le système peut alors être représenté par un point se déplaçant au cours du temps dans l’espace, et on montre que les trajectoires dans cet espace des phases sont à la fois imprédictables (dans le sens défini ci-dessus) et qu’elles s’enroulent autour d’un objet géométrique proche d’une surface (c’est plutôt un objet fractal, voir chap. 4) appelé l’attracteur de Lorenz. Cet attracteur est représenté sur la figure 1.7 réalisée par Lanford [131]. Le point dans l’espace des phases parcourt un certain nombre de fois une des orbites de cette espèce de double hélice, puis, sans crier gare, il va passer sur l’autre orbite, et ainsi de suite. C’est cela l’imprédictabilité, et est bien à l’image du climat qui nous promène chaotiquement entre le beau et le mauvais temps. Des informations complémentaires sur le chaos et la transition à la turbulence (en convection thermique en particuler) peuvent être trouvées dans le livre de Bergé, Pomeau et Vidal [19]. Il y a même une chanson écologique en français de Bénabar sortie en 2008 disant : C’est l’effet papillon, petites causes, grandes conséquences. En fait, le premier exemple historique d’imprédictabilité fut donné par le mathématicien Henri Poincaré [193] en 1889 : celui-ci découvrit ce comportement de chaos déterministe dans le cadre d’un problème de mécanique céleste, le problème à trois corps (qui interagissent par attraction newtonienne mutuelle, voir aussi Ekeland [66]). La notion de chaos déterministe
15. On procède par des méthodes mathématiques avancées de contrôle optimal, conduisant à ce que l’on appelle l’assimilation des données. Un travail pionnier dans ce domaine est celui de Ledimet et Talagrand [136]. 16. Cette limite de prédictabilité peut être estimée à partir de ces codes de calcul, ou grâce à des modèles théoriques de turbulence bidimensionnelle sur une sphère, étudiés par Lorenz [159].
1.9. Turbulence, imprédictabilité et chaos
17
Figure 1.7 – Attracteur de Lorenz (d’après Lanford [131], avec l’autorisation de Springer-Verlag)
suppose que le système considéré est régi par le principe de déterminisme de Laplace 17 c’est-à-dire que son état initial détermine son histoire ultérieure (en mathématiques, on appelle cela une hypothèse d’existence et d’unicité des solutions). C’est une vision de l’Univers comparable au point de vue d’Einstein 18 , où le chaos et l’aléatoire surgissent par impossibilité de contrôler les petites perturbations dans un système en principe prédictable. Ce concept d’imprédictabilité a été magistralement formulé par Henri Poincaré, dans une discussion rapportée à la page 421 de l’intéressant livre de Stewart [225], et que je me permets de reproduire : Pourquoi les météorologistes ont-ils tant de peine à prédire le temps avec quelque certitude ? Pourquoi les chutes de pluie, les tempêtes elles-mêmes nous semblent-elles arriver au hasard, de sorte que bien des gens trouvent tout naturel de prier pour avoir la pluie ou le beau temps, alors qu’ils jugeraient ridicule de demander une éclipse par une prière ? Nous voyons que les grandes perturbations se produisent généralement dans les régions où l’atmosphère est en équilibre instable. Les météorologistes voient bien (...) qu’un cyclone va naître quelque part ; mais où, ils sont hors d’état de le dire ; un dixième de degré en plus ou moins en un point quelconque, le cyclone éclate ici et non pas là, et il étend ses ravages sur des contrées qu’il aurait épargnées. Si on avait connu ce dixième de degré, on aurait pu le savoir d’avance, mais les observations n’étaient ni assez serrées ni assez précises, et c’est pour cela que tout semble dû à l’intervention du hasard.
17. J’ai parlé de Newton dans la première édition, mais il s’agit de Laplace, comme le montre le philosophe Gayon [98]. 18. Qui aurait dit Dieu ne joue pas aux dés. Mais je rejoins Laplace qui, face à l’empereur Napoléon 1er, disait que Dieu n’était pas nécessaire à sa théorie.
18
Chapitre 1 – Introduction
Il y a en fait en climatologie deux points de vue sur la prédictabilité : un point de vue de nature déterministe qui a été exposé ici, et un point de vue plus statistique, qui est présenté par Hunt [113]. Notons encore, à propos de ce débat sur la prédictabilité, l’initiative interdisciplinaire prise par le spécialiste marseillais de turbulence aéronautique et environnementale Favre (maintenant décédé) au sein de l’Institut de France 19 . Il a rassemblé des spécialistes éminents venant de domaines aussi divers que les mathématiques, la médecine, la philosophie et l’économie, afin d’élaborer une réflexion commune dont le point de départ est la turbulence (voir Favre, H. et J. Guitton, Lichnerowicz et Wolf [73]). Ce livre a été traduit en anglais [74]. Il apporte le point de vue de personnes qui, comme d’autres grands scientifiques, croient en Dieu. Ceci ne constitue à mon sens qu’une toute petite partie du travail de Favre. Il a, au laboratoire de l’Institut de mécanique statistique de la turbulence (IMST) qu’il avait créé à Marseille à l’initiative de von Karman, développé des souffleries supersoniques qui ont servi pour le développement du Concorde et d’Hermès. La qualité de ces mesures est mondialement appréciée. L’IMST a aussi construit une grande soufflerie air-mer pour l’étude des échanges turbulents entre l’atmosphère et l’océan. Dans le livre [72], on présente d’autres résultats de ce groupe. Favre a aussi, en pleine guerre froide (1961), organisé un colloque CNRS à Marseille où il a rassemblé des spécialistes de turbulence de l’Union soviétique (Kolmogorov et Yaglom), des États-Unis (Corrsin, Kovasznay, Kraichnan, von Karman) et de Grande-Bretagne (Batchelor, Taylor). C’est là que Kolmogorov a exposé une théorie sur l’intermittence de la turbulence, publiée en 1962 [122], qui va plus loin que sa première théorie [121] prédisant un spectre d’énergie cinétique proportionnel à k −5/3 (voir chap. 4). G. Comte-Bellot, alors étudiante en thèse de Craya à Grenoble, m’a rappellé récemment à l’Académie des sciences comment il a fallu recevoir Kovasznay et Taylor à Grenoble. Une journée de travail était prévue à La Grave (Isère), au pied de La Meije, un des plus beaux sommets des Alpes, et elle y a emmené dans sa 2 CV (révisée pour l’occasion) l’illustre G.I. Taylor. 1.9.2. À quoi les simulations numériques servent-elles ? Revenons maintenant à notre vision déterministe de l’Univers. C’est un point de vue très différent de celui de la physique microscopique quantique, où l’état du système lui-même ne peut être décrit avec précision. En fait, la théorie des systèmes chaotiques (ou imprédictables) s’applique surtout à la matière considérée d’un point de vue macroscopique, pour des échelles de temps et d’espace grandes devant les échelles moléculaires. Ceci est vrai en particulier pour les fluides. Pourquoi donc faire ces énormes calculs de météorologie ou de l’aéro-thermodynamique d’un avion spatial, s’ils deviennent vite entachés de graves erreurs du fait d’incertitudes que l’on ne maîtrise pas, dira l’homme de la rue, devenu soudain critique. En fait, ces calculs donnent des informations très précieuses sur la nature de la turbulence, 19. L’Institut regroupe avec l’Académie des sciences l’Académie des beaux-arts, l’Académie française, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’Académie des sciences morales et politiques.
1.9. Turbulence, imprédictabilité et chaos
19
en ce qui concerne à la fois l’existence de tourbillons, et l’intermittence (voir chap. 3 et 4) et les propriétés statistiques de l’écoulement ; à partir de ce que nous appellerons une « réalisation » du calcul, on peut déterminer des valeurs moyennes (dans le temps ou dans l’espace), et l’ordre de grandeur de l’amplitude des fluctuations extrêmes. J’aborde maintenant (en 2011) une question plus controversée et touchant aux problèmes de climat qui sont posés à l’heure actuelle. Voilà ce qui était dit lors de la première édition du livre il y a plus de quinze ans : En météorologie, des simulations concernant des périodes de temps plus longues que la limite de prédictabilité donneront des informations sur le « climat », c’est-à-dire par exemple les températures ou humidités moyennes pour les années ou dizaines de milliers d’années à venir. Il faudra cependant pour cela coupler les logiciels de simulation de l’atmosphère à ceux concernant l’océan. En effet, l’évolution du climat dépend de manière complexe des couplages océan-atmosphère : les vents entraînent l’océan, donnant naissance aux courants marins superficiels dominants. Ceux-ci redistribuent les masses d’eau et donc la chaleur à la surface, modifiant l’évaporation dans l’atmosphère, laquelle a un effet essentiel sur les vents. Il faudra aussi tenir compte de l’interaction avec les glaces polaires (dans l’Atlantique Nord en particulier), qui est responsable du refroidissement de l’océan superficiel, dont les eaux vont plonger (c’est encore de la convection thermique) et finir (plusieurs milliers d’années après) dans l’océan Indien. Ceci est assez exact, sauf en ce qui concerne la circulation profonde de l’océan, mal connue il y a quinze ans. On parlera plus loin du tapis roulant océanique. D’une part, d’après Barnier [11], il a un temps de retournement de 1 000 ans. D’autre part une boucle du tapis finit dans le Pacifique. En fait, tous ces couplages ont été très bien faits, mais seulement en moyenne, et le problème est un enjeu majeur pour le calcul scientifique. Comme la puissance des ordinateurs double presque chaque année, on peut espérer des progrès avec des codes de calcul de haute résolution tridimensionnelle pour l’atmosphère et l’océan. Je reviendrai au chapitre 7 sur les problèmes posés par le climat. Je termine cette discussion par quelques remarques : une partie des prévisions pessimistes sur l’influence des gaz à effet de serre d’origine humaine est basée sur des résolutions par très gros ordinateur des équations de la mécanique des fluides et des milieux continus appliquées à l’atmosphère (avec des nuages), les océans et les glaces. Il y a d’une part beaucoup d’imprécisions dans ces simulations numériques, et beaucoup d’effets tridimensionnels qu’on ne peut prendre en compte par manque de puissance informatique. D’autre part, il n’y a aucun théorème mathématique permettant de dire si les prévisions sur plusieurs années correspondent à un état moyen. En aérodynamique, les simulations de l’aileron arrière d’Hermès ont permis de calculer l’effet des fluctuations de température cumulées sur le matériau. Il faut enfin remarquer que, pour ces systèmes fluides, la notion de réalité objective n’existe pas non plus dans la pratique ; si l’on refait une expérience de laboratoire dans les mêmes conditions (par exemple la visualisation du jet de la figure 1.8), on ne trouvera jamais exactement (du point de vue de la photo instantanée) la même configuration
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Chapitre 1 – Introduction
de l’écoulement. L’explication de ce paradoxe réside dans les petites perturbations de l’expérience qui dégénèrent en turbulence et que l’on ne maîtrise pas complètement. On retrouvera par contre les mêmes types de tourbillons et de comportement (tel que la loi d’épanouissement par exemple). Dire que la réalité objective n’existe pas nous rapproche un peu de la mécanique quantique. Une dernière analogie de cette imprédictabilité : deux êtres humains ne se ressemblent jamais exactement, quoique nés des mêmes forces biologiques. Ils ont en commun un grand nombre de caractéristiques physiologiques et neurologiques, mais ils peuvent être très différents. Les gènes qui les distinguent jouent en quelque sorte le rôle des petites perturbations à priori incontrôlables 20 d’où naît la différence.
Figure 1.8 – Visualisation par illumination laser d’un jet turbulent (cliché J.P. Balint, École centrale de Lyon)
1.9.3. Mélange L’imprédictabilité ne suffit pas à définir la turbulence : par comparaison avec de nombreux systèmes dynamiques chaotiques à faible nombre de degrés de liberté (on appelle ainsi le nombre de paramètres caractérisant le système, par exemple trois pour le système de Lorenz), la turbulence dans les fluides possède ce que l’on appelle la propriété de mélange : la turbulence se manifeste par une très forte diffusion des quantités transportées telles que colorants, fumée (dans un panache de cheminée), chaleur 20. On m’objectera les manipulations génétiques. Mais nous parlerons aussi de manipulation et contrôle de la turbulence.
1.10. En conclusion
21
(dans un échangeur thermique), quantité de mouvement (la diffusion turbulente de quantité de mouvement est à l’origine d’importantes forces de traînée aérodynamique en régime turbulent) ou pollution (dont nous avons déjà vu des exemples plus haut). Ce mélange est considérablement plus important que si c’étaient simplement les mécanismes de diffusion moléculaire qui entraient en jeu : si on considère une tache de colorant transportée dans un fluide, et que des différences de vitesse importantes existent de part et d’autre de la tache, celle-ci va être étirée par l’écoulement. C’est ce mécanisme très simple qui est responsable du mélange intense opéré par la turbulence. La figure 1.8 illustre le mélange et la diffusion d’une fumée d’encens dans un jet. Associé à cette propriété de mélange est le fait que la turbulence fluide fait intervenir, comme nous l’avons déjà vu à propos de l’atmosphère, une très large gamme de longueurs d’ondes spatiales (nous dirons échelles spatiales par la suite) : dans une couche limite turbulente sur un avion, les échelles peuvent aller de quelques microns à quelques dizaines de centimètres. Dans l’atmosphère, du dixième de millimètre à plusieurs milliers de kilomètres. Nous verrons aussi que les interactions non linéaires entre ces échelles conduisent à l’excitation d’une gamme continue d’échelles, entre les plus grandes et les plus petites, par des mécanismes de « cascades d’énergie » (voir chap. 4). La turbulence est donc un système dynamique chaotique à très grand nombre de degrés de liberté.
1.10. En conclusion Ce livre est un livre d’initiation au vaste monde de la turbulence dans les fluides, depuis les principes les plus élémentaires jusqu’aux découvertes les plus récentes. Il s’adresse à un public scientifique large, ayant par exemple le niveau d’un baccalauréat scientifique. Je pense que les professionnels de la science (étudiants, chercheurs, enseignants et ingénieurs) dans les universités, les grandes écoles et les classes préparatoires, la recherche et l’industrie, y trouveront aussi matière pour alimenter leur propre réflexion sur le sujet. Pour ceux-là, des notes techniques complémentaires donnant certains détails mathématiques seront proposées en bas de page. Le chapitre 2 donnera des éléments de mécanique des fluides, sur la base des grands principes de la mécanique et de la physique. Le chapitre 3 présentera la naissance de la turbulence, en terme d’instabilités et tourbillons. La découverte de ceux-ci au sein de la turbulence est certainement un des grands résultats de la mécanique des fluides et de la physique modernes (voir aussi chap. 4) : de même que la physique théorique a pu découvrir des particules élémentaires, nous pouvons maintenant identifier des tourbillons élémentaires, autour desquels la turbulence s’organise. Toujours dans le chapitre 4, nous nous intéresserons à la turbulence d’un point de vue statistique et aussi fractal. Nous examinerons au chapitre 5 les progrès de la simulation et de la modélisation numériques, et la révolution apportée dans ce domaine par le calcul scientifique et les nouveaux ordinateurs vectoriels et parallèles. Le chapitre 6 sera consacré à la turbulence en aérodynamique et à son contrôle. Le chapitre 7, quant à lui, traitera de la turbulence en géophysique (terre, atmosphère, océan) et en astro-
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Chapitre 1 – Introduction
physique. Enfin le chapitre 8 reprendra les principales conclusions de l’ouvrage, tout au long duquel nous avons cherché, quand c’était possible, à dépasser le strict point de vue de la mécanique des fluides pour mener quelques réflexions sur les rapports entre turbulence, biologie, histoire et philosophie.
Chapitre 2
Mécanique des fluides élémentaire 2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin Nous n’avons en fait pas défini ce qu’est un fluide, sinon par des exemples tels que l’air, l’eau ou le sang. On peut citer aussi le vin et l’huile. Ce dernier cas est moins intéressant du point de vue de la turbulence, car le fluide est trop visqueux. Les métaux liquides tels que le mercure, ou le sodium liquide dans les circuits de refroidissement des surrégénérateurs, ou les métaux fondus en sidérurgie, sont encore d’autres exemples de fluides. Nous nous plaçons dans l’approximation du milieu continu, c’est-à-dire d’un milieu où la plus petite échelle des mouvements de la matière, δl, est beaucoup plus importante (plusieurs puissances de 10) que les échelles moléculaires. Celles-ci, correspondant au libre parcours moyen, sont de l’ordre du millième de micron. On ne s’intéresse alors qu’aux mouvements d’échelle supérieure à δl, pour lesquels les fluctuations moléculaires ont été lissées et n’interviennent que par leurs effets cumulés (forces de pression) ou par des coefficients de viscosité et diffusivité (voir plus loin). Pour le moment, nous avons défini un milieu continu en général. Un fluide est un milieu continu qui tend à occuper tout (gaz) ou partie (liquide) de l’espace qui lui est offert. Ceci n’est bien sûr pas le cas d’un solide, même déformable. Cette tendance à occuper l’espace se fera plus ou moins rapidement, selon la viscosité du fluide. Définissons maintenant la notion de « parcelle fluide » : c’est un petit élément de fluide ayant une taille inférieure à δl, mais toujours beaucoup plus grande que le libre parcours moyen moléculaire. Cette parcelle fluide, qui peut être déformable, a un volume V et une masse m = ρV (où ρ est la masse volumique locale du fluide). Elle est la généralisation du point matériel de la mécanique classique. Les équations du mouvement du fluide s’obtiendront tout simplement en appliquant les principes fondamentaux de la mécanique newtonienne et de la thermodynamique à la parcelle fluide, que l’on suivra dans son mouvement avec le fluide, au sein de celui-ci.
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Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
La définition d’un fluide que nous avons donnée est très large : remarquons d’ailleurs qu’une avalanche ou certains éboulements sont très proches d’un comportement fluide. La figure 2.1 montre une avalanche poudreuse au K2, dans l’Himalaya, photographiée par le grenoblois Pierre Béghin 1 , un de nos meilleurs alpinistes. Sur la photo, le front de l’avalanche a une hauteur de 150 m, et il s’agit en fait d’un écoulement turbulent développé. Dans sa thèse à l’Institut de mécanique de Grenoble, Béghin réalisa un modèle d’avalanche grâce à de l’eau salée, et donc plus dense, tombant dans de l’eau pure. Il est certainement « l’homme le plus haut » à avoir publié au prestigieux Journal of Fluid Mechanics [18].
Figure 2.1 – Avalanche de poudreuse au K2 (cliché P. Béghin, Grenoble)
2.1.1. Bilans de masse et vitesse Dans l’approximation du milieu continu, la masse m va être conservée ; il y a bien diffusion moléculaire à travers l’enveloppe de la parcelle fluide, mais celle-ci se fait dans les deux sens, de l’intérieur vers l’extérieur, et de l’extérieur vers l’intérieur. Il en résulte que, pour les échelles de temps du milieu continu, grandes devant les temps d’agitation moléculaire, le bilan moyen de masse est nul. La conservation de la masse de la parcelle dans le mouvement nous fournit une première relation liant la masse → volumique ρ, la vitesse locale du fluide − u , et le taux de dilatation de la parcelle fluide. Ce dernier peut, grâce à un théorème mathématique, être relié à la vitesse. 1. Pierre est malheureusement décédé en octobre 1992 dans l’Anapurna. Il m’avait donné avec sa gentillesse habituelle cette photo en juillet de cette année. Il apporte à ce livre une touche de tristesse et un clin d’œil d’éternité.
2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin
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Finalement, la conservation de la masse de la parcelle fluide conduit à une relation, appelée équation de continuité, entre la masse volumique et la vitesse 2 . Nous allons maintenant faire un bilan des forces qui conduira à des équations pour les composantes du vecteur vitesse (on dira bilan de quantité de mouvement). Pour la → parcelle fluide, la quantité de mouvement est m − u . Nous rappelons le fameux principe fondamental de la mécanique classique du point matériel → − → F = m− γ , (2.3) → − → où F est la résultante des forces extérieures, et − γ l’accélération, dérivée par rapport au temps de la vitesse. Nous appliquons ce principe fondamental à la parcelle fluide. Les forces extérieures sont : → la gravité m− g, les forces de pression extérieures sur l’enveloppe, qui sont localement perpendiculaires à celle-ci, les forces de viscosité exercées par le fluide extérieur le long de l’enveloppe. 2.1.2. Fluide newtonien C’est une approximation où l’on suppose que les forces dues à la viscosité peuvent être exprimées par la troisième loi de Newton. En effet, parmi les trois principes de la mécanique énoncés en 1687, le troisième principe de Newton dit que la résistance survenant [...] à l’intérieur d’un fluide [...] est proportionnelle à la vitesse avec laquelle les divers éléments du fluide se séparent l’un de l’autre. La formulation mathématique générale de la notion de fluide newtonien a été donnée par Navier [179]. Celuici, polytechnicien et ingénieur du corps des Ponts et Chaussées, fut professeur de mathématiques dans ces deux écoles. Je précise que j’ai emprunté un certain nombre de références historiques à l’excellent livre de Rouse et Ince [207]. Considérons par exemple dans le fluide une « couche de mélange » d’épaisseur Δ entre deux courants parallèles de vitesses différentes U1 et U2 (fig. 2.2). Dans un fluide newtonien, la couche supérieure entraînera la couche inférieure avec une contrainte proportionnelle à (U1 − U2 )/Δ. Une contrainte est une force divisée par une surface sur laquelle elle s’exerce, de la même manière que la pression est une force par unité de surface. Le coefficient de proportionnalité, μ, est appelé la viscosité dynamique. Le coefficient ν = μ/ρ est appelé viscosité cinématique. 2. Cette équation s’écrit 1 dρ → + div − u =0 . (2.1) ρ dt Ici, la dérivée par rapport au temps est prise en suivant la parcelle fluide dans son mouvement, et → l’opérateur divergence de − u est donné par : ∂u2 ∂u3 ∂u1 − + + div → u = ∂x1 ∂x2 ∂x3
,
où les dérivées ∂/∂xi sont des dérivées partielles par rapport aux variables d’espace.
(2.2)
26
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
U1 ∆ U2
Figure 2.2 – Couche de mélange entre deux courants parallèles
Physiquement, les forces visqueuses correspondent à des variations de quantité de mouvement de la parcelle fluide par diffusion moléculaire à travers l’enveloppe. Si la parcelle est plus rapide que son environnement, les molécules allant vers l’extérieur (rapides) seront remplacées par des molécules plus lentes venant de l’extérieur ; la parcelle fluide perdra donc de la quantité de mouvement par diffusion moléculaire si elle est plus rapide (ce qui tend à la ralentir), et en gagnera si elle est plus lente (ce qui tend à l’accélérer). On peut ainsi à partir de l’équation (2.3) obtenir après l’équation de continuité une deuxième équation du mouvement pour le fluide. C’est une équation vectorielle liant la → vitesse − u , la masse volumique ρ, et la pression p. On l’appelle l’équation de Navier3 Stokes . Stokes, qui a résolu cette équation pour des écoulements de fluides très visqueux, n’a absolument pas contribué à son établissement. Les principaux artisans de ce bilan de quantité de mouvement du fluide furent en fait Euler et, dans une moindre mesure, d’Alembert. Leonhard Euler, illustre mathématicien suisse, passa 3. Nous l’écrivons ici dans le cadre d’une simplification très fréquente, où la viscosité dynamique μ est supposée constante (ceci est correct si l’écoulement n’est pas trop compressible ou trop chauffé) dui 1 ∂p =− + gi + νΔui . dt ρ ∂xi
(2.4)
→ → Dans ce système d’équations, ui et gi sont les trois composantes de − u et − g , et Δui =
∂ 2 ui ∂ 2 ui ∂ 2 ui + + 2 2 ∂x1 ∂x2 ∂x23
(2.5)
est l’opérateur laplacien. La dérivée par rapport au temps est toujours prise en suivant le mouvement de la parcelle fluide, comme si c’était un point matériel. On peut démontrer que dui ∂ui ∂ui = + Σ3j=1 uj , dt ∂t ∂xj
(2.6)
relation qui permet d’exprimer la dérivée en suivant le mouvement de la parcelle fluide en fonction des dérivées partielles par rapport au temps et à l’espace. On a une relation analogue pour la masse volumique dans l’équation de continuité : dρ ∂ρ ∂ρ . = + Σ3j=1 uj dt ∂t ∂xj
(2.7)
2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin
27
quinze années en Russie comme professeur de physique et mathématiques, grâce à Daniel Bernoulli (voir plus loin) qui l’avait recommandé à Catherine 1re. Il quitta la Russie en 1741, pour y retourner en 1766 sur invitation de la Grande Catherine. L’équation du mouvement des fluides qui porte son nom est le premier exemple historique d’équation aux dérivées partielles, liant des dérivées par rapport au temps et aux variables d’espace. Cette équation, proposée dès 1750, n’est valable que pour un fluide parfait, c’est-à-dire où les effets visqueux sont négligés. Elle correspond à l’équation de Navier-Stokes (2.4) avec ν = 0. D’Alembert, qui proposa la même équation indépendamment mais un peu plus tard, est surtout connu pour sa contribution à l’Encyclopédie, avec Diderot. Mais il a aussi beaucoup apporté à la mécanique générale, en énonçant un principe des travaux virtuels à la base de la formulation de Lagrange-Hamilton de la mécanique. Celle-ci remplace le principe fondamental de la dynamique de Newton (éq. (2.3)) par un principe où le système mécanique choisit un chemin minimisant l’action, c’est-à-dire la différence de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle 4 . En mécanique des fluides, il est l’auteur du fameux paradoxe de d’Alembert [4], où il montrait pourquoi les oiseaux ne pouvaient pas voler. Ceci était établi dans l’approximation d’un fluide parfait ; en fait, on sait maintenant, grâce à la théorie des fonctions de variables complexes, calculer des portances en fluide parfait, en introduisant des discontinuités de vitesse (singularités). 2.1.3. Dissipation et irréversibilité L’approximation du fluide parfait (qui ne dissipe pas l’énergie cinétique du fluide pour des solutions « régulières ») est dangereuse pour étudier la turbulence qui, même à faible viscosité, dissipe l’énergie cinétique de façon importante. Du point de vue du bilan énergétique, cette dissipation d’énergie cinétique est compensée par un échauffement du fluide, négligeable dans le cas incompressible, mais pas dans les écoulements hypersoniques. Notons aussi que des solutions de l’équation d’Euler à support fractal (ce concept sera défini plus loin) peuvent dissiper l’énergie cinétique. Tout fluide réel a toujours une viscosité, même très faible, et la turbulence (voir chap. 1) est un système essentiellement dissipatif, contrairement aux systèmes dynamiques hamiltoniens, résultant des équations de Lagrange-Hamilton évoquées plus haut. Ce caractère dissipatif introduit une irréversibilité qui interdit de remonter le temps. Dans ce cadre, les paradoxes de la thermodynamique statistique basés sur l’équiprobabilité de tous les états accessibles du système et sur le fameux théorème du retour de Poincaré disparaissent : le théorème de Poincaré énonce que, pour un système dynamique conservant l’énergie, le mouvement du point caractérisant le système dans l’espace des phases (qui peut être de petite ou grande dimension) finira toujours par le ramener dans un voisinage arbitrairement proche de tout point. Un tel théorème exclut bien entendu la possibilité d’un attracteur, propre aux systèmes dissipatifs. Dans la vision réversible de la thermodynamique statistique, une cabane 4. Comme toute approche théorique d’un problème, ceci n’est justifié que par de bonnes confrontations expérimentales.
28
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
en ruines se reconstruit sous l’effet d’une bombe jetée par un anarchiste [20]. On peut donner des variantes de ce raisonnement : l’avalanche remontera à son point de départ, ou le pneu crevé se regonflera de lui-même... Pour la mécanique des milieux continus, on n’aura pas à attendre, même des milliards d’années, des évènements impossibles, qui étaient considérés seulement comme peu probables d’après la thermodynamique statistique ou la mécanique quantique. Cette irréversibilité est propre au point de vue des milieux continus, qui s’affirme, à notre échelle, comme un outil théorique d’analyse de la physique beaucoup plus puissant que la physique particulaire. 2.1.4. Bilan thermodynamique Les deux équations du mouvement font intervenir trois quantités inconnues, vitesse, pression et masse volumique. Pour avoir autant d’équations que d’inconnues, une troisième équation est nécessaire. On l’obtiendra en faisant un bilan thermodynamique. On considère une fonction thermodynamique s(p, ρ) dépendant de p et de ρ, appelée entropie, qui est telle que sa variation est égale (dans une transformation réversible) à la quantité de chaleur échangée, divisée par la température T dQ = T ds
.
(2.8)
Notons que dans une évolution adiabatique, c’est-à-dire sans échange de chaleur avec le milieu extérieur, l’entropie de la parcelle fluide est conservée. On va donc faire un bilan d’entropie pour notre parcelle fluide. Il suffit pour cela d’évaluer les échanges de chaleur avec l’extérieur, échanges résultant de la diffusion moléculaire à travers l’enveloppe de la parcelle fluide. Ceci est fait grâce à la loi de Fourier [81]. Les méthodes mathématiques développées par Fourier 5 pour résoudre son équation de la chaleur ont conduit au concept de transformée de Fourier (voir chap. 5). Cette loi suppose que le flux de chaleur, ou quantité de chaleur par unité de temps, passant dans une direction x à travers une unité de surface perpendiculaire à x, est proportionnel à l’opposé de la dérivée de la température T par rapport à x (fig. 2.3). De façon plus précise, soit λ la diffusivité thermique. Le flux de chaleur considéré est égal à −λ dT /dx . On peut alors montrer que le flux de chaleur échangé par la parcelle → − → − fluide de volume V est −div (λ ∇T ) V , où ∇T est le vecteur gradient de composantes [∂T /∂x1 , ∂T /∂x2 , ∂T /∂x3 ]. La loi de Fourier est un peu l’équivalent, pour la diffusion moléculaire de chaleur, du troisième principe de Newton, qui concerne la diffusion moléculaire de quantité de mouvement. Si la parcelle fluide est plus chaude que son environnement, elle va se refroidir par diffusion moléculaire. Si elle est plus froide, elle va se réchauffer. 5. Le mathématicien Fourier, né à Auxerre, faisait partie de l’expédition de savants français envoyés en Égypte par Bonaparte pour étudier ce pays. Il fut ensuite préfet de l’Isère, où il s’impliqua beaucoup dans l’éducation des enfants à l’école, puis préfet du Rhône pendant les Cent-Jours. Il partit enfin à Paris et termina sa vie secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Comme le fait remarquer l’article très bien documenté du mathématicien J.P. Kahane [118], il subit toujours l’opposition de Lagrange, et ne rentra à l’Académie que plusieurs années après la mort de ce dernier (1813) et avec le soutien de Legendre. Son élection dut aussi être entérinée par le roi.
2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin
29
Chaleur
T1
T2 (T1 > T2) x
dT — dx Figure 2.3 – Loi de Fourier pour la diffusion de la chaleur
On obtient ainsi la troisième équation du mouvement. Nous renvoyons le lecteur aux traités spécialisés pour la formulation exacte de cette équation qui est assez compliquée (voir Candel [38] et Lesieur [147]). Pour un liquide peu chauffé (qui est très peu compressible) le bilan thermodynamique se simplifie : en particulier, si la diffusion moléculaire est négligeable, ce qui est le cas d’un fluide parfait, la température est simplement transportée par le fluide. Avec diffusion moléculaire, on a dT = κΔT dt
,
κ=
λ , ρ Cp
(2.9)
où κ est la conductivité moléculaire, et Cp la chaleur spécifique à pression constante ; Pour un gaz parfait, il y a une relation liant s(p, ρ), la vitesse et la température T . Cette dernière s’exprime en fonction de p et ρ par une équation d’état que nous allons rappeler plus loin. Notons que si l’évolution est adiabatique, l’équation thermodynamique se réduit à la conservation de la quantité (p/ργ ) en suivant le mouvement 6 . C’est une relation que nous avons rencontrée au lycée, pour décrire justement la compression ou la dilatation adiabatique d’un gaz parfait. Pour un fluide en mouvement, on a simplement généralisé cette relation en suivant le mouvement de la parcelle fluide. On rappelle d’autre part que la loi d’état des gaz parfaits, regroupant les lois de Mariotte, Charles et Gay-Lussac, s’écrit pour la parcelle fluide (de volume V = m/ρ), pV = cte T . Le quotient p/ρ est donc égale6. On rappelle que γ = Cp /Cv est le rapport des chaleurs spécifiques à pression et volume constant. Pour l’air dans les conditions ambiantes, on a γ = 1,4.
30
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire ment proportionnel à la température, et la constante de proportionnalité, notée R, est justement égale à Cp − Cv . Nous écrirons donc la loi d’état des gaz parfaits sous la forme p/ρ = RT .
De manière plus précise, il est intéressant de considérer l’enthalpie h = Cp T =
γ p . γ−1ρ
(2.10)
On introduit la température potentielle Θ=T
p0 p
(γ−1)/γ (2.11)
(température si le gaz était amené adiabatiquement à la pression p0 ). L’entropie s’exprime en fonction de Θ par l’équation s = s0 + Cp ln
Θ . Θ0
(2.12)
Enfin, et après avoir négligé quelques termes visqueux (cas subsoniques), on a T dΘ = κΔT Θ dt
,
(2.13)
où κ est toujours donné par (2.9). Une remarque intéressante qui rejoint ce qui a été dit plus haut, est que dans une évolution adiabatique du gaz, Θ, p/ργ et l’entropie sont des quantités conservées avec le fluide. L’approximation du fluide newtonien est justifiée pour tous les fluides usuels cités ci-dessus. Les coefficients de viscosité et conductivité moléculaires peuvent varier de façon importante si la température présente des variations importantes. C’est le cas en particulier des écoulements hypersoniques ou du manteau externe terrestre. Certains fluides très visqueux tels que les colles ou les polymères en suspension peuvent avoir des comportements non newtoniens. Mais pour l’étude de la turbulence, qui nous occupe dans ce livre, l’hypothèse du fluide newtonien est tout à fait justifiée, et nous l’adopterons sans réserves dans la suite. Toutes ces lois permettent d’obtenir les équations du mouvement pour un fluide (liquide ou gaz). Nous avons donné des simplifications pour un gaz dans le cas subsonique. Considérons maintenant le cas où le nombre de Mach est petit (M 1), le nombre de Mach étant le rapport entre la vitesse du gaz et la vitesse du son. Cette dernière, correspondant à la vitesse de propagation d’ondes de pression et densité (dans lesquelles les fluctuations sont très faibles), est proportionnelle à la racine carrée de la température. Elle est donnée pour un fluide sans vitesse de transport par la relation (2.14) c = γRT .
2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin
31
À faible nombre de Mach, et si les différences de température dans le fluide ne sont pas trop élevées, les équations thermodynamiques d’un liquide et d’un gaz sont identiques et données par l’équation (2.9), qui est valable aussi pour la masse volumique ρ : c’est le cas de l’air de l’atmosphère, ou d’une soufflerie subsonique jusqu’à un Mach de l’ordre de 0,3. Mais l’air et l’eau diffèrent par leurs propriétés physiques, l’eau étant moins visqueuse que l’air. Ceci justifie l’étude de maquettes d’avion ou d’automobile en tunnel hydrodynamique considérée sur la figure 1.1. 2.1.5. Transport et non-linéarité Les équations du mouvement décrites ci-dessus font intervenir le transport de certaines quantités, telles que vitesse ou température, avec le fluide. Supposons par exemple que la température soit conservée dans le mouvement de la parcelle fluide. Si deux parcelles fluides ont des températures différentes et se rapprochent l’une de l’autre, les gradients de température vont augmenter. Si elles s’éloignent, ils vont diminuer. Donc, dans un écoulement turbulent où les vitesses peuvent avoir toutes les directions, ce mécanisme va créer pour toute quantité conservée avec la parcelle fluide des régions de gradients intenses séparées par des régions de faible gradient. C’est le phénomène d’intermittence, intimement lié au transport par l’écoulement. Si l’on considère la température dans un liquide, ce mécanisme peut être légèrement amorti par la conductivité moléculaire, qui adoucira les fronts tendant à apparaître. Les choses sont un peu plus compliquées pour la vitesse. En effet, sans les forces de pression et de viscosité, le même phénomène de transport de la vitesse par l’écoulement 7 conduirait à former des quasi-discontinuités, telles que la zone de mélange de la figure 2.2. Cette tendance peut être contrecarrée par les forces de pression, et aussi par la viscosité moléculaire. Nous retenons cependant de cette analyse que la nonlinéarité des équations de la mécanique des fluides peut conduire à la formation de zones de mélange locales. Une image très simple permet d’illustrer ce mécanisme : la circulation sur une route, où les automobiles roulent à différentes vitesses ; dès qu’une voiture plus rapide en rattrape une autre plus lente, elle la doublera si elle le peut, et gardera alors sa vitesse ; sinon, elle sera obligée de ralentir à la vitesse de l’autre. Le résultat en sera une circulation intermittente, par paquets de véhicules, qui est bien ce que l’on observe dans la réalité. 2.1.6. Tourbillon et vorticité Nous avons abondamment parlé de tourbillons au chapitre 1. Nous entendions par là un tourbillon au sens physique, c’est-à-dire une recirculation, ou un enroulement, du fluide sur lui-même. Les images que l’on peut en donner sont le tourbillon de vidange d’un lavabo ou d’une baignoire, ou encore une tornade, un cyclone ou un maelström dans l’océan. L’exemple le plus simple de tourbillon est un tube immatériel, c’est-à-
7. On parlera d’interactions non linéaires. Cette dénomination est justifiée par le fait que le terme de transport, dui /dt, contient des termes en uj (∂ui /∂xj ), quadratiques par rapport à la vitesse.
32
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
dire sans parois solides, de fluide de rayon R, environné de fluide, et tournant en bloc autour de son axe avec la vitesse angulaire Ω (fig. 2.4). Alors, chaque parcelle fluide dans le cylindre tourne autour de l’axe à la vitesse u(r) = Ω r, où r est la distance de la parcelle à l’axe. Si le fluide extérieur était initialement au repos, on peut montrer mathématiquement 8 qu’il va être mis en mouvement par le tube tourbillon constitué par le cylindre, avec une vitesse proportionnelle à l’inverse de r.
Ω
R
r A u(r) = — r
u(r) = Ω r
Figure 2.4 – Vitesse du fluide induite par un tube tourbillon de rayon R
Ce résultat fut démontré par Newton, et est analogue, en intensité et direction, à l’induction d’un champ magnétique par un fil rectiligne parcouru par un courant électrique. Ce phénomène d’induction de vitesse à l’extérieur du tourbillon est essentiel, et reviendra tout au long de cet ouvrage. Si l’on crée localement un tourbillon, tout le fluide extérieur à ce tourbillon va être entraîné dans la rotation de celui-ci. Ce résultat est valable même en fluide parfait. Un autre résultat important, qui s’applique en particulier à un fluide parfait incompressible, est ce que j’appellerai le théorème de Helmholtz-Kelvin : si le tube tourbillon change de rayon, la vitesse angulaire (ceci s’applique aussi à la vorticité) changera de telle sorte que le produit ΩR2 sera un invariant. Ceci peut se justifier par la conservation du moment cinétique Ru(R) d’une parcelle fluide à la périphérie du tube tourbillon. En effet, celui-ci est conservé pour un fluide parfait, car le moment des forces de pression par rapport à l’axe du tube est nul. Helmholtz [108] démontra le premier ce théorème pour un fluide incompressible, et Lord Kelvin 9 le généralisa pour un fluide parfait barotrope [227], où les surfaces
8. Par simple application du théorème de Stokes.
2.1. De Newton à Helmholtz et Kelvin
33
d’égale densité sont confondues avec les surfaces isobares. Une des conséquences importantes du théorème concerne l’étirement ou la compression d’un tube tourbillon. Si l’écoulement parvient à modifier la longueur h du tube tourbillon, la quantité ρR2 h, proportionnelle à la masse du fluide dans le tourbillon, sera conservée, ainsi que ΩR2 . On montre ainsi que Ω/ρh est un invariant du mouvement. Dans le cas incompressible, un étirement du tube tourbillon (et donc une augmentation de h) augmente la vorticité, et une compression du tube tourbillon diminue celle-ci. Ceci est analogue à la rotation d’une danseuse de moment d’inertie I sur elle-même : le moment cinétique IΩ étant conservé , elle accélérera sa rotation en étirant les bras vers le haut, puisqu’elle diminue son moment d’inertie ; elle la ralentira en écartant les bras pour augmenter son moment d’inertie. En fait, la vorticité peut être définie aussi quand il n’y a pas d’enroulement tourbillonnaire dans le fluide. Considérons la couche de mélange de la figure 2.2 dans un repère en translation avec la vitesse moyenne des deux courants, (U1 + U2 )/2. L’écoulement du haut a alors la vitesse U = (U1 − U2 )/2, et l’écoulement du bas la vitesse −U (fig. 2.5). S’il y avait un enroulement du fluide autour du centre de la couche O, les parcelles fluides A et B situées au bord de la couche prendraient une vitesse angulaire U/(Δ/2). Dans cette deuxième édition, on définira la vorticité dans le cas général, comme deux fois 10 la vitesse angulaire de rotation d’un « tourbillon latent » si celui-ci se développait 11 .
U O
∆
–U
Figure 2.5 – Couche de mélange entre deux courants opposés
9. William Thomson de son vrai nom, anobli comme Lord Kelvin. C’est un homonyme de J.J. Thomson, développeur de tubes à choc, qui obtiendra plus tard le prix Nobel de physique en 1906, pour des découvertes sur la nature corpusculaire de la matière (voir Kubbinga [125]). 10. Le facteur 2 a été ajouté pour correspondre à une vorticité égale au rotationnel de la vitesse (voir plus bas). 11. On pourrait d’ailleurs imaginer dans le cas de la figure 2.5 un « vorticimètre » constitué d’une petite roue à aubes d’axe perpendiculaire au plan de la figure et passant par le centre de la couche : si le rayon des aubes est supérieur à Δ/2, la roue va se mettre à tourner avec une vitesse proportionnelle à la vorticité.
34
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
Les profils de vitesse de couche de mélange sont instables sous l’effet de petites perturbations (voir chapitre suivant), et ils dégénèrent bien en tourbillons de vorticité de l’ordre de la vorticité initiale. Il y a cependant de nombreux cas en mécanique des fluides où, si la viscosité est trop élevée, le tourbillon reste à l’état latent et ne se développe pas. Un exemple est l’écoulement de Couette plan (voir plus loin) correspondant à un gradient de vitesse constant, et dont la vorticité est constante. Notons enfin que, pour un écoulement uniforme de même vitesse en tout point, la vorticité est nulle. Quand un tel écoulement arrive au contact d’un obstacle qui, par viscosité, le freine au voisinage de la paroi, la vorticité est engendrée. La vorticité est le germe de la turbulence. Un autre exemple d’écoulement sans vorticité (on dira aussi irrotationnel ) est l’extérieur du tube tourbillon de la figure 2.4 : la parcelle fluide de vitesse A/r a une vitesse angulaire propre égale à A/r2 dans le sens de la rotation Ω, et une vitesse angulaire d’enroulement latent dans l’autre sens (puisque la vitesse décroît avec r) ; on peut montrer facilement que les deux se compensent exactement, ce qui implique que la vorticité totale est nulle 12 . Sans vorticité, point de turbulence : c’est cela qui distingue la turbulence des ondes, qui se développent dans des écoulements en général irrotationnels. Une autre différence importante entre la turbulence et les ondes est le fait que les tourbillons emportent dans leur mouvement le fluide qu’ils contiennent. C’est une conséquence du théorème de Helmholtz-Kelvin. Au contraire, les ondes, par exemple les vagues à la surface de l’océan, ou les ondes sonores, se propagent à une certaine vitesse, appelée vitesse de phase, mais ne provoquent qu’une oscillation des parcelles fluides autour de leur position d’équilibre.
2.2. Les principes de Bernoulli 2.2.1. Premier principe de Bernoulli Daniel Bernoulli, d’une famille d’illustres mathématiciens suisses du début du xviiie siècle, est aussi un grand précurseur de la mécanique des fluides théorique. Au début des années 1730 13, donc presque 20 ans avant l’équation d’Euler, il proposa, sur la base de ce que nous appelons maintenant théorème de l’énergie cinétique en mécanique newtonienne, le résultat qui peut être énoncé de la manière suivante. Nous considérons un écoulement permanent, c’est-à-dire dont les diverses caractéristiques en un point donné de l’espace sont indépendantes du temps. On suppose en outre un → 12. D’un point de vue mathématique, nous définirons la vorticité comme un vecteur − ω égal au rota→ tionnel de la vitesse − u . Si celle-ci a pour composantes u1 , u2 , u3 , la vorticité a pour composantes :
ω1 =
∂u2 ∂u3 − ∂x2 ∂x3
, ω2 =
∂u3 ∂u1 − ∂x3 ∂x1
, ω3 =
∂u1 ∂u2 − ∂x1 ∂x2
.
(2.15)
13. D. Bernoulli [22]. Ce travail fut écrit à Saint-Pétersbourg (où il était professeur de mathématiques, et où Euler lui succéda) et publié en 1738 à Strasbourg.
2.2. Les principes de Bernoulli
35
fluide parfait et incompressible. L’hypothèse d’écoulement permanent est évidemment inacceptable pour un écoulement turbulent. L’hypothèse d’incompressibilité suppose que l’on néglige les variations du volume V de la parcelle fluide dans son mouvement : dans le cas d’un fluide où les dégagements de chaleur sont peu importants, on peut montrer que ces variations relatives de volume de fluide sont de l’ordre du carré du nombre de Mach M 2 . L’hypothèse d’incompressibilité est donc justifiée pour M < 0,3 environ, ce qui est toujours satisfait pour les fluides usuels 14 , et pour l’aérodynamique des automobiles, et même des TGV 15 . Dans ces conditions, nous suivons la parcelle fluide le long de sa trajectoire, comme l’on suivrait un colorant transporté par le fluide. Le premier principe de Bernoulli nous dit que les variations de pression sont égales et opposées aux variations d’énergie mécanique (énergie cinétique plus énergie potentielle) par unité de volume de la parcelle fluide. Ce résultat, que l’on peut retrouver facilement à partir de l’équation d’Euler, est que la quantité p+ρ
− → u2 + ρgz 2
(2.16)
− (où z est l’altitude dans le cas d’une accélération de la pesanteur → g constante) est conservée en suivant le mouvement du fluide. Ceci a de multiples applications : la portance d’une aile ou d’une voile, par exemple, peut être expliquée en considérant deux parcelles fluides, de même vitesse U et pression p, qui se séparent au bord d’attaque de part et d’autre du profil (fig. 2.6).
Portance
U1, P1
U P
(U2 < U1,P2 > P1)
U2 , P2 Figure 2.6 – Portance sur un profil d’aile
Il y aura plus de chemin à parcourir sur l’extrados que sur l’intrados, et si l’on veut que les deux parcelles se rejoignent au bord de fuite 16 , il faut que le fluide voyage 14. Dans l’eau, la vitesse du son est de l’ordre de quatre fois la vitesse du son dans l’air. 15. Encore qu’il faudra prendre en compte les effets de compressibilité pour le développement des futurs TGV. 16. Ceci correspond à l’hypothèse de Joukowski, nécessaire sous peine de graves décollements et instabilités préjudiciables à un bon comportement aérodynamique.
36
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
plus vite à l’extrados (vitesse U1 , pression P1 ) qu’à l’intrados (vitesse U2 , pression P2 ). Comme les deux parcelles fluides avaient la même pression et vitesse au bord d’attaque, on en déduit par application du principe de Bernoulli et en supposant que l’altitude du fluide n’a pas varié 1 1 P1 + ρU12 = P2 + ρU22 . 2 2
(2.17)
Il y a donc une surpression de l’intrados par rapport à l’extrados, proportionnelle à la différence du carré des vitesses entre l’extrados et l’intrados. Cette surpression est à l’origine de la portance. Les figures 2.7 et 2.8 en montrent l’illustration respectivement sur un parapente et un voilier de course. Dans ce dernier cas, qui concerne aussi une planche à voile, la mécanique des fluides intervient encore par la résistance à l’avancement exercée par l’eau sur la coque, et due essentiellement aux vagues formées sur les côtés et dans le sillage. Le lift d’une balle de tennis est un autre exemple : si l’on se place dans un repère lié à la balle (fig. 2.9), l’air dans la partie supérieure de la balle, qui tend par viscosité à être entraîné dans son mouvement de rotation, sera ralenti par celle-ci. L’air de la partie inférieure sera accéléré. Ici, la portance sera négative, dirigée vers le bas. Une balle liftée peut donc être lancée vers le haut avec force, elle sera rappelée vers le sol par cette portance négative. L’effet opposé, qui consiste à couper la balle (slice), permet, en faisant tourner la balle dans l’autre sens, d’obtenir une portance positive. On peut ainsi faire des balles planantes très longues. Les effets de lift et slice sont aussi beaucoup utilisés en ping-pong. C’est le même effet que le lift qui permet, en football, de marquer des corners directs en brossant la balle ; ceci serait impossible dans le vide, où le centre de gravité d’un projectile soumis à la pesanteur suivrait une parabole dans un plan vertical passant par le vecteur vitesse initial. Dans le cas d’un cylindre tournant dans un fluide, une portance existe aussi : c’est l’effet Magnus, et on a construit certains bateaux dont la voile était remplacée par un cylindre tournant. La figure 2.10 est une aquarelle de bateaux sur la mer de mon oncle Marcel Lesieur (1915-1936), très bon peintre et athlète 17 . Le ciel est chargé de nuages en forme de cigare de couleur rose, qui se redressent par rapport à la direction du vent (voir plus loin § 3.3.2).
17. Il fut en particulier champion de Normandie sur 400 m plat, et avant-centre de l’équipe du lycée de Coutances (Manche), ville connue pour sa magnifique cathédrale. Son frère aîné, mon père le mathématicien Léonce Lesieur (1914-2002), joua également dans les équipes du Stade Malherbe (Caen) et du Stade rennais (1942). Élève de l’ENS Ulm, il avait été champion de Paris universitaire de saut en longueur en 1936 avec un bond de 6,60 m. J’ai porté le record de la famille à 6,72 m. C’est une bonne performance mondiale féminine, direz-vous. Essayez cependant de le faire, même en 2012...
2.2. Les principes de Bernoulli
Figure 2.7 – Application du premier principe de Bernoulli au parapente à Saint-Hilaire-du-Touvet (Isère) (cliché P. Comte, 1990)
Figure 2.8 – Régate (cliché C. Agnus, avec l’aimable autorisation de L’Express)
37
38
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
(P2 < P1) P1 U P P2
Figure 2.9 – Lift d’une balle de tennis
Figure 2.10 – Bateaux avec des voiles sur la mer, sous un ciel nuageux rose (aquarelle de M. Lesieur, Agon-Coutainville, Manche, 1932)
2.3. Du laminaire au turbulent
39
Une autre application du premier principe de Bernoulli est la formule de Torricelli, permettant de calculer la vitesse de l’écoulement à la sortie du robinet d’un récipient, une barrique de vin par exemple. On trouve que la vitesse est la même que celle d’un point matériel tombant dans le vide d’une hauteur égale à celle du vin dans la barrique. La même formule appliquée à une conduite forcée s’écoulant d’un lac de montagne conduirait vite à des vitesses prohibitives (360 km/h pour un dénivelé de 500 m). En fait, le rôle de la viscosité, et surtout le comportement turbulent de l’écoulement dans la conduite, rendent le principe de Bernoulli inapplicable dans ce cas. 2.2.2. Deuxième principe de Bernoulli Il existe un deuxième principe de Bernoulli (mais non considéré par ce dernier) qui peut être démontré à partir des équations du mouvement, dans le cas de l’écoulement permanent d’un fluide parfait compressible : il faut dans ce cas ajouter à l’énergie mécanique l’énergie interne e de la parcelle fluide. C’est alors la quantité 1− 2 u + gz h+ → 2
(2.18)
(où h est l’enthalpie) qui est conservée avec le fluide. Puisque h = Cp T pour un gaz parfait, on voit que, si l’on ne prend pas en compte les variations d’altitude, les variations de température sont proportionnelles, et de signe opposé, aux variations du carré des vitesses. Une application immédiate est l’élévation de température sur le nez d’un engin spatial de vitesse U rentrant dans une atmosphère au repos : en se plaçant dans un repère lié à l’engin 18 , le fluide verra sa vitesse passer de U à 0 en arrivant sur le nez. Donc, il y aura élévation relative de température, proportionnelle au carré du nombre de Mach. Pour une vitesse de l’engin de 10 fois la vitesse du son (Mach 10), et une température extérieure de 240 K (soit −33˚C), on trouve que la température au nez atteindra 2 640 K. Ceci n’est cependant qu’un résultat indicatif, ne tenant pas compte en particulier des ondes de choc à l’avant de l’engin. On comprend cependant que la protection thermique doive être particulièrement renforcée au nez et sur une navette spatiale.
2.3. Du laminaire au turbulent On sait trouver la solution de l’équation de Navier-Stokes (fluide visqueux) dans certains cas simples, correspondant à des écoulements laminaires. Nous allons étudier ces écoulements, et examiner comment se caractérise leur transition à la turbulence.
18. Les changements de repère galiléens, c’est-à-dire en translation uniforme, laissent les lois de la mécanique classique invariantes.
40
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
2.3.1. Écoulement de Poiseuille Un premier exemple est donné par l’écoulement incompressible dans une conduite circulaire, appelé écoulement de Poiseuille [196]. Comme nous l’avons déjà dit, c’était un médecin qui a développé ces recherches pour étudier la circulation du sang dans les artères et les veines. Il était donc précurseur de la biomécanique. Cherchons donc, pour l’écoulement dans un tuyau, des solutions laminaires où la vitesse est parallèle et indépendante du temps. En projetant l’équation de Navier-Stokes successivement suivant la direction transverse de l’écoulement, et suivant la direction de celui-ci (fig. 2.11), on trouve que : la pression est uniforme sur toute section droite du tuyau, le gradient de pression dans la direction de l’écoulement est une constante négative.
R D U
Figure 2.11 – Écoulement de Poiseuille laminaire dans un tuyau
En supposant en outre des conditions aux limites d’adhérence aux parois, ce qui est toujours le cas pour un fluide visqueux, qui est arrêté par la paroi dans son mouvement, on montre que le profil des vitesses a une forme parabolique (voir fig. 2.11). L’existence d’une perte de charge correspondant au gradient longitudinal de pression négatif est due à la dissipation visqueuse sur les parois. Soit D le diamètre du tube, et U la vitesse moyenne du fluide à travers le tuyau, égale au débit volumique divisé par la section πR2 . À cause de la conservation de la masse et de l’incompressibilité du fluide, U est indépendante de la section. On montre alors que le gradient de pression (en valeur absolue), divisé par une valeur caractéristique ρU 2 /D, est proportionnel à l’inverse du nombre de Reynolds Re défini par Re =
U D ν
,
(2.19)
où ν est la viscosité moléculaire cinématique. C’est ici notre premier contact avec ce nombre, proposé par Reynolds [203] en 1883. En fait, il semble que les deux nombres sans dimension appelés nombres de Mach et de Reynolds aient été antérieurement introduits par Helmholtz en 1873. C’est une des injustices de la science que les créateurs soient rarement crédités de leurs découvertes. La contrainte (force par unité de
2.3. Du laminaire au turbulent
41
surface) σ par laquelle l’écoulement tend à entraîner la paroi est également proportionnelle à ρU 2 /Re = μU/D, toujours dans l’hypothèse de solutions laminaires. On obtient les mêmes résultats (aux constantes numériques près) pour l’écoulement dans un canal entre deux plans infinis (écoulement de Poiseuille plan). Reynolds fit alors une découverte remarquable : en injectant du colorant à l’entrée du tube, il montra qu’il existait une valeur critique du nombre qui depuis porte son nom, de l’ordre de 2 000, en dessous de laquelle l’écoulement restait laminaire, le colorant suivant une ligne droite. Au-dessus, l’écoulement devenait turbulent, le colorant diffusant dans tout le tube et montrant l’apparition de tourbillons. Le même résultat est obtenu dans le canal, en définissant le nombre de Reynolds à l’aide de la distance D entre les deux plans. Que se passe-t-il donc dans cette expérience quand l’écoulement devient turbulent ? En fait, il n’est plus parallèle ni indépendant du temps, et la solution parabolique de Poiseuille laminaire n’est plus valable. Elle a été déstabilisée par de petites perturbations existant dans l’écoulement d’entrée, et aussi dues aux rugosités éventuelles des parois. Celles-ci ont été amplifiées par les effets non linéaires. On peut le comprendre mieux en considérant, dans l’équation de Navier-Stokes, l’ordre de grandeur de l’accélération du fluide par rapport aux termes visqueux : → l’accélération d− u /dt est de l’ordre de la vitesse U divisée par le temps caractéristique Tin = D/U nécessaire à la parcelle fluide pour traverser le tuyau sous l’effet de son inertie (c’est ce que U. Frisch appelait le théorème de l’âge du capitaine, qui est égal à la hauteur du mât D divisée par la vitesse du navire U ), soit U 2 /D, les termes visqueux sont de l’ordre de νU/D2 . Donc le rapport des deux termes est bien le nombre de Reynolds, et les effets non linéaires seront d’autant plus importants que celui-ci est grand. Cette transition du laminaire au turbulent est confirmée lorsque l’on mesure, dans l’expérience de Reynolds, le gradient de pression ou la contrainte adimensionnés. En dessous du nombre de Reynolds critique, on retrouve bien la dépendance en Re−1 de la solution laminaire. Au-dessus, au contraire, on trouve une quasi-indépendance par rapport au nombre de Reynolds. Notons que les théories se sont jusqu’à maintenant avérées impuissantes à prédire le nombre de Reynolds critique de 2 000 mesuré dans cette expérience. La contrainte adimensionnée σ/ρU 2 , proportionnelle à l’inverse du nombre de Reynolds en dessous du Reynolds critique, est constante au-dessus : σ est alors proportionnelle à ρU 2 , contre μU/D dans le cas laminaire. Mentionnons aussi que l’écoulement entre deux plaques planes infinies (écoulement de Poiseuille plan) a les mêmes caractéristiques : profil de vitesse laminaire parabolique, qui devient aussi turbulent au-dessus d’un nombre de Reynolds critique de 2 000. Dans ce cas aussi, la contrainte à la paroi adimensionnée, σ/ρU 2 , est proportionnelle
42
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
à l’inverse du nombre de Reynolds en dessous de sa valeur critique, et constante au-dessus 19 . 2.3.2. Écoulement de Couette Dans l’écoulement de Couette entre deux plans (fig. 2.12), le plan inférieur est fixe et le plan supérieur est entraîné avec une vitesse constante U . Il n’y a pas de perte de charge, et la solution laminaire est une vitesse décroissant linéairement de U à 0.
U D
Figure 2.12 – Écoulement de Couette plan
Expérimentalement, on trouve qu’il y a transition à la turbulence quand le nombre de Reynolds U D/ν dépasse la valeur critique 1 000, avec le même comportement pour le frottement que pour Poiseuille. Dans l’écoulement de Couette circulaire entre deux cylindres coaxiaux tournant à des vitesses différentes, on peut montrer, pour la solution laminaire, que le couple exercé par un des cylindres sur l’autre est proportionnel à la viscosité dynamique μ. Ceci constitue le principe des viscosimètres, permettant de déterminer la viscosité des fluides. Lorsqu’un certain nombre sans dimension, qui joue le rôle du nombre de Reynolds, augmente, le système devient aussi turbulent (voir chap. 6). 2.3.3. Couche limite On sait là encore calculer l’écoulement laminaire d’un fluide se développant le long d’une plaque plane semi-infinie, sans gradient de pression longitudinal. Ce problème fondamental est bien entendu très important en aéronautique et hydrodynamique. On trouve que la pression est uniforme dans la couche limite, et on peut déterminer par des calculs numériques simples le profil de vitesse à la paroi, appelé profil de Blasius. 19. Donnons une dernière interprétation du nombre de Reynolds. On peut remarquer qu’il s’écrit sous la forme du rapport de deux temps Tvis /Tin . Le premier temps, Tvis = D 2 /ν, est un temps caractéristique visqueux pour qu’une fluctuation soit amortie par viscosité. Le deuxième temps, Tin = D/U , est un temps inertiel introduit juste au-dessus. Donc, si le nombre de Reynolds est grand devant 1 (Re 1), le temps visqueux sera beaucoup plus grand que le temps inertiel, et les effets non linéaires pourront se développer à loisir sans être gênés par la dissipation visqueuse. On comprend donc que la turbulence apparaîtra, en principe, d’autant plus facilement que le nombre de Reynolds sera grand. Ceci dépend cependant fortement des configurations d’écoulement retenues.
2.3. Du laminaire au turbulent
43
On trouve aussi que l’épaisseur de la couche limite croît proportionnellement à la racine carrée de la distance au bord d’attaque x. Le nombre de Reynolds Rδ = U δ(x)/ν basé sur l’épaisseur de la couche limite et la vitesse amont va donc croître lorsque l’on se déplace avec le fluide vers l’aval. Nous discuterons au chapitre suivant des diverses instabilités qui interviennent dans le processus de transition à la turbulence dans ce cas. On montre en particulier par la théorie que, quand Rδ dépasse la valeur de 520, des oscillations du fluide appelées ondes de Tollmien-Schlichting (T.S.) se produisent (fig. 2.13(b)). Le nombre de Reynolds basé sur la distance aval x, Rx = U x/ν, correspondant à cette transition aux ondes, est de l’ordre de 105 . Plus en aval la couche limite continue à s’épaissir et, pour un nombre de Reynolds Rx = 106 , la turbulence se développe dans les petites échelles (fig. 2.13(c)). Ceci correspond à Rδ = 2 000 20.
(a)
(b)
(c)
laminaire
transition
turbulent
U
δ (x) x
x
Figure 2.13 – Schéma de la transition en couche limite : (a) profil laminaire ; (b) propagation d’ondes de T.S. ; (c) transition à la turbulence
Cette turbulence est très intermittente, comme l’atteste la figure 2.14, qui montre à la fois des petites échelles turbulentes, et des grosses bouffées cohérentes (voir chap. 4). Cette figure est extraite du superbe livre d’images de M. Van Dyke [234]. Ce dernier, grand ami de la France, où il avait fait de longs séjours à Paris et Poitiers, disait qu’il passait beaucoup de temps le week-end à manipuler des cartons de livres dans son garage. Il est aussi à la base de méthodes dites de perturbations singulières très importantes pour analyser les profils de couche limite près des obstacles de forme quelconque (Van Dyke [233]). Il est malheureusement décédé en 2010. C’était un homme très chaleureux pour les jeunes (étudiants et collègues), et d’un grand rayonnement. J’avais été agréablement surpris qu’il m’appelle personnellement de Stanford en 1982
20. Ainsi un écoulement d’air de 36 km/h (10 m/s) sur une plaque plane, et dont la viscosité ν est de l’ordre de 10−5 , deviendra-t-il turbulent à une distance aval de 1 m. Même chose pour un courant d’eau (viscosité ≈ 10−6 ) de 1 m/s.
44
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
pour m’inviter à donner un séminaire alors que je commençais une année sabbatique à Los Angeles.
Figure 2.14 – Coupe latérale d’une couche limite turbulente dans une soufflerie (cliché T. Corke, Y. Guezennec et H. Nagib, avec l’aimable autorisation de M. Van Dyke)
2.3.4. Couche de mélange On peut obtenir une couche de mélange telle que la figure 2.16 dans le sillage d’une plaque très fine de part et d’autre de laquelle les deux courants ont des vitesses différentes. Nous parlerons par la suite abondamment de cet écoulement, qui est un prototype de transition à la turbulence en aéronautique. Notons simplement ici que des tourbillons en spirales se forment, s’apparient, et sont responsables d’une croissance de l’épaisseur de la couche δ(x) ∼ x, où x est la distance en aval au bord de fuite de la plaque (fig. 2.15).
(a) U1
(b)
(c)
δ (x)
U2
x Figure 2.15 – Schéma d’une couche de mélange
2.3. Du laminaire au turbulent
45
Le nombre de Reynolds Rδ basé sur δ(x) et la demi-différence de vitesse U = (U1 − U2 )/2 entre les deux courants introduite plus haut 21 va croître vers l’aval. Quand il est de l’ordre de 2 500, on a une transition vers la turbulence à petite échelle appelée transition de mélange (fig. 2.15(c)). La figure 2.16 correspond à une expérience particulièrement célèbre faite au Californian Institute of Technology par Brown et Roshko [36]. On y voit la présence de gros tourbillons quasi bidimensionnels cohérents dans une couche de mélange turbulente à très grand nombre de Reynolds entre de l’hélium et de l’azote.
Figure 2.16 – Couche de mélange turbulente en soufflerie (cliché A. Roshko, CALTECH, avec son aimable autorisation)
Ce genre de visualisation, rendu possible grâce à des procédés interférométriques, remettait en cause certaines idées reçues considérant que la turbulence était synonyme de désordre spatial total d’un point de vue tridimensionnel. En fait, ces tourbillons ressemblent beaucoup aux nuages 22 de La Nuit étoilée de Van Gogh (fig. 2.17), où l’on voit en particulier un superbe appariement de tourbillons. Van Gogh, qui fait preuve ici d’un génie visionnaire extraordinaire, avait dû s’inspirer des dessins de Léonard de Vinci, et peut-être de ses observations de l’eau 23 et des nuages. Il est aussi établi que Van Gogh avait rencontré à Paris des peintres japonais de l’école Utagawa qui peignaient des tourbillons marins (voir chap. 3). Le phénomène d’appariement de tourbillons sera expliqué au chapitre suivant. J’ajoute enfin que, lors d’une conférence commune sur la neurologie entre l’Académie des sciences et l’Académie de médecine qui se tenait dans les locaux de cette dernière en 2007, un des conférenciers expliquait la structure de la cellule du cerveau par un mode appelé starry en référence au tableau de Van Gogh. Il est possible alors d’imaginer que des milliards d’appariements de telles cellules conduisent à la création de matière macroscopique.
21. U caractérise la vitesse relative de chacun des deux courants par rapport à la vitesse moyenne. C’est cette vitesse qui est importante pour le déclenchement des instabilités et de la turbulence. 22. À moins que ce ne soient des galaxies ou des vagues. 23. On peut consulter sur internet le lien au tableau de Van Gogh Barques aux Saintes-Maries (1888) montrant une série de tourbillons à l’avant de bateaux de pêche : www.artliste.com/vincent-vangogh/barques-saintes-maries-500.html.
46
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
Figure 2.17 – La Nuit étoilée, de Vincent Van Gogh (1889) Avec l’aimable autorisation de DIGITAL IMAGE @2013, The Museum of Modern Art/Scala, Florence
2.4. Similitude En fait, le nombre de Reynolds peut être défini plus généralement, lorsqu’un fluide de → − vitesse U , de viscosité ν et de masse volumique ρ arrive sur un obstacle de dimension caractéristique D. Il est bien sûr encore égal à Re = U D/ν. Le calcul des forces de portance et de traînée à partir de la résultante des contraintes dues à la pression et à la viscosité montre alors que celles-ci sont proportionnelles à (1/2)ρU 2 D2 , les coefficients de proportionnalité (coefficients de portance Cp et de traînée Cx ) ne dépendant que du nombre de Reynolds, de la forme de l’obstacle et de l’inclinaison de l’écoulement incident par rapport à celui-ci. Pour une sphère (non tournante), le coefficient de portance est nul. Le coefficient de traînée décroît en Re−1 à faible Reynolds (c’est un écoulement dit de Stokes, dominé par la viscosité), et reste approximativement constant pour des Reynolds supérieurs à 1 000, quand l’écoulement devient turbulent. On observe donc le même comportement que pour les écoulements de Poiseuille ou de Couette, avec une force de traînée par unité de surface, (1/2)Cx ρU 2 , proportionnelle à U à faible Reynolds, et à ρU 2 à grand Reynolds.
2.5. Certains effets des fluides turbulents
47
Deux écoulements correspondant respectivement à deux configurations U 1 , D 1 , ν1
et U2 , D2 , ν2
seront semblables (c’est-à-dire que l’on peut passer de l’un à l’autre par des changements d’unités) si les deux nombres de Reynolds U1 D1 /ν1 et U2 D2 /ν2 sont égaux. C’est le principe des essais en soufflerie ou en tunnel hydrodynamique, qui ne peuvent être extrapolés à la réalité que si les nombres de Reynolds sont les mêmes. Puisque l’échelle d’un modèle réduit est, par définition, plus petite que la réalité, il faudra soit augmenter la vitesse, soit diminuer la viscosité ν. Prenons l’exemple d’un avion de tourisme d’envergure 5 m volant à 200 km/h, vitesse largement subsonique où les effets de la compressibilité de l’air sont négligeables. Pour réaliser la similitude avec une maquette au 1/5 en soufflerie utilisant l’air atmosphérique, il faudrait donc une vitesse de 1 000 km/h, c’est-à-dire presque la vitesse du son. Ceci est irréalisable, car ce nouvel écoulement est maintenant fortement compressible, et ne remplit plus les conditions de similitude. Au contraire, travailler avec une maquette au 1/5 dans l’eau à température ambiante (dont la viscosité cinématique ν est environ dix fois plus faible que celle de l’air), permet d’obtenir la similitude en écoulement incompressible avec une vitesse de 100 km/h. Pour abaisser la viscosité d’un fluide, on peut aussi faire varier ses propriétés physiques. Dans une soufflerie cryogénique on pourra, à masse volumique constante, abaisser la pression et donc la température 24 de l’air pour abaisser la viscosité dynamique μ, qui est une fonction croissante de la température. On pourra aussi, à température constante, augmenter la pression et donc la masse volumique ρ, ce qui diminue ν = μ/ρ. Tout ceci permet d’atteindre de très grands nombres de Reynolds dans des installations de petite dimension. Les problèmes techniques de givrage intermittent des maquettes, dû à la présence de vapeur d’eau dans l’air d’entrée, ont certainement été résolus par les spécialistes compétents sur ces questions. Disons aussi que les nombres de Reynolds gigantesques rencontrés par les avions ou des engins en vol interdisent d’obtenir la similitude pour les essais en soufflerie.
2.5. Certains effets des fluides turbulents On a vu l’effet considérable que la turbulence a sur le frottement. Il a été montré que, pour des nombres de Reynolds assez élevés, le fait que la contrainte soit proportionnelle à ρU 2 est valable pour un obstacle de forme quelconque. Dans les tempêtes qui ont touché la France et l’Allemagne fin 1999 (avec des vents de 200 km/h) une partie des constructions (toits en particulier) n’a pas résisté, ainsi que beaucoup de lignes électriques et téléphoniques. Sans vouloir polémiquer, il semblerait que tout ait été dimensionné pour résister à des vents de 140 km/h, que l’on a dans 24. Puisque p/ρ = RT .
48
Chapitre 2 – Mécanique des fluides élémentaire
des tempêtes « classiques ». Mais la contrainte turbulente exercée par un vent de 200 km/h est environ deux fois plus importante (et quatre fois par rapport à un vent de 100 km/h). Je pense que les normes en manière de construction ont été révisées à la hausse, en s’inspirant des normes de type cyclonique. En outre, la hauteur des poteaux portant les lignes électriques très haute tension a été beaucoup raccourcie. Une bonne partie des arbres a aussi été touchée. Je n’ai aucune compétence dans ce domaine, et laisse les professionnels de la forêt et de l’agronomie dire si les bonnes essences avaient été plantées. Il est probable que le même type de tempête reviendra en Europe dans les années (ou décennies) prochaines. Parlons de la vie plus quotidienne : Nous discuterons aux chapitres 3 et 4 d’effets propres aux parapentes et parachutes. Un motard ou un cycliste subiront une résistance d’autant plus forte que l’air est froid, puisque ρ est plus fort. Il faut aussi être vigilant si l’on traverse un torrent ou un bras de mer (à la pêche à pied, ou en canoë-kayak), car la densité de l’eau est 1 000 fois celle de l’air (mais les vitesses seront plus faibles). On doit donc faire particulièrement attention au printemps, où l’eau a des vitesses et densités beaucoup plus importantes. Il y a chaque année à cette période dans les départements de l’Ain, l’Isère et la Savoie des accidents mortels qui auraient pu être évités si les personnes avaient eu une meilleure connaissance des risques encourus. Les hydrauliennes bénéficient de ces faits, même si les courants qu’elles utilisent ne sont que de 1 à 2 m/s (contre 10 à 30 m/s dans l’air des éoliennes). On peut consulter le travail de Maître et al. [5] à ce propos. C’est une source d’énergie renouvelable non polluante qui est certainement amenée à un développement mondial important si les problèmes de corrosion des parties métalliques par l’eau de mer sont résolus.
Chapitre 3
Instabilités et tourbillons 3.1. Spirales de Kelvin-Helmholtz Parmi les mécanismes les plus efficaces pour déclencher la turbulence figurent sans aucun doute les instabilités des nappes tourbillonnaires, appelées instabilités de KelvinHelmholtz. Nous avons vu au chapitre précédent (voir fig. 2.1 et 2.4 en particulier) qu’une couche de mélange était une sorte d’interface correspondant à une brusque différence de vitesse dans le fluide. Dans la partie centrale de la couche de mélange, la vorticité (deux fois la vitesse angulaire de rotation du tourbillon latent) est approximativement uniforme. À l’extérieur de la couche, elle est nulle puisque les courants y sont uniformes. Une couche de mélange apparaît donc comme une nappe de vorticité (ou nappe tourbillonnaire) plongée au sein d’un écoulement sans vorticité (irrotationnel). Cette couche de mélange ne doit pas être confondue avec un « choc » : nous verrons au chapitre 6 qu’un choc est une surface dans le fluide de part et d’autre de laquelle existent des discontinuités de vitesse du fluide perpendiculairement à la surface. Une parcelle fluide qui arrive sur un choc va le traverser, et voir sa vitesse diminuée (fig. 3.1).
U1
U2
P1
P2 x (P2 > P1)
Figure 3.1 – Schéma d’un choc droit
50
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
Dans ce processus, elle ne subira aucune tendance à l’enroulement, ce qui traduit le fait qu’un choc est irrotationnel. Dans les nappes tourbillonnaires au contraire, c’est la vitesse du fluide parallèlement à la nappe qui subit une quasi-discontinuité de part et d’autre de celle-ci ; d’autre part, dans le régime laminaire, les parcelles fluides voyageront d’un côté ou de l’autre de l’interface sans la traverser. Supposons maintenant qu’une perturbation extérieure conduise à l’oscillation de la nappe tourbillonnaire (fig. 3.2).
U1
U2
U1
U1
U2
(a)
U2
(b)
(d)
(c)
(e)
Figure 3.2 – Formation d’un tourbillon en spirale par instabilité d’une nappe tourbillonnaire
En premier lieu, un raisonnement analogue à celui fait pour la portance d’une aile permet de dire que la pression dans les parties concaves de la nappe va être supérieure à la pression dans les parties convexes. Donc le fluide va pousser la nappe tourbillonnaire vers le haut et vers le bas (fig. 3.2(b)), accroissant l’amplitude de l’oscillation. On applique ensuite le théorème de Helmholtz-Kelvin, qui permet de dire, si l’on accepte de négliger la viscosité, que la nappe tourbillonnaire va être emportée par le fluide. En première approximation, la partie supérieure de la nappe sera donc emportée par le fluide du haut, et la partie inférieure par le fluide du bas. Puisque ce dernier est moins rapide, la partie supérieure de la nappe tourbillonnaire va rattraper la partie inférieure, et provoquer une sorte de raidissement du front (fig. 3.2(c)). Jusqu’à présent, c’est un peu comme les voitures du chapitre 2, qui s’aggloméraient en paquets. Mais un nouveau mécanisme intervient, conduisant à l’enroulement de
3.1. Spirales de Kelvin-Helmholtz
51
la nappe tourbillonnaire : par induction de vitesse (voir chap. 2), la partie inférieure va tendre à mettre en rotation autour d’elle la partie supérieure (dans le sens négatif, correspondant au signe de la vorticité de la couche de mélange que nous avons choisi de considérer). En même temps la partie supérieure va tendre à faire tourner la partie inférieure autour d’elle, dans le même sens. Il en résulte un enroulement en hélice de la nappe tourbillonnaire, donc une concentration de vorticité dans la partie spirale (tourbillon de Kelvin-Helmholtz ). Au contraire, la vorticité dans les « tresses » extérieures diminue (fig. 3.2(d, e)). 3.1.1. Critère de stabilité de Lord Rayleigh Nous avons décrit ici qualitativement les principales phases de cette instabilité très vigoureuse, appelée instabilité de Kelvin-Helmholtz, qui transforme une nappe tourbillonnaire en un ou plusieurs tourbillons spiraux. D’un point de vue théorique, un résultat très important concernant cette instabilité avait été établi par Lord Rayleigh [202] en 1879. Celui-ci démontra que l’écoulement ne pouvait pas être instable (en fluide parfait) si sa vorticité ne présentait pas au moins un extremum (maximum ou minimum) au sein du fluide. La démonstration se fait au moyen d’un développement en série de Taylor (par rapport à de petites perturbations autour d’un état laminaire) des différentes fonctions inconnues intervenant dans les équations du mouvement incompressibles, et en négligeant dans le développement tous les termes en puissance de où l’exposant est supérieur ou égal à 2 1 . Le résultat précédent est ce qu’on appelle le critère du point d’inflexion de Rayleigh. Dans ce cadre, une nappe tourbillonnaire peut être instable. Par contre, des profils de vitesse paraboliques de type écoulement de Poiseuille plan (où la vorticité décroît continûment, d’une valeur positive sur la paroi supérieure à une valeur négative sur la paroi inférieure), Couette plan (où elle est uniforme entre les deux parois), ou de couche limite, ne peuvent pas être instables sans l’intervention de la viscosité : de fait, les instabilités se développant dans ces derniers écoulements croissent beaucoup moins vite que dans une couche de mélange. Ceci peut se montrer grâce aux théories dites d’instabilité linéaire, dont les fondements ont été posés par Rayleigh, Kelvin, Orr, Sommerfeld et beaucoup d’autres à la fin du xixe siècle. Ces théories, difficiles, sont basées sur des développements au premier ordre des équations du genre de ceux envisagés plus haut dans le cas du critère de Rayleigh. Un exemple en est donné par l’équation d’Orr-Sommerfeld. 3.1.2. Équation d’Orr-Sommerfeld Une célèbre équation de stabilité prenant en compte les effets de la viscosité est l’équation d’Orr-Sommerfeld. Nous nous limitons ici au cas d’un écoulement bidimensionnel 2 (dans le plan x, y) incompressible, et considérons la stabilité d’un état de base
1. On appelle cette opération une linéarisation du mouvement autour de l’état de base. 2. On montre que l’étude tridimensionnelle se ramène au problème bidimensionnel (voir Lesieur [147]).
52
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
laminaire u ¯(y) caractérisé par une vitesse u ¯(y) dirigée dans la direction x. L’équation d’Orr-Sommerfeld concerne l’amplitude Φ(y) de la perturbation sinusoïdale suivant x superposée à u ¯(y), et dépend en outre de la longueur d’onde λ de la perturbation et du nombre de Reynolds 3 . On sait bien maintenant résoudre avec précision ces équations sur des ordinateurs de faible puissance. Elles permettent de dire si, pour un nombre de Reynolds donné Re , une perturbation de longueur d’onde donnée va s’amplifier au cours du temps (on dira qu’il y a instabilité) ou s’amortir (auquel cas l’écoulement de base sera stable). Ceci se représente par des diagrammes dans des plans d’abcisse Re et d’ordonnée α = 2π/λ, où α est appelé le nombre d’onde : certaines régions du plan correspondent à la stabilité, d’autres à l’instabilité 4 . Pour la couche de mélange, par exemple, la théorie montre que l’instabilité de Kelvin-Helmholtz se produit même à faible nombre de Reynolds (ce qui est un signe de sa vigueur), et que, pour un nombre de Reynolds donné, il existe une longueur d’onde telle que la perturbation correspondante croît plus vite que les autres au cours du temps. Ces croissances étant exponentielles, c’est en général cette longueur d’onde qui apparaîtra si la perturbation initiale est une superposition de perturbations de même amplitude mais de différentes longueurs d’onde. On parlera de « mode le plus amplifié » ; il détermine la longueur d’onde des tourbillons de Kelvin-Helmholtz qui vont se former par instabilité d’une nappe tourbillonnaire perturbée de façon « naturelle », par exemple par la « turbulence résiduelle » de faible amplitude existant dans l’écoulement de base. Pour la couche de mélange, cette longueur d’onde ainsi sélectionnée est de l’ordre de sept fois l’épaisseur initiale de la nappe Δ. Cette sélection de fréquence spatiale est en fait un mécanisme de quantification des tourbillons. 3.1.3. Simulation numérique bidimensionnelle Mais attention : les théories linéaires d’instabilité, aussi précieuses qu’elles puissent être, ne sont valables que pour de très petites perturbations. Dès que l’instabilité se développe quelque peu, ou si la perturbation initiale a une amplitude trop importante, il faut abandonner ces théories. C’était dramatique jusqu’à ces vingt dernières années, car aucun outil théorique fiable n’existait pour prendre le relais. Un progrès considérable a été fait depuis avec le recours aux ordinateurs de calcul scientifique, qui permettent de prédire l’évolution ultérieure du fluide en phase « non linéaire »,
3. De façon plus précise, on considère une perturbation de vitesse transverse égale à la partie réelle de Φ(y) exp α[x − (cr + ici )t], où Φ(y) est une amplitude complexe, α = 2π/λ le nombre d’onde de la perturbation, et cr et ci deux coefficients réels. L’équation d’Orr-Sommerfeld s’écrit alors :
[¯ u(y) − (cr + ici )]
d2 Φ − α2 Φ dy 2
d2 u iν ¯ − Φ=− dy 2 α
d2 − α2 dy 2
2
Φ
,
(3.1)
où (d2 /dy 2 − α2 )2 est l’opérateur d2 /dy 2 − α2 itéré deux fois. 4. La perturbation transverse est proportionnelle à exp αci t. Il y aura amplification temporelle exponentielle des solutions, et donc instabilité, pour ci > 0, et au contraire amortissement, donc stabilité, pour ci < 0. Notons enfin que ces croissances ou décroissances exponentielles sont modulées par des oscillations sinusoïdales de pulsation αcr .
3.1. Spirales de Kelvin-Helmholtz
53
c’est-à-dire quand les perturbations ont atteint des niveaux d’amplitude importants. Sans entrer dans les détails de ces simulations numériques (voir chap. 5), qui sont basées sur la résolution par super-calculateur de l’équation de Navier-Stokes, disons simplement que le fluide est décomposé en un grand nombre de petites parcelles fluides, dont on calcule les interactions mutuelles par les lois de la dynamique 5 . Ainsi, l’ordinateur connaît les champs de vitesse, vorticité, pression, densité et température jusqu’à l’instant t, et extrapole convenablement ces champs à l’instant t+Δt ultérieur. Nous montrons sur la figure 3.3 la simulation de l’instabilité d’une nappe tourbillonnaire (à trois instants, de haut en bas) dans une couche de mélange incompressible entre deux courants opposés du type de la figure 2.5 du chapitre 2 : les photos de gauche représentent l’évolution au cours du temps de la vorticité (en bleu, maximum nul ; en rouge, minimum négatif). On voit comment le tourbillon latent initial se condense, sous l’effet de l’instabilité de Kelvin-Helmholtz, en plusieurs tourbillons. Ceux-ci s’apparient ensuite, par un mécanisme dont nous allons parler. Sur les photos de droite, on représente deux « colorants numériques » marquant respectivement le courant du haut (rouge) et du bas (bleu) ; on voit comment le mélange entre les deux couches s’opère, par enroulement du colorant autour des tourbillons. Ces photos, reproduites dans Lesieur [147], correspondent à une étude préliminaire réalisée par une équipe de chercheurs grenoblois dans le cadre de la conception de l’avion spatial Hermès. Si l’on imagine une sorte de paroi fictive au niveau de la couche inférieure, les photos de droite représentent la diffusion de température à la paroi par la turbulence ; on voit alors que des langues de fluide extérieur « chaud » (en rouge) vont pénétrer dans la zone « froide » (en bleu), et pourraient endommager la paroi. Ces calculs ne sont cependant qu’une approximation grossière de la réalité, car, dans les conditions de vol de l’avion, l’écoulement est fortement tridimensionnel, compressible, et il peut y avoir en outre des phénomènes de dissociation moléculaire 6. Nous donnerons au chapitre 6 des détails sur des simulations numériques plus réalistes faites par la même équipe dans le cadre d’Hermès et des avions hypersoniques. Dans les couches de mélange bidimensionnelles de la figure 3.3, la vorticité ne peut pas augmenter ; en effet, dans le cas incompressible, on peut montrer facilement que, en fluide parfait, chaque parcelle fluide conserve sa vorticité dans son mouvement. En fluide visqueux réel, il y a en outre des effets de diffusion moléculaire, qui ne peuvent que l’amortir. Les tourbillons qui se condensent ont donc une vorticité de l’ordre de celle de la nappe tourbillonnaire initiale. La taille des tourbillons croît au cours du temps, mais la vitesse de circulation du fluide, qui est maximum en bordure de ces tourbillons, reste de l’ordre de la vitesse de chacun des deux courants initiaux 7 . En météorologie, par exemple, un mécanisme de ce genre est incapable d’intensifier la vitesse et la vorticité du vent, et ne peut donc expliquer les tornades, cyclones ou dépressions cycloniques intenses.
5. C’est un peu comme le problème à N corps en thermodynamique statistique ou en astronomie. 6. Les modèles faisant intervenir ceux-ci montrent qu’ils auraient plutôt tendance à réduire l’importance des fluctuations de température, ce qui est assez rassurant. 7. Le fluide peut être en fait légèrement accéléré autour des tourbillons.
54
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
Figure 3.3 – Simulation sur ordinateur de l’instabilité d’une nappe tourbillonnaire : gauche, vorticité ; droite, colorant numérique (cliché P. Comte, Grenoble)
3.1. Spirales de Kelvin-Helmholtz
55
Pour comprendre ces phénomènes, il faut faire intervenir : la rotation de la Terre, les gradients de température horizontaux (fronts) ou verticaux (convection thermique), les effets diabatiques 8 correspondant aux changements de phase de l’eau. Ces problèmes seront discutés au chapitre 7. Revenons maintenant à notre nappe tourbillonnaire spirale, résultant de l’instabilité de Kelvin-Helmholtz : vue dans l’ espace réel à trois dimensions, elle donnera naissance à un tourbillon spiral cylindrique, comme le montre la figure 3.4.
(a)
U
–U
(b)
Figure 3.4 – Instabilité d’une nappe tourbillonnaire dans l’espace : (a) état initial ; (b) formation de tourbillons de Kelvin-Helmholtz
Remarquons enfin que l’on observe très souvent dans la vie réelle ce type de tourbillons de Kelvin-Helmholtz : dans l’eau d’un ruisseau ou d’une rivière, derrière un élargissement brusque du lit ; dans l’océan, derrière un cap. Dans l’atmosphère, on trouve des tourbillons spiraux (d’axe horizontal) en aval des montagnes (dans des situations d’inversion thermique). Ils sont alors marqués par des nuages. La tache rouge de Jupiter pourrait être aussi l’un d’entre eux. En aérodynamique, ces tourbillons sont lâchés derrière les avions, trains et automobiles. Ils ont alors tendance à s’étirer longitudinalement en forme de Λ. Dans les chambres de combustion des moteurs d’avion, ces tourbillons sont nécessaires pour le mélange efficace du combustible à l’air. Un problème grave qui se pose d’ailleurs dans le développement des chambres de combustion supersoniques est le fait que ces tourbillons, et la turbulence à petite échelle qu’ils induisent, sont sérieusement affectés par la compressibilité, comme nous le verrons au chapitre 6. Constatons avec humilité que ces observations de tourbillons spiraux bidimensionnels semblables aux vagues qui déferlent ne datent pas d’hier, comme l’attestent les motifs ornant certains vases grecs et indiens, les cheminées de l’Académie des sciences à 8. C’est-à-dire non adiabatiques.
56
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
Paris, ou des estampes japonaises (fig. 3.5). Cette peinture de Hiroshige (1797-1858), Tourbillons dans le courant Konaruto, est extraite de Ogawa [182]. On voit bien les tourbillons de Kelvin-Helmholtz se former dans le courant en aval d’un cap. Des observations analogues peuvent être faites dans la mer Manche : si l’on analyse les courants en retranchant les courants de marée, on trouve un courant moyen sudouest/nord-est qui, en aval du cap de la Hague, au nord du Cotentin, dégénère en tourbillons.
Figure 3.5 – Tourbillons dans le courant Konaruto, de Hiroshige (école Utagawa)
Enfin, on peut expliquer en termes de tourbillons de Kelvin-Helmholtz les observations faites par le navigateur Henri de Monfreid [175] en 1911. Il constata, lors d’une tempête qui l’avait contraint à mouiller dans le lit d’une île montagneuse en mer Rouge, la grande île Hanish : des paquets de vent d’une extraordinaire violence tombent des hauteurs qui nous surplombent ; on les voit arriver, enlevant à la sur-
3.1. Spirales de Kelvin-Helmholtz
57
face une poussière d’eau [...]. Ces tourbillons dangereux m’obligent à m’éloigner... On peut les interpréter comme les mêmes tourbillons que dans la figure 3.5, mais d’axe horizontal, la montagne jouant le rôle du cap. Nous avons simulé ces tourbillons dans une configuration simplifiée correspondant à l’écoulement dans un canal plan dont la paroi inférieure est munie d’une marche descendante (fig. 3.6), qui représente la montagne. Le vent arrive de la gauche au-dessus de la marche, avec une vitesse uniforme U . En dessous de la marche, le fluide est beaucoup plus lent, presque immobile (il s’agit en fait d’une cellule de recirculation 9). Il en résulte la génération d’une nappe tourbillonnaire très fine, à travers laquelle la vitesse passe de U à 0. On voit comment l’interface est instable et donne naissance à des tourbillons de Kelvin-Helmholtz qui voyagent vers l’aval avec une vitesse de l’ordre de U/2 qui s’incurve légèrement vers le bas. Sur la figure, l’écoulement passant sur la marche est en rouge. On voit aussi, en comparant les deux champs correspondant à deux instants différents, comment certains appariements entre tourbillons se font (voir plus loin § 3.1.5). C’est ainsi que grossissent les tourbillons. Ceux-ci viennent frapper la paroi à une distance de sept à huit fois la hauteur de la marche.
Figure 3.6 – Simulation numérique bidimensionnelle de l’écoulement dans un canal plan muni d’une marche descendante (cliché A. Silveira-Neto, Institut de mécanique et CEA, Grenoble)
Notons aussi que toutes ces simulations numériques sont bidimensionnelles. Dans la réalité, la troisième dimension de l’espace peut intervenir de manière importante en donnant aux tourbillons une forme en Λ, et en réduisant la longueur de recirculation. Nous montrerons des exemples de calculs tridimensionnels plus loin dans ce chapitre 10 .
9. Dans les torrents et rivières, les truites se tiennent souvent dans ces zones qui sont horizontales ou verticales ; elles y attendent tranquillement que passent des proies apportées par le courant. 10. Ces tourbillons et les recirculations induites en aval d’une marche peuvent être très dangereux pour les adeptes d’ailes volantes et autres parapentes, qui risquent de se retrouver plaqués à la paroi.
58
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
3.1.4. Tourbillons et dépressions Lorsqu’une parcelle fluide circule autour d’un tourbillon, elle est (dans un repère tournant avec elle) approximativement en équilibre sous l’effet de la force centrifuge, qui tend à la chasser vers l’extérieur du tourbillon, et de la résultante des forces de pression. Il faut donc que la pression extérieure soit supérieure la pression intérieure. En d’autres termes, l’intérieur du tourbillon est un minimum de pression. Ceci est bien vérifié maintenant par tous les calculs qui ont été évoqués plus haut, ainsi que pour de la turbulence entre des disques contrarotatifs (Fauve et al. [71]). Un exemple particulier correspond à la cavitation dans les liquides. Si la pression de l’expérience est suffisamment basse, la dépression créée par l’apparition d’un tourbillon va suffire à la faire passer en dessous de la tension de vapeur saturante : il y aura ébullition locale, et donc production de bulles de vapeur au sein du tourbillon. On peut ainsi en particulier visualiser des tourbillons cohérents dans des sillages à très grand nombre de Reynolds (voir Franc et al. [84]). Nous reviendrons là-dessus au chapitre 4. En fait, l’analogie basse pression/haute vorticité n’est plus vraie dans deux cas : quand la compressibilité est forte (voir chap. 6), quand le fluide est soumis à une forte rotation d’entraînement. Ce dernier cas s’applique en particulier aux tourbillons atmosphériques à grande échelle (de l’ordre de 1 000 km de diamètre), qui sont soumis à la rotation terrestre. Ils ont un temps de retournement (temps caractéristique mis par une parcelle fluide pour faire un tour complet du tourbillon) de plusieurs jours. Nous verrons au chapitre 7 que, dans ce cas, la rotation terrestre est prédominante dans l’équilibre des forces. Elle conduit à ce que l’on appelle « l’équilibre géostrophique », où les tourbillons cycloniques correspondent à des dépressions, et les tourbillons anticycloniques à des maxima de pression. 3.1.5. Appariements et dipôles Quand deux tourbillons de même signe se rapprochent, ils ont tendance chacun à entraîner l’autre dans leur propre mouvement induit, et donc à tourner l’un autour de l’autre. Ceci est représenté sur la figure 3.7 (où les tourbillons principaux ont été choisis de vorticité négative, mais l’appariement se produit tout aussi bien pour des tourbillons de vorticité positive). Nous avons vu d’autre part que cette vitesse induite était inversement proportionnelle à la distance à l’axe de la rotation, si bien que la vitesse angulaire de rotation est inversement proportionnelle au carré de la distance. Donc le côté intérieur de chaque tourbillon tournera par rapport à l’autre plus vite que le côté extérieur. Il en résulte que, même si les tourbillons avaient initialement une taille plus ou moins ronde, ils vont développer des queues de vorticité spirales (fig. 3.7(b)). Le résultat de l’appariement, visible dans le calcul de la figure 3.3 (troisième photo), est un tourbillon de taille double, de même vorticité au centre, et avec des bras spiraux (exactement comme les galaxies). Toutes les expériences de laboratoire et simulations numériques où des tourbillons de même signe sont laissés libres d’interagir montrent de tels appariements. Ils se produisent souvent entre tour-
3.2. Les allées tourbillonnaires de von Karman
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billons d’intensités différentes. On observe parfois des « triplements », où un couple de tourbillons en cours d’appariement rencontre un troisième tourbillon, et s’apparie avec lui 11 . Une autre interaction intéressante est un « dipôle » de tourbillons de signes opposés ; ils tendent alors à s’entraîner par induction mutuelle dans la même direction, et à voyager en couple (fig. 3.7(c)). Dans le repère lié au dipôle, le fluide est aspiré entre les deux tourbillons, dans le sens induit par la rotation de ceux-ci. Il arrive que, dans l’atmosphère terrestre à grande échelle, un dipôle se fixe sur une région, et y reste pendant des semaines. Cette situation, correspondant à un blocage atmosphérique, est due à des distributions de pression et de température particulières. Elle est totalement imprédictable 12 . Si par exemple un couple cyclone (à l’est)/anticyclone (à l’ouest) s’installe sur la France pendant l’hiver, il va pomper de l’air polaire du Nord qui peut glacer le pays pendant plusieurs semaines. C’est dans des conditions de ce genre que peuvent survenir les périodes de grands froids en France.
-
(b)
(a)
+ (c)
-
Figure 3.7 – (a), (b) appariement de tourbillons de même signe ; (c) dipôle de tourbillons de signes opposés
3.2. Les allées tourbillonnaires de von Karman Souvent le promeneur observant l’eau qui coule derrière les piles d’un pont aura la chance de voir des tourbillons de signes opposés lâchés alternativement de part et d’autre de l’obstacle. Ces tourbillons sont très joliment appelés allée de von Karman 11. C’est en fait l’amorce d’un tel triplement que Van Gogh a représentée dans La Nuit étoilée. 12. Le comble de l’imprédictabilité est d’être dans l’impossibilité de prévoir combien de temps la situation actuelle va se maintenir !
60
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
(ou rue de Karman chez les Anglo-Saxons). C’est un phénomène sur lequel tout est loin d’avoir été dit, mais que l’on peut néanmoins expliquer simplement en termes d’instabilités de nappes tourbillonnaires : la figure 3.8 montre une célèbre photo du sillage d’un cylindre (à nombre de Reynolds modéré de 100), réalisée au Japon par Taneda.
Figure 3.8 – Allée tourbillonnaire de von Karman en aval d’un cylindre (cliché S. Taneda, université de Kyushu ; tiré de Van Dyke [234])
L’écoulement va de la gauche vers la droite, et des tourbillons de signes opposés sont lâchés alternativement en aval du cylindre. La figure 3.9 montre une simulation numérique bidimensionnelle d’une allée de von Karman, réalisée par Gonze à Grenoble 13 .
Figure 3.9 – Simulation numérique bidimensionnelle d’une allée de von Karman (cliché M. Gonze, INP Grenoble)
13. Dans ce calcul, un profil de vitesse doublement inflexionnel du type de celui de la figure 3.10(b), plus une faible perturbation aléatoire, modélisent l’effet de l’obstacle en amont.
3.2. Les allées tourbillonnaires de von Karman
61
En fait, ce lâcher de tourbillons avait déjà été dessiné par Léonard de Vinci. En 1870, Strouhal mesura la fréquence du phénomène, qui fit aussi l’objet à cette époque d’observations précises de la part de Bénard. Strouhal introduisit à cette occasion un nombre sans dimension, le nombre de Strouhal, qui mesure le rapport entre la fréquence du lâcher de tourbillons, f , et une fréquence caractéristique des mouvements. Pour le sillage d’un courant de vitesse U derrière un cylindre de diamètre D, le nombre de Strouhal est donc égal à f D/U . On trouve expérimentalement qu’il est de l’ordre de 0,2 mais varie légèrement avec le nombre de Reynolds U D/ν. Theodor von Karman donna en 1911 une solution analytique (en fluide parfait) d’allée de tourbillons ponctuels 14 alternés, stable à des perturbations, d’où le nom de cette « allée ». Von Karman, d’origine hongroise, est un des plus illustres mécaniciens des fluides du xxe siècle. Issu de la célèbre école de Göttingen en Allemagne, fondée par Ludwig Prandtl, il fut choisi en 1930 par le mécène américain Guggenheim pour créer un laboratoire d’aéronautique au prestigieux Californian Institute for Technology (CALTECH) à Pasadena, près de Los Angeles. Ceci fut à l’origine d’une véritable dynastie intellectuelle aux États-Unis, où la majorité des ténors de la mécanique des fluides et de la turbulence était constituée de « petits-enfants spirituels » (c’est-à-dire les élèves des élèves), ou même arrière-petits-enfants, de von Karman. Prandtl [199] est un autre très grand nom de la mécanique des fluides ; on lui doit en particulier la théorie de la couche limite laminaire, où les forces visqueuses sont simplifiées pour ne tenir compte que des variations perpendiculaires à la paroi. Il est aussi à l’origine des théories de la viscosité turbulente et de la longueur de mélange (voir chap. 5). Revenons à notre allée tourbillonnaire ; en fait, le cylindre ralentit le fluide derrière lui, en sorte que, si l’on trace un profil de vitesse longitudinale en aval de l’obstacle, on va trouver un déficit de vitesse correspondant à la figure 3.10(a), qui peut aussi s’interpréter comme une double couche de mélange. Ceci correspond à la superposition de deux nappes tourbillonnaires, l’une positive, en bas, et l’autre négative, en haut (fig. 3.10(b)). Chacune de ces nappes va être soumise à l’instabilité de KelvinHelmholtz (déclenchée par de petites perturbations de vitesse existant dans l’écoulement, en particulier dans les couches limites au voisinage de l’obstacle), et dégénérer en une allée de tourbillons positifs, en bas, et négatifs, en haut (fig. 3.10(c)). Sur cette figure, les tourbillons sont alternés ; c’est en effet une des caractéristiques de cette instabilité de sillage plan que les tourbillons de signes opposés soient en opposition de phase, c’est-à-dire décalés dans l’espace. On peut le montrer grâce aux théories d’instabilité linéaire évoquées plus haut ; ces théories prédisent pour la perturbation correspondant à ce type d’organisation spatiale le plus fort taux d’amplification. Lorsque l’on augmente le nombre de Reynolds au-dessus de quelques milliers afin que le sillage devienne turbulent à petite échelle, les tourbillons cohérents subsistent, tout en étant plus chaotiques et imprédictables. Cette découverte est due aux moyens modernes d’investigation expérimentale, et aux grands progrès du calcul scientifique appliqué à la mécanique des fluides. Nous en parlerons plus en détail au chapitre suivant.
14. De tels tourbillons sont nécessairement de vorticité infinie.
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Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
-
+
(a)
-
-
+
+
(b)
-
+
+
-
+
-
(c)
Figure 3.10 – Schéma du développement d’une allée de von Karman derrière un cylindre : (a) profil de vitesse amont ; (b) double nappe tourbillonnaire ; (c) tourbillons décalés
Mentionnons enfin que le sillage, qu’il soit laminaire ou turbulent, s’épanouira proportionnellement à la racine carrée de la distance aval. On peut le montrer en utilisant les théories de Prandtl mentionnées plus haut. Des calculs bidimensionnels analogues à ceux de la figure 3.3 permettent de simuler l’évolution des tourbillons du sillage dans un repère lié à la vitesse du courant. La figure 3.11 (gauche) montre ces tourbillons dans une simulation concernant un gaz parfait à faible nombre de Mach. On voit ici la température, qui est faible au cœur des tourbillons (quelque soit leur sens de rotation), et dont les cœurs ont été coloriés en rouge par les basses températures. La figure 3.11 (droite) montre le champ de vorticité. En fait, le calcul est présenté très loin en aval du cylindre, et les tourbillons sont devenus très chaotiques. On observe aussi un certain nombre de dipôles de tourbillons de signes opposés qui voyagent vers l’extérieur du sillage sous l’effet de leur vitesse induite. Certains de ces dipôles sont en fait des tripôles, composés d’un tourbillon d’un certain signe et de deux tourbillons de signes opposés en cours d’appariement, comme on peut s’en rendre compte en examinant le champ de vorticité correspondant (fig. 3.11 (droite)). Ces allées tourbillonnaires de von Karman sont en général nuisibles pour la portance d’une voile ou d’un corps aérodynamique. Elles peuvent être particulièrement néfastes pour la sécurité des plateformes pétrolières offshore, quand les oscillations induites par le sillage des piliers entrent en résonance avec les oscillations propres de la structure. En conséquence, les piliers sont spécialement renforcés pour éviter la destruction. Des accidents analogues se sont produits par le passé pour des ponts (le pont de Tacoma, aux États-Unis, en est un exemple fameux), toujours à cause du sillage des piles. Notons pour la petite histoire que Navier devint célèbre auprès du public non pour l’équation qui porte son nom, mais pour avoir conçu un pont suspendu sur la Seine. Ce dernier s’effondra peu de temps après sa construction, suite à la construction d’une
3.2. Les allées tourbillonnaires de von Karman
63
Figure 3.11 – Simulation numérique des tourbillons dans un sillage bidimensionnel lointain : gauche, champ de température ; droite, champ de vorticité (cliché Y. Fouillet, Grenoble)
jetée. Il est tentant d’imaginer que les tourbillons lâchés en aval de cette jetée aient excité les fréquences propres du pont 15 . Une allée de tourbillons analogue à l’allée de von Karman s’obtient dans le cas d’un jet plan (fig. 3.12) : le jet sort d’une fente très longue dans la direction perpendiculaire au plan de la figure (a), et crée donc en aval une double couche de mélange (b) ; la vorticité est maintenant positive au-dessus, et négative en dessous. Comme dans le cas du sillage, une double rangée de tourbillons se développe, et c’est encore la configuration en opposition de phase qui est la plus instable. Le résultat est le symétrique d’une allée de von Karman par rapport à la direction de l’écoulement.
+ -
+ -
+ (a)
+
(b)
-
+ (c)
Figure 3.12 – Formation de nappes tourbillonnaires dans un jet plan
15. Ainsi, le Navier des fluides aurait-il vaincu son double solide.
64
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
Mais le jet plan turbulent est beaucoup plus instable que le sillage, et s’élargit proportionnellement à la distance aval. On rencontre ce genre de jet dans l’océan (le Gulf Stream en particulier) 16 , ou quand une rivière se jette dans un lac 17 . Notons enfin qu’un jet rond 18 développe des instabilités différentes. Au début, des anneaux tourbillons toriques (en forme de chambre à air) sont générés 19 . Ces tourbillons sont l’équivalent tridimensionnel des tourbillons de Kelvin-Helmholtz. Ensuite, la zone tourbillonnaire prend des formes d’hélice, et parfois de double hélice. Il est possible que des sections verticales de telles configurations donnent des images ressemblant aux allées de von Karman, mais l’analogie est trompeuse. Nous reviendrons sur ce type de jets par la suite.
3.3. Tourbillons longitudinaux Les tourbillons de Kelvin-Helmholtz ou de von Karman sont le résultat d’instabilités bidimensionnelles, où l’écoulement ne dépend pas de la troisième composante d’espace (la direction dite « de l’envergure »). Ces tourbillons sont dirigés suivant l’envergure, et leur axe est perpendiculaire à la direction de l’écoulement de base. En fait, il arrive que des tourbillons longitudinaux, quasi parallèles à l’écoulement se forment aussi, par un mécanisme qualitatif que nous appellerons étirement de tourbillons en épingle à cheveux. Avant d’expliquer ce phénomène, il nous faut revenir encore à une autre conséquence du théorème de Helmoltz-Kelvin. Pour cela, nous allons introduire d’abord la notion de filament tourbillonnaire. 3.3.1. Filaments tourbillonnaires Nous rappelons que, au chapitre 2, nous avons défini le vecteur vorticité. Il a pour origine en un point le rotationnel de la vitesse du fluide qui se trouve en ce point. Ceci permet de considérer un champ de vorticité dans le fluide, de la même façon que l’on considère par exemple un champ de gravitation, un champ magnétique ou un champ électrique dans l’espace. Les lignes de champ 20 associées à la vorticité sont appelées filaments tourbillonnaires. Dans un écoulement parallèle de type couche de mélange ou couche limite (ou Poiseuille et Couette plans) laminaires, le vecteur vorticité est dirigé suivant l’envergure, et donc les filaments tourbillonnaires sont des droites parallèles à l’envergure. Dans l’instabilité de Kelvin-Helmholtz, comme dans un sillage ou un jet
16. Dans ce dernier cas, cependant, le comportement des tourbillons est sérieusement affecté par la rotation terrestre et les différences de densité verticales et horizontales. 17. C’est aussi le cas d’un vent provenant d’une vallée et qui débouche dans la plaine, comme du côté d’Aix-en-Provence quand le mistral souffle dans la vallée du Rhône. 18. Par exemple le jet de certains réacteurs d’avion. En fait, les moteurs des gros avions de transport sont à double flux pour réduire le bruit. 19. Les ronds de fumée en sont un autre exemple. 20. Lignes qui sont tangentes au champ en tout point.
3.3. Tourbillons longitudinaux
65
plans, les filaments tourbillonnaires, qui étaient initialement répartis uniformément au sein des nappes tourbillonnaires, se concentrent dans l’espace pour former les tourbillons. C’est un peu comme des spaghettis non cuits (donc droits) et parallèles que l’on grouperait par paquets. Une des conséquences du théorème de Helmholtz-Kelvin pour un écoulement incompressible où la viscosité a été négligée est que les filaments tourbillonnaires sont transportés avec le fluide qui les constitue. Si l’on pouvait marquer exactement à un instant donné un de ces filaments avec du colorant, on pourrait suivre l’évolution du filament tourbillonnaire au cours du temps en considérant le transport et l’étirement du colorant au sein du fluide 21 . Dans certaines expériences faites dans des liquides, on arrive aussi à visualiser les filaments tourbillonnaires en injectant de fines bulles de gaz dans le fluide. Nous rappelons que les centres des tourbillons sont des dépressions, vers où les bulles tendront à migrer. 3.3.2. Tourbillons en épingle à cheveux Considérons maintenant un profil de vitesse de base schématisé sur la figure 3.13 (gauche). On a représenté ici un profil de vitesse de type Couette plan, mais le raisonnement s’applique aussi aux écoulements de paroi (couche limite et Poiseuille plan) et, dans une certaine mesure, aussi aux couches de mélange dans certaines régions.
Pic rapide
U
lent Vallée
Figure 3.13 – Étirement de tourbillons en épingle à cheveux : gauche, schéma d’un profil de vitesse ; droite, simulation numérique de X. Normand, Grenoble
Les filaments tourbillonnaires correspondants sont parallèles à l’envergure. Supposons que, sous l’effet d’une faible perturbation initiale, les filaments oscillent légèrement de part et d’autre de l’envergure. Utilisons maintenant l’analogie avec un filament de
21. Ceci est possible tant que la diffusion moléculaire du colorant peut être négligée ; celle-ci va en fait contribuer à élargir le diamètre du mince filet de colorant.
66
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
colorant : ce dernier verra le fluide de sa partie supérieure (appelée pic) transporté plus vite que le fluide de la vallée. Cette terminologie est due à Klebanoff [119], qui découvrit expérimentalement ce type de structure dans une couche limite. Le filament de colorant sera donc étiré longitudinalement et prendra une forme d’épingle à cheveux. Une telle expérience est très facile à réaliser, avec du colorant ou de fines bulles injectées dans l’écoulement, comme il a été indiqué ci-dessus. Si l’on néglige localement l’action de la vorticité perturbée sur la vitesse 22 , il en résultera la formation de tourbillons en épingle à cheveux, étirés dans le sens du courant. Ces tourbillons ont une vorticité longitudinale alternativement positive et négative. Dans certains cas, ces tourbillons tendent à se redresser vers le haut, par un mécanisme d’auto-induction analogue à ce qui a été vu pour un dipôle de tourbillons de signes opposés. Une des traces des tourbillons en épingle à cheveux est la présence de courants longitudinaux de fluide, plus lents dans les plans pic (plans de symétrie des pics) que dans les plans vallée. Les tourbillons de signes opposés constituant les jambes du pic vont pomper du fluide inférieur plus lent. Au contraire, du fluide supérieur plus rapide va être aspiré dans la vallée. La circulation secondaire ainsi induite est faite de courants longitudinaux alternativement lents et rapides, qui sont la signature des tourbillons en épingle à cheveux. C’est en fait l’observation de ces courants qui a conduit Klebanoff à proposer le modèle des tourbillons en épingle à cheveux dans la transition d’une couche limite à la turbulence. Plusieurs simulations numériques ont confirmé la validité de ce modèle. La figure 3.13 (droite), tirée de Normand [181], montre un calcul préliminaire dans une couche limite faiblement compressible. Des calculs de simulation des grandes échelles à beaucoup plus haute résolution et différents types de conditions initiales ont été faits par Briand [35]. Le site internet du livre de Lesieur, Métais et Comte [146] donne des animations des champs de vorticité, vitesse et pression correspondant à ces calculs. Tout ceci est bien confirmé par des expériences de laboratoire (voir Christensen et Adrian [49]). Les expériences ou les calculs numériques montrent aussi que, lorsque les tourbillons en épingle à cheveux ont été étirés à un niveau critique, un déferlement local se produit dans le plan pic, conduisant au lâcher de petits tourbillons de Kelvin-Helmholtz secondaires, qui amorcent la transition à la turbulence développée. On a également montré l’existence de tourbillons en épingle à cheveux analogues, dans les écoulements de Couette et Poiseuille plans, ainsi que dans une conduite cylindrique (voir Nicoud et Ducros [180]). S’il n’est pas toujours facile de relier l’existence de ces tourbillons aux théories de stabilité hydrodynamique évoquées plus haut, il n’en demeure pas moins que nous
22. Ceci est loin d’être évident puisque la vorticité est le rotationnel de la vitesse.
3.3. Tourbillons longitudinaux
67
comprenons maintenant qualitativement les mécanismes physiques de leur génération, et le rôle qu’ils jouent dans la transition à la turbulence 23 . Pour revenir à l’image des spaghettis, on pourrait dire que ceux-ci, créés par des gradients de vitesse, sont, une fois cuits, étirés longitudinalement par les différences de vitesse qui leur ont donné naissance. Ces mécanismes ne sont pas immédiatement applicables aux écoulements instables selon le critère de Rayleigh, tels que les couches de mélange. En effet, l’instabilité de Kelvin-Helmholtz, conduisant à la condensation à grande échelle des filaments tourbillonnaires, va contrecarrer la tendance pour ces filaments à être étirés longitudinalement. En d’autres termes, les spaghettis ne savent plus s’ils doivent se regrouper ou être étirés. En fait, les calculs et les expériences montrent que, dans certains cas, les deux types d’instabilité se découplent : entre les gros tourbillons de Kelvin-Helmholtz s’étirent des tourbillons plus fins en épingle à cheveux (fig. 3.14, et aussi au chap. 4). Cette figure, reproduite dans Comte et al. [53], montre un calcul de simulation des grandes échelles sans viscosité moléculaire d’une couche de mélange périodique avec une faible perturbation aléatoire quasi bidimensionnelle superposée à un profil de vitesse en tangente hyperbolique. On voit la formation de gros tourbillons de KelvinHelmholtz qui étirent de fins tourbillons longitudinaux.
Figure 3.14 – Simulation numérique de tourbillons en épingle à cheveux dans une couche de mélange tridimensionnelle (cliché J. Silvestrini, Grenoble)
23. Il existe en fait un point de vue théorique radicalement différent. Il est basé sur l’hypothèse de croissance d’instabilités algébriques, où les fluctuations ne sont pas exponentielles, mais proportionnelles à t. Dans cette approche développée à Stockholm (voir Landhal et Mollo-Christensen [130], Schmidt et Henningson [213]) on aurait apparition des courants de haute et basse vitesse avant la naissance des tourbillons. Comme dans le problème de la poule et l’œuf, il est difficile de trancher. Mais les résultats exacts sur l’équation de Navier-Stokes concernant le modèle de couches de vitesse (voir plus loin) renforcent ces dernières idées.
68
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
La figure 3.15, déjà dans la première édition, mérite un commentaire. Il s’agit d’une simulation numérique tridimensionnelle grenobloise de l’écoulement en aval d’une marche, dont le calcul à deux dimensions a été présenté sur la figure 3.6. On y voit, comme dans le calcul bidimensionnel, la formation de gros tourbillons quasi parallèles à la marche (en violet). On y voit aussi des tourbillons en épingle à cheveux, caractérisés par les couleurs jaune (si la vorticité longitudinale est positive) et verte (si elle est négative). Ces tourbillons ont une intensité égale à environ 40 % de celle des gros tourbillons. Le calcul montre aussi un phénomène très intéressant, celui du doublement de la période suivant l’envergure des tourbillons en épingle à cheveux, simultanément avec l’appariement des gros tourbillons (masqué sur la photo par des tourbillons secondaires). Ceci traduit ce que l’on appelle le caractère auto-similaire de l’écoulement. En fait, ces propriétés semblent appartenir plutôt à des couches de mélange se développant spatialement, étudiées en laboratoire (voir Breidenthal [33], Bernal et Roshko [21], ainsi que Huang et Ho [111]).
Figure 3.15 – Simulation numérique tridimensionnelle de l’écoulement en aval d’une marche ; cartes du champ de vorticité : composante suivant l’envergure (violet), composantes longitudinales positive (jaune) et négative (vert) (cliché A. Silveira-Neto, Institut de mécanique et CEA, Grenoble)
Pour la marche descendante, des calculs bien itérés avec ce code de calcul et à ce nombre de Reynolds montrent plutôt des interactions de tourbillons en appariement hélicoïdal (voir plus loin § 4.5.6). Nous donnons enfin pour des lecteurs plus spécialisés une liste de travaux de simulations numériques tridimensionnelles directes ou des grandes échelles d’écoulements en aval d’une marche descendante, dans des configurations variées ou avec des conditions aux limites différentes : Silveira-Neto et al. [219], Le et al. [135], Aider et Danet [2].
3.3. Tourbillons longitudinaux
69
Ce dernier travail a été fait en collaboration avec l’entreprise automobile PSA. On trouvera aussi sur le site internet du livre de Lesieur et al. [146] des animations de différents champs. En fait, des résultats assez différents sont trouvés selon que l’on prend comme état amont sur la marche un champ de vitesse : bruité (profil de vitesse moyen d’une couche limite turbulente perturbé par une petite fluctuation aléatoire), précurseur (champ fictif instationnaire de couche limite turbulente engendré par un calcul annexe). Dans ce dernier cas, la turbulence se tridimensionnalise beaucoup plus en aval de la marche, avec réduction de la longueur de rattachement. Notons enfin que des tourbillons longitudinaux s’observent souvent sous forme de nuages très allongés qui se redressent légèrement (et que j’appelle tourbillons en cigare) dans l’atmosphère dans deux cas : en aval de chaînes montagneuses, comme le Vercors aux environs de Grenoble, ou les montagnes Rocheuses 24 , ainsi que le montre la figure 3.16, dans la couche limite atmosphérique sur une plaine, quand souffle un vent régulier.
Figure 3.16 – Tourbillons longitudinaux en aval du Vercors vus de Montchaboud (Isère) (cliché M. Lesieur, 1987)
24. Il s’agit là d’écoulements en aval d’une marche descendante possédant des irrégularités. Cellesci peuvent par elles-mêmes provoquer des tourbillons longitudinaux. Des indentations sont par exemple créées dans les turboréacteurs d’avions afin de provoquer des tourbillons longitudinaux qui réduisent le bruit : en effet, la tridimensionnalisation réduit les minima de pression et les sources acoustiques.
70
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
À plus petite échelle, on les observe aussi dans certains feux attisés par le vent 25 . D’autres types d’organisation des filaments tourbillonnaires existent dans les couches de mélange. On a pu montrer dans certains cas l’apparition de treillis de tourbillons, correspondant à des appariements hélicoïdaux, et ressemblant à la structure de l’écorce de certains conifères. Nous reviendrons en détail là-dessus au chapitre 4. 3.3.3. Modèle de nappes de vitesse Il s’agit ici plutôt d’un exercice donnant une solution exacte de l’équation de NavierStokes (ou d’Euler quand la viscosité tend vers 0) pour un écoulement de densité uniforme perturbé à partir d’un gradient de vitesse constant λ = d¯ u(y)/dy. Certains détails sont dans Lesieur [147] (p. 88 et suivantes). On suppose que : le fluide s’étend dans un domaine infini, la pression est uniforme, le vecteur vitesse total est plan (w = 0), indépendant de x, et périodique suivant y et z. L’écoulement a été schématisé sur la figure 3.17, tirée de Lesieur [147].
Figure 3.17 – Fluctuations des vecteurs vitesse et vorticité dans le modèle de nappes de vitesse (tiré de Lesieur [147], p. 90, avec l’aimable autorisation de Springer Science et Business Media B.V.)
25. En combustion turbulente, les flammes suivent en général les interfaces étirées autour des tourbillons. Les équations de transport des constituants montrent en effet que c’est dans ces zones de fort gradient que la diffusion moléculaire de ces constituants est la plus intense. Cette diffusion moléculaire permet un mélange intime entre les espèces intervenant dans les réactions chimiques dont résulte la flamme.
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat
71
On cherche une perturbation autour du champ de composantes [¯ u(y), 0, 0] de la forme → → x + Y (t) − y] . u˜ = U (z) [X(t) −
(3.2)
On trouve U (z) = U0 sin βz , où β est le nombre d’onde (arbitraire) suivant l’envergure. En reportant le champ de vitesses total dans l’équation de Navier-Stokes, on peut déterminer les fonctions X(t) et Y (t) donnant les composantes de u ˜ X(t) = (X0 − λY0 t)e−νβ
2
t
, Y (t) = Y0 e−νβ
2
t
,
(3.3)
,0.
(3.4)
les champs X0 et Y0 correspondant à l’instant initial. Les composantes de la vorticité perturbée sont −βU0 cos βzY0 e−νβ
2
t
, βU0 cos βz(X0 − λY0 t)e−νβ
2
t
Les vitesses verticales et vorticités longitudinales s’amortissent avec le temps. Prenant pour simplifier X0 = 0, on obtient un champ tridimensionnel de fluide constitué de nappes parallèles au plan x, y qui montent ou descendent (leur vitesse verticale étant amortie dans le temps). Les nappes montantes sont de basse vitesse (˜ u < 0). Les nappes descendantes sont de haute vitesse (˜ u > 0). L’amplitude de la vitesse longitudinale (et de la vorticité ωy ) est proportionnelle à 2 λ t e−νβ t . Elle commence par croître jusqu’au temps tν = 1/(νβ 2 ), puis décroît. Pour t tν , on retrouve la croissance en t obtenue pour l’équation d’Euler (ν = 0). Dans ce dernier cas, le vecteur vorticité est étiré indéfiniment (sauf aux points où cos βz = 0) et se redresse vers la verticale. Ce modèle a plusieurs défauts : domaine infini, pression uniforme, vitesse suivant l’envergure nulle, et il ne peut s’appliquer quand des tourbillons se sont développés. Mais il pourrait dans certaines situations fournir des sources de vorticité verticale. Nous verrons au chapitre 7 comment il s’applique à des fluides tournants.
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat Nous avons déjà mentionné brièvement les effets de différence de densité verticale sur un fluide, que ce soit dans des conditions de stratification instable (convection thermique) ou stable. 3.4.1. Convection thermique Considérons un liquide confiné entre deux plans horizontaux distants de H (fig. 3.18). Supposons que l’on chauffe la paroi inférieure, de façon à créer une différence de densité moyenne Δ¯ ρ entre les deux parois (le fluide le plus léger est en bas).
72
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
– – T,ρ
H
– – – – T + ∆T,ρ – ∆ρ
Figure 3.18 – Convection thermique bidimensionnelle
On peut montrer, par simple application du théorème d’Archimède, que cette situation est instable et que le liquide chaud aura tendance à s’élever. En fait, ceci n’est pas toujours vrai, et il faut tenir compte à la fois de la viscosité moléculaire qui, si elle est trop forte, peut empêcher le mouvement de la parcelle fluide chaude qui s’élève, et de la conduction thermique, responsable du refroidissement de la parcelle. Tous ces effets peuvent être quantifiés grâce à un seul paramètre, appelé le nombre de Rayleigh, défini de la manière suivante. On montre facilement que le mouvement d’ascension est caractérisé par une accélération correspondant à une gravité réduite g∗ = g
Δ¯ ρ , ρ¯
(3.5)
où ρ¯ est la densité moyenne. Donc le carré du temps caractéristique pour que la parcelle 2 fluide voyage sur la distance H sera donné par Tconv = H/g∗ . Nous avions déjà défini au chapitre 2 un temps caractéristique de freinage visqueux Tvis . On peut de la même façon définir un temps caractéristique de refroidissement par conduction Tcond . Le nombre de Rayleigh est défini comme le rapport Ra =
TcondTvis . 2 Tconv
(3.6)
S’il est très grand, la parcelle fluide pourra aller de la paroi inférieure à la paroi supérieure sans être affectée par les effets de diffusion moléculaire, et la convection pourra s’établir. Dans le cas d’un fluide situé entre deux parois horizontales infinies, les théories de la stabilité hydrodynamique permettent de montrer numériquement
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat
73
que, en dessous d’un nombre de Rayleigh critique égal à 1 708, la convection ne peut se développer 26 . Au-delà de ce seuil apparaissent des cellules de convection où le fluide chaud monte, se refroidit, et redescend. La forme de ces cellules dépend de la géométrie de l’installation : sur la figure 3.18, on a représenté les rouleaux de convection obtenus dans le cas bidimensionnel (on les appelle les rouleaux de Bénard). Ces rouleaux s’obtiennent quand la largeur du canal est beaucoup plus petite que sa longueur (grand élancement). Ils sont perpendiculaires à la paroi verticale la plus longue. Quand l’élancement décroît vers 1, on observe expérimentalement une sorte de conflit dans la formation des rouleaux : certains d’entre eux continuent à se former perpendiculairement à la même paroi verticale qu’avant, mais on voit aussi apparaître de nouveaux rouleaux perpendiculaires à l’autre paroi verticale. Les physiciens parlent alors de système frustré. Il en résulte des dislocations (on dira aussi défauts) dans le réseau de tourbillons. Des dislocations qualitativement analogues sont observées dans les problèmes de croissance cristalline ou en physique des semi-conducteurs. Revenons à la convection thermique : dans d’autres géométries, on pourra obtenir des cellules de convection hexagonales, dont un exemple est donné par la granulation solaire 27 . Dans ces cellules, le fluide chaud monte dans la région centrale, et le fluide froid redescend le long des arêtes. Un théorème mathématique permet de montrer que les seuls polygones réguliers pouvant paver l’espace sont les triangles équilatéraux, les carrés et les hexagones. En conséquence, les cellules de convection, loin des parois et en dehors d’effets éventuels de tension superficielle à la surface libre 28 , ne pourraient prendre que ces trois formes. On observe plutôt des hexagones, qui correspondent souvent à des modes d’instabilité plus amplifiés. Dans l’atmosphère intertropicale, la convection thermique, conjuguée à la rotation terrestre, est responsable de la circulation de Hadley, dont une des conséquences est la génération des alizés (voir chap. 7). Notons enfin que, pour le Soleil et l’atmosphère, les nombres de Rayleigh sont considérablement plus importants que le nombre critique (1020 et 1015 respectivement). Il en résulte une convection très fortement turbulente, dont les nombres de Reynolds associés sont aussi très importants.
26. En fait, ce nombre critique dépend des conditions aux limites caractérisant le mouvement du fluide sur les parois supérieures et inférieures. La valeur de 1 708 est obtenue en supposant que le fluide adhère à la paroi. Le calcul est en fait beaucoup plus simple si l’on suppose que le fluide glisse sans contrainte le long des parois : Rayleigh a ainsi montré analytiquement en 1916 que le nombre critique était de 27π 4 /4, soit environ 657. Ce genre de prédiction concernant des conditions aux limites peu réalistes pour un fluide visqueux sont néanmoins très utiles pour la validation des logiciels de simulation numérique. 27. Les cellules de convection observées sur le Soleil et montrées sur la figure 1.6 ont une taille de l’ordre de 1 000 km. Ces granules sont extrêmement turbulentes, puisque leur temps de vie est de l’ordre de 10 min. 28. La convection thermique dans une couche mince chauffée par en dessous est contrôlée par les forces de tension superficielle à la surface libre, et s’appelle la convection de Bénard-Marangoni, ou instabilité thermocapillaire. Elle donne lieu aussi à la formation de cellules hexagonales dont la taille est du même ordre que l’épaisseur de la couche (voir Guyon, Hulin et Petit [106]).
74
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
La convection thermique joue un rôle essentiel dans la vie courante. Dans le chauffage de nos appartements ou maisons, les radiateurs ou convecteurs électriques transfèrent la chaleur par convection de l’air les environnant : cet air est chauffé, monte, et est remplacé par de l’air plus froid qui est à son tour chauffé, et ainsi de suite. On comprend aussi qu’une cheminée ou un poêle tirent d’autant mieux que la température extérieure est plus basse, car le nombre de Rayleigh, proportionnel à la différence de température entre l’intérieur et l’extérieur, sera d’autant plus important. Certains capteurs solaires fonctionnent aussi par convection naturelle. Dans des réacteurs nucléaires, la convection thermique est utilisée pour évacuer la chaleur résiduelle en cas de défaillance des circuits de refroidissement. Dans l’atmosphère terrestre, on passe souvent d’une situation convective et instable le jour à une situation d’inversion stable la nuit, quand la terre ne renvoie plus le rayonnement solaire 29. Les planeurs et ailes volantes utilisent souvent des courants ascendants de convection, appelés des « thermiques », pour gagner de l’altitude. La convection joue le rôle essentiel dans les orages, avec la formation de systèmes nuageux de cumulonimbus pouvant s’élever jusqu’à la stratosphère 30, et aussi dans le déclenchement des tornades et des cyclones (voir chap. 7). Enfin les marins et véliplanchistes connaissent bien la brise de mer, qui se lève quand la convection se développe au-dessus du sol, suffisamment chauffé par le soleil : par continuité, c’est-à-dire pour respecter la conservation de la masse, un flux d’air venant de la mer, ou du lac, s’établira. Vents catabatiques, ski de randonnée et vélo Un autre exemple est donné par les vents catabatiques : ces vents se produisent sur des pentes neigeuses ou glacées, où l’air refroidi au contact du sol tombera plus bas. Ils sont particulièrement intenses (de l’ordre de 180 km/h) en Antarctique. On les rencontre aussi, sous une forme plus bénigne, en montagne. Souvent, au printemps, le randonneur à peaux de phoques qui monte dans le petit matin a-t-il à lutter contre un vent catabatique froid qui dégringole de la montagne. Ce même randonneur, quand il descendra vers midi, rencontrera un vent anabatique chaud montant de la vallée par convection thermique. On rencontre aussi ce genre de vent lorsque l’on fait du vélo dans la vallée de l’Isère au nord de Grenoble, toujours au printemps. Dans ce cas, on doit lutter à l’aller et au retour contre des vents de l’ordre de 40 km/h, ce qui n’est pas très agréable.
29. Contrairement à un liquide (considéré dans l’approximation du fluide parfait), où l’équilibre entre stabilité et instabilité (stabilité marginale) correspond à un profil de densité (ou de température) uniforme avec l’altitude, la stabilité marginale d’une couche d’air (toujours en fluide parfait) correspond à une entropie uniforme avec l’altitude (équilibre adiabatique). Il en résulte un gradient vertical de température négatif, de l’ordre de 1˚C par 100 m à nos latitudes. C’est le refroidissement que l’on observe en montagne dans une atmosphère neutre. Mais dans des situations d’inversion, surtout l’hiver, il peut faire beaucoup plus chaud en montagne qu’en plaine. Cet effet est alors accentué par des couches de nuages froids formant un couvercle sur les vallées et favorisant la pollution. 30. Ces nuages sont bien entendu le siège d’une turbulence intense, que l’on ressentira en avion si on les traverse.
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat
75
Sur le climat La convection thermique, c’est à la fois la montée du fluide chaud inférieur, et la descente du fluide froid supérieur. Un exemple en est donné dans l’océan avec les eaux polaires de l’Atlantique Nord, qui, refroidies en surface, ont tendance à plonger par des mécanismes d’instabilité thermohaline : densification due à la salinification causée par la perte d’une partie de l’eau douce qui s’est transformée en glace. Le mouvement ultérieur de ces masses d’eau polaires très froides au fond des océans commence à être bien mieux compris. Elles y parcourent le même trajet qu’en surface, mais dans la direction opposée. Sous l’Afrique du Sud, le courant se divise en deux. Une branche effectue un virage à gauche, et remonte en se réchauffant à la surface de l’océan Indien. L’autre branche passe au nord de l’Antarctique, puis au sud de l’Australie, va dans le Pacifique Nord, et remonte à la surface en se réchauffant. Elle part alors vers le sud, passe l’équateur, et tourne à droite pour rejoindre la première branche. Tout ceci forme ce que l’on appelle le tapis roulant océanique. Pour avoir plus de détails, nous renvoyons le lecteur à une recherche sur internet. C’est le site Google qui me semble donner (en 2011) la représentation graphique la plus intéressante. La fonte impressionnante des glaces dans l’Atlantique Nord observée entre 2000 et 2010, associée à un réchauffement important de l’eau de surface, a été bien documentée par plusieurs campagnes glaciologiques et océanographiques. Ceci pourrait arrêter la plongée des eaux océaniques dans cette région, interrompant la branche correspondante du tapis roulant océanique. Dans certaines prévisions alarmantes des médias, livres ou films, on parle de disparition du Gulf Stream et des courants marins, ce qui n’est pas réaliste. En effet, le Gulf Stream est un courant chaud d’ouest en est dont l’origine est la recirculation dans l’Atlantique Nord du courant marin nord-équatorial. Ce dernier est forcé par les vents alizés (vents d’est en ouest). On verra plus en détail au chapitre 7 que les alizés sont dus à la déviation vers l’ouest par la rotation de la Terre (force de Coriolis) de vents descendant au niveau des cellules de Hadley. Comme il a déjà été dit, elles résultent des fortes différences de température entre équateur et pôles. Tout ce système a une variabilité saisonnière. Un réchauffement de la Terre ne peut qu’accentuer ces cellules (ou les laisser inchangées), et ne réduira pas les alizés. Enfin les observations du tapis roulant océanique montrent que le courant marin nord-équatorial se raccorde à sa naissance au fort courant de surface chaud créé par la jonction des deux branches de surface du tapis, qui a contourné l’Afrique du Sud. Le courant que l’on peut appeler la branche superficielle amont du tapis roulant est également forcé par les alizés dans le Pacifique. Il donne naissance par recirculation au large du Japon au Kuroshio. Le Gulf Stream se divise à l’heure actuelle en deux branches : l’une de recirculation vers les tropiques, l’autre allant vers le nord. Cette dernière plonge au fond de l’océan
76
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
pour amorcer le tapis roulant. Le livre de Dautray et Lesourne [58] donne des informations très intéressantes sur ce dernier, avec intensités en surface et au fond 31, 32 . Tout ceci fait l’objet d’un vif débat mondial. Il paraît clair que la réduction par l’homme de ses rejets dans l’atmosphère de gaz dits « à effet de serre » dans le chauffage, les transports 33 , l’agriculture, l’activité industrielle, et la production d’énergie par combustion de charbon, pétrole et gaz, doit être vivement encouragée. Des investissements importants doivent être faits pour développer les énergies renouvelables (en particulier solaire, éolienne, géothermique, hydraulienne, hydrogène). Enfin, suite au grave accident nucléaire au Japon (Sendai, mars 2011), il faut aussi sécuriser toutes les installations nucléaires vis-à-vis des séismes, tsunamis, inondations et tempêtes. Instabilités de double diffusion Toujours en parlant de l’océan, on observe souvent des phénomènes très curieux de double diffusion (voir par exemple Tritton [230]). Considérons par exemple un océan qui a été chauffé en surface par le rayonnement solaire ; ce dernier peut produire une forte évaporation, conduisant à une augmentation de la salinité : on a donc de l’eau chaude et salée en surface, froide et moins salée (nous dirons pure pour simplifier) au fond. Il se trouve que le sel diffuse beaucoup moins vite que la chaleur. Supposons donc qu’une parcelle fluide soit écartée de sa position d’équilibre (vers le haut par exemple) ; elle aura le temps de s’ajuster à la température ambiante (plus importante) sans voir augmenter sa salinité. Son poids sera donc plus faible que celui du fluide déplacé (qui a la même température, mais est plus salé), et la poussée d’Archimède l’emportera : il y aura instabilité. Cette instabilité conduit à la formation de doigts de sel, où l’eau pure froide monte, et l’eau salée chaude descend. On parlera de convection thermohaline. Ces instabilités de double diffusion s’observent aussi lorsque l’on sale (ou sucre) une tasse de liquide chaud. Elles sont très importantes dans certains problèmes de croissance cristalline. Les doigts de sel ont souvent, comme les cellules de convection, des sections horizontales en forme d’hexagones, à l’intérieur desquels l’eau (froide et pure) monte. J’ai trouvé par hasard ce qui pourrait être un exemple de convection thermohaline en feuilletant l’album La grande faille d’Afrique [126], à propos du lac salé de Karoum, en Éthiopie (fig. 3.19). Après la saison des pluies, le lac s’assèche en formant des cellules hexagonales ayant un diamètre de l’ordre de deux mètres, et séparées par des crevasses. Dans cette hypothèse, ces crevasses correspondent à la descente de l’eau chaude salée le long des arêtes des cellules de convection lors de l’assèchement du lac. Elles sont ensuite comblées par des poussières et du sable pour former des sortes
31. Il est très probable que le moteur du tapis roulant océanique soit dans les alizés. 32. L’interruption des plongées océaniques polaires conduirait à un renforcement de la recirculation du Gulf Stream vers le sud, qui redistribuerait la chaleur actuellement transportée vers l’Europe du Nord. Le Kuroshio serait maintenu (si la remontée du tapis dans le Pacifique persistait) ou renforcé. 33. Avec une intensification des programmes de véhicules semi-électriques ou électriques.
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat
77
de petits murets très durs qui persistent pendant que l’intérieur de la cellule va se rétracter jusqu’à assèchement complet 34 .
Figure 3.19 – Vue du lac salé de Karoum (Éthiopie), avec l’autorisation de Comstock
34. Notons cependant que la vase séchée dans de l’eau douce prend souvent une structure de ce type, comme D. Tritton, professeur invité dans notre laboratoire, me l’avait fait remarquer.
78
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
3.4.2. Stratification stable Nous revenons à une situation de simple diffusion, dans la situation inverse de la convection thermique, que nous avons déjà appelée inversion : le fluide froid et lourd est en bas, et le fluide léger et chaud est en haut. Nous avons vu au chapitre 1 qu’une telle situation était stable. En fait, stabilité ne veut pas dire absence de mouvement : les oscillations des parcelles fluides autour de leur position d’équilibre vont être responsables de la propagation d’ondes appelées ondes de gravité internes. Pour comprendre ces ondes, on peut considérer le cas limite d’un fluide constitué de deux couches non miscibles superposées (huile et vinaigre par exemple), le fluide lourd étant au fond 35 . Si l’on excite l’interface, on verra le long de celle-ci se propager des vagues, qualitativement analogues aux vagues se propageant à la surface des canaux, lacs ou océans. Il s’agit là d’ondes de gravité internes, qui se propageant horizontalement puisqu’elles sont guidées par l’interface. Leur vitesse de propagation est égale √ à g∗ H, où g∗ est la gravité réduite déjà introduite plus haut, et H l’épaisseur verticale du fluide 36 . Parfois ces ondes déferlent, donnant naissance à de la turbulence. Dans la réalité, où la composition du fluide est homogène (sans discontinuité du profil de densité suivant la verticale), les ondes de gravité internes se propagent à la fois horizontalement et verticalement : la propagation horizontale est plus rapide que la propagation verticale, mais cette dernière est cependant un mécanisme très efficace dans l’atmosphère pour transporter de l’énergie (due par exemple au déferlement des ondes de gravité derrière les montagnes) jusqu’à la stratosphère. C’est une des raisons pour lesquelles la turbulence en ciel clair se ressent très haut au-dessus des montagnes. Un autre exemple de la propagation verticale des ondes de gravité se trouve dans l’océan 37 , quand un corps immergé (un sous-marin par exemple) se déplace : les tourbillons lâchés dans son sillage vont exciter des ondes de gravité qui devraient pouvoir se propager jusqu’à la surface. Enfin, on a observé dans la couronne solaire des ondes de gravité correspondant à une oscillation de période 5 minutes. Le lecteur voulant s’informer sur les développements nombreux de la physique solaire est renvoyé à la littérature spécialisée.
35. La situation inverse, où le fluide lourd surplombe le fluide léger, donne naissance à ce que l’on appelle l’instabilité de Rayleigh-Taylor, très proche de la convection thermique. Cette instabilité dégénère en turbulence intense, qui peut être extrêmement préjudiciable dans le domaine de la fusion nucléaire. 36. Cette formule n’est valable que pour des ondes dites longues, c’est-à-dire de longueur grande √ devant H (eau peu profonde). Elle est à rapprocher de la formule de Lagrange, c = gH, donnant la vitesse de propagation des ondes de gravité en surface, toujours dans l’approximation de l’eau peu profonde. Elle est proche de la vitesse des vagues des tsunamis. 37. Mis à part des cas particuliers du type de la convection thermohaline considéré plus haut, l’océan est en général thermiquement stable : les couches supérieures, plus chaudes, sont brassées par le déferlement des vagues à la surface sous l’effet du vent, si bien qu’une couche superficielle chaude (à température constante) de quelques dizaines de mètres d’épaisseur se forme. L’interface de cette couche avec les couches inférieures s’appelle la thermocline.
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat
79
Les ondes de relief Lorsque, dans une situation d’inversion, un vent au-dessus d’une chaîne de montagnes excite des ondes de gravité, celles qui se propageront horizontalement avec une vitesse égale et opposée au vent seront immobiles dans un repère lié à la montagne : on les appelle alors ondes de relief. Leur crête (où il fait plus froid) est en général marquée par des nuages 38 . Ces ondes, dont les échelles caractéristiques sont de quelques centaines de mètres, fournissent aussi aux planeurs et ailes volantes de précieuses ascendances. Nombre de Richardson Considérons une couche de mélange stratifiée de manière stable où les deux courants horizontaux, superposés suivant la verticale sur une épaisseur caractéristique Δ, ont des densités différentes. Le nombre de Richardson g∗ Δ Ri = 2 , (3.7) U est défini comme le rapport du carré de la vitesse caractéristique des ondes de gravité, divisé par le carré de la vitesse relative typique dans la zone de mélange. Si Ri est petit (Ri 1), les ondes de gravité ont des vitesses faibles par rapport à U , et peuvent être négligées : dans ce cas, on aura affaire à l’instabilité de Kelvin-Helmholtz classique déjà vue précédemment, et des tourbillons de Kelvin-Helmholtz (d’axe horizontal) vont se développer. Si, au contraire, Ri est grand, les ondes de gravité se propageront trop vite pour que l’instabilité puisse agir. On peut montrer qu’il existe un nombre de Richardson critique égal à 1/4 pour lequel cette transition s’opère. Quand une couche de mélange se développe, dans l’atmosphère ou l’océan par exemple, elle peut avoir au départ une épaisseur Δ suffisamment petite pour que le nombre de Richardson associé à Δ soit inférieur à 1/4 : les tourbillons de Kelvin-Helmholtz peuvent donc se développer. Mais l’épaisseur Δ de la couche de mélange va croître avec la formation des tourbillons et leurs appariements éventuels. Le nombre de Richardson va donc croître, jusqu’à atteindre la valeur critique, où l’instabilité s’arrêtera ; on observe très souvent dans l’atmosphère ces allées de tourbillons de Kelvin-Helmholtz « gelés » par la stratification. De fait, il n’est pas toujours facile de distinguer les ondes de gravité (qui déferlent quand elles atteignent un niveau critique) des tourbillons de Kelvin-Helmholtz. On appellera souvent ces mouvements les ondes internes, sans trop chercher à caractériser leur origine. Notons que d’autres ondes internes dues à une rotation d’entraînement peuvent aussi se propager. Pour des développements avancés sur ces questions, le lecteur peut consulter la revue de Staquet et Sommeria [224]. L’effondrement gravitationnel de la turbulence Il arrive parfois que, dans l’atmosphère ou l’océan, une turbulence tridimensionnelle intense soit créée localement dans un milieu stratifié en densité de façon stable, puis évolue sous l’effet de sa dynamique propre. Cette turbulence peut résulter d’orages ou de déferlements d’ondes diverses. Au départ, ses échelles et vitesses caractéris38. Qui sont fixes par rapport à la montagne, et ne suivent pas le vent.
80
Chapitre 3 – Instabilités et tourbillons
tiques sont telles que la turbulence n’est pas affectée par les différences de densité ; en d’autres termes, les couches de mélange locales ont un nombre de Richardson inférieur à 1/4. Mais, au cours de son évolution, la turbulence va voir l’échelle caractéristique de ses tourbillons croître (nous verrons pourquoi au chapitre 4), et sa vitesse d’agitation décroître (par amortissement visqueux), si bien que le nombre de Richardson local va croître. La turbulence va donc se trouver affectée par la gravité. On observe expérimentalement et numériquement (voir Hopfinger [109] et Métais et Herring [168]) la formation de couches quasi horizontales de fluide, superposées les unes sur les autres, ayant un peu des formes de crêpes. C’est ce que le météorologue de très haut niveau Lilly [155] appelle l’effondrement gravitationnel de la turbulence. Ces structures sont souvent visibles dans l’atmosphère, sous forme de nuages très fins et aplatis (les cirrus). La figure 3.20 montre les nappes de vorticité horizontale obtenues par Métais dans une simulation de turbulence fortement stratifiée. La ressemblance avec les nuages évoqués plus haut est frappante 39 . Le calcul montre donc l’existence d’interfaces entre des couches de fluide présentant de fortes différences de vitesse horizontale.
Figure 3.20 – « Crêpes » de vorticité horizontale obtenues par effondrement gravitationnel de turbulence stratifiée (cliché O. Métais)
Certains auteurs, utilisant les idées de cascade inverse d’énergie de la turbulence bidimensionnelle, où l’énergie cinétique est transférée des petites échelles vers les grandes échelles par des mécanismes du type des appariements (voir chap. 4), ont proposé ce phénomène pour expliquer le fait, mesuré expérimentalement 40 , que l’atmosphère à 39. N’oublions pas que les nuages tendent à suivre la vorticité. 40. Ces mesures sont faites en équipant d’anémomètres les avions de ligne.
3.4. Effets de gravité et problèmes de climat
81
moyenne échelle (entre 1 et 500 km) était beaucoup plus énergétique que les théories usuelles de la turbulence géostrophique (voir chap. 7) ne le prédisaient. Mais tout ceci est très controversé. En effet, les simulations numériques de la figure 3.20, tout en montrant l’existence des « crêpes » horizontales, ne confirment pas l’existence d’une cascade inverse significative, à cause de la friction des diverses couches horizontales les unes sur les autres. Des travaux expérimentaux sur ce sujet ont été faits à Los Angeles par Fincham, Maxworthy et Spedding [76]. En tirant un rateau de tiges verticales dans une cuve de fluide stratifié, ils parviennent à retrouver la structure de la figure 3.20. Enfin des expériences du même type faites plus récemment par Praud, Sommeria et Fincham [201] à Grenoble sur la « grande plaque Coriolis » (dans une expérience non tournante) confirment ces résultats.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 4
La turbulence développée 4.1. Retour vers la transition Dans le chapitre précédent, nous avons cherché à identifier les principaux mécanismes d’instabilité qui conduisent au développement de la turbulence dans toutes les échelles du mouvement. Ce que nous avons appelé par exemple transition de mélange dans une couche de mélange derrière le bord de fuite d’une plaque est un phénomène brutal (on dit parfois catastrophique) : immédiatement en aval de la plaque, on peut observer, grâce à l’injection de colorant ou de fumée, des tourbillons de Kelvin-Helmholtz. La transition se produit pendant l’appariement, et le colorant se retrouve totalement dispersé, donnant l’impression d’un désordre total. Nous verrons en fait par la suite qu’il n’en est rien. Dans une couche limite sur une plaque plane, la transition commence par la propagation d’ondes appelées ondes de Tollmien-Schlichting. Ces ondes furent prédites par ces derniers 1 dans les années 1930, sur la base de la résolution de l’équation de stabilité linéaire d’Orr-Sommerfeld que nous avons décrite au chapitre 3. À l’époque, on n’attacha pas d’importance à ce qui n’était qu’une prédiction mathématique de plus, jusqu’au jour où un ingénieur du fameux National Bureau of Standards aux États-Unis, G. Schubauer [214], observa expérimentalement des oscillations de la vitesse dans une couche limite, et put montrer qu’elles avaient la fréquence des ondes prédites par Tollmien et Schlichting. Notons au passage que c’est sous la direction de Schubauer que Klebanoff découvrit une dizaine d’années plus tard les tourbillons en épingle à cheveux. Revenons donc à la transition dans la couche limite où, comme il a été vu au chapitre 3, ces tourbillons en épingle à cheveux se superposent aux ondes de Tollmien-Schlichting et déferlent localement, conduisant au développement de la turbulence. La transition est ici moins brutale que dans une couche de mélange, dans la mesure où la turbulence
1. Voir à ce sujet la quatrième édition du livre de Schlichting [212], qui est un grand classique de la turbulence dans les écoulements cisaillés.
84
Chapitre 4 – La turbulence développée
commence à apparaître dans certaines zones de la paroi, sous forme de taches (on les appelle spots en anglais) qui voyagent avec l’écoulement. Ces taches turbulentes contiennent un grand nombre de petits tourbillons en épingle à cheveux, et ont une forme de Λ dont la pointe est dirigée vers l’aval (fig. 4.1). Il n’existe à l’heure actuelle aucune théorie satisfaisante permettant d’expliquer ces taches, mais elles donnent sans doute une image de la structure de la couche limite turbulente développée. Elles représentent aussi une hiérarchie de tourbillons de même forme et de tailles différentes. Un autre exemple de hiérarchie est fourni par la théorie de Kolmogorov.
Figure 4.1 – Photo d’une tache turbulente dans une couche limite ; l’écoulement va de gauche à droite (cliché B. Cantwell et al. [40] tiré de Van Dyke [234], avec l’aimable autorisation de Cambridge University Press)
4.2. La théorie de Kolmogorov Le développement de la turbulence tridimensionnelle correspond en fait à une excitation brutale d’une gamme d’échelles très large, depuis les plus grandes, imposées en général par la géométrie de l’écoulement étudié, jusqu’aux plus petites : ces dernières sont, comme nous allons le voir, imposées par la viscosité, et correspondent à l’échelle de Kolmogorov. Pour la définir, il nous faut d’abord introduire ce qui est peut-être la théorie la plus célèbre de la turbulence, due au grand mathématicien russe Kolmogorov [121], et dont nous avons commencé à parler au chapitre 1.
4.2. La théorie de Kolmogorov
85
4.2.1. Kolmogorov-1941 (espace physique) Nous commençons par supposer que la turbulence est une superposition de tourbillons spiraux de type Kelvin-Helmholtz 2 de longueur d’onde r pouvant varier sur une large gamme. Soit vr une différence de vitesse typique au sein du tourbillon (fig. 4.2). La quantité vr2 caractérise la fonction de structure d’ordre 2 des vitesses. Le temps Tr = r/vr , appelé temps de retournement du tourbillon, donne un ordre de grandeur du temps mis par une parcelle fluide piégée dans ce tourbillon pour en faire un tour complet. L’hypothèse de cascade d’énergie de Kolmogorov suppose un quasi-équilibre : pendant le temps de retournement Tr , le tourbillon perd une certaine fraction a (a < 1) de son énergie cinétique relative (par unité de masse) (1/2)vr2 , par divers mécanismes d’instabilité qui contribuent à la création de tourbillons de taille inférieure à r. On peut mesurer cette perte par un taux r , appelé taux de dissipation d’énergie cinétique, qui est égal à (1/2)a vr2 /Tr . Le quasi-équilibre du tourbillon vient de ce qu’il reçoit simultanément de l’énergie des tourbillons plus gros, par des instabilités du même type.
Vr
r
− Vr Figure 4.2 – Schéma d’un tourbillon d’échelle r
Cette hypothèse avait été proposée par Richardson en 1922, sous forme d’un sonnet. Les gros tourbillons ont de petits tourbillons, Qui se nourrissent de leur vitesse, Et les petits tourbillons en ont de plus petits, Et c’est ainsi jusqu’à la viscosité. En fait, ce sonnet parodiait le célèbre « Sonnet des puces » de Jonathan Swift. Une puce a de plus petites puces, Qui se nourrissent à ses dépens,
2. La suite montrera que cette hypothèse est beaucoup moins naïve qu’elle n’y paraît.
86
Chapitre 4 – La turbulence développée Et ces petites puces en ont d’encore plus petites qui les mordent, Ainsi tout va à l’infini. 3
Il y a quand même une différence entre les points de vue de Swift et de Richardson. En effet, ce dernier évoque la fin du processus à petite échelle, due aux effets visqueux. Ceci préfigure l’échelle de dissipation de Kolmogorov, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Au contraire, Swift envisage que le processus de « succion de l’énergie » va se poursuivre jusqu’à des échelles infiniment petites. C’est toute la différence entre un fluide visqueux satisfaisant l’équation de Navier-Stokes (point de vue de Richardson) et un fluide parfait satisfaisant l’équation d’Euler où la viscosité est nulle (point de vue de Swift). On verra que l’échelle de dissipation de Kolmogorov tend vers 0 quand la viscosité tend vers 0, en sorte que les deux points de vue se réconcilient dans cette limite. Négligeant la constante de proportionnalité a/2, on écrira r = vr3 /r. L’hypothèse hardie de Kolmogorov consiste à supposer que r est indépendant de r, et égal à une constante . On en déduit alors ce qui est appelé la loi de Kolmogorov-1941 dans l’espace physique, (4.1) vr = ( r)1/3 , qui montre que la fonction de structure d’ordre 2 des vitesses vr2 = (r)2/3 est proportionnelle à la puissance 23 de la taille des tourbillons. Ici, est à la fois 4 le taux d’injection d’énergie par les forces extérieures, le flux d’énergie à travers la cascade, et le taux de dissipation d’énergie par viscosité dans les petites échelles. 4.2.2. Kolmogorov-1941 (espace de Fourier) On peut aussi formuler la loi de Kolmogorov-1941 dans ce que l’on appelle l’espace de Fourier, où chaque longueur d’onde r de l’espace réel est associée à un nombre d’onde (on dira aussi mode) k = 2π/r. Le spectre d’énergie E(k) est défini comme la densité d’énergie cinétique du signal turbulent au mode k, et les théories de traitement du signal permettent de montrer que E(k) est proportionnel au produit de r par la fonction de structure vr2 . La loi de Kolmogorov montre alors immédiatement que E(k) est, à une constante sans dimension CK près, proportionnel à 2/3 k −5/3 . Ce résultat peut aussi s’obtenir par des arguments basés sur l’analyse dimensionnelle : le nombre d’onde k a pour dimension [L]−1 , le spectre d’énergie a la dimension d’une longueur multipliée par le carré d’une vitesse (soit [L]3 [T ]−2 ), le taux de dissipation d’énergie cinétique a la dimension du carré d’une vitesse divisé par un temps (soit [L]2 [T ]−3 ).
3. Voir Frisch et Orszag [89] pour le texte en anglais du sonnet de Swift. 4. À cause de la conservation d’énergie.
4.2. La théorie de Kolmogorov
87
Si l’on suppose (ce qui est l’hypothèse clef de la théorie de Kolmogorov-1941, et n’a pas été démontré jusqu’à présent), que E(k) n’est fonction que de et de k, on peut alors par la théorie de l’analyse dimensionnelle résoudre le problème, de la manière suivante : cherchons les valeurs des exposants α et β tels que E(k) = cte α k β (la constante est ici sans dimension). On va immédiatement trouver [L]3 [T ]−2 = [L]2α [T ]−3α [L]−β .
(4.2)
En identifiant les exposants de [T ], il vient α = 2/3. En identifiant les exposants de [L], il vient alors 2α − β = 3, soit β = −5/3. La constante sans dimension CK telle que E(k) = CK 2/3 k −5/3
(4.3)
est une des constantes universelles de la turbulence. On l’appelle constante de Kolmogorov, et sa valeur, mesurée expérimentalement, est de l’ordre de 1,5. 4.2.3. Exercice d’analyse dimensionnelle Un autre exemple d’application de la théorie de l’analyse dimensionnelle à la turbulence concerne les couches limites ou les couches de mélange turbulentes. Si l’on suppose que U est la vitesse du fluide loin de la paroi (ou la demi-différence de vitesse caractéristique dans la couche de mélange), l’analyse dimensionnelle montre que l’épaisseur de la couche δ(x) à la distance aval x ne dépend que de U et x. Cherchant des exposants α et β tels que δ(x) ∼ U α xβ , il vient
[L] = [L]α +β [T ]−α ,
(4.4)
soit α = 0 et β = 1. L’épaisseur δ(x) croît donc proportionnellement à x. 4.2.4. Problèmes théoriques sur Kolmogorov-1941 Revenons à la théorie de Kolmogorov-1941. Dans la pratique, aucune des hypothèses justificatrices n’est satisfaite. Kolmogorov supposait l’isotropie locale 5 , ce qui n’est jamais réalisé dans les écoulements réels ; ceux-ci sont en général forcés par un champ moyen qui réorganise la turbulence dans sa direction, avec souvent des tourbillons suivant l’envergure ou longitudinaux importants. Kolmogorov faisait une hypothèse de localité des transferts, où les tourbillons de longueur d’onde r n’interagissent qu’avec des tourbillons de taille voisine ; en fait, nous avons vu, par exemple dans l’étude des couches de mélange, que des gros tourbillons de Kelvin-Helmholtz vont étirer des tourbillons en épingle à cheveux beaucoup plus fins, ce qui réduit à néant l’argument de la localité. Enfin, le schéma à la Swift-Richardson de hiérarchie quasi infinie de tourbillons semblables à toutes les échelles 6 ne semble pas s’appliquer à un écoulement 5. C’est-à-dire l’invariance en moyenne de la turbulence par rotation.
88
Chapitre 4 – La turbulence développée
turbulent, où les tourbillons ayant des formes reconnaissables résultent de mécanismes d’instabilité à grande échelle qui n’ont pas l’air de vouloir se répéter jusqu’aux plus petites échelles. 4.2.5. Vérification expérimentale Jamais donc une théorie de la turbulence n’aura été autant villipendée que la théorie de Kolmogorov-1941. Mais c’est pourtant une théorie qui fait l’objet de multiples et superbes vérifications expérimentales dans tous les écoulements à grand nombre de Reynolds, que ce soit dans l’océan (Grant et al. [104]), dans la couche limite atmosphérique (Champagne et al. [43]), ou dans certaines souffleries aéronautiques (Dumas et al. [64]). Dans cette dernière expérience, faite dans la soufflerie S1 de l’ONERA à Modane, la loi de Kolmogorov avait été obtenue sur un intervalle spectral de deux décades 7 . L’année 1962 a donc été particulièrement faste pour la validation expérimentale de la théorie de Kolmogorov. Un spectre de Kolmogorov expérimental plus long fut obtenu plus tard par Gagne [93], qui, grâce à un traitement du signal très précis, put obtenir trois décades, toujours dans la soufflerie S1 de l’ONERA. La première édition présentait ces résultats. Nous montrons ici sur la figure 4.3 (haut) un nouveau spectre dont les caractéristiques sont précisées en note 8 . Ce record a été depuis égalé par les chercheurs de la NASA (Centre de AMES à Moffett-Field, Californie). J’avoue ignorer s’il a été battu depuis. Dans le domaine de la validation de la loi de Kolmogorov-1941, les expériences de laboratoire ont une avance importante sur les simulations numériques, qui flirtent avec la décade, et ne peuvent atteindre encore des résolutions suffisamment élevées 9 . Notons aussi que les astrophysiciens disent avoir mesuré un spectre de Kolmogorov sur le Soleil, dans les échelles correspondant à la granulation évoquée plus haut. Cela pouvait sembler surprenant que personne avant 1962 n’ait réussi à valider expérimentalement une telle loi. J’ai eu alors la chance de faire la connaissance de Robert Betchov, qui m’a appelé de Genève après mon passage (fort bref) à l’émission Fractales sur France 3 en novembre 1992. Je connaissais Robert Betchov comme une figure marquante de la mécanique des fluides, surtout pour ses travaux sur la théorie de l’in-
6. Hypothèse qui, soit dit en passant, préfigure la théorie des fractales popularisée par Mandelbrot [164]. Cette notion sera précisée un peu plus loin § 4.2.10. 7. Si l’on trace le logarithme décimal du spectre d’énergie en fonction de log k, la loi de Kolmogorov s’écrit log E(k) = −(5/3) log k + cte : c’est donc une droite de pente −5/3. Ici, une décade correspond à une puissance de 10 pour k, donc une unité pour log k. C’est un peu comme les degrés de l’échelle de Richter pour les séismes. 8. Les mesures sont réalisées lors de la campagne de novembre 1995 dans le conduit de 24 m de diamètre de la soufflerie S1. Le vent moyen est U = 20,74 m/s et la fluctuation turbulente typique u = 1,58 m/s. Le taux de turbulence est 7,6 %, l’échelle intégrale 4,5 m, la micro-échelle de Taylor λ = 2,9 cm, l’échelle de Kolmogorov 0,31 mm, Rλ = 2 300 (voir plus loin ou dans Lesieur [147] pour la définition de certaines de ces quantités). 9. Cependant, il est clair que ceci va rapidement évoluer avec le progrès considérable des moyens de calcul.
4.2. La théorie de Kolmogorov
89
− 5/3
10−1 10−1 10−2 10−3 10−4 10−5 10−6 10−7 10−8 1
10
102
103
104
10−1 10−2 10−3 10−4 10−5 10−6 10−7 10−8 10−9 10−10 10−11 10−12 10−13 10−14 10−15 1
5.106
Figure 4.3 – En haut : E(k) (en représentation log-log) mesuré dans la soufflerie S1 de l’ONERA (d’après un document de Y. Gagne, Grenoble) ; en bas : calcul par modèle spectral EDQNM de E(k, t) en turbulence isotrope tridimensionnelle
90
Chapitre 4 – La turbulence développée
stabilité hydrodynamique [24]. Il a fort gentiment accepté de venir nous faire une conférence à Grenoble. J’ai alors découvert que Betchov [23] avait publié dès 1957 des mesures expérimentales validant la loi de Kolmogorov sur plus de deux décades de nombres d’onde dans un appareil expérimental, baptisé le porc-épic par ses étudiants (fig. 4.4 (gauche)). Il s’agit d’une boîte dont l’extrémité est percée de 80 trous. Un ventilateur à l’autre extrémité aspire l’air à travers de fins tuyaux placés dans les trous. Ce sont ces tuyaux hérissant la boîte qui lui donnaient l’aspect d’un porc-épic. La turbulence générée par l’interaction des 80 jets est très active, et son nombre de Reynolds est suffisant pour obtenir une loi de Kolmogorov. En fait, Betchov cite des travaux expérimentaux antérieurs, où le spectre de Kolmogorov de presque deux décades a été obtenu dans un jet par Corrsin en 1951, et dans un tuyau par Laufer en 1953. Ce dernier a même obtenu un tout petit morceau de k −5/3 dans un canal dès 1950. Notons pour l’histoire que Corrsin et Laufer, élèves de Liepman au CALTECH, étaient les « petits-enfants spirituels » de von Karman. Corrsin allait ensuite, avec Kovasznay, fonder la célèbre école de mécanique des fluides de l’université Johns Hopkins à Baltimore.
60 cm
Figure 4.4 – À gauche, schéma du « porc-épic » utilisé par Betchov pour mettre en évidence la loi de Kolmogorov (d’après Betchov [23], avec l’aimable autorisation de Cambridge University Press) ; à droite, exemple d’ensemble fractal : la courbe de Koch
4.2.6. Vérification par modèle spectral EDQNM On utilisera au chapitre 5 des méthodes de résolution du problème de la turbulence isotrope tridimensionnelle par des modèles statistiques qui supposent que la turbulence est proche d’un état gaussien. La théorie la plus simple de ce genre est la théorie quasi normale markovienne à amortissement turbulent (EDQNM en anglais, voir Lesieur [147] p. 237 et suivantes). De manière plus précise, on écrit les équations d’évolution des corrélations statistiques doubles des vitesses en fonction des corrélations triples, et de celles-ci en fonction des corrélations quadruples. Ce sont ces dernières
4.2. La théorie de Kolmogorov
91
qui sont modélisées comme la somme de deux contributions : l’une calculée comme si la vitesse était une fonction aléatoire gaussienne, l’autre sous forme d’un terme amortissant linéairement les corrélations triples comme une viscosité turbulente s’ajoutant à la viscosité moléculaire. Le mot markovien signifie simplement que des intégrales sur le temps sont remplacées par des valeurs instantanées. On peut par exemple calculer l’évolution dans le temps du spectre d’énergie cinétique E(k, t), avec ou sans forçage. Dans la première édition du livre, on montrait un calul EDQNM de turbulence en évolution avec un spectre d’énergie cinétique en k −5/3 s’étendant sur deux décades. J’ai refait ces calculs plus récemment à beaucoup plus grand nombre de Reynolds sur une machine personnelle de type PC-Linux, qu’il fallait disputer à mes deux jeunes enfants qui voulaient jouer à des jeux vidéo. Les détails sont donnés dans Lesieur et al. [146, 147]. La figure 4.3 (bas) montre E(k, t). Pendant une partie de l’évolution, on obtient cinq décades de spectre en k −5/3 . Un autre spectre plus exigeant par rapport à la loi de Kolmogorov est le spectre compensé k 5/3 −2/3 E(k). En effet, s’il possède un plateau, sa valeur donne la constante de Kolmogorov. On peut voir dans Lesieur [146] la figure montrant l’évolution de ce spectre dans le même calcul que celui de la figure 4.3 (bas). Sur ce graphe, les barres verticales correspondent à des instants initiaux. On voit sinon une forme typique de ce genre de spectre que j’appelle en mammouth : la bosse à droite a pour pic le nombre d’onde de Kolmogorov. 4.2.7. L’échelle de Kolmogorov Introduisons maintenant l’échelle de dissipation visqueuse, appelée échelle de Kolmogorov. Commençons par associer au tourbillon de taille r un nombre de Reynolds local, égal à Rr = rvr /ν. Ce nombre caractérise l’importance relative des forces d’inertie aux forces visqueuses, pour le tourbillon. Partons d’une échelle r pour laquelle la loi de Kolmogorov s’applique, et où Rr = 1/3 r4/3 /ν. D’autre part, la viscosité n’intervient pas pour de telles échelles, et donc Rr est nécessairement grand devant 1. Faisons maintenant décroître r, et avec lui Rr . Il est facile de vérifier que, quand r sera inférieur à 3 1/4 ν , (4.5) ld = le nombre de Reynolds local passera en dessous de 1, et les forces visqueuses l’emporteront : l’échelle ld est appelée échelle de dissipation de Kolmogorov. Les tourbillons de cette taille et inférieurs seront immédiatement dissipés par viscosité moléculaire, et ne pourront pas se développer. C’est pour cela que les spectres d’énergie cinétique chutent pour des nombres d’onde plus grands que le nombre d’onde de Kolmogorov, kd = 1/ld (en effet, de petites échelles correspondent à de grands nombres d’onde). Ce sera un exercice facile pour le lecteur motivé que de retrouver l’échelle de dissipation par analyse dimensionnelle, en supposant que ld n’est fonction que de et de ν (qui
92
Chapitre 4 – La turbulence développée
a la dimension d’une longueur multipliée par une vitesse, soit [L]2 [T ]−1 ). Précisons enfin que l’échelle de Kolmogorov est de l’ordre : du millimètre dans la couche limite atmosphérique, du dixième de millimètre dans une turbulence de grille 10 typique dans l’air. En effet, dans ce dernier cas, le nombre de Reynolds est plus faible (la viscosité ν étant la même dans les deux cas) et le taux de dissipation d’énergie est plus important. 4.2.8. Cascade d’hélicité Nous définissons la turbulence tridimensionnelle isotrope avec hélicité comme : invariante par rotation, non invariante par symétrie plane. → → En fait, l’hélicité locale est (1/2)− u .− ω . L’hélicité moyenne est conservée par les termes non linéaires de l’équation de Navier-Stokes (densité uniforme). Le spectre d’hélicité H(k, t) est la densité spectrale d’hélicité moyenne. On a ∞ 1 − → → − < u . ω >= H(k, t)dk . (4.6) 2 0 ∞ Le taux de dissipation d’hélicité est H = 2ν 0 k 2 H(k, t)dk. Le travail le plus complet sur ce type de turbulence a été fait par André et Lesieur [6] grâce à la théorie EDQNM (voir aussi Lesieur [147], p. 266 et suivantes). Si l’on part d’un spectre d’énergie confiné dans les grandes échelles, le temps t∗ auquel E(k, t) va développer une cascade de Kolmogorov classique et où l’énergie cinétique commencera à être dissipée sera doublé par rapport au cas sans hélicité. Dans la cascade de Kolmogorov, le spectre d’hélicité développera une cascade d’hélicité de la forme H(k, t) ∼
H E(k, t) .
(4.7)
L’argument comme quoi la présence d’hélicité retarde la dissipation d’énergie cinétique a été utilisé par Lilly [156] pour expliquer la grande cohérence des tornades. Enfin l’existence de cette double cascade a été validée par Borue et Orszag [29] en faisant une simulation des grandes échelles. Il semble clair en fonction de ces résultats qu’il faudrait essayer de réduire l’hélicité des tornades pour limiter leur impact. Mais cela est difficile (voir chap. 7). Ces questions sont aussi étudiées pour supprimer les tourbillons de bout d’aile d’avion. 4.2.9. Intermittence interne Cette section résume un texte extrait de Lesieur [147] (p. 228-232). 10. On fait passer un écoulement à travers une grille, et les sillages des différents barreaux interagissent pour donner une turbulence qui est assez proche de l’isotropie.
4.2. La théorie de Kolmogorov
93
Le caractère intermittent des petites échelles de la turbulence est dû en particulier à l’étirement de fins filaments tourbillonnaires. Nous décrivons maintenant des aspects purement statistiques propres à la turbulence isotrope tridimensionnelle. On a vu aussi que, dans cette turbulence, l’intensité des fluctuations de vitesse n’est pas distribuée uniformément dans l’espace physique. Il → →2 − en résulte que le taux de dissipation d’énergie local = ν( ∇ × − u ) présente des fluctuations importantes par rapport à sa valeur moyenne (voir aussi chap. 1). Donc la théorie de Kolmogorov-1941 [121], qui ne fait pas intervenir les fluctuations de , devrait être corrigée. Ce dernier [122] proposa en 1962 une théorie faisant une hypothèse de comportement log-normal. Je renvoie le lecteur aux travaux de Monin et Yaglom [176], Frisch [90] et Gagne [93]. On suppose que la fonction aléatoire ln est gaussienne. En fait, on introduit un autre → x , t), moyenne de sur une sphère centrée en taux de dissipation d’énergie local, r (− 2 → − x et de rayon r/2. La variance σr de ln r est alors de la forme l → x , t) + χ ln σr2 = Q(− r
(4.8)
,
→ où l est l’échelle intégrale de la turbulence, Q(− x , t) une fonction des grandes échelles, et χ une constante universelle. L’équation (4.8) n’est valable que pour r l. On peut alors montrer que les moments d’ordre q de satisfont 2
< qr >=< >q eq(q−1)σr /2
(4.9)
.
On obtient grâce à l’équation (4.8)
= Dq < > r q
,
(4.10)
→ où Dq (− x , t) est aussi une fonction des grandes échelles. Dans le cas particulier q = 2, en utilisant une condition d’homogénéité statistique, on a χ l 1 ∂2 2 2 2 → − → − → − → − < ( x , t)( x + r , t) >= (4.11) [r < r ( x , t) >] = D2 < > 2 2 ∂r r expression qui montre que le paramètre χ caractérise les corrélations spatiales de . À ce stade, on suppose que la théorie classique de Kolmogorov-1941 s’applique à r . Définissons maintenant les fonctions de structure des vitesses d’ordre arbitraire. Soit → − r → → → → → δvr = [− , (4.12) u (− x , t) − − u (− x +− r , t)]. r → la projection sur − r du vecteur différence de vitesse entre deux points distants de → − r , et Sp (r, t) =< (δvr )p > ,
(4.13)
94
Chapitre 4 – La turbulence développée
la fonction de structure longitudinale des vitesses d’ordre p. La fonction de structure 2/3 locale du second ordre est alors proportionnelle à r r2/3 . En appliquant une moyenne d’ensemble et en utilisant l’équation (4.10) pour q = 2/3, il vient S2 (r, t) ∼< >2/3 r2/3
r χ/9 l
.
(4.14)
.
(4.15)
Écrit dans l’espace de Fourier, on a E(k) ∼< >2/3 k −5/3 (kl)−χ/9
La même analyse pour la fonction de structure d’ordre n donne avec l’aide de l’équation (4.10) (q = n/3) Sn ∼
r
n/3
∼< >
n/3
r
n/3
χn(n−3)/18 l . r
(4.16)
Ceci doit être comparé à la prédiction Sp (r, t) = Cp (r)p/3
,
(4.17)
que l’on obtiendrait par une analyse dimensionnelle ne prenant pas en compte les fluctuations de (voir Anselmet et al. [8]). Avec cette théorie, la fonction de structure d’ordre 6 est proportionnelle à r2 (l/r)χ . 4.2.10. Les objets fractals Donnons quelques notions très simples sur ce que sont les objets fractals. Considérons d’abord des objets de dimension entière. Si l’on prend un segment sur un axe, et qu’on le divise en n parties égales, on obtient bien entendu n1 = n segments semblables au premier ; on dira que la dimension de l’objet considéré (le segment) est 1. Si maintenant on prend dans un plan un carré, et qu’on divise chacun de ses côtés en n parties, on obtiendra n2 carrés semblables au premier ; le carré est évidemment de dimension 2. Le lecteur montrera ainsi que le cube est de dimension 3. Mais on peut faire d’autres constructions. Supposons par exemple que nous divisions le segment (supposé matériel) de tout à l’heure en trois parties égales, et ôtons la partie centrale, puis répétons le processus sur chacun des deux segments qui restent, et ainsi de suite jusqu’à l’infini : on obtient une construction mathématique bien connue appelée ensemble de Cantor. À chaque étape de l’itération, on a obtenu deux segments semblables au précédent, à partir d’une division en trois de celui-ci. On peut écrire 2 = 3log 2/ log 3
(4.18)
puisque les logarithmes des deux membres de l’équation sont égaux. Par analogie avec les objets de dimension entière ci-dessus (segment, carré, cube), on dira que l’ensemble de Cantor est de dimension fractale log 2/ log 3.
4.2. La théorie de Kolmogorov
95
Un autre exemple d’objet fractal est la courbe de Koch : on part d’un triangle équilatéral, dont on divise chacun des côtés en trois parties égales ; on construit ensuite sur le segment médian de chaque côté un nouveau triangle équilatéral, dont on ôte la base 11 , et l’on itère le processus à l’infini. Cette courbe, dont une itération est représentée sur la figure 4.4 (droite), a la dimension log 4/ log 3, puisque l’on construit à chaque itération 4 = 3log 4/ log 3 segments à partir d’une division en 3 du segment précédent. En général, la dimension fractale (au sens de Hausdorff) d’un ensemble, obtenu par itération d’une transformation d’un objet donné, est donnée par log N/ log n, où N représente le nombre d’objets semblables obtenus à partir d’une partition en n. Une caractéristique intéressante de ces ensembles est qu’il peut être impossible d’y définir des longueurs ou des surfaces. En mathématiques, la longueur d’une courbe est obtenue en approximant cette courbe par une suite de segments de droite de longueur δl, et dont les sommets s’appuient sur la courbe (un mètre pliant de charpentier) : si la longueur totale de tous ces segments mis bout à bout tend vers une limite quand δl tend vers 0, celle-ci sera appelée la longueur de la courbe. On voit bien que ceci n’a aucun sens pour la courbe de Koch par exemple. Supposons que, initialement, le segment du mètre pliant soit choisi égal au côté du triangle équilatéral de base sur lequel nous avons commencé la construction de la courbe. On prend de façon arbitraire cette longueur égale à 1. La longueur trouvée sera alors égale à 3. Si maintenant on divise le segment du mètre par 3, la longueur sera multipliée par 4/3. Si le segment du mètre est divisé n fois de suite par 3, la longueur sera 3 × (4/3)n . Si n tend vers l’infini, donc que le segment du mètre tend vers 0, la longueur tend vers l’infini. Ce processus ne converge donc pas. On peut ainsi, comme Mandelbrot, se demander quelle est la longueur de la côte de la Bretagne, sachant que celle-ci est composée de rochers très finement découpés, un peu comme la courbe de Koch. Pour plus de détails sur les fractales, le lecteur peut en particulier se reporter aux livres de B. Mandelbrot [164, 165] et de I. Stewart [225]. Un des nombreux débats qui agitent depuis de nombreuses années les spécialistes de la turbulence concerne la question du caractère fractal de la turbulence fluide 12 .
11. On obtient ainsi une étoile de David. 12. Dans la turbulence résultant du chaos dans un système dynamique dissipatif à faible nombre de degrés de liberté, les attracteurs de la trajectoire du système sont fractals, et appelés attracteurs étranges. L’attracteur de Lorenz, obtenu en 1963, est le premier du genre à avoir été découvert (voir chap. 1). Un autre exemple d’objet fractal est le diagramme de bifurcations obtenu dans la fameuse transformation générique f (x) = ax(1 − x), où a est un paramètre compris entre 0 et 4. On itère cette transformation un nombre infini de fois sur le segment [0, 1] : le diagramme de bifurcations représente, pour une valeur de a donnée, les différentes valeurs limites asymptotiquement atteintes par x. Quand a augmente, on observe la cascade de doublement de période découverte par Feigenbaum [75], où la période du cycle double de plus en plus vite. Des scénarios analogues ont été mis en évidence par Libchaber et Maurer [150] pour une expérience de transition à la turbulence en convection thermique dans l’helium liquide : ici, le paramètre que l’on fait varier est le nombre de Rayleigh. Les mêmes comportements ont été observés par Swinney [223] pour la transition dans l’expérience de Couette circulaire (voir chap. 2). On peut cependant s’interroger sur l’application de ces analyses à la turbulence développée.
96
Chapitre 4 – La turbulence développée
Une dernière notion introduite récemment est celle d’ensemble multifractal, où la dimension fractale de la turbulence pourrait varier d’un point à un autre dans l’espace suivant l’intensité locale de la turbulence. Le lecteur peut consulter le livre de Frisch [90] sur ces notions. Il est possible que la présence de fins tourbillons tridimensionnels en turbulence isotrope soit responsable d’un caractère de type mutifractal pour les fonctions statistiques.
4.3. Dispersion et diffusion turbulentes 4.3.1. Loi de Richardson Richardson [205] faisait, comme Monsieur Jourdain de la prose, de la loi de Kolmogorov sans le savoir : en mesurant au cours du temps l’écart-type R(t) de la séparation → relative − r (t) de ballons lâchés dans l’atmosphère, il était arrivé à la conclusion que le coefficient de dispersion σ = (1/2)(dR2 /dt) = R (dR/dt), était proportionnel à R4/3 . Ne considérant aucune variation possible pour cette constante de proportionnalité, Il en concluait que R croissait en t3/2 . Cette conjecture de Richarsdon, obtenue sur la base d’observations, est en fait reliée à la loi de Kolmogorov-1941 : supposons que (dR/dt) est de l’ordre de vR et donné par l’équation (4.1). On a 1 d 2 R = C1 1/3 R4/3 2 dt
(4.19)
,
où C1 est une constante. Si l’on est en turbulence isotrope forcée aux grandes échelles et que est indépendant du temps, on trouve R=
2 C1 3
3/2
1/2 t3/2
.
(4.20)
Richardson est bien le génial précurseur, quinze ans plus tôt, de la théorie de Kolmogorov. Mais il n’a pas introduit le paramètre , qui est important. On trouvera dans Lesieur [147] (p. 203-204) une discussion détaillée de cette loi de Richardson et des extraits de son article. Il y a eu aussi des travaux permettant de la vérifier et de calculer la constante intervenant dans l’équation (4.20). Ils sont surtout basés sur des concepts de simulation cinématique, où un champ de vitesse turbulent gaussien possédant un spectre de Kolmogorov est imposé (voir Fung, Hunt et al. [92]). Un calcul avec une zone inertielle plus longue a été fait plus récemment par Elliott et Majda [67]. Les modèles stochastiques de type EDQNM prédisent aussi la loi de Richardson (voir en particulier l’article de Larchevêque et Lesieur [132]). Les valeurs des constantes prédites sont assez différentes.
4.3. Dispersion et diffusion turbulentes
97
Quelques remarques : des mesures utilisant des méthodes d’anémométrie laser par images de particules dans un canal turbulent faites il y a peu à Cornell par Liao et Cowen [149] semblent montrer une zone inertielle et la loi de Richardson pour la dispersion relative d’un panache de scalaire ; à ma connaissance, il ne semble pas y avoir en turbulence isotrope à trois dimensions de mise en évidence de la loi de Richardson basée sur des simulations numériques directes ou des grandes échelles. C’est certainement une question ouverte aux spécialistes informatiques ; nous verrons à la fin de ce chapitre que la loi de Richardson peut s’appliquer dans des situations bidimensionnelles ou quasi bidimensionnelles. Il faut aussi souligner dans ces études de diffusion et dispersion turbulentes le rôle essentiel tenu tout au long du xxe siècle par l’école de Cambridge en Angleterre (DAMTP : département de mathématiques appliquées et physique théorique), avec Taylor [226] (déja évoqué plus haut), Batchelor [13–15], Moffatt et Hunt 13 . 4.3.2. Diffusion cohérente et incohérente Certains physiciens appellent la dispersion de Richardson une dispersion « anormale », car elle n’est représentée par aucun des deux modèles de diffusion cohérente et de diffusion incohérente. En diffusion cohérente, deux ballons s’écarteraient avec une vitesse constante, et donc proportionnellement au temps ; le coefficient de dispersion correspondant σ serait proportionnel à t, et aussi à la distance r. En diffusion incohérente, au contraire, les deux ballons seraient indépendants, et diffuseraient suivant une sorte de marche au hasard (mouvement brownien), avec un coefficient de dispersion constant, comme nous allons l’expliquer. Le modèle le plus simple de la marche au hasard est un modèle unidimensionnel correspondant à la marche de l’ivrogne : un ivrogne marche sur un axe (fig. 4.5) en faisant des pas égaux de longueur l avec une vitesse constante V . Chaque pas est fait soit vers l’avant, soit vers l’arrière, avec une probabilité 1/2, comme si l’on tirait à pile ou face pour savoir s’il avancera ou reculera. On suppose que l’ivrogne était, à l’instant initial, à l’origine O de l’axe. Soit t le temps mis pour faire N pas ; puisque le temps mis pour faire chaque pas est l/V , on a t = N l/V et donc N = tV /l. Soit D(t) la distance parcourue au bout des N pas, distance qui peut être positive ou négative 14 . Du point de vue de la théorie des probabilités, il faut en fait considérer un grand nombre d’ivrognes identiques et indépendants (chacun agit sans référence à ce que font les autres), partant tous de O à l’instant initial : si l’on fait une moyenne statistique sur l’ensemble des ivrognes 15 , on 13. Son grand-père ayant épousé la sœur de son ami de Cambridge Richardson, J. Hunt est donc son petit-neveu. Il a été directeur du Meteorological Office britannique, et annobli comme Lord à vie. 14. C’est aussi la fortune d’un joueur qui jouerait N fois de suite la même somme à pile ou face. 15. C’est ce que l’on appelle une moyenne d’ensemble en théorie des probabilités : la moyenne d’une quantité f se note < f >.
98
Chapitre 4 – La turbulence développée
x 0
l
Figure 4.5 – Diffusion d’un « nuage d’ivrognes » sur un axe ; deux trajets possibles sont représentés
montre facilement que la distance moyenne parcourue < D(t) > est nulle. C’est tout à fait compréhensible, dans la mesure où les ivrognes n’ont pas plus de raison d’aller en avant qu’en arrière. Mais chaque ivrogne lui-même se sera écarté de l’origine, et il y aura en fait un « nuage d’ivrognes » qui diffusera autour de l’origine. Pour avoir une estimation de la diffusion du nuage, on peut déterminer ce que l’on appelle la variance du processus 16, c’est-à-dire, dans ce cas particulier où la moyenne est nulle, la moyenne statistique du carré de la distance parcourue par chacun, < D(t)2 >. On montre alors que < D(t)2 >= N l2 = t lV . Ici, le coefficient de diffusion de chaque ivrogne, (1/2)(d < D2 > /dt), est constant et égal à lV /2. La distance carrée moyenne entre deux ivrognes est 2 < D(t)2 >, et le coefficient de dispersion du nuage d’ivrognes est lV . Il est donc constant. En moyenne, le nuage d’ivrognes s’élargit proportionnellement à la racine carrée du temps. On peut aussi montrer, grâce au théorème de la limite centrale 17 , que, quand le nombre de pas N tend vers l’infini, la probabilité de la distance parcourue D est gaussienne. Ce sont des modèles de ce genre qui permettent, en théorie cinétique des gaz ou des liquides, de déterminer les viscosités et diffusivités moléculaires : dans ce cas, la longueur l est le libre parcours moyen des molécules, et V la vitesse d’agitation moléculaire. Des considérations analogues ont été utilisées par Prandtl pour la théorie de la longueur de mélange (voir chap. 5). Notons que si le marcheur était sobre, la distance parcourue au bout de N pas serait D = N l = V t, et la distance carrée N 2 l2 = t2 V 2 (point n’est besoin de faire alors des moyennes) : le coefficient de diffusion serait tV 2 = V D, proportionnel à la distance 16. En théorie des probabilités, on parle de processus stochastique. 17. Ce théorème énonce qu’un processus, résultant de la superposition d’une infinité de processus aléatoires identiques et indépendants, aura une probabilité distribuée suivant une courbe de Gauss. C’est ce théorème qui explique pourquoi un grand nombre de processus naturels sont gaussiens. Malheureusement, nous verrons que c’est loin d’être vrai pour la turbulence. La loi de Richardson en donne déjà une illustration.
4.4. Turbulence en amortissement libre
99
parcourue. Ces modèles (diffusion cohérente ou incohérente) sont très importants en physique, par exemple en optique pour étudier la diffusion de la lumière dans les lasers. En conclusion de cette section, je trouve rassurant l’idée que la turbulence ne puisse être réduite à un mouvement brownien incohérent d’ivrognes titubants, et qu’elle possède son harmonie propre. Paraphrasant Einstein, on pourrait dire que la turbulence ne joue pas aux dés. De là à penser que Dieu et la turbulence seraient de la même nature...
4.4. Turbulence en amortissement libre Nous avons déjà mentionné des situations où la turbulence n’est pas alimentée par des forces extérieures et voit son énergie décroître sous l’effet de la viscosité. Au laboratoire, une telle situation se rencontre dans les expériences de turbulence de grille : en mesurant l’énergie cinétique moyenne de la turbulence à différentes stations derrière la grille, on constate bien un amortissement de la turbulence vers l’aval. En d’autres termes, l’énergie cinétique de la turbulence dans un repère lié au courant s’amortit au cours du temps. On a cherché depuis longtemps à savoir si cet amortissement était indépendant du nombre de Reynolds lorsque celui-ci tend vers l’infini. Le problème est que les expériences de turbulence de grille sont limitées à des nombres de Reynolds assez modérés, du même ordre que ceux des simulations numériques. Dans les deux cas, on trouve que l’énergie cinétique décroît proportionnellement à t−αE , où αE est un nombre légèrement supérieur à 1. Des résultats expérimentaux faisant référence sur la décroissance de la turbulence furent obtenus par Comte-Bellot et Corrsin [54]. L’expérience de Warhaft et Lumley [238] donne aussi des résultats significatifs. On trouvera dans Lesieur et al. [146, 147] une discussion très complète à ce propos. La théorie EDQNM conclut que les lois de décroissance dépendent de l’état initial de la turbulence dans les grandes échelles (comportement du spectre d’énergie en k s aux petits nombres d’onde). L’exposant αE peut aller de la valeur 1 à 1,38 pour s variant de 1 à 4. À titre d’exemple, la figure 4.6 montre l’évolution du spectre d’énergie cinétique avec s = 2. On a alors αE = 6/5 = 1,2. Tant que le nombre de Reynolds reste suffisamment grand, la loi de Kolmogorov est toujours satisfaite pour la turbulence en décroissance, le taux de dissipation d’énergie cinétique étant maintenant l’opposé de la dérivée de l’énergie par rapport au temps : si donc l’énergie décroît en t−αE , va décroître en t−αE −1 . Considérons maintenant l’échelle caractéristique L des gros tourbillons qui contiennent l’essentiel de l’énergie 2 ∼ t−αE , on a vL v2 v3 (4.21) L = L = vL L = vL × t = t1−αE /2 . Donc l’échelle de la turbulence L croît au cours du temps, avec un exposant légèrement inférieur à 0,5.
100
Chapitre 4 – La turbulence développée
Figure 4.6 – Calcul EDQNM de E(k, t) pour une turbulence isotrope tridimensionnelle en décroissance avec E(k, 0) ∝ k2 aux petits k (tiré de Lesieur et al. [146])
4.5. Tourbillons cohérents Nous avions au chapitre précédent parlé de tourbillons dans un contexte de transition et d’instabilité. Nous avons également introduit ce vocable à propos de la turbulence développée et de la théorie de Kolmogorov. En fait, et c’est à mon sens une grande découverte de la mécanique des fluides moderne, des tourbillons cohérents existent au sein de la turbulence développée. J’entends par tourbillons cohérents 18 des tourbillons qui ont un temps de vie assez grand devant leur temps de retournement 19 . Nous allons le montrer pour la plupart des écoulements turbulents considérés jusqu’ici.
18. On dit aussi structures cohérentes. Pour ma part, je préfère le mot tourbillon, le mot structure pouvant faire penser à quelques structures solides immergées... 19. Le temps de retournement peut être défini comme l’inverse de la vorticité au cœur du tourbillon, ou par r/vr , comme il a été fait plus haut : ces deux définitions sont équivalentes.
4.5. Tourbillons cohérents
101
4.5.1. Couche de mélange Bien avant Léonard de Vinci et Van Gogh, et comme on l’a déjà dit, la notion de tourbillon spiral a hanté l’homme depuis sans doute la plus haute Antiquité : on peut citer par exemple le poète latin Lucrèce [160]. Pour ce dernier, l’état laminaire est un fleuve laminaire d’atomes en mouvement brownien. Une légère « déclinaison » (clinamen), c’est-à-dire une petite perturbation, donnera naissance à l’apparition d’une structure ordonnée : l’ordre, la vie, sont nés au sein du chaos... Ce texte a été superbement commenté par le philosophe M. Serres [215]. Il a fallu cependant attendre les célèbres expériences de A. Roshko [36] et ses collaborateurs au CALTECH au début des années 1970 pour montrer l’existence de tourbillons cohérents de ce type dans des couches de mélange à très grand nombre de Reynolds. À l’époque, la plupart des spécialistes de turbulence développée pensaient en termes de concepts tels que le retour à l’isotropie, où un tourbillon devait immédiatement être étiré dans toutes les directions et finalement détruit par la turbulence. La démarche suivie par Roshko allait à l’encontre du point de vue statistique « officiel ». Anatol Roshko m’a confié un jour qu’il avait travaillé sur les tourbillons parce qu’il ne pouvait absolument pas accepter la théorie de Kolmogorov 20. Il est vrai que ce dernier point de vue, qui est totalement statistique et ne prend pas en compte la forme exacte des équations du mouvement, est choquant pour le mécanicien des fluides qui cherche à comprendre la dynamique des phénomènes. Depuis la découverte des tourbillons cohérents en couche de mélange, des travaux de simulation numérique sur l’instabilité des nappes tourbillonnaires montrent clairement que c’est cette dernière qui explique l’existence des tourbillons de Roshko. En effet, la figure 4.7 montre l’enroulement de l’interface dans une simulation numérique de couche de mélange tridimensionnelle réalisée à Grenoble par Comte et al. [51], où une nappe tourbillonnaire initialement plane est soumise à une perturbation aléatoire qui déclenche l’instabilité de Kelvin-Helmholtz et la formation des tourbillons, comme il a été décrit au chapitre 3. Ces calculs pourraient presque s’interpréter par le modèle de Lucrèce, en considérant le cisaillement de vitesse de base comme un fleuve laminaire, dans lequel sont transportées les perturbations, qui figurent le mouvement brownien des atomes. Ceux-ci jouent aussi le rôle du clinamen (perturbation), initialisant le développement des tourbillons. Revenons à la couche de mélange turbulente expérimentale, celle-ci peut être considérée comme une nappe tourbillonnaire où les fluctuations turbulentes jouent le rôle de perturbations. Cette génération de tourbillons cohérents à grand nombre de Reynolds se produit aussi dans les sillages et les jets turbulents.
20. En fait, on mesure de très jolis spectres de Kolmogorov dans les couches de mélange de Roshko, pour des échelles inférieures à la taille des gros tourbillons cohérents.
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Chapitre 4 – La turbulence développée
Figure 4.7 – Simulation numérique de la génération de tourbillons cohérents dans une couche de mélange (cliché P. Comte, Grenoble)
4.5.2. Tourbillons longitudinaux secondaires Au début des années 1980, quelques années après la découverte des tourbillons cohérents dans les couches de mélange, B. Breidenthal [33], étudiant de Roshko au CALTECH, mit en évidence des tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux superposés aux tourbillons de Kelvin-Helmholtz quasi bidimensionnels. La topologie de ces tourbillons cohérents a été reconstruite par Bernal et Roshko [21]. Leur longueur d’onde suivant l’envergure double à chaque appariement. À peu près en même temps, les expériences de sillage à grand nombre de Reynolds faites par Franc et Michel dans le tunnel de cavitation de Grenoble nous révélèrent aussi des tourbillons fins et intenses étirés entre les tourbillons de von Karman (fig. 4.8). À cette époque, on ne savait pas trop dans quelle mesure ces tourbillons de sillage cavitant n’étaient pas trop affectés par la cavitation pour être représentatifs d’un sillage dans un fluide monophasique. Plus récemment, la simulation numérique d’un sillage turbulent monophasique à grand nombre de Reynolds a été réalisée par M. Gonze [102] à Grenoble, grâce à des techniques de simulation des grandes échelles (voir chap. 5). Cette simulation est présentée sur la figure 4.9. On y observe exactement la même structure tourbillonnaire primaire et secondaire que dans l’expérience du sillage cavitant. Ceci valide à la fois l’expérience de laboratoire (comme représentative d’un sillage monophasique), et le code de calcul. Dans ce calcul, la vorticité des tourbillons longitudinaux est environ deux fois plus intense que celle des tourbillons de von Karman primaires.
4.5. Tourbillons cohérents
103
Figure 4.8 – Vue de côté du sillage d’un obstacle (coin) cavitant ; le nombre de Reynolds est 210 000 ; l’ébullition locale de l’eau se fait dans les zones de basse pression, donc au cœur des tourbillons ; on voit ainsi des tourbillons longitudinaux étirés entre les tourbillons de l’allée de von Karman (cliché J. Franc et J. Michel, Grenoble, tiré de Franc et al. [84]).
Figure 4.9 – Simulation numérique des grandes échelles d’un sillage se développant spatialement ; les tourbillons sont représentés par le module de vorticité (cliché M. Gonze, Grenoble).
104
Chapitre 4 – La turbulence développée
4.5.3. Couche limite En fait, des tourbillons cohérents en turbulence développée avaient été observés antérieurement, en 1967, à l’université Stanford. Il s’agissait d’une couche limite turbulente, où Kline [120] mit en évidence des courants longitudinaux de basse vitesse à la paroi, analogues à ceux découverts par Klebanoff pour la transition (voir chap. 3). Leur écartement suivant l’envergure est de 100 épaisseurs de paroi 21 , et leur longueur environ 20 fois plus. On peut donc penser que ces courants longitudinaux révèlent l’existence de tourbillons en épingle à cheveux proches de la paroi dans une couche limite turbulente développée. Les mêmes phénomènes ont été trouvés dans des simulations numériques de canal turbulent faites par Deardorff [60] dès 1970, qui constituent un des tous premiers exemples historiques de résolution numérique tridimensionnelle instationnaire des équations de Navier-Stokes. Ces calculs, à faible résolution (de l’ordre d’une trentaine de points de grille de calcul dans chaque direction de l’espace), nécessitaient plusieurs dizaines d’heures des ordinateurs les plus puissants de l’époque. Ils peuvent maintenant (à la même résolution) être faits en moins d’une heure de station de travail personnelle. Notons qu’une simulation numérique directe à plus haute résolution (4 fois plus de points dans chaque direction) du canal turbulent a été faite à la NASA-AMES par Moin et Kim [173]. Elle montre une assez bonne corrélation entre la présence de courants de basse vitesse et de tourbillons longitudinaux à la paroi. Notons encore que des simulations des grandes échelles plus récentes des canaux turbulents à plus grand nombre de Reynolds 22 ont été faites par Lamballais [127]. Elles sont en bon accord statistique avec les simulations directes de Kim publiées dans Antonia et al. [9] ; les simulations des grandes échelles sont ici 100 fois plus rapides que les simulations directes. Ceci est très intéressant quand beaucoup de calculs doivent être répétés. L’explication qualitative des tourbillons en épingle à cheveux est la même que pour la transition : les filaments tourbillonnaires de base, dus au champ de vitesse moyen, sont étirés par ce dernier. On observe cependant une différence : en transition, les tourbillons en épingle à cheveux de Klebanoff étaient obtenus par la vibration d’un ruban placé au bord d’attaque, et étaient alignés dans la direction de l’écoulement (on pourra parler de mode longitudinal). En turbulence au contraire, l’étirement des tourbillons se fera de façon incohérente, en sorte que ceux-ci seront décalés vers l’aval. On parlera de mode décalé. La figure 4.10 montre une vue schématique de ces tourbillons.
21. Quand un écoulement turbulent est au voisinage d’une paroi, on définit la vitesse de frottement v∗ telle que ρv∗2 soit égal à la contrainte à la paroi. Cette vitesse est caractéristique de la vitesse du fluide au sommet de la sous-couche visqueuse (où les effets visqueux équilibrent les effets non linéaires). L’épaisseur de celle-ci, δv , est donc donnée en écrivant que le nombre de Reynolds local v∗ δv /ν est égal à 1, ce qui donne δv = ν/v∗ . Pour une couche limite turbulente dans l’eau sur un(e) nageur(se) olympique, δv = 10−5 m. Dans l’air (sur une aile d’avion subsonique), δv = 10−6 m. 22. La demi-largeur du canal fait 395 unités de paroi.
4.5. Tourbillons cohérents
(a)
105
U
(b)
U
Figure 4.10 – Vue schématique de dessus des tourbillons en épingle à cheveux étirés dans une couche limite : (a) mode aligné ; (b) mode décalé (l’écoulement U va de bas en haut)
La figure 4.11 montre une vue agrandie de ces tourbillons obtenus dans la simulation des grandes échelles d’une couche limite turbulente développée sur une plaque plane. Ce calcul est légèrement compressible, puisque le nombre de Mach correspondant est de 0,5. Le chapitre 3 a donné des liens à des animations de structures de ce type.
Figure 4.11 – Tourbillons en épingle à cheveux simulés dans une couche limite sur une plaque plane (cliché F. Ducros, Grenoble, tiré de Ducros et al. [63])
Au chapitre 6, nous considérerons aussi des couches limites dans un gaz chauffé ou supersonique. On retrouve la trace de certains des tourbillons et ondes intervenant dans les couches limites lorsque la paroi peut être déformée par les mouvements du fluide de la couche
106
Chapitre 4 – La turbulence développée
limite. Quand le vent souffle sur un lac, les petites vagues qui rident la surface de celui-ci résultent des ondes de Tollmien-Schlichting (TS) se développant dans l’air au-dessus de l’eau. La forme en « tôle ondulée » prise par le sable dans la mer, et que l’on découvre à marée basse, pourrait bien avoir la même origine. En effet, la couche limite dans l’eau quand la mer avance ou se retire est aussi sujette à la propagation des ondes de TS. Ces petites vagues, de quelques centimètres de hauteur, se retrouvent aussi à la surface du désert. Parfois, le sable a plutôt la forme de chevrons décalés, qui pourraient provenir de la présence dans la couche limite des tourbillons en Λ évoqués plus haut. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une certaine confusion règne sur l’interprétation de ces petites dunes de quelques centimètres de haut dans le désert. En effet, j’ai pu lire dans une encyclopédie américaine renommée qu’elles étaient perpendiculaires à la direction du vent, ce qui accréditerait l’interprétation en termes d’ondes de Tollmien-Schlichting. Par contre, une grande encyclopédie française affirme que les rides du sable suivent la direction du vent, et sont le résultat de tourbillons longitudinaux contrarotatifs qui entraînent le sable entre eux. À plus grande échelle, on retrouve une configuration en chevrons décalés quand les dunes sont façonnées par l’action du vent, dans le Sahara ou au bord de la mer par exemple. Je pense que l’on doit pouvoir expliquer ces dunes, de quelques dizaines ou centaines de mètres de hauteur, comme la signature de gros tourbillons en Λ dans la couche limite atmosphérique. Dans tous ces cas, il y a une interaction complexe entre la turbulence et la frontière : les tourbillons déforment celle-ci, qui va à son tour modifier la turbulence. L’équilibre qui s’établit semble cependant bien rendre compte des tourbillons existant dans une couche limite sur une paroi rigide. 4.5.4. Turbulence isotrope tridimensionnelle On pouvait croire la turbulence isotrope 23 tridimensionnelle à l’abri de cette contagion des tourbillons cohérents. Eh bien, il n’en est rien, et ceci grâce aux simulations numériques qui, même à faible résolution, ont pu identifier des tourbillons dans ce milieu apparemment complètement désordonné : dès 1978, les calculs de Siggia et Patterson [217] montrèrent la présence de zones de vorticité importante ayant des formes de bananes. Des calculs à plus haute résolution par She et al. [216], Vincent et Meneguzzi [236], Jimenez et Wray [116], confirmèrent l’existence de ces tubes. On a pu aussi montrer à Grenoble, par un calcul de simulation des grandes échelles (Métais et Lesieur [169]), que ces tourbillons correspondent bien à des régions de basse pression, et qu’ils étirent entre eux les quantités scalaires transportées passivement par la turbulence. La figure 4.12 montre une vue agrandie de ces tubes de basse pression (dont la longueur est l’échelle caractéristique L des gros tourbillons introduite plus haut), et la figure 4.13, une section plane des fluctuations de température passive dans
23. Je rappelle que l’isotropie signifie que la turbulence est, en moyenne, identique lorsqu’on la regarde sous différents angles.
4.5. Tourbillons cohérents
Figure 4.12 – Tubes de basse pression dans une simulation des grandes échelles de turbulence tridimensionnelle isotrope (cliché O. Métais, Grenoble)
Figure 4.13 – Section droite des fluctuations de température passive dans le même calcul que la figure 4.12
107
108
Chapitre 4 – La turbulence développée
le même calcul (fluctuations positives, couleurs chaudes ; négatives, couleurs froides) : ceci montre le caractère intermittent de la turbulence, dû à la présence des tourbillons cohérents. Ce caractère est confirmé par l’étude des probabilités des divers paramètres. Considérons par exemple la vorticité (en module) : elle se condense en tourbillons concentrés occupant un volume donné. Au contraire, dans une distribution gaussienne, la vorticité est beaucoup plus diffuse dans l’espace, et ses valeurs intenses occupent une fraction relative de l’espace moindre que quand il y a des tourbillons ; il en résulte que la probabilité des fortes valeurs du module de la vorticité est plus importante que si la turbulence était gaussienne 24 . On parlera d’écart à la normalité. En effet, on utilise souvent le terme normal pour qualifier un processus aléatoire gaussien. Ce terme est trompeur, car il tendrait à laisser penser que nous vivons dans un monde gaussien, ce qui est loin d’être le cas, au moins pour la turbulence. Comme nous l’avons déjà vu, un des grands intérêts de la turbulence est son a-normalité. Puisque la vorticité peut s’exprimer en termes de différences de gradients de vitesse, ces derniers ont aussi cette propriété de s’écarter des probabilités gaussiennes, comme l’avaient découvert Van Atta et Park [232] dans des expériences de turbulence de grille en 1972. Ce résultat a été retrouvé dans les simulations numériques, qui ont en outre déterminé les probabilités de la vorticité et de la pression 25 : puisque les fortes vorticités (de probabilité non gaussienne) sont bien corrélées aux basses pressions, le calcul montre que ces dernières sont également a-normales. Il montre aussi qu’il en est de même pour les fluctuations de température intenses, ce que l’on comprend bien sachant que celles-ci sont concentrées entre les tourbillons. Pour expliquer ces tourbillons cohérents de la turbulence isotrope, il faut revenir à la formation par la turbulence de nappes de vorticité locales (voir chap. 2), qui se forment dans les régions où les gradients de pression sont négligeables. Ces nappes sont instables par instabilité de Kelvin-Helmholtz, et vont donner naissance à des tubes tourbillonnaires orientés dans toutes les directions, comme l’avait prédit Moffatt [172]. De même que pour la couche de mélange, la présence de ces tourbillons à grand nombre de Reynolds n’est pas contradictoire avec l’existence d’un spectre de Kolmogorov. 4.5.5. Nouveaux moyens de reconnaissance des tourbillons Au moment de l’écriture de cette deuxième édition (2011), un nouveau critère simple de reconnaissance des tourbillons s’est imposé : il s’agit du critère Q. Nous en rappelons en note le principe, tel qu’il est décrit dans Lesieur et al. [146] pour un fluide
24. Par contre, le champ de vitesse a une distribution presque gaussienne, comme il a été vérifié expérimentalement et numériquement. 25. Contrairement à ce qui est dit dans la première édition, les expériences sont maintenant capables de mesurer à l’intérieur du fluide des distributions tridimensionnelles de vitesse et vorticité par des méthodes de suivi de particules. Par contre, elles ne peuvent toujours pas mesurer la pression sauf sur certaines surfaces.
4.5. Tourbillons cohérents
109
de masse volumique uniforme 26 . Ce critère, proposé pour la première fois par Hunt et al. [112] pour la turbulence isotrope incompressible 27 , s’applique en fait à des situations inhomogènes et même compressibles [146]. 4.5.6. Dislocations et défauts Les tourbillons cohérents de type Kelvin-Helmholtz présentent souvent des comportements ayant des analogies avec ce que les physiciens appellent dislocations ou défauts, et où l’on voit en deux régions voisines de l’espace croître des instabilités de longueur d’onde différente. Le système est « frustré » dans la mesure où il y a deux modes d’instabilité antagonistes, et qu’il ne sait pas lequel choisir. Ceci s’observe dans les problèmes de croissance cristalline, ou pour la convection dans des cavités dont le rapport d’aspect est de l’ordre de 1, comme il a été vu au chapitre 3. Plus récemment, des dislocations ont été découvertes par Comte 28 à Grenoble [51,52] dans des simulations numériques de tourbillons de Kelvin-Helmholtz. La figure 4.14 montre schématiquement ce phénomène, appelé appariement hélicoïdal : les deux tourbillons, au lieu de s’apparier le long de leur envergure comme le montre la figure 4.14(a), oscillent en opposition de phase (un peu comme le mode décalé des tourbillons en épingle à cheveux de la couche limite), et s’apparient là où l’oscillation les a rapprochés. La figure 4.15 représente le champ de basse pression obtenu dans la simulation numérique, montrant comment les tourbillons se reconnectent par appariement. On voit aussi que des tourbillons secondaires longitudinaux sont étirés. Une telle configuration est très tridimensionnelle et turbulente, et admet un spectre d’énergie de Kolmogorov, même à faible nombre de Reynolds. Ce genre de dislocation a été aussi mis en évidence expérimentalement en particulier par Hussain [114], Bonnet [61] et leurs collaborateurs. La structure tourbillonnaire associée, en treillis de tourbillons, semble assez caractéristique de la turbulence dans les écoulements cisaillés libres tels que couches
26. Soient Sij =
1 2
∂uj ∂ui + ∂xj ∂xi
, Ωij =
1 2
∂uj ∂ui − ∂xj ∂xi
(4.22)
les parties symétriques et antisymétriques du tenseur ∂ui /∂xj . On posera Q=
1 1 →2 Δp (Ωij Ωij − Sij Sij ) = (− ω − 2Sij Sij ) = . 2 4 2ρ
(4.23)
Les isosurfaces de Q positif correspondent à des régions de l’espace où la rotation locale domine la déformation (et où la pression admet un minimum). 27. Dans ce cas, il est équivalent à la norme de vorticité. 28. Il est malheureusement décédé brutalement beaucoup trop jeune en 2011. Pierre était un pionnier mondial des simulations numériques directes et simulations des grandes échelles qu’il a appliquées d’abord aux couches de mélange incompressibles, puis aux couches limites compressibles et hypersoniques. Il a aussi mis au point des logiciels de visualisation de tourbillons avant les logiciels industriels.
110
Chapitre 4 – La turbulence développée
+U
+U
(a) (b)
–U
–U
Figure 4.14 – Appariement de tourbillons de Kelvin-Helmholtz : (a) suivant l’envergure ; (b) appariement hélicoïdal
Figure 4.15 – Simulation numérique de défauts dans une couche de mélange, vue de dessus du champ de basse pression (cliché P. Comte, Grenoble)
4.5. Tourbillons cohérents
111
de mélange, sillages et jets plans 29 . On retrouve le même type de structure en aval d’une marche basse, où l’influence de la paroi inférieure sur l’évolution des gros tourbillons de Kelvin-Helmholtz lâchés par la marche tridimensionnalise fortement ceux-ci (voir chap. 3). Ce genre de situation se rencontre dans certains fleuves et rivières, ainsi que dans les rades, ports et chenaux à marée montante ou descendante. Lorsqu’un gros tourbillon est ainsi fortement tridimensionnalisé sous l’effet de dislocations ou étirements divers, il va pomper entre ses jambes de l’eau qui provoquera une sorte d’éruption à la surface. Pêcheurs, ce n’est pas un poisson qui rôde, juste un gros tourbillon en forme de Λ qui passe. Dans les jets turbulents ronds, la structure équivalente aux dislocations est celle d’anneaux tourbillonnaires alternativement reconnectés (fig. 4.16), qui donnent une apparence de double hélice.
Figure 4.16 – Schéma de la reconnection de tourbillons dans un jet
Cette structure a été trouvée numériquement par Fouillet [80] à Grenoble. On montre ce calcul sur la figure 4.17, avec la formation de cette double hélice et son explosion en turbulence.
29. Le mot plan signifie ici que l’écoulement moyen est bidimensionnel, mais les fluctuations turbulentes sont fortement tridimensionnelles.
112
Chapitre 4 – La turbulence développée
Figure 4.17 – Simulation numérique de la transition à la turbulence dans un jet rond faiblement compressible ; on voit comment le tourbillon, représenté par les basses pressions (en bleu), s’enroule en double hélice autour des fortes densités (en vert) (cliché Y. Fouillet, Grenoble).
4.6. Turbulence bidimensionnelle
113
Là encore, le spectre d’énergie après la transition vérifie très bien la loi de Kolmogorov 30. Cette double hélice du jet n’a à priori rien à voir avec la double hélice de l’ADN en biologie, mais qui sait si l’on ne trouvera pas un jour une explication à cette analogie en termes d’appariements de molécules d’ADN ?
4.6. Turbulence bidimensionnelle La turbulence sera bidimensionnelle si l’écoulement est contraint de se mouvoir parallèlement à un plan, indépendamment de la direction verticale à ce plan. Ceci est une première approximation de la dynamique de l’atmosphère terrestre (au-dessus de la couche limite) pour des échelles horizontales supérieures à quelques centaines de kilomètres, si l’on néglige la friction turbulente sur le sol, et les effets de différence de densité 31 . Le rapport d’aspect (échelle horizontale/échelle verticale) est alors très grand devant 1, puisque l’essentiel de la masse de l’atmosphère est confiné dans les vingt premiers kilomètres d’altitude. Il s’agit en fait de turbulence bidimensionnelle dans une calotte sphérique. Si l’on néglige les effets de sphéricité locaux, on est ramené à un écoulement bidimensionnel dans une mince couche horizontale. Des expériences de turbulence bidimensionnelle ont d’ailleurs été réalisées en laboratoire dans des films liquides (bulles de savon) par Couder [56]. Notons aussi les expériences réalisées dans une cuve mince de mercure par Sommeria [221] et Moreau [177] à Grenoble : des électrodes au fond de la cuve permettent de créer un forçage fait de tourbillons alternés entretenus. Par ailleurs, un champ magnétique parallèle à l’axe de ces tourbillons bidimensionnalise l’écoulement dans le plan perpendiculaire 32 . En fait, le concept de turbulence bidimensionnelle a justement été introduit à la fin des années 1960 dans un cadre météorologique : les premières estimations réalistes de la limite de prévisibilité de l’atmosphère furent obtenues par Lorenz [159] en 1969 sur la base d’un modèle de turbulence bidimensionnelle 33 . À cette époque, un violent débat opposa les tenants du concept de turbulence bidimensionnelle aux traditionalistes : ces derniers prétendaient associer le vocable turbulence au phénomène d’étirement des tubes tourbillon (et donc d’accroissement de la vorticité). Puisque, comme nous l’avons déjà signalé au chapitre 3, les écoulements bidimensionnels conservent ou amortissent la vorticité, ils n’avaient pas droit à l’appellation contrôlée turbulence. Ce débat n’a plus lieu d’être si l’on accepte la définition de la turbulence qui a été donnée
30. Avec un support de la turbulence ayant une dimension fractale de l’ordre de 2,5. 31. Ces derniers sont cependant très importants, puisqu’ils conditionnent le développement des instabilités baroclines, principale source d’énergie cinétique de la circulation. 32. Un peu comme l’effet d’une rotation d’entraînement que nous étudierons au chapitre 7. 33. L’attracteur étrange de Lorenz [158] (voir chap. 1) date de 1963. C’est un autre exemple d’imprévisibilité qui concerne la convection thermique, phénomène essentiellement tridimensionnel.
114
Chapitre 4 – La turbulence développée
au chapitre 1. La turbulence doit : être imprédictable, mélanger efficacement, impliquer un large spectre d’échelles spatiales. Toutes ces conditions sont remplies pour la turbulence bidimensionnelle telle que l’atmosphère vue des satellites, ou telle que les simulations numériques nous la présentent. Les dernières découvertes de tourbillons cohérents en turbulence tridimensionnelle, dont l’origine semble être analogue à celle des tourbillons bidimensionnels (voir ci-dessous), renforcent les analogies qualitatives entre les deux types de turbulence (à deux et trois dimensions). En fait, il est assez savoureux de constater que les opposants les plus farouches d’autrefois au concept de turbulence bidimensionnelle s’y consacrent beaucoup maintenant. À l’opposé, certains pionniers de la turbulence bidimensionnelle n’osent plus utiliser cette hypothèse, face à de nombreux phénomènes, tels que : l’appariement hélicoïdal dans les couches de mélange, l’action d’une rotation d’entraînement, ou l’effet d’une forte compressibilité. Ces exemples échappent à la description bidimensionnelle. 4.6.1. Tourbillons bidimensionnels Les simulation numériques de la turbulence bidimensionnelle sont évidemment beaucoup plus faciles qu’à trois dimensions, puisqu’il y a une dimension d’espace en moins. Au début des années 1970, Orszag et Patterson [184] réalisaient la première simulation numérique de turbulence tridimensionnelle, avec une résolution de 32 points dans chaque direction d’espace. Ceci correspond donc à 323 = 32 768 points pour lesquels l’ordinateur doit calculer à chaque pas de temps les champs de vitesse et de pression. Si la turbulence est bidimensionnelle, on atteint le même volume de calcul avec une résolution d’environ 180 points dans chaque direction (puisque 1802 = 32 400). Il n’est donc pas étonnant que des simulations de turbulence bidimensionnelle à une résolution d’environ 100 × 100 (ce qui assure déjà une bonne précision) aient pu être menées à bien par le grand météorologue américain Lilly [153] dès la fin des années 1960. Ces simulations confirmaient les concepts de cascade d’enstrophie et de cascade inverse d’énergie de la turbulence bidimensionnelle, qui venaient d’être introduits (voir section suivante), mais elles ne montraient pas particulièrement l’existence de tourbillons organisés. Préparant ma thèse à cette époque, j’ai justement suivi un cours donné par D. Lilly [154] à l’École de physique spatiale du CNES à Lannion en 1971, où celui-ci ne considérait que les informations statistiques (telles que les spectres d’énergie) déduites des simulations. Il faut dire que les moyens de visualisation graphique des calculs dont les chercheurs disposaient alors étaient sans doute trop rudimentaires pour analyser finement la structure des champs. Je suis prêt à parier que les mêmes champs traités
4.6. Turbulence bidimensionnelle
115
sur nos stations modernes de visualisation feraient apparaître les superbes tourbillons de la turbulence bidimensionnelle qui ont été trouvés depuis. Il fallut donc attendre presque dix ans après les calculs de Lilly pour que des tourbillons cohérents soient découverts en turbulence bidimensionnelle, toujours par simulation numérique (Fornberg [78], Basdevant et al. [12], et Mc Williams [166]). Il est maintenant établi que ces tourbillons ont des caractéristiques très proches des tourbillons de Kelvin-Helmholtz des couches de mélange ou sillages, et qu’ils résultent d’instabilités de nappes tourbillonnaires locales. Ils peuvent aussi s’apparier quand ils sont de même signe. On le constate en particulier sur la figure 4.18, montrant une très jolie simulation numérique directe due à M. Farge [70].
Figure 4.18 – Appariement de tourbillons cohérents dans une simulation numérique de turbulence bidimensionnelle (cliché M. Farge, Paris)
Cette figure, où deux tourbillons qui s’apparient vont ensuite s’apparier avec un troisième sur la droite, ressemble de façon éclatante au tableau de Van Gogh de la figure 2.17. Les tourbillons bidimensionnels peuvent aussi former des dipôles de tourbillons de signes opposés (voir fig. 3.11). Comme l’a montré Mc Williams, ces tourbillons ont une durée de vie très longue, dans une situation d’évolution libre où la turbulence n’est pas entretenue.
116
Chapitre 4 – La turbulence développée
4.6.2. Turbulence bidimensionnelle : point de vue statistique Cascade d’enstrophie Les statistiques de la turbulence bidimensionnelle sont avant tout gouvernées par le transport de la vorticité dans le mouvement du fluide, et sa dissipation par viscosité moléculaire. Nous commençons par introduire un nouveau concept, l’enstrophie, qui est l’équivalent de l’énergie cinétique en ce qui concerne la vorticité. Considérons un tourbillon local de taille r ayant une vitesse caractéristique de retournement vr et une énergie cinétique (1/2)vr2 . Sa vorticité ωr sera de l’ordre de vr /r, et l’enstrophie sera définie comme une sorte d’énergie associée à la vorticité, c’est-à-dire (1/2)ωr2 . Les grandes échelles de la turbulence bidimensionnelle, caractérisées par les tourbillons cohérents rencontrés plus haut, ont une taille caractéristique L, et une vorticité ωL . Nous considérons maintenant des tourbillons de taille r plus petite que L. Ces tourbillons seront étirés entre les gros tourbillons, et aplatis, comme le montre la figure 4.19.
(a)
r
L
(b)
Figure 4.19 – Étirement schématique d’un tourbillon à petite échelle entre deux gros tourbillons en turbulence bidimensionnelle
Dans ce processus, leur taille transversale r va être réduite, mais leur vorticité vr /r va être conservée. On en déduit que ωr est indépendant de r et égal à ωL . Cet aplatissement des petits tourbillons par les gros (qui est un mécanisme fortement non local), se traduit donc par la loi (4.24) vr = r ωL , distribution de vitesse qui est très différente de celle de Kolmogorov (en turbulence tridimensionnelle), où vr était proportionnel à r1/3 . Ici, la fonction de structure des vitesses d’ordre 2, vr2 , est proportionnelle à r2 . Introduisons maintenant le taux de dissipation d’enstrophie β, de la manière suivante : les tourbillons à grande échelle ont un temps caractéristique de retournement de l’ordre −1 . Ce temps est caractéristique de l’inverse de leur vitesse angulaire de rotation, soit ωL
4.6. Turbulence bidimensionnelle
117
de la dissipation d’enstrophie, qui se fait donc à un taux proportionnel à β=
2 ωL 3 −1 = ωL ωL
(4.25)
.
La distribution de vitesse vr trouvée est donc égale à β 1/3 r. Elle correspond à un spectre d’énergie rvr2 donné par E(k) = cte β 2/3 r3 = cte β 2/3 k −3
,
(4.26)
qui est la cascade d’enstrophie, introduite par le physicien théoricien Kraichnan [124] (voir aussi Leith [137] et Batchelor [16]). On peut aussi trouver ce résultat par un raisonnement dimensionnel analogue à celui fait pour la cascade de Kolmogorov : comme à trois dimensions, le spectre d’énergie a la dimension [L]3 [T ]−2 . Le taux de dissipation d’enstrophie a la dimension du cube de la vorticité (soit [T ]−3 ), et le nombre d’onde k a pour dimension [L]−1 . On suppose maintenant que E(k) n’est fonction que de β et de k, et on cherche les exposants λ et μ tels que E(k) = cte β λ k μ . On va immédiatement trouver : [L]3 [T ]−2 = [L]−μ [T ]−3λ .
(4.27)
En identifiant les exposants, il vient μ = −3 et λ = 2/3. Cette cascade d’enstrophie à petite échelle de la turbulence bidimensionnelle, où le spectre d’énergie est proportionnel à k −3 et décroît beaucoup plus vite qu’à trois dimensions, est cependant assez controversée. Il n’en existe pas de vérification expérimentale bien nette : dans l’atmosphère terrestre, la taille L des gros tourbillons est de l’ordre de 1 000 km (c’est la taille typique des perturbations cycloniques ou anticycloniques), et on pourrait par exemple espérer une décade de cascade d’enstrophie, de 1 000 km à 100 km. Mais on ne trouve en fait une distribution spectrale en k −3 qu’entre 1 000 et 500 km. Plus bas, on trouve un spectre en k −5/3 . En ce qui concerne les validations de la cascade d’enstrophie par simulation numérique, celles-ci donnent plutôt (à résolution modérée) un spectre proportionnel à k −4 , en accord avec une théorie de chocs de vorticité due à Saffman 34 . En fait, des calculs à haute résolution (800 × 800) par Brachet et al. [32] semblent bien montrer la formation d’un spectre en k −3 à petite échelle. Cascade inverse d’énergie Revenons quelques instants à la turbulence tridimensionnelle isotrope entretenue, dans laquelle on injecte de l’énergie cinétique par un forçage extérieur à grande échelle pour compenser l’énergie dissipée à petite échelle par la viscosité. On atteindra vite un état où le spectre d’énergie est stationnaire (indépendant du temps) : dans l’espace des 34. Celui-ci [209] suppose que des fronts de vorticité vont se former dans le fluide, ce qui sera le cas si deux parcelles fluides transportant leur vorticité (qui est conservée dans le mouvement) viennent en contact.
118
Chapitre 4 – La turbulence développée
nombres d’onde k, ce spectre est représenté sur la figure 4.20(a) tirée de Lesieur [141] : l’énergie est injectée à un taux au nombre d’onde kI caractéristique des gros tourbillons. Elle cascade au même taux vers les grands k (c’est-à-dire les petites échelles) le long de la cascade de Kolmogorov, et elle est finalement dissipée (toujours au taux ) par la viscosité dans la zone de dissipation correspondant au nombre d’onde de Kolmogorov. Dans ce processus, la turbulence dissipe l’énergie cinétique au taux fini déterminé par l’injection d’énergie dans le système. Les choses sont totalement différentes en turbulence bidimensionnelle, où l’on peut montrer que la dissipation d’énergie cinétique par la viscosité est faible, voire négligeable, quand la viscosité est petite. Supposons encore que l’on injecte de l’énergie cinétique dans le système au nombre d’onde kI et à un taux . Ce faisant, on injecte aussi de l’enstrophie à un taux β (dont on peut montrer qu’il est de l’ordre de kI2 ). Cette enstrophie va cascader vers les petites échelles le long d’une cascade d’enstrophie (fig. 4.20(b)) au taux β, et sera finalement dissipée par viscosité (toujours au taux β). L’énergie cinétique, quant à elle, ne peut cascader vers les petites échelles (où elle serait dissipée par viscosité, en contradiction avec le résultat précédent). Elle trouve donc devant elle le mur infranchissable de la cascade d’enstrophie pour une progression ultraviolette 35 . Il ne reste donc pour cette énergie, apportée continument au système, que le recours d’une cascade infrarouge 36 vers les grandes échelles, correspondant à des nombres d’onde inférieurs à kI (fig. 4.20(b)). C’est l’important concept de la cascade inverse d’énergie, introduit par Kraichnan en 1967 en même temps que la cascade d’enstrophie. Dans cette cascade inverse, des tourbillons de plus en plus gros sont excités, par exemple par appariements successifs. Kraichnan suppose aussi que le spectre d’énergie dans cette cascade inverse ne dépend que de et de k, ce qui conduit (par analyse dimensionnelle) au même spectre d’énergie E(k) ∼ 2/3 k −5/3 que pour la turbulence isotrope tridimensionnelle. Mais ici, la cascade remonte le spectre de nombres d’onde. Pour illustrer cette cascade inverse, nous avons proposé à Nice en 1975 le pastiche du sonnet de Swift-Richardson suivant : Les petits tourbillons ont de gros tourbillons, Qui se nourrissent de leur vitesse, Et les gros tourbillons en ont des plus gros, Et c’est ainsi jusqu’à l’infini. L’infini correspond ici à des échelles infiniment grandes. En fait, dans la pratique, la cascade inverse sera toujours limitée dans les grandes échelles par certains processus tels que dissipation par des couches limites ou propagation d’ondes. Il existe peu de vérifications expérimentales directes de cette cascade inverse en laboratoire. Citons cependant l’expérience pionnière de turbulence dans une cuve mince de mercure de J. Sommeria [221] citée plus haut. Cette expérience montre bien des ap-
35. C’est-à-dire vers les hautes fréquences. 36. En direction des basses fréquences.
4.6. Turbulence bidimensionnelle
119
log E(k)
(a) E(k
)≅
cas
ε 2/3
cad
e
k –5/3
ε
ε
injection
dissipation d'énergie
ε
log k kI
log E(k)
(b) E(k
)≅
ε
ε 2/3
k – 5/ 3
/3
β2 )≅
E(k k– 3
ε β
β
β dissipation d'enstrophie
log k kI Figure 4.20 – Schéma des spectres d’énergie cinétique de la turbulence entretenue : (a) cas tridimensionnel ; (b) cas bidimensionnel (avec l’aimable autorisation de La Recherche)
120
Chapitre 4 – La turbulence développée
pariements de tourbillons, et l’établissement d’une cascade inverse d’énergie cinétique en k −5/3 sur une demi-décade. Plus récemment, Paret et Tabeling [187] ont confirmé cette cascade inverse. De nombreuses simulations numériques ont vérifié ce concept de cascade inverse d’énergie (voir par exemple Frisch et Sulem [88]). Dans l’atmosphère terrestre, la cascade inverse d’énergie n’est pas observée : une des explications en est la friction turbulente des gros tourbillons horizontaux (d’échelle 1 000 km) sur la couche limite atmosphérique inférieure, qui pourrait inhiber une tendance possible à la cascade inverse pour des échelles plus grandes que 1 000 km. Un autre phénomène qui empêche les appariements de ces gros tourbillons et la cascade inverse est la propagation d’ondes particulières appelées ondes de Rossby. Ces ondes sont un cas particulier d’ondes dues à la rotation de la Terre, et nous les étudierons au chapitre 7. 4.6.3. Dispersion à deux dimensions Nous reprenons le problème de dispersion des paires de traceurs en turbulence bidimensionnelle. Le coefficient de dispersion dR (4.28) dt va maintenant être proportionnel à R2 , puisque vR = dR/dt est proportionnel à R. La diffusion est cohérente, au sens indiqué plus haut. En fait, cette loi, dite loi de Lin [157], a été vérifiée dans l’atmosphère lors de l’expérience Eole, réalisée par le CNES : 500 ballons plafonnant dans la basse stratosphère ont été lancés d’Argentine entre août et décembre 1971, leur trajectoire étant suivie par le satellite Eole. Des statistiques sur leur dispersion relative par Morel et Larchevêque [178] ont permis de retrouver la loi de Lin pour des séparations de ballons allant de 100 à 1 000 km. Dans cette expérience, le spectre d’énergie cinétique suivait aussi une loi en k −3 de 100 à 1 000 km. Comme nous l’avons déjà souligné, des mesures plus récentes semblent réduire cet intervalle. Ceci est un peu surprenant, et montre la nécessité d’autres mesures de spectre et de dispersion de traceurs dans l’atmosphère, ainsi que de simulations numériques directes à plus haute résolution. σ=R
En fait, la loi de Richardson s’applique aussi, d’un point de vue théorique, dans la cascade inverse d’énergie en k −5/3 de la turbulence bidimensionnelle forcée. Ceci a été vérifié dans l’expérience de Paret et Tabeling [187]. Notons enfin les mesures très récentes de dispersion de traceurs dans les tourbillons du Gulf Stream faites par Lumpkin et Elipot [161]. Mais ces résultats ne correspondent pas à une turbulence exactement bidimensionnelle, et pourraient s’appliquer plutôt à la turbulence géostrophique (voir chap. 7). 4.6.4. Distribution énergétique atmosphérique La connaissance de la distribution énergétique de l’atmosphère dans ces longueurs d’onde de quelques centaines de kilomètres est essentielle pour la prévision météo-
4.6. Turbulence bidimensionnelle
121
rologique à l’échelle du globe terrestre. En effet, les codes de simulation numérique ont une résolution de cet ordre, c’est-à-dire que deux points consécutifs du réseau de l’espace où le calcul s’effectue sont distants d’environ 300 km. Les transferts d’énergie avec la turbulence à plus petite échelle doivent être pris en compte (on dira « paramétrisés ») pour une prévision numérique correcte des échelles plus grandes. Si le spectre d’énergie cinétique au voisinage de 300 km est en k −3 et suit une cascade d’enstrophie, les petites échelles (de taille inférieure à 300 km) seront beaucoup moins énergétiques que si le spectre était en k −5/3 (voir fig. 4.20). Dans ce dernier cas, les transferts entre grandes (supérieures à 300 km) et petites échelles seraient donc beaucoup plus importants. Signalons enfin que des codes de prévision météorologique existent à beaucoup plus petite échelle (au niveau d’un pays, ou d’une région, par exemple). Ces codes ont une grille de calcul beaucoup plus fine que 300 km : le problème est ici de leur fournir des informations sur les grandes échelles qu’ils ne peuvent pas résoudre. Ces informations sont justement données par les codes de simulation globaux (à plus grande échelle) envisagés ci-dessus. On parlera de raffinement de maillage, en employant le langage des mathématiques appliquées. Un très joli exemple de raffinements de maillage successifs a été donné par Météo-France lors des Jeux olympiques d’hiver d’Albertville : en règle générale, la prédiction numérique sur la France se fait grâce au code de calcul « Péridot », dont la maille était de 35 km, et qui utilise les données à plus grande échelle fournies par le Centre européen de prévision. Une nouvelle version, SuperPéridot, beaucoup plus précise, a été écrite pour les Jeux à l’échelle du site olympique. Super-Péridot prend en compte le relief des Alpes de manière fine, et utilise à plus grande échelle les données de Péridot. Cet emboîtement successif de codes de calcul, qui rappelle les poupées russes, coûte évidemment très cher.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 5
Modélisation et simulation numériques 5.1. Turbulence et équation de Navier-Stokes Il est bien entendu légitime de se poser la question de la validité des équations du mouvement du fluide (équation de Navier-Stokes, voir chap. 2) qui, rappelons-le, expriment → − → le principe fondamental de la dynamique F = m− γ pour une parcelle fluide. Dans le cas laminaire, il y a de nombreuses validations de l’équation : pour l’écoulement de Poiseuille dans un canal ou un tuyau par exemple, on retrouve expérimentalement les profils de vitesse paraboliques et la loi de perte de charge prédits par la théorie. Il en est de même pour le profil de vitesse dans une couche limite, un jet ou un sillage, ou dans l’écoulement entre deux cylindres tournants (écoulement de Couette circulaire). D’autres validations existent pour des fluides chauffés, ou pour des écoulements compressibles. Quand les écoulements sont turbulents, ces prédictions théoriques ne sont plus valables, mais c’est parce que l’hypothèse d’écoulement parallèle et indépendant du temps faite dans le cas laminaire n’est plus satisfaite. Ceci ne remet pas en cause l’équation de Navier-Stokes elle-même. Comme cette équation effectue une moyenne des fluctuations caractéristiques des mouvements moléculaires, on peut s’attendre à ce qu’elle soit correcte pour des échelles d’espace (l’échelle de Kolmogorov) et de temps beaucoup plus importantes (plusieurs puissances de dix) que les échelles d’agitation moléculaire. Ceci est vrai pour la plupart des écoulements, même chauffés et compressibles. Notons cependant qu’au-delà d’un nombre de Mach (voir chap. 2) de 15, l’échelle de Kolmogorov devient du même ordre que les échelles moléculaires, et l’équation de Navier-Stokes n’est plus valable : il faut alors considérer directement
124
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
les équations au niveau moléculaire (équation de Boltzmann). Nous retenons de cette analyse que tous les écoulements turbulents, même hypersoniques 1, peuvent être décrits par l’équation de Navier-Stokes en dessous de Mach 15. Certains sceptiques voudront absolument associer la turbulence à une perte de validité de cette équation. Mais ce n’est pas là une attitude scientifique ; ce n’est pas parce que l’on ne sait pas résoudre un problème qu’il faut en changer les bases théoriques. La mécanique relativiste a été introduite par Einstein lorsqu’il s’est avéré que la mécanique classique newtonienne ne décrivait pas correctement le mouvement des corps de vitesse proche de la vitesse de la lumière 2 . Au contraire, il n’existe aucun contreexemple expérimental d’écoulement turbulent, en dessous de Mach 15, qui mette en cause la validité de l’équation de Navier-Stokes. En outre, il existe à l’heure actuelle de plus en plus de simulations numériques de cette équation en régime turbulent, dont les prédictions sont en très bon accord avec les expériences de laboratoire. Citons par exemple la prévision des tourbillons cohérents, qu’il s’agisse de tourbillons de Kelvin-Helmholtz dans les zones de mélange et les sillages, ou de courants de basse et haute vitesses à la paroi dans les couches limites. Dans de nombreuses simulations, on obtient aussi beaucoup d’informations statistiques sur les diverses composantes de la vitesse ou les lois d’évolution de l’énergie cinétique, qui sont confirmées par les mesures expérimentales. De cette discussion, nous retiendrons que l’équation de Navier-Stokes est un modèle théorique en principe apte à décrire le phénomène de turbulence, et c’est sur ces bases que nous travaillerons. Cette équation est très compliquée et ne peut être résolue analytiquement dans le cas turbulent. Bien qu’il s’agisse d’un modèle de la réalité (puisque les fluctuations moléculaires y sont lissées), nous la considérerons comme une sorte de réalité objective. Nous avons à maintes reprises mentionné les possibilités de sa résolution numérique quasi déterministe, qui suppose cependant le recours à de puissants ordinateurs. Ceci sera l’objet de la deuxième partie du présent chapitre. La première partie sera consacrée essentiellement à des tentatives théoriques antérieures (au temps où ces calculateurs n’existaient pas) de « modélisation » de la turbulence, c’est-à-dire les théories cherchant à prédire statistiquement les caractéristiques de la turbulence, sans résolution explicite de l’équation de Navier-Stokes. Ces modélisations sont très importantes dans un contexte industriel. Elles peuvent aussi dans certains cas simples fournir des informations théoriques intéressantes sur le comportement de la turbulence.
1. On dira en général qu’un écoulement est hypersonique au-dessus de Mach 8. 2. Mais la mécanique classique est une excellente approximation de la mécanique relativiste pour des vitesses beaucoup plus petites que celle de la lumière.
5.2. Les contraintes turbulentes de Reynolds
125
5.2. Les contraintes turbulentes de Reynolds Nous avons signalé au chapitre 1 la décomposition dite de Reynolds (mais proposée auparavant par Barré de Saint-Venant et Boussinesq), où les divers paramètres (vitesse, pression, température, etc.) sont décomposés en une partie moyenne et une partie fluctuante. Nous prenons l’exemple d’une expérience de laboratoire, telle une couche limite sur une plaque plane en aval d’un bord d’attaque (ou le sillage d’une plaque très fine, ou une couche de mélange de part et d’autre de cette plaque). Supposons que l’on ait placé une sonde 3 à une certaines distance x du bord d’attaque (ou du bord de fuite pour le sillage et la couche de mélange). Celle-ci enregistrera un signal très fluctuant dans le temps autour d’une valeur moyenne. On peut déterminer cette dernière en prenant l’intégrale du signal sur une très longue période T , divisée par T . Dans la pratique, cette moyenne devient indépendante de T dès que T est assez grand devant les périodes d’oscillation correspondant aux gros tourbillons cohérents. En ce sens, tous les paramètres de l’écoulement auront une composante moyenne et une fluctuation ; c’est cette dernière qui a un caractère aléatoire et qui oscille autour de 0. Pour la vitesse u dans la direction de l’écoulement, on aura donc u = u ¯ + u (t), où u ¯ est la vitesse moyenne (qui peut dépendre de la position de la sonde), et u la fluctuation dépendant du temps. On peut facilement montrer que la valeur moyenne T de la fluctuation, limite de (1/T ) 0 u (t)dt lorsque T devient grand, est nulle 4 . La vitesse v dans la direction transverse (c’est la direction perpendiculaire à la plaque) ¯. La peut de la même façon s’écrire v = v¯ + v , où v¯ est beaucoup plus petit que u vitesse moyenne w ¯ dans la direction de l’envergure (direction parallèle à l’arête de la plaque) est nulle 5 , en sorte que w est réduit ici à sa fluctuation w . Bien que les fluctuations oscillent autour de 0, leurs carrés sont toujours positifs ou nuls : ils ont donc des valeurs moyennes non nulles. On pourra ainsi introduire les quantités u 2 , v 2 et w 2 . Dans une couche limite ou dans un sillage turbulents, ces quantités sont de l’ordre de 0,1 U 2 , où U est la vitesse amont du fluide. En fait, v 2 et w 2 sont inférieurs 3. Dans l’air, on utilise beaucoup des sondes à fil chaud. Il s’agit d’un fil conducteur très fin, qui ne doit pas en principe perturber l’écoulement, placé perpendiculairement à celui-ci, et parcouru par un courant électrique : les variations de vitesse de l’écoulement sur le fil provoquent des variations de température et donc d’intensité du courant ; par un étalonnage convenable, on peut ainsi mesurer de façon instantanée certaines composantes de la vitesse. Sont développées aussi des mesures par anémométrie laser, où la vitesse de très fines particules ou bulles emportées par le courant est mesurée par effet Doppler, exactement comme la police contrôle par radar la vitesse des véhicules sur la route. Il existe aussi des fils chauds à voltage constant (Comte-Bellot et Sarma [55]), qui permettent de faire des mesures dans des zones de recirculation. 4. En effet, la relation u(t) = u ¯ + u (t) implique 1 T et, puisque (1/T ) u
T 0
T
u(t)dt = 0
1 T
T
u ¯dt + 0
1 T
T
u (t)dt ,
(5.1)
0
u ¯dt = u ¯, on obtient en faisant tendre T vers l’infini : u ¯ = u ¯ + u , ce qui
implique = 0. 5. Puisqu’il n’y a pas de transport moyen de fluide dans cette direction.
126
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
d’environ 30 % à u 2 , ce qui traduit le rôle prépondérant de la vitesse longitudinale dans la génération de la turbulence. Les racines carrées de ces quantités, appelées écarts-types, donnent un ordre de grandeur des fluctuations instantanées des diverses composantes de la vitesse : elles sont donc d’environ le tiers de U , ce qui est important. Notons enfin que la pression p = p¯ + p peut aussi être séparée en une partie moyenne et une partie fluctuante. L’idée de Boussinesq et Reynolds était d’oublier le mouvement instantané du fluide, trop complexe, et de chercher des équations prédisant simplement le mouvement moyen. Ceci n’est pas un problème facile, même si l’on connaît l’équation de NavierStokes : il s’agit de ce que l’on appelle en physique le problème du passage du micro au macro. Nous en avons vu déjà un exemple à propos de l’équation de Navier-Stokes elle-même, qui intégrait à l’échelle de la parcelle fluide (le « macro ») les mouvements d’agitation moléculaire (le « micro »). Dans ce processus était introduite une irréversibilité au niveau macroscopique, puisque les chocs élastiques des molécules (conservant l’énergie) se traduisaient par une modification d’énergie cinétique et d’entropie de la parcelle fluide. Rappelons que cette modification était due aux échanges moléculaires à travers l’enveloppe de la parcelle fluide, de telle sorte que si le fluide extérieur était plus lent, la parcelle était ralentie. Au contraire, un milieu ambiant plus rapide allait accélérer le mouvement. Thermiquement, la parcelle fluide allait se refroidir dans un environnement plus froid, et se réchauffer dans un environnement plus chaud. Le même problème se pose lorsque l’on veut passer de l’équation de Navier-Stokes à une équation pour les champs moyens : maintenant, le « micro » correspond à la parcelle fluide, et le « macro » au mouvement moyen ; c’est lui qui subsiste si l’on pouvait gommer le mouvement turbulent. Si l’on considère un volume de fluide emporté par la vitesse moyenne (et de taille grande devant les échelles caractéristiques de la turbulence), il verra son énergie et son entropie modifiées par le mouvement de parcelles fluides turbulentes à travers son enveloppe. La turbulence affectera donc l’évolution du champ moyen. Mathématiquement, on peut quantifier ce phénomène en prenant la moyenne de l’équation de Navier-Stokes, au sens où cette moyenne vient d’être définie ci-dessus. C’est ce qui est fait dans l’équation dite de Reynolds. Cette équation concerne les champs de vitesse et de pression moyens. Elle se présente formellement comme l’équation de Navier-Stokes (on travaille à ρ uniforme), avec un terme d’accélération du champ moyen, qui est équilibré par les termes suivants : la gravité, l’opposé du gradient de la pression moyenne (divisé par ρ), un terme de contrainte. La différence essentielle avec Navier-Stokes est que, maintenant, la contrainte est la somme d’une contrainte visqueuse (où la vitesse a été remplacée par la vitesse moyenne) et d’une contrainte turbulente. Cette dernière se trouve être égale à −ρu v , où u v est la moyenne de u v . Elle n’est pas nulle, car les fluctuations de vitesse transverses v sont influencées par les fortes inhomogénéités de l’écoulement dans cette direction . Par contre on peut montrer que u w et v w sont nuls. Ceci provient
5.2. Les contraintes turbulentes de Reynolds
127
de ce que la turbulence n’est pas affectée par la direction de l’envergure 6. Pour la couche limite turbulente loin de la paroi, u v est justement de l’ordre de −v∗2 , où v∗ est la vitesse de frottement introduite au chapitre 4. En fait, l’équation de Reynolds ne résoud en aucune façon le problème, même pour le champ moyen : puisque ρ est uniforme, il faut y adjoindre l’équation de conservation des volumes pour le champ moyen, qui est satisfaite, soit ∂ ∂ u¯ + v¯ = 0 . ∂x ∂y
(5.5)
On peut aussi montrer que, pour les couches limites, jets, sillages et couches de mélange, la pression moyenne est indépendante de y et est déterminée par les conditions aux limites à l’extérieur de la couche. Mais on ne possède que deux équations pour les trois inconnues que sont u¯, v¯ et u v . Le problème n’est pas « fermé », au sens où l’on ne connaît pas à priori de relation liant les contraintes de Reynolds aux quantités moyennes. C’est un exemple simple de la difficulté du passage du micro au macro : même si l’on connaît les lois particulières régissant les éléments d’un système, on ne peut en déduire simplement les lois gouvernant l’ensemble du système. Ce problème de fermeture se retrouve dans le domaine des sciences sociales ou économiques : même si l’on peut décrire (au moins approximativement) les comportements relationnels ou commerciaux d’un individu face à son entourage, l’histoire du siècle qui vient de s’achever montre qu’il est téméraire de vouloir en déduire des lois et systèmes économiques, historiques, ou philosophiques globaux, susceptibles de modéliser et prédire l’évolution des sociétés et les relations entre États. Il y a des généralisations de l’équation de Reynolds pour des écoulements à densité variable. Le lecteur peut consulter Gerolymos et Vallet [100] et Chaouat [44]. Ces modèles sont complexes, mais bien validés expérimentalement.
6. Démontrons l’équation de Reynolds. L’équation de Navier-Stokes moyennée et projetée dans la direction x peut s’écrire sous la forme ∂ 2 ∂ 1 ∂ p¯ u + uv = − +ν ∂x ∂y ρ ∂x
∂2u ∂2u ¯ ¯ + 2 ∂x ∂y 2
.
(5.2)
On peut alors montrer facilement en utilisant la linéarité de l’opérateur moyenne et le fait que la moyenne de la moyenne est la moyenne elle-même, que uv = (¯ u + u )(¯ v + v ) = u ¯v¯ + u v , u2 = (¯ u)2 + u 2 . D’où ∂ 1 ∂ p¯ ∂ (¯ u)2 + (¯ uv¯) = − +ν ∂x ∂y ρ ∂x
∂2u ∂2u ¯ ¯ + 2 ∂x ∂y 2
−
∂ uv . ∂y
(5.3)
(5.4)
Dans cette équation, on a négligé le terme (∂/∂x) u 2 , beaucoup plus petit que (∂/∂y) u v . Le lecteur trouvera dans Lesieur [147] (p. 122) la forme complète de l’équation de Reynolds pour un écoulement turbulent tridimensionnel quelconque.
128
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
Enfin ce dernier auteur [45] a comparé de manière satisfaisante ses modèles aux simulations des grandes échelles de Lamballais et al. [129] pour un canal tournant incompressible.
5.3. Viscosité turbulente La notion de viscosité turbulente est due à Prandtl. Il s’agit toujours de l’analogie entre l’agitation moléculaire, qui dissipe l’énergie de la parcelle fluide, et l’agitation turbulente qui dissipe 7 l’énergie du champ moyen. Nous avons mentionné au chapitre 4 le fait que la viscosité moléculaire ν était proportionnelle au produit du libre parcours moyen des molécules et de leur vitesse d’agitation. L’idée de Prandtl consiste à supposer que les contraintes turbulentes de Reynolds ont la même forme que les contraintes moléculaires visqueuses, mais avec une viscosité moléculaire ν remplacée par une viscosité turbulente νt . 5.3.1. Longueur de mélange de Prandtl Dans la théorie de la longueur de mélange de Prandtl, la viscosité turbulente est évaluée comme le produit d’une longueur caractéristique de la turbulence, appelée longueur de mélange, par une vitesse caractéristique des fluctuations turbulentes. Prandtl fait deux hypothèses : dans une couche limite turbulente [199], il suppose que la longueur de mélange est proportionnelle à la distance à la paroi, et la vitesse d’agitation à la vitesse de frottement, dans une zone de mélange turbulente [200], il prend une longueur de mélange proportionnelle à l’épaisseur de la zone turbulente, et une vitesse égale aux différences typiques de vitesse moyenne. Avec ces hypothèses, l’équation de Reynolds est maintenant une équation de NavierStokes pour le champ moyen, dans laquelle ν a été remplacée par ν + νt . En général ν est négligeable devant νt pour les écoulements à grand nombre de Reynolds, sauf au voisinage des parois dans ce que l’on appelle la sous-couche visqueuse, où les deux effets sont du même ordre. L’équation de Reynolds était exacte, mais on ne savait pas la résoudre. L’hypothèse de viscosité turbulente, qui exprime les contraintes de Reynolds en fonction des gradients de vitesse moyens, lève ce problème de fermeture, mais au prix d’entorses à la phy-
7. La plupart du temps en effet, on peut vérifier expérimentalement que u v est négatif, d’où il résulte que la turbulence dissipe l’énergie du champ moyen. Dans certains cas assez rares, tels que la turbulence dans des zones de recirculation, il peut arriver que la turbulence soit source d’énergie pour le mouvement moyen. On parlera alors de viscosité turbulente négative, mais c’est un concept à manipuler avec une extrême précaution. Des travaux de simulation des grandes échelles par da Silva et Métais [218] montrent aussi de tels comportements.
5.3. Viscosité turbulente
129
sique réelle : cette hypothèse ne peut pas se démontrer, et elle ne s’applique pas bien aux écoulements turbulents complexes. L’hypothèse supplémentaire de la longueur de mélange est, quant à elle, assez grossière. Elle permet cependant de comprendre qualitativement la physique d’écoulements turbulents cisaillés simples. Considérons par exemple le sillage lointain d’un objet bidimensionnel (plaque ou cylindre). En premier lieu, on peut montrer que la pression moyenne est uniforme 8 . La conservation du débit moyen à travers le sillage permet ensuite de montrer que la viscosité turbulente est constante : en appliquant la théorie de la longueur de mélange, on montre alors que les problèmes de sillages laminaires et turbulents sont identiques, à condition de remplacer la viscosité moléculaire par la viscosité turbulente. C’est ce qu’avait déjà remarqué Prandtl, qui en a déduit que l’épaisseur du sillage plan (laminaire ou turbulent) s’épanouit comme la racine carrée de la distance aval. Le déficit de vitesse au centre décroît en raison inverse, puisque son produit par l’épaisseur, proportionnel au débit, est invariant. On trouve aussi que le profil de vitesse déficitaire moyen 9 a la forme d’une gaussienne. Ces calculs sont dans Lesieur [147] (p. 123 et suivantes). De telles prédictions, très bien vérifiées par l’expérience, étaient faites à une époque où l’on ignorait l’existence de tourbillons cohérents dans des sillages à grand nombre de Reynolds, mais elles ne sont pas incompatibles. Ces tourbillons cohérents, qui sont chaotiques, sont partie prenante de la turbulence et participent à l’épanouissement du sillage. Pour le sillage lointain rond (d’un objet qui n’est pas nécessairement une sphère), la théorie de la longueur de mélange conduit à un épanouissement proportionnel à la racine cubique de la distance aval, et toujours à une vitesse déficitaire gaussienne. Pour une couche de mélange ou un jet (plan ou rond), cette théorie prédit un épanouissement de la zone turbulente proportionnel à la distance aval x. Là encore, ces prédictions sont bien vérifiées expérimentalement 10 . Comme nous l’avons déjà dit, elles ne sont que qualitatives. En effet, la théorie de la longueur de mélange ne prédit pas le coefficient numérique de proportionnalité entre la viscosité turbulente, la longueur de mélange et la vitesse d’agitation turbulente. La théorie prédit qu’une couche de mélange ou un jet va s’épanouir proportionnellement à x, mais sans dire à quel taux. Elle est donc tout à fait insuffisante dans des problèmes de pollution industrielle ou nucléaire par exemple, où une prédiction quantitative est indispensable. Une autre application de la théorie de la longueur de mélange concerne ce que l’on appelle la couche logarithmique dans une couche limite turbulente : cette zone se situe au-dessus de la sous-couche visqueuse envisagée au chapitre 4, à des distances à la paroi comprises entre une quinzaine et quelques centaines d’épaisseurs de paroi ν/v∗ .
8. En effet, la pression est égale à la pression en dehors du sillage : on peut alors utiliser le théorème de Bernoulli et la conservation du débit, puisque l’on est dans une région laminaire. La pression est donc constante et égale à la pression amont. 9. C’est-à-dire la différence entre la vitesse amont et la vitesse moyenne. 10. Pour un jet, on en a une superbe vérification lorsque l’on enlève la soupape de sa Cocotte-Minute, même si le jet est plus chaud que son environnement.
130
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
C’est une région où l’on trouve expérimentalement un profil de vitesse longitudinal moyen proportionnel au logarithme de la distance, augmenté d’une constante additive. La théorie de la longueur de mélange explique encore ce profil, à condition de prendre une longueur de mélange proportionnelle à la distance à la paroi. Ceci est compréhensible si l’on admet que, à une certaine distance y de la paroi, les tourbillons les plus efficaces pour le mélange sont justement ceux de taille y, qui pourront transporter du fluide jusqu’à la paroi. On prend une vitesse turbulente proportionnelle à v∗ , la vitesse de frottement, elle-même proportionnelle à la vitesse à l’infini U (mais beaucoup plus petite). La viscosité turbulente est finalement prise égale à νt = Ayv∗ ,
(5.6)
où A est une des constantes universelles les plus fameuses de la turbulence, appelée constante de Karman. L’inverse de cette constante est le coefficient de proportionnalité de log y dans l’expression de la vitesse moyenne. Les mesures expérimentales du profil logarithmique de vitesse permettent alors de déterminer la constante de Karman, trouvée égale à 0,4. On peut trouver des détails et des illustrations dans Lesieur [147] (p. 130 et suivantes). Ce résultat de profil de vitesse moyenne logarithmique est aussi valable pour un canal plan turbulent et une conduite circulaire, où il y a, contrairement à la couche limite libre, un gradient de pression longitudinal négatif nécessaire pour entretenir l’écoulement. 5.3.2. Modèles K − et RANS Le modèle K − correspond à une viscosité turbulente introduite au début des années 1970, alors que les gros calculateurs scientifiques n’existaient pas, par un groupe de chercheurs et de professeurs tels que Hanjalic 11 , Launder, Rodi 12 et Spalding, ayant des liens avec l’Imperial College à Londres (voir en particulier Launder et Spalding [133], Launder [134]). Il sert à modéliser des écoulements industriels, en aéronautique par exemple : lorsque l’ingénieur doit concevoir le dessin d’une aile d’avion, il a besoin de modèles mathématiques moins coûteux en temps de calcul qui lui permettent de tester rapidement les performances d’une configuration donnée. En effet, il faut parfois effectuer des centaines d’essais pour définir une configuration optimale, avec des délais de l’ordre de deux mois par exemple. On comprend donc l’utilité de codes de modélisation qui ne prennent pas des dizaines d’heures par essai sur le calculateur dont dispose notre ingénieur. Dans la modélisation appelée du sigle cabalistique K − , la viscosité est toujours évaluée comme produit de l’échelle caractéristique de la turbulence l et de la √ √ vitesse d’agitation turbulente (prise égale à vl = u2 + v 2 + w2 = 2K, où K est 11. Celui-ci fut aussi président de la communauté urbaine de Sarajevo avant l’éclatement de la Yougoslavie et ses conséquences tragiques. 12. Il travailla ensuite avec des méthodes de simulation des grandes échelles (voir Rodi et al. [206]).
5.4. Modèles spectraux en turbulence isotrope
131
l’énergie cinétique turbulente). Mais on suppose en outre que vl et l sont reliés par la loi de Kolmogorov vl = (l)1/3 , où est le taux de dissipation d’énergie de la cascade, qu’il faut déterminer par une équation approchée supplémentaire déduite de l’équation du mouvement. Il y a un certain nombre de constantes ajustables dans le modèle, que l’on fixe par comparaison avec des expériences 13 . Ces modèles ont eu beaucoup de succès dans des situations industrielles bien contrôlées, où la configuration étudiée ne s’écartait pas trop d’une configuration expérimentale sur laquelle les constantes du modèle avaient été ajustées. Ils sont par contre moins fiables quand de nouveaux phénomènes (tels que recirculation, compressibilité ou rotation) entrent en jeu. À cet effet, de nouveaux modèles plus complexes, dits modèles au second ordre, ont été développés. Le lecteur peut consulter Leschziner [139], Durbin et al. [65], et Schiestel [211]. Ces modèles, appelés RANS 14 , sont aussi utilisés en instationnaire : ils fournissent souvent des développements de tourbillons et structures analogues à ce que l’on obtient en turbulence. Le paradoxe apparent d’obtenir des solutions instationnaires après avoir appliqué un opérateur de moyenne (idée développée par Ha Minh et Kourta à Toulouse) peut être résolu par le concept de moyenne de phase, où, quand l’écoulement a un comportement périodique (lâcher de tourbillons par exemple), les quantités sont moyennées sur la période correspondante. Les équations résultantes peuvent alors être utilisées pour faire du contrôle.
5.4. Modèles spectraux en turbulence isotrope Ces modèles ont déjà été rencontrés au chapitre 4. Ils sont beaucoup plus élaborés que les précédents, et n’ont une utilisation simple qu’en turbulence isotrope (invariante en moyenne par rotation dans l’espace) s’étendant dans un domaine infini, pouvant être tridimensionnelle ou bidimensionnelle. Ils n’ont donc pas d’application directe aux écoulements industriels réels 15 , mais ont été très utiles pour la compréhension de certains mécanismes fondamentaux de la turbulence. Ils ont été introduits par Kraichnan [123] et Orszag [183]. Ces deux chercheurs ont eu une démarche différente pour aboutir aux mêmes types de modèles, mais le point de vue d’Orszag 16 est plus
13. On a aussi besoin d’informations sur les lois de décroissance de la turbulence isotrope considérées au chapitre 4. 14. Reynolds-Averaged Navier-Stokes equations, qui sont basées sur l’équation de Reynolds. 15. Par contre ils ont une certaine utilité pour l’environnement, dans le problème de la prédictabilité atmosphérique ou océanique en particulier. 16. Ce dernier a aussi participé au développement de méthodes de « groupe de renormalisation » dites RNG (Renormalization Group Techniques) qui, contrairement à la physique des phénomènes critiques, ne convergent pas en turbulence d’écoulements réalistes. Ceci a été montré par Fournier et Frisch [82, 83]. Ces calculs sont discutés dans Lesieur [147] (p. 277-283), et leur utilisation est peu fondée (de mon point de vue) pour la modélisation de la turbulence tridimensionnelle isotrope ayant une cascade de Kolmogorov, ou inhomogène.
132
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
simple. Ces modèles sont parfois appelés « fermetures en deux points », car ils impliquent le spectre d’énergie E(k, t), lequel, rappelons-le, s’exprime simplement en termes de fonction de structure des vitesses entre deux points de l’espace. Comme il a été dit au chapitre 4, on suppose que la turbulence s’écarte peu d’un état gaussien. Je n’entrerai pas dans le détail de ces techniques qui mettent en jeu une algèbre compliquée (pour plus de détails, voir Lesieur et al. [146, 147]), mais me contenterai de discuter les possibilités et les limites de ces modèles. Ils conduisent à des équations d’évolution au cours du temps du spectre d’énergie, équations compliquées à écrire mais simples à résoudre numériquement (même à grand nombre de Reynolds). En turbulence tridimensionnelle, ces équations confirment l’existence de la cascade de Kolmogorov vers les petites échelles. Elles montrent aussi que, si l’on crée initialement de la turbulence uniquement dans les grandes échelles, et qu’on la laisse ensuite évoluer librement au cours du temps, la cascade de Kolmogorov va s’établir en un temps fini indépendant du nombre de Reynolds si celui-ci est assez grand (voir André et Lesieur [6]). Après, la turbulence va être dissipée à un taux fini, indépendant du nombre de Reynolds, suivant les lois discutées au chapitre 4. Ces modèles donnent donc de la cascade de Kolmogorov l’image d’un phénomène brutal et catastrophique qui n’est pas sans rappeler le développement de la turbulence observé dans de nombreuses situations expérimentales (en laboratoire ou sur l’ordinateur) : pendant une phase de transition, quelques tourbillons 17 croissent par instabilité, interagissent par appariements ou résonance non linéaire (voir ci-dessous), et explosent en turbulence développée avec un spectre de nombres d’onde très étendu. Ceci est en accord avec la fameuse conjecture de Ruelle et Takens [208], où l’interaction de quelques modes de Fourier suffit à créer de la turbulence. La figure 5.1 montre l’apparition et la décroissance d’un spectre de Kolmogorov dans un calcul EDQNM réalisé par Schertzer et moi-même [140]. On est parti à l’instant initial d’un spectre dont l’énergie est confinée autour du mode kI = 1. On voit bien au cours du temps l’énergie cascader vers les grands nombres d’onde (étape a), former un spectre de Kolmogorov en k −5/3 s’étendant de 1 à 28 = 256, soit plus de deux décades (étape b), puis décroître de manière semblable, le spectre restant en k −5/3 . On observe aussi vers les nombres d’onde plus petits que le pic du spectre (donc les échelles plus grande que l’échelle L des gros tourbillons contenant l’essentiel de l’énergie) un transfert d’énergie significatif, avec un spectre d’énergie proportionnel à k 4 . Cette prédiction est un des grands succès des modèles spectraux : sa vérification par simulation numérique a été faite une dizaine d’années plus tard par Lesieur, Métais et Rogallo [142] dans le cadre d’une collaboration entre l’Institut de mécanique de Grenoble et la NASA-AMES en Californie. On voit l’évolution du spectre d’énergie dans ce calcul sur la figure 5.2. E(k, 0) est proportionnel à k 8 pour k → 0.
17. Correspondant à quelques modes de Fourier.
5.4. Modèles spectraux en turbulence isotrope
133
a b c
k –5/3
d e
log E(k,t)
–3
k4 –6
k=1 log k
k = 2048
Figure 5.1 – Évolution au cours du temps (dans un diagramme log-log) de E(k, t) calculé par un modèle EDQNM avec un pic spectral initial à 1. Les courbes a, b, c, d, e se réfèrent à différents instants successifs.
Un tel spectre en k 4 s’interprète par un effet de résonance non linéaire entre tour→ − billons de taille L : considérons l’espace de Fourier, espace de vecteurs d’onde k dont le module est le nombre d’onde, ou mode, k. Ces vecteurs d’onde peuvent être assimilés à des ondes de longueur 2π/k (ou π/k dans les méthodes pseudo-spectrales) se → − déplaçant dans la direction du vecteur k . On peut montrer que les transferts d’énergie élémentaires ne se font qu’entre trois vecteurs d’onde dont l’un est la somme des deux autres, c’est-à-dire qui forment les trois côtés d’un triangle. Dans le langage des ondes, on appelle cela une condition de résonance. En turbulence, ceci est dû au caractère non linéaire de l’équation du mouvement, qui se traduit, comme nous l’avons déjà vu, par la présence de produits des composantes de vitesse.
134
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
E(k,t)
105
k4
k –5/3
104
103
102 3×101 100
k
101
Figure 5.2 – Évolution au cours du temps de E(k, t) calculé par simulation des grandes échelles (viscosité moléculaire nulle) de turbulence tridimensionnelle (cliché M. Lesieur)
→ − → Si l’on prend alors deux vecteurs d’onde k et − p , de module voisin de 2π/L, et qui s’écartent d’un angle très petit (fig. 5.3), ils vont (puisqu’ils sont très énergétiques) transférer de l’énergie au troisième côté du triangle → → − → − q = k −− p , (5.7) dont le module est beaucoup plus petit que k.
p q 2π L
k
Figure 5.3 – Résonance non linéaire entre modes en turbulence isotrope
Physiquement, il semble donc qu’une oscillation collective globale du système va se produire à des longueurs d’onde beaucoup plus grandes que L, et qu’elle est responsable de ce « spectre infrarouge » en k 4 . Notons qu’aucune expérience de laboratoire n’a la précision nécessaire permettant d’avoir accès au spectre d’énergie dans ces petits nombres d’onde. Cependant, certains phénomènes observés en transition, tels que
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique
135
les spots turbulents dans la couche limite ou certaines bouffées intermittentes dans un tuyau, pourraient bien relever de la même explication, et avoir pour origine des résonances non linéaires entre des structures résultant de l’instabilité primaire du cisaillement 18 . Un autre succès des modèles spectraux concerne la compréhension qualitative des cascades d’enstrophie et cascades inverses d’énergie en turbulence bidimensionnelle, ainsi que la possibilité d’étudier la distribution spectrale de l’imprédictabilité. Dans les systèmes dynamiques de type attracteur de Lorenz (voir chap. 1 et 4), où le système est caractérisé par un point évoluant dans l’espace à trois dimensions, l’imprédictabilité se mesure simplement par la croissance dans le temps de la distance entre deux points (deux systèmes) initialement très proches. On ne possède donc qu’une information temporelle, mais aucune information spatiale sur les échelles caractérisant cette imprédictabilité. Dans les modèles spectraux de la turbulence, au contraire, il est possible de définir un spectre de l’énergie de la différence (nous dirons erreur) entre deux systèmes, qui nous dit combien d’écart il y a entre les deux systèmes pour une échelle 2π/k donnée. En outre, les modèles spectraux fournissent une équation d’évolution du spectre d’erreur couplée à l’évolution du spectre d’énergie. On a pu ainsi montrer (à trois ou deux dimensions) que, si deux champs turbulents sont initialement identiques dans les grandes échelles, mais légèrement décorrélés dans les petites échelles (donc que le spectre d’erreur est confiné dans les grands nombres d’onde), cette erreur va, par cascade inverse, contaminer des échelles de plus en plus grandes. On rejoint l’imprédictabilité des prévisions numériques météorologiques discutée au chapitre 1. Les modèles spectraux de la turbulence, qui sont proches de la « normalité », doivent cependant être pris avec certaines précautions face aux comportements a-normaux 19 de la turbulence considérés au chapitre précédent. Ces comportements sont dus, comme nous l’avons vu, à la présence de tourbillons cohérents au sein de la turbulence. En tout état de cause, les modèles spectraux ne donnent aucune information de type tourbillonnaire, puisqu’ils ne concernent que des spectres d’énergie (qui sont des quantités moyennes). Ces modèles spectraux sont aussi utiles pour la définition de « modèles sous-maille » dans les « simulations des grandes échelles » (voir plus loin dans ce chapitre).
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique Ces quarante dernières années ont vu une explosion sans précédent dans la puissance offerte par les ordinateurs de calcul scientifique, avec le développement du calcul vectoriel, puis du calcul parallèle. Cette puissance, alliée à des outils logiciels performants (bi- ou tridimensionnels) de visualisation et d’animation des champs calculés, a provoqué une révolution dans la simulation numérique en mécanique des fluides. Celle-ci 18. Mais ce problème réel manque d’isotropie et même d’homogénéité statistique. 19. C’est-à-dire non gaussiens.
136
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
est devenue un outil aussi important que l’expérimentation en laboratoire 20, et elle pourrait à terme supplanter la modélisation statistique classique pour les applications industrielles 21 . Dans cette section, nous parlerons successivement des méthodes numériques utilisées pour résoudre l’équation de Navier-Stokes par simulation numérique directe. Nous évoquerons ensuite les outils de calcul scientifique. Enfin, nous parlerons des simulations des grandes échelles, où seule l’évolution des gros tourbillons est prise en compte. Je réserverai à ces deux approches (simulation numérique directe, ou simulation des grandes échelles), qui cherchent à résoudre Navier-Stokes de la façon la plus déterministe possible, le terme de simulation. Le mot modélisation a été utilisé pour les modèles statistiques de l’équation de Navier-Stokes. Enfin, cette dernière équation sera considérée comme la réalité objective. Un des pionniers de la simulation numérique en mécanique des fluides est le météorologue anglais Richardson, dont nous avons déjà parlé plus haut. Celui-ci effectua dans les années 1920, et alors que les ordinateurs n’existaient pas, une prévision numérique de l’atmosphère utilisant l’équation de Navier-Stokes, résolue par des méthodes du type de celles développées ci-dessous. Le calcul échoua, du fait d’une trop forte amplification des ondes de gravité par le modèle. Mais les bases du calcul scientifique en mécanique des fluides et en météorologie étaient ainsi jetées. Richardson proposa aussi une vision prophétique de l’avenir de ces calculs, où des centaines d’ouvriers accrochés à un grand bâtiment hémisphérique calculeraient l’évolution de l’atmosphère au site où ils sont affectés. Un chef d’orchestre au centre du bâtiment synchroniserait ces calculs par des signaux lumineux rouges ou verts envoyés aux ouvriers : « rouge » pour trop lent, « vert » pour trop rapide. Ceci est une préfiguration géniale du calcul massivement parallèle. 5.5.1. Méthodes numériques des simulations directes Le problème posé est donc la résolution par l’ordinateur des équations du mouvement du fluide (équation de Navier-Stokes). Cette équation est une équation aux dérivées partielles : en un point donné (fixe) de l’espace de coordonnées x, y, z, les variables → (vitesse − u , pression p, densité ρ...) dépendent à la fois de x, y, z et du temps t. Considérons par exemple u(x, y, z, t), la première composante du vecteur vitesse. La dérivée partielle par rapport à t est une dérivée où x, y, z restent fixés, c’est-à-dire que l’on regarde passer le fluide au point considéré. On notera cette dérivée par ∂u/∂t. Une dérivée partielle par rapport à x, notée ∂u/∂x, est une dérivée où, à un instant → donné, on se déplace dans le fluide dans la direction de l’axe des − x . On définira de même ∂u/∂y et ∂u/∂z. On pourra définir ces dérivées partielles pour toute quantité 20. On parle maintenant d’expérimentation numérique, et la mécanique des fluides numérique a conquis ses lettres de noblesse, au même titre que la mécanique des fluides expérimentale. L’idéal est, quand c’est possible, de pouvoir valider les calculs par des expériences. 21. Ceci est fait en météorologie et océanographie, où beaucoup de prévisions numériques sont effectuées par des codes de simulation numérique.
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique
137
scalaire f (x, y, z, t) ou même vectorielle. Il est alors possible de mettre les équations du mouvement 22 sous forme d’une égalité vectorielle entre vecteurs dans un espace à cinq dimensions, présentée de la façon suivante, dite « conservative » : ∂F ∂G ∂H ∂U = + + ∂t ∂x ∂y ∂z
(5.8)
,
où U a pour composantes successives ρ, les trois composantes de la quantité de mouvement ρu, ρv, ρw, et l’énergie totale du fluide (somme de l’énergie mécanique et de l’énergie interne). Les trois vecteurs F, G et H dépendent de ρ, u, v, w, des gradients de vitesse et de l’énergie totale. La pression et la température peuvent être déterminées grâce à ces quantités. Dans la simulation numérique, on définit dans l’espace à trois dimensions où s’étend le fluide une grille de points. Prenons le cas le plus simple d’un maillage orthogonal où tous les points sont équidistants (fig. 5.4).
z
M3 M2 M’1 M’2
M
M1
M’3 y
∆x
x
Figure 5.4 – Schéma d’un maillage régulier
Ce maillage a un pas de largeur Δx, que l’on s’efforcera de prendre la plus petite possible en fonction de la puissance de l’ordinateur dont on dispose (nous discuterons de ce problème de précision plus loin). Le temps sera aussi discrétisé par intervalles Δt (que nous prendrons aussi identiques pour simplifier). Nous allons donner un exemple très simple de calcul, correspondant à des schémas peu précis, mais qui permettra de comprendre la philosophie d’une simulation numérique. Supposons qu’à l’instant t on connaisse toutes les variables (densité, vitesse et énergie totale) en tout point du maillage. 22. Bilans de masse, quantité de mouvement et entropie. Nous en avons discuté au chapitre 2.
138
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
Soit M un de ces points, M1 , M2 , M3 les trois points voisins de M dans les directions → → → respectivement des axes − x,− y et − z , M1 , M2 , M3 leurs symétriques. Soit f (x, y, z, t) une quantité quelconque dont nous voulons calculer la dérivée partielle ∂f /∂x au point M : avec les hypothèses de continuité nécessaires, on va faire un développement de Taylor à l’ordre 2 suivant les puissances de Δx, permettant de déterminer f (M1 , t)− f (M, t) et f (M1 , t) − f (M, t). Soit : f (M1 , t) − f (M, t) = Δx
(Δx)2 ∂ 2 f ∂f (M, t) + (M, t) + O (Δx)3 2 ∂x 2 ∂x
(5.9)
(Δx)2 ∂ 2 f ∂f f (M1 , t) − f (M, t) = −Δx (M, t) + (5.10) (M, t) + O (Δx)3 2 ∂x 2 ∂x
où le terme O (Δx)3 signifie que l’erreur faite est de l’ordre de (Δx)3 . Par différence, on va trouver f (M1 , t) − f (M1 , t) = 2Δx
∂f (M, t) + O (Δx)3 , ∂x
(5.11)
ce qui permet de calculer la dérivée partielle de f par rapport à x au point M en fonction des différences de f entre les deux points entourant M suivant la direction x, sous la forme :
f (M1 , t) − f (M1 , t) ∂f (M, t) = + O (Δx)2 . ∂x 2Δx
(5.12)
On peut de même calculer les dérivées partielles par rapport à y (avec les points M2 et M2 ) et par rapport à z (avec les points M3 et M3 ). On appelle cette procédure un schéma aux différences finies centrées, et on dira que ce schéma est d’ordre 2 en espace, puisque l’erreur faite en évaluant la dérivée est proportionnelle à (Δx)2 . Donc, la donnée des vitesses à l’instant t permet de calculer les dérivées partielles de ces vitesses par rapport à x, y et z. Dans le second membre de l’équation (5.8), on connaît donc (toujours à l’instant t) tous les vecteurs F , G et H en tout point du maillage : l’équation (5.12) permet alors de calculer les dérivées partielles ∂F/∂x, ∂G/∂y et ∂H/∂z, et donc ∂U/∂t(M, t) à l’instant t en tout point du maillage. On peut ensuite calculer U à l’instant t+Δt : différents schémas sont possibles. Le plus simple, qui est aussi le moins précis, est un schéma en avant 23 , où un développement de Taylor à l’ordre 1 donne U (M, t + Δt) = U (M, t) + Δt
∂U (M, t) + O (Δt)2 ∂t
,
(5.13)
→ ce qui permet de déterminer la densité ρ, la quantité de mouvement ρ− u (et donc la vitesse en divisant par ρ), et l’énergie totale du fluide en tout point du maillage à l’instant t + Δt. On est ramené au problème précédent, et on peut ensuite itérer dans le temps et prévoir l’évolution du fluide pendant un aussi grand nombre de pas de 23. Forward en anglais ; on dira aussi schéma d’Euler.
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique
139
temps que l’on voudra 24. Le schéma d’Euler est d’ordre 1 en temps, puisque l’erreur pour calculer la dérivée temporelle est d’ordre Δt. Un schéma d’avancée dans le temps plus précis que le schéma en avant est le schéma saute-mouton (leap-frog en anglais) : on suppose que l’on connaît U à l’instant t et t − Δt : on applique alors la même méthode que l’équation (5.12) pour la dérivée temporelle, ce qui donne U (M, t + Δt) − U (M, t − Δt) ∂U (M, t) = ∂t 2Δt
.
(5.14)
Ceci permet, connaissant ∂U/∂t(M, t), de calculer U (M, t + Δt) en fonction de U (M, t − Δt). On « saute » ainsi de t − Δt à t + Δt. Un tel schéma est plus coûteux en mémoire que le précédent, car il oblige à stocker simultanément les champs aux deux instants t et t − Δt en mémoire centrale de l’ordinateur. Il est d’ordre 2 en temps pour le calcul de la dérivée temporelle. Un critère important pour ces calculs est le critère de Courant-Friedrichs-Lewy (CFL), qui donne une borne supérieure au pas de temps Δt en fonction du pas d’espace Δx. Si U est une vitesse caractéristique de l’écoulement, le temps mis par le fluide pour traverser une maille du domaine de calcul est Δx/U . Pour que le calcul fait ait un sens, il faut que Δt soit inférieur à ce temps de transport. On définit ainsi le nombre de Courant, U Δt/Δx, et une condition nécessaire de stabilité du calcul est que ce nombre soit inférieur à une constante α plus petite que 1. Si des ondes 25 se propagent avec la vitesse c dans le fluide, il faut en tenir compte dans l’expression du nombre de Courant, qui s’écrira alors (U + c)Δt/Δx. Dans ce cas, la borne supérieure de Δt est divisée par 1 + (c/U ). S’il s’agit d’ondes sonores, on voit que le pas de temps tend vers 0 avec le nombre de Mach U/c. Les écoulements très peu compressibles ne peuvent donc pas être simulés avec des codes de calcul décrivant les équations de Navier-Stokes complètes compressibles, et il faut introduire des approximations 26. Quand l’écoulement est dans des domaines complexes, entre les pales d’une turbine par exemple, il faut avoir recours à des maillages non orthogonaux, ce qui rend le problème plus difficile. Une branche importante dans les applications industrielles de la mécanique des fluides numérique est justement ce que l’on appelle la génération de maillages. À titre d’exemple, la figure 5.5 montre, dans un calcul lié à l’échauffement d’Hermès lors de la rentrée dans l’atmosphère (nombre de Mach 20, altitude 60 km, incidence 30˚), une vue du maillage sur la cabine de l’appareil. On représente sur la figure 5.6 une vue générale de la maquette de la navette. Enfin, dans toute simulation numérique, il faut tenir compte aussi des conditions aux limites imposées sur les frontières du domaine de calcul. Elles peuvent être par exemple des 24. Compte tenu quand même de la vitesse de l’ordinateur : si le calcul sur un pas de temps dure un quart d’heure, et qu’il faut itérer sur dix mille pas de temps, il faudra attendre quatre mois le résultat ! 25. Par exemple des ondes sonores (voir chapitre suivant). 26. L’hypothèse incompressible de conservation des volumes étant la plus simple.
140
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
Figure 5.5 – Maillage utilisé autour du cockpit d’Hermès (cliché Dassault)
Figure 5.6 – Vue générale du vol d’Hermès (cliché Dassault)
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique
141
conditions d’adhérence (ou de glissement) de fluide sur une paroi. Je répète aussi que d’autres méthodes numériques plus précises existent : les schémas aux différences finies d’ordre n plus élevé (où l’on fait un développement de Taylor jusqu’à l’ordre n) font intervenir plus de points autour de M . Une règle générale est que plus le calcul est précis, plus il est coûteux : il faut savoir établir un compromis entre précision et coût, compte tenu de la physique à étudier. Un schéma aux différences finies d’ordre 4 en espace et 2 en temps, dû à Mc Cormack, donne d’excellents résultats pour la simulation de la turbulence compressible. Pour les écoulements incompressibles dans des domaines géométriques simples existent des méthodes économiques beaucoup plus précises que les méthodes aux différences finies, appelées méthodes pseudo-spectrales. Elles ont été mises au point par Orszag : les dérivées partielles par rapport aux variables d’espace sont alors calculées grâce à ce que l’on appelle une double transformée de Fourier rapide. 5.5.2. Transformée de Fourier Considérons une fonction scalaire f (x, t) ne dépendant que d’une variable d’espace x et du temps t. Si f (x, t) est périodique par rapport à x, de période L, on peut la décomposer en une série infinie 2π
i L nx ˆ f (x, t) = Σ+∞ n=−∞ fn (t)e
(5.15)
,
où n est entier et les coefficients fˆn (t) sont les amplitudes des modes de Fourier. On considère sur le segment [0, L[ les N points xj = jΔx, où Δx est la maille de discrétisation du calcul numérique, avec N Δx = L. On suppose que N est pair. On va commencer par approximer l’équation (5.15) par : N/2−1
2π
f (x, t) = Σn=−N/2 fˆn (t)ei L nx
(5.16)
,
en éliminant les hauts nombres d’onde, correspondant à des mouvements de longueur d’onde petite devant Δx. On peut alors montrer que les coefficients de Fourier fˆn (t) sont déterminés de façon univoque par les f (xj , t) par les formules de transformation suivantes : 1 −1 −i 2π L nxj fˆn (t) = ΣN . (5.17) j=0 f (xj , t)e N La connaissance de f (x, t) permet donc de déterminer les fˆn (t). On peut alors calculer immédiatement ∂/∂tf (x, t) en dérivant l’équation (5.16) par rapport à x. On obtient : ∂ 2π 2π N/2−1 f (x, t) = Σn=−N/2 i nfˆn (t)ei L nx ∂x L
.
(5.18)
En d’autres termes, les coefficients de Fourier de ∂f /∂x sont égaux aux coefficients de Fourier de f multipliés par (2iπ/L)n. Ceci se généralise aux autres directions de l’espace dans le cas d’une fonction f (x, y, z, t). Les dérivées spatiales dans une direction se calculent donc par la détermination des coefficients de Fourier dans cette direction (transformée de Fourier), la multiplication par (2iπ/L)n, et le calcul de la dérivée par
142
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
une formule de type (5.18) (transformée de Fourier inverse). Des méthodes rapides, les transformées de Fourier rapides, réduisent considérablement le coût de ces opérations. Les méthodes spectrales sont beaucoup plus précises que les méthodes aux différences finies, même d’ordre élevé. Mais elles ne s’appliquent facilement que si l’écoulement est dans une géométrie simple. Ces méthodes sont depuis longtemps opérationnelles dans les codes de simulation numérique de l’atmosphère à grande échelle développés au Centre européen de Reading. Les simulations directes ne peuvent donner une représentation fiable (non compte tenu des erreurs des schémas numériques) de la turbulence que si le pas Δx est plus petit que l’échelle de Kolmogorov qui, comme nous l’avons vu, caractérise les plus petites longueurs d’onde des mouvements pouvant se développer dans le fluide. On peut montrer à partir de la loi de Kolmogorov que le rapport entre l’échelle des gros tourbillons L et l’échelle de Kolmogorov est proportionnel à la puissance 3/4 du nombre de Reynolds de la turbulence RL = vL L/ν. Le domaine de calcul doit donc, pour contenir à la fois les gros tourbillons et les plus petits, avoir un nombre de points 3/4 dans chaque direction de l’espace proportionnel à RL . Au total (à trois dimensions), il faut un nombre de points de grille proportionnel à la puissance 9/4 du nombre de Reynolds de la turbulence. Ce dernier a dans la pratique des valeurs qui peuvent être considérables : si l’on prend L = 10 m, et vL = 0,1 m/s dans l’eau et 1 m/s dans l’air (ce pourrait être la turbulence derrière un avion ou un sous-marin), le nombre de Reynolds turbulent est de 106 . Il faudrait donc 109/2 ≈ 32 000 points de grille dans chaque direction de l’espace pour faire une simulation numérique directe. Ceci est très loin des possibilités actuelles, où les calculs tridimensionnels ne peuvent dépasser 2 000 points dans chaque direction. Un autre exemple : pour un calcul complet de l’atmosphère terrestre (depuis l’échelle de Kolmogorov, 1 mm, jusqu’à des échelles horizontales de 40 000 km et verticales de 100 km), il faudrait un nombre de 16 × 1028 points de grille sur l’ordinateur. Ce genre de calcul est tout à fait irréaliste à l’heure actuelle, où il faudra choisir de ne simuler que les grandes échelles (voir § 5.6). 5.5.3. Calculateurs vectoriels et parallèles Depuis l’apparition des premiers ordinateurs à la fin de la deuxième guerre mondiale, des progrès considérables ont été accomplis dans la vitesse et les capacités de stockage des calculateurs scientifiques. Sansonnet [210] distingue trois types d’architectures. Le calcul séquentiel Le concept d’architecture séquentielle (on parlera aussi de calcul scalaire) a été défini par J. von Neumann en 1945. La plupart des ordinateurs sont basés sur ce principe. L’ordinateur est composé d’une mémoire centrale et d’un processeur. Le processeur est constitué d’une unité de contrôle et une unité de traitement. Je cite J. Sansonnet : L’unité de contrôle lit dans la mémoire les instructions du programme à exécuter et donne des ordres à l’unité de traitement. Celle-ci effectue alors les opérations
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique
143
nécessaires sur les données, stockées également dans la mémoire (...). Comme les instructions sont prises en compte les unes après les autres, le fonctionnement d’un tel ordinateur est bien séquentiel (...). Pour traiter un problème sur un ordinateur séquentiel, il faut donc être capable de l’exprimer sous forme d’une suite d’instructions. Le calcul vectoriel Le calcul vectoriel correspond à une architecture « pipeline ». Ce concept fut développé sous l’impulsion de Seymour Cray. Ce dernier, après avoir conçu la machine Control Data 6600, fonda sa propre compagnie et est à l’origine des fameux superordinateurs qui portent son nom. Citons toujours J. Sansonnet : Le modèle pipeline conserve la même structure, mais les unités de traitement et de contrôle y sont découpées en étages, chargés chacun d’une partie des opérations à effectuer (...). Ainsi, contrairement aux ordinateurs classiques, les machines pipeline traitent les instructions à la chaîne (...), comme sur une chaîne de montage d’automobiles ou encore comme dans une cafétéria. (...) Le flot des données est donc continu et la vitesse de calcul s’accroît avec le nombre d’étages. Ceci est cependant limité dans la mesure où, dans un programme, une instruction peut avoir besoin du résultat du calcul de celle qui la précède. Dans les processeurs vectoriels, il existe une vectorisation automatique des programmes, mais elle n’est pas optimale, et l’utilisateur pourra gagner un temps précieux en vectorisant lui-même son code de calcul. Certaines méthodes numériques (les méthodes pseudo-spectrales en particulier) se prêtent mieux à la vectorisation que d’autres (les différences finies par exemple). Pour fixer les idées, le calculateur vectoriel CRAY X-MP, un des plus gros calculateurs scientifiques à la fin des années 1980, avait une vitesse de 100 mégaflops, c’est-àdire qu’il pouvait effectuer 100 millions d’opérations en virgule flottante (addition ou multiplication de nombres réels) par seconde. Le calcul parallèle Les architectures correspondantes évoluent très vite, et il est vain de chercher à les figer. Dans ces machines, plusieurs processeurs (qui peuvent être vectoriels) se partagent les tâches et travaillent en parallèle. Citons encore J. Sansonnet : [Ces machines] appliquent le principe du pipeline au niveau de chaque processeur. Ceci permettrait de multiplier la puissance d’un ordinateur par le nombre de processeurs, à condition que ceux-ci puissent échanger leurs informations suffisamment vite, et qu’ils travaillent vraiment simultanément. Le CRAY Y-MP, qui possédait quatre à huit processeurs de calcul, avait une vitesse théorique de 2,5 gigaflops (1 gigaflops est 1 000 mégaflops, donc 109 flops). Les machines massivement parallèles peuvent avoir plusieurs centaines, ou milliers, ou dizaines de milliers de processeurs. La Connexion Machine 2 de la Thinking Machine Corporation en avait 216 = 65 536, avec une vitesse théorique de presque 1 téraflops (1 million de mégaflops). Le système IBM Blue Gene installé en Allemagne en 2005 a environ une puissance de 45 téraflops. Enfin la France s’est dotée en 2008 pour la rercherche (centre IDRIS) d’une plateforme scalaire d’une puis-
144
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
sance de 207 téraflops, combinant un système à parallélisme massif Blue Gene/P (40 960 processeurs, puissance de 139 téraflops), et un système IBM POWER6 (3 584 processeurs, puissance de 68 téraflops). La façon la plus simple de paralléliser un code de calcul en mécanique des fluides est de décomposer le domaine de calcul où s’étend l’écoulement en un certain nombre de sous-domaines, à chacun desquels on affecte un processeur de calcul particulier. Chaque processeur de calcul résout les équations du mouvement sur le sous-domaine qui lui est attribué, et interagit avec les autres processeurs (c’est-à-dire sous-domaines) quand c’est nécessaire. On impose en outre des conditions de continuité des différents champs aux frontières entre les sous-domaines. Un des enjeux du parallélisme massif est de savoir trouver des méthodes de calcul et des langages tirant parti de l’extraordinaire puissance virtuelle de la machine, ce qui nécessite des efforts de programmation, et donc des moyens humains, très importants. Il faut en particulier trouver l’assignement optimal des processeurs aux sous-domaines minimisant le temps de communication de l’information entre les processeurs. Ceci pose des problèmes mathématiques difficiles concernant la théorie des graphes. Dans la pratique, les machines massivement parallèles peuvent actuellement dans certains cas (turbulence isotrope) gagner jusqu’à un facteur 20 de vitesse par rapport aux machines plus classiques. Il est incontestable qu’elles ouvrent de grandes perspectives à la mécanique des fluides numérique. Un autre élément essentiel dans ces calculs est la mémoire offerte par la machine. Pour effectuer avec une machine de 64 bits 27 un calcul de turbulence tridimensionnelle impliquant 128 points dans chaque direction de l’espace, il faut considérer 1283 sites. Si l’on veut manipuler un champ vectoriel ayant trois composantes (la vitesse) et deux champs scalaires (la pression et la température) à deux instants (l’instant t et l’instant antérieur t−Δt), il faut pouvoir admettre en mémoire centrale simultanément 10 × 1283 ≈ 21 mégamots 28 (millions de mots), soit 21 × 64 mégabits, c’est-à-dire 168 mégaoctets (un octet, ou byte, correspond à 8 bits) 29 . Dans ce type de calcul, on peut montrer que, si N = 128 est le nombre de points de discrétisation dans chaque direction, chaque champ scalaire nécessite environ 3(N LogN )3 opérations à chaque pas de temps (si l’on utilise les méthodes pseudo-spectrales), soit 15(N LogN )3 au total (par pas de temps). Pour N = 128, cela fait environ 3,6 milliards d’opérations, qui prendront donc un temps en secondes de 1,8 × 10−3 sur une machine de 2 téraflops, 1,8 (machine de 2 gigaflops), et 1,8 × 50 = 90 secondes
27. Chaque nombre (mot) y est représenté par 64 symboles binaires (0 ou 1) dans une représentation à base 2. C’est ce qu’on appelle la double précision. Elle est devenue générale en calcul scientifique, et on se demande si c’est suffisant. 28. Le CRAY X-MP n’avait pas une mémoire centrale suffisante ; par contre le CRAY Y-MP à 8 processeurs a une mémoire centrale de 1 000 mégamots. 29. En 2008, la machine du centre français IDRIS cité plus haut avait, pour le calcul, une mémoire totale de 38 téraoctets.
5.5. Les grands enjeux du calcul scientifique
145
(machine de 50 mégaflops). En général, ces calculs nécessitent plusieurs milliers de pas de temps. Les réseaux Les liaisons entre ordinateurs ont pris une place de plus en plus grande dans le calcul scientifique appliqué à la turbulence, en particulier pour les problèmes de visualisation graphique des champs calculés. Comme nous en avons vu déjà plusieurs exemples, on peut représenter (à trois ou deux dimensions) un champ scalaire (la pression, ou la température, ou diverses composantes de la vitesse ou de la vorticité, ou la norme de celle-ci, ou Q, etc.) en associant une couleur donnée à des valeurs du scalaire égales à un certain seuil ou vérifiant certaines inégalités. Dans le calcul de la structure tourbillonnaire en aval d’une marche de la figure 3.15, par exemple, la couleur violette est associée aux zones dont la composante suivant l’envergure de la vorticité est égale à 3 U/H (où U est la vitesse du fluide en amont et H la hauteur de la marche). Les couleurs jaune et verte correspondent respectivement aux zones de vorticité longitudinale égale à ± 40 % de ce seuil. Cette visualisation avait été faite grâce au logiciel de visualisation FLOSIAN 30 développé dans le cadre de la soufflerie numérique de l’Institut de mécanique de Grenoble. Maintenant des logiciels graphiques commerciaux installés sur des stations de travail locales font le même travail. Beaucoup d’animations sont aussi faites en assemblant un grand nombre d’images. Un autre exemple est la simulation numérique des grandes échelles (voir § 5.6 pour les méthodes) d’un sillage à grand nombre de Reynolds se développant spatialement vers l’aval, présentée sur la figure 4.9 : la couleur bleue représente les zones dont le module de la vorticité est supérieur ou égal à 40 % du maximum. On voit ainsi les tourbillons quasi bidimensionnels de l’allée de von Karman. Entre ces tourbillons s’étirent des tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux. La recherche de valeurs caractéristiques significatives pour les seuils se fait un peu par tâtonnements, mais aussi par une étude statistique (valeur moyenne, variance) des différents paramètres. Elle nécessite de nombreuses et longues manipulations sur les champs calculés. À cet effet, il est souvent bien préférable de dissocier la partie « calcul » de la partie « analyse graphique ». Cette dernière peut se faire sur des machines domestiques dédiées à cet effet et configurées par l’utilisateur en fonction de ses besoins propres, alors que le calcul, s’il est à très haute résolution en particulier, sera en général effectué sur une machine déportée 31 , à condition de pouvoir s’y connecter sur un réseau. Il faut alors pouvoir rapatrier sur la machine graphique les champs calculés sur la machine déportée, et la vitesse de transmission de la ligne devient un facteur essentiel. La vitesse V d’une liaison informatique se définit en bauds 30. FLOw SImulation ANalysis. 31. Les chercheurs français ont beaucoup travaillé ces dix dernières années sur les calculateurs du CCVR (Centre de Calcul Vectoriel pour la Recherche), devenu IDRIS. Certains ont pu utiliser aussi les moyens importants du CEA, et ceux du Centre universitaire de Montpellier. Il n’est pas rare aussi de calculer à partir de l’Europe, via des liaisons par satellite, sur des machines situées sur d’autres continents, et vice versa.
146
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
(un baud est un bit par seconde). Si l’on prend l’exemple d’un champ scalaire de 1283 points, qui représente (sur une machine à 64 bits) 134 mégabits, il faut un temps de (134/V ) 106 secondes pour transférer le champ. Pour une vitesse de 1 mégabaud (qui était la vitesse typique des lignes rapides en 1995), il fallait donc 134 secondes. Les liaisons actuelles (réseau national français RENATER en 2011) à 10 gigabaud permettent ce type de transfert en 10−2 secondes environ. Plus généralement, ces liaisons sont très importantes pour l’interrogation à distance de bases de données numériques : un calcul, une fois qu’il est fait, génère une quantité considérable de champs qu’il est difficile aux chercheurs ayant développé le calcul d’analyser toutes immédiatement. Ces données sont alors transmises à d’autres groupes, qui peuvent les étudier sans avoir à refaire l’expérience numérique, nécessairement lourde et coûteuse. Les réseaux contribuent ainsi à une économie globale de temps et d’argent.
5.6. Simulation des grandes échelles Malgré l’accroissement considérable de la puissance informatique offerte, on ne peut toujours pas simuler toutes les échelles de mouvements mises en jeu par la turbulence. La simulation des grandes échelles est actuellement une nécessité impérative pour simuler numériquement de manière presque déterministe la plupart des écoulements réels, qu’il s’agisse de la turbulence autour d’un avion ou d’une navette spatiale 32 , ou la convection thermique à l’intérieur du Soleil. Un autre point à souligner est que la simulation des grandes échelles doit être validée par des simulations numériques directes à haute résolution et par des mesures expérimentales. Dans la simulation des grandes échelles (SGE), on choisira la mèche de calcul Δx plus grande (et même beaucoup plus grande) que l’échelle de Kolmogorov. On rappelle que, numériquement, on est incapable de représenter les tourbillons de taille inférieure à Δx. On va donc filtrer la turbulence pour éliminer ces petites échelles (dites sousmaille), par un filtre passe-bas qui coupe les hautes fréquences. L’action de ce filtre génère un écoulement fictif qui est presque identique à l’écoulement réel dans les grandes échelles supérieures à Δx, mais possède peu de fluctuations dans les échelles inférieures. Des filtrages analogues pour éliminer un bruit résiduel sont fréquents en électronique, en musique, ou pour restaurer la qualité d’une image ou d’un film. 5.6.1. SGE de la vitesse Les équations du problème n’étaient pas dans la première édition, mais il est intéressant de les donner pour le lecteur plus spécialisé. On suppose la masse volumique ρ0 et
32. Il y a cependant quelques problèmes liés à la résolution près des frontières, qui nécessitent parfois le recours aux lois de paroi des méthodes RANS mentionnées plus haut dans ce chapitre. Ces problèmes devraient être résolus avec les progrès des ordinateurs.
5.6. Simulation des grandes échelles
147
→ x ) est un filtre passe-bas choisi pour éliminer les petites échelles Δx uniformes. GΔx (− spatiales. On pose pour toute fonction f → → → → → x −− y )d− y . (5.19) f¯(− x , t) = f (− y , t)GΔx (− On montre que le filtre commute avec les dérivées partielles spatiales et temporelles. Nous considérons l’équation de Navier-Stokes écrite sous la forme ∂ 1 ∂p ∂ ∂ui + (ui uj ) = − + (2νSij ) , ∂t ∂xj ρ0 ∂xi ∂xj
(5.20)
où Sij a été défini dans l’équation (4.22) au chapitre 4. En appliquant le filtre à Navier-Stokes, on a : ∂ 1 ∂ p¯ ∂ ∂u ¯i + (¯ ui u¯j ) = − + (2ν S¯ij + u¯i u¯j − ui uj ) . ∂t ∂xj ρ0 ∂xi ∂xj
(5.21)
Cette équation est donnée dans le livre de Lesieur et al. [146], et la quantité Tij = u¯i u ¯j − ui uj intervient comme un tenseur sous-maille qui sera modélisé par un terme de viscosité turbulente locale : → ¯j − ui uj = 2νt (− x , t) S¯ij + (1/3)Tll δij . u ¯i u
(5.22)
L’équation NS/SGE s’écrit ∂u ¯i ∂ 1 ∂ P¯ ∂ + (¯ ui u ¯j ) = − + [2(ν + νt )S¯ij ] , νt = (Δx)VΔx , ∂t ∂xj ρ0 ∂xi ∂xj
(5.23)
où P¯ = p¯−(1/3)ρ0Tll est une pression modifiée. On a transposé le concept de longueur de mélange de Prandtl (voir début de ce chapitre) à la simulation des grandes échelles, et supposé que la viscosité turbulente est proportionnelle au produit de l’échelle des fluctuations turbulentes sous-maille, Δx, par une vitesse caractéristique d’agitation de ces fluctuations. Cette dernière est approximée par la vitesse VΔx , représentant la → dispersion autour de chaque point du maillage − x des parcelles fluides distantes de Δx. En filtrant l’équation de continuité, on obtient ∂ u ¯j /∂xj = 0 . 5.6.2. SGE du scalaire passif On reprend un scalaire passif satisfaisant une équation de la chaleur de Fourier lagrangienne dT ∂T ∂ ∂ ∂T = + (T uj ) = κ , (5.24) dt ∂t ∂xj ∂xj ∂xj où κ est la conductivité moléculaire. En appliquant le filtre, et grâce à une hypothèse de conductivité (ou diffusivité) turbulente κt , on obtient ∂ ¯ ∂ T¯ ∂ ∂ T¯ + (T u ¯j ) = (κ + κt ) . (5.25) ∂t ∂xj ∂xj ∂xj
148
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
Le plus simple pour avoir κt à partir de νt est la connaissance du nombre de Prandtl (ou Schmidt) turbulent νt /κt . Revenons à la quantité de mouvement. Un des problèmes posés est que le champ filtré ne satisfait plus exactement l’équation de Navier-Stokes, et que son évolution est partiellement influencée par les fluctuations sous-maille. C’est un autre exemple de « passage du micro au macro », du même genre que celui posé dans l’écriture des équations de Reynolds pour le champ moyen. Ce problème est difficile, et ne peut être résolu exactement si l’on accepte des concepts du type « effet papillon », déjà développés ici, où l’incertitude que l’on a sur les petites échelles sous-maille va finir par affecter les plus grandes échelles. 5.6.3. Modèles de Smagorinsky D’énormes progrès ont été réalisés en simulation des grandes échelles, depuis la percée réalisée par le météorologue Smagorinsky [220] en 1963. Ce dernier, qui cherchait à résoudre numériquement les équations de l’atmosphère à grande échelle dans l’approximation de la turbulence bidimensionnelle 33 , proposa de représenter l’action de la turbulence sous-maille sur le champ à grande échelle par une viscosité turbulente où il suppose localement (au voisinage de Δx) une turbulence tridimensionnelle suivant la loi de Kolmogorov, et proche d’un état gaussien. Cette vision de l’atmosphère ainsi proposée, où le champ à grande échelle (simulé) est quasi bidimensionnel, alors que le champ sous-maille est une turbulence isotrope tridimensionnelle, et dont la rusticité était imposée par les ordinateurs de l’époque, préfigure en fait des concepts de turbulence lente et de turbulence rapide. Le modèle s’écrit
(5.26) VΔx ∼ Δx S¯ij S¯ij . Des améliorations sur la détermination de la « constante » par double filtrage local 34 ont été apportées par Germano, Piomelli, Moin et Cabot [99]. Ce qui est pour le moins paradoxal est que le modèle de Smagorinsky et ses variantes furent par la suite fort peu employés par les météorologues et les océanographes qui simulaient des écoulements quasi bidimensionnels à grande échelle. Par contre ce modèle eut un très grand succès dans un contexte de simulation des grandes échelles des écoulements industriels : c’est ce modèle qu’utilisa Deardorff [60] (voir chap. 4) pour faire la première simulation numérique des grandes échelles d’un canal turbulent. On peut dire en 2011 que beaucoup de travaux ont été faits depuis 40 ans dans le domaine grandissant des simulations des grandes échelles, et le lecteur motivé est invité à consulter pour une revue l’ouvrage de Lesieur et al. [146]. À Grenoble a 33. Il s’agit ici d’une approximation dite « modèle géostrophique à deux couches », où la vitesse horizontale et la température sont couplées dans le cadre d’une approximation d’équilibre géostrophique entre le gradient de pression et la force de Coriolis (voir chap. 7). 34. Essentiellement pour améliorer le comportement trop dissipatif au voisinage des parois du fait des gradients de vitesse moyens.
5.6. Simulation des grandes échelles
149
été proposée une nouvelle famille de modèles de viscosité turbulente sous-maille qui améliorent les performances du modèle de Smagorinsky. 5.6.4. SGE dans l’espace de Fourier Ici, on suppose la turbulence dans un domaine infini et statistiquement homogène. On introduit maintenant une transformée de Fourier intégrale → − fˆ( k , t) =
1 2π
3
→− − → → − x , t) d→ x , e−i k . x f (−
(5.27)
avec la formule de transformée inverse →− − → → − − → → − f ( x , t) = e+i k . x fˆ( k , t) d k .
(5.28)
− → − L’intégration est faite dans des espaces → x et k tridimensionnels. Le plus simple est de travailler avec un filtre passe-bas droit qui élimine les vecteurs d’onde de module inférieur à kC = π/Δx. On peut éliminer la pression par projection → − du terme d’advection dans le plan perpendiculaire à k . Les interactions non linéaires → − − → impliquent des triades de vecteurs d’onde tels que k = → p +− q . Enfin la transformée → − 2 ˆi ( k , t). de Fourier intégrale du terme visqueux est −νk u La SGE revient ici à calculer les transferts de quantité de mouvement et d’énergie tels que k < kC p ou q > kC . Ceci est fait de manière approchée en considérant des bilans EDQNM (voir Chollet et Lesieur [48] ; Lesieur et al. [146]). On ajoute à la viscosité moléculaire dans l’espace de Fourier la viscosité turbulente spectrale suivante : νt (k|kC ) = 0,441 CK −3/2
E(kC ) kC
1/2
X
k kC
,
(5.29)
en supposant que kC appartient à une zone inertielle de Kolmogorov E(k) = CK 2/3 k −5/3 . La fonction sans dimension X(k/kC ) est d’environ 1 pour k/kC < 1/3, et croît au voisinage de kC . C’est ce qu’on appelle le modèle plateau-pic de CholletLesieur [48]. Il est bon en turbulence isotrope. Une amélioration de ce modèle est le modèle dynamique spectral de Lamballais, Métais et Lesieur [127,129] , qui permet de considérer un spectre d’énergie en k −m à kC . Il donne d’excellents résultats pour le canal plan. 5.6.5. Modèles de la fonction de structure Les SGE utilisant les méthodes spectrales ci-dessus ne s’appliquent pas à des géométries trop complexes. Les modèles de la fonction de structure (voir Métais et Lesieur [144,169]) sont une tentative d’utiliser ces modèles localement dans l’espace R3 . Un spectre d’énergie cinétique est déterminé par la fonction de structure des vitesses d’ordre 2. Cette notion a été introduite pour un ordre et une direction arbitraires au
150
Chapitre 5 – Modélisation et simulation numériques
chapitre 4. On obtient : −3/2
VΔx = 0,105 CK
− 1/2 → → → → [→ u (− x , t) − − u (− x +− r , t)]2 − → r =Δx ,
(5.30)
→ où on fait une moyenne statistique locale entre − x et les 6 (ou 4) points les plus proches du maillage. Ce modèle, appelé modèle de la fonction de structure, permet en turbulence isotrope tridimensionnelle d’obtenir une cascade d’énergie de Kolmogorov en k −5/3 , et est meilleur que celui de Smagorinsky classique de ce point de vue. Des extensions à des maillages irréguliers par des extrapolations utilisant la loi en 2/3 de Kolmogorov sont aussi possibles. Mais il n’est pas meilleur au voisinage des parois que le modèle de Smagorinsky classique. Pour des écoulements cisaillés, Il peut être amélioré de deux façons en éliminant l’amortissement turbulent causé par les gradients de vitesse à grande échelle. On obtient ainsi : le modèle de fonction de structure sélective, où la viscosité turbulente est prise nulle quand l’écoulement n’est pas assez tridimensionnel (en examinant l’orientation relative des vecteurs vorticité locaux, voir David [59]). Sa cohérence a été discutée par Ackermann et Métais [1]. Il semble cependant que la première version donne les meilleurs résultats ; le modèle de fonction de structure filtrée, où le champ filtré u ¯i est soumis à l’action d’un fitre passe-haut consistant en un opérateur laplacien discrétisé par des differences finies centrées et itéré 3 fois (voir Ducros [62, 63]). La viscosité turbulente de ce modèle est → νtF SF (− x , Δx) = 0,0014 CK
−3/2
→ Δx [F˜2 (− x , Δx)]1/2 .
(5.31)
Ces modèles ont été incorporés avec succès dans les codes de calcul du CEA pour les études de développement des réacteurs nucléaires, avec couplages vitesse-temperature (à la paroi en particulier). Ils sont aussi utilisés par le CNES pour certaines mises au point de moteurs-fusées (effets de chauffage et de courbure dans des canaux). Nous avons déjà donné plus haut dans le livre des exemples de calculs utilisant certaines des méthodes de SGE qui viennent d’être explicitées. Nous en montrerons aussi plus loin. Des films SGE utilisant le code TRIO du CEA (maillages non structurés et lois de paroi) d’un écoulement autour du corps d’Ahmed 35 ont été faits par Howard à Grenoble. Le premier film est une animation du critère Q. Il montre que des boucles tourbillonnaires intenses sont lâchées en oscillant. Les deux autres films montrent respectivement des sections verticales longitudinales (u, v) et aval (v, w) des champs de vitesse.
35. C’est un corps en forme de camion ou d’autobus simplifiés, très utilisé par l’industrie automobile pour la mise au point aérodynamique des véhicules. Il permet la comparaison de modèles numériques avec des expériences en soufflerie.
5.7. La modélisation industrielle : passé et futur
151
5.7. La modélisation industrielle : passé et futur Nous avons déjà mentionné plus haut les techniques de modélisation industrielles basées sur la prédiction des champs moyens, telles que les modélisations K − ou RANS. Ces dernières sont des modélisations d’ordre plus élevé, où on cherche à écrire des équations approchées d’évolution pour les tensions de Reynolds. Un débat oppose parfois les tenants de ces techniques (appelées fermetures en un point) aux adeptes de la simulation des grandes échelles. Les « modélisateurs » prétendent que les simulations seront toujours inutilisables (parce que trop lourdes et trop coûteuses) dans un contexte industriel d’aéronautique ou de combustion. Nous serions par conséquent condamnés à utiliser les techniques de modélisation du passé, même si elles sont loin d’être parfaites ; Les « simulateurs » mettent en avant les succès importants rencontrés sur des écoulements prototypes comme les couches de mélange et jets, canaux et conduites (parfois courbes et chauffés), marches descendantes et écoulements décollés. Ils peuvent prévoir les effets de compressibilité ou de rotation sur la turbulence (ce qui est plus difficile pour les outils de modélisation). Ayant été un acteur de ce débat, je peux témoigner que la simulation a apporté un bouleversement total dans notre façon d’appréhender la turbulence. Avant, nous étions des aveugles nous acharnant sur des équations statistiques insolubles, et proposant des « méthodes de fermeture » difficilement validables. Nous en avions presque oublié la mécanique des fluides... Maintenant, les outils de simulation numérique et de visualisation nous ont redonné la vue : le brouillard s’est dissipé, et la superbe beauté et simplicité de la turbulence sont apparues. La turbulence est beaucoup plus simple qu’on ne l’imaginait : elle est faite au départ de quelques tourbillons et instabilités fondamentales, que l’on peut comprendre simplement à partir des principes de base de dynamique tourbillonnaire. Il est clair aussi que ces tourbillons ont des interactions complexes qui fabriquent en même temps des petites et grandes échelles. Il faut donc revoir les modèles industriels de la turbulence à la lumière de cette nouvelle compréhension que la simulation nous a donnée. Celle-ci est de plus en plus utilisée comme expérience (numérique) pour valider les modèles. Mais je crois surtout que les performances récentes obtenues par les simulations des grandes échelles, jointes au développement sans précédent de la puissance des calculateurs, vont faire de la simulation 36 le nouvel outil de prédiction numérique des fluides turbulents industriels.
36. Alliée aux modèles industriels dans des situations très complexes.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 6
Turbulence aérodynamique 6.1. Introduction Nous avons déjà vu que lorsqu’un corps quelconque se déplace au sein d’un fluide, il est soumis à la fois à des forces tendant à le freiner (traînée), et aussi parfois à des forces de portance (positive ou négative). Les forces de traînée sont en général beaucoup plus importantes si la turbulence se développe autour et en aval du corps, que si le régime d’écoulement restait laminaire 1 , ce qui va se traduire pour un véhicule (automobile, train, avion ou sous-marin) 2 par une diminution des performances (à consommation d’énergie égale) ou une augmentation de la consommation (à performances égales). Ceci se comprend très simplement sur la base des principes de conservation d’énergie. Supposons que le véhicule se déplace à une vitesse donnée (que l’écoulement soit laminaire ou turbulent) : dans le régime turbulent, la turbulence générée va dissiper l’énergie cinétique du fluide à un taux plus important que dans le régime laminaire. Il faudra donc (pour conserver la même vitesse) compenser cette perte par un apport d’énergie supplémentaire dû au moteur. On comprend donc que la turbulence est l’ennemi principal de l’aérodynamicien externe. À ce propos, ce sont surtout les zones de type couches de mélange et sillages (qui génèrent des gros tourbillons très actifs) qui sont à craindre. Les couches limites sur les fuselages d’avion deviennent presque toujours turbulentes, ce qui n’est qu’un demi-mal tant qu’elles ne « décollent » pas de la paroi. Les décollements de couche limite donnent encore naissance à des gros tourbillons analogues à ceux des couches de mélange. Ils surviennent suite à un brusque décrochement de la paroi, comme dans la marche descendante considérée sur la figure 3.15 du chapitre 3, ou par effet dit de « gradient de pression adverse », où la pression est plus forte en aval et la couche limite est ralentie. La figure 6.1 montre un
1. La portance est, quant à elle, réduite. 2. Le problème est différent lorsque l’on considère un bateau (qui peut être un voilier) ou une planche à voile : une partie importante des forces de résistance est due aux vagues (à la fois les vagues de l’océan et celles générées à l’étrave et sur les bords du bateau). Il existe cependant des problèmes de traînée dus à la quille, à la dérive et aux ailerons.
154
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
tel décollement dans la simulation numérique bidimensionnelle de l’écoulement autour d’un profil d’aile en faible incidence.
Figure 6.1 – Simulation numérique bidimensionnelle du décollement autour d’un profil d’aile en incidence (cliché Ta Phuoc Loc, LIMSI)
Des progrès importants dans ce domaine ont été réalisés avec la simulation des grandes échelles tridimensionnelles de l’écoulement autour d’une plaque infiniment mince en forte incidence faite par Breuer et Jovicic [34]. Ils montrent en particulier des lâchers de gros tourbillons en Λ en aval. En aérodynamique supersonique, un choc peut provoquer le décollement d’une couche limite. Un autre exemple de ce que l’on peut sans doute encore appeler décollement est donné par les deux tourbillons sur les ailes delta en incidence, dont nous avons parlé au chapitre 1 à propos du Concorde, et qui peuvent être interprétés de la manière suivante. Commençons par considérer une plaque très large (dans la direction de l’envergure) en incidence face au vent : la figure 6.2(a) montre sur une vue en perspective l’enroulement de la nappe tourbillonnaire derrière le bord d’attaque, comme en aval d’une marche descendante ou comme sur la figure 6.1 ; la figure 6.2(b) montre la même configuration vue de côté. Le tourbillon formé est d’axe parallèle au bord d’attaque. Supposons maintenant que l’on replie le bord d’attaque autour de O pour former une aile delta ; la nappe tourbillonnaire va alors se replier aussi autour de O, pour former les deux tourbillons d’aile delta (fig. 6.2(c)). Ceux-ci sont de signes opposés, et tournent comme indiqué sur la figure. Puisque la plupart des avions modernes (ainsi que l’ex-navette Hermès) ont des formes proches d’un delta, ces tourbillons sont très fréquents en aéronautique. Nous en voyons encore une illustration sur la figure 6.3, qui montre la vue de dessus
6.1. Introduction
155
(a)
O
(b) O
(c)
Figure 6.2 – Tourbillon en aval d’une plaque plane en incidence : (a) vue en perspective ; (b) vue de côté ; (c) tourbillons d’aile delta
156
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Figure 6.3 – Tourbillons d’aile delta (cliché H. Werlé, ONERA)
6.1. Introduction
157
d’une aile delta dans le tunnel hydrodynamique de l’ONERA. Un dernier exemple de décollement concerne l’écoulement dans l’entrée d’air d’un réacteur d’avion. Nous en montrons sur la figure 6.4 une simulation numérique bidimensionnelle simplifiée à nombre de Mach 0,25. Le réacteur, symbolisé par les deux plaques fines, est en incidence de 40˚ par rapport à l’écoulement amont. On voit une double couche de mélange qui se détache des deux bords d’attaque, et des sillages des plaques plus en aval. Les problèmes de décollement évoqués plus haut sont bien entendu beaucoup plus marqués pour un avion de combat ou de voltige que pour un avion de ligne.
Figure 6.4 – Vorticité dans la simulation numérique bidimensionnelle de l’entrée d’air d’un réacteur en incidence (cliché E. David, LEGI-Dassault)
Dans l’aérodynamique d’une voiture, les allées tourbillonnaires de von Karman générées dans le sillage des rétroviseurs sont responsables de forces de traînée pouvant, pour des rétroviseurs mal profilés, contribuer jusqu’à 8 % de la traînée totale et 4 % de la consommation du véhicule. On comprend plus généralement que tout ce qui touche à la réduction de traînée et au contrôle de turbulence est d’une importance économique (et écologique) considérable 3 . Par contre, l’aérodynamique interne des chambres de combustion aura besoin de façon cruciale de la turbulence à petite échelle pour un bon rendement des réactions chimiques intervenant dans la combustion.
3. Notons pour la petite histoire que les béquets posés à l’arrière de voitures plus ou moins sportives ne sont pas là pour réduire la traînée, mais créent une surpression à l’arrière qui plaque la voiture au sol dans les situations où elle est susceptible de décoller. Plus récemment (en 2011) de tels systèmes ont été couplés en course automobile de formule 1 avec l’évacuation des gaz d’échappement, et c’est une source de controverses pour la législation. En 2012, des constructeurs ont remplacé ces gaz par de fins jets d’air prélevés à l’avant du véhicule. Il semble que tout système augmentant artificiellement cette surpression devrait être banni.
158
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Revenons à l’aérodynamique externe, en remarquant que, souvent, un corps doit se déplacer au sein d’une turbulence créée préalablement : il doit lutter alors contre deux turbulences (la sienne et la turbulence externe) qui interagissent. Essayez par exemple de nager dans le sillage d’un autre nageur 4 . C’est encore le cas d’un avion qui traverse une zone de turbulence, et aussi d’un avion décollant dans le sillage d’un autre : ce sillage est constitué d’abord des forts tourbillons de bout d’aile lâchés par l’avion. Ce dernier problème, appelé turbulence de sillage, est une des raisons qui limitent la cadence de décollage des avions sur les aéroports. Il est d’autant plus crucial que les avions sont plus gros. Une dernière remarque avant de voir le contenu de ce chapitre : comme il a été dit précédemment, il est, d’un point de vue aérodynamique, totalement équivalent qu’un objet se déplace à une vitesse U dans un fluide au repos, ou que le fluide se déplace avec une vitesse U en amont du même objet fixe. Ceci est dû à l’invariance des lois de la mécanique classique par rapport à ce que l’on appelle une transformation de Galilée, c’est-à-dire un changement de repère en translation avec une vitesse uniforme. Cette équivalence est bien sûr une des bases du principe des essais en soufflerie ou en tunnel hydrodynamique. Dans ce chapitre, nous commencerons par revenir sur l’aérodynamique subsonique et supersonique, en examinant la propagation des ondes sonores et les ondes de choc. Nous verrons ensuite certaines caractéristiques de la turbulence dans ces deux régimes (sub- et supersonique), avec les principaux effets de la compressibilité et des chocs. Nous évoquerons bien entendu le défunt projet Hermès. Enfin nous parlerons de contrôle de turbulence.
6.2. Ondes sonores et chocs 6.2.1. Ondes sonores Nous avons déjà parlé de la propagation des ondes sonores dans un fluide, et de la notion de nombre de Mach, rapport entre une vitesse typique dans le fluide et la vitesse du son (vitesse de propagation des ondes sonores). Ces ondes correspondent à de faibles oscillations périodiques de la densité et de la pression au sein du fluide, comme les vagues à la surface de l’océan sont des oscillations périodiques de la hauteur de l’eau. Pour fixer les idées, nous allons considérer des ondes se déplaçant dans une direction x, de longueur d’onde Lo et de période To : l’onde la plus simple correspond à des fluctuations proportionnelles au sinus (ou au cosinus) de la fonction 2π(x/Lo − t/To ). En effet, en un point x fixé, la fluctuation oscillera au cours du temps avec la période To . À un instant t fixé, la fluctuation oscillera dans l’espace avec la période Lo . Ce que j’appelle la vitesse de l’onde (vitesse de phase) est la vitesse sur l’axe x d’un point dont la fluctuation reste égale. Pour ceci, il faut que la
4. Ce qui nous arrive hélas de plus en plus au fur et à mesure que les années passent.
6.2. Ondes sonores et chocs
159
phase x(t) − (Lo /To)t soit une constante, donc que le point se déplace avec la vitesse uniforme Lo /To , qui est la vitesse de l’onde. En fait, nous avons déjà vu au chapitre 4 qu’il est possible, en utilisant l’équation de Barré de Saint-Venant discutée au chapitre 1, de montrer √ qu’une vague à la surface d’un canal peu profond de profondeur H a une vitesse de gH (formule de Lagrange). C’est bien cette vitesse qui est la vitesse des tsunamis, H étant alors l’épaisseur de l’eau au-dessus de la faille sismique. On peut montrer aisément que la vitesse des ondes sonores dans un fluide barotrope, c’est-à-dire dont la pression p(ρ) ne dépend que de la densité, est égale à dp/dρ. C’est le cas en particulier pour un gaz parfait d’entropie uniforme, où la quantité p/ργ est indépendante de l’espace et du temps. Le carré de la vitesse du son c2 est alors égal à γp/ρ, soit, en utilisant l’équation d’état p/ρ = RT : (6.1) c = γRT . Que ce soit pour les ondes sonores ou pour les ondes de gravité en eau peu profonde, la vitesse de phase est indépendante de la longueur d’onde Lo . On parlera dans ce cas d’ondes non dispersives. De multiples exemples d’ondes dispersives existent, telles les ondes de gravité à la surface d’un océan de grande profondeur 5 , ou les ondes de gravité internes à l’intérieur de l’océan ou de l’atmosphère. Dans un fluide, les ondes sonores se propagent dans les trois directions de l’espace, et l’analyse rappelée ci-dessus pour un fluide barotrope s’applique encore. Elle s’applique aussi à deux dimensions. Dans l’air à la température ambiante, la vitesse du son est de 300 m/s. Dans l’eau, elle est quatre fois plus importante. Le nombre de Mach est, comme nous l’avons défini, le rapport U/c entre une vitesse typique U du fluide et la vitesse du son c. Si le nombre de Mach est petit 6 , et si le fluide n’est pas chauffé de façon exagérée, on montre que le mouvement du fluide n’est pas affecté par la propagation des ondes sonores, et que les parcelles fluides évoluent en gardant non seulement leur masse mais aussi leur volume : c’est l’hypothèse incompressible, qui permet d’identifier l’air et l’eau. Des contributions essentielles à la compréhension de l’acoustique des écoulements sont dues à Rayleigh au début du xxe siècle, et plus récemment à Lighthill [151, 152]. Le bruit d’un jet (dans un turboréacteur d’avion par exemple) est une illustration de bruit généré par la turbulence : les fluctuations de pression importantes créées au cœur des tourbillons et pendant leurs appariements vont exciter des ondes sonores qui se propageront à l’extérieur du jet. On trouvera dans Freund, Lele et al. [86, 87, 237] des applications aéroacoustiques complètes faites par simulation numérique directe. Citons aussi les simulations des grandes échelles de Bogey et Bailly [27, 28] montrant des cartes impressionnantes de la propagation des champs acoustiques. Dans ce cas, il faudrait pour réduire le bruit pouvoir supprimer les tourbillons cohérents, ce qui
5. La vitesse de phase est alors g/k, où k = 2π/Lo est le nombre d’onde horizontal. 6. Dans la pratique, ceci est justifié jusqu’à un Mach de 0,3 environ.
160
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
est impossible. Le bruit est particulièrement intense lors de l’appariement de ces tourbillons. Des méthodes un peu empiriques pour réduire le bruit utilisées par les constructeurs de turboréacteurs sont d’une part un faible jet externe, et d’autre part l’introduction de grosses dents (qui tridimensionnalisent l’écoulement) à la sortie des réacteurs d’avion. Montrons comme exercice une SGE à haute résolution (50 millions de points de maillage, Reynolds 30 000) du mélange d’un scalaire passif dans des jets coaxiaux incompressibles. Le jet externe est le plus important. Cette configuration est importante (en diphasique) pour les moteurs-fusées. Ce calcul est dû à Balarac [10]. Le profil de vitesse amont est celui utilisé par Michalke et Herman [171] r − R1 U2 − U1 U1 + U2 + tanh (6.2) pour r ≤ Rm u¯(r) = 2 2 2Θ01 U1 + U2 U2 − U1 r − R2 pour r ≥ Rm , u ¯(r) = (6.3) + tanh 2 2 2Θ02 perturbé par un bruit blanc de faible amplitude. La figure 6.5 montre la norme de vorticité (en bleu) et 4 sections droites de la distribution de scalaire passif. Ce calcul montre en amont le lâcher de tourbillons toriques. Les sections de scalaire montrent des formes de champignon, qui sont dues à l’étirement par des tourbillons en épingle à cheveux. Enfin, plus en aval, on a de la turbulence à toute petite échelle.
Figure 6.5 – Norme de vorticité (en bleu) et 4 sections de la distribution de scalaire passif dans la SGE d’un jet coaxial avec 50 millions de points de grille (cliché G. Balarac, LEGI, tiré de Lesieur [147], p. 1, avec l’aimable autorisation de Springer Science et Business Media B.V.)
6.2. Ondes sonores et chocs
161
6.2.2. Effet Doppler Nous rappelons ici le principe de l’effet Doppler, qui concerne de multiples ondes, électromagnétiques et sonores. Il s’agit d’un « décalage vers le rouge », c’est-à-dire un abaissement apparent (pour un observateur) de la fréquence d’une onde émise par un mobile se déplaçant par rapport à l’observateur. Considérons par exemple un train avançant à la vitesse U , et émettant (pour une horloge qui lui est attachée) un signal sonore de période Δt. La fréquence propre de ce bruit est donc 1/Δt. Soit à un instant t0 un observateur sur le bord de la voie ferrée, à la distance L du train qui se rapproche : la fluctuation émise à t0 va se propager vers l’observateur à la vitesse c, et lui parviendra au temps t0 + L/c. À l’instant t0 + Δt, le train (qui n’est plus qu’à la distance L − U Δt de l’observateur), émettra une nouvelle fluctuation, qui parviendra à l’observateur au temps t0 + Δt + (L − U Δt)/c. L’observateur entendra donc les deux signaux avec un écart de temps égal à la différence, soit Δt(1 − U/c). La fréquence pour l’observateur du signal sonore quand le train approche est donc la fréquence propre divisée par (1 − U/c). C’est un bon exercice pour le lecteur que de montrer que la fréquence du signal sonore quand le train a dépassé l’observateur et s’en éloigne est maintenant la fréquence propre divisée par (1 + U/c). Il y a bien un décalage vers les basses fréquences au passage du train, d’autant plus important que sa vitesse est grande. Ce principe est couramment utilisé par la police en France (avec des lasers) pour mesurer la vitesse des véhicules automobiles, et ceci représente un grand progrès pour la sécurité des usagers. 6.2.3. Chocs Dans l’exemple précédent, le mobile (de vitesse U inférieure à la vitesse du son), émettait des ondes qu’il ne rattrapait jamais : il baignait dans ces ondes qui, rappelonsle, n’ont pas d’influence sur le mouvement du fluide dans lequel elles se propagent si le nombre de Mach U/c est petit. Considérons maintenant le cas où le nombre de Mach dépasse 1, avec une onde sonore → x 0 . À l’instant t0 + Δt, les émise par le mobile à l’instant t0 , quand il passe au point − fluctuations acoustiques correspondantes affecteront la sphère de rayon cΔt centrée → en − x 0 . Le mobile, quant à lui, se sera déplacé de la distance U Δt et sera sorti de la sphère (fig. 6.6(a)). On peut ainsi montrer que, à chaque instant, il existe dans le fluide un cône dont le mobile est le sommet et qui enveloppe toutes les « sphères d’onde » émises antérieurement par le mobile. Seul l’intérieur de ce cône est affecté par les ondes sonores. Son demi-angle au sommet, α, est tel que sin α = c/U . Ce cône correspond à une surface de quasi-discontinuité (choc) dans le fluide, raccordant la région affectée par les ondes (à l’intérieur du cône) et la région extérieure où la vitesse est nulle. Cette dernière n’a aucune information sur le mouvement du mobile, et n’est pas affectée par celui-ci. Nous avons évidemment l’habitude de ces chocs, qui correspondent en particulier au bang produit par les avions supersoniques volant à
162
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
basse altitude : l’avion se déplace en emportant avec lui le cône de choc 7 , et le bang se produit lorsque celui-ci passe au-dessus de nos têtes. L’angle du cône de choc sera d’autant plus petit que le nombre de Mach sera plus grand.
(a)
t0 + Δt
t0
α
cΔt
U x0
UΔt
U U
2α U
(b)
Figure 6.6 – Cône de choc autour d’un objet supersonique : (a) objet mobile ; (b) objet immobile
On obtient le même phénomène si un écoulement supersonique de vitesse U est envoyé sur un obstacle fixe (fig. 6.6(b)) : ceci correspond aux expériences de soufflerie, et revient à travailler dans un repère lié à l’objet mobile. La vitesse en amont du choc est alors égale à U . Il existe différents types de chocs, qui peuvent être obliques ou droits, c’est-à-dire perpendiculaires à l’écoulement incident. Dans ce dernier cas, que l’on rencontre en particulier dans les tuyères supersoniques, on peut déterminer les variations des différents paramètres à la traversée du choc, en écrivant la conservation de la masse, de la quantité de mouvement, ainsi que le théorème de Bernoulli généralisé (voir chap. 2) pour une parcelle fluide venant de l’amont et traversant le choc 8 . Sachant en outre
7. Il y a en fait plusieurs chocs attachés.
6.2. Ondes sonores et chocs
163
que l’écoulement en amont du choc est bien sûr supersonique, on montre pour un gaz parfait qu’il y a une brusque diminution de vitesse 9 et une forte augmentation de la pression, de la densité et de la température à la traversée du choc. La vitesse du son (proportionnelle à la racine carrée de la température), augmente donc aussi, en sorte que le nombre de Mach diminue. On montre en fait qu’il devient inférieur à 1 : la région en aval d’un choc droit est donc subsonique. Notons que l’épaisseur d’un choc est de l’ordre de quelques libres parcours moyens des molécules, et qu’un choc se comporte comme une discontinuité dans le fluide. Dans la pratique, tout obstacle, aspérité ou rupture de forme dans un écoulement supersonique va produire un choc. Une illustration en est donnée sur la figure 6.7, montrant un écoulement supersonique autour de la maquette d’un avion. Dans l’écoulement supersonique derrière une marche, une onde de choc oblique sera créée par l’arête de la marche. Dans un jet de réacteur supersonique (par rapport au réacteur), il y aura un cône de choc à la sortie de la buse. Signalons enfin ce que l’on appelle le régime transsonique, dans un écoulement autour d’un profil d’aile par exemple : à un nombre de Mach de l’ordre de 0,8, l’écoulement sur l’extrados de l’aile est accéléré, et devient localement supersonique avec la formation d’un choc attaché sur l’extrados. C’est ce qui se passe en régime de vol sur les Airbus A320.
Figure 6.7 – Chocs autour d’une maquette d’avion en soufflerie supersonique (tiré de Van Dyke [234], avec son autorisation)
8. Il s’agit des relations de Rankine-Hugoniot. 9. Pour un choc oblique, ceci est vrai pour la vitesse normale au choc, alors que la vitesse tangentielle est conservée.
164
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Chocs supersoniques et sillages Il existe une analogie très intéressante entre le cône de choc d’un avion supersonique et le sillage d’un bateau sur l’eau ou d’un canard se déplaçant à la surface d’une mare : si c est maintenant la vitesse des ondes de gravité à la surface de la mare, le canard va à chaque instant (par ses battements de pattes) créer de petites perturbations qui exciteront des vagues, formant des cercles dont le rayon croît proportionnellement au temps et à la vitesse c. Si la vitesse du canard U est plus petite que c (canard « subsonique »), il sera dépassé par les vagues dont il est à l’origine, et baignera dans celles-ci. Si U est plus grand que c (canard « supersonique »), il ne sera jamais rattrapé par les différents cercles des vagues : l’enveloppe de ces cercles ne sera plus un cône (comme pour les ondes sonores de l’avion supersonique), mais un dièdre de demi-angle au sommet donné par la même expression que pour l’avion supersonique. La surface de la mare est agitée par les vagues du canard à l’intérieur du dièdre, où elle a donc connaissance de la présence de l’animal. À l’extérieur du dièdre au contraire, rien n’indique (d’un point de vue hydrodynamique) la présence du volatile. Si l’objet accélère, on voit le cône se refermer. Ces considérations s’appliquent aussi au sillage d’un bateau, comme le montre la figure 6.8 présentant un bateau à New York en 1987. Si l’objet accélère encore plus, son sillage deviendra turbulent, et le dièdre s’incurvera en parabole. Il est certainement plus reposant, pour comprendre le bang supersonique des avions, d’observer canards, cygnes ou bateaux sur un plan d’eau.
Figure 6.8 – Sillage d’un bateau à New York (cliché M. Lesieur, 1987)
Une autre analogie hydraulique des chocs supersoniques concerne les ressauts hydrauliques, quand de l’eau qui coule rapidement arrive en bas d’une pente 10 . C’est l’équivalent d’un choc droit en aérodynamique : avant le ressaut, l’eau coule plus vite √ que la vitesse des ondes de gravité c = gh ; après le ressaut, où la pression (donc la hauteur d’eau) est plus importante, l’eau coule moins vite que c.
10. Ce phénomène peut se produire aussi pour de l’air, quand les vents catabatiques en Antarctique débouchent sur l’océan.
6.2. Ondes sonores et chocs
165
Dépôt de vorticité sur une interface Pour terminer sur les chocs, mentionnons les phénomènes très intéressants observés lorsqu’un choc traverse une interface de densité dans un fluide. Cette interface est caractérisée par une quasi-discontinuité de densité, et il y existe donc un gradient de → − densité ∇ρ très important, qui lui est perpendiculaire. Le choc, quant à lui, correspond → − à un fort gradient de pression ∇p, également perpendiculaire à sa surface. Si le choc n’est pas parallèle à l’interface de densité, il existera à l’intersection du choc et de → − → − l’interface un effet barocline dû au non-alignement des vecteurs ∇ρ et ∇p. On peut montrer, en considérant l’équation vectorielle d’évolution de la vorticité, que cet effet est source de vorticité, donc que des tourbillons vont se développer le long de l’interface au passage du choc. Ces tourbillons sont de même signe, et constituent une véritable couche de mélange, sujette ensuite à des appariements divers. On parlera de dépôt de vorticité sur l’interface. Nous voyons une illustration spectaculaire de ce phénomène dans le calcul présenté sur la figure 6.9, et réalisé par Zabusky et al. [244].
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Figure 6.9 – Simulation numérique du dépôt de vorticité par un choc sur une interface air-fréon (cliché R. Samtaney et N. Zabusky)
Le calcul montre un choc vertical qui traverse une interface air-fréon inclinée à 60˚ par rapport au choc. La figure 6.9 (haut) correspond au début de la traversée, et la figure 6.9 (bas) à la fin. Le choc va de la gauche vers la droite. Ces calculs sont d’une grande importance pour la combustion supersonique, la fusion, ou l’étude des atmosphères stellaires et des milieux extragalactiques. Quand le choc (supposé droit) rencontre une interface de densité qui lui est parallèle, mais qui oscille légèrement (par exemple sinusoïdalement) sous l’effet d’une perturbation, on va
166
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
obtenir alors une allée de tourbillons alternés, comme dans un sillage. C’est ce que l’on appelle l’instabilité de Richtmyer-Meshkov.
6.3. Aérodynamique subsonique J’entends ici par aérodynamique subsonique l’aérodynamique à des nombres de Mach faibles, inférieurs à 0,3 par exemple. Ceci concerne les automobiles, les trains, et les avions quand ils volent à faible vitesse 11 . Le sujet est très vaste et il n’est pas question de le traiter ici dans son ensemble, sauf dans quelques aspects fondamentaux liés à la turbulence. La remarque essentielle à ce propos est que, dans une couche limite sur une plaque plane, le coefficient de frottement 12 augmente considérablement vers l’aval lorsque l’on passe du régime laminaire au régime turbulent. Je rappelle que ce dernier régime est caractérisé par la présence de tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux, décalés vers l’aval. La courbure de la paroi a une influence sur ces tourbillons : si la paroi est concave, les tourbillons sont intensifiés par une instabilité que l’on appelle instabilité de Görtler [103]. Le déclenchement de cette instabilité correspond en fait à un critère dû à Lord Rayleigh sur les instabilités centrifuges, et peut se comprendre de la manière suivante (fig. 6.10) : on suppose une parcelle fluide en mouvement circulaire laminaire autour d’un centre de courbure O ; la parcelle fluide de vitesse v(r) est en équilibre (dans un repère qui lui est propre) sous l’effet de la force centrifuge ρv 2 /r et du gradient de pression radial −dp/dr (fig. 6.10(a)). Si maintenant on déplace la parcelle fluide de r1 à r2 , en supposant que sa pression s’ajuste à la pression ambiante, la conservation de son moment cinétique, proportionnel à rv(r), implique que sa vitesse devient v2 = v1 r1 /r2 . La vitesse ambiante à r2 est v(r2 ), et elle correspond à une force centrifuge en équilibre avec le gradient de pression à r2 . Si la fonction rv(r) est une fonction décroissante de r, on voit que v2 sera supérieure à v2 pour r2 > r1 , et donc que la force centrifuge subie par le fluide déplacé vers l’extérieur sera plus grande que le gradient de pression : l’équilibre sera rompu et le mouvement vers l’extérieur s’accentuera. Si le fluide est déplacé vers l’intérieur, la force centrifuge sera plus faible, et le gradient de pression l’emportera, accentuant le mouvement vers l’intérieur. Par contre, si la fonction rv(r) croît avec r, le même raisonnement montre que la parcelle fluide sera toujours ramenée vers sa position d’origine, qu’elle soit déviée vers l’extérieur ou vers l’intérieur. Une condition nécessaire d’instabilité 13 pour les écoulements circulaires est donc qu’il existe une région du fluide où rv(r) décroît avec r, donc où la dérivée de rv, v(r) + dv/dr, est négative.
11. Un autre exemple peut être donné avec les sauteurs à ski, qui adoptent maintenant une position de skis en V qui augmente la surface portante, et donc la portance, ce qui leur permet de planer plus longtemps. 12. C’est la force de résistance moyenne à l’avancement par unité de surface de la paroi, normalisée par ρU 2 /2. 13. C’est-à-dire une condition qui doit être impérativement remplie pour qu’il y ait instabilité.
6.3. Aérodynamique subsonique
167
O dp –— dr
(a)
O
r v(r)
v2 ρ— r v(r) (b) (c)
r
O
Figure 6.10 – (a) Équilibre entre force centrifuge et gradient de pression ; (b) couche limite sur une paroi concave ; (c) couche limite sur une paroi convexe
Dans le cas de la couche limite sur une paroi concave (fig. 6.10(b)), la vitesse à la paroi est nulle, et la dérivée dv/dr est négative (puisque la vitesse diminue à l’approche de la paroi). La condition d’instabilité est donc bien remplie. En fait, cette condition ne correspond qu’au démarrage de l’instabilité : le fluide perturbé près de la paroi ne peut s’éloigner de celle-ci sans trahir la continuité (conservation de la masse), et il va acquérir un mouvement tridimensionnel conduisant à la formation des tourbillons de Görtler. Ceux-ci sont montrés schématiquement sur la figure 6.11, tirée du livre de Cousteix [57].
Figure 6.11 – Tourbillons de Görtler sur une paroi concave ; l’écoulement va dans la direction x (cliché D. Arnal et J. Cousteix, ONERA)
168
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Lorsque la paroi est convexe (fig. 6.10(c)), on est dans le cas où r et v(r) (donc leur produit) croissent tous les deux avec r. La couche limite est alors stabilisée. Pour une couche limite turbulente développée (où existent des tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux), la concavité de la paroi (qui renforce ces tourbillons par instabilité de Görtler) va intensifier la turbulence de façon importante. Par contre, une paroi convexe diminuera la turbulence, mais pourra conduire aussi au décollement de la couche limite accompagné d’un lâcher de tourbillons intenses. On peut trouver dans le livre de Lesieur et al. [146] des animations de SGE d’écoulements dans des canaux courbes, ce qui correspond à la combinaison des couches concaves et convexes. Nous avons donc montré que l’instabilité de Görtler était un cas particulier des instabilités centrifuges découvertes par Rayleigh. Un autre exemple de ce type d’instabilité concerne l’expérience de Couette-Taylor d’un fluide situé entre deux cylindres dont l’extérieur est fixe et l’intérieur tourne à une vitesse angulaire constante : c’est encore un cas où le critère d’instabilité centrifuge de Rayleigh est satisfait. Si le cylindre tourne suffisamment vite apparaissent des tourbillons alternés en forme de tore ayant pour axe de symétrie l’axe de rotation du cylindre. Ces tourbillons sont représentés schématiquement sur la figure 6.12.
Ω
Figure 6.12 – Tourbillons de Couette-Taylor entre deux cylindres
Pour finir cette section sur l’aérodynamique subsonique, nous présentons sur la figure 6.13 une visualisation d’essais en soufflerie réalisés par Renault pour la mise au point d’un véhicule prototype. On voit, à une vitesse de 90 km/h, une « tomographie » du champ de pression, correspondant à des coupes à différentes distances de la voiture. Chacune de ces coupes montre la moyenne du champ de pression sur une période de temps de trois secondes.
6.3. Aérodynamique subsonique
169
Figure 6.13 – « Tomographie » de la pression réalisée dans des essais en soufflerie pour la mise au point aérodynamique d’un prototype automobile (cliché Renault)
Puisque les basses pressions correspondent, rappelons-le, à des gros tourbillons, on peut ainsi mettre en évidence dans le sillage de la voiture deux tourbillons 14 longitudinaux qui ressemblent aux tourbillons d’aile delta vus précédemment dans ce chapitre. En fait, les mesures montrent que ces derniers sont nés sur les côtés, le long des arêtes du pare-brise. Contrairement à ce qui a été dit dans la première édition, on commence à développer des simulations numériques des grandes échelles d’écoulements presque aussi complexes (voir les calculs du corps d’Ahmed déjà mentionnés) 15 . Les industriels de l’automobile ont aussi défini des cas test simplifiés, sur lesquels on développe à la fois des simulations numériques et des expériences en soufflerie : ceci permet de valider les codes de calcul, et aussi les méthodes de mesure expérimentales. Ces validations sont très stimulantes pour les deux types d’approches, numérique et expérimentale. Les figures 6.14 et 6.15 sont des comparaisons entre une expérience en tunnel hydrodynamique et une simulation des grandes échelles, faites respectivement par des chercheurs de Marseille et Grenoble, sur une « marche en dérapage ». Il s’agit de l’écoulement au-dessus d’une marche descendante qui présente une incidence de 60˚.
14. Notons que Renault ne teste pas seulement des voitures dans ses souffleries : le skieur Michael Prüfer y est également passé, à une vitesse de vent de 200 km/h. Ceci lui a permis de choisir des protections de chaussures minimisant les tourbillons dans son sillage, et de porter à 229 km/h son record du monde de vitesse à ski, lors des Jeux olympiques d’Albertville. 15. Il y a aussi des méthodes de calcul appelées « gaz sur réseau », où le fluide continu est remplacé de manière formelle par des sortes d’atomes ayant des interactions de type Boltzmann respectant certaines lois de thermodynamique statistique. Elles sont utilisées dans certains codes de calcul industriels avec des lois de paroi. De mon point de vue, ces méthodes ne sont pas assez validées pour des écoulements turbulents classiques tels des zones de mélange ou des canaux, et s’appliquent mal aux écoulements compressibles. Enfin la mécanique des milieux continus est un progrès permettant d’échapper aux équations de la dynamique moléculaire, et je ne vois pas pourquoi y revenir quand ce n’est pas utile. Par contre l’équation de Boltzmann est indispensable au-delà de Mach 20.
170
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Figure 6.14 – Vue de dessus de l’écoulement sur une marche en dérapage (angle d’incidence 60˚) ; visualisation de colorant dans le tunnel hydrodynamique de Marseille (cliché C. Béguier, IMST)
Figure 6.15 – Marche en dérapage ; nappes de haute vorticité dans le calcul de la soufflerie numérique de Grenoble (cliché P. Moinat, LEGI)
6.3. Aérodynamique subsonique
171
Cette étude vise à comprendre la naissance des tourbillons sur l’arête du pare-brise dont nous venons de parler. Que ce soit dans l’expérience de laboratoire ou dans l’expérience numérique, on voit bien le tourbillon accroché à la marche (l’écoulement va de la gauche vers la droite). Ces figures montrent beaucoup d’analogies avec l’accumulation d’eau observée en avant des vitres latérales lors de conduite par temps de pluie. La figure 6.16 montre une vue en perspective du tourbillon correspondant au calcul de la figure 6.15, autour duquel s’enroulent les lignes de courant. Comme nous l’avons déjà dit, c’est un grand avantage du calcul par rapport à l’expérience que de pouvoir ainsi explorer le milieu fluide. Mais il y a des progrès expérimentaux importants dans cette direction, avec les peignes comportant de nombreux fils chauds (qui sont extrêmement précis), et les méthodes PIV (Particle Image Velocimetry) numériques.
Figure 6.16 – Vue en perspective des lignes de courant dans le tourbillon de la figure 6.15 (cliché P. Moinat, LEGI)
Une fois les outils mis au point sur ces cas test, qui permettent de comprendre les mécanismes physiques essentiels intervenant dans l’aérodynamique externe d’une automobile, on pourra aborder avec confiance les études concernant des configurations plus proches de la réalité. Le lecteur peut consulter à ce propos l’ouvrage de Gilliéron et Kourta [101].
172
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique Nous avons déjà décrit les principaux mécanismes conduisant à des chocs quand un objet se déplace à des vitesses supersoniques. Une balle de fusil 16 , par exemple, crée aussi divers chocs. Un choc a, comme nous l’avons vu, la propriété de réduire la vitesse et d’augmenter la pression. Il peut aussi générer de la turbulence. En aérodynamique supersonique, l’espace est en général découpé en régions indépendantes séparées par des chocs. Ces régions sont plus ou moins fortement soumises à la compressibilité. Il est donc essentiel de comprendre l’effet de la compressibilité (pour un gaz parfait par exemple) sur les principaux écoulements prototypes (couches de mélange et couches limites) que nous avons déjà considérés, et sur les tourbillons qu’ils engendrent. 6.4.1. Couche de mélange compressible Considérons une couche de mélange dans un gaz parfait compressible, entre deux courants de vitesses U1 et U2 pouvant avoir respectivement des températures T1 et T2 , et des masses volumiques ρ1 et ρ2 différentes. D’un point de vue théorique, Bogdanoff [26] a introduit plusieurs nombres de Mach convectifs de la manière suivante : Soient c1 et c2 les vitesses du son dans les deux courants, différentes s’ils ne sont pas à la même température à cause de la relation (6.1). On peut montrer, en supposant la continuité de la pression dynamique dans les zones de stagnation entre les tourbillons de Kelvin-Helmholtz, que la vitesse de ceux-ci est Uc =
U 1 c2 + U 2 c1 c1 + c2
.
(6.4)
En fait, les deux nombres de Mach convectifs de chaque couche (U1 − Uc )/c1 et (Uc − U2 )/c2 sont alors égaux à Mc =
U1 − U2 U , = c1 + c2 c¯
(6.5)
où 2U est la différence de vitesse et c¯ la vitesse du son moyenne. On retrouve bien Uc = (U1 + U2 )/2 et Mc = U/c dans le cas où les couches sont de même température avec une vitesse du son c. C’est dans ce cas isotherme que nous nous plaçons maintenant. Le principal effet de la compressibilité sur une telle couche de mélange, tel qu’il a été mis en évidence dans les expériences de laboratoire de Papamoschou et Roshko [186] au CALTECH, est la réduction du taux d’élargissement de la couche lorsque Mc augmente. Ceci a des conséquences importantes au niveau de l’aérodynamique externe supersonique, ainsi que pour les propulseurs supersoniques. On peut le comprendre ainsi. Supposons que la couche contienne des tourbillons de Kelvin-Helmholtz bidimensionnels, comme sur la figure 6.17. 16. Supersonique, car il existe aussi des balles subsoniques, plus précises. Dans ce dernier cas, on entend la détonation avant d’être touché...
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique
U1
173
A B
U2
Figure 6.17 – Couche de mélange compressible isotherme Le fluide voyageant de A en B va être comprimé, et sa vorticité va être intensifiée.
Nous venons de voir que pour une couche de mélange compressible isotherme, ces tourbillons sont emmenés vers l’aval avec la vitesse moyenne Uc = (U1 + U2 )/2. Si l’on voyage dans un repère en translation avec les tourbillons, le courant supérieur va à la vitesse U1 − (U1 + U2 )/2 = (U1 − U2 )/2 = U , et le courant inférieur à la vitesse −U . Pour étudier l’influence de la compressibilité sur les tourbillons, il faut considérer ceux-ci un peu comme des objets immergés dans le fluide 17 . Notons que, de ce point de vue, le mélange entre deux courants supersoniques à Mach 2 et Mach 1,4, et de Mach convectif (2 − 1,4)/2 = 0,3, est équivalent à celui entre deux courants subsoniques à Mach 0,8 et 0,2. Ces couches de mélange sont en fait peu affectées par la compressibilité. Considérons maintenant une parcelle fluide voyageant dans le courant supérieur, et passant successivement près d’un tourbillon (région A sur la fig. 6.17) à la zone de stagnation entre les deux tourbillons (région B). Dans le cas incompressible, la région A est à une pression inférieure à la région B, puisque le tourbillon est une zone de basse pression. Ceci reste vrai quand la compressibilité n’est pas trop importante, comme on peut le vérifier par simulation numérique. On montre alors facilement sur la base des équations du mouvement d’un fluide parfait que c’est maintenant la vorticité divisée par la densité qui est un invariant du mouvement 18 . Ceci n’est en fait vrai qu’à condition de pouvoir négliger les effets de différence de densité entre les deux courants (effets baroclines), ce qui est le cas ici : le fluide passant en A (où la vorticité est plus faible qu’au cœur du tourbillon) va être comprimé en arrivant en B, et verra donc sa densité augmenter si l’on suppose le mouvement adiabatique 19 . Il en résulte que la vorticité en B sera plus importante qu’en A, puisque le rapport vorticité sur densité est un invariant du mouvement. Ces considérations permettent donc de montrer que, dans la couche de mélange compressible, il y a production de vorticité entre les tourbillons. Ce mécanisme va à 17. Nous avons déjà vu que, dans un jet par exemple, les tourbillons sont responsables d’émissions d’ondes sonores. 18. En incompressible, on rappelle que la vorticité est conservée dans un mouvement bidimensionnel. 19. Dans un mouvement adiabatique de gaz parfait, la pression croît avec la densité et la température.
174
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
l’encontre de l’instabilité de Kelvin-Helmholtz, qui tend au contraire à renforcer la vorticité au voisinage de A (dans le tourbillon) et à la diminuer dans la zone de stagnation (au voisinage de B). La compressibilité tend donc à contrarier la formation des tourbillons de Kelvin-Helmholtz et leur épanouissement. Les expériences de Papamoschou et Roshko indiquent en fait que le taux d’épanouissement de la couche reste égal à la valeur incompressible jusqu’à un nombre de Mach convectif de 0,4, puis décroît de façon approximativement linéaire jusqu’à un Mach convectif de 1, et enfin au-delà sature à environ 40 % de sa valeur incompressible. Ceci est montré sur la figure 6.18 tirée de l’article de Papamoschou et Roshko [186]. On voit que la turbulence et le mélange turbulent sont diminués par la compressibilité, mais aussi que, à grand nombre de Mach, il subsiste de la turbulence. Celle-ci est moins intense qu’en régime subsonique, mais elle ne doit certes pas être négligée 20 et sa structure doit être étudiée. 1,0 0,8
δ’ω —— δ’ω,0
0,6 0,4 0,2 0
0
0,5
1,0
1,5
2,0
Mc1 Figure 6.18 – Taux d’épanouissement de la couche de mélange compressible expérimentale en fonction du nombre de Mach convectif (avec l’aimable autorisation de A. Roshko et de Cambridge University Press)
Il est impossible dans ces expériences de laboratoire en ambiance compressible, qui sont très difficiles (et nécessitent des souffleries supersoniques très coûteuses et dangereuses d’emploi), de visualiser la structure des tourbillons comme ceci avait pu être fait dans le cas incompressible. C’est là que les simulations numériques sont un outil irremplaçable : le seul risque lorsque l’on augmente les nombres de Mach ou de Reynolds dans un code de calcul est une « explosion » du calcul par divergence numérique 21 . Une fois ces problèmes résolus, on peut étudier numériquement dans 20. On a vu au début du lancement du programme Hermès certains protagonistes décréter que la turbulence disparaissait en régime hypersonique, et qu’il fallait donc faire disparaître les études de turbulence du projet. En fait, un des plus grands spécialistes mondiaux des écoulements compressibles, l’américain Morkovin, affirme que la turbulence existe en régime compressible jusqu’à des nombres de Mach de l’ordre de 15. Il apparaît maintenant qu’un des points de sureté les plus cruciaux lors de la rentrée atmosphérique des avions spatiaux concerne la tenue du volet arrière et des gouvernes aux sollicitations thermiques turbulentes (voir la fin de ce chapitre). Ces problèmes se sont aussi manifestés pour les navettes américaines. 21. Ce qui est moins dangereux que l’explosion de la soufflerie.
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique
175
ses moindres détails la modification de la structure des couches de mélange quand le nombre de Mach convectif augmente. Les simulations numériques des grandes échelles d’une couche de mélange temporelle (périodique dans la direction de x) faites en 1992 par le chercheur grenoblois Y. Fouillet [80] ont alors montré que, lorsque le nombre de Mach convectif est inférieur à 0,7, la couche de mélange contient des gros tourbillons cohérents oscillant suivant l’envergure en opposition de phase, et présentant le même genre de défauts que dans le cas incompressible (voir chap. 4). Nous rappelons que ces défauts sont dus à des appariements localisés entre tourbillons (appariement hélicoïdal). Au-dessus d’un Mach convectif de 0,7, un phénomène très intéressant se produit : l’appariement hélicoïdal disparaît, inhibé par la compressibilité 22 , et l’écoulement se réduit à de gros tourbillons en forme de Λ décalés vers l’aval, un peu comme les tourbillons de couche limite montrés antérieurement. Un calcul correspondant à un Mach convectif de 1 est présenté sur la figure 6.19, avec une vue de dessus des lignes tourbillon (gauche) et des basses pressions (droite). L’écoulement du haut va de la gauche vers la droite, et celui du bas de la droite vers la gauche.
Figure 6.19 – Simulation numérique d’une couche de mélange temporelle compressible à nombre de Mach convectif de 1 (cliché Y. Fouillet, LEGI)
On observe que les dépressions ne suivent plus les hautes vorticités dans la pointe du Λ, mais se reconnectent en tubes longitudinaux. C’est un exemple où un effet extérieur (ici la compressibilité du gaz) supprime la corrélation entre haute vorticité et basse pression à laquelle nous nous étions habitués jusqu’à présent. Nous verrons au chapitre suivant un autre exemple de ce phénomène lorsqu’un fluide sera soumis à une rotation d’ensemble. Dans une telle structure où l’appariement hélicoïdal n’existe plus, la turbulence est moins intense puisqu’il n’y a plus tous les étirements tourbillonnaires secondaires créés par cet appariement. On comprend mieux alors pourquoi l’intensité et l’épanouissement de la zone turbulente est réduite de plus d’un facteur 2 dans les expériences de 22. La compressibilité, qui, comme nous l’avons vu, tend à empêcher la formation des tourbillons, va aussi inhiber l’appariement de ceux-ci s’ils ont réussi à se former.
176
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Roshko quand le Mach convectif passe de 0,4 à 1. Au-delà, on pouvait penser sur la base de ces calculs que la turbulence avait une structure universelle sous la forme de ces tourbillons en Λ décalés déjà décrits, qui ne se modifie plus quand le nombre de Mach est encore accru. En fait, des simulations plus récentes (toujours pour une couche temporelle) faites à Grenoble par Beer [17] montrent une structure tourbillonnaire extrêmement désorganisée, pour des nombres de Mach convectifs allant de 0,2 à 0,8. Ces résultats sont publiés en noir et blanc dans le livre de Lesieur et al. [146] (p. 141 et suivantes). Nous montrons ici sur la figure 6.20 une planche présentant quatre reproductions couleur de ces calculs SGE de Q coloré par la vitesse longitudinale. Initialement, il y a 12 longueurs d’onde fondamentales, ce qui est très important. Il est clair que la compressibilité réduit la taille des structures et tridimensionnalise la turbulence. Enfin le lecteur plus spécialisé trouvera d’autres détails théoriques et expérimentaux sur les couches de mélange compressibles dans Lesieur [147] (p. 489 et suivantes). Dans les chambres de combustion des réacteurs d’avion et des moteurs-fusées, le mélange entre les comburants se fait dans des couches de mélange et des jets, et la formation des tourbillons spiraux de Kelvin-Helmholtz est importante pour que la combustion s’opère dans de bonnes conditions. En effet, la réaction chimique ne peut se faire que dans les zones de très forts gradients de concentration, sièges d’une diffusion moléculaire intense. Ces interfaces occupent bien sûr une surface importante si elles s’enroulent en spirale autour des tourbillons. Il est donc encourageant pour le développement de la propulsion supersonique et hypersonique de voir que des tourbillons existent toujours à des nombres de Mach égaux ou supérieurs à 1. En fait, les simulations numériques précises très fines d’une couche temporelle qui viennent d’être présentées montrent l’existence d’une turbulence compressible très active à toute petite échelle qui pourrait favoriser la combustion. Les spécialistes de ce problème disent avoir besoin d’une turbulence tridimensionnelle à toute petite échelle. Mais l’approximation d’une couche de mélange temporelle s’éloigne trop de la réalité. Nous présentons maintenant des SGE (modèle de la fonction de structure filtré) de jets ronds compressibles subsoniques et supersoniques dans un gaz parfait. Ce que nous appelons le jet « libre » est un jet initialisé en amont par un profil de vitesse en tangente hyperbolique auquel on superpose un faible bruit blanc. Le nombre de Reynolds moléculaire est de 36 000. Le code de calcul utilisé est le code de Grenoble COMPRESS (avec une méthode des caractéristiques et une zone éponge en aval). On montre sur la figure 6.21 une visualisation des isosurfaces de Q colorées par ωx dans le cas subsonique (Mach 0,7) en haut et supersonique (Mach 1,4) en bas.
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique
Figure 6.20 – Isosurfaces de Q colorées par la vitesse longitudinale dans la SGE d’une couche de mélange temporelle compressible faite par Beer [17] Haut : gauche, Mc = 0,2, droite, Mc = 0,4 ; bas : gauche, Mc = 0,6, droite, Mc = 0,8 (tiré de Lesieur [146], p. 141-142, et reproduit avec l’aimable autorisation de Cambridge University Press et l’accord de A. Beer, LEGI)
177
178
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Figure 6.21 – Simulation des grandes échelles d’un jet rond compressible à Reynolds 36 000 Haut : Mach 0,7 ; bas : Mach 1,4 (cliché M. Maidi, LEGI)
Ces résultats dus à Maidi et Lesieur [162] appellent plusieurs conclusions. Le jet supersonique est bien plus focalisé que le subsonique, avec un accroissement de la longueur du cône potentiel. Ceci est en accord avec l’inhibition de l’instabilité de Kelvin-Helmholtz par la compressibilité, et des expériences décrites dans le livre de Gatski et Bonnet [97]. Dans le cas subsonique (dont le nombre de Mach convectif est de 0,35 et qui est peu affecté par la compressibilité), on voit très bien la dynamique tourbillonnaire du jet : lâcher de jolis anneaux tourbillonnaires toriques, qui semblent ensuite être soumis à l’appariement hélicoïdal et étirer des tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux. Le Mach convectif du jet supersonique est de 0,7. Ces deux jets sont typiques des turboréacteurs d’avion. 6.4.2. Couche limite compressible On trouvera dans les livres de Lesieur et al. [146] (p. 149 et suivantes) et Lesieur [147] (p. 496 et suivantes) beaucoup d’informations sur des couches limites et écoulements de paroi faiblement ou fortement compressibles. Il est clair aussi que les grands progrès des moyens de simulation numérique ont permis d’aller plus loin que certains résultats
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique
179
présentés dans la première édition, que je donnerai en essayant de les discuter. Là encore, la compressibilité favorise l’étirement de tourbillons en Λ décalés, et la naissance des toutes petites échelles. Ceci se produit même quand les perturbations ou la turbulence résiduelle existant dans l’écoulement amont sont quasi bidimensionnelles. La raison en est que la compressibilité favorise (au-delà d’un certain nombre de Mach) le développement des perturbations tridimensionnelles par rapport aux perturbations bidimensionnelles. Pour une couche limite compressible, le nombre de Mach que l’on considère est celui basé sur la vitesse de l’écoulement et du son à l’infini (nombre de Mach extérieur). Les simulations de la soufflerie numérique de Grenoble faites par Normand [181] présentées sur la figure 6.22 montrent, à Mach 5, la transition à la turbulence sur une plaque plane thermiquement isolante : on part en amont (à gauche de la figure, laquelle est vue de dessus) d’une onde quasi bidimensionnelle, sur laquelle est superposée une perturbation aléatoire tridimensionnelle de très faible amplitude ; cette onde est visible sur la figure 6.22 (haut), qui montre les fluctuations de vitesse longitudinale (par rapport à la vitesse moyenne) positives (en rouge) et négatives (en vert). On voit comment l’onde quasi bidimensionnelle amont donne naissance en aval à des courants longitudinaux de haute et basse vitesses, qui semblent être la signature de tourbillons en épingle à cheveux décalés tels qu’ils ont été décrits au chapitre 4. La figure 6.22 (bas) montre une vue de dessus agrandie du module de la vorticité dans la région de transition, qui confirme bien cette géométrie. Nous verrons plus loin comment ces résultats fondamentaux s’appliquent dans le cas d’une navette spatiale.
Figure 6.22 – Simulation numérique de la transition dans une couche limite supersonique à Mach 5 : haut, section horizontale de la vitesse longitudinale (vert, basse vitesse ; rouge, haute vitesse) ; bas, vue en perspective du module de la vorticité (cliché X. Normand, LEGI)
180
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Je précise aussi que le calcul de la figure 6.22 n’a pu être réalisé que grâce à une simulation numérique des grandes échelles (voir chap. 5). En effet, les nombres de Reynolds critiques de transition à la turbulence pour un tel Mach sont trop élevés pour permettre une simulation numérique directe. Le modèle de turbulence sousmaille choisi est le modèle de la fonction de structure présenté au chapitre précédent. Il est clair que ces calculs devraient être refaits à beaucoup plus haute résolution, et que la seule question posée est un financement de la recherche sur les écoulements hypersoniques. Enfin la figure 6.23 montre une autre simulation des grandes échelles faite par David [59] (utilisant le même modèle sous-maille) de la turbulence sur une plaque inclinée de 10˚ par rapport à l’écoulement amont et chauffée (à une température de 3 fois la température extérieure), à un nombre de Mach extérieur de 0,5. Il s’agit donc ici d’un calcul peu compressible, puisque les vitesses près de la paroi sont très largement subsoniques. Chauffer le gaz ne provoque pas ici de convection thermique (celle-ci est négligeable devant l’entraînement longitudinal), mais accélère la transition à la turbulence. Ceci est dû à une modification du critère de stabilité de Rayleigh des écoulements parallèles présenté au chapitre 2 : dans le cas incompressible, il fallait que la dérivée seconde de la vitesse de base par rapport à la distance à la paroi, u(y), s’annule quelque part, donc que le profil de vitesse de base présente un (d2 /dy 2 )¯ point d’inflexion. Pour des écoulements compressibles ou à fortes variations de densité, ce critère est transformé : c’est (d/dy)[ρ(d/dy)¯ u] qui doit s’annuler. Ceci n’est possible que si la densité est fonction croissante de y, donc si la plaque est chauffée. Physiquement, cette instabilité est due à des effets baroclines. On voit là encore sur la figure 6.23 l’apparition de cette structure très caractéristique formée de gros tourbillons en Λ décalés.
Figure 6.23 – Simulation numérique de la turbulence dans une couche limite inclinée faiblement compressible (Mach 0,5) sur une plaque plane chauffée (cliché E. David, LEGI)
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique
181
6.4.3. Avion spatial Comme nous l’avons déjà dit auparavant, Hermès, déjà présenté au chapitre 5, n’a été qu’une navette spatiale fictive. Nous montrons cependant à titre d’exemple cet avion, ainsi que des calculs de SGE de rampe de compression faits à Grenoble pour ce programme. Il est clair aussi en 2011 que les navettes spatiales sont peu d’actualité avec l’abandon probable du programme aux États-Unis. Mis sur orbite par la fusée Ariane 5, il était prévu qu’Hermès revienne sur Terre en planant. Nous avons vu au chapitre 2 que, à grande vitesse, l’air 23 au voisinage immédiat de la navette (à une distance de l’ordre de 30 cm) va être porté à des températures de 3 000 K. Grâce aux effets de rayonnement, les parois de l’aéronef ne dépasseront pas 1 500 K environ, ce qui est à la limite de résistance du matériau. En fait on peut calculer, par résolution de l’équation de Navier-Stokes stationnaire, la distribution de température moyenne à la paroi d’Hermès. Une telle carte est présentée sur la figure 6.24.
Figure 6.24 – Simulation numérique de l’échauffement autour d’Hermès pendant la rentrée dans l’atmosphère, depuis 120 km d’altitude jusqu’à 20 km L’écoulement est ici supposé laminaire (cliché Dassault).
23. C’est en fait de l’oxygène dissocié.
182
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
On y voit la température sur la navette pendant toute la phase de rentrée, depuis 120 km jusquà 20 km d’altitude, et il est clair que l’altitude critique se situe entre 80 et 60 km. Ces calculs ne donnent des informations que sur des moyennes. Mais il ne faut pas que de trop fortes fluctuations turbulentes du fluide dans les couches limites viennent mettre le fluide chaud extérieur au contact de la paroi. Comme nous l’avons déjà dit, le risque existe surtout pour la gouverne arrière 24. Prenons un exemple typique où l’avion est à un nombre de Mach extérieur de 21, à une altitude d’environ 69 km. L’effet du choc avant est de réduire les vitesses, en sorte que le nombre de Mach au niveau de la gouverne arrière sera de l’ordre de 3. Notons que cette valeur est supérieure à 1, car il s’agit d’un choc oblique 25 . À l’arrivée sur la gouverne, l’écoulement au voisinage de l’intrados est dévié par le dièdre ainsi créé, avec production d’un choc. Ce choc va faire décoller la couche limite, qui va se détacher en couche de mélange, et venir se rattacher sur le volet. La turbulence ainsi créée va être intensifiée par instabilité de Görtler (voir ci-dessus), du fait de la concavité de la paroi induite par la présence de la gouverne. Les responsables de l’aérothermodynamique d’Hermès craignaient en particulier l’apparition de tourbillons longitudinaux responsables de fortes fluctuations de température pouvant endommager la gouverne. Ces phénomènes ne sont accessibles qu’à la simulation numérique directe ou des grandes échelles. En fait, la configuration exacte du volet arrière, avec des conditions de vitesse et température proches d’Hermès à une altitude de 50 km (Mach 10, Mach de la gouverne 2,5), a été simulée à Grenoble. À cette altitude, il n’y a plus de problèmes sur la tenue thermique de la gouverne, mais ce calcul permettra de valider le logiciel de simulation numérique, par comparaison avec une expérience faite à l’ONERA dans la soufflerie R3CH de Chalais-Meudon. Les résultats du calcul fait par David [59] sont montrés sur la figure 6.25. On y voit, à un nombre de Mach local de 2,5, une coupe perpendiculaire à la paroi du champ de vorticité longitudinale et de la température. Dans la réalité, ces structures sont en fait dirigées vers le bas. Les structures en champignon ainsi représentées attestent bien de la présence de tourbillons de Görtler alternés. Ceux-ci sont bien entendu visibles sur le champ de vorticité lorsqu’on le visualise à trois dimensions, comme le montre la figure 6.26. Leur action est également manifeste sur la figure 6.27, qui montre une carte du flux de chaleur adimensionné à la paroi 26 , avec effet de profondeur : les pics rouges correspondent à des valeurs intenses du flux, cinq fois supérieures aux valeurs qui peuvent être calculées par des méthodes basées sur les modèles industriels classiques de la turbulence. Ce calcul était un peu préliminaire. Plus de détails théoriques sur les distributions de température sont donnés dans Lesieur et al. [146] (p. 174) et [147] (p. 498). Il est dit que ce type de tourbillon longitudinal peut ramener du fluide extérieur à 3 000 K et le porter à la paroi à une température supérieure, et que ceci peut détruire n’importe quel matériau. Mais il faudrait considérer aussi l’effet du rayonnement. 24. Encore que, lors du retour de la navette spatiale américaine Discovery, on se soit aperçu que les tuiles au-dessus de la cabine de pilotage avaient été très endommagées par la turbulence créée après décollement en aval du cokpit. Nous devons aussi rappeler la triste désintégration de la navette Columbia en 2003 lors de son retour dans l’atmosphère, avec perte de tout l’équipage. 25. On rappelle que derrière un choc droit le Mach est inférieur à 1. 26. C’est le nombre de Stanton, équivalent pour la température au coefficient de frottement pour la vitesse.
6.4. Aérodynamique supersonique et hypersonique
183
Norme de la vorticité
(m) 2,1 2,05 2 1,95 0
0,2
0,4
0,6
0,8 (m)
0,6
0,8 (m)
Température statique
(m) 2,1 2,05 2 1,95 0
0,2
0,4
Figure 6.25 – Simulation numérique d’une coupe du champ de vorticité longitudinale (a) et de température (b) sur la gouverne arrière d’Hermès, lors de sa rentrée atmosphérique (cliché E. David, LEGI)
Figure 6.26 – Vue en perspective des tourbillons alternés sur le volet arrière d’Hermès dans le calcul de la figure 6.25 (cliché E. David, LEGI)
184
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Figure 6.27 – Simulation numérique du flux de chaleur instantané à la paroi sur la gouverne arrière d’Hermès (cliché E. David, LEGI)
C’est certainement une bonne idée de ne pas poursuivre les programmes internationaux de navette spatiale.
6.5. Contrôle de turbulence Commençons par quelques chiffres très simples : en réduisant de 20 % la traînée aérodynamique des avions, trains et automobiles, leur consommation énergétique serait réduite d’environ 10 %. Au niveau mondial, il s’agirait d’une économie considérable. Ceci montre toute l’importance du contrôle de turbulence en aérodynamique externe, et aussi en combustion pour le développement de moteurs thermiques moins polluants. Nous avons aussi parlé de l’importance du développement des véhicules électriques ou hybrides. Contrôler la turbulence constitue certainement l’application la plus importante de toutes les études fondamentales que nous avons évoquées jusqu’ici. Il faut en particulier contrôler les tourbillons cohérents, pour les intensifier (en combustion et génie chimique) 27 , ou les réduire (en aérodynamique, acoustique et hydroélasticité). À défaut de pouvoir supprimer les tourbillons, on peut chercher à modifier leur forme et 27. Remarquons quand même que l’on a aussi besoin parfois d’une turbulence tridimensionnelle à toute petite échelle pour favoriser le mélange.
6.5. Contrôle de turbulence
185
leur organisation. Comme nous l’avons vu, une structure de tourbillons disloqués dans les jets est favorable pour réduire le bruit des turboréacteurs. Dans une couche limite, on peut, en forçant l’écoulement en amont, provoquer un arrangement de tourbillons en phase, mais il sera difficile d’empêcher la réorganisation en tourbillons décalés une fois que la turbulence se sera développée. Le contrôle de la turbulence est une science encore embryonnaire et très largement empirique. Cependant, le développement des simulations numériques, des expériences de laboratoire et des théories mathématiques de contrôle optimal sont à l’origine de progrès importants. Je ne donnerai pas un aperçu global des techniques de contrôle, mais me contenterai de donner quelques exemples concernant les couches limites. Le contrôle dans les jets incompressibles et compressibles est discuté dans le livre de Lesieur et al. [146]. 6.5.1. Contrôle dans les couches limites En aérodynamique, l’aspiration des couches limites permet de retarder leur décollement. Pour réduire la traînée, beaucoup de recherches ont aussi été faites sur les surfaces auto-adaptables, ainsi que sur les injections de polymères à la paroi, qui réduisent la turbulence. On s’est aussi beaucoup intéressé à ce qui permettait aux dauphins ou requins de nager si vite. Il semble bien que ce soit dû à leur peau garnie par endroits de fines rainures longitudinales. En effet, le moyen le plus efficace de réduire la traînée en aérodynamique et en hydrodynamique sont les riblets (littéralement « côtelettes »). Il s’agit de fines rainures placées longitudinalement (dans le sens du courant) sur la paroi, comme le velours côtelé. Leur nature peut varier, mais on utilise surtout des formes triangulaires. Empiriquement, on est arrivé à une largeur optimale des riblets de l’ordre de 10 à 20 épaisseurs de sous-couche visqueuse δv introduite au chapitre 4. Des essais en soufflerie et sur des avions en vol montrent que les riblets réduisent la traînée d’environ 6 à 8 %. Dans l’air, on a vu au chapitre 4 que δv est de l’ordre du micron), les riblets ont donc une taille de l’ordre de 10 à 20 microns. Dans l’eau, leur taille est de 0,1 à 0,2 mm. Lors de la finale de la Coupe de l’America gagnée en 1986 face aux Australiens, Dennis Conner en avait équipé la quille de son bateau Stars and Stripes (fig. 6.28). Ceci faisait les gros titres des journaux, à une époque où les états-majors du monde entier faisaient voler dans le plus grand secret des avions équipés de riblets. En fait, on ignorait par quels mécanismes les riblets pouvaient réduire la traînée. On parlait en général de relaminarisation à la paroi. Une découverte numérique faite par Moin et ses collègues [47] au Centre de recherche sur la turbulence à l’université Stanford et à la NASA pourrait bien avoir levé ce mystère. Ceux-ci ont fait une simulation numérique directe de l’écoulement turbulent dans un canal dont la paroi inférieure était équipée de riblets, alors que la paroi supérieure était plane. Notons d’abord que dans les calculs de couche limite turbulente, les tourbillons longitudinaux ont un diamètre d’environ 25 δv . Deux calculs ont été faits, respectivement avec des riblets de
186
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Figure 6.28 – Stars and Stripes à l’entraînement (cliché C. Agnus, avec l’aimable autorisation de L’Express)
40 et 20 δv . Le premier calcul (fig. 6.29 (haut)) montre des tourbillons longitudinaux situés dans les vallées entre les riblets. Le frottement sur la paroi inférieure est alors plus grand que celui sur la paroi plane supérieure. Dans le deuxième cas (fig. 6.29 (bas)), les tourbillons sont au-dessus des riblets, et le frottement est réduit par rapport à la paroi plane. On peut alors expliquer l’action des riblets de la façon suivante : si leur taille est supérieure au diamètre des tourbillons longitudinaux, ces derniers seront piégés dans les vallées, et frotteront de façon plus importante sur la paroi que si celle-ci était plane. Si au contraire les riblets sont plus fins, les tourbillons longitudinaux seront contraints d’évoluer au-dessus des pointes. Ils n’entreront en contact avec la paroi que par celles-ci, et auront donc un frottement réduit. Les résulats des simulations numériques directes incompressibles présentées ci-dessus ont été confirmés par des simulations des grandes échelles en canal faiblement compressible (Mach 0,33) par Hauët [107]. Des détails sur ces calculs sont donnés dans Lesieur et al. [146] (p. 163 et suivantes). La figure 6.30 montre une section droite des champs de vitesse dans ces calculs : les riblets sont ici deux fois moins hauts que larges. Leur largeur est respectivement 44 et 22 δv . Les riblets représentent un moyen attrayant de réduire la traînée. On peut cependant s’interroger sur leur viabilité économique en aéronautique, le coût d’installation et d’entretien risquant d’être élevé 28 .
28. Ils ont par contre beaucoup d’applications à la natation de compétition avec la production des maillots de bain en peau de requin.
6.5. Contrôle de turbulence
187
Figure 6.29 – Section droite du champ de vorticité dans la simulation numérique directe d’un canal incompressible muni de riblets : haut, taille 40δv ; bas, taille 20δv (cliché J. Kim et P. Moin, CTR Stanford/NASA-AMES)
188
Chapitre 6 – Turbulence aérodynamique
Figure 6.30 – Section droite du champ de vitesse dans la simulation des grandes échelles d’un canal muni de riblets à Mach 0,33 : haut, taille 44δv ; bas, taille 22δv (tiré de Lesieur et al. [146], p. 166, et reproduit avec l’aimable autorisation de Cambridge University Press et l’accord de G. Hauët, LEGI)
Ceux-ci font l’objet aussi de polémiques dans les règlements de la Fédération internationale de natation. Il est dit (en 2011) que ces maillots n’avantagent pas les nageurs (ou nageuses), mais certains sont cependant interdits. Il semble pourtant, avec les résultats des calculs ci-dessus, que les rainures conduisent bien à des réductions de traînée non négligeables. On pourrait envisager d’autres méthodes dynamiques de contrôle, où des capteurs détectent des modifications de l’écoulement au niveau de sa pression, de sa température, de sa vitesse ou d’autres paramètres. D’autres capteurs agissent alors, par injection ou aspiration de fluide par exemple, pour optimiser la structure de l’écoulement et réduire la traînée. Ces méthodes de contrôle actif seront mises au point grâce à un recours intensif au calcul scientifique, avec des validations expérimentales en laboratoire et in situ. Il est cependant clair en 2011 que la crise de l’aéronautique industrielle a certainement réduit les investissements faits dans ces directions.
Chapitre 7
Fluides de l’environnement 7.1. Introduction Nous avons déjà illustré abondamment les chapitres précédents par des exemples pris dans l’environnement terrestre (l’atmosphère, l’océan, l’intérieur du globe), planétaire ou galactique. Nous allons dans ce chapitre essayer de présenter une synthèse de la dynamique de ces fluides de l’environnement, en nous axant principalement sur les lois qui régissent l’atmosphère et les océans terrestres. Nous garderons bien entendu un point de vue turbulent : en effet, bien que les forçages soient en général périodiques (les saisons par exemple), la réponse de ces milieux se fait très souvent sous forme de turbulence 1 , à cause de l’amplification non linéaire par les équations du mouvement de petites perturbations aléatoires superposées au forçage. Nous allons donc ici examiner les caractères généraux de la circulation des fluides de l’environnement, en expliquant les principaux processus qui gouvernent cette dynamique.
7.2. Atmosphère terrestre : généralités Nous avons parlé dans les chapitres précédents de certains phénomènes météorologiques à petite ou moyenne échelle. Nous nous intéressons maintenant aux mouvements d’échelle horizontale de l’ordre de plusieurs centaines de kilomètres, ou supérieure. Il faut d’abord noter que l’essentiel de la masse de l’atmosphère est situé dans les 20 premiers kilomètres d’altitude. L’élancement (échelle horizontale divisée par échelle verticale) est donc supérieur à 20, si bien que la météorologie à grande échelle se déroule en fait sur une mince coquille sphérique. Il faut cependant distinguer la circulation au voisinage des tropiques, caractérisée par de forts mouvements verticaux dus à la convection thermique, et la circulation aux latitudes moyennes, faite de mou-
1. Au sens où ce mot a été défini au chapitre 1, c’est-à-dire imprédictabilité, mélange et spectre de mouvements large.
190
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
vements quasi horizontaux (sur une sphère). Ces derniers sont souvent accompagnés de mouvements verticaux importants à plus petite échelle dans des fronts thermiques. 7.2.1. La circulation de Hadley Cette circulation, attribuée à Hadley (1735), semble en fait avoir été proposée par Halley en 1686. On suppose que, du fait du chauffage intense existant dans la zone intertropicale, l’air va s’élever en rouleaux de convection alternés, c’est-à-dire tournant en sens opposés. Ces « rouleaux » sont très aplatis, puisque nous sommes sur une coquille très mince. Leur épaisseur est de l’ordre de 12 à 15 km. La longueur d’onde horizontale du forçage est évidemment la distance entre le tropique du Cancer et celui du Capricorne, alternativement chauffés tous les six mois. Se développent donc de part et d’autre de l’équateur deux cellules de Hadley équatoriales, l’une boréale et l’autre australe. Ces cellules sont bien observées dans l’atmosphère, et elles s’étendent de l’équateur, où l’air chaud monte, au tropique, où l’air plus frais redescend. En fait, il se forme deux autres rouleaux de convection aux latitudes moyennes, appelés cellules de Ferrel. Ces deux cellules (une pour chaque hémisphère), tournent évidemment en sens inverse de la cellule de Hadley correspondante. Elles ont une intensité beaucoup plus faible. 7.2.2. Les alizés Les cellules de Hadley sont, du fait de la rotation de la Terre, responsables d’un système de vents permanents d’est en ouest sous les tropiques, les alizés, que l’on explique comme suit. Nous faisons de la météorologie dans un repère en rotation avec la Terre. Lorsque l’on fait de la mécanique dans un repère tournant, il faut inclure dans les forces appliquées au système la force centrifuge et la force de Coriolis. En dynamique des fluides de l’environnement, la force centrifuge due à la rotation de la Terre ne dépend que de la position du système, et correspond à un potentiel, comme la gravité newtonienne. Elle peut être regroupée avec celle-ci sous forme d’une gravité → u est généralisée 2. La force de Coriolis 3 par unité de masse du fluide de vitesse − → − − → − 4 → donnée par −2 Ω × u , où Ω est le vecteur rotation de la Terre . Le symbole × est le produit vectoriel de deux vecteurs déjà introduit au chapire 2, et dont nous → − → rappelons la définition : − a × b est le vecteur de support perpendiculaire au plan → − → − formé par a et b , orienté par la règle « du tire-bouchon », et de module égal à l’aire du parallélogramme formé par les deux vecteurs. Lorsque vous vous déplacez sur un 2. C’est la correction de gravité due à la force centrifuge qui a donné à la Terre sa forme de sphéroïde aplati aux pôles. 3. Comme Navier, Gaspard-Gustave de Coriolis (1792-1843) fut élève à l’École polytechnique, puis professeur de mathématiques dans cette école. Il y a bénéficié des idées de Laplace sur l’effet de la rotation des planètes pour l’étude des machines tournantes. Il ne s’agit donc pas, comme l’affirmait un professeur de mathématiques spéciales plaisantin, d’un guerrier grec doté d’une force peu commune. 4. Ce vecteur a pour support l’axe de rotation de la Terre et pour intensité la vitesse angulaire de rotation de celle-ci sur elle-même.
7.2. Atmosphère terrestre : généralités
191
manège par exemple, la force de Coriolis va tendre à vous pousser vers l’extérieur si vous tournez dans le même sens, et vers l’intérieur si vous tournez à contre-sens 5. À cause de la force de Coriolis, tout mouvement tendant à se développer à la surface de la Terre dans une certaine direction sera dévié vers la droite dans l’hémisphère nord et vers la gauche dans l’hémisphère sud. C’est ainsi que l’air à la base des deux cellules de Hadley, voyageant à basse altitude du tropique vers l’équateur, sera dévié vers l’ouest, pour donner les alizés, système de vents d’est. Notons que, aux latitudes moyennes, l’air à la base des cellules de Ferrel sera quant à lui dévié vers l’est, pour donner un système de vents d’ouest. Au sommet des cellules de Hadley existe une circulation d’ouest, en sens inverse des alizés. Par contre la circulation au sommet des cellules de Ferrel est également d’ouest, à cause des jet streams dus à la conjugaison de la rotation de la Terre et du chauffage différentiel entre les tropiques et les pôles (voir plus loin § 7.3.1). Nous venons de décrire une circulation moyenne (sur une année par exemple). En fait ce système subit des variations saisonnières : lors de l’été dans un hémisphère, la source de chaleur à l’origine de la convection thermique se déplace vers le tropique correspondant (tropique du Cancer pour l’été de l’hémisphère nord, tropique du Capricorne pour l’hiver correspondant), et le système de cellules de Hadley suit ce déplacement. Ceci est visible sur la figure 7.1, tirée de Palmen et Newton [185], qui montre dans l’hémisphère nord une mesure du flux moyen de masse méridional en fonction de l’altitude et de la latitude. On peut ainsi visualiser le système de cellules de Hadley et de Ferrel. Sur la figure 7.1(a), qui correspond à l’hiver, on aperçoit une forte cellule de Hadley boréale qui mord sur l’équateur, et une faible cellule de Ferrel au nord. Cette dernière est environ dix fois moins intense que la cellule de Hadley. Sur la figure 7.1(b), correspondant à l’été, on voit le déplacement vers le nord des cellules de Ferrel et Hadley boréales. Cette dernière se trouve très affaiblie. Au contraire, la cellule de Hadley australe mord maintenant sur l’hémisphère nord, et est très intense. Toujours dans l’hémisphère nord, les alizés d’été s’affaibliront, alors que les alizés d’hiver seront renforcés. Ces derniers peuvent alors franchir l’équateur, où la force de Coriolis renversera leur direction vers l’est : c’est le phénomène de la mousson. Ainsi, la mousson d’été en Inde correspond à la saison des pluies, puisque les vents dominants sont du sud-ouest, et ils arrivent sur le continent chargés de la vapeur d’eau emmagasinée lors de leur passage sur l’océan surchauffé. Notons enfin que les cellules de Hadley sont très aplaties verticalement, puisque leur envergure horizontale est de l’ordre de la distance entre l’équateur et les tropiques (environ 2 500 km), alors que leur hauteur est de 12 à 15 km.
5. C’est ainsi qu’un océanographe français s’est un jour fracturé le genou sur la grande plaque tournante (plaque Coriolis) de l’Institut de mécanique de Grenoble, dont la rotation l’a expulsé. Question pour vérifier que vous avez compris : dans quel sens tournait-il ?
192
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement mbar 100 200 300 400 500
(a)
600 700 – 25
800
– 125
0
25
50
75 100 125 150 175 200
225
900 1000 90° N mbar 100
80°
70°
60°
50°
40°
30°
20°
10°
E
0
200 300
75
125
400 500
(b)
600 700 – 25
– 25
0
– 25
– 25
0
25
50 100
150
175
800 900 1000 90° N
80°
70°
60°
50°
40°
30°
20°
10°
E
Figure 7.1 – Visualisation de la section verticale des cellules de Hadley et de Ferrel dans l’hémisphère nord : (a) hiver ; (b) été (d’après Palmen et Newton [185])
7.2.3. Hautes et moyennes latitudes Sous ces latitudes, et malgré l’existence des cellules de Ferrel, les mouvements atmosphériques à grande échelle sont quasi horizontaux. Ils se présentent sous la forme de tourbillons tournant autour des zones de haute ou basse pression, dans le sens anticyclonique pour les hautes pressions, et cyclonique pour les basses pressions. La figure 1.2 montre un tel tourbillon. Ceci est dû à l’équilibre géostrophique, que nous allons expliquer maintenant.
7.3. Équilibre géostrophique Les notions présentées maintenant s’appliquent à l’atmosphère, l’océan, et parfois d’autres planètes. Nous considérons, sur la calotte mince sphérique constituant le fluide, un tourbillon de → vorticité (dans le repère lié à la Terre) − ω . On suppose que ce tourbillon (de rayon R) → − est à une latitude φ. Soit U la vitesse du fluide à l’extérieur du tourbillon. Il est facile
7.3. Équilibre géostrophique
193
de vérifier que la projection de la force de Coriolis sur le plan du tourbillon a pour → − → expression −f − n × U , où → − n est le vecteur unitaire vertical local (voir fig. 7.2(a)), et f = 2 Ω sin φ est appelé le paramètre de Coriolis. → − La parcelle fluide de vitesse U (supposée de masse unité) est, dans le plan horizontal, en équilibre sous l’effet : du gradient de pression (1/ρ)dp/dR, de la force de Coriolis horizontale, de la force centriguge U 2 /R dans son mouvement de rotation autour du tourbillon (fig. 7.2(b)).
(a)
(b)
Ω
U ω
U2 R fU 1 dP ρ dR
n R
u Φ
Figure 7.2 – Schéma d’un tourbillon en équilibre géostrophique
L’équilibre géostrophique concerne le cas où cette force centrifuge est négligeable devant la force de Coriolis, ce qui correspond à la relation U 1 fR
(7.1)
.
Sous cette condition, on obtient donc : U=
1 dp ρf dR
,
(7.2)
qui montre que, si le tourbillon est un minimum de pression, dp/dR sera positif, et la rotation sera cyclonique (U positif). Si le tourbillon est un maximum de pression,
194
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
dp/dR sera négatif, et la rotation sera anticyclonique (U négatif) 6 . On voit ainsi que, dans le cadre de l’approximation d’équilibre géostrophique, les perturbations cycloniques sont des dépressions, et les anticyclones des pics de pression. Ceci constitue une différence importante par rapport au cas des fluides non tournants, où tous les tourbillons étaient des dépressions quelque soit leur sens de rotation. Le nombre U/f R introduit dans l’équation (7.1) est appelé le nombre de Rossby. C’est lui qui fixe le degré de validité de la relation d’équilibre géostrophique, et la précision de la relation (7.2). Prenons par exemple, à une latitude de 45˚, une dépression atmospérique de rayon R = 1 000 km où les vents soufflent à une vitesse de 100 km/h (soit 30 m/s). Le paramètre de Coriolis f est alors de l’ordre de 10−4 radians par seconde, et le nombre de Rossby est de 0,3. Les cartes météorologiques des vents au niveau d’un pays comme la France sont établies à partir des gradients de pression grâce à la relation d’équilibre géostrophique, et la précision de ces estimations est donc de l’ordre de 30 %. Notons que cette théorie d’équilibre géostrophique s’applique encore mieux à l’océan, où les nombres de Rossby sont beaucoup plus faibles à cause de la faible vitesse des courants et de la petite taille des tourbillons : à la même latitude, et si on prend R = 50 km et U = 5 cm/s, le nombre de Rossby est 10−2 . Cependant, à plus grande échelle, la circulation océanique de surface est régie par un équilibre entre le forçage des vents et la force de Coriolis (équilibre de Sverdrup). La relation (7.2) peut être appliquée pour chaque niveau d’altitude z, en considérant la dérivée partielle ∂p/∂R. Une autre relation importante concerne ce que l’on appelle la relation hydrostatique, où la pression p(z) est approximée par le poids d’une colonne fluide d’aire unité située au-dessus de z. Une telle relation n’est exacte que pour un fluide au repos ; elle est justifiée pour l’atmosphère ou l’océan (qui sont en mouvement) uniquement parce qu’il s’agit d’une mince couche de fluide (mince par rapport aux échelles des mouvements horizontaux). On en déduit la relation ∂p = −ρg ∂z
(7.3)
qui permet de déterminer la densité ρ(z) = −(1/g)∂p/∂z à partir du gradient vertical de pression. Nous avons ainsi, avec les équations (7.2) et (7.3) , deux relations « diagnostiques » donnant : les vitesses et densités à une altitude z, en fonction des gradients horizontaux et verticaux de pression.
6. Ce raisonnement est fait dans l’hémisphère nord, où f est positif. Dans l’hémisphère sud, f est négatif, et on peut vérifier que les hautes et basses pressions correspondent toujours à des tourbillons respectivement cycloniques et anticycloniques. Les sens de rotation apparents sont cependant inversés par rapport à l’hémisphère nord.
7.3. Équilibre géostrophique
195
Pour pouvoir faire une prédiction (un « pronostic »), il faut pouvoir écrire une relation d’évolution pour la vorticité ω qui, dans le cadre de l’équilibre géostrophique, est proportionnelle à l’opposé du laplacien horizontal de la pression ΔH p = ∂ 2 p/∂x2 + ∂ 2 p/∂y 2 . Si donc on peut prévoir, analytiquement ou par simulation numérique, la vorticité, il suffit d’inverser l’équation (dite équation de Poisson) ΔH p = −ω pour déterminer la pression et, d’après (7.2), la vitesse. Comme je l’ai dit plus haut, la figure 7.2 est faite dans l’hémisphère nord. Le même raisonnement fait pour l’hémisphère sud conduirait à des tourbillons tournant apparemment en sens opposé. C’est ce que j’ai pu vérifier en lisant les cartes météorologiques des journaux australiens, où les dépressions cycloniques tournent effectivement dans le sens des aiguilles d’une montre, et les hautes pressions anticycloniques dans l’autre sens. Je n’ai par contre pas vu de changement flagrant (par rapport à ma salle de bain de l’hémisphère nord) dans le sens de rotation du tourbillon lors de la vidange de ma baignoire. Un débat à ce propos agite les mécaniciens des fluides depuis longtemps : ces tourbillons sont-ils influencés par la force de Coriolis ? Les nombres de Rossby associés sont considérables, de l’ordre de 104 si l’on prend une vitesse de 1 cm/s pour un rayon de 1 cm. Donc l’équilibre géostrophique ne s’applique pas. Mais il n’en demeure pas moins qu’un filet fluide s’écoulant vers l’orifice tendra à être dévié sur la droite dans l’hémisphère nord, et sur la gauche dans l’hémisphère sud. Cette tendance (due à la force de Coriolis) correspond à une force 10 000 fois plus faible que la force centrifuge et le gradient de pression. La seule question est donc de savoir si cette perturbation peut l’emporter sur d’autres perturbations correspondant par exemple à la forme du conduit d’écoulement. Contrairement à ce qui est dit dans la première édition, ce n’est pas la même question qui se pose pour les tornades. En effet, elles sont dans 90 % des cas cycloniques. Leur nombre de Rossby est cependant beaucoup plus faible, quoique très important, puisqu’une vitesse de l’ordre de 200 km/h (soit 60 m/s) pour un rayon de 500 m conduit à un Rossby de 1 200. De très jolis films montrant les tornades du Massachusetts aux États-Unis (début juin 2011), que j’ai pu voir à la télévision française (France 2), montrent la rencontre d’air chaud venant du sud et d’air froid venant du nord. L’air chaud monte au-dessus de l’air froid, avec production de petits tourbillons cycloniques très violents. Dans ce cas, on ne peut se protéger ou protéger ses biens (voitures, bateaux...) que dans des constructions ou abris construits selon les normes dites « anticycloniques » 7 . Nous reviendrons plus en détail sur les tornades dans ce chapitre, en particulier pour voir comment la rotation terrestre pourrait intervenir.
7. Qui résistent aux cyclones tropicaux.
196
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
7.3.1. Le vent thermique Prenons, aux latitudes moyennes, une situation simplifiée où existe un courant zonal 8 U (z). On obtient approximativement, grâce aux relations (7.2) et (7.3) : g ∂ρ ∂U =− ∂z ρf ∂R
,
(7.4)
ce qui montre que l’existence d’un gradient de masse volumique horizontal est, dans le cadre de l’équilibre géostrophique, responsable d’un gradient vertical de vitesse (fig. 7.3). Si la vitesse est nulle au sol par exemple, et que le gradient de masse volumique est dirigé vers le nord, il en résulte une vitesse en altitude dirigée vers l’est et proportionnelle au gradient horizontal de température.
Ω z
dρ dR
U(Z)
Figure 7.3 – Schéma du vent thermique
C’est ainsi que l’on peut expliquer dans l’atmosphère les jet streams de vitesse approximative 100 km/h contre lesquels l’avion doit lutter pour aller d’Europe en Amérique du Nord. En effet, la température de l’atmosphère décroît en moyenne des tropiques vers les pôles 9 .
8. C’est-à-dire suivant les parallèles. 9. Ces vents porteront au contraire l’avion lors du vol retour, ce qui explique les écarts de temps importants (pouvant aller jusqu’à deux heures ou plus) dans les vols transatlantiques entre l’aller et le retour. Notons que pendant les grandes tempêtes sur l’Europe à la fin de décembre 1999, le jet stream a atteint une vitesse de 400 km/h, ce qui indique un sévère gradient horizontal de température.
7.3. Équilibre géostrophique
197
Les vortex circumpolaires antarctiques et arctiques s’expliquent aussi par cette équation du vent thermique. Le vortex antarctique est plus intense que son compère arctique du fait de la plus grande quantité de glaces au pôle Sud, impliquant un gradient horizontal de température plus important. C’est pour cette raison que le trou d’ozone est beaucoup moins marqué en Arctique. Nous rappelons que le trou d’ozone antarctique est sans doute dû au transport par la turbulence bidimensionnelle dans la stratosphère de polluants tels que les chlorofluorocarbures (CFC) rejetés par nos bombes aérosols. La stratosphère s’abaisse au-dessus de l’Antarctique, et ces polluants seront piégés dans le vortex. Je disais dans la première édition qu’ils détruisent l’ozone au printemps austral, lorsque le vortex est très intense et que les réactions chimiques cessent d’être inhibées par le froid hivernal. En fait les spécialistes de chimie atmosphérique sont loin d’être d’accord sur les réactions chimiques précises conduisant à la destruction de l’ozone. Il est possible que cette destruction ait besoin des températures très froides de l’hiver. Remarquons que le vent thermique est dit « thermique » à cause de son origine due au gradient horizontal de température. Il n’a rien à voir avec d’autres vents d’origine thermique tels que la brise de mer ou les vents catabatiques par exemple. 7.3.2. Conservation de la vorticité potentielle → Nous considérons un tourbillon quasi bidimensionnel de vorticité − ω (dans le repère lié à la Terre) parallèle à la verticale locale (comme sur la figure 7.2(a)), et de rayon R. Ce tourbillon occupe toute l’épaisseur du fluide H. Notons que ces tourbillons nous sont maintenant montrés tous les jours à la télévision dans les animations satellites des informations météorologiques. Dans un repère galiléen absolu, la vorticité du → − mouvement d’entraînement de la Terre est 2 Ω . Par changement de repère, on trouve que la vorticité du tourbillon dans le repère absolu est → − → − → ω + 2Ω . ωa = −
(7.5)
C’est ce que l’on appelle la vorticité absolue du fluide. On va maintenant appliquer dans le repère absolu le théorème de Helmholtz-Kelvin vu au chapitre 3 : ce théorème dit que le moment cinétique absolu Rua (R) du fluide en bordure du tourbillon par rapport à l’axe de celui-ci est conservé. La vitesse ua (R) est la vitesse absolue du → − fluide, résultant de la composition de la rotation Ω de la Terre et de la rotation du → tourbillon − ω sur lui-même. À une latitude φ donnée, le moment cinétique absolu est 2 égal à R (Ω sin φ + ω/2). Dans ce mouvement absolu, la vitesse angulaire Ω sin φ due à la rotation de la Terre (moitié de la vorticité planétaire locale f /2, où f est le paramètre de Coriolis introduit précédemment dans ce chapitre) est différente de Ω, car il s’agit du moment cinétique par rapport à l’axe du tourbillon, et non par rapport
198
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
à l’axe de rotation de la Terre. Ω sin φ est aussi la vitesse angulaire de rotation du plan d’oscillation du pendule de Foucault 10 . D’autre part, la conservation de la masse du fluide contenu dans le tube tourbillon nous indique que ρR2 H est conservé. Finalement, on trouve que la vorticité potentielle ωp =
2 Ω sin φ + ω ρH
(7.6)
est un invariant du mouvement. Beaucoup de conséquences importantes peuvent être déduites de cette invariance. Prenons pour commencer l’exemple d’un vent (ou d’un courant marin) zonal d’ouest, de densité et épaisseur uniformes. Ce vent, qui suit les parallèles, a une vorticité ω nulle. Si une perturbation le déviait vers le nord, il gagnerait de la vorticité planétaire f = 2 Ω sin φ , et devrait donc acquérir de la vorticité relative négative : cette dernière lui conférerait un mouvement anticyclonique qui le ramènerait vers sa latitude de départ. Si le courant était dévié vers le sud, il serait également ramené vers le nord. On voit ainsi qu’un tel courant d’ouest va être soumis à des oscillations, qui sont appelées ondes de Rossby 11 . Par contre, des oscillations d’un courant d’est seront amplifiées, faisant de ces courants des jets instables incapables de guider des ondes de Rossby. Les ondes de Rossby jouent un rôle important dans l’atmosphère et dans l’océan. Dans l’atmosphère, elles remontent tous les grands vents d’ouest. Dans l’océan, elles sont responsables de la migration vers l’ouest des fluctuations, et d’une plus grande variabilité des régions occidentales des bassins. Donnons un autre exemple d’application du théorème de la conservation de la vorticité potentielle, toujours dans le cas incompressible (fig. 7.4) : soit un courant zonal uniforme (donc de vorticité nulle) d’épaisseur H1 qui arrive sur une topographie de hauteur H. Puisque l’épaisseur de la couche fluide sur la topographie est maintenant H1 − H, le fluide va acquérir sur la topographie une vorticité ω donnée par : 2 Ω sin φ 2 Ω sin φ + ω = H1 H1 − H
(7.7)
en sorte qu’un tourbillon anticyclonique sera généré si H est positif (montagne). Si H est négatif (talweg), c’est un tourbillon cyclonique qui sera piégé.
10. Le pendule de Foucault a été la première expérience permettant de mettre en évidence la rotation de la Terre sur elle-même. Il s’agit d’un pendule très long, dont l’extrémité est munie d’une fine pointe qui laisse une trace sur du sable placé sur le sol. Foucault réalisa cette expérience sous le dôme du Panthéon, et montra que le plan d’oscillation du pendule faisait (dans le sens des aiguilles d’une montre) un tour complet en 36 heures. Cette période est justement égale à 2π/(f /2) secondes, où f est évalué à la latitude de Paris. Aux pôles, la période est de 24 heures, alors qu’à l’équateur elle est infinie, c’est-à-dire que le plan d’oscillation ne tourne pas et que la force de Coriolis n’a pas d’effet. 11. Ces ondes remontent les courants moyens d’ouest. En l’absence de courant moyen, elles ont une vitesse de phase dirigée vers l’ouest.
7.3. Équilibre géostrophique
199
z
Ω
U y g H H1 H
x
Figure 7.4 – Génération d’un tourbillon anticyclonique (resp. cyclonique) par compression (resp. étirement) d’un tube tourbillon sur une topographie (resp. sur un creux)
On peut enfin reproduire dans des expériences de laboratoire des ondes de Rossby dites topographiques, de la manière suivante : on considère un canal de fluide de densité uniforme et de vitesse parallèle à l’axe Ox (fig. 7.5). Ce canal tourne avec une vitesse angulaire Ω, de telle sorte que le nombre de Rossby associé soit petit 12 . Le fond du canal est incliné comme indiqué sur la figure. Soit h l’épaisseur de la couche fluide, variable. La conservation de la vorticité potentielle implique ici que (ω + 2 Ω)/h est un invariant. Si le fluide est dévié dans le sens y > 0 (resp. y < 0), son épaisseur va diminuer (resp. augmenter), et il va acquérir de la vorticité négative (resp. positive) qui va le ramener vers sa position d’équilibre. Ceci est exactement le même genre de force de rappel que pour les ondes de Rossby dues aux variations de latitude. En fait, des ondes de Rossby topographiques se propagent chaque fois qu’un fluide à faible nombre de Rossby arrive sur une topographie.
12. Cette condition est, comme pour le théorème de conservation de la vorticité potentielle démontré plus haut, nécessaire pour avoir des mouvements quasi horizontaux.
200
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
y
z
U Ω x Figure 7.5 – Canal de fond incliné en rotation
7.4. Instabilité barocline 7.4.1. Principes de base Dans l’atmosphère aux latitudes moyennes, l’essentiel de l’énergie cinétique des vents à grande échelle provient d’une instabilité appelée instabilité barocline. Cette instabilité suppose le nombre de Rossby assez petit et l’existence d’un gradient de température (ou masse volumique) horizontal très marqué (front). Différents modèles de cette instabilité existent. On peut par exemple faire des études théoriques de stabilité linéaire du profil de vent thermique introduit ci-dessus (modèle d’Eady). On trouve qu’un tel profil est linéairement instable à des perturbations de faible amplitude, qui croissent de façon préférentielle à des longueurs d’onde de l’ordre d’une échelle horizontale rI appelée rayon de déformation interne. Cette échelle √ peut être définie en écrivant que la vitesse des ondes de gravité internes horizontales g∗ H, où H est l’épaisseur de la couche fluide et g∗ la gravité réduite introduite au chapitre 3, est égale à la vitesse de propagation des ondes d’inertie (dues à la rotation) rI f . On en déduit √ g∗ H . (7.8) rI = f Cette échelle sépare les mouvements d’échelle horizontale plus petite où les effets des ondes de gravité dominent, des mouvements à plus grande échelle où ce sont les effets de rotation qui l’emportent. Si l’on prend une atmosphère de 10 kilomètres d’épaisseur
7.4. Instabilité barocline
201
avec g∗ = g/10, on trouve un rayon de déformation interne de 1 000 kilomètres, qui est justement une taille typique de tourbillons se développant par instabilité barocline. L’instabilité barocline est aussi très active dans l’océan, où elle est responsable de la formation de nombreux tourbillons. On trouve que le rayon de déformation interne est de l’ordre de 50 kilomètres ; il peut atteindre une dizaine de kilomètres dans la Méditerranée. L’explication physique la plus couramment donnée pour l’instabilité barocline est la suivante. Supposons d’abord que le fluide soit au repos (équilibre stable), avec des surfaces d’égale densité parallèles et horizontales, le fluide le plus lourd étant au fond. L’existence d’un front de température entre le Nord (froid) et le Sud (chaud) implique que ces surfaces vont se soulever vers le nord (fig. 7.6). Prenons une parcelle fluide initialement de masse volumique ρ, et supposons qu’elle soit déplacée par une perturbation vers le haut (en gardant sa masse volumique) dans le sens de la flèche 1 de la figure 7.6. Le déplacement est quasi horizontal, sous les surfaces d’égale masse volumique ρ. La parcelle fluide déplacée va, tout en montant, se trouver dans un milieu environnant plus dense. Les forces auxquelles elle est soumise sont : le gradient de pression horizontal, la force de Coriolis, la force de flottaison. Les deux premières s’équilibrent puisque nous sommes en équilibre géostrophique. La force de flottaison, différence entre le poids de la parcelle fluide et la poussée d’Archimède, est positive, et le mouvement selon la flèche 1 va s’accentuer. Il en sera de même pour le mouvement vers le bas suivant la flèche 2.
z
g
1 2
P1 < P2 < P3
y Nord
Figure 7.6 – Schéma de l’instabilité barocline, montrant une coupe verticale des surfaces d’égale masse volumique (appelées par erreur P ). Celles-ci se redressent vers le nord sous l’effet du front.
En revanche, les autres perturbations possibles, telles que fluide montant vers le nord au-dessus de l’isosurface ρ, ou descendant vers le nord, ou montant vers le sud, seront rappelées, et donneront naissance à des ondes d’inertie-gravité. L’instabilité barocline
202
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
est donc une sorte de convection thermique quasi horizontale, rendue possible pour deux raisons : le front thermique penche les surfaces iso-ρ, la force de Coriolis équilibre le gradient de pression. Notons que le mécanisme ainsi décrit est encore possible si le front thermique est inversé, avec les masses de fluide chaud au Nord et froid au Sud. 7.4.2. Simulations numériques Des calculs par simulation numérique directe et simulation des grandes échelles faits à Grenoble par Garnier, Lesieur et Métais [94–96,145], confirment l’interprétation des tempêtes atmosphériques comme résultant d’une instabilité barocline à des nombres de Rossby assez petits devant l’unité. On trouvera beaucoup de détails dans les livres de Lesieur et al. [146] (p. 197 et suivantes ainsi que des films) et Lesieur [147] (p. 357 et suivantes). Ces auteurs considèrent un front thermique ayant les caractéristiques suivantes : la température potentielle a des profils qui varient : en tangente hyperbolique horizontalement, linéairement suivant la verticale. À cause de l’équation de vent thermique, ceci correspond pour la vitesse horizontale de base à un double jet zonal en tangente hyperbolique, allant respectivement vers l’est au sommet du domaine et vers l’ouest en bas. Ce type de front a été aussi considéré dans les travaux un peu différents (avec rotation différentielle et dynamique anélastique) de Peltier, Polavarapu et al. [189, 197, 198]. Dans l’article de Garnier et al. [96], il est montré par simulation numérique directe de Navier-Stokes dans l’approximation de Boussinesq (sans termes non linéaires) que la solution décrite ci-dessus est instable à de petites perturbations si le rapport nombre de Rossby divisé par nombre de Froude est inférieur à 3/2. Nous présentons ensuite des résultats des calculs grenoblois de simulation numérique directe et simulation des grandes échelles des équations du mouvement non linéaires (approximation de Boussinesq) et thermodynamiques complètes, où le même état de base est perturbé par de petites perturbations aléatoires. Les rapports Rossby/Froude sont toujours plus petits que 3/2. La solution du problème devient fortement instationnaire et évolue vers divers états. Dans la simulation numérique directe (SND), les doubles jets zonaux initiaux (supérieur et inférieur) oscillent en opposition de phase et forment une espèce de double allée de von Karman de tourbillons anticycloniques et cycloniques qui se propagent. En fait, ces derniers sont plus intenses que les anticycloniques, et se reconnectent verticalement pour former de grosses dépressions cycloniques. Les anticyclones, d’intensité plus faible, s’organisent en opposition de phase. La figure 7.7, déjà dans la première édition, est une SND où Rossby et Froude sont égaux à 0,5.
7.4. Instabilité barocline
203
Figure 7.7 – SND d’un front soumis à l’instabilité barocline à nombre de Rossby initial de 0,5 Le blanc représente la vorticité relative verticale positive, et le bleu, la négative (cliché E. Garnier, Grenoble).
Les calculs de Grenoble à un Rossby initial de 0,3 et 0,1 montrent les mêmes phénomènes. En fait, on a étudié la valeurs des différents termes dans l’équation de vorticité relative verticale, et montré qu’elle se réduisait approximativement à ∂w dωz = (f0 + ωz ) , (7.9) dt ∂z où w est la vitesse verticale. Puisque le nombre de Rossby est plus petit que 1, le terme (f0 + ωz ) sera positif. Il y aura donc source de vorticité verticale si le gradient vertical de vitesse verticale est positif. Ceci permet de comprendre les tresses blanches de vorticité cyclonique intense que l’on voit sur la figure 7.7 aux frontières inférieure et supérieure du domaine de calcul. En effet, dans les fronts en bas du domaine, du fluide chaud venant du sud va rencontrer du fluide froid venant du nord et l’escalader ; w va ainsi passer de 0 à une valeur positive, et ∂w/∂z sera positif. Dans les fronts sous la frontière supérieure, du fluide froid venant du nord va rencontrer du fluide chaud venant du sud, et aller dessous ; ∂w/∂z sera encore positif. Dans ces calculs, la vorticité des gros tourbillons cycloniques organisés est environ huit fois la vorticité maximale des jets zonaux initiaux. Avec ces unités, les tresses blanches ont une valeur de l’ordre de 30. Ces tresses sont en fait des couches de mélange locales très fines qui sont instables dans les calculs de SGE et conduisent au lâcher de tourbillons plus petits dont la vorticité est deux à trois fois plus importante que celle des gros tourbillons.
204
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
On trouvera dans l’article de Lesieur et al. [145] des interprétations utilisant ces simulations des tempêtes qui ont ravagé l’Europe à la fin de 1999. La plus violente est due à un tourbillon de taille assez petite tournant à une vitesse extérieure de 100 km/h qui s’est propagé à 100 km/h d’ouest en est. La figure 7.8 est une aquarelle montrant les dégâts d’une tempête sur la mer Manche en 1932.
Figure 7.8 – Tempête sur la mer (aquarelle de M. Lesieur, Agon-Coutainville, Manche, 1932)
7.4.3. Avez-vous déjà vu des tempêtes anticycloniques ? En fait, pas plus la théorie linéaire de l’instabilité barocline que la phénoménologie cidessus ne disent quoi que ce soit sur le sens de rotation des tourbillons qui apparaissent dans les tempêtes. Et pourtant, les observations satellitaires montrent que toutes les fortes tempêtes (de vitesse plus grande que 100 km/h) qui se développent dans l’atmosphère correspondent à des perturbations cycloniques. Les anticyclones existent bien entendu, mais le vent n’y atteint jamais de telles vitesses 13 . Dans le modèle du double jet barocline, il y a production de tourbillons cycloniques d’intensité plus grande que les anticyclones. Les transports verticaux « convectifs » au niveau des fronts thermiques jouent, à travers l’équation (7.9), un rôle important dans la production de vorticité cyclonique. 13. Le mistral, anticyclonique, n’en est pas loin. En outre, il peut avoir des accélérations dans des vallées conduisant à des vitesses supérieures.
7.5. Turbulence quasi géostrophique
205
7.5. Turbulence quasi géostrophique Ceci peut s’appliquer à l’atmosphère, l’océan et Jupiter. Turbulence géostrophique J’appelle turbulence géostrophique un modèle de turbulence bidimensionnelle dans une couche mince de fluide de masse volumique uniforme se développant sur une sphère. Dans l’atmosphère terrestre, ceci concerne les moyennes et hautes latitudes, pour des mouvements de longueur d’onde supérieure à quelques centaines de kilomètres. Ces mouvements sont, comme nous l’avons déjà vu, approximativement en équilibre géostrophique. L’énergie de cette turbulence vient des perturbations intenses résultant des cyclones, des tempêtes et des fronts, et aussi de forçages à petite échelle dus par exemple à l’« effondrement gravitationnel » de turbulence tridimensionnelle résultant du déferlement d’ondes de gravité ou de la convection thermique turbulente due aux orages. Contrairement à la turbulence bidimensionnelle s’étendant sur un carré avec des conditions aux limites périodiques, et où les tourbillons n’ont aucun sens préférentiel 14 , la turbulence géostrophique contient plus d’énergie dans les tourbillons cycloniques. Le forçage résultant de l’instabilité barocline excite des échelles horizontales de l’ordre du rayon de déformation interne, 1 000 km. On pourrait penser trouver là un superbe champ d’application des théories de la turbulence bidimentionnelle (voir chap. 4), avec une cascade directe d’enstrophie vers les petites échelles, et une cascade inverse d’énergie vers les échelles plus grandes. Divers phénomènes tendent en fait à contrarier ces deux cascades : à grande échelle (> rI ), la cascade inverse est interdite à cause à la fois de la propagation des ondes de Rossby, qui vient perturber les appariements de tourbillons, et de la friction des vents sur la couche limite atmosphérique. Cette dernière est en fait une couche limite turbulente en milieu tournant (couche limite d’Ekman). Dans ces couches limites, le champ de vitesse moyen est horizontal, mais tourne en spirale vers la droite en montant avec l’altitude. C’est la spirale d’Ekman. En effet, si l’on suppose que la pression varie peu sur l’épaisseur de la couche, la force de Coriolis va voir son intensité diminuer au voisinage du sol, puisque le fluide est ralenti. L’équilibre géostrophique entre gradient de pression et force de Coriolis sera donc rompu, et la vitesse moyenne tournera vers la gauche en descendant vers le sol (dans l’hémisphère nord). Il en résultera aussi une circulation secondaire verticale de fluide, où les tourbillons cycloniques supérieurs pompent du fluide dans la couche limite. Ce fluide y est réinjecté par les tourbillons anticycloniques. Au-dessus de cette couche, les tourbillons géostrophiques supérieurs s’amortissent proportionnellement à leur vorticité. En tout état de cause, on n’observe pas dans l’atmosphère (qui fait environ 40 000 km de circonférence), de tourbillons de taille beaucoup plus grande que ceux résultant du forçage, 1 000 km.
14. Ceci est dû à la nullité de la circulation de la vitesse autour du carré, qui implique une vorticité totale nulle.
206
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
À petite échelle (< rI ), le spectre d’énergie atmosphérique mesuré semble s’écarter notablement de la pente en k −3 prédite par la théorie de la cascade d’enstrophie de Kraichnan (voir chap. 4), pour aller vers une pente en k −5/3 . Nous en avons discuté au chapitre 3. Ceci pourrait être dû à une autre cascade inverse résultant de l’effondrement gravitationnel de la turbulence à petite échelle sous l’effet de la stratification en densité 15 . Une des caractéristiques de la turbulence géostrophique, dont nous avons déjà parlé au chapitre 1, est la formation imprévisible de structures très stables, qui persistent pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. On parle de blocage atmosphérique. Ces structures peuvent être par exemple des dipôles de tourbillons de signes opposés. Un blocage est responsable de périodes de sécheresse (en été) ou de grands froids (en hiver). Turbulence quasi géostrophique Le modèle de turbulence géostrophique que l’on vient de voir est discutable parce qu’il concerne un fluide de masse volumique homogène. Nous allons considérer maintenant des variations de ρ respectivement par des fluides multicouches et de densité continue. 7.5.1. Modèles N-couches Ils concernent N couches de fluides de masses volumiques différentes ρn superposées, ρ croissant du plus élevé au plus bas. Il y a une surface libre de pression uniforme et une topographie variable τ (x, y). Ces modèles sont beaucoup utilisés en océanographie où il y a de forts sauts verticaux de densité et de faibles nombres de Rossby. Le lecteur trouvera l’analyse détaillée avec figures de ce modèle et les effets de couche d’Ekman dans le livre de Lesieur [147] (p. 366 et suivantes). On fait : l’hypothèse hydrostatique, l’hypothèse géostrophique. C’est une généralisation pour plusieurs couches de l’équation de Barré de Saint-Venant dans un canal en rotation rapide. Donnons les équations pour un modèle à deux couches d’épaisseur moyenne H1 et H2 dans l’approximation du toit rigide (pas de dénivelé de surface). Il s’agit des équations d’évolution, en suivant les vitesses respectives des deux fluides, des vorticités potentielles dans chacune des couches : (1)
dH dt
−∇2H ψ1 (x, y, t)
ψ1 − ψ2 +f + =0 R12
(7.10)
15. À des échelles inférieures à quelques dizaines de mètres, on a vérifié expérimentalement qu’il existait une cascade directe d’énergie de Kolmogorov (voir chap. 4), où le spectre d’énergie est proportionnel à k −5/3 . Cette cascade s’étend jusqu’à l’échelle de dissipation de Kolmogorov, égale ici à 1 mm. En dessous, le spectre chute brutalement, suite à la forte dissipation des instabilités par la viscosité.
7.6. Cyclones et tornades atmosphériques (2)
dH dt
−∇2H ψ2 (x, y, t) + f +
207 τ ψ2 − ψ1 + f =0, 0 R22 H2
(7.11)
où f est le paramètre de Coriolis local (de valeur de base f0 ), ∇2H l’opérateur laplacien à deux dimensions, et ψ1 et ψ2 les fonctions de courant des vitesses dans chaque couche. R1 et R2 sont deux rayons de déformation internes définis de façon appropriée. Ce modèle a été introduit par le météorologue Phillips [190–192] pour des études numériques pionnières de la circulation atmosphérique. Les modèles météorologiques modernes à grande échelle sont maintenant continus et a-géostrophiques. 7.5.2. Modèle à ρ continu Une théorie de turbulence quasi géostrophique dans un fluide avec variations de masse volumique continue et effets baroclines a été proposée par Charney [46], avec l’idée d’une cascade d’enstrophie potentielle généralisant la cascade d’enstrophie de la turbulence bidimensionnelle. Il suffit de renormaliser dans l’équation quasi géostrophique d’évolution de la vorticité potentielle (sans topographie), les variables horizontales par le rayon de déformation interne, verticale par l’épaisseur de la couche, et le temps par des quantités horizontales. En supposant f constant, il vient ∂2ψ ∂2ψ 1 2 dH ∂ 2 ψ ∇ (∇2 ψ) , + + (7.12) = dt ∂x2 ∂y 2 ∂z 2 Re H H où dH /dt est encore la dérivée en suivant la vitesse horizontale, Re un nombre de Reynolds turbulent horizontal représentant la dissipation de vorticité potentielle dans les échelles où l’approximation géostrophique n’est plus valable. La fonction de courant généralisée ψ(x, y, z, t) conduit à la vitesse horizontale grâce à ∂ψ/∂y et −∂ψ/∂x, et à la masse volumique par ∂ψ/∂z. On trouvera plus de détails dans Lesieur [147] (p. 389 et suivantes). Des simulations numériques de modèles quasi géostrophiques à sept couches faites par Hua et Haidvogel [110] ont confirmé la validité de la théorie de Charney. Ces auteurs ont aussi montré que le modèle à deux couches contenait une grande partie de la dynamique de turbulence quasi géostrophique.
7.6. Cyclones et tornades atmosphériques 7.6.1. Les cyclones tropicaux Les cyclones tropicaux 16 naissent en général dans la zone intertropicale, sur la bordure est des bassins océaniques, quand la température de surface de l’océan atteint ou dépasse la température critique de 26˚C. Rappelons que les cyclones, dans leur phase 16. Ils sont appelés en fait cyclones en France, hurricanes dans les pays anglo-saxons, et typhoons en Asie.
208
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
active, s’intensifient plus que les dépressions cycloniques se formant par exemple sur la Manche 17 , par suite de phénomènes diabatiques très complexes : la vapeur d’eau, abondamment produite sur l’océan à la base du cyclone, est pompée, grâce à la convection thermique, vers le haut (beaucoup plus froid) où elle se condense 18 . L’énergie de chaleur latente de vaporisation ainsi libérée va réchauffer le fluide, qui va monter encore à des altitudes supérieures. Comme ce dernier est en même temps en rotation dans le tourbillon, la vorticité locale va être intensifiée par étirement. Il y a ainsi conversion de la chaleur latente en vorticité. Ceci est associé à des mouvements descendants et une forte rotation quasi horizontale des vents (cyclonique à la surface, anticyclonique en haut). Le lecteur voulant plus d’informations sur les cyclones trouvera d’excellents compléments sur internet. Les cyclones voyagent vers l’ouest (un peu comme les ondes de Rossby) à des vitesses de quelques dizaines de kilomètres par heure, et traversent les bassins océaniques pour venir atterrir sur les côtes est des continents 19 , où ils provoquent des dégâts considérables. Les météorologues ne sont pas unanimes pour expliquer la cyclogénèse, et la naissance d’un cyclone tropical peut dépendre de bien des paramètres. Il semble cependant que les cyclones qui traversent l’Atlantique Nord en août ou septembre pour venir mourir aux Antilles ou en Floride puissent s’expliquer par des perturbations cycloniques naissant au voisinage des îles du Cap-Vert 20 . Celles-ci sont dues à l’existence d’une couche de mélange cyclonique entre les vents de mousson (vents d’ouest) et un jet d’est venant du Sahara surchauffé. Ce dernier est un vent thermique satisfaisant l’équation (7.4). Il est dirigé vers l’ouest, car il existe alors un fort gradient de température avec le Sahara au nord, et a une intensité d’environ 50 km/h. Dans d’autres circonstances, l’origine cyclonique des perturbations n’est pas toujours évidente, et il se pourrait que le mécanisme de sélection du sens de rotation relative du tourbillon par la rotation terrestre s’applique (voir plus loin) : en effet, un cyclone tropical développé de vitesse de retournement 200 km/h pour un rayon de 200 km possède un Rossby d’environ 3 sin 45˚sin 23˚ ≈ 5,5. Ce nombre est moins important dans la phase de formation du cyclone, où la vitesse est plus faible. On peut illustrer ce paragraphe par une superbe photographie du cyclone Nadia prise par le satellite Météosat au-dessus de Madagascar le 22 mars 1994 (fig. 7.9). Comme nous sommes dans l’hémisphère sud, le cyclone tourne dans le sens des aiguilles d’une montre.
17. Encore que ces dépressions aient donné lieu ces dernières années à des tempêtes d’une rare violence qui feraient penser à des cyclones. 18. Ce qui explique les pluies diluviennes qui accompagnent ces épisodes. 19. À condition bien entendu que cette machine thermique catastrophique pour les populations et les biens soit toujours alimentée en énergie par des eaux superficielles dépassant la température critique. 20. Au large du Sénégal.
7.6. Cyclones et tornades atmosphériques
209
Figure 7.9 – Cyclone Nadia passant au nord de Madagascar (cliché aimablement communiqué par Météo-France)
La plupart des cyclones surviennent à la fin de l’été ou en automne pour un hémisphère (par exemple les cyclones Hugo, Katrina, Nadia et Sandy 21 ), et on peut penser que ceci est dû aux fortes températures océaniques à cette période. Mais ce n’est pas une règle générale. Ils peuvent aussi frapper au printemps. André et al. [7] montrent l’importance du cisaillement vertical de vent horizontal pour la génération des cyclones. Les tempêtes tropicales sont différentes des cyclones dans la mesure où elles se développent beaucoup plus localement, avec des conséquences parfois comparables. 7.6.2. Les tornades Comme on l’a déjà dit, les tornades sont un fléau universel. Elles touchent par exemple : les agriculteurs du Middle West américain, les maisons et ports de plaisance en Floride et au Massachusets (États-Unis), 21. Il a ravagé le Nord-Est des États-Unis (y-compris la ville de New York) du 30 octobre au 1er novembre 2012, avec des dégâts de 45 milliards de dollars environ. Dans ce cas, c’est sans doute l’élévation du niveau des mers causé par la fonte des glaces de l’Atlantique Nord qui est responsable d’une propagation aussi importante à l’intérieur du continent.
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
certains villages ou villes du Nord, de l’Est ou du Sud-Est en France. Elles peuvent se développer dans la couche limite atmosphérique, au cours d’épisodes orageux intenses, sur les plaines surchauffées par le soleil. Elles sont caractérisées par une convection thermique importante, et une très forte condensation. À l’amorce de la tornade, il y peut y avoir deux branches tourbillonnaires verticales, l’une cyclonique et l’autre anticyclonique. Mais, dans 90 % des cas, la branche anticyclonique disparaît ensuite. Comme pour les cyclones ou l’instabilité barocline, les explications que l’on trouve dans les livres spécialisés ne sont pas toujours très claires. Je vais proposer ici ma propre philosophie sur les tornades, sans être persuadé qu’elle fera l’unanimité des météorologues. Pour expliquer la tornade sur une plaine, un modèle possible est celui d’un tourbillon en épingle à cheveux dans la couche limite atmosphérique, comme nous en avons vu de nombreux exemples au chapitre 4 dans les couches limites turbulentes. Ces tourbillons, qui se redressent à 45˚ dans le courant grâce à l’auto-induction des filaments tourbillonnaires 22 , sont souvent visibles dans l’atmosphère sous forme de nuages allongés dans la direction du vent 23 . En situation orageuse sur une plaine, on peut donc penser qu’un tourbillon en épingle à cheveux va être entraîné au-dessus d’un sol surchauffé, où il va se redresser sous l’effet de la convection thermique. Essayons d’évaluer la vorticité de chacune des branches du tourbillon : les simulations numériques des couches limites turbulentes montrent que celle-ci est de l’ordre de 0,05 U/D, où U est la vitesse à l’extérieur de la couche limite, et D son épaisseur. Ici, on peut prendre U = 10 m/s à une altitude de D = 1 km, ce qui donne une vorticité longitudinale de 5 × 10−4, et un nombre de Rossby localisé de 5. Cette valeur n’est pas encore très importante 24 . Dans cette gamme de nombres de Rossby, il est légitime d’envisager que la rotation terrestre aille alors détruire la branche anticyclonique de la tornade (voir plus loin § 7.7.3). La branche cyclonique, quant à elle, pourrait bien être fortement intensifiée par étirement vertical de vorticité dû à la convection thermique. Je pense que ce modèle de tornade peut aussi s’appliquer aux tornades formées à partir d’un vent marin (comme en Floride ou dans le Massachusetts). La couche limite atmosphérique au-dessus de l’océan contient encore ces tourbillons longitudinaux (de vorticité positive ou négative) qui vont se redresser au contact de l’air froid venu de la terre. Les tourbillons cycloniques seront alors intensifiés par la rotation, et les anticycloniques détruits. Il existe une autre explication des tornades due au grand météorologue américain Lilly [156]. Celui-ci invoque un mécanisme de production de vorticité verticale cyclonique quand un vent horizontal dont la direction tourne vers la droite avec l’alti-
22. C’est le mécanisme qui, à deux dimensions, permet à un dipôle de deux tourbillons de signes opposés de voyager sous l’effet de leur vitesse induite (voir chap. 3). 23. Nous rappelons que, dans les petites échelles de l’atmosphère, les tourbillons sont le siège de basses pressions qui vont favoriser la condensation de l’eau et la formation des nuages. 24. Nous avons vu plus haut que la tornade développée a un Rossby de 1 200.
7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne
211
tude (comme le vent moyen dans la couche d’Ekman) passe au contact d’un sol très chaud 25 .
7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne Commençons par des considérations sur un fluide de densité uniforme. 7.7.1. Pourquoi le sillage de la Soufrière est-il asymétrique ? Revenons à des échelles atmosphériques de quelques dizaines de kilomètres : certaines photos satellites montrant la couverture nuageuse de l’île de la Guadeloupe, dans les Antilles françaises, révèlent une allée de von Karman asymétrique, avec des tourbillons cycloniques bien marqués et des tourbillons anticycloniques presque inexistants (fig. 7.10, tirée de Etling [69]). Cette allée de von Karman correspond au sillage du volcan de la Soufrière.
Figure 7.10 – Couverture nuageuse au-dessus de la Guadeloupe (cliché aimablement communiqué par D. Etling)
25. Comme on l’a dit au chapitre 4, Lilly utilise aussi le fait que la tornade possède de l’hélicité (puisque le vent a une composante verticale de vitesse due à la convection thermique) pour expliquer la relative grande durée de vie de la tornade.
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
Ce volcan connut ses heures de gloire lors d’une éruption avortée en 1976, qui conduisit à l’évacuation de la population de la ville de Basse-Terre, située juste au pied. Fallait-il vraiment évacuer les dizaines de milliers de personnes qui vivaient là ? Les polémiques entre experts qui s’ensuivirent allaient empoisonner pendant beaucoup d’années le monde de la vulcanologie et de la géophysique françaises... Depuis, la Soufrière continue à nous narguer de ses vapeurs sulfureuses (fig. 7.11).
Figure 7.11 – Vue du cratère de la Soufrière, février 1992 (cliché M. Lesieur)
La ville de Basse-Terre, quant à elle, ne s’est jamais vraiment remise de l’éruption manquée, une partie de la population évacuée n’étant jamais revenue. Il y eut cependant une compensation : le cyclone Hugo, qui ravagea la Guadeloupe en 1989, fut relativement moins violent sur cette partie occidentale montagneuse de l’île. Basse-Terre est revenue sous les projecteurs de l’actualité en 1992 avec la victoire de Marie-José Pérec sur 400 mètres plat aux Jeux olympiques de Barcelone en particulier. La Soufrière est une montagne d’environ 1 500 mètres de hauteur, et les tourbillons sur la figure 7.10 ont un rayon de l’ordre de 50 km. Si l’on estime les vents à 10 m/s (soit 36 km/h), on trouve un nombre de Rossby associé de 3,6 (à la latitude des tropiques). Il ne s’agit donc pas d’échelles géostrophiques, et ces tourbillons sont trop petits pour résulter d’une instabilité barocline. Des expériences de couches de mélange ou de sillages en rotation faites en laboratoire (Chabert d’Hières et al. [42], Tritton [231]), montrent que les tourbillons cycloniques d’axe parallèle à l’axe de rotation sont stabilisés par la rotation, alors que les tourbillons anticycloniques sont détruits, ceci pour des nombres de Rossby RO de l’ordre de 1. À beaucoup plus faible RO , les expériences sur le sillage montrent que celui-ci retrouve sa « symétrie », avec des tourbillons cycloniques et anticycloniques bidimensionnels lâchés alternativement. Ces tourbillons sont alors beaucoup plus bi-
7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne
213
dimensionnels que dans le cas sans rotation, où une forte tridimensionnalisation des tourbillons apparaît en aval. Une rotation rapide (faible RO ) est donc un excellent moyen de fabriquer des allées de von Karman bidimensionnelles. 7.7.2. Théorème de Taylor-Proudman On peut d’ailleurs dans ce cas démontrer le théorème de Taylor-Proudman, qui dit que les solutions sont bidimensionnelles (au premier ordre par rapport à RO ). Une conséquence amusante de ce théorème consiste à déplacer horizontalement une sphère au sein d’une cuve en rotation rapide (fig. 7.12). Puisque le mouvement doit être bidimensionnel (indépendant de l’altitude), c’est toute la colonne fluide surplombant la sphère (et aussi au-dessous de celle-ci) qui va se déplacer avec elle. En effet, la colonne suit le fluide immédiatement au contact de l’obstacle. Ce fluide est, du fait de la viscosité, animé de la vitesse de la sphère.
Ω
U
Figure 7.12 – Déplacement d’une colonne de Taylor dans une cuve tournante en rotation rapide
7.7.3. Écoulements cisaillés tournants On reproduit ici avec l’aimable autorisation de Cambridge University Press des extraits du livre de Lesieur et al. [146] (p. 190-194). Nous considérerons des écoulements cisaillés de masse volumique constante (canal plan, couche de mélange et sillages), soumis à une rotation d’axe parallèle au vecteur vorticité moyenne et de vitesse angulaire Ω. Ces écoulements seront étudiés en particulier par des SND et SGE. On suppose la périodicité dans les directions de l’écoulement x et de l’envergure z, u ¯(y, t) étant la vitesse longitudinale à y moyennée
214
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
dans les deux autres directions. v et w sont les composantes de vitesse suivant y et z. On définit maintenant le nombre de Rossby local basé sur la vorticité Ro (y, t) = −
1 d¯ u 2 Ω dy
,
(7.13)
rapport de la vorticité relative selon l’envergure sur la vorticité d’entraînement. Les régions où le nombre de Rossby local est positif ou négatif seront appelées cycloniques → → → ω + 2 Ω− z ou anticycloniques. On rappelle que le vecteur vorticité absolue − ωa = − satisfait le théorème de Helmholtz-kelvin dans ses conditions d’application, c’est-àdire que les éléments de vorticité absolue sont transportés par les points du fluide où (i) ils sont. Ro est la valeur minimum de Ro (y, 0). Une analyse de stabilité linéaire essentielle du problème dans le cas d’un fluide parfait et pour des modes longitudinaux (indépendants de x) a été faite par Pedley [188]. Des détails sont donnés dans Lesieur [147] (p. 86), avec des analogies aux instabilitités centrifuges. Pedley [188] montre qu’une condition nécessaire et suffisante d’instabilité est que Ro (y, 0) soit inférieur à −1 quelque part dans l’écoulement. Canal On montre ici des SND et SGE dans des calculs à débit constant où les conditions initiales sont un profil parabolique de vitesse perturbé par un bruit blanc de faible amplitude. L’axe y = 0 est au centre du canal, et Ro (y, 0) est linéaire et antisymétrique → − par rapport à y. On choisit la direction de Ω pour que les régions y > 0 et y < 0 (i) soient initialement cyclonique et anticyclonique. Ro = Ro (−h, 0) est toujours négatif. Lezius et Johnston [148] ont montré qu’un tel écoulement est instable sans viscosité (i) si Ro < −1. C’est équivalent dans ce cas aux résultats de Pedley [188]. La figure 7.13, extraite de Lamballais et al. [129], présente les distributions du nombre (i) de Rossby local dans des SND et SGE en fonction de Ro . Le nombre de Reynolds (basé sur la vitesse débitante et 2h) de la SND est de 5 000. La SGE utilise le modèle dynamique spectral (voir chap. 5) pour un nombre de Reynolds de 14 000. On voit qu’un plateau Ro (y) = −1 se forme pour les trois régimes de rotation pour la SGE, et les deux derniers pour la SND. Ceci conduit à d¯ u = 2Ω , dy
(7.14)
relation qui correspond à la nullité suivant l’envergure de la vorticité absolue. Ce résultat a été montré expérimentalement par Johnston et al. [117]. Il y a eu d’autres SND et SGE de ce problème, mais celles présentées ici explorent de plus petits nombres de Rossby (en module), ce qui veut dire des taux de rotation plus rapides. Plus de détails sur les SND de Lamballais sont donnés dans Lesieur [147] (p. 476-479), avec des visualisations du module de vorticité comparé au cas non tournant, et les profils de vitesse moyenne. Lesieur note que l’écoulement est presque laminaire du côté cyclonique, et qu’il y a des tourbillons en épingle à cheveux du
7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne
215
Figure 7.13 – Canal tournant ; nombre de Rossby local final dans la SND (à gauche) et la SGE (à droite). De haut en bas, Rossby initial : −18, −6 et −2 ; (tiré de Lamballais et al. [129], avec l’aimable autorisation de Cambridge University Press)
côté anticyclonique. Ils s’inclinent de plus en plus vers la paroi quand la rotation augmente. On a pu aussi vérifier que les fluctuations de vitesse longitudinales de ce côté diminuent avec le nombre de Rossby, et que les courants de haute et basse vi(i) tesses correspondants ont disparu à Ro = −2. L’ordre de grandeur du module de ce nombre de Rossby est ce que l’on appelle une rotation « moderée ». Lezius et Johnston [148] indiquent qu’il y a un nombre de Rossby initial plus bas, en dessous duquel l’écoulement se restabilise, et qui décroît quand le nombre de Reynolds est accru. (i)
Si l’on augmente Ro (qui ne peut dépasser 0), ce qui correspond à une augmentation (i) (i) du taux de rotation, il y a un seuil intéressant à Ro = −1. En effet, le cas Ro ≥ −1 (rotation « rapide ») est très différent, car stable et bidimensionnalisant du point de vue de cette instabilité. Mais Lamballais et al. [128] ont montré qu’on peut avoir la croissance d’ondes de Tollmien-Schlichting bidimensionnelles saturées, comme on en (i) obtient dans une SND à Ro = −0,1. Écoulements cisaillés libres Il y a des analogies importantes avec les couches de mélange et les sillages tournants, où l’analyse de stabilité linéaire du cas non visqueux s’applique encore. Ceci fut complété avec la viscosité par les études de stabilité linéaire de Yanase et al. [243]. Elles
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
montrent que l’instabilité de Kelvin-Helmholtz n’agit plus et est remplacée par une instabilité appelée Coriolis cisaillé, indépendante de x, qui ne se produit encore que si (i) (i) Ro est plus petit que −1. Comme pour le canal, il y a une borne inférieure pour Ro , qui diminue quand le nombre de Reynolds augmente. Les taux d’égale amplification des perturbations pour la couche de mélange dans cette étude sont reproduits dans le livre de Lesieur [147] (p. 469). Ce graphique montre bien un changement complet, depuis l’instabilité de Kelvin-Helmholtz sans rotation, à l’instabilité Coriolis cisaillé (i) pour Ro = −2. (i)
Donc, pour Ro < −1, et un nombre de Reynolds assez grand, cette dernière instabilité va se manifester. Les SND et SGE de Flores [77] et Métais et al. [170] montrent que, dans ces conditions, on observe dans les régions anticycloniques l’étirement de tourbillons alternés longitudinaux intenses correspondant à une concentration de vorticité absolue, tels que la composante moyenne suivant l’envergure de la vorticité absolue soit nulle et le nombre Rossby local égal à −1 dans de larges parties de l’espace (voir Lesieur [147] p. 472-473). C’est clair sur la figure 7.14, montrant l’évolution dans le temps du nombre de Rossby local dans la SND d’une couche de mélange en rotation faite par Métais et al. [170] à un nombre de Rossby initial de −5. Au début il y a un pic dû à la distribution de vorticité initiale. Puis l’amplitude du pic diminue. À t = 26,8, un plateau proche de −1 se forme. Il est toujours présent à t = 35,7.
(i)
Figure 7.14 – Couche de mélange périodique anticyclonique à Ro = −5 ; évolution temporelle du nombre de Rossby local dans la SND de Métais et al. [170] (avec l’aimable autorisation de J. Fluid Mech. et de Cambridge University Press) (i)
Si l’on augmente Ro dans ces calculs de couche de mélange, il y a toujours une (i) transition à Ro = −1, au-dessus de laquelle l’instabilité de Kelvin-Helmholtz se développe, avec une forte bidimensionnalisation : il y a suppression de l’appariement helicoïdal, ainsi que l’étirement de tourbillons en épingle à cheveux entre les tour(i) billons de Kelvin-Helmholtz (...). Mais ici, contrairement au canal, Ro peut devenir (i) positif. Dans ce cas, la couche de mélange est cyclonique, et augmenter Ro correspond à la réduction de la vitesse de rotation du repère. Nos SND et SGE (voir aussi (i) Lesieur et al. [143]) montrent un comportement bidimensionnel jusqu’à Ro ≈ 10. Il
7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne
217
est clair que si le nombre de Rossby augmente encore et va à l’infini, des instabilités tridimensionnelles du type de celles trouvées dans le cas non tournant vont encore se développer. Pour le sillage tournant, les SND et SGE de Flores [77] et Métais et al. [170], ainsi que des calculs non publiés faits à Grenoble, permettent de tirer les conclusions suivantes. (i) Pour Ro < −1, comme dans la couche de mélange (si le nombre de Reynolds est assez (i) grand), l’instabilité Coriolis cisaillé joue. À Ro = −2,5, et puisque le sillage a des côtés cycloniques et anticycloniques, l’allée de von Karman est profondément modifiée. Sur le bord cyclonique, on observe une allée bidimensionnelle de tourbillons sans étirement de tourbillons en épingle à cheveux secondaires. Sur le bord anticyclonique au contraire, les tourbillons de von Karman anticycloniques n’existent plus. Ils sont remplacés par les même tourbillons longitudinaux que pour la couche de mélange (i) anticyclonique à Ro < −1 discutée auparavant. Ceci marque la fin des extraits du livre de Lesieur [146]. Cette topologie tourbillonnaire est visible sur la figure 7.15, montrant la simulation numérique directe d’un sillage périodique fait à Grenoble par un thésard mexicain C. Flores 26 . On y voit un tourbillon cyclonique (en bleu à droite), et des tourbillons longitudinaux alternés (en vert et bleu, à gauche) environ deux fois plus intenses qui ont pris la place des tourbillons anticycloniques. Le lecteur peut se référer pour plus de détails à Flores [77] et à Métais et al. [170]. Ces tourbillons longitudinaux, qui ont des analogies avec les tourbillons de Görtler résultant des instabilités centrifuges (voir chap. 6 et Yanase et al. [243]), sont une prédiction théorique et numérique que les expérimentateurs devraient vérifier. Il serait intéressant en particulier de savoir s’ils existent dans le sillage de la Soufrière. On vérifie aussi que le nombre de Rossby local devient approximativement égal à −1 (i) dans ce calcul. La transition à Ro = −1 se produit encore : au-dessus, le sillage devient une allée de von Karman bidimensionnelle, et il n’y a pas beaucoup de différence (i) (i) dans la structure du sillage entre Ro = −1 et Ro = −0,1. Comme pour le canal, (i) Ro ne peut devenir positif. Nous avons donné des résultats détaillés sur la turbulence en rotation dans les écoulements cisaillés périodiques libres et pariétaux, avec des analogies importantes sur la distribution des nombres de Rossby locaux, qui évoluent dans une région importante de l’espace de manière à ce que la composante moyenne suivant l’envergure de la vorticité absolue soit nulle. Ceci conduit comme on a déja dit à |d¯ u/dy| = 2|Ω|. Dans une couche limite, ceci remplace tout simplement le fameux profil logarithmique de vitesse dont nous avons parlé auparavant. 26. Un des aspects passionnants de la recherche est la multiplication des contacts internationaux qu’elle permet. Lorsqu’on sort enfin de notre petit village, on est tout étonné de rencontrer des gens de valeur sous tous les horizons. Ces échanges et contacts sont un grand facteur de paix. Il faut pourtant être vigilant sur les applications malveillantes et belliqueuses que des États sans scrupules peuvent faire de nos recherches.
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
(i)
Figure 7.15 – SND d’un sillage tournant à Ro = −2,5 ; on voit (en perspective) le tourbillon cyclonique quasi bidimensionnel (en bleu, à droite) et les tourbillons longitudinaux alternés (en vert et bleu, à gauche) qui occupent le côté anticyclonique (cliché C. Flores, Grenoble et Mexico).
La figure 7.16 montre la simulation des grandes échelles à faible résolution d’un sillage en rotation, pour différents taux de rotation. On considère des modules de nombre de Rossby amont. Ici, il s’agit d’un sillage se développant spatialement, et les tourbillons (zones de haute vorticité relative) sont coloriés en bleu s’il s’agit de dépressions et en rouge s’il s’agit de hautes pressions. Sur la figure 7.16(a), il n’y a pas de rotation (nombre de Rossby infini) : on voit une allée de von Karman de tourbillons des deux signes qui sont tous des dépressions. On voit aussi en aval que ces tourbillons se disloquent, vraisemblablement sous l’effet d’instabilités hélicoïdales vues au chapitre 4. Comme nous l’avons dit plus haut, ce sillage n’est pas du tout bidimensionnel. Sur la figure 7.16(b), le nombre de Rossby est de 2,5 : les tourbillons cycloniques sont stabilisés, et restent des dépressions. Du côté anticyclonique, on voit à la fois la formation de tourbillons longitudinaux, et l’apparition de zones de haute pression. Sur la figure 7.16(c), à RO = 1, les tourbillons longitudinaux apparaissent plus en amont, et les tourbillons anticycloniques sont détruits. Les calculs des figures 7.16(b) et 7.16(c) semblent bien reproduire ce que l’on observe en aval de la Soufrière. Enfin la figure 7.16(d) (RO = 0,25) montre la reformation de tourbillons anticycloniques bidimensionnels, qui sont maintenant devenus des hautes pressions, et satisfont l’équilibre géostrophique, comme les tourbillons atmosphériques à grande échelle. Ce calcul illustre bien les possibilités de l’ordinateur, qui nous fait passer en quelques heures de calcul d’un sillage de laboratoire aux échelles atmosphériques synoptiques, en passant par les tourbillons de la Guadeloupe. En d’autres termes, on peut faire
7.7. Rotation ou stratification à échelle moyenne
219
(a)
(b)
(c)
(d)
Figure 7.16 – Simulation numérique d’un sillage se développant spatialement, à différents modules de nombre de Rossby : (a) sans rotation ; (b) RO = 2,5 ; (c) RO = 1 ; (d) RO = 0,25 (cliché S. Parisot, Grenoble)
varier numériquement à volonté la vitesse de rotation de la Terre sur elle-même. Ceci ne manquerait pas de poser quelques problèmes in situ. On constate en 2011 que ces simulations numériques devraient être refaites à bien plus haute résolution. 7.7.4. Simulation des grandes échelles du vent sur le Grand Colon Finissons en regardant des effets de stratification à petite échelle. Le Grand Colon est une montagne de 2 400 m de hauteur surplombant la ville de Grenoble dans le massif de Belledonne. On y rencontre souvent des vents de type catabatique en hiver et au printemps, par exemple en randonnée à ski. Il y a donc des effets de stratification stable. Il y a aussi vers le haut une courbure de la paroi convexe avec cisaillement de vitesse favorable encore à une instabilité de Görtler. La figure 7.17 , extraite de Blein [25], montre les résultats d’une simulation des grandes échelles (code MESONH de Météo-France sans rotation du repère 27 ) sur la face nord de cette montagne. Les isosurfaces de Q colorées par la vorticité longitudinale indiquent la présence de gros tourbillons pouvant tourner dans les deux sens. On voit en particulier vers le haut un gros toubillon en Λ entre les jambes duquel de l’air froid sur la neige est pompé vers le haut. Les simulations, faites sous la direction de
27. En effet le nombre de Rossby U/f LC avec U = 10 m/s et f = 10−4 est compris entre 10 et 20 si LC va de 10 à 5 km. Les effets de la force de Coriolis sont alors peu importants dans les zones de mélange d’après ce que l’on a vu plus haut.
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
C. Brun (LEGI) ont été effectuées sur la base d’un champs initial météorologique du 26 décembre 2006 (12 : 00) issu des archives du Centre de prévision météorologique européen ECMWF. Ce calcul illustre très bien les grandes potentialités des méthodes de simulation des grandes échelles pour étudier en détail des écoulements atmosphériques turbulents sur des montagnes.
Figure 7.17 – Simulation numérique fictive des surfaces iso-Q colorées par le signe de vorticité longitudinale dans le vent sur le Grand Colon (Isère) fin décembre 2006 (cliché S. Blein et C. Brun, LEGI, Grenoble)
7.8. Circulation océanique 7.8.1. Circulation moyenne dans les bassins Dans l’océan, la circulation de surface à l’échelle des bassins est forcée par les vents dominants. Ceux-ci sont, rappelons-le, les alizés (vents d’est) dans la zone intertropicale, et des vents d’ouest aux latitudes plus hautes. La circulation océanique moyenne dans ces bassins sera donc principalement anticyclonique, avec un courant équatorial, une remontée vers les hautes latitudes sur les bordures est des continents, et une
7.8. Circulation océanique
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redescente vers les basses latitudes le long des bordures ouest des continents. Dans l’Atlantique Nord, par exemple, le courant nord-équatorial (chaud) entraîné par les alizés recircule dans le golfe du Mexique, et repart vers le nord-est sous forme d’un véritable jet chaud, le Gulf Stream. Nous avons déjà beaucoup discuté plus haut de ce courant qui se divise en deux : une branche va recirculer sur la droite et rejoindre les tropiques. L’autre branche va traverser tout le bassin, passer sur les côtes de la Manche 28 , remonter dans l’Atlantique Nord, et plonger vers le fond pour participer au tapis roulant océanique. Nous avons déjà discuté des questions posées par celuici dans cette région (réchauffement de l’océan et diminution de la salinité de l’eau). Pour donner une note d’optimisme en août 2011, les océanographes disent que le tapis roulant fonctionne toujours. Mais il y a eu une fonte très importantes des glaces dans cette région. Dans le Pacifique Nord, l’équivalent du Gulf Stream est le Kuroshio, qui naît sur les côtes du Japon ; relayée par le courant du Pacifique Nord, la circulation va ensuite descendre vers l’équateur le long des côtes de Californie. Ce courant de Californie, comme tous les courants sur les bordures occidentales des continents, est un courant froid. Ceci est dû au phénomène d’upwelling (remontée d’eau profonde) que nous expliquerons plus loin. Dans le Pacifique Sud, le courant sud-équatorial (chaud) recircule sur la côte australienne (courant australien), et la circulation se boucle grâce au courant de l’océan austral (au sud), et le courant de Humboldt qui remonte vers l’équateur le long des côtes du Pérou. Comme le courant de Californie, le courant de Humboldt est un courant froid. Nous verrons que ce courant est sujet à de graves anomalies correspondant au phénomène appelé El Niño. Il existe dans l’océan de fortes variations verticales de densité, dues à l’existence de couches stables bien différenciées de températures différentes : la couche superficielle est, sur une épaisseur de quelques dizaines de mètres, brassée par le déferlement des vagues de surface sous l’effet du vent. Ceci conduit à une homogénéisation de la température dans cette couche, avec formation d’une interface parfois très abrupte séparant les eaux chaudes superficielles des eaux froides plus profondes. C’est ce que l’on appelle la thermocline. Une autre thermocline existe souvent dans l’océan à une profondeur d’environ 1 000 mètres. Rappelons que la circulation dont nous parlons est surtout celle de l’océan superficiel, telle que les satellites nous la montrent par exemple. Comme cela a été discuté plus haut et au chapitre 3, on prend conscience de plus en plus d’une circulation océanique profonde. Celle-ci est conditionnée par les plongées d’eaux froides polaires dans l’Atlantique Nord, et des remontées intenses dans d’autres régions.
28. Ce qui explique les quelques arbres et plantes tropicales qui tentent de survivre ici et là sur les côtes normandes, anglaises ou irlandaises.
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
La circulation en surface est forcée en moyenne vers l’ouest par les alizés dans toute la ceinture intertropicale entourant le globe terrestre, et l’ensemble du tapis roulant océanique doit tenir compte de la présence des continents en surface et au fond. Certains océanographes pensent que des perturbations telles qu’une modification dans l’apport de sel à l’Atlantique Nord (l’eau salée qui vient de la Méditerranée à travers le détroit de Gibraltar doit être prise en compte dans ce bilan) pourraient être responsables d’une instabilité thermohaline (voir chap. 3) qui pourrait inverser le sens de circulation du tapis roulant, avec des conséquences dramatiques pour le climat. 7.8.2. Les tourbillons océaniques Les courants dont nous venons de parler affectent des échelles de plusieurs milliers de kilomètres. À beaucoup plus petite échelle (de l’ordre de 100 km ou inférieure), il existe une turbulence océanique très active caractérisée par des tourbillons horizontaux, tels ceux montrés sur la figure 1.3 au chapitre 1. La simulation numérique permet de reproduire ces tourbillons : on voit ainsi sur la figure 7.18 une simulation des tourbillons dans le Gulf Stream, réalisée à Grenoble par Le Provost 29 et Verron. 60 55 50 45 40 35 30 25 20 – 82 – 77 –72 –67 –62 –57 – 52 –47 –42 – 37 –32 –27 – 22 – 17 –12
–7
–2
Figure 7.18 – Carte de vorticité obtenue dans une simulation numérique du Gulf Stream (cliché C. le Provost et J. Verron, Grenoble)
Nous avons déjà mentionné que les tourbillons océaniques ont un nombre de Rossby très faible (≈ 10−2 ), et donc que la théorie de l’équilibre géostrophique s’y applique bien. La pression dans ces tourbillons est ici proportionnelle à l’épaisseur de la couche liquide, si bien que des tourbillons anticycloniques correspondront à une élévation du niveau de l’océan, et des tourbillons cycloniques à un creusement de la surface. Si l’on prend par exemple une vitesse U = 0,5 m/s en bordure d’un tourbillon de rayon 29. Cette équipe a développé aussi des modèles numériques performants utilisant l’équation de Barré de Saint-Venant pour calculer les marées dans des bassins océaniques.
7.8. Circulation océanique
223
R = 50 km, la relation (7.2) montre que le gradient de pression horizontal correspondant est Δp/R = ρf U ; si Δh est le dénivelé du centre du tourbillon par rapport au bord, la relation hydrostatique (7.3) dit qu’il en résulte une différence de pression Δp = −ρgΔh. On en déduit que Δh = −f U R/g, ce qui donne, à une latitude de 45˚, un dénivelé de 25 cm. C’est ainsi que les mesures d’altitude du niveau de l’océan donnent accès à la connaissance des vitesses au sein des tourbillons. C’est ce type de mesure altimétrique qui est effectué par les satellites. L’origine des tourbillons océaniques n’est pas toujours bien comprise. Les trois causes possibles sont : des instabilités de type Kelvin-Helmholtz correspondant à des jets, des sillages, des couches de mélange ou des écoulements détachés (on parlera d’instabilité barotrope), des instabilités baroclines, des piégeages topographiques. Les tourbillons du Gulf Stream résultent sans aucun doute d’instabilités barotropes. Celles-ci sont cependant affectées par la propagation des ondes de Rossby, qui, comme nous l’avons déjà dit, sont la cause d’une intensification des courants sur les bords ouest des bassins. Un autre phénomène curieux se produisant dans le Gulf Stream est la génération d’anneaux chauds cycloniques ou d’anneaux froids anticycloniques. Ceux-ci résultent d’oscillations de grande amplitude du jet, conduisant à la formation de boucles qui finissent par se séparer du courant. Si l’on admet que le jet est l’interface entre des eaux chaudes au sud et froides au nord, un méandre vers le nord emprisonnera des eaux chaudes, donnant un anneau chaud et anticyclonique ; un méandre vers le sud emprisonnera des eaux froides et formera un anneau froid cyclonique. D’autres tourbillons se forment dans le golfe du Mexique, suite là encore à la reconnexion des courants à l’entrée et à la sortie du golfe. Ces tourbillons sont anticycloniques, comme la recirculation du courant dans le golfe. Dans la Méditerranée, des tourbillons se détachent lorsque l’eau atlantique supérieure traverse le détroit de Gibraltar. Ces tourbillons voyagent jusqu’en Sardaigne et en Corse, et contribuent pour une part au « nettoyage » de cette mer. L’instabilité barocline est susceptible de se produire dans les régions présentant de fortes variations horizontales de température, par exemple telles que les zones d’upwelling. C’est ainsi que les photos satellites des courants de Californie ou d’Afrique occidentale montrent de superbes tourbillons d’un rayon de l’ordre du rayon de déformation interne 30 . Cette turbulence est bien entendu très favorable pour la dispersion de la pollution.
30. Attention cependant : la plupart des tourbillons océaniques ont ce rayon (50 km), quelque soit leur origine.
224
Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
7.8.3. Les upwellings et El Niño Prenons l’exemple du courant de Californie, qui est en partie le résultat de l’entraînement de l’océan superficiel par les vents d’ouest. En effet, lorsque ceux-ci arrivent sur le continent nord-américain, ils sont arrêtés par les chaînes montagneuses (la Sierra Nevada) et déviés vers le sud le long de la côte californienne. L’eau océanique de surface tend donc à être entraînée dans ce mouvement. Nous avons vu d’autre part que la force de Coriolis dévie les mouvements vers la droite dans l’hémisphère nord. On peut alors montrer que l’eau de surface sera finalement déviée à 45˚ sur la droite de la direction du vent (fig. 7.19(a)). Cette eau superficielle (plus chaude que l’eau profonde) sera entraînée vers le large, et, pour respecter la continuité (conservation de la masse), il faudra bien qu’elle soit remplacée par de l’eau froide montant des profondeurs (fig. 7.19(b)).
vent vent
cote montagne
eau chaude eau superficielle chaude
eau froide
(a)
(b) Figure 7.19 – Vue schématique d’un upwelling (remontée d’eau profonde) : (a) vue de dessus ; (b) coupe verticale
Le résultat net est donc un courant océanique froid qui suit la côte vers le sud. Puisque les eaux profondes contiennent l’essentiel des substances nutritives, qui sont tombées par gravité, elles sont très poissonneuses. Les courants d’upwelling sont donc très riches pour la pêche. Le courant de Californie est aussi caractérisé par des brouillards, particulièrement intenses au printemps et en été 31 . Ces brouillards résultent de la condensation de la vapeur d’eau emmagasinée par les vents d’ouest lors de leur passage au-dessus de courants chauds tels que le Kuroshio. Ces brouillards sont responsables des forêts de séquoias qui poussent un peu partout sur la Sierra.
31. N’essayez pas de voir le Golden Gate Bridge ou les falaises de Big Sur au mois de juillet.
7.8. Circulation océanique
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En fait un upwelling se produira chaque fois que le vent souffle le long d’une côte en laissant le large à droite dans l’hémisphère nord, et à gauche dans l’hémisphère sud. Ce peut être le cas en particulier sur la Côte d’Azur pendant un coup de mistral : l’eau sera pure mais froide. Au bord de la côte, ce n’est donc pas le vent du nord qui refroidit l’eau, mais bien la remontée des eaux profondes pour compenser le départ de l’eau superficielle entraînée vers le large par la force de Coriolis 32 . Dans ce cas, le courant froid persiste plusieurs jours après l’arrêt du mistral. Il arrive alors que des vents du sud humides passent au-dessus de ces courants, provoquant d’importants brouillards, comme à San Francisco. Les upwellings abondent, sur la côte du Portugal ou en Afrique par exemple. Mais le plus célèbre de tous se situe dans le courant de Humboldt, sur la côte ouest de l’Amérique du Sud. Comme nous l’avons vu, ce courant froid est le symétrique du courant de Californie, et remonte vers l’équateur. Il est très riche en anchois. Grâce au courant de Humboldt, la pêche est une des principales activités économiques du Pérou. Se produit donc une sorte de cataclysme pour l’économie de ce pays lorsque le courant de Humboldt change de sens et devient un courant chaud allant vers le sud. Ce phénomène, appelé El Niño, survient de façon imprévisible aux environs de Noël 33 , avec une quasi-période de deux à quatre ans. Il s’accompagne de la disparition des poissons. Les raisons de ce phénomène sont encore mal comprises, et El Niño mobilise les communautés des météorologues et des océanographes depuis plus d’une vingtaine d’années. La raison en est qu’il ne s’agit pas d’un phénomène local, affectant une seule région océanique, mais une anomalie globale du système couplé océan-atmosphère. On a pu observer qu’El Niño s’accompagne généralement d’un affaiblissement, voire d’un renversement des alizés. Lors de l’hiver 1982-1983, pendant un épisode El Niño particulièrement intense, le climat à Los Angeles (où je passais l’année) a été tout à fait inhabituel, avec des pluies quasi tropicales pendant des semaines, et une tornade qui a endommagé le centre-ville. El Niño semble aussi correspondre à un déficit de la mousson d’été indienne. Certaines explications sont ainsi données en termes de déséquilibre mécanique entre l’atmosphère et l’océan : les alizés poussent l’océan vers l’ouest, causant une surélévation importante (plusieurs dizaines de centimètres) de la surface du Pacifique Sud sur la côte australienne ; un arrêt des alizés conduirait à la propagation d’une onde de gravité le long de l’équateur vers l’est 34 . Ceci pourrait renverser le signe du courant sud-équatorial et du courant de Humboldt. Mais on manque de modèles mathématiques montrant effectivement que ce déséquilibre existe, et prédisant sa période. Il est donc probable qu’El Niño soit un phénomène naturel ayant toujours existé. Ceci est assez rassurant, au vu de tous les déréglements climatiques actuels tels que le réchauffement global de l’atmosphère par les gaz à effet de
32. Cependant le mistral peut refroidir rapidement l’eau de surface, en particuler pendant les nuits, qui sont plus fraîches. L’eau va alors plonger par convection thermique vers le fond. 33. D’où le nom El Niño, « le petit », sans doute en référence à l’enfant Jésus. 34. C’est une onde de Kelvin.
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
serre ou les trous d’ozone. El Niño est accompagné d’un phénomène appelé La Niña sur lequel je renvoie le lecteur intéressé aux spécialistes du climat.
7.9. Géophysique interne Comme il a été dit au chapitre 1, la turbulence intervient dans le noyau externe de la Terre, où elle peut jouer un rôle dans la génération du champ magnétique terrestre. Cette turbulence est vraisemblablement en équilibre géostrophique, car les vitesses sont faibles. Dans le manteau externe de la Terre, la convection peut être considérée comme turbulente sur des échelles de temps géologiques. C’est cette convection, qui se manifeste au fond des océans sur les dorsales océaniques, qui va mettre en mouvement la croûte terrestre : l’entraînement des plaques continentales par le manteau va provoquer la dérive des continents, et les frictions entre manteau et plaques seront responsables de tremblements de terre 35 et d’échauffements intenses conduisant à la formation de volcans. Cette vision fluide 36 de la géophysique interne qui s’est imposée maintenant est relativement récente (une trentaine d’années tout au plus), et est venue bouleverser de fond en comble la géologie et la géophysique traditionnelles. Seul ce point de vue fluide permet d’expliquer le concept de dérive des continents de Wegener [239]. Ce dernier était météorologue, et des expéditions sur le terrain (en Arctique en particulier) le conduisirent en 1912 à cette conclusion que les continents dérivaient. Il proposa une explication en termes de marées terrestres, qui fut réfutée par l’establishment géophysique de l’époque. Les censeurs jetèrent les observations avec la théorie, et on attendit plusieurs dizaines d’années pour reparler de la dérive des continents. L’histoire a maintenant reconnu le rôle visionnaire joué par Wegener. Au fait, qui se souvient du nom des illustres spécialistes qui le censurèrent ? Cette histoire est exemplaire à plus d’un titre, et sa morale ne s’applique pas qu’à la science bien évidemment. Comme cela a été mentionné plus haut, Guervilly et Cardin [105] ont fait récemment des simulations numériques de dynamos genérées dans des écoulements de Couette sphériques qui ont des applications en géophysique interne.
7.10. Jupiter Jupiter est une planète géante environ dix fois plus grosse que la Terre, qui tourne plus vite (le jour jovien est de 9 heures et 55 minutes). Comme nous l’avons décrit au 35. Le récent tremblement de terre au Japon (en 2011) de magnitude 9, qui a provoqué un tsunami faisant plus de 20 000 victimes et un accident nucléaire, est de ceux-là. On peut craindre des séismes aussi forts dans les Antilles françaises. 36. Il s’agit de fluides toujours newtoniens (voir chap. 2), mais dont la viscosité et la diffusivité dépendent de la température par des lois complexes. Un des problèmes essentiels de la modélisation en géophysique interne est de déterminer ces lois de comportement.
7.10. Jupiter
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chapitre 1, son atmosphère externe est caractérisée par une structure de jets alternés axisymétriques, vents d’est ou d’ouest très réguliers (voir fig. 1.4). La largeur des jets est comprise entre 10 000 et 20 000 km, et leur vitesse est de 300 km/h environ. Le jet équatorial est d’ouest. Dans l’hémisphère sud, on est frappé par la présence de la tache rouge, gigantesque tourbillon anticyclonique de 20 000 km sur 10 000 km, qui voyage vers l’ouest. La tache rouge est à l’interface de deux jets opposés, et son sens de rotation est en accord avec la vorticité de cette couche de mélange. Son nombre de Rossby est de l’ordre de 0,07 : elle est donc en équilibre géostrophique. Jupiter se compose essentiellement d’hydrogène (75 %) et d’hélium (25 %). Les diverses observations et mesures spectroscopiques semblent montrer que la couche externe, d’une épaisseur de 1 000 km, est gazeuse. Il s’agit donc d’une enveloppe fine, de l’ordre de 1,5 % du rayon, contre 0,15 % pour l’atmosphère terrestre. En dessous, Jupiter est une grosse boule liquide (toujours composée d’hydrogène et d’hélium), avec un cœur de roche ayant environ la taille de la Terre 37 . Des mesures indiscutables montrent que Jupiter est la source d’un intense dégagement de chaleur interne, sans doute d’origine chimique. Ainsi, la température décroît de 30 000 K au centre à 150 K à l’extérieur. D’autre part, la sonde Voyager a montré que Jupiter ne possédait pas de gradient de température entre les pôles et l’équateur, et ne pouvait donc pas être sujet à l’instabilité barocline. À l’heure actuelle, on ne peut que proposer différents scénarios de la météorologie jovienne, qui dépendent du modèle physique et des conditions aux limites choisis. Le modèle d’une sphère de fluide en rotation soumis à la convection thermique conduit à un système de rouleaux cycloniques parallèles à l’axe de rotation, comme l’a montré Busse [37], dont la trace sur l’extérieur de la sphère n’est pas incompatible avec les jets zonaux observés. D’autres modèles sont basés sur une couche mince de fluide stratifié en densité de façon stable, sur une sphère en rotation. On suppose que l’écoulement est excité à petite échelle (par exemple à la base de la couche par de la convection turbulente). Les nombres de Rossby étant faibles, on peut s’attendre à une cascade inverse d’énergie de turbulence bidimensionnelle (voir chap. 4). Mais cette cascade sera limitée dans la direction méridionale (nord-sud) par la propagation des ondes de Rossby (§ 7.3.2) ; elle pourra par contre se poursuivre dans la direction zonale (ouest-est), pour donner des structures très allongées. Cette théorie est due à l’océanographe Rhines [204], et elle a été validée par des simulations numériques sur une sphère tournante faites par Williams [241, 242]. La tache rouge est un autre point d’interrogation de Jupiter. Comme nous l’avons dit, elle pourrait résulter d’une instabilité de Kelvin-Helmholtz entre les deux jets qui l’environnent. Mais on est surpris de n’en voir qu’une sur toute la périphérie de son parallèle, et pas d’autre de taille comparable à d’autres latitudes. Elle voyage vers l’ouest, comme les ondes de Rossby, et il existe d’autres explications en termes d’ondes 37. Ce qui permettrait de considérer la Terre comme une planète géante qui se serait en quelque sorte « dégonflée ».
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Chapitre 7 – Fluides de l’environnement
de Rossby solitaires, trop complexes pour être données ici. Je cite aussi les travaux expérimentaux de Sommeria, Meyers, et Swinney [222] concernant cette tache rouge. Le chapitre de Jupiter n’est pas clos, dans la mesure où aucune interprétation physique simple n’existe pour expliquer une structure d’écoulement apparemment aussi régulière. Des informations précises sur la structure interne de cette planète sont indispensables pour lever le mystère de la turbulence jovienne. La mise en orbite à partir de 1995 de la sonde Galileo, partie en 1989, a montré que les vents sur Jupiter pouvaient atteindre des vitesses de 720 km/h, ce qui est considérable. Galileo a donné aussi des informations précieuses sur Europe, une des lunes de Jupiter.
Chapitre 8
Conclusion Peut-être nous sommes-nous un peu perdus après cette promenade à travers le vaste monde de la turbulence et des tourbillons. Arrêtons-nous pour faire le point, et reprenons la question : comment se manifeste la turbulence ?
8.1. L’imprédictabilité Nous avons parlé au chapitre 1 de l’imprédictabilité, qui est l’incapacité où l’on est de prévoir à long terme l’état exact des systèmes turbulents, à cause de l’indétermination qui existe toujours dans la connaissance de petits détails concernant l’état initial. Ces petites erreurs initiales faites par le prévisionniste de la turbulence vont souvent s’amplifier exponentiellement, par suite du comportement non linéaire des équations régissant le mouvement des fluides. L’exemple le plus simple d’interaction non linéaire dans un fluide est celui où une certaine quantité garde sa valeur en suivant le mouvement. Ceci conduit au phénomène d’intermittence : si des parcelles fluides contenant des concentrations différentes de la quantité transportée se retrouvent en contact l’une de l’autre, il va en résulter la formation de forts gradients locaux et d’interfaces 1 . Revenons à l’imprédictabilité : comme nous l’avons mentionné au chapitre 1, un des précurseurs géniaux de cette notion semble avoir été le mathématicien Henri Poincaré. Ce dernier avait découvert à la fin du xixe siècle qu’un système aussi simple que celui formé par la Terre, le Soleil et la Lune, en interaction gravitationnelle mutuelle, pouvait avoir un comportement imprévisible (nous dirons aussi chaotique). Je cite encore Poincaré [194], d’après Chabert et Dalmedico [41] : Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous
1. On peut ainsi proposer comment la matière dans l’Univers s’est, à partir de la « soupe » quasi homogène primordiale du Big Bang, progressivement répartie dans une distribution intermittente de galaxies, amas de galaxies, ou trous noirs.
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Chapitre 8 – Conclusion
connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’approximativement (...) ; il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux (...). La prédiction devient impossible et nous avons un phénomène fortuit. Nous avons vu que ce point de vue était finalement un point de vue déterministe. On parlera de chaos déterministe : le système considéré, correspondant au point de vue des milieux continus 2 est régi par des équations pour lesquelles on suppose qu’il n’y a qu’une solution pour un ensemble de conditions initiales et aux limites données 3 . Dans ce sens, Einstein a raison de dire que Dieu ne joue pas aux dés, car il connaît sans doute (pour un croyant) tous les détails des infimes perturbations qui nous échappent 4 . Mais pour nous, pauvres mortels, nous avons pendant longtemps dû nous contenter de croire au hasard. En fait, les météorologues qui commencèrent il y a plus de quarante ans à mettre les équations de l’atmosphère sur ordinateur furent les premiers à oser dérober le hasard à Dieu, tel Prométhée volant le feu des cieux. Pari impossible si l’on en croit les principes, mais pourtant en passe d’être partiellement gagné : une plus grande précision sur l’état initial fourni périodiquement à l’ordinateur, alliée à des méthodes de calcul plus performantes et à l’utilisation d’ordinateurs beaucoup plus puissants et rapides, permettent maintenant de prévoir correctement sur une période d’environ cinq jours l’évolution détaillée de l’atmosphère terrestre pour des perturbations de longueur d’onde de l’ordre de la centaine de kilomètres. Et d’autres modèles d’atmosphère, océan et glace couplés prédisent pour les prochains mois (et même les années) certains paramètres du climat, tels que température et précipitations. C’est la précision de ces derniers modèles de climat qu’il faut améliorer, grâce aux progrès informatiques spectaculaires. À peu près à la même époque où se développaient les simulations numériques en météorologie dynamique, dans les années 1960, les constructeurs aéronautiques commencèrent à calculer les écoulements aérodynamiques. Il s’agissait au début de calculs très simplifiés, où seules certaines caractéristiques moyennes étaient évaluées. Maintenant, on sait calculer l’échauffement instantané en certains points critiques d’un engin spatial, comme nous l’avons vu au chapitre 6. Il faut pour cela utiliser des techniques de simulation des grandes échelles (voir chap. 5), où seules sont prises en compte de façon déterministe les fluctuations du milieu continu à grande échelle, les fluctuations 2. Où les équations du mouvement filtrent les échelles microscopiques moléculaires pour ne s’intéresser qu’aux fluctuations macroscopiques. 3. En mathématiques, on parlera d’existence et d’unicité des solutions. 4. Une boutade se raconte dans les milieux des spécialistes de la turbulence. Un grand physicien d’âge avancé dit un jour à ses collaborateurs : Quand je serai mort, il y a deux questions que j’aimerais poser à Dieu. Il s’agit de la mécanique quantique, et du problème de la turbulence. Je suis plutôt optimiste en ce qui concerne la première question.
8.2. Le mélange
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à petite échelle étant considérées statistiquement à l’aide du concept de la viscosité turbulente. Des modèles nouveaux, prenant en compte l’intermittence de la turbulence, et bien discutés au chapitre 5, ont conduit récemment à d’importantes percées dans ce domaine.
8.2. Le mélange Il n’y a pas de turbulence sans mélange important. C’est parce que le mélange est accru par la turbulence que celle-ci est sans doute le problème le plus étudié dans l’industrie. Par exemple, l’efficacité d’un échangeur thermique est conditionnée par la turbulence dans le fluide caloporteur, et si l’un des circuits de refroidissement d’une centrale nucléaire tombe en panne, il peut en résulter la fusion du cœur radioactif, avec les conséquences dramatiques que l’on a pu voir à Tchernobyl en 1986. Prenons un autre exemple dans l’atmosphère. Une ville située dans une cuvette va être souvent, l’hiver, le siège de phénomènes d’inversion, où l’air froid stagne auprès du sol. Il n’y a alors aucun transport turbulent pour évacuer la pollution automobile et industrielle, qui s’accumule à basse altitude, avec des conséquences néfastes pour la santé des populations 5 . Un exemple où la turbulence a des effets bénéfiques, les chambres de combustion de moteurs d’automobiles, avions ou fusées. Nous avons déjà mentionné que l’efficacité de la combustion était liée à un mélange intime à petite échelle, conditionné par une cascade d’énergie des grosses structures aux petites. Nous avons étudié ces cascades d’énergie au chapitre 4, et vu en particulier la fameuse cascade d’énergie découverte par le mathématicien russe Kolmogorov [121]. D’autres phénomènes interviennent cependant en combustion. Par contre, le mélange dû à la turbulence peut aussi être néfaste, en aérodynamique par exemple. Ici, c’est le mélange turbulent de quantité de mouvement qui est responsable d’une traînée accrue et d’une portance diminuée. Le mélange turbulent de température sur les parties sensibles d’un engin spatial pourrait endommager gravement le matériau. Il y a aussi dans ce cas des effets d’échauffement aux parois (où le fluide s’arrête) à cause des grandes vitesses des gaz externes. Pour être plus précis (voir chap. 6), les tourbillons longitudinaux peuvent ramener du fluide extérieur à 3 000 K et porter la paroi à une température supérieure, conduisant à la destruction de celle-ci 6 . C’est encore le mélange dans la turbulence bidimensionnelle stratosphérique qui est responsable du transport des chlorofluorocarbures dans les vortex circumpolaires antarctique et arctique, où ils détruiront l’ozone pour donner des trous d’ozone.
5. C’est pour cette raison que l’auteur de ces lignes est allé habiter en altitude pendant plusieurs années. 6. Ces conclusions ne prennent pas en compte le rayonnement.
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Chapitre 8 – Conclusion
8.3. Tourbillons et instabilités Tout au long de ce livre nous avons vécu sous le signe des tourbillons, autour desquels s’organise la turbulence. Tourbillons dits cohérents, qui correspondent à une concentration de la vorticité 7 dans l’espace. Nous avons vu aussi au chapitre 4 de nouveaux moyens de reconnaissance des tourbillons, avec en particulier le critère Q. Les tourbillons sont aussi représentés plus grossièrement (dans un repère non tournant) par des régions de basse pression. Ces tourbillons peuvent résulter d’instabilités des nappes tourbillonnaires au sein du fluide. Dans l’instabilité de Kelvin-Helmholtz se développant dans une couche de mélange par exemple, la nappe tourbillonnaire s’enroule en spirale, et les tourbillons qui en résultent s’apparient. C’est ce que l’on observe en particulier dans un écoulement décollé d’une paroi sous l’effet d’une brusque rupture de pente, dans l’atmosphère en aval d’une montagne par exemple, ou dans la mer derrière un cap, ou derrière une automobile en forme de break. Très souvent, il y a des effets tridimensionnels qui donnent à ces tourbillons des formes en Λ. Une couche de mélange se forme encore sur l’extrados d’un profil d’aile en incidence, lorsque la couche limite décolle de la paroi sous l’effet d’un gradient de pression adverse. Nous en avons vu l’illustration au chapitre 6 sur la figure 6.1. Les cyclones tropicaux atmosphériques et les dépressions cycloniques intenses dans les latitudes moyennes ressemblent aux tourbillons de Kelvin-Helmholtz, mais leur origine est autre, comme cela fut discuté au chapitre 7. Les mécanismes pouvant conduire à la formation des tornades ont aussi été donnés dans ce chapitre. La tache rouge de Jupiter, quant à elle, pourrait bien résulter d’une couche de mélange entre deux jets alternés de l’atmosphère jovienne. On s’étonne de ne voir qu’un tourbillon de cette importance dans toute la planète, et tout est loin d’avoir été dit sur cette tempête anticyclonique tout à fait spectaculaire. On peut d’ailleurs faire la même remarque en ce qui concerne l’intrigante circulation des vents sur cette planète, sous la forme de jet streams alternés. Le sillage d’un objet allongé perpendiculaire à un écoulement (un cylindre par exemple) conduira à l’instabilité de deux nappes tourbillonnaires de signes opposés, qui dégénéreront en une allée de von Karman, faite de tourbillons de Kelvin-Helmholtz alternés. On observe ces tourbillons derrière les piliers des ponts ou des plateformes pétrolières. Dans certains cas malheureux où la fréquence du lâcher de ces tourbillons correspond à la fréquence naturelle d’oscillation de la structure, il y a résonance, avec une très grande amplification des oscillations : c’est ainsi que de nombreux ponts et plateformes furent détruits. 7. Je rappelle que j’ai défini la vorticité au chapitre 2 comme double de la vitesse angulaire latente de rotation au sein du fluide.
8.3. Tourbillons et instabilités
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Les tourbillons en forme de tore émis par un jet, tels que les anneaux de fumée, sont les analogues tridimensionnels des tourbillons de Kelvin-Helmholtz. Il y a des effets tridimensionnels conduisant soit à l’étirement de fins tourbillons alternés en épingle à cheveux, soit à des appariement hélicoïdaux. Ils sont essentiels pour le mélange turbulent nécessaire à un bon rendement de la combustion dans le moteur Vulcain de la fusée Ariane 5, ou dans les chambres de combustion des superstatoréacteurs. Ces tourbillons (et leurs appariements) sont aussi responsables d’une bonne partie du bruit émis par un réacteur d’avion. Dans les couches limites turbulentes isothermes au voisinage d’une paroi, on voit se propager des tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux, qui vers l’aval se redressent à 45˚ dans le courant. Ceci est asssocié au phénomène suivant. Ces tourbillons pompent entre leurs jambes du fluide proche de la paroi et ralenti par elle. Ils ramènent près de la paroi du fluide plus rapide. On touve finalement qu’il y a des courants longitudinaux de fluide de basse vitesse et haute vitesse près de la paroi. Ces courants ont été mis en évidence de manière incontestable dans les expériences de laboratoire et les simulations numériques directes et des grandes échelles. Les tourbillons en épingle à cheveux sont bien visibles dans l’atmosphère au-dessus d’une plaine ou de la mer lorsque souffle un vent régulier, sous la forme de nuages ressemblant à des cigares allongés, et qui se redressent bien à 45˚. On voit aussi la manifestation des courants de basse vitesse lorsque la pluie tombe sur le pare-brise d’une automobile, car les gouttes se répartissent justement en stries longitudinales (mais il y a peut-être des effets de courbure que l’on discute maintenant). Lorsque la paroi sur laquelle s’écoule le fluide est concave (dans la direction de l’écoulement), les tourbillons longitudinaux sont intensifiés sous la forme de tourbillons dits de Görtler, qui ont des analogies avec les tourbillons en forme de tores alternés trouvés dans la célèbre expérience dite de Couette-Taylor, où un fluide est placé entre deux cylindres concentriques dont l’un (le cylindre intérieur) tourne. Les tourbillons longitudinaux en épingle à cheveux ne se trouvent pas seulement près d’une paroi. Cemme cela a été dit, ils sont parfois étirés entre des tourbillons de Kelvin-Helmholtz d’une couche de mélange ou d’un sillage. Ces tourbillons se retrouvent même dans un fluide très peu visqueux (c’est-à-dire ayant un très grand nombre de Reynolds), comme l’attestent des expériences en tunnel hydrodynamique de cavitation, où les basses pressions existant dans les tourbillons entraînent l’ébullition locale du fluide au sein des tourbillons (voir fig. 4.8). Là encore, des calculs par simulation numérique des grandes échelles sont venues récemment confirmer ces expériences (voir fig. 4.9). L’existence de ces tourbillons ne vient pas remettre en cause le point de vue statistique des cascades de type Kolmogorov pour la turbulence tridimensionnelle à petite échelle : les diverses instabilités que nous avons décrites montrent comment de l’énergie peut être transférée de tourbillons à grande échelle (les tourbillons de KelvinHelmholtz par exemple) en tourbillons d’échelle moyenne (les tourbillons en épingle à cheveux). Ces derniers peuvent finir par éclater, quand ils sont étirés entre les gros tourbillons, ou au cœur de ceux-ci lors de leur fusion par appariement. C’est ainsi
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Chapitre 8 – Conclusion
qu’un spectre continu d’échelles du mouvement se forme, où le cube de la vitesse relative caractéristique des tourbillons croît proportionnellement à leur longueur d’onde. La dimension du support de cette turbulence a sans doute un caractère fractal, mais je ne suis pas persuadé que cette cascade de Kolmogorov corresponde à un processus auto-similaire se répétant jusqu’à des échelles infinitésimales lorsque la viscosité tend vers 0. Quelle que soit sa nature, il n’en demeure pas moins que la cascade de Kolmogorov est un phénomène brutal survenant dans le fluide et allant exciter un spectre continu d’échelles, jusqu’aux plus petites échelles dissipatives. On en voit la manifestation dans le développement d’une couche de mélange, d’un sillage ou d’un jet (voir fig. 1.8), ou l’éclatement d’un tourbillon d’aile delta. Depuis la fameuse conjecture du mathématicien Leray [138], on peut chercher si cet événement catastrophique est le résultat de singularités apparaissant dans l’équation d’Euler, où la vorticité deviendrait infinie au bout d’un temps fini. Quant à l’appariement de tourbillons, il pourrait être un des processus intervenant dans la cascade inverse d’énergie de la turbulence bidimensionnelle. En mécanique des fluides, le premier théorème de Bernoulli nous a toujours incités à associer basses pressions et hautes vitesses. En fait, il faut revoir un peu ce point de vue lorsque l’on considère la turbulence. En effet, comme nous venons de le mentionner, les tourbillons intenses sont alors le siège de dépressions. Ceci est dû à un équilibre local dans le fluide entre la force centrifuge due à la rotation au sein du tourbillon, et le gradient de pression. Ces fortes dépressions dans les tourbillons sont des sources importantes d’ondes sonores 8, et sont responsables du bruit aérodynamique. L’équilibre entre force centrifuge et gradient de pression dans les tourbillons n’est plus respecté quand le fluide est soumis à une forte rotation d’entraînement, car l’équilibre (dit géostrophique) se fait alors entre gradient de pression et force de Coriolis. C’est pour cela que les dépressions atmosphériques sont cycloniques 9 et les hautes pressions anticycloniques. Nous avons décrit au chapitre 7 des mécanismes de formation de tempêtes dans des fronts thermiques résultant d’instabilité de doubles jets baroclines initialement horizontaux : les mouvements ascendants et descendants du fluide aux frontières inférieures et supérieures, jointes à la rotation terrestre, sont responsables de formation de tresses de vorticité cyclonique intenses dans ces zones. L’instabilité secondaire de ces tresses conduit à des tourbillons cycloniques importants. Un autre effet d’une rotation d’entraînement sur la turbulence est, pour des régimes de rotation modérés, de stabiliser les tourbillons parallèles au vecteur rotation et de même sens (tourbillons cycloniques), et d’étirer les tourbillons anticycloniques en tourbillons alternés perpendiculaires à l’axe de rotation. Ceci pourrait être la raison pour laquelle on observe dans l’atmosphère terrestre à moyenne échelle des tourbillons cycloniques plus forts que les tourbillons anticycloniques. 8. Nous rappelons que les ondes sonores sont des ondes de fluctuations de pression, densité et température qui se propagent à la vitesse du son. 9. C’est-à-dire que les tourbillons tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord.
8.4. Simulations et modélisations numériques
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Nous avons vu d’ailleurs que ceci pouvait s’appliquer à la formation des tornades : si un tourbillon en épingle à cheveux voyageant dans l’atmosphère rencontre une région chaude, il va monter en altitude par convection thermique. La branche anticyclonique sera alors détruite, et la branche cyclonique intensifiée par étirement. Cette perte de symétrie entre tourbillons cycloniques et anticycloniques pourrait aussi avoir des conséquences sur le comportement des machines tournantes, que ce soit dans les turbines hydrauliques, les pompes des moteurs cryogéniques de fusée, ou les compresseurs dans les entrées d’air des réacteurs d’avion. La structure des tourbillons conditionne en effet les vibrations des pales ou leur échauffement, ainsi que les phénomènes de cavitation en bout de pale lorsque le fluide utilisé est un liquide.
8.4. Simulations et modélisations numériques Grâce aux possibilités considérables en vitesse et mémoire offertes par les nouvelles architectures de calcultateurs, dont les processeurs se partagent les tâches (parallélisme) et parfois travaillent « à la chaîne » (vectorisation), et grâce à l’existence de réseaux rapides internationaux faisant disparaître la notion d’éloignement et permettant de se connecter sur tout ordinateur (à condition bien sûr d’y être autorisé), grâce enfin au développement de logiciels graphiques interactifs permettant de voir de l’intérieur la structure de la turbulence, on a mis au point des logiciels de calcul performants qui résolvent numériquement les équations de la mécanique des fluides en régime turbulent. L’espace est décomposé en une grille de points sur lesquels l’ordinateur extrapole, grâce à des algorithmes appropriés, les valeurs des différents champs (vitesse, vorticité, pression, densité, température, etc.) à un instant t + Δt en fonction des champs aux instants t (et éventuellement t − Δt). La connaissance de ces champs à un instant initial t0 , jointe à la donnée de conditions aux limites sur les frontières du domaine de calcul, permet de résoudre (au sens mathématique du terme) les équations du mouvement, en déterminant la solution correspondant aux conditions aux limites et initiales spécifiées. C’est un pas vers les fameuses lois naturelles dont parlait Poincaré tout à l’heure, à la réserve importante près que ce ne sont pas les équations exactes qui sont résolues, mais des équations donnant approximativement l’évolution d’un champ filtré sur un volume de contrôle correspondant à la maille élémentaire de calcul Δx. Si la viscosité est assez forte, les plus petites structures turbulentes 10 ont une taille supérieures à Δx. On a alors affaire à une simulation numérique directe, où les seules erreurs du calcul proviennent des erreurs faites dans la discrétisation des différents opérateurs différentiels intervenant sur l’espace et le temps. Malheureusement, ces simulations numériques directes correspondent à des nombres de Reynolds 11 beaucoup 10. De l’ordre de l’échelle de dissipation de Kolmogorov introduite au chapitre 4. 11. Nous rappelons que le nombre de Reynolds est un nombre sans dimension défini comme le rapport des temps caractéristiques visqueux aux temps caractéristiques inertiels (voir chap. 2). De façon équivalente, il caractérise l’importance relative des forces d’inertie sur les forces visqueuses dans les équations du mouvement.
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Chapitre 8 – Conclusion
plus bas que ceux rencontrés dans la réalité, qu’il s’agisse de l’aérodynamique d’une voiture, d’un train et d’un avion, ou de la turbulence atmosphérique, océanique, jovienne et solaire. Dans ces cas, les échelles sous-maille (de taille inférieure à la maille de calcul) sont énergétiques, et elles interviennent dans la dynamique du champ filtré. Il faut donc les modéliser. C’est le difficile problème de la simulation des grandes échelles, évoqué au début de ce chapitre, et dont nous avons parlé abondamment au chapitre 5. Ces méthodes se sont considérablement développées au cours des quinze dernières années. C’est un cas particulier du problème de « passage du micro au macro ». Dans le cas de la mécanique des matériaux, et quand il existe une séparation marquée entre les grandes et les petites échelles, ce problème peut être résolu par la théorie de l’homogénéisation due au mathématicien J.L. Lions. Mais ces techniques s’appliquent difficilement à la turbulence fluide 12 . Quelle que soit la nature mathématique des solutions prédites par l’ordinateur visà-vis des solutions exactes des équations, et tout en étant conscient des problèmes posés par l’imprédictabilité des écoulements turbulents 13 , il est indéniable que les solutions numériques ainsi calculées ont souvent une grande ressemblance avec la réalité, lorsque des mesures ou visualisations expérimentales sont possibles. Il semble que ce type de simulations fournisse une réalisation de l’écoulement turbulent, parmi un ensemble d’autres réalisations possibles. Le même problème se pose d’ailleurs dans les expériences, où l’on ne peut pas reproduire un écoulement turbulent de manière déterministe, puisque cet écoulement dépend de perturbations infimes qui échappent souvent à l’expérimentateur. Enfin les spécialistes de modélisation numérique du climat jugent que les champs qu’ils calculent pour de longues périodes (mois et années) correspondent à la réalité. Ils supposent des propriétés d’existence et d’unicité des solutions des champs moyens qui restent mathématiquement à prouver. Grâce à la simulation et à la modélisation numériques, c’est tout le paysage de la mécanique des fluides qui a changé de manière irréversible, à la fois d’un point de vue fondamental et appliqué. Ce changement concerne surtout les phénomènes complexes, tels que tourbillons, interfaces et ondes de choc, qui évoluent très rapidement dans le temps et dans l’espace. Un concept nouveau, celui de l’expérience numérique, est apparu. L’expérimentation numérique vient compléter l’expérimentation en laboratoire. Parfois elle la supplante, lorsque des températures ou pressions trop hautes rendent l’expérience de laboratoire dangereuse ou trop onéreuse. Ces calculs ont permis des progrès énormes en ce qui concerne l’identification des tourbillons cohérents au sein de la turbulence, et la compréhension de leur dynamique.
12. Notons cependant des travaux cités dans Lesieur [147] (p. 423). 13. En principe, l’erreur initiale sur l’état des échelles sous-maille, jointe aux erreurs inhérentes à la discrétisation du problème, devraient rendre toute prédiction déterministe impossible au-delà du temps de prévisibilité. Les modèles statistiques spectraux élaborés (EDQNM) de la turbulence isotrope tridimensionnelle permettent de montrer que ce temps est de l’ordre de 20 à 30 temps de retournement des gros tourbillons.
8.4. Simulations et modélisations numériques
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Ils ont permis de sortir de l’impasse où la turbulence s’enlisait, suite aux conflits stériles entre les tenants du désordre et ceux de l’ordre dans la turbulence. Le désordre, c’était un point de vue totalement statistique, où la théorie avait oublié toute référence à la mécanique des fluides pour évoluer dans un univers étrange d’hypothèses de fermeture liant des quantités statistiques compliquées. L’ordre, c’était de refuser toute interprétation statistique sous prétexte que des tourbillons cohérents avaient pu être identifiés. En fait, il est de plus en plus clair, au fur et à mesure que des simulations et observations précises se développent, que la turbulence est composée peut-être presque exclusivement de tourbillons cohérents très simples, dont nous avons vu beaucoup d’exemples dans ce livre, et dont les interactions conduisent aussi à de la turbulence tridimensionnelle presque isotrope à petite échelle. L’ensemble a un comportement aléatoire susceptible d’interprétations statistiques très riches. Un spectre d’énergie peut donner des informations précieuses sur la nature du développement de la turbulence à petite échelle. Des quantités comme les densités de probabilité permettent de caractériser le degré d’intermittence de la turbulence. En effet, dans les écoulements où existent des tourbillons cohérents, la probabilité de la vorticité et 2 des gradients de vitesse s’écarte d’une distribution gaussienne en e−ω pour les grandes valeurs de ω, et a plutôt un comportement en ailes exponentielles e−|ω| : les événements de grande intensité sont plus probables que dans la distribution gaussienne, où les fluctuations sont plus étalées. Corrélativement, la pression a une probabilité exponentielle pour les basses pressions, qui correspondent au cœur des tourbillons, et gaussienne pour les hautes pressions. Les simulations numériques déterministes de la turbulence sont pour le moment limitées à des configurations d’écoulements assez simplifiées 14 . Elles permettent, dans ces configurations, d’évaluer la validité des modèles couramment employés dans des situations industrielles complexes. C’est ainsi que l’on commence à comprendre pourquoi les modélisations classiques de la turbulence échouaient à décrire les effets d’une rotation d’entraînement ou de la compressibilité. En effet, dans le cas de la rotation, la bidimensionnalisation due à celle-ci (à des forts taux de rotation), ainsi que la destruction des tourbillons anticycloniques au profit de tourbillons longitudinaux intenses (à des taux de rotation modérés), ne sont pas prises en compte par les modélisations industrielles. Dans le cas de la compressibilité, nous avons donné des exemples de modélisations classiques plus satisfaisantes apparues récemment. Un autre grand intérêt de ces outils de simulation numérique est la possibilité de contrôle de la turbulence qu’ils offrent : la simulation permet de faire varier des paramètres extérieurs tels que nombre de Reynolds (influence de l’inertie), nombre de Rayleigh (influence du chauffage) ou nombre de Rossby (influence de la rotation), et aussi les conditions initiales ou aux limites. On peut ainsi provoquer des modifications importantes dans la structure de la turbulence. Nous en avons vu de nombreux
14. Mais qui se compliquent de plus en plus.
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Chapitre 8 – Conclusion
exemples tout au long de cet ouvrage. Un effort de recherche considérable, européen et international, doit être fait dans cette direction. Comme nous l’avons déjà souligné, les bénéfices en termes de facture énergétique et de qualité de la vie (bruit, etc.) permis par un tel investissement seraient gigantesques. Ce contrôle de la turbulence s’applique à l’aérodynamique des automobiles, TGV, avions et engins hypersoniques, à la combustion dans les moteurs, à la thermohydraulique des réacteurs, à la fusion et au génie chimique. Il s’applique aussi à la pollution dans l’atmosphère, les océans et les cours d’eau 15 .
8.5. Turbulence et philosophie Beaucoup de philosophie a été faite depuis des millénaires sur la turbulence, l’ordre et le désordre. Il est certain que le concept d’imprédictabilité est extrêmement riche d’un point de vue épistémologique, et nous rend très modestes dans notre prétention à prédire. Travailler sur la turbulence, c’est tenter de prévoir l’imprévisible... Tâche apparemment absurde et impossible. Et pourtant, les vrais progrès de l’humanité ne se sont-ils pas faits dans la conquête de l’impossible ? Nous avons beaucoup parlé d’instabilités et tourbillons. Ceci mérite encore un détour. Les instabilités hydrodynamiques que nous avons rencontrées naissent, dans certaines conditions, à partir de petites perturbations, souvent aléatoires. Elles sont en général inévitables, dans le sens qu’on ne pourra, sauf à prendre des précautions très grandes, empêcher l’instabilité de se développer pour dégénérer en une structure spatialement organisée. Prenons l’exemple d’une nappe tourbillonnaire plane correspondant à une couche de mélange entre deux écoulements quasi parallèles, perturbée par une vitesse aléatoire infinitésimale égale au dix-millième de la vitesse de base de l’écoulement. Ce dernier évoluera très rapidement, en une dizaine de temps de retournement initiaux, vers une allée de tourbillons de Kelvin-Helmholtz. Considérons maintenant une autre perturbation, différente d’un point de vue déterministe de la précédente, mais de même intensité : la nappe tourbillonnaire s’enroulera encore en tourbillons, qualitativement analogues aux précédents, mais qui pourront en différer par leur position et leur amplitude, et apparaître un peu plus tôt ou un peu plus tard. C’est ainsi que l’on peut réconcilier l’imprédictabilité et l’existence de structures organisées. Ces dernières sont imprévisibles, spatialement bien ordonnées, et surtout, il sera extrêmement difficile de les empêcher de naître, car il y a toujours dans la nature d’infimes perturbations superposées à l’état de base du système, et que l’on ne contrôle pas.
15. En rêvant un peu, on pourrait enfin espérer, grâce aux simulations numériques du climat, pouvoir intervenir sur la sécheresse en Afrique, réguler l’anomalie El Niño, ou réduire l’ampleur des tornades, tempêtes et cyclones.
8.5. Turbulence et philosophie
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Ce que nous apprend la turbulence fluide, c’est qu’un degré d’organisation supérieur au simple chaos primordial gaussien 16 du mouvement brownien va nécessairement apparaître au sein d’un écoulement si les coefficients moléculaires de diffusion ne sont pas trop importants pour inhiber la croissance de l’instabilité. Cet ordre se traduit par la concentration de la vorticité dans des tourbillons cohérents, donnant lieu au phénomène d’intermittence. On peut remarquer que les formes qui apparaissent ainsi sont belles et traduisent, osons le dire, une grande harmonie dans la nature dont elles sont issues 17 . En extrapolant un peu, on peut ainsi comprendre la formation de l’Univers, et, pourquoi pas, l’apparition de la vie. De même que nous voyons sur la figure 4.17 des tourbillons en double hélice créés à partir d’infimes perturbations dans un jet, on pourrait imaginer que la molécule en double hélice de l’ADN, amorce de la vie, résulte de la croissance d’instabilités 18 . La turbulence nous apporte donc un point de vue plus responsable sur le monde et la vie : comme l’allée de von Karman, ou la double hélice du jet issu d’un réacteur, ou encore la dépression cyclonique intense se développant sur la mer Manche, la vie pourrait résulter d’instabilités pour lesquelles les conditions favorables macroscopiques étaient remplies, et qui croissent obligatoirement à partir de perturbations initiales infinitésimales. Dans ce dernier cas, notre point de vue est très différent d’un point de vue souvent entendu et consistant à dire des choses comme : les molécules avaient une probabilité tellement faible de s’organiser en double hélice d’ADN, qu’il faut bien une intervention divine extérieure pour justifier cette organisation. Ces raisonnements utilisent des arguments de thermodynamique statistique « à la Maxwell » sur une sorte d’équiprobabilité des états accessibles du système, dont nous avons parlé au chapitre 2, arguments qui ne sont plus valables lorsque l’on considère le système d’un point de vue du milieu continu. C’est un peu comme si l’on disait que les tourbillons de la couche de mélange de tout à l’heure avaient une chance sur dix mille de se former, parce que la perturbation est d’amplitude un dix-millième ! Ces instabilités croîtraient de la même façon si les mêmes conditions étaient reproduites quelque part dans l’Univers. C’est ainsi que l’astrophysicien Evry Schatzman
16. Je parle ici de chaos au sens d’Épicure ou Lucrèce, c’est-à-dire un état de désorganisation totale. On pourra consulter à ce propos Thuillier [228]. Un tel chaos est bien représenté mathématiquement par les modèles de marche au hasard (voir chap. 4), et physiquement par les systèmes d’un grand nombre de molécules en équilibre thermodynamique dans une boîte de la mécanique statistique. Ce chaos est gaussien à cause du théorème de la limite centrale (voir chap. 4). En fait, dans ce livre, j’ai utilisé le concept de chaos dans un sens différent, pour traduire la notion d’imprédictabilité. Ainsi, la turbulence et les tourbillons cohérents sont chaotiques, comme le climat. 17. Quelques collègues grincheux nous reprochent parfois de ne faire que de belles photos, mais ces photos naissent de la dynamique des fluides, et la beauté du résultat est en fait une des conditions de la validité du calcul. Il est donc du devoir du mécanicien des fluides numérique de choisir des palettes de couleurs en harmonie avec les phénomènes qu’il dévoile, et de ne pas enlaidir la beauté naturelle par des visualisations traumatisantes. 18. Des biologistes associent le développement du cancer à des appariements exagérés de molécules d’ADN.
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Chapitre 8 – Conclusion
pose plutôt la question des extraterrestres comme un problème de communication entre les différentes civilisations apparues ou à paraître. En effet 19 , si nos plus proches voisins sont par exemple à une distance de 500 années-lumière, et qu’ils nous envoient aujourd’hui des signaux, nous pourrions bien avoir disparu dans quelque cataclysme thermonucléaire ou climatique quand ces signaux nous parviendront dans 500 ans. Si d’autre part ces voisins avaient cinq siècles d’avance technologique sur nous et avaient envoyé ces signaux vers l’an 1500, il est possible qu’ils aient eux-mêmes disparu dans le même type de cataclysme quand leurs signaux nous arriveront demain. Avoir une vision de l’histoire et des sociétés en termes de turbulence fluide et de tourbillons ordonnés n’inspire pas que de l’optimisme. Nous avons vu que dans les systèmes turbulents isolés, l’équipartition d’énergie n’existe pas : si l’on part d’un état initial dont tous les composants ont la même énergie, et que l’on superpose une perturbation infime, nous verrons certaines parties très minoritaires du système prendre l’essentiel de l’énergie au détriment des autres parties. C’est le phénomène d’intermittence, que nous avons abondamment illustré dans cet ouvrage. Le chômage en est un très bon exemple : nous sommes pris dans un engrenage où ceux qui travaillent doivent travailler de plus en plus pour garder leur emploi, car la concurrence est sévère, alors que le nombre de chômeurs croît beaucoup. Nous voyons aussi l’intermittence à l’œuvre tous les jours dans la désertification des campagnes et l’exode rural, en France comme en Afrique ou dans les pays d’Amérique latine et d’Asie. Nous accroissons ainsi chaque jour le poids de villes mégalopoles, incapables de faire face aux problèmes et nuisances de tous ordres, circulation, logement, ordures, pollution, délinquance, etc., qu’elles génèrent. Comme dans une instabilité de Kelvin-Helmholtz, les écarts entre riches et pauvres croissent presque exponentiellement, que ce soit dans un même pays ou entre pays 20 . Malheureusement, ce qui se résout dans le fluide par le déferlement harmonieux d’une onde et la formation de tourbillons se résout dans les sociétés par le déferlement de crises ou de guerres. Une petite différence cependant : à la différence d’un fluide, nous sommes dotés d’une intelligence nous permettant, en principe, d’intervenir de façon concertée 21 pour réduire les sources d’instabilité et de conflit. Une sorte de contrôle de turbulence en somme...
19. En admettant que la théorie de la relativité ne soit pas remise en question. 20. Ceci est atténué par la crise économique mondiale concernant d’abord l’industrie automobile, aérienne et immobilière. 21. S’il s’agit de pays démocratiques et raisonnables.
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7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Index Ackermann, 150 adiabatique, 28, 30 ADN, 239 Adrian, 66 aérodynamique, 1 aérodynamique hypersonique, 172 aérodynamique subsonique, 166 aérodynamique supersonique, 172 aéronautique, 43 Aider, 68 aile Delta, 154 ailes volantes, 57, 74, 79 Alembert(d’), 26 alizés, 75, 190, 220 allée de von Karman, 59 analyse dimensionnelle, 87 André, 132, 209 anémométrie laser, 125 Anselmet, 94 anticyclone, 192 anticyclonique, 58 Antonia, 104 appariement, 58 appariement hélicoïdal, 68, 109, 233 approximation de Boussinesq, 202 Arnal, 168 assimilation, 16 attracteur de Lorenz, 16, 95 attracteur étrange, 95 automobile, 153 avalanche, 24 avion, 153, 157, 158 avion ATR, 4 avion subsonique, 4 avion supersonique, 4
Bailly, 159 Balarac, 160 Balint, 19 bananes, 106 barotrope, 33 Barré de Saint-Venant, 125, 222 barrique de vin, 39 Basdevant, 115 Batchelor, 18, 97, 117 bateau, 153 Bec, 14 Beer, 176 Béghin, 24 Béguier, 171 Bénabar, 16 Bénard, 61 Bergé, 16 Bernal, 68, 102 Bernoulli, 27, 34 Betchov, 88 bilan thermodynamique, 28 bilans de masse et vitesse, 24 Blein, 219 blocage atmosphérique, 59 Bogdanoff, 172 Bogey, 159 Boltzmann, 124, 169 Bonnet, 178 Borue, 92 Boussinesq, 9, 125 Boutron, 7 Brachet, 117 Brassens, 7 Breidenthal, 102 Breuer, 154
258 brise de mer, 74 Brown, 45 bruit aérodynamique, 159 bruit généré par la turbulence, 159 Brun, 219 Busse, 227 Cabot, 148 calcul parallèle, 143, 235 calcul scientifique, 135 calcul séquentiel, 142 calcul vectoriel, 143, 235 cancer, 239 canoë-kayak, 48 Cantwell, 84 cap de la Hague, 56 Cardin, 11, 226 carottages, 7 cascade d’énergie (Kolmogorov), 85 cascade d’enstrophie, 114, 116 cascade d’enstrophie potentielle, 207 cascade d’hélicité, 92 cascade de doublement de période, 95 cascade inverse d’énergie, 114, 117 cavitation, 9, 58, 235 cellules de Ferrel, 190 cellules de Hadley, 75, 190 centrale nucléaire, 9, 231 CFC (chlorofluorocarbures), 7, 197 Chabert, 229 Chabert d’Hières, 212 chaleur spécifique, 29 chambres de combustion, 5, 157 champ magnétique, 10, 226 champ magnétique terrestre, 10 Champagne, 88 chaos, 16 chaotique, 16 Chaouat, 127 Charney, 207 chocs, 50, 161 Chollet, 149 Christensen, 66 cigare, 36 circulation automobile, 31
Turbulence circulation de Hadley, 73, 190 cirrus, 80 climat, 71 CNES, 120 coefficient de portance, 46 coefficient de traînée, 46 cœur, 15 Combes, 13 combustion, 176 compresseurs, 235 Comte, 36, 53, 66, 101, 109 Comte-Bellot, 18, 99, 125 Concorde, 2, 4, 18 conductivité moléculaire, 29 conductivité turbulente, 148 conduite forcée, 39 cône de choc, 161, 163 Conner, 185 constante de Karman, 130 constante de Kolmogorov, 87 contrainte, 25 contraintes de Reynolds, 125 contrôle de turbulence, 157, 184 convection de Bénard-Marangoni, 73 convection thermique, 71 Coriolis, 190 Coriolis cisaillé, 216, 217 corps d’Ahmed, 150 Corrsin, 18, 90, 99 couche de mélange, 25 couche de mélange compressible, 172 couche limite, 43, 123 couche limite atmosphérique, 88 couche limite d’Ekman, 205 Couder, 113 Coupe de l’America, 185 courant de Californie, 221, 223 courant de Humboldt, 9, 221 courants longitudinaux, 104 courbe de Koch, 95 Cousteix, 167, 168 Cowen, 97 Cray, 143 Craya, 18
Index crêpe, 80 critère de Courant-Friedrichs-Lewy, 139 critère du point d’inflexion, 51 critère Q, 108 cumulonimbus, 74 cycliste, 48 cyclone Hugo, 212 cyclone Katrina, 6, 208 cyclone Nadia, 208 cyclone Sandy, 6, 208 cyclone tropical, 5, 207, 208 cyclonique, 192 Dalmedico, 229 Danet, 68 dangers des fluides turbulents, 47 danseuse, 33 dauphin, 185 Dautray, 75 David, 150, 157, 180 Deardorff, 104, 148 décollement de couche limite, 153 décomposition de Reynolds, 8 dépression cyclonique, 5, 192 dépressions, 58 dérive des continents, 226 déterminisme, 16 Diderot, 27 Dieu, 17, 230 diffusion moléculaire, 26, 28 diffusion turbulente, 96 diffusivité thermique, 28 diffusivité turbulente, 148 dimension fractale, 94 dipôle, 58 dislocations, 73, 109 dispersion de traceurs, 120 dispersion turbulente, 96 distribution gaussienne, 108 doigts de sel, 76 double hélice, 113 Ducros, 66, 105, 150 Dumas, 88 Durbin, 131 dynamique newtonienne, 15
259 échelle de Kolmogorov, 84, 91, 123 échelles moléculaires, 23 écoulement de Couette circulaire, 42, 123 écoulement de Couette plan, 42, 51 écoulement de Poiseuille, 51, 123 écoulement de Poiseuille plan, 41 écoulement de Stokes, 46 écoulement hypersonique, 27, 124, 180 écoulement MHD, 10 écoulement supersonique, 163 EDQNM, 90, 92, 99, 132, 149, 236 effet Doppler, 125, 161 effet dynamo, 10 effet Magnus, 36 effet papillon, 16, 148 effets non linéaires, 41 effondrement gravitationnel, 79 Einstein, 17, 230 Ekeland, 17 El Niño, 9, 221, 224 Elipot, 120 Elliott, 96 Enaux, 5 ensemble de Cantor, 94 ensemble multifractal, 95 enstrophie, 116 enthalpie, 30 entropie, 28 Eole (satellite), 120 éoliennes, 48, 76 épaisseur de paroi, 104 Épicure, 238 équateur, 191 équation d’état, 29 équation d’Orr-Sommerfeld, 51 équation de Barré de Saint-Venant, 9, 206 équation de Burgers, 14 équation de continuité, 24, 26 équation de la chaleur, 28 équation de Navier-Stokes, 26 équation de Poisson, 195 équation de Reynolds, 126 équilibre géostrophique, 58, 192 espace de Fourier, 86
260 espace des phases, 27 essais en soufflerie, 47 Etling, 211 étoile de David, 95 étoiles, 13 Euler, 26 Europe, 228 extrados, 35 Farge, 115 Fauve, 58 Favre, 18 Feigenbaum, 95 fermetures en deux points, 132 fil chaud, 125, 171 filament tourbillonnaire, 64 Fincham, 81 Flores, 217 Floride, 9 fluide newtonien, 25 fonction de structure des vitesses, 85, 93 football, 36 force de Coriolis, 75, 190, 219 forces de pression, 25 formule de Torricelli, 39 Fornberg, 115 Foster, 15 Fouillet, 62, 111, 175 Fourier, 28 Fournier, 131 fractal, 21, 87 Franc, 9, 58, 102 Freund, 159 Frisch, 14, 85, 93, 96, 120, 131 front, 200 Fung, 96 Gagne, 88, 93 galaxies, 13, 58 Galileo, 228 Garnier, 202 Gatski, 178 Gayon, 17 gaz sur réseau, 169 génération de maillages, 139
Turbulence géophysique interne, 10 Germano, 148 Gerolymos, 127 Gibraltar, 9 Gilliéron, 171 Gonze, 60, 102 gradient de pression adverse, 153 Grand Colon, 219 Grant, 88 granulation solaire, 13, 73 gravité réduite, 72 Grenoble, 219 groupe de renormalisation, 131 Guervilly, 11, 226 Guggenheim, 61 Guitton, H., 18 Guitton, J., 18 Gulf Stream, 9, 64, 75, 221 Guyon, 73 Ha Minh, 131 Hadley, 190 Haidvogel, 207 Haïti, 7 Halley, 190 Hanjalic, 130 Hauët, 186 Hausdorff, 95 hélicité, 10, 92 Helmholtz (von), 32 Henningson, 66 Herman, 160 Hermès (navette), 4, 18, 139, 181 Herring, 80 Hiroshige, 55 Ho, 68 homogénéisation, 236 Hopfinger, 80 Howard, 150 Hua, 207 Huang, 68 Hubble, 8 Hulin, 73 Hunt, 18, 96, 97, 109 Hussain, 109
Index hydrauliennes, 48, 76 hydrodynamique, 43 hypertension, 14 hypothèse de Joukowski, 36 image satellite, 5 imprédictabilité, 15, 135, 229, 236 imprévisibilité, 15 IMST, 18 Ince, 25 Inde, 7, 191 Indonésie, 7 instabilité barocline, 5, 200 instabilité de Görtler, 166, 219 instabilité de Rayleigh-Taylor, 78 instabilité de Richtmyer-Meshkov, 166 instabilité thermohaline, 75 instabilités centrifuges, 166 instabilités de double diffusion, 76 interactions non linéaires, 15, 31 intermittence, 18, 31, 229, 239 intermittence interne, 92 intrados, 35 inversion thermique, 7, 74 irréversibilité, 27 irrotationnel, 34 Jacquin, 4 jet coaxial, 160 jet rond, 64 jet streams, 196 jet subsonique, 176 jet supersonique, 176 jet turbulent, 19 Jeux olympiques d’Albertville, 121, 169 Jeux olympiques de Barcelone, 212 Jimenez, 106 Johnston, 214 Jovicic, 154 Jupiter, 11, 226 K2, 24 Kahane, 28 Karman (von), 18, 59, 90 Kelvin, 32
261 Kim, 104, 185 Klebanoff, 65, 83 Kline, 104 Knuth, VII Kolmogorov, 18, 84, 231 Kourta, 131, 171 Koutchmy, 13 Kovasznay, 18, 90 Kraichnan, 18, 117, 131 Kubbinga, 32 Kuroshio, 75, 221 La Grave, 18 La Niña, 9 Lagrange, 28, 78, 159 Lamballais, 104, 127, 149, 214 laminaire, 14, 39 Landhal, 66 Lanford, 16 Laplace, 17, 190 laplacien, 26 Larchevêque, 120 Laufer, 90 Launder, 130 Le, 68 Le Provost, 222 Ledimet, 16 Legendre, 28 Leith, 117 Lele, 159 Léonard de Vinci, 8, 45, 61 Leray, 234 Leschziner, 131 Lesieur, 5, 66, 88, 132, 176, 202 Lesourne, 75 Lezius, 214 Liao, 97 Libchaber, 96 libre parcours moyen, 23 Lichnerowicz, 18 Liepman, 90 lift d’une balle, 36 Lighthill, 159 Lilly, 80, 92, 114, 210 Lions, 236
262 liquide, 29 loi d’état des gaz parfaits, 29 loi de Kolmogorov, 86 loi de Lin, 120 loi de Richardson, 96 longueur de mélange, 128 Lorenz, 16, 113 Lorius, 7 Lucrèce, 101, 238 Lumley, 99 Lumpkin, 120 Mac Cormack, 141 Mac Williams, 115 Madagascar, 208 Maidi, 176 Maître, 48 Majda, 96 mammouth, 91 Manche, 6, 56, 208 Mandelbrot, 87, 95 marche descendante, 57, 68 marche en dérapage, 169 marées, 9, 222 Marie-José Pérec, 212 masse volumique, 23, 24, 31 Maurer, 96 Maxworthy, 81 mécanique classique, 124 mécanique des fluides numérique, 136 mécanique relativiste, 124 Mégie, 8 Meije, 18 mélange, 20 Ménéguzzi, 106 Métais, 66, 80, 106, 128, 132, 149, 202, 217 Météo-France, 5, 208, 219 Meyers, 228 Michalke, 160 Michel, 9, 102 milieu continu, 23 mistral, 204 modèle K − , 130, 151 modèle d’Eady, 200
Turbulence modèle plateau-pic, 149 modèle spectral EDQNM, 132, 236 modèles RANS, 131, 151 Moffatt, 97, 108 Moin, 104, 148, 185 Moinat, 171 Mollo-Christensen, 66 Monchaux, 10 Monfreid (de), 56 Monin, 93 Moreau, 10, 113 Morel, 120 Morkovin, 174 motard, 48 moteurs, 5, 160, 231 moyenne de phase, 131 nageur, 158 Napoléon 1er , 17 nappes de vitesse, 70 NASA, 8, 9, 11, 132, 185 navette spatiale, 39 Navier, 25, 190 Neptune, 12 Neumann (von), 142 Newton, 25, 191 Nicoud, 66 nombre de Courant, 139 nombre de Mach, 30, 123, 158 nombre de Mach convectif, 172 nombre de Rayleigh, 72 nombre de Reynolds, 40 nombre de Richardson, 79 nombre de Rossby, 194 nombre de Rossby local, 213, 216, 217 nombre de Stanton, 182 nombre de Strouhal, 61 Normand, 66, 179 noyau externe, 226 objet fractal, 16, 94 océan, 88 Ogawa, 56 ondes de choc, 158 ondes de gravité, 78
Index ondes de relief, 1, 79 ondes de Rossby, 198 ondes de Tollmien-Schlichting, 43, 83, 106 ondes dispersives, 159 ondes internes, 79 ondes sonores, 34, 158 ONERA, 88, 182 orages, 74 Orr, 51 Orszag, 85, 92, 114, 131, 141 Palmen, 191 Papamoschou, 172 parachute, 48 paradoxe de d’Alembert, 27 parallélisme massif, 144 paramètre de Coriolis, 193, 197 parapente, 36, 48, 57 parcelle fluide, 23 Paret, 120 Park, 108 passage du micro au macro, 126, 148 Patterson, 106, 114 peaux de phoques, 74 Pedley, 214 Peltier, 202 pendule de Foucault, 198 perturbations anticycloniques, 5 perturbations cycloniques, 5 Petit, 73 Phillips, 207 pic, 66 ping-pong, 36 Piomelli, 148 planche à voile, 36, 153 planeurs, 74, 79 plaque Coriolis de Grenoble, 81, 191 plateformes pétrolières, 62 Poincaré, 16, 229 Poinsot, 5 point matériel, 23 Poiseuille, 14, 40 Polavarapu, 202 pollution, 7, 21, 129 Pomeau, 16
263 pompes, 235 porc-épic, 90 portance, 36, 153 Prandtl, 61, 128, 148 prédictabilité, 15, 16, 18, 19, 131, 135 pression, 9, 25 pression artérielle, 14 principe de Bernoulli, 2 principe des travaux virtuels, 27 principe fondamental de la mécanique, 25 profil de Blasius, 43 profil logarithmique de vitesse, 130, 217 Prüfer, 169 quantité de mouvement, 25 raffinement de maillage, 121 Rayleigh, 51, 159, 166 rayon de déformation interne, 200 réacteur d’avion, 157, 160 réacteurs nucléaires, 74 réalisation, 19 réduction de traînée, 157 régate, 36 régime transsonique, 163 relation de Rankine-Hugoniot, 162 relation hydrostatique, 194 requin, 185 réseaux, 145 résonance non linéaire, 132 ressaut hydraulique, 164 retour à l’isotropie, 101 rétroviseur, 157 Reynolds, 126 Rhines, 227 Richardson, 85, 96, 136 Rodi, 130 Rogallo, 132 Roshko, 45, 68, 101, 172 rouleaux de convection, 73 Rouse, 25 Ruelle, 132 Saffman, 117 Sahara, 106
264
Turbulence
saison, 191 spectre d’hélicité, 92 Samtaney, 165 Spedding, 81 sang, 14 Sri Lanka, 7 Sansonnet, 142 Staquet, 79 Sarma, 125 Stewart, 17, 95 Saturne, 12 Stokes, 26 Schatzman, 239 Strouhal, 61 schéma aux différences finies, 138 structures cohérentes, 100 Schertzer, 132 Sulem, 120 Schiestel, 131 supersonique, 162 Schlichting, 83 Sverdrup, 194 Schmidt, 66, 148 Swift, 85 Schubauer, 83 Swinney, 95, 227 séismes, 7, 10, 76 système dynamique, 21 Sendai, 7 systèmes dissipatifs, 27 Serres, 101 systèmes dynamiques hamiltoniens, 27 She, 106 Tabeling, 120 Siggia, 106 tache noire de Neptune, 12 sillage d’une plaque, 44, 125 tache rouge de Jupiter, 11 Silva (da), 128 taches turbulentes (spots), 84 Silveira-Neto, 68 Tacoma, 62 Silvestrini, 67 Takens, 132 similitude, 46 Talagrand, 16 simulation cinématique, 96 simulation des grandes échelles, 5, 136, Taneda, 61 tapis roulant océanique, 19, 75, 221, 222 146 taux de dissipation d’énergie, 85 simulation numérique directe, 136 taux de dissipation d’enstrophie, 116 singularités, 27 Taylor, 18, 97 ski, 166, 219 Tchernobyl, 7, 231 slice, 36 température potentielle, 30, 202 Smagorinsky, 148 tempête tropicale, 209 Sommerfeld, 51 tempêtes, 5, 47, 76, 204, 234 Sommeria, 79, 113, 228 temps de retournement, 85, 100 sondes Pitot, 2 tennis, 36 soufflerie air-mer de l’IMST, 18 tenseur sous-maille, 147 soufflerie cryogénique, 47 tension artérielle, 14 soufflerie numérique, 145, 171 TGV, 35 soufflerie supersonique, 18 Thaïlande, 7 Soufrière, 211 théorème de Helmoltz-Kelvin, 32, 197 sous-marin, 2, 78, 153 théorème de la limite centrale, 98 Spalding, 130 théorème de Stokes, 32 spectre compensé, 91 théorème de Taylor-Proudman, 213 spectre d’énergie, 86 théorème du retour de Poincaré, 27 spectre d’erreur, 135 thermocline, 78, 221
Index Thomson, J.J., 32 Thuillier, 239 Toomre, 13 tornades, 5, 92, 195, 209, 235 tourbillon, 33 tourbillons cohérents, 100 tourbillons de Couette-Taylor, 168 tourbillons de Görtler, 167, 182 tourbillons de Kelvin-Helmholtz, 51 tourbillons en cigare, 69 tourbillons en épingle à cheveux, 65, 83, 102 tourbillons océaniques, 9 train, 153 traînée, 21, 153, 185 transformation de Galilée, 158 transformation générique, 95 transformée de Fourier, 141 transformée de Fourier rapide, 142 transition de mélange, 45, 83 transition en couche limite, 43 treillis de tourbillons, 70, 109 tresses de vorticité cyclonique, 203, 234 triades, 149 triplement, 59 tripôles, 62 Tritton, 76, 212 tropique du Cancer, 190 tropique du Capricorne, 190 trou d’ozone, 8, 197, 231 trous noir, 13 truites, 57 tsunami, 6, 159 tunnel hydrodynamique, 154 turbines, 9, 235 turboréacteurs, 69, 159, 178, 185 turbulence aérodynamique, 153 turbulence astrophysique, 11 turbulence atmosphérique, 5 turbulence bidimensionnelle, 113 turbulence de grille, 99 turbulence de sillage, 4, 158 turbulence en ciel clair, 2, 78 turbulence géostrophique, 120, 205
265 turbulence hydrodynamique, 8 turbulence océanique, 9 turbulence quasi géostrophique, 206 upwelling, 221, 224 Uranus, 12 Utagawa, 55 vallée, 66 Vallet, 127 Van Atta, 108 Van Dyke, 43, 84 Van Gogh, 45, 115 vecteur vorticité, 64 véhicule électrique, 5, 76, 184 véhicule hybride, 5, 184 vélo, 74 vent anabatique, 74 vent catabatique, 74, 219 vent thermique, 196, 197 vent zonal, 196 Verron, 222 Vervisch, 5 Veynante, 5 Vidal, 16 Villon, 7 Vincent, 106 viscosimètre, 42 viscosité cinématique, 25 viscosité dynamique, 25 viscosité turbulente, 128 vitesse de phase, 34, 158 vitesse du son, 30, 158, 159 voilier, 36, 153 voiture, 157 vol Rio-Paris, 2 vortex circumpolaires, 197 vorticité, 31, 33 vorticité absolue, 197 Voyager, 11, 12, 227 Warhaft, 99 Wegener, 226 Werlé, 2, 154 Williams, 227
266 Wolf, 18 Wray, 106 Yaglom, 18, 93 Yanase, 216, 217 Zabusky, 165
Turbulence