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French Pages 566 Year 2023
Traumatisme et mémoire culturelle
Traumatisme et mémoire culturelle
France et espaces francophones Edité par Silke Segler-Meßner et Isabella von Treskow
ISBN 978-3-11-035584-0 e-ISBN (PDF) 978-3-11-042074-6 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-042084-5 Library of Congress Control Number: 2023938969 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2024 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Cover Image: © 2016 Katrin Hoffmann Typsetting: jürgen ullrich typosatz, Nördlingen Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com
Table des matières Silke Segler-Meßner, Isabella von Treskow 1 Introduction 1
Violence collective, traumatisme et mémoire culturelle Isabella von Treskow 2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain Angela Kühner 3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif Nathalie Maillard 4 Vulnérabilité et traumatisme Boris Cyrulnik 5 Traumatisme et résilience
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55
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France Rémi Dalisson 6 Première Guerre mondiale – Le rite et la commémoration du 11 novembre 1918 87 Pierre Schoentjes 7 Première Guerre mondiale – Le roman
101
Laurence Campa 8 Première Guerre mondiale ‒ La poésie
115
Vincent Marie 9 Première Guerre mondiale – La bande dessinée
129
Catherine Wermester 10 Première Guerre mondiale – L’art : peinture et gravure
Dominique Trouche 11 Seconde Guerre mondiale – Les mémoriaux et les musées
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163
13
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Table des matières
Jonas Hock 12 Le discours philosophique d’après-guerre Nathalie Piégay 13 Seconde Guerre mondiale – Le roman
179
191
Christian von Tschilschke 14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma Peter Kuon 15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance
219
Fransiska Louwagie 16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique
Esther Kilchmann 17 Shoah – La langue allemande dans la littérature de témoignage Christian Delage 18 Shoah – Images en question
269
Yoram Mouchenik 19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants Silke Segler-Meßner 20 Shoah – Postmémoire
285
295
Espaces francophones Décolonisations Delphine Robic-Diaz 21 Le cinéma et la guerre d’Indochine
319
Sarah Kouider Rabah 22 La littérature francophone des pays du Maghreb Catherine Milkovitch-Rioux 23 L’Algérie – écrire la guerre
329
343
Susanne Gehrmann 24 Photographie et écriture autobiographique au Congo
205
359
233
253
Table des matières
Hans-Jürgen Lüsebrink 25 La parole de l’intellectuel·le – du griot à la blogueuse
375
Espaces francophones Violences intra-étatiques Alexandre Dauge-Roth 26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda Olivier Barlet 27 Le génocide des Tutsi au cinéma
389
409
Françoise Naudillon 28 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma Anja Bandau, Christoph Singler 29 Haïti – La littérature du grand séisme de 2010
429
443
Élisabeth Nardout-Lafarge 30 La crise d’Octobre 1970 au Québec : littérature et cinéma
457
Espaces francophones Exil, migration et mondialisation Nicolas Violle 31 L’immigration italienne et la presse française
471
Isabelle Galichon 32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France Karim Hammou 33 Le rap francophone
509
Isaac Bazié 34 Francophonie et canon littéraire
525
491
VII
VIII
Table des matières
Index des thèmes et des notions Index des personnes Index des lieux
557
549
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Silke Segler-Meßner, Isabella von Treskow
1 Introduction 1 Les traumatismes collectifs dans l’histoire littéraire Depuis la fin du XXe siècle, la recherche sur la mémoire connaît un essor remarquable dans le monde entier qui s’explique par des processus de transformation historiques – le souvenir de la Shoah, la fin de la Guerre froide, les décolonisations et les migrations –, le développement des technologies et celui des mouvements démocratiques, l’évolution du rôle des témoins et le besoin de nouvelles générations de comprendre le passé. L’étude des pratiques mémorielles et du traitement des événements et expériences passés dans la production culturelle et artistique exige que les sciences humaines s’ouvrent à de nouveaux champs de recherche. Dans les pays anglophones, nous assistons depuis quelque temps à l’émergence des Memory Studies sous une forme transnationale, qui se différencient de plus en plus et donnent naissance à d’autres domaines comme les Testimony Studies, les Testimonial Studies ou encore les Trauma Studies. En France, il y a beaucoup de temps que la relation entre histoire et mémoire fait partie des débats en lettres et en sciences humaines, et les recherches interdisciplinaires et transdisciplinaires en cours témoignent de l’envie d’explorer de nouveaux domaines de connaissance. En Allemagne, les études littéraires et culturelles ont également connu une profonde mutation ces dernières décennies. Elles se tournent, pour ce qui est du domaine des langues et cultures romanes, vers les représentations culturelles et sociales de la mémoire dans les espaces francophones, hispanophones, italophones et lusophones et, en particulier, vers les questions liées à la représentation des violences collectives. C’est dans ce contexte que l’idée d’un manuel sur les traces des traumatismes collectifs dans les littératures de langues romanes est née au début du XXIe siècle, au sein d’un groupe de collègues s’intéressant tous et toutes à la capacité de la littérature à refléter et à produire des connaissances culturelles et historiques. La question de savoir dans quelle mesure et comment les différents genres littéraires traitent des traumatismes individuels et collectifs et produisent des formes spécifiques de représentations culturelles a été au cœur d’un premier atelier à Hambourg en 2014. Nous avons dû conclure à l’impossibilité d’établir un seul ouvrage de référence pour toutes les littératures romanes. Le champ littéraire est trop vaste, les contextes sociopolitiques et culturels sont trop différents pour qu’un ouvrage à caractère global puisse se concentrer sur la relation entre traumatisme et mémoire culturelle sans distinction historique et sociale. Ainsi, deux projets de manuels ont été lancés en parallèle, l’un sur l’espace mémoriel hispanophone et l’autre sur l’espace mémoriel francophone, l’ambition étant de tenir Silke Segler-Meßner, Universität Hamburg Isabella von Treskow, Universität Regensburg https://doi.org/10.1515/9783110420746-001
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compte des différents cadres mémoriels. En 2020, Roland Spiller, Kirsten Mahlke et Janett Reinstädler ont publié Trauma y memoria cultural – Hispanoamérica y España. Trois ans plus tard, nous présentons cet ouvrage collectif consacré à la relation entre traumatisme et mémoire culturelle en France et dans les espaces francophones au XXe et au début du XXIe siècle. Répondant à l’absence d’un volume général sur ce sujet dans les études littéraires françaises, nous y abordons des événements centraux dans la mémoire collective tels qu’ils se présentent aujourd’hui d’un point de vue français et européen. Dans la mesure où l’histoire littéraire assume la fonction d’archives mémorielles, elle reproduit également les critères permettant de répertorier les mutations des cultures nationales ou collectives. Alors que l’évolution de la littérature française au XIXe siècle est souvent traitée comme une succession de courants artistiques (romantisme, réalisme, symbolisme, naturalisme), reliées certes à l’histoire des milieux où ils naissent, mais dont la représentation dans les manuels s’attache de préférence à l’évolution esthétique, cet ouvrage de référence part du point de vue historique : les violences collectives du XXe siècle constituent le cadre temporel qui permet de replacer les œuvres littéraires – et des œuvres, événements et institutions culturels au sens large – dans leur contexte social et politique. Ainsi, la Première Guerre mondiale, l’entre-deux-guerres, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, l’après-guerre et les mouvements de libération coloniale sont considérés selon leur caractère de césures dans la production littéraire et culturelle du XXe siècle en France et au-delà. L’histoire littéraire n’est pas abordée seulement en termes esthétiques ou poétiques, car elle se caractérise également par une diversification croissante du canon national et par une pluralité d’approches suscitées notamment par des réflexions sur les violences passées et présentes. Ainsi, cet ouvrage de référence se focalise sur l’émergence et l’histoire de la mémoire culturelle en France et dans l’espace francophone en rapport aux violences massives et à leurs effets traumatiques des XXe et XXIe siècles. Comme le volume consacré à l’espace hispanophone, il propose dans une première partie une série de chapitres sur les notions-clés afin d’approfondir la question du rapport entre violence collective, traumatisme et mémoire culturelle et de mettre en relief de nouvelles pistes de réflexion, pour se concentrer ensuite, à titre d’exemples, sur les traces d’empreintes douloureuses et de mémoires traumatiques dans la production culturelle et artistique en France et dans l’espace francophone.
2 Traumatisme et mémoire culturelle 2.1 Mémoire culturelle et identité collective Le concept de mémoire culturelle, tel que nous l’utilisons dans cet ouvrage, est aussi complexe que le modèle de la mémoire collective qui remonte à Maurice Halbwachs. Dans la perspective du sociologue, la mémoire du passé est toujours déjà une construction, projetée dans le présent à partir d’un point de vue individuel qui, pour sa part,
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dépend du groupe social auquel l’individu appartient. Selon Halbwachs, la mémoire collective n’est pas un dépôt correspondant aux archives, mais un cadre flexible permettant d’actualiser continuellement le passé dans le présent. Sa fonction centrale est d’assurer la cohésion et la continuité des groupes sociaux. Elle se constitue à partir de récits spécifiques à un groupe, par des processus de communication directe et indirecte incluant les médias et les produits culturels. On surestime souvent la fonction de la formation de la mémoire par les médias en leur attribuant une véracité qui se fonde seulement sur leur objectivité apparente sans que l’on puisse automatiquement parler d’une représentation réaliste, négligeant la multitude de points de vue subjectifs qui existent sur les événements du passé. Or, les livres d’histoire, les articles de journaux, les objets exposés dans les musées et expositions, ou encore les actualités façonnent, tous et toutes à leur manière et toujours d’une certaine façon biaisée, l’imagination humaine de la réalité au même titre que les poèmes, le cinéma ou les romans (cf. par rapport aux musées ↗11 Seconde Guerre mondiale – Les mémoriaux et les musées). Ainsi, le passé prend toujours son sens dans la perspective de la communauté à laquelle l’individu s’identifie, qu’il s’agisse de la famille, de la communauté religieuse ou du « milieu national contemporain » (Halbwachs 1968, 43 ; Segler-Meßner 2020). S’inspirant des réflexions de Maurice Halbwachs, Jan Assmann a introduit en 1997 la notion de mémoire culturelle, une méta-catégorie englobant la mémoire individuelle et la mémoire collective. Selon lui, la mémoire culturelle survit à la mémoire communicative, le réservoir de savoir du temps présent, car elle se compose de souvenirs externalisés et n’est plus reliée aux acteurs et aux actrices du passé. Elle dépasse les limites de la mémoire individuelle, familiale et collective puisqu’elle subsiste sous forme de rituels ou d’artéfacts plus durables : « La mémoire culturelle se règle sur des points fixes dans le passé. Même en elle, le passé ne peut se conserver en tant que tel, mais se fige dans des figures symboliques auxquelles s’arrime le souvenir » (Assmann 2010 [2002], 41). Ainsi, l’histoire devient réalité, ou, comme le dit Assmann à propos du mythe, « l’histoire n’en devient pas irréelle pour autant ; au contraire, c’est alors seulement qu’elle prend réalité, c’est-à-dire prend une forme normative et formative durable » (Assmann 2010 [2002], 47). Dans la mesure où la mémoire culturelle n’est jamais fixe, elle nécessite des points d’ancrage (Kasper 2016) et des « grands récits » qui nourrissent le sentiment du groupe et donc – depuis l’avènement des nations modernes – le sentiment national pour renforcer l’adhésion des citoyen·nes à leur nation respective. Des rituels ou le déroulement de journées de commémoration y contribuent aussi bien que des chansons, des poèmes ou le cinéma. Dans la perspective du politologue Benedict Anderson, toutes ces formes d’expression symboliques participent à la formation de l’idée de la nation moderne, qui n’est point une donnée factuelle mais le résultat d’un processus complexe d’attributions et de délimitations. Dans le développement d’une communauté nationale, les convictions et les attitudes communes jouent un rôle tout aussi important que les délimitations par rapport à l’extérieur ; autrement dit, la genèse d’un collectif passe par des stratégies d’inclusion et d’exclusion (↗31 L’immigration italienne et la presse française). Toutefois,
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1 Introduction
l’espace intérieur et l’espace extérieur de la communauté ne sont pas strictement séparés : ils se conditionnent mutuellement. De plus, la construction de la nation en tant que « communauté imaginée » (Anderson 2016 [1983]) est soumise à des changements historiques au cours du temps, comme le montrent entre autres les chapitres consacrés aux commémorations du 11 novembre (↗6 Première Guerre mondiale – Le rite et la commémoration du 11 novembre 1918), à l’Occupation et la Résistance au cinéma (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma), à la crise d’Octobre au Canada (↗30 La ‹ crise d’Octobre de 1970 › au Canada : littérature et cinéma), ainsi qu’au roman traitant des ravages de la guerre (↗7 Première Guerre mondiale – Le roman, ↗13 Seconde Guerre mondiale – Le roman). Par ailleurs, le phénomène du « traumatisme choisi » (Volkan 1997) – terme qui met en avant l’acte d’une symbolisation émotionnalisée et qui a ouvert, à la fin du siècle dernier, un débat toujours en cours – acquiert sa fonction précisément dans des situations historiques où un groupe et a fortiori une nation cherche à se stabiliser par des délimitations questionnables. La mémoire culturelle constitue le cadre qui permet à une collectivité plus ou moins grande de conserver des souvenirs et des interprétations communes d’événements historiques. Différents groupes n’ont pas forcément la même vision du passé, ne recourent pas au même fonds d’interprétations et peuvent se distinguer justement par la diversité de leurs approches de l’histoire. La perception des faits, de leurs causes et de leurs effets diverge selon la position de l’individu au sein d’un groupe et selon le positionnement du groupe dans la sphère publique, d’où la pluralité de mémoires culturelles. La multiplicité des perspectives peut se révéler par degrés, mais aussi par opposition. Nous avons ainsi décidé de rendre compte des événements devenus centraux pour l’histoire des XXe et XXIe siècles en adoptant le plus grand nombre possible de perspectives différentes et en tenant compte d’un éventail aussi large que possible de groupes. Ainsi, ce volume comprend trois contributions sur le genre du témoignage, l’une sur les témoignages des déporté·es politiques dans la section Seconde Guerre mondiale (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance), le deuxième sur les témoignages de survivant·es de la Shoah (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique) et le dernier sur les témoignages des survivant·es du génocide au Rwanda (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda). S’y ajoute l’art qui peut remplir parfois, au moins en partie et à un autre degré, le rôle d’un témoignage visuel (↗10 Première guerre mondiale – L’art : peinture et gravure, ↗18 Shoah – Images en question), ou littéraire (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). La question de la reconnaissance est étroitement liée à la pluralité des mémoires culturelles dans l’espace public d’une communauté imaginée. Issue des débats sur la singularité de la Shoah, l’idée des concurrences mémorielles a longtemps interrogé la recherche sur la mémoire. Avec son concept de « mémoire multidirectionnelle », Michael Rothberg a attiré l’attention sur l’imbrication de différentes mémoires culturelles et a pu montrer que la mémoire de la Shoah fonctionne souvent comme une sorte de « mémoire-écran » derrière laquelle se cache, par exemple en France, la mémoire de la guerre d’Algérie. L’attention portée à un traumatisme collectif dans les médias et les dis
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cours officiels a pour effet, selon lui, de marginaliser d’autres mémoires traumatiques (Rothberg 2009). Rothberg remet aussi en question la fonction identitaire de la mémoire collective et souligne les effets de synergie entre mémoires culturelles multiples qui, bien que partageant la même sphère publique, peuvent bénéficier d’échanges et d’effets de solidarité. Dans le champ littéraire français, la productivité de ce changement de perspective se traduit par exemple par la canonisation, lente mais indéniable, d’œuvres issues de la littérature dite francophone. En effet, pendant longtemps, les littératures de langue française ne provenant pas de France métropolitaine ont été marginalisées dans l’histoire littéraire française officielle et officieuse. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus souvent au palmarès des prix littéraires métropolitains, ce qui formalise leur reconnaissance officielle en France (↗34 Francophonie et canon littéraire), mais suscite aussi d’importants débats sur les rapports de pouvoir au sein du monde culturel francophone, sa persistante centralisation et des points de vue qui s’en distinguent.
2.2 Traumatisme collectif et transmission Ces dernières années, le terme de traumatisme est devenu un lieu commun, prolongeant et dépassant sa signification clinique initiale de choc psychologique pour assumer de plus en plus une fonction métaphorique, soit pour évoquer la souffrance des victimes et légitimer leur droit à la revendication, soit pour garantir un accès direct à la mémoire collective. Les anthropologues Didier Fassin et Richard Rechtman vont encore plus loin en abordant le traumatisme « comme une forme d’appropriation originale des traces de l’histoire et comme un mode de représentation dominant du rapport au passé » (2011, 29). Pour eux, « [l]a découverte de cette mémoire douloureuse est un fait anthropologique majeur des sociétés contemporaines » (2011, 29). Par la suite, ils évoquent les « traumatismes culturels » comme l’esclavage aux États-Unis autrefois, la Shoah et le 11 septembre 2001 et font référence aux « traumatismes historiques », en commençant par la colonisation des continents latino-américain et africain jusqu’aux accidents de Bhopal en Inde et de Tchernobyl en Ukraine. Ils expliquent : « Dans chacun de ces cas, la mémoire collective s’inscrit comme un rapport traumatique au passé par lequel le groupe s’identifie comme victime à travers la reconnaissance d’une expérience partagée de violence » (2011 [2007], 30). Bien que l’emploi inflationnaire du terme ‹ traumatisme › dans les sciences sociales et les lettres nord-américaines soit fortement critiqué et sujet à débats (Kansteiner 2004), Fassin et Rechtman (2007) mettent en avant la nécessité d’une relecture de l’histoire française qui a souvent préféré raconter les actes héroïques des vainqueur·es, comme ceux de la Résistance, sans mentionner les expériences des vaincu·es. Ainsi, les historiens français se seraient surtout penchés sur les « lieux de mémoire » (Nora 1997) d’une majorité dominante sans aborder les « zones d’ombre » comme « la violence coloniale, des sanctions contre Haïti et […] la torture en Algérie » (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 32) et par conséquent les préjudices psychiques, intellectuels et matériels infligés aux minorités ou groupes dominés. La mémoire de tels
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traumatismes, notamment ceux provoqués par le colonialisme, fait l’objet des chapitres de la troisième partie (↗21 Le cinéma et la guerre d’Indochine, ↗22 La littérature francophone des pays du Maghreb, ↗23 Écrire la guerre d’Algérie, ↗24 L’autobiographie et la photographie au Congo, ↗25 La parole de l’intellectuel·le – du griot à la bloggeuse, ↗32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France, ↗33 Le rap francophone). Dans ce manuel, le terme ‹ traumatisme › est utilisé dans toute la gamme de ses significations, allant de celle de blessure psychologique et de traumatisme individuel à celle, métaphorique et souvent convoquée aujourd’hui de droit à la revendication – laquelle renvoie implicitement à la valeur de la dignité de l’être humain comme elle est façonnée historiquement à l’image de l’homme occidental de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’image de l’être humain, ↗33 Le rap francophone). S’y ajoutent les notions de mémoire traumatique et de traumatisme collectif qui ne peuvent également être comprises qu’au sens figuré (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Les violences collectives des XXe et XXIe siècles formant le cadre temporel des contributions de ce volume, celles-ci se penchent surtout sur les traumatismes collectifs et leurs différentes articulations, prenant en compte la violence subie individuellement et donc les traumatismes individuels. Le traumatisme collectif peut se développer à partir des expériences de violence extrême faites par un grand nombre d’individus et par des membres d’une société ou d’un groupe social visé en tant que tel (Kühner 2008). Il peut affecter les personnes ayant pris part directement à l’événement, avant tout les victimes, mais aussi les perpétrateurs et perpétratrices, un cas plus complexe, ainsi que celles et ceux qui ont assisté indirectement aux violences collectives en tant que témoins (historiques). L’effet de la violence ne s’arrête pas là : par rapport à la transmission des mémoires traumatisantes, les descendant·es des survivant·es de la Shoah se sont par exemple senti·es hanté·es par le traumatisme vécu par leurs parents. Marianne Hirsch parle dans ce contexte de ‹ postmémoire › et prend la bande dessinée d’Art Spiegelman comme exemple (↗20 Postmémoire). Dans la mesure où l’usage du terme ‹ traumatisme › s’élargit, il est indispensable d’accentuer les différences entre les groupes variés au centre des violences collectives et de saisir le sens de la notion dans le contexte particulier de son emploi (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). En France, l’idée de traumatisme collectif apparaît en 1971 dans l’ouvrage de Nathan Wachtel La vision des vaincus qui adopte la perspective des populations natives traumatisées par la conquête espagnole du continent américain. Il est l’un des premiers à modeler une espèce d’histoire à l’envers afin de déplacer et de déconstruire une vision exclusivement eurocentriste. Wachtel montre le lien étroit entre le corps blessé de l’individu et la communauté colonisée en tant que corps social. En raison du silence imposé aux deux, leurs expériences n’entrent pas dans la mémoire collective. C’est pourquoi les collectivités colonisées sont souvent littéralement oubliées. C’est ce que montre Benjamin Stora pour l’Algérie et les colonies françaises, longtemps absentes du discours politique, des films ou des romans :
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[C]’est surtout l’absence qui frappe : l’absence de l’avant-guerre (le temps colonial), l’absence dans l’après-coup des guerres de décolonisation, et l’absence de la figure du colonisé. Le monde colonial, en un sens, n’a jamais vraiment été figuré. L’absence d’images participe à la déréalisation de pays qui s’évaporent, devenant presque abstraits. (Stora 2021 [2005], 62 ; italiques dans l’original)
Les raisons de l’absence des souffrances des colonisé·es en Algérie de la mémoire collective européenne sont multiples. D’une part, il peut s’agir d’un acte collectif de refoulement pour éviter d’être confronté·e à la responsabilité des souffrances du peuple algérien ; d’autre part, les violences massives comme celles qui ont marqué la guerre d’Algérie sont souvent suivies d’une période de latence, c’est-à-dire que la communauté concernée – la société française – aurait eu besoin d’un certain laps de temps avant de pouvoir articuler les expériences vécues et accepter la position algérienne. Cependant, cette hypothèse d’un décalage entre la violence subie et son articulation ne correspond pas toujours à la perspective des victimes. Le silence public des sociétés européennes et surtout celui de la société allemande face à l’horreur de la Shoah a par exemple souvent été justifié par le fait que les survivant·es des camps de concentration nazis auraient été trop traumatisé·es pour parler de leur expérience. Pourtant, une très grande partie des rapports sur les camps considérés aujourd’hui comme des classiques ont été rédigés et publiés immédiatement après la guerre. L’espèce humaine de Robert Antelme a paru pour la première fois en 1947 (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance) tout comme Se questo è un uomo de Primo Levi (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique). Ainsi, les survivant·es ont évoqué leurs souvenirs traumatisants dans des récits autobiographiques sans que ces textes aient été reçus par le grand public d’après-guerre et sans que les auteur·es aient été reconnu·es dans leur rôle de victimes. Notre décision de soumettre l’histoire littéraire et culturelle des XXe et XXIe siècles à une relecture sous l’angle des violences collectives et des traumatismes qui s’ensuivirent implique également de mettre en lumière les vides et, de plus, de montrer la productivité des genres, des artéfacts divers et des médias dans la transmission des expériences traumatogènes jusqu’ici peu considérées. Un de ces vides se remarque au sujet de la guerre d’Indochine (1945–1954) dont les opérations militaires sont largement tombées dans l’oubli dans la conscience publique. Force est de constater que nombre de films sont soucieux de représenter le passé de manière à permettre à l’ancienne puissance coloniale de prendre ses distances avec ses interventions honteuses de jadis (↗21 Le cinéma et la guerre d’Indochine). Un deuxième exemple nous est fourni par la poésie de la Grande Guerre, surgie en abondance durant le conflit, oubliée au milieu des années 1920 et redécouverte seulement ces derniers temps (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). Certains genres méconnus dans leur fonction mémorielle sont ici volontairement intégrés, comme l’entretien, trop souvent limité à la source d’un savoir exclusivement thérapeutique (↗19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants), la bande dessinée (↗9 Première Guerre mondiale – La bande dessinée), ou le rap (↗33 Le rap francophone). Ce manuel donne à réfléchir sur notre perception des
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images (↗18 Shoah – Images en question) et touche aussi à la philosophie (↗12 Seconde Guerre mondiale – Le discours philosophique d’après-guerre). Si nous n’allons pas aussi loin que Cathy Caruth, qui prend la conception freudienne du traumatisme comme principe de base de toute production littéraire et artistique (Caruth 1996), la recherche démontre pourtant combien la relation est étroite entre l’indicible de l’expérience traumatique et la création culturelle qui s’y réfère, comme l’observe Judith Kasper dans L’espace traumatisé (Der traumatisierte Raum, 2016), sans que l’on puisse essentialiser ce rapport précaire. Luba Jurgenson a su montrer que ce qu’elle désigne au départ de ses réflexions « comme indicible » est « le moteur même du dire » de la littérature des camps qu’elle analyse (Jurgenson 2003, 371). L’angle de l’interprétation importe donc beaucoup lorsqu’on aborde le traumatisme entraînant l’impuissance de la personne affectée – étroitement lié à celui du traumatisme collectif dans les cas de violences collectives – et la création culturelle. Les différentes approches présentées permettent ainsi de comprendre des réactions collectives et culturelles, même celles a priori loin de la violence politique massive, mais en rapport, par exemple, avec une guerre récente (↗31 L’immigration italienne et la presse française) ou avec une phase de répression politique en principe surmontée (↗29 Haïti – La littérature du grand séisme de 2010). Elles mettent en évidence, entre autres, les effets du colonialisme qui perdurent longtemps quand il est question de ‹ seconde indépendance › (↗28 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma) ou du « traumatisme colonial » dont parle la psychanalyste Karima Lazali (2018) en référence aux séquelles de l’histoire algérienne jusqu’à la décennie noire.
3 La structure de l’ouvrage Nos recherches sur les représentations de la Shoah, soit en Italie, soit en France, sont au fondement de ce projet de manuel (Treskow 2013, Treskow 2015 ; Segler-Meßner 2005). Géographiquement, l’ouvrage prend pour point de départ la France et aborde en outre les cas de diverses communautés francophones d’Asie, d’Amérique et d’Afrique. Même si la question du traumatisme collectif est souvent abordée comme une problématique transnationale – la Shoah nous en offre l’exemple le plus pertinent, également dans la mesure où elle semble être devenue la matrice du rapport contemporain à la mémoire et au passé –, les chapitres tiennent à garder les liens entre les événements et certains espaces culturels précis. Ainsi, nous présentons essentiellement les traces des violences collectives dans la mémoire culturelle en France, en Afrique (francophone), au Canada et dans les Caraïbes. Comme il n’existe pas d’ouvrage de référence sur le traitement culturel des violences – graves, massives, traumatisantes – qui ont marqué l’espace francophone, ce volume se propose d’entreprendre les premiers pas dans ce domaine. La manière dont la violence collective reste et s’imprime dans la mémoire des groupes, des collectivités, des nations, des peuples est intrinsèquement liée aux réalisations du monde culturel. Pour en rendre compte, l’ouvrage se divise en trois parties : la pre-
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mière partie, conceptuelle, s’intéresse aux interdépendances entre violence, traumatisme et mémoire culturelle. Le premier chapitre présente le rapport étroit entre la notion de traumatisme psychique reconnue et l’idée de l’homme souverain de ses actes, autonome et libre (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’image de l’être humain). Dans le champ des recherches psychologiques, le traumatisme est identifié non par le biais des formes d’événements, mais à travers une série de symptômes ou de critères qui impliquent, selon le cas, la détermination spécifique de traumatisme individuel, choisi, culturel et collectif (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Y sont aussi abordés les concepts de vulnérabilité (↗4 Vulnérabilité et traumatisme) et de résilience (↗5 Traumatisme et résilience) dans les champs social et éthique. La deuxième partie se consacre à des événements historiques qui ont causé d’innombrables traumatismes individuels et des traumatismes collectifs, en commençant par les deux guerres mondiales et la Shoah. Les conflits nationaux sont envisagés sous différents angles et à travers une multitude de formes artistiques et culturelles, afin d’ouvrir un champ de référence multidirectionnel. La série de chapitres sur la Shoah tient compte du caractère transnational de l’événement et dépasse par conséquent le cadre de la mémoire collective en France. Sont ensuite abordés, dans une troisième partie, les effets violents des décolonisations, les violences intra-étatiques, ainsi que les phénomènes de l’exil et de la migration dans les espaces francophones. Les quatre derniers articles, en particulier, offrent des perspectives transversales. Ils rompent avec le concept d’identité nationale et ouvrent un nouvel espace pour des recherches futures. L’intérêt de ces deux grandes parties se porte donc concrètement sur la mémoire culturelle afin de montrer dans quelle mesure les supports tant artistiques que documentaires, écrits, visuels, sonores ou performatifs, ont essayé de rendre compte des traumatismes individuels et influencé la manière dont une communauté a pris acte de l’agression subie par ses membres, de l’ébranlement de ses valeurs et de ses fondements. Cet ouvrage collectif s’adresse aux étudiant·es, aux doctorant·es, à tou·tes les chercheurs et chercheuses et collègues intéressé·es. Pour rendre possible l’accès à un public plus large, toutes les contributions s’ouvrent sur un résumé et fournissent un aperçu du sujet traité. L’objectif est d’offrir des connaissances et des informations de base sur un sujet actuel de portée culturelle et politique, mais aussi de lancer de futures discussions. Il nous reste à remercier les auteur·es des contributions ainsi qu’Aurore Peyroles et Lisa Schiffers pour leur aide et leur inlassable soutien. Nous remercions aussi Ulrike Krauß qui nous a encouragées à concevoir ce projet et qui n’a jamais perdu ni patience et ni confiance en notre travail d’équipe. Nous remercions également Gabrielle Cornefert pour son soutien éditorial extrêmement précieux.
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1 Introduction
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Violence collective, traumatisme et mémoire culturelle
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2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain Résumé : Pour mieux comprendre les implications de la notion de traumatisme psychique, il est utile d’observer l’histoire médicale, psychiatrique et psychologique occidentale des XIXe et XXe siècles, le contexte de la métaphorisation du terme et comment son emploi prit forme. Au centre des problématiques autour d’une blessure invisible, d’abord conçue comme purement organique, commotionnant les nerfs ou le cerveau, et dont on cherche à comprendre la nature, se trouve l’idée de l’être humain autonome, courageux et doté de volonté ferme. S’inscrivant dans l’histoire médicale des maladies mentales, le concept de trauma est de plus en plus compris de manière scientifique et intègre les observations sur l’hystérie, mais ce sont finalement les guerres et les violences massives du XXe siècle qui ont, durant et après les conflits, fait progresser le savoir sur les effets des expériences de violence extrême sur le psychisme, y compris les états de souffrances intenses et durables qu’elles peuvent entraîner. Les configurations des débuts ont ouvert les voies à explorer ; elles ont longtemps limité la reconnaissance de la détresse des personnes gravement atteintes, accusées de neurasthénie, de simulation ou de maladies ou faiblesses antérieures, mais elles ont aussi permis de déceler des symptômes importants. Certains de leurs aspects se font ressentir jusqu’à aujourd’hui dans les représentations du traumatisme, dont celle du traumatisme collectif.
Mots-clés : collectif, culture, ethnopsychiatrie, histoire, individu, psychiatrie, psychologie, trauma, traumatisme collectif, traumatisme psychique
1 Introduction Le traumatisme est généralement défini comme le déclencheur de réactions psychiques, comme une expérience extrêmement violente ou comme les effets de cette dernière, perturbant excessivement l’équilibre de la personne affectée. Cette compréhension est largement partagée. La pratique thérapeutique réclame un consensus, et le trauma, la névrose traumatique ou l’état de trouble (ou de stress) post-traumatique paraissent être des données universelles que l’on admet comme des phénomènes intemporels. On emploie alors le terme de traumatisme au sens strict, sans penser à la charge historique que la notion véhicule, celle de l’attachement à l’idée d’un être humain maître de son destin. Dans une approche tant historique que critique, intégrant ici et là l’apport de la littérature, ce chapitre aborde les raisons et les conséquences du lien entre l’idée du traumatisme psychique et l’idée de l’homme dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il esquisse ensuite l’évolution de
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quelques éléments fondamentaux de la notion et en retrace l’histoire au XXe siècle. Enfin, il s’intéresse à certains aspects du rapport individuel-collectif pour souligner le statut du tiers, de l’entourage et de la société lors des événements en question, y compris le niveau culturel puisque dans les cas de traumatismes collectifs, la violence consiste souvent à instrumentaliser intentionnellement les pratiques culturelles du groupe visé. En effet, l’étendue des traumatismes individuels et collectifs dépasse les actes concrets, et l’élaboration de tout ce qui contribue à la mémoire culturelle tient compte d’une idée spécifique de l’individu, du contexte culturel et de l’attitude des communautés et des sociétés impliquées.
2 Les étapes du XIXe siècle aux années 1970
2.1 Préliminaires méthodologiques Ellert Nijenhuis constate dans The Trinity of Trauma que l’histoire de la mélancolie traumatique et de l’hystérie laisse supposer que l’interprétation des symptômes et des troubles observés dépend du contexte socioculturel et historique qui les entoure (2015, I, 154). Il ajoute que ce contexte inclut l’état du savoir clinique et scientifique ainsi que les préjugés des personnes détenant ce savoir, et que c’est l’influence des intérêts personnels, professionnels et sociétaux en vigueur qui permet ou empêche de reconnaître les effets causés par des accidents, les guerres, des abus ou des délaissements. Le dur traitement allant jusqu’aux actes de violence subis par les soldats atteints de « syndrome commotionnel » (Mariet et Piéron 1915) lors de la Première Guerre mondiale est un exemple flagrant du « désarroi » des médecins et de la difficulté de la majorité du corps médical à « reconnaître collectivement les poilus comme des candidats à l’hystérie » (Le Naour 2013 [2011], 63 et 69). Ce diagnostic aurait mieux convenu, mais il était inacceptable à l’époque. En rapport avec cet aveuglement, la psychologie interculturelle recommande de supposer une qualité archétypale de l’expérience traumatisante, sans délaisser la relation étroite entre culture et thérapie car
[…] how different cultures in the world react to traumatized persons or traumatized cultures varies greatly in its diversity of reaction patterns, interventions, programs of care and recovery, as well as ritualistic forms of facilitating health-promoting physical and psychological recovery, psychic metabolism of painful events, and restoration of resilience and well-being to persons. (Wilson 2013, 47)
Or, l’impact du contexte va plus loin que la connaissance ou l’ignorance des spécialistes et de leurs méthodes de traitement. Il implique aussi la perspective de la personne affligée et de son entourage, ainsi que le sens des pratiques de soin mises en œuvre qu’elle est censée approuver (Wilson 2007 ; Fassin et Rechtman 2011 [2007]). En présentant l’ascendance de la psychologie moderne à l’ère des sociétés dites « primitives », HenriFrédéric Ellenberger a remarqué en ce sens que les personnes gravement malades s’adaptaient aux idées de leur milieu et que même le malade « le plus authentiquement atteint était contraint de jouer son rôle de malade mental conformément au modèle éta
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2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain
bli par la tradition et les croyances de son milieu » (2001, 47). Leur manière de vivre la maladie comme leur guérison créaient, comme l’expliquent Rudolf Kriss et Hubert Kriss-Heinrich (Ellenberger 2001, 47), une réalité dont ils ou elles connaissaient bien les notions puisqu’elles faisaient partie de leur formation au sein de la communauté. Le constat d’une conduite anormale et les concepts de maladies mentales font donc inéluctablement appel à une idée spécifique de l’être humain, à une normalité présupposée et à une vision de l’ordre moral, social et de la nature dont il fait partie. L’« expérience de la folie » (Foucault 1972, 150) change selon les âges. Dans une optique élargie, cela vaut pour tout état d’instabilité mentale et émotionnelle. Même s’il s’agit d’expériences individuelles, la personne qui vit un événement traumatogène ou une série d’événements traumatogènes ne le fait pas hors de son milieu culturel et de ses moyens d’expression. Ces moyens peuvent renvoyer à plusieurs cultures et langues ; le sexe et le statut social jouent également sur la reconnaissance de maladies, et les diagnostics diffèrent selon les contextes historiques et politiques. En URSS, par exemple, les médecins déclaraient après la Seconde Guerre mondiale qu’il n’y avait pas de soldats soviétiques souffrant de traumatismes, ces derniers ne pouvant résulter que de l’individualisme occidental (Winter 2014, 330). La psychologie interculturelle comparative part du principe de « la relativité de la structuration psychique » et fait appel à « la complémentarité des approches (psychologiques, anthropologiques, sociologiques, historiques, etc.) pour comprendre les conduites humaines dans leur multidimensionnalité » (Guerraoui et Reveyrand-Coulon 2013, 292, 293). Pour l’histoire occidentale, cela exige d’essayer de comprendre l’enchevêtrement des manières de concevoir la vie psychique du moi par la médecine et la psychologie, la base normative de la société bourgeoise, les solutions que la médecine d’abord, puis la psychiatrie et la psychologie proposent pour traiter les personnes souffrant de troubles mentaux graves, et leurs conséquences culturelles.
2.2 Les débuts et le tournant : les observations de John Eric Erichsen
L’histoire de la théorisation du traumatisme et de son acceptation élargie est compliquée, mais ce n’est pas un hasard si l’intérêt pour cette forme de souffrance dont on ne voit pas de traces extérieures grandit au milieu du XIXe siècle. Des idées proches de la notion de traumatisme psychique émergent quand le chirurgien John Eric Erichsen avance en 1866 ses thèses sur la commotion de la colonne vertébrale survenant lors des collisions de train et sur les lésions de la moelle épinière qui s’ensuivent, condensées en « spinal concussion », dans On Railway and Other Injuries of the Nervous System. La publication réunit six conférences et livre les premières descriptions cliniques détaillées de la pathologie traumatique ‹ avant la lettre ›, à cheval entre réaction physique et émotionnelle. Erichsen rejette dans ses conférences la notion de « railway spine » pour le type de commotion dont il parle (terme qui lui est souvent malgré tout attribué, jusqu’à
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aujourd’hui). Il intègre dans ses considérations le rapport entre l’accident et les effets cérébraux, déclare qu’il est parfois impossible de trouver des lésions, mais qu’il y a tout de même un dommage manifeste, et souligne l’importance de l’effroi (Erichsen 1866, 10 : « intense shock to the System » ; Fischer-Homberger 1975, 43). Il se garde par ailleurs de présenter ce type d’accident comme catégoriquement différent d’autres accidents (Erichsen 1866, par ex. 49 et 119). De manière détaillée, il expose les symptômes qui suivent le choc et l’atteinte physique (perte de mémoire, troubles auditifs, hypersensibilité sensorielle). Plus tard, en 1894, il déclare que ce qu’il avait décrit en 1866 serait en fait ce qu’on appellerait quelque trente ans plus tard une « neurasthénie traumatique » (Erichsen 1894), se référant au terme de « neurasthénie » introduit par George M. Beard en 1869, qui désigne l’affaiblissement de l’énergie des nerfs (Nijenhuis 2015, 20 ; FischerHomberger 1975, 27–29). Pour l’histoire de la notion de traumatisme psychique, ses réflexions sont importantes dans la mesure où il se penche avec beaucoup de délicatesse sur l’expérience de déstabilisation profonde et sur le sentiment de totale impuissance déclenchés par des événements exceptionnels. Avant de retracer la discussion autour de la santé mentale qui se trouve au cœur de ses conférences, il faut mentionner deux faits : d’abord, la fondation en Angleterre de la Railway Passengers Assurance Company en 1848. Les évolutions techniques et économiques, le chemin de fer et l’exigence par les assurances de preuves pour ou contre l’indemnisation des victimes d’accidents furent autant de raisons poussant à examiner de près les affections en question. Socio-historiquement, on remarque que les accidents de train ou d’omnibus ont suscité plus d’intérêt que les accidents de calèche survenus auparavant. Pour les usagers de l’époque, les moyens de transports modernes étaient une véritable source d’anxiété, révélée dans les anamnèses effectuées après les accidents ; mais ce qui a marqué l’établissement du nouveau diagnostic fut le droit à la « réparation financière » (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 58). L’Europe vivait alors une phase de technisation et de ‹ capitalisation › ou ‹ économisation › des valeurs, ce qui explique que l’utilisation du terme ait servi à revendiquer une réparation autant matérielle que symbolique – la somme accordée représentant ces deux dimensions de l’argent. Ensuite, il a fallu que la psychologie physiologique établisse une différence nette entre le psychisme et « tout présupposé métaphysique » (Braunstein et Pewzner 2010, 72). Le chirurgien Erichsen se tient en effet strictement dans le champ organique et émotionnel de ses patients. On peut déduire de sa sixième conférence que le grand problème auquel il se heurte est la représentation de l’être humain de son temps. Erichsen se donne beaucoup de mal pour contrer l’idée que ses patient·es auraient été malades avant la survenue des accidents. Pour les cas analysés, il mentionne la profession, la santé et les habitudes des personnes accidentées – clerc, peintre, charretier, « farmer and miller, of very active habits, accustomed to field sports, and much engaged in business, habitually in the enjoyment of good health » (1866, 48), « wine-merchant, healthy and of active business habits » (1866, 53). Il insiste sur leur état solide, écartant toute présomption d’une émotivité vacillante préalable, et esquisse l’image globale d’un patient représentatif comme suit :
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[…] a man advanced in life, of energetic business habits, of great mental activity and vigour, in no way subject to gusty fits of emotion, or to local nervous disquietudes of any kind, – a man, in fact, active to business, and healthy in body, suddenly, and for the first time in his life, after the infliction of a severe shock to the system, finds himself affected by a train of symptoms indicative of serious and deep-seated injury to the nervous system […]. (1866, 126–127)
L’état d’un tel homme peut-il être décrit comme « hystérique » ? C’est là la question qui l’intrigue. Il partage dans sa conférence la définition contemporaine de l’hystérie, une maladie touchant davantage les femmes que les hommes, les jeunes que les personnes d’âge moyen ou avancé, et les personnes d’une disposition excitable, imaginative ou émotive plutôt que des hommes d’affaires sobres et lucides, actifs et dotés d’un esprit pratique (1866, 126). Erichsen dessine l’idéal du bourgeois ayant le sens des affaires, gardant son calme en toutes circonstances, une personne qui dirige et maîtrise son destin. Par son argumentation, il s’oppose à ce que l’on place la maladie de femmes hystériques sur un pied d’égalité avec les blessures survenues à cause d’incidents imprévisibles. Il exclut surtout qu’un penchant hystérique soit la cause de l’état de ses patients. Mais la longueur de son argumentation montre que le sujet l’inquiétait et qu’il pensait luimême qu’il conviendrait de réfléchir sur les points communs entre ces deux maladies (1866, 128).
2.3 La conception de l’être humain sûr de lui et maître de ses actes Erichsen laisse alors un problème irrésolu. Dans On Railway and Other Injuries of the Nervous System, deux arguments importants émergent, celui de la cause extérieure et celui du dédommagement. Ils gagneront en valeur. Les cas présentés dans ses conférences concernent des personnes accidentées. L’hypothèse de base part de l’innocence de l’individu frappé par le malheur, que l’on admet immédiatement pour l’accident d’un voyageur, ce qui exclut, d’une part, toute emprise métaphysique et, de l’autre, les suites d’une maladie mentale antérieure. Il importe à Erichsen de ne pas mettre en cause le bon fonctionnement antérieur des facultés supérieures, le jugement, le raisonnement, l’intelligence, la volonté de ses patient·es. La volonté fascine particulièrement la philosophie, la médecine, la psychiatrie et la psychologie du XIXe siècle. La représentation de l’être humain dans les écrits psychologiques de l’époque reprend alors les valeurs de « la philosophie libérale et individualiste qui était un des supports de la pensée bourgeoise » (Daumard 1987, 235) et qui intègre forcément la raison et le libre arbitre. Fort discutés par les philosophes (Morris 1991 ; Treskow 1996), le dilemme du déterminisme et du libre arbitre ainsi que celui du dualisme entre corps et esprit sont au centre des réflexions depuis la fin du XVIIe siècle. Dans le domaine psychologique, elles mènent à méditer implicitement ou explicitement sur la fonction de la volonté et de son emploi (Jacques 1846, 173–204 ; Ribot 1883 ; Janet 1894, 444–488). Ce n’est pas le fait d’évoquer la volonté en tant que telle ou sa parente, la « faiblesse des efforts » (Janet 1903, I, 339), qui importe pour la notion de
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trauma, mais le fait que le discours médical se porte de façon accentuée sur ce sujet. La psychologie essaie de bien cibler le potentiel d’autonomie et de maîtrise de soi de chacun·e, lorsque la vie économique, communautaire et familiale perd en stabilité et que l’individu devient plus ou moins seul responsable de son destin. L’exigence d’un bon fonctionnement social se mesure moins de l’extérieur – par exemple par un comportement conforme aux demandes de l’Église – que de l’intérieur : le sujet apprend à juger lui-même ses actes et ses pensées (Martin 2017). Sur ce, la gamme graduée des « sentiments d’incomplétude morale » constituée par les malades et notée par un des psychologues les plus innovateurs de l’époque, Pierre Janet, est significative : « sentiment de difficulté, d’inutilité de l’action, d’incapacité, d’indécision, de gêne, d’automatisme, de domination, de mécontentement, d’humilité, de honte, d’intimidation, de révolte » (1903, I, 427). Pour comprendre l’importance des réflexions autour de la volonté et de la liberté, valeurs fondamentales du sujet moderne, beaucoup de remarques de Janet sont révélatrices. L’une d’elles concerne le « fait » qu’il croit « important dans la pathologie mentale et qui joue », selon lui, « un rôle capital dans le délire de persécution : la perte du sentiment de la liberté » : « Ce sentiment de liberté vrai ou faux, peu importe, accompagne chacun de nos actes volontaires et il se perd dans des circonstances pathologiques qu’il serait très important de pouvoir bien déterminer » (Janet 1903, I, 256–257). Implicitement, cette recherche vise non seulement les malades mais toutes et tous. L’être humain est défini par ses capacités rationnelles mises en rapport avec le système physiologique (les nerfs, le cerveau…) sur le fond des contours d’un idéal déterminé par la faculté d’atteindre l’autonomie de ses actes et de ses pensées, par la capacité d’agir de manière appliquée et ciblée et de réussir à gérer sa vie sociale, économique et privée (Martuccelli et Singly 2009, 32 ; Daumard 1987, 129–131).
2.4 Les antécédents de la psychologie physiologique La conception du sujet au XIXe siècle est inséparable des évolutions mentales, sociales et politiques, y compris médicales, survenues depuis les Lumières (Martin 2017, 48–50 ; Dumont 1983). La psychologie ne niait pas, alors, la métaphysique, mais la mettait à l’écart, se décidant à étudier seulement le fonctionnement du psychisme et à en fournir des modèles (Braunstein, Pewzner 2010, 72–74 ; Jacques 1846 ; Flournoy 1890). Amenée au cours du XVIIIe siècle par la marginalisation de certaines pensées dogmatiques du catholicisme autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de celui-ci (Delumeau 1989, 519), la séparation assimila le nouveau rapport de l’être humain à la sphère métaphysique façonnée en Europe par la religion chrétienne. Si les attaques des philosophes éclairés contre une religion qui tenait à l’image d’un Dieu punissant et vengeur furent d’abord celles d’une minorité, il est incontestable que l’emprise du christianisme et de l’institution de l’Église diminua progressivement au sein de la société bourgeoise au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
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Que la peur de Dieu s’amenuise, qu’il « rede[vienne] rassurant » (Delumeau 1989, 522), ne sont que quelques-uns des multiples signes majeurs du changement de la conception de l’ordre du monde. Car longtemps, on a supposé qu’une personne mentalement très malade serait possédée par des démons – assomption qui persiste en partie jusqu’à aujourd’hui. La cause du dérèglement mental se trouve alors à l’extérieur. Là où la religion chrétienne prévalait, la peur de Satan, des diables ou des démons atteignit son apogée dans la deuxième moitié du XVIe et au début du XVIIe siècles (Delumeau 1978, 241), et n’avait pas complètement disparu au XIXe siècle. Auparavant, surtout depuis le Moyen Âge et de façon croissante à partir de la Renaissance, on avait expliqué les dérangements de l’esprit par la possession du corps par le diable ou des démons qui en prenaient le contrôle (Delumeau 1978, 232–253). Selon une exégèse de la morale chrétienne dominante jusqu’au XVIIIe siècle, péchés et maladies mentales allaient souvent de pair, les signes de folie ou d’aliénation graves étant la peine infligée pour un péché qu’il fallait expier. Jean Delumeau a caractérisé la surcharge morale de « surculpabilisation » (Delumeau 1983, 331). Prévalait l’idée que « la folie du juste châtiment punit, par les désordres de l’esprit, les désordres du cœur » (Foucault 1972, 48). Toute une gamme de méthodes de guérison se fondait sur la complémentarité des maux commis et du secours divin. La guérison des symptômes était comprise, dans cette perspective, comme une victoire de l’Église confirmant de manière sous-jacente la fiabilité du christianisme (Ellenberger 2001 [1970, 1974] ; Foucault 1972). La foi et les modes de croyance se sont graduellement transformés à travers les siècles. L’existence de Satan et des démons a perdu en crédibilité. L’univers autrefois peuplé par une multitude de phénomènes surnaturels changeait d’aspect. L’imaginaire romantique en témoigne, avec un fantastique atténué et une spiritualité moins lourde que l’on trouve en France, par exemple, dans l’œuvre de François-René de Chateaubriand. L’adaptation explicite des méthodes d’observation et la classification des maladies mentales basées sur la classification des sciences naturelles par Philippe Pinel ainsi que sa nosographie servirent à distinguer les différents « états d’aliénation », à juger les syndromes de manière plus satisfaisante et, entre autres, à libérer les malades de poursuites judiciaires et d’enfermement carcéral. Le Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie (1801) témoigne d’un intérêt pour les malades divergeant fort de celui des siècles précédents et de ceux d’après, perceptible à travers les informations qu’il fournit sur les patient·es. Même si le XIXe siècle continua à voir s’organiser des rencontres entre pasteurs, malades, esprits obscurs et forces des ténèbres (Ellenberger 2001 [1970, 1974], 49–50), et que la guérison à travers une confession s’est perpétuée pour les cas rentrant dans le système de péché et d’expiation, la pensée positiviste et scientifique pénétrait de plus en plus la société européenne. Les médecins se professionnalisèrent. On expliquait l’état mental des malades par des phénomènes physiologiques, allant jusqu’à les situer dans le cerveau (Braunstein, Pewzner 2010, 72–103), le psychisme intérieur. Et même si l’entraide familiale et communautaire existait depuis toujours et continuait à exister, à la fin du siècle, les caisses d’assurances-maladies, un système à distance, s’institutionnalisèrent ; en 1898 naissait la loi sur les accidents du
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travail. Les diagnostics touchent alors les maladies ou les blessures volontairement provoquées. Les cas interprétés comme victimes de possession démoniaque diminuent, la réalité se démythifie, Dieu devient un Dieu bienveillant, mais distant, sinon « absent » : l’homme est appelé à s’« aider soi-même » (Nietzsche 1888).
2.5 L’histoire psychiatrique des années 1880 jusqu’à la guerre de 1914–1918 L’emprise de l’Église s’amenuise, les sciences exactes connaissent un formidable essor. La manière de traiter les malades et les maladies se déplace dans le champ d’action de la médecine et entre par la suite dans une logique sémantique régie par les systèmes dominants ; autrement dit, la psychologie prend forme en s’inscrivant dans les idées d’égalité et de progrès, de méritocratie et de primauté de la performance individuelle. Les théories et la pratique médicale et psychologique s’assimilent alors à la « conscience moderne » (Dumont 1983, 224), et la psychologie intègre les structures sociales de l’époque, y compris pour ce qui concerne la répartition du pouvoir. La hiérarchie sociale trie la valeur des personnes par sexe, race, religion, déviance, ce qui se mesure par rapport à une normalité présupposée qui pour sa part s’oriente vers un idéal. L’idéal de l’être humain, d’abord presque exclusivement masculin, issu de la pensée des Lumières, enrichi au XIXe siècle et en grande part toujours en vigueur, érige au premier rang l’autonomie et le sens des responsabilités du singulier ainsi que l’auto-gouvernement (Martuccelli et Singly 2009). Cet idéal se réclame, de plus, d’un fondement universel. En découlent des conséquences pour le diagnostic et la thérapie de traumatismes : le diagnostic de la commotion vertébrale naît du besoin d’expliquer les cas individuels de personnes ‹ normales › dysfonctionnant à cause d’accidents de calèche, de train ou d’autres accidents du quotidien. Il ne part pas du présupposé que la personne n’est pas responsable de son état post-accidentel après un choc émotionnel, comme l’avait proposé Erichsen, ni de son histoire individuelle (Barrois 1998, 33–36), mais pose la question de la constitution somatique et psychique du patient ou de la patiente. L’hystérie est ainsi décrite comme une maladie somatique, héritée ou déclenchée par une blessure (Showalter 1997, 30). Les psychiatres, face aux malades de ce qu’ils définissaient comme l’hystérie, avaient du mal à prendre au sérieux, par exemple, les biographies spécifiques de femmes exposées à la violence, les situations réitérées de harcèlement sexuel, les humiliations régulières, la dépendance des femmes vis-à-vis des membres masculins de la famille et l’impact d’une société qui détournait et réprimait les besoins et les expressions de la sexualité. Le diagnostic de l’hystérie a masqué ces raisons pendant plusieurs décennies. Se concentrant sur une pathologie essentiellement féminine, il décriminalisait partiellement les potentiels auteurs de violences, négligeait le rapport individucollectif, mettant par exemple à l’écart les caractéristiques de la misère et de la pauvreté, et dissimulait ainsi le déni des causes sociales des symptômes par les médecins (Walusinski 2014 ; Showalter 1997).
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La femme étant représentée comme un être déficient par rapport à l’être masculin, ses maladies mentales servaient plutôt de preuve confirmant l’hypothèse généralisée de son infériorité et de la dépendance de son corps au lieu de marquer l’opposition à sa normalité. Les descriptions et les explications soutenaient la hiérarchie des sexes, d’où l’idée que l’homme hystérique était plus souvent soupçonné d’être dégénéré ou entraîné vers la maladie par des facteurs extérieurs – « alcoolisme », « épilepsie » ou encore « folie de la mère » –, l’hystérie masculine n’étant pas vue comme reliée ontologiquement au sexe (Showalter 1997, 62–72). Si Jean-Martin Charcot, le psychiatre le plus reconnu à l’époque en France, avait déjà évoqué le rôle que les émotions et les traumatismes organiques pouvaient jouer dans la pathogénèse de la maladie (Walusinski 2014), et que Janet avait fait progresser le savoir psychologique par l’analyse suivie de ses patientes en établissant des systèmes de symptômes et en identifiant la dissociation psychique, lui et ses collègues étaient pourtant à peine en mesure de percevoir les origines sociales des pathologies et leur caractère collectif – le rapport, par exemple, entre la condition sociale de ‹ leurs › malades et les atteintes d’hystérie (Janet 1892 ; Showalter 1997 ; Luauté 2014). Toutefois, pour l’histoire du traumatisme, il importe que Charcot ait, par ses analyses, fait avancer les connaissances du psychisme humain et constaté, entre autres, l’analogie entre l’hystérie et ce qu’on nommait « railway spine » ou « railway brain ». On attribue à Hermann Oppenheim la création du terme fondateur de « névrose traumatique ». Cette dénomination fournit le titre de sa publication Die traumatischen Neurosen (1889). Le terme désigne les troubles psychiques graves répertoriés en fonction de symptômes spécifiques comme la taciturnité, le sommeil interrompu et les cauchemars, les états d’anxiété accrus, l’inertie ou, au contraire, l’agitation continuelle, une irritabilité anormale et des états de dépression très graves – symptômes également décrits par Charcot dans les Leçons du mardi à la Salpêtrière (1887–1888), mais interprétés différemment. Charcot avait présenté de nombreuses observations de patientes souffrant de ce qu’il appelait des hystéries traumatiques et dont les symptômes correspondent à ceux qu’on ramènerait aujourd’hui sans doute au traumatisme psychique, mais dus selon lui à des causes physiologiques. Il n’a pas voulu considérer la névrose traumatique comme un phénomène autonome, rattachant plutôt cette pathologie à l’hystérie (Charcot 1887 ; Micale 2001 ; Chidiac et Crocq 2019). Le traumatisme était alors conçu comme « une action externe purement mécanique sur l’organisme » (Pignol et Hirschelmann-Ambrosi 2014, 430). Charcot diagnostique bien une névrose préexistante, mais l’autosuggestion dont il parle y ajoute un élément non-organique (van der Kolk et al. 1996, 49). Oppenheim admettait la proximité des hypothèses de Charcot avec les siennes, insistant toutefois sur le fait qu’il s’agissait d’une « pathologie spécifique et nouvelle », s’opposant à l’idée d’une maladie antérieure dont le choc traumatique révèlerait seulement « le potentiel morbide » (Pignol et Hirschelmann-Ambrosi 2014, 428, 430 ; Barrois 1998, 18–19). Également en 1889, Emil Kraepelin recourt à Oppenheim et à Charcot dans son manuel Psychiatrie, expliquant que la « névrose traumatique », un terme auquel il préfé
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rait celui de « névrose d’effroi » (« Schreckneurose »), est « parente » des maladies neurasthéniques. Selon lui, elle est provoquée par de forts bouleversements de la psyché (« Gemüt ») sous l’action d’un effroi brusque ou d’un état d’immense angoisse, souvent suite à un accident (1889, 425). La même année, Janet reprend dans L’automatisme psychologique le terme de subconscience (1889, 223–269) et anticipe la compréhension actuelle des opérations cognitives et des procédés mémoriels ainsi que la réponse à un traumatisme bouleversant la personne. L’approche intégrée qu’il propose retient déjà l’effet d’attachement à la situation traumatisante, ce que Sigmund Freud essayait d’expliquer par des effets de « fixation » (Freud 2013 [1916/1917], 283–295 ; Freud 1920 ; van der Kolk, van der Hart 1989, 1530–1536). Si Janet proposait à cette période le concept de subconscient, c’était justement pour expliquer ce qui restait obscur sans avoir recours à la métaphysique. En conséquence de ce choix, cette ‹ invention › suit les chemins de l’individualisation et de l’intériorisation. Cette approche n’entraîne pas pour autant plus d’indulgence : les œuvres de l’époque, entre autres Les obsessions et la psychasthénie (1903) de Janet, prouvent que les analyses perspicaces vont seulement en partie de pair avec l’empathie aujourd’hui réclamée par des médecins et psychologues. Bon connaisseur de l’œuvre de François de Fénelon, Janet mesurait-il par exemple la douleur psychique des membres des communautés réformées, « arrachées à la foi protestante » et convertis de force après la révocation de l’Édit de Nantes – une sorte de violence collective ? Il avait pu lire dans l’ouvrage de son oncle Paul Janet que Fénelon avait mené cette révocation avec « patience », mais sans mettre « en doute le droit de l’autorité civile » (Janet 1912 [1892], 11–12, 16). C’est la guerre de 14–18 qui conduit à des progrès durables en matière de psychiatrie permettant des précisions diagnostiques. L’intérêt de la psychiatrie militaire était alors relativement nouveau, comparé aux efforts de la psychiatrie légale qui avait déjà ouvert la voie par sa manière d’examiner des ouvriers traumatisés, volontiers soupçonnés de simuler (Leese 2002, 139 ; Fassin et Rechtman 2011 [2007], 59). Le nombre important de malades et l’évidence de l’état émotionnel déplorable des soldats profondément déstabilisés incitèrent les médecins militaires et les psychiatres à prendre en compte l’élément psychique dans ce qu’on nomma la « névrose de guerre », terme introduit par Georg Honigmann pour désigner dès 1905 les symptômes de ses patients durant la guerre russo-japonaise (Thomann et Rauschmann 2003, 113). Dans un contexte caractérisé par nombre de débats et de controverses, Freud intègre dans ses conceptions l’idée de subconscient et repense l’explication des lésions et de l’hystérie énoncée par Charcot (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 53). Il fait observer en 1916 le rattachement affectif total et quasiment infini de la personne concernée à « l’accident traumatique » – « la névrose pourrait être assimilée à une affection traumatique et s’expliquerait par l’incapacité où se trouve le malade de réagir normalement à un événement psychique d’un caractère affectif très prononcé » –, et lie le terme « traumatique » à « un événement vécu qui, en l’espace de peu de temps, apporte dans la vie psychique un tel surcroît d’excitation que sa suppression ou son assimilation par les voies normales devient une tâche impossible » (Barrois 1998, 50). Dans Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud explique les
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effets d’un traumatisme par « l’effraction du pare-excitation » et l’incrustation d’un « corps étranger interne » (Lebigot 2011, 12) dans l’appareil psychique, perturbant durablement le sujet. Celui-ci n’est plus en mesure de réagir à ce « stress » aigu. Le complexe d’explications proposé reprend alors l’origine étymologique (‹ trau › = ‹ percé ›), s’adapte aux réflexions de l’époque sur la technique et les énergies au niveau du système nerveux et se détache du même coup de l’idée du traumatisme dans un sens purement organique, médico-chirurgical, pour se rapprocher de la conception de Sándor Ferenczi, qui insistait sur la dimension psychosomatique. Freud reprend également les constats d’Ernest Jones à propos de la primauté de la réaction aux événements extérieurs sur l’action propre du sujet et met en avant le fait « que le moi est submergé par une agression externe-interne, dont il ne peut maîtriser la force » (Barrois 1998, 56, 58). Les notions d’incapacité et de maîtrise font écho à l’idée du moi formée au cours du XIXe siècle, tout comme l’expression ‹ maître en sa maison › (Freud) s’inscrit visiblement au sein de son époque. « Shell shock » est une catégorie utilisée par Charles Samuel Myers en 1915 (Winter 2014, 315) pour désigner l’état de soldats face à l’épreuve des combats et gravement atteints. Myers comprenait qu’il s’agissait de réactions aux blessures de guerre analogues aux symptômes hystériques mais, ne voulant pas expliquer les dérangements mentaux des soldats par leur constitution psychique, il expliquait leur comportement par les effets des obus, d’où le terme « shell shock », destiné aussi à les déculpabiliser (Le Naour 2013 [2011], 64). La notion entendait mettre en évidence le caractère dévastateur d’une guerre recourant à des technologies nouvelles et les dégâts causés par les armes à longue portée, les bombardements aériens, les chars et les gaz de combat. Pourtant, malgré Jones et Freud, l’avis prédominant était que les soldats étaient responsables, au moins en partie, de leur état lamentable. Simulation, faiblesse, hypochondrie, tels étaient les reproches. Il était très difficile de « reconnaître collectivement les poilus comme des candidats à l’hystérie » (Le Naour 2011, 69). On demandait aux traumatisés de faire un « effort de volonté », tel le neurologue Clovis Vincent (Le Naour 2013 [2011], 123 ; Fassin et Rechtman 2011 [2007], 79–81). Du côté psychiatrique, on considérait majoritairement les symptômes comme les effets directs d’une concussion, de blessures à la tête ou de lésions cérébrales (Leese 2002, 53), mais il n’était pas facile de contrer l’idée selon laquelle les hommes manquaient de discipline, de maîtrise de soi, de volonté (d’où le terme de « maladie de volonté », Fischer-Homberger 1975), ou qu’ils simulaient exprès des troubles mentaux pour recevoir les dédommagements des assurances (Showalter 1997, 73–75 ; Le Naour 2013 [2011], 62–87). L’image dominante de l’homme émancipé ne permettait pas de lui reconnaître une telle vulnérabilité (↗4 Vulnérabilité et traumatisme) – l’envers de la médaille de son autonomie suite à la mise en valeur de ses capacités et de ses pouvoirs depuis les Lumières.
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2.6 De l’entre-deux-guerres jusqu’à la guerre du Vietnam Après la fin de la Grande Guerre, Ferenczi continua à détailler les symptômes de la condition traumatique, soulignant entre autres « la place du silence, du non-dit, de l’énigmatique du côté de l’agent traumatisant, et de l’angoisse de mort avec autodestruction de la conscience, fragmentation psychique, chez le sujet traumatisé » et insistant sur le sentiment de celui-ci d’être totalement abandonné « par les dieux » (Barrois 1998, 67). Finalement, ce sont ces réflexions, toujours fondées sur le travail médical, psychiatrique et clinique, qui ont mené à la définition du traumatisme psychique en vigueur aujourd’hui, qui inclut la blessure et l’état dans lequel elle jette l’organisme et la psyché. Parfois, la notion de traumatisme embrasse la phase et le mécanisme à la source de la perturbation de l’appareil psychique individuel et ses effets. Parfois, on distingue l’événement traumatique déclencheur (‹ accident ›, ‹ choc ›, ‹ blessure ›) du stress et des troubles immédiats ou retardés et à long terme. Après des débuts hésitants pour décrire les symptômes et comprendre les névroses traumatiques vers 1916, une longue période de négligence, d’« inattention et de surdité à l’égard des confidences des patients », mais aussi « d’absence de transmission des connaissances » (Barrois 1998, 80–84) marque les années d’après-guerre. Jusqu’aux années 1970, la conception du traumatisme changea peu au niveau de ses éléments fondamentaux, mais la Seconde Guerre mondiale et notamment les horreurs de la Shoah modifièrent lentement la perspective (↗12 Seconde Guerre mondiale – Le discours philosophique d’après-guerre). La lutte des victimes de la répression national-socialiste et avant tout celle des rescapé·es des camps de concentration, incarcéré·es pour leur ‹ judéité ›, a finalement entraîné la reconnaissance d’un surmenage total des ressources adaptatives des personnes persécutées et torturées par d’innombrables procédés de déshumanisation. Il a fallu longtemps pour parvenir à comprendre qu’il n’y avait aucun lien entre leur souffrance et une quelconque pathologie antérieure. Pourquoi ? Déjà repéré par Kraepelin, par exemple, le temps de latence après une expérience terrible, traumatisante, a joué en défaveur d’abord des soldats victimes de la guerre de 14–18, puis des victimes de la Shoah. Exposées aux ravages des années 1933–1945, des milliers de victimes militaires et civiles eurent du mal à comprendre leurs blocages et troubles fondamentaux, à faire accepter la ‹ normalité › de leur ‹ anormalité › légitime et à revendiquer leurs droits à la reconnaissance d’une maladie psychique dont elles n’étaient ni à l’origine, ni responsables. S’y ajoutaient les effets du refoulement et de la (quasi-)impossibilité à communiquer l’effroi, liés au traumatisme même. Il n’en reste pas moins que l’image dominante de l’être humain, surtout masculin, façonnée par un idéal de virilité bien ancré et peu ouvert à l’admission de sa vulnérabilité, empêchaient de bien interpréter leur état. De plus, le rôle de l’entourage et de la société constitutif du rapport individu-collectif a été en grande partie éludé. C’est par le mode du récit et du témoignage personnel que le vécu entre dans la sphère sociale (↗13 Seconde Guerre mondiale – Le roman, ↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance, ↗16 Shoah – Littérature de témoignage – œuvres et réception cri
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tique) et ce de façon individualisée. La mémoire culturelle actuelle des faits émane par conséquent des pratiques individuelles et des positions subjectives, pointant toujours les événements de violence de masse, mariant la modalité moderne de singularisation avec le besoin collectif de comprendre. Que les monuments modernes, auxquels les traces et les témoignages de survivant·es contribuent par leur nombre écrasant, demandent de leur part une découverte individuelle de l’histoire commune (↗11 Seconde Guerre mondiale – Les mémoriaux et les musées) est un autre effet de cette convergence. Soit dit en passant : la complexité des rapports de l’individu à autrui compte aussi pour la mémoire culturelle. Les cas simples sont rares. Pour le traumatisme colonial, par exemple, une différenciation des victimes (Algérien·nes, harkis, Juifs et Juives d’Algérie, Français·es et Européen·nes d’Algérie…) et l’admission d’une multitude de perspectives sont indispensables. Vers la fin des années 1950 s’impose peu à peu le constat que la « confrontation avec le réel de la mort » (Lebigot 2011, 7 ; Thomann et Rauschmann 2003, 130) entraîne l’humain aux limites de ce qu’il peut supporter. Les psychiatres commençaient à considérer comme adéquates les réactions post-traumatiques des victimes de la terreur nationalsocialiste, étant donné que celles-ci étaient exposées à des actes profondément destructeurs, visant leur moi le plus intime. Mais le chemin fut long. Il fallut des débats et des interventions de toutes parts, dont celles du psychiatre et psychanalyste Kurt Eissler qui posait la question suivante : « L’assassinat de combien de ses enfants un homme doit-il pouvoir supporter sans être atteint de symptôme, pour être reconnu d’une constitution normale ? » (1963). Il fallut également que les survivant·es entreprennent de se défendre, en déterminant eux-mêmes et elles-mêmes ce qu’on appelle la « culpabilité du survivant » (Clervoy 2007, 88–93), un effet qui pourrait résulter des luttes entre « la partie de la personnalité apparemment normale » et les « parties de la personnalité émotionnelles », les uns jugeant les autres, si l’on applique le système que présentent Onno van der Hart, Ellert R.S. Nijenjuis et Kathy Steele (2006) qui se réfèrent à l’œuvre de Myers. Les produits culturels – récits de survivant·es, dessins, poèmes … – qui constituent la mémoire culturelle collective de notre temps, démontrent la volonté de communiquer des déporté·es et persécuté·es à un moment où la psychiatrie et la psychologie n’étaient pas en mesure de comprendre l’ampleur des atteintes vécues à la fois individuellement et comme des « meurtres construits sur l’abrogation de la différenciation et de la singularité de l’individu, fondus dans une masse ‹ exterminable › […] » (Weil 2021, 1124), pour ce qui concerne la Shoah (Kühner 2007 ; Kühner 2008). En 1950, René-Jacques Targowla fut le premier à désigner la pathologie des rescapé·es des camps nazis par le terme de « syndrome asthénique des déportés », ce qui « recouvrait en fait », selon Louis Crocq, « la névrose traumatique (avec le syndrome d’hypermnésie émotionnelle équivalant au syndrome de répétition) » (2011, 136 ; Lefebvre 1985). Un terme plus simple était celui de « KZ syndrome », signalant les mêmes phénomènes que celui de Targowla (Crocq 2011 ; Thomann et Rauschmann 2003, 128) : cauchemars, parfois avec soubresauts, cris et appels à l’aide, crises imprévisibles, tremblements, dépression, troubles de la mémoire, flash-backs (reviviscences de l’expé
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rience passée). La manière de parler de la maladie dans les sociétés d’après-guerre, focalisée sur la patiente ou le patient, faisait en même temps en sorte que la question de la responsabilité de la société n’émerge pas, surtout en Allemagne. L’expérience des guerres et des massacres du XXe siècle, la reconnaissance de la « maltraitance infantile » (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 122) et notamment celle subie par les filles à partir des années 1960 aux États-Unis – les expériences traumatisantes des enfants étaient auparavant mises à l’écart (van der Kolk 1996, 60) –, puis les atrocités commises et subies lors de la guerre du Vietnam menèrent enfin au diagnostic du Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT). L’expression « Post-traumatic Stress Disorder » (PTSD), largement admise de nos jours, apparaît avec la guerre du Vietnam et fait son entrée dans le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) en 1980. La névrose est remplacée par le stress, la pression qui pèse physiquement et psychiquement sur la personne (Clervoy 2007, 31). Les critères englobaient en 1980
le fait d’avoir subi un événement qui provoquerait de la détresse chez quiconque ; des reviviscences intrusives de cet événement ; de l’émoussement psychique avec restriction des affects ; un ensemble disparate de symptômes tels que l’état d’alerte, les troubles de sommeil, la culpabilité du survivant et les troubles de la mémoire et de la concentration. (Chidiac et Crocq 2019, 314)
La définition du DSM-5 diffère légèrement, le catégorisant comme un trouble anxieux. On y mentionne explicitement l’exposition à un événement traumatique ou stressant au départ, puis, pour le PTSD, à la mort effective ou à une menace de mort, à une blessure grave ou à des violences sexuelles, et on y énumère la présence de symptômes envahissants, l’évitement persistant des stimuli associés à un ou plusieurs événements jugés traumatiques, les altérations négatives des cognitions et de l’humeur, tous souvent reliés aux symptômes dissociatifs, à la dépersonnalisation et à la déréalisation, et menant, entre autres conséquences, à ce que l’événement revient sans cesse dans les pensées ou rêves pénibles de l’individu (APA 2015, 350–356).
3 La deuxième phase de métaphorisation : transferts et réflexions sur les rapports entre individuel et collectif
Le concept de traumatisme s’est élargi depuis pour couvrir des événements plus vastes. Il peut intégrer des traumatismes collectifs, touchant un grand nombre d’individus (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif), en premier lieu désignant les « catastrophes partagées » (Volkan 2004) et les effets de violences extrêmes, comme c’est le cas pour les grands massacres du XXe siècle, la Shoah ou le génocide des Tutsi au Rwanda par exemple. L’agression intentionnelle d’un groupe repose toujours sur une définition socioculturelle de celui-ci, elle-même fruit d’une manipulation, et la violence psychique résulte souvent de l’altération de pratiques culturelles partagées par
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les membres du groupe persécuté. Parfois, un tel groupe peut être défini par une configuration historique particulière, par exemple lors d’attentats, ou se construire à partir de l’expérience d’oppression, comme c’est le cas pour les victimes de la dictature en Haïti des années 1950 aux années 1980 (↗30 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma). La notion de traumatisme acquiert, de plus, une dimension symbolique qui reprend celle de la dévalorisation de l’homme souverain des débuts de la conceptualisation au XIXe siècle, lorsqu’une communauté se considère comme un corps social dont on a blessé l’autonomie, la liberté, la souveraineté. Vamık Djemal Volkan a décrit cette bifurcation sémantique par la notion de « trauma choisi » (1997), terme qui « désigne la représentation mentale partagée du trauma massif d’un grand groupe que les ancêtres de celui-ci ont subi de la part d’un groupe ennemi, et les images de héros, de victimes ou des deux qui y sont liées » (Volkan 2007, 1050). Dans certains cas, ce n’est plus la réalité qui compte, celle des souffrances suite à la bataille du Kosovo en 1389, par exemple, mais l’impact de la représentation collective – serbe, en l’occurrence (Volkan 1997). Le terme développe le concept de trauma pour mettre l’accent sur l’intention de « mythologiser et psychologiser » (Volkan 2007, 1050) des événements passés pour en accroître la signification et renforcer le pouvoir d’action du groupe lui-même. L’idée de trauma choisi révèle comment la notion peut être politiquement instrumentalisée. Autre bifurcation : l’attribution de la qualité d’« héroïsme » aux vétérans de la guerre au Vietnam inverse le diagnostic en faveur des soldats, mais aussi de « toutes les personnes victimes de violence extrême », de telle sorte que le « traumatisme est devenu le symbole même de ce que nos sociétés occidentales démocratiques dénoncent en tant qu’inacceptable » (Rechtman 2018, 14–15 ; Rechtman 2005, 31). Le concept bascule dans le domaine social et devient une métaphore : « […] le témoignage du traumatisme psychologique s’est imposé sur la scène sociale pour dire la vérité d’une certaine conception de l’homme » (Rechtman 2005, 30 ; souligné dans l’original). Cette ‹ vérité › est liée à une idée universelle de la dignité humaine et à celle de la démocratie, mais aussi à la sémantique morale que la notion du traumatisme transporte, celle de l’homme émancipé, mais désemparé que l’on prive de sa liberté d’agir et qui ressent cette privation comme une injustice personnelle. Le concept de traumatisme peut alors servir à interpréter des processus de manière à la fois abstraite et reliée à la confrontation de personnes ou de groupes menacés pour analyser et désigner les limites ‹ de l’inacceptable ›, l’impuissance, l’humiliation et la honte. Ainsi, Karima Lazali qualifie l’ambiance générale au début du XXIe siècle en Algérie de trauma colonial, non seulement en faisant référence aux événements de répression, d’humiliation et d’horreur de la longue période coloniale, mais aussi en détaillant l’ébranlement de la population sur place après la conquête d’Alger en 1830 et les événements suivants analysés comme autant de facteurs déclencheurs, suivis par les « blancs » réels et mémoriels qui en résultent et que la guerre d’indépendance et les conflits violents intérieurs des années 1990 ont aggravés. ‹ Trauma colonial › se réfère donc aux événements déclencheurs et à leurs effets durables. Lazali souligne, entre autres, le grand nombre de mort·es jamais retrouvé·es et jamais enseveli·es – ce qu’é
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voque Assia Djebar dans le roman La femme sans sépulture (2002) à propos de Zoulikha Oudaï, combattante pour la liberté en Algérie, arrêtée, torturée et jetée à la mer par les forces françaises en 1957. Lazali évoque aussi l’état actuel d’inertie, de mutisme, de paralysie (2018). Son analyse, qui intègre l’impossibilité du deuil, rapproche victimisation et témoignage, discute la question de la responsabilité et dépasse le cadre de la transmission du traumatisme par voie transgénérationnelle et donc individuelle et familiale. Ces adaptations de la notion et du concept de traumatisme intègrent davantage le rôle du groupe que le modèle initial. Toutefois, le rapport entre individu et collectif ou individu et tiers demande encore à être élucidé plus en détail. Le DSM, qui se focalise sur la maladie de l’individu, parle peu de l’environnement et des procédés collectifs (APA 2015). Ce manuel mondialement reconnu prévoit une cure individuelle dont la forme communément privilégiée fonctionne sur la base du rapport entre individu et thérapeute. L’une des raisons en est qu’en Europe, le médecin a repris la fonction du confesseur à la fin du XIXe siècle. Janet, par exemple, appelle le médecin le ‹ directeur de conscience › des malades. Longtemps, la tâche thérapeutique a consisté à ‹ éduquer › le patient ou la patiente. Depuis le milieu du XXe siècle environ, elle consiste à soutenir « l’auto-production de soi » (Martuccelli et Singly 2009, 120), c’est-à-dire les actions propres des patient·es, et à renforcer leur résilience. Cette évolution est significative dans la mesure où elle témoigne d’un changement de perspective tout en valorisant les facultés personnelles de l’individu : se déclarer victime est un premier pas vers l’activité propre du sujet pour entreprendre sa guérison. Cela est aussi valable historiquement, à commencer par les revendications des ouvriers par rapport aux accidents du travail vers 1850, ou bien celles des victimes de la justice et des invalides de la guerre de 1870– 1871 (Lamarre 2000). La pratique thérapeutique découle des habitudes de la confession : elle est généralement envisagée comme une marche à deux, au cours de laquelle la ou le thérapeute aide en tête-à-tête la personne affectée, à retrouver des forces de résilience en elle-même (Nijenhuis 2017, III, 155) (↗5 Traumatisme et résilience). L’approche se meut dans le cadre de « l’injonction sociale de l’autonomie » (Martuccelli et Singly 2009, 119), de l’optimisation de soi. Outre ce ‹ pas de deux ›, la thérapie occidentale privilégie des thérapies fondées essentiellement sur la parole et ayant un haut degré d’abstraction, même si elles intègrent évidemment l’imaginaire et la gestion des émotions. Ce scénario thérapeutique habituel convient moins à d’autres contextes, par exemple, au contexte rwandais (Lordos et al. 2021, 111). Les concepts doivent alors être interrogés dans la mesure où ils attendent au moins en partie de l’individu de se procurer des moyens de défense, longtemps surestimés, persistant dans l’attente d’une résilience individuelle. Le monde matériel, le groupe ou l’entourage ont été pris en compte plutôt marginalement et sans considérer la part de responsabilité antérieure et actuelle de l’entourage et de la société. La vision de l’individu et de son rapport à autrui doit alors aussi engager d’autres perspectives, autant pour ce qui est du détail du concept que pour ce qui est des thérapies et de leur lien à la mémoire collective et culturelle. Il existe une réciprocité entre l’approche des réactions des victimes traumatisées et les répercussions de cette approche sur les conceptions modernes de l’individu, mais aussi sur la compréhension
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moderne du traumatisme collectif. Or, les idées de l’interaction avec le collectif divergent selon les « références culturelles » qui forment le « socle thérapeutique » (Rutembesa 2013, 367). Généralement, le collectif est peu impliqué dans les pratiques thérapeutiques occidentales, à la différence de formes thérapeutiques pratiquées ailleurs, puisque l’être occidental « est pensé et défini » par rapport à sa singularité, non par rapport à son groupe (Rutembesa 2013, 376 ; Wilson 2013). Souvent, les pratiques non occidentales reposent de manière plus accentuée, et pas seulement pour les jeunes, sur le pouvoir de l’art – le dessin, la musique, le théâtre, la danse ou des rituels qui réunissent plusieurs formes artistiques, une combinaison qui éclaire le lien entre activité individuelle et activité collective. Lazali mentionne le théâtre populaire de Kateb Yacine des années 1970 joué en arabe et en tamazight sur les places publiques (MilkovitchRioux 2016, 99) : il a pu aider à surmonter le traumatisme collectif colonial après la fin de la colonisation et de la guerre de libération en Algérie (2018, 268). Le théâtre a également été utilisé au Rwanda, tout comme d’autres formes de thérapie par l’art, en plus du système des groupes de parole ou dits de « de solidarité », très répandus. C’est surtout par cette forme de sociothérapie que les victimes du génocide de 1994 trouvent « l’apaisement de leur souffrance » (Rutembesa 2013, 367 ; Lordos et al. 2021), car la thérapie occidentale y est difficilement acceptée. Les commissions vérité, justice et réconciliation, qui faisaient revivre la forme traditionnelle de gacaca (Rutembesa 2013, 374), obtenaient rarement le succès réparateur escompté puisque les personnes se sentaient forcées de dire ce qu’elles auraient préféré garder pour elles, et les définitions du cadre (officiel) ne permettaient pas de présenter et de discuter différents points de vue (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda). De fait, on évoque de plus en plus les limites de l’approche occidentale (Wilson 2007, 102–103 ; Wilson 2013 ; Fassin et Rechtman 2011 [2007], 352), en débattant par exemple de l’idée d’ethnopsychiatrie (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 352 ; Nathan 1986 ; Nathan 2014), en saluant le soutien de groupes comme ceux des amicales d’ex-déporté·es et de leurs familles ou d’autres associations créées pour des cas spécifiques (↗19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants ; Clervoy 2007, 192–210) et en intégrant aux réflexions la dimension de la représentation et de la symbolisation (Mouchenik et al. 2012 ; Obeyesekere 1981 ; Obeyesekere 1990). Ces discussions autour de la conception du traumatisme interrogent le rapport entre individuel et collectif, dont la destruction est précisément au cœur des génocides et des violences politiques extrêmes. Si l’« élaboration de conceptions psychopathologiques » (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 57) par Janet et Freud avait pour sujet en premier lieu le psychisme individuel, il ne faut pas pour autant négliger la part accordée par Freud à autrui dans son modèle psychanalytique (Weil 2021, 1122). C’est autrui qui soutient le sujet ou lui nuit, et l’environnement constitue un facteur essentiel pour la stabilité et la performativité du moi. Comment s’explique ce qui « arrive à une culture » (Weil 2021, 1098) qui permet le massacre d’une partie de ses membres ? La littérature a très tôt mis en scène l’importance de la collectivité sans toutefois faire explicitement cas de la dette de la politique, de la société et de l’entourage. Ainsi, le roman Le colonel Chabert (1832/1844) d’Honoré de Balzac traite du traumatisme du protagoniste suite à la guerre –
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un fait sociopolitique – et de sa mort sociale. La nouvelle « La folle » de Guy de Maupassant (1882) signale subtilement que le voisin de la protagoniste (qui n’a pas de voix propre) reste indifférent à sa souffrance extrême, exposée aux coups du destin et subissant la violence massive et finalement meurtrière d’un officier allemand. La nouvelle démontre aussi que les grands conflits violents, ici la guerre prussienne de 1870–1871, conduisent à des traumatisations au-delà des champs de bataille. Ces textes de fiction ne pouvaient être lus à l’époque sous l’angle médical du traumatisme, mais ils vont plus loin que les discours psychologiques contemporains. Utiliser à présent le terme de traumatisme pour revendiquer une cause sociale (et même son emploi popularisé) est, entre autres, une manière de rappeler le rôle du tiers dans la santé de chacune et de chacun. Lorsqu’il s’agit de déséquilibres dus à des violences massives, le rôle d’autrui dans la santé mentale de l’individu a longtemps été mis à l’écart, en dehors de la question des acteurs et actrices direct·es. Cette négligence renvoie à celle du discours dominant durant et après des événements à caractère traumatisant, qui néglige la position du tiers. L’une des fonctions de la reprise mémorielle culturelle est de comprendre pourquoi les responsables, l’entourage ou une majorité ont été incapables d’arrêter des actes d’extrême violence qui repoussent les limites humaines et civilisationnelles. Ainsi, en dehors des faits concrets, on a à peine saisi l’immense trahison humaine survenue dans l’Allemagne nazie. Et les soldats de la Grande Guerre étaient certes éprouvés par la violence subie de plein fouet sur le front, mais à l’époque on ne traitait pas seulement les ouvriers « comme une fonction de leur travail » (Leese 2002, 177), presque comme une roue de la machine, dans la société industrialisée : à la guerre, les hommes souffraient aussi de l’abandon total d’un État qui avait promis de les protéger, de surcroit dans une atmosphère d’identification avec la nation qui alourdissait encore leur charge psychique. La guerre de 14–18 démentait la place centrale accordée à l’individu au XIXe siècle, légitimée par la psychologie qui se légitimait de son côté par ce geste, en démontrant au contraire combien la vie de chacun était sans importance. Dans les cas de violence extrême, le fondement culturel commun se délite ; dans des cas de génocides, il est délibérément aboli. Participer à construire une mémoire culturelle en référence aux traumatismes collectifs sert alors non seulement à les appréhender mais aussi, dans le meilleur des cas, à rétablir le « fonds culturel commun » (Weil 2021, 1124). Les mouvements et strates de la mémoire culturelle devraient permettre la rencontre des aspects historiques divergents et convergents sur un même terrain civilisationnel, celui de l’humain.
4 Conclusion Dans la recherche, les débats cliniques et scientifiques tiennent compte du fil rouge que représente le transfert d’un terme désignant une blessure extérieure vers le domaine de la psychologie. Pourtant, on mentionne rarement que les débuts des réflexions autour
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de l’emploi et des pratiques thérapeutiques aujourd’hui dominantes ont eu lieu dans un contexte précis, celui de l’Europe occidentale du milieu du XIXe siècle, qui en a influencé notoirement la représentation. On attache peu d’attention au fait qu’ils ont motivé mais aussi freiné la reconnaissance du phénomène qu’on a défini en référence à une conception particulière de l’homme. Les fondements du modèle des blessures traumatiques psychiques ont mené aux diagnostics en vigueur aujourd’hui, après de longues phases de confusion, de malentendus et d’erreurs, surestimant les forces de chacun et de chacune. La valorisation des droits et des capacités de l’être humain a finalement mené à reconnaître les dégâts émotionnels d’expériences traumatogènes. Mais le risque d’admettre la vulnérabilité de l’humain, considéré comme maître de lui, ayant ‹ la tête sur les épaules › en toute circonstance et faisant preuve d’un courage sans faille et du sens du devoir, sans penser à la fonction de la protection collective, a malheureusement rendu d’abord difficile la compréhension des victimes de la Grande Guerre ainsi que celle de la persécution systématique de minorités, tout comme la reconnaissance des dégâts du colonialisme pour les individus, non simplement les populations, ayant vécu la colonisation de leur terre, de leur corps, de leur mentalité, de leur être. Les prolongements des chemins conceptuels du XIXe siècle démontrent la flexibilité du modèle, mais trahissent toujours le moment historique et très particulier de leurs débuts, celui de la constitution de la société bourgeoise. L’essor de cette dernière se fonde sur les principes de liberté et d’égalité des citoyen·nes aux niveaux juridique et politique et sur ceux du rationalisme, de l’efficacité et de la méritocratie. Le développement de la psychologie moderne s’inscrit nécessairement dans ce cadre. Si l’extension de l’emploi du terme de traumatisme paraît à présent être le résultat de bifurcations importantes, comme celle du traumatisme collectif, ambiguës, comme celle du trauma choisi, voire contestées, comme celle qui édulcore le concept psychologique pour permettre à des personnes non concernées de réclamer une attention et des récompenses au moyen de cette notion, il faut admettre que son côté symbolique est présent dès ses débuts.
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Angela Kühner
3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif Résumé : Trauma, le mot grec pour blessure, est employé depuis les années 1860 dans le discours médico-psychologique pour désigner une forme spécifique de blessures psychiques et a été défini comme une maladie mentale à la fin du XXe siècle. Un traumatisme psychique apparaît lorsque des événements externes extrêmes, par leur intensité, rendent caduques les capacités de traitement psychique de l’individu. L’échec du traitement se manifeste alors par des symptômes traumatiques. Les expériences traumatiques extrêmes produisent également des effets indirects et ont souvent pour conséquence une traumatisation transgénérationnelle. Au sein de ce processus, la reproduction à travers une mise en scène et la compulsion de répétition sont centrales. Si un traumatisme ne concerne pas seulement un individu mais également un grand nombre de personnes, on parle d’un traumatisme collectif, social ou culturel. Les médias jouent un rôle essentiel dans le traitement tant individuel que collectif du trauma. Ils apportent une contribution essentielle à la reconnaissance de la vulnérabilité humaine comme ‹ condition humaine › et ainsi au processus de guérison d’un point de vue psychologique.
Mots-clés : psychologie sociale, salutogénèse, trauma, traumatisation transgénérationnelle, traumatisme choisi, traumatisme collectif, traumatisme culturel, traumatisme psychique
1 L’énigme ‹ traumatisme ›
1.1 Les observations de Sigmund Freud et les approches du terme ‹ traumatisme ›
Un traumatisme psychique est « une expérience vécue qui apporte à la vie psychique, en un bref laps de temps, un accroissement de stimulation si fort que la liquidation ou l’élaboration de celui-ci suivant les normes habituelles échoue, d’où résultent nécessairement des perturbations durables dans la gestion de l’énergie » (Freud 1999 [1916‒1917], 351). Cet énoncé fondamental formulé par Sigmund Freud au début du XXe siècle n’a rien perdu de sa validité et contient les éléments centraux de définition du traumatisme psychique. Freud a constaté que certaines expériences extrêmes pouvaient nuire si durablement à la psyché que leur traitement interne échouait. Une synthèse récente consacrés aux concepts actuels de trauma le formule ainsi : l’« économie de l’évolution d’un trouble traumatique dépend […] toujours de l’opposition entre d’une part, l’‹ insou
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tenable événement externe ›, et d’autre part, le traitement psychique interne pertinent sur le plan salutogénétique […] » (Langer et al. 2020, 11 ; trad. SR). Concepts inverses de la pathogénèse, les termes ‹ salutogénétique › ou ‹ salutogénèse › (Antonovsky 1990) renvoient au fait que l’événement externe déclenche des processus par lesquels l’insoutenable peut être retravaillé et dans le meilleur des cas traité définitivement ou presque. Dans la perspective présentée ici, le traumatisme psychique se définit donc avant tout par l’échec des tentatives de traitement de la personne même. Selon cette position scientifique, l’individu traumatisé n’est pas en mesure de retrouver l’équilibre psychique qu’il connaissait auparavant. En conséquence, seule la distance temporelle permet de déterminer si une expérience traumatique a mené à un traumatisme psychique ou non. Avec la notion de ‹ trauma ›, le mot grec pour ‹ blessure ›, Freud se saisit d’un concept qui, avant d’être employé pour la vie de l’âme, était déjà employé en médecine pour désigner une forme spécifique de blessures physiques. Ainsi Freud établit-il, sur la base des recherches et des discussions sur la névrose traumatique de Jean-Martin Charcot, Pierre Janet, Jean Crocq et Hermann Oppenheim (Chidiac et Crocq 2010), une analogie entre la blessure corporelle et la blessure de l’âme ; le terme de ‹ trauma › ou de ‹ traumatisme › peut alors être compris comme une métaphore (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’image de l’être humain). Pour mieux comprendre les définitions du traumatisme en médecine ou en psychologie, il est utile de récapituler quelle sorte de blessures le traumatisme corporel désigne et à quelles observations renvoient les premières réflexions sur le traumatisme psychologique. Le terme ‹ traumatisme › est employé aujourd’hui encore en médecine pour décrire une forme spécifique de ‹ blessures invisibles ›, qui sont générées sous l’effet d’une force massive et peuvent avoir des effets à long terme, mais qu’on ne peut cependant observer de l’extérieur. Elles étaient et sont ainsi difficiles à diagnostiquer. L’exemple le plus connu d’une telle blessure est la lésion traumatique de la colonne vertébrale cervicale qui intervient de manière typique à la suite d’une collision arrière. Aucune blessure n’est alors visible, seule la minerve constitue un indice que la personne concernée est en train de récupérer d’un tel trauma. On peut noter que cette forme de traumatisme corporel est particulièrement fréquente après un accident au cours duquel une force a été imprimée sur le corps par derrière, donc de manière inattendue. L’idée que, comme le traumatisme corporel, la vie de l’âme puisse elle aussi être endommagée de manière durable sous l’effet d’une force aussi inattendue que puissante, est de plus en plus prise en compte à partir des années 1860 (Langer et al. 2020). Au début, on supposait encore une cause clairement corporelle (neurologique). Ainsi, l’expression datée de ‹ railway spine › renvoie à cette idée qu’une blessure de la colonne vertébrale (spine) était également responsable des conséquences psychiques des accidents de trains, souvent très dramatiques à l’époque. Les points de référence de la définition freudienne furent ensuite en premier lieu les conséquences des maltraitances infantiles et plus tard, celles qu’on a nommées, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, les ‹ névroses de guerre › (↗7 Première Guerre mondiale – Le roman ; ↗8 Première Guerre mondiale – La poésie).
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3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif
Comment le ‹ trauma › est-il défini aujourd’hui, plus de cent ans après sa formulation freudienne ? Les définitions récentes et actuelles reconnues du traumatisme reprennent la structure de base évoquée : « L’expérience d’événements extrêmes, qui mènent à un accablement durable des possibilités de traitement psychique, est le point de départ de la compréhension clinique du traumatisme : il n’y a pas de traumatisme sans événement traumatique […] » (Langer et al. 2020, 9). Le discours médicopsychologique, que l’on pourrait qualifier de ‹ clinique ›, conçoit cette souffrance survenant à la suite d’une expérience de la même manière que d’autres souffrances psychiques, c’est-à-dire comme un trouble psychique ou une maladie pouvant être diagnostiquée avec des critères déterminés, comme toute autre maladie. Depuis 1980, on peut donc trouver le diagnostic du traumatisme dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders et, depuis 1991, dans l’International Classification of Diseases de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans ces deux manuels, les événements traumatiques potentiels sont décrits de manière très générale et, finalement, la compréhension contemporaine du traumatisme embrasse une très grande variété d’événements possibles. L’ICD évoque des événements à court et à long terme ou des événements « d’un impact extraordinaire ou bien d’une ampleur catastrophique susceptible de générer chez tout individu une profonde confusion » (OMS 1994, 344). Le DSM-5 renvoie, quant à lui, de manière plus concrète à « l’exposition à une mort effective ou à une menace de mort, une blessure grave ou une violence sexuelle » (APA 2015, 368 [APA 2013, 271]). Au regard de la grande diversité et de la variété des événements potentiellement traumatiques, on a fini par différencier deux formes de traumatismes : on parle de traumatismes de type I dans le cas d’événements singuliers et courts, comme un accident automobile grave ; on parle de traumatismes de type II dans le cas d’expériences traumatiques répétées ou ayant duré plus longtemps, comme dans le cas des maltraitances sexuelles infantiles ou de la négligence parentale. Au sein du discours psychanalytique, cette expérience traumatique répétée fait depuis longtemps déjà l’objet de discussions, notamment à travers le concept proposé par Masud Khan de « traumatisation cumulative » (Langer et al. 2020). Outre cette distinction, il est également courant de différencier les traumatismes « (plus ou moins) accidentels » (Langer et al. 2020, 10) de ceux provoqués par des humains, bien que cette distinction n’apparaisse pas aussi claire qu’elle en a l’air au premier abord. De (mauvaises) décisions politiques peuvent, par exemple, être tenues pour responsables des conséquences des tremblements de terre. Ainsi, il n’existe presque pas de catastrophes purement accidentelles.
1.2 Les conséquences du traumatisme – l’échec du traitement interne Pour quelle raison la réponse psychique d’une personne touchée par un choc grave ou exposée longtemps à une violence extrême reste-t-elle insuffisante ? Quels sont
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les mécanismes psychologiques qui interviennent dans ce processus individuel ? La psychanalyste Marion Oliner parle à ce propos de « l’énigme non résolue du traumatisme » (1999). En s’appuyant sur ses propres expériences lors du traitement psychanalytique d’un survivant de la Shoah, elle affirme que, de son point de vue, il n’existe encore aucune réponse claire à la question du lien complexe entre l’insoutenable événement ‹ externe › traumatisant et les processus psychiques internes. Pour la psychologie, il est clair que l’intériorité de la personne traumatisée réagit au trauma et qu’on peut interpréter ces réactions comme des tentatives de traitement interne. Ces dernières sont décrites comme des mécanismes de protection, de défense ou d’évitement, mais aussi en partie comme des tentatives d’adaptation ou de confrontation. Ainsi, Abram Kardiner dans son ouvrage The Traumatic Neuroses of War (1941) souligne déjà la puissance d’adaptation des soldats (Young 1995, 89), tandis que Judith Herman décrit à propos des victimes de viol une dialectique de la confrontation à un événement de violence extrême exercé par un être humain et de la défense qui servirait finalement l’intégration de ce qui a été subi par celles-ci (Herman 1992). Cependant, quel est l’élément qui mène à l’échec d’un tel traitement et conduit le sujet touché à souffrir pendant plusieurs années ou décennies, voire toute sa vie, des conséquences d’expériences traumatiques ? La psychologie, comme d’autres disciplines, se débat aujourd’hui encore pour saisir ce phénomène. Selon les orientations théoriques, différents aspects sont mis en avant pour tenter d’expliquer la réussite ou l’échec du traitement tant interne qu’externe. Du point de vue psychanalytique, Joseph Sandler et Anna Dreher sont d’avis qu’un « agent pathogène » pénétrerait la psyché et détruirait les possibilités de traitement du sujet. De manière très imagée, ils évoquent un « diable de l’intérieur » (Sandler et Dreher 1987, 101). Ils énoncent un argument important repris par les approches psychanalytiques postérieures : le problème lors du traitement adéquat d’une expérience traumatique par une ou un spécialiste n’est pas seulement qu’il est nécessaire de traiter une expérience insoutenable, mais qu’au sein du monde interne de la personne concernée, d’importantes possibilités de traitement sont détruites par cette expérience même. Dans cette perspective, l’événement traumatisant est doublement destructeur. Près de trente ans plus tard, la psychanalyste Marianne Leuzinger-Bohleber (Leuzinger-Bohleber et al. 2015) donne une image plus concrète de cette destruction dans le monde interne psychique. Dans des situations extrêmes et potentiellement traumatiques, les personnes essaieraient intuitivement d’avoir recours à des images intériorisées de ‹ bons parents ›, que la psychanalyse appelle aussi des ‹ introjets bénéfiques ›. Ces images internes de ‹ bons parents › sont détruites par le traumatisme et ne constituent plus une protection à laquelle elles pourraient avoir recours. De cette manière, le traumatisme annihile, selon Leuzinger-Bohleber, la confiance dans le monde dans son ensemble. Outre les approches psychanalytiques, les approches neurophysiologiques jouent un rôle central dans la recherche actuelle sur le traumatisme. Elles brandissent l’argument d’une destruction des facultés mémorielles qui s’expliquerait physiologiquement : afin de se protéger, la victime : dans une situation traumatique, serait contrainte de (se)
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‹ dissocier ›, c’est-à-dire que l’expérience vécue serait clivée en deux entre un moi qui vit et un moi qui observe. Une victime de viol se voit par exemple elle-même de l’extérieur pendant celui-ci, ayant ainsi l’impression d’observer une autre personne, et non de se voir elle-même. Cette expérience dissociée resterait également séparée dans les souvenirs et ne pourrait donc être traitée et intégrée. Par conséquent, aucun récit cohérent de ce qui a été vécu ne pourrait être élaboré (voir par exemple van der Kolk 2015). L’impossibilité de fuir la situation est considérée comme un facteur essentiel pour la physiologie (supposée) du trauma. Comme dans la théorie classique du stress, l’argument est ici que, dans une situation menaçante, un schéma archaïque ‹ combat-fuite › est activé et que le dommage advient du fait que le sujet ne peut ni combattre, ni fuir. Dans cette conception, l’impulsion corporelle non réalisée reste à l’intérieur du corps et mène à une surexcitation chronique. Ces deux exemples montrent que les différentes tentatives d’explication théorique prennent chacune pour référence des notions différentes de traumatisme. Ainsi, l’interprétation théorique du stress est peut-être plus plausible pour les situations d’accablement aigu, tandis que l’interprétation psychanalytique identifierait davantage les conséquences des traumatismes relationnels comme des dommages à long terme en lien avec l’expérience et l’élaboration de relations. Dans sa récente synthèse sur les évolutions de la théorie du traumatisme lors des dernières décennies, David Becker (2017) propose en conséquence de distinguer deux lignes d’argumentation qui peuvent en effet être souvent perçues comme opposées l’une à l’autre. Une des deux variantes souligne l’accablement (physiologique) dans une situation traumatique et se concentre également, au sein de la thérapie, sur une situation clé. L’autre interprétation considère plutôt le traumatisme comme un processus. Prenons par exemple les travaux de Hans Keilson (1992) sur les enfants juifs cachés aux Pays-Bas pendant l’occupation nationale-socialiste. Keilson parle de séquences traumatiques et fait débuter le processus menant à la traumatisation dans l’expérience de la persécution qui précède l’occupation du pays par l’armée allemande. En conséquence, le traumatisme ne prend pas fin avec la libération des Pays-Bas, car une troisième séquence traumatique succède à la deuxième (le temps passé en cachette), dans des familles adoptives ou de placement. Les approches théoriques du stress (‹ Überwältigungsansätze › chez Becker 2017) s’appuient souvent, quant à elles, sur des exemples explicites ou implicites d’événements que l’on désigne aussi sous le terme de traumatismes ‹ single-blow ›, comme des accidents de la route. Elles transposent pourtant elles aussi leur schéma aux traumatismes relationnels comme les abus sexuels et se réfèrent alors aux mécanismes analogues de dissociation fréquemment évoqués pour les situations traumatiques, tant dans une situation d’abus que lors d’un accident. Pour leur part, les approches insistant sur les processus s’orientent implicitement plutôt vers des traumatismes associés à l’expérience d’une violence persistante comme la guerre, la persécution ou la négligence parentale. Cette observation soulève la question de savoir s’il est réellement opportun de parler de manière générale d’un phénomène homogène de ‹ traumatisme ›.
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2 La transmission transgénérationnelle du traumatisme Les concepts de traumatisme présentés jusqu’à maintenant ont pour point de départ le fait que l’individu a lui-même fait l’expérience du traumatisme. Pourtant, le traumatisme d’une personne a aussi, en principe, une signification psychologique pour d’autres personnes, en particulier pour ses proches. Lorsque le traumatisme d’une personne produit des effets si forts sur autrui que ce dernier montre des signes de traumatisation, on parle de traumatisation indirecte. Comment se représenter ce processus ? La simple connaissance de l’histoire traumatique d’une personne déclenche quelque chose chez une autre personne : on peut alors attendre de celle-ci une grande variété de réactions, allant d’une réaction empathique avec une identification (partielle) à un refus agressif de toute empathie, une réaction de défense ou bien encore de banalisation. Leo Eitinger (1964) a par exemple constaté que les survivant·es des camps de concentration en Norvège symbolisaient pour la majorité de la société norvégienne un souvenir encombrant que la plupart désirait plutôt oublier. Si l’on exprime cette idée en termes psychologiques, les Norvégien·nes non concerné·es avaient la possibilité de se distancier émotionnellement des personnes traumatisées. Que se passe-t-il cependant quand des hommes et des femmes dont les parents souffrent d’un traumatisme extrême ne peuvent se distancier dans la mesure où ils et elles sont confronté·es indirectement et quotidiennement au traumatisme dès le début de leur vie ? Il fait aujourd’hui consensus qu’un traumatisme des parents pèse dès le début de manière conséquente sur la structure relationnelle établie avec l’enfant et ainsi sur le développement psychique de ce dernier (Brisch et Hellbrügge 2012). Pour cette raison, cette forme extrême de traumatisation indirecte est décrite comme une transmission transgénérationnelle du traumatisme. Les enfants de parents traumatisés ne peuvent échapper à ce transfert dynamique, ou très difficilement, même si les parents essaient de les prémunir de manière active, par exemple par le silence. Les approches systémiques des théories de la communication tout comme les approches psychodynamiques et psychologiques ont pour point de départ que le traumatisme est transmis de manière inconsciente (Langer et al. 2020, 25) et que les enfants, à l’instar de leurs parents qui mettent en œuvre des tentatives de traitement, élaborent différentes stratégies vis-à-vis du traumatisme. Ces stratégies peuvent à leur tour produire une forte limitation des possibilités de vie et de développement. Dans cette perspective, il convient de décrire en premier lieu l’approche de Judith Kestenberg, qui a été l’une des premières à avoir mis en évidence les dynamiques de la transmission transgénérationnelle. Dans un deuxième temps sera abordé le mécanisme central de la transmission inconsciente qui a trait au rapport entre le silence et l’expression ainsi qu’à celui entre l’imagination et la réalité. Kestenberg (1980) révèle de manière frappante comment, lors de son travail thérapeutique avec le jeune fils d’un survivant de la Shoah, elle s’est rendu compte
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pour la première fois que la vie de ce jeune homme était extrêmement entravée par l’expérience traumatique de ses parents. L’observation menée, bouleversante pour Kestenberg, était la suivante : des descendant·es des survivant·es de la Shoah manifestaient des comportements et des symptômes tels qu’ils et elles donnaient l’impression d’avoir eux-mêmes survécu à la Shoah, et plus concrètement encore, que les expériences traumatiques de leurs parents leur étaient arrivées à eux-mêmes (↗16 Shoah – Littérature de témoignage – œuvres et réception critique ; ↗20 Shoah – Postmémoire). Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud formule le constat perturbant que des personnes se portent atteinte à elles-mêmes en générant de manière active des situations similaires aux situations traumatiques vécues. Il décrit ce phénomène comme la reproduction à travers une mise en scène et en rend responsable une compulsion de répétition destructive allant à l’encontre du principe de plaisir. Ainsi, il semblait que les descendant·es des survivant·es devaient eux aussi de nouveau mettre en scène les expériences de leurs parents dans une étrange compulsion de répétition dont ils et elles avaient hérité. Kestenberg décrit comment elle est finalement obligée de reconnaître ce lien, les symptômes du jeune homme reculant après que, dans le cadre de la relation thérapeutique, le lien avec le traumatisme de la génération précédente a été établi.
Il y a quelques années, j’ai analysé un adolescent qui se comportait de manière étrange : il ne se nourrissait pas, se cachait dans les forêts et me considérait par transfert comme un persécuteur ennemi. Dès que j’ai mis en relation son comportement presque psychotique avec les expériences réelles de la famille de ses parents, les symptômes se sont estompés. (Kestenberg 1980, 494)
Il est ici particulièrement important de se remémorer les dynamiques socio-psychologiques qui ont accompagné et accompagnent encore cette prise de conscience, car cette dernière fait elle-même, dans une certaine mesure, partie de la transmission transgénérationnelle. L’existence de ces enfants ne générait pas seulement de fortes émotions au cœur des familles, mais aussi au sein de toute la société : ils étaient devenus une forme de symbole de la victoire (ou du triomphe) sur les projets génocidaires des nationauxsocialistes. Hitler était mort, mais ces enfants vivaient. Il faut noter que, dans les premières publications à ce propos, on remarque combien la prise de conscience de la souffrance de ces enfants, du caractère presque insupportable de cette situation pour eux, a été douloureuse, voire insoutenable, pour les auteur·es comme pour les parents. La résonance sociale à la douleur des enfants était globalement empreinte d’une forte résistance vis-à-vis de la perception de ces répercussions de la Shoah. Les survivant·es euxmêmes voulaient savoir leurs enfants protégés, en sécurité et aussi peu exposés que possible à leurs propres souffrances. Beaucoup d’enfants à l’inverse avaient tendance à vouloir compenser la souffrance et les pertes de leurs parents et à comparer inconsciemment leur propre vie aux expériences de ces derniers. Comparés à ceux-ci, ils allaient bien parce que ‹ ça ne leur était pas arrivé › et ils ne devaient donc en aucun cas constituer un poids supplémentaire pour eux. Durant plusieurs années, cette dynamique a pu être renforcée par leur environnement, avant que, pour différentes raisons, se déve
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loppe, d’abord très lentement, un climat culturel au sein duquel la douleur des victimes comme celle de leurs descendant·es ne devait plus engendrer uniquement de la résistance. Cela fut notamment favorisé par le nombre et la réception croissants des expressions culturelles renvoyant à des traumatismes. Alors que les textes de Kestenberg trahissent encore un grand choc devant leurs propres conclusions, la propension à reconnaître les conséquences traumatiques de la Shoah chez les descendant·es des survivant·es s’est beaucoup accrue à la fin du XXe siècle. Des psychanalystes comme Ilany Kogan, Samy Teicher, Elisabeth Brainin ou Kurt Grünberg abordent leur position de ‹ Second Generation › en la prenant parfois pour point de départ d’un traitement. Ils et elles partagent les conclusions essentielles de Kestenberg, mais insistent tout particulièrement sur le rapport entre la cruelle réalité vécue par les parents et l’imagination des enfants. C’est ainsi que la psychanalyste israélienne Kogan (2000) explique qu’une dynamique de transmission particulièrement pesante a pu justement se développer au sein des familles dans lesquelles les parents essayaient de protéger les enfants par le silence. Les enfants devinent et ressentent le passé traumatique, mais les parents leur signalent que ça n’a pas été si grave ou que ça ne s’est pas passé du tout. Les enfants ne peuvent alors plus faire confiance à leur sentiment vis-à-vis de la réalité traumatique et la réalité du traumatisme devient pour eux irréelle. Les psychanalystes viennois Brainin, Ligeti et Teicher considèrent aussi que le poids central pesant sur cette génération d’enfants est que ce qui chez d’autres enfants relève simplement d’un mauvais fantasme a été la réalité vécue par leurs parents. Les trois auteurs soulignent l’importance de la reconnaissance de ces phénomènes comme des expositions massives à la souffrance, mais ils appellent aussi à ne pas les évaluer automatiquement comme psychopathologiques. Kogan en revanche rapporte le cas de patients pour lesquels il était existentiel d’établir, dans le cadre d’un travail thérapeutique intensif, le lien entre leur propre vécu et leur imaginaire et le traumatisme réel de leurs parents. Comme Kestenberg, elle explique que « la part ‹ inconnue › ou ‹ dont on ne peut se souvenir › de l’histoire parentale [fixe] l’enfant sur le passé des parents et [le] contraint à recréer et à exprimer leurs expériences traumatiques dans sa propre vie » (Kogan 2000, 163). Le psychanalyste américain Ira Brenner va même plus loin lorsqu’il dit que non seulement des éléments sont mis en scène, mais que ce qui se joue alors est une assimilation, une « internalisation du passé des parents » (Brenner 2000, 122 [2004, 148]). Les enfants donneraient en partie l’impression « de vivre dans deux mondes en même temps » (Brenner 2000, 120 [2004, 146]). Les auteur·es plus récent·es partagent ainsi avec Kestenberg non seulement la description de la dynamique, mais aussi l’idée qu’il est important du point de vue thérapeutique d’établir le lien avec ce qui s’est réellement passé dans la famille. Les enfants des parents traumatisés pressentent et ressentent ce qui est arrivé à leurs parents. Cette prise de conscience vaut de manière générale, peu importe si le processus traumatique individuel des parents a à voir avec des événements qui relèvent du collectif ou non. Cependant, pour la qualité de la transmission, la dimension collective d’un événement joue pleinement un rôle. Le psychanalyste Kurt Grünberg le souligne
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en se fondant sur son propre exemple : lorsqu’enfant, il regardait des documentaires historiques à la télévision qui avaient trait directement ou indirectement à la Shoah, il lui semblait toujours que les regards de ses parents parcouraient les photos des proches disparus sur le mur du salon. Il était « clair » pour lui que « quelque-chose comme dans le film » leur était arrivé (Grünberg 2000). Il est plausible que les enfants remplissent les vides de l’histoire de leurs parents avec des images et des histoires du « réservoir d’images collectif » (Volkan 2007), comme le formule Vamık Djemal Volkan à propos des événements collectifs. Ces événements sont décrits comme des traumatismes ‹ choisis ›, ‹ collectifs › ou ‹ culturels ›.
3 Le traumatisme collectif 3.1 Définitions du traumatisme collectif Cultural trauma occurs when members of a collectivity feel they have been subjected to a horrendous event that leaves indelible marks upon their group consciousness, marking their memories forever and changing their future identity in fundamental and irrevocable ways. (Alexander 2004a, 1)
Si le traumatisme psychique est défini par le fait qu’un événement externe insoutenable rend caduques les possibilités de rétablissement d’un individu par ses propres ressources, on pourrait penser qu’il existe de manière analogue des ‹ traumatismes collectifs › qui laissent des traces sur un groupe. Le sociologue Jeffrey Alexander les nomme ‹ traumatismes culturels ›. Avec le transfert du concept de traumatisme à un niveau collectif se pose cependant la question de savoir si et dans quelle mesure les concepts et les idées de la psychologie sont ici adaptés : un collectif n’a pas de psyché commune dont les possibilités de réponses émotionnelles et cognitives seraient dépassées. Dans la perspective psychologique, il est toujours question d’individus qui sont exposés au même milieu socioculturel et qui génèrent pour cette raison une vue et des sentiments similaires visà-vis des événements. Mais surtout, la réponse psychique au sens strict du terme reste attachée à l’individu. C’est une conjonction de processus individuels, sociaux et collectifs qui constituent le ‹ traumatisme collectif ›. Cette conjonction est appréhendée différemment selon les approches théoriques. Comme Langer et ses co-auteur·es le montrent, des approches différentes renvoient implicitement ou explicitement à des types de phénomènes différents et, en conséquence, des critères différents sont perçus comme centraux (Langer et al. 2020, 33). Nous allons présenter dans ce qui suit d’autres approches avant d’aborder le champ de tensions entre le niveau discursif et l’expérience concrète. Outre le concept mentionné plus haut de ‹ traumatisme culturel ›, un autre concept très connu est celui de ‹ traumatisme choisi ›, forgé par le psychanalyste Volkan. Ce dernier l’a développé dans le contexte de réflexions sur l’identité collective qu’il nomme ‹ l’identité du grand groupe ›. Il part du principe que les grands groupes ‹ sélectionnent ›
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inconsciemment des événements historiques qui imprègnent la mémoire collective sous la forme de traumatisme :
Les traumatismes choisis se réfèrent à la représentation d’un événement ayant conduit un groupe à subir de lourdes pertes à cause d’un autre groupe, à se sentir impuissant et victime et à ressentir la nécessité de partager ensemble une blessure humiliante. (Volkan 1999, 73)
Le collectif identitaire concerné assure la transmission continuelle de la narration du traumatisme choisi sur plusieurs générations et peut, enfin, l’instrumentaliser pour des objectifs politiques contemporains, comme le montre Volkan en prenant l’exemple de la bataille d’Amselfeld. L’invocation de ce ‹ traumatisme choisi ›, vieux de plusieurs centaines d’années, par l’homme politique serbe Slobodan Milosevic a ainsi considérablement contribué à la dynamique génocidaire au cours de la guerre de Yougoslavie (Wirth 2002 [2009]). Dans cet exemple, il est frappant que la mémoire d’un affront ait été entretenue pendant plusieurs siècles avec le message associé qu’à l’avenir il faudrait mieux se défendre et qu’on en aurait le droit. Volkan parle ici sciemment d’humiliation. Ce traumatisme collectif n’a plus grand-chose à voir avec le traumatisme au sens strict et individuel du terme. Les concepts employés par Andreas Hamburger de ‹ social trauma › et de ‹ genocidal trauma › représentent des propositions opposées au ‹ traumatisme choisi ›. Hamburger s’appuie sur l’expérience des génocides. L’intention génocidaire visant le groupe dans son intégralité, sa théorie ne se réfère pas, comme celle de Volkan, à un choix. Le sujet désigné par les génocidaires comme membre du groupe ne peut pas décider d’y être ‹ assimilé › ou non. Le traumatisme concerne le collectif : « La violence qui fonde le traumatisme génocidaire est dans son intention toujours dirigée vers un collectif et s’inscrit au-delà de l’intention des génocidaires dans la mémoire collective et dans l’identité collective du groupe ‹ victime › y compris pour les générations suivantes » (Langer et al. 2020, 34). En ce sens, le « traumatisme social » ou « génocidaire » représente ce cas de « traumatisme collectif » dans lequel on peut parler d’un « collectif traumatisé » et ainsi, en effet, d’un traumatisme collectif au sens strict du terme car il intègre en même temps l’expérience d’individus directement concernés et la communauté (Kühner 2008) (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda). Tel qu’il a été façonné dans les années 1980 par Marie Yellow Horse Brave Heart à propos des répercussions collectives du colonialisme et de l’esclavage, le concept de ‹ traumatisme historique › se révèle également plus proche des expériences traumatiques de personnes singulières qui, en raison de leur appartenance à un groupe, sont devenues victimes d’une violence déshumanisante. La dimension intergénérationnelle est ici au premier plan : « Historical trauma (HT) is cumulative emotional and psychological wounding, over the lifespan and across generations, emanating from massive group trauma experiences » (Brave Heart 2003, 7). Joy DeGruy (2005) parle à ce propos de « Post Traumatic Slave Syndrome ». S’appuyant sur les phénomènes de l’esclavage et du colonialisme, ce concept offre de grandes similarités avec le traumatisme social et le traumatisme génocidaire, parce que s’y jouent des expériences traumatiques extrê
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mes concrètes, étroitement liées à l’appartenance à un groupe. La référence à la dimension historique montre aussi, cependant, que le traumatisme de l’esclavage peut également être entendu comme un traumatisme culturel, comme le signale par exemple Eyerman dans son analyse (2004). Un autre concept, celui de « traumatisme transmis symboliquement » (Kühner 2008), s’appuie sur le phénomène de la communication médiatique et de ses suites, comme on a pu l’observer après les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. Le concept tente de circonscrire dans quelle mesure de tels événements produisent des effets sur les hommes et les femmes qui n’ont pas été directement concerné·es en tant que victimes ou proches de victimes ou encore comme témoins. Un tel traumatisme transmis de manière médiatique peut déclencher de multiples processus d’identification et agir en ce sens sur des identités collectives. Les énoncés narratifs partagés contribuent à une collectivisation du traumatisme, du moins aux États-Unis. On pourrait donc parler à ce propos de collectifs indexés par le traumatisme. Le cadre de référence théorique se déplace ici de nouveau du niveau psychologique concret au niveau de la mémoire culturelle et de l’identité collective.
3.2 Discussion : expérience psychologique et processus culturels en jeu dans le concept du traumatisme collectif
Comme le suggèrent les différentes approches décrites, l’appréhension du traumatisme collectif se meut toujours dans un champ de tensions situé entre, d’une part, le vécu concret et la souffrance psychique concrète générés par l’expérience de la violence, et, d’autre part, les niveaux discursifs et culturels, parfois très éloignés de l’expérience concrète. En raison de sa forte dimension éthique, cette discussion se révèle très chargée moralement. La parole à propos du traumatisme est, comme Brunner (2004) l’écrit, tout simplement structurée par une grammaire morale : il existe une différence élémentaire entre un grand groupe qui se sent humilié ou offensé et un grand groupe qui a été effectivement menacé et souffre des conséquences d’un meurtre de masse ou d’un génocide. Les questions psychologiques et éthiques sont ici étroitement liées. En dernier lieu, il faut donc analyser plus précisément la manière dont ces différents niveaux et leur conjonction peuvent être conceptualisés. Un terme venant compléter le concept de « traumatisme collectif » est l’expression de « processus analogues au traumatisme » (Kühner 2007). Cette dernière soulève la question suivante : quand parlons-nous véritablement encore de traumatisme psychique au sens strict du terme, c’est-à-dire de plusieurs personnes singulières traumatisées formant un collectif ? Et quand parlons-nous de processus et de phénomènes qui ont lieu de manière analogue au traumatisme individuel, mais au niveau collectif ? Ainsi un collectif peut sembler ‹ oublier › pendant plusieurs années un événement traumatique important dans la mémoire collective, puis s’en rappeler de nouveau (latence) ; il arrive aussi que l’on estime tout à coup l’événement comme étant ‹ traumatique ›,
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même après que plusieurs années ont passé (ultériorité). Au niveau collectif, un tel processus constitue cependant un phénomène tout à fait différent de la latence ou de l’ultériorité concernant la traumatisation d’un individu. Des phénomènes comme la latence ou l’ultériorité collectives sont par conséquent à comprendre comme des « processus analogues au traumatisme » (Kühner 2007). Un concept important lorsque l’on aborde le champ de tensions entre l’expérience et le discours a posteriori est le concept introduit par Volkan de ‹ choix ›. L’idée de ‹ choix › apparaît quelque peu cynique ou tout du moins erronée quand elle renvoie aux blessures traumatiques concrètes de l’individu, ce qui contraint Volkan à indiquer régulièrement que son échelle de référence pour ce concept est le grand groupe, qui (de manière inconsciente selon l’auteur) sélectionne un événement traumatique comme signifiant pour sa propre identité (Volkan 1999). C’est par ce biais qu’il comprend le discours et son cadre cognitif qui, au sein d’un grand groupe, s’imposent comme la manière hégémonique de penser l’événement. Alexander a également recours dans son argumentation à l’idée d’un choix, mais sans utiliser ce mot. Il argumente de manière strictement sociologique. Selon lui, seuls les processus culturels, c’est-à-dire les discours médiatiques, influencent des groupes sociaux ; autrement dit, c’est la sphère socioculturelle au sens large, y compris les produits culturels, qui font qu’un événement devient ou non un traumatisme collectif pour tous les membres d’un groupe. Il va jusqu’à affirmer que ce qui a véritablement eu lieu serait finalement négligeable, adoptant ainsi une position constructiviste. Dans cette logique, un traumatisme culturel serait uniquement une construction culturelle, comprise comme réelle mais n’ayant pas nécessairement eu lieu. Alexander prête donc à toutes les manières psychologiques de comprendre un traumatisme collectif les traits d’une « illusion naturaliste » (Alexander 2004a), parce que, de son point de vue, elles croient « naïvement » qu’un collectif réagit à une blessure comme un individu le ferait. Le pendant psychologique opposé à cette interprétation radicalement constructiviste des traumatismes collectifs repose sur la thèse que la « force d’imposition » (Wirth 2006) d’un événement contribue déjà à transformer celui-ci en traumatisme collectif. Les deux mécanismes ici à l’œuvre, l’« interprétation culturelle » et la « force d’imposition » d’un événement, ne s’opposent cependant qu’en apparence. D’un point de vue socio-psychologique, le traumatisme collectif constitue une expérience concrète et décisive qui affecte directement un grand nombre de membres d’un groupe. Ceux-ci sont ainsi traumatisés au sens psychologique et peuvent être décrits comme étant des victimes de traumatisme. Dans un souci de différenciation et de précision, on pourrait également parler pour cette implication directe de traumatisme partagé (« shared trauma », Kühner 2011). Le même événement peut alors être choisi par un grand groupe (au sens d’Alexander ou de Volkan) et avoir un impact culturel. Du point de vue socio-psychologique, il s’agit ici d’une appropriation culturelle, qui est à comprendre comme un processus autonome : le grand groupe s’approprie le traumatisme réellement expérimenté et partagé comme un traumatisme collectif. Une caractéristique de cette appropriation est que celle-ci ne demeure pas reconnaissable en tant que telle, car dans la dimension
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narrative dominante, on ne différencie plus entre les victimes réelles et les victimes indirectes. Le ‹ shared trauma › se fond ainsi dans le ‹ traumatisme collectif ›. C’est la raison pour laquelle une différenciation socio-psychologique est capitale : les victimes peuvent percevoir les articulations culturelles en termes de solidarité et de soutien, et elles peuvent aussi s’y investir activement et exercer une influence sur leur milieu culturel. Or on peut facilement imaginer que, lors d’un processus d’instrumentalisation politique du traumatisme collectif, les victimes réelles ont une tout autre vision des événements que ceux ou celles qui s’en servent et que des contre-discours se développent, montrant que l’appropriation collective relève davantage d’une sorte d’expropriation des victimes que d’une reconnaissance de ce qui leur est arrivé ou de ce qu’ils et elles ont vécu. L’interprétation d’Alexander attire à juste titre l’attention sur le fait que l’appropriation collective apparaît souvent rétrospectivement comme tombant sous le sens et qu’elle en devient presque contraignante au niveau de l’imaginaire d’une collectivité. Du point de vue de la sociologie culturelle, de nombreux pas et processus, petits et grands (un ‹ choix › chez Volkan), sont nécessaires pour qu’un traumatisme partagé devienne un traumatisme collectif (Scholz 2011). Alexander décrit de manière très marquante la manière dont, aux États-Unis, l’extermination de masse des Juifs et Juives d’Europe n’est devenue ce qu’il nomme un ‹ traumatisme culturel › qu’à travers un lent processus. Après la libération des camps de concentration, les victimes sont restées dans un premier temps anonymes et sans visages. Il semble que dans les publications de l’époque, l’empathie n’était guère de mise, et à leur lecture, on ressent plutôt une difficulté certaine à percevoir les survivant·es comme ses prochains. L’intérêt pour l’histoire des victimes tout comme l’empathie ou même l’identification avec ces dernières n’auraient pris de l’ampleur que par la suite. Le discours aurait évolué : on serait ainsi passé d’un « War Crime » à un « Trauma Drama » (Alexander 2004b, 196‒198). On peut remarquer qu’Alexander, dans son analyse, sépare cette appropriation de manière théorique et analytique de la traumatisation concrète de personnes individuelles, tout en abordant de façon différenciée, par exemple, le rôle du père d’Anne Frank. Cet exemple concret montre que la séparation entre les dimensions psychologique et culturelle dans l’émergence du traumatisme culturel est artificielle. Du point de vue psychologique, le père d’Anne Frank est directement concerné. Du point de vue sociologique, il s’agit d’un acteur qui s’implique avec sa puissance d’interprétation et s’engage à ce que le célèbre journal intime puisse être lu avec empathie par des jeunes du monde entier et devienne une proposition d’identification – et pas uniquement comme une histoire spécifiquement juive (Alexander 2004b). D’autres commentaires nuancés de la définition par Alexander du traumatisme culturel indiquent que le traumatisme collectif ne peut être compris qu’en référence à la concomitance des processus sociologiques et psychologiques (voir par exemple Kansteiner 2004). Dans ce champ des définitions possibles, ce sont souvent les positions extrêmes qui dominent : soit on surestime les processus culturels, c’est-à-dire les processus collectifs ou politiques ; soit ils sont presque ignorés et le traumatisme collectif est d’abord vu comme un dommage psychique subi par les membres d’un groupe. Comme pour le trau
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matisme individuel, une partie de ces différences dans les approches théoriques peuvent s’expliquer par le fait que les auteur·es se réfèrent implicitement à des cas très divergents de traumatismes collectifs et à des contextes d’emploi divers. Ainsi, pour évaluer l’approche de Volkan, il importe de prendre en considération le contexte d’émergence de ses propositions : l’auteur développe sa thèse au cours de recherches ayant pour objet la paix et les conflits et prenant appui sur l’observation que les efforts diplomatiques échouent souvent (Volkan 1999) parce qu’ils sous-estiment les conséquences psychiques des conflits violents passés et actuels. C’est la raison pour laquelle il s’intéresse à la façon dont on peut réussir à reconnaître ces dimensions psychiques et à travailler de manière constructive avec elles. Il décrit la manière dont de petits gestes ou des actions symboliques peuvent relancer des processus sclérosés en contribuant à la reconnaissance de la douleur des individus par les autres et en créant alors symboliquement un espace pour le psychique (Volkan 1999). La prosternation de l’ancien chancelier allemand Willy Brandt devant le monument commémorant l’insurrection du Ghetto de Varsovie est souvent citée comme un exemple marquant de ce type d’action symbolique. Le politologue Jeffrey Olick (2007) indique dans sa réflexion, qui relève des sciences sociales, que de tels gestes sont influencés par des discours et dans cette mesure sciemment mis en scène. Il y voit de manière générale l’établissement d’une tendance de fond d’une ‹ politique du regret › globale au regard de la culpabilité passée.
4 Traumatismes et monde culturel 4.1 Le monde culturel, les produits culturels et la reconnaissance de l’expérience traumatique Dans une perspective psychologique, les produits culturels, y compris les produits de l’art et l’univers performatif symbolique, allant du document au monument, du rituel à la chanson, du discours aux artéfacts les plus abstraits, ont une immense influence sur la manière dont un sujet peut se sortir de ses expériences traumatiques afin de les intégrer dans son histoire personnelle. En psychologie, le point de départ de la réflexion sur le traumatisme reste en premier lieu l’individu qui, seul, souffre de l’expérience traumatique. Cela est particulièrement manifeste lorsque l’on fait référence à l’usage immédiat de la violence car cette dernière vise de manière structurelle à déshumaniser la victime et ainsi à séparer celle-ci d’une communauté réelle ou imaginée. Dans les recherches sur le courage civil, on constate que l’escalade de violence peut être évitée dès lors qu’un tiers signale par ses actes au bourreau qu’à ses yeux la victime appartient à sa communauté. C’est pourquoi, dans les entraînements au courage civil (voir par exemple Meyer 2004), on enseigne qu’en tant que personne extérieure assistant à une situation d’escalade, il n’est pas conseillé de se retourner contre le bourreau pour stopper la violence, mais qu’au contraire il vaut mieux se tourner activement vers la victime. La solidarisation active avec la victime empêche son détachement symbolique de la communauté et
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ainsi, le bourreau ne peut plus agir en pensant que les spectateurs ou spectatrices sont secrètement en accord avec lui, que la communauté soutient ses actes. Inversement, cette forme de détachement et la solitude qu’elle entraîne font partie de l’expérience et de la souffrance du traumatisme. La victime est violemment exclue de la communauté et se sent aussi, en conséquence, très souvent mise au ban. Quand on poursuit sa vie avec le traumatisme, phase que la psychologie appelle ‹ l’élaboration psychique ›, cette solitude se manifeste à plusieurs niveaux. À l’absence de « re-socialisation » de la victime (Reemtsma 2002) peut s’ajouter le sentiment d’une nouvelle exclusion symbolique à travers le désintérêt d’autrui. De nombreuses victimes de violence ont le sentiment que personne ne peut ou ne veut réellement comprendre ce qui leur est arrivé. Dans une perspective socio-psychologique, cette impression a un fondement très réel : une prise de parole (voire un savoir qui n’est pas exprimé) à propos d’une expérience traumatique provoque chez toute autre personne une réaction affective qui a quelque chose à voir avec la dynamique de la solitude et de l’exclusion, même si cela ne semble pas toujours aussi clair pour tous les traumatismes. Le traumatisme d’une personne implique toujours ses prochains, justement en tant que prochains. Celui ou celle à qui est révélée une scène traumatique devient du point de vue psychologique une sorte de spectateur ou de spectatrice, de témoin après coup. C’est la raison pour laquelle la notion de témoignage n’a cessé de devenir de plus en plus importante pour le traitement de la violence politique. Celui ou celle qui écoute le récit voit la scène se dérouler devant ses yeux et est indirectement confronté·e à la question de savoir quel rôle il ou elle pourrait jouer dans cette scène. Si l’on s’exprime en termes psychologiques, la scène traumatique constitue l’occasion de s’identifier à l’un des rôles présentés : la victime, le bourreau, le spectateur passif ou l’adjuvant. Le trouble indirectement engendré peut alors mener à ce que l’autre ne veuille rien en savoir – condamnant alors la personne traumatisée à rester seule. Devant cette toile de fond, les productions culturelles peuvent jouer un rôle central dans l’encouragement et l’autonomisation (‹ empowerment ›) des personnes traumatisées : si, dans un premier temps, le traumatisme était lui-même lié à la solitude et à l’exclusion, si le bourreau à travers son acte a symboliquement exclu la victime de la communauté et que personne ne l’a contredit, alors l’articulation culturelle peut exprimer cette voix manquante de la contradiction. Elle peut représenter la voix du tiers courageux ou celle de la victime. Comme dans une compulsion de répétition ou un jeu d’enfants, un produit culturel peut fournir l’espace qui constitue une possibilité de rejouer la situation traumatique – en l’imaginant – avec des rôles changés. Même si de telles idées peuvent être nourries par le souhait de défaire ce qui est arrivé, elles peuvent aussi être comprises comme une confrontation avec la prise de conscience que cela est justement impossible. Il en va de même que pour le rêve : ce dernier peut être ressenti comme étant très réel, et pourtant il existe toujours chez le rêveur un niveau de conscience où il sait bien qu’il s’agit d’un rêve. Indépendamment de l’histoire traumatique concrète racontée dans un roman ou dans un film, chaque œuvre culturelle apporte sa contribution sur la manière de compo
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ser avec le traumatisme en général. Cela montre à la personne traumatisée qu’elle n’est pas la seule à être vulnérable et que cette vulnérabilité n’est pas sa faute personnelle. Dans le meilleur des cas, une expression culturelle du traumatisme fait de la vulnérabilité le propre de la condition humaine et replace aussi, ce faisant, la personne traumatisée au sein de la communauté (↗4 Vulnérabilité et traumatisme). Il faut bien évidemment se demander dans quelle mesure les documents, les artéfacts et les mécanismes plus subtils de la communication culturelle contribuent à la transmission des expériences. Là encore, on peut observer un impact sur les deux plans. D’abord, un événement concret devient, par le biais de son traitement culturel, un événement pertinent pour toutes et tous, même pour celles et ceux qui ne sont pas directement concerné·es. Au sens de Volkan, il devient un marqueur de l’identité du grand groupe. En même temps, les nombreux récits, pour prendre cet exemple, sur la traumatisation et la vie avec un traumatisme constituent une proposition d’identification, y compris pour des personnes qui ne sont pas elles-mêmes traumatisées. Jan Philipp Reemtsma en a parlé à propos de la popularité croissante du genre qu’il définit comme la « littérature de victimes » (Reemtsma 1999). Il souligne combien il se passe à travers elle quelque chose d’étonnant : si nous sommes spectatrices ou spectateurs d’une scène opposant une personne puissante à une personne impuissante, nous avons tendance à nous identifier à la plus puissante. Reemtsma est d’avis qu’il existe quelque chose comme « un affect fondamental contre la victime » (1999, 210). Manifestement, cet affect est transformé dans la littérature de victimes qui incite à éprouver de l’empathie pour la victime. Comme dans l’adaptation du journal d’Anne Frank par son père, une grande part des récits de personnes traumatisées sont rédigés de telle sorte que l’on y insiste plus sur les points communs entre les humains que sur leurs différences, facilitant ainsi l’identification. En ce sens, le monde culturel peut apporter une contribution déterminante et faire que le traumatisme de nombreuses personnes puisse devenir un traumatisme culturel dès qu’il se mue en une expérience partagée.
4.2 La vulnérabilité comme condition humaine Nombre de personnes traumatisées se doutent que leur plus grande chance d’approcher quelque chose qui ressemblerait à une guérison se situe dans la reconnaissance de l’impossibilité de guérir. Dans les ouvrages de psychologie sur le traumatisme, cela n’est pas compris comme un paradoxe, mais on parle d’une oscillation ou même d’une ‹ dialectique › entre confrontation et rejet qui serait typique du traumatisme. La vision psychopathologique reconnaît également cette dialectique comme une polarité typique du traumatisme et la classe parmi les symptômes de ‹ denial › et ‹ arousal ›. De tels états extrêmes de reniement et de surexcitation s’expliquent par le fait que la personne traumatisée n’a pas encore trouvé de voie entre, d’une part, la tendance ‹ à ne rien vouloir en savoir › et, d’autre part, le sentiment de se trouver de nouveau dans la situation traumatique et d’être submergée par elle. La victime ressent longtemps ces états divers
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comme un phénomène sur lequel elle a peu ou pas d’influence. Le plus connu est le phénomène du flashback, dans lequel un déclencheur traumatique (un son, une odeur, un geste) dans le monde extérieur génère un retour en pensée et en sentiments à la situation traumatique. De nombreuses thérapies du traumatisme s’attachent à ce que les patients soient de moins en moins exposés passivement à ces états extrêmes et à ce qu’ils puissent établir plus activement une confrontation ou un évitement conscient pour se protéger. Dans cette perspective, l’évitement radical et le reniement comme le retour symbolique à la situation traumatique expriment l’illusion que le traumatisme pourrait, d’une manière ou d’une autre, être défait. C’est seulement au cours d’un processus laborieux que les personnes concernées peuvent admettre que rien ne sera plus jamais comme avant. Cela justifie qu’on ne parle pas de guérison, mais plus souvent d’une possible (et plus ou moins bonne) assimilation du traumatisme, ce qui laisse entrevoir des parallèles avec le travail de deuil. Dans les deux conceptions, il s’agit avant tout de pouvoir accepter une perte qui ne pourra être compensée. On ne parle pas non plus de guérison lors d’un deuil, parce que l’on sait que le deuil, tout comme le traumatisme, n’est pas une maladie et que la perte ne pourra jamais être complètement remplacée. Elle ne peut qu’être acceptée. L’emploi du terme ‹ travail › dans ce contexte signale en revanche qu’il s’agit d’un processus pénible, au cours duquel une personne s’astreint à mieux vivre avec cette perte, avec l’éventualité aussi de n’en avoir jamais fini. Or, Freud a défini le traumatisme comme ce qui ne peut être ni traité ni terminé « de manière ordinaire » par le sujet. Le traitement de l’individu « échoue », écrit-il (1999 [1916‒1917], 351). On peut ajouter que le « deuil ordinaire » que le sujet devait accomplir afin de trouver une relation vivable avec son expérience de violence est condamné à l’échec parce que par la traumatisation, on perd bien davantage qu’un objet aimé. La perte dans certains processus traumatiques peut aussi être concrète, mais elle est souvent plus abstraite, totale et complexe. La personne endeuillée a perdu un objet aimé, la personne traumatisée a perdu à la fois un objet aimé et la confiance dans le monde. Le parallèle avec le deuil après la mort d’un proche, par exemple, est tout à fait central pour savoir ce que les produits culturels peuvent signifier d’un point de vue psychologique pour le traitement des traumatismes individuels. Pour la part du traumatisme liée aux processus de deuil, Sam Durrant (2004) a recours aux exemples littéraires pour comprendre dans quelle mesure des narrations post-coloniales fonctionnent comme un travail de deuil. L’exemple montre que le traitement culturel du traumatisme peut être en grande partie compris comme un travail de deuil. Mais qu’en est-il alors de la part du traumatisme qui va au-delà de cela, avec les processus spécifiques que nous jugeons typiques du traumatisme ? Les plus récentes définitions du traumatisme font une place importante à la parole dans son traitement : est traumatique ce qui ne peut être terminé, parce que cela ne peut faire l’objet d’un souvenir de l’individu, ne peut être mis en mots, ne peut être intégré à sa propre histoire. Que cela signifie-t-il pour un traitement plus ou moins réussi des expériences traumatiques ? Et quelle est la
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contribution possible des productions culturelles comme les romans ou les films dans ce traitement individuel ? De même que chaque souvenir traumatique est particulier et concret, chaque réception individuelle, lecture, visite etc., fait émerger un nouveau roman ou un nouveau film en quelque sorte, avec un horizon de possibilités qui lui est propre. Dans cet espace se trouvent des images ou des mots qui permettent parfois de mettre un nom sur un ressenti encore tout à fait diffus. Une nouvelle pensée peut émerger. Au-delà du contexte du transfert transgénérationnel (voir plus haut), les personnes peuvent essayer de remplir les vides traumatiques au sein des récits avec quelque chose qu’elles prélèvent à l’extérieur. D’un point de vue thérapeutique, ce n’est pas utile en soi car il s’agit justement de différencier l’imaginaire et la réalité et de reconnaître le réel comme réel. Cela peut cependant constituer un pont afin de sortir d’une vague intuition et de se donner du courage pour se reconstruire et se confronter avec la réalité.
5 Bibliographie 5.1 Œuvres citées Alexander, Jeffrey C. « Toward a Theory of Cultural Trauma ». Cultural Trauma and Collective Identity. Dir. Jeffrey C. Alexander, Ron Eyerman, Bernard Giesen, Neil J. Smelser et Piotr Sztompka. Berkeley : University of California Press, 2004a : 1‒30. Alexander, Jeffrey C. « The ‹ Holocaust › from War Crime to Trauma Drama ». Cultural Trauma and Collective Identity. Dir. Jeffrey C. Alexander, Ron Eyerman, Bernard Giesen, Neil J. Smelser et Piotr Sztompka. Berkeley : University of California Press, 2004b : 196‒263. American Psychiatric Association (APA). DSM-5. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Issyles-Moulineaux : Elsevier Masson, 2015 [American Psychiatric Association (APA). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Fifth Edition. DSM-5. Washington D.C. : American Psychiatric Association Publishing, 2013]. Antonovsky, Aaron. The Sociology of Health and Health Care in Israel. New Jersey : Transaction Publishers, 1990. Becker, David. « Trauma und Traumadiskurse im sozialen Prozess ». Handbuch Trauma – Pädagogik – Schule. Dir. Monika Jäckle, Bettina Wuttig et Christian Fuchs. Bielefeld : transcript Verlag, 2017 : 147–169. Brisch, Karl Heinz, Hellbrügge, Theodor. Bindung und Trauma. Risiken und Schutzfaktoren für die Entwicklung von Kindern. Stuttgart : Klett-Cotta, 2012. Brainin, Elisabeth, Ligeti, Vera, Teicher, Sammy. « Psychoanalytische Überlegungen zur Pathologie der Wirklichkeit ». Terrorlandschaften der Seele : Beiträge zur Theorie und Therapie von Extremtraumatisierungen. Dir. Hans Stoffels. Regensburg : Roderer, 1994 : 54–72. Brave Heart, Maria Yellow Horse. « The Historical Trauma Response among Natives and its Relationship with Substance Abuse. A Lakota Illustration ». Journal of Psychoactive Drugs 35.1 (2003) : 7–13. Brenner, Ira. « Stacheldraht in der Seele. Ein Blick auf die generationsübergreifende Weitergabe des Holocaust-Trauma ». Das Ende der Sprachlosigkeit ? Auswirkungen traumatischer Holocaust-Erfahrungen über mehrere Generationen. Dir. Liliane Opher-Cohn. Gießen : Psychosozial-Verlag, 2000 : 113–140. Brenner, Ira. Psychic Trauma. Dynamics, Symptoms, and Treatment. Lanham : Aronson, 2004. Brunner, José. « Politik der Traumatisierung. Zur Geschichte des verletzbaren Individuums ». WestEnd. Neue Zeitung für Sozialforschung 1 (2004) : 7–24.
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Nathalie Maillard
4 Vulnérabilité et traumatisme Résumé : Depuis les années 1980, la notion de vulnérabilité a fait une apparition massive dans le champ de la philosophie morale et politique, de la bioéthique ou encore des sciences sociales. À peu près au même moment, la catégorie de traumatisme, bien que présente dans le domaine médical dès la fin du XIXe siècle, entrait dans notre langage ordinaire. L’émergence de ces deux notions a eu une influence sur nos conceptions à la fois anthropologiques et morales. Cet article s’interroge sur les liens qui existent entre les catégories de vulnérabilité et de traumatisme, mais aussi sur ce qui les distingue.
Mots-clés : anthropologie, généalogie savante et morale, identité narrative, philosophie morale, psychiatrie, psychologie, traumatisme, vulnérabilité
1 Introduction Depuis deux ou trois décennies, l’idée selon laquelle nous sommes des êtres vulnérables s’est imposée à la réflexion au sein de différentes disciplines. Le constat de notre vulnérabilité partagée a d’abord modifié la conception que nous nous faisions de l’être humain, à tel point qu’on a pu parler à son sujet de nouveau référentiel anthropologique. Mais la philosophie morale et politique, l’éthique biomédicale ou encore l’économie et les sciences sociales ont elles aussi accueilli cette nouvelle notion pour en explorer les dimensions normatives. Dans les différents domaines où elle apparaît, la notion de vulnérabilité signale l’épuisement ou les limites d’un certain modèle de compréhension de l’être humain. Elle joue plus précisément le rôle d’un instrument critique à l’égard d’une conception de l’humain héritée de la modernité – conçu comme une personne rationnelle et autonome – et des systèmes moraux, politiques et économiques qui se sont bâtis sur cette conception. À peu près en même temps que celle de vulnérabilité, une nouvelle catégorie de pensée a fait irruption à la fois dans notre vocabulaire ordinaire et, selon la formule de Fassin et Rechtman (2011 [2007], 19), dans notre « économie morale » : celle de traumatisme (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Certes, l’histoire du développement de cette notion dans le champ de la psychologie et de la psychiatrie est bien plus longue ; mais ce n’est que récemment que la référence à la souffrance psychique est devenue un lieu commun à la fois dans notre compréhension de l’humain en général et dans notre manière d’établir le périmètre de ceux qui, dans notre monde,
Nathalie Maillard, professeure de philosophie au collège de Genève https://doi.org/10.1515/9783110420746-004
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sont considérés comme les laissés-pour-compte et les victimes (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’image de l’être humain). L’émergence quasi concomitante de ces deux nouvelles catégories de pensée est-elle purement fortuite ou peut-on au contraire établir des liens conceptuels entre ces deux idées ? Et si des liens existent, à quelles transformations profondes dans notre manière de penser l’être humain renvoient-elles ? Quels aspects de notre condition contribuentelles à mieux faire voir et quels autres aspects conduisent-elles, au contraire, à oblitérer ? Après un bref historique concernant l’émergence de la notion de vulnérabilité, j’en présenterai une définition. J’essaierai dans un deuxième temps de penser non seulement les liens qui existent entre les catégories de vulnérabilité et de traumatisme, mais aussi de relever certaines différences et lignes de fracture.
2 Histoire Depuis une trentaine d’année dans le monde anglo-saxon, un peu moins en terre francophone, la notion de vulnérabilité s’est imposée comme un incontournable dans la réflexion au sein de différents domaines de recherche, en particulier dans le champ de la philosophie morale et politique. Ainsi, les éthiques du care, qui se sont développées dans les années 1980 à partir des travaux de la psychologue Carol Gilligan (1986), proposent une autre manière de penser la morale, fondée notamment sur une redéfinition du patient moral (celui qui est l’objet de l’action) comme personne dépendante et vulnérable. Dans le sillage de ces nouvelles propositions, les travaux récents des philosophes américaines Martha Nussbaum (2007) et Judith Butler (2005 ; 2010) s’inscrivent en faux à l’égard de la conception du sujet autonome, séparé et désincarné, tel qu’on le trouverait représenté dans les théories morales d’inspiration kantienne et libérale. En France, la vulnérabilité fait l’objet d’une nouvelle attention, autour de la reprise des travaux de Levinas et de Ricœur notamment et dans les réflexions portant sur la relation de soin (Worms 2010). Les travaux de Levinas, en particulier, sont fréquemment convoqués pour infléchir la réflexion anthropologique et morale vers la dimension sensible de notre existence, de même que vers la passivité et la vulnérabilité qui lui sont corrélées. La notion de vulnérabilité recognitionnelle, défendue par Axel Honneth et Joel Anderson (2005) contre les insuffisances de la théorie rawlsienne de la justice, s’inscrit également dans ce cadre. Dans le domaine de la bioéthique européenne (Kemp et Rendtorff 2002), le concept de vulnérabilité a aussi émergé là où les principes directeurs sur lesquels la discipline s’était construite – le respect de l’autonomie en particulier – éprouvaient leurs limites. L’idée de vulnérabilité a en outre acquis une certaine popularité en sociologie ou dans le champ du travail social, où elle est venue supplanter ou compléter d’autres notions, comme celles de précarité ou d’exclusion (Châtel et Roy 2008 ; Le Blanc 2007). Même si elles se constituent dans des contextes différents et qu’elles sont portées par des auteurs de traditions parfois très éloignées, ces réflexions autour de l’idée de
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vulnérabilité possèdent toutefois une certaine homogénéité. Cela tient d’abord au fait que les auteur·es se citent les un·es les autres ou utilisent les mêmes références. Mais cette homogénéité tient aussi à une autre raison. Tous les travaux menés autour de la vulnérabilité, aussi différents qu’ils puissent être par ailleurs dans leur contenu et leurs intentions, possèdent un point commun : loin de présenter la vulnérabilité comme s’ajoutant simplement à la boîte à outils conceptuelle qui caractérise notre tradition de pensée, ils l’utilisent comme un instrument critique visant à interroger à la fois notre manière de concevoir l’être humain ou la personne et les façons de penser la morale et la politique qui y sont associées. Dans les différents champs de réflexion au sein desquels la notion de vulnérabilité s’est développée, la présence de cette nouvelle catégorie oblige à une conversion du regard vers des aspects de la réalité humaine que nous avons appris à occulter : le corps, la passivité, la souffrance, l’impuissance, la dépendance, etc. Ce changement de perspective oblige aussi à revoir le sens de certains concepts normatifs, comme ceux de dignité ou de respect, et à repenser les fondements des théories libérales de la justice (Maillard 2011 ; 2016).
3 Définition de la vulnérabilité L’idée de vulnérabilité peut servir à exprimer soit un trait général de la condition humaine soit une caractéristique propre à certains individus. Prise dans ce dernier sens – son sens étroit –, elle sert à désigner des catégories de personnes qui, en raison de leur âge, de leur état de santé ou encore de leur situation sociale, se trouvent davantage exposées à certains risques. On sait par exemple que les familles monogames sont plus exposées au risque de pauvreté que les autres ou que les personnes âgées ont plus de risques de contracter certaines maladies que des personnes plus jeunes. Pour parler de cette potentialité accrue à subir des torts – et pour la distinguer de la vulnérabilité au sens large –, certain·es auteur·es utilisent le terme de « susceptibilité » (Kottow 2002). Même si ces deux dimensions de la vulnérabilité ne sont pas sans rapport, c’est de la vulnérabilité comme trait anthropologique fondamental dont il s’agira dans ce qui suit. Selon le dictionnaire Le Petit Robert, le vulnérable, du latin vulnerare (blesser), est celui « qui peut être blessé » ou « qui peut être facilement atteint ». On dira donc de quelqu’un qu’il est vulnérable s’il est susceptible de subir un tort ou d’être atteint dans son intégrité. Cette définition contient déjà deux éléments : la référence à l’état d’un être ou d’une vie lorsqu’il est intact ou non altéré, et la possibilité de cette altération. La vulnérabilité ne désigne pas seulement la fragilité physique (perte d’intégrité anatomique ou fonctionnelle) ou psychique de l’individu : c’est aussi dans son intégrité morale et dans son statut social que l’être humain peut être affecté. Par ailleurs, cette altération peut être liée à des causes internes ou externes de différentes natures : biologique, intersubjective, sociale, politique ou environnementale. La vulnérabilité ne peut donc pas se comprendre indépendamment de la référence à l’état d’une chose quand elle est intacte ou qu’elle fonctionne bien. Ainsi, au-delà de
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l’intégrité corporelle ou psychique, l’idée de vulnérabilité anthropologique doit aussi être référée à un ensemble de capacités qui sont constitutives de l’existence de la personne ou qui définissent une conception minimale du bien humain. On pensera ici aux capacités fondamentales énumérées par Ricœur : pouvoir dire, pouvoir agir, pouvoir de rassembler sa vie dans un récit intelligible et de se saisir soi-même comme sujet d’imputation (Ricœur 2001 [1995], 88), ou à la liste des « capabilités » énumérées par Nussbaum (2008, 120‒123). Cette liste regroupe un ensemble de capacités humaines fondamentales dont la disponibilité définit ce qu’est une forme de vie accomplie. Comme l’écrit Ricœur, la vulnérabilité indique que la santé, la possession de la capacité à s’autodéterminer ou un rapport réussi avec soi-même ne sont jamais que des possibles (2001 [1995], 85). À cet égard, la vulnérabilité introduit du négatif dans la conception que nous nous faisons de ce qu’est une vie humaine dans sa positivité, des soubassements biologiques qui la conditionnent jusqu’au déploiement de la vie personnelle.
4 Les sources de la vulnérabilité humaine La vulnérabilité désigne un manque ou un défaut inscrit comme potentialité au cœur de toute vie humaine. Ce manque ou ce défaut s’explique par quatre caractéristiques anthropologiques. – Un être corporel et temporel. L’impensé de la vulnérabilité, tant au niveau anthropologique que moral, est intimement lié à l’oubli du corps et, avec lui, de l’inscription de l’existence humaine dans le temps. L’être humain corporel est vulnérable dans la mesure où son intégrité physique peut être atteinte, soit par l’action d’autrui, soit par l’irruption de la maladie ou d’un accident. En tant qu’existants incarnés, nous sommes par ailleurs soumis à la maturation et à la dégénérescence. Nos capacités humaines ne sont donc pas toujours disponibles et elles s’abîment, à des degrés divers, avec le temps. Elles peuvent aussi être confisquées par la maladie. Dans le discours philosophique, cette reprise en compte de la dimension corporelle et temporelle de l’existence humaine s’inscrit dans le cadre d’une critique du ‹ sujet cartésien › ou de la personne kantienne, définie par ses capacités rationnelles. Elle vise aussi l’individu-type des théories libérales, toujours présenté comme un adulte autonome et compétent, prêt à poursuivre et à réaliser ses projets. Cette critique est présente chez Nussbaum, par exemple, qui a récemment proposé de reconstruire une théorie libérale de la justice sur la base d’une conception de la personne qui intègre plus pleinement son animalité (2007). Cette reconfiguration du sujet en créature charnelle est aussi évidemment l’un des enjeux centraux de l’éthique lévinassienne (Maillard 2011).
– Un être relationnel. Avec le terme de ‹ relationnalité ›, les théoriciens de la vulnérabilité veulent construire une anthropologie fondée sur le lien à l’autre. Il s’agit ici d’insis
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ter non seulement sur le fait que la vie humaine peut être mise en danger, déstabilisée ou détruite par l’action d’autrui (ou par ses omissions), mais aussi sur le fait qu’elle ne peut se maintenir ni se développer sans la présence d’autres personnes. Ce caractère relationnel de l’existence humaine a été mis en évidence par les éthiciennes du care qui ont insisté sur les rapports de dépendance qui nous lient les uns aux autres notamment dans les moments de la vie où nous ne pouvons pas satisfaire seul·es nos besoins (maladie, enfance, vieillesse, etc.). Mais la présence des autres n’est pas seulement indispensable dans les périodes de vulnérabilité actuelle que sont l’enfance, la maladie ou la vieillesse, elle joue un rôle constitutif relativement à notre équilibre psychique, à la construction de l’identité personnelle et à la formation de nos capacités. Dans ce contexte, il faudrait invoquer la psychologie, et en particulier la psychologie de l’enfance, pour montrer le rôle central de l’attachement à l’autre dans la constitution du soi de l’enfant et l’importance des soins parentaux pour son développement. Dans le champ philosophique, notre vulnérabilité intersubjective a aussi été mise en évidence par des auteur·es comme Axel Honneth (2000) ou encore Robin S. Dillon (1997), qui ont insisté sur la constitution relationnelle et sociale de la confiance en soi, ainsi que du respect et de l’estime de soi. – Un être dont l’existence est ‹ conditionnée ›. Nous sommes aussi des êtres vulnérables dans la mesure où, pour reprendre une formule de Butler, la vie est un « processus conditionné » (2010, 27). Cette formule signifie que les vies humaines ne se maintiennent pas dans l’être et ne se développent pas par elles-mêmes. Ces vies dépendent au contraire pour leur subsistance de ce qui est hors d’elles. La dimension relationnelle de la vie, évoquée précédemment, fait partie des conditions de son maintien et de son épanouissement. Mais elle n’en représente qu’un aspect. L’idée de ‹ vie conditionnée › doit être comprise dans un sens élargi, incluant un plus grand nombre de facteurs : un environnement naturel viable, des ressources matérielles (nourriture, abri), du travail, des soins médicaux, l’accès à l’éducation, etc. La présence de ces conditions rend la vie, en tant que vie humaine, possible. Leur absence est au contraire un facteur vulnérant. Si toutes ces conditions ne peuvent être maîtrisées par l’homme, elles dépendent dans une large mesure de la nature de nos arrangements politiques et sociaux. Butler résume ainsi :
Pour le dire simplement, la vie, pour être une vie vivable, exige que des conditions de soutien et de mise en capacité soient remplies. […] Dire que la vie est précaire, c’est dire que la possibilité de son maintien dépend fondamentalement des conditions sociales et politiques et pas seulement du postulat d’une pulsion interne de vie. (2010, 25)
On peut également associer l’idée de vie conditionnée et la vulnérabilité qui en dérive à celle de besoin. La vie « porte en elle la possibilité du non-être », écrit Hans Jonas, car elle est de manière constitutive soumise à des besoins, « auxquels la satisfaction peut être refusée » (1995, 162).
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– Un être dont une dimension de l’existence relève de la passivité. À proprement parler, l’idée de passivité désigne cette dimension de l’existence qui précède ou excède ce qui dépend de la volonté humaine. Elle renvoie à tout ce qui est simplement donné à l’humain, et avec lequel ce dernier doit, dans la conduite de sa vie, composer : être né·e de tels ou tels parents, avoir tel corps, devoir grandir dans un milieu non choisi, se découvrir possédant des goûts et des aptitudes spécifiques, etc. Elle désigne aussi tout ce que l’humain subit : les accidents de la vie, la maladie, la souffrance, etc. Vulnérabilité et passivité ne sont donc pas synonymes, mais il y a une référence à la passivité dans la notion même de vulnérabilité. « Plus généralement », écrit Estelle Ferrarese, « la vulnérabilité constitue la limite constitutive de mes pouvoirs, jusqu’à rendre compte du fait que la vie s’échappe à elle-même en permanence, qu’elle n’est jamais retenue dans les contours d’un ‹ je › qui la maîtrise » (2009, 138). Déjà Levinas rapporte les figures qu’il associe à la vulnérabilité, la souffrance et le vieillissement, à la dimension de passivité de l’existence. La vulnérabilité est toutefois une dimension de la passivité dans ce sens plus général qu’elle se définit comme une exposition à la blessure : non seulement l’humain est susceptible de subir des torts physiques et moraux infligés par d’autres, mais il est aussi exposé à la survenue d’événements comme la guerre, une catastrophe écologique ou encore une épidémie. De ce point de vue, être vulnérable c’est pouvoir être négativement affecté par l’action d’autrui ou par les événements extérieurs qui ne sont pas immédiatement sous notre contrôle. Martha Nussbaum a mis en lumière cette dimension d’involontaire dans la constitution même d’une vie réussie. Dans La fragilité du bien (2016 [1986]), la philosophe américaine argumente contre les philosophies de l’autosuffisance rationnelle (Platon et les Stoïciens) qui, dans le monde grec, cherchent à évacuer de la définition de la vie bonne ce que l’humain ne peut contrôler (les choses qui ne dépendent pas de nous, les émotions, etc.). Nussbaum insiste sur l’idée que la réussite de la vie dépend de la possession de certains ‹ biens extérieurs › – argent, nourriture, santé, amis, personnes que l’on aime, etc. – et que l’existence et la possession de ces biens sont elles-mêmes soumises à la fortune. Une maladie, la perte d’un proche ou une laideur extrême peut affecter durablement les contours d’une existence sans que le sujet soit responsable de ces événements. Dans la mesure où elle est soumise, pour sa réussite, à des éléments qu’elle ne maîtrise pas, la vie humaine est vulnérable au désastre.
5 Vulnérabilité ontologique et vulnérabilité situationnelle Nous avons parlé jusqu’ici de vulnérabilité ontologique, c’est-à-dire d’une vulnérabilité constitutive de la condition humaine. Cependant, comme le relève avec raison Estelle Ferrarese, « parler d’anthropologie de la vulnérabilité n’empêche pas de penser des vulnérabilités construites » (2009, 133). Il est en effet important de souligner que, si nous
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partageons toutes et tous une vulnérabilité inscrite dans notre nature, des facteurs intersubjectifs, politiques ou environnementaux sont susceptibles de l’aggraver ou, au contraire, de la limiter. Ainsi, si nous sommes tou·te·s soumis·es au besoin de respirer un air non vicié et si nous sommes tou·te·s vulnérables à la maladie, la survenue d’une catastrophe écologique ou l’inexistence, dans le pays où nous vivons, d’un système de soins médicaux accessible et performant, peut accroître notre fragilité constitutive. Inversement, et sur un autre plan, évoluer dans une société qui assure un bon niveau de formation à chacun permet de limiter l’exposition à des facteurs socialement vulnérants comme le chômage. Afin d’éviter de légitimer ontologiquement la fracture entre les individus qui réussissent dans le monde social et ceux qui y ont plus de difficultés, les sociologues prennent bien soin de ne pas parler de « personnes vulnérables », mais au contraire de situations de vulnérabilité ou de processus y conduisant (Soulet 2008, 66). Dans le domaine de la philosophie morale et politique les auteur·es insistent aussi sur la distinction entre vulnérabilité ontologique – ou inhérente – et vulnérabilité situationnelle (Mackenzie 2014). Autrement dit, si nous sommes toutes et tous ontologiquement vulnérables, l’actualisation de la vulnérabilité est fonction d’une interaction entre l’individu et sa situation ou le contexte intersubjectif, social et environnemental dans lequel il évolue.
6 Traumatisme Comme le soulignent Fassin et Rechtman (2011 [2007]), l’histoire de l’implantation du vocabulaire du traumatisme dans notre langage ordinaire relève d’une double généalogie : une généalogie savante, qui renvoie aux développements de la psychiatrie, et une généalogie morale, qui témoigne de l’évolution des sensibilités à l’égard des blessés psychiques et de ce qu’ils disent de l’humanité en général.
6.1 Généalogie savante Dans le champ de la pathologie mentale, ce n’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle en Europe que le terme de trauma entre dans le vocabulaire, avec notamment les travaux de Charcot, Freud et Janet. On parle alors de ‹ névrose traumatique › pour qualifier des symptômes névrotiques apparaissant après la participation à des événements violents (des accidents de train en particulier). Les travaux dans ce domaine se développeront en particulier durant les deux guerres mondiales, autour de la découverte et du traitement des troubles psychiques des soldats revenus de la guerre, mais aussi des rescapé·es des camps de concentration. Aux États-Unis, après la guerre du Vietnam, apparaît la notion de Post-traumatic Stress Disorder (PTSD), qui entrera en 1980 dans la troisième version de la classification des maladies mentales publiées par l’Association américaine de psychiatrie (DSM-III).
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La définition américaine du PTSD ne fait pas l’unanimité en Europe. Nous n’entrerons pas ici dans les débats techniques qui opposent Américains et Européens, et nous contenterons d’une définition très générale du traumatisme psychique. Ce dernier peut être compris comme le résultat de la confrontation d’un individu avec un événement violent ou tragique, événement qui déborde la capacité d’adaptation de l’appareil psychique (Lebigot 2011). Dans Au-delà du principe du plaisir (1920), alors qu’il cherche à expliquer le mécanisme de la névrose traumatique, Freud propose une métaphore parlante. Il présente l’appareil psychique comme un volume sphérique entouré d’une membrane appelée le « pare-excitation » (Freud 1981 [1920], 55‒66). Cette membrane a pour fonction d’arrêter les énergies trop puissantes qui proviennent de l’extérieur. Dans le cas du traumatisme, explique Lebigot, qui reprend la théorie de Freud, l’image de l’événement pénètre la membrane censée protéger l’appareil psychique et s’installe comme un corps étranger à l’intérieur de cet appareil pour en perturber le bon fonctionnement (Lebigot 2011, 10‒14). Les symptômes du traumatisme sont les suivants : retour des scènes traumatiques dans des cauchemars ou reviviscences diurnes, anxiété, dépression, troubles du caractère. L’événement traumatisant ne laisse pas une simple empreinte dans le psychisme comme le ferait n’importe quelle trace mémorielle. Les symptômes du traumatisme témoignent d’une subjectivité en quelque sorte ‹ possédée › par un événement dont l’horreur ou le caractère inattendu est inassimilable. Cet événement, le patient ne peut souvent pas s’en souvenir volontairement ; il resurgit au contraire malgré lui, au hasard de ses expériences. Comme le souligne Caruth, ceci indique que l’événement traumatisant n’a pas été totalement intégré par la conscience, ni intellectuellement, ni émotionnellement (Caruth 1995).
6.2 Généalogie morale Si le traumatisme psychique est une pathologie aujourd’hui bien documentée et reconnue comme telle, le regard porté sur les personnes souffrant de ce type de troubles a mis du temps à évoluer. Au début du XXe siècle, les ouvriers traumatisés à la suite d’un accident de travail ou les soldats psychiquement perturbés par ce qu’ils avaient subi et vu à la guerre sont d’abord suspectés d’être des fainéants ou des lâches. Leur pathologie est considérée comme le résultat d’une personnalité psychiquement fragile ou d’une faiblesse morale. Ce sont d’abord les événements de la Seconde Guerre mondiale, en particulier le témoignage des rescapé·es des camps de concentration, qui contribueront à transformer le regard de la société sur les personnes traumatisées (↗16 Shoah – Littérature de témoignage – œuvres et réception critique). Dans les années 1960, aux ÉtatsUnis, ce seront ensuite les demandes de réparation des femmes ayant subi des abus sexuels dans leur enfance, ainsi que les revendications des vétérans du Vietnam – traumatisés à la fois par les atrocités dont ils ont été témoins et par celles qu’ils ont euxmêmes commises – qui continueront cette transformation. Aucune de ces personnes –
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rescapé·es des camps, victimes d’abus sexuels, vétérans de guerre – ne sera plus désormais renvoyée à sa faiblesse ou à la pauvreté de ses qualités morales ; son traumatisme deviendra au contraire le signe qu’elle a été soumise à des événements intolérables, événements auxquels tout être humain aurait réagi pareillement :
Désormais, grâce à cette rencontre entre les conceptions de la mémoire et les pratiques cliniques, le traumatisme se présente comme le lieu d’une vérité essentielle de l’humanité, indépendante des qualités morales de la victime. On est très loin des conceptions qui prévalaient au sujet des soldats meurtris de la première guerre mondiale, dont les symptômes révélaient la lâcheté ou la duplicité, mais également à distance des théories visant à rendre compte des souffrances des combattants du second conflit mondial, dont il fallait dissimuler la faiblesse, alors mieux acceptée. (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 147)
Fassin et Rechtman n’hésitent pas à parler de ‹ rupture anthropologique › pour caractériser ce moment à partir duquel la névrose traumatique ne renvoie plus à l’instabilité ou à la fragilité d’une personnalité mais est comprise comme la réaction normale d’un humain ordinaire à un événement qui est, lui, hors du commun. Le traumatisme devient alors le signe qu’un événement violent, intolérable, a eu lieu ; il est la trace laissée par cet événement dans le psychisme. Depuis les années 1980, la référence au traumatisme est devenue une manière nouvelle d’appréhender notre commune appartenance à une humanité souffrante. Le développement de la notion de traumatisme, aussi bien dans le domaine médical que moral, a conduit à une plus grande visibilité de la souffrance psychique et à une meilleure acceptation, voire à une banalisation, de cette dernière. Ce développement, ainsi que l’utilisation toujours plus fréquente de la catégorie de traumatisme pour parler des victimes d’accidents d’avion, de tsunami ou de crises économiques, a aussi eu pour conséquence de faire migrer cette notion du langage médical vers le langage ordinaire, où son sens est devenu plus lâche (Alexander et al. 2004, 2). On parle aujourd’hui volontiers de traumatisme pour qualifier des événements qui, parce qu’ils impliquent un ébranlement émotionnel et/ou cognitifs et qu’ils marquent une rupture dans une biographie individuelle, sont vécus comme des chocs à des degrés divers. L’usage ordinaire du terme a évidemment gardé un lien avec son usage clinique. Mais on peut être traumatisé dans le sens ordinaire du terme – par la fermeture d’une usine dans laquelle on travaillait depuis trente ans ou l’assassinat d’un homme politique –, même si tous les symptômes constatés dans l’expérience clinique ne sont pas présents et qu’une prise en charge thérapeutique n’est pas nécessaire. L’utilisation de la catégorie de traumatisme s’est aussi peu à peu éloignée de son usage clinique pour une autre raison. En effet, depuis environ deux décennies, l’idée de traumatisme en est venue à désigner une forme de rapport douloureux des collectivités à leur histoire (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 29). Ainsi, si l’on reconnaît aujourd’hui comme une évidence que les personnes victimes des camps de concentration ont pu subir des traumatismes psychiques au sens clinique, le concept de traumatisme est aussi appliqué à l’Holocauste en tant qu’il affecte la mémoire des générations qui n’ont pas vécu directement ces événements. Pour les communautés juives et allemandes, mais aussi pour l’ensemble des
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nations européennes impliquées dans la Seconde Guerre mondiale, l’extrême violence qui s’est manifestée durant ce conflit a laissé une empreinte dans la mémoire collective, empreinte qui nécessite une réappropriation, par les collectivités, de leur passé.
6.3 Traumatisme culturel L’impact de l’Holocauste dans la mémoire de certains groupes sociaux ‒ ou celui des attaques du 11 septembre 2001, pour prendre un autre exemple ‒ ne relève plus du domaine de la pathologie mentale, mais du « drame social » (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 11). On parle même volontiers, en référence à ces événements, de ‹ traumatisme culturel › ou de ‹ traumatisme collectif › (je ne distingue pas entre les deux expressions). Certains ont dénoncé, à propos du concept de ‹ traumatisme culturel ›, un usage purement métaphorique et donc abusif de la notion de traumatisme (Brunner 2011 ; Kansteiner et Weilnböck 2008). Au sens clinique du terme, il semble en effet que seuls les individus puissent subir des traumatismes ; les collectivités ne possèderaient tout simplement pas les appareils psychiques susceptibles de les éprouver. D’autres considèrent en revanche qu’il est légitime de parler de conscience collective au sens littéral, comme une entité pouvant subir des atteintes psychologiques au même titre que les individus. D’autres encore, comme Smelser (2004), établissent des ponts entre la définition psychologique du trauma individuel et celle du traumatisme culturel, tout en insistant sur l’importance de ne pas psychologiser des phénomènes qui relèvent d’une dimension socio-culturelle. On peut relever qu’il existe des analogies évidentes entre la définition du trauma individuel et celle du traumatisme culturel, ne serait-ce que dans la référence, dans les deux cas, à l’occurrence d’un événement violent, inintelligible au moment où il survient et inassimilable par la mémoire, et qui demande à être intégré à travers différentes formes de réélaboration. Qu’elle ait une dimension métaphorique ou qu’elle doive être comprise au sens littéral, force est par ailleurs de constater que la notion de traumatisme culturel est devenue aujourd’hui un instrument à travers lequel les collectivités comprennent et problématisent leur rapport à l’histoire. Lorsqu’un pourcentage élevé d’une population se révèle en état de choc après un événement violent comme un assassinat politique ou une fusillade dans une école, on ne peut pas encore parler de traumatisme culturel. Il faut pour cela que les individus soient ébranlés dans leur sentiment d’appartenance à un « nous » (Eyerman 2012, 566). L’assassinat du Premier ministre suédois Olof Palme en février 1986 a par exemple été qualifié de traumatisme culturel parce qu’il a conduit les Suédois à remettre en cause la représentation qu’ils se faisaient de leur pays comme d’un lieu quasi utopique (Bostock 2011, 193). De la même façon, on a pu dire que les attaques du 11 septembre avaient profondément altéré le sens de l’identité américaine. Ainsi, un traumatisme culturel survient lorsque qu’un groupe de personnes fait l’expérience, collectivement, d’une perte d’identité et de sens. À cause de la trace laissée par un événement, les valeurs, les représentations, les récits autour desquels cette commu
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nauté avait construit son identité sont, dans leur fonction de cadre de référence, menacés d’implosion (Alexander et al. 2004, 1). Smelser définit le traumatisme culturel comme étant la mémoire acceptée d’un événement « fondé sur un affect négatif, représenté comme indélébile et considéré comme menaçant l’existence de la société ou violant certains de ses présupposés culturels fondamentaux » (Smelser 2004, 44). Cet événement, comme on l’a déjà remarqué plus haut à propos de l’Holocauste, n’a pas nécessairement été vécu directement par les membres de la communauté. Ainsi, la mémoire douloureuse de l’esclavage a été, pour les Afro-Américain·es vivant aux États-Unis, un élément essentiel dans la formation de leur identité collective. Mais, comme le note Eyerman, cette notion d’identité afro-américaine a été proposée à la fin du XXe siècle par des intellectuels pour qui l’esclavage était une chose du passé (Eyerman 2001).
7 Traumatisme et vulnérabilité 7.1 Rapprochements On peut évidemment établir des rapports conceptuels étroits entre les notions de traumatisme et de vulnérabilité. D’une manière générale, le traumatisme (du grec ‹ trauma ›, blessure) indique, comme la vulnérabilité, notre fragilité à la fois physique et psychique, c’est-à-dire notre susceptibilité à être blessé·e ou à subir un tort, et la perte consécutive de l’intégrité. Pour Butler, le corps, qui risque d’être blessé ou détruit par des événements du dehors qu’il ne contrôle pas, est le lieu paradigmatique de notre vulnérabilité :
Les corps viennent à être et cessent d’être : en tant qu’organismes doués de persistance physique, ils sont soumis à des intrusions et à des maladies qui compromettent leur possibilité même de persister. Il s’agit de traits nécessaires des corps – ceux-ci ne peuvent pas être pensés sans leur finitude, et ils dépendent de ce qui est ‹ hors d’eux › pour se maintenir –, des traits qui relèvent de la structure phénoménologique de la vie corporelle. Vivre, c’est toujours vivre une vie qui d’emblée court un risque et peut être mise en danger ou effacée assez soudainement du dehors et pour des raisons qu’elle ne contrôle pas toujours elle-même. (Butler 2010, 34)
Comme notre corps est exposé à la violence, le traumatisme dit à la fois l’ouverture et l’exposition du psychisme au monde extérieur. La métaphore de Freud l’exprime très bien, qui présente l’appareil psychique comme étant protégé par une membrane, mais qui n’est pas infranchissable. Un événement trop violent peut pénétrer (et perturber) l’intériorité psychique en y laissant des traces durables. La vulnérabilité se donne ici comme un manque d’étanchéité qui rend l’effraction possible. En mettant en lumière l’effet d’un événement sur le psychisme, le traumatisme indique également la dépendance constitutive de notre intégrité psychique à ce qui est hors de nous – personnes ou événements. Il renvoie enfin à cette dimension de passivité contenue dans l’idée même de vulnérabilité, l’impact sur la subjectivité d’événements que la personne ne contrôle pas.
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Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas écrit que la rencontre éthique avec l’autre ne peut se faire que « dans l’exposition au traumatisme, dans la vulnérabilité » (1990, 82). Les termes qu’il utilise pour décrire cette rencontre conviennent en effet parfaitement à la description du traumatisme psychique. Le traumatisé est celui dont la subjectivité est entièrement exposée à un événement extérieur. Il subit cet événement sans pouvoir lui donner du sens ou l’intégrer à ses représentations. L’événement résiste à la compréhension et à l’intégration dans la conscience ; il y a donc une rupture de l’intentionnalité. Son psychisme est également investi par un événement qui le déborde et le réduit – pour un temps en tout cas, puisqu’il y a possibilité de traitement – à la passivité. Le traumatisme ouvre donc cette scène que Levinas qualifie de pré-ontologique ou « hors l’essence » (1990, 26), où le sujet est pensé non pas comme un ego agissant et s’affirmant, mais comme une subjectivité soumise à l’emprise de l’autre – l’autre étant ici l’événement traumatisant. Les rapprochements que nous venons d’établir entre traumatisme et vulnérabilité peuvent être appliqués, par métaphore, au traumatisme culturel. Comme le système psychique individuel, la culture est aussi un système – un ensemble de normes, de valeurs, de croyances ayant un certain degré de cohésion – qui peut être endommagé de l’extérieur. Les identités collectives ne sont pas moins exposées ni moins fragiles que les identités individuelles. Pour appréhender la notion de traumatisme culturel, nous aimerions toutefois faire intervenir ici une dimension plus spécifique de la vulnérabilité, théorisée par Paul Ricœur. Dans son article Autonomie et vulnérabilité, où il dessine les contours de ce qu’il appelle une ‹ anthropologie paradoxale ›, le philosophe définit l’humain autonome comme celui qui possède des pouvoirs déterminés. L’un d’eux est « le pouvoir de rassembler sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable » (Ricœur 2001 [1995], 88), c’est-à-dire le pouvoir de se construire une identité narrative. Dans le cadre des problèmes philosophiques posés par la question de l’identité personnelle, cette conception narrative de l’identité est définie en contraste avec deux autres conceptions : l’identité-idem (la mêmeté), qui renvoie à la persistance dans le temps de certaines caractéristiques comme le code génétique ou le caractère, et l’identité-ipse qui, elle, désigne le maintien de soi dans le temps malgré le changement des sentiments, des croyances, des situations, etc. La référence à l’identité-ipse se manifeste par exemple dans le phénomène de la promesse : nous attendons des autres qu’ils tiennent leurs engagements malgré les changements auxquels leur existence temporelle les soumet. Entre une conception de l’identité comme permanence du même et le maintien d’un soi pour ainsi dire ‹ sans qualité ›, l’identité narrative renvoie à la tentative de se comprendre soi-même en organisant la diversité des événements et des changements qui jalonnent une vie dans un récit cohérent. Il s’agit de donner du sens à la diversité en comprenant la vie comme une totalité. Le récit de soi permet de dérouler le fil d’une identité inscrite dans le temps. Or, de même que les autres pouvoirs de l’homme autonome ne se comprennent pas sans leur revers d’impuissance, la capacité à se raconter est également fragile :
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L’identité narrative, en effet, est revendiquée, elle aussi, comme une marque de puissance. […] Et c’est en termes d’attestation, également, qu’elle se déclare. Mais c’est aussi en termes d’impuissance que l’aveu est fait de tous les signes de la vulnérabilité qui menace l’identité narrative. (Ricœur 2001 [1995], 93)
Du fait que la vie humaine se déroule dans le temps, l’identité personnelle est fragile et doit toujours se raconter à nouveau en intégrant les changements et les discordances, et en se confrontant à des récits différents. On peut en dire de même de l’idée d’une communauté. La notion de traumatisme culturel fait justement référence à une rupture dans la construction de l’identité narrative d’une communauté. Un événement indélébile, qui fait partie de la mémoire collective, l’empêche de se ressouder autour d’un récit cohérent. La reconstruction de l’identité narrative passera par la fabrication publique d’autres discours qui viseront non seulement à reconnaître l’événement mais aussi à l’intégrer dans un récit qui lui redonne du sens et qui permette à la communauté de se comprendre elle-même sous une forme révisée.
7.2 Traumatisme et vulnérabilité : fractures
D’une manière générale, reconnaître le traumatisme comme un aspect central de la condition humaine, c’est reconnaître l’empreinte que peuvent avoir les événements extérieurs sur des corps et des subjectivités exposés à la blessure. C’est donc reconnaître en même temps leur vulnérabilité. Cependant, comme il ne dit pas l’entièreté de formes que peut prendre la souffrance humaine, le traumatisme ne dit aussi qu’un aspect de la vulnérabilité de l’homme. Par rapport à celui de vulnérabilité, le concept de traumatisme est donc plus restreint, moins englobant. On pourrait se contenter d’affirmer que la catégorie du traumatisme participe de cette attention nouvelle accordée à l’humain vulnérable. Mais ce serait occulter la généalogie différente de ces concepts, les problèmes auxquels ils essaient de répondre et ceux que leur usage pose également. Nous avons vu quelle était la double généalogie du traumatisme, au croisement du développement des connaissances dans le domaine des pathologies mentales et d’une reconnaissance sociale de ce type de souffrance psychique, sur lesquelles pesaient auparavant le poids du soupçon. Depuis les années 1980, écrivent Fassin et Rechtman, l’émergence du traumatisme a aussi transformé notre économie morale. Nous comprenons le malheur et la violence du monde en termes de traumatisme psychique, c’est-à-dire comme ce qui laisse, au cœur même de la subjectivité, l’empreinte des événements passés dans le présent. Selon ces auteurs, c’est cette même catégorie qui nous permet aujourd’hui de définir qui sont, dans nos sociétés, les victimes légitimes, celles qui méritent notre compassion et qui ont droit à des réparations pour les torts qu’elles ont subis (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 23 ; 409). L’émergence de la catégorie du traumatisme dans notre langage ordinaire a permis la reconnaissance de souffrances réelles, autrefois méconnues ou occultées. Mais en
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donnant de la visibilité à certaines souffrances, elle contribue aussi à en repousser d’autres dans l’ombre. Car n’y a-t-il que les traumatisé·es qui souffrent dans nos sociétés ? Les victimes non traumatisées – simplement en colère – d’injustices sociales ou d’oppression politique n’ont-elles pas droit, elles aussi, comme les victimes d’attentats, à notre sollicitude ? On le voit, le prisme du traumatisme recrée des frontières problématiques entre ceux et celles que l’on considère comme des malheureux·ses légitimes et ceux et celles qui ne le sont pas. Par ailleurs, comprendre le malheur en termes de traumatisme pose un autre problème : cela conduit à psychologiser la souffrance en gommant la dimension politique des violences du monde.
Avant le tsunami (et après lui), les sinistrés d’Aceh étaient déjà les victimes d’une domination politique, d’une répression militaire et d’une marginalisation économique. Avant l’ouragan Katrina (et après lui), les sinistrés de la Nouvelle-Orléans étaient déjà les victimes d’une paupérisation et d’une discrimination redoublant les inégalités de classe par des distinctions raciales. De ces réalités, non seulement le traumatisme ne dit rien, mais il les estompe. (Fassin et Rechtman 2011 [2007], 412)
La notion de vulnérabilité est le produit d’une généalogie bien différente de celle du traumatisme. C’est une généalogie réactive, pourrait-on dire, qui est venue contester une anthropologie articulée autour de la figure de la personne rationnelle et autonome ainsi que tout l’appareil normatif qui s’est construit à partir d’elle. Les changements qu’elle introduit au niveau de nos conceptions anthropologiques – corporéité, relationnalité, incomplétude, etc. – ont une amplitude considérable. Par ailleurs, si l’émergence du traumatisme, en même temps qu’il devenait un instrument de revendication, a modifié les contours de notre sensibilité morale, son impact au niveau normatif – au niveau des théories normatives plutôt que des comportements – reste limité. L’introduction de la catégorie de vulnérabilité prétend au contraire introduire des changements importants dans nos théories morales et politiques (Held 2006 ; Tronto 2009) ainsi que reconfigurer des concepts, comme ceux de respect ou de dignité, dont le sens est progressivement apparu comme problématique. Enfin, l’assimilation des violences du monde à la figure du traumatisé conduit à une psychologisation ou à une subjectivisation de ces violences qui risque finalement d’occulter le rôle causal joué par les événements qui les ont produites, de même que la nécessité d’agir sur ces événements. Dans la littérature, même si elle est considérée comme une propriété ontologique, la vulnérabilité est rarement dissociée des conditions intersubjectives, sociales et politiques susceptibles de l’actualiser ou de l’accentuer. Elle renvoie donc toujours, au-delà d’elle-même, au souci d’agir non pas uniquement sur les subjectivités elles-mêmes, mais sur les situations au sein desquelles ces subjectivités s’inscrivent et au sein desquelles elles peuvent s’épanouir ou non.
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8 Conclusion Il y a évidemment des liens étroits entre les notions de vulnérabilité et de traumatisme. Sans la vulnérabilité de l’appareil psychique ou des identités collectives, il n’y aurait tout simplement pas de traumatisme possible. La situation de la personne traumatisée indique bien, comme le fait la notion de vulnérabilité, l’envers du sujet actif, conscient, autosuffisant et volontaire. Elle dit à la fois la dépendance et l’exposition des corps, du psychisme et des identités à ce qui est hors d’eux. Bien qu’elles aient des généalogies distinctes, le succès des catégories de vulnérabilité et de traumatisme témoigne sans doute également d’une sensibilité nouvelle pour les corps et les subjectivités blessés. Cette sensibilité nouvelle redessine la carte de nos préoccupations morales en attirant l’attention sur des éléments que les théories dominantes avaient tendance à occulter ou en redéfinissant le périmètre de ceux envers qui nous estimons devoir exercer notre responsabilité morale. L’importance acquise par ces deux notions, à la fois dans le langage théorique et le discours ordinaire, révèle aussi un déplacement de curseur. À travers la vulnérabilité et le traumatisme, on ne s’intéresse pas directement à l’état du monde, mais à l’effet qu’ont sur l’individu les événements du monde extérieur. Le prisme du traumatisme conduit par exemple à penser la guerre ou une crise économique en termes d’impact négatif sur l’intégrité psychique des individus. Or, en focalisant l’attention sur la psyché individuelle, ce déplacement comporte un double risque. D’abord, même si les idées de traumatisme et de vulnérabilité ont, on l’a vu, une portée universelle, il est toujours tentant de renvoyer les traumatisé·es et les vulnérables à la faiblesse de leur personnalité, les enfermant ainsi dans des catégories spécifiques. Un autre risque, peut-être plus important, est de ne se concentrer que sur l’aspect psychologique de la souffrance humaine, et moins sur les facteurs externes qui en sont la cause. Or, dans le rapport étroit qui lie les corps et les subjectivités au monde qui les environne – rapport que les notions de traumatisme et de vulnérabilité entendent précisément thématiser –, il ne faut pas oublier de se soucier de l’état du monde.
9 Bibliographie 9.1 Œuvres citées Alexander, Jeffrey C. « Toward a Theory of Cultural Trauma ». Cultural Trauma and Collective Identity. Dir. Jeffrey C. Alexander, Ron Eyerman, Bernard Giesen, Neil J. Smelser et Piotr Sztompka. Berkeley : University of California Press, 2004 : 1‒30. Bostock, William W. « Trauma to the Body Politic. Impacts and Adjustments following Political Assassination ». Traumatic Imprints. Performance, Art, Literature, and Theoretical Practice. Dir. Catherine Barrette, Bridget Haylock et Danielle Mortimer. Oxford : Inter-Disciplinary Press, 2011 : 189‒197. Brunner, Markus. « Criticizing Collective Trauma. A Plea for a Fundamental Social Psychological Reflection of Traumatization processes ». Traumatic Imprints. Performance, Art, Literature, and Theoretical Practice. Dir.
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5 Traumatisme et résilience Résumé : La notion de trauma-résilience est née dans un contexte où le virage anthropologique a changé le statut des victimes. Aujourd’hui, elles ne sont plus ni démons, ni punies, ni vaincues, ce sont des personnes à aider. La reprise d’un nouveau développement après une agonie psychique qui définit la résilience est aujourd’hui devenue un concept scientifique où toutes les étapes de ce processus sont analysables, manipulables et réfutables. La biologie et la génétique sont influencées par le milieu. La neuro-imagerie montre que la résilience neuronale est facile à déclencher, dès que le milieu redevient sécurisant. Les comportements d’attachement fournissent une sémiologie précise et expérimentable. Les tests évaluent le changement psychoaffectif et la résilience narrative nécessite l’harmonisation des récits intimes, partagés et collectifs, pour soutenir la personne blessée et donner sens au trauma.
Mots-clés : attache/attachement, mentalisation, mythologisation, psychiatrie, psychologie, résilience, résiliences narratives, transactions bio-affectives, traumatisme, vulnérabilité
1 Introduction Les mots sont des organismes vivants qui naissent dans l’esprit d’une personne après avoir été façonnés par la culture. Aucun concept ne peut naître en dehors de son contexte culturel. Un fait peut donc exister intensément dans le réel et ne pas exister du tout dans la représentation verbale de ce réel, c’est ce qui s’est passé avec la notion de traumatisme et de résilience. On constatait un trouble psychique ou comportemental que l’on ‹ expliquait › aussitôt par un stéréotype du contexte culturel. Quand Nabuchodonosor, roi de Babylone, revient fortement troublé après une guerre, marche à quatre pattes, aboie et boit comme un animal, on explique ce phénomène par une possession démoniaque. Au Moyen-Âge, tout trouble constaté était expliqué par une punition divine, dans une culture organisée autour du pêché. Pendant les guerres du XXe siècle, quand on constatait d’importantes altérations psychiques et psycho-motrices, on évoquait une faiblesse organique (neurasthénie) ou psychique (psychasthénie) qui expliquait ces souffrances, dans une culture hiérarchisée par la force. Quand la biologie a commencé son aventure scientifique, c’est la notion de race qui est devenue explicative. Et depuis que l’ordinateur organise notre société, on explique ces perturbations par des désorganisations des circuits neuronaux. La médecine s’est emparée de cette représentation pour associer le traumatisme avec la vulnérabilité (↗4 Vulnérabilité et traumatisme), tan
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dis que la psychanalyse en faisait un pilier de son édifice thérapeutique expliquant la névrose par un traumatisme sexuel. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’évolution du mot oriente vers l’étude d’un impact existentiel qui bouleverse une personne, la considère comme un·e blessé·e à soigner, un sujet à aider et non plus un·e possédé·e, un·e coupable, un·e faible ou une victime. Le développement récent (1980) du concept d’attachement où le lien se tisse biologiquement, affectivement et culturellement, les observations cliniques, les expérimentations, les neuro-sciences et les évaluations statistiques donnent à la notion de ‹ trauma ‒ résilience › un statut de concept scientifique. Chaque étape du processus developpemental peut être analysée, évaluée, expérimentée et refutée selon la démarche scientifique habituelle. Dans cette attitude épistémologique, il convient de préférer les raisonnements systémiques plutôt que linéaires et d’intégrer le chercheur ou la chercheuse dans une équipe pluri-disciplinaire.
2 Blessure psychique et néo-developpement Il n’y a pas d’existence sans choc, mais l’impact dépend d’une transaction entre la structure de l’agent agresseur et la structure de l’organisme impacté. Le gradient doseréponse n’est vérifié que dans les cas extrêmes. La plupart du temps, l’effet est systémique. Un choc intense peut provoquer une réponse adaptée si l’organisme est bien développé et si la niche senorielle qui l’entoure peut le soutenir et l’aider à reprendre un nouveau développement (Masten et al. 2006). À l’inverse, un coup modéré peut provoquer une déchirure traumatique si, auparavant, le lien d’attachement du blessé n’a pas été tissé, à cause d’un isolement sensoriel ou d’une dysharmonie développementale, ou si la niche affective (sensorielle et verbale) n’a pas soutenu l’organisme impacté. Perdre sa mère à l’âge de trois mois, par exemple, est un risque vital en l’absence de substitut maternel, mais c’est un chagrin de deuil lorsqu’elle meurt quand son enfant est âgé de 30 ans et qu’il est soutenu affectivement par ses relations amicales et culturellement par les rituels du deuil. Un même fait aura donc un impact très différent selon la qualité du développement antérieur au trauma et le soutien affectif et culturel de la personne (Luthar et Cicchetti 2000). Quand une vulnérabilité neuro-émotionnelle a été précocément acquise, elle entraîne des transactions difficiles avec son milieu, un effet boule de neige. Une stimulation sensorielle venue de l’environnement précoce (fin de grossesse, interactions préverbales) peut ne pas être métabolisée par un bébé non soutenu au cours des premières années. Quand le petit manque de base de sécurité à cause d’une maladie de la mère, d’un conflit conjugal ou d’une précarité sociale, le moindre événement prend un effet traumatisant. Une défaillance précoce de la niche sensorielle sécurisante entraîne une dysfonction des deux lobes préfrontaux dont la synaptisation n’est pas stimulée, ce qui
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donne au scanner une apparence d’atrophie. Cette vulnerabilité neurologique, acquise à cause d’un appauvrissement du milieu, empêche la fonction normale du socle neurologique frontal de l’anticipation. Un tel lobe pré-frontal ne peut plus freiner l’amygdale rhinencéphalique, socle des frayeurs, des colères, des angoisses et des émotions intenses. Désormais, l’enfant éprouve la moindre information comme une agression à laquelle il répond par une agression par crainte (Cohen 2012). Un tel style relationnel acquis induit une ‹ socialisation › difficile à la crèche, dans sa famille et à l’école. L’effet boule de neige et la réponse de l’alentour augmentent les conflits, les échecs et les comportements désocialisants. Le tissage régulier du lien d’attachement constitue probablement le principal facteur de protection contre les inévitables attaques de l’existence. Quand le lien est harmonieusement tissé dans un milieu soutenant, les coups seront mieux supportés (coping), et un bon développement pourra recommencer (résilience). Quand le lien est fragile, quand il est mal tissé et quand le milieu soutient mal le blessé, l’impact de l’événement provoquera une déchirure traumatique et n’entraînera pas la reprise d’un développement résilient. Les causalités linéaires sont presque impossibles. Dire : « Un enfant est fragile, traumatisable car il y a eu une défaillance dans la construction de son narcissisme primaire à cause de l’insuffisance de l’investissement maternel » (Ottino 2000) n’est plus pensable dans un raisonnement systémique. En revanche, on peut dire : l’acquisition d’un facteur de protection ou de vulnérabilité, selon les pressions du milieu sur un enfant en cours de développement, explique la flexibilité du processus de résilience. En agissant sur le milieu, on a donc la possibilité de réparer un trouble acquis ou de l’aggraver ! C’est ainsi qu’un enfant régulièrement maltraité acquiert une représentation de soi dévalorisée et craintive. Il répond à cette image de soi gravée dans sa mémoire par une attente de maltraitance (Bretherton et Munholland 1999), exprimant un comportement craintif d’enfant battu dans un contexte de famille d’accueil qui ne le maltraite pas. Un style d’attachement sécure, ambivalent ou évitant n’est donc pas une charpente fixe. C’est une structure interactive et dynamique qui évolue selon les pressions du milieu et les rencontres signifiantes (affectives, verbales et socio-culturelles). C’est une tendance relationnelle, ce n’est pas une fatalité.
3 La définition de la résilience Il est nécessaire de renoncer aux causalités linéaires exclusives du type ‹ l’enfant est vulnérable parce que sa mère ne l’a pas investi › et aux théories fixistes telles que ‹ il a été abandonné, donc il ne pourra jamais s’en remettre › ou ‹ il a été maltraité, donc il deviendra un parent maltraitant ›. Ces malédictions se prononcent dans une culture déterministe non évolutive. La définition écologique de la résilience a existé en géographie, en agriculture et en métallurgie, bien avant les reflexions psychologiques. On dit qu’un sol est résilient
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quand, après un incendie ou une inondation, une autre forme de vie réapparait. La résilience d’un système socio-écologique est sa capacité à absorber les perturbations d’origine naturelle (un feu provoqué par la foudre, une sécheresse) ou humaine (une coupe forestière) et à se réorganiser à nouveau de façon à maintenir ses fonctions et sa structure (Mathevet et Bousquet 2014). Dans les sciences humaines, la résilience se définit plutôt par la possibilité de reprise d’une bonne évolution après une agonie psychique traumatique, grâce à ses succès adaptatifs (Reich et al. 2010). Il s’agit d’un processus (et non pas d’un état) qui retrouve un bien-être à vivre après des événements destructeurs ou malgré des circonstances adverses. Cette approche intégrative bio-psycho-sociale peut identifier et évaluer les facteurs qui vont rendre possibles, probables ou difficiles un processus de résilience. Les facteurs biologiques génétiques et neuro-hormonaux existent (Charney 2004) mais ne peuvent pas expliquer à eux seuls tout le processus de résilience. Même lorsqu’un déterminant génétique de l’émotivité est analysé (Caspi et al. 2003), démontrant que le flux de la sérotonine, neuro-médiateur de l’humeur, est variable dès la naissance selon les individus, elle n’exclut pas le façonnement de l’expression des émotions par les interactions précoces dans le foyer, à l’école, à l’adolescence, et enfin par les récits d’alentour qui, eux aussi, participent à la régulation des sentiments. Dès le début du développement d’un être humain, l’impact des événements de vie est différent selon le tempérament génétique (aptitude à sécréter plus ou moins de sérotonine), très tôt modifié par les pressions du milieu. Une femme enceinte stressée par un conflit conjugal, par la précarité sociale, par la guerre ou par sa propre histoire sécrète des substances de stress qui, au-dessus d’un certain seuil, franchissent la barrière hémato-meningée, baignant en excès dans le liquide amniotique dont le fœtus déglutit 4 à 5 litres par jour. Les cellules de son système limbique, très réceptives à la cortisone, s’oedématient et explosent par hyper-osmolarité provoquant ainsi la mort de ces cellules (Geva et al. 2006). Ce raisonnement systémique explique pourquoi, dans les pays en guerre ou en précarité sociale, les enfants souffrent de déficits cognitifs. C’est une cascade de causes hétérogènes qui explique l’altération des petits. C’est donc une convergence d’aménagements sociaux, affectifs et interactifs qui pourront faciliter un processus de résilience. La génétique, le développement biologique et les conditions sociales fonctionnent ensemble, comme tout système composé de rouages différents (↗19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants).
3.1 La personnalité résiliente Décrite avec son extraversion, sa régulation émotionnelle et son attachement sécure, la personnalité résiliente est le résultat de transactions entre le sujet et son milieu. Un gros transporteur de sérotonine a tendance à être paisible, affirmé et ouvert aux autres, mais s’il est isolé, maltraité et contraint à subir des échecs répétés, il finira par se replier
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sur lui-même, cesser toute relation et mentalisation. Malgré sa facilité génétique à sécréter beaucoup de sérotonine, les conditions de son développement auront imprégné dans ses circuits cérébraux une vulnérabilité acquise (Mikulincer et Shaver 2003). L’attachement sécure acquis très précocement est un premier facteur de coping (affronter l’épreuve) et de résilience (se remettre à vivre autrement) par l’aptitude qu’il donne à l’enfant à chercher les liens dont il a besoin pour reprendre un nouveau développement après une agonie psychique. La métaphore de l’agonie psychique est confirmée par la neuro-imagerie (Quidé 2013). Que le choc soit physique ou psychique, le cerveau sidéré ne parvient plus à traiter les informations. Les circuits déconnectés ne suivent plus les traces habituelles imprégnées par le milieu au cours du développement. L’effroi de la mort a mis le cerveau ‹ knock out › et le sujet, incapable de compréhension, ne peut plus s’adapter à son monde. Il faut d’abord lui offrir une base de sécurité, comme sa famille, ses amis ou une figure d’attachement pour que, plus ou moins rapidement, les connections se remettent en place. C’est à ce moment que le travail de la parole peut démarrer un processus de résilience narrative. Que la catastrophe soit naturelle (inondations, tremblement de terre) ou intentionnelle (viol, guerre), les deux principaux facteurs de résilience sont apportés par un soutien affectif préverbal sécurisant, puis par une élaboration narrative qui donne sens au fracas et aide à reprendre la maîtrise de son monde intime hébêté (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Les facteurs qui déterminent la résilience sont donc différents selon le contexte écologique et social en transaction avec ce qu’est l’individu à un stade de son développement. Pour un nourrisson, c’est une niche sensorielle stable qui va imprégner dans son cerveau un circuit neuronal, créant ainsi une aptitude à l’interaction sécure qui facilitera les apprentissages relationnels et intellectuels. Pour un enfant qui parle, c’est une représentation verbale, une phrase qui pourra le sécuriser (‹ maman va revenir ›) ou l’agresser (‹ tu es méchant comme ton père ›) construisant ainsi une représentation de soi valorisante ou dévalorisante. Pour un·e adolescent·e, c’est la structure de son groupe qui va l’aider à relever les deux défis de cet âge : l’émotion sexuelle et l’indépendance sociale. Il lui faudra donc mettre en jeu ce qui est en lui (‹ je suis bon élève › ou ‹ depuis mon viol, je me considère comme un objet sexuel ›), avec ce qui est autour de lui (études, travail, soutien parental et stimulation par son groupe de pairs). Le virage existentiel peut constituer un risque mal contrôlé, ou au contraire aider à surmonter l’adversité, selon les transactions. L’adolescence, virage dangereux, sera bien négocié quand l’enfant blessé a acquis des facteurs de protection avant l’adolescence. Cette mémoire de soi (en cas de difficulté quelqu’un va m’aider, comme je l’ai été) s’articule avec les structures sociétales. Les enfants blessés qui n’ont pas été soutenus négocient souvent mal ce virage dangereux qu’ils abordent avec un sentiment de soi dévalorisé. On peut penser que plus un développement a été difficile et a imprégné des facteurs de vulnérabilité, plus une famille et une société sont désorganisées, plus la résilience sera difficile. Mais ce qui est vrai pour une population n’est pas forcément vrai pour
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les individus qui composent cette population. Mille autres déterminants peuvent infléchir une évolution possible ou probable, mais non inexorable. Lorsqu’un processus de résilience se met en place, il a une tendance qui n’est pas définitive. Une rencontre, un événement, une prise de conscience peuvent infléchir sa direction. Si bien qu’on arrive à l’âge adulte avec un développement passé essentiellement non conscient, une histoire très consciente, et des rêves d’avenir. Il y a une continuité, comme une base sur laquelle s’appuyer, essentiellement constituée par la représentation de soi dans sa famille et dans sa culture. C’est avec ce capital développemental et ce récit historique que l’on s’engage dans la vie de couple et dans l’aventure sociale. Ceux qui, après un fracas traumatique, sont parvenus à retrouver une estime de soi et une aptitude relationnelle vont entrer dans l’âge adulte avec un style affectif et un réseau amical que l’on peut analyser et évaluer. On a observé les interactions, comme une sorte de sémiologie comportementale, et on a validé des questionnaires d’attachement (Masten 2007). Selon les rencontres affectives et les possibilités d’engagement social, on peut alors observer des améliorations du processus résilient ou des réapparitions de vulnérabilité. Le conjoint peut, par exemple, servir de tuteur de résilience (Cyrulnik et Delage 2016), mais il peut aussi exploiter à son profit la trace de vulnérabilité du blessé en cours de résilience. La résilience est un processus dévelopemental en continuité flexible. On arrive à l’âge adulte avec tout ce qui a été construit en nous et qu’on va devoir adapter à de nouvelles pressions affectives et culturelles. Un enfant bien parti dans l’existence peut s’effondrer à cette époque (Rutter 2006), et à l’inverse dans une population de mal partis, blessés lors de leur enfance, on peut noter l’acquisition tardive d’une capacité à la résilience (Cyrulnik et al. 2007). Les tuteurs de résilience mis en place à cette période sensible sont principalement constitués par le diplôme, le conjoint et l’engagement social (Werner et Smith 2001).
3.2 Résilience âgée Parler de résilience chez les personnes âgées a été une gageure puisque la reprise d’un nouveau développement était logique chez un enfant ou un jeune adulte, mais les premiers chercheurs ne se posaient même pas la question pour les plus âgés. La vieillesse était constituée par une série de pertes de mémoire, de muscles et de relations jusqu’au naufrage final. Mais depuis qu’on regarde la vieillesse dans la perspective de la résilience, on constate que l’adaptation à cet âge de la vie est faite de renoncements et d’optimisations (Cyrulnik et Ploton 2014). Quand on arrive au monde, nous sommes comme une cellule-souche : avec un capital indifférencié, mille développements différents sont possibles. L’adaptation au milieu familial, social et culturel réduit ces potentiels et leur donne une direction. Cette réduction structure une personnalité qui engage le sujet dans une trajectoire existentielle. Au grand âge, les développements biologiques, affectifs et sociaux sont très ralentis, ce
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qui donne à la personnalité une identité narrative plus forte que jamais. Un enfant ne peut qu’imaginer son avenir. Il alimente la représentation de soi avec ce que lui fournissent ses figures d’attachement (‹ je serai menuisier comme papa ›, ‹ je serai une PDG comme maman ›). Cette réduction développementale facilite et contraint à une claire représentation de soi : la vieillesse offrirait l’âge du sens, alors que la jeunesse serait plutôt l’âge des désirs. Une perturbation n’aura donc pas le même impact sur un psychisme jeune ou âgé. Chez un·e jeune, elle peut arrêter tous les développements, dévier une direction ou provoquer des mécanismes de défense adaptative. Chez un âgé, elle peut aussi arrêter tout fonctionnement psychique mais en plus réactiver les défenses adaptatives passées et inscrites dans la mémoire. Les facteurs de protection sont contextuels, chez l’âgé·e comme chez l’enfant. Ils sont constitués par les figures d’attachement et les modèles internes opérants (M.I.O.) imprégnés dans sa mémoire. C’est le conjoint qui fournit la base de sécurité âgée (Bonanno et al. 2002). Son soutien affectif diminue le stress et encourage l’activité. Et quand le récit de la représentation de soi est facilité dans des lieux de parole organisés par la famille et la culture, le sens attribué aux événements passés donne cohérence à la représentation de soi des âgés. Ils peuvent alors renoncer sans souffrances aux aptitudes perdues et optimiser leurs mécanismes de défense constructive (Vaillant 1997). Quand le soutien affectif et verbal vient à manquer à cause de la mort des proches ou de l’isolement sensoriel, quand la disparition de ces facteurs de protection empêche l’optimisation résiliente, on voit resurgir les empreintes du passé. Si le trauma passé a été résolu grâce à l’effet sécurisant du soutien affectif, le blessé aura la force de tenter le travail de la parole. Cette élaboration ajoute une source verbale de la mémoire à l’empreinte des images traumatiques, ce qui en remanie la représentation. Souvent le trauma a été dénié. Ce facteur de protection empêche alors la résilience car, en évitant le problème, la personne âgée souffre moins, mais mais n’affronte pas le problème. Ce dernier reste enfoui dans la mémoire de travail qui diminue avec l’âge, ce qui laisse ressurgir l’image du trauma ‹ comme si ça venait d’arriver ›. La résilience âgée telle que nous la connaissons aujourd’hui s’oppose au préjugé de la dégradation inexorable. Les pertes dues à l’âge sont compensables grâce au tissage de nouveaux liens et au remaniement de la mémoire.
3.3 Résilience narrative Les récits sont des facteurs fondamentaux de la résilience puisqu’ils constituent l’identité narrative du sujet qu’on peut remanier par un travail verbal, par un partage de l’émotion et surtout en agissant sur les récits culturels qui participent au sentiment de soi (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance). La neuro-imagerie montre la modification des circuits neuronaux provoquée par le travail verbal. En ajoutant d’autres sources de mémoire (essais, romans ou films), on modifie le sentiment
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de soi, pouvant ainsi évoluer de la rumination vers l’élaboration, de la honte vers la fierté. Quand le blessé est laissé seul, il n’a pas la possibilité de faire ce travail, il ne peut pas remanier la représentation du malheur qui lui est arrivé, il ne peut qu’y penser sans cesse, renforçant ainsi la mémoire du trauma ce qui l’engage dans un syndrome psycho-traumatique. L’image de l’effroi s’impose à lui et envahit son monde intime (Wieviorka 1992). Il est donc nécessaire de partager la représentation d’un trauma pour échapper à la prison du passé. Mais on ne peut pas parler n’importe comment avec n’importe qui : quand le blessé détaille ce qui lui est arrivé, en répétant sans cesse la même plainte, il renforce la mémoire de l’horreur (Conway 1990). En revanche, quand il partage la représentation verbale de l’horreur, il doit intentionnellement aller chercher dans sa mémoire les images et les mots qui vont faire un récit à adresser à un auditeur (Schacter 2005). Cet effort de construction d’un récit à adresser à une personne sécurisante provoque un sentiment présent qui remanie l’émotion du trauma passé. L’effort de compréhension, le travail du sens à attribuer à l’événement traumatisant aident à prendre du recul et à être moins submergé par l’émotion, ce qui amorce un processus de résilience. La résonance magnétique fonctionnelle (RMF) photographie les modifications du fonctionnement cérébral entraîné par le travail de la parole. Les ‹ circuits de la peur › (cortex préfrontal ventro-médian et amygdale rhinencéphalique) flambent moins, prouvant ainsi que la parole parvient à réguler l’émotion (Goldin et al. 2008). La parole n’est pas l’unique outil de sémantisation. Il est possible de commémorer seul, sans parler, en allant au cimetière, ou en regardant des photos ou des paysages où l’on a vécu avec le défunt. Ce travail de mémoire solitaire induit un chagrin apaisant, mais entretient le deuil ou la nostalgie de l’objet perdu. En revanche, quand la commémoration met en scène la représentation du trauma et qu’elle compose un discours social qui valorise le disparu (‹ Il est mort en héros ›), l’endeuillé est apaisé de manière durable. Quand les récits sont concordants et que le blessé entend que la société reconnait son trauma, il se sent réintégré. Très souvent, après une catastrophe interhumaine, les récits sont discordants. Quand une femme violée entend que la société la considère comme complice ou même coupable de ce qu’elle a subi (‹ Tu as dû le provoquer › ou ‹ Tu vas souiller ton mari et tes enfants ›), ces stéréotypes ajoutent une déchirure verbale à l’agression physique. La résilience, dans ce cas, sera difficile car la femmme blessée, honteuse d’avoir subi une agression, est accablée par l’entourage dont elle attendait la protection. Le plus souvent, c’est le silence post-traumatique qui altère la résilience. Après les guerres, la société tend à dénier le trauma pour ne plus se sentir impliquée. Ce mécanisme de défense qui protège la société, clive le psychisme des traumatisés qui ne peuvent dire que ce que la société accepte d’entendre. Sous une apparence normale, le blessé souffre en secret. Depuis que les victimes ne sont plus considérées comme des possédé·es, des coupables ou des vaincu·es, on assiste à un virage anthropologique : aujourd’hui, les blessé·es
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symbolisent le triomphe contre le malheur (Cyrulnik 2016). Cette nouvelle intersubjectivité structure la niche sensorielle qui entoure leurs enfants et transmet non pas le traumatisme mais les réactions de défense des parents. Quand le parent demeure hébêté parce que personne ne lui a proposé un tuteur de résilience, les enfants se développent difficilement au contact d’un parent insécurisant. Lorsque le parent a été clivé par la discordance entre son récit intime et les mythes culturels, les enfants se développent au contact d’une figure d’attachement sécurisante et soudain angoissante. Le clivage du parent imprègne dans ses enfants un attachement ambivalent. Lorsque le parent blessé s’engage dans une association qui milite pour la réhabilitation des droits ou la reconnaissance du trauma dans la mémoire publique, les enfants admirent le blessé ‹ plus fort que la mort ›. Quand les commémorations deviennent un rituel culturel, le clivage du blessé n’a plus de fonction adaptative (↗6 Première Guerre mondiale – Le rite et la commémoration du 11 novembre 1918). Le traumatisé peut enfin raconter, chercher à comprendre et témoigner ‹ pour que ça ne se reproduise plus ›, révélant ainsi que le Moi n’est plus déchiré. Mais la mémoire collective modifie la mémoire intime du blessé. En mettant en lumière le trauma, elle met à l’ombre d’autres déterminants possibles d’un trouble psychologique (Rimé et Christophe 1997). Ce procédé induit une mythologisation de la tragédie traumatisante, bien plus qu’un travail de mémoire. Les œuvres d’art jouent un rôle essentiel dans le travail de résilience intime. Les films et les romans fabriquent une représentation publique de la tragédie passée, mais quand le blessé voit qu’un·e comédien·ne ou un héros de roman donnent forme au malheur qui lui est arrivé, il se sent accepté par sa culture et non plus rejeté. Le ou la comédien·ne devient son porteparole. Le débat peut s’instaurer : ‹ Je suis heureux qu’on parle de cette tragédie qui donne à penser aux spectateurs… je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’écrivain… il faudra demander à un historien… ›. L’œuvre d’art stimule l’élaboration de la mémoire du trauma ainsi que le partage affectif et culturel. Ce travail facilite la régulation émotionnelle et remanie la représentation du malheur, constituant ainsi un précieux facteur de résilience. Les films sur la guerre civile espagnole, la Seconde Guerre mondiale et la Guerre d’Algérie ont joué un rôle majeur dans le travail de la mémoire qui remanie la représentation du malheur, le rend supportable et partageable. Il en résulte parfois des conflits, comme dans toute démarche démocratique, mais les blessé·es ne sont plus soumis·es au passé (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma ; ↗23 Écrire la guerre d’Algérie). La mémoire peut évoluer et atténuer l’intensité du syndrome psycho-traumatique (Halbwachs 1975). La connotation affective que le ou la blessé·e associe à la mémoire de l’événement traumatisant est modifiée par la manière dont les œuvres d’art le représentent. Désormais le trauma est socialisé, partagé et remanié par le film, le roman et les discussions qui s’ensuivent. La mémoire narrative n’est pas forcément la mémoire historique, mais le ou la blessé·e se sent mieux, enfin accepté·e avec sa blessure. Cette régulation émo
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tionnelle offre ensuite la possibilité de faire une recherche historique et de s’étonner ou même de s’intéresser aux distorsions sincères de la mémoire.
4 Conclusion Aucun concept ne peut naître en dehors de son contexte technique et culturel. Ce qui était une notion de traumatisme et de résilience est devenu aujourd’hui un concept scientifique où toutes les étapes du processus sont analysables, manipulables et refutables selon les critères de scientificité. L’étonnante inégalité de l’impact d’un événement susceptible de provoquer un traumatisme s’explique par l’acquisition de facteurs de protection au cours du développement de l’organisme et de l’histoire du sujet. L’inévitable déterminant génétique, à peine organisé par la fusion des gamètes, est aussitôt gouverné par les pressions du milieu. Lorsque la niche sensorielle des interactions précoces des premiers mois de l’existence est stable, elle structure l’acquisition d’un style d’attachement sécure qui ‹ socialise › les tout-petits. Très tôt ils acquièrent une aptitude à mentaliser l’attente des événements créant ainsi un modèle interne opératoire. Chez un enfant pré-verbal, l’observation des comportements d’attachement permet de faire une analyse sémiologique, manipulable en introduisant des variables et évaluable statistiquement. Le contexte immédiat participe à ces réactions émotionnelles et comportementales : quand le petit est en présence d’une figure d’attachement connue, base de sécurité, un événement fera pour lui l’effet d’une forte émotion, invitation à explorer et à apprendre la nouveauté. Mais le même fait survenant chez un petit isolé, dépourvu de contexte sécurisant, déclenchera une panique anxieuse avec troubles comportementaux et neuro-végétatifs. La structure de l’événement s’articule avec la structure du sujet pour provoquer ou non un effet traumatique. Le psychisme est moins impacté, le blessé pardonne plus facilement quand l’agresseur est une catastrophe naturelle : les morts et les ruines peuvent être très nombreux, les syndromes psycho-traumatiques seront plus rares. Mais quand l’agresseur est proche (père incestueux, pays voisin), les souffrances traumatiques sont fréquentes et le dégagement résilient sera plus difficile. L’organisme impacté réagit différemment selon la structure du lien auparavant tissé : 1. Quand il n’y a jamais eu de lien à cause d’un abandon, d’un isolement sensoriel ou d’une institution pauvre en stimulation éducative, le cerveau dysfonctionnel attribue au moindre événement un effet délabrant. La résilience sera difficile. 2. Quand le lien a été mal tissé, dans une famille dysfonctionnelle, ou par une cascade d’isolements, le travail de résilience sera possible mais exigera beaucoup d’efforts pour remanier les apprentissages précoces et les représentations de soi dévalorisantes.
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Quand le lien a été bien tissé mais qu’une tragédie de l’existence l’a déchiré, un soutien précoce et un travail d’élaboration pourra facilement déclencher un processus de résilience.
Après l’événement délabrant, les deux facteurs de résilience les plus précieux sont composés par le soutien et le sens attribué au trauma. Le soutien peut être pré-verbal à condition qu’il prenne la signification d’une base de sécurité. Il peut s’agir d’un sauveteur, d’un pompier, d’une assistante sociale ou de toute personne qui cherche à aider le blessé. Quand c’est possible, la responsabilisation du blessé (‹ Prends une pelle pour déblayer, va porter la nourriture ›) deviendra plus tard, dans la représentation de soi, un facteur d’estime : ‹ J’ai bien réagi, je suis fier de moi ›. Mais le sens de la tragédie ne peut venir que d’un travail de compréhension : faire un récit de ce qui est gravé dans la mémoire du blessé, le partager avec une figure d’attachement et chercher à l’intégrer dans les récits collectifs constituera un travail de résilience narrative qui concerne toute la collectivité. L’ensemble fonctionnel ‹ trauma – resilience › est donc analysable et élaborable afin d’induire un néo-développement résilient.
5 Bibliographie 5.1 Œuvres citées Bonanno, George A., Wortman, Camille B., Lehman, Darrin R., Tweed, Roger G., Sonnega, John, Carr, Deborah, Nesse, Randolphe M. « Resilience to Loss and Chronic Grief. A Prospective Study from Preloss to 18-Months Postloss ». Journal of Personality and Social Psychology 83.5 (2002) : 1150‒1164. Bretherton, Inge, Munholland, Kristine A. « Internal Working Model in Attachment Relationships. A Construct Revisited ». Handbook of Attachment. Theory, Research and Clinical Applications. Dir. Jude Cassidy et Phillip. R. Shaver. New York : Guilford Press, 1999 : 89–111. Caspi, Avshalom, Sugden, Karen, Moffitt, Terrie E., Taylor, Alan, Craig, Ian W., Harrington, HonaLee, McClay, Joseph, Mill, Jonathan, Martin, Judy, Braithwaite, Antony, Poulton, Richie. « Influence of Life Stress on Depression. Moderation by a Polymorphism in the 5-HTT Gene ». Science 301.5631 (2003) : 386–389. Charney, Dennis S. « Psychobiological Mechanisms of Resilience and Vulnerability. Implications for Successful Adaption to Extreme Stress ». American Journal of Psychiatry 161 (2004) : 195–216. Cohen, David. « The Developmental Being. Modeling a Probabilistic Approach to Child Development and Psychopathology ». Brain, Mind and Developmental Psychopathology in Childhood. Dir. Elena Garralda et Jean-Philippe Raynaud. New York : Jason Aronson, 2012 : 3–29. Conway, Martin A. Autobiographical Memory. An Introduction. Milton Keynes : Open University Press, 1990. Cyrulnik, Boris, Delage, Michel, Blein, N., Bourcet, Stéphane, Dupays, Anne-Gaelle. « Modification des styles d’attachement après le premier amour ». Annales Médico-psychologiques 165.3 (2007) : 154–161. Cyrulnik, Boris, Ploton, Louis. Résilience et personnes âgées. Paris : Odile Jacob, 2014. Cyrulnik, Boris. Ivres paradis, bonheurs héroïques. Paris : Odile Jacob, 2016. Cyrulnik, Boris, Delage, Michel. Tuteurs de résilience. L’Encéphale, à paraître.
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Geva, Ronny, Eshel, Rina, Leitner, Yael, Fattal-Valevski, Aaviva, Harel, Shaul. « Neuropsychological Outcome of Children with Intrauterine Growth Restriction. A 9-Year Prospective Study ». Pediatrics 118.1 (2006) : 91–100. Goldin, Philippe R., McRae, Kateri, Ramel, Wiveka, Gross, James J. « The Neural Bases of Emotion Regulation. Reappraisal and Suppression of Negative Emotion ». Biological Psychiatry 63.6 (2008) : 577–586. Halbwachs, Maurice. Les cadres sociaux et la mémoire. Paris : Mouton, 1975. Luthar, Suniya S., Cicchetti, Dante. « The Construct of Resilience. Implications fot Inventions and Social Policies ». Development and Psychopatholgy 12.4 (2000) : 857–885. Masten, Ann S., Obradović, Jelena, Burt, Keith B. « Resilience in Emerging Adulthood. Developmental Perspectives on Continuity and Transformation ». Emerging Adults in America. Coming of Age in the 21st Century. Dir. Jeffrey Jensen Arnett et Jennifer Lynn Tanner. Washington DC : American Psychological Association, 2006 : 173–190. Masten, Ann S. « Resilience in Developing Systems. Progress and Promise as the Fourth Waves rises ». Development and Psychopathology 19.3 (2007) : 921–930. Mathevet, Raphaël, Bousquet, François. Résilience et environnement. Penser les changements socio-écologiques. Paris : Buchet-Chastel, 2014. Mikulincer, Mario, Shaver, Phillip R. « The Attachment Behavioral System in Adulthood. Activations, Psychodynamics and Interpersonal Process ». Advances in Experimental Social Psychology. Vol. 35. Dir. Mark P. Zanna. New York : Academie, 2003 : 53–152. Ottino, Jérôme. « Traumatisme psychique (notion de) ». Dictionnaire de psychopathologie de l’enfant et l’adolescent. Dir. Didier Houzel, Michèle Emmanuelli et Françoise Moggio. Paris : Presses universitaires de France, 2000 : 751. Quidé, Yann. État de stress post-traumatique. Corrélats cérébraux, neuropsychologiques, biologiques et thérapeutiques. Thèse , Université Rabelais de Tours, 2013. Reich, John W., Zautra Alex J., Hall, Stuart. Handbook of Adult Resilience. New York : Guilford Press, 2010. Rimé, Bernard, Christophe, Véronique. « How Individual Emotional Episodes feed Collective Memory ». Collective Memory of Political Events. Social Psychological Perspectives. Dir. James W. Pennebaker. New York : Psychology Press, 1997 : 131–143. Rutter, Michael. « Implications of Resilience Concepts for Scientific Understanding ». Annals of the New York Academy of Science 1094 (2006) : 1–12. Schacter, Daniel. Science de la mémoire. Oublier et se souvenir. Paris : Odile Jacob, 2005. Vaillant, George E. Wisdom of the Ego. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1997. Werner, Emmy E., Smith, Ruth S. Journeys from Childhood to Midlife. Risk, Resilience and Recovery. Ithaca : Cornell University Press, 2001. Wieviorka, Annette. Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli. Paris : Plon, 1992.
5.2 Lectures complémentaires Anaut, Marie. Psychologie de la résilience. Paris : Armand Colin, 2015. Damiani, Carole, Lebigot, François. Les mots du trauma. Vocabulaire de psychotraumatologie. Savigny sur Orge : Philippe Duval, 2015. Cyrulnik, Boris, Jorland, Gérard. Résilience. Connaissances de base. Paris : Odile Jacob, 2012. Fonagy, Peter, Steele, Miriam, Steele, Howard, Higgittand, Anna, Target, Mary. « The Theory and Practice of Resilience ». Journal of Child Psychology and Psychiatry 35.2 (1994) : 231–257. Guedeny, Nicole, Guedeny, Antoine. L’attachement. Approche clinique. Paris : Masson, 2010. Ionescu, Serban. Traité de résilience assistée. Paris : Presses universitaires de France, 2011. Ungar, Michel. The Social Ecology of Resilience. New York : Springer, 2012.
France
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6 Première Guerre mondiale – Le rite et la commémoration du 11 novembre 1918 Résumé : Comment surmonter un ‹ traumatisme collectif › tel que la Grande Guerre, qui touche une société tout entière – les survivants, les familles –, et les domaines politique, économique, social, culturel ? Ce chapitre montre comment la France parvient à gérer collectivement la mort anonyme dans les tranchées qui a fauché toute une génération et une guerre dont personne ne pensait qu’elle serait aussi longue et cruelle, alors que les blessures psychiques sont encore largement niées. Avec la commémoration du 11 novembre, « anniversaire de l’armistice » (selon l’article 2 de loi du 24 octobre 1922), la France se lance très tôt dans une ‹ expérience cathartique ›. Véritable ‹ liturgie › civique avec ses gestes ritualisés autour des monuments aux morts, la commémoration permet au pays de faire son deuil et de se tourner vers l’avenir en une résilience collective. Mais après la Seconde Guerre mondiale, le choc de 14–18 subit une sorte de concurrence mémorielle. Dès lors, son rituel s’adapte tout en conservant sa liturgie originelle et sa popularité. Il tente ainsi de s’ouvrir à la gestion mémorielle d’autres guerres, alors que de nouvelles commémorations apparaissent pour gérer le deuil et la mémoire d’autres expériences de violence collective.
Mots-clés : catharsis, deuil, Grande Guerre, mémoire collective, mémoire culturelle, pacifisme, patriotisme, pédagogie pacifiste, Première Guerre mondiale, résilience, rituel, stress post-traumatique, traumatisme, 1914–1918
1 Introduction La Grande Guerre a provoqué chez les combattants des blessures graves, non seulement physiques, mais aussi psychiques. Au-delà, elle représente l’un des plus grands chocs touchant l’ensemble de la société du début du XXe siècle en Europe en général, et en France en particulier. Toute une génération (un tiers des jeunes Français de 18 à 25 ans) y est en effet fauchée, essentiellement dans les tranchées du Nord-Est. Une grande partie des forces vives du pays (10 % de sa population active) disparaît également dans la première des grandes guerres industrielles, même si celles de Sécession et de Crimée furent pionnières en la matière. Une partie des corps n’est même jamais retrouvée, ce qui ajoute au désarroi des familles et les empêche de faire leur deuil autour du corps du défunt, comme le voulait l’usage lors des conflits précédents (Audouin-Rouzeau 1999). Dans l’entre-deux-guerres, le noir du deuil est omniprésent, et les Gueules Cassées rappellent en permanence l’horreur du conflit. Devant la catastrophe autant corporelle
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et matérielle que morale, l’État, tradition centralisatrice française oblige, décide de prendre en charge la gestion mémorielle et symbolique du traumatisme, alors que la médecine s’avère souvent impuissante à comprendre les causes des traumatismes – le shell shock (l’obusite), la survie alors que les ‹ copains › sont morts – et les conséquences psychiques du conflit (Leese 2002). Les dirigeants doivent alors prendre en compte les violences subies par les individus et par les groupes – les familles, les régiments dévastés, les classes sociales plus ou moins touchées – et l’expérience à l’échelle nationale : c’est la France entière, comme nation et entité républicaine, qui vit la perte de son prestige. L’État français met vite en place un rituel commémoratif qui en dit long sur les blessures du pays. Il doit aider les deuils familiaux et souder la nation face à l’épreuve comme pour prolonger ‹ l’Union sacrée › du Front. Mais si la construction par les institutions publiques et associatives, école comprise, de cette ‹ catharsis › collective (au sens d’interprétation des faits partagée) semble efficace, sa pratique, avec ses gestes rituels codifiés pour intégrer les défunts à la communauté nationale héroïque et donner un sens à leur sacrifice ainsi que son message pacifiste révèlent les impensés de la gestion des blessures profondes. Puis, face à d’autres massacres de masse encore plus impensables en 1939–1945, le rituel chargé de gérer le choc de la Grande Guerre change (loi de février 2012) ; il sert de matrice à la gestion des nouvelles violences de guerre, y compris celles de la Shoah ou de la décolonisation.
2 La gestion controversée des traumatismes provoqués par la Grande Guerre : la mise en place d’un rituel cathartique (1918–1945)
La période de novembre 1918 à l’été 1945 est fondamentale ; elle voit l’État tenter de suppléer, ou d’aider, les familles à surmonter les conséquences du conflit, alors que les troubles de stress post-traumatique, appelés faute de mieux en France l’obusite, ne sont pas reconnus et commencent à peine à être étudiés (Crocq 1999). De plus, on ne reconnaît guère les problèmes des prisonniers retournant au foyer ou des soldats de l’arrière. Or la gestion commémorative de la guerre, parfois improvisée, toujours complexe et vite codifiée, pose autant de questions qu’elle n’en résout.
2.1 Guerre, traumatisme et deuil Il faut imaginer un pays qui perd 900 hommes par jour pendant 51 mois, soit au total presque 1,4 million de soldats morts au combat, auxquels s’ajoutent près de 300 000 civils. Près de trois millions de proches des victimes sont directement affectés par ces morts et 17 % des mobilisés (25 % des fantassins) ont disparu. Il faut ajouter l’horreur
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nouvelle de la mort dite industrielle : près de la moitié des morts ne sont pas réellement reconnus par leur famille et 260 000 ont disparu (Jagielski et Hardier 2005) quand 200 000 sont impossibles à identifier, le système de la plaque d’identité étant défaillant. Ces pertes font aussi 600 000 veuves et un million d’orphelins : en comptant les différents ‹ cercles du deuil › (des soldats et copains du front aux amis, en passant par la famille dans toutes ses acceptions), plus de deux tiers des Français·es de 1919 sont touché·es par un ou plusieurs deuils. Enfin, les 3,5 millions de blessés (dont 300 000 mutilés) sont partout, présence muette qui s’apparente à une mort différée et rappelle la souffrance, culpabilise, ronge et rend parfois toute reconstruction familiale et sentimentale impossible. Il n’existe aucun accompagnement psychologique pour le stress post-traumatique, ce trouble anxieux né de l’expérience traumatisante des tranchées (mort anonyme, éclatement des chairs, agonie, désespoir, cohabitation permanente avec la mort, automutilation pour échapper à l’assaut) (↗2 La notion de traumatisme et l’image de l’être humain). Ces atteintes mentales démembrent les familles, augmentent le taux des suicides et des divorces (par ailleurs autorisés à distance depuis mars 1916), elles troublent les enfants qui ne reconnaissent plus les pères et deviennent souvent comme orphelin·es, au moins affectivement. Et comme ce sont souvent ces jeunes qui, chaque 11 novembre, lisent la liste des morts de leur commune, l’oubli ainsi que la catharsis et le travail de deuil sont encore plus difficiles à accomplir. Car la France entre, comme les autres belligérants, dans le temps du deuil de masse, de la « communauté en deuil » (Winter 2008, 39) qui concerne entre 20 et 30 millions de personnes. On constate alors que le premier mode de gestion du traumatisme est privé et s’accomplit au sein des familles qui n’ont parfois pas de corps pour faire leur deuil. Elles inventent donc une nouvelle manière de surmonter la disparition à base de dévotions, messes, ex-voto, reliquaires laïcs (photos, objets des disparus, médailles), puis d’entretien des tombes tendues de tricolore et ornées de photographies des défunts dans le cimetière communal. Les conséquences s’affichent partout pars pro toto par le noir des veuves qui refusent parfois de se remarier, manière d’afficher le poids de la douleur dans l’espace public. La catégorie de ces veuves devient archétypale dans l’entre-deux-guerres et s’élargit même aux fiancées endeuillées appelées les ‹ veuves blanches ›. Le deuil est aussi visible par le brassard noir des orphelin·es, dont une grande partie est prise en charge par l’État et qui participent aux cérémonies publiques, chaque 11 novembre, ou aux inaugurations de monuments aux morts. Le deuil devient collectif quand le corps est rapatrié dans la commune aux frais de l’État et que son nom est gravé dans la longue liste des « morts pour la France » qui orne le socle de pierre de tous les monuments aux morts sortis de terre dans chaque commune entre 1919 et 1925 (Prost 1984). Mais les formes privées, familiales ou communales ne peuvent suffire devant l’énormité des pertes. L’État choisit alors d’intervenir à grande échelle pour qu’à la mort de masse soit attribué un sens collectif, pour les parents comme pour le régime politique qui, à l’inverse de nombre de ses voisins (Empires allemand, ottoman, russe, austro
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hongrois), a survécu. Les innombrables anciens combattants et leurs associations constituent aussi une force qu’aucun État ne peut négliger, leur nombre étant estimé à plus de trois millions de personnes au milieu des années 1920 (Prost 1977). En effet, tous les gouvernements, de quelques couleurs qu’ils soient, doivent prendre garde à ce que la fragilisation de la nation sous l’effet de la douleur ne soit pas instrumentalisée par des opposants de la République.
2.2 La construction d’une catharsis commémorative On aurait pu penser que la commémoration ferait immédiatement l’objet d’un large consensus. Mais l’ampleur de la déstabilisation nationale est telle et le retour de six millions de mobilisés (sur un total de huit millions) est si dramatique qu’il faut quatre ans de polémiques (Dalisson 2013a) pour créer, par la loi d’octobre 1922, une commémoration de la Grande Guerre, la ‹ fête nationale du 11 novembre ›, fériée et chômée. Car le 11 novembre est bien plus que la simple concrétisation de la promesse de Georges Clemenceau aux députés, quand il leur annonce l’armistice le 11 novembre 1918 : « Il faudra qu’un jour une commémoration soit instituée » (Dalisson 2013a). C’est la mise sur pied d’une catharsis collective, une remémoration qui libère et soulage, qui atténue la douleur des massacres et des pertes (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Devant rendre la mort de masse tolérable sur le long terme, elle est un moyen de sublimer l’absence – c’est-à-dire la dépasser, fixer un nouveau but qui la rende tolérable (Freud 1997 [1908]). Il s’agit de permettre le deuil impossible et de surmonter la souffrance (Vives 2010) par un rituel partagé donnant sens à la vie sans les absents. La participation au 11 novembre, avec ses objets mémoriaux mais aussi le spectacle de sa célébration, doit permettre de surmonter et de dépasser les douleurs et traumatismes individuels ainsi que les déséquilibres de la société. La commémoration de la guerre permet de leur donner un sens rétrospectif pour se libérer de la peine et transformer la souffrance des survivants en une nouvelle activité sociale et culturelle. La commémoration doit permettre à chacun des membres de la collectivité de se projeter, soit dans un monde sans guerre, comme le veulent les anciens poilus qui ont perdu des ‹ copains › (le mythe de la ‹ Der des Der ›) et ont besoin d’un message de paix très fort, soit dans une République renouvelée comme l’espère l’État. En cinq ans, le rituel de la troisième fête nationale républicaine (après le 14 juillet fondé en 1880 et la fête de Jeanne d’Arc créée en juillet 1920) est fixé autour d’une temporalité qui s’organise, dans la tristesse et le froid des jours d’automne, autour de temps forts aussi simples que compréhensibles par tous. C’est d’abord le décor avec la présence des officiels et des administrations, les pavoisements tricolores avec parfois la touche de noir du deuil et les illuminations des bâtiments officiels. On leur ajoutera le port du ‹ bleuet de France ›, insigne vendue depuis 1920 au bénéfice des anciens combattants et de leurs familles. La fleur, qui pousse sur les champs de bataille les plus retournés, mais désigne aussi la classe des soldats de 1917, témoigne de la solidarité de la collecti
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vité envers « ceux de 14 » (Genevoix 1949). Puis ce sont des gestes, accomplissant une sorte de gigantesque office civique, notamment la minute de silence, instituée en 1928 pour le premier anniversaire décennal du conflit, qui soude la communauté comme au Front en une « transposition laïque de la prière » selon Antoine Prost (1977, 35–75). Vient alors ‹ l’appel aux morts ›, c’est-à-dire la lecture de la liste des défunts de chaque commune, puis, à chaque nom cité, la réponse par un pupille de la nation ou un ancien soldat avec la formule rituelle : ‹ mort pour la patrie – ou pour la France ›. Suivent la sonnerie aux morts, finalisée dans les années 1930 seulement, et les remises de gerbes tricolores (des officiels, des anciens soldats et des écoles) aux pieds des monuments aux morts, avant La Marseillaise et, moins souvent, des chansons de circonstance qui mobilisèrent pendant les combats, comme « Bleuets de France » d’Alphonse Bourgoin, composée dès 1916. On ajoutera à Paris, autour de l’Arc de triomphe, le culte du Soldat inconnu choisi au hasard par un pupille de la nation (Auguste Thin) parmi les victimes non identifiées des huit régions ayant subi les plus féroces et meurtriers combats, comme Verdun ou le Chemin des Dames, et mis en terre le 11 novembre 1920, pour le cinquantenaire de la IIIe République. Il est complété par le culte de ‹ la flamme sacrée ›, allumée pour la première fois le 11 novembre 1923 sur la ‹ dalle sacrée › (par le général Maxime Weygand) qui recouvre le tombeau de ce soldat anonyme représentant tous les morts au combat. Il devient alors une sorte d’objet transitionnel pour adulte, propre à rassurer les survivants et à montrer que la vie continue. C’est autour de ce double symbole qu’est composée en 1924 la pièce de Paul Raynal Le tombeau sous l’Arc de triomphe, incontestable succès populaire d’alors, y compris à l’étranger, mais dont le message plein d’amertume envers l’arrière et la génération des parents de soldats, sans oublier son pacifisme (« la guerre, nous l’entrainerons avec nous dans le trou et l’y garderons »), gêna parfois au point d’en limiter l’utilisation lors des 11 novembre (Trévisan 2001). L’usage répété du mot ‹ sacré › renvoie ainsi parfaitement à la fonction primordiale du rituel de novembre, à son utilité civique et héroïque. Sorte de sécularisation de gestes autrefois catholiques, véritable ‹ bénédiction civile › du corps des défunts où l’âme républicaine de la France (le feu) rejoint l’âme éternelle de la ‹ fille aînée de l’Église ›, le rituel de novembre, par ailleurs mois de la Toussaint et de la fête chrétienne des morts, devient un grand moment de rassemblement, en théorie apaisant pour la communauté, les familles ainsi que pour la République. Dès lors, les plus grandes villes, souvent les préfectures (Le Havre, Lyon) et sous-préfectures (Verdun, Meaux) adoptent elles aussi ce rituel lors du ‹ relais de la flamme sacrée › allumée à l’Arc de triomphe, notamment pour des grands anniversaires décennaux du 11 novembre (1938, 1968, 1998, 2014). Le reste est librement fixé par les « communautés de deuil » (Audoin-Rouzeau 1999), les communes, villes et villages qui ajoutent très souvent au 11 novembre des messes héritées de la religiosité des tranchées (Becker 1994), des remises de médailles (Croix de guerre et Légion d’honneur souvent) et de diplômes de ‹ morts pour la patrie ›. S’y ajoutent des défilés d’associations, surtout de combattants comme l’Union Nationale
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des Combattants (UNC) ou l’Union Fédérale (UF) et des spectacles ou discours édifiants pour montrer que la catastrophe et la mort de masse seront surmontées par la paix éternelle. Alors que l’État républicain aimerait faire de la commémoration un hymne positif à la gloire de ses valeurs et principes politiques, accompagné du faste des fêtes civiques usuelles, les anciens combattants, pourtant satisfaits par la loi de 1922, refusent néanmoins tout net une telle scénographie glorieuse qui passe la souffrance sous silence (↗11 Seconde Guerre mondiale – Les mémoriaux et les musées ; ↗2 La notion de traumatisme et l’image de l’être humain). Selon eux, pour surmonter une telle expérience de violence lancinante, la décence, la discrétion, le refus du faste et de la pompe civique devraient s’imposer dans la commémoration. Le 11 novembre doit être la commémoration crépusculaire du sacrifice et de la peine qui a fauché tant d’hommes, ennemis compris. Il doit surtout être une pédagogie pour la paix, pour la ‹ Der des Der ›, sans discours politiques ni défilés militaires. Seuls ceux qui ont subi la guerre peuvent prendre la parole pour tenter de faire comprendre aux civils l’absurdité du conflit et la nécessité de la paix après la ‹ Der des Der ›. C’est donc le cérémonial crépusculaire d’une partie des combattants qui s’impose autour des cénotaphes géants que sont les monuments aux morts, symboles de la mémoire culturelle adaptée à l’évènement, qui ornent les 35 000 communes du pays bâtis en l’espace de cinq ans. De nos jours, seulement 1 % des communes n’en sont pas pourvues. Il faut même multiplier ce total par trois ou quatre avec les monuments présents dans les églises, les administrations, les écoles, voire les stations du métro parisien, comme à la station Richelieu-Drouot. On y appose la liste des morts communaux et ils sont décorés de figures archétypales permettant d’illustrer la douleur, de la qualifier et, parfois, de remplacer le corps de l’absent. La symbolique du monument est claire ; elle est soit républicaine (Marianne, le coq, le drapeau), soit héroïque (le Poilu glorieux ou blessé est la figure la plus fréquente), soit doloriste (la mère nourricière, protectrice ou éplorée, l’enfant courageux mais triste, les couronnes mortuaires). À leurs pieds, parfois, l’aigle allemand terrassé, les armes prises aux vaincus, et sur leur face, des plaques édifiantes avec des mots comme ‹ Morts pour la patrie ›, ‹ À nos enfants et à leur sacrifice pour la patrie › ou ‹ À nos héros, morts pour que vive la France › ou ‹ que vive la République ›. Ces monuments sont l’épicentre des 11 novembre, lieux de départ et d’arrivée des cortèges, lieux de dépôts de couronnes, des discours et de recueillement. C’est devant eux que les armes et les drapeaux s’inclinent, avant que le clergé ne prenne souvent la tête de processions qui succèdent aux messes.
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3 Pratique et évolution d’un rituel cathartique de 1922 à nos jours Un rituel n’est efficace que s’il est pratiqué à grande échelle et partagé par toute une société et s’il perdure dans le temps. C’est assurément le cas du 11 novembre qui devient vite un rituel commémoratif populaire, au sens d’une journée-cérémonie avec sa temporalité propre, ses gestes, ses mots, ses images et ses moments normés qui reviennent tous les ans, associent les desservants (les associations, les officiels, les anciens combattants) et les populations de chaque commune, le même jour, aux mêmes heures, comme en témoignent les fortes assistances jusqu’aux années 1960. La population s’empare des rituels et ses participants instrumentalisent les outils du culte mémoriel comme la minute de silence, la pose de gerbes et de couronnes, la sonnerie aux morts, la liste des défunts ‹ morts pour la France › que l’on scande pour tenter d’exorciser la catastrophe vécue et se projeter vers l’avenir.
3.1 Nommer les choses pour sublimer le traumatisme et pacifier les mémoires : le monopole du 11 novembre de 1922 à 1944
Pour toutes les catégories d’âges et de classes sociales, célébrer la Grande Guerre relève immédiatement de « l’injonction mémorielle » (Pignot 2007, 7). Car si la gestation de cette nouvelle fête a été longue et douloureuse, sa mise en scène et sa symbolique s’imposent vite. En cinq ans (1922–1928), un rituel mortifère se structure pour rendre supportable l’absence et la douleur des survivants, se projeter vers l’avenir et reconstruire le pays, y compris politiquement. Le rituel du 11 novembre s’impose d’abord par une scénographie qui permet de communier dans le culte de la mort héroïque pour une cause et le retour des provinces perdues à la mère patrie. Chose extraordinaire dans un pays laïc, la messe du jour se transforme en ‹ cérémonies religieuses › mêlant les cultes catholiques, protestants et juifs, alors que les hommages aux musulmans tombés pour la France sont plus rares, sauf dans les colonies et dans quelques villes dotées de monuments aux morts coloniaux, comme Marseille (monument aux morts de l’armée d’Orient et des terres lointaines) ou Reims (monument ‹ aux héros de l’armée noire ›, selon les terme officiels). Les prières aux morts résonnent et l’on chante souvent le De Profundis et le Libera, puis le Memento des morts. Chaque culte présent en France participe ainsi au deuil national, à l’unité du pays et à la propagation de la détestation de la guerre (Dalisson 2013a ; Dalisson 2013b ; Winter 2008 ; Prost 1977 et 1984). Car le second temps fort de la journée est le défilé, parfois qualifié de ‹ cortège du souvenir ›, qui doit conduire au point nodal du jour, ce monument aux morts que les religieux comme les laïcs vénèrent, d’autant qu’il est parfois inauguré le 11 novembre. Les vedettes en sont les anciens combattants avec leurs drapeaux et bannières, et sou
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vent des Gueules Cassées qui rejouent le défilé parisien du 14 juillet 1919 dit ‹ de la victoire ›. Ils sont souvent précédés de musique et portent des couronnes qui solennisent l’occasion. Les anciens combattants viennent en nombre (plus de 25 000 à Marseille en 1936), toujours accompagnés de ceux de la guerre de 1870 qu’ils ont vengée. Ils exhibent leurs médailles, drapeaux et blessures qui symbolisent le prix à payer pour la victoire et la liberté, mais rappellent aussi l’horreur de la guerre à grande échelle. À mesure que le temps passe, les écoliers, symboles d’avenir, sont de mieux en mieux placés dans les cortèges au point de défiler immédiatement derrière les combattants. C’est autour du monument aux morts qu’a lieu le sommet émotionnel de la journée, la minute de silence d’abord, quand les anciens combattants reforment la famille des tranchées et que toute la communauté se fige dans la douleur partagée. La lecture des noms des morts égrenés par les enfants établit ensuite une sorte de dialogue post-mortem qui soude lui aussi la communauté dans la douleur et semble répondre au Memento que l’on chante dans les églises au moment du canon et avant les remises de médailles et les dépôts de gerbes aux monuments aux morts. Le défilé des populations devant les gerbes, le monument aux morts ou le drapeau rappelle alors le défilé des familles devant le cercueil des disparus pendant les messes pour les défunts, ou lors des cérémonies catholiques aux morts. Quant aux cortèges officiels allant jusqu’au monument, avec parfois des religieux au premier rang, ils évoquent les processions ancestrales des fêtes religieuses. Si les politiques parlent peu, les élus locaux (maires, conseillers) et les autorités s’associent aux hommages, comme le préfet de Seine-et-Marne en 1922 : « Notre dignité nous impose de rendre hommage à nos chers morts le jour anniversaire où l’infâme tuerie cessa qui permet le triomphe de la patrie et du droit en ce jour de manifestation républicaine et patriotique » (Dalisson 2013a, 69). La douleur écrase tout et explique ce discours d’un maire d’une ville du nord du pays en 1923 : « Il y a une souffrance plus grande encore, c’est celle qu’ont connu ceux qui sont restés au foyer, les mères, les femmes, les enfants, les pères […]. C’est la souffrance de la séparation » (Reynel 1923 dans Dalisson, 2013a, 69). Mais face à l’horreur, la haine de la guerre qui submerge les participants doit se transformer en promotion de la paix future, comme l’explique le Comité de combattants des Hautes-Pyrénées en 1922 : « Donnons à cet anniversaire du 11 novembre toute sa portée : tuer la guerre […]. Nous servirons ainsi tout à la fois la cause de la Patrie et celle de l’Humanité » (Prost 1977, 87–113). Le 11 novembre 1923, à Bapaume, dans le Nord de la France, après avoir composé une rédaction consacrée à la paix, les enfants peuvent lire le Béquillard Meusien, mensuel de l’Association des mutilés de la Meuse. Le journal explique fort bien la fonction cathartique et consolante du 11 novembre, mais aussi sa pédagogie pacifiste qui donne un sens rétrospectif à l’absurdité de la mort au combat :
Une croisade doit donc commencer dans le monde entier pour qu’une telle malédiction [la guerre] ne se transmette pas de génération en génération, pour que cette haine nouvelle de la guerre prévienne dans l’avenir tout conflit mondial. Cette tâche incombe aux éducateurs de la jeunesse, instituteurs et prêtres : ils doivent insister sur l’horreur d’un soir de bataille. […] Ils doivent décrire la
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vie horrible du Poilu […] souligner la noblesse du soldat […] mais aussi sa bestialité quand, acculé par la peur, la rage, la folie sanglante, il commet des actions dites d’éclat, en réalité des actes de sauvagerie. […] Nos enfants doivent savoir tout cela. (Dalisson 2013a, 68)
Il importe de donner aux orphelins de l’espoir et aux parents un sens à la mort de leurs enfants. Ainsi, en novembre 1936, le Serment de Verdun dit ‹ serment de la paix › ou ‹ de Douaumont › est lu dans toutes les communes de France. Après une veillée funèbre à Douaumont, il est prêté le 12 juillet 1936 par 20 000 anciens combattants européens, Allemands compris, en présence du ministre des Pensions. Quatre mois plus tard, il devient la vedette du 11 novembre au point d’être édité en carte postale avec ces mots :
Parce que ceux qui reposent ici et ailleurs ne sont entrés dans la paix des morts que pour fonder la paix des vivants, parce qu’il nous serait sacrilège d’admettre ce que les morts ont détesté, la paix que nous devons à leur sacrifice, nous jurons de la sauvegarder et de la vouloir.
La fiction vient parfois compléter ce rituel plein de compassion, mais aussi d’espoir, pour transcender la douleur, ce qui revoie exactement à l’effet cathartique, notamment tel que Sigmund Freud l’a défini. On projette ainsi des reconstitutions de batailles ou des films symbolisant la portée exemplaire du jour, comme le court métrage intitulé Document poignant et inédit au Soldat Inconnu en hommage à tous ceux qui tombèrent victimes de la tourmente de 1914–1918 à Marseille le 11 novembre 1936. On donne aussi des fictions dramatiques (Cœur de Française de Bernède et Bruant) et surtout des panégyriques de grandes figures résistantes comme Lazare Carnot, ‹ l’organisateur de la victoire ›, ou Léon Gambetta (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). Ces œuvres complètent les discours qui justifient la commémoration et permettent de sublimer le sacrifice, à présent légitimé par la seule cause qui vaille qu’on meurt pour elle, la paix après la ‹ Der des Der ›. Reste à savoir si cette ‹ thérapie commémorative › visant à encourager la résilience des familles comme celle des individus réussit (↗5 Traumatisme et résilience). On constate les fortes assistances aux fêtes et le pacifisme qui règne en France jusqu’en en 1939, mais il est difficile de connaître les pensées des spectateurs (Mariot 2006) qui assistent aux rites du 11 novembre. Le summum du refus de la guerre après les millions de morts est incarné par les monuments aux morts pacifistes avec leurs slogans originaux pleins de colère, de dégoût et de tristesse. Ils sont honorés le 11 novembre à Gentioux avec une figure d’enfant au poing levé avec les mots : ‹ Maudite soit la guerre ›, ou à Péronne avec la ‹ Picarde maudissant la guerre ›. Dès lors le pacifisme militant qui se manifeste dans la rage (les manifestations) et la colère (les affrontements physiques entre communistes et extrême-droite) peut être une forme de résilience (Cyrulnik et Seron 2003 ; Capdevilla et Voldman 2002) qu’il est possible d’interpréter comme une manière de surmonter les effets de la violence vécue durant la guerre. Ce rituel cathartique est si souple que chaque groupe politique peut l’instrumentaliser pour donner un sens particulier à la guerre et au monde qui suivra. Pour les ligues d’extrême-droite, la guerre doit déboucher sur le fascisme et, à l’inverse, pour le Parti
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communiste mener au socialisme. Il est même utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale par le régime fascisant de Vichy comme par les résistants menés par Charles de Gaulle à Londres et par ceux restés en France, y compris les communistes et les partisans (Dalisson 2015 [2008]).
3.2 Héritages et mutations d’une pratique cathartique : la pluralité des mémoires et des commémorations de guerre de 1944 à nos jours
La période suivant la Seconde Guerre mondiale complique la gestion de la mémoire collective de 14–18. Outre le temps qui passe et éloigne le souvenir des massacres, et à mesure que les acteurs et les familles disparaissent, le souvenir s’efface. Surtout, la mort industrielle ou dans des conditions d’extrême misère humaine, la Shoah et l’apocalypse nucléaire produisent des événements qui posent de nouvelles questions à l’Humanité (Arendt 1966) (↗12 Seconde Guerre mondiale – Le discours philosophique d’aprèsguerre). Dès lors, la mémorisation établie de la catastrophe de 14–18 pâtit d’une sorte de concurrence commémorative. Dès septembre 1944 pourtant, preuve de sa popularité, le 11 novembre d’antan est rétabli, pour continuer la « thérapie mémorielle » (Kessous 2021, 1) permettant de surmonter les morts de 14–18, mais aussi d’honorer à présent les résistants qui remplacent les poilus dans l’imaginaire collectif. Il est vrai que le pays n’a pas subi pendant la Seconde Guerre mondiale des pertes comparables à celles de 14–18 puisqu’on n’y relève ‹ que › 100 000 morts, même si proportionnellement les pertes sont identiques. Le poids symbolique du million de prisonniers en Allemagne est moindre que celui des morts et des mutilés du début du siècle. Surtout, on compte 50 à 60 millions de morts, en majorité des civils, dans le monde entier, quand les morts de la Première Guerre mondiale étaient presque uniquement des militaires et majoritairement européens, même si les coloniaux, y compris Australiens et Canadiens, payèrent un lourd tribut aux combats. La Shoah, ce massacre européen si difficilement pensable, remet aussi en cause toutes les certitudes (Lalieu 2015 ; Bruttmann et Tarricone 2016) et interroge la nature même de l’homme, comme l’explique parmi d’autres Hannah Arendt (1966). Face aux explosions nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, nul n’imagine les conséquences potentielles d’une guerre nucléaire, mais tout le monde les redoute. Que pèsent dès lors les souffrances d’un conflit ancien dont les victimes sont de moins en moins nombreuses, voire toutes disparues ? En outre, le rituel du 11 novembre est concurrencé par la ‹ Journée du souvenir des héros et des victimes de la Déportation › créée le 14 avril 1954 et célébrée chaque dernier dimanche d’avril, puis par la ‹ Journée nationale à la mémoire des crimes racistes et antisémites de l’État français › créée le 3 février 1993 (complétée le 10 juillet 2000) et célébrée chaque 16 juillet, et enfin par la très récente ‹ Journée nationale de la Résistance › (créée le 19 juillet 2013) chaque 27 mai qui renvoie indirectement à la Shoah en célébrant le destin tragique des membres de la Résistance.
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Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle est commémorée par de nouvelles fêtes nationales comme le 8 mai, ‹ fête de la victoire › créée en octobre 1981, et la journée commémorant ‹ l’appel à refuser la défaite et à continuer le combat › du 18 juin du général De Gaulle, créée en mars 2006. Si l’on ajoute les commémorations d’autres conflits violents comme les guerres de décolonisation (par exemple en Algérie et en Indochine), les trois-quarts des célébrations françaises sont consacrés à la tentative de faire le deuil individuel et collectif (Dalisson 2013b) par des rituels pour mieux faire entrer ces événements dans un grand récit de la mémoire nationale commune. Malgré ces concurrences mémorielles, malgré l’injonction au devoir de mémoire (Ledoux 2015) qui envahit tout l’espace public et commémoratif, le rituel du 11 novembre persiste contre vents et marées, et la mémoire de la Grande Guerre semble rester prégnante en France. Il est ainsi fort révélateur que le 8 mai, cérémonie en hommage à la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’ait pas été immédiatement férié et chômé ; il ne l’est devenu qu’en 1953. Surtout, plus remarquable encore, il est significatif que deux présidents de la République de deux générations différentes le suppriment quelques années plus tard en tant que jour férié et chômé : Charles de Gaulle (de 1959 à 1968), qui préférait commémorer son intervention personnelle dans le second conflit mondial le 18 juin (appel de de Gaulle) ou le 25 août (libération de Paris), puis Valéry Giscard d’Estaing (de 1975 à 1981) qui lui préféra une éphémère ‹ fête de la jeunesse et de l’Europe › le 9 mai. Tout se passe comme si le poids des massacres de 14–18 restait supérieur à celui des autres catastrophes, y compris génocidaires et mondiales, comme si la contribution de la célébration des morts à la mémoire collective par un acte culturel très formalisé restait l’un des fondements de la France actuelle. Le succès récent de la ‹ Grande Collecte › qui voit les Français·es déposer en masse les traces et les objets de mémoire de 14–18 aux Archives départementales ou nationales et dans les mairies et bibliothèques pour constituer une base de données européenne (www.europeana19141918.fr) est un autre indice du poids de la mémoire culturelle de ce conflit dans l’identité française. Son deuil n’est manifestement pas terminé (mais c’est le deuil d’une époque dont on peut être nostalgique) : le culte de la Grande Guerre s’est maintenu à travers tous les régimes politiques. C’est pourquoi son rituel reste immuable de nos jours, avec ses minutes de silence, ses drapeaux, ses gerbes, ses monuments aux morts, ses appels aux morts et ses prises d’armes. Il est si prisé des Français·es que le pouvoir politique essaie de l’adapter au monde contemporain. Comme son lointain prédécesseur Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy tente de moderniser la scénographie du 11 novembre en utilisant des photographies des combattants et des derniers poilus, en accélérant le rythme des hymnes et en invitant des chanteurs pour les interpréter, en inaugurant de nouveaux lieux de célébrations comme Verdun ou la place de la Bastille à Paris ou en lisant des témoignages inédits et des lettres de poilus. On ajoutera à ces innovations l’utilisation accrue de colombes blanches, symboles de paix déjà utilisés pour le vingtième anniversaire de l’armistice en 1938 à Paris, la participation de plus en plus fréquente des écoles, l’allumage de flammes locales du ‹ souvenir › ou la création de ‹ parcours de la mémoire › ou
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‹ de la paix › par les écoles, des expositions ayant recours à de nouveaux médias, comme la bande dessinée, et la lecture systématique de lettres de poilus mettant en scène la peur et la douleur. À la veille de l’élection présidentielle, le même président Sarkozy fit voter en février 2012 une loi novatrice sur le sujet. Elle transforme la commémoration des morts de la Grande Guerre en ‹ commémoration de tous les morts pour la France › : le 11 novembre n’est donc plus uniquement consacré à la commémoration du conflit militaire et aux conséquences humaines et symboliques de 14–18. Elle s’inspire à présent des modèles anglo-saxons du Memorial Day américain ou du Remembrance Day britannique et élargit sa symbolique commémorative à tous les conflits, y compris les plus actuels et les plus lointains, sur des champs de bataille étrangers qu’on appelle en France depuis peu les OPEX (Opérations Extérieures). Cette inspiration anglo-saxonne se retrouve dans la toute nouvelle utilisation du ‹ bleuet de France › déjà évoqué, à présent porté systématiquement sur le revers de veste de tous les officiels et de nombreux spectateurs des 11 novembre, comme l’est depuis bien plus longtemps le ‹ poppy 14–18 ›, le coquelicot anglo-saxon symbolisant les fleurs ramenées des Flandres par les soldats britanniques (voir la chanson « In Flanders Fields » composée en 1915) pendant la bataille de la Somme et devenu le symbole de tous les morts pour la Grande Bretagne (ou en tout cas censé l’être). Mais cette décision, qui peut sembler logique depuis que le dernier ancien combattant de la Grande Guerre, Lazare Ponticelli, est mort en mars 2008, semble contredire l’importance que conserve la mémoire collective de ce conflit en France. En commémorant toutes les guerres, on risque de ne se souvenir d’aucune en particulier, de mélanger des conflits de nature différente. C’est pourquoi la décision de Sarkozy provoqua de nombreuses protestations, non seulement des anciens combattants et des historiens, mais aussi de simples citoyen·nes attaché·es au rituel de novembre, non plus pour ses possibilités de sublimation, mais parce qu’il reste encore fondamental pour la construction de l’identité nationale.
4 Conclusion Le 11 novembre français est né de l’expérience humainement et politiquement traumatisante de la guerre de 14–18 puisque les soldats se sont sentis abandonnés par la nation pour laquelle ils combattaient. Il procède aussi des millions de morts et de disparus, des déportés civils, des prisonniers, des mutilés, des femmes et des hommes malades comme des deuils impossibles. Dans l’entre-deux-guerres, son rituel doit permettre la résilience des familles en sublimant le sacrifice pour la nation, mais aussi faciliter le rassemblement en célébrant la nation unie par-delà la douleur et l’absurdité de la mort dans la fleur de l’âge. Il doit surtout donner un sens à la mort à peine justifiable et à une violence alors nouvelle. Ce rituel codifié à l’extrême réalise cette ‹ thérapie › complexe. Autour des monuments aux morts, avec ses gestes (minute de silence, appel
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aux morts) et symboles signifiants (le Soldat inconnu et la ‹ flamme sacrée ›), sans oublier une compassion d’inspiration chrétienne, l’anniversaire de l’armistice devient le deuil régulé de la nation, qui n’a guère changé dans ses formes en ce début de XXIe siècle, comme le montre l’étude de programmes nationaux autant que locaux (Dalisson 2013a). Il parvient à panser les blessures et à conforter la République grâce au verbe pacifiste des anciens poilus et ni les récupérations politiques ni l’épisode vichyste n’altèrent son immense popularité. Après 1945, il perdure face à d’autres événements de violence collective. Il endure la concurrence d’autres commémorations de guerre, s’adapte au nouveau siècle en 2012 par une mise en scène modernisée et reste, après le 14 juillet, la fête nationale la plus prisée car incontestée des Français·es. Il reste à savoir si, dans le cadre de l’Europe et de la mondialisation, y compris capitalistique (avec le recours à des firmes privées pour l’organisation des spectacles des 11 novembre), cette forme de commémoration à l’échelle française a un sens pour un conflit qui fut mondial.
5 Bibliographie 5.1 Œuvres citées Arendt, Hannah. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Traduit de l’anglais par Anne Guérin. Paris : Gallimard, 1966 [1963]. Audoin-Rouzeau, Stéphane. « La Grande Guerre, le deuil interminable ». Le Débat 104 (mars–avril 1999) : 117–130. Becker, Annette. La guerre et la foi, de la mort à la mémoire. Paris : Armand Colin, 1994. Bruttmann, Tal, Tarricone, Christophe. Les 100 mots de la Shoah. Paris : Presses universitaires de France, 2016. Capdevilla, Luc, Voldman, Danièle. Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre (XIXe–XXe siècles). Paris : Payot et Rivages, 2002. Crocq, Louis. Les traumatismes psychiques de guerre. Paris : Odile Jacob, 1999. Cyrulnik, Boris, Seron, Claude. La résilience ou comment renaître de sa souffrance. Paris : Fabert, 2003. Dalisson, Rémi. 11 novembre, du souvenir à la mémoire. Paris : Armand Colin, 2013a. Dalisson, Rémi. Les guerres et la mémoire. Paris : CNRS, 2013b. Dalisson, Rémi. Les fêtes du Maréchal. Paris : CNRS-Pocket, 2015 [2008]. Freud, Sigmund. La vie sexuelle. Traduit de l’allemand par Denise Berger et Jean Laplanche. Paris : Presses universitaires de France, 1997 [1908]. Genevoix, Maurice. Ceux de 14. Paris : Durassié et Cie, 1949. Jagielski, Jean-Marie, Hardier, Thierry. « Les disparus de la Grande Guerre : l’impossible deuil ». Quasimodo. Corps en guerre 2. Imaginaires, idéologies, destructions 9 (juin 2005) : 75–96. Kessous, Mustapha. « La thérapie mémorielle des petits-enfants de la guerre d’Algérie ». https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/11/30/ (30 novembre 2021). Lalieu, Olivier. Histoire de la mémoire de la Shoah. Paris : Soteca-Belin, 2015. Ledoux, Sébastien. L’invention du devoir de mémoire. Paris : CNRS, 2015. Leese, Peter. Shell Shock. Traumatic Neurosis and the British Soldiers of the First World War. Houndmills, New York : Palgrave Macmillan, 2002. Mariot, Nicolas. Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888–2002. Paris : Belin, 2006.
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5.2 Lectures complémentaires Fassin, Didier, Rechtman, Richard. L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime. Paris : Flammarion, 2007. Offenstadt, Nicolas. 14–18 aujourd’hui. La Grande Guerre dans la France contemporaine. Paris : Odile Jacob, 2010. Rousso, Henry. Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine. Paris : Belin, 2016. Semelin, Jacques. Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides. Paris : Éditions du Seuil, 2005.
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7 Première Guerre mondiale – Le roman Résumé : Cette contribution s’arrête à la manière dont la littérature romanesque se retourne sur l’expérience de 14‒18 pendant les trois grandes périodes d’intérêt : la guerre et ses lendemains immédiats, l’entre-deux-guerres, et le tournant du XXIe siècle. L’analyse, qui repose sur un corpus d’œuvres représentatives, se concentre prioritairement sur les enjeux littéraires. Elle tente de comprendre comment les fictions sont parvenues à dire l’expérience du champ de bataille. Le commentaire s’intéresse en particulier aux choix éthiques et esthétiques qui ont été mis en avant par des écrivains majoritairement pacifistes et qui ont estimé que la manière la plus efficace de se prémunir contre la guerre était d’en montrer l’horreur dans sa réalité la plus sanglante. L’ouverture sur l’importante quantité de romans publiés depuis 1980 est l’occasion d’interroger l’évolution des thèmes et des motifs. Un regard attentif sur l’imaginaire littéraire est révèle que le mode de rappeler que le mode réaliste n’a pas été le seul registre pratiqué les écrivains ont fait appel aussi au rire et à l’ironie pour surmonter – ou dépasser – le traumatisme.
Mots-clés : fiction, Grande Guerre, héroïsme, littérature, pacifisme, réalisme, témoignage, traumatisme, 1914–1918
1 Introduction Dans Civilisation 1914‒1917, George Duhamel, rendu extrêmement sensible à la souffrance humaine suite à son expérience du front, fait dire à l’un de ses personnages, médecin comme lui
Il faudrait dire des choses toutes simples : il y a des plaies que nous ne pouvons pas guérir, alors qu’on ne fasse plus de telles plaies et le problème ne se posera plus. C’est une solution ; mais les gens de ma profession sont trop orgueilleux pour la suggérer au monde, et le monde est trop affolé pour l’entendre. (1918, 75)
À la fin du même recueil, l’auteur fera surgir une ambulance automobile chirurgicale comme un Moloch insatiable nourri avec les « pièces les plus abimées de la machine militaire » (lisez : les blessés·es) :
Si la pièce est sérieusement avariée, on fait le nécessaire pour lui assurer une réforme convenable ; mais si le ‹ matériel humain › n’est pas absolument hors d’usage, on le rafistole avec soin pour le remettre en service à la première occasion, et cela s’appelle ‹ la conservation des effectifs ›. (1918, 260).
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Le ton d’ironie qu’adopte ici Duhamel ne doit pas occulter l’indignation qu’il éprouve à voir désignés les corps souffrants par un euphémisme scandaleux. Ce ton d’apparent détachement lui sert au contraire à attirer l’attention sur le noyau du traumatisme de 14‒18, cette guerre de la modernité industrielle où les avancées techniques de la fin du XIXe siècle ont conduit à la mort en masse, apportant ainsi un brutal démenti à la confiance que l’époque avait placée dans le progrès. Première grande catastrophe de ce XXe siècle qui en connaîtra d’autres (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance), la Grande Guerre apparaît toujours comme un événement majeur, à l’aune duquel les guerres, révolutions et conflits ultérieurs sont mesurés. Aujourd’hui, 14‒18 apparaît aux opinions publiques occidentales comme une boucherie absurde, pendant laquelle des hommes ont été inutilement sacrifiés en vertu d’enjeux auxquels la majorité d’entre eux étaient étrangers. Cette guerre a pourtant pu avoir un sens pour les contemporains, qui, même quand ils n’exprimaient pas leur hostilité envers le militarisme prussien ou plaçaient l’idée de ‹ civilisation › au-dessus de celle de ‹ Kultur ›, ont pu croire après plusieurs années de combats qu’ils se battaient pour mettre une fin définitive à toute guerre. C’est ce que rappellent des formules célèbres : ‹ la der des ders ›, ‹ the war to end all wars ›. Dès le début du conflit, la guerre s’est imposée comme un thème littéraire important, qui s’est maintenu pendant toute la période des hostilités, les écrivains répondant à une demande forte du public. Le roman de la Grande Guerre est d’abord le roman des tranchées, même si un certain nombre d’écrivains, et parmi eux quelques figures majeures comme Marcel Proust, ont porté leur regard vers l’arrière. C’est également un roman qui se focalise d’abord sur la violence physique subie même si le fait de tuer de ses propres mains est moins occulté qu’on ne le prétend parfois. La psychologie des personnages est rarement très développée ; l’on se souviendra à ce propos que l’idée même de traumatisme psychologique n’apparaît qu’avec la Première Guerre mondiale. Le principe du ‹ shell shock ›, manière de désigner une expérience qu’auparavant l’on ramenait communément à la peur, voire à la couardise, n’émerge qu’à cette époque. Ce traumatisme psychologique (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif) – nommé ‹ obusite › en France – est d’ailleurs moins présent dans la littérature française d’imagination qu’il ne l’est dans les lettres anglaises, où l’expérience d’un écrivain comme Siegfried Sassoon l’a rendu central. Notons qu’afin d’augmenter l’impression d’authenticité, le roman adopte souvent la forme du journal ou de la chronique. Cette volonté de dire vrai n’empêche cependant pas les auteurs de se servir de techniques littéraires éprouvées : ils mettent volontiers en avant des réminiscences littéraires, font jouer la couleur locale, sont soucieux du suspense et organisent leurs fictions autour d’oppositions fortes (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). Cette littérature privilégie en outre certains épisodes marquants, rattachés à un personnage principal censé en garantir la cohérence. Parmi les scènes quasiment obligées figurent ainsi : l’appel du tocsin, le départ pour le front, le quotidien des tranchées, la permission, le bombardement, l’attaque, la blessure… Pour assurer un
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élément romanesque en dehors de la violence guerrière, beaucoup de romans s’ingénient à entremêler une histoire d’amour à l’expérience du feu. Les prix littéraires témoignent du succès immédiat rencontré par la littérature du front : René Benjamin obtiendra le prix Goncourt en 1915 avec Gaspard. L’héroïque cuistot gouailleur qui donne son nom au roman montre la confiance que les lecteurs avaient encore dans une guerre ‹ courte, fraîche et joyeuse ›. La réalité de la guerre s’impose néanmoins rapidement. L’année suivante c’est Le feu d’Henri Barbusse, aux accents moins martiaux, qui sera récompensé. Pendant ce temps, des hommes continuaient à mourir et il fallait soutenir et justifier l’effort de guerre. En 1916 toujours, le prix 1914 non décerné en raison du début des hostilités, sera attribué à un écrivain-combattant, Adrien Bertrand, pour L’appel du sol, un dialogue philosophique, tandis qu’en 1917 le prix ira à La flamme au poing d’Henry Malherbe. Bien que fort différentes, ces deux œuvres s’inscrivaient dans une tradition patriotique, qui ne méprise pas une représentation héroïque de la guerre. Ce n’est qu’avec la fin de la guerre que l’humanisme retrouvera ses pleins droits : le Goncourt 1918 récompensera Civilisation 1914‒1917 de Georges Duhamel, une œuvre qui s’attache à décrire avec compassion la souffrance des blessés. L’année suivante, le Goncourt aurait pu aller aux Croix de bois, si Proust ne l’avait pas emporté : le roman de Roland Dorgelès (pseudonyme de Roland Lecavelé) obtiendra finalement le Prix Femina. Ce roman, qui mêle pitié généreuse et fatalisme désillusionné, sera l’un des plus lus pendant tout le XXe siècle : il rejoint des œuvres comme celles de Duhamel par sa tonalité compassionnelle et l’accent mis sur la fraternité dans la souffrance.
2 Le roman pacifiste Malgré sa brièveté, cet aperçu permet de dégager un certain nombre de constats. Le premier est l’oubli absolu dans lequel sont tombés certains noms : Benjamin et Bertrand n’ont laissé aucune trace dans l’histoire littéraire, alors que Barbusse et Dorgelès demeurent visibles. La ligne de fracture rejoint celle qui sépare ‹ pacifistes › et ‹ nationalistes › ou ‹ patriotiques › : seuls les premiers ont continué à avoir des lecteurs même si, à la différence de ce qui s’est passé avec les ‹ War Poets › en Angleterre, ils n’ont jamais été intégrés au canon littéraire. C’est en tant que témoins qu’ils ont été lus prioritairement, jamais comme romanciers majeurs aux côtés d’un Proust ou d’un Gide. Le seul auquel ce statut soit dévolu est Louis Ferdinand Céline dont Le voyage au bout de la nuit, publié en 1932 seulement, n’aborde la Grande Guerre que dans sa première partie. L’opposition entre ‹ pacifistes › et ‹ nationalistes › doit toutefois être nuancée car ces étiquettes correspondent plutôt à la manière dont les auteurs ont été lus après la fin de la guerre. On se souviendra d’ailleurs que Le feu a été publié pendant le conflit, ce qui signifie que la censure – qui n’était ni naïve ni aveugle – a au moins pu en faire une lecture qui n’allait pas à l’encontre de l’effort de guerre.
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Gaspard est un roman irrecevable aujourd’hui parce que les présupposés sur lesquels il repose, à commencer par la vision traditionnelle de l’héroïsme, ont été rendus obsolètes par la Grande Guerre précisément. Il serait toutefois erroné d’écarter du champ d’intérêt toute la production romanesque qui s’écrit avec la guerre et pas explicitement contre elle. L’univers de Bertrand, tout en contrepoint, est loin de constituer la caricature du roman patriotique à laquelle on entend parfois le réduire. De même, un Raymond Escholier explore dans Le sel de la terre (1924) la complexité de la situation d’hommes pris dans la violence guerrière et les sentiments contradictoires qui les habitent. Mais les romans qui n’ont pas pris la mesure du traumatisme et ont raconté les événements sur le registre épique et glorieux se sont condamnés à l’oubli. Depuis la Grande Guerre, un bon roman de guerre est un roman contre la guerre : le choc a été si puissant et il a touché un si grand nombre de personnes qu’il est dorénavant impossible pour un romancier de se faire le chantre d’une guerre quelconque, fût-elle ‹ juste ›. Barbusse et Dorgelès, dont l’ambition était pourtant de faire œuvre littéraire et d’accéder à la renommée par l’écriture, ont été reçus comme des témoins et ce aussi bien par le public de l’arrière que par ceux qui avaient participé aux combats. C’est comme témoins qu’ils ont été lus, plus en tous cas que comme romanciers assumant à travers la création de personnages, l’invention de lieux, la construction d’un récit, une part importante d’imagination. Dans Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 (1929), Jean Norton Cru s’était pourtant montré sévère envers les romans à succès. Loin d’y trouver une vérité quelconque sur la guerre, il voyait en eux de la littérature au plus mauvais sens du terme : des ouvrages de fantaisie caractérisés par des manquements importants envers la vérité factuelle, friands de sensationnel et multipliant les effets faciles pour plaire au grand public. Pacifiste comme Barbusse et Dorgelès, Cru refuse que la condamnation de la guerre se fasse sur des bases fausses et ne respectant pas la réalité historique. Aux yeux de ce détracteur des succès de librairie de l’époque, les meilleurs livres sont ceux qui font la part la plus réduite à la ‹ littérature ›. Il valorise ainsi l’écrivain belge Max Deauville (pseudonyme de Maurice Duwez) qui dans Jusqu’à L’Yser (1917), un ouvrage qui n’a pourtant guère trouvé de lecteurs lors de sa publication, témoigne de la retraite vers Anvers puis Dixmude. Au-delà du récit qu’appréciait Cru, l’œuvre de Deauville mérite l’attention : La boue des Flandres (1922) retrouve le ton de sympathie envers les souffrants qui caractérise Duhamel, peut-être parce que l’auteur était médecin comme lui. Deauville privilégie l’observation directe et mêle descriptions et commentaires : c’est un peintre qui sait tirer des scènes fortes du malheur quotidien des combattants et des civils. La boue des Flandres est écrit contre la conception héroïque de la littérature qui subsistait encore au lendemain de la guerre. Le livre s’oppose à ceux qui, comme Martial Lekeux, cet autre Belge, franciscain et officier, estimaient que malgré quatre années de guerre, il était encore possible de montrer la grandeur de la lutte sur le champ de bataille. Mes cloîtres dans la tempête (1922) a remporté un succès important en France : la violence sanglante que l’auteur exalte au nom du
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Christ et de la Patrie montre que dans l’immédiat après-guerre, le récit héroïque trouvait encore un public nombreux, malgré les millions de morts. Barbusse et Dorgelès entendaient, eux, montrer l’horreur de la guerre afin que plus jamais les hommes ne puissent se résoudre à en entamer une nouvelle. C’est cette ambition pacifiste qui justifie à leurs yeux l’exhibition minutieuse de la réalité du champ de bataille. Barbusse, fasciné par les corps putréfiés, s’est ainsi vu qualifier de ‹ Zola des tranchées ›. L’esthétique naturaliste avait en effet familiarisé le public avec l’horreur la plus crue ; cela donnait dans La débâcle (1892) des pages particulièrement explicites où les blessés français de Sedan apparaissaient membres broyés, ventres troués et crânes ouverts. Les romanciers de 14‒18, qui seront rares à innover d’un point de vue formel, prolongeront cette veine et franchiront un pas de plus dans l’exhibition du cadavre. Attirons cependant ici l’attention sur le fait que montrer un corps martyrisé n’est pas automatiquement synonyme de pacifisme ou de refus de la guerre : quand Zola montrait les blessés de Sedan, ce n’était pas pour détourner le public de la guerre, mais pour accuser les Prussiens de barbarie. Une description réaliste des horreurs de la guerre n’est pas un gage de pacifisme : la mise en scène de corps mutilés peut servir des fins très différentes, voire diamétralement opposées. La seconde période d’intérêt littéraire, qui va des lendemains de l’armistice à la Seconde Guerre mondiale, a vu se généraliser le message pacifiste, porté au-delà des clivages politiques habituels par l’ensemble des anciens combattants. Les meilleurs écrivains sont ceux qui ont su trouver une langue originale pour dire l’horreur de la guerre. Céline y parvient en rapprochant avec cynisme des univers qui auraient dû rester à tout jamais séparés ; ainsi quand il montre le cavalier décapité au cou rempli de sang « qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite » (1932, 17) : le monstrueux et le paisible sont rapprochés pour exprimer le scandale de la guerre. C’est sans doute Jean Giono qui a su donner avec Le grand troupeau (1931) sa forme la plus accomplie au roman pacifiste. Ce livre, dont le titre fait jouer la métaphore de la boucherie, montre en regard d’une guerre où l’expérience de la violence peut pousser à l’automutilation, les joies simples d’une vie rurale en Provence. À considérer l’empreinte traumatique laissée par la Grande Guerre, ce roman est particulièrement intéressant parce qu’il établit solidement un schéma qui oppose le vécu de la guerre dans ce qu’elle a de plus sordide – une réalité rendue présente à travers des images précises, comme celle des rats qui croquent les yeux des cadavres comme des petits œufs – à l’expérience de la nature dans une campagne en paix, où les sens peuvent s’épanouir pleinement. Néanmoins, le gothique de champ de bataille que mettent en avant Giono et les écrivains pacifistes soulève au moins deux questions : celle de la légitimité du recours au sensationnalisme d’abord, celle de l’efficacité de ce choix romanesque ensuite. En montrant le cadavre putréfié et le détail macabre des blessures, l’écrivain ne prend-il pas le risque d’assurer le lecteur dans un confort qui est le sien – ‹ Quelle chance que ne soit pas à moi que ces choses arrivent ! › –, ne le met-il pas en plus dans la situation du voyeur qui se réjouit à distance de la vue des corps mutilés ? Il ne fait guère de doute en effet qu’il existe bien une pornographie de la violence pendant la Grande Guerre.
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La fascination malsaine pour l’horreur a d’ailleurs été exploitée sans vergogne par un écrivain comme Louis Dumur, dont les romans connurent un vif succès. Aux risques éthiques liés à l’usage du sensationnel pour faire levier sur les sentiments, s’ajoute le problème de l’efficacité de ce type de représentation. Giono luimême, dont l’engagement pacifiste s’exprimait également dans des essais et qui avait coutume d’évoquer oralement devant ses amis du Contadour le détail de l’horreur de la guerre, s’était lui-même rendu compte qu’après quelques jours l’émotion et l’indignation retombaient et que la leçon était en définitive peu durable. Il est banal – mais nécessaire – de rappeler que les romans pacifistes, romans nombreux et qui s’étaient précisément fixé pour but de mettre fin à la guerre, ont été incapables d’empêcher que ne survienne une nouvelle guerre. Cela a même pu se produire une dizaine d’années seulement après la publication du Grand troupeau ou d’À l’Ouest rien de nouveau (1929) pour citer ici le romancier allemand Erich Maria Remarque, souvent mis en parallèle avec les pacifistes français. Les interrogations que peuvent susciter les choix éthiques et esthétiques des romans pacifistes fournissent l’occasion d’attirer l’attention sur le fait que si l’écriture ‹ réaliste › ou ‹ naturaliste › a été dominante, elle n’a pas été la seule à être pratiquée. Le philosophe Alain (pseudonyme d’Émile Chartier), qui avait fait la guerre comme simple soldat, s’est efforcé de développer dans Mars ou la guerre jugée (1921) une manière de penser – et de représenter – la guerre qui ne reposerait pas sur l’exploitation des passions, ou plus exactement qui se servirait de celles-ci contre elles-mêmes. Un certain nombre d’écrivains rejoignent ces positions, qui privilégient la raison et la mise à distance. Dans ce contexte, il faut faire une place particulière à Pierre Chaine, auteur des Mémoires d’un rat (1917), roman admiré par Anatole France et ayant rencontré un succès très important mais qui est aujourd’hui trop souvent oublié. Cette œuvre est une fable dans laquelle, usant du procédé de défamiliarisation propre à l’ironie, Chaine met en scène un rat de tranchée qui observe la réalité des tranchées de son point de vue d’animal. À la façon du regard des Persans de Montesquieu sur Paris, cette perspective modifie en profondeur la perception du monde et les certitudes quant à la guerre. Si le petit rat philosophe s’interroge avec une grande liberté sur la conduite des opérations militaires ou le problème de la mort en temps de guerre, son propos central consiste d’abord à dénoncer les clichés épiques et les tromperies du mythe du héros. C’est même à une entreprise de démolition systématique qu’il s’attelle, comme en témoignent les dernières lignes du livre où, faussement martial, il exige que l’on « massacre d’un seul coup » (1917, 126) ces soldats que des généraux trop timides mettent des mois à exposer au danger. Sa dénonciation de l’esprit va-t-en-guerre rejoint celle de Duhamel ; comme lui, il demande le respect pour la vie des combattants, qui ne sauraient être sacrifiés inutilement. C’est l’occasion de souligner que le rire et l’humour sont loin d’être absents dans les romans de la Grande Guerre. Si dans les journaux des tranchées, la pratique apparaît comme l’une de manières de réagir au traumatisme par l’autodérision, les romans exploreront plus loin les ressources structurantes du rire, qui offre un contrepoint bien
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venu à l’horreur. Mais peut-on rire ou sourire de la mort sur le champ de bataille ? Un scrupule vient parfois à ceux qui se sont laissés aller à divertir les lecteurs de la sorte, c’est le cas par exemple de Dorgelès qui, à la fin de son roman, s’excuse d’avoir taillé un pipeau – symbole de joie – dans le bois des croix des morts. La question de la légitimité du recours à un registre souriant pour aborder des catastrophes majeures resurgira, on le sait, autour de la littérature qui se retourne sur les camps de concentration (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique). L’on voit ainsi que si le mode réaliste a incontestablement été privilégié par les écrivains, et qu’il a empêché que la littérature de guerre ne renouvelle la forme du roman, ce registre n’a toutefois pas été le seul à être pratiqué. D’autres tonalités encore se font entendre dans les fictions de la Grande Guerre : ainsi, l’attaque au gaz, l’une des expériences les plus traumatisantes de la guerre et qui constitue un épisode que les romanciers mettent le plus volontiers en scène, fournit régulièrement l’occasion de pages impressionnistes ; portés par une écriture artiste, ces épisodes viennent se détacher singulièrement sur l’arrière-fond naturaliste.
3 Le roman des années 1930 Les années 1930 voient encore la publication d’un certain nombre de romans qui marqueront durablement l’imaginaire ; à la différence de ce qui s’observait lors de la première période, ces ouvrages ne sont plus nécessairement le travail d’écrivains-combattants. Les plus connues de ces œuvres sont intégrées dans des romans-fleuves qui connaissent une grande popularité dans l’entre-deux-guerres. Roger Martin du Gard suit dans Les Thibault (1922‒1940) les destins divergents de deux frères : l’un sera tué alors qu’il milite pour la fraternisation entre ennemis, l’autre mourra des suites d’une exposition au gaz dont, médecin, il décrit les effets sur propre organisme. Martin du Gard n’écrit plus un roman des tranchées, mais prend de la distance par rapport aux événements. Son écriture, héritière de Léon Tolstoï, construit un univers exceptionnellement riche dans lequel les personnages sont bien plus que les idées qui les portent. Jules Romains (pseudonyme de Louis Farigoule) place Verdun (1938) au centre de la grande fresque des Hommes de bonne volonté (1932‒1946). Si le front est bien présent dans ce roman, l’auteur tente surtout de montrer les interactions en jeu, en multipliant les personnages et les perspectives. Il renouvelle la version que l’on a du champ de bataille en mettant l’accent sur la difficulté qui existe, autant pour le combattant isolé que pour le haut commandement, à saisir la réalité des combats en temps réel. Martin du Gard et Romains abordent évidemment la violence mais leurs œuvres apportent un correctif à la vision de Barbusse ou de Dorgelès en évitant le sensationnalisme et en faisant une place plus grande à la perspective rationnelle. Le traitement de l’expérience de la guerre passe dorénavant par une mise à distance plus grande qui permet aux écrivains de se libérer de l’emprise des sentiments, fussent-ils généreux.
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En filigrane des romans publiés dans les années 1930 se lit évidemment la production de la première vague : c’est en dialogue avec cette littérature établie que les écrivains construisent leurs fictions. Jules Romains a été un lecteur attentif du Feu et des Croix de bois, mais aussi d’écrivains étrangers – en particulier de l’écrivain austro-hongrois d’expression allemande, Andréas Latzko, dont Hommes en guerre (1917) propose une tentative tout à fait originale pour rendre compte du traumatisme de la Grande Guerre en littérature. Son écriture, expressionniste, abordait des réalités peu problématisées par le roman français, notamment la folie consécutive à l’expérience des tranchées. C’est aussi pendant la seconde période d’intérêt que des écrivains commencent à mettre en avant des sentiments qu’il était difficile d’exprimer pendant la guerre. Le titre que Gabriel Chevallier donne à son roman de 1930, La peur, met en exergue un comportement qui apparaissait certes dans les romans de 14 antérieurs mais qui n’avait jusqu’alors jamais été revendiqué de manière si explicite. Ce qui est neuf, c’est que Chevallier ne fait pas seulement place à la peur des autres – présente depuis toujours dans la littérature de guerre – mais qu’il reconnaît aussi que la peur de son protagoniste est en vérité la sienne. Le ton de désenchantement total que l’auteur adopte illustre qu’une page a été tournée : l’on refuse dorénavant de se consoler du massacre en mettant en avant la valeur régénératrice que la guerre pourrait avoir, une position qui se retrouvait jusque chez Barbusse. Plus la guerre s’éloigne, plus il sera possible de prendre pour sujet des événements douloureux qu’il était impossible d’aborder pendant la guerre. En 1923 déjà, Le valet de gloire de Joseph Jolinon avait eu l’occasion de mettre au cœur d’une fiction les débandades qui eurent lieu dans l’armée française en 1917. Les mutineries deviendront l’un des épisodes privilégiés sur lesquels les romanciers s’arrêteront au tournant du XXIe siècle, conformément à la nouvelle sensibilité qui s’est mise en place et de la réévaluation de l’histoire qu’elle impose.
4 Le retour de la Grande Guerre dans le roman depuis 1980 Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a mis fin à l’intérêt littéraire pour la guerre de 14‒18. Dès la seconde moitié des années 1930, les lecteurs s’étaient détournés de cet univers, soit par lassitude (on leur racontait toujours les mêmes histoires), soit par désintérêt pour le pacifisme à une époque qui connaissait la montée du fascisme. Après 40‒45, les violences de cette nouvelle guerre allaient concentrer l’attention des romanciers. L’extermination des Juifs a en outre marqué la fin d’une confiance dans l’humanisme traditionnel dont se réclamaient avant guerre les bonnes volontés hostiles à la guerre. Quand ils n’ont pas tourné le dos à l’Histoire, les romanciers se sont intéressés à la Shoah, ce traumatisme unique qui a rendu obsolètes les manières traditionnelles
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de penser la violence extrême dans ses rapports à la culture. Plus encore qu’après 14‒18, il est apparu que même la plus grande culture n’offrait pas à l’humanité un rempart contre la barbarie. Longtemps délaissée, la thématique de la Grande Guerre a fait un retour en force dans la littérature des années 1980. La visibilité a été telle qu’il convient de considérer la fin de siècle et le début du XXIe siècle comme la troisième grande période pendant laquelle les écrivains se sont (re)tournés vers le premier conflit mondial. Pas moins de cent cinquante romans ont été publiés depuis 1980, et chaque année il s’en publie encore de nouveaux. Ce regain d’intérêt s’explique par le fait qu’une nouvelle génération a été curieuse non plus de l’expérience des parents – dont l’expérience de 40‒45 avait largement nourri les récits et les romans – mais de l’histoire des grands-pères. La mentalité ancien-combattant, portée par un discours conservateur et volontiers donneur de leçon, s’est fait de plus en plus discrète avec la disparition de ceux qui avaient participé à la Grande Guerre. Les petits-enfants de la génération qui avait fait la guerre de 14 ont alors pu penser leurs aïeux non plus comme des vieillards moralisateurs qui exigeaient le respect parce qu’ils avaient fait la guerre, mais comme des jeunes gens qui, au seuil de leur vie adulte, avaient été confrontés à l’une des catastrophes majeures du XXe siècle. C’est de cet effort de sympathie avec des souffrances éprouvées par toute une génération qu’est née une part importante de cette nouvelle littérature qui met actuellement la Grande Guerre au cœur du roman. Les commémorations du centenaire de 14 ont contribué à soutenir l’actualité de cette veine romanesque, qui, sans l’intérêt médiatique que cet anniversaire a suscité, se serait vraisemblablement épuisée plus tôt. Ce sont d’abord les historiens qui ont remis la Grande Guerre à l’avant-plan ; leur approche nouvelle, qui mettait dorénavant au centre de la recherche l’expérience personnelle du soldat sur le champ de bataille, a connu un retentissement important auprès du grand public. Les auteurs ont trouvé dans leurs travaux matière à nourrir leurs fictions : la production contemporaine se caractérise par un aller-retour entre historiens et romanciers, qui s’enrichissent mutuellement. La perspective dominante dans laquelle s’inscrit cette nouvelle littérature est toujours pacifiste, comme l’est d’ailleurs très largement l’opinion publique occidentale. Cent ans après les premières dénonciations de la guerre comme boucherie, la littérature souscrit à l’idée selon laquelle pour éviter la guerre, il convient d’en montrer le détail sanglant. L’esthétique réaliste reste donc le mode privilégié ; les meilleurs textes parviennent cependant à éviter le piège de la simple surenchère dans l’exhibition de l’horreur. Un certain nombre de nouvelles formes s’imposent, ainsi notamment du roman d’enquête. Celui-ci peut reposer soit sur une enquête familiale soit encore sur une enquête policière. Le premier sous-genre s’attache à la découverte de l’intime, le second, tourné vers la collectivité, s’efforce de rappeler des injustices. Claude Simon fait voir dans L’acacia (1989) comment en 1919 une veuve accompagnée de son fils – qui n’est autre que l’écrivain lui-même, enfant – tente de trouver la tombe de son mari sur les lieux des combats. Simon ayant fait la guerre de 1940, son roman est l’occasion de faire
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résonner une expérience similaire qui se répète d’une guerre à l’autre. Conformément à ses habitudes qui consistent à exhiber les cadavres que la République cache dans ses placards, Didier Daeninckx montre dans Le der des ders (1984) comment un détective privé découvre la pleutrerie d’un colonel qui durant la bataille a été jusqu’à abattre un subalterne. L’histoire individuelle et la grande Histoire se rejoignent puisque l’enquête est l’occasion de lever le voile sur le massacre auquel l’artillerie française s’est livrée en 1917 sur des troupes russes mutinées. La volonté de (re)mettre en avant des épisodes peu glorieux liés à la Première Guerre mondiale se retrouve aussi dans Au-revoir là-haut (2014) de Pierre Lemaître. Ce roman, qui, significativement, obtient le Prix Goncourt en 2014, revient sur le scandale des exhumations militaires et les met en parallèle avec une escroquerie au monument aux morts. Jouant de tous les registres, du sensationnel à l’humour, le roman tente une synthèse de la vision que le XXIe siècle porte sur la Grande Guerre. Le roman contemporain opère un certain nombre de déplacements : les fraternisations, les fusillés et les mutins occupent ainsi une place centrale dans l’imaginaire contemporain. L’après-guerre et le retour du soldat à la vie civile sont d’autres thèmes volontiers abordés. L’insertion de documents ‹ authentiques › – lettres, carnets – et l’évocation de menues reliques – balles, fragments d’obus, médailles… – est l’une des manières de suggérer la matérialité d’un monde désormais très éloigné des lecteurs. Les faire surgir est aussi une façon de donner du poids aux émotions qui, par objets interposés, parviennent ainsi à une nouvelle génération. L’on observera encore que les romans sont nombreux à accorder une place centrale à des figures de femmes. Il y a cent ans, le roman de guerre s’était confondu avec le roman des tranchées : les femmes, peu nombreuses sur le front, y occupaient donc nécessairement un rôle secondaire, et souvent caricatural. Admirées comme mères ou comme infirmières, elles étaient régulièrement méprisées dès lors qu’un personnage les soupçonnait d’infidélité. Quant aux femmes écrivains – l’on songera à Colette –, elles n’avaient pas durablement marqué l’imaginaire, leur champ de vision couvrant essentiellement l’arrière et pas la zone de combats.
5 Le roman contemporain Tout change à la fin du XXe siècle : non seulement les romans font une place importante aux figures de femmes, mais un grand nombre d’écrivaines s’emparent du sujet. Une scène forte des Âmes grises (1998) de Philippe Claudel, où une nouvelle institutrice découvre la pièce détruite par son prédécesseur rendu fou par la guerre, est exemplaire de l’intérêt que le roman contemporain accorde à l’expérience des femmes. L’on peut par ailleurs se tourner vers Alice Ferney pour voir comment une sensibilité nouvelle s’empare de la thématique, qui accorde aux sentiments des femmes toute son attention. Dans la guerre (2003) s’inscrit dans la catégorie des romans néo-lyriques et, à ce titre, il emprunte sa structure et son esthétique au Grand troupeau. Un bonheur campagnard
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idéalisé est opposé à l’enfer du front où l’horreur de la guerre se dit dans un jaillissement de sang. Mais l’intérêt de ce roman, qui à travers la figure d’un chien, met en contrepoint la bestialisation de l’homme et l’humanisation de l’animal, réside en ceci qu’il accorde une importance centrale à des souffrances qui ne sont pas seulement humaines. L’on oublie trop souvent que la Grande Guerre a été l’hécatombe des chevaux et des millions d’animaux qui y ont péri, victimes directes des combats ou morts parce que délaissés par leurs propriétaires. La littérature contemporaine, comme d’ailleurs les historien·nes, accorde dorénavant son attention à ce traumatisme-là aussi : elle voit dans les animaux des êtres vivants capables de souffrance et qui à ce titre méritent le respect. La manière de mettre en avant la façon dont la nature a pâti des effets de la guerre est l’un des déplacements les plus notables qui s’est opéré en littérature, et les historien·nes s’y consacrent chaque jour davantage. La réappropriation massive de la matière de 14‒18 par le roman contemporain permet de relayer un rejet de la guerre : l’adhésion au pacifisme se fait d’autant plus facilement que le combattant peut toujours être montré comme la victime d’une guerre absurde. Il est beaucoup plus difficile d’obtenir ce type de consensus bienveillant dès lors que l’on se tourne vers la Seconde Guerre mondiale ou les guerres de décolonisation, qui, peu ou prou, divisent toujours la société (↗23 Écrire la guerre d’Algérie). Le succès actuel des romans de la Grande Guerre pose néanmoins à la littérature contemporaine le problème du renouvellement des formes. Quelle nouvelle tonalité l’écrivain peut-il faire entendre quand un si grand nombre de livres ont déjà abordé cet épisode dramatique ? Si tout a été dit sur l’horreur de cette guerre et qu’il est vain de dénoncer à cent ans de distance une violence qui est d’une autre époque, quel rôle le roman peut-il encore jouer ? Une réponse possible a été fournie par Jean Echenoz avec 14 (2012), un roman dans lequel la violence de l’histoire est dite par un biais résolument ironique. L’auteur s’efforce de dire le traumatisme en creux, en démontant tous les clichés caractéristiques du genre, à commencer par le sensationnalisme. Hors registre ironique, l’illustration la plus parlante de la manière dont la littérature peut aujourd’hui toujours renouveler notre regard se lit sans doute chez Jean Rouaud. On sait qu’avec C’était la guerre des tranchées (1993) de Jacques Tardi (↗9 Première Guerre mondiale – La bande dessinée), Les champs d’honneur – prix Goncourt en 1990 – est l’un des textes qui a rendu la Grande Guerre à nouveau visible au plus grand nombre. Le narrateur se présente comme le dépositaire de la parole des témoins directs, qui à cette époque déjà sont de moins en moins nombreux :
Nous n’avons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter le chemin de l’horreur : l’intolérable douleur dans la poitrine, une toux violente qui déchire la plèvre et les bronches, amène une bave de sang aux lèvres, le corps plié en deux secoué d’âcres accès de vomissements, écroulés recroquevillés que la mort ramassera bientôt, piétinés par les plus vaillants qui tentent, mains au rebord de la tranchée, de se hisser au dehors, de s’extraire de ce grouillement de vers humains. (1990, 156)
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La scène est dramatisée et elle ne renseigne pas le lecteur de manière objective sur les circonstances d’une attaque au gaz ; Rouaud déclare d’ailleurs volontiers qu’il n’a pas le souci de la documentation. Mais si sa valeur de témoignage est faible, ce paragraphe renseigne parfaitement sur la persistance des images littéraires qui remontent à la Grande Guerre. La réussite des pages de Rouaud ne tient pas à leur valeur de vérité, elle découle des qualités de l’écriture et de la manière originale dont l’auteur revisite l’horreur fondatrice de notre modernité. À y regarder de près, en effet, l’image de l’entassement des morts écrasés par des vivants qui cherchent à s’élever pour trouver un peu d’air, doit très peu aux conditions historiques de 14‒18. Le passage s’en inspire certes, mais la scène porte avant tout l’empreinte des descriptions de la mort dans les chambres à gaz des camps de concentration. C’est là, et pas dans les tranchées, que des hommes nus, condamnés à mourir, ont escaladé les agonisants pour s’approcher des petites ouvertures situées sur le haut des murs des fausses douches. Rouaud donne ici à lire simultanément l’expérience des gaz de combat et celle du Zyklon B : en transparence des soldats asphyxiés par l’ypérite surgissent les Juifs gazés à Auschwitz (↗18 Shoah – Images en question). Grâce au pouvoir que possède la littérature de rapprocher des univers éloignés les uns des autres, le roman permet à chaque génération de dire l’expérience par un biais résolument neuf. Ici, le travail sur l’imaginaire effectué par le romancier vient compléter celui effectué par l’historien pour dire le double traumatisme central du XXe siècle.
6 Conclusion La littérature pacifiste – ou du moins qualifiée comme telle au lendemain de 14‒18 quand le souhait de ne plus jamais vivre d’heures aussi sombres s’est formulé – a été incapable d’empêcher que ne survienne vingt ans plus tard une nouvelle guerre. Si cet échec rappelle les limites de ce que peut la littérature, il ne faudrait pas oublier le poids que la littérature de la Grande Guerre a eu sur les imaginaires. Cette influence s’est cependant exercée en dehors du champ strictement littéraire, à la différence de ce qui s’est passé en Angleterre, où les War Poets sont entrés de plain-pied dans le canon littéraire, en raison aussi des innovations formelles qu’ils ont su apporter et de l’impulsion originale qu’ils ont su donner au monde des lettres. Si l’on excepte la poésie, et celle d’Apollinaire en particulier, les romans qui reviennent sur l’expérience des tranchées n’ont pas, en France, renouvelé l’écriture littéraire pendant le conflit et dans ses lendemains immédiats : le réalisme, voire le naturalisme hérité de Zola, est resté le mode d’expression majeur. C’est à distance, dans les années 1980, lorsque les petits-enfants – hommes et femmes cette fois – des combattants des tranchées se sont mis à écrire pour raconter le calvaire d’une jeunesse dans laquelle ils et elles se reconnaissaient parce qu’ils et elles avaient l’âge de leurs grands-pères et de leurs grands-mères lorsque ceux-ci ont été confronté·es au conflit sanglant, que l’innovation formelle s’est exprimée.
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Dans un dialogue avec les historien·nes, qui ont été les premier·es à remettre à l’agenda la guerre de 14‒18, ils et elles ont revisité le conflit en jouant sur des tonalités nouvelles, de l’intime à l’ironique. C’est aussi ce travail sur la forme qui explique le succès durable de la littérature de la Grande Guerre au tournant du XXIe siècle.
7 Bibliographie 7.1 Œuvres citées Alain [pseud. d’Émile Chartier]. Mars ou la guerre jugée [1921] suivi de : De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations civilisées [1916]. Paris : Gallimard, 1995. Barbusse, Henri. Le feu. Journal d’une escouade. Paris : Flammarion, 1965 [1919]. Benjamin, René. Gaspard. Paris : Fayard, 1915. Bertrand, Adrien. L’appel du sol. Paris : Calmann-Lévy, 1916. Céline, Louis-Ferdinand. « Le voyage au bout de la nuit ». Romans I. Dir. Henri Godard. Paris : Gallimard, 1981 [1932]. Chaine, Pierre. Les mémoires d’un rat. Paris : L’Œuvre, 1917. Chevallier, Gabriel. La peur. Paris : Presses universitaires de France, 1951 [1930]. Claudel, Philippe. Les âmes grises. Paris : Grasset, 2003. Daeninckx, Didier. Le der des ders. Paris : Gallimard, 1984. Deauville, Max [pseud. de Maurice Duwez]. Jusqu’à l’Yser. Paris : Calmann-Lévy, 1917. Deauville, Max. La boue des Flandres et autres récits de la Grande Guerre. Dir. Pierre Schoentjes. Bruxelles : Espace Nord, 2006 [1922]. Dorgelès, Roland. Les croix de bois. Paris : Albin Michel, 2000 [1919]. Duhamel, Georges. Civilisation 1914‒1917. Paris : Mercure de France, 1918. Escholier, Raymond. Le sel de la terre. Amiens : Edgar Malfère, 1925. Echenoz, Jean. 14. Paris : Éditions de Minuit, 2012. Ferney, Alice. Dans la guerre. Arles : Actes Sud, 2003. Giono, Jean. Le grand troupeau. Paris : Gallimard, 1972 [1931]. Jolinon, Joseph. Le valet de gloire. Paris : Pierre de Méyère, 1965 [1923]. Latzko, Andreas. Hommes en guerre. Traduit de l’allemand par Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc. Marseille : Agone, 1994 [1917]. Lekeux, Martial. Mes cloîtres dans la tempête. Paris : Plon, 1922. Lemaître, Pierre. Au-revoir là-haut. Paris : 2014. Martin du Gard, Roger. Les Thibault. Tome 2. Paris : Gallimard, 1955 [1922‒1940]. Romains, Jules. « Verdun ». Les hommes de bonne volonté. Tome 3. Paris : Flammarion, 1954 [1938]. Rouaud, Jean. Les champs d’honneur. Paris : Éditions de Minuit, 1990. Tardi, Jacques. C’était la guerre des tranchées. Tournai : Casterman, 1993.
7.2 Œuvres complémentaires Compagnon, Antoine. La Grande Guerre des écrivains. D’Apollinaire à Zweig. Paris : Gallimard, 2014. Bourke, Joanna. An Intimate History of Killing. Face to Face Killing in Twentieth-Century Warfare. London : Basic Books, 1999. Kessler-Claudet, Micheline. La guerre de quatorze dans le roman occidental. Paris : Nathan, 1998.
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Le Naour, Jean Yves. Les soldats de la honte. Paris : Perrin, 2011. Rieuneau, Maurice. Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939. Genève : Slatkine Reprints, 2000 [1974]. Riegel, Léon. Guerre et littérature. Paris : Klincksieck, 1978. Schoentjes, Pierre. Fictions de la Grande Guerre. Paris : Classiques Garnier, 2008. Theeten, Griet. La Grande Guerre revisitée. 14‒18 dans le roman français contemporain. Genève : Droz, 2015. Baratay, Eric. Bêtes de tranchées. Paris : CNRS éditions, 2013.
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8 Première Guerre mondiale ‒ La poésie Résumé : Le chapitre émet l’hypothèse que la dialectique de la mémoire et de l’oubli, structurant l’histoire et la réception de la poésie française de la Grande Guerre, est révélatrice des traumatismes de 1914–1918. Féconde pendant le conflit, cette poésie finit par tomber dans l’oubli au milieu des années 1920. Son éclipse tient à l’ampleur du traumatisme subi, ainsi qu’à des raisons idéologiques et esthétiques. Sa récente redécouverte revêt donc une indéniable signification épistémologique et morale : elle se fonde sur la conscience aiguë du caractère matriciel de la Grande Guerre, considérée comme rupture inaugurale d’un siècle de destruction et de déshumanisation sans précédent. Elle participe ainsi pleinement au travail collectif de reconstruction du passé. Enfin, elle représente un signe et une manifestation du devoir, mais aussi du désir de mémoire vis-à-vis d’un événement traumatique, dont la présence latente n’a rien d’anachronique.
Mots-clés : deuil, historiographie, Grande Guerre, littérature, mémoire culturelle, pacifisme, poésie, Première Guerre mondiale, traumatisme, vers, 1914–1918
1 Introduction Féconde entre 1914 et 1918, la poésie française de la Grande Guerre s’étiole et finit par tomber dans l’oubli au milieu des années 1920. Il faut attendre près de 80 ans pour la redécouvrir peu à peu, à la faveur des commémorations et des collaborations scientifiques entre historien·nes et littéraires. Elle se trouve donc dans une situation toute différente de celle de la poésie de guerre britannique, laquelle s’est immédiatement constituée en canon, n’a cessé d’évoluer au gré des remaniements effectués par les War Poets, du contexte historique, des travaux de recherche et des fluctuations d’une adhésion populaire jamais démentie. En France, seuls ont traversé le siècle des poèmes et des recueils isolés, dus à des auteur·es consacré·es pour d’autres raisons, comme Guillaume Apollinaire. Les raisons et les effets du passage de la pléthore à l’oubli sont nombreuses et complexes. Alors qu’au cours du conflit, le genre poétique est un vecteur légitime d’expression, de transmission et de partage de l’expérience, il devient ensuite l’angle mort de la mémoire littéraire et collective de la guerre. Tout au long du XXe siècle, il revient à la prose et au roman en particulier de léguer les témoignages, d’enrichir le répertoire symbolique commun, de renouveler l’écriture de la Grande Guerre (↗7 Première Guerre mondiale – Le roman). Face à la prégnance de la prose, la poésie ne semble plus en mesure de répondre aux besoins de narration et d’analyse de tous ceux et de
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toutes celles qui cherchent une vérité de la Grande Guerre. À quelques exceptions près, elle est devenue comme illisible, invisible, censément inapte à représenter les dimensions idéologiques et mémorielles dans lesquelles le public actuel se reconnaît toujours : d’un côté, le pacifisme ; de l’autre, la souffrance et la mort de masse. C’est pourquoi la redécouverte des poètes de la guerre revêt une indéniable signification épistémologique et morale. Ce nouvel intérêt ne se fonde pas seulement sur un effort de connaissance et d’élargissement du corpus. En outre, le choix d’écrire en poésie ne peut s’expliquer par le seul fait des goûts et des aptitudes de tel·le auteur·e, des traditions et des vogues de telle époque. Dans sa spécificité profonde, la parole poétique dit ce qui ne peut l’être autrement, dans un autre genre. Quand elle n’est pas simple mise en vers mais véritable forme-sens, elle peut répondre aux questions de ceux et celles qui n’ont pas connu cette guerre mais en ressentent encore l’onde de choc. Elle est capable de prolonger l’écho de la guerre, d’en transmettre l’expérience, d’en recréer les sensations chez le lecteur et la lectrice, de nourrir l’imaginaire collectif, de participer à l’effort général de remémoration et de narration traumatique. Dans cette optique, on est en droit de penser que la dialectique de la mémoire et de l’oubli, structurant l’histoire et la réception de cette poésie, est révélatrice des traumatismes de la Grande Guerre.
2 La poésie au cœur de la Grande Guerre Comme en prose, la guerre devient un thème privilégié en poésie dès le mois d’août 1914. Non seulement la plupart des poètes continuent à écrire, quelle que soit leur situation militaire, mais le genre poétique répond aussi à la forte demande du lectorat. Sa forme brève et ses liens avec la chanson en font un support commode et aisément mémorisable.
2.1 Une diversité remarquable Mobilisée dès les premiers mois du conflit, la poésie fait un retour massif sur la place publique. On réédite les épopées de l’Antiquité et du Moyen-Âge et les vers patriotiques de Victor Hugo. Des poètes, trop âgés pour le service armé, mettent leur plume au service de l’effort de guerre. Ainsi Henri de Régnier (1864–1936), Jean Richepin (1849– 1926) et Edmond Rostand (1868–1918), de l’Académie française, publient des poèmes dans les journaux et dans les anthologies (Les Poètes de la guerre, 1915). Paul Claudel (1868–1955) écrit des pièces patriotiques et pieuses : « Entrez, armées de la Justice et de la Joie, dans la terre qui vous a été donnée ! / Ah, ma soif ne sera pas désaltérée et le pain ne sera pas bon, / Armées des vivants et des morts, jusqu’à ce que nous ayons bu ensemble dans le Rhin profond ! » (Claudel 1915, 25).
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La célébration épique et la sacralisation caractérisent la plupart de ces productions, qui raniment une tradition oratoire millénaire, propice à la propagande et à l’enthousiasme. Ici, point de thrène ou de traumatisme, mais d’infinies variations sur le thème du « Dulce et decorum est pro Patria mori » d’Horace : la souffrance et la mort sont sublimées. « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle / Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre » : extraits d’Ève (1913), ces vers de Charles Péguy (1873–1914) deviennent une antienne, consacrée par la mort au combat de leur auteur, le 5 septembre 1914, aux prémices de la Bataille de la Marne, victoire française et salut de Paris, chantée dans le grand poème épique de François Porché, L’arrêt sur la Marne (1916). Dans un panégyrique vibrant du 17 septembre 1914, Maurice Barrès fait du sacrifice de Péguy la source vive de la renaissance française et invente le symbole du saint poète patriote. Mais, dans le même temps, des voix s’élèvent, qui refusent la grandiloquence et la lyre héroïque, étrangère aux épreuves subies. Les hécatombes des mois d’août et septembre, les plus meurtriers de toute la guerre, suscitent d’autres sentiments et requièrent d’autres moyens littéraires. À mesure que le conflit s’enlise et s’éternise, on demande à la poésie de se tenir au plus près des souffrances et de servir dignement la mémoire des hommes morts sans emphase. À l’arrière, affirmant leur foi en une juste cause, des écrivain·es, telle Lucie Delarue-Mardrus (1874–1945), infirmière volontaire à la Croix-Rouge, confient aux vers des tourments et des espoirs partagés par toute la nation, s’efforçant de réduire la fracture entre civils et combattants, hommes et femmes (Souffles de tempête, 1918). Dans Les forces éternelles (1920), la poétesse Anna de Noailles (1976–1933) passe du patriotisme fervent à la déploration des morts et s’interroge sur l’indicible de l’expérience : « Regarde longuement celui qui meurt. Voilà / Ce que la guerre atroce à tout instant consomme […] / Il est devenu seul. C’est le plus grand malade. / La mort délie en lui les cordes du héros. / Il est tout seul, avec sa chair, son sang, ses os » (de Noailles 1920, 15). Dans Les Ailes rouges de la guerre (1916), le vieux poète belge, Émile Verhaeren (1855–1916), qui a dû s’exiler en Angleterre, dénonce et pleure le sort de son pays crucifié par l’ennemi. Sous les drapeaux, de nombreux poètes continuent d’écrire et de publier, tels Apollinaire (1880–1918), Jean Cocteau (1889–1963), Henri Ghéon (1875–1944). Après sa conversion au catholicisme de 1915, ce dernier développe une inspiration spirituelle qui, loin de retrouver l’ardeur pompeuse de la propagande, module sur le mode mineur les horreurs de la guerre et l’urgence de parler vrai (Foi en la France, 1916). Parmi les plus jeunes, certains entrent simultanément en guerre et en poésie. C’est le cas d’Eugène Grindel, qui devient Paul Éluard (1895–1952), en publiant les dix poèmes du Devoir en juillet-août dans un hôpital militaire de la Somme où il est infirmier, et de Louis Aragon (1897–1982), étudiant en médecine, qui donne ses premiers poèmes à la revue d’avantgarde Nord-Sud. Enfin, de nombreux combattants, qui ne font pas métier d’écrire, choisissent la poésie pour s’exprimer. Héritage scolaire, la forme poétique présente divers avantages : outre sa brièveté, elle offre le moule commode du vers compté, qui demeure un point de repère et une valeur aux yeux des poètes amateurs et de ceux et celles qui les lisent.
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Malgré les aléas d’impression et de diffusion, les poètes bénéficient de divers supports de publication, à l’arrière comme à l’avant : les anthologies et les concours de poésie fleurissent ; les journaux de tranchées leur font régulièrement une place ; les périodiques parisiens non spécialisés les accueillent, tels Le Petit Journal illustré, Les Annales politiques et littéraires, La Grande Revue ou le Bulletin des écrivains, fondé par le journaliste Gaston Picard pour servir de trait d’union aux auteurs dispersés. Si la tonalité épique n’est pas absente, la désillusion, la misère des hommes, le spectacle de la mort, la compassion et la déshumanisation sont privilégiés. Choses vues, moments de détresse et de nostalgie, incompréhension entre civils et combattants, violence, deuil et camaraderie viennent enrichir durablement le répertoire de l’expérience commune. Dans la sociabilité particulière de la vie aux armées et du temps de guerre (↗9 Première Guerre mondiale – La bande dessinée), la tradition orale et l’esprit chansonnier des cabarets et des music-halls, propices à la diffusion de la poésie, engendrent des poèmes chansonnés faciles à comprendre, à retenir, à colporter. Ils brocardent souvent les absurdités de la routine militaire dans un esprit de corps de garde dont la franche gaîté nous est devenue étrangère. Par exception, l’humour et l’esprit des pièces goguenardes et tristes de Jean Arbousset (1895–1918) ont traversé le temps : « La plaine est un billard anglais / aux trous nombreux et uniformes, / tels des verres à vin énormes / qu’un obus aurait ciselés » (Arbousset 2013 [1917], 25).
2.2 Une parole aliénée ?
Détournant par divers moyens la censure (souscription, publication clandestine ou à l’étranger), les pacifistes dénoncent conjointement la guerre et la poésie de propagande. La revue Les Humbles, quoique amplement caviardée, parvient à publier les poèmes d’Edmond Adam (1889–1918) et de Marcel Martinet (1887–1944). De Suisse, où il a rejoint Romain Rolland, Pierre Jean Jouve fait paraître Poème contre le grand crime (1916) et Danse des morts (1917), dénonciations véhémentes et sombres du cataclysme : « Le cadavre est le fruit du sol. / Sa vaste odeur, sur l’étendue des plaines, s’avance. / Et chacun sait dans son cœur / Qu’il est cadavre / De l’avenir » (Jouve 1917, 81). De leur côté, le poète alsacien Yvan Goll (Élégies internationales, 1915) et l’écrivain Jules Romains (Europe, 1916) dénoncent en vers l’engagement fratricide des nations et en appellent à l’union des peuples européens. Éloignés du front, comme Jouve et Henri Guilbeaux (Du champ des horreurs, 1917), ils ont moins de difficulté à préserver leur distance critique (Goll et Guilbeaux sont en Suisse, Romains réformé à Paris). Quand ils sont trop exposés pour laisser libre cours à leur indignation, les poètes usent d’ironie. Ainsi fait le pacifiste Marc Larreguy de Civrieux (1895–1916) dont Romain Rolland préface le recueil posthume La Muse de sang (1920), mais aussi l’engagé volontaire Apollinaire, qui n’émet aucune restriction publique à son engagement et pratique l’humour noir vis-vis des autres comme de lui-même : « Feu d’artifice en acier / Qu’il est
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charmant cet éclairage / Artifice d’artificier / Mêler quelque grâce au courage » (Apollinaire 1965 [1918], 238). Dès 1915, les milieux littéraires s’interrogent sur la valeur littéraire des poèmes de guerre et leur aptitude à dire l’expérience martiale. On accuse ces productions d’être asservies aux circonstances et de constituer une régression formelle. Hormis la concurrence inévitable entre professionnel·les et amateur·es, qui n’est pas sans rappeler celle des témoins et des historien·nes dans l’écriture de l’Histoire, le problème s’explique par la structuration du champ littéraire. À lire le Bulletin lyrique de Paul Fort (1872– 1960), qui adapte ad libitum ses ballades françaises à la défense de la patrie, on parlerait volontiers de ‹ bourrage de crâne ›. Or la majorité de ses lecteurs et lectrices lui épargne ses attaques car l’auteur réconcilie le discours patriotique et l’originalité des poètes de Montmartre et Montparnasse que la guerre a disséminés sur le front. Le débat naît aussi des tensions entre pression testimoniale et travail poétique. La première enjoint d’obéir à la vérité du vécu dans un style réaliste, voire naturaliste ; le second de se concentrer sur le travail de la langue et les objectifs esthétiques. Entre les deux injonctions, quel compromis possible ? Pendant sa convalescence, Adrien Bertrand (1888–1917), prix Goncourt 1916 avec L’appel du sol, écrit des poèmes antiquisants déliés de toute inspiration guerrière (Le verger de Cypris, 1917), comme si la poésie était une évasion intérieure quand la prose serait le meilleur moyen de communiquer l’expérience personnelle à un large public. C’est le désir de poésie immédiate et fraternelle, touchant directement le cœur, qui pousse l’écrivain et médecin Georges Duhamel (1884–1966) à composer ses Élégies (1920), fondées sur les ressources d’une prosodie musicale, plus intime et plus émouvante. Alors que les récits en prose Vie des martyrs (1917) et Civilisation (prix Goncourt 1918) font de l’écrivain le témoin des témoins, la poésie l’autorise à chanter en son nom : « Ne parle pas, frère au cou déchiré ! Il me suffit de trouver ton regard. / Il me suffit de voir le pli profond / Qui s’éloigne en palpitant vers ta tempe, / […] Et tout ton corps, étalé devant moi / Comme une page écrite en mon langage » (Duhamel 1920, 83–84). La question formelle ne relève pas de la simple querelle d’écrivains. La Grande Guerre frappe ses contemporains par ses proportions démesurées, son caractère inouï, l’ampleur des souffrances partagées, l’épreuve de la mort de près. Le langage est-il capable de dire ce qui défie la parole ? Grâce à la forme fulgurante du haïku, certains poètes parviennent à épouser les sensations et les rythmes de la guerre : « Gris fer, gris plomb, gris cendré, / Gris dans les cœurs résignés / Relève des tranchées » (Chipot 2013, 108). Dans cet instantané, Julien Vocance (1878–1954) condense, avec subtilité, la violente monotonie de la vie du soldat. À guerre nouvelle, langage nouveau : tel est le point de vue d’Apollinaire. Le poète poursuit ses recherches calligrammatiques, introduit dans le vers libre l’argot des tranchées et les réalités techniques (« hexaèdres », « marmite », « boîte à malice », canevas de tir, etc.), obéit aux vagabondages de la rêverie, de l’amour et de l’imagination. Faisant de la guerre « une muse ardente » (Apollinaire 1965 [1918], 140), il publie la plaquette multigraphiée Case d’armons (1915) grâce au matériel d’impression de son régiment. Il
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espère détourner la guerre de ses pouvoirs mortels et recréer ce qu’elle s’acharne à détruire. Prolonger les expériences d’avant-guerre dans un contexte inédit est aussi l’ambition des revues Le Mot de Paul Iribe (1883–1935) et Jean Cocteau, L’Élan d’Amédée Ozenfant (1886–1966) et Charles-Édouard Jeaneret (le futur Le Corbusier, 1887–1965), et SIC dirigée par Pierre Albert-Birot (1876–1967), qui publient notamment les poèmes de guerre modernistes d’Apollinaire, de Sébastien Voirol (1870–1930), de Ricciotto Canudo (1877–1923). Les pièces rimées du plus grand nombre et les recherches avant-gardistes ne doivent pas faire oublier les silences ou les évitements de certains auteurs. Le légionnaire Blaise Cendrars n’écrit que trois poèmes de guerre, intitulés Shrapnells, dont il est mécontent. Selon lui, on ne peut tenir en même temps la plume et le fusil – il s’arrête donc d’écrire. De son côté, pacifiste farouche, fantassin, brancardier puis camoufleur, Charles Vildrac se tait pendant quatre ans. Refusant de participer à la comédie de la littérature martiale, il attend 1920 pour publier ses Chants du désespéré qui condamnent la guerre et pleurent les morts. Paul Valéry, lui, n’écrit plus ; il a pris congé de la poésie avant 1900. Quand il y revient, en 1917, avec La jeune parque, grand poème délié de toute circonstance, il le présente à ses amis comme une défense et illustration de la belle langue française.
2.3 La poésie cénotaphe et tombeau De nombreux poètes meurent très jeunes, avant d’avoir donné leur pleine mesure. C’est pourquoi, de l’automne 1914 à la fin des années 1920, les survivants se chargent de leur mémoire en publiant des recueils posthumes. Ainsi font Apollinaire et Salmon pour René Dalize, l’ami d’enfance d’Apollinaire auquel est dédié Calligrammes (Ballade du pauvre Macchabé mal enterré, 1919) ; Cocteau pour Jean Le Roy (Le cavalier de frise, 1928) ; Benjamin Crémieux pour Louis Chadourne (1890–1925), en rééditant la Commémoration d’une mort de printemps (1917) dans Accords (1929). De leur côté, l’Anthologie des écrivains morts pour la patrie (1916) et l’Anthologie des écrivains morts à la guerre (1924–1927) contiennent des hommages aux défunts sous forme d’éloges et d’extraits. Ces textes sont frappés du sceau de la mort et de chagrin. Vecteurs de postérité, ils participent à un mouvement collectif plus ample de rituel funéraire et de remémoration littéraire (↗7 Première Guerre mondiale – Le rite et la commémoration du 11 novembre 1918). Ils donnent des sépultures aux disparus de même que les ossuaires d’après-guerre aux restes des soldats mal ou non identifiés. Le poids des morts s’inscrit dans un travail, individuel et collectif, de deuil et de combat contre l’oubli. Hanté par le fantôme de Jean Le Roy, Jean Cocteau écrit la prosopopée du Discours du grand sommeil (1921) afin de dire sa douleur et de chercher les voies d’une reconstruction personnelle : « J’ai une grande nouvelle triste à t’annoncer : je suis mort. Je peux te parler ce matin, parce que tu somnoles, que tu es malade, que tu as la
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fièvre » (Cocteau 1999 [1921], 444). C’est donc grâce à des passeurs comme lui que perdurent la figure et l’œuvre des disparus, que se transmettent des expériences traumatiques plurielles. Or si, après guerre, la poésie, comme la prose, continue d’évoquer les souffrances endurées par les survivants (Luc Durtain (1881–1959), Le retour des hommes, 1920 ; Noël Garnier (1894–1931), Le mort mis en croix, 1926), elle subit aussi la désaffection du public, lassé par la littérature de guerre. À cette différence près que, contrairement au roman, elle ne connaît pas de regain au tournant des années 1930. Pourquoi ?
3 Les raisons de l’oubli L’occultation de la poésie de guerre tient à l’ampleur du traumatisme subi. On l’a vu, les poèmes les plus diffusés portaient la marque du patriotisme, voire du nationalisme. Quand les armes se taisent, le public, devenu profondément pacifiste, panse ses plaies et rejette un lyrisme devenu obsolète. Mais au lieu de trier dans la masse des publications, il soupçonne le genre poétique tout entier d’avoir agi pour la guerre, quand bien même les poètes auraient seulement composé avec la guerre. Par ailleurs, beaucoup de poètes sont morts et bien des amateurs ont cessé d’écrire. Quant aux écrivains et aux milieux littéraires, ils se détournent du thème et assignent à la poésie de nouvelles fonctions. Ils accusent une grande partie de la production antérieure de régression morale, stylistique et esthétique.
3.1 Dénis et débats de l’entre-deux-guerres De fait, la poésie française de la guerre subit la concurrence de la prose en matière de témoignage. Censément plus apte à présenter sans fards la vérité de l’expérience et à dénoncer la catastrophe, la prose a ses grands modèles, tels Le feu d’Henri Barbusse, Les croix de bois de Roland Dorgelès, Vie des martyrs et Civilisation de Georges Duhamel. La poésie pacifiste demeure néanmoins active : Paul Éluard fait paraître ses Poèmes pour la paix dès 1918 ; Yvan Goll traduit et réunit des poèmes allemands dans Le cœur de l’ennemi aux éditions Les Humbles en 1919. Deux ans plus tard, René Arcos (1891– 1959) publie à Genève Les poètes contre la guerre, une anthologie internationale préfacée par Romain Rolland. Il s’en faut cependant que les poèmes pacifistes trouvent leur place au panthéon littéraire du conflit. En 1927, Témoins, la grande somme critique de l’ancien combattant franco-américain, Jean Norton Cru (1879–1949), consacre le bannissement durable de la poésie. Non seulement l’ouvrage met fin au privilège de l’écrivain comme vecteur de l’expérience martiale et affirme le rôle indispensable des témoins dans l’écriture de l’Histoire, mais il dénie tout pouvoir historique et testimonial à la poésie, perçue comme un acte de littérature où « la part d’invention […] est plus grande que celle du renseignement documentaire » (Cru 2006 [1929], 11). Accusée de mensonge et d’embellissement (ce qui revient à
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confondre enjolivement et usage poétique), elle ne peut comparaître au grand procès contre la guerre. Les écrivains eux-mêmes ont une part de responsabilité dans cet oubli. Pour des raisons poétiques et personnelles, Pierre Jean Jouve renie son œuvre antérieure à la guerre, qui comprend tous ses recueils pacifistes. Après les Élégies, Duhamel choisit de se consacrer au roman. Il en va de même de Jules Romains, dont le désir de fresque et d’analyse s’exprime dans Prélude à Verdun et Verdun (1938), quinzième et seizième tomes du cycle romanesque des Hommes de bonne volonté. En revanche, André Salmon (1881–1969) poursuit ses souvenirs en vers comme en prose. Parallèlement à ses romans, inspirés par la guerre et les morts, il réédite le recueil L’Âge de l’humanité (1921) à plusieurs reprises, mais renonce à reprendre les chroniques journalistiques du Chass-bi (1917). Dès 1917, écœurés par les circonstances, de jeunes poètes comme Aragon, André Breton (1896–1966) et Philippe Soupault (1897–1990), accusent leurs aînés d’avoir entraîné le monde dans la catastrophe et refusent d’évoquer la guerre pour éviter d’en faire la réclame. Encouragés par l’insoumission de Tristan Tzara et de Dada, mouvement international subversif né à Zurich en 1916, ils se concentrent sur l’exploration poétique de l’inconscient et les moyens de ‹ changer la vie ›. Quand le mouvement surréaliste se structure au début des années 1920, il multiplie les provocations à l’égard du clergé, de l’armée et des anciens combattants (on songe à Benjamin Péret (1899–1959), en uniforme allemand, au procès fictif qu’intentent les surréalistes à Maurice Barrès en 1921). Breton accuse son défunt maître Apollinaire de s’être laissé ‹ dérouter › par les événements. Aragon, quant à lui, ironise sur le poète de Calligrammes par personnage interposé dans son roman Anicet (1921). Aux yeux des surréalistes, Blaise Cendrars n’est que l’auteur suspect de J’ai tué (1918), prose poétique pourtant remarquable, puisqu’elle est l’un des premiers textes à faire l’aveu de la mort donnée, quand la majorité des témoignages, en prose comme en vers, insistent sur la mort reçue. Cendrars ne se pose ni en victime ni en contestataire, mais en acteur désenchanté : cela suffit à l’exclure du courant dominant. Il a pourtant, lui aussi, subi le traumatisme de la guerre en perdant son bras droit, en 1915. C’est pourquoi il rompt avec l’écriture d’avant-garde qui était la sienne jusqu’en 1914, persuadé qu’elle l’a mené à l’abattoir. Sa poésie plonge désormais dans le ‹ profond aujourd’hui › et se coule de préférence dans la prose.
3.2 L’éclipse des conflits ultérieurs Dans l’entre-deux-guerres, les conflits de décolonisation (Maroc, Éthiopie) et la montée des périls, mise en perspective par les romans d’analyse des années 1930, renforcent l’exil de la poésie de la Grande Guerre, en tant que patrimoine littéraire et pratique d’écriture. Après 1945, les traumatismes du dernier conflit occultent les efforts commémoratifs des anciens combattants de 1914–1918 tandis que les vers de la Première Guerre
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mondiale sont, au mieux, considérés comme les vestiges d’une époque révolue. Le succès de la poésie de la Résistance, tout éphémère qu’il soit, consacre la réconciliation du public et des poètes, en raison du rôle historique que plusieurs d’entre eux viennent de jouer. Le préjugé selon lequel les poètes de l’autre guerre avaient choisi le ‹ mauvais côté › reste tenace. Mais, si les deux premiers recueils de Pierre Drieu La Rochelle (Interrogation, 1917 ; Fond de cantine, 1920) ne sont plus réédités, c’est non seulement parce que leur tonalité belliciste et leurs valeurs héroïques étaient contestées dès l’entre-deux-guerres, mais aussi parce que leur auteur les avait largement remaniés en les intégrant à ses Écrits de jeunesse (1941), et leur préférait des fictions comme La Comédie de Charleroi (1934) et Gilles (1939). Enfin et surtout, l’écrivain a choisi la collaboration – ce que ne lui pardonne pas la postérité. Ce dernier exemple nous invite à penser qu’un traumatisme peut en cacher un autre, dont l’oubli et le refoulement sont les symptômes. Dans l’après Seconde Guerre mondiale, les poètes qui reviennent sur leur passé le font généralement en prose, comme Blaise Cendrars, qui n’a jamais réussi à raconter le moment de sa blessure, même dans le second tome de ses mémoires, La main coupée (1946). Sa mutilation hante cependant toute son œuvre, dès son premier texte de la main gauche, le poème La guerre au Luxembourg (1916), repris dans ses œuvres poétiques complètes de 1944, tout comme Shrapnells, jamais renié. C’est que les poèmes de guerre conservent la trace de l’itinéraire personnel et poétique de l’auteur. Vildrac réédite les Chants du désespéré, les retouchant et les enrichissant sans cesse jusqu’en 1946, date de leur quinzième et dernière édition. Malgré sa virulence foncière, Breton conserve ses poèmes de guerre, « Hymne » et « Décembre », dans les rééditions de son premier recueil, Mont de piété (1919), n’écartant que « Soldat », jugé plus piètre et plus explicite. Aragon, lui, réédite plusieurs fois Feu de joie (1920), sans jamais en retrancher « Secousse » ou « Le Délire du fantassin ». En 1956, il revient sur son passé dans l’autobiographie lyrique Le roman inachevé et se délivre enfin de ce que Feu de joie et sa période surréaliste avait tu ou masqué, son triple ensevelissement de Couvrelles en 1918 et la découverte de son nom sur une tombe du front : « Je suis mort en août mil neuf cent dix-huit sur ce coin de terroir / Ça va faire pour moi bientôt trente-huit ans que tout est fini » (Aragon 2007 [1956], 155). De même que l’événement de la Grande Guerre n’est jamais entièrement refoulé, quelles que soient les situations historiques, de même les poètes gardent-ils la marque d’une expérience matricielle qu’ils ne sauraient bannir et qu’ils partagent avec plusieurs générations.
4 Une parole vive Ignorée, frappée de préjugés, la poésie de la Grande Guerre a retrouvé droit de cité au terme d’un long processus de reconnaissance. Conjointement à la Guerre froide, aux décolonisations et aux mouvements contestataires des années 1960, l’historiographie et
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l’histoire littéraire ont, en leur temps, contribué à l’écarter pour des raisons idéologiques, épistémologiques et méthodologiques. Le recul du temps, les travaux de recherche, l’évolution des mentalités et des processus mémoriels ont ensuite permis de lever certains tabous (le consentement d’Apollinaire, par exemple), de réintégrer la poésie au patrimoine littéraire de la guerre et d’accroître la profondeur de champ des lecteurs contemporains.
4.1 Relire la poésie de guerre Héritière des valeurs de l’avant-garde, la critique issue du structuralisme a construit la modernité sur des critères de rupture et de « défamiliarisation » (Touret 2001), selon lesquels le changement est une valeur en soi. C’est pourquoi la production poétique de 1914–1918 a longtemps échappé aux études littéraires : censément trop attachée aux circonstances pour illustrer le concept d’autonomie textuelle, elle paraissait aussi trop classique pour justifier une analyse formelle. De son côté, l’historiographie lui a préféré les témoignages en prose, plus faciles d’accès, plus à même d’administrer des preuves et d’étayer des généralisations. À partir des années 1980, les historien·nes entreprennent d’élargir leurs sources au discours littéraire, décelant de nombreuses interactions entre ce dernier d’une part et les mentalités et l’imaginaire collectif d’autre part. Ils et elles estiment que la littérature peut répondre à l’impératif de représentativité historique, en ceci qu’elle permet de révéler et d’explorer des dimensions cachées d’autres discours, i.e. de combler les vides de l’histoire. Comme d’autres arts, la poésie dévoile la mobilité des représentations et des sensibilités collectives ; elle saisit ce qui échappe ailleurs. L’histoire culturelle du premier conflit mondial, qui prend son essor au tournant des années 1990, avec notamment la création de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne (Somme) et le développement des War Studies dans le monde anglo-saxon, poursuit dans cette voie. Mais il faut attendre les années 2010 pour que la poésie entre plus précisément dans le corpus des sources : elle bénéficie de l’attention de la critique littéraire qui s’intéresse aux écritures de soi, mais aussi des travaux sur la poésie des camps qui, s’appuyant sur les déclarations des auteurs et des témoins, montrent que la transmission de la vérité intime compte davantage que la véridicité des faits (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance). Autrement dit, il s’agit moins de se concentrer sur les traumatismes eux-mêmes que sur le sens et les formes de l’expression traumatique, donc d’être plus attentif à l’écriture proprement dite et de tenir compte de l’adhésion des lecteurs et des lectrices à ce type de représentation (Schaeffer 2005). Plus récemment, les travaux conjoints des littéraires et des historien·nes sont parvenus à dépasser les contradictions entre singularité et représentativité, permanence et rupture, en étudiant les interactions entre fait guerrier et processus d’invention, en abordant l’évolution poétique en termes d’adaptation et d’individuation de l’expérience
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collective, en tenant compte de l’idiosyncrasie des auteur·es et de ses relations au répertoire commun (Trévisan 2001 ; Smith 2007 ; Becker 2014) ; bref en traitant la guerre comme le paysage objectif d’une expérience humaine prise dans les mots (Campa 2012). Face à la rationalisation du discours scientifique et de l’opération historique, l’écriture poétique manifeste la complexité abyssale du réel. Figure emblématique et longtemps controversée, Apollinaire devient le poète de guerre français au point d’en éclipser d’autres, dans un pays qui méconnaît cette tradition, contrairement à la Grande-Bretagne (Campa, 2023). Son itinéraire et son œuvre sont si riches et son héritage si fécond que l’écrivain prend valeur d’exemple. Le patriotisme des premiers mois de caserne, servi par une imagerie d’Épinal non dénuée d’humour (« 2e Canonnier-conducteur »), se conjuguent à la conquête amoureuse. Puis vient le temps du front, des déceptions, de la violence et des échappées oniriques avant que la désillusion et la souffrance n’accentuent leur emprise, et que la blessure à la tête de mars 1916, devenue le symbole séculaire du sacrifice des poètes (Becker 2014 ; Campa 2013), ne force le poète à combattre son assombrissement en préparant l’avenir : « Soyez indulgents quand vous nous comparez / À ceux qui furent la perfection de l’ordre / Nous qui quêtons partout l’aventure » (Apollinaire 1965 [1918], 313). Aujourd’hui, son statut d’étranger naturalisé contribue à renforcer la cohésion et l’identité françaises, dans un climat de tensions mémorielles et multiculturelles. S’il n’est pas le seul à comprendre, dès le mois d’août 1914, que sa génération entre « dans une époque / Nouvelle » (Apollinaire 1965 [1918], 208), Apollinaire est certainement le poète qui donne à la richesse et aux ambivalences de l’expérience humaine de la Grande Guerre son expression poétique la plus achevée. C’est justement la conscience du caractère matriciel de cette guerre, considérée comme rupture inaugurale d’un siècle de destruction, de déshumanisation et de traumatismes sans précédent, qui explique le retour de l’événement et de sa poésie aujourd’hui. Outre le contexte commémoratif du Centenaire, c’est cette conscience qui suscite la multiplication des livres et des spectacles, la mise au jour des archives publiques et privées, le regain d’intérêt pour la poésie de guerre.
4.2 ‹ La poésie témoigne – mais de quoi ? ›
La poésie déroute la logique habituelle du témoignage : à la transparence totale requise par ce dernier, elle oppose les contradictions et les ambiguïtés de la sensibilité, le tremblement du sens ; alors que la crédibilité d’un témoignage repose sur sa reproductibilité et sa convergence avec d’autres témoignages, la poésie exprime une parole singulière, qui échappe au pacte de véridicité historique. Mais de récents travaux dépassent les oppositions conceptuelles et les incohérences discursives en reconfigurant les rapports du témoignage à la vérité et à la fiction (Wieviorka 1998 ; Heinich et Schaeffer 2004). Avec le philosophe Jacques Derrida, on peut désormais se demander : la poésie témoigne, mais de quoi ?
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À cet égard, le cas d’André Breton offre des éléments de réponse (Campa 2017). En 1916, le poète rencontre Jacques Vaché, fantassin soigné pour blessures aux mollets dans un hôpital auxiliaire de Nantes. Dès lors, il voit en son nouvel ami l’incarnation de la résistance absolue à la guerre et aux institutions, de la désertion à l’intérieur de soi-même. Vaché meurt d’une surdose d’opium en janvier 1919, avant sa démobilisation. Pour Breton, il ne fait aucun doute qu’il s’agit non d’un accident, mais d’un suicide, d’une manifestation de l’‹ acte gratuit › exalté par son ami Vaché. Alors même qu’il tourne le dos au conflit qui s’achève, Breton publie en 1919 les lettres « dites de guerre » de ce poète sans œuvre, et fait de ce dernier un auteur paradoxal. Toute sa vie, il ne cessera d’écrire sur Vaché et de rééditer ses Lettres. Or, si Vaché est « surréaliste en [lui] » (Breton 1988 [1924b], 329), ce n’est pas seulement parce qu’il est une figure tutélaire du surréalisme, au même titre que Sade et Rimbaud, c’est aussi parce que sa mort hante Breton et, avec elle, le traumatisme de la guerre. Principe séminal, Vaché révèle la présence-absence de la guerre refoulée chez Breton ; autrement dit, cette dernière fait retour par défaut, à travers la hantise du défunt : « c’est à Jacques Vaché que je dois le plus. Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. […] Sans lui j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation » (Breton 1988 [1924a], 194). Pour le dire encore autrement, en conjurant l’expérience de la perte et l’angoisse de l’indicible, l’écriture poétique de Breton brise le silence et rend possible une narration traumatique. Mais en disant le plus, elle dit le moins de ce qui, à jamais, se retire du langage.
5 Conclusion Les poèmes de la Grande Guerre offrent aux lecteurs et lectrices actuel·les d’accéder aux expériences des auteur·es par le biais de sensations et de perceptions singulières. Comme l’écrit le philosophe Avishai Margalit, la poésie ne consiste pas à revivre une émotion ancienne mais à en faire surgir une nouvelle, semblable à celle déjà éprouvée (Margalit 2006, 132). Et si la poésie, comme l’affirme le poète Yves Bonnefoy, est ce qui résiste au concept pour manifester la présence des choses, les textes poétiques permettent, sinon un accès direct, du moins plus sensible, moins intellectuel, au passé. En ajoutant un surcroît de mémoire et de signification, ils élargissent l’expérience commune et convergent vers d’autres expériences traumatiques. Parce que l’événement de cette guerre demeure vivant, ils contribuent à en poursuivre inlassablement le récit, donc à en façonner le sens, comme l’écrit Hannah Arendt. Certes, la Grande Guerre n’inspire pas les poètes français·es contemporain·es, contrairement aux romancier·es, ou encore aux écrivain·es britanniques. Mais sa poésie appartient désormais à la mémoire partagée et à l’histoire du conflit. Sa résurgence permet de relire des livres-clés comme Calligrammes ; de renouveler l’approche des œuvres d’Éluard, de Francis Ponge (1899–1988), de Jules Supervielle (1884–1960) à la lumière des
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premiers poèmes relatifs à la guerre ; de mettre au jour des auteurs méconnus et des recueils de qualité, comme Les coqs et les vautours (1917) d’Albert-Paul Granier, au lyrisme subtil et singulier. De tels processus participent pleinement au travail collectif de reconstruction du passé, dans ses massifs comme dans ses béances, ainsi qu’en témoigne la base de données prosopographique Poésie Grande Guerre (pgg.parisnanterre.fr). En s’imposant dans notre présent, ils participent au « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » (Ricœur 2000, 108), mais aussi au désir très largement répandu de mémoire d’un événement traumatique, dont la présence latente n’a rien d’anachronique.
6 Bibliographie 6.1 Œuvres citées Apollinaire, Guillaume. « Calligrammes ». Œuvres poétiques. Dir. Marcel Adéma et Michel Décaudin. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965 [1918]. Aragon, Louis. « Le roman inachevé ». Œuvres poétiques complètes. Tome II. Dir. Olivier Barbarant. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007 [1956]. Arbousset, Jean. Le livre de Quinze Grammes, caporal. Dir. Éric Dussert. Paris : Éditions Obsidiane, 2013 [1917]. Becker, Annette. La Grande Guerre d’Apollinaire. Paris : Tallandier, 2014. Breton, André. Les pas perdus. Œuvres complètes. Tome I. Dir. Marguerite Bonnet. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 [1924a]. Breton, André. Manifeste du surréalisme. Œuvres complètes. Tome I. Dir. Marguerite Bonnet. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 [1924b]. Campa, Laurence. Poètes de la Grande Guerre. Paris : Éditions Classiques Garnier, 2012. Campa, Laurence. Guillaume Apollinaire. Paris : Gallimard, 2013. Campa, Laurence. « Cette guerre par quoi tout commence ». Littérature, vol. Modernités 1917, 188.4 (2017). Dir. Martin Mégevand et Serge Linarès. Paris : Armand Colin, 2017 : 39–48. Campa, Laurence. « Guillaume Apollinaire (1880–1918) ». A History of World War One Poetry. Dir. Jane Potter. Cambridge : Cambridge University Press, 2023 : 365–378. Chipot, Dominique. En pleine figure. Haïkus de la guerre 14–18. Paris : Éditions Bruno Doucey, 2013. Claudel, Paul. Trois poèmes de guerre. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1915. Cocteau, Jean. « Discours du grand sommeil » Œuvres poétiques complètes. Dir. Michel Décaudin. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999 [1921]. Cru, Jean Norton. Témoins. Préface et postface de Frédéric Rousseau. Nancy : Presses universitaires de Nancy, 2006 [1929]. Duhamel, Georges. Élégies. Paris : Mercure de France, 1920. Heinich, Nathalie, Schaeffer, Jean-Marie. Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie. Nîmes : Jacqueline Chambon, 2004. Jouve, Pierre Jean. Danse des morts. Genève : Éditions des Tablettes, 1917. Margalit, Avishai. L’éthique du souvenir. Paris : Climats, 2006. de Noailles, Anna. Les forces éternelles. Paris : Fayard, 1920. Péguy, Charles. Ève. Paris : Cahiers de la Quinzaine, 1913. Ricœur, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Éditions du Seuil, 2000.
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Schaeffer, Jean-Marie. « Quelles vérités pour quelles fictions ». L’Homme – La vérité de la fiction 175–176 (juillet–septembre 2005) : 19–36. Smith, Leonard. The Embattled Self. French Soldiers’ Testimony of the Great War. Ithaca, London : Cornell University Press, 2007. Touret, Michèle. « La guerre de 1914–1918 est-elle une périodisation littéraire ou un facteur de périodisation ? ». Le temps des lettres. Quelle périodisation pour l’histoire littéraire du XXe siècle ? Dir. Michèle Touret et Francine Dugast-Portes. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2001 : 211–222. Trévisan, Carine. Les fables du deuil. Mort et écriture. Paris : Presses universitaires de France, 2001. Wieviorka, Annette. L’ère du témoin. Paris : Plon, 1998.
6.2 Œuvres complémentaires Aragon, Louis. Feu de joie. Paris : Au Sans Pareil, 1920. Armistice. Anthologie illustrée de textes d’écrivains contemporains. Paris : Gallimard, 2018. Beaupré, Nicolas. Écrits de guerre 1914–1918 [Écrire en guerre, écrire la guerre : France-Allemagne 1914–1920, 2006]. Paris : CNRS, 2013. Beaupré, Nicolas. « French Poetry of the Great War ». A History of First World War Poetry. Dir. Jane Potter. Cambridge : Cambridge University Press 2022 : 445‒474. Beaupré, Nicolas. « Poésie du temps de guerre ». La Grande Guerre dans tous les sens. Dir. Centre de recherche de l’historial de la Grande Guerre. Paris : Odile Jacob, 2021 : 67–91. Bertrand, Adrien. Le verger de Cypris. Paris : Berger-Levrault, 1917. Breton, André. Mont de piété. Paris : Au Sans Pareil, 1919. Campa, Laurence. « Dans la nuit des éclairs ». L’invention du surréalisme. Dir. Bérénice Stoll, Olivier Wagner, Isabelle Diu et Jacqueline Chénieux-Gendron. Paris : BnF éditions, 2020 : 18–28. Claudel, Paul. Poëmes de guerre 1914–1916. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1922. Collonges, Julien, Schweizter Jérôme, Victoroff, Tatiana. La mort des poètes. Strasbourg : BNU, 2014. Corvisier, Jean-Nicolas, Vignest, Romain. La Grande Guerre des écrivains. Études. Paris : Garnier, 2016. Dalize, René. Ballade du pauvre Macchabé mal enterré. Paris : À la Belle Édition, 1919. Delarue-Mardrus, Lucie. Souffles de tempête. Paris : E. Fasquelle, 1918. Delorme, Hugues. Les poètes de la Guerre. Paris, Nancy : Berger-Levrault, 1915. Dotoli, Giovanni, Grandgirard, Marie-Laure, Sivry, Éric. Les écrivains dans la tourmente de la Première Guerre Mondiale. Paris : Hermann, 2016. Drieu La Rochelle, Pierre. Interrogation. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1917. Durtain, Luc. Le retour des hommes. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1920. Ghéon, Henri. Foi en la France. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1916. Goll, Yvan. Élégies internationales. Lausanne : Édition des « Cahiers expressionistes » [sic], 1915. Guilbeaux, Henri. Du champ des horreurs. Genève : Revue ‹ Demain ›, 1917. Larreguy de Civrieux, Marc. La muse de sang. Paris : Société mutuelle d’édition, 1920. Le Roy, Jean. Le cavalier de frise. Paris : À la Belle Édition, 1928. Michonneau, Stéphane. Un récit mémorable. Essai d’ego-exorcisme historique. Paris : Publications de la Sorbonne, 2017. Romains, Jules. Europe. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1916. Salmon, André. L’âge de l’humanité. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1921. Verhaeren, Émile. Les ailes rouges de la guerre. Paris : Mercure de France, 1916. Vildrac, Charles. Chants du désespéré. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue française, 1920.
Base de données du programme de recherche « Poésie Grande Guerre » : https://pgg.parisnanterre.fr
Vincent Marie
9 Première Guerre mondiale – La bande dessinée Résumé : D’où viennent les images de la Première Guerre mondiale qui hantent notre imaginaire ? Nous disposons des clichés, des dessins ou des films réalisés pendant le conflit grâce à la disponibilité des appareils modernes de prises de vues. Mais il n’existe pas ou peu d’images qui témoignent de l’assaut ou de la souffrance des soldats dans les tranchées. Voir la Première Guerre mondiale, la montrer et ainsi l’incarner : voilà ce que propose aujourd’hui la bande dessinée. En interrogeant l’archive et l’histoire, les dessinateurs et dessinatrices dialoguent avec la profondeur du temps. Ils et elles ressuscitent la Première Guerre mondiale dans notre imaginaire : leurs dessins sont plus que des traits, ils se manifestent aussi comme les pansements des blessures du passé. Avec ces artistes majeur·es qui ont fait de la Grande Guerre le sujet principal de leurs récits graphiques, nous chercherons à esquisser la mémoire fragmentée et traumatique d’une chronique dessinée de 1914–1918.
Mots-clés : bande dessinée, Grande Guerre, imaginaire, littérature, mémoire culturelle, Première Guerre mondiale, régime d’historicité, traumatisme, visualisation, 1914–1918
1 Introduction De l’assassinat de François Ferdinand le 28 juin 1914 aux conflits yougoslaves des années 1990, guerres de masse et massacres caractérisent le ‹ court XXe siècle ›. Mais si le XXe siècle « n’a pas inventé les massacres, comme pour la guerre, il les a élevés à un niveau sans précédent », nous dit René Rémond dans son essai Regard sur le siècle (2000, 49). Dans les guerres et conflits du siècle dernier, les victimes ne se comptent plus comme jadis par centaines de milliers mais par dizaines de millions. L’historien en convient : « le XXe siècle a inventé la guerre de masse et les massacres de masse » (Rémond 2000, 49). Parmi ces violences et ces tragédies humaines abondamment décrites, dans la plupart des cas dénoncés dans les livres et récits oraux, la peinture, la musique et le cinéma, la Première Guerre mondiale est considérée par l’historiographie comme la première étape des études sur les traumatismes liés à une guerre moderne (Parent 2006) (↗2 La notion de traumatisme et l’image de l’être humain). En effet, si ce sujet historique intéresse tant les artistes et continue de questionner aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’il est difficile d’occulter les fantômes du passé. Dans le champ des représentations visuelles, la bande dessinée propose une approche séquentielle
Vincent Marie, Nîmes, associé au LERASS-CERIC de l’Université Paul Valéry Montpellier III https://doi.org/10.1515/9783110420746-009
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Vincent Marie
singulière tout en interrogeant la capacité d’un récit graphique à transmettre la mémoire d’un traumatisme et à en panser les fissures.
Figure 1 : Henrik Rehr, Gavrilo Princip, l’homme qui changea le siècle, Futuropolis, 2014.
2 ‹ L’expérience combattante › de la Grande Guerre à l’épreuve de la bande dessinée
Dans le contexte des commémorations du centenaire de la Grande Guerre s’est imposée l’idée de nourrir une réflexion sur les traumatismes liés à ce conflit majeur et à ses
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représentations pour aider à mieux comprendre le XXe siècle. L’expérience combattante dans une guerre totale intéresse à plus d’un titre les auteurs de bande dessinée. La question de la représentation de la ‹ guerre de masse › et notamment de la violence des combats interroge les dessinateurs dès le début du conflit. Ils semblent chercher à répondre au désir d’un horizon d’attente de l’arrière qui n’a que peu d’informations. Quand certains se plaisent à mettre en scène la culture de guerre sur fond de patriotisme, d’autres évoquent les générations perdues traumatisées par un conflit qui a touché profondément et durablement les soldats et les sociétés. Considérée par les historien·nes comme une clé essentielle de compréhension de la ‹ brutalisation › de la guerre, l’expérience combattante dans la Première Guerre mondiale est au centre de l’intérêt des dessinateurs. La violence des combats s’agence sous une multitude d’aspects formels qui sont loin de s’exclure les uns les autres dans la bande dessinée européenne de 1914 à aujourd’hui.
2.1 La bataille ou l’assaut, paroxysme de la violence en mouvement Inspirées par les mises en scènes cinématographiques, les séquences d’assaut ou de bataille représentées comblent un vide d’archive car il n’existe pas ou très peu d’images non reconstituées mettant en scène les combats. Dans les bandes dessinées, les scènes d’assaut se focalisent surtout sur la guerre des tranchées. Dans Mattéo, première époque (1914–1915) (2008), Jean-Pierre Gibrat dessine les combats de la guerre de 1914–1918 de façon dynamique. Il crée par exemple une ligne d’horizon oblique et désarticule ses personnages pour donner l’impression du mouvement. L’assaut est meurtrier et les soldats sont souvent présentés comme des victimes de la mitrailleuse ennemie, métaphore ici de la guerre industrielle. En 2013, dans la grande fresque réalisée pour la commémoration de la bataille de la Somme et qui est exposée aujourd’hui au mémorial de Thiepval, Joe Sacco propose une narration panoramique dans l’espace et dans le temps du premier jour de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916. De la mobilisation des combattants à l’enterrement des cadavres, son œuvre évoque avec précision la geste quotidienne des soldats, avant, pendant et après la bataille. Ce procédé visuel n’est pas nouveau. Il se réfère notamment aux bas-reliefs de la bataille de Qadesh au temps de l’Égypte ancienne, à ceux de la colonne Trajane consacrant la victoire de Rome sur les Daces au premier siècle ou encore à la tapisserie de Bayeux racontant la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066. En 1998, le Britannique Charlie Adlard, dans The White Death (La mort blanche), un récit scénarisé par Robbie Morisson, utilise un procédé panoramique similaire pour ‹ figer › certaines batailles en pleine page. La mise en scène de l’expérience combattante sur le front des Alpes constitue ici une façon de montrer la violence guerrière. L’avalanche comme arme de guerre est la métaphore d’un conflit implacable que rien ni personne ne peut arrêter. Les dessinateurs se plaisent à dessiner et à raconter des parcours
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individuels dans le cadre d’épisodes militaires car le processus d’identification peut s’opérer plus facilement lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire de soldats anonymes qui auraient pu être leur père, leur grand-père... Ajoutons que la tension dramatique des combats a marqué toute une génération de dessinateurs et de dessinatrices qui trouvent dans le médium de la bande dessinée une sorte d’exutoire à leur histoire familiale. Mais ce sont surtout les représentations du corps à corps qui expriment, avec force, la ‹ brutalisation › de la guerre. Une façon de montrer l’humanité qui s’amenuise et la barbarie dont sont capables les hommes lorsqu’ils sont en situation de conflit. Chez Jacques Tardi, les soldats de papier sont dramatiquement confrontés à la souffrance et à la mort. Le dessinateur de C’était la guerre des tranchées (1993) ou de Putain de guerre (2008) n’hésite pas, en effet, à dessiner l’horreur des combats. Il montre des corps mutilés, des corps qui explosent, le sang qui gicle et les viscères des soldats éparpillées sur le champ de bataille. À la manière d’Otto Dix, on trouve chez le père d’Adèle Blanc-Sec une façon d’exprimer la douleur par une esthétique expressionniste : les soldats ont la bouche grande ouverte, ils grimacent et crient leurs souffrances à la face des hommes (↗10 Première Guerre mondiale – L’art : peinture et gravure). Ce parti pris graphique est ici la projection de la subjectivité de Jacques Tardi. Elle tend à déformer la réalité pour inspirer aux lecteurs et lectrices une réaction émotionnelle. Sa représentation de la guerre est souvent fondée sur une vision angoissante, déformant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité expressive. Si, en regard de l’ensemble de la production de Tardi, il y a peu d’images de violence, lorsque celle-ci est présente, elle n’est pas refoulée mais surgit sans concessions. Parmi les images de violence réalisées par l’artiste, nous pouvons retenir une tentative expérimentale et abstraite de sa monstration dès les premières planches de Putain de guerre (2008) où Tardi dessine des corps qui explosent dans un bain rouge sang. Dans Notre Mère la Guerre (2009 à 2011), Kris questionne un angle mort de l’historiographie contemporaine : celui de la capacité de la guerre à forger des assassins et à assurer une certaine forme de légalité dans le fait de donner la mort. Ainsi, dans une séquence d’assaut, il met en scène, grâce au dessin très expressif de Maël, la rage des soldats français qui transpercent l’ennemi de leur baïonnette (Kris et Maël 2010, 8). Ces soldats ne sont plus considérés comme de simples victimes de la guerre mais plutôt comme des tueurs en puissance. C’est aussi ce que proposent Adam et Marchetti dans La tranchée où, à la fin du tome 1 (2006), la phrase « je suis un assassin » résonne dans la tête du protagoniste du récit. Par cette considération, l’auteur fait prendre conscience à son personnage et, par la même occasion, à son lectorat qu’un soldat peut aussi donner la mort. Longtemps caractérisée par un mutisme de la part des soldats, cette prise de conscience peut se lire ici comme la traduction graphique d’un traumatisme. Il faut dire que l’horreur des combats hante la vie de nombreux personnages de papier et cela bien longtemps après le conflit. Le lieutenant Viallate imaginé par Kris et Maël dans Notre Mère la Guerre, Monsieur Verbum, vétéran de 14–18 mis en scène par Rabaté dans Ex voto… sont marqués à jamais par la guerre.
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Figure 2 : Pascal Rabaté, Ex Voto, Vents d’Ouest, 1994.
2.2 L’horreur hors champ : une mise à distance salutaire ?
Depuis l’Iliade, l’épopée guerrière intéresse les auteurs pour asseoir la dramaturgie de leur récit. Pourtant, en ce qui concerne la Première Guerre mondiale, certains artistes cherchent dès 1914 à cacher l’horreur des combats (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). Dans les illustrés d’époque comme Bécassine (1915) ou Les Pieds nickelés (1913– 1917), on s’applique à présenter l’ennemi à grand coup de stéréotypes pour mieux le tourner en dérision ; on ne présente pas de cadavres. Dans Les Pieds nickelés s’en vont en guerre, Louis Forton mêle subtilement acte héroïque (les trois compères s’emparent du drapeau ennemi) et haine de l’ennemi (brocardé par l’expression ‹ mort aux Boches ! › sur le vieux pan de chemine suspendu entre des fusils disposés en faisceaux et que laissent derrière eux les trois protagonistes). Souvent sans ligne de front identifiée, sans grandes batailles, cette ‹ guerre de papier › reflète l’endoctrinement entre
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embuscades et coups d’éclats ; les Pieds nickelés opèrent de petits actes héroïques de résistance contre l’ennemi dans le contexte de la propagande de l’époque. Les cadavres sont mis à distance et l’horreur est hors champ, comme si l’on cherchait à préserver l’opinion publique des ravages de la guerre. Dans un tout autre contexte, les œuvres produites dans l’entre-deux-guerres et surtout après la loi de publication à destination de la jeunesse de 1949, interdisant toute représentation de violence et de sexe, refoulent les horreurs de la guerre. Un récit de l’oubli du corps à corps des combats s’instaure comme si la mémoire repoussait ici les images de souffrance. Les auteurs privilégient alors la mise à distance en proposant de raconter des chapitres de la guerre vue du ciel. Les as de l’aviation sont les héros de cette guerre à la dimension ‹ chevaleresque ›. Dans cet esprit, Corto Maltese, le héros d’Hugo Pratt, assiste à la mort du Baron Rouge, chevalier de l’aviation allemande, dans le récit romancé Côtes de nuits et roses de Picardie (1972) repris dans l’album Les Celtiques. Depuis les années 1970, le paradigme a changé car les dessinateurs ont bien conscience que l’imagination des lecteurs et des lectrices s’exerce avec plus de force dans l’interstice entre les cases. La non-monstration de l’horreur n’est pas ici un récit de l’oubli mais un procédé rhétorique qui fait appel à notre inconscient collectif de la guerre. L’horreur n’est pas montrée mais on incite à l’imaginer. Ce procédé octroie donc à la bande dessinée toute sa puissance d’évidence. En effet, si, sur une vignette, un personnage brandit une pelle aiguisée dans un corps à corps et que sur l’image suivante, le dessinateur met en scène un cri de souffrance qui déchire la case sans montrer la pelle qui tranche la gorge du personnage, c’est le lecteur et la lectrice qui, dans l’espace entre les cases et dans son imaginaire, reconstituent l’acte meurtrier. À l’instar du protagoniste de papier, il ou elle devient, par l’exercice de son imagination, un meurtrier par procuration.
2.3 Arrêt sur image : figer la mort après la bataille
Pour les artistes, la représentation de combats reste extrêmement difficile si l’on ne veut pas tomber dans une forme d’héroïsation. Le choix de montrer le champ de bataille recouvert de cadavres après les combats participe alors de la dénonciation des horreurs de la guerre. À cette fin, les dessinateurs utilisent une documentation historique de plus en plus conséquente pour mettre en scène la mort des combattants après un assaut, un tir d’artillerie ou un coup d’éclat. Les photographies ou les sources cinématographiques inspirent les dessins. Saisir la façon dont les corps sont tombés, meurtris, désarticulés ou non, montre bien que la mort peut figer (comme un instantané photographique) un corps dans des conditions très différentes. Ici, un soldat mort semble simplement endormi, comme dans le poème de Rimbaud « Le dormeur du val » (1870) ; là, son corps est distordu, anormal, méconnaissable ; ailleurs, c’est déjà une matière en décomposition, il n’y a que les vêtements qui signalent ce qui a pu se trouver là. Maël, le dessinateur de Notre Mère la Guerre, explique dans un entretien réalisé lors du tournage du
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film Là où poussent les coquelicots (Marie 2016) comment il a dû se familiariser avec les photographies non censurées des cadavres de la guerre de 1914–1918 pour dessiner ensuite la mort, de mémoire, en évitant toujours de représenter la même figure. Mais, confronté à ses planches, il réalise que certaines postures reviennent malgré lui, par réflexe graphique, comme si sa main se crispait au moment du dessin (Marie 2016). La composition des images revêt aussi une importance capitale. Des cadavres éventrés d’hommes ou d’animaux sont souvent exploités dans la mise en cadre des cases. Le motif du cheval dans les arbres rappelle que ce sont les tirs des canons qui ont fait le plus de dégâts pendant la Grande Guerre. Dans son album C’était la guerre des tranchées, Jacques Tardi propose une mise en tableau photographique du cadavre d’un cheval dans un pommier pour signifier le désastre. Le fait de montrer que les animaux n’ont pas été épargnés par la guerre renforce le côté absurde et brutal du conflit. La puissance de cette image est telle qu’Henrik Rehr, dans Gavrilo Princip, l’homme qui changea le siècle (2014), l’emprunte à Jacques Tardi comme une sorte d’hommage au dessinateur avant de comprendre qu’il s’agit à l’origine d’une image d’archive du service photographique aux armées françaises. On peut donc y voir un motif visuel pour raconter un événement traumatique, la représentation d’un conflit industriel. C’est dans cette même perspective que le dessinateur danois qui vit aujourd’hui aux États-Unis propose à la fin de son album sur Gavrilo Princip des tableaux d’horreur de la guerre inspirés par une iconographie française. Il montre notamment sur une planche entière une masse de cadavres sur le champ de bataille et dessine des portraits de ‹ gueules cassées › qui fixent l’objectif. Ce procédé du ‹ regard caméra › emprunté à la photographie et au cinéma favorise l’empathie.
3 Mémoires ressaisies des traumatismes de guerre Dans le neuvième art, le recours à un traumatisme de guerre historiquement situé (la guerre de 14) se combine avec la recherche esthétique (la représentation de la guerre dans l’histoire de l’art). Selon Emmanuel Guibert, dans la préface de son ouvrage intitulé La guerre d’Alan d’après les souvenirs d’Alan Ingram Cope (2013 pour l’édition intégrale), il semblerait que la bande dessinée soit propre à restituer les souvenirs. Dans cette perspective, elle est le médium idéal pour raconter le récit mémoriel (Delorme 2019). L’histoire et la représentation d’un traumatisme s’appuient, dans le roman graphique, sur un travail d’élaboration et de représentation intime de la mémoire. Les conditions d’appropriation ou d’oubli d’un souvenir traumatique sont souvent appréhendées dans les récits-témoignages historiques à forte dimension autobiographique.
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3.1 Le récit troublé et troublant d’une mémoire familiale « Témoigner, c’est raconter malgré tout ce qu’il est impossible de raconter tout à fait », écrit Georges Didi-Huberman à propos des témoignages des survivants de la Shoah (2003, 133) (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique ; ↗17 Shoah – La langue allemande dans la littérature de témoignage). Pour dire la Grande Guerre, de nombreuses bandes dessinées choisissent d’enchâsser plusieurs récits, parfois avec des esthétiques différentes, pour évoquer les souvenirs. Souvent, un ancien combattant se remémore les évènements du passé, procédé introspectif qui se révèle d’autant plus pertinent à l’heure de ‹ l’après ›. Ce parti pris s’inscrit dans ce que Georges Didi-Huberman nomme « l’ère de l’imagination » (2003, 133) dans laquelle s’inscrivent les générations qui n’ont pas vécu directement le conflit. Chez Jacques Tardi, par exemple, c’est la mémoire familiale qui permet d’accéder au passé. L’art véhicule ainsi la transition du traumatisme individuel à la représentation du traumatisme collectif, celui des simples soldats impliqués dans la guerre. Dans C’était la guerre des tranchées, il réalise un travail de remémoration visuel de l’histoire de son grand-père. Paul Tardi, un berger d’origine corse, était venu sur le continent pour la première fois en 1914, avait vécu toute la Première Guerre mondiale pendant laquelle il avait été blessé, gazé, et n’en parlait pas beaucoup. Même après son retour, il évitait soigneusement de raconter les récits de cette guerre qui l’avait traumatisé. C’est en écoutant les histoires de son grand-père narrées par sa grand-mère que Jacques Tardi a découvert indirectement les atroces conditions de vie des soldats dans les tranchées :
[…] par exemple, elle racontait comment son grand-père, étant de corvée de soupe ou je ne sais quoi, regagnant sa tranchée, est pris dans un tir de barrage ; il y a des fusées éclairantes, il plonge sur le sol et tombe dans un cadavre en train de pourrir, les mains dans le ventre d’un cadavre. (Sadoul et Tardi 2000, 16)
Dans C’était la guerre des tranchées (1993, 86–88), Tardi adapte de façon presque littérale cet épisode intime. Dans plusieurs planches de l’album, on peut donc voir le soldat qui plonge ses mains dans le cadavre éventré d’un ennemi, un gros plan sur les mains sur lesquelles une substance visqueuse dégouline… Dans la mise en image de ce récit familial se dessinent déjà nettement les contours esthétiques d’un imaginaire de la guerre sans concessions. La bande dessinée se manifeste en l’occurrence comme un médium dont la puissance cathartique permet à l’artiste d’évacuer un traumatisme familial de second degré, celui d’avoir cauchemardé la guerre, d’avoir eu sous les yeux ce grandpère qui avait été gazé et à qui il n’avait jamais osé poser de questions. Dans Les chroniques de Notre Mère la guerre, album qui raconte la genèse de son travail sur Notre Mère la guerre, Kris, un peu à la manière d’un Tardi, interroge un grand-père de fiction, symbole de la figure de l’ancien combattant :
Qui étais tu, Grand-père, avant la guerre ? Que t’a-t-elle fait que nous ne pouvons plus entendre ? Tu ne racontes plus. Ou mal. Ou, on ne t’entend plus. Ou mal. Pourquoi cent ans plus tard tu en pleures
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encore jusque sur ton lit de Mort ? Pourquoi, Grand-père, à cent ans passés tu nous fais encore pleurer ? (Kris et Maël 2014, 11)
À travers cet extrait, le scénariste exprime les motivations qui l’ont guidé dans son acte créatif et se transforme alors en passeur d’histoire : « Pour te comprendre je vais devoir te raconter, tu sais. Je vais devoir te raconter, toi ‒ toi, et tes semblables ‒ et peut-être qu’ainsi vous finirez par nous répondre » (Kris et Maël 2014, 11). Kris questionne ici la transmission d’une mémoire de la Première Guerre mondiale et éclaire, par la même occasion, les mécanismes de son inspiration au service de l’histoire (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif).
3.2 Dessiner un traumatisme sonore et olfactif : une gageure en BD ?
Pour nous faire entrer dans le récit de Notre Mère la guerre, Maël et Kris ont fait le choix d’utiliser une double page pour évoquer la guerre d’un point de vue sensible. Ils racontent l’histoire d’un personnage, le lieutenant Viallate, qui se souvient sur son lit de mort de la guerre qu’il a vécue. La première chose qui le ramène au conflit, c’est le son : « [Les cloches] m’appellent comme elles nous ont tous appelés… », confesse le mourant, et il ajoute : « C’est par elles que tout a commencé en ce mois d’août 1914… » (Kris et Maël 2009, 8). Puis, en lisant la bande dessinée, on est incité à entendre des sons assourdissants, le bruit des canons. Notre imaginaire sensible de lecteur et de lectrice s’exerce alors sur les dessins de Maël à la base des images d’horreurs ancrées au fond de notre mémoire visuelle. Les odeurs de pourriture, de cadavres en putréfaction qui imprègnent l’atmosphère après l’assaut sont évoquées par le texte de Kris. Dans les premières planches de Notre Mère la guerre, il évoque un fumet « mauvais et douceâtre » qui imprègne l’air et marque durablement l’imaginaire olfactif des anciens combattants (Kris et Maël 2009, 9). Mais, si le lieutenant Viallate devait résumer ce qui le relie au traumatisme de la Première Guerre mondiale, il garderait ceci : le son des cloches par lesquelles tout a commencé, et puis le silence : « le son des cloches par lesquelles tout a commencé… Puis le silence. Ce silence que seule la guerre peut engendrer. Épais comme dans le ventre d’une mère sous la tombe. Épais comme des millions de silences se chevauchant et se recouvrant les uns aux autres », nous dit Kris (Kris et Maël 2009, 9). C’est ce même silence épais que Jacques Tardi cherche à déchirer par un cri émergeant d’un trou d’obus qu’on imagine strident : « AAAAA » (Tardi 1993, 107). L’œuvre du dessinateur est comme un cri pictural jeté à la conscience du monde et elle se manifeste comme un témoignage porté contre les atrocités de la guerre moderne technicisée qui n’a que faire de la différence entre civils et militaires. En ce sens, il se plaît aussi à faire rendre compte du boucan de cette guerre industrielle : ici des tirs, là des soldats se bouchant les oreilles, plus loin des tas de douilles d’obus qui témoignent des conséquences du pilonnage de l’artillerie sur les tranchées ennemies. Ce que paradoxalement parvient
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à nous dire la bande dessinée, avec maestria, c’est que le traumatisme vécu de la Grande Guerre passe aussi par l’ouïe et l’odorat.
3.3 Motifs dessinés : le suicide ou les mutilations volontaires, alternatives à la guerre dans l’œuvre de Jacques Tardi
Dans Le dernier assaut (2016), à travers le parcours d’un brancardier du 98e régiment d’infanterie, Jacques Tardi évoque la monstration de l’horreur en proposant ponctuellement à ses lecteurs et lectrices des images qui le hantent. Ici, des soldats se font exploser par un obus : « Nous n’avions pas une totale confiance dans la précision de nos pointeurs car c’étaient bien souvent nos propres obus qui nous pulvérisaient » (Tardi 2016, 21), explique le narrateur. Tardi conclue cette planche de deux bandes en montrant, en gros plan, les restes d’un crâne encore affublé de son casque, conséquence de l’attaque. Pourtant, le dessinateur n’élude pas la violence et la suggère par l’usage de la couleur en dessinant un ciel rouge écarlate faisant penser à la couleur du sang qui gicle. Ces vignettes attirent d’autant plus notre attention qu’elles sont enchâssées dans une série de cases d’explosions aux couleurs plus froides, grises et vertes. Ici, son objectif est explicitement d’interpeller lectrices et lecteurs. Ce qui est intéressant à souligner, c’est que Jacques Tardi a expliqué au sujet de son travail que les scènes de violence ont généralement été éprouvantes à dessiner, non parce qu’elles étaient compliquées à exécuter d’un point de vue technique, mais parce qu’elles soulevaient la question du respect des personnages dont il racontait l’histoire : « […] je ne pouvais pas tout montrer, ce qui paradoxalement a donné plus de force encore au récit. Une scène de violence où quelqu’un se fait tuer est d’autant plus forte qu’elle est filmée de très loin » (Marie 2016). Chez Tardi, la puissance d’évocation d’une image peut plonger à elle seule dans la réalité de la guerre. Dans Putain de guerre (2009), la représentation de la mort d’un poilu est évoquée sur une vignette heuristique qui imprègne durablement la reconstruction visuelle de la guerre. Le canon d’un fusil dans la bouche d’un soldat montre que la seule solution envisageable fut pour lui le suicide. Le dessinateur laisse le soin aux lecteurs et aux lectrices de reconstituer le geste du soldat : la chaussure qu’il enlève pour appuyer sur la détente, l’action de l’orteil de pied pour faire partir le coup de feu, la cervelle qui gicle sur le parapet. Même les plus petits détails contribuent à la force d’évocation narrative de l’image. Ainsi, le sol des tranchées reluit pour marquer la présence de la pluie et de la boue, les rats indiquent les mauvaises conditions d’hygiène. Par ces moyens propres à la bande dessinée – choix de motifs, choix de couleurs, perspectives et narration visuelle –, les œuvres de Tardi insistent sur le traumatisme psychologique engendré par les scènes cauchemardesques auxquelles son propre imaginaire a été confronté lorsqu’il était enfant.
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Figure 3 : Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney, Putain de guerre, 1914-1915-1916, Casterman, 2008.
4 Cicatrices, blessures et résilience : scarifications du dessin et de l’âme
Dans la bande dessinée, les lieux et les corps se manifestent comme les scarifications dessinées des traumatismes de guerre. Les images provoquent des malaises. Elles sont aussi puissantes que les mots pour évoquer les douleurs, la souffrance et parfois la résilience. Affronter, regarder, dessiner les traumatismes en face, c’est aussi faire voir le temps qui passe et qui, à petits pas, efface des mémoires la présence des conflits.
4.1 Les cicatrices de guerre se lisent d’abord dans les paysages Contempler un paysage marqué par la guerre engage un regard et une émotion. Dans Notre Mère la guerre, Kris explique avoir été particulièrement sidéré par les traces de la Grande Guerre dans les paysages de Verdun : « […] et c’est d’ailleurs ces traces qui à Verdun m’ont tellement marqué dans mon enfance : ces kilomètres et ces kilomètres tellement constellés de trous d’obus qu’on ne peut mettre quasiment un pied devant l’autre sur un terrain plat » (Marie 2016). Il faut dire que la bataille de Verdun a marqué la mémoire collective française et est aujourd’hui, dans le contexte de la construction européenne, associée à la souffrance partagée des soldats français et allemands. Verdun, c’est aussi un paysage de trous d’obus. La férocité des combats a si profondément meurtri le sol qu’il en est sa mémoire vivante. Pas de géographie froide ici mais une appréhension emplie d’émotions, de ressentis et d’imaginaire historique. En donnant à des paysages contemporains une dimension d’historicité, les spectateurs et spectatrices,
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guidé·es par l’imaginaire des dessinateurs, peuvent ainsi emprunter la machine à remonter le temps et revivre le temps d’une planche, d’une séquence, la bataille de Verdun. La plupart du temps, devant une photographie de destruction, de ruines, on est frappé par la disproportion entre les petites silhouettes humaines sur les clichés et les paysages dantesques devant lesquelles elles étaient posées. Des lieux (pour ainsi dire) ‹ laissés pour compte › après usage sont cantonnés à ne subsister qu’à travers les stigmates des différents outrages qu’ils ont subi, notamment lors de conflits. Force est de constater que dans la photographie documentaire, les conflits des deux guerres mondiales sont moins illustrés que les conflits actuels. Les dessinateurs se plaisent alors à mettre en scène des paysages en ruines. La ville est explorée comme un territoire graphique balafré par la guerre. Chaos urbain, immeubles détruits, murs où se devinent des impacts de balles sont l’apanage d’un décorum de papier. La violence des combats est d’autant plus lisible qu’elle est soulignée par l’absence inexorable de toute présence humaine. De Bilal à Joe Sacco, Sarajevo est au cœur des représentations graphiques. Faire des paysages des personnages à part entière est sans doute un moyen de rendre compte de la réalité quasi hallucinante des combats et de la folie humaine en temps de guerre. En 1998, Charlie Adlard et Robbie Morrison poussèrent la réflexion dans cette voie en illustrant le front des Alpes pendant la Première Guerre mondiale dans La mort blanche. Aux confins des Alpes italiennes et autrichiennes, la montagne est le théâtre d’une guerre aussi atroce que dans les tranchées françaises. L’avalanche peut devenir une arme redoutable. D’ordinaire, on apprend à lire la montagne pour y survivre, mais Pietro, le protagoniste de l’album, va devoir l’utiliser pour tuer. Adlard utilise le fusain et la craie pour coller à l’atmosphère géographique du récit. La craie pour dessiner la neige, le fusain pour faire ressortir la neige sur les dessins.
4.2 Putain de guerre ! : dessiner des blessures inscrites dans la chair
Dans l’imaginaire collectif, les blessures les plus marquantes demeurent sans doute celles provoquées lors de la Première Guerre mondiale. Ces fameuses ‹ gueules cassées › dont l’image défiait le regard posent des questions de représentation. Pour évoquer et dessiner leur drame, il faut du tact et de la pudeur. Sourire quand même, comme le disent les fondateurs de l’Union des blessés de la face en 1921. Le héros de Gueule d’amour (2012) de Delphine Priet-Mahéo et Aurélien Ducoudray n’est pas mort à la guerre, pire encore, car il est condamné à survivre dans le regard des autres. Dans cette bande dessinée, l’accent est mis sur les relations (y compris physiques) du personnage, une ‹ gueule cassée ›, avec les femmes. Pour les auteurs, se réinsérer dans la société civile est l’un des moteurs du retour à une vie quotidienne ‹ normale ›. Ainsi, qu’il s’agisse du regard de son épouse pour laquelle il n’est devenu ‹ qu’une tâche quotidienne parmi d’autres ›, de ceux des infirmières de l’hôpital qui continuent par habitude, et contre menus services, à assouvir ses besoins, personne ne semble disposé à lui renvoyer l’image d’un homme, sinon celle d’un homme défiguré.
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Figure 4 : Delphine Priet Mahéo et Aurélien Ducoudray, Gueule d’amour, La boîte à Bulles, 2012.
Dans Putain de guerre, la question de la matérialité visuelle peut être posée en ce qui concerne l’usage de la couleur, procédé argumentatif dans un schéma qui relève moins du récit linéaire que de la mosaïque ou la galerie juxtaposant des images de ‹ gueules cassées ›. Dans Putain de guerre (2008), le choc produit par la médaille en couleur sur la veste d’un soldat mutilé (portraituré en noir et blanc) permet d’exprimer visuellement l’absurdité d’une guerre inscrite dans la chair des combattants. Ce qu’exprime ici Tardi se résume à cette réflexion : « À quoi bon ces breloques étincelantes quand on a ‹ la gueule en biais › ? » (Marie 2016).
4.3 ‹ L’âme en sang › : une résilience est-elle possible ?
L’expression ‹ shell-shock › ou ‹ choc de l’obus › résume les différentes formes de traumatismes psychiques de guerre constatées en 1914–1918. À l’époque du conflit, les mots comme les diagnostics des médecins demeurent longtemps incertains devant les soldats qui, sans blessure apparente, restent hébétés, bégayants, amnésiques, tremblants ou tétanisés au sortir des combats (Loez 2013). Le traitement de ces troubles est présent dans la bande dessinée. De nombreux auteurs choisissent un dispositif singulier pour aborder ce traumatisme psychique. Dans Ex voto (1994), Pascal Rabaté et Angelo Zampurretti racontent comment Verbum, un soldat démobilisé, tente de réapprendre à vivre après avoir fait la guerre dans le 101e régiment d’infanterie et perdu son frère André au cours d’un assaut dans les tranchées. En hommage à ce frère défunt, il souhaite terminer l’objet qu’André lui avait commandé avant de mourir. L’histoire se passe dans l’immédiat après-guerre et interroge la reprise du cours de la vie en temps de paix. Comment vivre normalement lorsque des images de la guerre reviennent sans cesse hanter l’esprit ? Dans une
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séquence à la fête foraine, Monsieur Verbum est poursuivi par la peur, les souvenirs, les images qui lui sautent au visage comme une bombe. Plus récemment, les bandes dessinées La vigie (2001) de Jonquet et Chauzy ou Une après-midi d’été (2006) de Bruno Le Floc’h racontent aussi le récit de soldats ordinaires confrontés à la violence de guerre. Rentrés du front, ils se voient nier leurs blessures, ou doivent, lorsqu’elles sont reconnues, subir les infinis atermoiements administratifs dans un climat de scepticisme généralisé. La bande dessinée Le fantôme arménien (2015) parle du génocide arménien (1915– 1916) et interroge la reconstruction de sa mémoire : que se passe-t-il quand les descendant·es de rescapé·es du génocide reviennent en Turquie sur les lieux mêmes des massacres ? Dans cette bande dessinée, Thomas Azuelos raconte en dessin le retour de Christian Varoujan Artin en Arménie. Ce voyage effectué en 2014 revêt la forme d’un parcours initiatique, il interroge la mémoire des lieux. Christian Varoujan Artin y décrit l’acculturation violente des survivant·es resté·es sur place, marié·es de force à des Turcs ou obligé·es de prendre des prénoms turcs et de pratiquer leur religion en cachette. Certains, comme Shérif, 74 ans, rencontré pendant le voyage, s’en accommodent. Mais la plupart du temps, les cicatrices du génocide demeurent vives même un siècle après : « Pour un Arménien de la diaspora, revenir en Turquie est un cap symbolique, psychologique et politique très difficile à franchir » (Douhaire 2015). Cette bande dessinée convoque les fantômes du passé et dresse un état des lieux des blessures ouvertes et des cicatrices d’une population traumatisée et longtemps meurtrie par le poids du silence. C’est donc l’histoire d’un réveil, d’un premier pas vers la résilience, et en même temps un regard sur l’identité arménienne et sa (re)construction cent ans après le génocide que proposent les auteurs de cette bande dessinée (↗5 Traumatisme et résilience).
5 Conclusion La Première Guerre mondiale se manifeste dans le neuvième art comme un traumatisme qui questionne la mémoire collective. En partant de la microhistoire et des récits de la vie de soldats anonymes, les auteur·es de bandes dessinées dressent les contours graphiques d’un traumatisme collectif, comme celui de la bataille de Verdun pour le cas français, de la bataille d’Ypres pour le cas belge. Mais, lorsque nous mettons en perspective toutes les productions de bandes dessinées de 1914 à aujourd’hui, les dessinateurs proposent une enquête sur les souffrances des êtres pris dans les tourments de la Grande Guerre de manière plus globale. Leur discours graphique, même s’il est empreint de propagande en temps de guerre, rejoint les réflexions du philosophe Marc Crépon pour qui […] on ne répétera jamais assez : qu’il n’est pas vrai qu’il existe des guerres qui n’engendrent pas de traitements inhumains et que les violations qu’ils impliquent ne laisseront pas de trace dans l’âme
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et la conscience de ceux et celles qui n’auraient jamais imaginé, dans le cours ordinaire de leur vie, en être réduits à ces extrémités. Cette réalité incontournable, c’est ce que les sociétés en guerre refusent de voir et d’entendre. C’est pourquoi elles abandonnent les vétérans, gueules et corps cassés de tous les temps, à leur traumatisme. (Crépon 2013, 2)
Il semblerait donc que le neuvième art soit un médium privilégié pour garder une trace, l’empreinte d’un passé conflictuel à l’échelle individuelle (le destin ordinaire d’un soldat), d’un groupe (les tirailleurs sénégalais, les soldats du Midi…), ou d’une nation (belge, canadienne…) à l’heure où les derniers combattants des tranchées ont disparu. Et si elle apparaît comme un moyen de transmettre et d’essayer de mieux comprendre la souffrance des combattants, elle se manifeste aussi comme un art thérapeutique qui dépasse les frontières nationales et touchent tous les lectorats. En effet, en 2011, dans un colloque intitulé Bandes dessinées et conflits, Paul Gravett, critique anglais, expliquait que l’armée américaine prenait très au sérieux la bande dessinée et l’envisageait comme un moyen thérapeutique pouvant aider à la résorption du trouble du stress post-traumatique. L’utilisation du roman graphique pour encourager les soldats à livrer leur expérience et à panser leurs blessures semble donc ouvrir des perspectives créatives. Doiton pour autant s’en réjouir ?
6 Bibliographie / Webographie / Filmographie 6.1 Œuvres citées Adam, Marchetti, Christophe. La tranchée. Grenoble : Vents d’ouest, 2006. Caumery, Pinchon, Joseph-Porphyre. Bécassine pendant la guerre. Paris : Gauthier, 1916. Caumery, Pinchon, Joseph-Porphyre. Bécassine chez les alliés. Paris : Gauthier, 1917. Caumery, Pinchon, Joseph-Porphyre. Bécassine mobilisée. Paris : Gauthier, 1918. Chauzy, Jean-Chrisophe, Jonquet, Thierry. La vigie. Paris : Casterman, 2001. Crépon, Marc. « Préface ». Revenants. Dir. Maël et Olivier Morel. Paris : Futuropolis, 2013 : 2–3. Forton, Louis. Les Pieds nickelés s’en vont en guerre. Paris : Éditions Azur, 1966. Gibrat, Jean-Pierre. Mattéo, première époque 1914–1918. Paris : Futuropolis, 2008. Kris, Maël. Notre Mère la guerre. Première complainte. Paris : Futuropolis, 2009. Kris, Maël. Notre Mère la guerre. Deuxième complainte. Paris : Futuropolis, 2010. Kris, Maël. Notre Mère la guerre. Troisième complainte. Paris : Futuropolis, 2011. Kris, Maël. Notre Mère la guerre. Requiem. Paris : Futuropolis, 2012. Kris, Maël. Notre Mère la guerre. Chroniques. Paris : Futuropolis, 2014. Le Floc’h, Bruno. Une après-midi d’été. Paris : Delcourt, 2006. Marchand, Laure, Perrier, Guillaume, Azuelos, Thomas. Le fantôme arménien. Paris : Futuropolis, 2015. Marie, Vincent, Mériaux, Pascal. La Grande guerre dans la bande dessinée : de 1914 à aujourd’hui. Milano : 5 Continents, 2009. Morrison, Robin, Adlard, Charlie. La mort blanche. Paris : Delcourt, 1998. Parent, Anne Martine. « Trauma, témoignage et récit : la déroute du sens ». Protée 34.2–3 (2006) : 113–125. Pratt, Hugo. Corto Maltese. Les Celtiques. Paris : Casterman, 1980. Priet-Mahéo, Delphine, Ducoudray, Aurélien. Gueule d’amour. Saint-Avertin : La boîte à bulles, 2012.
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Rehr, Henrik. Gavrilo Princip, l’homme qui changea le siècle. Paris : Futuropolis, 2014. Rémond, René. Regard sur le siècle. Paris : Presses de Sciences Po, 2000. Sacco, Joe. La Grande Guerre. Le premier jour de la bataille de la Somme. Paris : Futuropolis, 2014. Sadoul, Numa, Tardi, Jacques. Tardi : entretiens avec Numa Sadoul. Bruxelles : Niffle-Cohen, 2000. Tardi, Jacques. C’était la guerre des tranchées : 1914–1918. Paris : Casterman, 1993. Tardi, Jacques, Vernay, Jean-Pierre. Putain de guerre ! 1914, 1915, 1916. Paris : Casterman, 2008. Tardi, Jacques, Vernay, Jean-Pierre. Putain de guerre ! 1917, 1918, 1919. Paris : Casterman, 2009. Tardi, Jacques. Le dernier assaut. Paris : Casterman, 2016. Zampurutti, Angelo, Rabaté, Pascal. Ex voto. Monsieur Verbum. Grenoble : Vents d’Ouest, 1994.
6.2 Œuvres complémentaires Alary, Viviane, Mitaine, Benoît. Lignes de front. Bande dessinée et totalitarisme. Genève : Georg Éditeur, 2012. Becker, Annette. Voir la Grande guerre. Un autre récit. Paris : Armand Colin, 2014. Branland, Marine. « La guerre lancinante dans l’œuvre de Jacques Tardi ». Sociétés et représentations 29 (2010) : 65–78. Conroy, Mike. La guerre dans la BD. Personnages de fiction ou véritable héros ? Paris : Eyrolles, 2011. Delorme, Isabelle. Quand la bande dessinée fait mémoire du XXe siècle. Les récits mémoriels historiques en bande dessinée. Dijon : Les presses du réel, 2019. Denechère, Bruno, Révillon, Luc. 14–18 dans la bande dessinée. Images de la Grande Guerre de Forton à Tardi. Paris : Cheminements, 2008. Didi-Huberman, Georges. Images malgré tout. Paris : Éditions de Minuit, 2003. La Grande Guerre en bande dessinée, Beaux arts magazine, Hors-Série. Issy-Les-Moulineaux : Beaux Arts Éditions, 2014. Loez, André. Les 100 mots de la Grande Guerre. Paris : Presses universitaires de France, 2013. Marie, Vincent. Enseigner la souffrance et la mort avec C’était la guerre des tranchées de Jacques Tardi. Poitiers : Canopé-CRDP, 2009.
6.3 Webographie et filmographie Douhaire, Anne. Le fantôme arménien, l’après génocide en BD. https://www.franceinter.fr/culture/le-fantomearmenien-l-apres-genocide-en-bd. 2015 (25 février 2020). Ortiz, Pierre-Henri, Kaikenger, Claire. Animer une guerre statique : la Première Guerre mondiale et la bande dessinée. http://www.slate.fr/story/91963/animer-guerre-statique. 2014 (25 février 2020). Marie, Vincent. La Grande Guerre au miroir de la bande dessinée. https://centenaire.org/fr/arts/la-grandeguerre-au-miroir-de-la-bande-dessinee. 2013 (25 février 2020). Marie, Vincent (réalisation). Là où poussent les coquelicots, fragments d’une guerre dessinée. Kanari Film, 2016. Tillier, Bertrand. Tardi, de l’Histoire au feuilleton. https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations2010-1-page-7.htm. 2010 (25 février 2020).
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Résumé : Réalisées à l’époque de la Première Guerre mondiale et dans les années qui suivent, les œuvres nées du conflit se sont graduellement imposées dans la mémoire collective comme témoignages culturels du traumatisme. L’ébranlement des artistes novateurs ayant ainsi métabolisé artistiquement leur expérience personnelle est souvent d’emblée sensible dans les changements intervenus au sein de la forme elle-même. Confrontés à des phénomènes et expériences inédits – la face noire du progrès ou la mort en masse –, les artistes remettent en cause les représentations idéalisées de la peinture militaire autant que la légitimité des innovations formelles auxquelles ils avaient contribué. Puisant à l’occasion dans l’histoire de l’art des thèmes et formes éprouvés, ils exposent des points de vue originaux aujourd’hui perçus à la lumière de notre conception de la Grande Guerre, de l’histoire, d’œuvres anciennes mais aussi plus récentes qui, comme les lieux qui les accueillent, informent ou conditionnent notre regard.
Mots clés : art comme témoignage, avant-garde, Grande Guerre, gravure, image, peinture, Première Guerre mondiale, mémoire culturelle, traumatisme, visualisation, 1914– 1918
1 Art, témoignage et mémoire À partir de 1914, et pour la première fois dans l’histoire européenne, des générations entières d’artistes sont mobilisées. Certains y perdront la vie. Ainsi d’August Macke qui meurt en 1914, de Henri Gaudier-Brzeska en 1915, de Franz Marc en 1916, ou encore, la même année, d’Umberto Boccioni. Beaucoup d’autres en reviendront définitivement marqués. Les œuvres laissées par ceux qui rendirent compte de leur expérience du conflit forment un corpus nombreux d’où émergent quelques objets devenus entretemps emblématiques. Essentiellement réalisées par des artistes d’avant-garde ou ayant rompu avant 1914 avec les codes traditionnels de représentation, elles s’inscrivent le plus souvent en contrepoint d’une production iconographique patriotique qui, diffusée au même moment dans tous les pays belligérants, donne l’image d’un conflit pareil aux précédents. Elles parlent du naufrage des idées et des valeurs qui semblaient les plus durables et les mieux fondées et, pour reprendre les termes de Paul Valéry dans sa première lettre de La crise de l’esprit, montrent « que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde » (2016 [1919], 697).
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De manière moins attendue, le rejet d’une imagerie dévaluée se double fréquemment d’un désaveu, ou du moins d’une réinterprétation négative des innovations formelles introduites par les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. L’exaltation futuriste de la vitesse et de la technique, tout comme la célébration plus propre au fondateur du mouvement, Filippo Tommaso Marinetti, de la guerre comme « seule hygiène du monde » et des « belles idées qui tuent », résonnent à présent étrangement (Marinetti 1909). Le déchaînement du premier conflit industriel de l’histoire modifie les perceptions : les violences futuristes, la fragmentation cubiste ou les déformations expressives de l’expressionnisme résistent mal au voisinage des corps mis en morceaux par les bombes et des défigurations causées par des armes jusqu’alors inconnues. La remise en cause n’est pourtant pas générale, et plus qu’aucun autre artiste peut-être, Fernand Léger (1881–1955) fait ici exception. Ainsi qu’il l’expose à plusieurs reprises dans sa correspondance (1997), l’affinité entre les explosions des machines de guerre et le cubisme ne disqualifie pas ce dernier, mais en confirme au contraire la nécessité. Toutefois, personne n’avait anticipé l’ampleur des destructions. Les visions d’horreur dont le même Fernand Léger parle dans ses lettres et qu’il renonce à décrire en témoignent, autant que la formule ‹ tu ne peux t’imaginer › qui, presque invariablement, scande les lettres envoyées du front par les simples soldats. Les changements qui s’opèrent dans la forme même des œuvres dès le début du conflit constituent l’un des premiers signes d’un ébranlement des repères, des valeurs et des croyances, que les années 1920 ne feront que confirmer. En France, comme dans toute l’Europe et au-delà, ces tableaux, gravures et dessins se sont progressivement transformés en témoignages et parfois même en documents culturels de la catastrophe que constitua la Première Guerre mondiale. Si le terme document semble d’emblée impropre à l’évaluation correcte de l’œuvre d’art, celui de témoignage doit aussi être considéré avec précaution. Que les artistes engagés dans la guerre ou en visite sur le front aient été traumatisés – adjectif qui, à l’époque, était refusé aux vétérans (Fassin et Rechtman 2007) – ne fait aujourd’hui plus aucun doute. Les lettres du front, les journaux intimes et même des déclarations plus tardives le confirment amplement. Liées aux expériences limites de mort imminente, les sensations et émotions s’imprègnent : celles du « goût âcre et fade de sang tiède » chez Fernand Léger (1997, 28), des cris des hommes grièvement blessés appelant leur mère pour Christopher R. W. Nevinson (1938, 119), des poux et de la crasse, de la faim et de la peur immense chez Otto Dix (Schmidt 1978, 255‒256) ; du bruit assourdissant de l’artillerie chez presque tous. Mais du témoignage personnel à l’art, il y a une grande différence. Quand bien même il rendrait compte d’une expérience individuelle particulièrement intense, ce dernier opère en effet d’une manière indirecte. L’artiste expose un point de vue hautement subjectif sous une forme qui, tout en étant elle-même originale, lui permet, grâce à sa maîtrise des procédés artistiques, de faire accéder son épreuve personnelle à la généralisation (↗24 Photographie et écriture autobiographique au Congo). Dans le meilleur des cas, il parvient à transformer sa mémoire et son traumatisme personnels, directs ou indirects, en traumatisme culturel, au sens de « brèche ouverte dans la mémoire collec
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tive » (Fassin et Rechtman 2007, 11). Les procédés qui médiatisent l’expérience la rendent en effet tout à la fois supportable pour autrui, et transmissible à autrui. Pour le dire autrement, il est plus aisé de regarder une gravure représentant un visage atrocement mutilé que celui, bien réel, ayant servi de modèle, ou même sa photographie en plan serré. Nombre d’œuvres aujourd’hui accrochées aux cimaises des musées se heurtèrent cependant en leur temps à la censure. Elles étaient alors encore trop violentes pour être émotionnellement assimilables par un public frappé par les morts innombrables de jeunes hommes, ou inacceptables au regard du discours dominant sur le sens et l’essence de la guerre elle-même. Partiellement effacé par la distance temporelle, le poids des inhumanités qui jalonnèrent par la suite le XXe siècle et les lieux qui les accueillent aujourd’hui (musée d’art, mémorial, historial), leur potentiel initial de contestation n’est parfois plus perceptible. La récente commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale a donné lieu à un très grand nombre d’écrits et expositions. Au cours des décennies précédentes cependant, plusieurs livres ont fait date, tel celui de Richard Cork, A Bitter Truth : AvantGarde and the Great War (1994), l’un des tout premiers à examiner l’impact du conflit sur l’art contemporain international. À l’instar de la plupart des ouvrages – les plus récents compris –, celui de Cork se fonde sur un ensemble d’œuvres légitimement vécu comme héritage et mémoire européens et accorde aux différences nationales, fruit de l’histoire des pays respectifs, une place plus que discrète. Après avoir exposé les principaux thèmes qui, dans les œuvres, témoignent des souffrances et du traumatisme suscités par 14–18, nous consacrerons un paragraphe spécifique à Otto Dix dont les œuvres occupent une place particulière. Exposé à l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne, son cycle gravé La guerre est ainsi devenu, en France notamment, une œuvre incontournable lorsqu’il s’agit d’évoquer la Première Guerre mondiale. Nous confronterons brièvement les principales interprétations dont il a fait l’objet, ces dernières insistant tantôt sur sa dimension pédagogique, tantôt sur ce qui le relie à la société de la République de Weimar avec ses difficultés à accepter et surmonter le traumatisme de la défaite.
2. La Grande guerre et les artistes 2.1 Une guerre inracontable Dans Le silence des peintres, Philippe Dagen (1996) prend ses distances avec l’ouvrage de Richard Cork publié deux ans auparavant, ou celui de Kenneth Silver un peu plus tôt (1989). Il lui importe moins d’analyser les œuvres explicitement consacrées à 14–18 que de réfléchir à leur absence. En France tout particulièrement, incapable de rendre compte de la catastrophe, la peinture aurait ainsi abdiqué devant une guerre d’un nouveau genre. En mars 1918, dans un article consacré à l’œuvre de guerre de Théophile Alexandre Steinlen (1859–1923), le critique polygraphe Camille Mauclair, que ses convictions
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vichystes et son antisémitisme ont aujourd’hui totalement déconsidéré, écrit dans L’art et les artistes : Cette guerre est la guerre de l’invisibilité […]. Plus de chevaux, plus de soldats discernables : tous sont enterrés dans la tranchée, et durant des dizaines de kilomètres, un million d’hommes s’entretuent sans qu’on n’aperçoive rien. Pas même de fumées, hormis au ciel quelques shrapnells pareils à de petits nuages ballonnés. (1918, 7–8)
Pour Félix Vallotton (1865–1925), trop âgé pour combattre mais qui se rend sur le front, peindre cette guerre est un problème. À propos du Mont Cornillet situé à l’est de Reims et qui fut le théâtre d’une véritable tragédie avec ses hommes prisonniers des galeries effondrées et morts dans des conditions atroces, il relève lui aussi l’invisibilité des combats et des massacres : « Rien néanmoins n’altère l’équilibre des profils, ni même à quelque distance n’est perceptible. » Évoquant le simple soldat, il écrit : « Ses vues alors se bornent au dos du camarade, à l’orifice du créneau, au coin de ciel d’où peut tomber la torpille, à sa culasse s’il est artilleur […] ses impressions seront sans grande liaison, hâchées [sic], et ne donneront, si cet observateur est peintre, que du menu » (1917, 33). Quant à Léger, il considère que la guerre n’est plus comme celles d’autrefois « d’ordre visuel », mais bien davantage « acoustique » (1997, 32). Ainsi, artistes et critiques témoignent-ils d’une crise de la suprématie millénaire de la vue sur les autres sens, laquelle, selon Martin Jay (1993), ne se manifeste nulle part aussi clairement que dans la France de l’entre-deux-guerres. Pour le soldat des tranchées, l’œil a cessé d’être le garant de la survie. Piégé dans la boue, enfoncé sous un paysage rendu informe par les obus et les shrapnells, il affronte un ennemi invisible (↗9 Première Guerre mondiale – La bande dessinée). L’issue, souligne Jay, ne peut être que dans le ciel infini, là seulement où l’observateur pourrait échapper au cauchemar. Comment l’invisible pourrait-il être montré ? Comment les scènes atroces qui constituent l’ordinaire des hommes au front pourraient-elles être dépeintes ou narrées ? Témoin d’une crise du langage particulièrement sensible avec Dada, Walter Benjamin écrit en 1933 que la Première Guerre mondiale a été à l’origine d’une mutation radicale. Elle a signé la fin des expériences communicables, de celles qui passent de « bouche en bouche », « cheminent de génération en génération, à la manière d’un cycle » (2011 [1933], 38‒39). L’incapacité de voir autant que celle, tout aussi puissante, de raconter semblent précisément être au cœur de La guerre de Marcel Gromaire (1892–1971). Réalisée en 1925, à distance du conflit, elle figure non les combats mais, dans des tons qui évoquent ceux du cubisme, des soldats déshumanisés, prisonniers d’uniformes qui semblent de fer. Leurs yeux sont masqués et leurs bouches scellées. L’œuvre frappe par son étouffante compacité, sa violence tout à la fois rentrée et tranquille. Les soldats y apparaissent murés dans le silence, comme figés pour l’éternité dans une expérience traumatique commune fondamentalement incommunicable.
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2.2 La victoire de la technique Tous les auteurs insistent avec raison sur le fait qu’une partie des avant-gardistes, et une partie seulement (Schneede 2015, 26), envisage au départ la guerre comme une opportunité presque heureuse d’en finir avec un monde jugé suranné. La machine et la technique tantôt méprisées comme envers de l’âme, tantôt chantées comme sources d’expériences sensorielles nouvelles, jouent un rôle central dans l’apocalypse de 1914–1918. Comme beaucoup de ses contemporains, Max Beckmann part pour la guerre avec la Bible et le Zarathoustra (1883–1885) de Friedrich Nietzsche. Au début, le front qu’il voit souvent de loin, semble être pour lui un spectacle où la peinture contemporaine est brusquement devenue réalité. L’artiste à qui, en Belgique, les ruines des briqueteries évoquent les gravures de Jacques Callot, parle alors dans ses lettres du vacarme si « grandiose et merveilleux de la bataille » qu’il aurait aimé « pouvoir [le] peindre » (2002, 135), du « merveilleux feu d’artifice offert par les balles traçantes tirées des tranchées amies et ennemies » (2002, 142). Après dîner, il regarde l’horizon « constamment éclairé par les trajectoires des obus, en forme de pyramide inversée, et leur explosion rouge foncé en zigzag » (2002, 148). On songe en le lisant aux peintures de Vassily Kandinsky (1866–1944) qui réalise en 1913 son Improvisation 30 (Canons), et plus encore, aux villes et paysages apocalyptiques que le peintre expressionniste berlinois Ludwig Meidner (1884–1966) peignait à la veille de 1914. Ces scènes de guerre ou de destruction n’étaient pas prémonitoires. Le conflit s’annonçait et comme beaucoup de leurs contemporains, les artistes l’attendaient avec une angoisse où se mêlait parfois de l’impatience. Mais loin d’être spirituelle ou rédemptrice, loin d’être un seul spectacle, la Première Guerre mondiale, première guerre industrielle de l’histoire, organise la victoire absolue des machines sur l’homme. Pour la plupart des artistes, y compris ceux que leurs gouvernements respectifs missionnent sur le front pour qu’ils en rapportent des images, il ne paraît plus possible de s’en tenir aux procédés narratifs anciens, ni même, le plus souvent, à leur manière habituelle. Ainsi du peintre anglais Christopher Richard Wynne Nevinson (1889–1946) abandonnant le style futuriste pour rendre compte des paysages dévastés du front d’une manière plus figurative, ou encore de Félix Vallotton qui peint en 1917 Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz.
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Figure 1 : Félix Vallotton, Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN – Grand Palais – image Musée de l’armée.
D’emblée, le titre de l’œuvre, aussi long que celui d’une peinture d’histoire, témoigne a contrario de l’impossibilité d’une narration. Vu de très loin et de très haut, ce qui fut autrefois un paysage se présente comme un monde de boue et de cendre. En proie au feu qui achève à droite de calciner une armée d’arbres, il est comme transpercé par la pluie à gauche. Plus aucun homme, vivant ou mort, n’est repérable dans cet univers. Des rayons disproportionnés s’entrecroisent dans le ciel clair. Tantôt sombres, tantôt lumineux, tantôt opaques, tantôt translucides, ils tranchent avec les formes organiques à la présence autrement plus discrète. L’incommensurabilité de l’événement impose au peintre de trouver un nouveau vocabulaire formel et c’est par le conflit de formes abstraites agressives, elles aussi démesurées, que Vallotton exprime le caractère proprement inhumain de la première guerre industrielle de l’histoire.
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2.3 Mort en masse et dépersonnalisation L’expérience quotidienne de pertes massives, conséquence de la puissance des nouvelles armes et de la guerre de position initiée en 1915, l’affreux spectacle des cadavres pourrissant dans les tranchées, des blessés noyés dans la boue, des hécatombes pour rien ou pour quelques mètres momentanément arrachés à l’ennemi, sont aussi des thèmes récurrents. L’omniprésence de la mort terrifiante, inéluctable ou au contraire imprévisible, frappe d’autant plus les hommes envoyés sur le front qu’ils ont le plus souvent perdu cette familiarité que les sociétés traditionnelles entretenaient autrefois avec elle. Depuis la fin du XIXe siècle en effet, on meurt plus rarement chez soi, et plus rarement encore, on assiste à l’agonie de ses semblables. Au front, la peur et le désir ardent de survivre l’emportent sur tout le reste. Les soldats qui fréquentent quotidiennement la mort en masse se protègent en devenant insensibles. « On se cache derrière un tué, écrit Fernand Léger en 1916. On vit avec les morts en bon camarade. On ne les enterre même pas. À quoi bon ? Un autre obus les déterrera. Et puis un mort, c’est rien [sic] du tout » (1997, 70). Pour les artistes de passage, il en va tout autrement. En 1915, année particulièrement meurtrière, Ernst Barlach (1870–1938) dessine Massengrab [Fosse commune]. La revue patriotique Kriegszeit [Temps de guerre], à laquelle il contribue comme beaucoup d’artistes, ne retient pas son œuvre sans doute jugée trop pessimiste. Ce que Barlach montre, ce ne sont pas des soldats au combat, ni les scènes ordinaires de leur vie au jour le jour. Il expose directement la mort en masse comme le quotidien du conflit. Pourtant, et quand bien même sa composition placerait le spectateur à proximité des morts, au bord de la fosse pour ainsi dire, l’artiste épargne à ce dernier le spectacle des corps blessés et mutilés. En uniformes ou enveloppés dans des linceuls, les soldats semblent pour certains dormir. Mais ils sont bien morts, comme en témoigne la silhouette recroquevillée dans le deuil de celui qui vient de creuser leur tombe. Plus loin, le conflit se poursuit. L’idée de la guerre comme occasion de dépasser enfin préoccupations et intérêts particuliers au profit d’une cause supérieure a fait long feu. Dès 1915, Barlach individualise le visage des soldats tombés dans la bataille ou fauchés par les explosions, restituant à chacun de ces hommes ordinaires la singularité et la dignité que l’idée même de fosse commune efface radicalement. Deux ans plus tard, en 1917, avec Die Mütter [Les mères] du cycle de lithographie Gesichte [Visions], Max Slevogt (1868–1932) qui, âgé de 54 ans en 1914, s’était engagé comme artiste de guerre sur le front occidental, réalise lui aussi une fosse commune. Les soldats s’y côtoient, comme assoupis, leurs corps apparemment indemnes serrés les uns contre les autres. À la fosse qui semble s’étendre à l’infini, il ajoute le groupe des mères, chacune cherchant son ou ses morts. La représentation des morts indénombrables et de l’insupportable douleur du deuil mêle, sans les opposer, le front et l’arrière. Aucune gloire non plus chez John Nash (1893–1977). En 1918, l’artiste anglais peint Over the top, au double sens peut-être d’accéder au parapet de la tranchée, et de passer les bornes, d’exagérer. La toile fait référence à un épisode précis, à ce 30 décembre
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1917, à Marcoing, jour où le commandement fit sortir ses hommes à découvert dans la neige, à seule fin de faire diversion. Le vain et irresponsable sacrifice de milliers de vies est un motif récurrent dans les correspondances et mémoires de soldats, artistes ou non. Dans une lettre adressée à sa mère le 1er mai 1917, le peintre André Derain écrit ainsi : « Des gens se sont arrogé tous les pouvoirs, et disposent des autres comme d’instruments inusables et infatigables […] » (1994, 265). Au-delà de la colère, Nash qui fut l’un des rares survivants de l’assaut, dépeint la scène dans un style étrangement neutre, renforçant l’impression que les soldats obéissent mécaniquement aux ordres. Une autre interprétation cependant se superpose à la première. Son tableau fait l’effet d’une douloureuse parodie des peintures militaires. Comme dans un rêve ou un cauchemar, ces soldats presque tous voués à mourir au cours de l’absurde assaut font figure de morts momentanément revenus à la vie, de morts-vivants sortant de la tranchée comme ils sortiraient de sous la terre. À la peinture d’une dévalorisation radicale de la vie humaine pourrait possiblement s’ajouter le dessein de rendre sensible un sentiment souvent évoqué par les grands traumatisés de l’histoire du XXe siècle, celui d’être survivant, et en même temps, mort là-bas. Au passage, l’artiste ressuscite les hommes tombés au champ du déshonneur. Parmi les figures très semblables, un personnage se distingue dont on hésite à dire s’il tombe sous les balles ou s’il prie. De son côté, avec Das Soldatenbad [Le bain des soldats], Ernst Ludwig Kirchner exprime par des formes aiguës et des couleurs acides l’horreur de la dépersonnalisation comme expérience centrale et pour lui indépassable du front. Faire ressurgir la nature profonde de l’homme aliéné, tel avait été en grande partie le dessein de l’expressionnisme du groupe Die Brücke, et le sens métaphorique du retour à la nature ou à un état primitif exprimé dans ses peintures. Dans ce tableau de 1915, réalisé dans des tons acides, les corps nus, désindividualisés et décharnés, s’agglutinent sans défense sous la douche agressive qui n’a plus rien de commun avec les scènes de baignade réalisées avant-guerre. Kirchner lui-même ne résistera pas à la brutalité de la vie militaire magistralement mise en scène ici. La dépression dans laquelle il sombre alors, encore aggravée par les attaques dont il est l’objet à partir de 1933, s’achèvera par le suicide de cette figure de proue du groupe expressionniste de Dresde. Précisément, à l’instar des Fosses communes, son Bain des soldats [Das Soldatenbad] évoque aujourd’hui presque irrésistiblement des images de la Seconde Guerre mondiale. Mais c’est avec la Première d’abord que les Européen·nes sont confronté·es à la dévalorisation radicale de la vie, à la négation de l’individu, à la mort en masse et aux charniers. Toutes ces scènes se fondent sur des expériences vécues et en conservent le caractère puissamment subjectif et singulier. Qu’elles cherchent à déplorer ou à réparer l’affront fait à l’homme, elles suscitent toutes un sentiment d’irréalité. Mais c’est précisément parce qu’elles sont perçues comme des constructions qu’elles autorisent une communication de subjectivité à subjectivité. Ainsi ont-elles le pouvoir de fournir au spectateur, comme l’exprime parfaitement Geoffrey Hartmann dans un autre contexte, « quelque chose comme un lieu sûr pour l’émotion et l’empathie » (1998, 58).
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2.4 Après la fin du monde Guerre de machines mises au point par l’être humain à seule fin d’anéantir le plus grand nombre possible de ses semblables, guerre d’usure à la stratégie illisible, la Première Guerre mondiale qui oppose d’abord deux camps de force égale et pareillement surpris de leur puissance de feu respective, paraît si vaine et est si meurtrière qu’elle rend caduc tout ce qui semblait important, tout ce à quoi on tenait et servait de cadre de référence (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). En 1918, dans une lettre adressée à sa femme depuis le front, André Derain qui n’était pas, loin s’en faut, un dadaïste, avait laissé exploser sa colère : « nos idées de patries, de vertus, de vices, de suprématie, tout cela est profondément idiot » (1994, 289). Ce sentiment, Dada le pousse à l’extrême, détruisant les ruines encore debout de l’ancien monde, tournant tout, pêle-mêle, en dérision : les religions, la politique, l’art, les patries, y compris, à Berlin, les mutilés de guerre. La rupture avec un monde que l’on croyait solide, et que la guerre, précisément, était censée sauver, s’exprime avec force sous la plume d’Erich Maria Remarque. En 1928, au chapitre II d’À l’Ouest rien de nouveau (1928), l’auteur écrit : « Depuis que nous sommes ici, notre ancienne vie est tranchée, sans que nous ayons rien fait pour cela. Nous essayons plus d’une fois d’en chercher la raison et l’explication, mais nous n’y réussissons pas très bien » (1978 [1928], 23). Sans doute les images d’hommes mutilés et défigurés ont-elles à voir avec ce sentiment persistant. Le thème, beaucoup plus présent dans l’art de l’Allemagne vaincue que dans celui des autres pays, est hautement polysémique. Il entre dans un grand nombre de compositions au propos explicitement critique. Associé à celui de la prothèse qui se substitue au membre manquant, il dénoncera après 1918 le pantin grotesque, monstrueux avatar de la guerre (Otto Dix), la poupée politique dépourvue de volonté propre (George Grosz), ou le caractère déshumanisant des nouvelles formes de production industrielle en série (Heinrich Hoerle). Mais les images de corps mutilés et disloqués renvoient aussi très tôt aux douloureuses expériences de dépersonnalisation (Kirchner, Selbstbildnis als Soldat [Autoportrait en soldat], 1915), d’arrachement brutal à un monde que, parfois, l’on croyait haïr, et à la disparition de personnes aimées.
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Figure 2 : E. L. Kirchner, Selbstbildnis als Soldat.
À la mort du peintre August Macke, tombé le 26 septembre 1914, ce sont ainsi les images d’amputation d’une main et d’aveuglement d’un œil qui viennent sous la plume de son ami Franz Marc pour exprimer la perte que signifie pour la culture de tout un peuple la mort de l’artiste (2006, 229). L’iconographie de la mutilation apparaît ainsi comme une des transpositions plastiques des deuils innombrables que Käthe Kollwitz, elle-même frappée par la mort de son fils, aura puissamment exprimés d’une tout autre manière. Le membre manquant ne témoigne pas seulement de l’existence de vies brisées que, souvent, on souhaiterait dérober au regard et que Jean Galtier-Boissière (1891–1966) sera, en France, un des rares artistes à figurer avec son Défilé des mutilés, 14 juillet 1919 (1920).
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Au-delà des horribles conséquences physiques des combats, la mutilation donne aussi une forme sensible à des blessures morales et des amputations psychiques qui ne sont pas immédiatement visibles, mais que l’art parvient cependant à montrer. Un des tout premiers artistes à recourir au thème de la blessure au visage est Marc Chagall, avec Le soldat blessé, dessin à l’encre de Chine de 1914. Attentif à la dissymétrie de la face, Richard Cork voit dans l’œil apparemment indemne le témoin du traumatisme : comme condamné à rester éternellement ouvert, il est le signe d’une expérience qui ne cessera plus d’être revécue (Cork 1994, 41). Nul doute qu’un commentaire similaire pourrait être produit à propos des visages défigurés d’Otto Dix ou encore de George Grosz. La même dissymétrie se retrouve souvent dans les aquarelles du Britannique Henry Tonks (1862–1937). Chirurgien devenu peintre, il travaille pendant la guerre auprès de Harold Gillies, figure de proue de la chirurgie reconstructrice au début du XXe siècle. Confronté à des blessures inédites par leur ampleur, ce dernier trouve dans les pastels de Tonks des supports plus fiables que ceux qu’offre la photographie. Mais pour qui les regardent aujourd’hui, ces documents de travail évoquent la peinture d’un Francis Bacon. « La viande n’est pas une chair morte, écrit Gilles Deleuze dans le texte qu’il consacre à l’artiste, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive » (2002 [1981], 20). Et plus loin, dans des termes qui conviendraient à la Transplantation (1924) de Otto Dix : « La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité, elle est ce ‹ fait ›, cet état même où le peintre s’identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion » (2002 [1981], 20–21). Des victimes de 1914–1918 aux figures de Francis Bacon, atrocement mutilés par les bombes, ou ravagés par la peinture, les visages représentés demeurent des visages auxquels les spectateurs et spectatrices peuvent s’identifier. C’est le détour par les œuvres d’art – contemporaines ou même postérieures, et sans lien immédiat avec les phénomènes réels parfois, qui, paradoxalement, nous aide à prendre toute la mesure des souffrances physiques et psychiques endurées par ces ‹ baveux › – ainsi qu’on appelait communément les grands mutilés de la face –, ceux qui restaient cachés aux yeux de leurs contemporains, et dont les photographies provoquent aujourd’hui encore dégoût et effroi plus que compassion et empathie. « Tout homme qui souffre est de la viande », écrit encore Deleuze inspiré par les œuvres de Bacon. Regarder la douleur, envisager la défiguration et la chute de l’Homme, c’est fondamentalement à cela que nous invitent les images de mutilés de la face de 1914–1918. Nach dem Krieg [Après la guerre] (1919) de Will Küpper (1893–1972) exprime autrement des sentiments semblables. Son personnage jeune encore qui erre dans la ville inhospitalière, comme au bord de l’effondrement, ressemble à un vieillard. Difforme et décharné, il claudique, douloureux et perdu, inconsolable, sa main immense posée sur le cœur. On songe aux mots de Joseph Roth qui publie en 1919 « Menschliche Fragmente – Der Zeitgenosse » [« Fragments humains – Le contemporain »] dans le Prager Tagblatt :
C’est un homme ! Un homme avec un visage humain, un front qui peut penser, imaginer, inventer, rêver, travailler, oser, créer ! Un homme revenu chez lui des bas-fonds de l’héroïsme et de la chair
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à canon […] Que vous reste-t-il contemporains ? Regardez ! C’est le choc nerveux et la colonne vertébrale brisée : votre reflet dans le miroir. (Roth 1989, 21–22)
Le sentiment d’avoir été trahi et abandonné, d’avoir subi un calvaire sans fin, trouve très tôt à s’exprimer dans une iconographie christique. Cette dernière est indirectement présente dans le cycle de peintures achevé en 1932 par Stanley Spencer à la Sandham Memorial Chapel de Burghclere. Des scènes de la vie militaire transfigurées sur le mode poétique, jusqu’au panneau de La résurrection des soldats situé derrière l’autel, l’œuvre entière assume un rôle de consolation, sans que jamais l’idée du sacrifice ne soit valorisée. D’une manière générale, la prise de distance avec le discours propagandiste du don de soi est patente et ce que les œuvres retiennent le plus souvent, c’est le martyr humain du Christ, autant que le désarroi généré par sa mort. Max Beckmann, Lovis Corinth, George Grosz, Karl Schmidt-Rottluff, tous montrent le Christ crucifié, outragé, mort. Pour beaucoup d’artistes allemands, le retable d’Issenheim (ca. 1516) de Matthias Grünewald est à cet égard une référence presque obligée (Schulze 1991). Si les convergences entre l’histoire de l’œuvre et l’histoire nationale n’y sont sans doute pas tout à fait étrangères, c’est aussi l’expression particulièrement intense de la douleur du crucifié du musée d’Unterlinden qui retient l’attention. Sans que le discours proprement religieux soit toujours convié, la figure christique, comme image éprouvée et partagée du martyr absolu, semble alors seule capable de témoigner d’une souffrance sans équivalent dans l’expérience ordinaire.
2.5 Trauma et interprétation(s) : La guerre d’Otto Dix (1924)
Otto Dix l’a maintes fois répété, il a voulu voir la guerre dans tous ses aspects, voir signifiant d’abord pour lui faire l’expérience de quelque chose. De tout son discours ressort que vivre la plus grande inhumanité lui permit alors de découvrir l’humanité véritable. À propos de son portfolio achevé en 1924, Der Krieg [La guerre], il parle après coup d’une tentative – finalement vaine – de se libérer de souvenirs obsédants et de cauchemars grâce au pouvoir conjurateur de l’art (Schmidt 1978, 269). Il y rend la sensation de confinement et d’étouffement par l’adoption de plans serrés, empêchant de voir le ciel. Lorsque ce dernier est visible, il se propose alors alternativement comme un vide angoissant, une zone saturée d’un noir profond ou, au contraire, une présence aveuglante, dangereuse, transformant les hommes en cibles. Ainsi de Essenholen bei Pilkem : la lumière du soleil comme symbole de la mort et du danger, des hommes risquant leur vie pour survivre, en une seule image, Dix montre magistralement la guerre comme monde à l’envers et, pour lui, expérience limite du grotesque de la vie tout entière. Dans son portfolio, l’artiste ne recule devant aucun phénomène, fût-il le plus tabou ou le plus insupportable, et représente le suicide des soldats au front, les viols et la mort atroce, les corps pourrissant sans sépulture. Il a alors en face de lui des vétérans pour qui les occasions de raconter sont rares, voire inexistantes dans la toute jeune
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république, des pacifistes, des nationalistes et une population que l’on avait convaincue de la victoire de l’Allemagne avant que la défaite et les réparations s’imposent brutalement à elle. Aujourd’hui exposé à l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne, le cycle de 1924 s’y pare souvent de vertus pédagogiques. Tenue pour l’une des œuvres les plus emblématiques de l’horreur des tranchées, La guerre est saluée pour le « vérisme » sans équivalent d’un message que l’artiste adresserait aux jeunes générations (Prévost-Bault et al. 2015, 31). Pour Philippe Dagen qui expose le mélange d’expériences vécues, de souvenirs de voyages, de photographies et d’œuvres d’art anciennes au départ du cycle, l’œuvre est porteuse d’un message pacifiste : en n’omettant aucun détail du carnage, elle aurait eu pour ressort l’ambition de dégoûter les nations européennes de la guerre (Dagen et al. 2003, 13). Le caractère délibérément ‹ réaliste › de l’œuvre – adjectif revendiqué par l’artiste lui-même – est, dans les deux cas, perçu comme essentiel à la transmission de l’expérience traumatique au spectateur. Quant à l’artiste, et en dépit des apports multiples déjà soulignés, comme des nombreuses références à un corpus d’œuvres anciennes signées Francisco de Goya, Adriaen Brouwer et bien d’autres, il décrit sa propre entreprise comme un « reportage » (Schmidt 1978, 273). Derrière ce terme qu’il faudrait resituer dans son époque, et en amont du ‹ vérisme › de son œuvre, se manifeste sans doute le rejet des versions selon lui toujours trop édulcorées de la guerre qui circulent au même moment dans la société. S’agissant de son pacifisme ou de l’idée qu’il aurait été dans ses intentions – avec cette œuvre, ou d’autres, plus tardives – d’empêcher la guerre, il ne les a jamais réellement confirmées, réservant à ses interlocuteurs de RDA l’idée que son art ait pu être militant (Schmidt 1978, 262). Gerd Krumeich qui développe en 2015, dans le catalogue Otto Dix de l’Historial, un point de vue très éloigné du discours français majoritaire, considère pour sa part que si le portfolio exposé à Péronne est le témoin d’une expérience de l’horreur, il l’est aussi – ce qu’atteste le manque presque total d’empathie de l’œuvre – de la survivance des mentalités de la guerre dans l’Allemagne de Weimar, laquelle accorda au pacifisme une place anecdotique et se caractérisa surtout par la brutalité de sa vie politique. En Allemagne, écrit Krumeich, soulignant l’incapacité des factions de Weimar à dépasser momentanément leurs conflits pour célébrer les morts, « le deuil étouffa dans la haine » (Krumeich et al. 2015, 13). À la fin des années 1920, Otto Dix revient au thème de la Première Guerre mondiale avec son non moins célèbre polyptyque, pareillement intitulé Der Krieg [La guerre] (1929–1932). Il veut avec lui, et ainsi qu’il le rapporte au début des années 1960 (Schmidt 1978, 262), apporter un démenti au grand récit (nazi) de la guerre par la réalité de son expérience. Comme pour appuyer la démarche de l’artiste, Sebastian Haffner écrit : « La génération nazie proprement dite est née entre 1900 et 1910. Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre comme un grand jeu, sans être le moins du monde perturbés par sa réalité » (Haffner 2004, 36). Annette Becker a bien montré (Becker et al. 2003, 35) que la forme du triptyque, héritée du christianisme, était à même de mettre en scène le dépassement et la réversi
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bilité des souffrances par l’imitation du Christ et de la Vierge d’une part, et une mémoire de guerre essentiellement fragmentée en temps et en espaces impossibles à réunifier d’autre part. Avec son polyptyque, l’artiste superpose les différents moments d’une journée de combat et le martyr du Christ résumé en trois étapes : le portement de croix, la crucifixion qui cite abondamment Grünewald, et, enfin, la descente de croix, où il se représente, transfiguré, déposant un camarade. L’œuvre qui ne console pas de la mort odieuse des soldats, ne paraît pas avoir pour fonction première de dénoncer la guerre, quand bien même elle en rendrait sans fard toute l’horreur. La sacralisation de l’événement, soutenue par la forme connotée du triptyque, tend surtout à redonner une dignité aux soldats vaincus. Vivre l’enfer, affronter le plus grand des martyrs et survivre comme si l’on ressuscitait chaque jour, telle semble être sa conception de l’héroïsme, divergente de l’oblativité morbide et nationaliste qui fonde le discours nazi contemporain. Tout entier dévolu à la Première Guerre mondiale, le triptyque est aussi une contribution à une question qui traverse toute l’œuvre de Dix et sans doute l’excède, celle de la finitude de l’homme et du dépassement de cette dernière par l’art.
3 Conclusion La confrontation des divers points de vue permet de réfléchir à la manière dont Dix aura ou n’aura pas contribué à l’acceptation de la réalité traumatisante de la Première Guerre mondiale, de la défaite et de ses suites en Allemagne ; à quels moments, et dans quels contextes. Mais au-delà de Dix et de l’Allemagne, elle confirme à nouveau que l’expression du trauma est toujours subjective, singulière, plus encore quand le témoignage est une œuvre d’art. Si l’expérience et sa mémoire sont susceptibles d’être réévaluées sur le temps long – y compris par celui qui les a vécues –, la perception de l’œuvre qui en rend compte est, elle aussi, soumise à des changements incessants, en fonction des époques, de leurs préoccupations et de leurs lectures de l’art et de l’histoire, mais aussi des institutions à caractère artistique ou mémoriel qui l’exposent et l’interprètent, déterminant pour partie le regard que nous posons sur elle. Au-delà cependant des vicissitudes de leur réception, ces œuvres qui font accéder au symbolique l’expérience d’abord tenue pour inracontable ou non représentable du cataclysme de 1914–1918, se proposent comme la matrice d’une mémoire collective. Elles affirment le caractère non seulement partagé, mais encore partageable de cette même expérience, permettant ainsi qu’au trauma se substitue le travail de deuil. Douées d’une organisation interne et saturées de culture – y compris quand elles prétendent avoir rompu avec cette dernière –, elles contribuent à raccommoder, sans les effacer, les déchirures sociales et morales occasionnées par la guerre. Ainsi, remémoration autant que commémoration, elles réinscrivent la catastrophe dans l’histoire d’un groupe, d’une nation et de continents tout entiers.
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4 Bibliographie / Iconographie 4.1 Œuvres citées 4.1.1 Peintures, gravures, dessins Barlach, Ernst. Massengrab [Fosse commune], 1915, lithographie sur papier, 39 x 28 cm. Ernst Barlach Haus, Hamburg. Chagall, Marc. Le soldat blessé, 1914, encre de Chine sur papier, 22,3 x 18,3 cm. The State Tretyakov Gallery, Moscou. Dix, Otto. Transplantation [Transplantation] 19,9 x 14,9 cm, gravure n° 40, planche 10, album 4 du portfolio La guerre, 1924. Dix, Otto. Essenholen bei Pilkem [Corvée de ravitaillement près de Pilkem], 24,5 x 29,8 cm, gravure n° 43, planche 3, album 5 du portfolio La guerre, 1924. Dix, Otto. Der Krieg [La guerre], 1929–1932, triptyque avec prédelle, technique mixte sur bois, panneaux latéraux : 204 x 102 cm ; panneau central : 204 x 204 cm ; prédelle : 60 x 204 cm. Dresden, Staatliche Kunstsammlungen, Gemäldegalerie Neuer Meister. Galtier-Boissière, Jean. Défilé des mutilés, 14 juillet 1919, 1919, gouache sur papier, 43 x 75 cm. Musée d’Histoire Contemporaine – BDIC, Hôtel national des Invalides, Paris. Gromaire Marcel, La guerre, 1925, huile sur toile, 127,6 x 98,7 cm. Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Kandinsky, Vassily. Improvisation 30 (Kanonen) [Improvisation 30 (Canons)], 1913, huile sur toile, 111 x 111,3 cm. Art Institute Chicago. Kirchner, Ernst Ludwig. Das Soldatenbad [Le bain des soldats], 1915, huile sur toile, 140 x 153 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. Kirchner, Ernst Ludwig. Selbstbildnis als Soldat [Autoportrait en soldat], 1915, huile sur toile, 69,2 x 61 cm. Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, Ohio. Küpper, Will. Nach dem Krieg [Après la guerre], 1919, huile sur toile, 70 x 55 cm. Stadtmuseum Düsseldorf. Nash, John. Over the Top, 1918, huile sur toile, 79,4 x 107,3 cm. Imperial War Museum Berlin. Slevogt, Max. Die Mütter [Les mères], 1917, lithographie sur papier, 39 x 54 cm. Leicester Museum and Art Gallery. Spencer Stanley. The Resurrection of the Soldiers [La résurrection des soldats], 1928–1929, huile sur toile. Sandham Memorial Chapel, Burghclere. Tonks, Henry. Studies of Facial Wounds [Études de blessures de la face], 1916, pastel sur papier, 61 x 45,7 cm chacune. Royal College of Surgeons, London. Vallotton, Félix. Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz, 1917, huile sur toile, 114 x 146 cm. Musée de l’Armée, Paris.
4.1.2 Textes et études critiques Becker, Annette, Compère-Morel, Thomas, Dagen, Philippe. Otto Dix : ‹ La guerre ›. Milano : 5 Continents, Péronne : Historial de la Grande Guerre, 2003. Beckmann, Max. Écrits. Textes réunis et présentés par Barbara Stehlé-Akhtar. Traduit de l’allemand par Thomas de Kayser. Préface de Philippe Dagen. Paris : École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2002. Benjamin, Walter. Expérience et pauvreté ; suivi de Le conteur ; La tâche du traducteur. Traduit de l’allemand par Cédric Cohen Skalli. Préface d’Élise Pestre. Paris : Édition Payot & Rivages, 2011 [1933]. Cork, Richard. A bitter Truth: Avant-Garde Art and the Great War. New Haven, London : Yale University Press, 1994.
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Dagen, Philippe. Le silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre. Paris : Fayard, 1996. Deleuze, Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris : Éditions du Seuil, 2002 [1981]. Fassin, Didier, Rechtman, Richard. L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victimes. Paris : Flammarion, 2007. Derain, André. Lettres à Vlaminck. Texte établi et présenté par Philippe Dagen. Paris : Flammarion, 1994 [1955]. Goerig-Hergott, Frédérique, Krumeich, Gerd, Prévost-Bault, Marie-Pascale. Otto Dix, La guerre. Paris : Gallimard, Péronne : Historial de la Grande guerre, 2015. Haffner, Sebastian. Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914‒1933. Nouvelle édition augmentée. Traduit de l’allemand par Brigitte Hébert. Arles : Actes Sud, 2004. Hartman, Geoffrey. « Témoignage, art et traumatisme de l’Holocauste ». Traduit de l’américain par Monique Caminade. Mots 56 (1998) : 50–68. http://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1998_num_56_1_2365 (6 septembre 2016). Jay, Martin. Downcast Eyes. The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought. Berkeley (California), Los Angeles (California), London : University of California Press, 1993. Léger, Fernand. Une correspondance de guerre. Les Cahiers du Musée national d’art moderne. Hors-série/ archives. Paris : Centre Georges Pompidou, 1997. Marc, Franz. Écrits et correspondances. Traduit de l’allemand par Thomas de Kayser. Préface de Maria Stavrinaki. Paris : École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2006. Marinetti, Filippo Tommaso. « Manifeste du Futurisme ». Figaro (20 février 1909). Mauclair, Camille. « L’œuvre de guerre de Steinlen ». L’Art et les Artistes, numéro spécial 3 (1918) : 3–38. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5864869k?rk=836914;0 (18 octobre 2016). Nevinson, Christopher R. W. Paint and Prejudice. New York : Harcourt, Brace and Company, 1938. https://archive.org/stream/paintandprejudic027098mbp#page/n7/mode/1up (13 octobre 2016) Remarque, Erich Maria. À l’Ouest rien de nouveau. Traduit de l’allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac. Paris : Stock, 1978 [1929]. Roth, Joseph. « Menschliche Fragmente. Der Zeitgenosse » (Prager Tagblatt, 17.4. 1919). Reproduit dans Joseph Roth. Werke 1, Das journalistische Werk, 1915–1923. Köln : Kiepenheuer & Witsch, Amsterdam : Allert de Lange, 1989 : 21–22. Schmidt, Diether. Otto Dix im Selbstbildnis. Berlin : Henschelverlag Kunst und Gesellschaft, 1978. Schulze, Ingrid. Die Erschütterung der Moderne: Grünewald im 20. Jahrhundert. Eine Studie. Leipzig : Seemann, 1991. Silver, Kenneth E. Esprit de corps. The Art of the Parisian Avant-garde and the First World War, 1914‒1925. London : Thames and Hudson, 1989. Valéry, Paul. « La crise de l’esprit. Première lettre » (Éditions de la Nouvelle Revue française, août 1919). Œuvres. Tome 1. Paris : Librairie Générale française, 2016 : 696–704. Vallotton, Félix. « Art et Guerre ». Les écrits nouveaux, Tome 1–2, 12 (1917) : 30–37. http://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/bpt6k5864869k?rk=836914;0 (18 octobre 2016). 1914 : Die Avantgarden im Kampf . Bundeskunsthalle, Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 8 novembre 2013‒23 février 2014. Dir. Uwe M. Schneede. Köln : Snoek, 2015.
4.2 Lectures complémentaires Aulich, James. War Posters : Weapons of Mass Communication. New York : Thames and Hudson, 2007. Roshwald, Aviel, Stites, Richard. European Culture in the Great War. The Arts, Entertainment and Propaganda, 1914–1918. Cambridge, New York, Melbourne : Cambridge University Press, 1999. Spies, Werner. « L’impératif iconographique : la Nouvelle Objectivité et ses implications politiques dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres ». Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne 7/8 (1981) : 208–233.
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Die letzten Tage der Menschheit: Bilder des Ersten Weltkrieges [Ausstellung, Altes Museum Berlin ; 10 juin–28 août 1994]. Dir. Rainer Rother. Berlin : Deutsches historisches Museum ; Ars Nicolai, 1994. Jours de guerre et de paix. Regard franco-allemand sur l’art de 1910 à 1930 [exposition, Reims, Musée des BeauxArts, 14 septembre 2014–25 janvier 2015 ; organisée en coproduction avec le Von der Heydt-Museum de Wuppertal, Allemagne] ; Gerhard Finckh, Gerd Krumeich, David Liot et al. Paris : Somogy ; Reims : Musée des Beaux-Arts de la Ville de Reims, 2014. The Great War in Portraits. Dir. Paul Moorhouse et Sebastian Faulks. London : National Portraits Gallery, 2014. Vu du front. Représenter la Grande Guerre [exposition Paris, Musée de l’Armée, 15 octobre 2014–25 janvier 2015]. Paris : Somogy ; Musée de l’Armée ; BDIC, 2015.
Dominique Trouche
11 Seconde Guerre mondiale – Les mémoriaux et les musées Résumé : Les mémoriaux et les monuments érigés à la suite de la Seconde Guerre mondiale témoignent des évolutions dans les considérations portées aux morts dus aux guerres. Leur variété et leur nombre renvoient aux transformations sociétales apparues après la guerre : prise en compte des victimes, rapport à la mort et à la mémoire des disparu·es, etc. D’autre part, les représentations, au travers des dispositifs qui les structurent et organisent la visite des publics, matérialisent par métaphore les symptômes traduisant la relation à la mémoire culturelle francophone traversée par les traumatismes issus de la Seconde Guerre mondiale. Cinq aspects déterminants sont analysés : le travail sur le chemin d’accès au mémorial, la traduction des drames passés sur les façades et les entrées des mémoriaux, l’accès aux expositions et intérieurs des monuments, l’accent sur l’immersion et la reconstitution événementielle au sein des mémoriaux et enfin la mise en visibilité des traces comme ce qui reste du passé, dont les lancinantes présences et mises en scène actualisent en permanence la disparition des victimes.
Mots-clés : architecture, deuil, mémoire culturelle, mémorial (mémoriaux), musée, monument, Seconde Guerre mondiale, traumatisme
1 Définition, aspects historiques et conceptuels En référence aux attentats du World Trade Center en 2011, Didier Fassin et Richard Rechtman écrivent que « l’empreinte psychologique qui apparaît aujourd’hui la plus patente, la plus durable et la plus incontestable [est que] passé le deuil, demeure le traumatisme » (2007, 11). Leur démonstration vise à interroger l’emprise contemporaine du terme ‹ traumatisme › en corrélation avec celui de ‹ victime › et le sens de ses usages actuels dans des événements violents. L’emploi du terme révèle à propos du passé et de notre regard contemporain quelque chose qui ne passe pas, quelque chose qui a trait aux « lacunes de la mémoire ou amnésies » (Freud 1971 [1921], 264) (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain). Michel de Certeau écrira justement à propos de l’oubli qu’il est « une action contre le passé » et que « la trace mnésique […] est le retour de l’oublié, c’est-à-dire une action de ce passé désormais contraint au déguisement » (2002 [1987], 86). À cet égard, le raisonnement freudien pose la psychanalyse comme « mode de manifestation et […] contenu de chaque symptôme » (Freud 1971 [1921], 239) dont il convient de saisir le sens, non par une élucidation individuelle
Dominique Trouche, Université Paul Sabatier Toulouse III https://doi.org/10.1515/9783110420746-011
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de chaque symptôme, mais par la cohérence sous-jacente reliant les symptômes (Freud 1971 [1921], 248). Précisément les mémoriaux et les monuments érigés suite à la Seconde Guerre mondiale sont bien porteurs de symptômes, au sens métaphorique, qui révèlent l’état et le regard de la mémoire culturelle francophone à leur encontre (Nora 1984‒ 1992), soit autant de modes d’expressions ‹ déguisées ›. Quels sont ces symptômes et de quoi sont-ils le signe ? In fine, comment l’histoire estelle mise en scène dans les musées d’histoire des guerres et les monuments commémoratifs ? Deux premières notions sont à décortiquer : celles de mémorial et de monument qui désignent, au regard des pratiques contemporaines, des réalités proches voire quasi similaires ; les représentations actuelles ont fini par recouper leurs dénominations au profit du ‹ mémorial ›. La représentation matérielle d’événements mémoriels du passé est traditionnellement monumentale. Monument provient du latin monere qui signifie ‹ se souvenir ›. Comme l’a écrit Alois Riegl :
Par monument, au sens le plus ancien et véritablement originel du terme, on entend une œuvre créée de la main de l’homme et édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou telle destinée (ou des combinaisons de l’une ou de l’autre). (1984 [1903], 35)
Plus précisément encore, les monuments ont une « valeur de remémoration intentionnelle » (Riegl 1984 [1903], 85). Autrement dit, l’objectif d’érection du monument vise à délivrer aux générations futures la signification originelle du monument et donc une lecture des représentations à l’époque de sa construction. Historiquement, l’expression ‹ monument aux morts ›, telle qu’entendue aujourd’hui, trouve ses prémices chez les Prussiens au XVIIIe siècle pour se développer plus particulièrement à partir de la guerre franco-prussienne de 1870 en tant que matérialisation d’une « forme de responsabilité morale » (Hargrove 1982‒1983, 59), pour atteindre sa pleine expression avec la Première Guerre mondiale (Prost 1977, 38–52) (cf. 3.1.1 Les monuments aux morts). La Seconde Guerre mondiale est le signe d’un tournant dans les représentations monumentales pour les morts dus aux guerres qui sont plus multiformes et complexes, en s’adressant notamment aux différents groupes touchés par le conflit et non plus seulement aux soldats (Barcellini et Wieviorka 1995) (↗6 Première Guerre mondiale – Le rite et la commémoration du 11 novembre 1918) et en modifiant, pour partie, leur localisation géographique – érections sur des lieux de sévices par exemple (Luirard 1977, 12). À la suite de la Seconde Guerre mondiale, un second terme apparaît pour désigner les monuments aux morts, celui de ‹ mémorial ›. Désignation plus englobante désormais, puisque le mémorial renvoie aujourd’hui tout autant à des musées d’histoire des guerres (Mémorial de Caen en France, inauguré en 1988, et Mémorial de la Déportation à Luxembourg, inauguré en 1996, par exemple) qu’à des monuments commémorant les morts dus aux guerres (Mémorial des Martyrs de la Déportation à Paris et Mémorial de Brookwood au Canada, inauguré en 1958, pour en citer deux). Cette terminologie correspond
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également aux transformations sociétales liées aux modalités de considérations des morts dus aux guerres, la victime devenant également une figure à commémorer (cf. 2 La victime comme figure de mémoire du XXe siècle). Désignation plus elliptique également par la suppression de la référence aux morts pour mieux dénoter celle de la mémoire. De fait, l’usage d’un même terme pour nommer deux réalités a priori différentes questionne sur leurs divergences. Si le mémorial ‹ muséal › reprend nécessairement de ce dernier la dimension documentaire, explicative et informative, il est important de relever les similitudes esthétiques, spatiales, géographiques, commémoratives, etc., qui les rapprochent, pour partie, au point que les symptômes liés au traumatisme, traduits dans leurs représentations, nous invitent à ne pas opérer de distinction dans leur analyse lors de la deuxième partie de ce chapitre. En conséquence, on se focalisera tout autant sur les musées d’histoire que sur les monuments issus de la Seconde Guerre mondiale, en insistant plus particulièrement sur ceux qualifiés de mémoriaux, en raison de la récurrence de l’usage actuel de cette terminologie. Le second point d’explicitation des notions clés utilisées concerne le champ d’étude et le regard transversal porté sur ces mémoriaux et monuments. Dans la perspective de Louis Quéré, Yves Jeanneret définit la communication comme
la nécessité dans laquelle les hommes se trouvent de créer des ressources et des situations qui les confrontent les uns aux autres en tant que producteurs de sens. Il ne s’agit donc pas d’un secteur d’activité particulier, mais d’un processus présent dans tous les domaines de l’activité sociale. (2008, 20)
Ce processus, au travers des pratiques institutionnelles notamment à des fins de développement touristique (Hertzog 2012 ; 2013), a profondément transformé le paysage des sites mémoriels des guerres mondiales à partir des années 1980–1990. La communication ne se réduit donc pas aux stratégies mais englobe un ensemble de dimensions influant le rapport à la visite des sites de la Seconde Guerre mondiale et par conséquent, a priori, le rapport au passé. À celui de communication s’associe en filigrane la notion de dispositif qui renvoie à différents champs d’études et de conceptions selon les objets étudiés. Notre approche portant sur le culturel et le patrimonial, nous renvoyons à l’analyse synthétique et argumentée de Jean Davallon à partir du prisme du média exposition (Davallon 1999, 22–26). On retiendra du dispositif que « […] la signification est un effet [du dispositif], et non sa cause. […] parler de dispositif présuppose qu’il existe un objet culturel concret ; il possède à la fois une dimension systémique et une dimension matérielle » (Davallon 1999, 25–26. C’est l’auteur qui souligne). La notion de dispositif, telle que saisie pour étudier les mémoriaux et les monuments, requiert de relever la co-présence de l’information, associée notamment au savoir, aux connaissances, aux artefacts et de la communication inhérente à la transmission du passé. L’usage de la référence de « dispositif info-communicationnel » (Couzinet 2009) permet de relever les agencements qui s’opèrent lors d’érections de mémoriaux entre geste artistique et architectural, pratiques historienne, muséographique et scéno
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graphique, artefacts et témoignage, etc. Il est un moyen de « mise en visibilité des connaissances afin de faciliter leur accès » (Couzinet 2009, 20) en tant qu’organisateur dans la mise en œuvre des interactions (Couzinet 2011, 121). Les dispositifs, tout particulièrement dans le domaine muséal, sont élaborés dans le cadre d’une démarche de médiation dont le principe repose sur la mise à disposition élaborée des connaissances au sens large. Daniel Jacobi souligne combien la médiation doit aider à l’acquisition du savoir en s’appuyant sur le plaisir de l’apprentissage (1999). Pour affiner cette notion, Yves Jeanneret souligne, dans le texte où il présente la collection qu’il dirigeait chez Hermès, que la médiation renvoie à
l’espace dense des constructions qui sont nécessaires pour que les sujets, engagés dans la communication, déterminent, qualifient, transforment les objets qui les réunissent, et établissent ainsi leurs relations. Pratique qui n’est jamais ni immédiate ni transparente.
Ces constructions impliquent en parallèle « une logistique », « une poétique » et « une symbolique » comme le précise Yves Jeanneret. Les symptômes interrogés ci-après témoignent de notre rapport au passé. Les dispositifs info-communicationnels transforment les pratiques de visite puisqu’ils interviennent comme médiateur des discours scientifique et institutionnel pour le public. À quels symboles sociaux et symboliques se rattachent-ils ? Quelles mises en scène proposent-ils de la mémoire culturelle et de ses traumatismes ?
2 Mémoriaux, musées d’histoire, monuments : des temporalités de visite similaires
Une chose est un symptôme, une autre est le lien qu’il évoque, qu’il met en scène dans le cas présent. De fait, un symptôme, ou un dispositif qui fait symptôme de ce que les mémoriaux et monuments mettent en avant du rapport à l’histoire et à la mémoire, ne renvoie pas nécessairement à une seule dimension mais à un entrecroisement de différentes expressions par la représentation. Toutefois, on peut relever deux éléments récurrents dans la mise en scène : le rapport à la mort et le sens de l’histoire et de la mémoire selon les cas. Notre présentation va néanmoins s’attacher à distinguer les symptômes qui traversent de concert mémoriaux et monuments dans leur singularité, parce qu’ils traduisent aussi un sens, une expérience de visite telle qu’elle s’opère dans la découverte d’un monument ou d’un musée d’histoire des guerres ; ce qui est aussi un élément fortement signifiant (autrement dit, on peut observer clairement une structuration narrative de la visite par un début, un milieu et une fin).
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2.1 Le parcours d’accès : la référence au paysage témoin et au chemin de croix
L’arrivée sur le site d’un mémorial, musée d’histoire des guerres ou monument, est élaborée : par défaut (impossibilité d’accès pour les véhicules – terrain accidenté par exemple) et comme espace-temps de préparation à la visite. Que le mémorial soit visible ou non de loin, le visiteur est amené à suivre un circuit qui le mène jusqu’à l’entrée. Premier élément important, la référence à la nature par des espaces verts, des arbres, des paysages, présentés comme singuliers, est souvent mise en avant. Par exemple, au Mémorial de la Résistance de Vassieux-en-Vercors, inauguré en 1994, le visiteur se gare dans un parking situé au-dessus du Mémorial. Pour entrer dans le musée, il doit suivre un chemin qui descend à travers la colline. Ce temps de marche dans le massif du Vercors, bien que bref, rappelle l’activité de découverte et de recentrement individuel telle que David Le Breton a pu l’analyser (Le Breton 2000). Parallèlement, cela confronte le visiteur à un paysage présenté comme témoin des événements de la Seconde Guerre mondiale : situé en zone libre, le massif du Vercors est un lieu de refuge pour ceux qui sont persécutés par le régime vichyste et les résistants, du fait de sa structure géologique en forme de forteresse. De manière assez récurrente, la nature et le paysage sont des éléments servant d’appui mémoriel. Faisant appel au sensible, au perceptif, ils sont présentés comme témoin des événements du passé : il est d’une certaine façon proposé au visiteur de les observer pour mieux ressentir ce dont ils ‹ ont été témoin ›. À l’inverse, au Mémorial Schumanns Eck près de Wiltz au Luxembourg, le temps de marche proposé au visiteur se situe en partant du monument. Inaugurés en 2004, le monument et le « Sentier du Souvenir » visent, pour le premier, à conserver le souvenir des soldats tués lors de la Bataille des Ardennes l’hiver 1944–1945 et, pour le second, à la découverte du paysage où la bataille s’est déroulée. Dans ce cas, le paysage est davantage ‹ témoin ›, car il témoigne par les traces visibles laissées par les combats. Si la nature y a repris ses droits, le sentier est jalonné d’informations historiques et de représentations plastiques et photographiques qui superposent passé et présent dans le bois. Le Mémorial de Bruneval (ou Mémorial de la Valleuse de Bruneval), inauguré en 2012, présente l’originalité d’avoir été pensé comme un ‹ musée à ciel ouvert ›. Le site représente la prise du radar allemand Würzburg, situé en hauteur sur la falaise, grâce à une intervention éclair, un raid de trois heures, mené conjointement par les différentes nations en présence. L’opération, au nom de code Biting, s’y est déroulée dans la nuit du 27 au 28 février 1942. Le Mémorial intègre le monument construit en 1975 : dédié aux troupes britanniques et à la Résistance française, il représente une paire d’ailes et un escalier baptisé Charles de Gaulle qui permet d’accéder à la plage située en contrebas de la falaise. L’actuel Mémorial de Bruneval est donc structuré en trois parties suivant un parcours qui fait cheminer le visiteur à la découverte de cet événement historique. Après le parking, des panneaux informatifs généraux évoquent l’histoire du site sur le trajet qui mène à la première terrasse. Deuxième temps de visite, celle-ci comporte des explications précises de l’opération Biting dans des lutrins en acier corten.
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Un escalier mène ensuite à la seconde terrasse comprenant le monument de Bruneval inauguré en 1975. Dans le prolongement, un mur en acier corten intègre le nom « Mémorial de Bruneval » et protège les visiteurs du vent en leur permettant de s’asseoir pour profiter du paysage. Le troisième temps est l’escalier Charles de Gaulle. Mémorial déambulatoire, cet espace alterne marche, lecture informative et contemplation. Le déplacement est inhérent au Mémorial et permet d’arpenter le paysage de la Côte d’Albâtre et de la Manche en contre-bas. Pas de traces apparentes de la présence du radar allemand, seuls sa situation géographique et in fine le paysage rendent logique sa présence passée. Autre cas, le Mémorial de l’Alsace-Moselle (2005) : après le parking, le visiteur suit un chemin en lacet qui serpente la colline menant au musée. Ce parcours représente symboliquement le chemin de croix, par ‹ l’effort › physique demandé et par ses moments d’arrêt proposés au visiteur à plusieurs reprises (même s’il n’y en a pas quatorze contrairement à la tradition du chemin de croix pour les catholiques). Est ainsi évoqué symboliquement, le travail de réflexion, de prière et de pénitence du fidèle de l’Église catholique, et également la dureté et la violence de la guerre qui a conduit des millions d’individus à la mort. Dernière forme, en référence directe aux dimensions mémorielle et commémorative, le Mémorial de Caen comprend à l’extérieur du musée un monument situé à l’entrée et trois jardins du souvenir comme lieux de mémoire des soldats et des résistants morts, installés dans le parc situé derrière le Mémorial. Des bancs y sont disposés, renforçant les dimensions de recueil, de contemplation et de réflexion. La médiation par les dispositifs, sur lesquels les messages renforcent le registre du commémoratif, souligne la dimension symbolique des jardins, comme s’il s’agissait d’inscrire et de surligner davantage l’affiliation du Mémorial de Caen à la Seconde Guerre mondiale. Mort, contemplation, perception, émotions sont autant de mots-clés suscités par les mises en scène de ces parcours qui mènent le visiteur du parking à l’entrée des mémoriaux. Premier type de symptôme qui vise à préparer le public, mais aussi à le conditionner dans sa découverte à venir de la mémoire de lieux, d’histoires, de vie/s.
2.2 Faille, fracture, grotte : la traduction architecturale du drame historique et de l’impératif mémoriel
Les façades des musées d’histoire des guerres et les entrées des monuments sont la suite logique de l’arrivée lors d’une visite de sites d’histoire des guerres. Comme les chemins, elles ne sont généralement pas neutres. Elles marquent l’entrée dans un lieu en traduisant visuellement l’approche symbolique du mémorial en écho à son objet. Par exemple, au Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane, le visiteur accède au musée par le toit. Il doit descendre des escaliers pour trouver ensuite sur sa droite le hall du musée. Ce qui n’est pas nécessairement distinguable alors, c’est la forme donnée à ces escaliers. Ils sont intégrés à l’intérieur de murs en acier oxydé matérialisant des lignes de fracture. Situés au centre du bâtiment, ces murs représentent, vu de loin, une
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faille dans la structure architecturale comme si le musée lui-même avait vécu le drame et en restait profondément marqué. Faire accéder le visiteur par la faille est, de fait, fortement symbolique, et le positionne immédiatement dans la perception de l’identité que le lieu renvoie ainsi : « Oradour-sur-Glane – Village martyr ». L’architecture du Bastogne War Museum en Belgique, inauguré en 2014, confiée à l’Atelier de l’Arbre d’Or, combine réagencement du bâtiment en étoile préexistant (l’ancien Bastogne Historical Center) et prolongement de l’exposition permanente par de nouveaux espaces. Le projet architectural matérialise volontairement la faille, insérée entre l’ancien bâtiment et le récent, faille qui mène au Mémorial du Mardasson (1950). Double perspective pensée dans le projet architectural : d’une part la représentation de la violence des combats, des bombardements et leurs conséquences au quotidien pour les soldats et les civils (architecture postmoderne qui valorise l’absence de perspectives claires en les multipliant et en jouant sur le déséquilibre permanent de la structure) et d’autre part, mener le visiteur vers le Mémorial du Mardasson, temps de recueillement devant une œuvre monumentale en forme d’étoile à cinq branches destinée à commémorer les soldats américains morts aux combats en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale. Comme pour la représentation de la fracture au Centre de la mémoire d’Oradour, la violence de la guerre et ses conséquences se trouvent symbolisées. Tout se passe comme si l’implacable réalité de la guerre, la mort violente, injuste, barbare, se devait d’être sans cesse rappelée voire martelée, signe d’une mémoire culturelle profondément marquée en des lieux spécifiques. Le Mémorial des Martyrs de la Déportation à Paris, situé à la pointe est de l’île de la Cité dans le prolongement de la Cathédrale Notre-Dame (localisation au cœur de la capitale), est construit sur l’entremêlement des figures de la fracture et de la grotte. Pour accéder à l’intérieur du monument, invisible de l’extérieur, le visiteur descend un escalier très pentu dont la progression rappelle les marches entre les failles du musée d’Oradour. Cette partie constitue une « phase de dépaysement » ainsi conçue par l’architecte, Georges-Henri Pingusson (cité par Amsellem 2007, 92). L’entrée à l’intérieur du Mémorial s’effectue entre deux énormes blocs de pierre comme s’il s’agissait de pénétrer à l’intérieur d’une grotte. L’espace de passage entre les deux est volontairement réduit provoquant une sensation d’enfermement accentuée par l’absence de vue sur l’intérieur du monument ; ce faisant, l’accès individuel et la découverte solitaire de la crypte et des deux galeries représentent la « phase de présence » du visiteur « face à la mémoire » (cité par Amsellem 2007, 93). Par ce geste architectural, Georges-Henri Pingusson a exprimé spatialement le vécu des « martyrs », pour reprendre le terme employé dans l’intitulé du monument. Œuvre sobre, comme sculptée en un bloc, matière et texture uniformes accentuent d’autant le parcours élaboré par l’architecte : disparaître dans le monument pour se confronter à sa raison d’être. Enfin, dernier exemple de traitement de l’entrée dans d’autres musées, la forme donnée à la façade peut rappeler l’entrée d’une grotte. Le Monument à la gloire de la Résistance à Toulouse, par exemple, n’est visible de loin que parce qu’il est constitué en son sommet d’un monticule de gazon. L’entrée est ‹ enterrée › d’une certaine façon ;
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le visiteur doit descendre cinq marches et marcher quelques mètres avant de s’engouffrer entre deux blocs de bétons offrant une cavité noire par laquelle il peut entrer. Après les dispositifs de type commémoratifs élaborés sur le trajet que parcourt le visiteur entre le parking et l’entrée d’un mémorial, le travail sur le passage entre le dehors du bâtiment et son intérieur matérialise une dialectique du dedans-dehors ; tout se passe comme s’il s’agissait d’actualiser le passage d’un temps de visite à un temps du rapport à l’histoire et à la mort. Les symptômes traduisant le rapport à la mémoire culturelle sont matérialisés. D’une part, les représentations actuelles des drames passés sont gravées à même le bâti. D’autre part, la spatialité des œuvres concourt à faire éprouver de l’émotion au visiteur, la mémoire culturelle devenant un savoir sensible. Cet aspect est renforcé par les dispositifs mis en œuvre par la suite, lorsque le visiteur accède à l’exposition permanente.
2.3 Descendre sous terre : être enfermé, coupé du quotidien et rejoindre le monde des morts
Les mémoriaux, musées et monuments sont souvent organisés par le principe de la descente sous terre pour accéder soit à l’exposition, soit à l’intérieur de l’œuvre (de manière plus régulière pour les musées, à la manière d’un canevas à suivre sur la structuration de leur visite). Le Monument à la gloire de la Résistance à Toulouse (1971) ou le Mémorial d’Oradour-sur-Glane (inauguré en 1953 et situé dans le village en ruines) sont à l’image de bunkers (hauteur sous plafond limitée, espace intérieur réduit). Un couloir d’accès qui descend, un espace de passage réduit, une visibilité faible, voire inexistante : le corps des visiteurs et visiteuses est pris par les murs qui l’enserrent. L’accès à l’intérieur de ces deux monuments s’opère par une descente qui se poursuit tout au long de la visite pour le Monument à la gloire de la Résistance. Dans ce dernier, un chemin entre les quatre murs permet d’avancer et de découvrir successivement trois cryptes (les déporté·es, les torturé·es et les fusillé·es). Ici, la forme rappelle celle de la caverne comme symbole du culte des morts (Ragon 1981, 73). Le début de la visite de l’exposition permanente du Mémorial de Caen conduit également les visiteurs et visiteuses sous terre : le circuit de visite, débutant par la montée des extrémismes avant la Seconde Guerre mondiale, démarre par une pente qui tourne autour d’une sphère disposée au centre de l’espace de visite. Par cette métaphore, les visiteurs et visiteuses sont coupé·es du quotidien, ils et elles perdent leurs repères spatiaux. Cela est renforcé par les couleurs employés, claires en haut et foncées en bas, par la taille évolutive des images, petites en haut, très grandes en bas, lorsqu’on arrive à la partie représentant les défilés du régime nazi par exemple, et par des éclairages directifs en haut, diffus en bas. Au Mémorial de l’Alsace-Moselle, on accède à l’entrée de l’exposition permanente en plusieurs étapes. Une fois dans le musée, les visiteurs et visiteuses doivent pousser
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deux portes puis descendre un escalier qui tourne en son milieu sur la gauche et enfin passer une dernière porte. Autant d’éléments conduisant à percevoir la dimension transitionnelle de ce temps de passage. Le Mons Museum Memorial, inauguré en 2015, se présente comme un centre d’interprétation de l’histoire militaire belge et porte sur les conflits du Moyen Âge, de l’Ancien Régime et des deux guerres mondiales en Belgique. Si l’entrée des visiteurs et visiteuses se déroule dans l’ancienne Machine à eau de la ville à la grande façade vitrée, la visite de l’espace muséal consacré aux guerres a lieu dans la nouvelle construction pensée en opposition à la précédente par une coupure visuelle de l’extérieur afin de centrer la visite sur le propos historique. À cela s’ajoute un trajet de visite en pente douce qui progressivement descend à la découverte de cette histoire. Dans cet exemple, l’entrée est patrimoniale puisque se déroulant dans un lieu marquant de l’époque du développement industriel de Mons, entrée lumineuse et grandiose, alors que la visite muséale est marquée par l’opacité et la descente comme modalité d’appréhension de l’histoire militaire. Ces exemples sont marquants des dispositifs singuliers mis en place pour favoriser la perte de repères des visiteurs et visiteuses et la coupure avec le quotidien. De cette façon, il entre dans un espace-temps de l’histoire. L’usage de la fermeture de l’exposition permanente avec l’extérieur (absence de fenêtre en particulier) est récurrent, on le retrouve ainsi en France au Site-mémorial du Camp des Milles (2012), au Mémorial de la Shoah (2005) à Paris ou encore au Mémorial de Rivesaltes (2015). Hormis la descente sous terre, localisation symbolique par essence des mort·es, la dimension symptomatique de ces dispositifs renvoie également aux modalités contemporaines de transmission du passé : par la création de conditions donnant le sentiment aux visiteurs et visiteuses de ‹ revivre › cette période historique.
2.4 « Fiction » et mise en scène du commun : expérimenter la proximité de l’événement et de ses détails
Après les modalités de coupure, de perte de repères et la présence forte des dimensions commémoratives et des références à la mort dans les mémoriaux portant sur la Seconde Guerre mondiale, les expositions permanentes et, plus particulièrement, celles recourant aux scénographies dites immersives (Montpetit 1995 ; Belaën 2002) sont marquées par la fiction au sens de reconstruction à la manière d’un récit et la production d’ambiance comme fabrique d’un espace-temps historique. Le principe de ce type de mise en exposition repose sur la mise en scène d’événements historiques reconstitués visant à favoriser les conditions d’une expérience pour les visiteurs et visiteuses. De manière assez usuelle, le Mémorial de Caen, par exemple, combine exposition permanente ‹ classique › avec panneaux, images, vidéos, artefacts et éléments contextuels, et reconstitution de l’ambiance d’une époque ou du point historique traité. La partie ‹ La Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale ›, en particulier, alterne
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dimension explicative et mise en contexte ; on traverse un passage où des murs en brique et en pierre de couleur grise ont été reconstitués, criblés de balle, en partie détruits, couverts d’affiches de propagande et de graffitis. Cette reconstitution d’un centre-ville reprend les images connues des villes touchées par la guerre. Le jeu de l’alternance entre temps de médiation, explications par du texte, des vidéos, des images, des objets, et temps de reconstitution délivre une ambiance du quotidien urbain des citoyen·nes français·es durant la période historique de l’Occupation. De manière plus forte et marquante, le Mémorial de l’Alsace-Moselle utilise la scénographie d’immersion par des reconstitutions ‹ totales › d’événements en scénarisant, à la manière d’un récit, des moments particuliers de la Seconde Guerre mondiale pour les Alsacien·nes et les Mosellan·es. La deuxième salle de l’exposition permanente présente un hall de gare dans lequel sont installés des wagons. Les visiteurs et visiteuses peuvent s’y asseoir pour regarder des documentaires diffusés sur des écrans. L’éclairage de cette reconstitution, tout comme la voix imitant un chef de gare, les bruitages, etc. rendent la perception confuse entre ce qui est de l’ordre du réel et ce qui est de l’ordre de la fiction ; la scénographie muséale repose tout à la fois sur du concret (Wahnich 2007) et sur du commun. Pour être effective, la transmission s’appuie sur des éléments présents dans le quotidien des visiteurs et visiteuses afin de créer du lien entre leur vécu au présent et le vécu des citoyen·nes-habitant·es du passé. Autre exemple au Bastogne War Museum (au sous-titre évocateur des évolutions en cours sur la manière de transmettre l’histoire contemporaine : ‹ Living memory of the Ardennes ›), la scénographie s’illustre notamment au travers de « trois spectacles immersifs multisensoriels : des scénovisions® » pour reprendre l’expression et la terminologie du musée sur son site internet. La troisième mise en scène nous intéresse particulièrement. Intitulé « Scénovision® ‒ Les civils dans la bataille (22 décembre 1944 à mars 1945) », ce spectacle de quinze minutes s’intègre à la séquence 5 du parcours muséal portant sur la Bataille des Ardennes. Les visiteurs et visiteuses sont invité·es à s’asseoir à des tables, mobilier intégré à un espace représentant l’intérieur d’un estaminet durant la Seconde Guerre mondiale. Ils et elles doivent avoir l’impression de vivre cette période historique et ses événements quotidiens du point de vue des client·es de l’établissement. En compagnie de la population, tel est le leitmotiv de cette mise en scène, les contemporains qui participent à ce spectacle assistent, via des vidéos diffusées sur trois écrans remplaçant les vitres de l’estaminet (soit une porte d’entrée encadrée par deux fenêtres), à des scènes de rue ‹ typiques › de la Seconde Guerre mondiale : population marchant dans les rues, homme armé faisant brusquement irruption par la porte d’entrée de l’établissement, véhicules militaires en circulation. Durant le spectacle est également évoqué le bombardement de Bastogne du 22 décembre 1944 ; la mise en scène de l’événement est accompagnée par les bruits des bombardements et présentent des civils se protégeant dans la cave de l’estaminet (la lumière éclairant l’estaminet s’éteint et une autre partie de la scène s’allume pour représenter la cave). Ce type de mise en scène sollicite l’imaginaire ; plus précisément, écrit Sophie Wahnich, « l’imaginaire de l’expérience lui donne sens ou conduit à une recherche du sens » (2007, en ligne). La réflexion, la
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compréhension de ces modalités de médiation des connaissances opèrent par l’engagement corporel des visiteurs et visiteuses (Wahnich 2007). Ils et elles se trouvent en compagnie des habitant·es, civiles comme eux et elles, et laisse à imaginer le partage de ces temps difficiles au travers d’espaces de vie connus de nos contemporains. Au Mémorial de la Résistance en Vercors (inauguré en 1994), notre dernier exemple, la première salle de l’exposition permanente représente différentes scènes de vie marquantes de la Seconde Guerre mondiale : les privations alimentaires, les bureaux d’interrogatoire et de torture, les déplacements de population, etc. Toujours fortement marquée par la ‹ fictionnalisation ›, cette salle fonctionne également sur le principe artistique de l’installation. Au contraire des exemples précédents où la pièce entière était scénarisée, ici les scènes de vie sont installées en différents points de la salle à la manière d’une exposition de sculpture. Ces différents exemples montrent l’importance de la contextualisation dans la « mise en fiction » (Flon 2012) et de la nécessité de créer des proximités entre les événements mis en scène et le quotidien des visiteurs et visiteuses. Du point de vue symptomatique, il est important de relever que les événements choisis sont également ceux qui apparaissent aujourd’hui comme symboliques de la Seconde Guerre mondiale : les phases consacrées au régime nazi, à sa montée, à son fonctionnement notamment, sont relativement importantes et approfondies. Cette remarque, loin de dénigrer ce choix muséographique, montre l’importance que cela revêt aux yeux des concepteurs et conceptrices (historien·nes et muséographes en particulier) et donc sa signification au regard de la mémoire culturelle. C’est sur des modalités telles que le vécu quotidien des civils et des habitant·es, l’usage d’objets marquants et symboliques dans la scénographie (charrette pour fuir les zones de combats par exemple) faisant partie des références culturelles liées à la Seconde Guerre mondiale (par les images documentaires notamment, les photographies d’archives) que transparaissent les traumatismes présents dans la mémoire culturelle. De manière assez forte, le questionnement peut émerger sur la relation entretenue au régime nazi par exemple. Ainsi lorsque le Mémorial de l’Alsace-Moselle représente l’occupation allemande en Alsace-Moselle, une des mises en scène fait circuler les visiteurs et visiteuses dans un couloir où des portes donnent accès à des lieux de vie et de travail des nazis : bureau d’interrogatoire, salon avec canapé et fauteuils de dignitaires, etc. On peut entrer à l’intérieur des pièces et s’asseoir sur le canapé du salon ou les chaises de la salle d’interrogatoire. Quelle distance prendre ? S’agit-il de regarder de loin la mise en scène proposée ? S’agit-il de se mettre à la place des dignitaires ou des personnes subissant un interrogatoire ? Autre dimension relevant du traumatisme, l’attention portée au commun et au quotidien en temps de guerre : la gare, lieu de fuite des civils ou de déportation, l’estaminet, le centre-ville en partie détruit par les bombardements. Autrement dit, les mises en scène et les reconstitutions mettent en avant ce que nous avons de commun, ce qui nous relie, ce que nous connaissons et fait sens pour notre mémoire culturelle. Autant de situations du vécu de tout un chacun, contemporains comme civils ou soldats durant la Seconde Guerre mondiale.
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2.5 Revenance, spectralité : ce qui reste, apparaît, se projette de l’histoire
Le dernier point, transversal, a trait aux « revenances de l’histoire » (Hamel 2006). Sa traduction dans les mémoriaux et les monuments est, selon les dispositifs, parfois figurative, parfois métaphorique. De l’une ou de l’autre émane une forme de spectralité, comme si des pans oubliés de la mémoire ressurgissait ; la dimension tragique de la mort de millions d’individus faisait, de cette façon, perdurer leur présence alors même que l’extermination visait leur ‹ effacement › (↗18 Shoah – Images en question). Les revenances ne sont pas nécessairement visibles mais peuvent se traduire par les traces laissées durant cette histoire : au site-mémorial du Camp des Milles, par exemple, des dessins réalisés par des interné·es sont aujourd’hui visibles lors de la visite de l’exposition permanente dont une partie se déroule dans les restes du camp. Au Mémorial de la Shoah à Paris, la dimension indicielle et testimoniale est présente au travers de la crypte située sous le parvis du musée, lieu cérémoniel par essence qui représente et territorialise symboliquement les six millions de Juifs et de Juives exterminé·es lors de la Seconde Guerre mondiale. Des cendres provenant des camps d’extermination et du Ghetto de Varsovie associées à de la terre d’Israël y ont été ‹ enterrées ›. La représentation des victimes peut aussi prendre une dimension plus matérielle avec des photographies, comme celles des près de 3 000 enfants présentées au Mémorial de la Shoah, ou figuratives comme les mémoriaux représentant les corps anonymes des déporté·es ; en France, on peut citer le Mémorial national des Justes à Thonon-les-Bains (1997) et en Tunisie le Mémorial pour les Juifs tués sous l’Occupation, par exemple. Au Mémorial de la Résistance de Vassieux en Vercors, l’exposition permanente est ponctuée d’effigies de résistants et de civils en plâtre et donc de couleur grise, façonnées par l’artiste Alain Timar. De même taille que les visiteurs et visiteuses, ces figures incarnent les témoignages audios et visuels proposés dans la même partie de l’exposition. Une sorte de corps à corps s’engagent avec ces réincarnations des « habitant[s] du passé » (Flon 2005, 142). Ces silhouettes représentent tout à la fois ces personnages en situation de résistance et de survie dans le Vercors lors de la Seconde Guerre mondiale et des anonymes. Cela pourrait donc être n’importe qui, vous, moi. Les figures d’Alain Timar permettent de se projeter, d’imaginer qu’on participe aux scènes représentées. L’absence, le vide laissé par les mort·es se matérialise d’une tout autre façon dans l’œuvre de l’artiste Emmanuel Saulnier à Vassieux-en-Vercors en France. Le « Jardin de la mémoire » expose dans l’ancien cimetière bombardé du village des plaques de verre de la taille d’une tombe. Positionnées à la verticale, les plaques oscillent avec le vent. L’idée est ici de marquer l’importance du paysage et de la nature qui porte dorénavant le témoignage de l’histoire en tant que détentrice de la mémoire. Ici, le symptôme s’apparente au spectre, au fantôme. Il est ce qui transparaît, ce qui se diffuse, ce qui apparaît de manière indécise, floue. Jean-Yves Boursier, en référence à l’ouvrage Ombres berlinoises d’Emmanuel Terray, écrit justement que « ce sont les morts qui survivent au milieu de nous par l’esprit » (2005, 242). Il poursuit en citant Emmanuel Terray :
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L’ombre m’apparaît comme le symbole ou l’incarnation du possible […]. L’histoire se découvre ainsi comme le cimetière interminable des possibles : à chaque instant, un seul d’entre eux se réalise et devient fait ou événement ; les autres sont écartés, mais ils ne sombrent pas pour autant dans le néant, et ils font sans cesse retour comme nostalgie ou comme espérance. (Terray 1996, 11)
Ombre, spectre ou fantôme, ces présences absentes soulignent l’incompréhension de la mort, des mort·es par millions au combat, dans des bombardements ou encore dans des chambres à gaz. Mort incompréhensible, mystérieuse, essence même de la mort renvoyant à son ipséité (Jankélévitch 1977), d’une part, et mort omniprésente dans les discours, les représentations et les cimetières d’autre part. La confrontation de ces deux aspects dans les œuvres artistiques et les représentations muséales se traduit sans doute au travers du spectral comme modalité d’apparition et de traduction. En ce sens, les spectres seraient l’écart, « la distance » (Terray 1996, 12) qui représente nos angoisses mais aussi « la projection de nos refus, de nos regrets, de nos désirs, de nos attentes » (Terray 1996, 12).
3 Conclusion Ces différents symptômes accompagnent la visite du public de son arrivée jusqu’à son départ du mémorial. Chacun de ces éléments, des détails si l’on veut, n’en sont pas tant que cela. Ils construisent au fur et à mesure une relation à l’institution et à son discours, à l’histoire par sa mise en récit et en scène, et témoignent du rapport contemporain à la mémoire culturelle. Ce sont autant d’éléments qui puisent dans des représentations symboliques qui touchent à la guerre, aux violences collectives, à la mort et qui œuvrent à favoriser la rencontre entre les visiteurs et visiteuses et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. « Re-présenter », nous dit Louis Marin, revient à « présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de (dans celle de l’espace) » (1981, 9). Cette opération, dans le cas des musées et des monuments issus de la Seconde Guerre mondiale, rend visible et actualise les traumatismes collectifs (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif) de cette histoire tout en leur apportant une mise en récit et une mise en scène contemporaine adaptées aux visiteurs et visiteuses actuel·les. Ce faisant, au fondement de ces symptômes, le rapport à la mort violente et de masse émerge en tant que dimension transversale et englobante de cette mémoire culturelle précise. Des questions se posent toutefois sur certaines modalités de représentation. En effet, la reproduction des stratégies du passé (en référence à l’esthétique grandiloquente du régime national-socialiste) dans les musées ne marque-t-elle pas le signe d’un manque de détachement de notre mémoire culturelle à ce passé ? Par exemple, pour représenter le régime nazi dans les musées, doit-on nécessairement en reprendre les codes visuels, croix gammées surdimensionnées et photographies d’archives de défilés de grande taille ? Est-ce seulement le fait des principes liés aux scénographies immersives ? Comment, dans ce cas, apprendre et transmettre ce passé ? Comment doit se traduire la notion de distance et de questionnement envers la politique et les idéologies
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du régime national-socialiste ? La circulation des représentations au cours des siècles est ainsi questionnée. Les appropriations culturelles des références du passé, en particulier dans des lieux porteurs de transmission et de savoir, sont l’occasion d’une mise à distance singulière mais impliquent une réflexion sur les modalités de leur mise en abyme dans le récit muséographique et scénographique.
4 Bibliographie 4.1 Œuvres citées Amsellem, Patrick. Remembering the Past, Constructing the Future. The Memorial to the Deportation in Paris and Experimental Commemoration after the Second World War. PhD Thesis, Université de New York, 2007. Barcellini, Serge, Wieviorka, Annette. Passant, souviens-toi ! Les Lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France. Paris : Plon, 1995. Belaën, Florence. L’expérience de visite dans les expositions scientifiques et techniques à scénographie d’immersion. Thèse de 3e cycle, Université de Bourgogne, 2002. Boursier, Jean-Yves. Musées de guerre et mémoriaux. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005. de Certeau, Michel. Histoire et psychanalyse. Entre science et fiction. Paris : Gallimard, 2002 [1987]. Couzinet, Viviane. Dispositifs info-communicationnels. Questions de médiation documentaire. Paris : Hermès Science Publications, 2009. Couzinet, Viviane. « Les dispositifs : question documentaire ». Approche de l’information-documentation. Concepts fondateurs. Dir. Cécile Gardiès. Toulouse : Cépadues éditions, 2011 : 117–130. Davallon, Jean. L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique. Paris : L’Harmattan, 1999. Freud, Sigmund. Introduction à la psychanalyse. Paris : Petite bibliothèque Payot, 1971 [1921]. Fassin, Didier, Rechtman, Richard. L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime. Paris : Flammarion, 2007. Flon, Émilie. La patrimonialisation de l’archéologie : la mise en scène des vestiges dans l’exposition. Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Avignon : Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2005. Flon, Emilie. Les mises en scène du patrimoine. Savoir, fiction et médiation. Paris : Hermès-Lavoisier, 2012. Hamel, Jean-François. Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité. Paris : Éditions de Minuit, 2006. Hargrove, June. « Souviens-toi ». Revue des Monuments Historiques 124 (1982–1983) : 59–65. Hertzog, Anne. « Tourisme de mémoire et imaginaire touristique des champs de bataille ». Via. Tourism Review 1 (2012). https://journals.openedition.org/viatourism/1276 (02.08.2023). Hertzog, Anne. « Quand le tourisme de mémoire bouleverse le travail de mémoire ». Espaces 313 (2013) : 51–62. Jankélévitch, Vladimir. La mort. Paris : Flammarion, 1977. Jeanneret, Yves. Penser la trivialité. Vol. 1 : La vie triviale des êtres culturels. Paris : Hermès-Lavoisier, 2008. Jeanneret, Yves. Présentation de la collection Communication, médiation et construits sociaux des Éditions Hermès-Lavoisier, 2008. Jacobi, Daniel. La communication scientifique. Discours, figures, modèles. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1999. Le Breton, David. Éloge de la marche. Paris : Éditions Métaillé, 2000. Luirard, Monique. La France et ses morts. Les monuments commémoratifs dans la Loire. Saint-Étienne : Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur les structures régionales, 1977.
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4.2 Lectures complémentaires Baudry, Patrick. La place des morts. Paris : L’Harmattan, 2006 [1999]. de Certeau, Michel. L’écriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 2002 [1975]. Chaumier, Serge. « Introduction ». Culture & Musées 5 (2005) : 13–36. Clavandier, Gaëlle. La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes. Paris : CNRS, 2004. Davallon, Jean. Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris : Hermès-Lavoisier, 2006. Joly, Marie-Hélène. « Les musées d’histoire ». Des musées d’histoire pour l’avenir. Dir. Marie-Hélène Joly et Thomas Compère-Morel. Paris : Noêsis, 1998 : 57–86. Robin, Régine. La mémoire saturée. Paris : Stock, 2003. Trouche, Dominique. Les mises en scène de l’histoire. Approche communicationnelle des sites historiques des Guerres mondiales. Paris : L’Harmattan, 2010. Trouche, Dominique. « La forme du monumental. Usages et circulations dans les représentations des morts dus à la Seconde Guerre mondiale », NPSS. Nouvelles perspectives en sciences sociales 1.12 (2016) : 111–132. Trouche, Dominique, « Monumentaliser ou dé-monumentaliser les habitants du passé par la représentation ? Entre acte mémoriel et spectralité : les Stolpersteine de Gunter Demnig », Les Cahiers de Framespa 26 (2018), mis en ligne le 1er février 2018. DOI : 10.4000/framespa.4634. Wahnich, Sophie. Fictions d’Europe. La guerre au musée. Paris : Éditions des archives contemporaines, 2002. Wahnich, Sophie. « Les musées d’histoire du vingtième siècle en Europe ». Etudes 4031 (2005) : 29–41. Wahnich, Sophie. (Dir.), Réfléchir à l’histoire des guerres au musée, Culture & Musées 20, 2013. Young, James E. « Écrire le monument : site, mémoire, critique ». Annales ESC 3 (1993) : 729–743.
Jonas Hock
12 Le discours philosophique d’après-guerre Résumé : La notion de traumatisme est, a priori, profondément étrangère à la philosophie. Néanmoins, le terme apparaît au sein du discours philosophique dans la France de l’après-guerre. Alors que la philosophie existentielle de Jean-Paul Sartre reste endeçà d’une véritable pensée du traumatisme parce qu’elle donne le primat à l’intentionnalité irréductible de tout processus psychique, le terme est employé par Emmanuel Levinas pour mettre en cause l’intégrité de la conscience, voire l’identité du Moi. Pour Levinas, c’est depuis l’expérience traumatisante de la rencontre avec l’Autre, dont le Moi est submergé et défait, que naît la responsabilité qui est au cœur de son éthique. Maurice Blanchot prolongera cette réflexion, abandonnant pourtant la notion au profit de celle de ‹ désastre ›. Cependant la tentative d’accueillir le traumatisme sous le nom de désastre au plus intime de la pensée philosophique mènera Blanchot aux marges de la philosophie, au risque de la quitter pour la littérature.
Mots-clés : existentialisme, littérature, philosophie, Résistance, responsabilité, Seconde Guerre mondiale, Shoah, traumatisme
1 Le ‹ traumatisme › – une notion non-philosophique
La philosophie française d’après-guerre articule-t-elle une pensée véritablement philosophique du traumatisme, notion à première vue étrangère à la philosophie ? Pour une première approche, cette question demande d’abord d’être déplacée vers celle de la lisibilité du traumatisme au sein du texte philosophique, ce qui peut se faire selon deux perspectives : celle de la trace personnelle ou autobiographique, comparable à l’enjeu des écrits littéraires – question de la représentation d’un traumatisme individuel ou collectif –, et celle de l’appropriation de la notion de traumatisme par le discours philosophique. C’est cette deuxième problématique qui guidera les lectures de trois œuvres philosophiques de l’après-guerre dont il s’agira de déterminer s’il y a lieu d’affirmer qu’elles pensent le traumatisme philosophiquement, au-delà de la dimension subjective, dans des termes proprement philosophiques, tout en restant, dans certains cas, inséparables de la dimension biographique. Pour ce faire, il faut d’abord préciser les détails terminologiques. On constate alors l’extrême réticence, voire la méfiance, de la philosophie envers le terme de ‹ traumatisme ›, dont le sens a été en grande partie marqué par la psychologie et, surtout entre les années 1960 et 1990, par la psychanalyse (↗2 La notion de traumatisme psychique et
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l’image de l’être humain). Soit les dictionnaires de philosophie renvoient sous le lemme ‹ traumatisme › à la psychanalyse (Bompard 2003, 1057‒1058 ; Schneider 1990, 2647‒ 2648), soit il n’y figure même pas (Cassin 2019 [2004] ; Lalande 2010 [1902‒1923]). En outre, la rigueur conceptuelle requise par la pratique philosophique recule devant l’usage de la notion de ‹ traumatisme › au sens métaphorique. Il importe néanmoins de relever la manière dont trois penseurs français majeurs du XXe siècle, Jean-Paul Sartre, Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot, ont pensé le traumatisme. Cette pensée reste parfois réticente à l’usage du terme ‹ traumatisme › ; elle est néanmoins marquée par certaines implications de la notion : le déchirement, la perte de signification, la lésion ou la perte de cohérence dans le rapport à soi ou à l’autre (au monde). Il sera également question des effets que les événements potentiellement traumatisants vécus par les trois penseurs, ne serait-ce qu’en tant que témoins (la guerre, l’Occupation de la France, la captivité, la Shoah), ont pu avoir sur leur pensée philosophique.
2 Trois approches d’une pensée philosophique du traumatisme 2.1 En-deçà d’une pensée du traumatisme : la philosophie existentielle de Sartre
Alors qu’il est généralement admis que la pensée de Jean-Paul Sartre est profondément marquée par la guerre, notamment par sa captivité dans un camp de prisonniers allemand (juin 1940–mars 1941) et par l’Occupation, il est à première vue frappant de constater que la philosophie existentielle telle qu’elle a été mise au point dans L’être et le néant (1943) ne laisse aucune place à une pensée du traumatisme au sens d’une blessure profonde – subjective ou collective. Cet Essai d’ontologie phénoménologique, selon le sous-titre, met en avant une philosophie du sujet qui reste volontairement en-deçà d’une pensée qui s’efforcerait de rendre compte d’une rupture suscitée par une expérience de l’extrême. Les tournures sartriennes les plus connues, telles que celle portant sur l’existence précédant toujours l’essence (1946, 17) ou celle sur la liberté inouïe expérimentée sous l’Occupation allemande (1949 [1944], 11), en portent pourtant la trace et la traduisent en éléments clés de l’existentialisme. Selon Sartre, le sujet est constitué par une non-identité originelle, le clivage entre le pour-soi et l’en-soi, où entre le néant qui demande à être comblé par un choix, afin de se projeter dans le monde et dans l’avenir. La nécessité de ce choix renvoie à la liberté à laquelle l’homme est condamné. Sartre donne donc le primat à l’intentionnalité irréductible de toute action, qui, elle, définit entièrement l’homme qui « n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie » (1946, 55). Le « conscientialisme absolu » (Knee 1985, 230) de Sartre place l’intention derrière tout processus psychique. Si, pour la
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réflexion existentialiste, il ne peut être question de chercher les raisons plus profondes – la psychanalyse dirait : inconscientes – d’un symptôme, mais seulement d’identifier derrière des actions les choix d’un individu et ainsi son projet originel, l’intentionnalité recouvre même la remémoration dont de possibles défaillances, ruptures ou trous ne sauraient alors provenir d’un choc extérieur. L’oubli même relèverait d’un choix, comme Sartre l’écrira expressément :
[Le vécu] ne désigne ni les refuges du préconscient, ni l’inconscient, ni le conscient, mais le terrain sur lequel l’individu est constamment submergé par lui-même, par ses propres richesses, et où la conscience a l’astuce de se déterminer elle-même par l’oubli. (1972 [1970], 108, souligné par JH)
C’est à ce point, où même le rapport au passé est prédominé par une conscience s’autodéterminant, que la « psychanalyse existentielle » telle que Sartre la développe en excluant à tout prix l’inconscient, c’est-à-dire le volet psychologique de sa phénoménologie, se ferme définitivement à toute figure de pensée qui s’approcherait du traumatisme en tant qu’impuissance totale. De présumés empêchements de réaliser sa liberté ne relèveraient que de la mauvaise foi. Il est question du mensonge de la conscience envers elle-même et donc d’un détour, mais aucunement d’un dépassement ou d’une défaillance de l’intention. Dans les biographies écrites par Sartre consacrées à Charles Baudelaire, Jean Genet, Gustave Flaubert et finalement à lui-même, qui sont des mises en œuvre de cette psychanalyse existentielle, la primauté de l’intentionnel pose toujours problème lorsqu’il s’agit de remonter des œuvres et des gestes artistiques vers des projets originels, même en incluant dans la totalité de la personne la passivité de l’enfance – passivité au sens où le vécu enfantin ne peut que difficilement être reconduit aux seuls choix de l’individu en question –, y compris parfois des expériences extrêmes. Jamais les ‹ fêlures › que l’auteur trouvera dans l’histoire des protagonistes de ses biographies ne heurteront le sujet au point d’entraîner une rupture qui ne relèverait pas d’un choix intentionnel. Ceci n’est qu’une conséquence logique du constat sartrien qu’« en un certain sens, je choisis d’être né » (1943, 601), traduisant ainsi une rupture originelle en choix ou proje(c)t(ion) centrée après-coup dans une conscience irréductible. Se pose ensuite la question de la portée au niveau collectif de cette absence d’une pensée philosophique du traumatisme au sein du mouvement intellectuel le plus marquant de l’après-guerre. Le succès de l’existentialisme est contemporain de la naissance du résistancialisme, terme qui désigne le mythe d’une France majoritairement résistante contre l’Occupation allemande et le régime de Vichy (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma ; ↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance). Sartre, par ses prises de position dans la presse, notamment dans le fameux article « La République du silence » et d’autres, repris plus tard dans Situations III, peint l’image d’une France majoritairement résistante, ne serait-ce que mentalement ; il a donc sa part dans la création du mythe résistancialiste. Il est difficile de déterminer à quel degré la philosophie sartrienne elle-même, dont les notions fondamentales de choix, de liberté et de responsabilité constituent le cœur, a contribué (ou non) à la réconciliation de la population française avec son histoire récente, l’Occupation, et ainsi
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avec une expérience potentiellement traumatisante. Selon Sartre, la passivité politique du plus grand nombre pouvait désormais relever d’un choix, même si c’était un mauvais choix, dû à la mauvaise foi. De plus, ce passé perdait de son poids dans la perspective d’un projet qui ne pouvait se tourner que vers le présent et l’avenir. L’absence d’une pensée existentialiste du traumatisme serait-elle en rapport avec la présence d’un traumatisme collectif que l’approche sartrienne était incapable d’affronter et de saisir ? Si cette question mérite d’être soulevée, elle dépasse le cadre purement philosophique et doit être reléguée à des approches sociologiques, voire psychosociologiques (Baert 2011).
2.2 Transcender le traumatisme : Levinas et l’expérience de l’Autre
Un des rares points biographiques que partagent Jean-Paul Sartre et Emmanuel Levinas est l’emprisonnement dans un stalag allemand en tant que prisonniers de guerre. Comme Sartre, Levinas a pu, même sous ces conditions, continuer ses réflexions, voire l’écriture de son œuvre (Levinas 2009). Le parallèle s’arrête là, puisque la famille de Levinas, restée en Lituanie, a été massacrée lors de la guerre d’anéantissement à l’Est, alors que lui-même, quoique juif, fut protégé par son statut de prisonnier de guerre en tant que sous-officier français. Sa pensée d’après-guerre se veut une réflexion sur la possibilité même d’une philosophie après la Shoah (↗18 Shoah – Images en question). Elle est constamment aux prises avec la tradition occidentale, de Platon à Martin Heidegger. Pour cela, Levinas recherche un langage qui prenne acte de la fêlure historique que fut l’Holocauste et en tire les conséquences éthiques. Car selon lui, la terminologie établie, notamment celle de l’ontologie, serait incapable d’en rendre compte. C’est ainsi qu’il dédie la somme de son travail, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, « [à] la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme » (Levinas 1990 [1974], 5). Contrairement à Sartre, Levinas utilise bien le terme de traumatisme, de plus en plus abondamment même, d’un chef-d’œuvre à l’autre, de Totalité et infini (1961) à Autrement qu’être (1974), bien qu’il ne s’agisse pas tout à fait d’une notion clé en ellemême et que, par rapport à d’autres notions levinassiennes telles que « l’Autre », « le visage » ou « l’il y a », elle ait attiré relativement peu d’attention, faisant défaut, par exemple, dans Le vocabulaire de Levinas (Calin et Sebbah 2011). Pour Levinas, le traumatisme devient une figure qui permet de décrire plus précisément ce qui est au cœur de sa pensée, à savoir la rencontre avec l’Autre. En 1961, dans Totalité et infini, le terme n’est employé qu’une seule fois, et encore assez vaguement. Il sert à approcher le rapport entre le ‹ Discours › et cette ‹ extériorité › qui apparaît dans le sous-titre du livre et où se situe l’altérité de l’Autre :
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[L]e langage se parle là où manque la communauté entre les termes de la relation, là où manque, où doit seulement se constituer le plan commun. Il se place dans cette transcendance. Le Discours est ainsi expérience de quelque chose d’absolument étranger, ‹ connaissance › ou ‹ expérience › pure, traumatisme de l’étonnement. (Levinas 1990 [1961], 70–71, souligné dans l’original)
Ici, il n’est question que du « traumatisme de l’étonnement » – une sorte d’impact de l’insaisissable Autre, mais la signification reste vague –, dont le langage peut porter la trace, et il semble bien que le terme ne soit employé que métaphoriquement. En introduisant alors l’Autre par la « nudité du visage » (1990 [1961], 72), Levinas s’avance de plus en plus vers l’affirmation d’une altérité irréductible dont toute saisie discursive serait une appropriation violente par le Même, une absorption par la totalité. Cette conception, qui cherche à ne pas poser des concepts au sens classique, est prolongée et approfondie dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence dont le titre témoigne de la recherche d’un dépassement du discours philosophique vers une « phénoménologie de l’imphénoménologisable » (Antenat 2003, 2), voire au-delà. Cet ‹ imphénoménologisable › est l’Autre qui est toujours premier, tout comme l’éthique sera défendue par Levinas comme prima philosophia contre l’ontologie ; l’Autre dont l’expérience faite par l’ego est décrite à maintes reprises comme ‹ traumatisme › : de la note préliminaire – « penser cette abnégation, d’avant le vouloir, comme une exposition, sans merci, au traumatisme de la transcendance » (10) – au résumé qui, sous le titre « L’Argument », forme le premier chapitre. L’exposition du Moi à l’Autre y est présentée comme suit :
La subjectivité [...] se passe comme une passivité plus passive que toute passivité. [...] Vulnérabilité, exposition à l’outrage, à la blessure – passivité plus passive que toute patience, passivité de l’accusatif, traumatisme de l’accusation subie jusqu’à la persécution par un otage, mise en cause, dans l’otage, de l’identité se substituant aux autres : Soi – défection ou défaite de l’identité du Moi. (Levinas 1990 [1974], 30–31, souligné par JH)
Le traumatisme sert donc à décrire la ‹ défaite de l’identité du Moi ›, à mettre en cause le primat de la conscience, de l’intention qui est submergée et finalement prise en otage par l’Autre : « Je suis comme ordonné du dehors – traumatiquement commandé – sans intérioriser par la représentation et le concept l’autorité qui me commande » (139). Ce rapport est formulé encore plus clairement, crûment presque, dans les derniers cours de Levinas à la Sorbonne, prononcés en 1975–1976 où il va jusqu’à assumer : « Mais l’Autre intervient comme traumatisme ; c’est là sa manière propre » (1995 [1993], 167). C’est depuis cette expérience traumatisante qui précède et défait toute conscience que naît la responsabilité pour l’Autre que Levinas situe dans la passivité absolue et non dans un choix. Son éthique prend son départ en-deçà de la constitution du sujet, avant toute possibilité d’intention. Or, si le Moi n’est pas le maître dans sa propre maison, selon la célèbre formule de Sigmund Freud (1971 [1917], 146–147), cette précarité, ici, n’est pas due aux puissances de l’inconscient et ne met pas en question la responsabilité du sujet ; selon Levinas, c’est l’Autre qui dépossède le Moi et de surcroît le dote d’une responsabilité involontaire, car précédant toute volonté. Selon cette conception, le traumatisme est tout simplement le rapport entre le Moi et l’Autre. Il n’y aurait pas de Moi souverain qui pourrait compatir avec l’Autre à partir d’une auto-identification
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ferme et préétablie, mais l’unicité et l’unité de ce Moi sont elles-mêmes toujours déjà mises en question car affectées par l’Autre. C’est cette affection de soi-même par l’Autre qui a toujours déjà eu lieu que Levinas appelle traumatisme et qui implique, pour le dire grossièrement, que l’Autre fait toujours, en quelque sorte, partie du Moi. Ici, deux questions, étroitement liées, se posent : premièrement, celle du statut du terme de ‹ traumatisme › dans le texte. ‹ Traumatisme › n’est pas le seul terme provenant d’un vocabulaire psychiatrique à être utilisé par Levinas : apparaissent en outre, notamment dans Autrement qu’être, l’obsession, la fissure, le délire et même la psychose. Elisabeth Weber pose justement la question si l’usage qui est fait de cette terminologie au sein d’un texte philosophique est en fait métaphorique ou non. En remontant vers les origines psychanalytiques des termes, elle avance que, paradoxalement, ils prennent chez Levinas un sens tout à fait métaphorique quand derrière l’abstraction se dessine la singularité historique de la Shoah, alors qu’ils n’auraient rien d’une métaphore lorsqu’ils désignent le rapport traumatisant du Moi et de l’Autre au niveau pré-ontologique qui est explicitement visé (Weber 1990, 139–150). Ainsi, dans l’usage levinassien, les expressions du vocabulaire psychiatrique seraient des notions philosophiques qui, en même temps et en tant que métaphores, portent « les traces d’un réel » (Weber 1990, 151, trad. JH) qui transcendent leur statut de concept. Dans la perspective de Weber, il s’agirait alors d’une oscillation du ‹ traumatisme › entre la métaphore et la notion. Signalons que Hans-Dieter Gondek va même plus loin et met en avant l’hypothèse d’une acception exclusivement philosophique du mot dans le texte levinassien puisque les références ou les sources de Levinas ne sont pas décelables. Il fait remarquer que la provenance du terme d’un contexte psychopathologique reste sujette à caution (Gondek 2000, 449). En guise de conclusion, il faut par conséquent admettre que le statut du terme de ‹ traumatisme › dans l’œuvre de Levinas, ses sources ainsi que sa valeur sémantique restent en grande partie sujets à discussion. La deuxième question dépend directement de la première dans la mesure où elle concerne le rapport entre ce qui serait visé par les deux dimensions du traumatisme. Lorsque Levinas évoque, par exemple, la « [p]assivité du traumatisme, mais du traumatisme qui empêche sa propre représentation, du traumatisme assourdissant, coupant le fil de la conscience qui aurait dû l’accueillir dans son présent ; passivité de la persécution » (Levinas 1990 [1974], 175) – est-ce d’histoire, à savoir de la persécution des Juifs et des Juives, ou d’éthique, au sens d’un discours philosophique, qu’il est question ? Jusqu’ici tout porte à présumer qu’il s’agit justement et inextricablement des deux, de la spécificité historique et de l’abstraction philosophique. D’une part, la difficulté de concevoir leur rapport au sein d’une même énonciation, la profonde ambiguïté que prend le terme de ‹ traumatisme › chez Levinas peuvent servir de porte d’entrée à une critique en profondeur de cette « obsession de l’autre » à la base de son éthique, car
comment admettre que la persécution soit une obsession pré-originaire, avant tout concept, avant toute histoire, antérieure à toute antériorité représentable, immémoriale, alors qu’elle est tacitement, mais à l’évidence, hantée par les divers visages historiques, surtout contemporains, de la persécution ? (Haar 1993 [1991], 530)
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Pour certains, comme Michael Haar, c’est la remise en cause de Levinas qui part de notre question initiale et trouve son point d’attaque précisément dans l’indécidabilité qui frappe la dimension référentielle du traumatisme au sens levinassien (1993 [1991], 537). D’autre part et pour d’autres, comme Daniel Epstein, dans une lecture cherchant à décortiquer « [l]a Shoah comme traumatisme éthique dans l’œuvre d’Emmanuel Lévinas », la même question que celle posée par Haar peut conduire à une réponse différente, paradoxale. Ainsi, Epstein constate que
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rien dans l’œuvre philosophique d’Emmanuel Levinas ne requiert la Shoah – ou le judaïsme – comme principe explicatif ; mais rien non plus ne s’y explique jusqu’au bout sans cette constante incitation à la pensée – ou constante irritation de la pensée – que sont la Shoah et le judaïsme. (Epstein 1999, 80)
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Ce ‹ ni… ni… › ne peut évidemment satisfaire le questionnement philosophique d’un « discours ‹ cohérent et un › » (91), mais c’est peut-être la seule manière de concevoir la place du traumatisme au sein de l’œuvre de Levinas sans lui ôter son précaire statut de notion à double tranchant. Epstein propose que l’éthique levinassienne, notamment son livre Autrement qu’être, « était la réponse de Levinas à la question de son ami : ‹ Comment faire de la pensée ce qui garderait l’holocauste où tout s’est perdu, y compris la pensée gardienne ? › » (89). On peut alors affirmer que la pensée de Levinas, telle que nous avons tenté de la récapituler par extraits, était guidée par l’exigence de penser le traumatisme de la Shoah, précisément en faisant entrer l’expérience traumatique dans la pensée elle-même, au risque d’affaiblir la ‹ pensée gardienne › au moment même de l’engager. Si, pour Epstein, l’éthique levinassienne, ou du moins le livre de 1974, est la réponse à la question posée par ‹ l’ami › qui est, en fait, Maurice Blanchot, il est d’autant plus frappant que cet ami ne semble pas se contenter de cette réponse et continue luimême à la creuser.
2.3 L’écriture du désastre comme pensée du traumatisme : Blanchot
Nous suggérons que sous le nom de ‹ désastre ›, Maurice Blanchot tente, dans son livre qui porte le titre L’écriture du désastre, de prolonger la réflexion levinassienne sur l’expérience traumatisante de l’Autre. Il s’agirait alors d’un prolongement qui à la fois abandonnerait le terme de ‹ traumatisme › et chercherait expressément à situer son intensité et ses termes (dans les deux sens) au sein d’une immanence qui reste en-deçà de la tendance transcendante de l’Autre chez Levinas. La difficulté de cette démarche commence avec l’impossibilité de définir le désastre. Cette impossibilité affecte même la tentative de remonter, grâce à l’étymologie, à un signifié stable, comme Blanchot l’indique clairement :
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Naturellement, ‹ désastre › peut s’entendre à partir de l’étymologie. […] Mais l’étymologie ne s’y montre pas comme un savoir préférentiel ou plus original, assurant sa maîtrise sur ce qui alors n’est plus qu’un mot. Au contraire, c’est l’indéterminé de ce qui s’écrit avec ce mot, qui dépasse l’étymologie et l’entraîne dans le désastre. (Blanchot 1980, 179)
Ce n’est qu’à partir d’autres notions que Blanchot met progressivement en rapport avec le désastre que devient possible une première compréhension de ce que ce terme pourrait signifier. Ces notions – il s’agit, entre autres, de la passivité, de l’oubli, de l’immémorial et de la responsabilité – semblent d’abord introduire un écho levinassien dans le texte de Blanchot. Or, Blanchot opère précisément un glissement de sens au bout duquel cette possible résonance de l’éthique de Levinas ne sera plus perceptible. Qu’est-ce donc que le désastre ?
Le désastre […] nous expose à une certaine idée de la passivité. Nous sommes passifs par rapport au désastre, mais le désastre est peut-être la passivité, en cela passé et toujours, passé. (9) Le désastre est du côté de l’oubli ; l’oubli sans mémoire, le retrait immobile de ce qui n’a pas été tracé – l’immémorial peut-être ; se souvenir par oubli, le dehors à nouveau. (10)
Les formules de Blanchot semblent résister à une définition du désastre et déplacent la question du « quoi », de l’identité donc, vers le faire, le procédé qu’il implique et qui a trait à la préservation et la perte dans ‹ notre › rapport au monde. Dès lors se pose la question si c’est à l’échelle individuelle ou collective qu’agit le désastre. Et ce n’est à la fois ni l’une ni l’autre et les deux en même temps : face au désastre, il n’y a plus de ‹ moi › et même tout ‹ nous › prend un autre sens que celui d’accumulation de consciences toutes faites : « Le moi responsable d’autrui, moi sans moi, est la fragilité même, au point d’être mis en question de part en part en tant que je, sans identité » (183). Passivité, oubli, immémorial, responsabilité : ces mots sont-ils les notions clés d’une pensée du désastre blanchotienne ? Pour Blanchot, bien qu’il affirme que « [l]a pensée du désastre […] n’éteint pas la pensée » (27), il n’y a pas de ‹ pensée › du désastre, car il pense le désastre à partir de, ou plutôt dans, l’écriture – et la lecture : « Lire, écrire, comme on vit sous la surveillance du désastre : exposé à la passivité hors passion. L’exaltation de l’oubli » (12). La radicalité de cette manière de n’aborder le désastre que comme écriture et non comme pensée du traumatisme est particulièrement saisissante dans un fragment qui montre que Blanchot renvoie dos à dos Sartre – dont il rejette l’intentionnalité irréductible – et Levinas – chez lequel il semble toujours soupçonner une médiation dialectique par trop conciliante entre le ‹ je › et ‹ l’autre › dont le désastre ferait pourtant éclater le vis-à-vis.
La responsabilité, ce serait la culpabilité innocente, le coup depuis toujours reçu qui me rend d’autant plus sensible à tous les coups. C’est le traumatisme de la création ou de la naissance. Si la créature est ‹ celui qui doit sa situation à la faveur de l’autre ›, je suis créé responsable, d’une responsabilité antérieure à ma naissance, comme elle est extérieure à mon consentement, à ma liberté, né, par une faveur qui se trouve être une prédestination, au malheur d’autrui, qui est le malheur de tous. Autrui, dit Levinas, est encombrant, mais n’est-ce pas à nouveau la perspective sartrienne : la
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nausée que nous donne, non pas le manque d’être, mais le trop d’être, un surplus dont je voudrais me désinvestir, mais dont je ne saurais me désintéresser, car, jusque dans le désintérêt, c’est encore l’autre qui me voue à tenir sa place, à n’être plus que son lieu-tenant ? (41)
Si, selon Blanchot, même la conception levinassienne empêche potentiellement d’accueillir le désastre dans son intensité éclatante, il reste pourtant que le désastre qui frappe d’oubli, qui fait éclater l’identité du moi, ne rend pas forcément muet, mais s’inscrit dans le discours, dans le langage : « [S]ans langage, rien ne se montre. Et se taire, c’est encore parler. Le silence est impossible. C’est pourquoi nous le désirons. Écriture (ou Dire) précédant tout phénomène, toute manifestation ou monstration : tout apparaître » (23). L’écriture du désastre rompt donc également la représentation du traumatisme, car elle rompt toute représentation. Ainsi, pour répondre à – pour répondre de – l’exigence d’articulation du traumatisme, du désastre, il faut être sensible au « [d]anger que le désastre prenne sens au lieu de prendre corps » (71, en italiques dans l’original). Si, défiant cette mise en garde, il faut néanmoins déterminer la valeur du mot, le travail de Jérémie Majorel, qui a tenté de décortiquer le(s) « sens du désastre chez Blanchot » (2020), est incontournable. Il relève quatre acceptions de la notion : premièrement, et au plus près du sens étymologique (sans astre ou non-astre), il désignerait une époque décentrée, au-delà même de ce que d’autres ont appelé l’être-sans-abri transcendantal ; ensuite c’est une opération ou un mode de lecture ainsi qu’un objet et un sujet d’écriture ; puis, enfin, une expérience qui relève de l’individuel tout comme du collectif et qui pose la question de l’approche de l’événement historique singulier. Dans ce dernier sens, il y a bien pour Blanchot un désastre singulier, le désastre qui constitue le point de fuite de toutes ses réflexions de ces années :
L’holocauste, événement absolu de l’histoire, historiquement daté, cette toute-brûlure où toute l’histoire s’est embrasée, où le mouvement du Sens s’est abîmé, où le don, sans pardon, sans consentement, s’est ruiné sans donner lieu à rien qui puisse s’affirmer, se nier, don de la passivité même, don de ce qui ne peut se donner. Comment le garder, fût-ce dans la pensée, comment faire de la pensée ce qui garderait l’holocauste où tout s’est perdu, y compris la pensée gardienne ? Dans l’intensité mortelle, le silence fuyant du cri innombrable. (80 ; en italiques dans l’original)
Le paragraphe se clôt sur une question à laquelle la dernière phrase semble répondre, non en proposant une solution, en présentant une manière de faire, mais en figurant l’insuffisance même de la réflexion philosophique pour répondre du désastre de la Shoah. En 1983, Blanchot écrira dans Après coup un commentaire qui est le seul autocommentaire de sa main et qui aborde la possibilité de la littérature de représenter la Shoah : « À quelque date qu’il puisse être écrit, tout récit désormais sera d’avant Auschwitz » (99), tirant ainsi les conséquences de l’éclatement de tout, même du temps, par le désastre, pour la littérature (↗13 Seconde Guerre mondiale – Le roman). Sur le plan de la pensée et de l’écriture philosophiques, la réponse passagèrement adoptée par Blanchot – pour méditer, pour ‹ garder › le désastre – fut l’écriture fragmentaire. Non l’aphorisme clos sur soi ni le fragment romantique reflétant un absolu, mais la
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bribe éclatée, ouverte, voire inachevée, qui porte, dans sa forme même, la trace de l’éclatement. Le penseur s’éloigne ici de toute pensée systématique, notionnelle et logique.
3 Conclusion Force est de constater que si les travaux des trois penseurs – étudiés ici métonymiquement et, dans une certaine mesure, arbitrairement en lieu et place de la totalité du discours philosophique en France après la Seconde Guerre mondiale – n’ont pu aboutir à l’établissement d’une notion philosophique du traumatisme, le terme s’est révélé être un prisme utile pour éclairer des dimensions clés de leurs œuvres et notamment certains rapports entre elles. Pour Jean-Paul Sartre, c’est son système de pensée fondé sur le « conscientialisme » qui l’a en quelque sorte ‹ immunisé › contre toute pensée du traumatisme, car cela aurait mis en péril la primauté de l’intentionnel incontournable pour lui. C’est précisément ce péril qui conduira Emmanuel Levinas à attribuer au traumatisme une place importante dans son éthique, afin de concevoir une conscience non repliée sur elle-même et toujours déjà affectée par l’Autre. S’il a bien intégré le mot dans son vocabulaire philosophique, c’est au prix d’une ambiguïté qui mine non seulement sa pertinence notionnelle mais aussi sa précision référentielle : ce n’est donc qu’avec circonspection que le ‹ traumatisme › levinassien peut être considéré comme une véritable notion philosophique. Dans le sillage de Levinas, la volonté d’accueillir le traumatisme, le désastre, « l’événement absolu de l’histoire » au plus intime de la pensée a mené Maurice Blanchot aux marges de la philosophie, au point d’avoir risqué de basculer vers la littérature. À ses yeux, c’est elle qui se révèle être le véritable espace d’une écriture du traumatisme, libérée de l’obligation de le penser, libre de le laisser « prendre corps » de maintes façons. La pensée de Blanchot prend le risque de la défaire ou de la dépasser. Pour toute une branche de la philosophie française d’après-guerre, constituée, et ce n’est pas un hasard, par un lectorat fidèle de Blanchot, c’est pourtant bien cet entre-deux qui marque l’intérêt, voire l’essentiel de la philosophie :
Quand il est en quelque sorte vivant, quand il n’est pas sclérosé dans sa mécanique, le discours philosophique va de secousse en secousse, de traumatisme en traumatisme. [...] [U]n discours philosophique qui ne serait pas provoqué ou interrompu par la violence d’un appel de l’autre, d’une expérience non dominable, ce ne serait pas un discours philosophique très questionnant, très intéressant. Cela dit, un discours peut aussi être détruit par le traumatisme. Quand le discours tient en quelque sorte, c’est à la fois qu’il a été ouvert à partir de quelque événement traumatisant, par une question bouleversante, qui ne laisse plus de repos, qui ne laisse plus dormir, et que néanmoins il résiste à la destruction entamée par ce traumatisme. (Derrida 1992, 395)
Notre aperçu de la pensée du traumatisme dans le discours philosophique d’aprèsguerre rejoint dès lors une spécificité d’un large pan de la philosophie française dans la seconde moitié du XXe siècle, à savoir la volonté d’accueillir au sein du savoir le non
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savoir, de l’approcher tout en ayant conscience que l’atteindre signifierait la fin du discours philosophique lui-même. D’où un penchant de la pensée philosophique du traumatisme vers le non-philosophique, comme la littérature.
4 Bibliographie 4.1 Œuvres citées Antenat, Nicolas. « Respect et vulnérabilité chez Levinas ». Le Portique 11 (2003). http://journals.openedition. org/leportique/558 (19 avril 2019). Baert, Patrick. « The sudden rise of French existentialism: a case-study in the sociology of intellectual life ». Theory and Society 40.6 (2011) : 619–644. Blanchot, Maurice. L’écriture du désastre. Paris : Gallimard, 1980. Blanchot, Maurice. Après coup précédé par Le ressassement éternel. Paris : Éditions de Minuit, 1983. Bompard, André. « Traumatisme ». Grand dictionnaire de la philosophie. Dir. Michel Blay. Paris : Larousse et CNRS, 2003 : 1057–1058. Calin, Rodolphe, Sebbah, François-David. Le vocabulaire de Levinas. Paris : Ellipses, 2011. Cassin, Barbara. Vocabulaire européen des philosophies. Paris : Éditions du Seuil et Le Robert, 2019 [2004]. Derrida, Jacques. « Passages – du traumatisme à la promesse ». Jacques Derrida : Points de suspension. Entretiens. Choisis et présentés par Elisabeth Weber, Paris : Galilée, 1992 : 385–408. Epstein, Daniel. « Leçon : La Shoah comme traumatisme éthique dans l’œuvre d’Emmanuel Levinas ». Difficile justice. Dans la trace d’Emmanuel Lévinas. Actes du XXXVIe Colloque des intellectuels juifs de langue française. Dir. Jean Halperin et Nelly Hansson. Paris : Albin Michel, 1999 : 79–100. Freud, Sigmund. « Une difficulté de la psychanalyse » [1917]. Essais de psychanalyse appliquée. Traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Édouard Marty. Paris : Gallimard, 1971 [1933] : 137–147. Gondek, Hans-Dieter. « Trauma – Über Emmanuel Levinas ». Phénoménologie française et phénoménologie allemande. Deutsche und französische Phänomenologie. Dir. Eliane Escoubas et Bernhard Waldenfels. Paris : L’Harmattan, 2000 : 443‒470. Haar, Michel. « L’obsession de l’autre. L’éthique comme traumatisme ». Cahier de l’Herne Emmanuel Lévinas. Dir. Miguel Abensour et Catherine Chalier. Paris : Librairie générale française, 1993 [1991] : 525–538. Knee, Philip. « La psychanalyse sans l’inconscient ? Remarques autour du Scénario Freud de Sartre ». Laval théologique et philosophique 41.2 (1985) : 225–238. Lalande, André. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses universitaires de France, 2010 [1902–23]. Levinas, Emmanuel. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Paris : Librairie générale française, 1990 [1961]. Levinas, Emmanuel. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris : Librairie générale française, 1990 [1974]. Levinas, Emmanuel. Dieu, la mort et le temps. Paris : Librairie générale française, 1995 [1993]. Levinas, Emmanuel. Carnets de captivité et autres inédits. Éd. Rodolphe Calin et Catherine Chalier. Paris : Grasset et IMEC, 2009. Majorel, Jérémie. « Les quatre sens du désastre chez Blanchot ». Contemporary French and Francophone Studies 24.2 (2020) : 197–203. Sartre, Jean-Paul. L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard, 1943. Sartre, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme. Paris : Nagel, 1946. Sartre, Jean-Paul. « La République du silence ». Situations III. Paris : Gallimard, 1949 [1944] : 11–14. Sartre, Jean-Paul. « Sartre par Sartre ». Situations IX. Paris : Gallimard, 1972 [1970] : 99–134. Schneider, Monique. « Traumatisme ». Encyclopédie philosophique universelle, vol. II. Dir. André Jacob. Les Notions philosophiques, tome 2. Dir. Sylvain Auroux. Paris : Presses universitaires de France, 1990 : 2647–2648.
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Weber, Elisabeth. Verfolgung und Trauma. Zu Emmanuel Lévinas’ Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Wien : Passagen-Verlag, 1990.
4.2 Lectures complémentaires Derrida, Jacques. Demeure. Maurice Blanchot. Paris : Galilée, 1998. Duportail, Guy-Félix. Intentionnalité et trauma. Levinas et Lacan. Paris : L’Harmattan, 2005. Levinas, Emmanuel. Noms Propres. Montpellier : Fata Morgana, 1976. Ricœur, Paul. Autrement. Lecture d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Levinas. Paris : Presses universitaires de France, 1997. Theobald, Werner. Das verletzbare Selbst. Trauma und Ethik. Gießen : Psychosozial-Verlag, 2020.
Nathalie Piégay
13 Seconde Guerre mondiale – Le roman Résumé : Après la Seconde Guerre mondiale, le roman militaire fait place à une écriture du traumatisme, individuel comme collectif. La guerre n’est plus un geste héroïque mais ce qui blesse la mémoire individuelle et collective. La Résistance est moins importante dans le roman que l’Occupation et la collaboration. La postmémoire continue d’être inquiétée par cette période, si bien que les récits de filiations, les enquêtes et les biofictions des premières décennies du XXIe siècle continuent de prendre pour objet la Seconde Guerre mondiale.
Mot-clés : collaboration, drôle de guerre, enquête, héroïsme, littérature, postmémoire, Résistance, récit de filiation, Shoah
1 Introduction L’inscription de la Seconde Guerre mondiale dans le roman français, d’une certaine manière, se fait en creux : il n’y a pas de littérature ‹ ancien combattant › après 1945 (aucun équivalent du Feu de Henri Barbusse) ; un soupçon général est jeté sur la possibilité même de raconter la guerre ou de la représenter. En outre, la littérature de la Résistance a d’abord été l’affaire de la poésie ; le roman, qui est voué, comme le notait Roland Barthes à propos de l’absence de grands romans sur la guerre d’Algérie en 1964 (Barthes 2002) (↗23 Écrire la guerre d’Algérie), à ce qui se défait, qu’il s’agisse d’une nation, d’une classe sociale, ou d’une civilisation, ne s’empare pas de façon massive de la Seconde Guerre mondiale. Dans le roman, on remarque surtout une fracture dans la représentation d’une part, et d’autre part, le fait qu’elle s’est signalée d’abord par la fin du roman militaire et du roman de la guerre, au profit du témoignage ou du récit d’enquête. Après la Seconde Guerre mondiale, de grandes œuvres sont rapidement publiées qui la prennent directement ou allégoriquement pour objet (Les chemins de la liberté de Jean-Paul Sartre – 1945 et 1947, La peste d’Albert Camus – 1947). Des œuvres importantes sont consacrées à ‹ la drôle de guerre ›, et en particulier deux romans très différents, mais liés entre eux puisque le second reconnaît ce qu’il doit en termes d’impulsion au premier, Les communistes de Louis Aragon (1947‒1949) et Un balcon en forêt de Julien Gracq (1958). Quelles évolutions ces œuvres présentent-elles, si on les compare à la littérature de guerre qui précède ? C’est le premier point que nous voulons aborder. Dans un second temps, nous nous demanderons, à propos de l’œuvre de Claude Simon, prix Nobel de littérature (1985), qui situe la guerre en son centre, comment elle
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déplace la question militaire et celle de l’héroïsme vers celle de la mémoire. Nous montrerons comment l’expérience de la guerre a directement partie liée, dans le roman français, avec une remise en cause de la représentation et de la temporalité narrative, du paradigme national et plus largement de l’approche politique du conflit. Il faut noter dès à présent que dans cette œuvre majeure du XXe siècle, la guerre est une matière sans cesse reprise, depuis La route des Flandres (1960) jusqu’au Tramway (2001), qu’il s’agisse de la guerre que lui-même a faite (né en 1913, il a été mobilisé en 39), de celle de 14‒18 au cours de laquelle son père est tombé, et plus largement de toutes les guerres (la guerre d’Espagne, les guerres napoléoniennes présentes par exemple dans Les géorgiques – 1981). L’œuvre de Claude Simon articule sans cesse la mémoire blessée, la vérité inaccessible de l’Histoire et l’impérieuse nécessité d’écrire. La Seconde Guerre mondiale compromet la possibilité de dire ce qui a eu lieu dans l’Histoire. Dans un troisième temps, nous verrons en effet comment, dans la littérature française postérieure aux années 1970, la guerre resurgit avec la plus grande force dans le récit de ceux qui sont nés après la guerre. Leur mémoire familiale, personnelle, collective reste blessée par elle. L’objet du récit n’est plus le conflit lui-même (comme c’est le cas dans le roman militaire) ni la Résistance (chez Aragon), mais l’Occupation et la collaboration. L’œuvre de Modiano, autre prix Nobel de littérature (2014), est à cet égard exemplaire. La postmémoire prend en charge à son tour les traumatismes et les blessures de ceux qui n’ont pas connu la guerre mais qui ont grandi parmi les récits des survivant·es.
2 Analyses 2.1 La drôle de guerre : vers la fin de l’héroïsme
Le roman d’Aragon Les communistes, aussi marginale et complexe que soit sa place dans son œuvre, est remarquable en ce qu’il est l’un des rares romans militaires du XXe siècle. La diégèse se situe entre le printemps 1939 et juin 1940 et toute la dernière partie est consacrée à l’évocation de la bataille de Dunkerque. Alors que dans Aurélien, Aragon faisait du traumatisme de la Grande Guerre l’une des causes du « nouveau mal du siècle » dont a parlé Carine Trévisan (1996), et conduisait son personnage, dans l’épilogue, à être de nouveau mobilisé en 1939, dans Les communistes, Aragon décrit les luttes et les combats – et non seulement le désœuvrement et les crises de paludisme d’un homme qui ne revient pas de sa guerre. Le parti pris du collectif et la défense d’un idéal politique y sont très clairement affirmés. Scènes de groupe, emploi massif des personnes du pluriel ou du ‹ on › : la guerre est racontée comme une entreprise commune et nationale. Le souffle épique est maintenu. Pourtant, lorsqu’il s’agit de décrire la retraite de Dunkerque, la représentation s’épuise et a besoin de la médiation d’une ‹ image ›, Le triomphe de la mort de Pieter Brueghel l’Ancien, pour permettre de se représenter l’inimaginable, la violence et le chaos apocalyptiques (Aragon 2008 [1947‒1949], 556‒557).
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C’est une tout autre image de ‹ la drôle de guerre › que donne Gracq dans Un balcon en forêt (dont il dit que la description que fait Aragon de la maison forte dans Les communistes lui a fourni l’image de celle où il situe Grange dans son roman de 1958). Ici, pas de bataille : tout s’arrête avant l’invasion de la France le 10 mai 1940. Le cadre du roman est le cantonnement dans une forêt où le merveilleux, le désir et une forme d’immobilisation du temps sont présents. Ce qui caractérise ‹ la drôle de guerre ›, c’est donc l’attente. La dimension politique et collective a presque disparu. Dans les Lettrines puis dans les Carnets du grand chemin, deux essais qui font suite au roman Un balcon en forêt dans lequel Gracq transpose son expérience personnelle de soldat, il évoque le « déraillement onirique, qui [nous] rejetait d’un seul déclic hors du sentier de la guerre au moment même du ‹ baptême du feu ›, cette marche fourvoyée à travers des champs d’asphodèles dont l’Histoire n’était plus que le songe insignifiant […] » (Gracq 1995, 1017 ; voir aussi 337‒340). Les lignes d’opposition avec Aragon méritent d’être notées : là où une écriture politique et encore portée par un souffle épique se risquait, le paradigme national et idéologique s’effondre. Avec Gracq, et dans les années 1960, c’en est fini par ailleurs de toute forme d’héroïsation (la Résistance et ses poètes sont déjà bien loin), voire d’horizon collectif. Un roman qui raconte ce qui a eu lieu, les combats, les espérances, les victoires n’est peut-être plus possible.
2.2 ‹ Comment savoir ? › : Claude Simon
C’est ce dont témoigne l’œuvre de Claude Simon, qui fait de la guerre un de ses enjeux principaux. Mais ce n’est pas tant la politique ou la bataille qui sont en cause que les répercussions du conflit sur la mémoire du narrateur et des personnages. La littérature confronte alors le traumatisme personnel et collectif que la guerre a engendré (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Rappelons d’abord que le traumatisme consiste précisément en une blessure liée à un événement que l’on ne peut pas comprendre complètement, d’une part, et d’autre part en sa résistance au temps : même à distance de l’événement qui en est la cause, la blessure demeure et interroge. Le traumatisme interpelle (il hante et tourmente qui la subit) et pris dans le texte littéraire qui cherche à la configurer, il est adressé à un tiers. En outre, la littérature est un terrain où ce qu’il y a comprendre et à dire du trauma (alors entendu non pas comme l’événement qu’a été le traumatisme, mais comme la blessure qui en résulte), qu’il soit individuel ou collectif, résiste. Tout de lui ne peut pas être connu, de même que la vérité littéraire ne tient pas tout entière dans l’ordre de l’explicite, du rationnel, de la compréhension totalisante. On comprend ainsi d’une part que l’écrivain puisse sans cesse revenir à ce qui l’a blessé (c’est le cas de Claude Simon), et d’autre part qu’il puisse être requis par des blessures qui ont frappé ceux qui l’ont précédé et qui resurgissent dans sa mémoire. Si nous choisissons de fixer notre attention sur La route des Flandres de Claude Simon, c’est que la guerre y est au centre et que son traitement est représentatif des évo
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lutions du roman sur cette question. Les faits principaux, dans un roman qui ne fait figurer qu’une seule fois, et à propos de la bière, le mot ‹ allemand ›, sont la mort du capitaine de Reixach, en mai 1940, la destruction de l’escadron de Georges, la fuite qui s’en suit, la vie dans le camp de prisonniers. Mais une telle présentation fausse considérablement la vision qu’on pourrait avoir du roman. Ce sont moins les événements qui sont racontés que les sensations, les visions de la nature, les peurs et les émotions et le chamboulement de la mémoire de qui a fait la guerre. La guerre est de ce qui déstabilise le cours des choses et le cours du temps. Elle rend instable la possibilité même de la représentation. Le temps historique est comme déréglé. Ainsi, dans Les géorgiques, « l’apocalypse de froid » reconduit à une sorte de préhistoire en mai 1940 (Simon 1981, 107‒108). L’approche est clairement cosmique (liant le rapport à la terre et le rapport à la guerre), voire anthropologique, comme le notait déjà Simon dans son deuxième roman, La corde raide (1947) :
La guerre m’intéressait, parce que c’est le seul endroit où l’on puisse bien voir certaines choses, et aussi parce que je voulais essayer de comprendre cette occupation si importante et pour ainsi dire essentielle en ce sens qu’elle rentre dans les trois ou quatre besoins fondamentaux, comme coucher avec des femmes, manger, parler, procréer, pour lesquels les hommes sont faits et dont ils ne peuvent se passer. (Simon 1947, 54)
Le recours aux images de la ‹ grande peinture › (Piero de la Francesca, Brueghel, Ucello, Poussin) traduit également le besoin de médiation : ce qui ne peut pas être dit directement est saisi par des représentations antérieures, qui contribuent, comme le font aussi les références à la mythologie, à déshistoriciser l’approche de la guerre. L’expérience de la guerre déstabilise donc la perception et fracture la mémoire. Simon ne cesse de raconter, en effet, l’attaque de son régiment de cavalerie dont le premier escadron tombe dans une embuscade le 17 mai 1940 : son colonel se fait abattre en pleine route. Simon est lui-même fait prisonnier. Cette scène traumatique fait retour dans l’œuvre à de multiples reprises – et avec elle, car dans la mémoire tout est mis sur le même plan, des émotions qu’il est difficile de réduire à un mot (peur ? mélancolie ? colère ?), des sensations, comme l’impossibilité de distinguer la veille et le sommeil ou la croûte de fatigue sur le visage, des souvenirs récurrents : visions de la nature indifférente à la guerre, cadavre du cheval qui s’abat sous son cavalier, chute du colonel, déroute de l’escadron, misère des hommes qui rampent dans des fossés sous les balles de l’artillerie allemande, scènes de voyages en train, après la mobilisation ou lors du transfert vers le Stalag. Le retour incessant de la même matière, des mêmes scènes d’une œuvre à l’autre, confirme l’impossibilité d’en finir avec cette guerre dont il n’est pas possible de savoir ce qu’elle a été ni de cesser de se le demander, ainsi que le fait Georges à la fin de La Route des Flandres, répétant « comment savoir … ». Dans Le jardin des plantes, Simon fait encore preuve d’une cruelle ironie envers la question du journaliste qui lui demande pourquoi il revient sur ce qu’il a déjà écrit, sur cette guerre qu’il a déjà évoquée tant de fois (Simon 1997, 77). Les romans de Claude Simon, qui rompent avec la linéarité de la narration, ne reconstituent donc pas le déroulement des événements. Ainsi, à la fin de L’acacia, dont
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les douze chapitres font alterner les époques, celle des parents, et celle du fils, né en 1913, sans suite chronologique, le personnage principal, évadé du camp de prisonnier et de retour dans une ville du sud de la France qu’on devine être Perpignan, ne peut pas raconter ce qu’il a vécu, ne dit rien, mais va au bordel de la ville et finit par lire les volumes de La comédie humaine achetés chez un bouquiniste. Le camp du Stalag est pourtant précisément évoqué, et de façon terrifiante : les prisonniers qui jouent de la musique, mi-hommes mi-animaux, sont au bord de l’humanité (Simon 1989, 334). Les soldats ont eux-mêmes conscience d’être tous mis sur le même plan, sans identité propre, et savent qu’ils risquent de se faire tatouer comme on le fait pour les chevaux (ils portent un numéro de matricule gravé sur une plaque ovale de laiton attachée à leur poignet par une chaînette) : « pour là où ils vont nous envoyer, Lévy, Isaac, Abraham, Blum, Macaroni ou Mohamed, c’est pareil ; on est bons comme la romaine. […] Une chance encore qu’ils n’aient pas eu l’idée de nous tatouer ces numéros sur le dos de la main, comme aux gailles… » (Simon 1989, 228‒229). La guerre marque ainsi une faillite de l’humanisme et de ses idéaux. La culture du livre et de la raison, la puissance dialectique du progrès sont à présent déchues. La remise en cause du livre, qui symbolise l’humanisme, et même du langage, impuissant à protéger du mal et à le dire, comme à retracer l’expérience vécue, est violente :
Mais est-ce que tu ne savais pas que ça se passe toujours dans la sueur et les déjections ? Est-ce que ce n’était pas écrit dans tes livres de classe ? On t’avait pourtant bien dit j’imagine qu’il y avait du sang et des morts, seulement, entre le lire dans des livres ou le voir artistiquement représenté dans les musées, et le toucher et recevoir les éclaboussures c’est la même différence qui existe entre voir écrit le mot obus et se retrouver d’un instant à l’autre couché cramponné à la terre et la terre elle-même à la place du ciel et l’air lui-même qui dégringole autour de toi comme du ciment brisé des morceaux de vitres, et de la boue et de l’herbe à la place de la langue, et soi-même éparpillé et mélangé à tellement de fragments de nuages, de cailloux, de feu, de noir, de bruit et de silence qu’à ce moment le mot obus ou le mot explosion n’existe pas plus que le mot terre, ou ciel, ou feu, ce qui fait qu’il n’est pas plus possible de raconter ce genre de choses qu’il n’est possible de les éprouver de nouveau après coup, et pourtant tu ne disposes que de mots, alors tout ce que tu peux essayer de faire… (Simon 1967, 152)
La littérature devient le lieu où la défaite de la littérature, sa limite, sont pensées. Cette remise en cause de l’humanisme est développée par Claude Simon dans son Discours de Stockholm :
Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze
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ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que ‹ si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien › – sauf qu’il est. (Simon 1986, 24)
Il est frappant que cette faillite du sens soit mise en avant lors de la réception d’un prix Nobel de littérature par un homme qui fait directement référence à son expérience personnelle : que peut alors la littérature ? Que peut le roman, si ce n’est élaborer un sens ? Peut-être mettre en forme, faire sentir, sauver de la perte, dire la mémoire blessée. La guerre est donc une expérience fondamentale de la violence, qui bouleverse le cours du temps et l’appréhension que l’on peut en avoir et par conséquent la chronologie romanesque (↗7 Première Guerre mondiale – Le roman). Elle ramène vers l’archaïque, voire le préhistorique. Elle fragilise la frontière entre l’animal et l’humain. Elle met fin à tout croyance en un progrès possible, en un avenir meilleur ou un progrès possible. Elle oblige donc à inventer une autre façon de raconter : la fragmentation, la métaphore, le montage, propres à l’écriture du roman des années 1960 et suivantes, en sont des ressorts importants. Comme la mémoire qui coupe court à toute mise en ordre chronologique ou hiérarchique des événements, le récit télescope des scènes ou des sensations. Écrire la guerre, c’est renouveler profondément la manière de raconter. La sexualité joue à cet égard un rôle important, en particulier dans La route de Flandres mais aussi dans L’acacia. Nous avons déjà évoqué les visites au bordel du soldat évadé du Stalag à son retour en zone libre. La violence vitale de la sexualité et de la guerre sont mises sur le même plan. L’acte sexuel fait revenir à la mémoire et dans la prose des fragments de guerre :
sentant sous eux la soie des cuisses, les muscles, et tout ce qu’il se rappela plus tard de ce moment c’était ce nid, cette sauvage broussaille, ces replis, cette moiteur, […] continuant à rire en même temps qu’à injurier pêle-mêle à voix basse l’espèce d’anachronisme équestre en train de brandir son sabre, les voyageurs apeurés, le garçon du buffet et les prospères villas abritées de palmiers, puis tout à coup les oubliant. (Simon 1989, 368)
La scène traumatique (la mort du colonel en mai 1940) ne peut être oubliée que par intermittence. Dans Le Tramway, dernier roman publié de Claude Simon, on constate la même jonction de la douleur personnelle (l’épouvante devant la maladie de la mère) et de la mémoire blessée par la guerre :
[Il évoque un malade à l’hôpital portant une perruque] le visage fripé et déchu de polichinelle sur le crâne duquel elle brillait comme un accessoire postiche, comme cette perruque aux ondulations figées que non par coquetterie bien sûr mais par un souci de décence (et sans doute pour m’épargner une vision trop effrayante) maman (je le sus plus tard) s’obstinait à porter […] encadrant un semblable et tragique visage au bec de rapace, comme si j’étais condamné à ne voir de la mort, du moins celle que l’on appelle ‹ naturelle › (ou de son approche), que cet aspect à la fois guignolesque et macabre de marionnette (me rappelant ce prisonnier que les Allemands avaient promené dans tout le camp, tenu en laisse comme un chien par deux autres marchant sur ordre lentement et portant sur la poitrine, suspendue au cou par un fil de fer, une lourde brique (ou un moellon ? sur laquelle était écrit ‹ j’ai volé le pain de mes camarades ›, et qui, à force d’injures, de crachats et par
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fois de coups, avait aussi lorsqu’il traversa notre baraque, l’aspect décharné, décomposé et terrifiant d’un vieillard au seuil de la mort). (Simon 2001, 64)
Le traumatisme intime (l’enfant perd sa mère après sa longue agonie alors qu’il n’a que 11 ans, son père a été tué pendant les premiers jours de la Première Guerre mondiale) et le traumatisme historique (la guerre et la détention en Prusse orientale) sont coprésents dans la mémoire, en dépit de toute chronologie : le texte du roman les associe par le biais d’images qui rapprochent ce qui est distant dans le temps. Le vieillard malade, la mère agonisante et le prisonnier ont tous des airs de guignols tragi-comiques. Alors qu’on a longtemps considéré cette œuvre rattachée au Nouveau Roman comme exemplaire d’un certain formalisme ou d’une écriture expérimentale (Ricardou voyait dans La bataille de Pharsale moins l’indice de la permanence du traumatisme de la guerre que la paronomase de ‹ la bataille de la phrase ›), il apparaît aujourd’hui qu’elle est toute entière hantée par la guerre et qu’elle articule traumatisme individuel et mémoire collective. L’œuvre de Claude Simon est également exemplaire du retour de la guerre de 14‒18 dans la littérature de la fin du XXe siècle, dont la mémoire avait été un temps reléguée par celle de la Seconde Guerre mondiale.
2.3 L’enquête et le post-traumatisme Les romans de Gracq, d’Aragon ou de Claude Simon évoquent ‹ la drôle de guerre ›, la mobilisation, la bataille de France, la défaite, la détention dans un Stalag. À partir des années 1970, c’est une nouvelle approche de la Seconde Guerre mondiale qui a cours. Dans la conscience collective française, l’image de la France résistante se modifie. L’Occupation et plus encore la collaboration et la part que l’État français a prise dans la déportation des Juifs en France, puis la Shoah elle-même, occupent une place de premier plan dans les représentations de la guerre (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique). Un rôle décisif a été joué par les travaux des historien·nes (en particulier Robert Paxton, La France de Vichy, 1973, et Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1987), les événements judiciaires (procès Barbie en 1987, procès Touvier en 1994, procès Papon en 2002) ou encore les travaux et actions de Serge Klarsfeld avec le Mémorial de la déportation des Juifs de France, en particulier. Par ailleurs, la littérature de témoignage et les très nombreux films consacrés à l’Occupation ou à la déportation ont rencontré un écho de plus en plus large, La guerre, ce n’est plus seulement ‹ la drôle de guerre ›, les bombardements, les restrictions, les ‹ Boches ›, la Résistance, la peur, mais d’abord et surtout la déportation, la collaboration. Alors que la mémoire collective mettait en son centre la victoire contre le nazisme et l’héroïsation de la Résistance, chantée en particulier par les poètes, à partir des années 1970, elle se focalise sur les blessures causées par l’Occupation et la collaboration. La littérature illustre et accompagne cette évolution. L’œuvre de Georges Perec, né en 1936, qui, dans W ou le souvenir d’enfance, construit une forme autobiographique
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autour du trauma vécu pendant la guerre, est sur ce plan décisive. Perec affirme ne pas avoir de souvenirs d’enfance, et il écrit à rebours de toutes les images d’Épinal sur l’enfance : le texte semble dépourvu d’affects et tient la bride aux émotions. Pourtant, ce n’est pas l’indicible qu’il cherche à dire : l’écriture prend acte de cette parole à jamais manquante (la mère a disparu en déportation en 1943, après avoir été internée à Drancy puis déportée à Auschwitz, le père a été tué le 16 juin 1940) :
Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. (Perec 1975, 59)
On pourrait de même noter que la publication du livre de Marguerite Duras La douleur, écrit en partie en 1945, au moment où son mari, Robert Antelme, revient de Buchenwald, puis oublié et retrouvé près de quarante ans plus tard, n’a lieu qu’en 1985. Le titre d’abord retenu pour l’édition américaine était La guerre. Ce très long intervalle qui sépare les faits, l’écriture et la publication s’explique en partie par le traumatisme, mais aussi par la question de la possibilité de raconter : comment dire la douleur, l’horreur, comment faire comprendre la nature particulière de la peur que Duras pouvait éprouver en fréquentant par exemple Rabier le milicien ? La réflexion de Perec sur le silence ainsi que le délai nécessaire à la publication de La douleur sont deux indices différents mais l’un et l’autre probants du fait que, d’une part, ce qui est l’objet du trauma est l’Occupation, la collaboration et la déportation, d’autre part que pour le dire, il faut du temps, alors même que cette blessure ignore le passage du temps, et l’invention de formes qui interrogent sans relâche la possibilité même de raconter. Car pour dire ce qui semblait d’abord aussi nécessaire qu’impossible à dire, des formes nouvelles sont nécessaires : W ou le souvenir d’enfance renouvelle le genre de l’autobiographie, La douleur renouvelle l’écriture personnelle dans sa jonction avec l’écriture historique. Un double changement est donc à remarquer : d’une part, la guerre n’est plus l’objet de représentations héroïques ou militaires, la résistance au nazisme cède le pas dans les livres et les films devant la collaboration et la Shoah (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma) ; d’autre part, les récits qui ont pour objet la période 1939‒1945 – ‹ drôle de guerre ›, guerre, Occupation, collaboration, déportation, Shoah – ne sont plus pris en charge par ceux qui ont vécu la période mais par la génération qui suit. On peut alors parler de postmémoire, concept qui renvoie aux relations que les générations entretiennent avec les expériences traumatiques qu’ils n’ont pas connues mais que leurs parents ou proches ont rapportées et qui ont, à leur tour, affecté leur mémoire. L’élaboration littéraire ou artistique transforme les souvenirs, mémoire individuelle comme mémoire collective se métissent alors d’imaginaire (↗20 Shoah – Postmémoire). Plusieurs succès de librairie montrent l’écho qu’a dans l’imaginaire col
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lectif la déportation : Elle s’appelait Sarah de Tatiana de Rosnay qui évoque la rafle du Vel d’Hiv en fait partie. On édite aussi les textes de femmes exterminées (le Journal d’Hélène Berr, les livres posthumes d’Irène Nemirovski), qui rencontrent de grands succès. L’écriture intime, la fable familiale ou l’histoire personnelle sont le socle d’une écriture du trauma collectif que la déportation et l’Occupation ont entraîné. Le récit sur la guerre ne cesse donc pas avec les écrivains qui ne l’ont pas vécue : ils la racontent comme un traumatisme qui s’est transmis à leur propre génération. Ainsi Lydie Salvayre, dans La Compagnie des spectres, fait de la guerre un objet traumatique délirant : hantée par le maréchal Putain et son régime, ses délations et ses miliciens, la mère de la narratrice invective tout ce qui l’entoure et tyrannise sa fille. Celle qui n’a pas connu la guerre finit par en être une des victimes :
Tu ne pourrais pas mettre tes souvenirs au placard ? lui dis-je. Non, ma mère ne peut pas, monsieur l’huissier, car sa mémoire de terreur la suit comme une chienne et lui lèche les mollets, une mère que je dois surveiller telle une enfant, fais ci, fais ça, dors, calme-toi, une mère que je nourris, que je punis pour le principe et la vengeance, je m’expliquerai plus tard sur ce point, que je protège contre les miliciens qui la harcèlent la nuit et la réveillent à coups de botte dans le ventre, car ma mère est ma fille plus vieille que moi de quarante ans, et je dois l’élever. (Salvayre 1997, 43)
Le cours du temps est bouleversé par la guerre et le traumatisme qui se transmet. Enfin, sur le plan de la conduite du récit, une des formes dominantes aujourd’hui dans la littérature narrative n’est plus le roman mais l’enquête, plus ou moins fictionnelle. Ce type de récit implique l’exposition d’archives explorées pour reconstituer, rétablir une vérité qui souvent se dérobe ou a été tue. Le narrateur se fait historien. L’œuvre de Patrick Modiano est exemplaire de cette démarche. Dora Bruder publié en 1997 raconte ainsi la quête entreprise par le narrateur, à partir d’une petite annonce découverte dans un journal, pour restituer le destin de cette jeune fille juive qui vivait à Paris et qui a disparu en 1942. Son enquête le ramène à son histoire personnelle, par exemple à ses propres errances dans Paris comme au rôle louche que son père a joué pendant l’Occupation. Le récit progresse en mettant en évidence le rôle du romancier lui-même et ses doutes, l’obsession de Dora Bruder qui le ramène à elle quand il écrit Voyage de noces. Autrement dit, l’ombre d’une inconnue disparue plane sur la vie et l’écriture de Modiano (Modiano 1997, 54). C’est que Dora Bruder et les siens sont de ceux qui laissent peu de traces, presque rien (Modiano 1997, 29). Et malgré les dispositifs historiens, la disparition n’est jamais contrée, comme le rappellent avec mélancolie les dernières lignes du récit :
J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler. (Modiano 1997, 144‒145)
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Si l’enquête quasi-historique domine donc la forme du récit, elle ne délivre pourtant qu’une connaissance imparfaite de la réalité. Le récit rôde autour de la disparition – la grande fresque aussi bien que la possibilité d’une narration qui se suffirait à ellemême, pleine, sans faille ni doutes, est impossible. Le personnage héroïque a fait place au personnage minuscule, au spectre, à l’anonyme. Le roman, qu’on préfère appeler alors récit, rivalise avec les dispositifs du récit historique (enquête, usage des documents, exhumations des archives) et tout aussi bien avec le récit autobiographique qui met en scène les tentatives d’un sujet pour approcher ce qui s’est dérobé – Faits de Marcel Cohen par exemple. Il faudrait aussi évoquer pour achever ce bref panorama l’émergence de romans qui prennent le point de vue des bourreaux – de manière exemplaire Les bienveillantes de Jonathan Littell (2006) ‒ ou encore ceux qui se confrontent au point de vue de l’Allemand victime du nazisme (Magnus de Sylvie Germain (2005) ou bien à la résistance contre le nazisme mais en Allemagne ou dans les pays qui lui sont alliés : dans HHhH (2010), Laurent Binet raconte l’‹ Opération Anthropoid › et l’assassinat à Prague en 1942 de Reinhard Heydrich. Binet ne cesse de s’interroger sur la manière dont il peut raconter : quel usage faire du document historique pour restituer une version brute de la vérité ? Jusqu’où peut-il romancer ? Peut-on glisser vers la fiction ? Quelle place doit-il, peut-il faire à sa propre vie dans le récit ? Ces interrogations sont révélatrices du récit d’enquête : même lorsqu’on a affaire à un événement qui pourrait être héroïque, le romanesque est remis en cause. Cette dimension réflexive de l’écriture de l’Histoire, sans cesse croisée avec une interrogation sur les manières de raconter, d’exploiter l’information et le document, est également présente dans un roman comme Le tombeau de Tommy d’Alain Blottière (2009) : c’est à l’occasion du tournage d’un film consacré au célèbre groupe de résistants rassemblés autour de Manouchian qu’il reconstitue l’histoire de l’un d’entre eux, Thomas Elek. Le narrateur la croise alors avec celle de l’acteur qui joue le personnage historique, Gabriel. Un tel dispositif est révélateur, d’une part, de l’importance accordée aux documents (affiches appelant à dénoncer le groupe, archives de la Résistance, archives conservées au lycée où était le jeune Elek, etc.) et, d’autre part, des constantes interpolations du présent dans l’Histoire. L’histoire du tournage du film double celle de l’histoire du jeune héros, dont le narrateur prétend ne rien inventer mais tout ‹ reconstituer › : la fiction se nourrit d’une sorte de défiance envers la fiction. Refus ou méfiance envers le romanesque, qu’il s’exprime à propos de personnages minuscules ou anonymes (Dora Bruder, Magnus) ou de héros (Gabcik et Kubis à Prague ; Elek à Paris) ; place de plus en plus grande faite aux documents qui cherchent à reconstituer, restituer, sans jamais masquer le geste du montage d’un narrateur qui souvent se met en scène : ce sont les deux tendances majeures de l’écriture contemporaine. L’importance des récits de filiation, qui nouent l’expérience personnelle et l’expérience historique (de Pierre Bergounioux à Stéphane Audoin-Rouzeau), confirme elle aussi que la Seconde Guerre mondiale ne s’arrête ni avec l’armistice ni avec l’épuration : elle est devenue un objet de mémoire.
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3 Conclusion Pour conclure, on voit donc dans la littérature du dernier quart du XXe siècle et d’aujourd’hui que la Seconde Guerre est toujours très fortement présente, mais plutôt comme un objet d’interrogations. C’est une mémoire blessée qui s’empare de cette période. Quelles que soient les différences de points de vue, il demeure que la Seconde Guerre mondiale n’est plus un objet d’héroïsation, mais plutôt un terrain d’enquête où se conjoignent la mémoire individuelle (souvent celle des descendants des déportés) et la mémoire collective hantée par la déportation et la collaboration. C’est ce dont témoignent aussi les nombreux récits de filiation. La littérature peut aussi bien prendre pour matière des personnages héroïques ou des destins minuscules : dans les deux cas, le récit renonce au romanesque et réfléchit à la manière de raconter l’histoire et la mémoire, aux formes de l’enquête et à l’usage des documents. Les exemples que nous avons ici considérés disent chacun à leur façon cette mutation : la guerre n’est plus ce que l’on cherche à raconter ni à représenter directement. Elle n’est plus un objet militaire ou héroïque. Elle produit une rupture dans la conscience historique individuelle et collective. Elle oblige à inventer de nouvelles formes narratives. La propension des récits du dernier quart du XXe siècle et d’aujourd’hui à multiplier les enquêtes sur la période de 1939‒1945, si elles témoignent du traumatisme collectif qu’a été la Shoah, exprime aussi une inquiétude plus large vis-à-vis du récit et de sa confrontation à l’Histoire : comment raconter, restituer, comment se situer, quand on raconte au dans le présent, par rapport à ce passé qui échappe et pourtant hante la mémoire. On pourrait à ce propos parler avec Jean-François Hamel de « revenance de l’Histoire » : le passé n’est pas ce qui leste le présent de tout son poids ni ce qui l’oriente ; comme un spectre, une hantise, il fait retour. L’œuvre de Claude Simon est parfaitement représentative de cette rupture dans la narrativité : elle fait le deuil d’une manière de raconter linéaire, orientée vers le progrès et l’avenir. Elle prend acte de la discontinuité, ne congédie jamais le passé mais le fait revenir dans le présent pour l’interroger sans cesse. Si cette œuvre est aussi importante, ce n’est pas – seulement – parce qu’elle thématise la guerre et la reprend comme thème dans chacun des romans, pendant plus de quarante ans, pour manifester la blessure qu’elle a infligée à la mémoire personnelle, ravivant celle de l’histoire familiale. C’est aussi qu’elle prend acte d’une rupture dans la manière de raconter comme dans l’expérience existentielle du temps. Le passé revient, sans servir de vecteur ni au récit, ni au présent :
Si le roman moderne fait violence à la tradition narrative constituée, c’est d’abord parce que l’expérience du temps a connu une mutation profonde et que les sociétés modernes ont vu s’instaurer un régime d’historicité radicalement différent de celui des communautés antérieures. (Hamel 2006, 177)
Pour traiter rapidement des représentations de la Seconde Guerre mondiale dans le roman français, il nous a donc semblé nécessaire de distinguer entre l’objet même de
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la représentation (la guerre, ses conflits, ses batailles, la Résistance vues depuis le combattant français ; l’Occupation, la collaboration, la déportation) et les temps de l’écriture : avant 1960, dans une période où la Résistance est encore omniprésente dans la mémoire collective ; après 1974 où l’Occupation et la collaboration, puis la Shoah occupent une place dominante ; aujourd’hui où le post-traumatisme, la postmémoire et le récit d’enquête dominent. Ces récits contemporains sont caractérisés par une défiance envers le romanesque mais aussi par des changements de points de vue : le récit peut raconter l’histoire vue depuis l’Allemagne ou Prague, mais aussi depuis un personnage qui n’a pas été un héros. C’est qu’aujourd’hui, le travail d’enquête dans les archives remplace l’écoute des récits qui étaient faits dans les familles et dont Annie Ernaux, dans Les années, témoigne justement (Ernaux 2008, 22‒23) : la guerre s’éloigne, mais les blessures, recueillies par la postmémoire, continuent d’être transmises.
4 Bibliographie 4.1 Œuvres citées Aragon, Louis. Les communistes. Œuvres romanesques complètes. Tomes 3 et 4. Paris : Gallimard, 2008 [1947‒1949]. Audoin-Rouzeau, Stéphane. Quelle histoire : un récit de filiation (1914‒2014). Paris : Éditions du Seuil, 2013. Barthes, Roland. « Une société sans roman ? ». Œuvres complètes. Tome 2. Paris : Éditions du Seuil, 2002. Berr, Hélène. Journal. 1942‒1944. Paris : Tallandier, 2008. Binet, Laurent. HHhH. Paris : Grasset, 2010. Blottière, Alain. Le tombeau de Tommy. Paris : Gallimard, 2009. Camus, Albert. La peste. Paris : Gallimard, 1947. Duras, Marguerite. La douleur. Paris : Paul Otchakovsky-Laurens, 1985. Ernaux, Annie. Les années. Paris : Gallimard, 2008. Germain, Sylvie. Magnus. Paris : Albin Michel, 2005. Gracq, Julien. Un balcon en forêt. Œuvres complètes. Tome 2. Paris : Gallimard, 1995 [1958]. Gracq, Julien. Carnets du grand chemin. Œuvres complètes. Tome 2. Paris : Gallimard, 1995. Gracq, Julien. Lettrines. Œuvres complètes. Tome 2. Paris : Gallimard, 1995. Hamel, Jean-François. Revenances de l’histoire. Paris : Éditions de Minuit, 2006. Littell, Jonathan. Les bienveillantes. Paris : Gallimard, 2006. Modiano, Patrick. Dora Bruder. Paris : Gallimard, 1997. Perec, Georges. W ou le souvenir d’enfance. Paris : Denoël, 1975. Salvayre, Lydie. La compagnie des spectres. Paris : Éditions du Seuil, 1997. Sartre, Jean-Paul. Les chemins de la liberté. Paris : Gallimard, 1945. Sartre, Jean-Paul. Carnets de la drôle de guerre. Gallimard, 1995. Simon, Claude. La corde raide. Paris : Sagittaire, 1947. Simon, Claude. La route des Flandres. Paris : Éditions de Minuit, 1960. Simon, Claude. Histoire. Paris : Éditions de Minuit, 1967. Simon, Claude. Discours de Stockholm. Paris : Éditions de Minuit, 1986. Simon, Claude. Les géorgiques. Paris : Éditions de Minuit, 1981. Simon, Claude. L’acacia. Paris : Éditions de Minuit, 1989. Simon, Claude. Le jardin des plantes. Paris : Éditions de Minuit, 1997.
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Simon, Claude. Le tramway. Paris : Éditions de Minuit, 2001. Trévisan, Carine. Aurélien d’Aragon. Un ‹ nouveau mal du siècle ›. Paris : Belles Lettres, 1996.
4.2 Lectures complémentaires Assouline, Pierre. Lutetia. Paris : Gallimard, 2005. Berr, Hélène. Journal. 1942‒1944. Paris : Tallandier, 2008. Hirsch, Marianne. Family Frames. Photography Narrative and Postmemory. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1997. Duras, Marguerite. Cahiers de la guerre et autres textes. Paris : P.O.L., 2006. Jablonka, Ivan. Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête. Paris : Éditions du Seuil, 2012. Robin, Régine. La mémoire saturée. Paris : Stock, 2003. Sapiro, Gisèle. La guerre des écrivains. 1940–1953. Paris : Fayard, 1999. Viart, Dominique, Vercier, Bruno. La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations. Paris : Bordas, 2005.
Christian von Tschilschke
14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma Résumé : L’expérience de l’Occupation de la France par l’Allemagne nazie (1940–1944) a engendré des traumatismes individuels et collectifs qui ont également marqué la mémoire cinématographique de cette période difficile de l’histoire française. Sous l’angle d’une démarche systémique, il faut noter que le cinéma, par ses qualités mimétiques, mnésiques et de mass-média, joue un rôle important dans la construction, la représentation et le refoulement de traumatismes collectifs. Dans l’histoire de la commémoration cinématographique des ‹ années noires ›, on peut cependant distinguer plusieurs étapes : une première phase longue de ‹ latence › (1944–1971), pendant laquelle règnent l’amnésie, le refoulement et la construction de mythes, puis une deuxième phase de confrontation conflictuelle avec les traumatismes du passé (1971–1974), et une troisième phase (à partir de 1974) de récupération de la mémoire historique, plutôt consensuelle, qui témoigne, à tout le moins dans le domaine du cinéma, d’un affaiblissement de l’impact traumatique de cet épisode historique.
Mots-clés : cinéma, film, nation, Occupation, Résistance, Seconde Guerre mondiale, syndrome de Vichy, traumatisme collectif
1 Aspects historiques, théoriques et conceptuels Lors de deux événements, au moins, les Français·es ont été rappelé·es ces derniers temps, et de manière assez spectaculaire, aux ‹ années noires › de l’Occupation de la France par l’Allemagne nazie (1940–1944) : celui de la remise du prix Nobel de littérature 2014 à l’écrivain français Patrick Modiano, dont l’œuvre se centre essentiellement sur le Paris de l’Occupation (La place de l’Étoile, 1968 ; Dora Bruder, 1997) et la parution du ‹ roman scandale › de Michel Houellebecq, Soumission, en 2015, qui fut immédiatement interprété comme une sorte d’allégorie du comportement des Français·es pendant l’Occupation du pays par les forces armées du ‹ Troisième Reich › et de leur prétendue disposition historique à collaborer avec l’ennemi. Ce qui est pourtant vrai, c’est qu’il existe dans la mémoire collective française, selon l’historien Henry Rousso, un « syndrome de Vichy » qui se constitue de « l’ensemble hétérogène des symptômes, des manifestations, en particulier dans la vie politique, sociale et culturelle, qui révèlent l’existence du traumatisme engendré par l’Occupation » (1987, 20). Si l’on va au-delà du constat général que « le souvenir des années 1940–1944 a été aussi permanent et aussi conflictuel […] parce que la tragédie a été
Christian von Tschilschke, Westfälische Wilhelms-Universität Münster https://doi.org/10.1515/9783110420746-014
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d’une exceptionnelle gravité, presque unique dans l’histoire de la France » (Rousso 1987, 15) en s’interrogeant sur les origines de ce traumatisme collectif et national dont parle Rousso, on est amené à citer toute une série de faits historiques : d’abord ‹ la débâcle ›, la défaite écrasante et inattendue de l’armée française après seulement quatre semaines de guerre active, la perte de la souveraineté nationale et l’Occupation, dans un premier temps, de soixante pour cent du territoire français, puis, à partir du 11 novembre 1942, de la zone ‹ libre › située au sud de la ligne de démarcation qui divisait le pays en deux. À cela s’ajoute le soutien de la ‹ France de Pétain › et du ‹ Régime de Vichy › par une bonne part de la population, le départ d’un nombre considérable de travailleurs, en partie volontaire, pour l’Allemagne, la contribution active de la population civile et des forces de l’ordre à la déportation de 76 000 Juifs et Juives français·es et étranger·es et d’autres ‹ éléments non assimilables › (francs-maçons, communistes, etc.). Il ne faut pas oublier non plus l’existence d’un fascisme et d’un antisémitisme autochtone français, la scission interne et la polarisation idéologique du pays qui l’ont mené au bord d’une guerre civile, les luttes et les tensions internes à la Résistance ainsi que la ‹ justice › de l’‹ épuration › pratiquée à la fin de la guerre et dans l’immédiat après-guerre. Pour bien comprendre ce qui confère à ces événements leur potentiel particulièrement traumatisant, il faut souligner qu’ils sont tous susceptibles de profondément ébranler l’image et la perception que la nation française avait d’elle-même, au moins dans la mesure où celle-ci continuait à se réclamer de l’unité et des idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité comme valeurs suprêmes. De plus, il s’agit d’événements souvent liés à des actes de violence, dont les effets postérieurs ne se manifestaient qu’à long terme et dont la vérité historique demeurait parfois latente et tabou avant de devenir objet d’intérêt public. Enfin, il ne faut pas oublier qu’il est question d’un type d’événements dont le souvenir implique généralement des émotions aussi fortes que pénibles : culpabilité, honte, humiliation, douleur, vengeance, etc., qui s’opposent de par leur nature propre à un travail de deuil efficace. Cependant, la période de l’Occupation et de la Résistance a été évoquée dès le début dans la littérature et le cinéma. En raison de leur impact particulièrement efficace sur la mémoire collective, c’est certainement au cinéma et aux médias audiovisuels en général que revient le rôle le plus important dans ce long processus de commémoration (↗27 Le génocide des Tutsi au cinéma). Dans le seul domaine cinématographique – films de fiction et documentaires –, la production totale dépasse largement le chiffre de 200 œuvres thématiquement pertinentes. Même des événements particuliers, comme la ‹ Rafle du Vél’ d’Hiv’ ›, pendant laquelle, les 16 et 17 juillet 1942, plus de 13 000 Juifs et Juives furent séquestré·es par la police française au Vélodrome d’Hiver de Paris pour être ensuite déporté·es dans des camps d’extermination allemands, ont été l’objet de plus d’une demi-douzaine de films, en commençant par Monsieur Klein (1976), film français réalisé par le directeur américain Joseph Losey, avec Alain Delon et Jeanne Moreau dans les rôles principaux. Avant d’éclairer, selon une démarche systématique, le rôle du cinéma dans l’évocation de traumatismes collectifs liés au temps de l’Occupation, comme celui de la ‹ Rafle
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du Vél’ d’Hiv’ ›, il convient d’esquisser, d’une manière plus générale, ses facultés médiatiques à représenter le passé et à agir en tant que ‹ médium de mémoire ›. Certes, dû à sa qualité de moyen de communication populaire, le cinéma peut atteindre un public de masse. En même temps, il ne faut pas perdre de vue que c’est justement cette capacité qui le rend également assez sensible au contrôle politique et à la censure (↗21 Le cinéma et la guerre d’Indochine). Dans l’histoire du cinéma sur l’Occupation, les cas de censure sont effectivement notoires. Il suffit de rappeler ici les exemples de Nuit et brouillard (1956) et d’Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais. Ce dernier fut obligé de masquer, dans son documentaire Nuit et brouillard, la silhouette d’un poste de guet d’un camp de détention qui portait un képi suggérant ainsi une complicité française avec la déportation des Juifs et des Juives. Hiroshima mon amour rencontra de graves difficultés avec le gouvernement français avant d’être admis à la sélection officielle du Festival de Cannes de 1959. Si on laisse de côté ces conditions contextuelles, il reste à souligner que la qualité essentiellement visuelle du cinéma et la combinaison synesthésique d’images en mouvement et de sons entrent parfaitement en symbiose avec le caractère visuel de la mémoire. Le caractère concret, non conceptuel des images qui, à l’opposé du caractère abstrait et conceptuel des mots, s’adressent plutôt aux émotions des spectateurs et spectatrices qu’à leur intellect, donne au cinéma sa grande force performatrice, à la fois mimétique et mnésique, poussant le public à s’imaginer la réalité du passé telle que la représente le film.
2 Modes et fonctions du film sur le temps de l’Occupation Selon Astrid Erll (2017, 156–158), pour qu’un film se transforme en « film de mémoire », susceptible de fonctionner comme médium de mémoire d’un collectif déterminé, il n’est pas suffisant qu’il se réfère au passé thématiquement et/ou structuralement. Avec Erll, qui s’est inspirée du modèle de la triple mimèsis de Paul Ricœur exposé dans Temps et récit (1983), il convient d’insister sur la nécessité de distinguer, outre la dimension de ‹ configuration › du contenu de la mémoire par un film, celle de ‹ préfiguration ›, qui se réfère à la situation historique dans laquelle un film est produit et à laquelle il répond, et celle de ‹ refiguration ›, c’est-à-dire la réception d’un film dans la mesure où celui-ci s’avère capable de créer, de façonner ou même de transformer la mémoire historique et la mentalité des spectateurs et spectatrices. Il est évident que ce dernier aspect peut seulement être analysé convenablement sur la base de données empiriques (audience, critiques, enquêtes, débats publics, etc.), à moins qu’on ne se borne à avancer des hypothèses à partir des structures internes d’une œuvre (Erll 2017, 173–178). Or, dans le cas des souvenirs traumatiques, le rôle des médias importe d’autant plus que l’effet traumatique, en tant que symptôme d’un refoulement et d’un oubli collectif du passé, se trouve par définition dans une relation tendue avec la mémoire collective.
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Dans ces conditions, le rapport entre le cinéma et les effets de violences massives peut tendanciellement adopter deux formes opposées : ou bien le cinéma contribue à supprimer un souvenir encore trop douloureux, prolongeant donc la phase de latence d’un traumatisme collectif, relié à celui d’impuissance, ou bien il aborde ce traumatisme directement ou indirectement, aidant ainsi à combler les lacunes de la mémoire collective et à réintégrer le souvenir refoulé ou dissocié dans la narration sur le passé. En ce sens, un film peut exercer une fonction en quelque sorte thérapeutique sur une communauté en lui permettant d’assimiler des vérités jusqu’alors inavouées (↗28 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma). Pour agir ainsi, il n’est pas nécessaire, bien entendu, qu’un film thématise un traumatisme en tant que tel, en montrant, par exemple, des personnages traumatisés, ou qu’il tente d’imiter structurellement, par des moyens propres au discours cinématographique, les modes de fonctionnement psychique d’un traumatisme (répétitions, ellipses, fragmentation du récit, morcellement de l’unité spatiale et temporelle par le montage, fondu enchaîné, retour en arrière/avant, ralenti, etc.). Même si la grande majorité des films français qui se réfèrent au temps de l’Occupation ne traite pas, ni au niveau de l’histoire ni de celui du discours, dans une perspective explicite ou implicite, de traumatismes, le simple fait d’avoir choisi ce sujet les met inévitablement en relation avec les traumatismes ressentis comme collectifs de l’histoire nationale, indépendamment de la manière dont ils les abordent (configuration), les situe en fonction d’un contexte – conditions de production (préfiguration) et de réception (refiguration). L’énumération des fonctions du cinéma par rapport à son traitement des traumatismes – refouler, représenter, assimiler – ne serait pourtant pas complète sans mentionner la possibilité, bien que rare, certes, qu’un film provoque de nouveaux traumatismes ou conduise à une retraumatisation des spectateurs et spectatrices. Il semble que cela fut le cas dans la célèbre scène de Nuit et brouillard où l’on voit un bulldozer pousser des amas de cadavres vers des fosses communes, images qui choquèrent et hantèrent « la mémoire de plusieurs générations de spectateurs » (Lindeperg 2007, 116).
3 Un passé qui ne passe pas ? Les étapes du souvenir cinématographique des années 1940–1944
Dans l’histoire de la commémoration cinématographique du temps de l’Occupation et de la Résistance, de 1944 jusqu’à aujourd’hui, on peut distinguer plusieurs étapes dont la délimitation varie légèrement d’un·e historien·ne à l’autre (Vatter 2009, 65). En restant fidèle à la métaphore psychologique du traumatisme basée sur la notion somatique du trauma comme blessure (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée d’être humain) et désignant les effets de stress post-traumatiques, il convient de caractériser la première phase de 1944 à 1971 comme celle d’une ‹ latence › pendant laquelle règnent l’amnésie et le refoulement collectif de souvenirs douloureux et conflictuels encouragés
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par la formation de ‹ souvenirs-écrans › et la construction du mythe d’une Résistance qui aurait représenté la volonté générale de la nation. À cela répond, entre les années 1971 et 1974, une deuxième phase de fin de latence, de confrontation avec les traumatismes du passé et de « retour du refoulé » où « le miroir se brise et les mythes volent en éclats » (Rousso 1987, 21). Après la brisure des tabous, il s’ensuit une troisième phase, à partir de 1974, marquée par une récupération de la mémoire historique, presque obsessionnelle dans un premier temps, inaugurant un processus de différenciation, de normalisation, de subjectivisation, d’historisation et de banalisation qui perdure. La succession de différentes tendances dominantes du souvenir de ce « passé qui ne passe pas » (Conan et Rousso 1994) ne doit pourtant pas faire oublier que le champ de la mémoire cinématographique des ‹ années noires › a toujours été plus complexe et diversifié que l’existence indubitable de ces grandes tendances le laisse suggérer. Toutefois, pour marquer l’image collective du passé au niveau national, il est évidemment indispensable qu’un film ait une grande résonance auprès du public.
3.1 La mémoire refoulée et le mythe de la Résistance (1944–1971) S’il y a deux films qui correspondent de manière emblématique à la politique du passé poursuivie par Charles de Gaulle, dès la Libération en 1944 jusqu’à la fin de sa présidence en 1969, ce sont La bataille du rail (1945) de René Clément et Le silence de la mer (1947) de Jean-Pierre Melville. Destinée à réconcilier les Français·es avec eux-mêmes et à leur imposer l’image flatteuse d’une ‹ nation en résistance ›, héroïque et combattante, libérée par ses propres forces, l’attitude officielle par rapport au passé immédiat de Vichy visait à minimiser les effets de la collaboration, à taire les aspects gênants comme les déportations et à exalter la résistance des Français·es face à l’oppresseur allemand, politique identitaire qui a culminé en 1964 lors de la panthéonisation solennelle de Jean Moulin. Initialement conçu sous la forme d’un documentaire, alors que la guerre n’est pas encore terminée, La bataille du rail retrace les exploits d’un groupe de cheminots français résistants qui commettent des actes de sabotage contre les voies de chemin de fer réclamées par les occupants nazis au lendemain du débarquement. Dans le film de Clément, la mythification de la Résistance s’opère sur la base d’un système très efficace d’analogies : le collectif des cheminots anonymes représente l’ensemble des Français·es, le réseau vasculaire des voies ferrées renvoie au corps de la nation et l’assaut final du convoi blindé allemand ‹ Apfelkern ›, qui déraille sur un pont et plonge dans un fleuve, anticipe la victoire imminente contre l’ennemi nazi et la Libération. Le plan final du film ne saurait être plus explicite : sur le dernier wagon d’un ‹ train de Libération ›, décoré de drapeaux français et américains et plein de gens enthousiastes, on peut lire l’inscription « Vive la France et la Résistance. Honneurs aux cheminots ». Dans ce glorieux tableau que dresse Clément dans La bataille du rail, aucune allusion n’est faite aux rivalités entre résistant·es, ni à la collaboration ou au régime de Vichy.
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Figure 1 : René Clément, La bataille du rail, 1945, 01 :15 :56.
La construction allégorique de son film suivant, Le père tranquille (1946), est encore plus explicite et non moins consensuelle en ce qui concerne son message central, à savoir que tout bon Français, aussi conformiste soit-il, est un maquisard déguisé. C’est du moins le cas du protagoniste Édouard Martin, modeste agent d’assurance, qui préfère apparemment s’occuper de ses orchidées plutôt que de questions politiques et se voit même accusé pour cela de passivité par son propre fils. En réalité, il mène une double vie clandestine et dangereuse comme chef d’un réseau de résistance, de façon à ce que la réconciliation finale entre père et fils ne se fait pas attendre. La prétendue résistance passive des Français·es est également le thème principal de l’adaptation cinématographique de la célèbre nouvelle Le silence de la mer (1941) de Roger Vercors (Jean Bruller) par Jean-Pierre Melville (1949). Sur le fond mythologique du conte La belle et la bête, le film propose une interprétation de la collaboration francoallemande comme une histoire de séduction, tout en mettant en garde les occupé·es, bien que moins clairement que dans le livre, contre le péril de céder aux charmes des occupants. Le côté positif, séducteur de l’ennemi, qui ne cacherait pourtant qu’un revers brutal et barbare, est incarné par l’officier Werner von Ebrennac. Celui-ci, représentant d’une Allemagne cultivée, romantique et francophile et lui-même dupe de la propagande nazie, développe des sentiments amoureux pour la nièce de son hôte français, qui ne lui reste pas non plus insensible, sans qu’il ne parvienne pour autant à rompre le mutisme obstiné, la résistance passive qu’elle lui oppose – à part dans l’ultime adieu. Pendant les années 1950 et 1960, la perspective fixée sur la confrontation avec l’ennemi cède la place à des approches plus nuancées de la vie quotidienne et des difficultés de survivre en temps de guerre et sous l’Occupation. En témoignent des œuvres comme
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Jeux interdits de René Clément (1952) ou Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara, sans que le cadre discursif de la vision gaulliste du passé ne s’efface de façon significative. Cela n’empêche pas qu’il y ait toujours des films qui abordent des thèmes plus difficiles, quoique sous forme de conflits individualisés, de sorte qu’ils peuvent être considérés comme précurseurs de la tendance iconoclaste qui se manifestera plus massivement au début des années 1970. Ce sont des exceptions, comme Nous sommes tous des assassins d’André Cayatte (1952), qui relativise fortement, au moins dans sa première partie, l’héroïsme de la motivation à s’engager dans la Résistance, ou Marie-Octobre (1959) de Julien Duvivier, qui rappelle l’existence de traîtres dans le rang des maquisards et les règlements de compte de la phase d’‹ épuration ›. Le vieil homme et l’enfant (1967) de Claude Berri aborde un autre aspect en affrontant, pour la première fois, l’antisémitisme et la vénération du Maréchal Pétain et du Régime de Vichy, pourtant si répandus dans une large part de la population française. Malgré ces quelques films moins conventionnels, c’est l’image banalisante et édulcorée propagée par La grande vadrouille (1964) qui domine. Ce film humoristique de Gérard Oury autour du duo comique Louis de Funès–Bourvil est longtemps resté, avec plus de 17 millions de spectateurs et spectatrices entre 1966 et 1975, le plus grand succès du cinéma français avant d’être dépassé par Bienvenue chez les Ch’tis en 2008. Le film d’Oury raconte l’histoire d’un chef d’orchestre et d’un peintre en bâtiment qui deviennent des héros de la Résistance, bien malgré eux, en aidant trois aviateurs britanniques à gagner la zone Sud et à échapper aux soldats allemands qui les poursuivent. Par rapport à la tendance harmonisante de La grande vadrouille, qui glorifie la mentalité débrouillarde des Français·es tout en se moquant de l’obéissance aveugle des soldats allemands, Henry Rousso constate sarcastiquement que c’est « sans doute le seul film qui a dû faire regretter aux enfants des mal nourris de l’an quarante de ne pas avoir vécu cette époque » (1987, 248). Cependant, il faut considérer les cas particuliers que sont les films Hiroshima mon amour (1959) et Muriel ou le temps d’un retour (1963) d’Alain Resnais. Bien que ces deux classiques du cinéma d’auteur, aussitôt considérés par la critique comme des chefs-d’œuvre et primés dans divers festivals, n’atteignissent à leur sortie qu’un public limité de cinéphiles et n’eussent pas beaucoup d’impact sur la mémoire collective, ils relèvent néanmoins d’un cinéma de mémoire particulièrement préoccupé par la problématique de la représentation de traumatismes, à la fois individuels et collectifs (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif ; Caruth 1996, 25–56). Ils ont aussi ceci de particulier qu’ils n’abordent pas directement les traumatismes de l’Occupation, envisagés seulement par le biais d’autres événements historiques traumatisants. En construisant des intrigues où un traumatisme en cache ou en révèle un autre, ils offrent d’excellents exemples de ce que Michael Rothberg appelle « multidirectional memory » (2009) ou « nœuds de mémoire » (2010) et Max Silverman « palimpsestic memory » (2013) : le souvenir d’un passé complexe où se juxtaposent, se superposent et s’enchevêtrent deux ou plusieurs événements historiques mal assumés. Dans Hiroshima mon amour, c’est la rencontre amoureuse d’une jeune actrice française avec un Japonais à
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Hiroshima, quatorze ans après la destruction de la ville par une bombe atomique, qui déclenche en elle la mémoire, jusqu’alors inarticulée, de son premier grand amour dans la ville de Nevers pour un soldat allemand. Alors que celui-ci est tué par un tireur embusqué de la Résistance, la nuit même de la Libération, elle est accusée plus tard d’être une collaboratrice et est publiquement tondue, scène qui « suscita dans la presse une vive polémique » (Lindeperg 1997, 377). Après avoir abordé parallèlement, dans Hiroshima mon amour, écrit par Marguerite Duras, l’anéantissement d’Hiroshima et les thèmes toujours épineux de la fraternisation et de l’‹ épuration › pendant l’Occupation, Resnais et son scénariste Jean Cayrol rapprochent dans Muriel ou le temps d’un retour le silence public sur les pratiques de torture exercées par les soldats français pendant la guerre d’Algérie (1954– 1962) et celui de la capitulation, des déportations et des bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale dans la province française, à Boulogne-sur-Mer. Outre qu’ils touchent des points sensibles dans le passé récent des Français·es, les deux films de Resnais n’excellent pas seulement par la mise en scène de personnages traumatisés et désorientés, l’héroïne anoynme d’Hiroshima mon amour et Hélène et Bernard dans Muriel ou le temps d’un retour. Ils inventent aussi un langage cinématographique insolite et déconcertant apte à rendre compte de l’expérience traumatique. Dans Hiroshima mon amour, ce langage s’appuie sur des effets de répétitions (« tu n’as rien vu à Hiroshima »), des flashbacks et des travellings extrêmement longs qui parcourent des espaces vides ; dans Muriel ou le temps d’un retour, il repose principalement sur l’insertion de plans décontextualisés et la dissociation du son et des images. En évoquant si explicitement, et dans le cas de Muriel ou le temps d’un retour jusqu’au titre même, le retour du passé refoulé, les films de Resnais sont bien en avance sur leur temps.
3.2 Le retour du refoulé et la mise en cause du mythe de la Résistance (1971–1974) Vers la fin de l’ère de De Gaulle et dans le sillage de la révolte de mai 68, la sortie de deux films fait surgir les souffrances individuelles et collectives du passé, inaugurant une nouvelle phase de la relation des Français·es à leur propre histoire et provoquant ainsi une reconfiguration profonde et durable du paysage mémoriel : le documentaire Le chagrin et la pitié (1969) de Marcel Ophuls, d’une durée exceptionnelle de quatre heures et demie (251 minutes), désormais un des grands classiques du genre, et le film de fiction Lacombe Lucien (1974) de Louis Malle, dont le scénario fut co-écrit par Patrick Modiano. L’effet que produisit l’œuvre monumentale d’Ophuls ne saurait être surestimé. La critique parle d’un « choc », d’un « point de rupture » et d’un « film charnière » (Langlois 2001, 18 ; 199 ; 265). En fait, les difficultés que Le chagrin et la pitié connut dès sa phase de production, et qui augmentèrent encore au moment de sa diffusion, se révèlent symptomatiques de la persistance des tabous et des refus auxquels il s’est heurté. Alors que le documentaire avait été initialement conçu pour la télévision française, qui s’était
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imposée à la fin des années 1960 comme le média de masse le plus populaire, l’ORTF décide de ne pas acheter le film si bien que, le 5 avril 1971, il sort d’abord en salles, soutenu par la maison de production de Louis Malle. C’est seulement douze ans plus tard, au début de la présidence de François Mitterrand, qu’il sera finalment diffusé, les 28 et 29 octobre 1981, sur FR3, atteignant une audience de 15 millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Selon Rousso, Le chagrin et la pitié est « sans doute le premier film sur la mémoire de l’Occupation, plus que sur son histoire » (1987, 134). Combinant une multitude d’entretiens enregistrés pour la plupart en avril 1969 et d’archives audiovisuelles, le film dresse, selon le sous-titre, la « chronique d’une ville française sous l’Occupation ». En choisissant Clermont-Ferrand, située en zone libre, mais, comme le précise le commentaire, à seulement « cinquante-neuf kilomètres de Vichy », le film déploie un panorama de comportements, souvent ambigus à l’égard de l’Occupant, et de la vie quotidienne d’une ville de province française entre 1940 et 1944 ; ce film échappe ainsi à tout manichéisme simplificateur et confronte les spectateurs et spectatrices à une vérité historique complexe, nuancée, et à bien des égards inconfortable. Divisé en deux parties – « L’effondrement », qui étudie les circonstances de la défaite, l’invasion de Paris et l’arrivée au pouvoir de Pétain, et « Le choix », qui traite les deux dernières années de l’Occupation marquées par une tension croissante entre résistants et collaborateurs –, le film aux multiples perspectives réunit des témoignages personnels de l’époque, en partant des officiers allemands et des collaborateurs français notoires, comme Christian de la Mazière, aristocrate ex-fasciste et vétéran de la Waffen-SS, jusqu’aux combattants de la Résistance, comme l’homme politique Pierre Mendès-France ou les deux frères fermiers auvergnats, Alexis et Louis Grave, dont le dernier fut dénoncé par des voisin·es et déporté en Allemagne, en passant par des commerçant·es, des artisan·es, des enseignant·es, des journalistes, des artistes, etc. La franchise de beaucoup de ces témoignages étonne, de même que l’urgence de parler, donnant l’impression que ces faits sont évoqués pour la première fois depuis trente ans (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance). Dans une large mesure, cet effet est dû aux techniques d’interrogation et de montage inhabituelles employées par Ophuls et son collaborateur André Harris qui, tout en restant eux-mêmes hors champ la plupart du temps, mettent le doigt sur la plaie avec leurs questions insistantes et prétendument naïves, de sorte que les entretiens prennent parfois une allure franchement thérapeutique en revivifiant la mémoire et la vérité subjectives qui entrent cependant souvent en contradiction avec les documents historiques ou d’autres témoignages. Une fois le processus controversé et douloureux de démythification déclenché par Le chagrin et la pitié, Louis Malle le poursuit, sous forme de fiction, avec Lacombe Lucien. Le film, qui connut un succès considérable auprès du public, fut, à sa sortie, l’objet d’un débat polémique dans la presse et le milieu politique. On lui reprocha, entre autres, de souiller l’image de la Résistance et de blanchir en même temps un collabora
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teur. Situé en juin 1944 dans une petite ville du Sud-Ouest de la France, le film raconte l’histoire de Lucien Lacombe, un garçon d’origine paysanne de dix-sept ans, dont le père est prisonnier de guerre en Allemagne et dont la mère vit avec un autre homme. Quand on lui refuse d’entrer dans le maquis, il rejoint la Gestapo française où il participe à des combats contre la Résistance et commet des actes de torture. Par l’intermédiaire de ses nouveaux camarades, Lucien fait la connaissance d’une fille juive, France Horn, qui s’est cachée dans la ville avec son père, un tailleur parisien riche et cultivé, et sa grand-mère. Quand le père est déporté par la police allemande et que le reste de la famille se voit menacé par une rafle, Lucien tue un sous-officier SS et s’enfuit avec France, dont il est tombé amoureux, et sa grande-mère à la campagne. En surimpression du plan final du film, qui montre Lucien allongé dans un pré, apparaît le carton : « Lucien Lacombe fut arrêté le 12 octobre 1944. Jugé par un tribunal militaire de la Résistance, il fut condamné à mort et exécuté ».
Figure 2 : Louis Malle, Lacombe Lucien, 1974, 02 :01 :06.
Le film hasardeux et provocateur de Louis Malle, un chef d’œuvre d’ambiguïté, s’en prend à plusieurs tabous à la fois. En choisissant comme protagoniste un adolescent négligé, intellectuellement borné, incapable de discernement moral et dépourvu de toute motivation idéologique ou politique, le film pose le problème de la responsabilité et culpabilité de l’individu d’une manière assez fondamentale, tout en mettant en cause l’engagement dans la Résistance et la collaboration. L’image de la Résistance, en particulier, est privée de toute idéalisation. Alors que le prénom allégorique de la fille, France, souligne l’appartenance des Juives et des Juifs à la France, la question de l’antisémitisme français est affrontée directement, sans que le film se borne pour autant au stéréotype
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du Juif innocent et victime de l’Holocauste, tenant compte d’autres aspects, comme les rapports de classe ou l’attraction érotique. Le contraste entre image et texte quelque peu choquant sur lequel le film se termine remet en cause, enfin, une acceptation trop facile de la légitimité morale de l’ ‹ épuration ›. S’il est vrai qu’au début des années 1970, les films de Marcel Ophuls et de Louis Malle marquent à bien des égards la fin d’un silence collectif, il n’en reste pas moins qu’ils donnent le coup d’envoi à ce qui sera bientôt nommé la « mode rétro », notion initialement limitée aux années 1970 (Rousso 1987, 248–251), mais qui peut également s’appliquer, et peut-être avec plus de justesse encore, aux années 1980 et 1990 (Hewitt 2008, 156).
3.3 Au-delà des traumatismes ? Prolifération, diversification et autoréflexion de la mémoire à partir de 1974
La préoccupation quasiment obsessionnelle pour la période de l’Occupation qu’on peut désormais observer dans le cinéma français constitue certainement un indice important du fait que la société française était en train de s’affranchir des traumatismes du passé. Néanmoins, il ne faut pas se méprendre sur le fait que c’est plutôt en dehors du cinéma, qui a perdu son rôle avant-gardiste d’initiateur, que le débat public continue maintenant, tout en s’intensifiant encore. C’est le cas lors des procès de Maurice Papon (1987 et 1998), de Klaus Barbie (1987) et de bien d’autres pour crime contre l’humanité, et des discussions sur le rôle de François Mitterrand au sein de l’administration de Vichy (1994). Dans le cinéma, par contre, prolifèrent des versions dépolitisées et consensuelles du passé, centrées sur des destins individuels et visant à des effets mélodramatiques, malgré la diversification que connaît le sujet. Un aspect remarquable de cette diversification est l’éveil de l’intérêt pour la situation des Juifs et des Juives et leur traitement sous l’Occupation. Les œuvres les plus représentatives et les plus connues de cette tendance, qui en même temps furent de très grand succès commerciaux, sont évidemment Le dernier métro (1980) de François Truffaut et Au revoir, les enfants (1986) de Louis Malle. Le film de Truffaut, qui est un hommage à l’esprit de survie des Juifs et des Juives et au courage de ceux et celles qui les ont aidé·es, se focalise sur le personnage fictif de Lucas Steiner, un célèbre metteur en scène juif allemand qui s’est réfugié pendant l’Occupation de Paris dans les soussols du théâtre Montmartre d’où il continue à diriger clandestinement, en automne 1942, la prochaine pièce. Le film de Malle, sorti lors du procès de Klaus Barbie, se déroule durant l’hiver 1943–1944, dans un petit collège religieux en zone occupée. Il se concentre sur l’amitié entre deux garçons de douze ans, dont l’un, Julien, trahit tragiquement l’autre, Jean Bonnet, juif, par un geste involontaire de sympathie, de sorte qu’il est emmené par la Gestapo. Tant pour Truffaut que pour Malle, tous deux nés en 1932, c’est l’occasion de se confronter, pour la première fois, aux traumatisations de leurs propres biographies. Ainsi, le père de François Truffaut, qu’il n’a jamais connu, était juif comme Lucas
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Steiner, ce qu’il apprit assez tard, en 1968. Et Louis Malle avait lui-même vécu, selon ses propres dires, l’histoire qu’il raconte dans Au revoir, les enfants. D’un autre côté, l’image cinématographique de la Résistance reçoit de significatives retouches. D’une part, il y a des films comme Papy fait de la résistance (1983) de Jean-Marie Poiré ou Un héros très discret (1996) de Jacques Audiard qui se moquent avec un certain cynisme du culte de la Résistance et des clichés qui se sont accumulés autour d’elle depuis un demi-siècle. À part leur approche burlesque et insolente des événements historiques mêmes, ils ont ceci en commun qu’ils s’attaquent également au discours de la mémoire et aux débats publics contemporains sur le passé. À ce propos, à la fin de Papy fait de la résistance, le récit cède la place à la parodie d’un débat télévisé sur le film qu’on vient de voir. Dans Un héros très discret, en revanche, la carrière de l’imposteur Albert Dehousse, qui s’invente avec succès une vie de résistant, est commentée par des témoins et experts qui se contredisent tous entre eux. D’autre part, un film comme Lucie Aubrac (1997) de Claude Berri, adaptation du livre autobiographique Ils partiront dans l’ivresse (1984) de la fameuse héroïne éponyme de la Résistance, s’inscrit sans ambages dans la tradition mythologisante fondée par La bataille du rail de René Clément. Le film, qui mélange habilement leçon d’histoire, intrigue amoureuse et récit d’action, fut particulièrement bien reçu par un public jeune, peu familier des circonstances historiques. Quelques années auparavant, Claude Chabrol avait déjà présenté aux spectateurs, dans Une affaire de femmes (1988), le cas également authentique d’un protagoniste féminin, beaucoup moins héroïque et plus ambigu : celui d’une jeune mère de famille, Marie Latour, qui découvre le métier d’avorteuse avant d’être dénoncée par son propre mari et finit guillotinée, condamnée par la justice de Vichy.
4 Conclusion et perspectives Tandis que, selon Rousso, « dans les années soixante-dix, le cinéma participe de plainpied à l’agitation du souvenir » (1987, 254), on peut facilement généraliser, par rapport à la filmographie sur Vichy des années 1980 et 1990, et à quelques exceptions près (Une affaire de femmes, Lucie Aubrac), le jugement que Rousso prononça à propos des films de Truffaut et de Poiré : « conformiste ou iconoclaste, chacun trouvera son public sans faire de vagues » (1987, 252). Depuis, la situation n’a pas essentiellement changé, comme le montre de manière exemplaire le mélodrame tragique Un secret (2007) de Claude Miller, disciple de François Truffaut et lui-même descendant d’une famille de déportés juifs. Cette adaptation grand public d’un roman à succès de l’écrivain et psychanalyste Philippe Grimbert, qui tourne autour de plusieurs secrets de famille relatifs au temps de l’Occupation, en commençant par le fait que son protagoniste François (!) apprend seulement à l’âge de quatorze ans que sa famille est juive, est aussi un exemple récent d’un recours au concept du traumatisme comme motif dramaturgique et élément structurant. Le film de Miller montre que le cinéma sur l’Occupation continue aujourd’hui à
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représenter des processus de refoulement et de révélation du passé, mais il confirme également que celui-ci n’a plus le même impact sur la mémoire collective qu’autrefois.
5 Bibliographie / Filmographie 5.1 Œuvres citées Au revoir, les enfants. Réal. Louis Malle. 1986. Hiroshima mon amour. Réal. Alain Resnais. 1959. Jeux interdits. Réal. René Clément. 1952. La bataille du rail. Réal. René Clément. 1945. Lacombe Lucien. Réal. Louis Malle. 1974. La grande vadrouille. Réal. Gérard Oury. 1964. Le chagrin et la pitié. Réal. Marcel Ophuls. 1969. Le dernier métro. Réal. François Truffaut. 1980. Le père tranquille. Réal. René Clément. 1946. Le silence de la mer. Réal. Jean-Pierre Melville. 1947. Le vieil homme et l’enfant. Réal. Claude Berri. 1967. Lucie Aubrac. Réal. Claude Berri. 1997. Marie-Octobre. Réal. Julien Duvivier. 1959. Monsieur Klein. Réal. Joseph Losey. 1976. Nous sommes tous des assassins. Réal. André Cayatte. 1952. Nuit et brouillard. Réal. Alain Resnais. 1956. Papy fait de la résistance. Réal. Jean-Marie Poiré. 1983. Traversée de Paris. Réal. Claude Autant-Lara. 1956. Une affaire de femmes. Réal. Claude Chabrol. 1988. Un héros très discret. Réal. Jacques Audiard. 1996. Un secret. Réal. Claude Miller. 2007. Caruth, Cathy. Unclaimed Experience. Trauma, Narrative, and History. Baltimore, London : The Johns Hopkins University Press, 1996. Conan, Éric, Rousso, Henry. Vichy. Un passé qui ne passe pas. Paris : Fayard, 1994. Erll, Astrid. Kollektives Gedächtnis und Erinnerungskulturen. Eine Einführung. 3e édition actualisée et augmentée. Stuttgart : Metzler, 2017. Hewitt, Leah D. Remembering the Occupation in French Film. National Identity in Postwar Europe. New York : Palgrave Macmillan, 2008. Langlois, Suzanne. La résistance dans le cinéma français 1944–1994. De La Libération de Paris à Libera me. Paris : L’Harmattan, 2001. Lindeperg, Sylvie. Les écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944–1969). Paris : CNRS, 1997. Lindeperg, Sylvie. Nuit et brouillard. Un film dans l’histoire. Paris : Odile Jacob, 2007. Rothberg, Michael. Multidirectional Memory. Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization. Stanford : Stanford University Press, 2009. Rothberg, Michael. « Introduction : Between Memory and Memory. From Lieux de mémoire to Nœuds de mémoire ». Nœuds de mémoire : Multidirectional Memory in Postwar French and Francophone Culture. Dir. Michael Rothberg, Debarati Sanyal et Max Silverman. Yale University : Yale University Press, 2010 : 3–12. Rousso, Henry. Le syndrome de Vichy 1944–198 … . Paris : Éditions du Seuil, 1987.
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Silverman, Max. Palimpsestic Memory. The Holocaust and Colonialism in French and Francophone Fiction and Film. New York, Oxford : Berghahn, 2013. Vatter, Christoph. Gedächtnismedium Film. Holocaust und Kollaboration in deutschen und französischen Spielfilmen seit 1945. Würzburg : Königshausen und Neumann, 2009.
5.2 Lectures complémentaires Dambre, Marc. Mémoires Occupées. Fictions françaises et Seconde Guerre mondiale. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2013. Drost, Wolfgang, Leroy, Géraldi, Magnou, Jacqueline, Seibert, Peter. Paris sous l’occupation. Paris unter deutscher Besatzung. Heidelberg : Winter, 1995. Dürr, Susanne. Strategien nationaler Vergangenheitsbewältigung. Die Zeit der ‹ Occupation › im französischen Film. Tübingen : Stauffenburg, 2001. Golsan, Richard J. Vichy’s Afterlife. History and Counterhistory in Postwar France. London : Bison Books, 2000. Greene, Naomi. Landscapes of Loss. The National Past in Postwar French Cinema. Princeton : Princeton University Press, 1999. Jacquet, Michel. Travelling sur les années noires. L’Occupation dans le cinéma français depuis 1945. Toulouse : Mélibée, 2011. Segler-Meßner, Silke. « Pour une esthétique de l’imaginaire dans l’œuvre de Cayrol ». Les mots sont aussi des demeures – Poétiques de Jean Cayrol. Camps et crise d´identité dans l’œuvre de Jean Cayrol. Dir. Peter Kuon. Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 2009 : 99–113. Walter, Klaus-Peter. « Schwierige Vergangenheitsbewältigung. Die Okkupation Frankreichs (1940–1944) im Spiegel von Kinofilm und Roman ». Frankreich-Jahrbuch 2000. Politik, Wirtschaft, Gesellschaft, Geschichte, Kultur. Dir. Deutsch-Französisches Institut. Opladen : Leske und Budrich, 2000 : 129–144.
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15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance Résumé : Les survivant·es français·es de la déportation politique ont laissé un millier de témoignages écrits, le plus souvent publiés, qui s’échelonnent de 1945 à nos jours. Dans ce corpus hétérogène, la mémoire individuelle des auteur·es subit l’influence des différents milieux dans lesquels ils et elles ont milité, mais aussi, au moment de l’écriture, des attentes d’une société qui, au lendemain de la guerre, se recompose autour du mythe national de la Résistance. Le grand récit de la Résistance avant, dans et après le camp s’impose grâce à une politique éditoriale habile, notamment du Parti communiste français (PCF), qui propose des témoignages-modèles dont on aurait tort de sous-estimer l’impact sur les futurs témoins. Cette fabrique d’une mémoire collective tend à supprimer et à marginaliser des témoignages hétérodoxes qui présentent une vision plus désabusée et décidément non héroïque de la survie dans les camps.
Mots-clés : grand récit, littérature, mémoire culturelle, persécution, Résistance, Seconde Guerre mondiale, Shoah, témoignage, traumatisme
1 Résistance et déportation de répression La déportation partie de France vers l’Allemagne hitlérienne couvre deux phénomènes bien distincts, la déportation raciale et la déportation de répression. Alors que Serge Klarsfeld, dans Le mémorial de la Déportation des Juifs de France, recense près de 76 000 hommes et femmes déporté·es dans le cadre de la « Solution finale » (2012, XVII), le Livre-Mémorial, publié par la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, compte 86 827 hommes et femmes victimes de la répression de l’occupant allemand, déporté·es en grande majorité sous le régime de la Schutzhaft (détention préventive) (2004, I, 13). Tant les survivant·es de la déportation raciale (un peu plus de 3 %) que ceux et celles de la déportation de répression (environ 60 %) ont fait l’expérience des camps de concentration, qui étaient – ne l’oublions pas – des camps d’anéantissement par le travail, la faim et la maladie, des camps de la mort lente, mais l’expérience de survie des Juifs et des Juives était bien différente – beaucoup plus précaire – de celle des Schutzhäftlinge. Pour un·e déporté·e à Auschwitz, la survie prenait « un aspect que ne connaissent pas les autres détenus : dès son entrée dans le camp de Birkenau ou de Monowitz, en tant que main-d’œuvre, celui-ci est déjà un survivant, et toute sa détention va se dérouler sur le fond du génocide » (Parrau 1995, 97). Le voisinage inéluctable du gazage à l’échelle industrielle mettait, plus qu’ailleurs, la vie en sursis et installait « un
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régime de destruction et une temporalité tout autres » (Coquio 2000, 65). Cette différence nous permet de distinguer les témoignages issus de la déportation de répression de ceux issus de la déportation raciale, ce qui n’exclut pas, bien sûr, que les un·es comme les autres comptent, parmi leurs auteur·es, des Juifs et des Juives résistant·es. Les convois de la déportation de répression dirigés vers Buchenwald, Dachau, Mauthausen, Ravensbrück, Sachsenhausen et d’autres camps de concentration (dont, dans un premier temps, Auschwitz) comptaient un pourcentage variable de résistant·es, d’un côté, et de raflé·es sans convictions politiques prononcées, de l’autre. Au total, seuls 44 % des déporté·es relèvent de la résistance organisée (Quellien 2007, 164). Alors que la répression de l’occupant, assistée par les forces de l’ordre du gouvernement de Vichy, frappait, d’abord, les résistant·es militant·es, fusillé·es sur place ou déporté·es en Allemagne sous le régime de l’action Nacht und Nebel pour y disparaître sans laisser de traces (Fontaine 2009, 127–128), elle a servi, dès 1943, avec l’Opération Meerschaum qui date du 14 décembre 1942, à recruter la main-d’œuvre requise pour l’industrie de guerre, en déportant des Français·es tout azimut, arrêté·es pour des délits mineurs (Wieviorka 2013, 458). Ces dernier·es – les raflé·es au hasard, les commercant·es du marché noir, les proxénètes de Montmartre, les petit·es criminel·les, les détenu·es de droit commun – restent muets après la guerre (Pollak et Heinich 1986, 6). Nous ne disposons guère de témoignages de la plume d’auteur·es qui se déclarent de cette catégorie. Seul·es parlent et écrivent ceux et celles qui peuvent faire valoir leur appartenance à la Résistance. Par leur témoignage, ils et elles réclament un statut social qui, dans beaucoup de cas, leur est dénié après le retour des camps. Rappelons que la législation française de l’après-guerre réduisit les « formes polymorphes » (Wieviorka 2013, 496) de la Résistance – désobéissance, manifestations, grèves, services rendus à un réseau de résistance, diffusion de tracts clandestins, participation à des actions de sabotage, attaques à main armée, etc. – à l’acte de combat qui seul donnait droit à la dénomination de déporté·e et interné·e de la Résistance. Il fallut attendre les années 1990 avant que les actions civiles plus humbles ne soient officiellement reconnues, au nom des droits de l’homme et de la lutte contre le totalitarisme, comme des actes de résistance à plein titre (Wieviorka 2010, 67–90). De par l’absence de non-résistant·es, le corpus testimonial, malgré son ampleur, est nécessairement partiel et partial. Les témoignages issus de la déportation de répression privilégient, en ligne générale, la vérité des déporté·es politiques, c’est-à-dire des résistant·es et de ceux et celles qui se prétendent tel·les. Les textes qui s’écartent de la doxa prennent d’autant plus de relief.
2 Le témoignage et ses caractéristiques Dans l’« Avant-propos » à L’espèce humaine, Robert Antelme évoque l’urgence de parler des survivant·es à leur retour en France :
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Et cependant c’était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. (Antelme 1947, 11)
Cette difficulté de parler et – a fortiori – d’écrire, de trouver une langue ou une autre forme pour exprimer une expérience qui paraît à la fois inimaginable et irreprésentable explique pourquoi peu des rescapé·es des camps ont laissé des témoignages. Qu’est-ce qu’un témoignage ? Même si, par la suite, nous nous tournerons du côté des textes écrits et publiés, nous tenons à préciser que, indépendamment de son support matériel, toute expression qui témoigne de la volonté d’un·e survivant·e d’affirmer la vérité, de « dire vrai » (Foucault 2009, 4), en établissant une « relation intime » (Coquio 2015, 184) avec la réalité vécue, relève du témoignage. Dans le vaste corpus testimonial, en grande partie toujours enfoui dans les archives (ÉGO 39–45 ; KZ-memoria scripta), on trouve des récits et des poèmes, des dessins et des partitions, des interviews et des films, des documents et des fictions, etc., voire des ouvrages hybrides, authentiquement transmédiatiques, qui allient le dessin ou le photomontage au commentaire, la narration ou la description à la poésie (Bernard-Aldebert 1946 ; Maurice 1946). Face aux manifestations multiformes du témoignage, les tentatives réitérées de le réduire à un genre déterminé, celui du récit (Parrau 1995, 19 ; Rinn 1998, 13 ; Grierson 2003, 37 ; Sellam 2008, 11), ou de circonscrire, de façon plus souple, son « centre générique » (Louwagie 2007, 80), ne peuvent que faillir. Le témoignage n’est pas un genre, mais un acte transgénérique, « apparenté au serment », qui « se définit par la présence du locuteur à l’événement évoqué et par l’engagement à n’en pas trahir la réalité, voire à en dire la vérité » (Coquio 2015, 183) (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda). S’exprimer de façon à ne pas trahir un vécu inimaginable et à dire la vérité sur une expérience qui, sans cesser d’être une réalité partagée avec d’autres, est nécessairement subjective, ne va pas de soi. À côté des grands textes, universellement reconnus ou non, de N.N. (Maurice 1946) à Aucun de nous ne reviendra (Delbo 1965), en passant par Les morts inutiles (Wetterwald 1946), L’univers concentrationnaire (Rousset 1946), L’espèce humaine (Antelme 1947), Le grand voyage (Semprún 1963) et Le pain des temps maudits (Tillard 1965), le corpus des témoignages de la déportation de répression en France comporte une quantité de textes, écrits avec ou sans ambitions littéraires, qui peinent à dire cette vérité à la fois individuelle et collective (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). La difficulté de mettre en parole une expérience à la limite du dicible se traduit en une textualité inégale, ou bien trop lisse, comme si l’auteur·e avait contourné, de façon volontaire ou non, les moments les plus douloureux, ou bien trop rudes, comme si les traumatismes se manifestaient à l’insu de l’auteur·e (Kuon 2008, 223–226). Cette parole empêchée, symptôme de la difficulté de dire et, en même temps, « gage d’une expression vraie » (James-Raoul 1997, 12), est la clef méthodologique pour toute analyse qui cherche à démêler l’expression individuelle du formatage collectif (Kuon 2013, 367–369).
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3 La Résistance dans les témoignages Dans la plupart des témoignages, la Résistance traverse le récit de l’avant, du pendant et de l’après du camp. Autrement dit, le fil rouge qui intègre la rupture de la déportation dans la continuité d’une vie, est constitué par la lutte politique. Souvent les textes débutent par une rétrospective sur les activités qui ont conduit à l’arrestation. Cet ancrage dans la Résistance, que les auteur·es prennent soin d’authentifier en ajoutant des préfaces ou postfaces allographes, écrits par des camarades de combat ou des chef·fes de réseaux, est caractéristique des témoignages issus de la déportation de répression. Alors que les déporté·es raciaux, survivant·es miraculé·es d’une catastrophe sans précédant, commencent en général leurs récits par la naissance et l’enfance, comme pour s’assurer de leur identité par l’évocation des ramifications d’une famille assassinée et de la civilisation des shtetls irrémédiablement détruits (↗19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants), les déporté·es politiques, en prenant l’arrestation comme point de départ de leur histoire, donnent à leur déportation une raison glorieuse. Le rappel des interrogatoires, l’attente de la sentence, voire de l’exécution, le transfert de prison en prison, jusqu’à Fresnes ou aux camps de transit d’où partaient les transports, occupent une partie consistante du texte. Les auteur·es soulignent la fonction formative du parcours de l’avant. C’est alors que le ou la futur·e déporté·e prend conscience de sa qualité de résistant·e, s’endurcit sous les coups des SS et de leurs sbires français, se remonte le moral au contact de ses compagnons d’infortune et s’apprête à affronter des épreuves plus dures. On peut s’étonner que les nazis n’aient pas dissous, au moment de la déportation, les groupes de prisonnier·es arrêté·es ensemble. Lors du voyage, les résistant·es communistes ou gaullistes de tel ou tel réseau se confortaient mutuellement et, passée l’immatriculation, cherchaient à rester ensemble dans la même baraque, le même kommando de travail, le même détachement vers un camp annexe. Beaucoup de témoignages portent l’empreinte d’un véritable esprit de corps résistant. D’un côté, ils et elles passent vite sur les moments les plus humiliants (à l’arrivée, le déshabillage, le rasage du corps entier, la transformation en numéro et, par la suite, les coups subis, la déchéance physique, la puanteur omniprésente, les maladies honteuses, la mort anonyme) ou les rapportent d’un ton gaillard ou sarcastique qui souligne la supériorité morale des détenu·es ; de l’autre, ils et elles évoquent des activités culturelles (causeries politiques, spectacles de variétés, représentations théâtrales, messes clandestines, etc.) et mettent en relief les progrès d’une résistance active qui organisait un système d’entraide – rations de nourriture, travaux légers, hospitalisations, substitutions de noms (Combe 2014, 55–92) – pour préserver ses membres les plus menacé·es. Cet esprit de corps se traduit en une écriture qui préfère le collectif à l’individuel, le nous au je, et prend par moments des accents apologétiques, en célébrant le moral des détenu·es-résistant·es français·es aux dépens d’autres groupes ou nations (Kuon 2013, 184–192). La libération du camp, vécue soit dans la joie d’une participation active, soit dans la léthargie d’un corps à bout de forces, est présentée dans les textes comme un moment,
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certes, d’exaltation et de récompense, mais aussi de deuil et de commémoration. Il est significatif que la plupart des témoignages se terminent non pas par la Libération, mais par le retour en France, suivi parfois d’un aperçu de la vie de l’auteur·e jusqu’au présent de l’écriture. Cette conclusion, qui montre la réintégration de l’ex-déporté·e dans sa famille et la reprise de sa vie d’avant, fait de la déportation, événement de rupture s’il en fût, une partie non seulement intégrée, mais encore valorisante de sa vie. Toute une vie de résistance ! Ce titre, donné par Marie-Jo Chombart de Lauwe (1998) aux notes rédigées en grande partie à sa sortie du camp de Ravensbrück pourrait valoir pour bon nombre de témoignages. Néanmoins, ces textes, malgré leur tendance à insérer l’expérience des camps dans la continuité d’une vie de lutte politique et sociale, gardent les traces de traumatismes difficiles à intégrer. Un titre combattif ne fait pas disparaître le désespoir de la jeune femme, infirmière à Ravensbrück, qui portait tous les matins, dans un grand sac, les corps légers des enfants, morts pendant la nuit, à la morgue (1998, 115–116). Et la lecture croisée de son témoignage et de celui de sa mère, Suzanne Wilborts, qui parle de sa fille comme si elle était une étrangère, l’« infirmière Marijo » (1946, 120), fait mieux comprendre l’horreur du camp que le roman, récemment paru, sur le Kinderzimmer de Ravensbrück (Goby 2013).
4 Témoignage individuel et mémoire collective Dans un témoignage de la déportation de répression, l’encadrage social des souvenirs individuels (Halbwachs 1925) prend d’autant plus d’importance que l’auteur·e ramène sa déportation à une action collective : la Résistance. Du côté de l’écriture, l’auteur·e cherche à raconter son expérience personnelle, en prenant soin, toutefois, de ne pas trahir le vécu collectif ou ce qu’il ou elle croit être la mémoire du vécu collectif ; il ou elle parle en son nom propre, mais plus encore – et c’est ce qui fonde son autorité – au nom des autres, des camarades vivant·es et mort·es, auxquels il ou elle rend hommage. Du côté de la réception, l’idée des camps que, à un moment donné, se fait le public détermine l’accueil du témoignage. Par public, il faut entendre plusieurs instances dont le lecteur ou la lectrice n’est que la dernière, après qu’un·e éditeur·e – réputé·e ou non – a accepté d’imprimer le manuscrit et que la presse – nationale, régionale ou locale – a accepté de parler du livre publié. N’oublions pas que d’autres acteurs, groupes de pression ou partis politiques, interviennent dans le processus de réception et que les horizons d’attente changent dans le temps (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique). Un témoignage ne naît pas dans le vide. Le souvenir et son écriture sont mis en perspective par le présent de l’auteur·e : la Guerre Froide, les procès d’Auschwitz, le révisionnisme, les cinquante ans de la Libération, etc. L’empreinte culturelle et sociale au moment de la rédaction du texte exerce une influence non négligeable sur ce qui est dicible et lisible. Ou bien l’auteur·e se laisse entraîner par l’idéologie ambiante ou bien il ou elle prend le contrepied, au risque de ne pas trouver d’écoute. C’est ainsi que le
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grand récit de la Résistance victorieuse – discours prédominant dans la société française jusqu’aux années 1970 (Wieviorka 2017, 12) – détermina la forme et le contenu de beaucoup de textes de survivant·es et en condamna d’autres, trop hétérodoxes, à l’oubli.
4.1 Ceux qui vivent (1947) de Jean Laffitte Témoignage aujourd’hui oublié, Ceux qui vivent, publié en 1947 aux Éditions Hier et Aujourd’hui et réédité en 1958, fut l’un des récits les plus lus dans la gauche française des années 1950. L’auteur, Jean Laffitte, communiste, secrétaire de Jacques Duclos avant la guerre, résistant, déporté à Mauthausen, puis transféré à Ebensee, où il devint l’un des trois dirigeants du Comité international clandestin, fut à son retour un survivantrésistant hautement respecté, bien au-delà de sa famille politique. En lisant son témoignage, qui suit le parcours obligé de l’arrestation au retour en France, on s’étonne de la nonchalance avec laquelle l’auteur revient sur l’arrivée à Mauthausen. Le moment de la métamorphose de l’homme en numéro – déshabillage, rasage, douche, désinfection – est vécu avec des éclats de rire : « chacun s’esclaffe de la tête du voisin » (1947, 122). Ce n’est qu’un bref regard en arrière, dans la salle des douches vide, qui trahit l’émotion : « Il n’y reste plus rien qu’un amas de valises piétinées, de boîtes éventrées, de photographies déchirées et de papiers épars, qui gisent dans un coin comme un tas d’ordures. Il y a là-dedans la photo de ma mère » (1947, 122). Du passé personnel, il ne reste plus rien et il n’en sera plus question. Dans la suite du récit, le narrateur évite soigneusement de donner trop de poids aux effets potentiellement traumatiques de la violence qui l’entoure. C’est ainsi qu’il prend soin de neutraliser les « Visions d’épouvante » du chapitre XV par « Les beaux moments » du chapitre XVI : regarder le parterre de fleurs devant les baraques, entendre pendant l’appel du matin le chant d’un oiseau, admirer du haut du fameux escalier de la mort un coucher de soleil sur la vallée du Danube. Tous ces moments transportent ceux qui les éprouvent « pour dix secondes, au-delà du réel » (1947, 197), les élèvent audessus d’une condition de vie qui cherche à les rabaisser au niveau de bêtes de somme. Alors que les ‹ beaux moments › rappellent au détenu les ressources d’une sensibilité humaine, les souvenirs du passé stabilisent celui-ci en tant qu’être culturel et social. Ces souvenirs se réfèrent presque uniquement à la lutte contre l’occupation nazie. La famille, absente du récit, sans secours dans la réalité du camp, est remplacée par la communauté idéale des résistants. Au sein de cette nouvelle famille, les communistes organisent contre la logique du camp – la lutte de tous contre tous – un système d’entraide : la solidarité. Ils reçoivent de la part des plus forts des tranches de pain ou des cuillerées de soupe qu’ils distribuent, après discussion et vote, aux plus affaiblis. Il s’agit bien souvent de décisions de vie et de mort qui opposent ceux qui veulent venir en aide aux communistes émérites, à ceux qui plaident pour soutenir les « meilleurs », c’est-à-dire « ceux qui peuvent être le plus utiles à la collectivité » (1947, 327), sans égards à leur appartenance idéologique.
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Comme il n’est pas possible de venir en aide à tous, il faut choisir, ce qui équivaut, de fait, à une sélection à l’inverse. Il y a une scène, dans Ceux qui vivent, où Laffitte prend la décision de lâcher un « jeune croyant » (1947, 356), que le Comité avait soutenu jusqu’alors avec le pain de la solidarité, au profit d’un camarade communiste, Maurice [Richard] :
Je suis allé trouver Maurice à son lit et je lui ai donné le morceau de pain. – Tiens, voilà pour toi, nous te donnerons quelque chose tous les jours. Nous voulons que tu vives. – Mais c’est peut-être ce que tu donnais à un autre ? – Non, c’est ce qui te revient à toi parce que toi tu peux encore te battre. L’autre est mort huit jours plus tard. Maurice a vécu. Qu’on me juge. (1947, 357)
Même rétrospectivement, l’auteur n’exprime aucun doute sur la nécessité d’avoir préféré, dans les conditions données, une logique strictement utilitaire à une logique humanitaire. Son témoignage finit par prendre l’allure d’une véritable épopée du mouvement résistant dans le camp d’Ebensee. Le Comité international clandestin, dominé par les communistes, réussit à infiltrer ses hommes de confiance dans les postes stratégiques de l’administration, notamment les magasins et les cuisines (ce qui permet d’organiser, c’est-à-dire de voler, du matériel, des vêtements, de la nourriture), les secrétariats (ce qui permet d’intervenir dans la formation des Kommandos de travail, légers ou épuisants) et les Reviere (ce qui permet de soustraire des médicaments et de ménager des camarades épuisés ou malades). La résistance culmine dans le « Non ! » (1947, 379) qu’opposent plusieurs milliers de déportés à l’ordre de se rassembler dans un tunnel, dans le retrait précipité du commandant et des corps de garde SS et dans la prise du pouvoir par le Comité international, avant qu’arrivent les Américains, salués par un défilé militaire aux accents de la Marseillaise (1947, 391). Le témoignage de Laffitte, bien qu’il déforme par moments la réalité historique, correspond parfaitement aux souvenirs de beaucoup de survivants, engagés dans les mouvements clandestins des camps ou profitant du soutien des organisations de solidarité. Cet impact sur la mémoire collective est l’écho lointain d’une habile politique culturelle du PCF. Les témoignages promus par Louis Aragon, le ‹ cerveau › qui orchestre la stratégie éditoriale du Parti, à savoir Cimetières sans tombeaux (1946) de Gilbert Debrise [Dreyfus], Ceux qui vivent (1947) de Jean Laffitte, La dernière forteresse (1950) de Pierre Daix et Les triomphants (1953) de Paul Tillard, évitent une écriture personnelle qui risquerait de montrer le je souffrant, épuisé, démoralisé. Ce sont les autres qui perdent le moral et succombent. Le résistant, soutenu, dans les moments difficiles, par la solidarité du collectif, sort de l’épreuve, épuisé, certes, mais inchangé. Debrise, à la fin de son témoignage, affirme que les « miraculés que nous sommes » – nous : le groupe des résistants français – « émergent intacts » des camps, « semblables à ces canards dont l’eau de la mare n’a pas mouillé le plumage » (1946, 187). Ici, comme
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dans d’autres textes, l’affirmation orgueilleuse d’une identité collective inaltérée empêche toute réflexion sur la destruction programmée de l’être humain. Le mouvement clandestin de résistance, organisé par l’avant-garde communiste, mais ouvert à tou·tes les déporté·es de bonne volonté sans égard à leur appartenance politique, ne faisait que continuer, dans les conditions aggravées d’un camp de concentration, la lutte contre le nazisme. Le vers des Châtiments, auquel Laffitte emprunte le titre de son témoignage, fait programme : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent » (Hugo 1967, 107). Puisqu’il s’agit, dans la perspective communiste, d’une lutte des classes, les camps de concentration prennent sens comme avatars ultimes d’un capitalisme déchaîné. On comprend alors pourquoi les auteur·es proposent tou·tes la même version de la Libération, celle d’une prise en main du camp par le Comité international avant l’arrivée des troupes américaines. La force du grand récit qui s’élabore dans ces textes est de donner à l’expérience concentrationnaire un sens qui correspond parfaitement à l’esprit du temps, celui d’une lutte antifasciste qui intégre les survivant·es des camps dans le mythe national de la Résistance, non pas comme victimes mais comme combattant·es. On ne peut qu’admirer l’intelligence d’Aragon qui, de Debrise à Tillard, lance sur le marché des récits de plus en plus littéraires pour façonner une mémoire collective qui aura la vie longue. C’est jusqu’au tournant du siècle qu’on trouve, dans plusieurs témoignages tardifs (Dumoulin 1999 ; Gouffault 2003 ; Saint Macary 2004 ; Daix 2005 et d’autres encore), les traces du mythe de l’auto-libération des camps.
4.2 L’espèce humaine de Robert Antelme Le témoignage de Robert Antelme, écrivain, intellectuel de gauche, résistant, déporté à Buchenwald et rapatrié – moribond – de Dachau par les soins de François Mitterrand, passe inaperçu au moment de sa publication, en 1947. Le silence qui, dans l’après-guerre immédiat, couvre L’espèce humaine, reconnu de nos jours comme l’un des textes les plus importants de la littérature des camps, s’explique, d’un côté, par le refus radical d’une glorification de l’expérience concentrationnaire et, de l’autre, par le choix d’un langage cru sans euphémismes. Dès l’avant-propos, Antelme, sans abandonner la portée collective de son témoignage, adopte une perspective résolument autobiographique : « Je rapporte ici ce que j’ai vécu » (1947, 13). Par conséquent, le texte s’ouvre, programmatiquement, sur ce je qu’était l’auteur à Gandersheim :
Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais désertes. A toute heure une vapeur flottait au-dessus des pissotières.
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Il ne faisait pas noir ; jamais il ne faisait complètement noir ici. Les rectangles sombres des blocks s’alignaient, percés de faibles lumières jaunes. D’en haut, en survolant, on devait voir ces taches jaunes et régulièrement espacées, dans la masse noire des bois qui se refermait dessus. Mais on n’entendait rien d’en haut : on n’entendait sans doute que le ronflement du moteur, pas la musique que nous en entendions, nous. On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit. (1947, 17)
On note que l’entrée in medias res escamote, d’emblée, l’ancrage dans la Résistance (Segler-Meßner 2005, 223) qui, dans la plupart des témoignages de la déportation politique, dote le ou la détenu·e d’une identité forte. Le passé glorieux, semble-t-il, n’est plus d’aucun secours dans la situation du camp et restera absent dans la suite du récit. Le je affirme son identité par un geste élémentaire : je pisse, donc je suis. Ce geste exhibe la condition humaine dans un camp de concentration : pouvoir pisser signifie être vivant, être encore vivant, sans plus. Seul, nu, mais vivant, le je existe. Il enregistre les bruits que font les autres autour de lui, il entrevoit son entourage qui se profile dans la pénombre, il entend le moteur d’un avion qui survole le camp. Plus encore, il imagine ce que voient les pilotes et ce que font ses camarades pour qui, comme pour lui, le ronflement du moteur, en éclipsant les autres bruits, devient musique : promesse de libération. La focalisation interne, choisie par Antelme, oblige le lecteur à prendre la place du je dans le présent du camp. Il a l’impression de voir, d’écouter, de sentir avec les yeux, les oreilles, le nez d’un autre, de découvrir le camp sur ses pas, de le nommer de son parler cru, d’entrer en direct dans son imagination et sa réflexion. Cette écriture, réduite à l’essentiel et, en même temps, extrêmement suggestive, crée une illusion de transparence et d’immédiateté qui transforme le lecteur en « témoin » (Friedrich 2006, 248). En envisageant le déporté politique comme un être solitaire, réduit à son seul corps, mais qui affirme jusqu’à sa mort l’appartenance à l’espèce humaine, Antelme abandonne le mythe de la lutte collective inspirée de convictions politiques ou religieuses inébranlables. En revanche, il continue à utiliser une autre clef du discours de la Résistance, celle qui donne à voir la nature capitaliste des camps nazis. Le comportement des SS et la situation des détenus ne sont, écrit-il, que « le grossissement, la caricature extrême […] de comportements, de situations qui sont dans le monde », un monde divisé « en races ou en classes » (Antelme 1947, 327). Alors que l’écriture d’Antelme, avec ses effets de réel, est sans aucun doute l’aspect le plus novateur du livre, la réception croissante qu’il connaîtra à partir de sa réédition en 1957 – celle qui promouvra le livre, dans les années 1960 et 1970, en nouveau témoignage-modèle de la déportation française (Malgouzou 2012, 325–337) – s’appuie en premier lieu sur l’efficacité d’un titre affirmant à haute voix l’« unité indivisible » (Antelme 1947, 14) de l’espèce humaine. Le SS peut, certes, dénier au détenu sa qualité d’homme, il peut tout faire pour briser sa volonté et le dégrader en Stück, en pièce échangeable (↗17 Shoah – La langue allemande dans la littérature de témoignage) ; pourtant, même réduit à ses fonctions biologiques les plus élémentaires, le détenu ne cesse pas d’appartenir à l’espèce humaine : « Il [le bourreau] peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose » (1947, 328).
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4.3 N.N. de Violette Maurice Au moment où Antelme, en 1947, oppose à l’épopée de Laffitte, chant de gloire d’un combat collectif, son témoignage de la lutte solitaire de l’individu contre la déshumanisation mise en œuvre par les SS, il existe déjà une autre écriture qui travaille le trauma des survivant·es, en confrontant le lecteur et la lectrice aux bribes d’une mémoire fragmentée, à peine disponible. Dans N.N., témoignage oublié, rédigé en juin 1945 et publié un an après, Violette Maurice – étudiante en lettres à Lyon, résistante du réseau Mithridate, déportée à Ravensbrück sous le régime Nacht und Nebel et évacuée, vers la fin de la guerre, à Mauthausen où elle vécut le terrible bombardement du réseau ferroviaire d’Amstetten et la mort de ses amies – met en scène un va-et-vient entre le présent de l’écriture et ses souvenirs du camp :
C’est à toi, ô Mag, que je songe ce soir : sœur étrange avec tes yeux à la chinoise et ton sourire de biais quelque peu énigmatique, je te revois, je nous revois à Ravensbrück sur ce lit haut perché au deuxième où nous faisions ménage ensemble depuis des mois de captivité. (Maurice 1946, 75)
Se souvenir, c’est revoir, c’est revivre le camp. La narratrice, en couchant par écrit ses souvenirs, re-présente, sous forme de tableaux, des situations significatives de son expérience concentrationnaire. Comme si l’acte d’écrire abolissait le temps. Mais les compagnes, rendues présentes, sont irrémédiablement imprégnées de la certitude de leur mort. L’évocation paisible du sourire de Mag, de son désir de retrouver sa famille et du cauchemar de ne plus être reconnue par ses enfants, contraste avec le savoir du témoin :
Non ! tu ne rentreras pas… Ils ne pourront pas en effet te reconnaître, le bombardement d’Amstetten ne t’a pas épargnée ! Je revois ta robe de morte et l’écharpe rouge dont je t’avais fait cadeau, tous tes vêtements entassés pêle-mêle à côté du four crématoire. La nuit descend sur le camp et saigne derrière les barbelés ; je suis seule, je t’appelle ; ô ma sœur, me répondras-tu ? (1946, 75–76)
À la vision de Mag en chair et en os sur le grabat de Ravensbrück se substitue la vision des vêtements, traces métonymiques de sa disparition. L’artifice littéraire réside dans l’ellipse de l’horreur – le corps mutilé, dénudé, brûlé, laissé à l’imagination du lecteur – et l’ajout de l’écharpe rouge, gage d’amitié, qui imprime au récit une forte charge émotionnelle et exprime, à elle seule, la désolation du je. Le souvenir se fait présence. La narratrice revit l’abandon qu’elle éprouvait au lendemain du bombardement, avant de s’éveiller dans le présent de son écriture :
Aujourd’hui que fleurissent les marronniers couverts de cierges sur la terre amie retrouvée, alors que j’ai un peu honte de rentrer seule et que je me dis : « Pourquoi tant de prodigalités autour de moi, y ai-je droit ? », je pense à vous, ô mortes de la Résistance, à toi Mag surtout, si effacée dans ta robe de prisonnière, toi qui fis ton devoir de Française tout simplement comme il se doit, sans ostentation aucune. Celles-là seules sont héroïques qui ne le savent pas. (1946, 76)
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En associant les fleurs si caractéristiques des marronniers aux cierges allumés pour commémorer les morts, en ouvrant l’évocation de Mag à la mémoire de toutes les mortes de la Résistance, Violette Maurice transforme son témoignage en tombeau. Cette clôture de N.N., pourtant, n’en est pas une. Jusqu’à la fin de sa vie, l’auteure-survivante reviendra dans ses poèmes et nouvelles au traumatisme qui la hante, à sa ‹ honte › d’avoir survécu à ses amies. On retrouvera cet effort interminable d’un je, assailli par les images du passé, qui cherche à se ressaisir, dans l’œuvre buchenwaldienne de Jorge Semprún (Neuhofer 2006, 291–337), du Grand voyage (1963) au Mort qu’il faut (2001). Mais il y est déjà dans Aucun de nous ne reviendra (1965) de Charlotte Delbo, car ce grand texte de la déportation a été rédigé dès 1946 dans une maison de repos en Suisse (Monnier et ExchaquetMonnier 2013, 143–144). Replacé dans son contexte d’origine, Aucun de nous ne reviendra, loin de faire figure de solitaire, montre une étrange complicité avec d’autres témoignages de l’époque, aujourd’hui oubliés. Tout ce qui fait la nouveauté de l’écriture de Delbo – la fragmentation du récit en tableaux, la focalisation sur le corps dégradé, la violence des images, l’exposition du lecteur aux chocs traumatiques, le travail du deuil qui refuse toute explication, toute consolation – caractérise mutatis mutandis la poétique du regard de Violette Maurice dans N.N. et de François Wetterwald dans Les morts inutiles.
5 Promotion et marginalisation Sans trop exagérer, nous pouvons constater, en conclusion, que toute la variété des écritures sur l’expérience concentrationnaire était présente dès les deux premières années qui ont suivi la libération des camps. L’histoire du témoignage de la déportation (non seulement) politique se présente non pas comme une évolution vers des formes plus réfléchies, mais comme un processus de sélection qui répondait aux changements de l’esprit du temps. Dans un premier mouvement, cette sélection réduit la polyphonie des premiers témoignages pour promouvoir, grâce à la politique éditoriale du PCF, un seul grand récit qui illustre le combat infatigable et héroïque des détenu·es contre la barbarie nazie et leur triomphe sur les SS. Ce chant de la Résistance déportée, dont Ceux qui vivent de Laffitte est l’exemple paradigmatique, prédomine dans les années 1950 et se perpétue, dans quelques témoignages tardifs, jusqu’au seuil du nouveau millénaire. Dans un second mouvement, à partir des années 1960, L’espèce humaine s’affirme comme le nouveau témoignage-modèle, grâce à sa réédition chez Gallimard en 1957 et aux lectures critiques qui découvrent dans un texte datant de 1947 une esthétique moderniste, voire pionnière. Cette écriture de l’immédiat qui abolit la distance entre le lecteur ou la lectrice et le ou la détenu·e est toutefois tributaire du grand récit, en ce que l’auteur·e, en présentant la survie dans les camps de la mort lente comme une suite de gestes de révolte, reste encore dans une logique résistante. On mesure la distance qui sépare cette profession de foi en l’humain de la désolation qui traverse les pages de Violette Maurice,
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François Wetterwald et Charlotte Delbo. Si celle-ci, au cours des dernières décennies, a pris le relais d’Antelme pour devenir, en France et ailleurs, le pendant féminin de Primo Levi, elle doit son ascension à la réédition d’Aucun de nous ne reviendra dans une maison d’édition de renom, Les Éditions de Minuit, et à l’accueil favorable de sa trilogie par un public devenu plus sensible – après Shoah (1985) de Claude Lanzmann (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma) – aux écritures du traumatisme des camps d’anéantissement. Le revers de la fabrique d’une mémoire résistante dans l’après-guerre fut la marginalisation de témoignages hétérodoxes. L’exemple le plus frappant est l’intervention de Louis Aragon auprès de Vercors, qui avait accepté le manuscrit des Morts inutiles aux Éditions de Minuit, pour empêcher que le livre, imprimé en 1946, soit livré aux libraires (Simonin 1994, 209–210). Le témoignage, qui, selon Aragon, parlait mal des communistes, ne sera jamais mis en vente. En réalité, Wetterwald ne parle ni bien ni mal des communistes, mais son scepticisme anthropologique était incompatible avec le souci d’interpréter l’expérience concentrationnaire comme un combat mené par les détenu·es – communistes en tête – contre un système d’oppression à l’image du capitalisme le plus déchaîné. La pression qu’exerçait cette chanson de geste résistante, propagée à la Libération et largement acceptée dans les années 1950, n’est pas à sous-estimer. Seul·es ceux et celles qui se trouvaient, pour des raisons diverses et parfois contre leur gré, en dissidence avec l’idéologie dominante, s’écartaient du chemin battu. C’est dès le pacte germano-soviétique que Charlotte Delbo prend ses distances avec le PCF, et son travail aux côtés de Louis Jouvet l’immunise contre toute tentation de réalisme socialiste. David Rousset doit à son héritage trotskiste tant l’indépendance, qui le fait approcher les camps par l’absurde, que la marginalisation de L’univers concentrationnaire (1946) suite à sa dénonciation du goulag soviétique (1949). Un autre survivant, Paul Tillard, n’accède à une écriture subjective de son expérience qu’après l’effondrement du cadre collectif de son identité (suite à son exclusion du PCF en 1956) : Le pain des temps maudits (1965) ressuscite, dans un travail de mémoire douloureux, le corps et le trauma du je enfoui du camp. À ces dissident·es de gauche, il faudrait associer quelques voix issues des réseaux gaullistes qui s’écartent, elles aussi, de la doxa du grand récit résistant. Nous pensons à Violette Maurice et à François Wetterwald dont les témoignages précoces, d’une qualité esthétique et éthique extraordinaire, sont tombés dans l’oubli, mais aussi à Jean Cayrol qui refuse de témoigner, ouvrant la voix, avec On vous parle (1947) et la suite de ses récits « lazaréens », à l’art du « concentrationnat » (1949, 341), c’est-à-dire à une écriture qui explore, par la fiction, les séquelles psychiques des camps dans la société d’après-guerre (Kuon 2009). Le public, en 1946 et pour longtemps encore, n’était pas prêt à accueillir une écriture qui présente, sans fard, la vérité de la lutte solitaire pour la survie dans les conditions extrêmes d’un camp de concentration et des traumatismes qui hantent les survivant·es. Aujourd’hui, et après la mort prévisible des derniers et dernières témoins, ces textes, hétérodoxes au moment de leur publication, sont parmi les derniers vestiges qui nous permettent d’approcher l’expérience concentrationnaire du regard subjectif des victimes.
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6 Bibliographie 6.1 Œuvres citées 6.1.1 Sources Antelme, Robert. L’espèce humaine. Paris : Robert Marin, 1947. Bernard-Aldebert, Jean. Chemin de croix en 50 stations. De Compiègne à Gusen II en passant par Buchenwald, Mauthausen, Gusen I. Paris : F. Brouty, J. Fayard et Cie, 1946. Cayrol, Jean. On vous parle. Neuchâtel-Paris : La Baconnière-Seuil, 1947. Chombart de Lauwe, Marie-Jo. Toute une vie de résistance. Paris : Graphein-FNDIRP, 1998. Daix, Pierre. La dernière forteresse. Roman. Paris : Les Éditeurs Français Réunis, 1950. Daix, Pierre. Bréviaire de Mauthausen. Paris : Gallimard, 2005. Debrise [Dreyfus], Gilbert. Cimetières sans tombeaux. Paris : La Bibliothèque Française, 1946. Delbo, Charlotte. Aucun de nous ne reviendra. Genève : Gonthier, 1965. Dumoulin, Jean-Claude. Du côté des vainqueurs (Au crépuscule des crématoires). Paris : Tirésias, 1999. Goby, Valentine. Kinderzimmer. Roman. Arles : Actes Sud, 2013. Gouffault, Roger. Quand l’homme sera-t-il humain ? Résistance – Déportation – Mémoire. Brives : Écritures, 2003. Hugo, Victor. Œuvres poétiques. Dir. Pierre Albouy, vol. 2. Paris : NRF Gallimard, 1967. Laffitte, Jean. Ceux qui vivent. Paris : Éditions Hier et Aujourd’hui, 1947. Maurice, Violette. N.N. Saint-Étienne : SPER, 1946. Semprún, Jorge. Le grand voyage. Paris : NRF Gallimard, 1963. Semprún, Jorge. L’écriture ou la vie. Paris : NRF Gallimard, 1994. Rousset, David. L’univers concentrationnaire. Paris : Éditions du Pavois, 1946. Saint Macary, Pierre. Mauthausen : percer l’oubli. Mauthausen, Melk, Ebensee. Paris : L’Harmattan, 2004. Tillard, Paul. Les triomphants. Roman. Paris : Les Éditeurs Français Réunis, 1953. Tillard, Paul. Le pain des temps maudits. Paris : Julliard, 1965. Wetterwald, François. Les morts inutiles. Paris : Éditions de Minuit, 1946. Wilborts, Suzanne. Pour la France. Angers – La Santé – Fresnes – Ravensbrück – Mauthausen. Paris : Charles Lavauzelle & Cie, 1946.
6.1.2 Études critiques Cayrol, Jean. « D’un romanesque concentrationnaire ». Esprit 17 (1949) : 304–357. Combe, Sonia. Une vie contre une autre. Échange de victime et modalités de survie dans le camp de Buchenwald. Paris : Fayard, 2014. Coquio, Catherine. « La ‹ vérité › du témoin comme schisme littéraire ». Les camps et la littérature. Une histoire du XXe siècle. Dir. Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy. Poitiers : UFR Langues et Littératures, 2000 : 55–79. Coquio, Catherine. La littérature en suspens. Écritures de la Shoah. Le témoignage et les œuvres. Paris : L’Arachnéen, 2015. ÉGO 39–45. Écrits de Guerre et d’Occupation, Université de Caen. http://www.ego.1939-1945.crhq.cnrs.fr (7 juillet 2017). Fondation pour la Mémoire de la Déportation. Le Livre-Mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression et dans certains cas par mesure de persécution 1940–1945. 4 vol. Paris : Éditions Tirésias, 2004. Fontaine, Thomas. « Les déportations de répression depuis le ressort du Militärbefehlshaber in Frankreich (1940–1944) : mots et politiques ». Qu’est-ce qu’un déporté ? Histoire et mémoire des déportations de la
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Fransiska Louwagie
16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique
Résumé : Ce chapitre examine des œuvres clés la littérature de témoignage sur les camps nazis et la Shoah, en se centrant sur la littérature de langue française. L’analyse porte sur les écrits de déporté·es résistant·es, notamment Robert Antelme, David Rousset, Jean Cayrol, Charlotte Delbo et Jorge Semprún, ainsi que sur les œuvres de témoins ou de survivants juifs, comme Élie Wiesel, André Schwarz-Bart et Piotr Rawicz. Elle fera aussi référence à l’œuvre de Primo Levi et d’Imre Kertész, auteurs respectivement italien et hongrois, en raison de l’importance de leur réception en France. Le chapitre met en lumière les enjeux et interrogations traversant ces ‹ œuvres-témoignages › et se penche aussi sur leur réception critique littéraire.
Mots-clés : camps de concentration, déporté·es résistant·es, littérature, mémoire des victimes, question de la représentation, réception critique, Shoah, témoignage
1 Littérature de témoignage La ‹ littérature de témoignage › sur les camps nazis et la Shoah constitue un corpus complexe où différents principes d’unité et de diversité entrent en jeu (Louwagie 2020, 4‒5). Dans le cadre de ce chapitre, nous examinerons des œuvres qui, à différents titres, tendent à occuper une place centrale ou importante dans la littérature testimoniale de langue française. La première partie de l’analyse abordera des témoignages rédigés par des déporté·es politiques (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance) tandis que les textes d’auteurs juifs liés à ce qu’on appelle aujourd’hui la ‹ Shoah › feront l’objet de la seconde partie. Certains témoignages issus de la déportation politique, comme ceux de Robert Antelme et de David Rousset, sortirent dans l’immédiat après-guerre, tandis que d’autres œuvres, comme celles de Charlotte Delbo et de Jorge Semprún, ne furent écrites ou publiées que des années, voire des décennies, plus tard. Le tournant des années 1960, généralement associé au procès Eichmann, vit aussi la parution en français de plusieurs témoignages d’auteurs juifs. Si leurs publications sont plus tardives, ce décalage dans le temps n’est plus renvoyé aujourd’hui à un « mythe du grand silence » ou à une « occultation » délibérée de l’expérience juive ; il est plutôt appréhendé à travers des notions comme « mémoire forte » et « mémoire faible » (Azouvi 2012 ; Cesarani et Sundquist 2012 ; Fontaine 2016 ; Peschanski 2018). Parurent notamment les œuvres d’Élie Wiesel, d’André Schwarz-Bart, de Piotr Rawicz ainsi que la première traduction en français de Primo Levi. Le corpus testimonial ne ces
Fransiska Louwagie, University of Aberdeen https://doi.org/10.1515/9783110420746-016
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sera de se développer par la suite, intégrant également bon nombre d’œuvres plus ‹ tardives ›, comme celles d’Imre Kertész, rédigées initialement en hongrois mais faisant également figure de référence en France (Louwagie 2020, 10). Dans les limites de ce chapitre, le choix des textes cherchera à éclairer certaines dynamiques du champ testimonial et de sa réception critique. L’ordre de présentation et de discussion n’est pas à proprement parler chronologique, étant donné qu’il y a parfois un écart entre le moment de l’écriture et le moment de la publication ou entre le moment de la publication et celui de la réception ou de la consécration véritable.
2 Les déporté·es de la répression politique Les œuvres de Robert Antelme et de David Rousset soulevèrent dès l’après-guerre des questions fondamentales sur la transmission littéraire de l’expérience concentrationnaire et sur le devenir de l’homme et de la société. Ces interrogations furent relayées dans les réflexions de Jean Cayrol sur le romanesque concentrationnaire et dans des œuvres comme celles de Charlotte Delbo, rédigées dès l’après-guerre mais publiées à partir de 1965, ou celles de Jorge Semprún, parues à partir de 1963.
2.1 David Rousset : L’univers concentrationnaire
L’univers concentrationnaire de David Rousset, publié d’abord en trois parties dans La Revue internationale (décembre 1945 – août 1946) et ensuite en volume aux éditions du Pavois (1946), est considéré comme le « premier grand témoignage littéraire des camps » (Coquio 2015, 217). Il s’agit d’un texte difficilement classable qui examine les causes et structures du monde concentrationnaire en adoptant une démarche fortement littéraire, fondée sur une combinaison de logos et de mythos (Coquio 2015, 233), voire de pathos (Mesnard 2007). Évoquant d’abord par des phrases brèves la confrontation brutale des détenus à la réalité physique des camps, l’œuvre offre ensuite une description analytique de « l’univers concentrationnaire », où l’auteur passe en revue les différents types de camps et de prisonniers et étudie les mécanismes de pouvoir au Lager. Se servant d’une narration synthétique, Rousset évoque les ‹ Seigneurs › de ‹ l’aristocratie › concentrationnaire avec une ironie mordante nourrie de métaphores religieuses et littéraires. Pour l’auteur, l’essence et la spécificité de l’« univers » des camps se résument à la conclusion que « tout est possible » (Rousset 1998 [1946], 181). Or, le bilan dressé dans les derniers chapitres du livre vise à montrer que la logique d’exploitation économique dévoilée au sein du système concentrationnaire est aussi à l’œuvre dans le monde commun, et l’auteur incite dès lors à tirer certaines leçons essentielles, d’inspiration marxiste, de l’épreuve nazie. Le succès du texte fut instantané et son accueil renouvelé, mais en même temps limité, par la lecture politique qu’en fit Hannah Arendt à la suite du procès Eichmann
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(Coquio 2015, 231). Au sein de la littérature testimoniale, le texte fut graduellement supplanté par d’autres témoignages (Coquio 2015, 228–229). Ainsi, tout en se référant à L’univers concentrationnaire dans W ou le souvenir d’enfance (1975), Georges Perec avança dans les années 1960 que l’œuvre de Rousset – et en particulier Les jours de notre mort (Rousset 1996 [1947]) – sonnait faux en raison du statut privilégié dont bénéficiait l’auteur dans les camps, à l’opposition de l’expérience jugée plus dénuée et plus profonde de Robert Antelme (Perec 1996 [1963], 182). Dans le sens de la dichotomie établie par Perec, les différences entre le témoignage de Rousset et celui d’Antelme sont aussi liées à des divergences au niveau des choix esthétiques et véridictionnels de la représentation, en particulier le contraste entre, d’une part, le recours à une narration surplombante jumelée à l’image d’un « Grand Camp », chez Rousset, et de l’autre, chez Antelme, les limites de la posture testimoniale et l’évocation d’un « petit camp » où l’horreur n’est pas « gigantesque » (Antelme 1993 [1947], 11 ; Perec 1996 [1963], 180‒182 ; Mesnard 2007, 52‒57 ; 278).
2.2 Robert Antelme : L’espèce humaine
Publié en 1947, L’espèce humaine de Robert Antelme connut sa véritable réception critique après la réédition de 1957 et sa consécration se renforça dans les années 1980 (Malgouzou 2012, 330 ; Coquio 2015, 78). Comme expliqué dans la préface et le texte de son témoignage, Antelme tenta de surmonter les problèmes de transmissibilité de l’expérience des camps en évitant le ‹ spectaculaire › et en opérant des ‹ choix › prenant en compte la capacité de réception du lecteur sans céder à des conceptions génériques ou creuses. Sur le plan de l’écriture, souvent louée pour sa sobriété, cette approche se traduit par une présentation progressive des différentes composantes de l’univers concentrationnaire, accompagnée par des « méditations » sur l’expérience (Antelme 1993 [1947], 11). À travers les exemples donnés, Antelme s’applique notamment à démontrer que la condition dégradée des détenus et leur lutte pour survivre relèvent d’un refus de collaborer avec les bourreaux pour améliorer leurs propres conditions de vie. Leur déchéance constitue dès lors la preuve même de leur résilience humaine et, partant, de l’échec du processus de déshumanisation. L’auteur atteste ainsi que la vérité profonde de l’expérience diffère radicalement des apparences mensongères provoquées par l’oppression, interrogeant sans cesse les dynamiques de puissance et d’impuissance au sein des camps (Mouchard 2007, 86‒88). Identifiée parfois à l’humanisme traditionnel et marxiste de l’époque (Davis 1997, 174), la confiance apparemment fondamentale d’Antelme en l’unité de l’espèce humaine semble trancher avec l’expérience de la persécution nazie dans « ses conséquences extrêmes » (Dayan-Rosenman 2007, 37). Le texte a néanmoins aussi résonné avec certains antihumanismes ultérieurs, notamment en raison des brèches identifiées au sein de l’optimisme humaniste d’Antelme. Ainsi, d’après l’interprétation de Maurice Blanchot, prolongée par Sarah Kaufman, l’homme se définit chez Antelme comme
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« l’indestructible qui peut être détruit » (Blanchot 1962, 680). Selon Bruno Chaouat, l’humanisme « défacé » du texte montre en particulier comment l’homme tend à se transformer en « néant » à l’approche de la mort (Chaouat 2000, 29). Se repenchant sur la question, Martin Crowley opte plutôt pour le concept d’un humanisme « résiduel », où la fragilisation même de l’humain engendre une résistance ultime à la destruction (Crowley 2002, 476) et plus récemment Gili Kliger a analysé les rapports humains entrouverts dans le texte comme signe d’une communauté possible (2015). Les lignes de partage interprétatives autour du texte ont aussi partie liée avec sa réception littéraire. D’après Yannick Malgouzou, la lecture blanchotienne de l’œuvre a engendré une certaine orthodoxie à son égard, centrée notamment sur les notions d’indicible et d’inimaginable (Malgouzou 2012, 332). Or, si une telle lecture appréhende L’espèce humaine comme « l’indicible rumeur d’une condition collective d’extrême passivité » (Malgouzou 2010, 55), Georges Perec, au contraire, y puise – en réaction aussi aux paradigmes littéraires ambiants dans les années 1960 – une vision triomphante de la littérature, où une conscience médiatrice se montre capable de déchiffrer et de mettre en mots le réel (Perec 1996 [1963] ; Malgouzou 2010, 59 ; 2012, 336). Claude Mouchard propose une lecture autrement nuancée, démontrant comment le témoignage d’Antelme œuvre « phrase après phrase » à recouvrir une « puissance mesurée » et « le pouvoirfaire-œuvre le plus sobre » (Mouchard 2007, 92). Au-delà de la dichotomie ou dialectique entre dénuement indicible et triomphe, l’écriture testimoniale est alors perçue comme un travail d’« arrachement » (Mouchard 2007, 83‒84) et de dépouillement, qui s’inscrit pour l’auteur dans une démarche de libération et de protestation (pour une analyse détaillée, voir Louwagie 2020, 77).
2.3 Jean Cayrol : Pour un romanesque lazaréen
Notamment connu en tant qu’auteur du script de Nuit et Brouillard, le célèbre documentaire d’Alain Resnais réalisé pour le dixième anniversaire de la Libération des camps (1956), Jean Cayrol proposa dès l’après-guerre des réflexions critiques esquissant les lignes de force d’une littérature post-concentrationnaire. Cette littérature dite ‹ lazaréenne ›, dont les principes sont évoqués dans plusieurs textes parfois quelque peu dissociés (Basuyaux 2009, 131), retrace l’impact des camps sur le survivant, offrant une littérature centrée sur la période après les camps. Cayrol choisit donc de livrer le « secret » du vécu concentrationnaire de manière indirecte et « clandestine », transmettant avant tout une sensibilité (Basuyaux 2009, 29 ; 118). Par cette stratégie d’« évitement littéraire » (Coquio 2015, 273), il refuse l’approche jugée « pathétique » de la masse des témoignages étalant le visage le plus spectaculaire et le plus hideux du camp (Cayrol 1949, 342). Il s’oppose également à l’usage du monde concentrationnaire comme décor de fictions romanesques, estimant que les œuvres majeures de Rousset et d’Antelme ont fait le point sur la question et que les fictions risquent notamment de fausser la représentation des camps en ré-humanisant une réalité dépourvue d’assises humaines (Cayrol 1953).
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Si les textes de Cayrol sont à présent peu lus, nonobstant certaines rééditions et études récentes (Basuyaux 2009 ; Kuon 2009, 2013 ; Coquio 2015), la figure de Lazare est restée emblématique de l’expérience du survivant traversé et hanté par la mort (Dayan-Rosenman 2007, 47) et l’œuvre cayrollienne fut érigée en modèle de l’écriture blanche par Roland Barthes (Basuyaux 2009, 360 ; Magouzou 2012, 313‒323). De plus, les réflexions critiques de l’auteur sont désormais considérées comme les premières élaborations d’une littérature d’après vouée à inscrire et à transmettre l’impact indélébile de l’expérience concentrationnaire (Marczisovszky 2012 ; Coquio 2015, 276‒277). Au sein de certains débats récents sur la représentation littéraire des camps nazis, elles se trouvent d’ailleurs invoquées pour définir ou affermir les conditions d’une écriture testimoniale jugée ‹ légitime ›. Sur base des éléments de repoussoir de la littérature lazaréenne et de la restriction proposée du corpus à une sélection d’œuvres majeures, Cayrol se trouve en l’occurrence désigné comme le « successeur » de Jean Norton Cru (Lacoste 2012) : dans son travail sur les témoignages de la Première Guerre mondiale, ce dernier visait à opérer un partage entre témoins véridiques et « faussaires » dans le but de promouvoir la parole testimoniale au rang de source référentielle fiable (Rousseau 2003). Face à l’expansion incessante des fictions romanesques au sujet des camps et de la Shoah (↗16 Seconde Guerre mondiale – Le roman), le romanesque lazaréen sert ainsi d’appui à une approche critique qui vise à contrer le risque de nivellement de la parole testimoniale en établissant des critères génériques immuables, avec comme référence principale l’œuvre de Primo Levi (pour une discussion critique de ces approches, voir Louwagie 2020, 28).
2.4 Charlotte Delbo : Auschwitz et après
Charlotte Delbo écrit également dès l’après-guerre mais sa trilogie Auschwitz et après n’est publiée qu’à partir de 1965 (1970a [1965], 1970b, 1971). L’auteure exprime le souhait de porter l’expérience des camps au langage et de la faire entrer dans la conscience et dans l’histoire (Delbo 1974), revendiquant fermement son droit à la littérature (Delbo 1966). Le souvenir de textes littéraires lui ayant été d’un soutien précieux dans les camps, elle affirme en effet avoir une grande foi, « un peu démodée », dans la parole et la communication (Delbo 1974). Se distanciant à son tour d’un récit réaliste ou « ancien déporté » sur les camps, elle indique notamment qu’elle souhaite « toucher les gens au cœur » (Thatcher 2009, 48 ; Delbo 1974). Elle emploie à cet effet une prose minimaliste et poétique, composée de tableaux (Thatcher 2009, 51), de courts dialogues et de « petits récits » (Rothberg 2011, 184). Ces « instantanés » (Dayan-Rosenman 2007, 180), dépourvus de cadres spatiotemporels spécifiques, créent un effet de proximité, sinon de ‹ normalité ›, pour révéler aussitôt une faillite des repères habituels. Ainsi, dans Aucun de nous ne reviendra, le premier tome de la trilogie, les victimes mises en scène ne connaissent même pas le nom de la curieuse gare où elles se trouvent et leurs maigres points d’ancrage se révèlent aberrants face à la prescience du témoin (Delbo 1970a [1965]). Le lec
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teur se trouve dès lors exposé à une « dissociation conceptuelle entre l’extrême et l’ordinaire » (Rothberg 2011, 181), au point que le langage même le sépare du témoin (2011, 208). L’auteure interroge d’ailleurs ouvertement la capacité de compréhension du public, mais son ambition littéraire consiste aussi à susciter une réflexion plus large sur les choix de vivre (Delbo 2011 [1975], 26). En fin de compte le savoir « destructeur » (Dayan-Rosenman 2007, 36) de l’expérience place Delbo de l’autre côté, un côté dont « personne n’aurait dû revenir », et dont elle ne revient pas tout à fait, affirmant son dédoublement interne et les irruptions de sa mémoire profonde dans la vie « d’après » (Dayan-Rosenman 2007, 149 ; Langer 2011, 96‒97). D’autre part dans la mesure où son œuvre porte un intérêt marqué au sort des autres – y compris celui des déporté·es juifs et juives à Auschwitz, dans ses décalages et connexions complexes avec le vécu d’autres détenu·es (Rothberg 2011, 190‒ 191) –, ses textes acquièrent une dimension fondamentalement collective (Silverman 2013, 99 ; Segler-Meßner 2015, 85), renforcée par le recours à une narration « chorale » (Jurgenson 2009), en particulier dans les deux derniers tomes de la trilogie. Pour David Caron et Sharon Marquart (2011, 10), c’est d’ailleurs l’approche « communautaire » de Delbo qui explique pourquoi son œuvre a été reçue essentiellement aux États-Unis, même si plusieurs publications dédiées à sa vie et à son travail ont aussi paru en France ces quinze dernières années. Les interrogations de Delbo à propos de son dédoublement identitaire et mémoriel et des difficultés de mise en langage et de transmission se trouvent au centre des analyses littéraires dédiées à son œuvre (prose, poésie et théâtre). Dans le monde anglo-saxon, la dimension mémorielle est en outre analysée en référence aux cadres conceptuels issus des études du traumatisme alors que l’engagement de l’auteur·e pour d’autres causes politiques ou collectives, comme la guerre d’Algérie, est notamment mis en rapport avec la notion de « mémoire multidirectionnelle » (Rothberg 2009) en littérature.
2.5 Jorge Semprún : Du Grand voyage à L’écriture ou la vie
Jorge Semprún est l’auteur d’une œuvre considérable, rédigée principalement en français, nonobstant la revendication insistante de ses origines espagnoles. Semprún consacra plusieurs textes à son expérience de déporté, notamment Le grand voyage (1963) et L’écriture ou la vie (1994), retenus comme des textes-clés de la littérature testimoniale (Dayan-Rosenman 2007, 58). Le grand voyage, son premier ‹ roman ›, évoque l’expérience de la déportation à travers une combinaison de dialogues et de monologues intérieurs, avec des associations mémorielles donnant lieu à de nombreux sauts temporels (Authier 1999, 94). Dans ses écrits ultérieurs, la rupture de Semprún avec le Parti communiste en 1964 s’impose comme un autre thème majeur – son deuxième livre sur Buchenwald, Quel beau dimanche (1980), entreprend une réécriture de l’expérience des camps nazis en tenant compte de l’existence simultanée des camps staliniens du Goulag –, tandis que les thèmes de la mort maternelle, de l’exil et des vies clandestines
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s’ajoutent également aux interrogations et aux jeux identitaires de l’auteur (Louwagie 2008 ; Louwagie 2020, 135‒137). Semprún fait le point sur son rôle de témoin dans L’écriture ou la vie (1994), généralement considéré comme le point culminant de son œuvre : passé d’une écriture à tonalité militante à une écriture hautement littéraire, indice de son statut d’auteur consacré (Dayan-Rosenman 2007, 130‒131), Semprún offre ici un essai réflexif sur les difficultés de survivre et le rôle de l’écriture, invoquant aussi le « compagnonnage » (Dayan-Rosenman 2007, 59) important de l’œuvre de Primo Levi. S’il est largement considéré comme un représentant majeur de la littérature des camps, l’appréciation de la posture testimoniale de Semprún a néanmoins été quelque peu inégale. Alors qu’Anny Dayan-Rosenman relève l’empathie à l’égard du peuple juif dont Semprún fait preuve dès son premier roman (Dayan-Rosenman 2007, 58), Monika Neuhofer avance que la position de témoin de Semprún a émergé graduellement à travers les réécritures et réévaluations successives de son expérience et qu’elle se trouve sur certains points entravée par ses anciens silences, notamment à propos de l’existence du Goulag et la spécificité juive de la Shoah (Neuhofer 2006, 290). Eva Raynal fait d’ailleurs état de deux écoles de pensée sur l’œuvre semprúnienne, l’une prônant une lecture nuancée et empathique des écrits et métamorphoses de l’auteur, l’autre sceptique face à ses tentatives de se « refaire une virginité » (Raynal 2018). La réception contemporaine tend d’ailleurs à placer son œuvre dans un rapport dichotomique avec celle d’Imre Kertész, ce dernier s’étant servi du Grand voyage comme repoussoir littéraire : à ses dires, l’approche psychologisante et la condensation esthétique au sein du roman semprunien évoquent des personnages d’une monstruosité « faussement exemplaire » au lieu d’analyser leurs comportements à travers la « banalité du mal » caractéristique du régime totalitaire des camps (Kertész 2001 ; Kertész 2013 ; Peguy 2005, 178 ; Mesnard 2017, 136). Replaçant par la suite une telle condamnation littéraire dans le contexte de l’héroïsation de Semprún en Hongrie en 1964 – l’année où celui-ci se vit exclure du Parti –, Kertész analyse l’écart avec sa propre écriture à partir d’une divergence d’expérience et de vision du monde, maintenant donc ses critiques de l’œuvre semprúnienne, plus tout en exprimant une appréciation profonde de l’homme (Kertész dans Schaub 2011 ; Kertész 2013 ; Louwagie 2020, 137).
3 Témoignages de la Shoah Nous évoquerons ici quelques textes d’auteurs juifs consacrés à la Shoah afin d’analyser leurs approches testimoniales et littéraires respectives, ainsi que leur réception critique. L’analyse portera en particulier sur trois auteurs qui puisent – de façon foncièrement singulière et avec des différences notables, y compris au niveau du projet testimonial – dans certaines traditions du mysticisme juif pour évoquer la persécution et le génocide des Juifs et Juives, à savoir Élie Wiesel, André Schwarz-Bart et Piotr Rawicz. Nous présenterons ensuite brièvement l’œuvre de Primo Levi et d’Imre Kertész, deux écrivains respectivement d’origine italienne et hongroise, qui sont devenus des
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références incontournables au sein de la littérature testimoniale, y compris dans le monde francophone.
3.1 Élie Wiesel : La nuit
Œuvre de loin la plus connue d’Élie Wiesel, La nuit parait en français en 1958 aux Éditions de Minuit, avec une préface de l’écrivain François Mauriac. Au début du récit, le « je » est un jeune étudiant du Talmud, qui apprend que l’« homme interroge et Dieu répond », guettant dès lors le moment où question et réponse feront « un » (Wiesel 2007 [1958], 33‒35). Cette conscience religieuse se révolte dans les camps devant le silence de Dieu face à la souffrance de son peuple, que Wiesel évoque à travers une rhétorique nourrie de symboles, de suggestions visuelles et d’antithèses (Auffret 2009, 107‒ 117). Sur le plan du vécu individuel, le récit se focalise en particulier sur le rapport pèrefils au sein des camps, chargé d’une culpabilité douloureuse. Le paratexte de La nuit n’indique pas que le texte français est en fait la réécriture d’un premier témoignage en yiddish, publié deux ans plus tôt à Buenos Aires et intitulé Un di velt hot geshvign (Et le monde se taisait). L’effacement de cet « Ur-texte » en yiddish (Astro 2014, 127) a été présenté, entre autres, comme une trahison du témoignage premier, notamment parce que, au dire de l’Américaine Naomi Seidman, le texte d’origine se caractérisait par un sentiment de « rage » à l’égard du monde, lequel aurait fait place, dans la version française, à une écriture mythopoétique empreinte de « silence », de manière à faciliter l’entrée de l’auteur dans le champ littéraire français, avec le soutien de Mauriac (Seidman 1996, 5). Cette interprétation est contestée ou nuancée par plusieurs chercheurs et chercheuses, qui soulignent notamment l’écart culturel entre les publics respectifs des deux témoignages (Hilberg dans Astro 2015, 129) et le travail de concision littéraire dans la version française (Auffret 2009, 118 ; voir également Ertel et Wieviorka 1998, 54‒55 ; 65‒66). Or, pour mieux saisir la posture testimoniale de Wiesel, il importe aussi de voir comment il a positionné les deux versions de son texte à travers le temps. Il s’avère en effet que l’auteur a cherché, quoique non sans ambiguités, à réintégrer le texte yiddish dans son œuvre, par exemple en incluant quelques fragments traduits de l’original dans ses Mémoires, publiés en 1994. En plus, dans sa préface à la nouvelle traduction américaine de Night parue en 2006, qu’il reprend dans une version légèrement modifiée dans la réédition française de 2007, Wiesel présente explicitement le récit en yiddish comme texte d’origine, et le témoignage français comme une « traduction », au même titre que la traduction anglaise. Comme une telle présentation est loin de refléter les différences de processus entre les deux passages de langue, elle semble indiquer que l’auteur s’efforce de revaloriser sa déposition initiale, sans pour autant la rétablir en tant que texte ‹ définitif ›. Ce retour partiel aux origines signale ainsi une tentative d’assurer à la fois l’authenticité et l’unité du témoignage : la quête d’équilibre entre l’histoire du texte et l’image qu’il souhaite en donner au lecteur contemporain permet notamment à Wiesel de mettre en valeur la dimension spécifiquement juive de la
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persécution nazie, résolument centrale dans la culture actuelle, tout en maintenant la signification universelle de l’événement, reflétée aussi dans la métaphore de « la nuit » (Louwagie 2015). Témoin consacré aux États-Unis, pays dont il acquit la nationalité en 1963, Wiesel a reçu un accueil plus mitigé en France, où son œuvre tend à être passée sous silence (Saint-Cheron 2018). D’une part, le caractère hautement symbolique de La nuit est perçu comme un obstacle à son statut testimonial, dans la mesure où le texte privilégie la « transmission » plutôt que la « justesse » de la représentation et « la compréhension du système concentrationnaire » (Mesnard 2007, 169). D’autre part, d’après Delphine Auffret, la judéité de l’œuvre est comme « en excès » par rapport à une norme établie par des témoins tels que Primo Levi et Imre Kertész (Auffret 2009, 306). La réception de l’œuvre se trouve également entravée par le caractère normatif et les « apories » (Auffret 2009, 305) des prises de position de Wiesel à propos de la Shoah et de sa représentation artistique. Mettant en garde contre une « désacralisation » potentielle de l’expérience, l’auteur préconise notamment une approche restrictive à l’égard du traitement littéraire du génocide, même si ces interdits ne cadrent pas toujours avec ses propres pratiques littéraires (Auffret 2009, 28‒43 ; Coquio 2015, 61). Une telle contradiction est attribuée en particulier au rapport inconfortable de l’auteur à la littérature et à sa volonté de situer son œuvre sur le plan du devoir moral (Auffret 2009, 26). Les partis pris de Wiesel sur différentes causes politiques et humanitaires sont à leur tour une source de polémique, reliée entre autres à une surexposition et à un rapport maladroit aux médias (Auffret 2013, 944). Or, son travail de militant de la mémoire, non dépourvu d’un certain risque d’instrumentalisation, a amené Wiesel à côtoyer « les grands de ce monde » (Auffret 2014, 943) et a transformé sa personne, attitrée du Prix Nobel de la Paix en 1986, en un symbole de « conscience » et de « force morale » humaines, particulièrement de l’autre côté de l’Atlantique (voir entre autres Cotler 2013).
3.2 André Schwarz-Bart : Le dernier des Justes
Le dernier des Justes d’André Schwarz-Bart est considéré comme le premier traitement fictionnel du génocide (Klein 1992, 96). La trame narrative est basée sur une légende connue dans certains courants mystiques du judaïsme, selon laquelle trente-six Justes viendraient sur terre pour appeler la miséricorde de Dieu. Schwarz-Bart, qui échappa lui-même à la déportation, transforme cette histoire des Justes en une histoire de famille, où chaque génération, depuis le Moyen Âge jusqu’à celle anéantie à Auschwitz, compte un Juste parmi ses descendants. Le récit se concentre principalement sur la vie du ‹ dernier › rejeton, Ernie Lévy. Celui-ci se présente à Drancy pour rejoindre son amour Golda, qu’il suit jusque dans la chambre à gaz. Le texte connut initialement un succès « foudroyant » (Kaufmann 2013, 805), illustré par l’attribution du Prix Goncourt, mais se trouva vite entouré de scandales. Outre les accusations de plagiat, amplement discutées dans la presse (Kaufmann 2002, 82), le livre
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fut critiqué en raison des « erreurs » commises envers la tradition juive (Malgouzou 2012, 279) et de sa représentation « passive » des Juifs, accompagnée d’une glorification « christique » de la souffrance (Kaufmann 2013, 307). Pour sa part, Richard Marienstras avança que la contextualisation du récit d’Ernie Lévy par la légende transgénérationnelle des Justes s’est imposée pour replacer les choix comportementaux du protagoniste dans le cadre d’un enseignement traditionnel (1975, 135), puisque la représentation des Juifs et Juives proposée par Schwarz-Bart ne correspondait pas au judaïsme français (1975, 131). Marienstras précise du reste que Le dernier des Justes porte autant sur la perte de la civilisation « yiddish » que sur le génocide des Juifs et Juives (1975, 134), un processus de deuil qui se reflète entre autres dans le traitement ambivalent de la religion au sein du roman : la validité des modèles religieux traditionnels s’y trouve en effet remise en question devant les mouvements d’assimilation, d’abord, et dans le contexte de la persécution nazie, ensuite. À la fin du roman, Ernie Lévy se résout néanmoins à s’ouvrir à la « lumière d’autrefois » et décide d’abandonner une solitude sans issue pour partager le sort des persécuté·es, dans un acte d’amour et de compassion. Si le mélange de pessimisme et d’optimisme au sein du roman rappelle Candide de Voltaire, la fin du roman n’offre dès lors pas une morale pratique (Betts 1985, 292) mais une perspective éthique renouant avec la « pitié » des Justes, relayée par le narrateur dans le paragraphe final (Louwagie 2020, 95‒96) : « Hier comme je tremblais de désespoir au milieu de la rue, cloué au sol, une goutte de pitié tomba d’en haut sur mon visage ; mais il n’y avait nul souffle dans l’air, aucun nuage dans le ciel… il n’y avait qu’une présence » (Schwarz-Bart 1959, 346). Le roman déclencha un travail de mémoire important au moment de sa parution (Kaufmann 2013, 808 ; Malgouzou 2012, 280‒281) mais se trouva ensuite relégué, tranchant entre autres avec le modèle de la parole testimoniale autobiographique qui s’instaura à la suite du procès Eichmann (Stonebridge 2014, 28). Schwarz-Bart se trouva également marginalisé au sein de la littérature caribéenne, où ses œuvres subséquentes consacrées à la « souffrance noire » issue du racisme et de l’esclavage (Kaufmann 2013, 808), partiellement co-écrites avec son épouse Simone Schwarz-Bart, ont fait l’objet d’une réception réservée (Gyssels 2011, 9). Or, on remarque un récent regain d’intérêt pour son œuvre au sein des études sur la « mémoire multidirectionnelle », explorant les liens entre les deux versants de son œuvre, ainsi qu’à la suite de la publication posthume de L’étoile du matin (2009), roman inachevé qui revient sur la mémoire d’Auschwitz (Louwagie 2020, 102‒104).
3.3 Piotr Rawicz : Le sang du ciel
Œuvre unique à la convergence de plusieurs traditions, Le sang du ciel de l’écrivain juifukrainien Piotr Rawicz, un roman écrit directement en français, parut chez Gallimard en 1961. Dans le roman, un personnage appelé Boris évoque la destruction de la communauté juive dans un ghetto non dénommé en Europe de l’Est, ainsi que sa propre fuite à
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travers la Pologne, sous une fausse identité ukrainienne, avec sa jeune compagne Noëmi. La quatrième de couverture indique que le texte se distingue de la littérature concentrationnaire existante dans la mesure où il transpose l’expérience concentrationnaire sur un plan poétique. En effet, l’auteur s’appuie ouvertement sur des stratégies littéraires et opère une mise à distance explicite de la réalité historique, affirmant dans sa postface : « Ce livre n’est pas un document historique. Si la notion de hasard (comme la plupart des notions) ne paraissait pas absurde à l’auteur, il dirait volontiers que toute référence à une époque, un territoire ou une ethnie déterminés est fortuite » (Rawicz 1961, 280). Cette visée universelle semble notamment liée au fait que pour Piotr Rawicz, l’essentiel de l’expérience génocidaire juive se joue moins au niveau événementiel qu’au niveau ontologique : ainsi qu’il l’affirme dans certains entretiens, l’époque traitée n’a rien d’exceptionnel à ses yeux (Langfus 1962, 92), mais révèle au contraire une vérité profonde et permanente sur la nature de l’homme et de l’univers. Dans Le sang du ciel, l’auteur aborde dès lors l’événement à travers des modèles cosmiques puisés dans différentes traditions religieuses et philosophiques, juives aussi bien que platoniciennes (Louwagie 2013). Malgré les critiques élogieuses et le soutien d’éditeurs importants, en France et à l’étranger, le roman de Piotr Rawicz resta largement « un chef-d’œuvre confidentiel » (Vice 2013, 127). La première étude qui lui fut consacrée en français, de la main d’Anny Dayan-Rosenman, parut seulement en 1995, dans Les Temps Modernes. La réception limitée ou réservée de l’œuvre renvoie à plusieurs causes, dont la représentation des persécuté·es dans le roman est un élément important. Ainsi que l’explique Sue Vice (2013, 113), Rawicz met en scène un personnage « au mieux amoral » : afin de survivre, Boris se trouve en effet contraint à une proximité ambivalente et compromettante avec les persécuteurs, ne se distanciant guère de ces derniers à certains moments du texte. Dans un entretien réalisé pour L’Arche (1962), Anna Langfus s’indigne de ce manque de distinction entre victimes et bourreaux, et les éditeurs américains du livre font état d’une résistance similaire aux États-Unis (Rawicz 2013 ; Louwagie 2014). Le flou moral entretenu dans le roman s’accompagne d’un autre trait inhabituel pour un récit sur la Shoah, à savoir l’attention explicite portée au sexe : c’est à travers le motif de la ‹ queue › circoncise que Piotr Rawicz aborde, de manière souvent très provocatrice, la question de l’appartenance au peuple juif et les thématiques de la religion et de la mort. Le sang du ciel tranche ainsi avec les normes de pudeur et de retenue souvent associées aux témoignages de la Shoah afin de préserver la dignité des victimes (Mesnard 2013, 264). Même les critiques favorables au livre traitent la question de la ‹ queue › avec un degré de « pudeur » (Dayan-Rosenman 2013), alors que certains lecteurs, dont Primo Levi, considèrent la teneur explicitement sexuelle du livre comme un obstacle à son caractère testimonial (Rudolf 2013, 212). Au sein du texte, la ‹ queue › est présentée comme l’un des seuls moyens permettant à Boris de dépasser sa solitude de survivant coupé du peuple juif, notamment dans la mesure où l’union sexuelle restaure pour lui un rapport de communion existentielle. En ce sens, le rapport amoureux avec Noëmi se situe pour Boris dans le prolongement de la communauté biblique –
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même si ce rappel ou substitut de la fusion avec le peuple disparu tient de la « caricature » (Louwagie 2013, 166), il reste un élément vital. La préoccupation littéraire du roman est elle aussi perçue comme déplacée et inquiétante, comme le montre encore l’entretien entre Piotr Rawicz et Anna Langfus. En interrogeant la légitimité morale et référentielle d’un récit sur la guerre qui se veut « purement littéraire », l’auteur des Bagages de sable (Langfus 1962) se fit porteuse d’une « doxa » qui condamna l’œuvre à une « longue mise à l’index » (Dayan-Rosenman et Louwagie 2013, 91). La visée ouvertement littéraire du texte a pourtant partie liée avec sa dimension testimoniale et mémorielle, notamment parce l’écriture se présente chez Rawicz comme un nouvel espace de rencontre avec la communauté disparue, dans le prolongement de l’acte sexuel. Ici encore, cependant, l’auteur se montre d’emblée sensible aux limites et à l’échec inévitable de son projet : tout au long du roman il se débat avec les procédés littéraires, décrits comme des « saletés » lourdes d’un risque de fonctionnarisation et d’inauthenticité (Louwagie 2013). Le sang du ciel ouvre ainsi un espace entre « art » et « échec » (Louwagie 2020, 134), affichant une attitude autocritique et métalittéraire qui reste en décalage par rapport à certains codes acceptés du témoignage. Comme le souligne Bertrand Leclair (2013, 354), le livre a pu s’écrire précisément dans toute son ambivalence parce qu’il parut à un moment où le monde « n’avait pas encore conscience d’avoir perdu conscience » et où les codes du genre testimonial étaient encore en train de se construire (Jeannelle 2004). Les frictions avec la doxa émergeant autour de la mémoire et de la littérature de la Shoah firent que, par la suite, le roman tomba dans un silence profond. Aujourd’hui, le corpus critique autour du roman s’amplifie dans une volonté d’enfin « prendre la mesure » de cette œuvre originale (Dayan-Rosenman et Louwagie 2013, 9), et des questions fondamentales qu’elle soulève, de façon tout à fait singulière, sur les rapports entre témoignage et écriture.
3.4 Primo Levi : Si c’est un homme et Les naufragés et les rescapés
Si c’est un homme de Primo Levi est aujourd’hui une référence emblématique de la littérature du témoignage mais lors de sa première publication en 1947, le texte italien passa d’abord inaperçu. Après un travail de réécriture (voir Mesnard 2011, 216‒231), le texte fut publié chez Einaudi (1958), ramenant le livre « à la vie » (Levi 2000 [1989], 164). La traduction allemande et la première version française – réfutée par l’auteur – parurent en 1961. En 1976, l’édition scolaire de Se questo è un uomo fut complétée d’un appendice où Levi apporta une réponse aux questions fréquemment posées par les écoliers, afin de clarifier certains points et dissiper quelques malentendus. En 1986, un an avant sa mort, il publia I sommersi et i salvati, traduit comme Les naufragés et les rescapés (1989). Sous forme d’essai, ce dernier livre dressa le bilan de quarante ans de témoignage : face aux développements de la mémoire de la Shoah dans les années 1980 (Woolf 2007, 47), Levi a voulu rectifier certains stéréotypes sur les camps – contrant une propension au manichéisme moral par la notion de ‹ zone grise › – et proposer une réfle
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xion critique sur sa propre identité de survivant et de témoin. À la suite du suicide (présumé) de l’auteur en 1987 et de la parution d’une nouvelle traduction française de Si c’est un homme (Amsallem 2008, 215‒217), l’œuvre connut un regain d’intérêt qui ne s’est pas démenti depuis. Si c’est un homme est écrit dans un style sobre, que l’auteur voulait ‹ objectif › afin que le lecteur et la lectrice soit en mesure de se forger un jugement impartial. La triple dimension vécue, objective et morale du texte explique sa place privilégiée dans les manuels d’histoire en France. Par contre, l’humanisme séculaire de Levi explique l’absence de réception de son œuvre aux États-Unis jusque dans les années 1980 (Cheyette 2007, 74 ; Rothberg et Druker 2009) et place l’auteur dans un rapport dichotomique avec l’œuvre d’Élie Wiesel : l’opposition entre les deux auteurs révèle deux conceptions de l’événement et de la transmission testimoniale et mémorielle foncièrement divergentes, faisant contraster une approche raisonnée mais (auto)critique avec une logique du « mystère », où l’impossibilité et l’interdit de comprendre s’érigent en rempart contre le risque de désacralisation et de banalisation (pour une discussion critique, voir Louwagie 2020, 10 ; 24).
3.5 Imre Kertész : Être sans destin
Prix Nobel de littérature en 2002, la consécration d’Imre Kertész en tant qu’écrivain fut tout sauf immédiate. En Hongrie communiste, son premier roman Sorstalanság (Être sans destin) fut initialement refusé et ensuite publié en version censurée en 1975. Après la chute du Mur, ses œuvres trouvèrent un accueil en Allemagne et parurent en France chez Actes Sud à partir de 1995. Présenté comme un roman, Être sans destin (1998) se démarque des formes dominantes du témoignage par le manque de réflexion rétrospective : situé dans le présent, le protagoniste fictif traverse l’expérience des camps avec une naïveté tranchant avec la gravité des événements. En l’absence de tout jugement rétrospectif ou externe, le déroulement des choses est systématiquement présenté comme étant ‹ naturel ›. Le processus d’adaptation vécu par le personnage de Kertész n’est pas sans rappeler certains paradigmes de recherche récents attentifs aux modi vivendi qui s’établirent, parfois temporairement, sous la persécution, et qui mettent au défi les oppositions catégoriques entre victimes et bourreaux telles qu’elles se sont imposées a posteriori (voir entre autres Lee 2014 ; Suleiman 2017). Si Kertész étend la quête d’un modus vivendi malgré tout jusqu’à l’univers des camps, c’est aussi parce que son expérience concentrationnaire se rattache pour lui à la vie ‹ normale › d’après-guerre sous un régime communiste et se place donc sous le signe de la continuité (Kertész 2009 [1992], 88 ; 2009 [2000], 218‒2199 ; 2009 [2002], 258 ; Louwagie 2020, 162). Or, dans son œuvre, l’auteur cherche à se libérer d’une telle existence « fonctionnelle » (voir Louwagie 2020, 172 ; 337) en poursuivant une « catharsis », qui est le moment « où on regagne sa propre existence » (Hähnel et Mesnard 2003, 120).
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L’œuvre de Kertész ayant été rédigée, au dire de l’auteur, dans un isolement complet et sans perspective d’être lue (2009 [2002], 256), les choix représentationnels diffèrent de ceux d’autres témoignages, malgré les ressemblances apparentes avec la structure classique des récits de la déportation (Coquio 2015, 401). Comme chez Rawicz, en quelque sorte, la solitude de l’auteur, ici dans un contexte de « censure totale », a paradoxalement conféré une liberté « illimitée » à l’écriture (Kertész 2009 [2000], 219). Son insertion ultérieure dans le monde littéraire et culturelle suscita chez Kertész une réaction ambivalente : comme l’auteur l’exprima dans ses journaux intimes, la consécration et la participation aux débats publics, sans être vécues de manière entièrement négative, furent aussi ressenties comme une nouvelle menace de son authenticité et radicalité personnelles (pour une analyse détaillée, voir Louwagie 2020, 184‒190).
4 Conclusion Sans pouvoir être exhaustive, la sélection de textes proposée dans le cadre de ce chapitre documente certaines interrogations centrales qui traversent la prise de parole testimoniale. Les questions de la représentation et de la mémoire des victimes et de l’événement y sont liées à des considérations fondamentales sur le rôle, les formes et les limites de l’être et du rapport humain, ainsi que de la culture et de la littérature d’après. En même temps, les réponses apportées ainsi que les formes explorées au sein des œuvres sont diverses et montrent des conceptions divergentes de l’homme, de l’événement et de l’écriture. De ce fait, les témoins se placent parfois dans un rapport de « compagnonnage » (comme Cayrol à l’égard de Rousset et Antelme ou Semprún envers Levi) ou de « dichotomie » (comme dans le cas des rapports entre Wiesel et Levi, Levi et Rawicz, Langfus et Rawicz, Kertész et Semprún, pour donner quelques exemples), de manière à créer différents centres de gravité au sein du champ testimonial (Louwagie 2020, 10‒11). Du côté de la réception, la consécration des textes dépend non seulement de la force intrinsèque de chaque œuvre mais aussi de leur résonance avec une culture donnée et avec certaines sensibilités critiques. Les divergences interprétatives que nous avons passées en revue illustrent en effet le caractère ‹ situé › des lectures, qui représentent autant de tentatives de traduire, de relayer ou d’intégrer la vérité du témoin, non seulement sur le plan factuel, mais aussi au niveau de la signification de l’événement et de son impact sur l’humanité, la culture et la littérature. De même, en privilégiant certaines voix plutôt que d’autres – suivant les dichotomies établies par les témoins ou en établissant des critères de légitimité à partir ou au-delà de celles-ci – la parole critique contribue également à reproduire ou à confirmer certains modèles, repoussoirs et hiérarchies dans le champ testimonial (Louwagie 2020, 33‒34). Si le ou la critique participe ainsi d’une construction ou d’une transmission de vérité, la prise en compte du caractère situé de cette parole prend une importance particulière, et nécessite d’interroger les conditions du témoignage aussi bien que celles de sa réception.
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5 Bibliographie 5.1 Œuvres citées Antelme, Robert. L’espèce humaine. Paris : Gallimard, 1993 [1947]. Cayrol, Jean. « D’un romanesque concentrationnaire ». Esprit 159 (1949) : 340‒357. Cayrol, Jean. « Témoignage et littérature ». Esprit 201 (1953) : 575‒577. Delbo, Charlotte. Aucun de nous ne reviendra. Auschwitz et après (I). Paris : Éditions de Minuit, 1970a [1965]. Delbo, Charlotte. Une connaissance inutile. Auschwitz et après (II). Paris : Éditions de Minuit, 1970b. Delbo, Charlotte. Mesure de nos jours. Auschwitz et après (III). Paris : Éditions de Minuit, 1971. Kertész, Imre. Être sans destin. Traduit par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai. Arles : Actes Sud, 1998. Kertész, Imre. « L’Holocauste comme culture » [1992]. L’Holocauste come culture. Discours et Essais. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2009 : 79‒92. Kertész, Imre. « La langue exilée » [2000]. L’Holocauste come culture. Discours et Essais. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2009 : 211‒227. Kertész, Imre. « Euréka » [2002]. L’Holocauste come culture. Discours et essais. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2009 : 253‒265. Langfus, Anna. Les bagages de sable. Paris : Gallimard, 1962. Levi, Primo. Si c’est un homme. Traduit par Martine Schruoffeneger. Paris : Julliard, 1987. Levi, Primo. Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz. Traduit de l’italien par André Maugé. Paris : Gallimard, 2000 [1989]. Perec, Georges. W ou le souvenir d’enfance. Paris : Denoël, 1075. Rawicz, Piotr. Le sang du ciel. Paris : Gallimard, 1982 [1961]. Rawicz, Piotr. « Préface ». Sablier. Danilo Kis. Paris : Gallimard, 1982 : i‒xiii. Rousset, David. L’univers concentrationnaire. Paris : Hachette, 1998 [1946]. Rousset, David. Les jours de notre mort. Paris : Ramsay, 1996 [1947] Schwarz-Bart, André. Le dernier des Justes. Paris : Éditions du Seuil, 1959. Schwarz-Bart, André. L’étoile du matin. Paris : Éditions du Seuil, 2009. Semprún, Jorge. Le grand voyage. Paris : Gallimard, 1963. Semprún, Jorge. Quel beau dimanche. Paris : Grasset, 2002 [1980]. Semprún, Jorge. L’écriture ou la vie. Paris : Gallimard, 1994. Wiesel, Élie. Un di Velt hot geshvign. Buenos Aires : Unión Central Israelita Polaca, 1956. Wiesel, Élie. La nuit. Paris : Éditions de Minuit, 2007 [1958]. Wiesel, Élie. Tous les fleuves vont à la mer. Mémoires. Paris : Éditions du Seuil, 1994. Wiesel, Élie. « Preface to the New Translation ». Night. Traduit du français par Marion Wiesel. New York : Hill and Wang, 2006 : vii‒xv.
5.2 Littératures complémentaires Amsallem, Daniela. « Primo Levi et la France ». Primo Levi à l’œuvre. La réception de l’œuvre de Primo Levi dans le monde. Dir. Philip Mesnard et Yannis Thanassekos. Paris : Kimé, 2008 : 213‒253. Astro, Alan. « Revisiting Wiesel’s Night in Yiddish, French and English ». Partial Answers. Journal of Literature and the History of Ideas 12.1 (2014) : 127‒152. Auffret, Delphine. Élie Wiesel. Un témoin face à l’écriture. Paris : Le Bord de L’eau, 2009. Auffret, Delphine. « Elie Wiesel ». Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944. Dir. Jean Leselbau et Antoine Spire. Paris : Armand Colin/Le Bord de L’eau, 2013 : 943‒946.
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Authier, François-Jean. « Écume de mer et vent de printemps ». La Licorne 51 (Dossier Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, 1999) : 81‒96. Azouvi, François. Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire. Paris : Fayard, 2012. Basuyaux, Marie-Laure. Témoigner clandestinement. Les récits lazaréens de Jean Cayrol. Paris : Garnier, 2009. Betts, C. J. « On the Beginning and Ending of Candide ». Modern Language Review 80.2 (1985) : 283‒292. Blanchot, Maurice. « L’indestructible ». La Nouvelle Revue Française 112 (1962) : 671‒680. Blaustein-Niddam, Amelie. « La Shoah dans l’enseignement de l’histoire en France depuis 1990 ». Revue d’Histoire de la Shoah 193 (Dossier Enseigner la Shoah, 2010) : 151‒168. Caron, David, Marquart, Sharon. « Charlotte Delbo, ou la communauté qui revient ». Les revenantes. Charlotte Delbo. La voix d’une communauté à jamais déportée. Dir. David Caron et Sharon Marquart. Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2011 : 9‒15. Cesarani, David, Sundquist, Eric J. After the Holocaust. Challenging the Myth of Silence. London : Routledge, 2012. Chaouat, Bruno. « ‹ La mort ne recèle pas tant de mystère ›. Robert Antelme’s Defaced Humanism ». L’Esprit créateur 40.1 (2000) : 88‒99. Cheyette, Bryan. « Appropriating Primo Levi ». The Cambridge Companion to Primo Levi. Dir. Robert Gordon. Cambridge : Cambridge University Press, 2007 : 67‒86. Coquio, Catherine. La littérature en suspens. Écritures de la Shoah. Le témoignage et les œuvres. Paris : L’Arachneen, 2015. Cotler, Irwin. « Conscience ». Elie Wiesel : Jewish, Literary and Moral Perspectives. Dir. Steven T. Katz et Alan Rosen. Bloomington: Indiana University Press, 2014 : 277‒285. Crowley, Martin. « Remaining Human. Robert Antelme’s L’Espèce humaine ». French Studies 56.4 (2002) : 471‒482. Davis, Colin. « Duras, Antelme and the Ethics of Writing ». Comparative Literature Studies 34.2 (1997) : 170‒183. Dayan Rosenman, Anny. « Piotr Rawicz, la douleur d’écrire ». Les Temps Modernes 581 (1995) : 144‒165. Dayan Rosenman, Anny. Les alphabets de la Shoah. Survivre, témoigner, écrire. Paris : CNRS Éditions, 2007. Dayan Rosenman, Anny. « Redécouvrir Piotr Rawicz ». Mémoires vives, l’émission de la Fondation pour la mémoire de la Shoah (26 mai 2013) : http://memoiresvives.net/tag/dayan/feed/ (25 juin 2017). Dayan Rosenman, Anny, Louwagie, Fransiska. Un ciel de sang et de cendres. Piotr Rawicz et la solitude du témoin. Paris : Kimé, 2013. Delbo, Charlotte. « Entretien avec Jacques Chancel ». Radioscopie, 1974 : https://www.youtube.com/watch?v= 69iCBeHQ0Sw (26 octobre 2022). Delbo, Charlotte. « ‹ Je me sers de la littérature comme une arme ›. Entretien avec Charlotte Delbo (Propos recueillis par François Bott) » [1975]. Les revenantes. Charlotte Delbo. La voix d’une communauté à jamais déportée. Dir. David Caron et Sharon Marquart. Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2011 : 25‒27. Ertel, Rachel. « Écrits en yiddish ». Une parole pour l’avenir. Autour d’Elie Wiesel. Dir. Michaël de Saint-Cheron. Paris : Odile Jacob, 1996 : 21‒40. Fontaine, Thomas. « Qu’est-ce qu’un déporté ? Les figures mémorielles des déportés de France ». Images des comportements sous l’Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues. Dir. Jacqueline Sainclivier, JeanMarie Guillon et Pierre Laborie. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2016 : 79‒89. Gerstner, Jan. « Jorge Semprun. Die andere Erinnerung ». Das andere Gedächtnis. Fotografie in der Literatur des 20. Jahrhunderts. Bielefeld : transcript Verlag, 2014 : 249‒286. Jeannelle, Jean-Louis. « Pour une histoire du genre testimonial ». Littérature 135 (2004) : 87‒117. Hähnel, Carola, Mesnard, Philippe. « Imre Kertesz. Écrivain et prix Nobel. Entretien réalisé par Carola Hähnel et Philippe Mesnard ». Mouvements 25.1 (2003) : 115‒122. Jurgenson, Luba. « L’identité narrative chez Charlotte Delbo : un modèle choral ». Témoigner entre mémoire et histoire 105 (dossier Charlotte Delbo, 2009) : 65‒75. Kaufmann, Francine. « Les enjeux de la polémique autour du premier best-seller français de la littérature de la Shoah ». Revue d’Histoire de la Shoah 176 (Dossier La Shoah dans la littérature française, 2002) : 68‒96.
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Esther Kilchmann
17 Shoah – La langue allemande dans la littérature de témoignage Résumé : L’inscription de mots allemands dans le texte apparaît de manière systématique dans un nombre conséquent de témoignages rapportés des camps de concentration et d’extermination allemands. Un effet de narration rompue, émaillée d’éléments incompréhensibles et intraduisibles est ainsi produit. À partir d’extraits de textes de Primo Levi, de Jorge Semprún, d’Odette Abadi, de Françoise Maous et de David Rousset, cet article développe un cadre pour l’analyse littéraire du mélange des langues au sein de la littérature de témoignage. Nous montrerons notamment que l’expérience traumatique de l’incommunicabilité totale ainsi que celles des limites de la compréhensibilité et des conventions littéraires de la représentation sont rendues sensibles par l’incorporation de ces mots allemands.
Mots-clés : incommunicabilité, lagerszpracha, langue allemande, plurilinguisme, Shoah, témoignage
1 Le mélange des langues Une grande partie des témoignages rapportés des camps de concentration et d’extermination allemands se distingue par l’émergence d’une caractéristique frappante du point de vue de la langue littéraire employée : le glissement de mots ou de phrases allemands dans le corps du texte en français, italien, polonais etc. Ce qui au premier abord peut apparaître comme relevant d’une marge stylistique ou, dans le meilleur des cas, comme une référence à la situation linguistique historique au sein des camps, se révèle être de plus, après un examen plus fin, une trace spécifique au discours concentrationnaire au sens de Thomas Taterka (1999), c’est-à-dire comme un possible critère permettant de relier une multiplicité de textes singuliers. Le phénomène du mélange des langues offre un accès spécifique à la littérature de témoignage (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance ; ↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique) et permet, à partir d’exemples représentatifs, de développer un cadre pour leur exploration littéraire. Indépendamment des textes, le mélange des langues fonctionne comme un processus esthétique sui generis au sein duquel se manifestent l’expérience traumatique de l’incommunicabilité totale ainsi que les frontières de la compréhensibilité et des conventions littéraires de représentation. Selon le linguiste Wolf Oschlies (1986, 99) les souvenirs des survivant·es d’Auschwitz transcrits dans l’immédiat après-guerre se caractérisaient par une grande confusion lin
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guistique. Ils étaient considérés comme des documents grossiers que les lecteurs polonais se chargeaient de généreusement amender. On peut supposer que maints témoignages ont connu un lissage de ce type (Warmbold 2008, 18‒19). La résistante juive Odette Abadi écrit à propos des esquisses des notes sur Birkenau et Bergen-Belsen qu’elle rédige directement après son retour des camps et qu’elle détruira plus tard, qu’il s’agissait alors d’un « fratras », « indéchiffrable pour des non-déportés » (Abadi 1995, 9). De tels commentaires paratextuels suggèrent que les témoignages des survivant·es résultent d’un processus au sein duquel les souvenirs de ce qui a été enduré au camp doivent être transformés en une langue et un récit dotés d’un minimum d’intelligibilité pour ceux qui n’y étaient pas. De ce fait, des doutes apparaissent sur la faculté réelle de la langue à disposition, avec ses significations standardisées, de nommer ce qui a été vécu : « Mais ils ne peuvent pas vraiment comprendre. Ils ont saisi le sens des mots, probablement. Fumée : on sait ce que c’est, on croit savoir. Cette fumée-ci, pourtant, ils ne savent pas », écrit ainsi Jorge Semprún (1994, 22) à propos de sa première tentative pour expliquer Buchenwald aux soldats alliés ayant libéré le camp. De la même manière, Primo Levi explique que l’expérience du camp ne peut être rendue par les mots dont il dispose. C’est la raison pour laquelle, dans le camp lui-même, poursuit-il, « un langage d’une âpreté nouvelle » (Levi 2017, 178) était en cours de constitution :
[…] celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche. (Levi 2017, 178)
L’intégration dans le texte final du vocabulaire spécifique au camp peut être lue comme le symptôme de ce processus de transposition de ce qui a été vécu en une langue courante, standardisée. On voit souvent apparaître des passages retranscrits en langue originale qui semblent en premier lieu constituer des « effets de réel » (Riatsch 2007, 71) : ils produisent une impression de reproduction authentique de la vie au camp (Aschenberg 2006b). Cependant, ces passages dissimulent également le fait que le témoignage est déjà le résultat d’une traduction, qu’il s’agit d’un récit raconté a posteriori et dans une autre langue et que, pour cette raison, le lecteur ou la lectrice ne peut jamais accéder directement à ce qu’il s’est passé. Le vocabulaire de l’autre langue rompt le cours de la lecture et fait en même temps référence au caractère médial et à la matérialité du témoignage linguistique qui, tout en donnant une forme particulière à l’expérience concentrationnaire, ne peut seul le représenter fidèlement. Les études sur Primo Levi ont montré comment l’altérité du récit est soulignée par le vocabulaire polyglotte, empêchant ainsi l’impression d’une compréhension trop facile par le lecteur ou la lectrice (Langer 1998, 29). David Gramling a inventé pour qualifier ce phénomène la formule saisissante de « other unspeakability » (Gramling 2012, 165). Les mots allemands en particulier, répertoriés comme des fragments de la « langue de l’ennemi et du tortionnaire » (Cressot 1946, 11) dans la littérature sur la Shoah doivent être envisagés comme une trace traumatique au sens psychanalytique (Laplanche et
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Pontalis 1967, 499–503) (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Le choc de la confusion des langues comme danger de perte identitaire, celui de la rupture de toute communication ou production de sens et finalement celui de la peur de la mort s’expriment rétrospectivement à travers la texture éclatée du texte. Selon DidiHuberman, les camps étaient des « laboratoires, les machines expérimentales d’une disparition généralisée. Disparition de la psyché et désintégration du lien social […]. Enfer aussi fabriqué par des hommes pour la disparition de la langue de leurs victimes » (Didi-Huberman 2003, 31, italiques de l’auteur). La langue littéralement brisée des souvenirs des survivant·es illustre ces tentatives d’effacement. Elle rappelle de manière concrète que la déshumanisation des victimes prenait aussi la forme d’une attaque fondamentale envers leur patrimoine linguistique et plus encore envers l’aptitude humaine à la parole en général. Les constantes injures et les ordres y participaient tout comme le rejet des autres langues par les Allemands : « qui ne comprenait ni ne parlait l’allemand était par définition un barbare » (Levi 1989, 91). Dans ces conditions, et au regard de la nécessité d’une compréhension rudimentaire entre des prisonniers de langues maternelles diverses, la langue des victimes devient incompréhensible pour le reste de la société, tout simplement « grotesques que des cris d’animaux » (Levi 2017, 173). Finalement, la langue des victimes devait être, elle aussi, complètement effacée au-delà de leur mort : de cette manière, les nationaux-socialistes prenaient des mesures visant précisément à empêcher tout témoignage de leurs crimes. Les textes des témoins s’opposent certes à cette offensive répétée à l’encontre de la possibilité de la parole et de la narration, mais cette dernière reste inscrite en eux sous la forme d’un symptôme traumatique. La littérature de témoignage est caractérisée par une tension indissoluble entre le besoin existentiel d’attester à travers un récit ce qu’il s’est passé et l’impossibilité de trouver à cet effet une forme d’expression indépendante adéquate (Segler-Messner 2005, 1). Les mots allemands, notamment, sont à lire comme le produit de cette tension, car ils reproduisent les frontières du compréhensible. On peut les comparer à certains ‹ marquages illisibles › (unlesbare Markierungen) anagrammatiques (Haverkamp 2002, 163), par lesquelles, à la surface du texte, on renvoie finalement, selon Anselm Haverkamp, au traumatisme fondamental de l’histoire mais sans qu’il puisse être complètement représenté. Le mélange des langues aliène le texte, l’encombre et pousse ainsi les lecteurs et lectrices à tirer la conclusion que l’histoire en texte clair (Klartext) n’existe pas (Haverkamp 2002, 166). Les mots qui se démarquent du corps du texte comme étant étrangers vont à l’encontre de la présentation d’une narration totalement compréhensible et invitent à réfléchir aux questions de la compréhension et de la traductibilité. Ils offrent par conséquent la possibilité à lire l’Histoire comme l’histoire des traumatismes subis en son sein et à aller les chercher dans l’illisibilité de ce qui s’est passé (Haverkamp 2002, 162).
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2 Contexte historique Les recherches de la linguistique historique ont montré dans quelle mesure l’oppression et le meurtre par les nationaux-socialistes des Juifs et Juives d’Europe, des opposants politiques et des minorités sociales et ethniques jugées « encombrantes » se sont accompagnés d’une politique linguistique spécifique. Les groupes de victimes étaient dévalorisés verbalement (par exemple au moyen de métaphores sur la vermine) et la création d’euphémismes et de pseudo termini technici cyniques devait camoufler les déplacements dans les camps, les sévices ainsi que l’organisation et la mise en œuvre de la tuerie collective (Klemperer 2010 [1947] ; Forster 2009 ; Schlosser 2013). Dans les camps de travail et d’extermination, on a vu se former des ensembles singuliers de langues disparates, empreints de leur effroyable réalité. Dès la fin de la guerre, ces ensembles ont été étudiés en détails par les scientifiques qui ont focalisé leur attention sur le lexique (Amsler 1945 ; Cressot 1946 ; Oschlies 1986 ; Jagoda et al. 1987). Heidi Aschenberg (2002 ; 2006a), Nicole Warmbold (2008) et Pascaline Lefort (2012) en ont entrepris des analyses linguistiques englobant non seulement les aspects socio- et psycholinguistiques, mais aussi rhétoriques, stylistiques sans oublier ceux de la linguistique historique. Ainsi, dans les camps, toute une série de concepts ont été créés ou ont subi un changement de connotation : d’une part, afin de décrire les positions dans la hiérarchie du camp, comme Häftling ou Blockältester ; d’autre part, pour se référer aux lieux ou aux processus au sein de l’espace concentrationnaire, comme l’emploi du mot Effektenkammer pour désigner le lieu où l’on entreposait les objets et les vêtements dérobés aux déportés, celui de Wachstube pour la chambre de torture, celui de Sonderbau ou puf pour le lieu de la prostitution forcée ou encore celui de Sonderbehandlung pour le meurtre par injection (Jagoda et al. 1987 ; Max 1946 ; Langbein 1972, 26‒33). La lagerszpracha (Oschlies 1986, 101) forme donc un autre niveau de l’‹ univers concentrationnaire › linguistique et cette expression émanant d’Auschwitz illustre déjà le fait qu’il s’agit à la fois d’un ‹ jargon › érigé sur une base allemande à travers l’échange entre les interné·es, et, en même temps, d’une variété orale brisée, déviante de la compréhension civile de la langue. En général, l’expérience linguistique dans les camps se définit par une « situation de terreur » (Aschenberg 2006a, 236), par une violence verbale exprimée par les injures et les ordres proférés par les SS et les gardes. Le pouvoir totalitaire des Allemands avait en ce sens une dimension linguistique explicite, tandis que les autres langues nationales étaient dévalorisées à dessein et réduites dans les camps à une sorte de niveau dialectal (Oschlies 1986, 102). La langue des victimes a aussi été affectée dans les camps par la vulgarisation totalitaire (Aschenberg 2006a). Il existe de ce point de vue des traductions littérales partielles d’expressions allemandes propres aux camps exprimant sur leur modèle le mépris du genre humain (Jagoda et al. 1987, 253 ; Aschenberg 2006a), voire le cynisme : « Un mort porté sur une civière est un repas froid » (Cressot 1946, 16). L’existence d’un sabir propre empreint d’une variété de langues est attestée dans de nombreux camps (Taterka 1994 ; Warmbold 2008). Tadeusz Borowski (2000 [1946], 87) a
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par exemple parlé d’un « crematorium Esperanto » soulignant ainsi le cynisme que l’expérience du camp symbolise face à l’utopie d’une forme communicationnelle et linguistique supranationale alors dévoyée en un « global idiom of mass murder » (Langer 2004, 183). L’idiome généré dans le contexte de la tuerie collective varie dans chaque camp en fonction de la composition nationale des groupes de victimes, de leurs positions dans la hiérarchie interne au camp et évolue avec les nouvelles arrivées, les déportations et l’assassinat de ces différents groupes (Warmbold 2008, 11). Les expressions livrées sont elles-mêmes des témoignages spécifiques de l’expérience des camps (Jagoda et al. 1987, 259). Outre des mots quotidiens allemands supposément insoupçonnables que les déporté·es devaient s’approprier rapidement pour permettre une compréhension rudimentaire, on est saisi par la manière dont se reflètent, à travers certaines expressions de la lagerszpracha, les tourments, les chicanes, les absurdités et l’inhumanité des camps. Cet usage d’un idiome spécifique au camp montre les tentatives des interné·es de rendre compte de cet état de fait verbalement, notamment à travers la création de tournures marquées par une ironie macabre, tout comme par des jeux de mots translinguistiques, dans lesquels par exemple les expressions allemandes sont parodiées à travers des homophonies avec le polonais : Hakenkreuz devient alors skrakenkreuz (srać, poln.: chier) (Jagoda et al. 1987 ; Oschlies 1986, 107). D’autres expressions, dont la provenance n’est pas toujours claire, ont été forgées comme comme ci comme ça/organiser pour voler, Muselman pour décrire un prisonnier complètement vidé de ses forces et déjà condamné, idée que l’on retrouve également sous la forme de Schmutzstück/Schmuckstück dans le camp de femmes de Ravensbrück, enfin Kapo, Kanada pour les Effektenkammer, ou encore aschekomando pour les heftlinge, qui, à Auschwitz, devaient pelleter les cendres des cadavres dans la Vistule (Jagoda et al. 1987 ; Max 1946 ; Levi 1989, 50).
3 Analyses Les expressions en allemand ou en d’autres langues des camps qui trouvent un usage dans la littérature de témoignage charrient ce poids historique avec elles. Au regard de leur récurrence au sein de la mise en forme rhétorique et stylistique de ce qui a été vécu (Young 1988), elles doivent d’abord être lues comme le produit d’une narration rétrospective du camp. C’est la raison pour laquelle la présence de mots allemands dans un texte de témoin non-allemand déplace l’analyse du champ de la linguistique historique vers celui de la littérature. Il ne s’agit pas de considérer dans quelle mesure les textes analysés rendent compte d’une lagerszpracha historique, mais bien plutôt dans quelle mesure ils instrumentalisent le mélange des langues pour mettre en forme de manière littéraire l’expérience des camps et en thématiser ainsi les effets traumatiques sur la capacité de narration et sur l’intégrité linguistique des victimes. Une telle analyse peut prendre appui sur les aspects rhétoriques et stylistiques des travaux des linguistes sur les langues des camps (Lefort 2012) ainsi que sur des monogra-
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phies étudiant la fonction des changements de langue chez Primo Levi et Jorge Semprún qui, dans leurs textes, les mettent en scène de manière très consciente (Klein 1999 ; Riatsch 2007 ; Tidd 2008 ; Gramling 2012). Enfin, il est nécessaire d’évoquer le fait que certain·es auteur·es, parmi lesquels justement Levi et Semprún, ont également inséré dans leurs souvenirs, outre l’allemand, des citations issues d’autres langues. Si celles-ci peuvent certes être introduites pour évoquer la confusion linguistique et les difficultés de traduction, l’emploi d’une telle troisième langue, en plus de la langue de narration et de l’allemand, renvoie surtout à la situation et à la biographie linguistique de l’auteur·e et survient souvent dans le contexte d’un essai de communication entre prisonniers. Ce faisant, la focalisation sur l’allemand comme moyen stylistique intertextuel dans la confrontation avec la violence éprouvée prend un sens particulier.
3.1 La Tour de Babel La recherche a montré que la Tour de Babel était l’une des comparaisons issues de la Bible les plus souvent employées dans les souvenirs des survivant·es (Taterka 1994 ; Prescott 2010). Le récit mythique de la confusion des langues constitue ainsi un de ces topoi issus de la tradition littéraire, à l’aide duquel ce qui a été vécu peut être d’abord décrit puis transmis (Young 1988). Concrètement, la référence à Babel sert souvent, selon Prescott (2010, 81), à indiquer le mélange du bruit et de la violence à l’arrivée dans les camps ou lors d’autres déportations, celui des cris poussés dans maintes langues européennes et des hurlements accompagnés des coups des gardes et des SS. En outre, la comparaison du camp avec Babel exprime la destruction de l’idéal des aptitudes à la communication et à la parole, central pour toute idée d’humanité. Cette expérience se poursuit après la fin de la guerre puisqu’elle hante durablement la narration autour du camp dans la mesure où ce dernier reste caractérisé par la difficulté, voire l’impossibilité de comprendre et d’y être compris. Les deux aspects du topos sont illustrés de manière exemplaire dans Si c’est un homme de Primo Levi (Riatsch 2007, 93‒97 ; HaKarmi 2009). Lors de son arrivée, Auschwitz est comparé à Babel, parce que le déporté y est immédiatement confronté à l’impossibilité de se faire comprendre et à la rupture de l’ordre de communication civil :
[…] de tous les coins de la baraque, des voix ensommeillées et furibondes me crient : « Ruhe, Ruhe ! » Je comprends qu’on m’ordonne de me taire, mais comme ce mot est nouveau pour moi et que je n’en connais pas le sens ni les implications, mon inquiétude ne fait que croître. Le mélange des langues est un élément fondamental du mode de vie d’ici ; on évolue dans une sorte de Babel permanente où tout le monde hurle des ordres et des menaces dans des langues parfaitement inconnues, et tant pis pour ceux qui ne saisissent pas au vol. (Levi 2017, 57‒58)
La langue est ici rejetée à une extrême proximité du bruit et de la violence. Au niveau stylistique, l’évocation du chaos babélien, avec son recoupement de langues et de bruits désarticulés, est soutenue par l’amas d’expressions onomatopéiques (Sellam 2008, 62–
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66) tout comme par l’inscription de l’allemand et de l’italien dans le texte. Certes, la place donnée à la langue étrangère est ici sensiblement réduite – à la différence d’autres passages chez Levi – et cependant, l’allemand ‹ Ruhe › se voit attribuer une forme de polyvalence. D’abord, ce n’est pas parce que le narrateur ne le comprend pas que celuici n’est pas traduit (‹ Je comprends qu’on m’ordonne de me taire ›), mais parce qu’une rupture est ainsi marquée au niveau du texte, donnant à voir l’expérience d’un parler ‹ inouï ›, ‹ nouveau ›, étranger, qui frappe de plein fouet l’arrivant dans la réalité du camp – notamment par les beuglements et les hurlements. Que la vocifération soit justement associée à l’appel au calme est paradoxal : le mot n’est pas seulement étranger parce qu’il est allemand mais parce qu’au sein du camp, les conventions civiles linguistiques et symboliques ont perdu leur signification et que les mots ne peuvent plus transmettre fidèlement leur sens. L’écriture continue, après la sortie du camp, d’être hantée par cette expérience de l’inadéquation, voire de la destruction des normes linguistiques civiles. Levi rapproche pour cette raison, au centre d’Auschwitz – et plus encore de la narration sur Auschwitz –, la Tour du Carbure de Buna et la Tour de Babel : « Ses briques ont été appelées Ziegel, mattoni, tegula, cegli, kamenny, bricks, téglak, et c’est la haine qui les a cimentées ; la haine et la discorde, comme la Tour de Babel, et c’est le nom que nous lui avons donné : Babelturm, Bobelturm. » (Levi 2017, 105) La Tour du Carbure agit comme une image symbolique du pouvoir allemand fondé sur l’exploitation et l’extermination de différents groupes ethniques dont il convoque le souvenir à travers l’énumération des diverses dénominations linguistiques nationales de ses éléments constitutifs. En même temps, cette reproduction peut être lue comme une confrontation à cet état de fait qu’il n’existe pas de mot parfaitement valable de manière universelle pour décrire la vie au camp, mais au contraire de nombreux termes variés qui ne cessent de manquer leur référent. Quand il écrit sur Auschwitz, le narrateur semble se battre avec des difficultés de formulation d’ampleur babélienne. Le point de repère de l’écriture reste en cela le traumatisme de la destruction et de cette fatale perte de sens, ici désignée par la référence mythique correspondante : ‹ Babelturm, Bobelturm ›. Dans ce mot composé, l’allemand (‹ Turm ›) est directement amalgamé avec le nom biblique symbolisant la confusion des langues et le sacrilège. La comparaison du crime historique d’Auschwitz avec le scénario de la catastrophe mythique se poursuit à un niveau stylistique sous la forme du mélange des langues. On peut ici observer que les mots allemands constituent dans les récits sur la Shoah un double point de repère : historiquement, ils font concrètement référence aux camps et aux coupables allemands ; au sens figuré, ils se réfèrent à Babel et codent l’expérience de la destruction catastrophique de la compréhension et du dysfonctionnement de la langue.
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3.2 L’allemand sur le plan narratif Sur le plan narratif, on a recours aux mots allemands et aux empreintes linguistiques du camp afin de nommer les lieux, les processus et les hiérarchies. C’est le cas entre autres d’expressions comme Effektenkammer (Semprún 1994, 209), Steinbruch (Semprún 1994, 56), Obersturmführer (Semprún 1994, 38), Häftling (Levi 2017, 42), Sonderkommando (Semprún 1994, 69), Block (Rousset 1965 [1946], 45), Krätzeblock (Abadi 1995, 44), Essenskommando (Abadi 1995, 55), Kapo (Abadi 1995, 26), Blockhowa (Abadi 1995, 26), Krematorium (Rousset 1965 [1946], 25), Entlassen (Semprún 1994, 98). Ces mots traversent les témoignages de manière différente, souvent inégale et parfois de manière asystématique au sein d’un même texte. Correctement orthographié ou écrit phonétiquement, par endroits mis en italique ou traduit dans le texte, plus rarement accompagné d’un glossaire, ce fouillis illustre l’urgence perpétuelle au cours de laquelle ces mots ont été saisis au vol, dans un environnement où, comme le formule Primo Levi (1989, 90), on ne parle pas comme à des hommes mais comme à des animaux et où « il n’y avait pas de différence essentielle entre le hurlement et le coup de poing » (Levi 1989, 90). Les mots spécifiques au camp sont employés pour nommer aussi fidèlement que possible et semblent pourtant aliénants, démontrant que la traduction de l’expérience des camps en une forme narrative et linguistique civile touche à ses limites (Jagoda et al. 1987, 242 ; Gramling 2012, 167). Cela concerne tous les domaines d’expérience des camps. Odette Abadi (1995, 44), contrainte d’exercer comme médecin à Birkenau et Bergen-Belsen, évoque « ces mystérieuses Lagerskrankheit » et montre ainsi clairement que la maladie au sein du camp ne peut être comparée à la maladie en dehors du camp, de même que le Revier d’Auschwitz ne peut être comparé à un hôpital. Il en va de même pour la flieguerine, une graphie allemande déformée pour nommer une infirmière que l’on trouve constamment dans les souvenirs de Françoise Maous (1996, 136, 146, 147), résistante juive déportée à Auschwitz. David Rousset (1965 [1946], 34) parle quant à lui d’un Kapo qui, le dimanche, « aime chanter longtemps, avec quelques autres, de vieux Lieder sentimentaux ». Le mot allemand pour ‹ chanson › n’est pas uniquement employé parce que le Kapo chante en allemand, mais aussi parce que ce terme exprime la désautomatisation produite. Le fait de chanter un air à Neuengamme un dimanche ne connaît pas d’équivalent dans un environnement civil. De même dans le cas des épluchures de carottes pour lesquelles « Marcel est parti à la Schaelküche » (Rousset 1965 [1946], 41). Ce qui nécessiterait autrement une périphrase détaillée est condensé en un seul mot qui se démarque de la narration comme étranger mais qui, en même temps, s’inscrit immédiatement dans l’univers du camp. Selon Semprún (1994, 24), pour comprendre, ne serait-ce que de manière approximative, ce que le simple mot ‹ fumée › signifiait à Buchenwald, il aurait fallu « des heures, des saisons entières, l’éternité du récit ». Dans l’opérette qu’elle a composée à Ravensbrück, Le Verfügbar aux enfers, Germaine Tillion (2005, 168) parle encore du camp dans le cadre d’un ‹ cours d’allemand › parodique : « Tout le monde connaît l’expression ‹ se faire raouster › […] Et il
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faut reconnaître que c’est plus court et plus expressif que la traduction française ‹ se faire mettre dehors à coups de pied dans le bas du dos › ». L’effet de cette forme d’écriture est une texture qui s’affiche comme brisée à sa surface. À l’exemple de L’univers concentrationnaire de David Rousset paru en 1946, on peut illustrer la manière dont justement la volonté de saisir aussi fidèlement que possible le système du camp (Parrau 1995, 325–331) conduit à ce que le texte devienne par endroits difficilement compréhensible. Une reproduction mimétique de ce qui a été vécu est certes générée à travers la récurrence du vocabulaire concentrationnaire mais la reproduction s’obscurcit à travers les expressions inconnues et contraint donc le lecteur à l’interprétation. Agencé comme un reportage et renonçant aux commentaires, le texte de Rousset montre finalement le camp comme une « inconcevable Babel » (Rousset 1965 [1946], 117) et révèle, en dépit de l’intention documentaire, que l’histoire ne saurait être disponible sous forme de « Klartext » (Haverkamp 2002, 166).
3.3 L’allemand dans les discours direct et indirect Les discours direct et indirect constituent un large champ d’études du vocabulaire étranger. Ce qui semble le plus évident est la reproduction en allemand des ordres, chicanes et injures des SS et des gardes, ou, pour le dire autrement, le vocabulaire omniprésent du « Los, Schnell, Scheisse allemands » (Semprún 1994, 113). Abadi (1995, 24) illustre de manière marquante l’amélioration de ses connaissances de l’allemand au moyen des jurons lancés dans le camp : « ‹ Taisez-vous, Verfluchte Bande, Bleute Kuhen, Schmutzigen Judinnen, mettez-vous dix par dix ›. ‹ Bande maudite, vaches folles, juives crasseuses ›, on a fait des progrès, on connaît maintenant la traduction des injures. » Les mots allemands sont immédiatement couplés au souvenir de la violence et de l’extrême humiliation. Les jurons renvoyant à ces dernières dans le récit représentent de ce fait des témoins matériels de l’expérience concentrationnaire. La dépravation de la langue fait partie des éléments constitutifs de celle-ci et contamine également le récit de la victime : « Les insultes installent la journée dans les cerveaux, en français, en russe, en polonais, en allemand, en grec », lit-on chez Rousset (1965 [1946], 28). Tant Primo Levi (1989, 94) que Tadeusz Borowski (2000, 26) ont décrit la manière dont il importe, dans le camp, de graver les mots et les phrases dans sa mémoire sans les modifier. Ils mentionnent ainsi un phénomène que connaît la recherche psychanalytique : le lien fixe entre les souvenirs traumatiques et les expressions linguistiques qui leur sont liées (Amati Mehler et al. 2010, 187–228). Sándor Ferenczi (1972, 62) a montré à l’aide de mots obscènes que l’énoncé constitue lui-même le processus traumatique et qu’il contraint à une « regressiv-halluzinatorischen Belebung der Erinnerungsbilder ». Cela concerne autant les ordres que la violence verbale énoncés en langue originale. À certains endroits, l’énoncé rend ainsi clairement présent l’acte de violence qui lui est lié : on trouve par exemple « éviter les terribles Schläge » (Maous 1996, 107) ou « à crever lentement sous les jurons et les Gummi, dans un Kommando » (Rousset 1965 [1946], 59).
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Dans le cas des jurons et des ordres permanents, ce qui est énoncé représente le retour traumatique du souvenir de l’humiliation programmatique et de la dépravation totale de la langue humaine. C’est pourquoi certains mots allemands reviennent plusieurs fois, de manière significative, dans certains témoignages. Par exemple, dans les souvenirs de Denise Dufournier, prisonnière politique déportée à Ravensbrück, l’injure Stück pour désigner les prisonnières est tellement répétée qu’elle devient un symbole de la déshumanisation subie : « Je n’ai jamais été qu’un Stück parmi des milliers d’autres Stucke [sic !] » (1945, 13). Dans L’écriture ou la vie de Jorge Semprún (1994, 23, 24, 202, 203), l’appel « Krematorium, ausmachen ! » est également maintes fois répété. Il s’agit dans ce cas de l’ordre qui était donné la nuit, vers la fin de la guerre, afin de n’offrir aucun point d’orientation aux pilotes alliés. Le haut-parleur réveillait alors les prisonniers qui espéraient déjà la libération et les ramenait à la réalité mortelle. Après la libération, « ces deux mots allemands » (23) hantent régulièrement le narrateur dans ses rêves : « au lieu de me faire comprendre que je rêvais, […] me faisait croire que j’étais enfin réveillé, de nouveau – ou encore, ou pour toujours – dans la réalité de Buchenwald » (Semprún 1994, 202). Alors que par l’énoncé exact, le souvenir traumatique revient, son inscription dans une autre langue offre toutefois, à l’inverse, une possibilité de circonscrire le souvenir, de le repousser à partir de la réorganisation également essentielle du Moi en train de s’effectuer à travers la narration (Amati Mehler et al. 2010, 200‒202). Il existe, pour illustrer ce processus, une série de passages intéressants, dont l’enjeu pour le Moi est de se démarquer de l’Autre de manière clairement différenciée, processus à travers lequel le contact traumatique avec cet Autre justement se délite. Les souvenirs donnent ici accès à un procédé que l’on retrouve dans la littérature de fiction : un personnage est caractérisé de manière très efficace comme étranger si son discours est reproduit dans une autre langue que celle du texte du récit (Schmeling 2002,16). Abadi et Maous usent de cette stratégie narrative afin de décrire leur rencontre avec le bourreau des bourreaux, Josef Mengele : « Il me tape sur l’épaule : ‹ Gut ! › », écrit Maous (1996, 119) dans le passage qui traite de sa survie lors de la sélection à Auschwitz. Abadi (1995, 64‒68), qui fut contrainte d’y assister en tant que médecin, décrit également la sélection : « Mengele me regarde : ‹ Was ? › » et plus tard « ‹ Und ? Und ? › scande toujours Mengele à la fin de chaque phrase ». À la différence des injures, les mots allemands reproduits dans ces passages apparaissent d’abord moins expressifs et ont essentiellement la fonction de caractériser le discours du médecin comme se démarquant fondamentalement du récit des auteurs. Il est frappant dans les deux cas que cela arrive après un contact : corporel chez Maous, à travers un échange de regards, et verbal chez Abadi. Pour celle-ci justement, la scène est d’autant plus centrale qu’elle essayait, par sa position de médecin, de sauver des malades de la mort par la chambre à gaz en falsifiant des diagnostics, mais qu’elle devait être présente aux côtés de Mengele lors de la sélection, celui-ci allant jusqu’à adopter une forme de comportement collégial à l’égard des médecins du camp. La possibilité, à travers le discours allemand, de différencier clairement les propos de Mengele du texte de ses souvenirs doit ici être lue comme une tenta
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tive pour mettre à distance, au moins de manière rétrospective, cette insupportable proximité. D’autres textes emploient également l’allemand afin de circonscrire le traumatisme d’un moment d’échange avec les Allemands que l’on peine à classer. Dans Si c’est un homme de Levi, le narrateur est soumis à un examen de chimie en allemand. La scène, à travers le rappel de son métier civil, est déterminante pour sa volonté de survie et le recouvrement d’une identité propre (Patruno 1995, 19). Dans une situation d’examen éprouvée rétrospectivement comme irréelle, le narrateur fait face au bourreau allemand présenté comme « le Doktor Ingenieur Pannwitz » (Levi 2017, 152) : « Aucune communication possible » (Levi 2017, 153‒154). Mais c’est pourtant bien cette communication qui a lieu par la suite dans l’échange ayant pour objets les éléments chimiques. Le medium de cet impossible échange est la terminologie technique – allemande. Les mots allemands dans le récit italien de l’épisode mettent en valeur la dimension linguistique de la rencontre et rappellent également le constat de Levi selon lequel sa connaissance de l’allemand est essentielle pour survivre, ne serait-ce qu’à court terme (Levi 1989, 94). En même temps, les mots non traduits désignent l’examen de chimie comme le lieu où, pendant un instant, une communication avec le bourreau a lieu, même si elle est inégale et forcée. Or ce lieu, parce qu’il est traumatique, doit rester séparé de la réorganisation linguistique et narrative du souvenir. Jorge Semprún fait également référence à la connaissance de l’allemand acquise dans sa jeunesse en la liant directement à la question de ses possibilités de survie à Buchenwald. Dans L’écriture ou la vie, il décrit l’enregistrement à Buchenwald. Celui-ci est mené par un communiste allemand qui fait partie des prisonniers assignés à l’administration concentrationnaire. Lorsqu’il l’interroge sur sa profession, Semprún répond « Philosophiestudent » et se voit répondre « Das ist doch kein Beruf ! ». Le narrateur saisit alors l’occasion de faire un bon mot pour témoigner de ses connaissances en allemand et ouvrir potentiellement un nouveau chapitre dans sa vie au camp : « Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire une astuce de khâgneux germaniste. – Kein Beruf aber eine Berufung ! […] Il appréciait mon jeu de mots […]. C’est à dire, il appréciait ma maîtrise de la langue allemande » (Semprún 1994, 117). Le communiste allemand fait alors comprendre au narrateur qu’il devrait plutôt se présenter comme ouvrier qualifié, ce que ce dernier ne comprend pas sur le moment. En 1992, à l’occasion d’un documentaire, Semprún revient pour la première fois à Buchenwald et y apprend que sur sa carte d’enregistrement n’était pas noté Student : « il n’avait pas écrit Student, le camarade allemand inconnu. Poussé sans doute par une association phonétique, il avait écrit Stukkateur » (Semprún 1994, 381). Cette découverte fait à Semprún l’effet d’un choc : « Je tenais ma fiche à la main, un demi-siècle plus tard, je tremblais. […] ce mot absurde et magique, Stukkateur, qui m’avait peut-être sauvé la vie » (Semprún 1994, 383). Avec un retard d’un demi-siècle, le narrateur comprend ce que le ‹ camarade allemand › voulait clairement lui signifier, à savoir combien ses chances de survie à Buchenwald étaient minces. D’un point de vue psychanalytique, un traumatisme existe quand la dangerosité de la situation pour le Moi est seulement reconnue
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(et évacuée) a posteriori (Caruth 1996, 6). C’est exactement ce qui se joue ici par le retour à Buchenwald : le temps qui a passé depuis la libération est reconnu comme un état de latence traumatique. Le mot Stukkateur y prend la fonction d’un « mot de passe » (Semprún 1994, 388). Semprún y lit la foi en la vie, un geste de solidarité et d’internationalisme, « une idée généreuse de l’homme » (1994, 386). En cela, l’auteur parfait pour ainsi dire la formulation de l’aspect ‹ magique › que le mot acquiert à ses yeux au moment de la lecture rétrospective : il semble qu’une rencontre entre deux communistes de nationalités différentes lui a sauvé la vie et le souvenir de cette rencontre semble rétablir l’idéal d’une humanité foulée aux pieds à Buchenwald. La foi en la langue – même la langue allemande – comme medium puissant de l’intercompréhension se voit réhabilitée dans cette utopie de compréhension humaine se réalisant essentiellement autour d’un jeu de mots. Le mot Stukkateur apparaît aussi ‹ magique › qu’‹ absurde ›, parfaitement insensé et imprévisible. Il est possible que l’épisode entier ait eu une importance dérisoire dans le combat pour la survie, et qu’il n’ait acquis un sens que dans sa construction rétrospective. Placé à la fin de son principal ouvrage sur Buchenwald, l’épisode renvoie pourtant de nouveau au début de celui-ci et montre, comme cela est caractéristique de l’œuvre de Semprún, qu’il ne faut cesser d’interroger de nouveaux éléments à propos de la narration de l’expérience concentrationnaire : un dépassement qui clôturerait le texte demeure empêché (Neuhofer 2006 ; Vordermark 2008). Par leur mise en italique et leur caractère intraduisible, Student et Stukkateur définissent sous la forme d’un « double telling » (Caruth 1996, 7) le traumatisme d’avoir été directement menacé de mort et d’avoir pourtant survécu. Voilà ce qui est donné à lire de manière codée et ce à quoi réfèrent finalement tous les mots allemands considérés et stigmatisés comme étrangers dans le texte : la peur de la mort, qui, en tant que caractéristique du traumatisme, est au fondement du récit rétrospectif du survivant mais ne peut jamais s’y résoudre totalement.
3.4 Changement de langue et métaréflexion L’œuvre de Jorge Semprún permet de comprendre la question d’un lien programmatique entre le changement de langue et les processus du souvenir. Elle prend une importance particulière parce que l’auteur bilingue franco-espagnol témoigne d’une sensibilité particulière aux questions de l’emploi de plusieurs langues et de la traduction (Schleiss 2011). La langue (principale) de son œuvre, le français, est ainsi déjà une « langue de l’exil » (Semprún 1994, 353) marquée par le sceau de la fuite hors de l’Espagne de Franco. La réflexion à propos de l’influence de la violence vécue sur la langue, voire sur le choix concret de la langue, est une constante de son écriture (Durán 2004 ; Tidd 2008). Dans ses textes sur Buchenwald, il combine également de manière systématique le multilinguisme et la traduction avec des indications métaréflexives sur la représentation et la compréhensibilité de l’expérience des camps (Tidd 2014, 21).
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Le passage clef à cet égard se situe dans L’écriture ou la vie. L’auteur y décrit comment, lors de la remise du Prix Formentor en 1964 à Salzburg, lui sont transmises les différentes traductions de son premier livre Le grand voyage. Sa méconnaissance du processus ne change que le jour où il doit recevoir la traduction de son œuvre française dans sa langue maternelle, l’espagnol. L’éditeur lui explique alors que la censure du régime de Franco a interdit la publication d’une traduction du livre en Espagne. Le grand voyage a finalement dû être imprimé à Mexico mais les exemplaires n’ont pas été prêts à temps, si bien qu’on remet à l’auteur un exemplaire de son roman dans lequel les pages sont restées blanches (Semprún 1994, 350). La vue de ces pages blanches provoque une nouvelle blessure : ce qui avait été posé sur le papier avec tant d’efforts a de nouveau été effacé. Cela est naturellement renforcé par le fait que la traduction concernée par l’effacement n’est pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de « la langue originaire » (Semprún 1994, 351), la langue maternelle de l’auteur. La censure du régime de Franco confirme et reproduit par conséquent la première expulsion contrainte de cette langue. Dans cet épisode parabolique, la narration dans la langue originaire devient un espace vide tandis que le texte existant n’a toujours été qu’une transcription. Cette langue de l’origine, indemne, demeurée intacte en dépit des événements, est inatteignable et c’est la raison pour laquelle Semprún travaille toujours avec différentes langues. On peut également prendre en compte l’inscription de citations littéraires et philosophiques allemandes, espagnoles et italiennes dans cette perspective. À travers elles, l’auteur nous rappelle que l’idéal culturel européen humaniste et cosmopolite a été détruit par la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Ursula Tidd (2014, 100) en a conclu que le multilinguisme dans les textes de Semprún servait à s’élever contre cette catastrophe et à marquer le potentiel d’une « restauration » de la civilisation multiculturelle. Il faut néanmoins souligner que précisément ces citations allemandes, parmi lesquelles on compte des extraits de Kant, de Goethe ou de Brecht, évoquent le traumatisme de la rupture de civilisation puisque la culture humaniste et la politique de destruction nationale-socialiste ont partagé une même langue : « [L]a langue allemande : langue de commandement et d’aboiement S. S. – […] langue de Kafka, Husserl, de Freud » (Semprún 1994, 372). Cette tension incomprise est notamment représentée par le fait que dans le texte, les mots désignant la politique de destruction nationale-socialiste – comme Sonderkommando (Semprún 1994, 69) – sont mis en valeur de la même manière que les références à Goethe – Das Gartenhaus (Semprún 1994, 107) –, proposant par ce biais un reflet de la constellation qu’offre la superposition topographique de Buchenwald et de Weimar. Dans une mémoire plurilingue européenne qu’appelle de ses vœux l’œuvre de Semprún, l’allemand devient une signature traumatique, tant sous son aspect de langue des camps que dans les citations littéraires érudites, dans la mesure où s’y exprime le moment finalement incompris du revirement de la culture vers la barbarie.
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4 Conclusion L’analyse de l’utilisation de la langue allemande dans les témoignages de survivant·es de la Shoah comme ceux de Primo Levi, de Jorge Semprún, d’Odette Abadi, de Françoise Maous, de Denise Dufournier et de David Rousset démontre que le mélange linguistique permet d’aborder les questions de la traductibilité de l’expérience traumatique au sein d’un texte par ailleurs cohérent. Dans un premier temps, nous avons analysé le poids historique évident des mots allemands dans les textes français et italiens : la langue allemande est considérée comme l’outil de la politique d’extermination nazie, comme le mode d’expression principal des camps de concentration et d’extermination. Les textes rédigés après coup citent des expressions allemandes et rappellent ainsi le cynisme des tueurs et la banalisation des crimes commis dans les camps. En même temps, les ‹ dénominations originales › allemandes des actes de violence subis dans les camps sont difficilement traduisibles dans une langue civile. Nous avons ensuite étudié l’utilisation métaphorique de la confusion linguistique s’appuyant sur le récit mythique de la Tour de Babel. Plusieurs auteur·es utilisent la comparaison avec Babel pour illustrer l’avilissement, la violence et la destruction de la communication humaine dans les camps. Des exemples concrets montrent comment les mots allemands ne transportent pas seulement des souvenirs de situations très spécifiques mais font également référence, par méta-réflexivité, à la difficulté de trouver a posteriori une langue pour désigner ces expériences. L’utilisation des mots allemands permet de briser le flux narratif. Parallèlement, ils révèlent qu’il est impossible de traduire directement la violence dans le témoignage. Les mots allemands marquent le fait que certains éléments de l’expérience restent étrangers et incompris. Il ne s’agit toutefois pas d’un ‹ inexprimable › : il faut sans cesse se confronter à la tâche de la traduction et y impliquer lecteurs et lectrices.
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Christian Delage
18 Shoah – Images en question Résumé : L’historiographie de la Shoah a intégré tardivement l’image comme document principal ou secondaire d’une recherche savante. S’agissant des images des camps, il a en effet fallu procéder à un travail de documentation, parfois d’inventaire et de critique des sources, pour établir sur des bases solides leur lecture et leur diffusion publique. Les travaux de Barbie Zelizer et de Clément Chéroux ont ouvert la voie à une prise en compte distanciée de ces images, qu’elles proviennent des nazis eux-mêmes ou des Alliés à la libération ou à l’ouverture des camps. Leur usage a cependant fait l’objet de vives polémiques, que ce soit lors de la sortie en salles du film de Steven Spielberg La Liste de Schindler (1994) ou dans le cadre de l’exposition ‹ Mémoire des camps › tenue à l’hôtel de Sully, à Paris en 2001. Il s’est depuis banalisé, comme en témoignent les nombreuses expositions tenues au Mémorial de la Shoah, à Paris. Présente ou manquante, l’image des ‹ atrocités nazies › renvoie à des questions fondamentales d’éthique et de bonne distance entre l’opérateur et le sujet, toujours d’actualité aujourd’hui.
Mots-clés : génocide, Histoire, image, mémoire collective, mémoire culturelle, photographie, Shoah, traumatisme, visualisation
1 Introduction Dans l’immense littérature consacrée depuis la Seconde Guerre mondiale à la Shoah, l’analyse des images a été tardivement prise en compte et en représente, encore aujourd’hui, une part mineure. Pourtant, la quête, pendant la guerre, de témoignages visuels – autant que scripturaires (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance) – des ‹ atrocités nazies ›, puis le regard porté par les Alliés lors de la libération des camps en 1944–1945, enfin les actualités, films de fiction et documentaires produits depuis 1945 (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma) constituent un corpus conséquent, ouvrant des interrogations fécondes sur leur genèse et leurs usages publics. L’historiographie ne s’est vraiment développée qu’entre 1980 et 2000, avec notamment les publications de Robert H. Abzug, Dagmar Barnouw, Renata Boguslawska-Swiebocka et Teresa Cegtowska, Cornelia Brink, Clément Chéroux, Georges Didi-Huberman, Anne Grynberg et Christian Delage, Marianne Hirsch, Annette Insdorf, Stuart Liebman, Marie-Anne Matard-Bonucci et Édouard Lynch, et Barbie Zelizer. Il convient également de tenir compte du travail de recherche et de valorisation des archives filmiques effectué dans des institutions comme le Musée-mémorial de l’Holocauste (Washington), le Fritz Bauer Institut (Francfort-sur-le-Main) ou le Mémo
Christian Delage, Institut d’histoire du temps présent, CNRS/Université Paris 8 https://doi.org/10.1515/9783110420746-018
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rial de la Shoah (Paris) (↗11 Seconde Guerre mondiale – Les mémoriaux et les musées). Aujourd’hui, même si l’on continue à découvrir des fonds plus ou moins inédits (comme les archives soviétiques, par exemple), le temps est venu d’historiciser les manières de produire ces images, fixes et animées, et de se les approprier après-coup. Les questions qu’elles ont posées à leurs auteurs relèvent d’une éthique de la bonne distance et de la recherche d’une figuration appropriée, seule à même de nous donner une place de spectateur. Cependant, ces images de l’après ont eu à composer avec celles, prises sous le Troisième Reich, par les nazis eux-mêmes. Même si celle-ci ont pu précisément buter sur des problèmes de réception, elles ont joué un rôle important dans la politique concentrationnaire et, plus rarement, dans les camps d’extermination. La mémoire de la Shoah est ainsi composée d’une représentation interne, faisant l’objet d’une diffusion très contrôlée, et d’un regard externe, survenu cependant après l’événement, avec quelques images prises par des déporté·es, parvenues pendant et après la Shoah.
2 L’image manquante Le 20 mars 1933, Heinrich Himmler, alors chef par intérim de la police de Munich, organise une conférence de presse pour annoncer l’ouverture, dans la banlieue de la capitale de la Bavière, du camp de Dachau, prévu pour accueillir 5 000 personnes, présentées comme mettant « en danger la sécurité de l’État » (« Ein Konzentrationslager für politische Gefangene in der Nähe von Dachau », 1933). Les journalistes présents, correspondants de la presse bavaroise, se contentent de rapporter les propos de Himmler. Ils ne seront pas admis à visiter le camp, encore moins à y prendre des photographies. Trois semaines plus tard, à la mi-avril, les premières exécutions de prisonniers ont lieu. À ce moment-là, une jeune reporter française, Marie-Claude Vogel (bientôt épouse VaillantCouturier), se rend en Allemagne :
En 1933, j’avais vingt ans et j’étais reporter-photographe, rapporte-t-elle. Trois mois après la prise du pouvoir par Hitler, mon journal m’a envoyée en Allemagne comme ‹ touriste › pendant les vacances de Pâques. J’ai connu cette atmosphère d’hystérie chauvine et raciste chez les uns, de crainte permanente chez les autres. J’ai rencontré les premiers résistants à Hitler, des militants clandestins du Parti communiste. (Vaillant-Couturier 1983, 11)
Elle se rend près des camps d’Oranienburg et de Dachau, et, en cachant son appareil dans une écharpe, parvient à en prendre quelques clichés. Ces images sont publiées en France le 3 mai dans un numéro spécial du magazine VU que dirige le père de la photographe, Lucien Vogel, sous le titre « VU explore incognito le IIIe Reich ». VU, créé en 1928, avait notablement innové dans la presse magazine, en donnant à la photographie davantage qu’un statut d’illustration : « Conçu dans un esprit nouveau et réalisé par des moyens nouveaux, Vu apporte en France une formule neuve : le reportage illustré d’informations mondiales » (11), exposait Lucien Vogel dans l’éditorial du premier numéro, le 21 mars 1928. Cette question de l’interaction entre texte et photographie
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prend ici toute son importance car dans les images – fixes ou animées – qui vont nous intéresser, le rapport de complémentarité des deux est essentiel. Observons ainsi la photographie mise à la une du magazine, qui représente deux files de prisonniers dans une cour, se tenant debout face à des gardes du camp. La position très oblique de la prise de vues rend particulièrement perceptible le caractère oppressif de ce moment, d’apparence militaire mais qui, en portant le regard vers les hommes dont l’ombre portée marque l’alignement strict, montre qu’il s’agit de civils.
Figure 1 : Photographie de Marie-Claude Vogel, publiée dans VU, n° 268, 3 mai 1933 (détail de la couverture) © musée Nicéphore Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône.
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La deuxième photographie insiste sur le contraste entre l’aspect anonyme des bâtiments du camp, qui pourrait en dissimuler le statut, et la présence de drapeaux nazis, qui en affiche la dimension politique.
Figure 2 : « Entrée latérale du camp de concentration de Dachau. À gauche, le drapeau nazi et au-dessus le drapeau de la garde noire d’Hitler. » Photographie de Marie-Claude Vogel, publiée dans VU, n° 268, 3 mai 1933, p. 676 © musée Nicéphore Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône.
Figure 3 : « Notre envoyé spécial a pu prendre à travers la grille cette photographie de prisonniers du camp de Oranienburg recevant exceptionnellement, à l’occasion des fêtes de Pâques, des membres de leur famille. » Photographie de Marie-Claude Vogel, publiée dans VU, n° 268, 3 mai 1933, p. 676 © musée Nicéphore Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône.
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Enfin, la troisième, qui évoque le camp d’Oranienburg, est la plus complexe. Elle se donne pleinement comme une image ‹ volée › (partie gauche floue, partie droite voilée par des branchages), tout en laissant voir une apparente décontraction des personnes qui s’y trouvent, assises ou allongées dans l’herbe. Le lecteur de VU pourra en déduire qu’il s’agit là d’une seule situation d’internement provisoire, ce qui était le cas. Mais comme l’image prend la suite de celles consacrées à Dachau, où des prisonniers ont déjà été tués, ce que ne sait pas Marie-Claude Vogel, une certaine confusion peut se produire dans l’appréciation générale de la situation. À ce moment-là, l’administration nazie ne rejette pas encore les images des camps dans le domaine de l’interdit. Sans doute à cause de la possibilité de voir des reportages comme celui de Marie-Claude Vogel se développer sans contrôle, elle en commandite elle-même, en particulier auprès de Friedrich Franz Bauer, qui avait ouvert avec son frère un studio à Munich dans les années 1920, tout en rejoignant les SA (1922) puis la SS (juillet 1933), et en devenant le photographe officiel de Himmler. Le premier reportage de Bauer, intitulé « Die Wahrheit über Dachau » (« La vérité sur Dachau »), publié le 16 juillet 1933 dans le Münchner Illustrierte Presse, veut montrer que les détenus sont bien traités et que « ces hommes », selon la légende d’une des planches photographiques, « une fois leur éducation achevée, rejoindront les rangs du national-socialisme allemand… » (1933, 854). Le camp fait l’objet à nouveau d’un reportage, « Konzentrationslager Dachau » (« Le camp de concentration de Dachau »), dans l’Illustrierter Beobachter du 28 juin 1936. En 1933, comme en 1936, les images peuvent toutefois se lire différemment, en dépassant la question de savoir si elles disent ou non la vérité sur les détenus. En effet, comme le rappelle Ilsen About, l’acte photographique fait également partie de l’organisation interne des camps, employé « tour à tour comme un instrument bureaucratique, scientifique et de propagande » (2001, 29), et la procédure d’enregistrement des détenus s’accompagne systématiquement d’une prise de vue d’identité, qui s’apparente à une forme d’anthropométrie raciale. Ce type de fichage des déportés s’inscrit également dans la comptabilité criminelle qui précèdera, le moment venu, leur mise à mort. Du mensonge sur la réalité du traitement infligé aux déportés, on passe insensiblement à l’appropriation du medium photographique à des fins administratives et idéologiques, en vue de convaincre la population de la nécessité de cliver la société en distinguant les bon·nes Allemand·es des parasites qui la gangrènent, et en laissant croire qu’ils peuvent être réhabilités.
3 L’image taboue En amont du processus génocidaire, les nazis cherchent alors à donner une forme visuelle à leur politique de discrimination raciale et antisémite, que ce soit dans des films en 16 mm destinés à être montrés en classe, dans des documentaires en 35 mm diffusés dans toutes les régions du Reich, ou grâce à des films de fiction montrés en salles.
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Cette production, certes très minoritaire, s’inscrit dans le cadre d’une propagande pensée et inaugurée très tôt, qui relie volontiers la vision nazie du monde à l’exaltation de la Heimat, incarnée par le film de nature ou patrimonial. Les nazis ont en effet eu le temps, dans les années conduisant à la prise du pouvoir, de se familiariser avec le rôle de la propagande visuelle, dans un contexte où ils devaient tenter de contredire celle de leurs adversaires et faire triompher la leur. Ils ont alors volontiers regardé ce que les cinéastes allemands, soviétiques ou américains ont réalisé, dans le genre de la fiction, mais également de l’actualité et du documentaire. Le premier concerné, Joseph Goebbels, a compris qu’il fallait s’efforcer de soutenir la visée politique par une exigence artistique. Un peu avant que Marie-Claude Vogel ne s’apprête à entrer en Allemagne, le jeune directeur du Musée d’art moderne de New York, Alfred H. Barr, dont la santé fragile avait été encore amoindrie par l’intense activité qu’il avait déployée pendant les trois années de sa prise de fonction, y séjournait depuis un mois, venu à Stuttgart pour consulter un médecin réputé, le docteur Otto Garthe. Depuis Stuttgart, Barr prend connaissance du communiqué de presse rendant compte du discours prononcé le 3 avril à Berlin par le Ministre du Reich pour la Propagande et l’Information du peuple, devant les professionnels du cinéma réunis à l’hôtel Kaiserhof. Goebbels y évoque les films qui ont fait sur lui « une extraordinaire impression ». Il cite ainsi Le Cuirassé Potemkine, réalisé en 1925 par Serguei M. Eisenstein, en exposant :
Ce qui le distingue, c’est sa qualité spirituelle. Toute personne indécise dans ses convictions peut se trouver convertie au bolchévisme par ce film. Il met en évidence que la propagande peut être très bien intégrée dans une œuvre d’art et que même les pires idées peuvent se propager si l’œuvre d’art est suffisamment convaincante (Barr 2005 [1934], 14).
Barr en déduit que cet éloge montre que Goebbels connaît son sujet, car le film d’Eisenstein est sûrement une des grandes œuvres d’art du vingtième siècle. Sa peur de l’élément propagandiste dans Potemkine est quelque peu exagérée, mais se retrouve dans le fait que les films soviétiques, qui avaient été projetés en Allemagne avec la plus grande liberté, sont aujourd’hui interdits, si ce n’est, on le devine, pour l’instruction des réalisateurs allemands. (Barr 2005 [1934], 14)
Le fait de ne pas montrer, dès leur ouverture, les camps de concentration, n’a donc pas empêché une certaine propagande politique, raciste et antisémite de se déployer, en cherchant à lui donner une forme ‹ esthétique › appropriée. Mais elle a dû se résoudre à emprunter, sauf à de rares exceptions près (comme Le Juif Süss (Jud Süß) réalisé par Veit Harlan en 1940, et analysé par Claude Singer, 2003), le chemin plus discret du film pédagogique car elle a buté sur des problèmes de figuration et de réception. Ainsi, avec Erbkrank (Malade héréditaire, 1934) et Alles Leben ist Kampf (Toute vie est lutte, 1934), les nazis plaident pour une politique de discrimination des personnes handicapées physiques et mentales, préparant l’opinion à leur future extermination, en rendant responsables le ‹ système › de la République de Weimar et les Juifs et les Juives du coût présenté
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comme exorbitant de leur prise en charge par l’État. Mais, avec Der Ewige Jude (Le Juif éternel, Fritz Hippler, 1940), les nazis butent sur un obstacle. En effet, l’image dispose d’un pouvoir beaucoup plus fort que le mot quand il s’agit de donner une vision réaliste à une propagande extrême : à trop vouloir distordre négativement la figure humaine quand il s’est agi de discriminer les Juifs, les spectateurs et spectatrices n’ont pas suivi, choqué·es, même si ils et elles étaient idéologiquement convaincu·es, par la vue de personnes en détresse ou dont l’apparence physique était volontairement dégradée. Siegfried Kracauer a bien compris cette difficulté quand il explique :
Alors que les nazis continuaient à pratiquer, à imprimer et à radiodiffuser leur antisémitisme racial, ils réduisaient son rôle dans les films de guerre, comme s’ils hésitaient à le répandre par des images. À l’écran, les activités antijuives étaient plutôt tabou comme, par exemple, les camps de concentration et les stérilisations. Tout ceci peut être fait et propagé par l’écrit et dans des discours, mais résiste obstinément à une représentation visuelle. L’image semble être l’ultime refuge de la dignité humaine violée. (Kracauer 1987 [1947], 348)
L’ouverture, dans le plus grand secret, des camps d’extermination conduit à l’officialisation de l’interdiction d’en représenter et d’en diffuser, par l’image fixe ou animée, le fonctionnement criminel. Mais elle n’interrompt pas le processus de fichage d’identité et même la fabrication d’albums photographiques montrant dans certains cas, comme dans le fameux ‹ Album d’Auschwitz ›, la préparation du processus de l’extermination. La pratique de constituer une sorte de fichier illustré des déporté·es avant de les fusiller ou de les gazer n’est pas spécifique des nazis. Elle est partagée par les Soviétiques lors de la ‹ Grande Terreur ›, qui marque la condamnation et la fusillade de 750 000 citoyen·nes soviétiques d’août 1937 à novembre 1938. Retrouvées après-coup, ces images, comme celles faites par les nazis, posent problème quant à leur usage, comme l’a bien montré Thomasz Kizny :
Les personnes arrêtées sont photographiées de profil et de face, sur un fonds uniforme, conformément aux normes de la photographie d’identité établies par Alphonse Bertillon dans la seconde moitié du XIXe siècle et adoptées aussitôt dans la Russie tsariste. […] Alors que pour Bertillon, la photographie policière était destinée à l’instruction de l’affaire ou à la possible identification d’un suspect en cas de récidive, la photographie d’un condamné avant son exécution soulève la question du sens de ces portraits pour l’appareil de répression. (Kizny 2015, 109)
Les Khmers rouges procèderont de la même manière dans la prison de Tuol Sleng, où les personnes enfermées étaient photographiées avant d’être soumises à l’aveu, torturées, puis exécutées. Le régime avait commandité ces images à un photographe professionnel, Nhem En. En réalisant S 21, la machine de mort khmère rouge (2003), le réalisateur francocambodgien Rithy Panh en a exhumé quelques-unes. En 2012, le Centre de documentation du Cambodge (« DC-CAM ») en a reçu en dépôt plus d’un millier, qui ont permis à certaines familles concernées d’identifier leurs proches, disparus entre 1975 et 1979.
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Aujourd’hui, la réception de ces images est donc partagée entre l’effroi de fixer les regards de personnes assassinées peu de temps après la prise de vues, et la reconnaissance de l’importance d’avoir retrouvé, montré et désormais conservé des traces de crimes dont tout avait été fait, sur le moment et parfois après-coup, pour qu’ils disparaissent de la mémoire publique.
4 Le témoin bouleversé Les images faites par les bourreaux posent toujours problème quand il s’agit d’en comprendre la production ou de les donner à voir. Pour importante que soit leur qualité de trace d’un événement tenu à distance géographique et publique, les images fixes ou animées prises lors de la première phase de la ‹ Solution finale ›, et montrant les exécutions en plein air commises par les Einsatzgruppen, possèdent une violence frontale difficilement soutenable, qui s’explique d’ailleurs par le fait qu’elles devaient constituer des trophées pour les tueurs. Ces images ont durablement marqué, dans leur jeunesse, des personnalités aussi diverses que Susan Sontag, Alice Kaplan ou Georges Didi-Huberman. La première raconte ainsi que la découverte des images des camps de Bergen-Belsen et de Dachau, en 1945, alors qu’elle avait douze ans, a marqué un tournant dans sa vie. Cependant, elle s’interroge : « À quoi bon les avoir vues ? Ce n’étaient que des photos : photos d’un événement dont j’avais à peine entendu parler et auquel je ne pouvais rien changer, d’une souffrance que je pouvais à peine imaginer et que je ne pouvais en rien soulager » (Sontag 2000 [1973], 14). Après la mort de son père, qui avait été procureur adjoint au procès de Nuremberg, Alice Kaplan a fouillé dans son bureau et y a trouvé une enveloppe remplie de photographies prises à la libération des camps de concentration nazis. Il s’agissait de piles de cadavres, de survivant·es décharné·es, et elle considéra alors qu’il fallait les montrer à ses camarades de classe : « Je leur ai parlé des camps, de Hitler, du nombre de Juifs morts. Pour les choquer. Ils devaient savoir ! Il fallait que je le leur dise. Peut-être étaitce mon père qui me manquait. J’essayais de faire ce qu’il aurait voulu, et d’agir comme lui » (Kaplan 1993, 31). Enfin Didi-Huberman raconte :
Je suis né et j’ai vécu mon enfance dans un appartement où il y avait deux pôles. Mon père était peintre et donc le premier pôle c’était l’atelier et c’était un endroit où l’on fabriquait de la beauté, disons, de belles choses qui étaient de l’ordre d’une sorte de surréalisme. Et puis il y avait le pôle je dirais maternel, c’est-à-dire un très grand silence et des livres quelque part dans une bibliothèque un peu cachée sur la Shoah. (12 images pour le meilleur et pour le pire, 00:44:1’25)
Au premier pôle correspond une reproduction de Vermeer, La jeune fille à la perle (1665) et au second la photo ci-dessous :
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Figure 4 : « Ukraine 1942 – Judenaktion in Ivangorod » (« Ukraine 1942 – Action juive à Ivangorod »), United States Holocauts Memorial Museum.
Cette photographie, qui date de 1942, et dont l’auteur est inconnu, montre des membres de la police allemande mettant en joue des Juifs et des Juives d’Ivangorod (Ukraine) qui viennent juste de terminer de creuser leur propre tombe, avec, au centre de l’image, une mère portant son enfant dans les bras. Elle a été retrouvée par des membres de l’armée polonaise (Polish Home Army) à l’intérieur d’une lettre écrite par un soldat allemand. Les membres de l’armée polonaise surveillaient les courriers venant de l’Est qui passaient par la poste centrale de Varsovie. Les lettres et les photographies qui leur paraissaient intéressantes étaient copiées et envoyées au gouvernement polonais en exil (d’après la notice rédigée par le Mémorial de la Shoah pour l’exposition Les fusillades massives de Juifs en Ukraine, 1941–1944. La Shoah par balles, 20 juin 2007–6 janvier 2008). Se colleter à ces images, comme c’est le cas ici, peut procéder d’une démarche personnelle. Mais quand il s’agit de toucher des publics plus vastes, il devient nécessaire de définir une forme de médiation qui va protéger le spectateur et la spectatrice, en même temps qu’elle va l’exposer. Dans ce registre, l’instance judiciaire, qui organise la confrontation des parties autour de preuves scripturaires et visuelles, crée un espace particulièrement approprié à cette expérience. Parmi les rares images animées prises pendant les destructions de ghettos juifs, certaines ont été montrées comme preuve à charge contre les dignitaires nazis déférés devant le Tribunal Militaire International siégeant de novembre 1945 à octobre 1946 à Nuremberg. Film allemand original (8 mm.) sur les atrocités commises contre les Juifs
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(cote d’audience PS-3052), fut ainsi présenté comme ayant été saisi par les forces armées américaines dans une caserne des environs d’Augsbourg, et décrit comme un « document amateur filmé par un ou plusieurs SS lors de la liquidation d’un ghetto par des agents de la Gestapo assistés d’unités militaires » (Delage 2001, 72–73). On y voit des femmes nues violentées, traînées à terre par leurs cheveux, des hommes battus, d’autres sortant terrorisés d’immeubles dont ils avaient été expulsés brutalement. Le Ministère public américain, qui introduisait ce document, tint d’abord à préciser que la situation décrite dans le film, même s’il n’avait pas été possible d’en identifier le lieu et la date, s’était « probablement reproduite un millier de fois dans l’Europe entière, lorsque régnait la terreur nazie » (Delage 2001, 73). En fait, ces images ne concernaient pas un ghetto polonais mais la ville de Lvov. Arrivés début juillet 1941, les Allemands y avaient encouragé les nationalistes ukrainiens à s’en prendre aux Juifs et aux Juives dont 5 000 environ furent massacré·es à travers les rues de la ville. La force de ce très court film provenait en partie du fait qu’il émanait des bourreaux eux-mêmes, révélant la complaisance entretenue envers leurs propres méfaits. Il avait également l’intérêt de se situer dans un décor urbain dont la familiarité ne faisait qu’accroître le décalage entre la vie ordinaire des habitant·es qui s’y trouvaient et la terreur mise en œuvre. Son effet fut grand sur le public présent dans la salle d’audience le jour où ce document fut montré (Delage 2006).
5 L’observateur conscient Nuremberg a ainsi contribué à favoriser un mode de connaissance qui permet de dépasser la sidération produite par les images des crimes nazis. Pendant l’exécution de la politique de concentration et d’extermination, la question, pour les témoins qui allaient échapper définitivement ou provisoirement à la mort et à la disparition, était de savoir comment briser le secret de leur sort, et faire savoir, à l’extérieur, les choses terribles qui se passaient à l’intérieur des camps, quand une rare opportunité se présentait et était saisie par un interné. Rédiger un texte ? Envoyer une photo ou un dessin ? Les deux ? L’information sur les crimes nazis lors de leur effectuation n’était pas simple, car la question de la croyance en l’énormité de leur échelle et de leur brutalité se posait. Du côté des chancelleries alliées, à la question de l’attestation véritative des images des camps, s’ajoutait celle de leur dimension traumatique. Comment poser l’objectif sur des personnes en détresse, des monceaux de cadavres, des lieux de mort ? Comment les regarder ensuite, et y fixer en elles le ‹ soleil noir › ? À distance de l’événement, et au lieu de recourir à l’archive visuelle, qu’elle émane des nazis ou des Alliés lors de leur arrivée dans les camps, certains ont préféré la force et la présence vivante du témoin. C’est le cas de Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah (1985), mais pas de Jean-Luc Godard (1998). Leur débat, qui a eu lieu de manière indirecte à la fin des années 1990, a ainsi porté sur la question de savoir si des images animées avaient été prises ou non dans les camps, Godard le croyant et disant qu’il fau
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drait les trouver et les utiliser, Lanzmann campant sur la position de ne pas leur donner une quelconque importance (1994). Lors de la tenue à Paris, en 2001, de l’exposition Mémoire des camps, dont le commissaire était un historien de la photographie, Clément Chéroux, Lanzmann confirme sa position :
J’ai réalisé Shoah contre toute archive. J’ai vu, pendant que je préparais Shoah, un film muet d’une minute tourné par un soldat allemand qui montre des juifs exécutés par des Einsatzgruppen. Ce sont des images sans imagination [...]. Le vrai problème, dans cette histoire, est celui du statut de la photographie. Elle atteste quoi ? La question n’est pas celle du document, comme le pense Chéroux, mais celle de la vérité [...]. (Guerrin 2001, 29)
Pourtant, en France, à la Libération et depuis lors, il y a eu une perte constante d’informations dans la transmission des images des camps. Aussi évidente que soit cette démarche pour l’historien·ne, la critique externe et interne des documents n’a guère été appliquée en un domaine où, bien avant la fameuse vogue du ‹ devoir de mémoire ›, l’exigence de vérité n’a pas toujours coïncidé avec la volonté de porter témoignage. Il est ainsi étonnant de constater que la photographie choisie pour illustrer la couverture du livre publié en France par l’Amicale d’OranienburgSachsenhausen, Sachso, présente un déporté qui n’a aucun lien avec le camp dont il est question, puisqu’il s’agit d’un jeune Russe atteint de dysenterie à Dachau. Il est vrai que ce cliché, réalisé par Éric Schwab, est devenu une sorte d’icône de la concentration, sa valeur ‹ esthétique › l’emportant alors sur sa valeur documentaire. Comme le rappelle Clément Chéroux,
réduites à des sortes de symboles de l’horreur absolue, ces images se fondirent en un immense répertoire de l’infamie visuelle dans lequel il suffisait de puiser pour illustrer les ‹ horreurs des camps › ou la ‹ barbarie des nazis ›. En témoigne le numéro de L’Humanité du 24 avril 1945 qui présente à sa une un article sur Birkenau avec une image de Bergen-Belsen légendée ‹ Ohrdruf ›. (2001, 15)
Lanzmann ira jusqu’à qualifier de « cuistrerie interprétative » (Guerrin 2001, 29) le texte publié par Georges Didi-Huberman dans le livre accompagnant l’exposition, où il analyse quatre images prises par un Sonderkommando devant et depuis l’intérieur de la chambre à gaz nord du crématoire V de Birkenau à l’été 1944 (Didi-Huberman 2003). Le témoin versus l’archive visuelle ? Dans les deux cas, convenons que la quête de l’archive comme celle du témoignage procèdent d’une même responsabilité à l’égard des disparu·es comme des survivant·es (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique), et que leur commun souci est le maintien de cette lieu-tenance qu’évoquait Paul Ricœur. Car à l’archive et au témoin, il convient d’ajouter le lieu et le temps de l’acte de filmer ou d’exposer. C’est d’ailleurs sous le titre « Le lieu malgré tout » que Didi-Huberman avait écrit sur Shoah en 1995. De son côté, alors qu’il inscrit résolument dans le temps présent du tournage de son film le récit des témoins qu’il filme, Lanzmann évoque quelque chose de l’ordre de l’immémorial : « Il y a souvent dans Shoah un ton de légende : in illo tempore. Les paysans polonais emploient ce ton, qui ne veut pas dire que
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l’histoire est une légende mais qu’elle est tellement épouvantable qu’ils en passent, eux aussi, par les mêmes chemins que moi pour la raconter » (2001, 273). Lanzmann a donné une place centrale dans son film à l’entretien que lui a accordé le grand historien Raoul Hilberg, auteur d’un ouvrage de référence sur l’extermination des Juifs et des Juives d’Europe (2006 [1961]), construit non sur la parole des survivant·es, mais sur un travail de recherche fondé sur la documentation historique et les témoignages judiciaires. Hilberg, qui intervient cinq fois dans le film, avait publié son livre plus de vingt ans auparavant, et en finissait alors la deuxième version révisée, mise en librairie la même année que la sortie en salles de Shoah. « Qu’est-ce qui rend une image intolérable ? » s’interroge avec raison Jacques Rancière en revenant sur la polémique suscitée par Lanzmann.
La question semble d’abord demander seulement quels traits nous rendent incapables de regarder une image sans éprouver douleur ou indignation. Mais une seconde question apparaît aussitôt enveloppée dans la première : est-il tolérable de faire et de produire à la vue des autres de telles images ? […] L’argument […] vise à instaurer une opposition radicale entre deux sortes de représentation, l’image visible et le récit par la parole, et deux sortes d’attestation, la preuve et le témoignage. Les quatre images et le commentaire sont condamnés parce que ceux qui les ont prises – au péril de leur vie – et celui qui les commente y ont vu des témoignages de la réalité d’une extermination dont ses auteurs ont tout fait pour effacer les traces. Il leur est reproché d’avoir cru que la réalité du processus avait besoin d’être prouvée et que l’image visible apportait la preuve. (Rancière 2008, 93 et 99–100)
Si l’on en reste au seul pouvoir de l’image, son éventuelle dimension probatoire n’est pas contradictoire avec la fonction testimoniale. Dans la jurisprudence américaine, qui a conditionné la qualification d’images comme preuve à Nuremberg, pour que le juge accepte d’introduire des images dans le dossier d’accusation, avant même de statuer sur leur pouvoir de vérité et de conviction, il est nécessaire que leurs auteur·es viennent témoigner à la barre ou signent un affidavit pour attester de leur qualification professionnelle, de l’honnêteté et de la pertinence (‹ accuracy ›) de leurs prises de vues. En revanche, on peut comprendre le point de vue de ceux qui, comme Geoffrey Hartman, l’un des créateurs de la grande collecte de témoignages filmés de survivant·es de la Shoah organisée à l’université Yale, rechignent à montrer des images médiées par la propagande nazie :
Une image, aussi, est reconquise : celle de l’humanité du survivant. Le moyen visuel de la vidéo n’est pas utilisé pour la beauté de la narration mais pour restituer le survivant et remplacer les photos nazies, avilissantes, voire injurieuses, qui composaient, jusqu’à récemment, l’essentiel du fonds des musées de l’Holocauste. Nous ne pouvons pas laisser les images perpétrées par les criminels habiter seules nos mémoires. (Hartman 1998, 56)
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6 Une affaire de morale Dans un article consacré au film de fiction Kapo (1959), Jacques Rivette s’était intéressé à l’usage que le réalisateur italien Gillo Pontecorvo faisait du travelling. Sa critique avait été très virulente. Sous le titre « De l’abjection », il avait écrit :
Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contreplongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. (Rivette 1961, 54)
C’est Luc Moullet, dans un article sur Samuel Fuller, qui avait le premier exposé que « la morale est affaire de travellings » (Moullet 1959, 14). Lors d’une table ronde de la rédaction des Cahiers du cinéma à propos du film de Resnais, Hiroshima mon amour, JeanLuc Godard avait inversé la formule, en disant que « les travellings sont affaire de morale » (Godard 1959, 5). Le critique Serge Daney reprendra cette question des années plus tard, quand il prendra conscience que les récits qui se passent dans les camps ont constitué pour lui une sorte de ‹ scène primitive ›. Se souvenant avoir vu Nuit et Brouillard au lycée Voltaire dans le cours d’Henri Agel, il écrira :
Le spectateur que je fus devant Nuit et Brouillard et le cinéaste qui, avec ce film, tenta de montrer l’irreprésentable, étaient liés par une symétrie complexe. Soit c’est le spectateur qui soudain ‹ manque à sa place › et s’arrête alors que le film, lui, continue. Soit c’est le film qui, au lieu de ‹ continuer ›, se replie sur lui-même et sur une ‹ image › provisoirement définitive qui permette au sujetspectateur de croire au cinéma et au sujet-citoyen à vivre sa vie. Arrêt sur le spectateur, arrêt sur l’image : le cinéma est entré dans son âge adulte. (Daney 1994, 26)
Comment parer à ce double arrêt ? Comment permettre à tous de regarder des images qui heurtent la sensibilité et demandent à être approchées en même temps que mises à distance ? Pour cette question éthique, essentielle à la compréhension des violences extrêmes, il faut, en conclusion, revenir à Siegfried Kracauer, et à sa fameuse métaphore du bouclier de Persée. Après avoir dû s’exiler aux États-Unis pour fuir l’Allemagne nazie, après avoir appris la mort de sa mère dans le camp de Theresienstadt, après avoir revisité l’histoire du cinéma allemand, qu’il avait chroniquée dans les années 1920, et s’être interrogé, à distance, sur les conditions dans lesquelles l’Allemagne était devenue nazie, il en vient à la conclusion que le cinéma dispose d’un pouvoir incomparable, celui de nous inviter à « recueillir en soi et à intégrer ainsi dans sa mémoire le véritable visage de choses trop épouvantables pour être regardées dans la réalité ». Il ajoute :
Quand nous regardons l’alignement des têtes de veau ou les amoncellements de corps humains torturés dans les films sur les camps de concentration nazis – quand nous en faisons en quelque sorte l’expérience –, nous rédimons l’horreur de son invisibilité derrière le voile de la panique et de l’ima-
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gination. Et cette expérience est libératrice dans la mesure où elle lève un tabou des plus puissants. (Kracauer 2010 [1960], 431)
L’attention portée à des images difficiles à fixer du regard est libératrice d’une autre forme de connaissance d’un événement tragique que celle développée dans l’historiographie (↗24 Photographie et écriture autobiographique au Congo). Elle suppose la mise en place d’une protection de la personne qui s’y confronte, pour se dégager de la sidération qu’elles imposent au premier abord. Dans un effet symétrique, l’écoute apportée au récit d’un témoin change d’intensité quand celui ou celle-ci est filmé·e à bonne distance par un réalisateur ou une réalisatrice attentionné·e, qui va créer du partage dans l’échange, en abolissant momentanément la distance qui sépare les témoins survivant·es de ceux et celles qui viennent après et qui ne représentent ni l’historien·ne ni le juge, mais l’opinion éclairée.
7 Bibliographie / Filmographie 7.1 Œuvres citées 12 images pour le meilleur et pour le pire, Réal. Pascale Bouhénic. Zadig productions, 2012. Alles Leben ist Kampf [Toute vie est lutte]. Réal. Herbert Gerdes. 1937. Der Ewige Jude (Le Juif éternel). Réal. Fritz Hippler. 1940. Erbkrank (Malade héréditaire). 1936. Film allemand original (8 mm.) sur les atrocités commises contre les Juifs. Hiroshima mon amour. Réal. Alain Resnais. 1959. Kapo. Réal. Gillo Pontecorvo. 1959. Le Cuirassé Potemkine. Réal. Serguei M. Eisenstein. 1925. Le Juif Süss. Réal. Veit Harlan. 1940. Nuit et Brouillard. Réal. Alain Resnais. 1956. S-21, la machine de mort Khmère rouge. Réal. Rithy Panh. 2003. Shoah. Réal. Claude Lanzmann. 1985.
About, Ilsen. « La photographie au service du système concentrationnaire national-socialiste ». Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933–1999). Dir. Clément Chéroux. Paris : Marval, 2001 : 29–98. Barr, Alfred H. « Le nationalisme dans le cinéma allemand » [1934]. Traduit de l’allemand par Patrice Cotensin. Hitler et les neuf muses. Dir. Patrice Cotensin. Paris : L’échoppe, 2005 : 13–31. Bauer, Friedrich Franz. « Die Wahrheit über Dachau » [« La vérité sur Dachau »]. Münchner Illustrierte Presse 10, 28 (16 juillet 1933). Bauer, Friedrich Franz. « Konzentrationslager Dachau » [« Le camp de concentration de Dachau »]. Illustrierter Beobachter (28 juin 1936). Chéroux, Clément. « Du bon usage des images ». Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933–1999). Dir. Clément Chéroux. Paris : Marval, 2001 : 11–15. Daney, Serge. Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana. Paris : P.O.L, 1994. Delage, Christian. « L’image comme preuve : L’expérience du procès de Nuremberg ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire 4.72 (2001) : 63–78.
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Yoram Mouchenik
19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants Résumé : L’entretien de recherche avec des survivant·es de la Shoah est un des moyens à travers lequel le traumatisme individuel et le traumatisme collectif deviennent perceptibles, aussi bien pour les personnes concernées que pour celles qui les écoutent ou qui lisent les textes en rapport avec les entretiens. La recherche dont traitera ce chapitre procède par entretiens qualitatifs auprès d’un groupe majoritairement constitué d’anciens enfants juifs, survivant·es de la Shoah, caché·es en France pendant la Seconde Guerre mondiale, qui ont survécu au génocide et se sont constitués en association : l’Association pour la Mémoire du Convoi 6.
Mots-clés : enfant juif, enfant caché, entretien de recherche, France, génocide, mémoire collective, psychologie, psychotraumatologie, témoignage, traumatisme, Shoah
1 Introduction L’entretien de recherche commence par la formulation d’une question à partir d’une situation. Nous avons choisi un cadre particulier comme paradigme et illustration de l’entretien de recherche avec des survivant·es de la Shoah. Il s’agit ici d’une recherche par entretiens qualitatifs auprès d’un groupe majoritairement constitué d’anciens enfants juifs survivants de la Shoah cachés en France pendant la Seconde Guerre mondiale qui ont survécu au génocide et se sont constitués en association, l’Association pour la Mémoire du Convoi 6. L’entretien de recherche est le plus souvent lié à une discipline, en particulier dans le champ des sciences humaines, champ qui nous intéresse ici. Cela pourrait être l’histoire, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie ou la littérature. Force est de constater qu’une recherche par entretiens avec des survivant·es de la Shoah ne peut rentrer dans un cadre étroit, elle brasse ces différentes disciplines tout en n’étant réductible à aucune d’entre elles.
2 Éléments du contexte historique La catégorie ‹ enfants survivants de la Shoah › a longtemps été méconnue et négligée aussi bien par la société, les historien·nes, les familles, les professionnel·les de la santé mentale que par les enfants concernés eux-mêmes. Cette catégorie apparaît lors de la première rencontre internationale des enfants cachés à New York en 1991. Les enfants
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survivants de la Shoah sont définis comme les enfants juifs de moins de 16 ans ayant survécu dans l’Europe occupée par les nazis entre 1933 et 1945 (Krell 1985). Ils peuvent être subdivisés en différents groupes : les enfants émigrés avant la fermeture des frontières (avec les réticences et les refus de nombreux pays d’accueillir cette population en danger de mort) ; les enfants évacués d’Autriche et d’Allemagne après la ‹ Nuit de Cristal › en 1938 (‹ Kindertransport ›) ; les enfants cachés en Europe occupée ; les enfants survivants des camps d’extermination ou de concentration ; les enfants survivants des ghettos. La survie des enfants dans les camps est exceptionnelle car à leur arrivée, ils sont le plus souvent directement envoyés dans les chambres à gaz. Peu d’enfants survivent à la mort programmée par famine et maladie dans les ghettos, dont les captifs encore en vie seront systématiquement déportés dans les camps d’extermination. Un million et demi d’enfants juifs seront assassinés pendant la Shoah. Ceux qui survivront le devront aux efforts désespérés de leurs parents, d’associations de Résistance et de particuliers pour les soustraire au génocide et les cacher, le plus souvent séparés de leurs parents dans des familles d’accueil, des institutions chrétiennes, des orphelinats, des maisons d’enfants, ou ce sont des enfants fugitifs, errant dans les forêts d’Europe de l’Est. Il leur faudra du jour au lendemain changer d’identité, mentir sur leur histoire familiale, leur religion, leur langue, leur filiation. Les enfants cachés étaient constamment en danger d’être dénoncés, arrêtés, déportés. Selon Dwork (1991), au moins 200 000 enfants juifs ont été cachés en Europe, à un moment ou à un autre, pendant la Seconde Guerre mondiale. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il y a en France environ 350 000 Juifs et Juives français·es et étranger·es, dont 60 000 enfants. 76 000 Juifs et Juives de France seront exterminé·es par les nazis, dont 11 600 enfants (Klarsfeld 1994 ; Hazan 2000). La loi spontanément édictée par Vichy le 4 octobre 1940 permet aux préfets d’interner administrativement les Juifs et Juives étranger·es. Cela favorisa, sous la pression allemande, les grandes rafles de 1941 et de 1942, avec la création des camps d’internement et de transit de Pithiviers, Beaunes-la-Rolande, Drancy, Compiègne et d’autres, en zone occupée, première étape avant la déportation. Le secrétaire général de la police René Bousquet fit également déporter les enfants en juillet 1942, alors que les Allemands ne l’exigeaient pas encore. L’immédiat après-guerre a été marqué par l’irrecevabilité du discours des Juifs et Juives rescapé·es des camps d’extermination (appelé·es déportés raciaux). Les quelques livres parus rapidement mentionnaient peu le sort des Juifs et des Juives et des Tziganes. En 1947, Primo Levi parvenait à publier son témoignage Si c’est un homme, mais dans une petite maison d’édition. Malgré le procès de Nuremberg, il fallut attendre plusieurs dizaines d’années avant qu’un discours sur la déportation et l’anéantissement des deux tiers des Juifs et Juives en Europe trouve sa légitimité dans l’espace public (↗16 Shoah – Littérature de témoignage). En France, cette évolution est préparée par le travail considérable de Serge Klarsfeld, avocat, qui entreprend de retrouver à travers les archives françaises et allemandes le nom de tou·tes les déporté·es juifs et juives de France avec la date de leur déportation, le numéro du convoi de départ de France et la date et le
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lieu de leur assassinat, quand ils sont connus. Son livre Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, paru en 1978, est un livre-sépulture et un véritable choc avec ses listes, ses noms, ses dates et numéros de convoi. Les soixante-dix-sept convois ferroviaires vont devenir, dans la numération de leur succession, l’unité de mesure de la déportation des Juifs et Juives de France et la figuration de leur destin collectif, avec pour chaque convoi un bref historique, souvent la première épitaphe accessible à la famille. Cette évolution en France est aussi balisée par les procès Barbie (1985), Touvier (1994), Papon (1997), le film Shoah de Claude Lanzmann en 1985, les révélations des collaborations françaises dans les déportations et les spoliations, la reconnaissance par le Président de la République Jacques Chirac dans son discours de 1995 de la responsabilité de l’État français et de sa participation à la ‹ solution finale ›. Contrairement aux survivant·es adultes de la Shoah, les enfants survivants ne vont pas se rassembler après la guerre, mais restent au contraire invisibles pendant des dizaines d’années (Feldman 2009). La première réunion internationale des enfants cachés survivants de la Shoah se tint à New York en 1991. Ce fut comme une première reconnaissance de leur existence, de leurs souffrances et de leur parcours spécifique. À partir de cette époque, de nombreuses associations d’enfants cachés vont être créées dans de nombreux pays.
3 Recherches 3.1 État de la recherche Les travaux de recherche sur les symbolisations de la Shoah à travers l’art, la littérature, le cinéma ont pris un essor important depuis plusieurs années (Segler-Meßner et von Treskow 2014), notamment dans les écritures autobiographiques, la fiction et la poésie. Les recherches historiques sur les enfants se sont développées depuis la reconnaissance sociale et politique de leurs expériences et de leurs souffrances (Klarsfeld 1994 ; Hazan 2000 ; Bailly 2004), mais aussi dans la multiplicité des récits autobiographiques publiés depuis plusieurs années. Le statut de ces récits dans le domaine de l’histoire a aussi évolué avec le refus récent de certains historiens de séparer histoire et Histoire (Jablonka 2012 ; 2014). Les recherches en psychologie sur les enfants survivants de la Shoah vont le plus souvent intervenir à partir des années 1980 (Feldman 2009). Elles sont cependant tardives, à l’image de la reconnaissance relativement récente de l’existence des traumatismes psychiques infantiles. On doit les premières recherches qualitatives inaugurées dans ce domaine à des auteurs américains et israéliens, comme Krell (1985), Gampel (1988) ou Kestenberg (1993). Quant aux recherches quantitatives, elles sont le fait de Dasberg (2001), d’Amir et de Lev-Wiesel (2003). Hormis le travail pionnier de Keilson (1979), les travaux européens sont également tardifs avec cependant, en France, les travaux fondateurs de Vegh (1979), Fresco (1981), Wilgowicz (1991 ; 2002), Landau et Litwin (2000) et
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Mouchenik (2006). L’ouvrage de Feldman (2009) est une importante recherche clinique en France sur la psychopathologie des enfants cachés qui propose une revue très complète sur les travaux faits sur le sujet. On peut également signaler un ouvrage plus récent (Zadje 2014). Les travaux sur les enfants survivants de la Shoah soulignent souvent à juste titre une vulnérabilité psychique qui perdure avec des difficultés psychologiques et somatiques importantes. Après la guerre, les enfants cachés orphelins de la Shoah ont rarement eu recours à une aide psychologique, quasi inexistante à l’époque. Malgré une résilience exceptionnelle, qui leur est souvent attribuée en fonction de leur adaptation sociale, ils ne sont pas indemnes de troubles ou de difficultés psychologiques directement issus de leurs expériences traumatiques.
3.2 La question du ‹ genre › – entretien et témoignage – et la question éthique
À l’occasion de la date anniversaire du départ du convoi 6, un premier participant, orphelin de ses parents et de son frère assassinés à Auschwitz et dont le père est déporté par le convoi 6, a mis une annonce dans le Bulletin des Enfants Cachés pour entrer en contact avec d’autres enfants de déporté·es de ce même convoi. Au fur et à mesure des réponses, le groupe de l’Association pour la Mémoire du Convoi 6 s’est progressivement étoffé jusqu’à compter deux cents adhérent·es, français·es en majorité, mais aussi des enfants cachés en France et devenu·es américain·es, australien·nes, autrichien·nes, israélien·nes. Ce groupe s’est réuni au nom de leurs parents déportés par le même convoi en juillet 1942, le sixième convoi de déportation des Juives et Juifs de France parti de la gare de Pithiviers dans le Loiret pour Auschwitz. C’est au nom de cette communauté de destin que les anciens enfants cachés souhaitaient s’associer et se sont retrouvés avec le sentiment très fort que la proximité de leurs parents déportés au sein d’un même convoi, souvent après une longue période d’internement ensemble dans les camps du Loiret, leur confère un lien de parenté à l’instar d’une fraternité biologique (Mouchenik 2006). La constitution du groupe en association a donné un cadre à l’entreprise à la fois collective et individuelle de réappropriation du passé et du présent, proche de ce que la psychanalyste Micheline Enriquez appelle « une remémoriation partagée et communiquée » (2003), cadre qui a également facilité un suivi de plusieurs personnes du groupe au moyen d’entretiens de recherche (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain, ↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Lors de ces entretiens, l’important fut la question de ce qui se jouait dans le dynamisme de ces démarches contemporaines sur des traumas et des disparitions plus de soixante ans après. Contrairement aux témoignages écrits et filmés qui trouvent de plus en plus une place d’archive publique consultable dans les grands projets mémoriels, l’entretien n’est pas encore perçu comme un genre ‹ fixe ›. On n’en n’a pas encore déterminé la nature et le statut, bien qu’il soit, évidemment, aussi témoignage, mais davantage dans la liberté qu’il s’autorise. De plus, il s’agit d’un matériel empirique de
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recherche et une tentative manifeste/matérialisable (par la transcription) d’objectivation pour saisir ce qui s’est joué dans ces expériences de l’enfance et ce qui se joue dans cette activité contemporaine avec l’association. Le témoignage convoque une mémoire pour qu’elle s’insère dans une mémoire collective et une mémoire sociale ; par contre, l’entretien fait essentiellement partie de la mémoire communicative, avant de permettre une intégration à la mémoire culturelle (Assmann 2010 [1999]). Outre les traces des traumatismes et de la mémoire culturelle, c’est la question de l’intérêt et de l’utilité de la création de l’association pour ses participant·es survivant·es de la Shoah qui a été au centre des entretiens de recherche. Dans sa forme, l’entretien de recherche avec les survivant·es est peu pré-structuré pour éviter la rigidité d’un entretien trop préparé. À partir d’une question de départ, c’est la qualité de l’interaction qui va déterminer l’étendue possible de l’exploration. Ce type d’entretien nous immerge dans la complexité et l’intensité de la relation qui s’établit entre les chercheurs et chercheuses et les participant·es. Le chercheur ou la chercheuse aura à montrer « patte blanche » (Waintrater 2002, 41), à énoncer son lien avec cette problématique : il ne pourra faire l’économie d’une réflexivité, d’une forme d’auto-analyse de sa place dans son entreprise. Cette interaction pourra être émotionnellement difficile pour le chercheur invariablement soumis aux processus d’une double identification à la détresse de l’enfant terrorisé et à celle de son interlocuteur, devenu adulte mais portant encore en lui l’enfant souffrant et désespéré. Dire et se raconter pendant et après la Shoah n’est pas sans danger, même soixante ans plus tard, pour d’anciens enfants cachés qui doivent leur survie au fait d’avoir appris à se taire et à mentir. La remémoration des traumas peut avoir des effets destructeurs (Korff-Sausse 2000). Aussi l’entretien de recherche avec des survivant·es, quand il touche la sphère des traumatismes, des deuils et des douleurs, devient-il une relation clinique où l’on doit assurer la sécurité du participant (Laub 2015 ; Sibony-Malpertu 2015). Ce type d’entretien est assez proche de l’entretien clinique de recherche dans le sens où il se préoccupe des dimensions intersubjective et relationnelle de l’entretien (Chahraoui et Benony 2003). Il ne peut se faire sans une connaissance préalable et approfondie des aspects spécifiques de l’expérience de danger mortel pendant la Shoah que l’on va interroger de près ou de loin.
4 Les entretiens et le transfert des valeurs et des connaissances sur la place publique 4.1 Les entretiens : déroulement et objectifs
Les entretiens, souvent plusieurs par participant·e, ont été réalisés de différentes façons, en face à face, mais aussi par téléphone, quelques fois avec ces deux modalités. Ils ont eu lieu au domicile des participant·es ou au cours d’une réunion, d’une commémoration,
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pendant un voyage. Il n’y a pas ici de méthodologie statistique scientifisante, comme le choix d’un échantillon aléatoire. Les entretiens ont été enregistrés avec l’accord des participant·es, posant par là même la question d’une réciprocité, d’un retour et d’une contribution. On ne peut pas impunément mobiliser des souvenirs, des affects, des expériences traumatisantes. Cette recherche et cette intrusion entraînent forcément une dette et un engagement de la part du chercheur qu’on a pu payer en écrivant et en transmettant un livre sur ce compagnonnage aux interlocutrices et interlocuteurs du projet de l’association (Mouchenik 2006). Dans cette situation, la rédaction d’un livre qui leur était ensuite donné était à la fois comme un objet concret où était déposé leur témoignage et un objet symbolique où certains pouvaient laisser reposer leur souffrance. Par ailleurs, la production d’un autre livre de témoignages, écrit par les participant·es avec la mise en commun d’archives, faisait partie dès le départ des projets de l’association et d’autres projets réalisés qui seront définis au fur et à mesure : la construction de stèles avec les noms des déporté·es à l’entrée des camps du Loiret, la création d’une exposition itinérante avec les archives privées et publiques des participant·es, planter 928 arbres au nom des déporté·es du Convoi 6 en Israël, etc.
4.2 Principaux sujets abordés dans les entretiens Les entretiens sollicitèrent des aptitudes professionnelles et humaines. Ils sont issus d’une création réciproque, nés dans un engagement mutuel. Les entretiens de recherche abordèrent des aspects multiples de l’expérience des anciens enfants cachés, pendant et après la guerre et actuellement. Ces mémoires individuelles s’insèrent donc dans une mémoire communicative (Assmann 2010 [1999]) d’un groupe spécifique traqué et persécuté. Au centre se trouvent les vécus, l’effroi, les douleurs, l’incompréhension, la colère, ce qui posa des questions sur la pertinence et la légitimité d’une telle démarche de recherche dans le contexte de traumas massifs générés par le projet génocidaire. Finalement, le cadre de l’association au sein de laquelle s’effectua la recherche procura une forme de sécurité, voire de tutelle, pour le chercheur. Le traumatisme psychique de l’enfant et ses conséquences n’ont été que très tardivement reconnus. De ce fait, les enfants cachés n’ont pas eu accès, après la guerre, à l’aide psychologique dont ils avaient besoin. Les traumatismes des enfants cachés sont souvent multiples et répétés, principalement ceux de la perte, le plus souvent brutale, d’un environnement familier, la séparation d’avec les figures parentales et fraternelles, des formes de désafiliation souvent irréversibles du groupe familial, social et culturel, des expériences précoces d’effroi, d’angoisse, de sentiment d’étrangeté et de dépersonnalisation. Lors de ces entretiens à deux, certaines thématiques tendaient à être abordées par la plupart des interlocuteurs et interlocutrices malgré leurs origines différentes et, bien évidemment, leurs histoires et expériences divergentes. Seront donc présentés ici un certain nombre de sujets qui peuvent être considérés comme capitaux. Par rapport à l’Association pour la Mémoire du Convoi 6, ce sont les émotions, voire ‹ un effet de choc ›, ressentis
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lors des premières rencontres, qui sont mis en avant ; choc dû notamment au fait que de nouvelles informations et documents sur les parents ont pu être communiqués par d’autres adhérent·es. Ces renseignements échangés lors des rencontres de l’association étaient d’autant plus bienvenus que les connaissances de l’histoire familiale, notamment sur le sort de parents déportés, étaient parfois assez restreints. Le constat « on n’avait aucun renseignement » peut se réferer à la fois à l’absence de documents ou de renseignements officiels et au silence de parents survivants et des lacunes dans l’histoire familiale. Dans ce contexte, l’importance du livre de Serge Klarsfeld (1978 [2012]) est soulignée par nombre d’interlocuteurs et interlocutrices car il constitua souvent un premier point de repère ou un point de départ d’une recherche personnelle. En outre, les entretiens ont révélé un souci de cultiver une certaine tradition (d’une langue, tel le yiddisch par exemple) auquel s’oppose la difficulté de la transmission du vécu – que ce soit celui des parents des enfants cachés ou celui de ceux-ci mêmes aux enfants –, d’aborder donc, au sein des familles, l’expérience de la déportation, de l’évasion et/ou de la fuite et de la vie clandestine. Cette difficulté est souvent liée à des difficultés psychologiques dans la génération des parents tout comme dans celle des enfants cachés qui n’ont pas eu le soutien d’une aide psychlogique, car, comme le formule l’un des interlocuteurs : « personne ne nous a aidés à supporter les conséquences de cette guerre ». Face à ces difficultés à affronter les traumatismes de différentes générations, la volonté de voir son histoire, celle des parents et des grands-parents, représentée à travers des lieux, de savoir cette mémoire individuelle inscrite dans une mémoire collective, est largement partagée : qu’il s’agisse d’une plaque commémorative sur un édifice public ou du Mur des Noms du Mémorial de la Shoah – cet « endroit où enfin pouvoir se recueillir » pour les uns et en même temps pour tous les autres signale « le fait qu’ils ne sont pas oubliés ». C’est dans ce cadre que mon livre sur l’Association et ses témoignages Ce n’est qu’un nom sur une liste, mais c’est mon cimetière a été particulièrement bien reçu par les différents membres de l’Association comme une pierre supplémentaire à la reconstruction d’une mémoire sur leurs parents disparus. Toute inscription possible dans le monde concret est bonne à prendre et à recevoir. Ces objets dans leur valence réelle et symbolique viennent s’agréger à une mémoire collective et culturelle à l’instar du Mur des Noms, des stèles, des commémorations et des productions artistiques.
5 Conclusion La psychopathologie des traumatismes individuels et collectifs démontre leurs effets désastreux sur le fonctionnement psychologique et, pour les enfants, les altérations graves dans la construction de la personnalité. Cependant, les recherches récentes sur la résilience mettent également en relief les capacités de surmonter l’adversité et de se développer malgré des expériences et des vécus catastrophiques (↗5 Traumatisme et résilience).
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Les entretiens soulignent la place du groupe des pairs de l’Association pour la mémoire du convoi 6 qui favorise un travail psychique et une possible transmission non plus seulement de traumas répétés, mais d’une expérience devenant suffisamment métabolisée pour devenir communicable. On ne guérit pas de la Shoah, mais les dispositifs groupaux créés par les anciens enfants cachés de l’association sont susceptibles de favoriser l’élaboration individuelle et groupale d’un passé massivement traumatique. Les participant·es de l’Association du convoi 6 se situent entre deux mondes, celui de leurs parents disparus, dépositaires d’une langue et d’une culture ancestrale, et celui des générations de leurs enfants et petits-enfants. Dans l’ensemble, les entretiens de recherche soulignent qu’au-delà des expériences traumatiques, les processus complexes mis en œuvre par l’association et par les individus viseraient, plutôt qu’à figer ces anciens enfants cachés en un dernier maillon d’une chaîne interrompue, à les transformer en passeurs de mémoire et d’histoire.
6 Bibliographie 6.1 Œuvres citées Amir, Marianne, Lev-Wiesel, Rachel. « Time Does Not Heal All Wounds : Qualitity of Life and Psychosocial Distress of Poeple Who Survived the Holocaust as Children 55 Years Later ». Journal of Traumatic Stress 16.3 (2003) : 295–299. Assmann, Jan. La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques. Traduit de l’allemand par Diane Meur. Paris : Aubier, 2010 [1999]. Bailly, Danielle. Traqués, cachés, vivants, des enfants juifs en France 1940–1945. Paris : L’Harmattan, 2004. Chahraoui, Kahdidja, Benony, Hervé. Méthodes, évaluations et recherches en psychologie clinique. Paris : Dunod, 2003. Dasberg, Haim. « Adult child survivor syndrome on deprived childhoods of aging Holocaust survivors ». Israël Journal of Psychiatry 38.1 (2001) : 13–26. Dwork, Debórah. Children with a Star. Jewish Youth in Nazi Europe. New Haven : Yale University Press, 1991. Enriquez, Micheline. « L’enveloppe de mémoire et ses trous ». Les enveloppes psychiques. Dir. Didier Anzieu. Paris : Dunod, 2003 [1987] : 109‒133. Feldman, Marion. Entre trauma et protection. Quel devenir pour les enfants juifs cachés en France (1940–1944) ? Toulouse : ERES, 2009. Fresco, Nadine. « La diaspora des cendres ». Nouvelle Revue de Psychanalyse 24 (1981) : 205–220. Gampel, Yolanda. « Facing War, Murder, Torture and Death in Latency ». Psychoanalytic Review 75 (1988) : 499–509. Hazan, Katy. Les orphelins de la Shoah. Paris : Les Belles Lettres, 2000. Jablonka, Ivan. Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Paris : Éditions du Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2012. Jablonka, Ivan. L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Paris : Éditions du Seuil, 2014. Keilson, Hans. Sequentielle Traumatisierung bei Kindern. Untersuchung zum Schicksal jüdischer Kriegswaisen. Stuttgart : Enke, 1979 [Sequential Traumatization in Children. Jerusalem : Magnes Press, 1992]. Kestenberg, Judith S. « Face aux disparitions et à la survie ». Journal de la Psychanalyse de l’enfant 13 (1993) : 199–225.
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Klarsfeld, Serge. Mémorial de la déportation des Juifs de France. Paris : Fils et Filles des Déportés Juifs de France, 1978. Klarsfeld, Serge. Le mémorial des enfants Juifs déportés de France. Paris : Fils et Filles des Déportés Juifs de France, 1994. Korff-Sausse Simone, « La mémoire en partage ». Revue Française de psychanalyse 64.1 (2000) : 97–112. Krell, Robert. « Child Survivors of the Holocaust : 40 Years Later ». Journal of the American Academy of Child Psychiatry 24.4 (1985) : 378–380. Landau, Ruth, Litwin, Howard. « The Effects of Extreme Early Stress in Very Old Age ». Journal of Traumatic Stress 13.3 (2000) : 473–487. Laub, Dori. « Rétablir le ‹ tu › intérieur dans le témoignage du trauma ». Le Coq Héron 220.1 (2015) : 112–124. Mouchenik, Yoram. Ce n’est qu’un nom sur une liste, mais c’est mon cimetière. Traumas, deuils et transmission chez les enfants Juifs cachés en France pendant l’Occupation. Grenoble : La Pensée Sauvage, 2006. Segler-Meßner, Silke, von Treskow, Isabella (Dir.). Génocide, enfance, adolescence dans la littérature, le dessin et au cinema. Frankfurt am Main : Peter Lang, 2014. Sibony-Malpertu, Yaëlle. « L’enquête thérapeutique : une réponse appropriéée au trauma psychique massif ? ». Le Coq Héron 220.1 (2015) : 125–131. Vegh, Claudine. Je ne lui ai pas dit au revoir. Paris : Gallimard, 1979. Waintrater, Régine. « À la recherche d’une nouvelle filiation : La problématique narcissique dans les groupes de formation au recueil du témoignage de la Shoah ». Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 38 (2002) : 37–53. Wilgowicz, Perel. Le vampirisme, de la Dame Blanche au Golem. Essai sur la pulsion de mort et l’irreprésentable. Meysieu : Cesura, 1991. Wilgowicz, Perel. Vivre et écrire la mémoire de la Shoah, Littérature et psychanalyse. Actes du Colloque de Cerisy, publiés sous la direction de Charlotte Wardi et de Pérel Wilgowicz. Paris : Nadir, 2002. Zadje, Nathalie. Qui sont les enfants cachés ? Penser avec les grands témoins. Paris : Éditions Odile Jacob, 2014.
6.2 Lectures complémentaires Abraham, Nicolas, Tôrok, Maria. L’écorce et le noyau. Paris : Flammarion, 1987. Diamant, David. Le billet vert. Paris : Éditions du Renouveau, 1977. Epelbaum, Didier. Les enfants de papier. Paris : Grasset, 2002. Epstein, Helen. Le traumatisme en héritage. Paris : La Cause des Livres, 2005. Grynberg, Anne. Les camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939–1944. Paris : La Découverte, 1991. Hilberg, Raul. La politique de la mémoire. Traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra. Paris : Gallimard, 1996. Laub, Dori. « Le cercle vide : les enfants survivants et les limites de la reconstruction ». Le Coq Héron 220.1 (2015) : 95–111. Lebigot, François. « Destin d’un traumatisme psychique de la petite enfance ». Stress et Trauma 1.2 (2001) : 121–128. Maspéro, François. Les abeilles et la guêpe. Paris : Éditions du Seuil, 2002. Mouchenik, Yoram, Baubet, Thierry, Moro, Marie Rose (Dir.). Manuel des psychotraumatismes. Cliniques et recherches contemporaines. Grenoble : La pensée sauvage, 2012. Rosenblum, Rachel. « Peut-on mourir de dire ? Sarah Kaufman, Primo Levi ». Revue Française de psychanalyse 64.1 (2000) : 113–137. Waintrater, Régine. « Refus d’hériter : la transmission au regard du génocide ». Champ psy 60.2 (2011), 141–154.
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20 Shoah – Postmémoire Résumé : Avec la mort des rescapé·es, le débat sur l’avenir de la mémoire de la Shoah est relancé en ce début de XXIe siècle et prend une direction nouvelle. La question des effets de ce traumatisme collectif sur les histoires familiales juives françaises de l’après-guerre est abordée dans une série de publications qui traitent toutes, à des degrés divers, des vides de la mémoire familiale et collective. L’objectif de cette contribution est de mettre en évidence les différentes stratégies de médiation littéraire et graphique qui permettent de comprendre et de visualiser l’impact de la Shoah sur la mémoire familiale et culturelle. Le concept de postmémoire – introduit par Marianne Hirsch – nous aide à mettre en évidence la postérité de la perception des auteur·es qui ne connaissent la Shoah que par les récits et les archives. En même temps, nous désirons montrer l’imbrication indissoluble du passé et du présent pour mieux classer et valoriser les formes narratives ou graphiques de la Shoah en tant que contributions à la culture mémorielle. Le corpus se compose d’œuvres d’auteur·es dont les familles ont dû fuir à cause de la persécution antisémite ou/et qui ont perdu des membres de leur famille dans la Shoah. Outre Marcel Cohen Sur la scène intérieure (2013), Marianne Rubinstein C’est maintenant du passé (2009) et Ivan Jablonka L’histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012), les récits graphiques de Michel Kichka, Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père (2012) et de Jérémie Dres, Nous n’irons pas voir Auschwitz (2011), seront analysés.
Mots-clés : enfant caché, génération, postmémoire, Shoah, témoin, transmission, traumatisme collectif
1 Introduction Nous nous trouvons au début du XXIe siècle dans la phase de la postmémoire. Avec la mort des survivant·es la discussion publique se déplace au profit de la question de la transmission de la mémoire de la Shoah par les générations suivantes. Dans une première phase, la recherche sur la Shoah dans le domaine des études littéraires et culturelles s’est attachée à la notion de génération pour distinguer différentes formes de représentation et de communication. Si la dite première génération disposait d’un savoir empirique souvent articulé dans des témoignages (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique), la mémoire de la deuxième génération se nourrissait de la transmission affective des traumatismes vécus par les parents (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Dans cette structure d’ordre généalogique, la
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troisième génération assume finalement la tâche de reconstituer l’histoire familiale. Aurélie Barjonet souligne que la génération des petits-enfants ne souffre plus des effets d’un traumatisme hérité, mais cherche à en savoir davantage sur l’histoire familiale afin de mieux comprendre les parents et de mieux se comprendre eux-mêmes (Barjonet 2014, 221). Pour les auteur·es français·es de la troisième génération, le roman nord-américain Les disparus (2006) de David Mendelsohn joue un rôle de modèle en mettant en avant les recherches frénétiques du protagoniste-narrateur qui ressemble si fort à un oncle assassiné avec sa famille pendant la Shoah que tous les anciens parents se mettent à pleurer quand il entre dans la pièce. À y regarder de plus près, la distinction entre les différentes générations s’avère peu utile, car les frontières, notamment entre la deuxième et la troisième génération, sont floues, comme le constate Marianne Rubinstein dans une interview avec Ivan Jablonka (Rubinstein 2014, 238). En ce qui concerne la première génération, il est déjà établi que l’on parle d’une génération et demie pour le groupe des enfants cachés, qui jouent un rôle de charnière entre les survivant·es et leurs descendant·es. Outre le lien de parenté, le contexte historique contemporain se révèle aussi déterminant pour la perception de la Shoah. Il y a une grande différence entre avoir grandi dans les années 1960 ou dans les années 1980. Ainsi, dans la présente contribution sur les formes de la postmémoire dans les œuvres d’auteur·es juif-français·es du XXIe siècle, la dimension (inter)générationnelle n’est qu’un élément de l’analyse des conditions de réception et des stratégies esthétiques. Dans la recherche récente sur la littérature contemporaine de la Shoah, Nina Fischer met l’accent sur le ‹ travail de mémoire › (memory work) qu’elle entend comme « […] an individual’s conscious, voluntary, and methodical interrogation of the past within collective frameworks, predominantly the familial one » (Fischer 2015, 2). Elle partage avec Marianne Hirsch la conviction que les descendant·es de survivant·es ne sont pas seulement des récepteurs passifs de souvenirs, mais qu’ils et elles effectuent eux-mêmes un travail de mémoire créatif dans leurs textes, souvent autobiographiques, ou dans leurs romans graphiques. Aurélie Barjonet emprunte quant à elle le terme de « texte archéologique » de Dominique Viart afin de caractériser la « quête du passé depuis le présent » (Barjonet 2014, 219) dans les textes de la troisième génération. Pour Marianne Hirsch, « [p]ostmemory describes the relationship that the generation after those who witnessed cultural or collective trauma bears to the experiences of those who came before, experiences that they ‹ remember › only by means of the stories, images, and behaviors among which they grew up » (Hirsch 2008, 106). En réponse au reproche qui lui est fait de relativiser les positions des survivant·es (van Alphen 2006, 486–488 ; Weisman 2004, 16–18), des descendant·es et des tiers non concerné·es, elle distingue la postmémoire familiale et la postmémoire affiliative. Dans la suite de cette contribution, nous analyserons cinq œuvres d’auteur·es qui peuvent être classé·es dans le champ de la postmémoire familiale, au sens où leur motivation pour la création littéraire ou graphique est avant tout liée à la recherche du passé de leurs ancêtres. En même temps, ils et elles modélisent des perspectives pour une nouvelle approche de la Shoah dans la culture française contemporaine.
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2 Marcel Cohen, Sur la scène intérieure. Faits (2013) Marcel Cohen est né le 9 octobre 1937 à Asnières-sur-Seine, une ville au nord-est de Paris. Il est le fils de Marie et Jacques Cohen, tous les deux membres de la communauté juiveséfarade d’Istanbul. En 1936, ils ont immigré en France où ils se sont mariés. Ayant perdu leur citoyenneté turque « sans avoir obtenu pour autant la française », ils sont devenus apatrides et dans la perspective de leur fils-écrivain « un gibier parfait au temps des rafles » (Cohen 2013, 61). À l’âge de cinq ans et demi, Marcel Cohen assiste à l’arrestation de presque toute sa famille lors d’une rafle dans l’appartement de la rue Courcelles. Heureusement, il se trouve alors aux mains de la bonne Annette que son grand-père a engagée pour seconder sa femme. Ils reviennent du parc Monceau et observent donc la scène de l’autre côté de la rue. Annette et son mari cachent Marcel Cohen dans la campagne bretonne et après la fin de la guerre, il est élevé par des parents. Il fait des études d’art et de journalisme avant de se consacrer exclusivement à l’écriture et de devenir écrivain. À partir de 1969, Marcel Cohen écrit et publie régulièrement des livres que l’on peine à classer dans un genre précis. On peut ainsi nommer la trilogie Faits, dont le premier volume apparaît en 2002 (Faits II 2007, Faits III 2010) et se compose de 123 brefs textes en prose et dialogues, sans aucun ordre particulier (Prix Roland du Jouvenel de l’Académie française). Il s’agit plutôt d’un recueil d’observations, d’anecdotes et de notes sur le monde actuel, mêlés à des souvenirs d’adultes anonymes. Marcel Cohen utilise le terme fait dans le sens de « pratique, réalité, réel » (Le Petit Robert 2013, 1006) pour souligner le caractère factuel de ce qu’il raconte dans les trois volumes. Il adopte la position d’un observateur neutre de la vie des autres, qui, en omettant les noms, tente d’extrapoler à partir de son caractère exemplaire ce qui est raconté. Ainsi dans les fragments en prose, il est souvent question de « l’homme », de « la femme » ou de « l’enfant » sans jamais établir de lien direct avec l’histoire personnelle de l’écrivain. L’un des rares critiques de l’œuvre de Marcel Cohen, Steven Jaron, s’étonne dans un article de 2008 du silence presque complet de l’écrivain sur le sort tragique de sa famille (Jaron 2008, 68–69). Ce n’est qu’en 2013, que Cohen publie les récits de vie des membres de sa famille assassinés pendant la Shoah. Dans Sur la scène intérieure. Faits, il rapporte « tout ce dont je me souviens, et tout ce que j’ai pu apprendre aussi sur mon père, ma mère, ma sœur, mes grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante disparus à Auschwitz en 1943 et 1944 » (Cohen 2013, 7–8). Dans le premier paragraphe de l’avertissement, il consent à nous offrir une définition possible du genre littéraire des faits, citant le titre d’un livre de Denis Roche de 1980, Dépôts de savoir. Si Sur la scène intérieure se rattache par son sous-titre à la trilogie Faits et présente le « dépôt de savoir » familial, la position du narrateur a évolué. Nous plongeons directement dans « la scène intérieure » de Marcel Cohen, sur laquelle les proches disparu·es apparaissent, évoqué·es par une odeur, un objet ou une remarque, dans la mémoire de l’enfant caché devenu adulte-écrivain. Le récit Sur la scène intérieure. Faits se divise en huit parties encadrées par un avertissement et une annexe intitulée Documents, dans laquelle se trouve une série de sept photos d’objets, souvenirs que le narrateur autodiégétique mentionne dans les chapitres
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sur sa mère et son père. Chaque partie est précédée d’une page sur laquelle sont indiqués le nom de la personne, sa date et son lieu de naissance suivis du numéro du convoi par lequel elle a été déportée à Auschwitz. La date du décès manque, parce qu’il n’existe aucune preuve officielle de ce fait. La page suivante reproduit une photo du proche disparu. Il y a néanmoins deux exceptions : Jacques Cohen ouvre le chapitre sur son père avec deux photos presque identiques de lui jouant du violon tandis que le chapitre sur sa petite sœur Monique, de laquelle il n’existe aucune photo du fait sa très brève vie, montre l’image de la gourmette qu’elle a portée et qui a été gravée de son prénom et de sa date de naissance. Dans cinq de ces huit chapitres, des passages exposant les faits recueillis pour chaque personne alternent avec des paragraphes en italique contenant « […] les souvenirs de l’enfant, reproduits aussi fidèlement que possible, comme autant de petites anamnèses, de ce que l’adulte a pu apprendre au fil des confidences, des rencontres, des années » (Cohen 2013, 15). Les dernières sections portant sur Joseph Cohen, « [l]’aîné des quatre frères Cohen » (Cohen 2013, 119), sur Rebecca Chaki, une cousine du grand-père paternel, et sur David Salem, le plus jeune frère de sa mère, ne contiennent pas de passages en italique, car le narrateur n’a que très peu de souvenirs à leur sujet. Dans le cas de son oncle Joseph, il est surtout obsédé par un souvenir olfactif qui le pousse à chercher pendant des années la bonne odeur de l’eau de Cologne qu’il utilisait. De sa grand-tante, il « ne retrouve bien que le froissement de ses amples jupes noires dans la pénombre » (Cohen 2013, 133). L’arrangement des parties suit la logique de l’attachement émotionnel de l’enfant, commençant par les parents les plus proches et finissant avec David Salem, qu’il ne connaît pas. Ainsi, les chapitres consacrés à sa mère et à son père sont les plus longs et ceux qui recèlent le plus de souvenirs d’enfance, qu’il essaie de vérifier, interviewant d’autres membres de la famille ou des ami·es de ses parents et visitant d’anciens lieux de son passé. Dans l’avertissement, Marcel Cohen explique son projet de faire sortir les membres de sa famille de l’anonymat des six millions de victimes assassinées pendant la Shoah. Il s’agit pour lui non seulement de remplir un devoir moral, celui de donner à ses parents, par le biais de son livre, le mémorial qu’ils n’ont jamais eu, mais aussi de dévoiler une prise de conscience de l’auteur : jusque-là, son silence a implicitement contribué à achever l’œuvre d’extermination des nazis, à faire complètement disparaître le peuple juif de la surface de la terre. « Aux monstruosités passées, il n’était pas possible d’ajouter l’injustice de laisser croire que ses matériaux étaient trop minces, la personnalité des disparus trop floue, et pour utiliser une expression qui fait mal mais permettra de me faire comprendre, trop peu ‹ originale › pour justifier un livre » (Cohen 2013, 8). Alors qu’il devient lui-même un observateur sensible des effets des expériences traumatiques et des souvenirs des autres, ses propres émotions restent inexprimées mais brillent dans les espaces vides entre les paragraphes. Dans la préface, il décrit sa rencontre avec un oncle paternel qui, bouleversé par la ressemblance avec son père, n’a pu que lui tenir la main pour lui témoigner son affection et en même temps sa tristesse. Alors qu’enfant, lors d’une visite de sa mère à l’Hôpital Rothschild, il réagit par le
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rejet au changement d’apparence de celle-ci – « De même, je la trouve laide. En quelque jours, ses cheveux sont devenus gris. Une grande mèche est presque blanche au milieu du crâne » (Cohen 2013, 40) –, il trouve à l’âge adulte l’explication de la décoloration rapide et de la perte soudaine de ses cheveux. « La pelade est toujours liée à un grave choc émotionnel et affecte des plaques entières du cuir chevelu » (Cohen 2013, 54). Il peut ainsi expliquer rétrospectivement sa propre réaction d’enfant comme un mécanisme de défense contre cette transformation physique. Celle-ci, qui génère un éloignement entre la mère et le fils, est la conséquence chez cette dernière des expériences traumatisantes de l’arrestation, de la séparation de la famille, de la peur pour ce fils qui a pu s’échapper mais qui reste recherché. Marcel Cohen appartient, tout comme Georges Perec ou Sarah Kofman, au groupe des enfants cachés, qui traitent par l’écriture les expériences traumatisantes de leur enfance et cherchent des formes permettant au public de faire l’expérience des nondits et des espaces laissés vides (↗19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants). Georges Perec ouvre son récit autofictionnel W ou le souvenir d’enfance (1975) par la constatation suivante : « Je n’ai aucun souvenir d’enfance ». Dès le début de son seul texte autobiographique Rue Ordener, rue Labat (1995), Sarah Kofman se souvient du stylo de son père qu’elle a volé à sa mère et qui l’oblige à écrire. Dans les premiers paragraphes du chapitre consacré à sa mère, Maria Cohen, Marcel Cohen raconte qu’en 2009, une amie de sa mère lui a remis un coquetier en bois que Marie – il remarque, entre parenthèses, que sa mère préférait la version francisée de son prénom – lui avait offert en 1939. Ce cadeau l’incite à une réflexion sur la poétique de son écriture.
Je sais bien que les objets familiers sont synonymes d’aveuglement : nous ne les regardons plus et ils ne disent que la force de l’habitude. Mais le coquetier, dans le placard à vaisselle, et ne serait-ce que de façon très épisodique, a eu bien des occasions de susciter quelques bouffées de tendresse à l’égard de Marie. […] Le petit coquetier, aujourd’hui, n’est donc pas seulement la concrétion d’un souvenir. Est-il abusif d’y voir la qualité même de ce souvenir, sa texture, quelque chose d’aussi incertain que le reflet d’une aura ? (Cohen 2013, 13–14)
Ce coquetier en bois, avec quelques taches de couleur à l’aspect délavé et un ruban orange sur son pied, fait partie de ces objets quotidiens insignifiants auxquels personne ne prête une attention particulière. Il figure en photo couleur sur la couverture de l’édition Gallimard de 2013 et prend une signification particulière, car il fait partie des rares choses qui établissent pour l’auteur un lien vivant avec sa mère. Dans son insignifiance se condense la texture même du souvenir, c’est-à-dire qu’il s’agit pour Marcel Cohen de rassembler les quelques faits relatifs aux membres de sa famille disparus à Auschwitz, afin de témoigner de ces vies qui se sont brutalement arrêtées.
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3 Marianne Rubinstein, C’est maintenant du passé (2009) Marianne Rubinstein est née en 1966 à Paris et travaille à la fois comme écrivaine et comme maitresse de conférences en économie à la Sorbonne Nouvelle. Elle débute en 2002 « une série de portraits de gens de [s]a génération » (Rubinstein 2009, 28) qui, comme elle et son frère, ont grandi avec un père ou une mère caché·es pendant la Shoah. Tout le monde n’a pas eu la chance d’être orphelin a été suivi de la publication de deux romans traitant de la question de l’identité juive sur un mode fictionnel, En famille (2005) et Le journal de Yael Koppmann (2007). Le titre de sa première publication, Tout le monde n’a pas eu la chance d’être orphelin, reproduit une phrase de son père, qu’il répète souvent lorsque sa fille adolescente commence « à formuler à l’encontre de [s]es parents quelque griefs » (Rubinstein 2002, 42). Marianne Rubinstein révèle que la perte traumatique de ses parents a bloqué son père Serge dans sa relation à ses enfants :
Mon frère naît en 1964, moi, en 1966. Dans les années 70, on parle peu de la déportation des juifs. Mais pour mon père, elle est omniprésente ce qu’il formule par exemple par cette phrase récurrente : ‹ j’ai découvert qu’en devenant père, on ne cesse pas d’être orphelin ›. (Rubinstein 2002, 18)
Rubinstein évoque dans ce passage le clivage entre la génération affectée par la Shoah et leurs descendant·es, qui ressentent la douleur de leur mère ou de leur père sans connaître les conditions concrètes de leur survie. Ce motif se retrouve dans l’ensemble des 15 récits des enfants d’orphelins encadrés par une préface de Serge Klarsfeld, qui souligne l’aspect générationnel du travail de mémoire de Marianne Rubinstein. « Le livre de Marianne Rubinstein est pour la troisième génération ce que nos Lettres au Premier Ministre [Lettres au premier ministre des orphelins des déportés juifs de France, recueil édité par Serge Klarsfeld et publié par l’association « Les fils et les filles des déportés juifs en France », septembre 1999] furent en 1999 pour la seconde génération, celles des orphelins » (Rubinstein 2002, 11). Rubinstein elle-même reproduit en italiques le récit fragmenté de sa famille en commençant par la biographie de son père qui ne parle jamais de ses parents assassinés pendant la Shoah. Ainsi le volume Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin mêle fragments autobiographiques et portraits des filles et fils d’enfants cachés. L’auteure ne raconte pas seulement l’histoire de son père mais aussi les effets traumatisants de son silence complet. Ainsi, en tant que jeune enfant, elle ressent une peur indéfinissable de mourir. La raison semble en être la connaissance de la mort de ses grands-parents paternels juifs :
Je dois avoir trois ou quatre ans. À propos de mes grands-parents paternels, je dis qu’ils sont morts ‹ parce qu’ils étaient trop juifs ›. J’ai des difficultés à retenir et bien prononcer mon nom de famille. Dans mon petit lit à barreaux, je me souviens de crier, pendant longtemps : ‹ Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. › (Rubinstein 2002, 99)
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Si, dans ce premier volume, l’auteure rassemble ses souvenirs d’enfance concernant son père et son héritage familial juif, C’est maintenant du passé commence directement par l’évocation des grands-parents absents, auxquels le livre est entre autres dédié (Aux absents). « Que sait-on d’eux ? Pas grand-chose » (Rubinstein 2009, 13). La collection de portraits dans Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin et la reconstitution des traces de vie des grands-parents paternels dans C’est maintenant du passé se trouvent structurellement dans une dialectique de récit, lié au présent et aux séquelles des traumatismes parentaux, et de contre-récit, consacré au passé et à la question de la position de l’auteure dans la généalogie de la famille juive paternelle. Au traumatisme paternel de la perte de ses parents, la fille-auteure oppose sa recherche de l’histoire familiale, en présentant lettres, photos, cartes postales et interviews de parents et de témoins encore vivants. Outre la mémoire familiale comme source d’écriture, Rubinstein entrelace son récit avec des références aux textes de la mémoire culturelle de la Shoah, par exemple ceux de David Mendelsohn, Georges Perec ou encore la collection de rêves de Charlotte Beradt. Elle refuse de définir la vie de ses grands-parents uniquement par leur extermination à Auschwitz et se focalise donc sur leur vie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale (↗13 Seconde Guerre mondiale – Le roman). Au refus de son père de se souvenir de sa vie d’enfant, elle répond par son insistance sur les traces existantes. « À la lecture des Disparus, je compris alors quelque chose qui, auparavant, était resté impensé : tout n’avait pas pu disparaître. Des traces de leur vie, même infimes, devaient subsister ici ou là » (Rubinstein 2009, 29). C’est maintenant du passé rassemble 50 fragments de texte entrecoupés de reproductions de photographies familiales, de cartes postales, de factures ou d’appels téléphoniques et de mails échangés entre Marianne Rubinstein et son père. Dans le postscriptum, l’auteure reproduit un échange de courriels avec un certain Abraham Rubinstein qui lui explique qu’il porte le même nom qu’elle, mais qu’il ne fait pas partie de la famille. Sa recherche d’autres membres de la famille n’est donc pas terminée et se poursuit. Une liste des membres de la famille du côté des grands-mères juives et des grands-pères juifs ainsi qu’une bibliographie des sources extra-familiales citées dans le texte complètent l’édition. La disposition des segments textuels permet de reconstruire la genèse du récit. Partant de la question « Que sait-on d’eux ? » (Rubinstein 2009, 13), la narratrice autodiégétique se focalise sur le fait le plus important : la naissance de leur fils unique qui selon la tradition juive porte le prénom du grand-père paternel. Ainsi, elle évoque directement le lien généalogique qui la met dans une relation de parenté avec ses grandsparents paternels absents. Dans le paragraphe suivant, elle reproduit des passages de la correspondance de ces derniers, dans lesquels ils parlent de leur amour et de celui pour leur fils, « notre Sergelu chéri » (Rubinstein 2009, 13). Elle rappelle à son père qu’il a eu des parents qui l’ont aimé, un souvenir douloureux qu’il avait complètement refoulé. « Serge, mon père, n’a jamais lu cette correspondance » (Rubinstein 2009, 14). Le premier fragment se termine par la promesse de la narratrice à son père de ne rien publier, ni raconter sans son accord. Sa recherche de traces familiales est donc un projet
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commun entre père et fille et se base sur un pacte de fidélité. Cette stratégie rappelle le récit autobiographique Lezioni di tenebra (1997, Traverser les ténèbres 2015) d’Helena Janeczek, dans lequel l’auteure italienne contemporaine raconte l’histoire de la survie de ses parents et thématise en même temps sa relation difficile avec sa mère, qui l’oblige à toujours manger n’importe quoi tout en critiquant son surpoids. Janeczek intègre dans le texte les commentaires que sa mère exprime en lisant le récit de sa fille. Une des caractéristiques de la postmémoire avec une filiation familiale se révèle dans le sentiment d’un devoir moral que les descendant·es ont vis-à-vis de leurs parents et de leurs grands-parents. La nécessité d’écrire suit plutôt un impératif de mémoire qu’un intérêt global pour l’histoire. Les fragments dans C’est maintenant du passé sont souvent liés par la reprise d’un sujet et même d’une question du segment précédent. Ainsi le deuxième chapitre répète la question du premier – « Que sait-on d’eux ? » (Rubinstein 2009, 15) –, pour finalement caractériser la grand-mère et le grand-père. Le manque de savoir personnel et émotionnel se reflète dans l’usage du verbe imaginer : « J’imagine ma grand-mère […] J’imagine mon grand-père […] » (Rubinstein 2009, 15–16). Au début du cinquième fragment, l’auteure se demande « Pourquoi écrire ? » et répond : « J’écris parce que j’ai un problème de place » (Rubinstein 2009, 22). Elle répète cette phrase au début du sixième fragment pour enfin ajouter : « Pour qu’ils aient leur place. Et que le vide qu’ils ont laissé en moi et sur lequel le regard appuie sans cesse […] se remplisse » (Rubinstein 2009, 26). Quatre segments plus tard, l’auteure problématise la forme juste pour « leur donner, à chacun, une place dans l’histoire » (Rubinstein 2009, 38) et rejette le projet d’écrire une saga familiale, afin de privilégier celui de collectionner les fragments existants qui témoignent de la vie de sa famille juive et renvoient aussi à « la violence de l’anéantissement » (Rubinstein 2009, 40) :
Au-dessus du vide et du manque, assemblant les maigres lambeaux que je trouvais, mélangeant les couleurs et les étoffes, j’ai fabriqué un patchwork. Une fois terminé, je l’ai mis sur mes épaules, je l’ai contemplé. C’est étrange, mais c’est ainsi : ce livre est un patchwork. Et si je sais, ou crois savoir, que la douleur de mon père est un vieux manteau très lourd dont il ne se séparera jamais, car il contient, incrustés dans l’étoffe, les quelques souvenirs de ses parents, manteau dont la simple vue me donnait, enfant, le sentiment d’avoir froid et d’être seule, je sais maintenant que j’ai une ‹ couverture à moi ›, mêlant ensemble présent et passé. (Rubinstein 2009, 154)
Par la métaphore du patchwork, Rubinstein caractérise son écriture postmémorielle qui oscille entre narration et réflexion, entre reconstruction documentaire et imagination (Ledoux-Beaugrand 2013, 161–162). Le vide causé par l’assassinat de ses grands-parents pendant la Shoah et l’incapacité de son père à parler de ses parents l’ont plongée dans une crise d’identité, tout en éveillant sa curiosité d’en savoir davantage sur l’histoire de ses aïeux. Mais les traces retrouvées ne s’assemblent pas en une histoire cohérente, elles restent une juxtaposition de bribes (Hirsch 2012, 103–112). L’esthétique du patchwork qui sous-tend C’est maintenant du passé se retrouve également dans d’autres textes de la troisième génération. Dans L’increvable Monsieur Schneck, Colombe Schneck
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se révèle elle aussi une chercheuse de traces familiales ou une chiffonnière, comme l’explique Evelyn Ledoux-Beaugrand (2012, § 2). En lisant un article dans Paris Match, elle apprend par hasard l’assassinat de son grand-père par son amant et découvre ainsi un secret de famille très bien gardé.
4 Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête (2012) Ivan Jablonka, né en 1973 à Paris, cherche dans ses œuvres à franchir les frontières entre l’historiographie et la littérature. Avant de se pencher sur la biographie de ses grands-parents paternels, assassinés à Auschwitz, ses recherches historiques ont porté sur les vies des enfants abandonnés aux XIXe et XXe siècles placés par l’Association publique souvent dans des familles à la campagne. Son intérêt pour le sujet trouve son origine dans la biographie de son père, qui, tout comme sa sœur, a survécu à la Shoah en tant qu’enfant caché. « Car la survie de mon père et de ma tante tient aussi de l’abandon : le jour de l’arrestation, leurs parents ont choisi de ne pas les emmener avec eux » (Jablonka 2014, 248). Ivan Jablonka a dédié la publication de sa thèse de doctorat, Ni père, ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique (1874–1939), à son père. Ayant grandi avec un ancien enfant caché, il se sait profondément lié à Marianne Rubinstein, qui souligne dans Tout le monde n’a pas eu la chance d’être orphelin les difficultés de ces pères et mères orphelin·es « à endosser leur rôle de parents » (Rubinstein 2002, 123). Ce qu’il lui manque, comme à l’auteure de C’est maintenant du passé, c’est l’ancrage dans la généalogie de la famille paternelle. Il ne sait rien de ses grands-parents, hors le fait qu’ils ont été assassinés pendant la Shoah. Ainsi, sa recherche commence et le mène dans des archives en Pologne et en France. En même temps, il interviewe les membres de la famille en Argentine, en Israël et aux États-Unis. Sur la base des documents et des souvenirs des autres, Ivan Jablonka écrit une biographie familiale se focalisant sur les traces existantes de ses grands-parents paternels. Il s’agit d’un projet double : d’un côté, l’auteur en tant que membre de la troisième génération se met à la recherche de ses origines inconnues ; de l’autre côté, les grands-parents deviennent l’objet d’une enquête historique au centre de laquelle se trouve la reconstruction de la vie des Ostjuden en Pologne et en France. Histoire de mes grands-parents que je n’ai pas eus a suscité une attention publique exceptionnellement soutenue depuis sa première publication en 2012. Couronné par trois prix (Prix Guizot de l’Académie française, Prix du Sénat du livre d’histoire et Prix Augustin-Thierry), le texte est même inscrit au programme de Sciences Po à Grenoble en 2015. Au début de l’année 2023, une réédition augmentée d’une préface inédite a été publiée. Cet extraordinaire succès s’explique entre autres par l’imbrication de la méthode historique et d’une narration autodiégétique. Le texte s’ouvre sur deux cita
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tions tirées de l’historiographie et de la littérature. D’une part, Jablonka se réfère à l’auteur classique de l’Histoire de la Révolution française, Jules Michelet, qui, sur un mode impersonnel, considère la transmission transgénérationnelle de l’héritage paternel à la génération suivante comme une tâche de l’avenir : « L’âme des pères, qui tant de siècles souffrirent et moururent en silence, revint dans les fils – et parla » (Jablonka 2012, 7). D’autre part, il insère une citation de Georges Perec tirée de W ou le souvenir d’enfance, pour qui l’écriture s’avère un lien irréductible entre le souvenir de la Shoah et l’affirmation de soi : « L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie » (Jablonka 2012, 7). Le choix de ces deux auteurs montre la prise de position d’Ivan Jablonka en faveur d’une nouvelle forme d’historiographie qui rompt avec le mythe de l’objectivité (Bracher 2017, 136). Dans plusieurs articles sur le processus d’élaboration du livre, il se sert du fait d’« [é]crire sur les proches » pour réfléchir au rapport entre distanciation et subjectivité dans la recherche historique (Jablonka 2012). Se plaçant dans la lignée des Annales, il se rapproche également de l’intérêt sociologique d’auteur·es comme Marcel Proust et Annie Ernaux. Le désir d’en savoir plus sur des personnes qui lui sont totalement inconnues est lié à la prise de conscience du caractère douloureux de leur perte pour son père et pour lui-même. Tout comme pour Marianne Rubinstein, l’histoire de la famille paternelle s’interrompt et se disperse avec l’assassinat des grands-parents à Auschwitz. Reconstituer les différentes étapes de leur vie jusqu’à leur arrivée à Paris devient sa manière à lui, petit-fils et historien, de se souvenir de ses grands-parents. Le concept de postmémoire de Jablonka se caractérise par une nouvelle forme d’approche du traumatisme collectif de la Shoah. Au lieu de se fixer sur l’extermination, l’attention se porte sur la vie juive en Pologne avant la Seconde Guerre mondiale, c’est-àdire que les victimes perdent leur anonymat et apparaissent comme des individus ayant eu leur propre histoire de vie. Malgré cette « transmission en positif », une ambivalence fondamentale subsiste lorsque Jablonka souligne qu’il ne s’agit pas pour lui de revivre, mais de comprendre : « Récit de leur vie et compte-rendu de mon enquête, ce livre [Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus] fera comprendre, non revivre » (Jablonka 2012, 95). La tension entre l’implication subjective et la distance professionnelle de l’historien est également perceptible dans le titre. Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus porte le sous-titre Enquête, qui renvoie à la fois au manque de connaissances et à la nécessité de la recherche historique. Le livre se compose de neuf chapitres suivis d’un appareil critique assez large comprenant aussi bien les notes intégrées au texte qu’une liste d’abréviations, un glossaire des noms étrangers, les arbres de famille et quelques photos et documents. Le texte s’ouvre par une sorte de préface dans laquelle l’auteur explique sa motivation : « Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n’ai pas eus. Leur vie s’achève longtemps avant que la mienne ne commence : Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers » (Jablonka 2012, 9). Le récit s’achève par une sorte de postface consacrée au sort de Susanne et Marcel, les fils de ses grands-parents, après qu’ils ont quitté le village de Luitré en
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novembre 1944 : « Le 9 janvier 1945, trois semaines avant la libération d’Auschwitz, ils firent leur entrée à l’école maternelle » (Jablonka 2012, 376). Avec ce dernier regard sur la survie de son père et de sa tante, l’auteur établit un lien avec lui-même en tant que membre de la génération suivante. La structure du livre suit les étapes du voyage qu’Ivan Jablonka entreprend pour reconstituer l’histoire de la vie de ses grands-parents. Le point de départ est Parczew, le lieu de leur naissance en Pologne. La trace de l’origine polonaise se concentre dans le nom de famille qui, en raison de son étrangeté en France, suscite encore aujourd’hui des interrogations. « On me demande parfois d’où vient mon nom, leur nom. Question à demi feinte, dont la réponse est connue d’avance : il respire la Pologne, où il signifie petit pommier. Ivan Jablonka, Jean Petit-Pommier, voire Jean Pommier tout court » (Jablonka 2012, 13). Ce qui frappe, c’est le choix du pronom possessif dans le titre du premier chapitre qui souligne l’appartenance familiale : « Jean Petit-Pommier en son village ». Parczew assume la fonction d’un lieu généalogique fondateur qui relie affectivement les grands-parents, leur fils et leur petit-fils, même si Marcel et Ivan Jablonka sont tous deux nés à Paris. Dans la mesure où les grands-parents sont des proches et des étrangers, Parczew est à la fois le village natal et un lieu inconnu. Le shtetl du début du XXe siècle a complètement changé et il est difficile d’y trouver encore des traces de la culture juive. Le cimetière juif y est devenu un jardin public et le bâtiment de la synagogue abrite maintenant un magasin de vêtements. Le petit-fils à la recherche de ses origines doit réaliser qu’il n’est rien d’autre qu’un touriste. Sur la base de différentes sources, il reconstruit la vie dans le shtetl dans les années 1920 pour finalement conclure : « Il faut bien se rendre à l’évidence : les Juifs de Parczew n’ont jamais existé » (Jablonka 2012, 51). Il finit donc le premier chapitre en constatant l’absence totale de la mémoire de la vie juive d’autrefois. Même s’il y a des signes d’un changement des relations judéo-polonaises au début du XXIe siècle, le « génocide, cette démiurgie à l’envers, a donné naissance à la Pologne ethniquement pure d’après-guerre » (Jablonka 2012, 51). L’historien n’oublie pas de mentionner aussi l’antisémitisme de la société polonaise d’après-guerre qui a accéléré l’exode des Juifs et Juives survivant.es.. « Aujourd’hui, les Juifs sont à peine 12 000 » (Jablonka 2012, 51). Dans les chapitres suivants, Jablonka se concentre sur l’engagement communiste de sa famille paternelle et surtout de son grand-père Matès, pour ensuite se demander pourquoi ses grands-parents n’ont quitté la Pologne qu’en 1937 (Reid 2018, 85–88). Plusieurs facteurs entrent selon lui en jeu : « Un antisémitisme plus ‹ civilisé › » (c’est le titre du chapitre 3), la crise économique et l’expérience concrète de la répression. De plus, c’est en 1937 que Staline fait liquider les dirigeants du parti communiste polonais. Matès et Idesa se marient la même année. Comme le grand-père est recherché par la police, il se met d’abord en route seul et Idesa le suit six mois plus tard. Parmi les découvertes spectaculaires de l’enquête du petit-fils historien, il y a le fait que ses grands-parents ne sont pas entrés en France en tant que Juif et Juive persécuté.es, mais comme des étrangers illégaux surveillés par le ministère de l’intérieur (« Les sans-papiers juifs de ma famille » est le titre du quatrième chapitre). C’est ainsi qu’ils apparaissent officiellement
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dans les archives. Ce savoir ne change pas seulement l’image que son père avait jusqu’à présent de ses parents, mais fournit également une nouvelle perspective historiographique sur l’immigration des Juifs et Juives de l’Est en France. « La fécondité de ce paradoxe historien – on ne trouve pas parce qu’on cherche, mais on cherche parce qu’on a déjà trouvé – me confirme qu’il est possible de faire un livre […] » (Jablonka 2012, 133). Par la suite, Jablonka met en lumière la volonté de son grand-père de s’engager dans la Légion étrangère contre l’Allemagne nazie, pour sa nouvelle patrie, et se rapproche finalement du jour de l’arrestation de ses grands-parents, le 25 février 1943. Plus il se rapproche de la fin de leur vie, plus sa perspective subjective s’efface pour laisser place à un récit objectivant qui passe la parole aux témoins de l’époque et aux documents. Le sauvetage des deux enfants, qui doivent à leur mère de ne pas être recherchés, se trouve au cœur du chapitre 7. Lors de son interrogatoire, Idesa déclare être mariée et ne pas avoir d’enfants. « M.O.E. [= mariée, sans enfant] Ces trois caractères commandent secrètement toute la vie de mon père, à la fois le miracle de sa survie et la blessure qui le fera saigner jusqu’à la mort : sa mère l’abandonne pour qu’il survive, son amour culmine dans le rejet, la négation » (Jablonka 2012, 293). Étant lui-même père de deux filles, Jablonka s’adresse ensuite au public et oriente l’empathie vers cet acte aussi désespéré que totalement désintéressé. En invitant lectrices et lecteurs à se mettre à la place de sa grand-mère par deux questions, il fait appel à leur imagination : « En d’autres termes, à partir de quel niveau de danger choisissez-vous de ne pas emmener vos enfants avec vous pour une destination inconnue ? » (Jablonka 2012, 293). Il y a peu de passages d’apostrophe directe aux lecteurs et lectrices dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Cette intervention ouvre un espace dans lequel le traumatisme de la perte s’actualise. Les grands-parents parviendront à envoyer, depuis le camp de transit de Drancy, deux cartes postales qui se trouvent dans les archives familiales et que Jablonka qualifie de « bloc d’humanité nue » (c’est le titre du septième chapitre). Il reproduit le contenu de ces deux cartes et répète plusieurs fois une phrase du texte d’Idesa : « Nos cœurs sont brisés de ce que nous avons été forcés de vous abandonner à un si jeune âge » (Jablonka 2012, 295). Le chapitre se clôt par la description d’une cérémonie de mémoire le 2 mars 2003 à la gare du Bourget-Drancy organisée par « Les fils et filles de déportés juifs de France », l’association de Serge Klarsfeld, à laquelle la famille Jablonka assiste aussi. Au lieu d’exprimer ses propres émotions, il laisse le dernier mot à sa grand-mère en répétant une dernière fois la phrase déjà citée. Dans le chapitre 9 « De l’autre côté du monde », dans lequel Ivan Jablonka reconstitue les derniers jours de ses grands-parents à Auschwitz, il dresse à la fin un bilan et décrit le résultat de son enquête d’abord par une série de négations : « Mon enquête ne m’a pas apporté la paix » ; « Mais la vraie cause de mes insomnies, c’est l’échec » (Jablonka 2012, 368) ; « Pourtant, je n’éprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien de leur mort et pas grand-chose sur leur vie » ; « Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien » (Jablonka 2012, 369). C’est par la prise de conscience de l’échec de son projet d’écrire l’histoire de ses grands-parents qu’il peut s’affirmer comme historien et ‹ juif ›. C’est dans cette « tension vers la vérité » qu’il trouve le fondement de son
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travail aussi bien que celui d’« une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode » (369). Cette recherche de vérité le mène à constater ce que Imre Kertész appelle « être sans destin » : « Ni mes grands-parents, ni mon père, ni moi sommes ‹ nés juifs ›, et la plaque commémorative scellée à l’entrée de l’école primaire de ma fille ne devrait pas cautionner cette interprétation : ‹ Assassinés parce que nés juifs › » (Jablonka 2012, 369– 370). Il refuse autant de réduire ses grands-parents au statut de victimes de la Shoah que de les caractériser exclusivement par leur judaïsme ou par leur communisme. Matès et Idesa Jablonka sont « des êtres irréductiblement, démesurément faits pour la vie » (371). Leur fin ne définit pas leur vie et ce qu’ils ont laissé. Ainsi le livre d’Ivan Jablonka n’est pas seulement une révolte contre l’oubli mais aussi un contre-discours au projet d’extermination des nazis.
5 Michel Kichka, Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père (2012) Michel Kichka, né le 15 aout 1954 à Liège, s’installe dans les années 1970 en Israël où il fait des études d’art et travaille comme professeur. Ce n’est qu’en 2012 qu’il publie un récit graphique autobiographique dans lequel il reconstruit son enfance et son adolescence à l’ombre de la Shoah. Son père Henri Kichka a été le seul survivant de sa famille. Si son fils souffre d’abord du silence presque complet autour du traumatisme collectif, il fuit, adolescent et jeune adulte, le discours ininterrompu de son père qui, après le suicide de son fils cadet, ne cesse de raconter sa survie dans les camps nazis. Michel Kichka refuse même de lire son témoignage Une adolescence perdue dans la nuit des camps (2005) et de l’accompagner à Auschwitz. Cette démarcation nette par rapport aux souvenirs traumatiques de son père se manifeste dès le titre, qui met en avant la perspective de la deuxième génération. Il ne s’agit pas, comme dans MAUS d’Art Spiegelman, de faire parler le père pour combler le vide dans la généalogie familiale, mais de révéler ce que le fils a caché à son père. Ainsi, la couverture montre le personnage du jeune artiste, son carnet de dessins sous le bras, marchant sur la casquette de prisonnier surdimensionnée de son père. L’objectif du récit graphique est donc d’apprivoiser sa propre histoire et de se libérer du poids d’un passé qui a beaucoup pesé sur la famille (Merten 2021, 144). Même si Michel Kichka fait partie de la deuxième génération, tout comme Art Spiegelman, leurs œuvres ont été réalisées dans des contextes historiques différents, ce qui a également influencé de manière déterminante leur perspective respective, comme l’a déjà souligné Marianne Rubinstein. Dans les années 1980 et 1990, lorsque les deux volumes de MAUS sont réalisés, la mémoire collective de la Shoah devient de plus en plus importante dans l’espace public (Seraf 2019, 2). La publication d’une bande dessinée mettant en scène les Juifs et les Juives sous les traits de souris et les nazis sous ceux de chats ou encore la mise en scène d’une comédie telle que La vita è bella (1997) déclen-
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chent des controverses sur l’usage du mode humoristique pour rendre compte du génocide. Au tournant du siècle, la situation évolue et la Shoah devient un sujet omniprésent dans les médias visuels et littéraires. Régine Robin parle même alors d’une mémoire saturée (Robin 2003). Ce changement se manifeste également dans le rejet par Kichka du tourisme commémoratif ainsi que dans sa critique du nationalisme israélien à Auschwitz (Kichka 2012, 89). Le récit graphique Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père comprend quatre parties et un épilogue. La première partie, intitulée « Le non-dit », est consacrée à la présentation des effets que le silence sur la Shoah a eus sur l’évolution de l’auteur pendant l’enfance. D’une part, les rares remarques du père qui font référence à son séjour dans les camps de concentration allemands stimulent l’imagination du fils aîné tout en suscitant des craintes. En quête d’informations supplémentaires, Michel, enfant, lit les livres de la bibliothèque de son père sur le Troisième Reich et fait ensuite des cauchemars. D’autre part, il ne comprend pas pourquoi, comme le lui dit son père, ses succès scolaires seraient une « revanche sur Hitler » (18). Graphiquement, ce bref échange entre le père et le fils, tout comme le moment où le père se souvient des pieds gelés de son père à Buchenwald sur la page suivante, est représenté différemment des autres vignettes. Les silhouettes des personnages sont alors entièrement noires et donnent l’impression d’un jeu d’ombres, comme si un passé sombre se glissait devant la scène. Au silence complet sur le sort de la famille paternelle correspond le projet d’une famille idéale que le couple Kichka cherche à créer. Ainsi les deux filles et les deux fils portent les noms de disparu·es et représentent dans les mots du père « une victoire sur les boches ». La deuxième partie dresse une image assez ambivalente d’« une famille exemplaire » ne cachant pas le décalage entre l’idéal et la vérité. La mère, dont la famille judéo-polonaise s’est réfugiée en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, a accepté de « faire les enfants pour papa, mais elle n’aimait pas s’en occuper » (27). Les parents parlent yiddish entre eux sans penser à l’apprendre aux enfants. Ils s’isolent du monde extérieur qui représente l’ennemi goy. Ainsi l’atmosphère est dominée par une peur non nommée de la persécution, de sorte que la Shoah semble omniprésente sans jamais être explicitement thématisée. C’est à l’âge de vingt ans que Michel Kichka décide de s’exiler en Israël, pour mettre de la distance entre sa famille et lui-même. Le tournant tragique dans l’histoire familiale des Kichka est le suicide du « petit frère » Charly, qui se trouve au centre de la troisième partie. Avant de rentrer à la maison de ses parents à Liège, un ami passe voir l’auteur, l’embrasse et dit : « Encore une victime de la Shoah ! » (52). Pendant le vol, Michel réfléchit à la signification de ces mots et se demande s’il est lui-même à l’abri de succomber au syndrome de la deuxième génération, c’est-à-dire à l’intériorisation du traumatisme de la survie du père. Les parcours de vie des deux frères, nés en 1954 et 1957 et appartenant tous deux à la deuxième génération, montrent que la transmission parentale de souvenirs traumatiques peut avoir des effets très différents et ne conduit en aucun cas à une identification automatique avec le traumatisme parental. Comme il le montre dans l’épilogue, Michel Kichka
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trouve dans le processus de création du récit graphique une manière créative de traiter l’héritage paternel et de se libérer. Le suicide de Charly a une fonction de catalyseur au sein de la structure familiale (Louwagie 2020, 321). D’abord, il réactive les souvenirs traumatiques du père, qui, à partir de ce moment, ne cesse de parler de ses expériences. « Je réalise que, pour la première fois, il raconte son calvaire pendant la Shoah. Je pensais qu’on s’était réuni pour parler de Charly. J’avais besoin de faire son deuil. Papa parle de lui-même et je suis incapable d’écouter » (55). Même graphiquement, les mots du père supplantent toute tentative de commémoration du frère. Une vignette montre le père en tant que jeune homme entouré de tous les éléments centraux de l’image de la Shoah et dans le haut de l’image, on trouve 11 rangées qui répètent le mot « parle » (Kichka 2012, 54). Ainsi, la shiva ratée incite l’auteur pour la première fois à se rebeller contre son père et tout ce qui a trait à la Shoah. La quatrième partie « Seul au monde » problématise la recherche d’identité de l’auteur par rapport à un père qui est « passé de victime de la Shoah à héros de la Shoah » (78). Le chapitre s’ouvre sur une scène montrant le personnage du père en tenue rayée de prisonnier sur une planète complètement détruite. Trois cheminées fumantes, plusieurs têtes de mort et des os dominent cette image. Un monde de mort entoure le détenu et l’accompagne tout au long de sa vie. Ce monde étouffe toute vie autour de lui (Kichka 2012, 70). Mais Michel Kichka adapte et transforme cette attitude dominée par le traumatisme de la Shoah. Avec une référence intermédiale au Petit Prince de SaintExupéry, il dessine trois pages plus loin une planète fleurie sur laquelle, enfant, il rencontre son père et lui demande : « Dessine-moi une famille ! » (Kichka 2012, 73). Le père le regarde sans comprendre, ce qui est illustré par le point d’interrogation dans la bulle. C’est finalement le fils et artiste Michel Kichka qui se charge de cette tâche et dessine la famille dans son imbrication générationnelle. Le récit commence par la reproduction graphique des trois seules photos de la famille paternelle. Au début du deuxième chapitre, il dessine à la fois la famille Kichka et la famille maternelle, les Swierzynski. Et la quatrième partie se termine par une vignette montrant un dîner de famille en Israël. Le grand-père, qui a toujours été « seul au monde », actualise en compagnie de ses petits-enfants un mode de traitement du traumatisme de la Shoah que l’on retrouvait déjà dans ses propres dessins qu’il avait réalisés pour son fils Mitchi (Kichka 2012, 38) : l’humour. En riant ensemble, ils parviennent à conjurer l’horreur et à devenir une communauté. Dans le récit graphique, l’interaction entre le texte et l’image offre d’autres possibilités pour reconstruire le passé et actualiser les souvenirs traumatiques. Les images rendent les souvenirs directement perceptibles. Ainsi, la représentation en pleine page des cauchemars de Michel Kichka enfant permet de faire l’expérience de ses angoisses (Kichka 2012, 9). Le visage déformé par la douleur du jeune Michel dans le coin supérieur gauche de la vignette, qui soulève la couverture de son lit, est confronté au centre de l’image à la vision du corps décharné de son père. En même temps, Kichka évoque la cheminée fumante, la porte d’entrée d’Auschwitz-Birkenau et la phrase « Arbeit
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macht frei », éléments iconiques centraux que le public connaît. Il rompt cependant avec cette version oppressante de l’intériorisation du traumatisme de la survie paternelle en lui opposant une vision imaginée positive de son père en tant que survivant de la Shoah. Ainsi, à la page suivante, on trouve le dessin de son père dans le rôle d’un shérif qui surveille la figure d’Adolf Hitler derrière les barreaux. Là encore, l’humour résultant du décor du western et de l’inversion des rôles offre la possibilité de s’approprier l’héritage traumatique (Walter 2017, 284–285).
6 Jérémie Dres, Nous n’irons pas voir Auschwitz (2011) Jérémie Dres, né en 1982, a fait des études d’arts décoratifs à Strasbourg et publie avec Nous n’irons pas voir Auschwitz sa première bande dessinée. Contrairement aux biographies de Marcel Cohen, Marianne Rubinstein, Ivan Jablonka ou encore Michel Kichka, il n’est lié à la mémoire collective de la Shoah que par sa grand-mère paternelle. Téma Dres, née Barab, a émigré de Varsovie en France dès les années 1930. Elle a survécu à la période de l’occupation à Paris (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma), cachée dans un débarras, et à la différence de nombreux autres survivant·es de sa génération, elle a toujours parlé à ses petits-enfants de l’expérience de la persécution antisémite et des angoisses qui y étaient liées. Nous n’apprenons ces aspects de l’histoire de sa vie que dans la postface du frère de Jérémie Dres, avec lequel il entreprend un voyage à Varsovie deux ans après la mort de mamie Thérèse. Ce qui lie Jérémie Dres aux autres auteur·es, c’est la quête de l’histoire familiale qui ne se définit pas exclusivement par le traumatisme collectif de la Shoah (Berger 2016, 91). Réalisant la fixation de la mémoire publique sur Auschwitz, le titre de la bande dessinée prend une fonction programmatique. Les deux frères s’obstinent cependant à y aller parce qu’ils s’intéressent à la signification d’être juif dans un sens plus large. « Auschwitz, un traumatisme encore si présent qu’il ferait oublier tout le reste. C’est le reste que je suis allé chercher en Pologne » (Dres 2011, 15). Les pages du volume de Jérémie Dres ne sont pas numérotées (les pages indiquées commencent avec la préface), et ainsi la séquence linéaire de chiffres est suspendue. La bande dessinée reprend la forme d’un journal de voyage avec des notices, des réflexions et la documentation des rencontres et entretiens, surtout avec des Juifs et Juives de Pologne. L’utilisation de l’écriture italique renforce le caractère de note du volume, les indications exactes de l’heure du jour insérées soulignent le mode de présentation documentaire. Les différentes sections portent des titres en gras qui indiquent les lieux, les noms des personnes rencontrées ou les étapes du voyage. Le texte débute avec une préface et se clôt avec une note d’auteur, une postface de Martin Dres sur leur grandmère et un choix de photos du séjour à Varsovie et des arrière-grands-parents et des grands-parents. Les paratextes joints ont deux fonctions. D’une part, ils attirent l’attention sur l’évolution de la culture du souvenir. La préface de Jean-Yves Potel , un collaborateur du Mémorial de la Shoah pour la Pologne, que rencontrent les deux frères
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lors d’une table ronde sur la renaissance du judaïsme en Pologne, souligne que l’abandon de la fixation sur la Shoah est une caractéristique centrale du travail de mémoire de la troisième génération. Tout comme Ivan Jablonka, il voit dans le désir de savoir et de comprendre le moyen central des petits-enfants pour accéder à l’histoire de leur famille. D’autre part, Jérémie Dres accentue dans sa note d’auteur le caractère documentaire de ce qui est représenté : en insistant sur la retranscription correcte des entretiens et le dessin réaliste des lieux visités, il souligne la prétention à la vérité de son récit graphique, qui ne se limite pas à des connaissances personnelles, mais apporte une contribution à la compréhension de la vie juive contemporaine. Il laisse à son frère le soin de mettre en avant l’imbrication de la mémoire individuelle et collective à travers l’exemple de leur grand-mère, catalyseur d’une culture transgénérationnelle vivante de la mémoire : « Notre grand-mère était un trait d’union entre plusieurs générations » (Dres 2011, 194). Les deux premières sections du récit graphique, « Premiers pas à Varsovie » et « Méfie-toi des Polacks », et les deux dernières, « Ils ne changeront jamais » et « Remettre les choses en ordre », forment le cadre de la narration. Dès le début, nous découvrons, alors que Jérémie Dres est à la recherche de « son appartement », la vieille ville reconstruite de Varsovie. C’est seulement quand il trouve le 27 rue Freta que nous apprenons qu’il s’agit de l’ancienne maison de sa grand-mère. S’ensuit un flash-back sur des conversations confidentielles avec celle-ci, qui se termine par le constat d’un vide impossible à combler en raison de sa mort. L’un des motifs du voyage à Varsovie est aussi de la retrouver, explique le personnage de l’auteur (Dres 2011, 9). D’ailleurs, la question du rôle de la Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale et dans l’après-guerre a toujours été un tabou familial. Lorsque Jérémie Dres annonce à sa famille, dans un mail, son projet de se rendre à Varsovie sur les traces de sa grand-mère, son père lui répond : « Si tu vas en Pologne, surtout fais attention aux Polacks » (Dres 2011, 14). Il se souvient aussi que sa grand-mère lui disait toujours : « Épouse ki ti veux mais pas ine Polack ni ine Allemonde » (15). Partir à la recherche des traces de la vie juive en Pologne répond donc au désir de mieux comprendre ce paradoxe de la mémoire familiale, mais aussi au besoin d’en savoir plus sur la situation actuelle de la communauté juive en Pologne. À partir d’un article d’Olivier Guez dans Le Monde sur « Le réveil des Juifs en Pologne », Jérémie Dres se donne une ‹ mission › : « Que ce voyage ne soit pas qu’une expérience personnelle, qu’il témoigne du devenir de tout un peuple, de la vie d’avant et de la vie d’après au fil de nos recherches sur la famille » (Dres 2011, 16). Olivier Guez lui aussi fait partie du groupe des auteur·es de la troisième génération. Avec La disparition de Josef Mengele (2017), il a expérimenté une nouvelle forme d’écriture entre fiction et témoignage, qui a été couronnée par le Prix Renaudot. La recherche des traces d’une renaissance de la vie juive en Pologne commence par une rencontre avec Jan Spiewak, un des fondateurs de la plateforme Zoom, qui s’adresse aux jeunes Juifs et Juives ayant moins de 35 ans. Il est une des personnes nommées dans l’article de Guez et vient de réaliser un film documentaire, 8 Stories that haven’t changed the world (2010), qui se base sur des témoignages de survivant·es de la Shoah. Il explique
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à Jérémie Dres, que la petite communauté juive tout comme les associations qui la représentent se trouvent dans un conflit sur la question de l’identité juive contemporaine. Jérémie Dres lui-même n’est pas en mesure de répondre aux questions sur sa propre identité juive, et son frère non plus. Lors d’une discussion ultérieure avec un rabbin à Varsovie, ce dernier leur explique ainsi qu’ils ne peuvent pas être considérés comme juifs pratiquants puisqu’ils n’ont pas célébré leur Bar Mitzvah. Après sa rencontre avec Jan Spiewak, Jérémie Dres prend rendez-vous avec Edward Odoner qui travaille pour la TSKZ, une association socioculturelle des Juifs et Juives de Pologne fondée en 1950. Elle devient pour lui et son frère un point de repère dans la recherche d’autres interlocuteurs, comme un rabbin prêt à parler avec eux. Parallèlement, Jérémie Dres reçoit d’Edward Odoner et de son ami une introduction à l’histoire de la vie juive en Pologne au XXe siècle. Ce faisant, il est confronté à plusieurs reprises à sa propre ignorance et à sa méconnaissance de la culture juive. Il ne sait pas le yiddish et jusqu’à maintenant, il ne s’est pas intéressé à l’histoire. Ainsi, il ne connait pas les recherches contemporaines comme celles de l’historien polonais Dariusz Libionka sur la collaboration de la Pologne avec les nazis qui ont déclenché avec d’autres publications une vaste discussion sur la participation de la Pologne à l’extermination des Juifs et des Juives. Bien que Jérémie Dres ne soit pas venu en Pologne pour la Shoah, il est surpris par le manque d’engagement du gouvernement et de la population polonaise à entretenir la mémoire des victimes polonaises du génocide. Même le cimetière juif de Zelechow, où se trouvent aussi les tombes de leurs arrière-grands-parents paternels, est complètement négligé. « C’est ici dans ce champ à l’abandon, que gisent les dernières traces d’une communauté qui peupla Zéléchow pendant plus de cent ans, des traces qui s’effacent dans l’indifférence générale » (Dres 2011, 135). Ainsi, le bilan auquel Jérémie Dres parvient à la fin de son voyage est contrasté. D’un côté, il est impressionné par la multitude d’initiatives, mais d’un autre côté, il doit constater que l’indifférence et le désintérêt pour les traces de la vie juive en Pologne prédominent. Les titres des deux dernières vignettes expriment l’ambivalence qui caractérise également son propre rapport à son identité juive. « Ils ne changeront jamais » est le témoignage, légèrement modifié, d’une Polonaise juive vivant en France que Jérémie Dres rencontre à son retour à Paris et qui ne croit pas que la Pologne ait changé d’attitude envers la communauté juive. « Pour moi, ils n’ont pas changé, ils sont toujours aussi antisémites » (Dres 2011, 184). Dans le dernier panneau, Jérémie Dres se retrouve finalement devant la tombe de sa grand-mère et constate qu’une erreur de traduction de l’administration française a entraîné une modification des noms de ses grands-parents, de sorte qu’ils sont à jamais séparés de leurs parents. « C’est tragique comme ces petites négligences peuvent marquer à jamais le destin d’une famille. Cette histoire permettra peut-être de mettre les choses en ordre » (Dres 2011, 190). Ce commentaire clôt le récit graphique. Ce que le voyage en Pologne a apporté aux deux frères, c’est une prise de conscience de l’historicité de leur propre existence et de l’engagement nécessaire de la troisième et aussi de la quatrième génération pour rendre présente la mémoire collective de la
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Shoah. Jérémie Dres poursuit ses recherches sur son héritage juif dans le récit graphique Si je t’oublie Alexandrie (2021), dédié à ses grands-parents maternels originaires d’Égypte.
7 Conclusion Les œuvres analysées donnent toutes forme à une postmémoire de la Shoah qui cherche à transgresser les limites d’un savoir exclusivement familial. D’un côté, les auteur·es se mettent à la recherche de leur histoire familiale qu’ils ne connaissent pas. C’est le cas de Marianne Rubinstein, d’Ivan Jablonka et aussi de Jérémie Dres. De l’autre côté, ils et elles ne cherchent pas seulement leur place dans la généalogie brisée, mais aussi une nouvelle forme de transmission. Pour Marcel Cohen, il s’agit par exemple de créer un dépôt de savoir, pour Marianne Rubinstein de créer un patchwork tissé de souvenirs, photos et réflexions et pour Ivan Jablonka d’expérimenter une nouvelle méthode historiographique. Les récits graphiques de Michel Kichka et de Jérémie Dres nous livrent quant à eux des exemples d’un travail de mémoire multiforme avec des esthétiques diverses. Si Kichka utilise l’humour pour se confronter au traumatisme paternel, Dres expose plutôt ses expériences vécues, laissant souvent la parole aux personnes rencontrées. Toutes ces œuvres cherchent cependant à reconstruire les vies des membres de la famille et à humaniser les victimes de la Shoah. S’inscrit donc souvent en filigranes une critique largement implicite d’une mémoire collective de la Shoah qui se fixe exclusivement sur Auschwitz, sans évoquer la vie juive d’avant et après la Seconde guerre mondiale. Ce que ces exemples montrent aussi, c’est l’interaction entre l’évolution de la mémoire collective et la position des descendant·es d’une famille juive. L’indifférence que Jérémie Dres observe en Pologne se retrouve aussi en France. Marcel Cohen fait ainsi allusion au négationnisme dans sa préface tandis que Marianne Rubinstein et Ivan Jablonka en appellent à un engagement des jeunes. « Il me semble qu’une des tâches que s’est assignée notre génération est de restaurer la colonne vertébrale de nos familles » (Jablonka 2014, 244).
8 Bibliographie 8.1 Œuvres citées Alphen, Ernest van. « Second-Generation Testimony, Transmission of Trauma, and Postmemory ». Poetics Today 27.2 (2006) : 473–488. Barjonet, Aurélie. « La troisième génération devant la Seconde Guerre Mondiale. Une situation inédite ». Études Romanes de BRNO 33.1 (2012) : 39–55. Barjonet, Aurélie. « Les petits-enfants. Une génération d’écrivains hantés ». L’Enfant-Shoah. Dir. Ivan Jablonka. Paris : Presses universitaires de France, 2014 : 219–235. Berger, Alan L. « Life after Death. A Third Generation Journey in Jérémie Dres’ We Won’t See Auschwitz ». Third-Generation Holocaust Narratives. Dir. Victoria Aarons. Lanham : Lexington Books, 2016 : 95–109.
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8.2 Lectures complémentaires Aarons, Victoria, Berger, Alan L. Third-Generation Holocaust Representation. Trauma, History and Memory. Evanston : Northwestern University Press, 2017.
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Espaces francophones Décolonisations
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21 Le cinéma et la guerre d’Indochine Résumé : La guerre d’Indochine est le premier conflit de décolonisation français. Mené par une armée de métier dans une colonie d’exploitation (et non une colonie de peuplement comme pouvait l’être l’Algérie), elle n’a pas touché le public de manière aussi massive que la guerre d’Algérie. Les longs-métrages de fiction nationaux portant à l’écran le conflit sont rares, une douzaine à peine en plus d’un demi-siècle. Ils sont presque tous réalisés par des cinéastes-anciens combattants ayant filmé la guerre sur le terrain. La guerre d’Indochine bénéficie donc d’un traitement de spécialistes qui va la rendre plus réaliste à l’écran ; mais dans le même mouvement ces spécialistes vont opérer une sorte de privatisation du sujet et travailler une mémoire ‹ en circuit fermé › du conflit. À cette marginalisation du sujet s’ajoute celle des personnages d’anciens combattants d’Indochine, souvent présents dans des comédies ou des drames ‹ civils ›, en tant qu’incarnation d’une forme de déviance effrayante pour leurs concitoyen·nes.
Mots-clefs : censure, cinéma, guerre d’Indochine, mémoire collective, mémoire culturelle, post-colonialisme, témoignages, traumatisme
1 La guerre d’Indochine entre privation de mémoire et mémoire privatisée De 1939 à 1962, la France a connu deux décennies au cours desquelles les conflits se sont enchainés, chacun prenant le relais de l’autre dans une sorte de continuum belliciste qui solde définitivement les héritages du XIXe siècle : la Drôle de Guerre (1939–1940), l’Occupation et la Résistance (1940–1944), la Libération (1944–1945), la Guerre d’Indochine (1945–1954), les ‹ événements d’Algérie › (selon la terminologie en vigueur à l’époque, soit : 1954–1961 pour l’épisode militaire, 1954–1962 pour le volet diplomatique), auxquels s’ajoutent les décolonisations ‹ pacifiques › de la Tunisie et du Maroc (1956) ainsi que des colonies d’Afrique subsaharienne (pour l’essentiel en 1960). Dans ces guerres en série, l’Indochine occupe chronologiquement la place centrale, mais paradoxalement la marge de la conscience historienne des Français·es, ce qui peut s’expliquer par la nature même du conflit. Contrairement à la ‹ Drôle de Guerre ›, l’Occupation ou la Libération, elle n’a pas eu lieu sur le territoire hexagonal ; contrairement à la guerre d’Algérie, elle n’a pas été menée par le contingent, mais exclusivement par l’armée de métier, le Corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient. Guerre de libération (l’Indochine a été occupée de 1940 à 1945 par le Japon), exilée bien loin des préoccupations de la France métropolitaine en pleine reconstruction, guerre de professionnels, alors que la population civile
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renoue avec un quotidien paisible, la ‹ première guerre du Vietnam ›, comme elle peut aussi être appelée rétroactivement, est un conflit qui s’embourbe très rapidement dans des considérations diplomatiques créant le malaise. ‹ Guerre de décolonisation ›, ‹ guerre d’indépendance › sont des termes qui font écho au concept même d’‹ occupation ›, mais l’image de la France à l’échelle nationale et internationale est nourrie depuis des siècles de l’idée qu’elle est ‹ la plus grande France › grâce à ses possessions ultramarines. À l’heure de la reconstruction, les Français·es sont tiraillé·es entre le désir de retrouver leurs marques, ces taches multicolores qui s’éparpillent sur les planisphères pour mieux signifier l’envergure de la France à l’échelle mondiale, et le sentiment qu’il est temps de larguer les amarres de ces temps révolus et d’entrer dans une nouvelle ère. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France porte en elle les stigmates d’âges anciens au cours desquels on conquiert et on colonise des territoires tout autant qu’on bataille sans cesse pour établir le tracé définitif de la Métropole. Chacun de ces conflits témoigne tout à la fois du caractère rétrograde de l’identité impériale en tant que prestige national (ou l’inverse) et d’une conception archaïque des dispositifs et des stratégies militaires. Lorsque les années 1960 débutent, la France semble avoir achevé une mue géopolitique, mais reste la proie de vives tensions internes, notamment intergénérationnelles, entre ceux qui ont traversé ces étapes comme autant d’épreuves et ceux qui aspirent à ce que le pays se débarrasse des oripeaux de l’histoire coloniale pour enfin construire une société renouvelée et émancipée. Le cinéma, art pluriel et collectif s’il en est, devient dès lors un enjeu culturel et social dans la mise en œuvre d’un processus de réflexion sur une histoire qui résonne comme un traumatisme national. S’il peut porter son regard sur le passé des conflits de décolonisation, celui-ci ne peut qu’être reconstitué, une mémoire d’emprunt en quelque sorte qui glane les éléments de sa narration dans des témoignages, des images d’archives (largement tournées par les opérateurs militaires du Service Cinématographique des Armées) ou les échos plus ou moins lointains du propre vécu des auteurs (scénaristes, dialoguistes et/ou réalisateurs) revisité à des années de distance. La part de la subjectivité dans la mise en scène de ces récits fictionnels est donc indiscutable, incontournable ; il ne s’agit pas de restituer le réel factuel dans toute l’aridité de son déroulement, mais de rendre humains des événements qui ne l’étaient pas, de redonner, par le prisme d’une fiction assumée, du sens à une histoire qui, pour l’immense majorité de la population, était incompréhensible et angoissante. Dès lors, les cinéastes qui s’essaieront aux représentations post-coloniales se retrouveront confrontés à une difficulté majeure : soit cette histoire est la leur (cas des réalisateurs-anciens combattants par exemple) et ils devront dépasser le caractère subjectif de leur connaissance des événements (Gasparini 2004 ; Lejeune 2001 [1975] ; 2005) ; soit cette histoire est inspirée par des récits médiatisés (témoignages, romans, mémoires, sujets diffusés aux actualités cinématographiques, reportages photographiques) dont ils se souviennent, qu’ils découvrent ou avec lesquels ils renouent, et ils devront trouver une légitimité narrative en s’exprimant sur ce/ceux qu’ils n’ont pas connu(s)… Se posent enfin la question de la transmission et de la perpétuation de cette mémoire particulière
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(Halbwachs 1997 [1950]) : comment ressusciter à l’écran ce que les spectateurs ne souhaitent jamais revivre (↗27 Le génocide des Tutsi au cinéma) ? La fonction cathartique du cinéma de fiction suffit-elle à faire écran entre ce passé encore largement tabou et la volonté de ne pas le laisser disparaître (↗14 Seconde Guerre mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma) ? Le cinéma, art de l’attraction, peut-il dépasser la répulsion envers un passé commun dont seuls certains, cinéastes-anciens combattants, sont dépositaires et auquel la majorité ne souhaiterait plus être confrontée ? La France des années 1960 souffre-t-elle d’une amnésie volontaire ? Se vit-elle dans un état de choc posttraumatique ? S’agit-il pour elle de marginaliser les témoins comme autant de pharmaka, nécessaires mais honnis ? Ou refoule-t-elle les témoignages comme autant de souvenirs inopportuns ? Les représentations du cinéma français postcolonial ont-elles mauvaise mémoire par désir d’oubli ? Les filmographies des deux principaux réalisateurs-anciens combattants du cinéma de guerre français, Pierre Schoendoerffer et Claude Bernard-Aubert (respectivement sept et trois films sur le thème), offrent des exemples multiples et diversifiés du traitement du conflit et de différents cas de censure et d’auto-censure. Elles ne sont pas pour autant représentatives de la manière dont la guerre d’Indochine survient le plus souvent à l’écran : par le biais d’un personnage, secondaire, voire anecdotique, au passé sulfureux (puisqu’ancien militaire d’une ‹ sale guerre › de décolonisation) et au potentiel criminel inquiétant. Ces fantasmes sur la dangerosité des anciens combattants d’Indochine alimentent depuis plus d’un demi-siècle un imaginaire collectif qui ne parvient pas à traiter de la guerre d’Indochine sans pour autant parvenir à éluder le sujet. Le tabou est depuis bien longtemps émoussé, les cinéastes-anciens combattants ont emporté avec eux leur mémoire directe et leurs souvenirs recomposés, pourtant la représentation diffuse de la guerre d’Indochine dans le cinéma français (et même l’audiovisuel dans son ensemble) en tant que présence-absence reste une constante qui ne manque pas d’interroger la notion de « traumatisme culturel » (Eyerman 2001).
2 Réinventer le souvenir du colonialisme en Indochine : le traumatisme de la défaite pour rédemption
2.1 Pierre Schoendoerffer, témoin obsessionnel Lorsqu’on évoque la guerre d’Indochine et le cinéma français, il est un nom qui vient immédiatement à l’esprit, celui de Pierre Schoendoerffer, dont l’œuvre entière, tant littéraire que cinématographique, s’est concentrée autour de l’expérience traumatique de la guerre, des combats, de la défaite et de la captivité. Pierre Schoendoerffer (1928– 2012) n’a que 24 ans lorsqu’il décide de s’engager dans le Service Cinématographique de l’Armée et qu’il est envoyé en Indochine. Admirateur des œuvres de Rudyard Kipling,
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Joseph Conrad ou Herman Meville, il aime les voyages et l’aventure, l’Extrême-Orient est donc une destination qui l’attire, même si les auspices de son enrôlement sont des plus crépusculaires. C’est en effet en apprenant dans les pages du Figaro la mort de leur correspondant en Indochine, Georges Kowal, que Pierre Schoendoerffer découvre une porte dérobée qui pourrait lui permettre d’accéder au monde du cinéma : devenir opérateur militaire. Il embarque pour Saigon en ne connaissant que les rudiments les plus élémentaires du maniement d’une caméra. L’armée manque de volontaires pour couvrir ces combats du bout du monde, elle ne refuse donc aucune candidature, aussi profane soit-elle. Schoendoeffer passe deux ans en Indochine (1952–1954). Il y apprend plus qu’une pratique, une éthique qu’il perpétue ensuite dans ses films de fiction : il ne filme jamais, par exemple, la mort d’un soldat, car après avoir vu tant de ses camarades perdre la vie, il y aurait pour lui une forme d’indécence, voire même d’obscénité, à reconstituer pour l’écran un moment aussi profondément intime, mystique, ‹ mystérieux › ; il ne montre jamais non plus les camps de prisonniers dans lesquels il a pourtant été détenu ainsi que tous les survivants de Diên Biên Phu après la reddition du camp retranché (7 mai 1954). Dans ses romans comme dans ses films (Ramuntcho, La 317e Section, Le Crabe-Tambour, L’honneur d’un capitaine, Diên Biên Phu, Là-haut, un roi au-dessus des nuages), toute l’action tourne néanmoins autour de ces motifs-clefs, la mort, la défaite, les camps, qui signifient l’abandon et le deuil. Profondément traumatisé à titre personnel par la ‹ disparition › (le terme est volontairement ambigu puisque nul ne sait ce qu’il est advenu de lui) de son binôme et mentor, Jean Perraud, photographe du SCA, lors de l’évacuation des prisonniers de Diên Biên Phu vers les camps vietminh, Pierre Schoendoerffer se considère comme un ‹ débiteur ›. Il se donne alors pour mission d’utiliser l’art pour porter la parole de ceux qui ne reviendront pas et lui offrir un retentissement auquel l’actualité ne leur a jamais donné droit. Son œuvre est ainsi traversée d’un fil rouge élégiaque : la quête d’un soldat disparu dont un proche cherche à retrouver la trace comme si lutter contre la mort permettait de lutter contre l’oubli et réciproquement. Le personnage de Pierre (incarné par Claude Rich) à la recherche du Crabe-tambour (interprété par Jacques Perrin) dans le film éponyme, en est sans doute l’incarnation la plus emblématique. La présence-absence devient ainsi la pierre angulaire d’un mécanisme de réminiscences (titre d’un documentaire de Pierre Schoendoerffer consacré au retour des vétérans américains de la guerre du Vietnam) comme une quête initiatique à rebours et désordonnée permettant de dépasser l’impuissance face aux événements en reconstituant des itinéraires fatalement subjectifs (Veyne 1996 [1971]). Au-delà de ces héros qui n’apparaissent jamais dans le temps contemporain des diégèses, mais à l’occasion de flashbacks, il reste cependant une béance dans les récits schoendoerfferiens, comme autant de témoignages répétés d’un traumatisme insurmontable pour des soldats professionnels : l’expérience de la captivité. Cette incapacité à mettre en récit « l’inimaginable » d’une guerre (Antelme 2005 [1947]) ne saurait être perçue comme un déni de réalité, bien au contraire, cette forme d’auto-censure de l’artiste-vétéran donne chair à son témoignage à la manière d’un clair-obscur dont les zones d’ombre mettent en lumière les non-dits bien plus qu’elles ne les occultent. C’est
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parce que les personnages d’anciens combattants auxquels Pierre Schoendoerffer délègue son témoignage choisissent de se taire lorsqu’il s’agit pour eux d’évoquer leur captivité que leur silence fait sens (↗19 Shoah – L’entretien avec les enfants cachés survivants). La captivité dans les camps vietminh n’est pas un tabou, elle est elle aussi une présence-absence et les ‹ blancs › au sein des dialogues par lesquels elle est évoquée sont l’expression d’une cicatrice inscrite dans le récit ; ils signalent l’épisode, mais n’ouvrent plus l’accès au passé dont ils portent la trace.
2.2 Claude Bernard-Aubert ou les représentations sacrilèges Un autre réalisateur-ancien combattant a lui aussi choisi de porter à l’écran son expérience de la guerre d’Indochine : Claude Bernard-Aubert (1930–2018), ancien engagé volontaire au sein du Service Presse Information (1949–1954). Il réalise dès la fin de la guerre un premier film remarqué, Patrouille sans espoir (1957), pour lequel l’armée française l’autorise à utiliser les hommes et le matériel laissés au Sud Vietnam jusqu’en 1956 (date du départ des dernières troupes de la péninsule). Ce sont donc des militaires français qui jouent leur propre rôle, celui d’hommes sacrifiés sur l’autel d’une donne géopolitique qui les dépasse.
Voix off du lieutenant Perrin [sur des images de convoi militaire] : Ils ont un message pour vous, c’est tout chaud dans leur gorge, ça sent le cuir humide, la pipe froide, le caoutchouc brûlé et le brouillard des rizières, ça sent le sang aussi… Personne ne les a jamais écoutés, leur guerre couvrait leur gueule, leurs voix étaient si faibles dans le concert des autres, et à 12 000 kilomètres allez donc vous faire entendre. Pourtant, il y en avait 200 000 qui avaient tous quelque chose à dire, sans compter ceux qui ne pouvaient pas… Ils étaient partis pour de lointains rivages, si lointains que la vie d’un homme ne suffit pas pour en revenir, et puis c’était des enfants… il n’y a que des enfants pour faire la guerre. Du soldat au général que des enfants. (Bernard-Aubert 1957)
La fin est sans appel, il n’en restera jamais qu’un seul pour justifier l’origine même du récit. À l’heure où les événements d’Algérie s’enlisent définitivement dans une guerre ‹ sans nom ›, la commission de contrôle des films (Centre National de la Cinématographie) refuse son visa d’exploitation à ce premier film de guerre sur l’Indochine, tourné à chaud, deux ans à peine après la défaite, sur les lieux mêmes du conflit, par Claude Bernard-Aubert. La censure demande un happy end pour éviter de démoraliser les familles françaises alors que des contingents de jeunes hommes traversent la Méditerranée, elle demande aussi que le titre ne soit plus ‹ sans espoir ›. Après bien des tractations, des colonnes de blindés (issues des stockshots de la Libération) font miraculeusement leur apparition dans les derniers plans et Patrouille de choc peut enfin sortir sur les écrans. En 1957, il n’est pas encore temps pour Claude Bernard-Aubert de raconter son expérience la plus traumatisante de la guerre. Pendant plus de vingt ans, il travaille le scénario d’un film de guerre aride et amer, sans plus aucune concession, Charlie Bravo (1980), qui relate le massacre de tout un village par un bataillon de marche :
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Cette histoire est vraie. Elle se situe quelques jours avant la fin de la première guerre d’Indochine. Si je témoigne aujourd’hui de ces faits, c’est que plus haut dans le temps, le 26 mai 1950, pour des raisons qui concernaient les lois de la guerre, c’est-à-dire sa survie, sa stratégie, une unité de l’armée française rasait et massacrait la totalité du village de Quinh Quang sur le Song Traly dans le Nord du Vietnam. J’y étais et ce jour-là j’ai eu vingt ans. (Bernard-Aubert 1980, 00h00’20)
Non seulement ce texte inaugural respecte exactement la définition du témoignage donnée par Paul Ricœur (2000), énonçant même mot pour mot la condition sine qua non d’autodésignation du sujet témoignant en affirmant ‹ j’y étais ›, mais il se pose en véritable credo du film et de son intention d’exorciser le souvenir traumatique de l’extermination de tou·tes les habitant·es du village par l’unité combattante dans laquelle Claude Bernard-Aubert était un tout jeune radio. Charlie Bravo ne respecte pas la règle narrative des films de guerre, lorsque l’image se fige sur le dernier plan du film (une montre dont les aiguilles indiquent que l’heure du cessez-le-feu a sonné sur Diên Biên Phu en ce 7 mai 1954), il ne reste plus un seul membre vivant du commando. Il n’y a donc plus un seul témoin et le récit, en s’achevant sur ce rebondissement final, amplifie l’impression de vacuité et de gâchis portée par l’ensemble du film. Là où Patrouille de choc avait reçu à sa sortie un excellent accueil public et critique, Charlie Bravo crée la polémique. Les anciens combattants, qui avaient été tant émus par le calvaire traversé par le lieutenant Perrin et ses hommes en 1957, jugent cette vision de la guerre outrageante. Ils se posent en parfaits défenseurs de la ‹ Grande Muette › et Claude Bernard-Aubert comme un frondeur ayant choisi de briser le silence (voir la notion de « trauma choisi » développée par Volkan 2007). La guerre du Vietnam vient de s’achever, il est désormais temps au cinéma, dans le sillage des Américains toujours prêts à reconstituer sur le vif l’histoire nationale, d’offrir des récits qui ne soient pas à la gloire des combattants, traités en martyrs exemplaires, mais qui acceptent de révéler la part d’ombre de chacun·e. Réalisateur subversif, Claude Bernard-Aubert n’en est pas à son coup d’essai avec Charlie Bravo, aboutissement d’un parcours personnel, mais aussi professionnel, puisque le film conclut une trilogie consacrée à la guerre d’Indochine et dont le maillon central est le comique troupier, Le facteur s’en va-t-en guerre (1966). Dans l’immédiat après-guerre d’Algérie, alors que la censure s’assouplit un peu en matière de représentation des conflits de décolonisation, Claude Bernard-Aubert et Pascal Jardin scénarisent les mémoires d’un authentique, bien qu’improbable facteur, Gaston-Jean Gautier, emprisonné par le Vietminh. Le ton donné au film est celui du burlesque, une sorte d’anti-La grande évasion (1963) dans lequel la moindre brimade donne l’occasion d’une pitrerie. Les camps de prisonniers vietminh sont une grande inconnue de la guerre d’Indochine puisque les survivants n’ont pas souhaité s’exprimer, du moins pas avant d’être sollicités par l’ECPAD (Établissements de Communication et de Production Audiovisuelles de la Défense dont l’ancêtre est le Service Cinématographique des Armées) pour un filmcompilation de témoignages Face à la mort. Les témoignages des prisonniers de Ho Chi Minh de Marcela Ferraru (2009, édition DVD). Dans les années 1960, Le facteur s’en va-t-en guerre est donc une curiosité qui tourne à la dérision le traumatisme de la captivité chez les anciens combattants en profitant du cliché de mercenaires, de criminels, de
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parias (entre autres) qui caractérise souvent les soldats de métier dans l’imaginaire collectif, avec sans doute plus d’intensité encore dans la période qui suit le putsch des généraux et la confrontation des appelés avec des professionnels de la guerre sur le terrain en Algérie.
2.3 Les figures de vétérans à l’écran : le spectre et le bouc-émissaire
S’il est un film emblématique de l’incapacité du cinéma français à énoncer la guerre tout en laissant son spectre planer sur l’intégralité du drame qui se déroule à l’écran, c’est Cybèle ou Les Dimanches de Ville d’Avray de Serge Bourguignon (1962). Le film porte d’ailleurs opportunément sur le devenir tragique d’un ancien combattant frappé d’amnésie qui ne saura donc jamais dire ni son nom, ni son âge, ni la guerre à laquelle il a survécu. Seules des bribes de commentaires sur le lieu où il a été retrouvé après le crash de son avion (« un village de sauvages »), quelques plans nébuleux tirés d’un cauchemar sur lequel s’ouvre le récit et le visage terrifié d’une enfant asiatique écrasée par l’appareil permettent de spéculer sur le fait que Pierre était pilote pendant la guerre d’Indochine. Les dimanches de Ville d’Avray ont eu un succès important à leur sortie, réussissant même la prouesse d’obtenir l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood en pleine guerre du Vietnam. L’amnésie est sans doute ici la représentation la plus juste de la guerre d’Indochine : une guerre dont on ne peut rien dire puisqu’il n’en reste aucun souvenir. Pierre n’est pas entré dans un processus de déni de mémoire : il sait qu’il existe des ‹ creux ›, il ne cherche pas à les escamoter, mais tente au contraire de combler les vides, sans succès, tant le refoulement originel, conséquence du traumatisme de l’accident, n’a rien laissé d’autre que l’empreinte d’un vécu (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain). Il est une présence familière dans l’univers de la petite ville de banlieue, mais une présence qui ne cesse de susciter la curiosité et l’inquiétude, notamment par ses absences et ses errances. Devenu l’ami d’une petite orpheline abandonnée dans un pensionnat et en manque d’amour, il est rapidement soupçonné d’être un ‹ pervers › et abattu par la police lors d’une ellipse narrative. La mémoire manquante de Pierre fait écho à l’excès de mémoire d’autres marginalisés que l’on retrouve plus fréquemment à l’écran : les alcooliques. L’alcool agit, en effet, sur la conscience de manière ambivalente : il aide l’individu à se plonger dans ses souvenirs pour mieux oublier le moment présent. Il est l’instrument de la quête autodestructrice d’un ‹ Ailleurs en soi › caractéristique du traumatisme vécu par nombre d’anciens combattants d’Indochine. La filmographie de Pierre Schoendoerffer propose ainsi des exemples récurrents de personnage s’abîmant dans cette tentation de trouver dans l’alcool un palliatif pour lutter contre le désespoir d’être ‹ là ›, prisonnier d’un espace-temps qui n’est ni Ici ni Ailleurs. Mais la scène de beuverie de vétérans d’Indochine assurément la plus connue du cinéma français reste celle des Tontons flingueurs de Gérard Lautner (1963). Il est étrange de noter que, si un très grand nombre
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de Français·es, toutes générations confondues, connaissent par cœur cette scène, très peu ont relevé que le sujet de conversation autour du ‹ vitriol › n’est autre que le souvenir de la guerre d’Indochine, placée comme une sorte d’étape sur un parcours tout tracé de criminel. Dernier exemple parmi tant d’autres pour finir d’illustrer cette association d’idées quasi instantanée entre l’ancien combattant d’Indochine et l’idée de crime : Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle (1957). Si l’adaptation du roman homonyme de Noël Calef par Louis Malle a su préserver l’intrigue policière, elle se détache pourtant de l’original par la caractérisation des personnages. Le héros devient un ancien capitaine parachutiste d’Indochine, rendu à la vie civile et converti en espion industriel à la solde d’un puissant investisseur pétrolier, Simon Carala, dont la femme, Florence, est devenue la maîtresse de Tavernier. Le couple adultère décide d’éliminer le mari gênant. Profitant de son entraînement d’élite, l’ancien militaire escalade la façade de l’immeuble des bureaux de la société pétrolière, pénètre en toute discrétion dans l’antre de Carala, sous prétexte de lui fournir des informations avant un départ imminent pour l’étranger, et maquille en toute impunité son meurtre en suicide. Seule ombre au tableau d’un crime parfait, les antécédents militaires de Tavernier qui vont immédiatement orienter les soupçons du procureur vers lui… pour le meurtre d’un couple de touristes perpétré par un autre alors même que son propre crime restera inconnu. Il incarne une forme de héros maudit auquel l’intrigue mélodramatique d’Ascenseur pour l’échafaud ajoute du romantisme. Certes son passé militaire le prédispose à une réelle efficacité dans l’exécution de son plan ; pourtant, contrairement au profil récurrent des anciens combattants d’Indochine, il ne sombre pas dans la criminalité par vice, mais par amour, pour éliminer l’obstacle qui le sépare de Florence, comme le démontre le long échange de champs-contrechamps téléphoniques entre les deux amants, servant de préambule au film. Dès lors, son enrôlement dans le Corps expéditionnaire n’a d’autre attrait scénaristique que de permettre à la fatalité de s’inscrire dans le récit. La figure du vétéran et son impossible réinsertion dans la vie civile sont des tropes classiques des représentations de la guerre du Vietnam. Mais la plupart des personnages de la filmographie française sont antérieurs à leurs homologues américains. Or il est frappant de constater que les deux corpus ne jouent pas des mêmes motifs narratifs : là où les anciens combattants ‹ d’Indo › sont des hommes mûrs ayant fait le choix, parfois inconscient, de ne jamais regagner le rang après avoir bénéficié du laxisme de l’État quant aux crimes perpétrés en son nom, les Vets (vétérans du Vietnam), eux, sont de jeunes hommes brisés, livrés aux bons soins d’une Amérique compréhensive. Il s’agit là de deux statuts classiques du sacrifié, le bouc-émissaire et le martyr, stigmatisant deux discours : la dénonciation de victimes expiatoires et la compassion pour les pénitents. Alors que les Français·es cherchent à se défaire d’un passé indigne en chargeant le profil de quelques coupables types, que la caractérisation du personnage de cinéma se charge de noircir, les Américain·es innocentent leurs représentants en les rendant sympathiques parce qu’humains, capables de faire les mauvais choix, mais aussi de s’en repentir.
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3 Bibliographie / Filmographie 3.1 Œuvres citées Ascenseur pour l’échafaud. Réal. Louis Malle. 1957. Charlie Bravo. Réal. Claude Bernard-Aubert. 1980. Cybèle ou les dimanches de Ville-d’Avray. Réal. Serge Bourguignon. 1962. Diên Biên Phu. Réal. Pierre Schoendoerffer. 1992. Face à la mort. Les témoignages des prisonniers de Ho Chi Minh. Réal. Marcela Ferraru. 2009. La grande évasion. Réal. John Sturges. 1963. Là-haut, un roi au-dessus des nuages. Réal. Pierre Schoendoerffer. 2004. La 317e section. Réal. Pierre Schoendoerffer. 1965. Le crabe-tambour. Réal. Pierre Schoendoerffer. 1977. Le facteur s’en va-t-en guerre. Réal. Claude Bernard-Aubert. 1966. Les tontons flingueurs. Réal. Georges Lautner. 1963. L’honneur d’un capitaine. Réal. Pierre Schoendoerffer. 1982. Patrouille sans espoir (ex-Patrouille de choc). Réal. Claude Bernard-Aubert. 1957. Ramuntcho. Réal. Pierre Schoendoerffer. 1958. Réminiscences. Réal. Pierre Schoendoerffer. 1989.
Antelme, Robert. L’espèce humaine. Paris : Gallimard, 2005 [1947]. Eyerman, Ron. Cultural Trauma. Slavery and the formation of African American Identity. Cambridge : Cambridge University Press, 2001. Halbwachs, Maurice. La mémoire collective. Paris : Albin Michel, 1997 [1950]. Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique. Nouvelle édition augmentée. Paris : Éditions du Seuil, 2001 [1975]. Lejeune, Philippe. Signes de vie. Le pacte autobiographique 2. Paris : Éditions du Seuil, 2005. Ricœur, Paul. La mémoire, l’histoire et l’oubli. Paris : Éditions du Seuil, 2000. Veyne, Paul. Comment on écrit l’histoire. Paris : Éditions du Seuil, 1996 [1971]. Volkan, Vamık Djemal. « Le trauma massif : l’idéologie politique du droit et de la violence ». Revue française de psychanalyse 71.4 (2007) : 1047–1059.
3.2 Lectures complémentaires Ageron, Charles-Robert, Devillers, Philippe. Les guerres d’Indochine de 1945 à 1975. Paris : Cahiers de l’IHTP, 1996. Ageron, Charles-Robert, Coquery-Vidrovitch, Catherine. Histoire de la France coloniale. Tome 3 : Le déclin (1931 à nos jours). Paris : Pocket, 1996. Césari, Laurent. L’Indochine en guerres, 1945–1993. Paris : Belin, 1995. Coutard, Raoul. L’impériale de Van Su. Comment je suis entré en cinéma en dégustant une soupe chinoise. Préface de Jean-Luc Douin. Paris : Ramsay, 2007. Dalloz, Jacques. La guerre d’Indochine 1945–1954. Paris : Éditions du Seuil, 1987. Denis, Sébastien. L’armée à l’écran. Paris : Corlet-Télérama, 2004. Eades, Caroline. Le cinéma post-colonial français. Paris : Cerf, 2006. Eschasseriaux, Bernard. Les dimanches de Ville d’Avray. Paris : Grasset, 1971 [1958]. Ferro, Marc. Cinéma et histoire. Paris : Gallimard, 1993 [1977]. Ferro, Marc. Histoire des colonisations, des conquêtes aux indépendances, XIIIe–XXe siècles. Paris : Éditions du Seuil, 1994.
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Gasparini, Philippe. Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction. Paris : Éditions du Seuil, 2004. Gautier, Gaston-Jean. Le facteur s’en va-t-en guerre. Paris : Éditions France-Empire, 1966. L’histoire en images. L’œuvre audiovisuelle de Marc Ferro. Dir. Martin Goutte, Sébastien Layerle, Clément Puget, Mathias Steinle. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2020. Juliet, Charles. L’année de l’éveil. Paris : Paul Otchakovsky-Laurens, 1989. Schoendoerffer, Pierre. La 317e section. Paris : Gallimard, 1996 [Paris : La Table Ronde, 1963]. Schoendoerffer, Pierre. Le crabe-tambour. Paris : Grasset, 2003 [1976]. Schoendoerffer, Pierre. Là-haut. Paris : Grasset, 1999 [1981]. Schoendoerffer, Pierre. Diên Biên Phu. 1954–1992. De la bataille au film. Paris : Éditions Fixot/Lincoln, 1992. Stora, Benjamin. Imaginaires de guerre. Algérie-Viêt-nam en France et aux États-Unis. Paris : Éditions La Découverte, 1997.
Sarah Kouider Rabah
22 La littérature francophone des pays du Maghreb Résumé : Le présent article porte sur les formes narratives de la littérature maghrébine. Les années suivant la décolonisation des pays d’Afrique du Nord voient apparaître des générations d’écrivain·es attaché·es tout autant au réalisme critique qu’à la volonté de construire un discours à partir de formes esthétiques toujours renouvelées. En dressant l’histoire littéraire du Maghreb, on peut noter avec le recul l’existence de mouvements narratifs qui scandent, de rupture en continuité, le passage des années, le fardeau traumatique et le désir de résilience. Les genres littéraires sont mis au service d’un engagement critique et dénonciateur à l’égard des pouvoirs mis en place ; mais ils dénotent aussi une rupture formelle, notamment en matière de procédés narratifs, adoptant un point de vue subjectif et se détachant quelque peu des canons anciens privilégiant un ‹ il › omniscient sondant le cœur et les reins des personnages, pour donner la parole à un ‹ je › sensible, susceptible de susciter l’empathie du lecteur. Le vécu de malheur en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, au plus près de la blessure ressentie, est exprimé sous plusieurs formes, tentant, inexorablement, d’exorciser les démons du passé, du présent et de l’avenir.
Mots-clés : colonialisme, décolonisation, essai, libération, Maghreb, mémoire culturelle, mythe, narration, poésie, post-colonialisme
1 Introduction L’écriture du traumatisme imposé au sujet colonial suppose, à première vue, une écriture ou plutôt une réécriture de l’Histoire. En effet, l’écrivain·e, dans une posture d’historien·ne, ressuscite la mémoire individuelle et collective, et fait, quelquefois, dialoguer le passé et le présent dans un jeu de miroirs interposés (↗7 Première Guerre mondiale – Le roman). Écrire devient le geste d’exorciser le mal vécu et subi. Dans sa démarche littéraire, l’écrivain·e retranscrit le passé, souvent douloureux, en le ravivant dans un présent qui incite à la réflexion, invitant à problématiser les faits tragiques en les racontant selon des formes et des codes spécifiques qui se prêtent tantôt aisément, tantôt cruellement, à l’évocation de l’Histoire qui représente un champ fécond d’interrogations. L’histoire du Maghreb au XXe siècle, notamment celle des trois pays anciennement colonisés par l’Empire français, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, est marquée par plusieurs événements majeurs. De la colonisation aux indépendances, le contexte sociopolitique de l’aire nord-africaine a connu divers bouleversements. Cependant, il est nécesSarah Kouider Rabah, Université Blida 2 Ali Lounici / – ﻟﻮﻧﻴﺴﻲ ﻋﻠﻲ2 ﺟﺎﻣﻌﺔ ﺍﻟﺒﻠﻴﺪﺓ https://doi.org/10.1515/9783110420746-022
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saire de préciser que la politique de colonisation n’a pas été la même d’un pays à un autre. La présence française en Algérie fut déstabilisée par une révolution marquant la fin d’un siècle et demi d’hégémonie coloniale, terminée par une guerre de libération nationale, appelée également « Guerre d’Algérie » par les Français·es (Stora et Ellyas 1999), particulièrement sanglante. Au Maroc et en Tunisie, le protectorat français fut non moins tragique mais la différence de régime politique explique la différence de l’intensité et de l’ampleur de la présence française dans les trois pays précités. La guerre d’indépendance algérienne (1954–1962), très meurtrière, a fait un million et demi de morts ‹ indigènes ›, selon les sources officielles algériennes (Stora et Ellyas 1999), alors que l’indépendance au Maroc et en Tunisie a été concédée au moment de la montée des partis nationalistes, ce qui se ressent effectivement en littérature. Une interrogation s’impose alors : comment témoigner des traumatismes passés ? Par quels moyens la littérature peut-elle représenter ces drames sociaux et les souffrances intimes qui en résultent ? C’est à partir des années 1950 qu’émerge une littérature maghrébine francophone, mais le traumatisme collectif de la colonisation, de la guerre d’indépendance algérienne et de ce qui s’en est suivi n’a pas son pareil dans les littératures marocaine et tunisienne francophones, qui mettent surtout l’accent sur l’identité culturelle, comme dans un geste ethnographique relatif à une inscription symbolique de la vie au Maghreb. Ainsi, l’écriture du traumatisme serait spécifique à l’Algérie qui, quantitativement, a produit le plus grand nombre d’écrits centrés sur le fait historique (↗23 Écrire la guerre d’Algérie). Ce constat ne dément pas pour autant la cohésion de la majorité des écrivain·es maghrébin·es autour de l’idéal de la liberté, de revendications et de la reconnaissance de soi, fortement légitimes. Créer un récit porteur d’événements est une mission de haute importance chez les auteur·es maghrébin·es, puisqu’il est d’abord question de se réapproprier une histoire longtemps usurpée par le colonisateur et, ensuite, de restituer par l’écrit les fondements nécessaires à la constitution d’une identité. Pour l’intellectuel·le maghrébin·e, la question de l’identité demeure, en très grande partie, au cœur des réflexions, comme dans La mémoire tatouée (1971) d’Abdelkébir Khatibi, La colline oubliée (1952) ou Le sommeil du juste (1955) de Mouloud Mammeri et L’invention du désert (1987) de Tahar Djaout. L’histoire événementielle et son corollaire, le déni et l’injustice, s’articulent à l’identité en naufrage, « bien inaliénable et pourtant aliéné » (Kateb 1966, 181–182). Dans la littérature maghrébine francophone, et plus particulièrement algérienne, l’écriture sur la colonisation, qu’elle soit romancée, dramaturgique, poétique, symbolique, mythique, est celle d’une aliénation généralisée, comme l’a si bien décrit et analysé Frantz Fanon dans ses différents essais, tels Peau noire, masques blancs (1952) ou Écrits sur l’aliénation et la liberté (2015). Tout d’abord, nous tenons à présenter les formes narratives de la littérature maghrébine francophone liées à la colonisation et à la décolonisation et, ainsi, circonscrire les étapes discursives qui marquent son évolution aussi bien que ses constantes. L’écriture de soi (autobiographie, journal intime, mémoires) et l’essai font l’objet d’un déve
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loppement particulier. La poésie et le théâtre ont également influencé les débats contemporains. Le rapport au mythe et quelques remarques sur ‹ le roman éclaté › concluent ce chapitre.
2 Les débuts de la littérature maghrébine francophone : le réalisme
Le récit littéraire de témoignage historique suppose une structure narrative qui impose un cadre spatio-temporel défini et qui donne du sens et de la profondeur à la retranscription de l’histoire et de ses blessures. Nous assistons, depuis l’éclosion de la littérature maghrébine francophone jusqu’à nos jours, à une mosaïque littéraire à travers laquelle la réalité brute et tragique est transcendée par une dimension symbolique et poétique essentielle. Dans un premier temps, les littératures du Maghreb se sont caractérisées par leur tendance à privilégier le témoignage direct que suscitent souvent les situations d’urgence : urgence de décrire l’infamie de la colonisation, ou, dans un passé récent, l’horreur de la décennie noire en Algérie, qui précéda celle du ‹ Printemps arabe › en Tunisie (Filali 2014). La dimension testimoniale conforte l’éclosion du roman réaliste hérité de la tradition littéraire européenne (↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique). En effet, bon nombre d’auteur·es maghrébin·es s’est arrogé le droit d’écrire comme les écrivain·es français·es, faisant du réalisme littéraire un canevas que devait suivre l’écriture maghrébine. De Mouloud Feraoun à Ahmed Sefrioui, en passant par Albert Memmi, chez ces pionniers de la littérature francophone du Maghreb, il s’agissait de raconter les événements qui se déroulaient sur le plan intime tout en se faisant le porte-parole de la collectivité. Jean Déjeux affirme que
[l]’homme maghrébin faisait bel et bien son entrée, et avec qualité, dans les lettres de langue française, reflet de lui-même, et non vu à travers le prisme de colonisateur, essayant de donner du Maghrébin une image enfin exacte et refusant celle que l’autre lui imposait. (cité dans Arnaud 1986, 36)
Le roman réaliste était considéré comme le genre privilégié pour témoigner du contexte historique inique du Maghreb, marqué par le code de l’indigénat, la précarité socio-économique et une forme de sevrage intellectuel et culturel. Telle était la visée de cette première forme narrative illustrée par Mohammed Dib dans sa trilogie Algérie composée de La grande maison (1952), L’incendie (1954) et Le métier à tisser (1957). L’engagement politique de l’auteur s’adosse à la description du réel. La filiation littéraire à la tradition réaliste française dans les années 1950 s’explique, chez les Maghrébin·es, par l’intérêt porté à la psychologie et à la sociologie de leurs compatriotes, longtemps relégué·es par le pouvoir colonial au rang de ‹ sous-hommes ›. Dans L’incendie (1954), Mohamed Dib exprime ainsi les souffrances, les déceptions et la
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misère sociale régnant en Algérie. Le devoir de témoigner est manifeste précisément dans ce roman car l’auteur, à travers la scénographie adoptée pour exposer, avec acuité et véridicité, le mode de vie des personnages issus majoritairement de la condition de l’indigénat, assume la parole collective et revendique un engagement politique anticolonial manifeste. La montée des revendications nationalistes et l’extrême pauvreté ont conduit Dib à décrire dans L’incendie la vie des fellahs (paysans), privés de leurs terres et exploités par les colons. Les personnages de ce roman ont déjà été présentés dans La grande maison (1952), premier texte de la trilogie, où on est confronté à une réalité différente de la vie urbaine de Tlemcen et de Dar Sbitar – celle des agriculteurs et de la vie paysanne. Le jeune Omar, le personnage principal par qui se construit l’unité de la trilogie, s’émerveillera de la beauté campagnarde tout en faisant son apprentissage politique. Pour écrire L’incendie, Dib s’est inspiré de la grève des ouvriers survenue à Ain Taya près d’Alger en 1951. La référence est explicite malgré la distance temporelle. Le personnage de Hamid Seraj, qui intervient au paroxysme de la crise existentielle liée au colonialisme, incarne dans cette même œuvre la révolte qui s’impose face à la pauvreté devenue insupportable. La misère qui enfante la violence conditionne la possibilité d’un changement se profilant clairement à l’horizon. Après le témoignage direct, Dib écrit Qui se souvient de la mer (1962) et procède à un déplacement esthétique en optant pour le fantastique afin d’évoquer la guerre à la manière d’un Pablo Picasso traitant de Guernica. D’une manière générale, pour les auteurs de la première génération tels Mohamed Dib, Albert Memmi ou Driss Chraïbi, la vocation d’écrivain reste intimement liée à leur engagement sociopolitique. Profondément conscients des injustices sociales et des brimades portées à leur identité culturelle, ces écrivains, comme beaucoup d’autres, font de ces données la matière privilégiée de leurs écrits. Le narrateur choisi est à la fois omniscient et omniprésent puisqu’il embrasse les points de vue idéologico-politiques qui bouleversent la société maghrébine au moment où s’annoncent les horizons de la décolonisation. Ce narrateur, porte-voix de l’auteur, a le statut d’observateur privilégié, possédant la faculté de peindre la société à laquelle il appartient de l’intérieur. Le roman des années 1950, ancré dans le témoignage, se caractérise aussi par une dimension autobiographique qui prend des accents ethnographiques. L’enjeu est de raconter son destin individuel en le conjuguant au drame social vécu par la communauté (↗13 Seconde Guerre mondiale – Le roman). Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler, chez ces auteurs, une ‹ hypertrophie du moi › qui se déclinerait à travers diverses formes : autobiographie ou roman autobiographique, journal intime et mémoires sont autant de genres adoptés par les écrivain·es maghrébin·es pour témoigner de la situation socioculturelle de l’époque. La position de l’écrivain·e est au carrefour de l’intime et du social, ce qui donnera naissance à des textes où le ‹ je › de l’auteur·e se noie dans le collectif.
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3 Autobiographie, journal intime, mémoires et essai Que ce soit dans Le fils du pauvre (1945) de l’auteur algérien Mouloud Feraoun ou dans La boîte à merveilles (1954) du Marocain Ahmed Sefrioui, la démarche autobiographique se réajuste aux ambitions d’un projet romanesque visant à venger les démunis, ces ‹ indigènes › si peu considérés. Pour ces auteurs issus de la majorité colonisée, il faut écrire pour comprendre ce qui se passe, essayer d’offrir une vision juste de ce qui est difficile à vivre, et songer à rendre compte de l’Histoire en mutation de cette époque. Dans Le journal (1962) de Mouloud Feraoun, nous lisons, en filigrane des soliloques et des confidences de l’auteur, les raisons sociologiques et historiques qui l’ont amené à tenir ce journal intime, commencé le 1er novembre 1955, date du premier anniversaire de la Révolution nationaliste algérienne. Le contexte de l’Algérie colonisée vivant au rythme des attentats et des négociations s’éprouve dans le texte de façon particulièrement poignante, puisque l’ouvrage, manuscrit sur des cahiers d’écolier de l’auteur, fut publié à titre posthume sans aucune correction. L’auteur y rend compte, systématiquement, des différents épisodes annonciateurs de la fin de la colonisation en Algérie. Il est aussi un canevas où l’auteur imprime les circonvolutions d’une pensée humaniste et d’une posture pacifique, qui demeurent cependant utopiques. La cohabitation fraternelle à laquelle aspire l’écrivain, fondée sur la construction d’une identité algérienne à la confluence des différents héritages endogènes et exogènes, était impossible face à la radicalisation provoquée par la guerre. Le Journal de Feraoun est considéré comme un testament de l’auteur laissé à la postérité. Ceci est aussi dû au fait que quelques jours avant le cessez-le-feu du 19 mars 1962, Feraoun et ses compagnons du Centre Social de Ben Aknoun succombèrent aux balles assassines de l’Organisation armée secrète (OAS). Le même engagement se retrouve chez Albert Memmi. Comme Feraoun, l’auteur judéo-tunisien a commencé dans La statue de sel (1953) par raconter sa vie et ses multiples expériences de l’écriture. Entre des tonalités ethnographiques et l’incarnation du profil de l’intellectuel engagé (↗25 La parole de l’intellectuel·le), le ‹ je › de la narration rend hommage au milieu de ses origines tout en livrant sa douleur d’appartenir à une communauté mineure dans un pays enclavé dans des interrogations identitaires. Les éléments autobiographiques seront le prétexte à une écriture abordant le drame individuel et social, ils acquièrent de nouvelles fonctions et poussent l’écrivain, se sentant à la fois déchiré culturellement et étranger à l’identité de référence, à s’interroger sur la personnalité du Juif, du colonisateur et du colonisé dans des essais tels que Portrait du colonisé – Portrait du colonisateur (1957) et Portrait d’un Juif (1962), qui éclaireront ses prises de position. Conçus comme de longues dissertations, les textes d’Albert Memmi s’enchevêtrent et se présentent comme une mosaïque à travers laquelle les fragments de l’histoire personnelle de l’auteur, l’histoire de sa communauté et les différents déchirements vécus en son sein composent le drame individuel comme partie prenante du trauma collectif. Ces écrits sont portés par une voix animée et par une poétique percutante et irrémédiablement ressenties par le public comme sincère.
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Le discours dans les essais Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur est porté par une écriture politique manifestant clairement l’engagement de Memmi. Le caractère très personnel de l’énonciation et la subjectivité des propos ancrés dans le présent de l’écriture marquent la présence de l’auteur qui s’exprime en son nom, et livre librement ses idées sur la situation coloniale en Tunisie, condamnant ce système oppressif qui correspond, en son essence, à l’exploitation économique, culturelle et politique d’un peuple par un autre. L’aspect fragmenté et la digression observés dans ce texte l’inscrivent dans la forme de l’essai car, à partir de l’observation des situations et des événements contemporains, l’auteur développe différentes réflexions. Ainsi, la première motivation de la rédaction de ce texte est l’extrême pauvreté dans laquelle vit le peuple tunisien et l’insurrection qui s’en est suivie. Dans ce diptyque où l’analyse sociologique prend tout son sens en partant de l’expérience personnelle, Memmi fait dialoguer les différentes visions et perspectives en recourant au portrait. La situation régionale prévalant au Maghreb dans les années 1950 l’a exhorté à développer une réflexion sur les mécanismes de la colonisation et à brosser les contours d’une décolonisation à venir. Dans un contexte historique et sociologique en perpétuel mouvement, cet auteur maghrébin trouve dans l’essai la forme la plus propice pour décliner sa pensée critique d’intellectuel engagé.
4 La poésie D’autres écrivain·es maghrébin·es ont privilégié des formes littéraires aux antipodes de l’essai, où le lyrisme manifeste autrement l’engagement de l’auteur·e. Il s’agit de la poésie, célébrée au Maghreb par Kateb Yacine, Djamel Amrani et tant d’autres. En Algérie, le chantre de la poésie engagée est incontestablement Kateb Yacine (↗34 Francophonie et canon littéraire). Avec sa première œuvre publiée Soliloques (1946), il demeure l’emblème de la révolte, lui qui a vécu les massacres du 8 mai 1945 à Sétif. Il est de cette génération de poètes en lutte contre toutes les formes d’injustice, dont celles inhérentes à la colonisation. Il figure l’iconoclaste tel que le dévoile son œuvre portant « la perturbation au cœur de la perturbation » : c’est l’éternel perturbateur, « le poète boxeur » pour reprendre le titre de l’un de ses entretiens (Kateb et Carpentier 1994). Nedjma (1956) est un roman poétique inclassable dans lequel se mêlent la verve poétique de Kateb et une prose révolutionnaire. Cependant, Kateb Yacine n’est pas le seul à porter cette poésie de combat, il est accompagné dans ce panel de poètes patriotiques par Anna Gréki et Jean Sénac. L’œuvre poétique de l’auteure algérienne Anna Gréki exprime l’idée de la décolonisation, réfutant toute forme de soumission et d’exploitation. Sa quête se nourrit du désir de voir l’Algérien·ne retrouver sa liberté et sa parole confisquée en chantant les gloires du passé et les légendes des montagnes, comme elle s’ingéniait à le faire en digne fille des Aurès, cette région montagneuse du Nord-Est algérien. Anna Gréki témoigne du drame que
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vivaient les Algérien·nes en se considérant comme la voix du peuple spolié qui veut se réapproprier sa dignité assujettie. Elle chante son amour pour l’Algérie dans le poème intitulé Algérie, capitale Alger (Gréki 1963, 23–25), dont voici quelques vers témoignant de la force de sa lutte :
Ils m’ont dit des paroles à rentrer sous terre Mais je n’en tairai rien car il y a mieux à faire Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre Je ne sais plus qu’avec la rage au cœur Avec la rage au cœur aimer comme on se bat Je suis impitoyable comme un cerveau neuf Qui sait se satisfaire de ses certitudes. (Bencheikh et Lévi-Valensi 1967, 92)
À l’image de ces vers, toute son œuvre poétique s’articule autour de la lutte pour l’indépendance, l’amour de la patrie et l’insurrection contre la barbarie colonialiste. Jean Sénac s’est lui aussi illustré dans la lutte indépendantiste en Algérie. Il est une figure clé des différentes révoltes pour l’égalité entre les hommes, quelle que soit leur origine, leur culture ou leur sexualité. Mystérieusement assassiné en 1971, il s’est battu à corps perdu pour une Algérie libre et égalitaire, combattant tous les stéréotypes négatifs et œuvrant à la construction d’une algérianité inclusive aux multiples tons culturels. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, en 1962, quand les autorités gouvernementales se réclament de l’arabité musulmane, Jean Sénac au père inconnu se définit en tant que tel : « Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets […] » (Sénac 1989, 20, en italique dans le texte original). Le métissage est au cœur de l’œuvre de ce poète mal-aimé mais qui a, de tout temps, chanté l’amour de ses pairs. Pour lui, l’engagement patriotique se conjugue à la libération des esprits, rejoignant Jean Giono dans quelques prises de position. L’intimité, l’érotisme et le désir d’une Algérie libérée de ses entraves coloniales sclérosées explosent dans une esthétique fédératrice revendiquant explicitement et de façon parfois provocatrice l’émancipation des êtres à travers une liberté d’expression pleine et entière. Il rejoint ainsi la pensée de Michel Foucault qui affirme que
[p]arler contre le pouvoir, dire la vérité et promettre la jouissance ; lier l’un à l’autre l’illumination, l’affranchissement et des voluptés multipliées ; tenir un discours où se joignent l’ardeur du savoir, la volonté de changer la loi et le jardin espéré des délices – voilà qui soutient sans doute chez nous l’acharnement à parler du sexe en termes de répression. (Foucault 1976, 13–14)
En se réappropriant l’identité algérienne et en défendant la cause des marginaux, Sénac peut être considéré comme l’un des auteur·es maghrébin·es ayant révolutionné la littérature maghrébine à travers des formes narratives liant à la fois engagement patriotique, témoignage du trauma social et création esthétique. Ainsi, les contours de la littérature algérienne née dans un contexte des plus turbulents se redéfinissent pour donner vie à une identité aux confluents des cultures, des communautés et des religions.
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Kateb Yacine écrit à son propos dans le journal La Nation, datant du 16 septembre 1958 : « Le poète est au premier plan de la révolution » (cité dans Kennouche 2015).
5 Le théâtre – l’exemple de Mammeri Le théâtre se présente dans la littérature du Maghreb comme une typologie littéraire manifestant un métissage générique probant puisque les codes du genre théâtral se conjuguent souvent au romanesque, créant un genre hybride, travesti et réformé. Ce renouvellement générique est ostensiblement privilégié chez les écrivain·es maghrébin·es afin de dénoncer les exactions colonialistes et montrer l’exemplarité de leur identité culturelle délivrée des codes littéraires aliénants hérités de la tradition littéraire occidentale, comme en témoigne Le banquet (1973) de Mouloud Mammeri. Dans cette pièce de théâtre qui raconte le drame des Aztèques survenu après le débarquement des Espagnols en Amérique, Mammeri entreprend un remarquable parallèle entre la répression de cette communauté et celle subie par les Algérien·nes durant la colonisation. Cette pièce n’a jamais été jouée en raison de son ton provocateur et déstabilisant. L’auteur accuse l’Occident, sans détours ni hypocrisie, de détruire des civilisations vivantes en évoquant le génocide des Aztèques et pousse le lecteur à réfléchir sur le massacre de Sétif, de Guelma et de Kherrata, le 8 mai 1945, quand le peuple algérien est sorti manifester pour réclamer sa liberté à la signature de l’armistice. Le banquet apparaît alors comme une retranscription historique d’un fait traumatique dont la morale est que le responsable de ce désastre, à savoir l’Occident, continue à sévir de par le monde. Toutes les formes d’aliénation sont condamnables, c’est ce qu’affirme ce texte : l’écrivain berbère dresse un constat accablant du pseudo-humanisme des ‹ Blancs › qui, sans complaisance ni humanité, servent leurs projets en opprimant l’Autre. Dans cet état des lieux où se confrontent les pouvoirs et les cultures, les intellectuel·les travaillent donc sincèrement à faire entendre la voix des démuni·es, dans les formes narratives et esthétiques qui leur semblent adéquates.
6 La réécriture des mythes Dans le florilège de formes narratives traitant des traumatismes vécus au Maghreb, la quête des origines et la construction d’une mythologie maghrébine demeurent au cœur des créations littéraires. Les auteur·e·s maghrébin·e·s reprennent inlassablement des mythes anciens pour fonder leur identité qui s’inscrit dans le présent de l’écriture. À la charnière des idées développées dans Le banquet, le Marocain Mohammed Khaïr-Eddine raconte le traumatisme collectif des Berbères à travers le mythe d’Agoun’chich dans un texte intitulé Légende et vie d’Agoun’chich (1984). Issu de la communauté des Chleuh, Mohammed Khaïr-Eddine revient au Maroc après un long exil. Il découvre alors le désordre et la confusion tragiques dans lesquels vivent les siens et décide de raconter la
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légende d’Agoun’chich, dans une démarche visant à insuffler, à travers les voix du passé, courage et détermination à ses contemporains. « Croire aux Images est le secret du dynamisme psychologique », écrit le philosophe Gaston Bachelard (1990, 291). Les images, figurations d’événements vécus ou de souvenirs remémorés de violences et de traumatisations, fonctionnent plus comme une forme contenant la blessure, reproduite ensuite à l’écrit, que comme un moyen de transmettre un contenu, porteur de sens. Ainsi, le témoignage de la violence subie peut parfois s’exprimer chez les auteur·es maghrébin·es par une dynamique de réécriture mythologique, que ce soit avec des symboles déjà existants ou d’autres, créés d’après le contexte réel. Dans les récits maghrébins francophones, le mythe apparaît comme un fait transversal déployant plusieurs niveaux de significations. Il est d’abord, pour les auteur·es comme pour le public, une tentative d’immortaliser un fait tout en renseignant sur son origine. Il l’inscrit ainsi dans une temporalité qui prend sens dans une période donnée antérieure et qui se matérialise dans le texte présent. Il est, aussi, profondément social en établissant le rapport à l’individu institué dans le groupe comme un membre essentiel, assurant, de la sorte, la cohésion entre les différents membres. Réécrire un mythe signifie alors, chez l’écrivain·e maghrébin·e, témoigner d’un événement marquant tout en lui attribuant une symbolique parfois fantasmagorique (Boukhelou 2017). Chez maint·es auteur·es, nous constatons la présence de différents mythes, comme le mythe des ancêtres chez Kateb Yacine, le mythe du sang et du rapport conflictuel avec le père, signalant une représentation œdipienne assez prégnante dans pratiquement tous les textes où la figure parentale est évoquée (Milkovitch-Rioux 2012 ; Treskow 2018). Par ailleurs, le mythe fondateur qui demeure essentiel chez les écrivain·es algérien·nes est incontestablement celui de Jugurtha, dont Jean Amrouche reste l’héritier principal. Jugurtha est une figure mythique de la liberté toujours présente en Algérie qui illustre le mythe des ancêtres que mobilise aussi Kateb. Jugurtha s’est manifesté lors de la colonisation romaine et c’est ainsi qu’il demeure un symbole de l’honneur et de la rébellion, particulièrement pour la communauté amazighe. Dans la littérature maghrébine contemporaine, Salim Bachi s’inscrit dans cette lignée d’auteur·es ressuscitant les mythes anciens. Dans une volonté de croire en la grandeur de son histoire, la nouvelle génération des écrivain·es algérien·nes, dont Bachi est un exemple, se veut la digne héritière de l’histoire des aïeux. Ainsi de La Kahéna (2003), roman construit sur les vestiges du passé colonial et abordant le présent ankylosé dans ses problèmes sociaux. Ce roman se caractérise par une propension à l’écriture mémorielle en rapport avec le lieu, un lieu en tant que référence indissociable des événements qui s’y sont produits. Cet espace est mythifié, façonné et investi par l’histoire du pays. Sa description s’accompagne de réminiscences enrichissant et complexifiant le récit par le biais d’une description tantôt réaliste, tantôt métaphorique. L’intérêt de ce roman, nous semble-t-il, réside dans le traitement inédit qui est fait de l’histoire millénaire de l’Algérie en rapport avec les lieux de mémoire. En effet, la narration subit des digressions qui présentent différemment les événements. De l’indépendance à la vie des Berbères intrépides, en passant par la colonisation, le texte de
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Bachi sillonne une conscience tourmentée, d’où une écriture trouble mêlant savamment un style réaliste truffé de mythes et de stratégies littéraires, qui font écho à l’identité mouvante de l’auteur. Le texte paraît bien loin des considérations littéraires, esthétiques et identitaires qui ont prévalu à une époque antérieure. Si identification spatiale et culturelle il y a, ce n’est plus en termes de description purement réaliste qu’elle est abordée : elle amorce plutôt des pensées et des méditations sur l’écoulement implacable du temps et crée de nouvelles identités, littéraires et culturelles.
7 Le ‹ roman éclaté ›
La mythologie maghrébine continue à se construire, et ce grâce à des formes narratives parfois novatrices, comme « le roman éclaté », une désignation qui a été attribuée d’abord à Nedjma de Kateb Yacine (1956) (Arnaud 1986 ; Moura 1998 ; Bonn 2009), premier roman à la forme hybride dans l’histoire littéraire maghrébine. Si les premières œuvres publiées par les écrivain·es maghrébin·es dans les années 1950 semblaient se référer à la littérature française classique, le premier roman de Kateb Yacine signale à la fois une rupture et un renouveau par rapport au réalisme littéraire hérité. D’une esthétique complexe, alliant lyrisme débridé, engagement patriotique, onirisme métaphorique et prose en fragments, Nedjma détonne et provoque admiration, interrogation et émulation car elle incarne la muse des auteurs par excellence. Œuvre féconde, c’est grâce au style katébien que des écrivains tel que Abdelatif Laabi, Abdelkébir Khatibi ou encore Rachid Boudjedra sont venus à l’écriture, car il leur a montré que l’écriture, le témoignage de la répression sociale ou l’engagement pour les siens pouvaient s’effectuer dans un cadrage différent du réalisme des ainés. Nedjma refuse toute linéarité : avec une écriture digressive, discontinue, cyclique et sérielle, le roman se présente comme une mosaïque de textes qui se lit selon des procédés d’assemblage, de juxtaposition, d’alternance que la narration met en scène. Le narrateur est multiple, il se raconte parfois à la première personne, se dédouble et se remplace par un ‹ il › impersonnel autour duquel gravitent des personnages-archétypes sociaux. Nedjma, à la fois personnage féminin et idéal insaisissable, est l’objet de tous les désirs. Dans un jeu continuel mêlant polyphonie et intertextualité, Kateb Yacine traduit une vision nouvelle d’un intellectuel impliqué dans l’histoire de son pays, dont les interrogations nourrissent l’œuvre littéraire, quelque soit sa forme et sa poétique. Quelques décennies plus tard, en 2006, Anouar Benmalek signe Le rapt, un texte poignant inspiré de faits réels et bâti sur le modèle du thriller se caractérisant par un suspense haletant. Le romancier est un poète et journaliste algérien, né le 11 janvier 1956 au Maroc, pays dont est originaire sa mère. L’œuvre de cet intellectuel engagé est marquée par une originalité de la forme relativement novatrice au sein de la littérature algérienne. Cependant, le récit, fidèle aux thèmes sociohistoriques propres au Maghreb, retrace des épisodes historiques cruciaux de l’Algérie du XXe siècle. Évoquant les années 2000 encore marquées par le terrorisme, l’auteur revient également sur les événements
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d’octobre 1988, et notamment sur la violence de la répression et de la torture perpétrée à l’encontre des jeunes manifestants par les forces de l’État. La guerre de libération algérienne est également abordée sans concession. Benmalek dépeint les dérives des deux camps en présence à travers les personnages de Mathieu, ancien soldat et tortionnaire français, et de Tahar, combattant du FLN ayant malgré lui participé au massacre de Melouza. En mettant ainsi en scène des personnages d’horizons différents voire antagonistes, l’auteur parvient à varier les points de vue narratifs, ce qui participe à une divulgation protéiforme des réalités narrées. Le rapt, à travers une forme narrative hybride, offre ainsi une vision lucide du passé et du présent de l’Algérie, démythifiant parfois une histoire trop longtemps glorifiée, bien que l’auteur préfère parler de « devoir de mémoire » (Ledoux 2012), et brossant le tableau d’une société actuelle trop souvent pudibonde et intolérante. Néanmoins, le roman demeure avant tout, comme toutes les œuvres de Benmalek, une histoire d’amour mettant en scène des personnages confrontés à l’impensable et contraints de faire des choix souvent contraires à leurs principes. En cela, Le rapt excelle à démontrer qu’en chaque être humain sommeille une bête que les circonstances peuvent éveiller.
8 Conclusion Les circonstances historiques peuvent imposer à l’écrivain·e les formes narratives qu’il ou elle déploie pour témoigner, mais la virtuosité technique et l’originalité littéraire montrent l’évolution des littératures de l’espace maghrébin. Ce qui est en jeu dans ce perpétuel renouvellement littéraire, c’est l’expression de l’être réagissant aux troubles de l’histoire, c’est le désir de dire le mal-être, c’est la volonté de témoigner qui demeure une vocation du roman et des genres narratifs maghrébins. Ainsi, le témoignage ne se sépare pas d’une continuelle quête scripturaire, qui lui donne sa forme et son sens. En somme, il nous semble que les auteur·es maghrébin·es continuent de puiser dans la réalité environnante afin d’exprimer les maux relatifs au traumatisme colonial, mais aussi à la victoire et à la liberté reconquise (↗33 Le rap francophone), de manière que, vice versa, leur littérature agit sur la réalité maghrébine et bien au-delà. Ainsi, d’une manière générale, la littérature évolue et se plie autant au référent qu’à son champ de réception, maghrébin ou occidental, tout en étant une sphère autonome du monde culturel et politique. Les outils conceptuels de son émission et de son interprétation peuvent se prêter aussi à des changements. Les soubresauts de l’histoire tourmentée du Maghreb influent sur l’histoire littéraire des différents pays : en Algérie, au Maroc et en Tunisie, la littérature réagit à ce genre de défis, mais elle garde son caractère polysémique, propre à la création littéraire en tant que telle, insoumise aux injonctions des pouvoirs, quels qu’ils soient. Ce dispositif d’interconnexion entre l’historique et le littéraire, signalant la nonlinéarité de quelques formes narratives malgré des recoupements induisant souvent la répétition, relève de l’ordre structurel et fonctionnel. Il fait apparaître les points de jonc
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tion entre différents textes, où se construisent des schèmes fondateurs de la littérature maghrébine. Le texte tentaculaire maghrébin repose sur des invariants toujours sollicités et mis en scène dans des textes à l’assemblage rhizomatique (Deleuze et Guattari 1975). Il peut, ainsi, s’envisager comme une mosaïque qui s’édifie à l’aide de matériaux hérités, construits et reconduits. L’œuvre, à coup de fragments de souvenirs, de tranches de vie, de souffrances intimes, sculpte ainsi son identité, comme c’est le cas dans Nedjma. Entre référentialité et quête identitaire s’articulent les identités maghrébines variées qui découlent entre autres de la réflexion sur l’histoire. Les origines, l’héritage de la mémoire, berbère, européenne, juive ou arabe, sont un important legs à revendiquer et à mobiliser pour envisager l’avenir. De ce fait, la littérature maghrébine francophone devient souvent un réceptacle où le témoignage (relié à la colonisation par la langue et par les faits) est central – ce qui engendre une esthétique spécifique, constituée de stratégies scripturaires qui confirment la dimension historique à côté du récit autobiographique, au-delà de l’essai, et en filigrane du poème. L’auteur·e maghrébin·e est donc animé·e par la volonté devenue exigence de rapporter le vécu individuel et de dire le vrai du passé collectif – une vérité factuelle et subjective qui se transmue en une parole testimoniale s’inscrivant tantôt dans des genres parfaitement définis, tantôt à l’intersection des formes narratives.
9 Bibliographie 9.1 Œuvres citées Arnaud, Jaqueline. La littérature maghrébine de langue française. Paris : Publisud, 1986. Bachi, Salim. La Kahéna. Alger : Édition Barzakh, 2003. Bachelard, Gaston. L’air et les songes. Paris : José Corti, 1990. Bencheikh, Jamel-Eddine, Lévi-Valensi, Jacqueline. Diwan algérien. Alger : Éditions SNED, 1967. Benmalek, Anouar. Le rapt. Alger : Sédia, 2009. Bonn, Charles. Kateb Yacine, Nedjma. Paris : L’Harmattan, 2009. Boukhelou, Malika Fatima. Mouloud Mammeri : mémoire, culture et tamusni. Tizi-Ouzou : Éditions Frantz Fanon, 2017. Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. Kafka. Pour une littérature mineure. Paris : Éditions de Minuit, 1975. Dib, Mohamed. Qui se souvient de la mer. Paris : Éditions du Seuil, 1962. Dib, Mohammed. La trilogie Algérie. La grande maison. L’incendie. Le métier à tisser. Alger : Barzakh, 2011. Djaout, Tahar. L’invention du désert. Paris : Éditions du Seuil, 1987. Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs, Écrits sur l’aliénation et la liberté. Paris : Éditions du Seuil, 1952 [réédition 2001]. Feraoun, Mouloud. Le fils du pauvre. Paris : Éditions du Seuil, 1954. Feraoun, Mouloud. Journal. Paris : Éditions du Seuil, 1962. Filali, Azza. Les intranquilles. Tunis : Éditions Elyzad, 2014. Foucault, Michel. Histoire de la sexualité. Vol. I : La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976. Kateb, Yacine. Soliloques. Paris : Éditions du Seuil, 1946. Kateb, Yacine. Nedjma. Paris : Éditions du Seuil, 1956.
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9.2 Lectures complémentaires Alleg, Henri. Mémoire algérienne. Paris : Éditions Stock, 2005. Chaulet-Achour, Christiane. Échos littéraires d’une guerre, œuvres algériennes et guerre de libération nationale. Alger : Dar Khettab, 2019. Harbi, Mohammed. 1954, La guerre commence en Algérie. Bruxelles : Éditions Complexe, 1984. Ibrahim-Lamrous, Lila, Milkovitch-Rioux, Catherine (Dir.). Regards croisés sur la guerre d’Algérie. ClermontFerrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2005. Milkovitch-Rioux, Catherine, von Treskow, Isabella (Dir.). D’ici et d’ailleurs. L’héritage de Kateb Yacine. Frankfurt am Main : Peter Lang, 2016. Servoise, Sylvie. Le roman face à l’histoire, la littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011. Stora, Benjamin. Les mémoires dangereuses. Alger : Éditions El Hibr, 2016.
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23 L’Algérie – écrire la guerre Résumé : Ce chapitre s’intéresse aux formes qu’a prises l’écriture littéraire de la guerre d’indépendance algérienne, depuis les écritures ‹ en situation › contemporaines du conflit, marquées par une forte tonalité polémique, jusqu’aux réflexions actuelles portant sur la transmission (et les failles) de la mémoire de la guerre. Une attention particulière est portée à la littérature algérienne de langue française, qui invente ses formes littéraires au cœur même de l’expression des traumatismes historiques liés à la colonisation et fait émerger la figure centrale de la victime civile en mettant en scène les corps soumis à la violence. Face au déni officiel dont a longtemps fait l’objet la guerre d’Algérie, son inscription dans la mémoire culturelle s’apparente à une demande de réparation, fût-elle symbolique.
Mots-clés : Algérie, fiction, guerre civile, guerre d’indépendance, libération, littérature, mémoire culturelle, Seconde Guerre mondiale, traumatisme
1 Introduction S’il est une histoire de traumatismes nouée à la mémoire culturelle – littéraire, cinématographique, artistique au sens large –, c’est bien celle qui s’écrit aujourd’hui encore à propos de la guerre d’indépendance algérienne. Divers facteurs contribuent à une conjonction mémorielle et culturelle exemplaire dans la littérature francophone des deux rives de la Méditerranée. Les premiers facteurs sont politiques et juridiques. Rappelons tout d’abord que dans l’ensemble des « catastrophes » du XXe siècle – au sens étymologique de « bouleversement », de « fin » (Rousso 2012) –, la guerre d’Algérie occupe une place singulière : en France, elle ne fut pas reconnue – officiellement jusqu’en 1999 – comme une guerre, mais comme une suite d’opérations de maintien de l’ordre, simplement qualifiées d’‹ événements ›. Le déferlement quasi psychotique des violences, associé au « refus de voir » propre à la confrontation aux violences extrêmes (AudoinRouzeau 2002) qui caractérisa massivement la métropole, produisit des effets pervers dans la représentation même du conflit, dès le temps de la guerre. Ensuite, quelles qu’eussent été les violences déployées dans les deux camps et les atteintes aux droits internationaux perpétrées à l’encontre des civils notamment, le jugement des exactions individuelles et collectives fut annulé par avance par la configuration d’oubli commandé qu’est l’amnistie. Sans émission de sentence pénale et par le droit de grâce amnistiante, la frontière entre oubli et pardon est insidieusement franchie, rompant tout lien entre événements et poursuites judiciaires, et interdisant a for
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tiori toute imposition de peine. Cet effacement volontaire empêcha la déposition à propos des faits, au sens juridique du terme, et entraîna l’impunité pour l’ensemble des belligérants. Dans La raison d’État, Pierre Vidal-Naquet publie le texte d’amnistie prononcé par décret du 22 mars 1962, étendu par le texte du 17 juin 1966 aux infractions « commises dans le cadre d’opérations de police administrative ou judiciaire ». À propos du premier, il affirme qu’il s’agissait « plus que d’une véritable amnistie, […] d’une légitimation » (Vidal-Naquet 1962, 326–328). Raphaëlle Branche souligne ainsi les paradoxes d’un pardon qui anticipe l’accusation, la condamnation et la punition : « L’amnistie de 1962 a ceci de particulier qu’elle ne vise pas des décisions de justice mais des faits. Elle annule des condamnations qui n’ont pas eu lieu sur le plan pénal, mais qui ont déjà été prononcées par une partie de l’opinion » (Branche 2001, 419). Dans l’actualité même de l’événement, le point final est mis, qui vaut pour fermeture définitive des dossiers. « L’amnistie clôt la guerre entre Français et Algériens, interdisant la vengeance en interdisant la mémoire de la haine » (Branche 2001, 419), et on peut transposer sur ce terrain les vues que Nicole Loraux consacra à l’amnistie dans la Cité :
Ce n’est pas seulement le repli sur soi dans le ressentiment que la cité interdit à chacun des siens, mais le recours à un rappel des faits actif et dirigé contre autrui : dans l’amnistie, c’est la mémoire en acte qui est barrée par l’efficace d’un ‹ acte de langage › […] pour que vive la cité une. (1997, 145)
Ce cadre politique et juridique très spécifique déporte de facto le moment de la déposition vers la littérature, le cinéma, la mémoire culturelle, ou simplement publique, tous lieux où le témoignage des personnes physiques ou morales impliquées dans le conflit est recevable, alors même que les États ont lavé les protagonistes (et se sont lavés) de toute faute. La déclaration du témoin ‹ j’y étais ›, les traumatismes qui s’expriment sur la scène littéraire prennent alors la dimension très particulière d’une demande de réparation, fût-elle symbolique, là où se jouent également des enjeux de concurrences mémorielles.
2 Écrits polémiques : métaphores de la pathologie
L’implication, fortement clivante, de deux terrains d’affrontement distants, la métropole et le territoire algérien, qui font partie du même pays, constitue une autre particularité de la guerre coloniale. La littérature intervient comme la scène d’un affrontement violent d’une partie contre une autre, perçu comme interne à un même ensemble politique, la France coloniale. C’est dans ce contexte que les formes de la littérature de combat apparaissent dans l’actualité même de la guerre, apparentée par les historien·nes à une « bataille de l’écrit » (Crouzet 1962–1963, 47–67) : manifestes, recueils de témoignages, articles et essais se multiplient, dont l’argumentation est souvent violente, voire pathogène. Dans les écrits polémiques qui dénoncent la guerre, la métaphore de la maladie est omniprésente. Les exemples les plus frappants émaillent les articles et essais de Jean
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Paul Sartre, recueillis dans Situations V. La guerre est désignée comme une maladie, une névrose, qui affecte, comme par contagion, la France elle-même, l’effet polémique de raccourci et l’intensité de la proposition sémantique tenant lieu de démonstration : « La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose » (Sartre 1964, 192). Sartre file la métaphore à propos d’un témoignage collectif de rappelés, décrivant la contagion que suscitent dans les consciences les « crimes de guerre » comme une « gangrène » qui affecte les lecteurs, puis la nation, violemment menacée de mort :
[…] Mais ils [les rappelés] ont en commun la volonté de révéler cette gangrène – encore bien éloignée de s’étendre à l’Armée entière, mais qu’on ne peut déjà plus tout à fait localiser – l’exercice cynique et systématique de la violence absolue. Pillages, viols, représailles exercées contre la population civile, exécutions sommaires, recours à la torture pour arracher des aveux ou des renseignements, ils ne cachent rien, ils dénoncent tous les crimes de guerre qu’on a commis sous leurs yeux. […] C’est que nous sommes malades, très malades ; fiévreuse et prostrée, obsédée par ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, la France se débat au milieu d’un cauchemar indistinct qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. Ou bien nous verrons clair ou bien nous allons crever. (1964, 57–58)
La métaphore de la gangrène est reprise un an plus tard au moment de la sortie de La question d’Henri Alleg et à propos de l’affaire Audin : « Et d’ailleurs la gangrène s’étend, elle a traversé la mer : le bruit a même couru qu’on mettait à la question dans certaines prisons de la ‹ Métropole › » (Sartre 1964, 81). Ces pages de Jean-Paul Sartre sont emblématiques des représentations polémiques de l’époque. La « maladie comme métaphore » (Sontag 1989), la gangrène en particulier, comprend des connotions topographiques propres à représenter la situation en Algérie en 1957 : extension, prolifération, qui, appliquées à un pays (la France, représentée comme un corps malade), révèlent un danger de contamination à la métropole depuis ses colonies. L’image du pourrissement des tissus renvoie à la guerre sale, mais renforce également l’analyse d’un état politique morbide de la France, frappée comme par les effets d’une faute collective. La contagion affecte collectivement la nation, traumatisée, au sens symbolique. Ce sont donc, en métropole, les formes de l’essai polémique et du reportage journalistique (Alleg, Amrouche, Barrat, Camus, Courrière, Daniel, Mauriac, Roy, Sartre…) qui trempent « la plume dans la plaie » (Baudorre 2003). En Algérie, les formes intimes (Journal de Mouloud Feraoun [1962]), journalistiques (Kateb Yacine, Mohammed Dib) ou agoniques (Portrait du colonisé d’Albert Memmi [1957], Les damnés de la terre de Frantz Fanon [1961] ; Milkovitch-Rioux 2016) mettent en scène une névrose algérienne encore soulignée par Sartre en introduction des Damnés de la terre de Frantz Fanon : « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement » (Sartre 1964, 181). On comprend bien que, selon une lecture postcoloniale, le traumatisme précède la guerre d’indépendance et s’inscrit dans l’imaginaire de la colonisation. « Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés » (Sartre 1964, 179). Il apparaît ainsi que l’essai, sous toutes ses formes, y compris journalistiques, en tant que
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genre de littérature de combat, cultive in vivo, dans sa matrice imaginaire, les images germinatives du déferlement psychotique : la guerre sale est, par essence, traumatogène. La puissance fabulatrice existe, même en deçà de la fiction, dans des écrits dits agoniques, produits par la puissance de l’affect. Elle imprime dans le texte la marque du traumatisme qui affecte la fabrique sociale.
3 Fables et scènes primitives : mémoire culturelle de la colonisation
La guerre d’indépendance algérienne est également spécifique en raison de son inscription dans une temporalité longue. Elle s’origine dans l’histoire de la colonisation : selon Michel Winock, « la guerre d’Algérie a duré de 1830 à 1962 » (Winock 2005, 9). Si, pour les historien·nes, l’expression d’un tel continuum ininterrompu apparaît de manière sporadique, elle nourrit en revanche de manière récurrente les représentations littéraires de l’histoire algérienne. La littérature de la guerre d’indépendance, arrivée à maturité et fortifiée dans les violences de mai 1945, s’affirme originellement comme lieu de mémoire au long cours de la guerre de conquête. Et, fait culturel majeur, c’est également dans le contexte colonial qu’émerge une littérature algérienne de langue française, élaborant ses formes esthétiques au cœur de l’expérience subie, contre des traditions qu’elle s’est à la fois appropriées comme d’un « butin de guerre » (Kateb) et dont elle s’est démarquée. Dans le recueil Soliloques, publié en 1946, huit ans avant le déclenchement de l’insurrection algérienne, le 1er novembre 1954, le poète Kateb Yacine témoigne de la violence de la répression des manifestations de Guelma, dont, encore collégien, il fut victime en mai 1945. Les images évoquent le bain de sang et l’omniprésence de la mort :
Du sang ! j’en ai partout ! Coagulé dans mes souvenirs Ruisselant dans mes rêves... Ô l’assassin de mes chimères : C’est un ange Mort dans la mort Des choses sanglantes… Peut-être viendra-t-il Une pleureuse pour m’égayer. (Kateb 1986 [1946], 45)
Métonymie du traumatisme, la coagulation renvoie individuellement au souvenir obsédant des violences perpétrées et aux traces laissées dans le psychisme ; mais la blessure ouvre également une brèche dans la mémoire collective des Algérien·nes à peine sorti·es de la Seconde Guerre mondiale ; elle porte également l’empreinte d’un drame social qui ouvre la voie de la rébellion :
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La lutte sait attendre Un lendemain épique ; Et le guerrier qui pleure A noyé sa bravoure. Laissons couler le sang Sur la terre altérée. (Kateb 1986 [1946], 49)
L’évocation du traumatisme social de 1945 comporte pour la génération d’écrivain·es algérien·nes à laquelle appartient Kateb, dont la conscience politique (et poétique) se forge dans cette confrontation avec la violence coloniale, l’annonce de la « guerre sans nom » (Rotman et Tavernier 1992). Les visions poétiques de Kateb embrassent les différentes dimensions du traumatisme, défini tout d’abord par les sciences de la psyché, qui s’intéressent aux symptômes et mettent au premier plan une réflexion sur « la temporalité psychique » « où le passé ne peut être conçu comme cause que parce qu’il est interprété par le présent et, réciproquement, le présent lui-même ne prend valeur pour un sujet que dans la mesure où son passé en latence s’y accomplit » (Balestrière 2001, 39). Elles en appellent également au regard des sciences sociales qui s’intéressent aux événements extérieurs et à leurs répercussions sociales et s’engagent sur le terrain du traumatisme collectif, affectant le corps symbolique d’une communauté touchée en masse, appréhendant le passage d’une vulnérabilité individuelle à une vulnérabilité sociale. Selon Roy Eyerman (2001), le traumatisme culturel se réfère à la perte dramatique d’identité et de signification, portant atteinte à la fabrique sociale. Des revendications politiques se font jour autour de la reconnaissance du traumatisme, des usages politiques de la mémoire : comment la littérature, en tant que pratique sociale, participe-t-elle à l’invention d’un langage de l’événement ? Ainsi, les visions poétiques des Soliloques de Kateb s’élaborent à partir des traces mnésiques : la première grande génération d’écrivain·es algérien·nes de langue française invente ses formes littéraires au cœur même de l’expression des traumatismes historiques et les répercutions littéraires des phénomènes traumatiques constituent une part essentielle de l’analyse : quelles en sont les traductions ? Comment, et selon quelle temporalité, la guerre estelle décrite en scène primitive ? Quels en sont les effets et les permanences dans le temps, au fil des générations d’écrivain·es, en France et en Algérie ? On peut sonder les traces de la guerre d’indépendance à la fois comme choc psychologique, drame social et mémoire culturelle ; percevoir, aussi, les « raisins verts » (Rousso 2005) de la postmémoire et la transmission de blessures psychiques à travers plusieurs générations. Ainsi, les fables de la jeune littérature algérienne émergente évoquent des scènes d’origine qui remontent au temps de la colonisation et se constituent en matrices de la fiction ; la sexualisation de la conquête et la primauté des femmes (en tant que victimes, combattantes, mémorialistes et écrivaines) y sont patentes. Là réside sans doute la particularité la plus évidente de la représentation algérienne, qui donne la part belle à une histoire primitive de la violence, bien en amont de la guerre de 1954. Dans L’amour, la fantasia, la romancière Assia Djebar exhume en historienne les mémoires des expéditions, « mise à sac du siècle précédent » et, avec une « exigence de réminiscence », elle
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place les épisodes de la guerre dans une chaîne qui entrave autant qu’elle enracine. Rapportant le récit historique de la prise d’Alger et de la bataille de Staouéli qui confronte, le 19 juin 1830, les deux armées française et arabe en un corps à corps mortel, la narratrice retient de la version d’un témoin, le baron Barchou de Penhoën, une courte scène, « phosphorescente, dans la nuit de ce souvenir » : parmi les femmes entrevues sur le champ de bataille, l’image se fige sur la fuite d’une mère qui, blessée d’un coup de feu, écrase avec une pierre la tête de son enfant, avant d’être achevée par les soldats. L’image médusée d’une mère qui donne la mort à son propre enfant sur le champ de bataille inaugure selon la romancière les « futures ‹ mater dolorosa › musulmanes qui, nécrophores de harem, vont enfanter, durant la soumission du siècle suivant, des générations d’orphelins sans visage » (Djebar 1995 [1985], 29). Le récit de cette mise à mort originelle, chose vue et attestée, est également rapporté dans la fresque algérienne de Jules Roy, Les chevaux du soleil : « Une femme arabe, blessée, écrasa la tête de son enfant avec une pierre sous les yeux des premiers fantassins en pantalon rouge, et il avait fallu la percer, comme une louve, à coups de baïonnette, pour l’empêcher de mordre » (Roy 1995 [1967], 43). La sauvagerie des scènes d’infanticide ne se limite pas à présenter le sacrifice originel mais s’inscrit également dans une scène primitive de profanation, racontée par Assia Djebar sous le titre « La prise de la ville ou l’Amour s’écrit ». Du heurt entre les deux peuples durant l’été 1830 surgit l’image d’un viol, d’une pulsion coupable, dont les fantômes errent « dans l’un et l’autre des camps, par-dessus l’enchevêtrement des corps ». Dans l’imaginaire de la conquête, le face-à-face entre les deux armées matérialise la « présentation phallique de l’Occident pénétrant l’Orient » (Julliard 1996, 8), « l’insémination, la pénétration de la France » (Saïd 1980, 250–251). La prise de la ville d’Alger est elle-même placée sous le signe de cette sexualité dépravée, révélant les fantasmes d’une ‹ Algérie domptée › et pourtant ‹ impossible à apprivoiser ›, d’une Afrique ‹ prise malgré le refus qu’elle ne peut étouffer ›. Les métaphores morbides d’Assia Djebar préfigurent celles qui parcourent la représentation de la guerre d’indépendance : Zoulika, la moudjahida héroïne de La femme sans sépulture (2002), met en parallèle, au moment du supplice de l’héroïne, la torture, l’accouplement et l’enfantement, imaginaire gémellaire dont relève également Nedjma de Kateb Yacine : l’héroïne éponyme, fille d’une Française juive et d’un descendant de l’ancêtre Keblout, « Salammbô déflorée » (Kateb 1956, 177), a été victime d’un viol incestueux. Le fantasme de viol inaugural se retrouve partout dans cet imaginaire trouble, voire criminel, du désir de possession. La nouvelle de Yasmina Khadra, L’aube du destin, évoque ainsi la conquête d’Oran comme une profanation, sacrilège dont l’ultime épisode tragique – la mise à mort, le 19 juin 1956 d’Ahmed Zabana, officier de l’Armée de Libération nationale – est le dernier avatar, et développe l’image d’une « grossesse incestueuse » qui lui « dévore les tripes » (Khadra 2003, 88).
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4 Le corps profané Ces quelques aperçus de la fiction algérienne mettent en regard les scènes de la conquête coloniale et de la guerre d’indépendance. Ils montrent également le caractère fortement genré de la représentation du traumatisme : les paradigmes sexuels ont lourdement pesé sur la réalité et sur l’imaginaire de la guerre, de la conquête à la libération (Shepard 2017) ; non seulement dans la relation des choses vues, mais également dans l’écriture même. Comme Myriam Ben, Leïla Sebbar, ou, plus tard, Malika Mokeddem et Maïssa Bey, Assia Djebar donne à entendre les voix des femmes qui concourent à une relation féminine des traumatismes de la guerre : « Les femmes, par leur hululement funèbre, improvisent, en direction de l’autre sexe, comme une étrange parlerie de la guerre » (Djebar 1995 [1985], 68). En outre, les traumatismes de la colonisation sont fondateurs dans la constitution d’une identité culturelle algérienne, et la littérature invente à partir de cette origine des scénographies imposant des procédés narratifs et des choix esthétiques novateurs : s’y affirment des identités littéraires spécifiques qu’appréhende la théorie post-coloniale (Saïd 1980) en s’emparant de l’enchevêtrement de langues ou des configurations de protagonistes qui ne correspondent pas au réalisme occidental. Au moment de la guerre d’Algérie comme, plus tard, durant la décennie noire, les genres fictionnels (celui de la nouvelle, en particulier, ouvert aux écritures de l’urgence) rendent compte des basculements les plus brutaux, en particulier des pratiques de torture et de viol sur lesquelles se cristallise tout spécifiquement la narration des effets traumatisants, comme en témoignent les récits de Mohammed Dib, Assia Djebar, Myriam Ben, Daniel Zimmerman, Rachid Boudjedra et Maïssa Bey. Dans Nora, ultime nouvelle du recueil Ainsi naquit un homme, Myriam Ben raconte à la première personne l’incarcération d’un lycéen promis à la torture et à la mort. Les signes du traumatisme (pétrification, choc violent, effraction, affects durables) expriment la souffrance psychique, décrite comme une « étreinte obsédante » insupportable (Ben 1993, 182–188). L’obscurité et l’insoutenable mise en scène de la torture, « estrapade de l’ère technologique », retardent l’interprétation des gémissements venus d’en haut et l’écoulement du sang comme signalant la présence d’un corps : le corps d’une femme, attachée au plafond, que le texte décrit bientôt comme un corps démembré. La réalité d’un corps supplicié, privé de son humanité, est progressivement donnée à voir dans son anatomie précise, mais aussi sa déréliction. L’instance narrative rend d’abord compte d’une impossible appropriation de l’expérience. Confronté à un monde ‹ délirant › et à ses ‹ abîmes de désarroi ›, le témoin hébété, rejeté hors du temps, sombre dans un véritable état de prostration et évoque la chute ‹ délabrante › de ses forces. De nombreuses fictions expriment ainsi l’impossibilité du récit – ses empêchements, son refoulement, montrés par des scènes de retour impossible. Dans la nouvelle de Myriam Ben, le corps étranger qui hante le jeune homme après sa libération joue un rôle métonymique : celui de la trace du traumatisme, des stigmates infligés et de la souffrance partagée et incommunicable, perçus dans une écriture lourdement chargée d’affects.
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Ajoutons que dans les fictions algériennes, les stratégies de contournement de l’aveu trop intime sont diverses, parmi lesquelles le détournement du récit vers l’expression du supplice d’autrui, récit second qui témoignerait en miroir de la souffrance propre. Les mentions de telles diversions du récit recoupent les tentatives d’évasion de la conscience hors du champ d’une expérience insoutenable. De nombreux textes mettent en scène la retenue, les empêchements de la narration, les difficultés à en témoigner : le récit algérien s’écarte souvent d’une écriture où s’engagerait le corps. Au désir d’un verbe qui serait chair, mimétique de son objet, se substitue plus fréquemment une écriture de « vision », en une exploration de « l’autre versant des choses » (Dib 1962, 191). Dans Le talisman, nouvelle dans laquelle l’écrivain prête voix au supplice d’un village algérien, le narrateur (peut-être mort ?) substitue au récit de sa propre torture celui de signes – de mots qui l’entraînent vers la « terre hospitalière » de l’enfance : « […] J’interrogeais, sur le voile rouge de mes paupières, des signes, des paraphes, des marques qui flambaient, tremblaient, dansaient » (Dib 1997 [1966], 119–120). Le récit de la torture est en partie muet. Mais il s’exprime, à la manière d’une métonymie, par déplacement, par substitution, au travers d’un double. Aux limites de la représentation, le témoignage de l’horreur, refusant une écriture du « procès verbal », braque ses projecteurs sur les « hantises, les désirs, les terreurs, […] les aspirations les plus profondes de l’âme humaine » (Dib 1962, 191). On retrouve de telles stratégies de narration dans les grandes œuvres évoquant la torture, face à l’écriture nue de la déposition d’Henri Alleg, La question (1958), au croisement de l’intimité et de l’événement. Vouée à la révélation, la fiction de Dib est soumise à la même exposition, crue, insoutenable, mais elle se révolte contre la dénudation, et multiplie, dans l’ordre du pathétique, les signes de répulsion et de refus. Ce combat constitue, d’une certaine façon, celui-là même de l’écrivain algérien confronté à la violence de la guerre d’Algérie, voué à « ouvrir des portes secrètes » : « il n’a pas assez de ses forces réunies pour endiguer l’horreur qui en déferle ensuite » (Dib 1997 [1966], 116). Un point commun des fictions algériennes est sans doute de se situer au bord du précipice – d’évoquer la folie qui submerge l’écriture. La folie apparaît dans de nombreuses représentations de la guerre comme l’expression pathogène d’un ultime franchissement : celle des « sœurs trop jeunes, parquées mais porteuses de l’angoisse aux yeux fous » (Djebar 1995 [1985], 140), celle de Ramdane dont les yeux « fulgu[rent] d’horreur » (Dib 1997 [1966], 113). L’enfant du roman de Rabah Belamri, Femmes sans visage, dit l’« Enfant de la nuit », syncrétise en une figuration symbolique l’égarement de celui qui a vu :
Tu n’étais qu’une ombre, séparé de ton être demeuré dans le champ de blé. […] Tes lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait. Comme ton corps, tes mots, eux aussi, semblaient avoir été vidés de leur substance. […] Tu semblais indifférent aux événements tragiques qui se déroulaient autour de toi. (Belamri 1992, 56–57)
Le témoin qui en atteste parle à la place d’une victime sans parole : ainsi du personnage égaré d’Une mort dans le Djebel, de Jacques Syreigeol, qui rejoint, dans ses amnésies et
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dans la mort, l’in-fans, celui qui ne parle pas, alors que l’épigraphe du roman situe l’écriture sur le chemin du deuil : « Il me fait habiter dans les ténèbres / Comme ceux qui sont morts à jamais » (psaume CXLIII, cité dans Syreigeol 1990, 9). Accompagné d’un enfant qui lui sert de guide, le personnage à l’identité indistincte – Moussah Ben Ali des Beni Khemis ou Victor Soulard ? – tente de faire à rebours le chemin dans le djebel pour y recouvrer l’identité, la mémoire et les mots qu’il a perdus, tout en répétant un nom qui n’est sans doute pas le sien : « Après il faut que je me rappelle de tout, sans ça je suis de plus en plus persuadé que rien ne reviendra complètement. Pour certaines choses, c’est déjà arrivé. Je ne peux dire quoi. J’ai oublié » (Syreigeol 1990, 13). On pourrait encore ajouter à ces figurations tous les témoignages des mises à mort où se libère, dans son horreur répulsive et sacrilège, une sauvagerie inouïe : les scènes de l’horreur paroxystique sont évidemment légion, des corps suppliciés à l’abjection du cadavre défiguré. Dans la surprise et dans l’effroi, une image, celle de la violence, de la souffrance extrême ou de la mort, fait irruption comme un corps étranger. La scène indélébile du trauma est rapportée comme un événement unique, intense, dont les textes reflètent les répercussions psychiques et les syndromes (par exemple Feraoun 1962 ; Dajout 1981 ; Mimouni 1982 ; Zimmermann 1961 ; Zimmermann 1988 ; MilkovitchRioux 2012). Dans une conjoncture où lois et tabous sont communément transgressés, elle véhicule les représentations anxiogènes et terrorisantes des événements catastrophiques. Cette scène concerne tout particulièrement la profanation des corps, et la transgression de tous les interdits qui lui sont affectés, dans l’insoutenable gradation des sévices : humiliation, dénudation, torture, viol, exposition. Mise en scène de la mutilation, l’exposition publique et l’avilissement du cadavre relèvent de stratégies par rapport au corps mort de l’ennemi haï : ils sont des armes de guerre à portée idéologique. Détériorer partiellement et durablement un corps qui a été torturé ou violé s’avère souvent symboliquement plus payant que de le supprimer (Bey 2002 ; Djebar 2002). Le corps hébété, exténué, déshonoré est ainsi la preuve vivante de sa vulnérabilité. Médiatiquement mutilé, symboliquement anéanti, il peut être livré aux siens, comme le frère de Chérifa, Ahmed, dans L’amour, la fantasia, tombé et abandonné après avoir été dépouillé par l’ennemi (Djebar 1995 [1985], 173). De la même manière, on tente d’anéantir l’image de la belle mort du combattant et la martyrologie héroïque qui s’y rattache quand on refuse que soit rendu tout hommage rituel au cadavre du combattant exposé devant les siens (par exemple Ouettar 1974 ; Mimouni 1982 ; Djaout 1984). Par des pratiques symétriques, les combattants algériens s’attaquent à la virilité des ennemis capturés dont ils mutilent le corps en dépouilles grotesques et hideuses : utilisant des armes blanches, égorgeant en ‹ sourire kabyle › et émasculant souvent leurs victimes dont ils placent parfois les parties génitales dans la bouche, ils situent le combat sur le terrain de la virilité et adressent aux vivants un avertissement traumatisant. Ces actes exacerbent la puissance du stéréotype de l’armée française représentant l’ennemi comme un égorgeur sanguinaire. Frappant l’imagination, suscitant la terreur de la mort qui guette, le fantasme de l’horreur qui se réalise excède la capacité même d’en témoigner précisément. Les récits, rares, qui l’évoquent, sont révé
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lateurs d’un désarmement corporel et psychique. Plus souvent, les témoignages porteront l’empreinte du silence, ou de l’obsession (Milkovitch-Rioux 2012). Dans ses différentes temporalités, la littérature de la guerre d’Algérie participe à l’émergence de la figure centrale de la victime civile, dont le traumatisme atteste d’une violence sociale, confère un statut ouvrant droit à une réparation (Fassin et Rechtman 2007). La victime est fréquemment une femme, jeune fille ou enfant, en raison même de la dimension genrée des pratiques de guerre en Algérie. Dans le bouleversement des rôles durant la guerre d’indépendance, les femmes perdent leur statut de victimes à protéger, deviennent progressivement des ennemies à part entière, parfois des figures de martyres, alors que les troupes d’occupation exercent sur la population qu’elles prétendent contrôler une dynamique compensatoire de torture et de viol qu’elles justifient par la recherche de renseignement, méthode de terrorisation, ou simple manifestation de virilité. Le viol fut un outil de déstabilisation morale ou de torture physique lors des interrogatoires. En cela, les violences sexuelles sont appréhendables comme une arme de guerre. Ainsi, le Journal de Mouloud Feraoun (1962) témoigne d’une pratique courante du viol en Kabylie durant l’opération Challe, durant l’été 1959. L’humiliation de la femme doit atteindre la famille, et le peuple algérien. Dans le climat de la guerre, les symboles de la masculinité que sont la domination et le pouvoir sont exacerbés et souvent, les comportements sexuels dominateurs et violents définissent les relations entre hommes et femmes, y compris dans le maquis. La guerre est l’expression de cette virilité agressive qu’elle entretient, une guerre où la pénétration à tout prix par tout objet phallique symbolise la prise du territoire, sa possession et la domination absolue sur ‹ l’autre ›, comme le révèlent les témoignages de Djamila Boupacha et de Louisette Ighilahriz (Beauvoir et Halimi 1962 ; Ighilahriz et Nivat 2001). Du récit de témoignage à la fiction, l’impression de l’extrême violence sur le corps des victimes fait l’objet de toutes les transpositions imaginaires et fantasmatiques. « On peut se demander si le mélange d’horreur et de sidération exercé par les représentations de la guerre d’Algérie n’est pas lié à la place particulière, exacerbée, qu’y jouent les représentations et les mises en scènes de corps en souffrance » (Dayan-Rosenman 2005, 201).
5 Avatars contemporains Le roman contemporain opère de nombreux déplacements dans les ‹ retours de mémoire › de la guerre d’indépendance algérienne ; s’il en porte les traces culturelles, il en modifie profondément les enjeux. En France, son étonnante vitalité se lit depuis deux décennies à chaque rentrée littéraire : en 2017, L’art de perdre d’Alice Zeniter (Flammarion), Un loup pour l’homme de Brigitte Giraud (Flammarion), Indocile d’Yves Bichet (Mercure), Dans l’épaisseur de la chair de Jean-Marie Blas de Roblès (Zulma), Climats de France de Marie Richeux (Sabine Wespieser), Nos richesses de Kaouther Adimi (Seuil)… À partir des années 1990, la situation en Algérie a constitué un puissant « catalyseur », à partir duquel on a comparé le passé de la « Révolution algérienne » et
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le présent de la « Décennie noire », et il semble désormais s’installer, en France comme en Algérie, une forme d’hypermnésie (Rousso 2005, 141). Dans le continuum de publication, les effets de générations sont particulièrement sensibles, déplaçant radicalement les enjeux de la représentation. À une bataille de l’écrit, aux écritures ‹ en situation › contemporaines du conflit, puis à des œuvres d’exposition des corps et des affects produits sur les belligérants, ont succédé des œuvres qui en évoquent les héritages contradictoires, en prenant pour objet la mémoire culturelle et ses modes de transmission. Ces représentations d’un espace disparate et d’un temps stratifié couvrent un large spectre, très loin désormais de l’idéologie apologétique en Algérie, et passant, pour les ‹ rapatrié·es › ou émigré·es en France, de la douleur de l’exil à la transmission d’une mémoire familiale : du procès public à l’expérience intime, du débat à l’enquête historique. La mémoire culturelle replace également le traumatisme algérien dans une perspective plus vaste de l’histoire des conflits du XXe siècle : par exemple, L’art français de la guerre, le roman d’Alexis Jenni couronné en 2011 par le Prix Goncourt, déploie autour de l’histoire de la France un ample récit, à la fois profus et méditatif. Il raconte la vie d’un soldat, Victorien Salagnon, depuis la guerre de 1940 à celle d’Algérie en passant par l’Indochine, et reflète ses longs remords qui s’abîment dans la peinture – art que l’ancien officier devenu parachutiste maîtrise à merveille. L’itinéraire du personnage de fiction est également celui de la France et de ses défaites. Il est retracé par un jeune homme désœuvré, rencontré en 1991 dans la banlieue lyonnaise, dont Victorien deviendra le professeur de dessin. Les commentaires du narrateur viennent ainsi en contrepoint de la confession de l’ancien officier. Le dialogue entre les deux personnages, les mythes qui habitent le discours, les légendes qui nourrissent l’Histoire en son grand récit sont autant d’éléments de l’exploration – de la fouille – du grand chantier de la mémoire militaire française, de l’exhumation de ses fantômes. Les séquelles coloniales sont lues dans leur relation avec l’histoire du temps présent – la situation dans les cités en particulier. Remontant dans ce cinquantenaire, L’art français de la guerre en exhume une fois encore les haines profondes, les obsessions identitaires et le mal de l’Histoire. Victorien Salagnon est la figure emblématique de ceux qui, dans leur traversée des conflits du XXe siècle, toute honte bue, portent l’histoire algérienne comme une croix. Ainsi également, en Algérie, du roman de filiation Rue Darwin de Boualem Sansal. Publié en 2011, trois mois après la mort de la mère de l’écrivain, lié au vécu d’une génération sacrifiée, celle des ‹ enfants maudits de l’indépendance ›, il raconte l’histoire d’une famille prise dans la tourmente de la guerre. La rue Darwin est une rue du quartier populaire de Belcourt à Alger, où vécut l’auteur dans son enfance, à cent mètres de la maison d’Albert Camus. Le personnage de Yaziz, le narrateur, qui vient de perdre sa mère à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, entretient une étroite parenté avec l’écrivain. La voix maternelle lui commande d’aller rue Darwin, où il a lui-même passé une partie de son enfance. La quête (et la perte) du personnage s’origine dans ce double point qui la suscite : la demande maternelle et le retour au lieu de l’enfance. La mère, Karima, est la veuve d’un fils de grande tente, stérile, auquel il a fallu trouver une des
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cendance mâle, pour l’héritage : elle a donc adopté le fils d’une prostituée. L’enfant, ignorant qui est son père, se considère comme le fils de tous les hommes, pendant que la mère devient également une figure archétypale de la maternité. À l’exception de Yazid resté avec sa mère en Algérie, tous les autres enfants de Karima vivent à l’étranger et reflètent l’histoire contemporaine : Nazim, établi en France, dirige une multinationale, Mounia travaille dans un cabinet de communication à Ottawa, Souad est anthropologue aux États-Unis, Karim est un touche-à-tout qui vit aussi en France, et le benjamin, Hédi, s’est engagé dans les rangs d’Al Qaïda en Afghanistan. Tous ces personnages sont inscrits dans des espaces de conversion, souvent forcée, pour fuir le pays maternel et ses violences : « Au pays, en Algérie, les choses sont ce qu’elles sont, brutales et incompréhensibles, on meurt comme on mourait dans les temps médiévaux, dans l’effroi et le grouillement de la misère » (Sansal 2011, 21). Le romancier fait de l’hôpital le lieu symbolique où la société algérienne dévoile ses plaies, ses souffrances et ses violences. Et dans le monde « cafouilleux et hors normes » (Sansal 2011, 173) de l’exil, l’algérianité, étrange et étrangère, n’a pas de meilleure place. C’est donc la mère qui, comme une seconde naissance, rassemble ses enfants dans un ultime effort post mortem de reconstitution. Il ne manque que Hédi, brebis égarée de l’humanité, dont on ignore dans quels lieux il se situe. Yazid revient alors à son enfance en pleine guerre, dans ce Belcourt aux deux visages : vivant, cosmopolite et déchiré, saccagé. Au cœur des méandres de l’évolution (darwinienne ?) de l’Algérie, Boualem Sansal interroge les fantômes en tissant, dans cette génétique de la violence, les fils narratifs qui lui sont chers – la fraternité et les relations familiales, l’exil, le renoncement, les identités : « Enfant de la guerre ne sait de quoi il est fait, de grandes vérités fondatrices ou de perfides et lamentables complots. […] Là aussi, il faut tout reprendre » (Sansal 2011, 99). Ainsi encore – et différemment – du roman Des hommes de Laurent Mauvignier, l’un de ces écrivains héritiers d’une histoire qu’ils n’ont pas connue : roman, donc, non d’un enfant de la guerre, mais d’un homme d’après, né en 1967 d’un père ancien appelé, qui dit avoir assisté dans son enfance aux banquets d’anciens d’Algérie sans savoir de quoi il retournait, dans la chape de plomb du silence. La question à la source du roman, longtemps mise en attente, comme différée, naît de cette relation avec des fantômes : ceux des photos exotiques du père en Algérie, photos vides qu’il s’agit de repeupler. Laurent Mauvignier n’écrit donc pas sur la guerre d’Algérie, mais entre dans cette histoire de biais. Le roman s’inscrit dans une forme de phénoménologie intime, au cœur d’événements qui viennent du dedans : le roman doit pouvoir être lu de manière décontextualisée, par qui ne connaîtrait rien de la guerre d’Algérie. Il n’interroge pas le témoignage, comme Patrick Rotman le fait dans La guerre sans nom (1992). La question porte sur la peur qu’on éprouve quand on est précipité dans une histoire qui n’est pas la sienne, le poids dont ce passé, tu, leste l’individu longtemps après le retour. Elle porte, au fond, sur « des hommes » en perdition. Le roman débute par des circonvolutions et méandres de l’histoire familiale lors de l’anniversaire de Solange, inscrit comme un épisode ordinaire dans une temporalité
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floue située entre les années 1990 et 2000. Bernard, dit Feu-de-Bois, alcoolique marginal de la famille, que caractérise une odeur nauséabonde, offre à sa sœur Solange une broche en or, un cadeau qui apparaît comme une provocation. Exclu de la communauté où affleurent d’anciennes rancœurs secrètes, Feu-de-Bois s’en prend violemment à une famille de voisins algériens, les Chefraoui. L’épisode suscite, ou révèle, le retour des démons de l’Histoire, et après ces quelque cent vingt pages dans ce cadre-leurre, le lecteur est brutalement projeté au cœur de la guerre sans plus de préparation que les appelés eux-mêmes. On reconnaît bientôt, dans une unité stationnée aux abords d’Oran, Bernard et son cousin, Rabut (également narrateur), confrontés à une histoire terrifiante qui ne leur appartient pas : interrogatoire, torture, meurtre, raid de soldats, découverte d’un corps supplicié – une abomination subie entraînant une atrocité qui peuplera les cauchemars de leurs vies broyées. Dans ce passé refoulé, l’histoire des hommes est donc minée, et l’événement incident du début déclenche un récit second constitué de ces souvenirs de la guerre d’Algérie. « On croyait que c’était fini, mais ce n’était pas fini » : la quille que les personnages ne cessent d’attendre, le retour à la maison, leitmotive obsédants, ne permettent jamais « d’en finir » (Mauvignier 2009, 142– 280). L’événement, persistant, rattrape. L’effet retard qu’il produit dans le roman révèle d’une part une histoire personnelle douloureuse (le père de Laurent Mauvignier s’est suicidé alors que l’auteur était adolescent), d’autre part la répugnance à l’attaquer de front : être dans cette ‹ bascule ›, affronter ce qui arrive, supporter le choc irréversible qui ‹ perfore › l’individu et le laisse comme clivé, voilà toute la difficulté des personnages et du romancier, dont le récit enchevêtré tente de rendre compte dans son rythme même. Un passé donc de la guerre, qui construit, qui enchaîne et qui détruit ‹ des hommes ›.
6 Conclusion Les trois romans de Jenni, Sansal et Mauvignier, hétérogènes, se construisent, comme la mémoire, sur le décalage, la blessure, le disjoint. Ils montrent combien la scène littéraire est essentielle dans la bataille captivante livrée autour de l’événement de la guerre, avec des formes, des failles, des images et de l’imaginaire. Et d’évidence, se prolongeant à travers le temps, de l’indépendance aux récits les plus contemporains, cette poétique révèle la part incompressible de réflexion, de construction et d’invention du sens. La décolonisation a encouragé les Algérien·nes à représenter une histoire qui met en récit la colonisation depuis son origine, flétrissant l’image d’un humanisme occidental civilisateur. Ce récit convoque également le passé précolonial, stratégie d’une grande force mobilisatrice, mais que l’histoire de la post-indépendance et ses égarements amèneront à subvertir avec force. D’autre part, les représentations discordantes que révèle la littérature engagent à ne pas replier l’interprétation dans une partition dichotomique ou monolithique. La maturation, la décantation de l’événement dans les fables du temps dévoilent une plus grande complexité. On est désormais passé du temps des batailles à celui des traces dans la mémoire familiale, communautaire, nationale, ou tout simple-
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ment humaine. La littérature est désormais le réceptacle d’une double histoire, non seulement celle de l’événement, mais aussi celle de sa mémoire, et elle donne la mesure de sa perpétuation. Dans le secret des familles, la « blessure intime » (Stora 2007, 56) est toujours vive. La littérature s’intéresse aux traces secrètes, aux membres fantômes de la guerre d’Algérie. La mémoire, de nature affective, en est vive : à la fois à vif, et vivante (Milkovitch-Rioux 2012).
7 Bibliographie 7.1 Œuvres citées Adimi, Kaouther. Nos richesses. Paris : Éditions du Seuil, 2017. Alleg, Henri. La question. Paris : Éditions de Minuit, 1958. Amrouche, Jean El Mouhoub. Un Algérien s’adresse aux Français ou L’histoire d’Algérie par les textes (1943‒1961). Paris : L’Harmattan, 1994. Audoin-Rouzeau, Stéphane. « Violences extrêmes de combat et refus de voir ». Revue internationale des sciences sociales 174 (avril 2002) : 543–549. Balestrière, Lina. « Causalité psychique et traumatisme ». Cahiers de psychologie clinique 16.1 (janvier 2001) : 39–47. Baudorre, Philippe. La plume dans la plaie. Les écrivains journalistes et la guerre d’Algérie. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003. Beauvoir, Simone de, Halimi, Gisèle. Djamila Boupacha. Paris : Gallimard, 1962. Belamri, Rabah. Femmes sans visage. Paris : Gallimard, 1992. Ben, Myriam. Ainsi naquit un homme. Nouvelles. Paris : L’Harmattan, 1993 [1982]. Bey, Maïssa. Entendez-vous dans les montagnes… Récit. La Tour d’Aigues / Alger : Éditions de l’Aube / Éditions Barzakh, 2002. Bichet, Yves. Indocile. Paris : Mercure de France, 2017. Blas de Roblès, Jean-Marie. Dans l’épaisseur de la chair. Paris : Zulma, 2017. Branche, Raphaëlle. La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie. Paris : Gallimard, 2001. Camus, Albert. Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939–1958. Édition dirigée par Raymond Gay-Crosier. Paris : Gallimard, 1997 [1965]. Crouzet, Michel. « La bataille des intellectuels français ». La Nef 12–13 (octobre 1962–janvier 1963) : 47–67. Dayan-Rosenman, Anny. « Le corps blessé de l’Algérie ». Regards croisés sur la guerre d’Algérie. Dir. Lila Ibrahim-Lamrous et Catherine Milkovitch-Rioux. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2005 : 201–208. Dib, Mohammed. Qui se souvient de la mer. Paris : Éditions du Seuil, 1962. Dib, Mohammed. Le talisman. Arles : Actes Sud, 1997 [1966]. Djaout, Tahar. L’exproprié. Roman. Alger : Société nationale d’édition et de diffusion, 1981. Djaout, Tahar. Les chercheurs d’os. Roman. Paris : Éditions du Seuil, 1984. Djebar, Assia. L’amour, la fantasia. Paris : Albin Michel, 1995 [1985]. Djebar, Assia. La femme sans sépulture. Paris : Albin Michel, 2002. Eyerman, Ron. Cultural Trauma. Slavery and the Formation of African American Identity. Cambridge / New York : Cambridge University Press, 2001. Fanon, Frantz. Les damnés de la terre. Paris : La Découverte, 2004 [1961]. Feraoun, Mouloud. Journal. 1955‒1962. Paris : Éditions du Seuil, 1962.
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7.2 Lectures complémentaires Dayan-Rosenman, Anny, Valensi, Lucette. La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire. Saint-Denis : Bouchène, 2004. Ibrahim-Lamrous, Lila, Milkovitch-Rioux, Catherine. Regards croisés sur la guerre d’Algérie. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2005. Michaud, Yves. La guerre d’Algérie (1954–1962). Paris : Odile Jacob, 2005.
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Milkovitch-Rioux, Catherine, Pickering, Robert (Dir.). Écrire la guerre. Études réunies. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2000. Rotman, Patrick. L’ennemi intime. Paris : Éditions du Seuil, 2002. Shepard, Todd. 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris : Payot, 2008.
Susanne Gehrmann
24 Photographie et écriture autobiographique au Congo Résumé : Ce chapitre vise une analyse de l’expression des traumatismes de longue durée issus de la violence coloniale au Congo dans l’écriture autobiographique et la photographie. En guise d’exemple, on présente deux ouvrages qui combinent photographie et écriture autobiographique : le texte narratif et essayiste de V.Y. Mudimbe Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine (1994) et l’autobiographie familiale collective de Clémentine M. Faïk-Nzuji, Tu le leur diras. Le récit véridique d’une famille congolaise plongée au cœur de l’histoire de son pays (2005). Congolais·es de la diaspora intellectuelle, les auteur·es intègrent tout·es les deux dans leurs textes des photographies tirées des archives privées et publiques que seront présentés par une approche intermédiatique afin de révéler comment les deux médias de la mémoire, visuelle et scripturale, se soutiennent mutuellement et participent, enfin, de leur manière à la construction de la mémoire collective.
Mots-clés : Afrique, autobiographie, colonialisme, Congo, intermédialité, médias, mémoire culturelle, photographie, violence coloniale
1 La violence coloniale au Congo et ses médias de la mémoire : contextualisation historique et théorique
La violence est au fondement du colonialisme ; ses différentes réalisations politiques, idéologiques et historiques y puisent leur pouvoir. Qu’il s’agisse d’une violence militaire menaçant directement l’intégrité physique et la vie des colonisé·es, comme durant les guerres de conquête, des régimes de travail forcé, des expéditions punitives ou encore des déplacements de force des populations autochtones au profit des colons, ou qu’il s’agisse d’une violence structurelle de longue durée, comme l’oppression politique, l’exploitation économique, la hiérarchisation culturelle et ‹ raciale › : toutes ses formes répressives sont traumatisantes et ont déclenché des séquelles psychologiques et mémorielles de longue durée, aussi bien du côté des colonisé·es que des colonisateurs, comme les essais désormais classiques de Frantz Fanon (1952), d’Albert Memmi (1957) et d’Aimé Césaire (1956) l’ont montré. À partir d’un corpus issu de la production culturelle congolaise post-coloniale, le chapitre propose d’analyser dans une perspective post-coloniale l’usage intermédiatique de la photographie et de l’écriture autobiographique dans les
Susanne Gehrmann, Humboldt Universität zu Berlin https://doi.org/10.1515/9783110420746-024
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ouvrages Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin congolais à la bénédictine (1994) du philosophe V.Y. Mudimbe et Tu le leur diras. Le récit véridique d’une famille congolaise plongée au cœur de l’histoire de son pays (2005) de l’anthropologue Clémentine Madiya Faïk-Nzuji afin de faire ressortir les fonctions mémorielles de deux formes médiatiques et de leur renforcement mutuel au sein d’un texte. Pour cela, il convient de rappeler, dans les grandes lignées, la relation entre photographie et colonialisme, d’une part, et la genèse des genres autobiographiques post-coloniaux d’autre part, dans le contexte général d’Afrique, et plus précisément dans le contexte spécifique de l’ex-Congo belge, la République démocratique du Congo d’aujourd’hui.
1.1 Colonialisme et photographie Dans le contexte de la violence coloniale en Afrique, la photographie s’avère un outil particulièrement intéressant étant donné que son invention et son développement technique comme média visuel de masse coïncident avec la principale phase de la colonisation de l’Afrique, le fameux Scramble for Africa de la deuxième moitié du XIXe siècle. Au tournant du siècle, ce ne sont plus exclusivement les discours véhiculés par les médias de la parole (presse, sciences, littérature) qui construisent l’image d’une Afrique ‹ primitive › et indigente, donc colonisable. C’est le nouveau régime visuel de la photographie qui contribue largement à l’imaginaire européen de l’Afrique (Ryan 1997 ; Maxwell 2000 ; Foliard 2022). Vers 1900, dans les métropoles des puissances colonisatrices européennes, la presse coloniale en fait amplement usage. De surcroît, collectionner des cartes postales représentant des photos des paysages et gens ‹ exotiques › est devenu une mode (Ryan 1997, 12 ; Maxwell 2000, 11 ; Wiener 1990, 88–94 ; Nachtergael et Reverseau 2022). En même temps se développe la photographie ethnographique comme nouvelle méthodologie de l’anthropologie, science coloniale par excellence (Wiener 1990 ; Edwards 1992 ; Mak 2020), qui sert à classifier les êtres humains. L’anthropologie visuelle construit des groupes ethniques en se basant sur des critères essentiellement physiques, éliminant ainsi l’individualité des sujets en les inscrivant dans un moule communautaire. Ce type de photographie préfère les portraits anonymes, érigeant des sujets en ‹ types › ethniques, sans noms propres et sans contextualisation culturelle, réduisant ainsi les colonisé·es à leurs corps (Spurr 1993, 22–23). Dans sa forme anthropométrique extrême, les corps des colonisé·es sont littéralement mesurés et jugés selon des normes établies par le discours scientifique biologisant de l’époque (Spencer 1992 ; Wiener 1990, 115‒116 ; Mak 2020). La photographie devient ainsi très tôt un support des théories raciales du XIXe siècle, important fonds idéologique du colonialisme et de sa violence épistémique. À cette époque, le caractère de mise en scène des images photographiées reste dissimulé au grand public d’Europe (Maxwell 2000, 11). Au contraire, le nouveau média s’impose comme un garant de représentation de la réalité ‹ objective › de la vie dans les colonies. Elle semble documenter le prétendu ‹ primitivisme des indigènes › et le progrès entraîné par les ‹ bienfaits › de la colonisation, une stratégie systé
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matiquement employée dans la revue Le Congo illustré (1891–1895) et d’autres organes de presse de l’État colonial (Musée royal de l’Afrique centrale 1989). Cependant, au-delà de la fragmentation volontaire de chaque photographie, des exemples prouvent comment une mise en scène photographique planifiée de façon systématique a été utilisée afin de construire des images d’une ‹ sauvagerie › préconçue, concernant par exemple le cannibalisme, mythe colonial par excellence (Brauen 1982, 55 ; Theye 1989, 11–12). Par son usage idéologique, la photographie devient un média technique reflétant la violence structurelle inhérente au colonialisme. D’abord possession des colonisateurs, elle octroie un regard puissant aux Européen·nes tout en objectivant les photographié·es :
To photograph people is to violate them, by seeing them as they never see themselves, by having knowledge of them that they can never have; it turns people into objects that can be symbolically possessed. Just as a camera is a sublimation of the gun, to photograph someone is a subliminal murder – a soft murder, appropriate to a sad, frightened time. (Sontag 1977, 14–15)
Cependant, il est vrai que ce média fut très vite adopté par des Africain·es, de sorte que dans les centres urbains, les premiers studios où se côtoyaient photographe et client·es africain·es ouvrent dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Schneider 2010). En outre, la photographie sert aussi à dénoncer des abus et des crimes coloniaux, notamment les fameuses atrocités commises au Congo sous le régime du roi belge Léopold II (Slivinski 2006 ; Twomey 2012 ; Nachtergael 2019). Dans la colonie privée de l’État indépendant du Congo (dès 1885 ; en 1908 le territoire devient le Congo belge), dont des parties substantielles sont louées à des compagnies concessionnaires afin d’exploiter le caoutchouc, sévit le travail forcé accompagné d’expéditions punitives. Ces dernières comportent fustigations, prises en otage, destructions de villages, meurtres systématiques et mutilations ; ces crimes sont majoritairement commis par la Force Publique, régiment colonial des soldats africains dirigé par des officiers européens. Des missionnaires protestants photographient de jeunes Congolais·es amputé·es des mains, qui deviennent les icônes de la protestation internationale contre les méthodes colonisatrices de Léopold II lancée par la Congo Reform Association britannique. Les photographies des victimes du système du ‹ caoutchouc sanglant › sont par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, maintes fois reproduites, surtout celles de la missionnaire Alice Harris (Bianchi 2014 ; Nachtergael 2019, 21–24). Elles font partie de la mémoire visuelle de l’histoire violente du Congo, saisie par les Européen·nes et par les Congolais·es eux-mêmes. Au moment de leur parution, elles marquent les débuts d’une photographie de reportage sur les atrocités humaines – Sharon Slivinski (2006, 333) parle de l’enfance du discours sur les droits humains – et de cette ambiguïté du regard consommateur de telles images dont Susan Sontag parle dans Regarding the Pain of Others (2003). Bogumil Jewsiewicki souligne le rôle de la chicotte, le fouet colonial, dans la mémoire collective des Congolais·es : « The monopoly of violence is expressed in collective memory by the whip » (Jewsiewicki 1986, 215). Le fouet et les chaines, visibles sur les photographies des atrocités congolaises, rappellent métonymiquement la violence de l’époque de l’esclavagisme et la violence de l’époque coloniale qui s’y superposent.
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Un effet de superposition est également à la base du projet artistique de Sammy Baloji, photographe congolais originaire de la province minière du Katanga, dans le sud-est du pays, dans son cycle Mémoire (2006, publié en 2014). Baloji superpose des photos des archives coloniales à ses propres prises des installations industrielles du Katanga moderne. Les corps émaciés des forçats devant la coulisse d’une machinerie d’exploitation des matières primaires du Congo d’aujourd’hui renvoient en même temps à la violence coloniale et à la violence post-coloniale structurelle, en matière d’économie locale et globale. Les photographies créent des liens évidents entre les traumatismes coloniaux et la souffrance des Congolais·es d’aujourd’hui, qui vivent en grande majorité dans des conditions d’extrême pauvreté. Dans une autre série, Congo Far West (2011), Baloji projette des portraits coloniaux des ‹ types ethniques › sur le fond d’aquarelles du peintre colonial belge Léon Dardenne (1865–1912) qui avait accompagné l’expédition ‹ exploratrice › de Charles Lemaire. Ces aquarelles représentent des paysages congolais sublimés – et dépeuplés. Par son procédé de recomposition de l’archive coloniale (Couttenier 2014 ; Le Lay 2015), Baloji révèle le caractère artificiel des médias et des arts que sont la photographie et la peinture : les deux ne montrent que des découpages différents de la ‹ réalité › – ici des êtres humains sans contexte culturel, d’une part, et des paysages sans les hommes et femmes qui les habitent, d’autre part. L’esthétisation par le collage de Baloji peut en même temps se lire comme un hommage aux personnes fixées en image qui sont si souvent restées anonymes dans les archives coloniales. La volonté de Baloji de rendre visible les traumatismes de violence par ses travaux artistiques fait partie d’un travail de mémoire collective nécessaire en phase de décolonisation. Comme le souligne Jewsiewicki : « Collective memory is above all a semantic code of memorization ; it’s, as well, a hierarchy of values which structures a discourse in the past while rooting it in the present » (1986, 195). Par ses projets photographiques, Baloji participe à la visualisation de la mémoire collective. Symboliquement, l’artiste restaure la dignité des Congolais·es photographié·es et contribue ainsi à la guérison des traumatismes. Comme c’est le cas pour Mudimbe et Faïk-Nzuji, la photographie de circonstance (albums de famille, portraits de classe, poses à l’occasion des fêtes), donc de la vie quotidienne, peut également jouer un rôle dans la construction d’une mémoire critique de la violence coloniale au Congo.
1.2 Autobiographie et colonialisme S’il est vrai que dans la plus grande partie de l’Afrique subsaharienne, l’écriture a été introduite soit par l’Islam soit par la colonisation, et que l’autobiographie écrite s’exerce aujourd’hui plus en anglais, en français ou en portugais qu’en langues africaines, il est faux de penser que la pratique des genres autobiographiques ne date que du contexte colonial. En Afrique centrale, une riche culture de poésie panégyrique et de l’autolouange a été documentée par l’étude séminale du chercheur congolais Semzara Ngo Kabuta dans Éloge de soi, éloge de l’autre (2003). Dans ces performances orales, il
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peut y avoir des passages narratifs sur les exploits d’une personne, mais elles sont surtout basées sur des formes lyriques, rythmées et marquées par un langage métaphorique. Éléments majeurs de cette poétique autobiographique orale, des noms symboliques et souvent héroïques sont attribués à un sujet par d’autres personnes. D’autres sont inventés par le sujet afin d’exprimer sa propre personnalité. Un tel anthroponyme constitue en soi un programme poétique dense. Voici pour donner un exemple bref en cilubà, l’une des quatre langues nationales du Congo : « Kàbùta Ngèlènji / Bênji/ Mwabìlààyi / Nzòòlò munyèngà mpàsù / Nzòòlò wa ndààlààkùùlù / Kùlààdi panshi wâkùnyàngà màkunyi / Mpàngà wà manàngànànga » (Kabuta 2003, 138) ; en français : « Engoulevent le Panaché / Étranger / Héros / Coq-privé-des-sauterelles / Coq-qui-logeà-l’étage /Ne-dors-pas-par-terre-de-peur-de-salir-tes-plumes / Bélier-à-l’allure-majestueuse » (Kabuta 2003, 138). On trouve ici un lien intéressant avec la mémoire de la colonisation au Congo, étudiée par Osumaka Likaka dans Naming Colonialism. History and Collective Memory in the Congo, 1870–1960 (2009), car la pratique biographique d’attribuer des noms symboliques a également été adoptée dans le contexte colonial. Ainsi, les Congolais·es donnaient des noms aux colons qui mettaient en abyme leurs personnalités et pratiques :
By naming Europeans, Africans turned a universal practice into a local mnemonic system, which recorded and preserved the village’s observations, interpretations, and understandings of colonialism as pithy verbal expressions easy to remember and to transmit across localities, regions, and generations. […] As repositories of collective memories, names of colonial officials talk about colonial conditions and situations of life and work. (Likaka 2009, 4–8)
Si le vaste répertoire des noms attribués aux colons (voir l’index de Likaka 2009, 163– 170), qui peuvent se lire comme des micro-biographies, se compose aussi bien de noms élogieux que péjoratifs, les anthroponymes se référant à la violence dominent. À l’époque de l’exploitation du caoutchouc, des noms tels que Fimbo Mingi (‹ celui qui fouette souvent ›) ou simplement Chicotte étaient fréquents, mais Likaka souligne la continuité d’une mémoire collective de la violence à travers les noms attribués pour toute la période coloniale :
Specifically, they recorded the community commentaries about flogging, ruthless methods of tax collection, compulsory labor, mandatory cash crop production, village relocations, and sexual exploitation of local women since the conquest. […] Illustrative of the continuity of violence were Matcho Kali, ‹ Angry eyes ›, Koi, ‹ Leopard ›, Kimbwi, ‹ Hyena ›, which was translated metaphorically as ‹ he who can eat me ›, and Simba Bulaya, ‹ Europe’s lion ›. (Likaka 2009, 14)
Contrairement à la politique coloniale d’assimilation française qui favorisait l’écriture autoethnographique et autobiographique de langue française au sein de son système scolaire colonial (Sankara 2011, 7), au Congo belge, la promotion d’une littérature francophone écrite par les Congolais·es, y compris les genres autobiographiques, était moins systématique. Accidentellement, la première autobiographie écrite dans une langue européenne par un Congolais fut publiée en espagnol (Mopila 1949, traduction française
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1973). La formation d’une élite académique à l’occidentale était beaucoup moins favorisée au Congo belge que dans les colonies britanniques et françaises. Ceci explique que la littérature francophone du Congo-Kinshasa connaît un certain retard par rapport à d’autres littératures post-coloniales francophones (↗34 Francophonie et canon littéraire). La génération qui commence à écrire des textes autobiographiques exhaustifs est celle qui est née dans les années 1940. Cette génération grandit dans un contexte colonial, vit l’indépendance tumultueuse du Congo en tant que jeunes adultes avant d’entrer dans l’ère post-coloniale marquée par le régime du Zaïre de Mobutu Sese Seko (Muswaswa 1996). Durant les décennies de la décolonisation progressive de l’Afrique, l’écriture testimoniale autobiographique se révèle être un média très important pour les sujets postcoloniaux afin d’exprimer la mémoire de leurs expériences sous la contrainte coloniale. Ironiquement, la déconstruction poststructuraliste de la référentialité historique et de l’autobiographie comme genre a lieu « at the very moment when Africans and others finally had sufficient access to literacy and, even more important, publication » (Berger 2010, 34). Le rejet poststructuraliste de toute possibilité de représentation référentielle se trouve en opposition à la fonction centrale des genres autobiographiques pour les sociétés postcoloniales, qui répondent aux représentations imposées de l’Afrique par la littérature coloniale, elle-même largement dominée par les narrations autobiographiques des conquérants. L’autobiographie postcoloniale repose largement sur l’affirmation d’une identité référentielle reconquise :
The question of identity at the core of autobiographical writing has never been as political as in postcolonial literature. Advocating one’s singularity is indeed not only a way of healing the stigma left by colonization but also stands as an attempt to start a dialogue between the fringe and the center. It thus becomes an inherently committed act. The affirmation of the postcolonial self is indeed more urgent for it stands as an answer to oppression. (Mouzet 2015, 161)
Au Congo-Zaïre des années 1980, dans la foulée des nouvelles méthodologies d’histoire orale, des historiens comme Bogumil Jewsiewicki et Benoît Verhaegen ont lancé d’importants projets de collecte des récits de vie oraux parmi les Zaïrois·es de différentes couches sociales. Les publications annotées et commentées de ces récits autobiographiques dans les volumes Femmes zaïroises de Kisangani. Combats pour la survie (Verhaegen 1991) et Naître et mourir au Zaïre. Un demi-siècle d’histoire au quotidien (Jewsiewicki 1993) témoignent de la mémoire vive de la violence coloniale structurelle, mais aussi des continuités entre la violence de l’État colonial et de la postcolonie du Zaïre. Plus récemment, l’histoire populaire du Congo par David van Reybrouck Congo. Een geschiedenis (2010, traduction française de 2012) considère l’entretien comme la source majeure de récits autobiographiques que l’auteur intègre dans son livre. Ces récits oraux de soi, transcrits par van Reybrouck, transmettent une mémoire congolaise de longue durée. La continuité des régimes violents se retrouve aussi bien dans les textes autobiographiques des opposant·es politiques, comme Dans la tourmente de la dictature de Tshiakatumba Matala Mukadi (2001), que, plus récemment, dans les mémoires
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de guerre par des ex-enfants soldats (Badjoko 2005 ; Mufula 2005 ; Nsuami 2010 ; Amisi 2011 ; Gehrmann 2021).
1.3 Écriture autobiographique et photographie : médias de la mémoire
Bogumil Jewsiewicki observe : « Collective memory should be understood as reconstituted on the basis of fragments which the narratives on life and other forms of historical narrative refer us to: oral tradition, historical songs etc. » (1986, 198). On doit y ajouter la photographie, qui, comme art documentaire, visualise des moments d’un passé qui peut alors être re-imaginé à partir du déclenchement mémoriel que l’image photographique incite facilement. Quand on compare les modes de représentation, les fonctions et la réception de la photographie et de l’écriture autobiographique, le constat de proximité entre les deux supports s’impose : il s’agit dans les deux cas de formes se référant à une réalité extratextuelle et voulant représenter ce qui a été, fixer la mémoire d’un passé vécu. Trace optique due à un processus chimique de fixation d’une empreinte visuelle, la photographie se caractérise comme média de l’indexicalité du réel par excellence, même si le procédé de la trace ne dit rien sur la mise en scène et la contextualisation fragmentaire du moment photographié. Les photographies sont des déclencheurs puissants de la mémoire : tel moment qui a été fixé en image se rappelle plus vivement qu’un autre. Le genre littéraire de l’autobiographie, en revanche, produit sa référentialité par le seul moyen du langage, le même langage en usage dans la fiction, ce qui rend le lien au réel beaucoup plus incertain. D’où la notion de pacte de lecture (Lejeune 1975) entre l’auteur·e et le public qui ne concerne pas seulement l’identité entre auteur·e, narrateur·e et protagoniste, mais aussi la confirmation de la référentialité véridique au réel vécu de l’auteur·e. Autrement dit, la photographie et l’écriture autobiographique sont souvent perçues, toutes les deux, selon un régime de vérité, de témoignage et de rapport mimétique à la mémoire. Si la critique post-structuraliste a déconstruit la référentialité de l’autobiographie, on notera que pour le grand public et pour de nombreux photographes et autobiographes, le credo de véracité reste valide. Dès lors, la photographie et l’écriture autobiographique se révèlent être deux supports de la mémoire qui se prêtent à un renforcement mutuel (Blazejewski 2002, 17). Dans les textes autobiographiques, l’évocation des photographies comme déclencheurs de la mémoire est fréquente. Les légendes qui accompagnent souvent les photographies dans un album privé peuvent par contre se lire comme des micro-récits autobiographiques. Roland Barthes a souligné que sans intervention du langage, la photographie risque de rester un signe sémantique vide. C’est l’encadrement langagier qui donne une première interprétation et impose une certaine lecture. Cette combinaison intermédiatique entre photographie et écriture est devenue si conventionnelle dans les reportages de presse ou encore dans les publicités, que nous ne l’apercevons guère comme une compo
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sition voulue, plutôt comme un amalgame ‹ naturel ›. En ce qui concerne la littérature, ce procédé intermédiatique est certes plus rare, mais il se prête à des fonctions mémorielles et de renforcement mutuel que nous allons analyser dans notre corpus composé d’un texte autobiographique individuel et d’une autobiographie collective familiale, tous les deux écrits par des auteur·es congolais·es de la diaspora qui ont vécu leur enfance sous le régime colonial du Congo belge des années 1940 à 1960.
2 Analyse du corpus : l’enjeu intermédiatique de l’écriture mémorielle et de la photographie chez V.Y. Mudimbe et Clémentine M. Faïk-Nzuji
V.Y. Mudimbe (*1941 à Likasi) est linguiste, philosophe et romancier. Après une éducation chez les bénédictins au Congo belge, il se voue d’abord à une carrière cléricale, mais rompt avec l’église catholique peu avant les serments définitifs. Il étudie à Kinshasa, à Louvain et à Paris. Après avoir été professeur de lettres au Congo-Zaïre sous le régime de Mobutu, dans les années 1980, Mudimbe s’exile aux États-Unis où il devient professeur à Duke University et à Stanford University. Désormais, il publie ses ouvrages théoriques, dont l’importante étude The Invention of Africa (1988), en anglais, tout en restant romancier et autobiographe francophone. En 1994, il publie son texte autobiographique Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, accompagné d’une annexe de 24 photographies allant de l’enfance de l’auteur à l’époque coloniale (sept photos) jusqu’à sa maturité en tant que professeur et père. Clémentine Madiya Faïk-Nzuji (*1944 à Tshofa) est la première poétesse francophone du Congo, linguiste et anthropologue. Elle étudie à Kinshasa, à Lubumbashi et à Paris et devient dès 1981 professeure à l’Université catholique de Louvain en Belgique. Elle a publié de nombreux ouvrages sur les signes graphiques et symboles dans les cultures d’Afrique centrale. En 2005, Faïk-Nzuji publie un livre sur l’histoire de sa famille qui se base sur la transcription française des entretiens menés entre 1969 et 1989 en tshiluba, sa langue maternelle, avec des membres de sa famille, surtout sa mère Bernadette Mwauke (huit cassettes enregistrées sur quinze), et parfois en français avec des ami·es proches. Cette autobiographie familiale collective issue d’une méthodologie appliquée de l’histoire orale s’accompagne de 77 photographies, parsemées dans les 15 chapitres du récit, et dont 28 renvoient à l’époque coloniale. Accompagné de cartes, d’une chronologie historique et du répertoire des sources orales, écrites et visuelles, le livre se présente comme une documentation scientifique, mais il donne aussi volontairement lieu à l’énonciation des voix subjectives. Faïk-Nzuji et Mudimbe sont issus d’une même génération de la toute petite élite coloniale éduquée dans le système scolaire exclusivement missionnaire du Congo belge. Leurs textes ne correspondent pas au modèle d’une narration téléologique telle que le
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canon classique de l’autobiographie occidentale le favorisait avant les ruptures du modernisme et post-modernisme. Certes, dans sa préface Mudimbe annonce que son texte constitue le bilan de sa vie, tiré à l’occasion de son cinquantième anniversaire ; suivant le moule rousseauiste, il parle même de « confession » (Mudimbe 1994, II). En même temps, il refuse de conclure un pacte autobiographique en précisant que le livre « relève de l’autobiographie sans en être réellement, et de l’essai » (Mudimbe 1994, I). En fait, le narrateur autodiégétique raconte sa vie personnelle de manière tout à fait fragmentaire en privilégiant maintes digressions essayistiques qui reflètent ses intérêts scientifiques divers, les thématiques abordées allant de l’histoire coloniale au marxisme et au féminisme en passant par la psychologie. Alors que les passages essayistiques qui concernent l’histoire congolaise touchent bien à des sujets de mémoire collective, le sujet narrant chez Mudimbe se présente comme radicalement singulier et individualiste. Tout au contraire, le texte de Faïk-Nzuji constitue une autobiographie collective de la famille Nzuji qui se compose des récits de vie oraux énoncés et remémorés par huit personnes sur quatre générations, enregistrés entre 1964 et 2000, le temps narré se référant de 1908 à 2000, donc presque à tout un siècle. Afin de souligner la structure multifocale du texte, Faïk-Nzuji intitule sa préface « Paroles mosaïques » (2005, 15). La diversité des récits est de plus enrichie par les photographies tirées des albums familiaux, d’une part, et d’autre part par des archives des missions de Scheut et des Sœurs de la Charité de Gand, ainsi qu’occasionnellement par des archives de Congopress du Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren. Le livre se présente donc comme l’aboutissement d’un projet de longue durée et d’une grande valeur documentaire. L’auteure y apparaît surtout dans le rôle d’une chercheuse, discrète (du fait de ne pas imposer un cadre strictement académique) et intime (car elle-même de la famille) et qui questionne les autres membres de la famille : elle se voit engagée « dans une chaîne de transmission que je n’avais pas le droit d’interrompre. C’est fort de ce sentiment que j’ai poursuivi mon projet afin d’accomplir ce devoir de mémoire et de faire parvenir les souvenirs de mes parents à leurs destinataires » (Faïk-Nzuji 2005, 16). En effet, Faïk-Nzuj valorise la mémoire individuelle des une·s et des autres qu’elle nous fait ‹ entendre › par l’écrit et l’image sans privilégier la synthèse historisante (Halen 2009, 110). Les corps glorieux et Tu le leur diras sont des textes génériquement hybrides dans lesquels différentes conventions se croisent, moins pour déconstruire le geste autobiographique dans le sens d’un refus de référentialité, que pour enrichir et transformer le genre occidental canonique. De surcroît, suite à l’usage des photographies – et dans le cas de Faïk-Nzuji aussi de l’oralité écrite –, il s’agit de textes intermédiatiques. Par la combinaison de l’écrit et du visuel, les auteur·es aspirent à une interpénétration mutuelle des médias afin de créer un surplus de sens. Quelles fonctions jouent les photographies dans la narration autobiographique individuelle et collective dans le contexte d’un dépouillement des traumatismes liés à la violence coloniale par les auteur·es congolais·es de cette génération passée d’une enfance coloniale à l’ère de l’indépendance ? Quelles sont les violences structurelles et expériences traumatisantes que les
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textes représentent de manière textuelle et visuelle ? Que disent les photographies que le texte ne peut pas dire et quelles sont les paroles qui rendent les images lisibles ? Dans les deux textes, on trouve des blessures personnelles clairement énoncés par les auteur·es. Chez Faïk-Nzuji, il s’agit de la confrontation subite de sa famille avec la violence ethnique, mise en jeu par les politiciens rivaux de l’indépendance en 1960–1961. Sa famille, d’identité ethnique muluba, doit fuir de la province du Kasaï-Occidental. La mère est même humiliée en public, battue et menacée de mort par un groupe de voisines. Quelques semaines après, le père, Nicolas Kadima-Nzuji, devient ministre de santé dans le gouvernement de l’État sécessionniste du Sud Kasaï, mais tombe vite en disgrâce politique. Emprisonné et torturé durant des mois, le père revient à la famille, un homme brisé, victime d’amnésie partielle : « C’est seulement beaucoup plus tard que j’ai compris qu’il taisait une grande souffrance » (Faïk-Nzuji 2005, 32). C’est le récit de l’épouse qui révèle les expériences traumatisantes de son mari que lui ne peut pas dire. Maintes photographies de parents parsemées dans tout le livre et l’épilogue « Ainsi, allez donc en paix ! » (Faïk-Nzuji 2005, 331–355) rendent hommage à ce couple exceptionnel, fondateur d’une grande lignée d’intellectuels congolais (↗25 La parole de l’intellectuel·le – du griot à la bloggeuse). Le traumatisme personnel de Mudimbe a lieu sous forme d’une séparation subite et radicale avec sa famille à l’âge de neuf ans quand il est sélectionné en tant qu’élève surdoué et destiné à une carrière cléricale (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). L’enfant est envoyé à l’internat des pères bénédictins, où, en dehors des vacances, tout contact avec la famille et la culture africaine est rompu. Dans sa rétrospective, le narrateur autodiétique interprète cette rupture totale avec son environnement et sa socialisation comme une domestication coloniale violente, un dressage : « Je suis, en effet, un petit chien doué » (Mudimbe 1994, 13). L’enfant, qui se sent alors élu et sublimé, rentre dans un processus d’aliénation culturelle, se dévouant à l’ordre spirituel catholique et intellectuel occidental : « J’accepte de m’enrouler en une attente et en ses exigences » (Mudimbe 1994, 15). Cette phrase du texte se retrouve également comme légende de la photographie de l’écolier qu’il fut et que Mudimbe met sur la première page de son album photo à la fin du livre (Mudimbe 1994, 215), en précisant l’année de la prise : 1950. Cette image d’un écolier qui pose fièrement dans son uniforme scolaire apparaît donc comme la visualisation d’une soumission coloniale aux attentes et aux exigences qui viennent non seulement de ses maîtres blancs, mais sont également intériorisées par ses parents anxieux, qui espèrent que leur fils pourra occuper une position élevée dans la hiérarchie coloniale. Pour les colonisé·es subalternes – le père de Mudimbe était ouvrier dans une mine –, l’élection de leur fils est prodigieuse. Avec cette image de l’enfant placée en dessous de la photographie de ses parents, la première page de l’album visualise l’arbre généalogique d’un collectif familial qui était en réalité déjà brisé à ce moment précis. Symboliquement, l’arrangement photographique reconstruit une cohésion et une proximité familiale qui n’étaient plus possible. De surcroît, la photographie des parents comble une ellipse textuelle : la quasi absence des parents dans ce récit autobiographique qui évite souvent le privé au profit du public. Cette ellipse textuelle
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reflète le choc psychologique causé par la rupture violente : « Mes parents naturels n’existent pas. Plus exactement, ils constituent une absence obligée par ma conversion et ma promotion. Leur annulation me brise dans le sens du pouvoir », explique Mudimbe (1994, 66). La légende de la photographie représentant probablement le mariage de ses parents énonce : « Mes parents, Gustave et Victorine. L’humilité, apprendrai-je plus tard, s’offre comme une attitude et, quelquefois, correspond à un état » (Mudimbe 1994, 2015). L’humilité comme qualité représente une vertu chrétienne ambivalente, proche de la soumission, effet voulu de l’alliance entre la mission chrétienne et la colonisation politique. Sans équivoque, Mudimbe crée ici un lien entre son traumatisme personnel et l’histoire coloniale au sens plus large. La conversion chrétienne fait partie de la soumission des colonisé·es aux conquérants : « Oui, le christianisme signifie ainsi l’échec de mon passé, de ma tradition, et des croyances de mes ancêtres. Les vaincus adoptent la religion des vainqueurs presque toujours. Nous l’avons fait, j’en suis un exemple » (Mudimbe 1994, 25). Il est frappant que chez Faïk-Nzuji comme chez Mudimbe, la sélection des photographies manifeste une certaine fascination pour le clergé colonial et les institutions ecclésiastes : cinq photographies des prêtres et frères bénédictins chez Mudimbe ; neuf photographies de missionnaires, frères et sœurs religieux chez Faïk-Nzuji, des personnages en poses solennelles qui étaient en fait les maîtres et maîtresses de leur enfance, leurs guides vers une éducation classique au sens européen qui leur permettra de faire la belle carrière académique qui est la leur. Faïk-Nzuji expose ces photographies sans les commenter. Outre les portraits du clergé, elle montre trois prises de bâtiments de missions et cinq prises de jeunes filles congolaises en formation chez les sœurs, datant de 1907, 1930 et 1952 (Faïk-Nzuji 2005, 53–55). Ces dernières photos, tirées des archives des Sœurs de la Charité de Gand, traduisent la mise en scène d’un idéal de ‹ civilisation chrétienne › et de fait occidental, introduit au Congo. On y voit de jeunes Africaines vêtues de blanc sagement assises au réfectoire (apprentissage des manières), à l’école (apprentissage du savoir) et mises au travail (couture, repassage : activités typiquement féminines selon le découpage des rôles genrés en Europe). Dans sa trame narrative, Mudimbe fait un lien entre la soumission à l’ordre bénédictin, le fameux ora et labora, et la rupture d’avec sa famille qui aurait déclenché chez lui des comportements névrotiques qui font partie de sa personnalité jusqu’à aujourd’hui. L’iconographie des bénédictins visualise une paternité double et paradoxale : les pères symboliques de l’ordre religieux/colonial qui ont rayé le père biologique de la vie de l’enfant sont des bienfaiteurs qui transmettent un savoir immense et puissant, mais ils sont en même temps des figures surpuissantes qui colonisent l’enfant mentalement et travaillent à son aliénation radicale. À l’âge de quarante ans, Mudimbe fait une psychanalyse à Paris qui l’aide à retrouver la mémoire refoulée à propos de son père biologique, qui fut un homme doux, mais soumis, humilié par le système colonial. Il usait d’une pression tendre afin de livrer son fils aux autorités coloniales scolaires. Ainsi, la soumission coloniale comme violence structurelle commence dans la génération des parents, mais se perfectionne dans celle de l’enfant.
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Le traumatisme de rupture avec le collectif rassurant de la famille apparaît également, au moins de manière allusive, dans Tu le leur diras. C’est la mère qui raconte l’épisode de Clémentine à l’âge de huit ans, sélectionnée, elle aussi, pour fréquenter l’internat de l’École normale des filles tenu par les Sœurs de la Charité de Gand. La fille étant très malheureuse dans ce nouvel environnement imposé, les parents viennent la chercher après quelques semaines. Les photographies de l’institution (2005, 54–55) montrent la discipline et l’ordre rigoureux dans un des centres d’éducation colonial et religieux. Par la suite, le livre de Faïk-Nzuji contient un certain nombre d’images qui visualisent des hiérarchies coloniales que la parole du texte ne critique guère ouvertement : par exemple, la photographie choisie pour la couverture de Tu le leur diras – de mauvaise qualité, mais sans doute de haute valeur symbolique – qui date de 1928. Elle montre Bernadette Mwauke, sélectionnée parmi de nombreuses petites filles, en train d’offrir des fleurs à la reine belge Astrid en visite au Congo. Il s’agit d’un geste de mise en scène d’affection des colonisé·es envers le pouvoir colonial. Cette image peut se lire comme la trace visuelle d’un acte de soumission, et aussi comme un exemple de manipulation des enfants. Dans le contexte de l’autobiographie collective de la famille Nzuji, il s’agit d’un moment clé du début d’une relation étroite entre cette famille, ici l’épouse Nzuji en devenir, avec le système colonial et la culture occidentale. Aussi bien la mère, une des toutes premières filles congolaises à aller à l’école, que le père, qui était parmi la première génération des assistants médicaux formés au Congo belge selon les standards de la médecine occidentale, feront partie de l’élite coloniale. Cependant, l’inscription de cette élite dans un ordre hiérarchisant qui maintient même les colonisé·es privilégié·es en position de subalternité est évidente dans les textes autobiographiques et se montre clairement dans l’iconographie de certaines photographies. Ainsi est-il de la photo de groupe prise en 1941 (Faïk-Nzuji 2005, 228) qui montre les futurs infirmiers et assistants médicaux, parmi eux Nicolas Kadima-Nzuji, en formation : il s’agit d’une pose arrangée qui confirme le pouvoir politique colonial, car les Africains sont symboliquement regroupés autour de personnes ‹ blanches ›. Les médecins européens y apparaissent comme le nucleus d’où émane la lumière du savoir. Même une pose de 1959 montrant les enfants et le personnel de la première école maternelle ‹ mixte › du Congo belge, c’est-à-dire une institution où les enfants ‹ blancs › des colons et les enfants ‹ noirs › des colonisés jouent et apprennent ensemble, reproduit encore la séparation raciale en vigueur dans l’État colonial : les blanc·hes à gauche, les noir·es à droite, dans un ordre net (Faïk-Nzuji 2005, 299).
3 Conclusion L’analyse des projets intermédiatiques de Clémentine Faïk-Nzuji et de V.Y. Mudimbe révèle le renforcement mutuel du texte autobiographique et de la photographie comme supports de la mémoire individuelle et collective dans le contexte d’une mémorialisation de la violence coloniale. Ce sont des preuves qui démontrent aussi des possibilités
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divergentes de la construction mémorielle car les deux auteur·es procèdent différemment. Mudimbe confesse le traumatisme personnel d’un enfant en rupture violente avec son milieu familial et culturel qu’il relie aux structures coloniales superposées. Il choisit peu de photographies, soigneusement sélectionnées parmi ses archives privées, afin de renforcer visuellement les dits (critique post-coloniale du colonialisme) et les non-dits (pudeur vis-à-vis des relations personnelles) du texte. Les poses des pères blancs en maîtres incontestés du savoir – qui égale pouvoir, car la mission chrétienne et ‹ civilisatrice › soutient le régime colonial – et des écoliers congolais subordonnés soutiennent, au niveau iconographique, l’analyse narrative effectuée dans le texte. Elles peuvent ainsi se lire comme des mises en abyme de la violence coloniale, non pas (simplement) physique comme à l’époque de la conquête et des régimes de travail forcé, mais comme violence culturelle, spirituelle, épistémique et somme toute structurelle. Au niveau de la narration, Mudimbe déploie son expérience traumatisante personnelle comme un pars pro toto pour tout le Congo colonisé, un exemple de trajectoire individuelle parmi tant de Congolais·es collectivement blessé·es, traumatisé·es. Chez Faïk-Nzuji, par contre, le niveau réflexif post-colonial n’est pas aussi clair, car les voix autobiographiques qu’elle fait entendre évitent d’énoncer des critiques ouvertes. Pourtant, c’est la combinaison des récits oraux de ses parents, révélant leurs souffrances respectives sous le système colonial et son prolongement post-colonial immédiat (1960–1961), et des photographies des archives coloniales qui incite à une lecture intermédiatique qui s’avère en fin de compte très révélatrice des violences subies par tout un collectif familial, et cela malgré son statut d’élite. Car l’histoire de la famille Nzuji ainsi que celle de Mudimbe sont en grande partie des histoires de succès à l’intérieur du système colonial. Les narrateur·es autobiographiques font tou·tes partie de l’élite africaine de la colonie belge qui jouissait de privilèges par rapport à la majorité de la population. Cependant, aussi bien Mudimbe, en tant qu’essayiste-autobiographe, que Faïk-Nzuji, en tant que chroniqueuse qui regroupe plusieurs récits autobiographiques, donnent un cadre visuel aux récits afin de renforcer le processus mémoriel inhérent à leurs projets. Il et elle sont conscient·es que même les privilèges dont eux et leurs familles jouissaient faisaient partie d’un calcul, d’une soumission, d’une violence structurelle qui servait à maintenir l’ordre colonial. La place du père Nzuji reste celle d’un assistant, jamais il ne pourra se réclamer médecin au même titre que ses supérieurs belges. Et dans son roman Shaba II, Mudimbe fait porter à son héroïne Sœur Marie-Gertrude, son alter ego féminin, la conscience de sa place éternelle comme « petite négresse du groupe » (1989, 49) dans la structure ecclésiastique qui restera encore coloniale après 1960. En fait, les photographies sélectionnées par Faïk-Nzuji et Mudimbe documentent des hiérarchies évidentes ou subtiles et fonctionnent donc comme une iconographie de la violence structurelle inhérente au système colonial. La composition intermédiatique texte/image, dans sa combinaison autobiographie/photographie, se révèle être une stratégie puissante pour le travail de la mémoire blessée soit individuelle, soit – et surtout – culturelle et collective.
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4 Bibliographie 4.1 Œuvres citées Amisi, Serge. Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain. Carnets d’un enfant de la guerre. La Roque d’Anthéron : Vents d’ailleurs, 2011. Badjoko, Lucien, Clarens, Katia. J’étais enfant soldat. Paris : Plon, 2005. Baloji, Sammy. Congo Far West. Série photographique exposée au Musée royal de l’Afrique centrale en 2011. http://www.axisgallery.com/Axis_Gallery/Sammy_Baloji_Albums/Pages/Congo_Far_West.html (3 février 2017). Baloji, Sammy. Mémoire/Kolwezi. Bruxelles : Africalia, 2014. http://www.axisgallery.com/Axis_Gallery/Sammy_ Baloji_Albums/Pages/Congo_Far_West.html (3 février 2017). Berger, Roger. « Decolonizing African autobiography ». Research in African Literatures 41.2 (2010) : 32–54. Bianchi, Bruna. « ‹ La Gomma é morte ›, I crimini in Congo nell’obiettivo di Alice Seeley Harris (1898‒1912) ». Dep 24 (2014) : 123‒137. Blazejewski, Susanne. Bild und Text – Photographie in autobiographischer Literatur. Marguerite Duras ‹ L’Amant › und Michael Ondaatjes ‹ Running in the family ›. Würzburg : Königshausen & Neumann, 2002. Brauen, Martin. Fremden-Bilder. Eine Publikation zu den Ausstellungen. Frühe ethnographische Fotografie/Die exotische Bilderflut. Zürich : Völkerkundemuseum der Universität Zürich, 1982. Couttenier, Maarten. « The Charles Lemaire Expedition revisited. Sammy Bajoly as a Portraitist of Present Humans in Congo far West ». African Arts 47.1 (2014) : 66‒81. Edwards, Elizabeth. Anthropology and Photography 1860‒1920. New Haven, London : Yale University Press, 1992. Faïk-Nzuji, Clémentine M. Tu le leur diras. Le récit véridique d’une famille congolaise plongée au cœur de l’histoire de son pays. Bruxelles : Alice Éditions, 2005. Fanon, Frantz. Peaux noires, masques blancs. Paris : Éditions du Seuil, 1952. Foliard, Daniel. The Violence of Colonial Photography. Manchester : Manchester University Press, 2022. Gehrmann, Susanne. « Congolese Child Soldier Narratives for Local and Global Audiences. From Testimony to Reconciliation « unserer ». Journal of World Literature 21 (2021) : 148–166. Halen, Pierre. « ‹ Que leur dirons nous ? › Variations sur des mémoires congolaises ». Itinéraires et trajectoires, du discours littéraire à l’anthropologie : mélanges offerts à Clémentine Faïk-Nzuji Madiya. Dir. Pius Ngandu Nkashama. Paris : L’Harmattan, 2009 : 109–122. Jewsiewicki, Bogumil. « Collective Memory and the Stakes of Power. A Reading of Popular Zairan Historical Discourses ». History in Africa 13 (1986) : 195‒223. Jewsiewicki, Bogumil. Naître et mourir au Zaïre. Un demi-siècle d’histoire au quotidien. Paris : Karthala, 1993. Kabuta, Ngo Semzara. Éloge de soi, éloge de l’autre. Frankfurt am Main : Peter Lang, 2003. Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique. Paris : Éditions du Seuil, 1975. Le Lay, Maëline. « Performer l’archive pour réécrire l’histoire. L’exposition Congo Far West au Musée Royal de l’Afrique centrale de Tervuren ». Archives (re)mix. Vues d’Afrique. Dir. Maëline le Lay. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2015 : 107–123. Likaka, Osumaka. Naming Colonialism. History and Collective Memory in the Congo, 1870‒1960. Madison, Wisconsin : The University of Wisconsin Press, 2009. Mak, Geertje. « A Colonial-Scientific Interface. The Construction, Viewing, and Circulation of Faces via a 1906 German Racial Atlas ». American Anthropologist 122.2 (2020) : 327–341. Maxwell, Anne. Colonial Photography and Exhibitions. Representations of the ‹ Native › and the Making of European Identities. London : Leicester University Press, 2000. Memmi, Albert. Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur. Paris : Buchet/Chastel,1957. Mudimbe, V.Y. The Invention of Africa. Bloomington, Indianapolis : University of Indiana Press, 1988. Mudimbe, V.Y. Shaba II. Les carnets de mère Marie Gertrude. Paris : Présence Africaine, 1989.
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4.2 Lectures complémentaires Faïk-Nzuji, Clémentine. Si le Congo m’était conté. Bruxelles : Jourdan, 2020. Gehrmann, Susanne. Kongo-Greuel. Zur literarischen Konfiguration eines kolonialkritischen Diskurses (1890‒1910). Hildesheim : Olms, 2003.
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25 La parole de l’intellectuel·le – du griot à la blogueuse Résumé : Partant de la définition de la figure de l’intellectuel·le et de son émergence dans les sociétés occidentales des XVIIIe et XIXe siècles, cette contribution analyse d’abord sa transposition vers les sociétés et cultures francophones hors d’Europe en s’interrogeant sur ses liens profonds avec la figure du griot dans les sociétés africaines traditionnelles. L’intellectuel·le réunit, en effet, plusieurs des fonctions occupées dans les cultures orales par le griot tout en utilisant les médias de la littérature et de la presse. Ces derniers sont utilisés pour prendre publiquement position sur les expériences et événements traumatiques de l’histoire (post)coloniale. Le dernier volet de l’article, se référant notamment aux traumatismes de la Guerre d’Algérie et du printemps arabe, élargit la perspective en intégrant des figures d’intellectuel·les ayant eu recours aux nouveau medias, comme la blogueuse tunisienne Lina Ben Mhenni.
Mots-clés : blog, colonialisme, décolonisation, griot, intellectuel, mémoire, postcolonialisme, traumatisme
1 Définitions, aspects historiques, théoriques et conceptuels La figure de l’intellectuel·le est une invention moderne, même si elle a connu, dans les sociétés européennes comme dans les cultures non-occidentales, des antécédents ou des équivalents. L’intellectuel·le, dans l’acception occidentale du terme qui distingue notamment son rôle de celui du savant ou du scientifique (parfois aussi appelé ‹ intellectuel › dans un sens plus large du terme), peut être défini·e par sa double fonction de producteur et de diffuseur de savoirs ayant une importance sociale et politique, d’une part, et de critique des connaissances et des croyances héritées ainsi que de l’ordre établi, d’autre part (Harth 1984, 203). L’émergence de la figure de l’intellectuel·le définie par cette double fonction d’orientation et de critique est liée, en Occident, à des processus socio-culturels et politiques fondateurs de la modernité : d’abord l’invention de l’imprimerie au XVe siècle, laquelle, en devenant très rapidement un puissant « agent du changement » (Eisenstein 1991), permit une diffusion sociale plus large de l’information et des savoirs ainsi qu’une accélération du mouvement d’alphabétisation des populations ; puis la Réforme du XVIe siècle, fondée sur un questionnement critique de la tradition et des dogmes catholiques, introduisit une nouvelle vision de la pluralité des croyances et
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des religions ; enfin, la naissance de l’opinion publique, de l’espace public (Habermas 1962) et de ses médias (presse, pamphlets, littérature, théâtre, chansons) à partir du XVIIIe siècle permirent des débats et des controverses publiques touchant à tous les domaines, allant de la religion jusqu’au pouvoir politique. Ainsi, le rôle de l’intellectuel·le dans son acception occidentale est véritablement né au XVIIIe siècle, avec des figures comme Voltaire, Pierre Bayle, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot et Guillaume-Thomas Raynal en France, même si on peut considérer Michel de Montaigne, l’auteur des Essais (1580), comme l’un des précurseurs du rôle qu’on octroiera plus tard à la figure de l’intellectuel·le, tandis que le terme ‹ intellectuel › lui-même est né seulement à la fin du XIXe siècle dans le sillage de l’affaire Dreyfus (Ory et Sirinelli 1986). Michel Foucault et Jean-Marie Goulemot ont mis en relief que le terme en question et la fonction socio-culturelle qu’il implique en Occident sont ancrés dans deux rôles sociaux à la fois différents et complémentaires : celui de l’avocat·e, d’une part, et celui de l’écrivain·e d’autre part. L’intellectuel·le qui veut « être un peu la conscience de tous » (Foucault 1994a [1976], 154) renoue ainsi à plusieurs égards avec le rôle de l’avocat·e en le transposant de la scène judiciaire vers l’arène des débats publics : il ou elle s’immisce dans des affaires politiques, sociales et culturelles qui ne le ou la ‹ regardent pas › personnellement ; il ou elle prend souvent la défense des victimes, des ‹ sans-paroles › et des persécuté·es, comme ce fut le cas de Voltaire lors des affaires Calas, Sirven et La Barre au XVIIIe siècle, d’Émile Zola lors de l’affaire Dreyfus au XIXe siècle et de Jean-Paul Sartre lors de la défense des victimes de la torture en Algérie au XXe siècle. L’intellectuel·le a fréquemment recours à une rhétorique provenant du domaine judiciaire où des termes, des registres discursifs et des actes de langage comme ‹ plaidoyer ›, ‹ accusation ›, ‹ revendication ›, ‹ juger ›, ‹ réhabiliter ›, ‹ profession de foi › et ‹ culpabilité/innocence › occupent une place de tout premier plan. Dans cette perspective, Foucault souligne :
On peut supposer que l’intellectuel universel tel qu’il a fonctionné au XIXe siècle et au début du XXe siècle est en fait dérivé d’une figure historique bien particulière : l’homme de justice, l’homme de loi, celui qui au pouvoir, au despotisme, aux abus, à l’arrogance de la richesse oppose l’universalité de la justice et l’équité d’une loi idéale. Les grandes luttes au XVIIIe siècle se sont faites autour de la loi, du droit, de la Constitution, de ce qui est juste en raison et en nature, de ce qui peut et doit valoir universellement. (Foucault 1994b [1976], 110)
D’autre part, le rôle (et le concept) de l’intellectuel a été indissociablement lié en Occident, jusqu’à une époque très récente, à celui de l’écrivain et de l’écrivaine. La littérature, au sens large du terme, et ses différents genres et formes d’expression, qui incluent aussi le théâtre, l’iconographie (satirique par exemple) et la chanson, ont en effet constitué depuis le XVIe siècle le média de l’intellectuel·le par excellence, devant – et souvent en liaison avec – le journalisme et la philosophie et, plus récemment, d’autres discours scientifiques, comme la sociologie, l’ethnologie et l’anthropologie. Le XVIIIe siècle occupe dans cette association entre écrivain·e et intellectuel·le un rôle central :
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Un monde naît, qui deviendra plus tard celui des intellectuels, dans lequel au philosophe de type nouveau sont reconnus une universelle compétence et un droit illimité d’intervention dans les affaires de la cité. L’écrivain se veut juge, guide, seul capable d’inscrire la totalité du monde réel dans les mots et les pages, privilège dont l’Encyclopédie offre l’illustration la plus achevée. (Goulemot et Oster 1992, 8)
Foucault souligne également que « l’intellectuel ‹ universel › dérive du juriste-notable et trouve son expression la plus pleine dans l’écrivain, porteur de significations et de valeurs où tous peuvent se reconnaître » (Foucault 1994b [1976], 111). Désormais le rôle de l’intellectuel·le occidental·e est ainsi étroitement associé aux idées du mouvement des Lumières, à savoir la tolérance, le remplacement de l’arbitraire de la naissance par le mérite, la confiance en la raison et en la perfectibilité de l’être humain par l’éducation, la vision progressiste de l’Histoire, la critique des dogmes religieux et politiques et la valorisation de la démocratie face aux pouvoirs autocratiques. Le rôle de l’intellectuel·le ‹ à l’occidentale › a exercé un impact, et certainement aussi un pouvoir de fascination, sur les cultures et sociétés non-occidentales, particulièrement sur les sociétés autrefois colonisées. L’enseignement colonial (calqué sur des programmes français de la Troisième République) et les séjours d’études en France métropolitaine de nombreux membres des élites sociales des colonies ainsi que les réseaux sociaux et politiques qui en résultèrent ont constitué autant d’instances de médiation et de diffusion du modèle de l’intellectuel·le occidental·e et des idées politiques qui y sont liées parmi les futur·es écrivain·es et intellectuel·les africain·es, antillais·es et maghrébin·es. Bernard Dadié (né en 1906), écrivain, homme politique, journaliste et intellectuel africain incarcéré en 1949 par le pouvoir colonial français en raison de ses activités politiques ‹ anti-françaises ›, considère, dans ses Lettres de prison et dans ses poèmes politiques écrits pendant cette période, la France de la Révolution française et les idéaux républicains, mais aussi des personnes comme Victor Hugo, comme des modèles et des figures d’identification qui sont à l’origine de son propre engagement. L’engagement intellectuel, puis la carrière politique de Hô Chi Minh (1890–1969), le leader du mouvement communiste et de l’indépendance du Vietnam, furent aussi fortement imprégnés par ses séjours en France en 1911 et de nouveau entre 1919 et 1923 qui lui firent connaître – et admirer – les idéaux des Lumières et de la Révolution française et des figures comme Rousseau et Zola qu’il mentionne à plusieurs reprises dans ses Mémoires et certains autres de ses écrits, comme Le procès de la colonisation française (1925). Il y déconstruit, en les confrontant avec les réalités coloniales, des concepts centraux du discours politique et intellectuel de la modernité occidentale, comme ‹ civilisation ›, ‹ justice › et ‹ progrès › : « Il suffit de jeter un coup d’œil sur nos colonies », écrit Hô Chi Minh qui connut l’Afrique Occidentale Française (A.O.F.) à travers ses voyages pendant la Première Guerre mondiale, « pour estimer combien cette civilisation est ‹ belle et douce › » (Minh 1998 [1925], 138). L’engagement intellectuel et politique de Frantz Fanon, psychiatre né en Martinique, auteur de Peau Noire, masques blancs (1952) et l’un des grand·es intellectuel·les anti-colonialistes engagé·es pour l’indépendance de l’Algérie, fut foncièrement marqué par son admiration pour Aimé Césaire, mais aussi par « son rapproche
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ment avec Sartre, Beauvoir, Lacan ainsi que des revues [intellectuelles] comme Présence Africaine et Les Temps Modernes » (Benmerad 2010, 115). Outre la reprise d’un modèle occidental, et par la suite son adaptation et sa transformation, la figure de l’intellectuel·le, ses formes d’intervention et de prise de parole sont marquées dans les contextes (post)coloniaux des Caraïbes, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne par l’intégration de modèles culturels propres. Celui du griot (ou de la « griotte »), figure de narrateur et de chanteur dans les sociétés africaines au sud du Sahara, représente certes le modèle culturel le plus fréquemment évoqué dans ce contexte. La figure du ‹ griot › est désignée au Sénégal en wolof sous le nom de ‹ Gewel › et en mandé, au Mali et au Burkina Faso, sous le terme de ‹ Djali › dont serait dérivé le mot ‹ griot ›. Figure de communicateur et d’informateur dans les sociétés africaines à culture orale, incarnant simultanément les rôles de poète, d’historien, de musicien, de propagandiste et de médiateur, le griot recouvre essentiellement deux fonctions à la fois différentes et complémentaires : d’une part celle du « griot de Cour attaché à un chef ou à une famille » (Dabiré 2016, 52) qui a comme charge, en premier lieu, de rappeler la mémoire princière, clanique ou familiale, à travers l’évocation, souvent élogieuse et apologétique, des généalogies, des chroniques et des épopées chantées. Cette fonction se prolonge lors des assemblées réunissant le peuple où, « en présence du maître, le griot devient un porte-voix » (Dabiré 2016, 52). D’autre part, le « griot ambulant » est
[u]ne arme redoutable, dont se méfie tout le monde car, sans pudeur et sans retenue, il n’hésite pas à dévoiler les plus grands secrets si l’on se met au travers de ses intérêts […]. Il porte l’information où peuvent le conduire et ses jambes et son portefeuille. C’est un homme universel, toute proportion gardée, éprouvé dans son art parce qu’il est au fait de toutes les ficelles qu’il tisse. (Dabiré 2016, 53)
À la fois ‹ mémoire ›, ‹ témoin › et ‹ censeur › de sa société, la figure du griot (surtout celle du ‹ griot ambulant ›) porte ainsi en creux, tout en étant issu d’un paysage culturel tout à fait différent, certains traits caractéristiques de l’intellectuel·le occidental·e et de son rôle, ce qui explique que certain·es intellectuel·les africain·es, comme Abdoulaye Sadji (1937), Léopold Sedar Senghor et Ousmane Sembène, écrivains et intellectuels emblématiques de leur génération, ont explicitement placé leur engagement dans le sillage des griots traditionnels.
2 Intellectuel·les et mémoire traumatique – rôles et évolutions 2.1 Du ‹ griot moderne › à l’intellectuel·le militant·e
Alors que l’écrivain et intellectuel sénégalais Abdoulaye Sadji incita en 1937, dans son article « Gallo M’Baye, griot de Rufisque », la nouvelle élite sociale et intellectuelle africaine à s’inspirer du rôle traditionnel du griot afin de sauvegarder, dans une société pro
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fondément transformée par la colonisation, « l’ensemble de nos aspirations les plus profondes et de notre psychologie si variée » (Sadji 1937, 2), Senghor, quant à lui, se vit, dans son œuvre poétique Hosties noires (1948), dans le rôle d’un griot moderne ‹ parlant › au peuple à travers le média de la poésie écrite et imprimée. Ce cycle poétique, qui peut être considéré comme une poésie à la fois engagée et autobiographique (puisqu’il se réfère aux expériences de Senghor comme soldat pendant la Seconde Guerre mondiale), place en son centre la destinée de ces centaines de milliers de ‹ tirailleurs › africains ayant combattu pour la France pendant les deux guerres mondiales (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). Écrit pendant la guerre, entre 1940 et 1945, ce cycle poétique évoque, à travers les figures des ‹ tirailleurs sénégalais ›, différents thèmes liés aux deux guerres mondiales : la mémoire refoulée ‒ jusqu’à une époque très récente ‒ de l’engagement de ces ‹ tirailleurs › dans la société française ; les clivages et contradictions entre les réalités coloniales et les idéaux de la République et de la Révolution française pour lesquels les ‹ tirailleurs › s’étaient battus, entre la France colonisatrice et la France de 1789 qui « écrit la fraternité sur la première page de ses monuments » (Senghor 1964 [1948], 54). Senghor se définit ainsi, dès le premier poème qu’il dédie à l’écrivain et intellectuel Léon-Gontran Damas, comme un héritier des griots traditionnels : il se veut non pas la « tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette » (Senghor 1964 [1948], 54) ; il se considère non pas comme un poète à l’européenne, mais se désigne comme un ‹ conteur-chanteur ›. Ses vingt poèmes à la mémoire des tirailleurs sénégalais « couchés sous la glace et la mort » (Senghor 1964 [1948], 54) contiennent ainsi parfois des évocations des genres poétiques traditionnels auxquels ils sont liés et des instruments de musique, comme la kôra ou le sorong censés être utilisés lors de leur performance, comme le montre l’indication « woï [une des cinq formes de poésie traditionnelle wolof] pour deux kôras » (Senghor 1964 [1948], 55). Hosties noires est une œuvre poétique militante qui évoque, à travers des images fortes, des traumatismes mémoriels : l’expérience de la souffrance et de la mort des soldats africains ; leur humiliation dans les camps de prisonniers allemands ; les souvenirs refoulés de la ‹ Honte Noire ›, la campagne raciste contre les soldats africains stationnés en Allemagne dans les années 1919–1923 ; et, enfin, le massacre de Thiaroye au Sénégal en novembre 1944 où plusieurs milliers de soldats retournés en Afrique qui réclamaient leur soldes et s’étaient révoltés pour les obtenir, furent en partie fusillés par les officiers français. « Thiaroye », l’avant-dernier poème du cycle Hosties noires (qui s’achève sur une « Prière de paix » au ton visionnaire et utopique) que Senghor écrivit ‹ à chaud ›, à peine un mois après les événements traumatisants eux-mêmes, donne à la fois un sens au sacrifice des tirailleurs fusillés et invoque son propre rôle de ‹ voix › qui se veut un porte-parole intellectuel :
Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain. Dormez ô Morts ! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir. (Senghor 1964 [1948], 89)
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L’écrivain, cinéaste et intellectuel Ousmane Sembène (1923–2007) plaça au centre de son œuvre la lutte contre les inégalités sociales et la corruption des régimes politiques postcoloniaux (notamment dans le film Borom Sarret, 1963, ainsi que dans Le mandat, 1965, et Xala, 1971, deux romans portés à l’écran). Dans son grand roman Les bouts de bois de Dieu (1960), il donna voix à l’histoire et à la mémoire refoulée des luttes sociales à la fin de l’époque coloniale, en l’occurrence à la grève des cheminots de la ligne de chemin de fer Bamako-Dakar en 1948. Dans plusieurs de ses films, Sembène aborda le thème de l’islamisation forcée de l’Afrique de l’Ouest à partir du XIIIe siècle (Ceddo, 1977), celui des résistances contre la colonisation (Emitaï, 1971), ainsi que celui du massacre des soldats africains au retour d’Europe en 1944 (Camp de Thiaroye, 1989), des événements marquants, et en même temps traumatiques et longtemps tabouisés, de l’histoire ouestafricaine. Sembène se considéra, comme il le souligne dans différentes interviews, comme la « bouche et les oreilles de [son] peuple », ce qui correspondrait au rôle du griot dans les sociétés africaines traditionnelles (Sembène 1977, 80). Il pensait que le cinéaste moderne pouvait « remplacer le conteur traditionnel » tout en reprenant les traits esthétiques et les fonctions sociales de son rôle (Sembène 1976). L’écrivain camerounais Daouda Mbouobouo renoue également d’une manière explicite avec la tradition ancestrale du griotisme en Afrique, dès le titre de son recueil de poèmes Le griot des temps modernes (2015). Il évoque, dans le premier poème, « Le Griot du village », à travers la figure de Maâtaba le rôle traditionnel du griot au sein des sociétés africaines, comme chantre et mémoire d’une communauté dont il accompagne la destinée avec sa « voix rauque, creuse, grave et suave » et des airs de musique. Le dernier poème de l’ouvrage se rattache, quant à lui, au moyen de son pathos rhétorique, à la posture de l’intellectuel occidental qui se veut conscience critique d’une communauté et porteur d’universalité. Il s’intitule « J’accuse la haine. Je dénonce l’ignorance. Je préconise l’amour, la paix » :
J’accuse la haine qui est en train de détruire l’humanité, le monde. Je dénonce la violence qui en réalité est l’arme des faibles. Nous nous insurgeons contre toutes ces formes de violences. L’intégrisme, le fondamentalisme, le radicalisme, le fanatisme de quelque bord que ce soit sous le prétexte d’appartenir au peuple élu. (Mbouobouo 2015, 97)
L’éventail des thèmes abordés par ce ‹ griot moderne › que Mbouobouo désire incarner reprend des thèmes traditionnels comme la chasse, la terre paternelle et la communauté, mais embrasse aussi des sujets douloureux et des mémoires traumatiques, comme ‹ les naufragés de la mer ›, ‹ les misères de la guerre › et le tremblement de terre en Haïti en 2010 (↗29 Haïti – La littérature du grand séisme de 2010).
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2.2 Les intellectuel·les francophones face aux mémoires traumatiques Si le rôle de l’intellectuel·le francophone, à travers ses modes et genres d’intervention, renoue fondamentalement avec celui de l’intellectuel·le occidental·e, tout en le transformant, notamment par le recours aux traditions et à leurs figures de narrateur (en premier lieu le griot), les thèmes mémoriels et les traumatismes qui y sont associés sont foncièrement différents. La violence de la conquête et de l’occupation coloniales, les résistances tout aussi violentes qu’elles ont suscitées, l’esclavage et la traite des Noirs, puis les guerres post-coloniales et les génocides qu’elles ont entraînés, en particulier au Rwanda (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda), le phénomène des enfants-soldats émergeant au grand jour avec les guerres civiles au Libéria et au Sierra Leone dans les années 1990 et, enfin, le terrorisme et le fondamentalisme islamique prenant des formes particulièrement violentes au Nigéria et au Mali représentent les thématiques centrales des discours intellectuels africains, caribéens et maghrébins de ces dernières décennies. La guerre d’Algérie, événement traumatique à plusieurs égards, a occupé une place importante, ces dernières décennies, au sein des discours d’intellectuel·les, d’écrivain·es et de cinéastes francophones comme Mehdi Charef qui a mis en relief, dans plusieurs de ses romans (Le harki de Meriem, 1989 ; À bras le cœur, 2006) et films (La fille de Keltoum, 2001 ; Cartouches gauloises, 2007), la destinée tragique et la mémoire refoulée des harkis, ces soldats algériens qui ont combattu pour l’Algérie française (Lüsebrink 2010) (↗23 Écrire la guerre d’Algérie). Le ‹ travail de deuil › sur l’histoire des esclaves et des colonisé·es et leur (contre) mémoire, que l’on trouve au centre des œuvres d’intellectuel·les et d’écrivain·es majeur·es comme Assia Djebar (Algérie), Édouard Glissant (Martinique), Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Boubacar Boris Diop (Sénégal) et Ahmadou Kourouma (Côte d’Ivoire), va de pair avec la création et la diffusion de ‹ contre-valeurs ›. Le mouvement de la négritude, son imaginaire et ses valeurs, promus par Senghor, Césaire et Damas dès les années 1930, peut être considéré comme la première grande construction intellectuelle panafricaine intégrant à la fois une contre-mémoire, une contre-histoire et des valeurs alternatives perçues comme intrinsèquement africaines. Des discours intellectuels plus récents et post-modernes ont emprunté de nouvelles voies qui prennent souvent des distances délibérées par rapport au mouvement de la négritude et de ses idées fondamentales, comme on peut l’observer chez des écrivain·es et intellectuel·les caribéen·nes, tels Patrick Chamoiseau (Lettres créoles, 1991) et Raphaël Confiant (Aimé Césaire, 1993), ou africain·es, tels Marcien Towa (Senghor, 1971), Henri Lopes (Sans Tam-Tam, 1977) et Yambo Ouologuem (Le devoir de violence, 1968a). Ces discours insistent sur les différences culturelles et historiques fondamentales entre les sociétés occidentales, d’une part, et les sociétés africaines et antillaises, d’autre part, tout en mettant l’accent sur les multiples processus de métissage (ou d’hybridité) qui les caractérisent et les relient. Ils développent une nouvelle vision de la colonisation et de la culture coloniale mettant en lumière les formes complexes de relations entre colonisé·es et colonisateurs, impliquant
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aussi la complicité et la collaboration entre colonisé·es et colonisateurs, et l’héritage lourd et ambivalent du colonialisme dans les sociétés post-coloniales et dans leurs régimes politiques. Et loin de tracer des frontières nettes entre l’Occident et les sociétés non-occidentales, leur histoire et leurs mémoires collectives, ils mettent le doigt sur leurs interrelations, les échanges et les transferts qui les caractérisent ainsi que les formes d’hybridité ou de métissage qui en résultent. L’œuvre de l’auteur malien Yambo Ouologuem paraît caractéristique de la génération ‹ post-négritude › des intellectuel·les et écrivain·es africain·es. Son roman Le devoir de violence, publié quelques mois seulement avant son essai très provocateur intitulé Lettre à la France nègre, est une épopée narrative extrêmement dense, une sorte de fresque historique racontant l’histoire du royaume imaginaire de Nakiem Ziuko en Afrique de l’Ouest. L’histoire de ce royaume imaginaire est un condensé de l’histoire générale des grands empires du Mali, du Ghana et de la zone du Sahel, entre le XIIIe siècle et le début de la période post-coloniale (‹ les indépendances africaines ›), et l’on peut y trouver de nombreuses références précises à l’histoire du fameux empire Songhay. On y retrouve également les grandes étapes de l’histoire du Mali, du début des années 1200, époque où le fondateur de l’Empire malien Moussa Keita arrive au pouvoir, jusqu’en 1946, année d’une augmentation significative du nombre de députés noirs provenant de l’A.O.F. à l’Assemblée nationale française, au début de la IVe République française. En racontant l’histoire de la dernière décennie de la période coloniale, les séquences finales du roman illustrent la thèse sous-jacente, défendue par Ouologuem, selon laquelle le pouvoir colonial et le pouvoir post-colonial en Afrique sont étroitement liés à des structures précoloniales dominées par l’Islam. Celles-ci seraient caractérisées de façon prédominante par la violence, l’oppression, la pratique de l’esclavage, et fondées sur une hiérarchie sociale stricte ainsi que sur la force militaire. Cette thèse est sous-tendue par une vision de l’histoire africaine au sein de laquelle la rupture créée par la conquête islamique apparaît d’une importance capitale, alors que la conquête coloniale semble, selon Ouologuem, avoir laissé pratiquement intactes les structures traditionnelles des pouvoirs autoritaires établis pendant l’époque précoloniale. Ouologem affirme, en effet, que la conquête coloniale, loin de constituer une rupture radicale provoquant une aliénation profonde et un bouleversement complet des structures et valeurs traditionnelles, a seulement changé les formes extérieures de la mise en scène publique de leur pouvoir et les fondations de sa légitimité.
Souvent, il est vrai, l’âme veut rêver l’écho sans passé du bonheur. Mais, jeté dans le monde, l’on ne peut s’empêcher de songer que Saïf, pleuré trois millions de fois, renaît sans cesse à l’Histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques africaines...
souligne le narrateur du roman Le devoir de violence à la fin du dernier chapitre intitulé l’« Aurore » (Ouologuem 1968a, 207). La vision de l’histoire africaine décrite par Ouologuem, que Wole Soyinka a considérée comme profondément « iconoclaste » (Soyinka 1999, 176), constitue un contrediscours radical s’opposant aux visions africaines modernes de l’histoire précoloniale,
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telles qu’elles se reflètent dans les œuvres de Cheikh Anta Diop (Nations nègres et cultures, 1955) et de Senghor par exemple. Au même titre que le roman de Ayi Kwei Armah Two Thousand Seasons (Deux mille saisons) publié en 1966, Le devoir de violence appartient à une forme d’historiographie – à travers ici la fiction littéraire – que l’on pourrait appeler ‹ historiographie critique › (↗33 Le rap francophone). En retraçant, avec les moyens de la fiction, l’histoire ouest-africaine et en montrant sans fard les dimensions violentes de l’exercice du pouvoir, Ouologuem a en même temps recours à la figure du griot qui guide le lecteur à travers le récit. Tout en faisant apparemment l’éloge des souverains africains – souvent cruels et sans pitié ni scrupule –, cette figure invoque une sorte de fatalité du destin, mais elle incite aussi, par l’effet qu’elle produit, le lecteur et la lectrice à la critique et à la prise de distance. L’essai de Ouologuem Lettre à la France nègre (1968b), qui s’adresse de manière provocatrice au président Charles de Gaulle (« mon cher Général »), représente l’un des pamphlets intellectuels les plus virulents, à côté du Discours sur le Colonialisme (1950) de Césaire, fustigeant les crimes du colonialisme commis par des puissances occidentales prétendument ‹ civilisées ›. Ouologuem s’y attaque aux formes de racisme et de domination néocoloniales qui continuent, dans son optique, à régir les relations entre l’Occident et l’Afrique (qu’il appelle par endroits « A fric »), mais aussi aux phénomènes d’acculturation, d’imitation et de fascination pour le monde occidental qu’il observe avec mépris chez ses compatriotes. Le poète consacre, de plus, des pages particulièrement acerbes à ceux qu’il appelle, au sein de l’élite africaine, des ‹ pseudointellectuel·les ›.
2.3 Transformations post-modernes – du recours aux blogs internet à la figure de l’intellectuel·le spécifique L’avènement de l’internet, depuis le milieu des années 1990, a non seulement bouleversé les scènes médiatiques et culturelles ainsi que les systèmes d’information et de communication du globe, mais il a également remis en cause et transformé la figure de l’intellectuel·le, notamment au sein des sociétés post-coloniales. La création de sites d’information sur internet comme Rue 89 et Médiapart en France et la profusion de blogs reflètent ce nouveau rôle de l’« intellectuel spécifique » que Foucault dessina, plus de deux décennies avant l’avènement de l’internet :
L’intellectuel n’a plus à jouer le rôle de donneur de conseils. Le projet, les tactiques, les cibles qu’il faut se donner, ce sont à ceux-là mêmes qui se battent et se débattent de les trouver. Ce que l’intellectuel peut faire, c’est donner des instruments d’analyse […]. (Foucault 1994 [1975], 759)
Les activistes militant·es et leurs blogs émergeant pendant les révolutions du ‹ printemps arabe ›, avec les événements traumatiques qui les accompagnaient (suicides, massacres de manifestant·es, actes terroristes), illustrent ce nouveau rôle de l’intellectuel·le dans une sphère médiatique radicalement transformée. La journaliste tunisienne Lina
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Ben Mhenni, née en 1983, enseignante en linguistique à l’Université de Tunis depuis 2009 après ses études aux États-Unis, reflète très bien avec son blog Tunisian Girl cette nouvelle conscience de l’intellectuel·le à la fois activiste et témoin, étroitement liée au rôle du média participatif de l’internet. Consacrant en décembre 2010 une place importante au suicide de Mohammed Bouazizi (le 17 décembre), son blog devint rapidement l’une des principales plateformes intellectuelles du mouvement de contestation en Tunisie, qui sera le point de départ d’une vague de choc de multiples révoltes appelée ‹ le printemps arabe › et gagnant rapidement d’autres pays du Maghreb et du Moyen Orient. La notice du 19 décembre 2010 sur son blog se lit, en effet, comme une incitation enflammée à l’engagement à laquelle de nombreux et nombreuses compatriotes (et étranger·es) réagirent sur internet, mais également par l’action politique :
[…] c’est aux composantes de la société civile, c’est aux élites du pays d’agir. En parler, médiatiser pour quelques jours n’est pas suffisant. Nos psychologues, nos sociologues, et nos chercheurs en général, doivent étudier ces cas minutieusement. Ils doivent essayer de trouver des solutions et de donner des recommandations. (Ben Mhenni 2010)
Ayant recours à ce nouveau média à la fois immédiat, global et participatif que représente l’internet, Ben Mhenni incarna, au sein des événements traumatiques dont elle témoigna et qu’elle fit en même temps avancer, une nouvelle forme, post-coloniale et non-occidentale, de cette figure de l’intellectuel·le née avec la modernité européenne. Celle-ci avait, en effet, aussi pris la forme, selon Foucault, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’un « intellectuel spécifique », ayant « un rapport direct et localisé avec l’institution et le savoir scientifique » (Foucault 1994b [1976], 110). À y regarder de plus près, l’« intellectuel dans le cyberespace » (Lüsebrink 2012) est loin de prendre la place de l’intellectuel·le-écrivain·e ayant traditionnellement surtout recours aux pamphlets, à la littérature et à la presse non seulement écrites, mais imprimées. Le fait que le blog de Ben Mhenni ait été publié, avec un grand succès, sous forme de livre (2011) paraît à cet égard aussi significatif que l’immense succès du pamphlet imprimé de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! (2010), vendu en France à plus de deux millions d’exemplaires et traduit en quarante langues. Celui-ci était devenu, en effet, le manifeste intellectuel des nouveaux mouvements sociaux contemporains de la crise financière globale des années 2008 à 2016. L’ouvrage de la journaliste algérienne Kaouther Adimi Nos richesses (2017) s’avère symptomatique de cette résistance de la figure de l’intellectuel·le-écrivain·e. Ce texte retrace, avec une nostalgie certaine, l’histoire d’une librairie emblématique à Alger, portant le nom de Nos vraies richesses, qui fut fréquentée par Albert Camus, Jean Amrouche, Emmanuel Roblès et beaucoup d’autres intellectuel·les et écrivain·es des deux rives de la Méditerranée. Fondée par Edmond Charlot, qui fut en même temps un éditeur pionnier pour les auteurs mentionnés, l’histoire de cette librairie est ponctuée par les traumatismes de l’histoire algérienne – des combats de la ‹ France libre › jusqu’à l’insurrection de Sétif en 1945, à la guerre d’Algérie et aux actes terroristes de 1962. Face à l’indifférence des jeunes générations, face à la présence envahissante d’internet et face
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à la menace de se voir transformée en magasin de beignets, cette librairie emblématique incarne pour l’autrice du roman un symbole de résistance : un lieu de mémoire de la culture intellectuelle manifeste à la fois dans la matérialité des livres – leur papier, leur encre, leur odeur, leurs couvertures illustrées agréables à la vue et au toucher – et dans la puissance des idées qu’ils véhiculent.
3 Bibliographie 3.1 Œuvres citées Adimi, Kaouther. Nos richesses. Paris : Éditions du Seuil, 2017. Ben Mhenni, Lina. « Sidi Bouzid brûle ». A Tunisian Girl. 19.12.2010. http://atunesiangirl.blogspot.de/search (06 février 2018). Ben Mhenni, Lina. A Tunisian Girl. Blogueuse pour un printemps arabe. Montpellier : Indigène Éditions, 2011. Benmerad, Mohamed Saïd. « L’expérience singulière de Frantz Fanon : on ne traverse pas tous le présent les yeux bandés ». Itinéraires intellectuels entre la France et les rives sud de la Méditerranée. Dir. Christiane Chaulet-Achour. Paris : Karthala, 2010 : 87–110. Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. Paris : Éditions Réclame, 1950 [réédition Paris : Présence Africaine, 1955]. Chamoiseau, Patrick, Confiant, Raphaël. Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635–1975. Paris : Hatier, 1991. Confiant, Raphaël. Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle. Paris : Stock, 1993. Dabiré, Pierre Kpiellè. Le griot. Place, rôle et fonctions dans la société africaine. Saint-Ouen : Les Éditions du Net, 2016. Diop, Cheikh Anta. Nations nègres et culture. Paris : Présence Africaine, 1955. Eisenstein, Elizabeth. La révolution de l’imprimé. À l’aube de l’Europe moderne. Traduit de l’anglais par Maud Sissung et Marc Duchamp. Paris : La Découverte, 1991 [1979]. Foucault, Michel. « Pouvoir et corps ». Quel corps ? 2 (1975) : 2–5 [réédition Michel Foucault. Dits et Écrits, 1954–1988. Vol. II : 1970–1975. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange. Paris : Gallimard, 1994 : 754–762]. Foucault, Michel. « Entretien avec Michel Foucault ». Réalisé par Alessandro Fontana et Pasquale Pasquino en juin 1976 [réédition Michel Foucault. Dits et Écrits, 1954–1988. Vol. III, 1976–1979. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange. Paris : Gallimard, 1994a : 140–160]. Foucault, Michel. « La fonction politique de l’intellectuel ». Politique-Hebdo (29 novembre–5 décembre 1976) : 31–33 [réédition Michel Foucault. Dits et Écrits, 1954–1988. Vol. III : 1976–1979. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange. Paris : Gallimard, 1994b : 109–114]. Goulemot, Jean M., Oster, Daniel. Gens de lettres, écrivains et bohèmes. L’imaginaire littéraire 1630–1900. Paris : Minerve, 1992. Habermas, Jürgen. Strukturwandel der Öffentlichkeit. Frankfurt am Main : Suhrkamp Verlag, 1962. Harth, Helene. « Les Intellectuels. Zur Rollendefinition eines modernen Sozialtypus ». Widerstand, Flucht, Kollaboration. Literarische Intelligenz und Politik in Frankreich. Dir. Jürgen Sieß. Frankfurt am Main, New York : Campus-Verlag, 1984 : 200–218. Hessel, Stéphane. Indignez-vous ! Montpellier : Indigène Éditions, 2010. Lopes, Henri. Sans tam-tam. Paris : Présence Africaine, 1977.
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Hans-Jürgen Lüsebrink
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Espaces francophones Violences intra-étatiques
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26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda Résumé : Trois ans après la fin du génocide de 1994, qui a vu l’extermination en trois mois de plus de 800 000 Tutsi au Rwanda, Yolande Mukagasana publie en France La mort ne veut pas de moi (1997). Il faut toutefois attendre la dixième commémoration pour qu’un florilège de témoignages soit publié. À partir de cette date, de nombreux survivant·es tutsi ont publié leurs récits auprès d’éditeurs français et francophones. Parmi les plus influents, ceux écrits par Esther Mujawayo (2004 ; 2006), Annick Kayitesi (2004) ou par Élise Musomandera (2014). Leurs témoignages attestent autant de ce qu’elles ont vécu en 1994 que de la difficile gestion à long terme de leurs traumas, tout comme de leurs revendications et désir de justice. La majorité de ces textes sont le fait de femmes avec quelques exceptions notables, dont les témoignages de Vénuste Kayimahe (2002) et surtout de Révérien Rurangwa qui intitule son récit par ce néologisme cinglant et symptomatique : Génocidé (2006). L’un des principaux défis, pour ces auteur·es, réside dans l’avènement de leur prise de parole à l’ère de la réconciliation nationale et de la mise en vigueur d’une justice transitionnelle qui exige des compromis, des formes d’autocensure et des sacrifices d’une violence psychique inouïe.
Mots-clés : censure, génocide, justice, mémoire, réconciliation, témoignage, violence collective
1 Introduction Plus de deux décennies après la fin du génocide des Tutsi au Rwanda, la société rwandaise tout comme son gouvernement continuent à négocier les cicatrices, les divisions et la persistance de l’idéologie ethnique héritées du génocide de 1994. Face à ce passé traumatique qui informe tous les secteurs de la vie publique et la plupart des interactions où se joue la reconstruction du lien social, chaque Rwandais·e doit se positionner. Que ce soit à travers ses actions, ses prises de parole ou encore ses manières de penser, tout·e Rwandais·e doit se définir par rapport à l’héritage génocidaire et faire face à ce qu’il véhicule de traumatique et de potentiellement toxique (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Si les formes que prend la connaissance de ce passé importent tant, c’est bien parce que la possibilité d’une réconciliation entre Rwandais·es exige de négocier collectivement dans le présent un passé violent et idéologiquement antagonisant. Comme l’a souligné le président Paul Kagame, le génocide de 1994 constitue un dénominateur commun à partir duquel – et contre lequel – les Rwandais·es doiAlexandre Dauge-Roth, Bates College, Maine https://doi.org/10.1515/9783110420746-026
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vent s’envisager et repenser les modalités d’une coexistence immune aux discriminations destructives qui ont prévalu pendant presque un siècle :
Comment assurer aujourd’hui qu’une telle destruction physique, émotionnelle, psychologique et spirituelle ne se répète pas […] ? Le génocide a affecté les vies de tous les Rwandais : pas un seul individu ou une seule communauté n’a été épargnés. Tout Rwandais est soit un survivant du génocide ou un génocidaire, ou l’ami ou le parent d’un survivant ou d’un génocidaire. (Kagame 2009 xxi, (trad. AD))
Si tou·tes les Rwandais·es ont été affecté·es par le génocide, il n’en demeure pas moins que tou·te·s ne l’ont pas été de la même manière et que la façon dont ils et elles vont essayer de concevoir et de mettre en vigueur de nouveaux modes de sociabilité ne saurait être déconnectée de ce qu’ils et elles ont vécu. Dans Demain ma vie (2009), Berthe Kayitesi, survivante du génocide des Tutsi, témoigne de manière saisissante du vertige né de l’oblitération de ses repères d’antan et de l’anachronisme traumatique qu’il instille au cœur de sa survivance :
Des noms, des visages humains ont été effacés de la surface de la terre en seulement cent jours. […] D’avril à juillet 1994, tout s’est arrêté à jamais. Nos êtres chers ont disparu, emportant avec eux les repères familiaux, sociaux et matériels qui caractérisaient notre vie d’avant. Avec de telles pertes qui suis-je ? À partir de cette date et de ces dates, il fallait réapprendre à vivre, rêver autrement, recommencer. Mais qui allait recommencer, où et avec quoi ? […] Désormais le passé allait être plus présent que le présent lui-même. La mort atroce des nôtres allait être la source d’inspiration de nos projets de vie. (2009, 61–62)
Quels obstacles doivent dès lors négocier les rescapé·es quand ils et elles désirent témoigner, dans une ère où la reconstruction sociale du Rwanda exige d’eux et d’elles pour ainsi dire l’impossible : à savoir tourner la page du passé au moment même où ils et elles tentent de l’écrire afin de conférer une lisibilité à leur passé au sein du présent ? Comment comprendre les moyens donnés aux survivant·es pour se reconstruire euxmêmes face aux moyens que la société rwandaise privilégie pour se reconstruire collectivement afin de dépasser les (di)visions sociales qui ont permis de rendre pensable et possible le génocide de 1994 avec l’aval de la majorité ? Enfin, si on accepte l’idée qu’Esther Mujawayo expose dans son second témoignage La fleur de Stéphanie. Rwanda entre réconciliation et déni (2006), comment se redéfinir et se reconstruire quand on prend conscience que « ‹ la réussite › d’un génocide réside, entre autres, dans ce principe : te rendre coupable de vivre puis, rescapé, te rendre coupable de survivre. […] un génocide, ça marche parce qu’il te marque et te possède le reste de ta vie, absolument » (2006, 40) ? Quelles stratégies les rescapé·es peuvent-ils dès lors élaborer pour se défaire de l’emprise de ce passé aliénant et autodestructeur quand on sait que survivant·es et génocidaires vivent côte à côte au Rwanda ? À quel prix les survivant·es parviennentils à gérer la violence psychologique inouïe née des compromis sociaux, économiques et politiques qui sont attendus d’eux dans leurs face à face avec les bourreaux ? Les défis de cette cohabitation forcée et sans précédent dans l’histoire des génocides, le désir de
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justice, la remémoration des mort·es, tout comme la possibilité de dire les cicatrices qu’on porte sur et en soi sont des thèmes récurrents chez Yolande Mukagasana (1997 ; 1999 ; 2001), Esther Mujawayo (2004 ; 2006), Annick Kayitesi (2004), Révérien Rurangwa (2006), Berthe Kayitesi (2009), tout comme dans les témoignages publiés par Élise Rida Musomandera (2014) et Philibert Muzima (2016). Il en va de même pour les autodocumentaires réalisés par des survivant·es. Tous archivent et explorent le dilemme qui veut que ce soit aux survivant·es de faire le plus grand compromis, de reformuler leurs demandes de justice, de renoncer à leur demande de réparation matérielle, et, dans de nombreux cas, d’être les principaux artisans de la réconciliation. Que ce soit Jacqueline Kalimunda dans Homeland (2005) ou Dady de Maximo Mwicira Mitali dans Par le raccourci (2009), ou le procès des tueurs de sa famille que filme Gilbert Ndahayo dans Rwanda : Par-delà la fosse mortelle (2010), tout·es tentent de mettre en dialogue, dans le cadre de leur démarche testimoniale, les perceptions hétérogènes d’un passé qui ne cesse de hanter le présent tout comme les demandes et les idéologies contradictoires qui coexistent au Rwanda aujourd’hui. Au cœur de leurs témoignages écrits ou filmiques, ces survivant·es proposent un espace de réflexion inédit où se joue la possibilité d’un vivre en commun qui transcenderait les blessures, haines et suspicions générées par le génocide de 1994 (↗27 Le génocide des Tutsi au cinéma).
2 Le témoignage et la politique mémorielle au Rwanda Au défi de la cohabitation que le titre emblématique du documentaire d’Anne Aghion Mon voisin mon tueur (2009) signale, s’ajoute le fait que, durant plus d’une décennie, la politique de réconciliation nationale et sa mise en œuvre à travers les juridictions gacaca (2001–2012) ont constitué le principal espace public à travers lequel l’héritage du génocide des Tutsi a été articulé et débattu publiquement (Clark 2012 ; Human Rights Watch 2011). De par l’encadrement de la parole des témoins et les demandes de compromis qu’elle impose, cette justice transitionnelle a grandement affecté la capacité des survivant·es à prendre la parole et a redéfini de manière radicale la légitimité des locuteurs habilités à témoigner du passé et à définir sa signification. Ce cadre mémoriel où prime le judiciaire a en effet institué des contraintes inédites sur ceux et celles qui désirent narrer leurs blessures faire entendre leur version de l’histoire, voire formuler des revendications politiques liées aux séquelles du génocide. Une autre tension clé quant au rôle du témoignage dans l’après génocide réside dans le fait que les gacaca confèrent aux génocidaires un statut énonciatif unique dans la connaissance de ce qui s’est passé. Comme le relève Mujawayo dans son second témoignage La fleur de Stéphanie. Rwanda entre réconciliation et déni (2006),
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[l]a nouvelle juridiction des gacaca a bouleversé la situation : elle t’impose de parler. Si tu caches une information qui en vient à être dévoilée par d’autres – et parfois par tes propres complices –, on en conclut que tu n’as pas voulu témoigner, et tu peux être poursuivi. Raconter ce qui s’est passé ne relève donc plus seulement du rescapé comme avant. Celui-ci ne peut pas toujours dire précisément qui a tué, et comment. […] mis à part [des] cas spécifiques, la vérité, c’est certain, appartient surtout à ceux qui ont exécuté. Et c’est justement à eux, cette fois, ainsi qu’aux autorités locales, qu’on a demandé d’éclairer l’histoire. (2006, 70)
Ce nouveau statut énonciatif donné aux tueurs impose souvent aux victimes une confrontation difficile entre leur parole et celle des bourreaux dans la mesure où les partis en présence ne sont pas nécessairement animés par une même volonté de savoir et ont des intérêts pour le moins divergents. Ce face-à-face, s’il signifie clairement la fin de l’impunité, n’en demeure pas moins à son tour une source possible de traumatisme pour les rescapé·es puisque la parole de la victime et celle du bourreau ont a priori une valeur juridique égale, chacun·e pouvant contester la version de l’autre, jeter le doute et le discrédit sur l’autre avec tout ce que cela recèle d’humiliant et de retraumatisant. Mujawayo souligne cette nouvelle violence imposée aux survivant·es de la manière suivante :
Pour ma part, ma grande inquiétude est la suivante : des rescapés qui se sentent encore engloutis dans la mort, parce que sans abri, sans ressources, sans place dans leur société autres que celle de victimes […], doivent-ils subir cette nouvelle épreuve qu’est la confrontation contrainte à leurs tueurs ? [...] Tu vas me dire, et tu auras raison, que dans cette épreuve existe aussi une part de vérité et qu’elle est nécessaire aux rescapés. Il nous est en effet capital de savoir comment sont morts les nôtres, et surtout où sont leurs corps, où, où, où… Mais le cadre dans lequel cette vérité éclate n’exige-t-il pas de nous l’impossible ? (2006, 58–59)
Accepter les compromis inhérents à une justice de réconciliation, se convaincre des bénéfices de cette cohabitation forcée avec les tueurs, devoir répondre à des demandes de pardon voire, dans certains cas, faire face à des menaces représentent une nouvelle série de défis pour les rescapé·es aujourd’hui. Ces nouveaux enjeux qui sont venus se greffer à la gestion du passé et au travail de deuil des rescapé·es signalent en ce sens l’avènement d’une nouvelle ère testimoniale qui, comme le souligne Domitilla Mukantaganzwa, présidente du service national de juridictions gacaca en 2006, fait que […] nous demandons beaucoup aux victimes : d’être patients, de gérer leur trauma et leur sentiment, de cohabiter à nouveau avec leurs bourreaux… Nous pensons que c’est déjà trop, surtout en comparaison des concessions que nous faisons aux génocidaires. […] Mais nous n’avons pas le choix. (Mujawayo 2006, 216–217)
Si les génocidaires sont encouragés à rompre la loi du silence – ceceka – et se voient récompensés pour leurs aveux, les survivant·es eux, sont enjoints de demeurer silencieux et de ne prendre la parole publiquement que dans le cadre hautement codifié et policé des procédures judiciaires ou des commémorations officielles. L’une des conséquences directes de cette injonction à ne témoigner qu’au sein d’espaces de parole
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dont les survivant·es ne définissent pas les modalités est que nombre d’entre eux se voient incapables de souscrire aux règles du forum qui leur est offert pour inscrire leur histoire personnelle dans la sphère publique et finissent par garder leur histoire en eux-mêmes. Ainsi, au moment même où se multiplient les discours et aveux au sujet du passé, s’accumule également cette masse de paroles suffoquées et refoulées car en porte-à-faux avec l’orthodoxie mémorielle en vigueur. Face à cet encadrement politique et idéologique qui codifie la parole des survivant·es afin d’en « conjurer les pouvoirs et les dangers [et] d’en maîtriser l’événement aléatoire » (Foucault 1971, 11), nombreux sont les rescapé·es qui se sentent dépossédé·es de l’énonciation de leur histoire et, du coup, demeurent silencieux, craignant d’être en conflit avec les représentations légitimes du génocide. La nouvelle ère testimoniale inaugurée par les juridictions gacaca, si elle a institué un espace de parole qui a stimulé et libéré toute une série de discours, a donc également généré de nouvelles formes d’autocensure qui font que certains silences se sont vus remplacés par d’autres. En dépit du florilège d’aveux et de témoignages, de multiples survivant·es se révèlent dès lors incapables d’affronter leur passé traumatisant parce qu’ils ne trouvent pas au sein de la société à laquelle ils s’adressent des espaces d’écoute dépolitisés et régis par la promesse d’une reconnaissance humaine de l’altérité qu’ils incarnent au cœur du présent. Pour les survivant·es du génocide contre les Tutsi du Rwanda, témoigner de ce qu’ils ont vécu et continuent d’endurer représente en ce sens un impératif à la fois politiquement délicat et psychologiquement périlleux. Évoquer la mort des siens, conférer une visibilité sociale à tant d’existences oblitérées sans générer de ressentiment ou aviver des haines fraîchement enfouies, forger au cœur des représentations culturelles une médiation inédite pour rendre audible les défis de la survie, ou encore œuvrer à faire circuler le savoir dérangeant dont ils et elles sont porteurs, constituent un faisceau de motivations qui signale chez les survivant·es la nécessité d’un travail de deuil inabouti, un désir de reconnaissance de leurs besoins et un devoir moral de rendre justice à ce million de personnes exterminées pour le seul fait d’être Tutsi. Dans le contexte politico-juridique mis en place par le Front patriotique rwandais après juillet 1994, témoigner n’a ainsi jamais été une démarche sans risques. Chaque prise de parole relative au génocide de 1994 se sait en effet de facto mise en dialogue avec une série de médiations officielles qui concourent à imposer une version politico-juridique de ce qui a rendu pensable et possible le génocide des Tutsi, tout comme ce qui a permis d’y mettre un terme. Ainsi, tout témoin se doit de se positionner vis-à-vis des témoignages recueillis dans le cadre d’une justice transitionnelle qui a vu comparaître plus d’un million de Rwandais·es ou vis-à-vis de la politique mémorielle du gouvernement qui supervise les mémoriaux du génocide et les thèmes des commémorations d’avril. Témoigner publiquement ne serait donc être envisagé comme un acte neutre qui n’engagerait que le survivant dans sa relation au passé, voire sa seule capacité de se souvenir et de mettre en récit ce qu’il a vécu en recourant à des représentations en vigueur ou en en forgeant de nouvelles. Témoigner est une prise de parole qui est toujours déjà une prise de position au cœur du présent en ce qu’elle renvoie tout autant aux demandes contemporai
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nes nées d’un passé traumatique qui ne cesse d’être présent, voire pour certains plus présent que le présent lui-même (Kayitesi 2009, 61–62). Les survivant·es qui décident de témoigner doivent ainsi évaluer ce qui anime la volonté de savoir de leurs interlocuteurs et interlocutrices et anticiper les effets potentiels de leur prise de parole au cœur des divisions politiques qui prévalent au Rwanda. En effet, à l’ère de la réconciliation nationale, l’adoption d’une loi en 2002 contre le divisionnisme sanctionne tout discours déviant de la version officielle des causes du génocide, du rôle des puissances coloniales et étrangères, tout comme de l’injonction gouvernementale visant à transcender les identités ethniques par le biais d’un discours nationaliste (Lemarchand 2008 ; Longman et Rutagengwa 2006 ; Straus et Waldorf 2011). Chaque survivant tutsi, même s’il trouve en lui-même les ressources psychiques pour témoigner, est ainsi amené à négocier ces autres variables que sont la capacité d’écoute des tiers auxquels il s’adresse, ce qui motive leur désir de savoir tout comme les potentiels effets et manipulation de leurs propos. Dans ce contexte très policé, ce sont ainsi avant tout l’orthodoxie mémorielle et la volonté politico-judiciaire de donner la parole qui déterminent la marge de manœuvre des survivant·es, ce qu’il est possible de dire et ce qui se révèle être non pas ineffable mais bien plutôt politiquement et socialement irrecevable. Parce qu’elle ne saurait souscrire à l’amnésie et à la violence symbolique que la mémoire officielle du génocide instille trop souvent au nom de la réconciliation, la parole du survivant et de la survivante potentiellement dérange à plus d’un titre ceux et celles qui ont intérêt à ce que l’on tourne la page du génocide. Toutefois, pour les survivant·es, refouler ou bâillonner leurs expériences traumatiques est impossible, ce qui n’est pas sans générer des formes d’incompréhension et de tension qui signalent l’irrecevabilité des demandes et des besoins des survivant·es. Comme le relève Mujawayo, auteure de SurVivantes (2004), il existe, entre la petite communauté des rescapé·es du génocide et ceux auxquels ils et elles s’adressent, un fossé existentiel et un ordre de priorité divergeant qui concourent à exiler plus d’un·e survivant·e dans une solitude vertigineuse :
Une solitude [...] parce que c’est trop horrible et que celui qui nous écoute a la télécommande et peut arrêter la cassette lorsque ça devient insoutenable, tandis que les survivants ont perdu la télécommande. Le film tourne en boucle, et même lorsque l’écoutant n’écoute plus, chez le rescapé, la cassette tourne encore. Le film se déroule sans fin. Et les images comme les sons ou les odeurs sont d’une violence inouïe […] qui en fin de compte se retourne contre le rescapé. (Mujawayo 2009, 177)
Ce qu’il importe de ne jamais perdre de vue dans l’analyse des différents témoignages relatifs au génocide des Tutsi – et ce avant même qu’un témoin s’avance pour prendre la parole –, ce sont donc les effets de censure que différentes attentes sociales, orthodoxies mémorielles ou conventions judiciaires exercent alors même qu’elles offrent un espace où l’histoire du génocide peut s’écrire. Si les témoins ne se conforment pas à ces différents paradigmes discursifs, le savoir, l’expérience et les demandes de justice qu’ils et elles cherchent à exprimer risquent fort de demeurer lettres mortes car socialement
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inaudibles et irrecevables. En ce sens, cette solitude que ressentent de nombreux survivants ne décroit pas nécessairement au moment même où se multiplient les injonctions officielles à se souvenir. Tant que l’ordre politique et judiciaire dicte le cadre testimonial prescriptif au sein duquel les survivant·es peuvent témoigner, leurs prises de parole se doivent de souscrire autant à une fidélité aux morts qu’aux différents cadres mémoriels que constituent et instituent les commémorations d’avril, les mémoriaux créés par Aegis Trust tout comme les juridictions gacaca. Le défi social et politique que les témoignages des survivant·es du génocide des Tutsi soulèvent peut être formulé comme suit : jusqu’où et au sein de quels espaces sociaux la société rwandaise contemporaine est-elle prête à écouter une minorité qui ne saurait pleinement épouser les mêmes évidences, aspirations et normes que la majorité ? Comme le souligne Mujawayo, ce dilemme demeure d’actualité plus d’une décennie après la fin du génocide :
Depuis un certain temps, déjà, des politiciens ou des citoyens anonymes nous suggèrent, par un bruissement les lèvres excédé, qu’‹ il faut qu’on avance maintenant… Oui ‹ ça › s’est passé, et on comprend que c’est terrible pour vous, mais il faut qu’on avance tous maintenant… › Ceux-là considèrent que, dans l’actualité du pays, la question de notre survivance occupe trop de place douze ans après, alors qu’elle n’est plus une priorité du pays. Cependant, si les rescapés sont farouchement attachés à la mémoire du génocide, ce n’est pas par idéologie, mais ‹ tout simplement › parce qu’ils ne peuvent pas, eux, passer à autre chose. Alors c’est certain, ils encombrent. Tu as un pays qui doit avancer et toi, le survivant, tu es un peu la tumeur qui l’empêche de se prétendre en bonne santé. (2006, 217)
Témoigner d’un génocide publiquement exige de prendre position au sein des différentes médiations qui œuvrent à assigner une place et un sens à ce passé éminemment dérangeant qui symbolise la faillite du lien social tout comme celle de notre humanité partagée. Chaque témoin se retrouve ainsi projeté dans l’actualité des débats sociohistoriques et politiques où se joue la relation que la société rwandaise actuelle cherche à établir avec son passé au nom du présent et du projet sociétal auquel les Rwandais·es et leur gouvernement aspirent – ce plan est résumé dans le rapport Vision 2020 qui a guidé la politique rwandaise depuis plus d’une décennie (République du Rwanda 2012). Au sein de la société rwandaise les mémoriaux, les associations de survivant·es comme Ibuka (Korman 2013 ; 2017), les manuels d’histoire tout comme leur absence (Brinker 2017), les angles morts des histoires nationales tout comme la guerre des mémoires qui sévit entre le Rwanda et la France plus de vingt ans après (Robinet 2017) créent un espace énonciatif pour le moins miné et contraignant. À cela s’ajoute encore le fait que la majorité de la population Hutu a des liens familiaux avec les génocidaires, ce qui n’est pas sans influencer la résonance ou les silences du passé au cœur du présent. Prendre la parole pour inscrire dans la sphère publique la violence génocidaire afin d’en refuser l’oblitération doit donc être envisagé comme une démarche qui engage autant les témoins dans leur relation au passé et aux mort·es que leurs multiples destinataires et les liens que ces derniers entretiennent avec les représentations dominantes du génocide et l’oubli institutionnalisé que toute mémorialisation officielle du passé implique.
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Comme le rappelle Henri Rousso dans son analyse du mythe résistancialiste Le syndrome de Vichy, la mise en place d’une mémoire officielle va toujours de pair avec l’institutionnalisation d’un oubli étatique et collectif (1987). De plus, relève Rousso, il y a une corrélation entre la fétichisation de la mémoire et une peur obsessive du passé qui veut qu’une attention excessive à certaines facettes du passé signale le plus souvent une difficulté d’assumer ce passé et un désir d’éluder les défis du présent :
Le trop-plein de passé, qui est tout autant un effet qu’une cause de l’idéologie de la mémoire, me paraît à la réflexion une chose aussi préoccupante que le déni du passé. Les deux sont d’ailleurs les symptômes inversés d’une même difficulté à assumer celui-ci, donc à affronter le présent et à imaginer l’avenir. (1998, 30)
De par la responsabilité de l’État dans la mise en œuvre de tout génocide, il importe d’autant plus d’examiner cette corrélation symptomatique entre une idéologie promouvant un trop plein de mémoire et le déni de certaines facettes du passé afin d’en taire les implications et les responsabilités présentes. C’est pourquoi, selon Rousso, chaque société ou État dans sa relation à ses crimes passés doit définir des rituels et des formes de transmission de ce passé dérangeant afin que ses héritiers puissent vivre avec le souvenir de la tragédie plutôt que d’essayer de vivre sans lui … ou contre lui, comme aujourd’hui. Et là, l’histoire peut jouer son rôle de mise à distance, en essayant d’être moins tributaire des enjeux politiques, communautaires et identitaires qui se cachent derrière le devoir de mémoire. (1998, 47)
Selon Longman dans son étude sur la mise en place de l’enseignement de l’histoire dans le Rwanda de l’après-génocide (2011), ce diagnostic s’applique tout à fait dans la mesure où l’État rwandais n’a pas encouragé une approche critique des médiations héritées du passé ou une analyse des sources historiques, privilégiant au contraire une politique mémorielle où le débat n’a pas de place, de même que d’autres crimes contre l’humanité qui ne renvoient pas au génocide contre les Tutsi. Dans ce contexte mémoriel policé et sélectif, si les témoignages ne sauraient jouir du même capital symbolique que les travaux des historien·nes, il n’en demeure pas moins qu’ils constituent un des vecteurs privilégiés de la représentation et de la transmission du passé. Les témoignages peuvent être envisagés à la fois comme des mémoriaux rendant hommage à ceux qui ne sont plus et comme des mémoriaux où se laissent décrypter le travail de mémorialisation et les luttes qui ont pour enjeu l’imposition des représentations légitimes d’un passé qui ne cesse de hanter le présent et de cautionner ou d’infirmer la vision politique et les réformes socio-économiques que l’État rwandais suit depuis 2000.
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3 Fonctions du témoignage 3.1 La force performative du témoignage L’acte de témoigner d’un génocide ne saurait être envisagé comme isolé ou individuel dans la mesure où celui-ci implique toujours déjà une adresse et la présence d’un « tiers » (Coquio 2004) ou « témoignaire » (Waintrater 2003) – qu’il soit présent, absent, sollicitant, désiré, singulier ou collectif. En ce sens, le témoignage est une énonciation qui renvoie à un faisceau de destinataires et, qui plus est, obéit à une pluralité de motivations et de desseins (↗15 Seconde Guerre mondiale – Témoignages de la Résistance ; ↗16 Shoah – Littérature de témoignage : œuvres et réception critique). Témoigner du génocide des Tutsi constitue une gestion du deuil à l’endroit des morts pour leur assigner une place symbolique tout comme un besoin de reconnaissance sociale des souffrances subies et de leurs effets à long terme. Simultanément, la démarche testimoniale est aussi une quête de justice face aux compromis imposés par une politique de réconciliation nationale et, dans certains cas, une demande visant réparation matériel et symbolique. Enfin, le témoignage constitue également une tentative de distanciation vis-àvis d’un passé traumatisant par le biais de sa mise en récit, ou encore l’amorce d’un dialogue inédit avec soi-même tout comme avec autrui en vue de rétablir le lien social que le génocide avait annihilé. Envisagé selon ces multiples dynamiques, le témoignage œuvre à créer un pont intérieur entre le passé et le présent du survivant tout comme « un pont entre ceux que le génocide a séparés des humains et ceux qui, conscients ou non de cette séparation, ne l’ont pas vécu » (Coquio 2003, 7). L’acte de témoigner ne saurait en ce sens être confiné à la preuve juridique ou historienne, ni à l’injonction politique du devoir de mémoire visant à honorer la vie de ceux et celles qui ont été exterminé·es. La prise de parole testimoniale qui rend hommage aux mort·es en suscitant un dialogue avec et entre les vivants recèle en effet une dimension performative qui réaffirme au sein du présent la survie même du témoin tout comme l’unicité de sa position énonciative qui veut que personne d’autre ne puisse témoigner à sa place (Felman 1992, 206) :
Le témoignage […] ne se contente pas de raconter, de rapporter, d’informer, de décrire, de constater – ce qu’il fait aussi –, il fait à l’instant ce qu’il dit, il ne se réduit pas essentiellement à un rapport, à une relation narrative ou descriptive, c’est un acte. L’essence du témoignage ne se réduit pas nécessairement à la narration, c’est-à-dire aux rapports descriptifs, informatifs, au savoir ou au récit ; c’est d’abord un acte présent. (Derrida 1998, 49)
En ce sens, témoigner revient pour le survivant à signifier en premier lieu l’échec du dessein génocidaire qui visait son oblitération. Dans les premières pages de son témoignage, Élise Rida Musomandera signale clairement la corrélation entre sa prise de parole, sa survie et la dimension performative d’une résistance idéologique qu’actualise l’acte de témoigner deux décennies après le génocide de 1994 :
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Je veux parler de la trahison de ceux en qui nous avions confiance, je veux parler de la trahison des personnes qu’on aimait. […] je ne me lasserai jamais de témoigner. […] Votre courage et votre force pour tuer plus d’un million de Tutsi en seulement cent jours, c’est ce même courage que j’ai pour dire au monde le diable que j’ai croisé dans mon pays. C’est ce même courage qui me fait vaincre le chagrin, le traumatisme, c’est ce même courage qui me donne l’envie de vivre après avoir embrassé la mort. Je dois vivre pour moi et pour les morts. (Rida Musomandera 2014, 17)
Apostrophes, adresses directes, prises à partie, Le livre d’Élise multiplie des espaces de dialogue inédits et polémiques pour témoigner de son passé qui n’en finit pas de surdéterminer son présent. Ainsi, pour Rida Musomandera, faire face au passé exige une série de face-à-face trop longtemps différés afin de prendre position dans l’espace public. À coups de ‹ tu ›, de ‹ vous ›, de ‹ nous ›, son énonciation refuse de confiner son témoignage à l’intimité d’un dialogue intérieur. La récurrence des mises en dialogue, souvent sur le mode de la confrontation à l’endroit des génocidaires, interdit aux tiers tout retrait ou croyance que la page du génocide serait tournée. Sa parole happe ses ‹ témoignaires ›, les confronte à son histoire tout comme à eux-mêmes, les exhorte à lui répondre et à répondre de leurs actes passés, voire de leur inaction présente. Si elle partage ses craintes et ses rages, c’est pour mieux entraîner son lectorat dans ses errements, lui faire imaginer la perspective qui nourrit ses frustrations et conférer ainsi une légitimité à ses colères et requêtes trop longtemps contenues quand il s’agit d’honorer ses mort·es ou de leur rendre justice.
Assez, c’est assez ! Il est temps que vous sachiez, il est temps de parler. Depuis tout ce temps, je retenais ma bouche de mes deux mains, mais il est temps de m’écouter. Je n’ai pas survécu pour vivre, mais plutôt pour témoigner, pour dire leur vie à eux, et vous dire ce qu’ils avaient comme rêves, et pour dire leur mort atroce […]. Je ne suis pas là pour moi, je suis là pour eux, pour les personnes qui ne sont plus parmi nous à cause de la haine. Je n’ai jamais eu soif de me venger, soyez tranquilles, je ne me vengerai pas malgré vos actes inhumains qui m’ont condamnée à vivre dans un village d’orphelins chefs de ménage, dans le village des traumatisés, des blessés. Je dois vivre cette vie de chagrin que vous m’avez choisie. (Rida Musomandera 2014, 15)
À travers Le livre d’Élise, son auteure appelle de ses vœux un nouvel espace d’échange et de reconnaissance, propose un dialogue qui se doit d’être communément investi par ceux et celles auxquels elle s’adresse en dépit des différences passées, tout en maintenant une conscience aiguë que tous ne sont pas égaux face à l’emprise traumatisant de ce passé. Pour celle qui a vu son humanité et celle de ses proches bafouée, humiliée et niée, témoigner constitue une des voies possibles pour honorer ses mort·es, reconquérir sa dignité tout comme sa voix au cœur du présent. En témoignant de la vie qui précéda la mort atroce des siens, Rida Musomandera les soustrait à l’oubli, refuse leur oblitération en leur offrant une sépulture textuelle qui réaffirme la dignité de leur existence tout comme la sienne qui en est la dépositaire. Écrire son histoire lui permet aussi d’entamer un dialogue intérieur entre celle qu’elle était et celle qu’elle est devenue vingt ans après. Toutefois pour Rida Musomandera, s’écrire exige aussi d’agencer une série de dialogues où se joue de
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manière relationnelle sa nouvelle identité de rescapée, d’orpheline chef de ménage, d’héritière ou encore d’étudiante rwandaise et de commerçante. En convoquant tour à tour des interlocuteurs d’outre-tombe tout comme des interlocuteurs contemporains – allant des bourreaux aux rescapé·es en passant par la communauté internationale et ses lecteurs et lectrices –, l’auteure investit un espace d’énonciation sans précédent où elle explore et négocie les contours de sa nouvelle identité sociale selon ses propres termes et non plus selon ceux imposés par la politique de réconciliation nationale ou les conventions sociales qui lui ont fait retenir tant de fois sa bouche avec ses deux mains. En privilégiant de multiples espaces de dialogue pour honorer les mort·es et interpeller les vivants, elle atténue la tyrannie du passé, ajoure la chape qui la maintenait dans la fosse mémorielle du passé et œuvre à la venue d’un avenir qui ne soit plus, en dépit de ses cicatrices, le ressassement morbide du passé. Témoigner ne saurait toutefois offrir aux survivant·es ou à leurs interlocuteurs l’assurance que la seule remémoration du passé génocidaire en exorcise les séquelles et la possible récurrence. Pour les survivant·es, le face-à-face avec leur passé et la personne qu’ils et elles étaient va toujours de pair avec le risque que l’évocation de ce qu’ils et elles ont subi durant le génocide éclipse une fois de plus le présent à partir duquel il est remémoré et les précipite à nouveau dans l’abysse. La remémoration d’un passé traumatique est en effet une entreprise à risque pour le survivant et son analyse ne saurait donc se limiter au seul devoir de mémoire. Comme le souligne Waintrater dans Sortir du génocide, le survivant doit mener une lutte mémorielle sur plusieurs fronts : contre l’oubli et contre la mémoire […], mais aussi et avant tout contre lui-même. […] Pour la victime de traumatisme massif, la mémoire a un statut ambigu : à la fois consolation et souffrance, elle est celle qui contient les souvenirs de l’époque prétraumatique et celle qui renferme les scènes du traumatisme extrême. Les témoins oscillent alors entre deux positions opposées, l’oubli ou l’hypermnésie. (2003, 100)
En ce sens, l’acte de témoigner ne permet pas nécessairement de mettre la souffrance à une distance plus tolérable, de tourner la page ou d’assurer une forme de résolution définitive. La plaie demeure ouverte, les cicatrices visibles, tout comme le sentiment d’être un étranger vis-à-vis de soi-même et de sa société à cause de la violence subie. J’ai perdu tout ce que j’avais, jusqu’à mon identité, je me sens incomplète. […] Je n’arrête pas de penser à ce qui m’est arrivé. Je ne trouve pas la solution, et le plus grave est que je ne peux pas me séparer de ces souvenirs. […] Alors je me pose des questions. Comment revivre avec toutes ces blessures du passé, comment vivre avec toutes ces trahisons ? Je dois vivre avec les bourreaux, je dois vivre dans mon pays, où le sol a bu le sang de ma famille, de mes amies, de mes voisins ; l’odeur des morts du Rwanda de 1994 ne disparaîtra jamais, vingt ans après, je la sens toujours. (Rida Musomandera 2014, 58)
Cependant, l’énonciation même de cette disjonction, si on conçoit le témoignage comme un espace de rencontre, peut être entendue comme l’indice d’un désir d’écoute et d’appartenance – hospitalité dont le témoignage cherche justement à négocier les conditions
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de possibilité. L’affirmation de ce double sentiment d’étrangeté signale ainsi en creux un désir d’intégration qui a pour préalable la reconnaissance sociale d’une différence radicale et traumatique, altérité qui exige de remettre en question les lisibilités de la scène sociale à laquelle les survivant·es s’adressent afin d’y renégocier ce qui est recevable, audible et plus encore digne de mémoire. S’il importe tant de prendre en considération l’existence d’une compétition de discours hétérogènes dans l’interprétation des témoignages, c’est parce que c’est bien au sein de cet espace discursif polyphonique et polémique que les survivant·es négocient la légitimité des catégories sociales, des références culturelles, des informations historiques, des tropes narratives tout comme celle des régimes de causalité qui déterminent les modalités du ‹ vrai ›. En problématisant les critères selon lesquels leur histoire personnelle – dont le témoignage est la manifestation tout comme la trace entêtée – peut s’inscrire dans l’Histoire avec un grand H et être ‹ reconnue › comme véridique, le témoin œuvre à être reconnu comme une source de connaissance légitime, ayant voix au chapitre de sa propre histoire. Le livre d’Élise, à la première lecture, ne semble pas être maîtrisé ou obéir à une cohérence clairement articulée. Il ne suit pas une chronologie avec un début, un milieu et une fin parce que justement, il ne saurait y avoir de fin pour elle – tout comme nous, lecteurs et lectrices, ne saurions tourner la page de ce passé une fois pour toute. Vingt ans après, la déflagration du génocide demeure un héritage épars et fragmenté, régi par une logique associative qui multiplie les allers-retours entre le passé et le présent tout comme les digressions et les apostrophes. La valeur de ce témoignage ne saurait se trouver dans une tentative de rétablir rétrospectivement l’ordre des faits ou des souvenirs, mais bien dans l’avènement d’une voix qui se construit au fil des évocations et des revendications, une voix qui s’affirme progressivement vivante, qui se découvre capable d’énoncer l’oblitération subie à partir d’un présent inédit, à savoir celui de l’écriture et de ses mises en dialogue. Témoigner constitue ainsi un processus polyphonique par lequel Rida Musomandera se réapproprie l’énonciation de son histoire afin de pouvoir en répondre en signant en son nom propre. L’entreprise testimoniale permet en ce sens aux survivant·es de se réenvisager autre que ceux et celles qu’ils et elles étaient et autres que ceux que l’idéologie génocidaire aurait voulu qu’ils et elles soient aux yeux des autres. Dans l’acte présent du témoignage, le survivant se réapproprie le récit de qui il est mais aussi de ce à quoi il aspire au regard de son passé. Témoigner revient ainsi à affirmer un pouvoir d’action, d’énonciation tout comme de dénonciation.
3.2 Le témoignage comme espace de réconciliation personnelle et collective Dans Worlds of Hurt, Kalí Tal souligne que la possibilité même d’être entendu tout comme celle de la survivance se voient intimement liées à la manière dont les membres d’une société définissent, dans leur effort de penser et d’articuler collectivement un futur, les modalités selon lesquelles les survivant·es de violences extrêmes ont voix au
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chapitre et jusqu’où la différence des réponses à un passé qui dérange a droit de cité (1996, 7). Ce qui est en jeu pour de nombreux survivant·es d’un génocide, c’est le refus de mourir une deuxième fois socialement en demeurant silencieux. Silencieux, d’une part, sur les besoins spécifiques que la gestion de leur passé exige et, d’autre part, muets face aux différentes formes d’amnésie, de honte, de surdité ou de peur qui relèguent ce qu’ils ont subi dans l’oubli. Un des obstacles majeurs à surmonter réside dans le fait que l’appartenance sociale recherchée exige que ce soit les survivant·es eux-mêmes qui forgent les conditions de leur reconnaissance en transformant par le biais de la démarche testimoniale l’imaginaire de la société à laquelle ils s’adressent et désirent appartenir. Comme le suggère Mujawayo lorsqu’elle analyse la trajectoire de certain·es survivant·es qui travaillent avec des génocidaires dans le cadre de la politique de réconciliation nationale au Rwanda, ce qui est au cœur de la survivance, c’est aussi la capacité de s’affranchir du statut de victime passive et muette en devenant une victime « agissante » capable de transformer la société à laquelle on aspire.
Quand tu sens que ta société veut clore le lourd chapitre du génocide, parfois en trépignant, tu comprends que les rescapés, eux, resteront en marge. Tu te poses alors la question : et dans tout ça, comment je vais me positionner ? Te mettre de côté et contempler, comme un spectateur, ce qui se fait et ce qui se joue ? De toute façon, rescapé, tu n’as plus rien à perdre… Alors, plutôt que de subir cette exclusion, tu décides d’être victime ‹ agissante ›. Oui toi aussi tu vas participer au projet de ‹ reconstruction › que propose ton pays : autant être dedans et y tenir un rôle. (Mujawayo 2006, 207)
Pour les survivant·es, être capables par le biais du témoignage de définir socialement la représentation de leur passé est bien une façon d’être ‹ dedans › et de ‹ tenir un rôle › actif au cœur du présent. L’acte de témoigner envisagé dans ses dimensions dialogique et performative inaugure en ce sens un espace social où il est possible d’être une ‹ victime agissante ›, de ne plus subir totalement l’emprise de son passé tout comme le joug de ses représentations dominantes avec ce qu’elles recèlent d’aliénant. En se posant par le biais du témoignage comme source et interlocuteur légitime dans la gestion mémorielle de son passé, le survivant signifie – autant à lui-même qu’à la société à laquelle il s’adresse – un désir de réappropriation de son histoire et invite à envisager l’espace testimonial comme un des lieux primordiaux de sa survivance sociale. Dans cette perspective, Mukagasana, auteure de La mort ne veut pas de moi (1997) et de N’aie pas peur de savoir (1999), a livré une performance testimoniale unique dans la pièce du Groupov intitulée Rwanda 94 (2002) puisqu’elle y narre sur scène sa propre expérience du génocide et prend à parti le public pour nous faire réfléchir sur notre rôle de ‹ témoignaire ›. Partant, avec Cathy Caruth, du principe que l’histoire tout comme le traumatisme « is never simply one’s own, that history is precisely the way we are implicated in each other’s traumas » (1996, 24), il en découle que recevoir un témoignage attestant une forme de violence traumatique exige chez ‹ le témoignaire › non seulement d’interrompre la croyance en une possible innocence ou empathie mais, plus encore, d’explorer comment l’histoire qui lui est transmise se doit de devenir
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une facette de la sienne. Dans l’ouverture de la pièce de théâtre Rwanda 94, Jacques Delcuvellerie met remarquablement en scène cette redéfinition des lignes de démarcation que la mise en relation testimoniale inaugure. Il place en effet d’emblée les spectateurs et les spectatrices face à une survivante qui apostrophe le public et met clairement en avant les responsabilités de chacun. Dès l’ouverture, ce face-à-face entre témoin et ‹ témoignaires › attire précisément l’attention sur le fossé existentiel et culturel qui sépare – autant qu’il relie – la ‹ scène › à partir de laquelle une survivante témoigne et la ‹ scène › sociale à laquelle elle s’adresse. S’il importe de mettre en question cette ligne de démarcation entre le témoin et le public c’est parce qu’elle tend à renforcer, derrière des élans de pitié et de sympathie, une forme d’écoute qui confine la souffrance du survivant à sa sphère privée et la proclame ainsi « ob-scène » (Chambers 2004), c’est-à-dire irrecevable au sein de la ‹ scène › sociale à laquelle le témoin s’adresse en vue d’y négocier l’emprise traumatique de ce qu’il a subi. L’ouverture de Rwanda 94, intitulée « La mort ne veut pas de moi », inscrit d’emblée les spectateurs et les spectatrices venus écouter et voir cette « tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants » (Groupov 2002) dans un face-à-face avec Mukagasana que rien ne vient distraire. Celle-ci est seule, assise sur une chaise en fer sur une scène vidée de tout décor pour que rien ne vienne distraire l’attention des spectateurs et spectatrices. Après une longue minute de silence, elle relève la tête et commence à témoigner de ce qu’elle a vécu narrant entre autres la mise à mort de son mari et de ses enfants durant le génocide contre les Tutsi en 1994. En donnant d’abord la parole à une survivante, la mise en scène de Jacques Delcuvellerie apostrophe les spectateurs et spectatrices afin qu’ils et elles réfléchissent sur leur rôle, leur écoute, leurs responsabilités et questionnent les mécanismes sociaux de mise à distance de la violence génocidaire – mécanismes auxquels l’art n’est pas sans participer (Delcuvellerie 2005). D’emblée, dans Rwanda 94, est mise en avant la tension qui est au cœur de la rencontre testimoniale. D’une part, Mukagasana ne saurait négocier seule la reconnaissance sociale et historique de son expérience et, d’autre part, c’est à elle de l’énoncer selon ses propres termes afin de s’y reconnaître et c’est à nous, le public, de reformuler nos attentes et idées préconçues vis-à-vis de son expérience pour l’envisager selon sa perspective :
Que ceux qui n’auront pas la volonté d’entendre cela, se dénoncent comme complices du génocide au Rwanda. Moi, Yolande Mukagasana, je déclare devant vous et en face de l’humanité que quiconque ne veut pas prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux. Je ne veux ni terrifier ni apitoyer, je veux témoigner. Uniquement témoigner. (Groupov 2002, 25)
Son monologue dure 40 minutes mais ses mots attestant de la mort des siens sont plus que des mots ; ils représentent une performance à travers laquelle elle signifie son refus de mourir socialement et l’affirmation de sa nouvelle identité de survivante : « C’est vrai qu’il est difficile de constamment répéter mon histoire mais je sais que rien ne saurait m’empêcher de le faire. C’est la seule chose que je peux faire pour les miens et pour
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l’humanité. […] Je préférerai m’évanouir devant vous que de me taire » (Groupov 2002, 22). Plus que jamais dans Rwanda 94, survivance et témoignage vont de pair, tout comme la mise en cause des orthodoxies mémorielles que cette survivance requiert. L’apostrophe de Mukagasana vise à susciter une prise de conscience vis-à-vis des stratégies et dénis que toute scène sociale mobilise pour encadrer, contenir, si ce n’est maintenir hors-champ la parole dérangeante des survivant·es et l’expérience traumatique dont elle est l’indice têtu. Si les voix des survivant·es sont si souvent étouffées, c’est bien parce qu’elles sont le symptôme d’un ‹ traumatisme culturel › qui exige des transformations sociales et culturelles afin de mettre un terme à l’exclusion mémorielle qui les frappe. Comme le relève Stevan Weine dans Testimony After Catastrophe (2006), chaque témoignage relatif à des traumatismes ayant une origine politique force à repenser la collusion qui lie les représentations culturelles dominantes à l’existence d’une forme de violence politique légitime. Témoigner d’une violence politique à potentiel traumatisant signale ainsi un autre devoir pour la société à laquelle les survivant·es s’adressent au nom du devoir de mémoire : repenser les modalités du lien social suite à la faillite qui a rendu possible l’avènement d’une violence politique qui, dans le cas du Rwanda, est allée jusqu’à son expression ultime, à savoir un génocide – cette négation absolue du vivre en commun :
One thing for certain is that after cultural trauma, a culture can no longer go back to what it once was. Therefore, responding to cultural trauma requires finding ways to creatively combine some of the old with some things new in ways that may better facilitate peace and reconciliation. […] If there is no testimony, no storytelling, no open entrée of survivors’ stories into culture, then what kind of cultural change can there be? (2006, 130)
Témoigner représente dès lors autant une attestation du passé qu’une injonction au cœur du présent appelant l’avènement d’un espace social au sein duquel les survivant·es de 1994 peuvent gérer l’écho du passé qui les hante, redéfinir collectivement la résonance sociale de leurs expériences du génocide et faire entendre les besoins de leur survivance. Dans leur tentative de se dévisager et de se ré-envisager par le biais du témoignage, les survivant·es refusent de demeurer subjugué·es à la violence politique passée et revendiquent un droit à la parole et à être écouté·es – condition préalable, selon Mujawayo, à la possibilité de négocier le sens toujours précaire de sa survivance au cœur du présent : « Avril 2004, dix ans après. Dix ans après, et finalement le début. Oui, mais le début de quoi ? […] Se soustraire à la condamnation d’être vivante […] pour épouser le choix de vivre, tel est le chemin que j’ai suivi ces dix dernières années » (2011 [2004], 29).
4 Conclusion Dans son essai Dire est impossible, Souâd Belhaddad – co-auteure des témoignages d’Esther Mujawayo – souligne que notre rôle de ‹ témoignaires › exige que nous réfléchissions sur le rôle que nous jouons au sein de la rencontre testimoniale afin de mesu
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rer notre impact sur la prise de parole des survivant·es de violences politiques et ses conditions de possibilité. Selon Belhaddad, pour les survivant·es demeurer silencieux est interdit, mais dire est impossible, d’où une troisième voie qui nous engage directement : « être écoutés » (2007, 178). Mais qui désire toujours écouter ? Et même si tel est le cas, en sommes-nous capables et qu’est-ce que cette volonté de savoir implique à notre endroit ? Comment concevoir et devenir une communauté qui soit à l’écoute des survivant·es ? Dans quelle mesure, en tant que ‹ témoignaires ›, pouvons-nous, devons-nous, être impliqués dans et par l’acte d’écouter les survivant·es, conscients de l’altérité de leur trajectoire et souffrance ? En somme, face à la gestion mémorielle des génocides, qu’exige de chacun d’entre nous l’avènement d’une politique de l’écoute et qu’implique-t-elle ? Selon Naasson Munyandamutsa, un psychiatre rwandais, offrir l’hospitalité d’une écoute aux survivant·es relève d’un devoir d’humanité dans la mesure où, dans la rencontre testimoniale, se joue la possibilité même pour le survivant de se ressaisir vivant parmi les vivants :
Construire la paix avec les survivants des violences extrêmes […] passe par la détermination de les aider à restaurer leur amour de soi, à reconstruire la confiance en eux-mêmes et de cette façon, à récupérer leur auto-estime pour ceux qui l’ont perdue, et en faire un objectif suprême pour ceux qui ne sont pas encore blessés. (2014, 166)
Face à une société où politicien·nes et historien·nes trop souvent parlent à leur place et prennent rarement le temps de les écouter, les survivant·es se doivent d’anticiper les effets de censure qu’exercent à leur endroit ces locuteurs légitimes qui leur coupent la parole, pensent pour eux, parlent en leur nom et leur refuse ainsi toute possibilité de devenir une « victime agissante ». Parvenir à faire entendre son histoire selon ses propres termes et motivations est bien ici le point de friction dans la mesure où la version de l’histoire que proposent de nombreux survivant·es s’avère être en porte-à-faux avec la mémoire officielle et les priorités politiques qu’elle sert. La rencontre testimoniale se révèle en ce sens le théâtre d’une double interruption qui engage autant le survivant que ses interlocuteurs et interlocutrices. D’une part, le témoin se doit d’interrompre sa mort sociale en mobilisant des ressources psychologiques et culturelles en vue de briser la chape de silence qui confine son expérience à l’‹ ob-scène ›. D’autre part, ses interlocuteurs et interlocutrices, en tant que hôtes de son témoignage, acceptent d’être interrompus en eux-mêmes pour se retrouver transfigurés – voire aliénés – par la déflagration d’une parole qui ne peut être audible que si on lui laisse la possibilité de redéfinir les seuils de la scène mémorielle et culturelle à laquelle elle s’adresse. Ce que cette double interruption met fondamentalement en jeu, c’est la possibilité même pour le survivant et sa communauté de négocier la manière dont il convient de gérer l’héritage traumatique du génocide des Tutsi que la survivance exige, que ce soit en fonction des sollicitations du présent ou du devoir de mémoire à l’endroit de ceux et celles qui ont été tué·es. À la fin de SurVivantes, Mujawayo identifie comme suit les défis inhérents à l’hospitalité à laquelle elle aspire et œuvre en témoi
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gnant de son expérience culturellement ‹ ob-scène › tout comme l’engagement que cette hospitalité exige de nous :
Certes le propos de ces conférences peut mettre mal à l’aise ainsi que les récits qui l’illustrent. Mais je mets mal à l’aise à la hauteur du supportable. L’histoire de Rachelle asphyxiée dans la merde, avant ce livre, je ne l’avais jamais racontée à personne. Par pudeur aussi : ce sont les miens qui sont salis dans ce génocide, alors pourquoi je raconterai aisément cette offense ? Et puis, je crains terriblement la pitié, je n’en voudrais surtout pas. En conférence, j’utilise très peu de chiffres, surtout ronds. Lorsqu’on dit qu’un million de personnes ont été exterminées, c’est énorme, c’est horrible, scandaleux, puis on ferme les yeux, on éteint la télévision et on reprend une vie normale le lendemain […]. Or je voudrais déranger. Je ne veux pas que tu dormes tranquilles ; tu as du pouvoir, joues-en. (2011 [2004], 260)
À nous de jouer, et d’en jouer donc, en fonction de nos positions respectives pour que l’injonction du devoir de mémoire soit plus qu’une posture convenue, faute de quoi, la rencontre testimoniale ne saurait devenir cet espace mutuellement transformateur pour les survivant·es de violence extrême et ceux et celles à qui ils et elles s’adressent.
5 Bibliographie / filmographie 5.1 Œuvres citées 5.1.1 Fictions 100 Days. Réal. Nick Hughes. Rwanda, États-Unis. 2001. Behind the Word. Réal. Clémentine Dusabejambo. Rwanda. 2013. Charcoal. Réal. Yves Gahinde. Rwanda. 2009. Confession. Réal. Kivu Ruhorahoza. Rwanda. 2008. Hôtel Rwanda. Réal. Terry George. États-Unis. 2004. Imbabazi [Le Pardon]. Réal. Joel Karekezi. Rwanda, États-Unis. 2013. Isugi. Réal. Jacques Rutabingwa, François Woukoache et Odile Gakire Katese. Rwanda. 2005. J’ai serré la main du diable. Réal. Roger Spottiswoode. Canada. 2007. Kinyarwanda. Réal. Alrick Brown. États-Unis. 2011. Le jour où Dieu est parti en voyage. Réal. Philippe Van Leeuw. France. 2009. Lignes de front. Réal. Jean-Christophe Klotz. France. 2010. Long Coat. Réal. Edouard Bamporiki. Rwanda. 2009. Love Letter to My Country. Réal. Thierry Dushimirimana. Rwanda. 2006. Maibobo. Réal. Yves Montand Niyongabo. Rwanda. 2009. Matière grise [Grey Matter]. Réal. Kivu Ruhorahoza. Rwanda, Australie. 2011. Munyurangabo. Réal. Issac Chung. États-Unis, Rwanda. 2007. Opération Turquoise. Réal. Alain Tasma. France. 2007. Shooting Dogs. Réal. Michael Caton-Jones. Royaume-Uni. 2005. Sometimes in April. Réal. Raoul Peck. États-Unis, France. 2005. Un dimanche à Kigali. Réal. Robert Favreau. Canada. 2006. Where is the Truth ? Réal. Edouard Bamporiki. Rwanda. 2006.
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5.1.2 Documentaires À mots couverts. Réal. Violaine Baraduc et Alexandre Westphal. France. 2014. After Years of Walking. Réal. Sarah Vanagt, Belgique. 2003. Après, un voyage dans le Rwanda. Réal. Denis Gheerbrant, France. 2004. As We Forgive. Réal. Laura Waters Hinson. États-Unis. 2008. Au nom du Père, de tous, du ciel. Réal. Marie-Violaine Brincard. France. 2010. Au Rwanda on dit… La famille qui ne parle pas meurt. Réal. Anne Aghion. France, États-Unis. 2004. Begin Began Begun. Réal. Sarah Vanagt. Belgique. 2005. Bruxelles-Kigali. Réal. Marie-France Collard. Belgique. 2011. Chronique d’un génocide annoncé. Réal. Yvan Patry et Danièle Lacourse. Canada, États-Unis. 1996. D’Arusha à Arusha. Réal. Christophe Gargot. France. 2008. Earth Made of Glass. Réal. Deborah Scranton. États-Unis. 2010. Gacaca, revivre ensemble au Rwanda ? Réal. Anne Aghion. France, États-Unis. 2002. Gardiens de la mémoire. Réal. Eric Kabera. Rwanda. 2004. Génocidé. Réal. Stéphane Valentin. France, 2008, 26 min. Ghosts of Rwanda. Réal. Greg Barker, États-Unis. 2004. Homeland. Réal. Jacqueline Kalimunda. France. 2005. Icyizere. Réal. Patrick Mureithi. Kenya. 2009. In the Tall Grass. Inside the Citizen-Based Justice System Gacaca. Rwanda’s Search for Redemption. Réal. Coll Metcalfe. États-Unis. 2006. Iseta : Behind the Roadblock. Réal. Juan Reina. Rwanda. 2008. Kigali, des images contre un massacre. Réal. Jean-Christophe Klotz. France. 2006. La France au Rwanda : une neutralité coupable. Réal. Robert Genoud et Claudine Vidal. France. 2009. Ma douleur, sa liberté. Réal. Aimable Karirima Ngarambe. Rwanda. 2009. Mémoires partagées. Réal. Ygal Egry. France. 2014. Mon voisin mon tueur [My Neighbor My Killer]. Réal. Anne Aghion. France, États-Unis. 2009. Nous ne sommes plus morts ! Réal. François Woukoache. Rwanda, Cameroun, Belgique, France. 2000. Par-delà la fosse mortelle. Réal. Ndahayo, Gilbert. Rwanda, États-Unis. 2010. Par le raccourci [By The Shortcut]. Réal. Dady de Maximo Mwicira Mitali. Rwanda. 2009. Rwanda pour mémoire. Réal. Samba Félix N’Diaye. Sénégal, France. 2003. Rwanda : Par-delà la fosse mortelle [Rwanda : Beyond the Deadly Pit]. Réal. Gilbert Ndahayo. Rwanda, États-Unis. 2010. Rwanda, la surface de réparation. Réal. François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette. France. 2014. Rwanda, les collines parlent. Réal. Bernard Bellefroid. Belgique. 2005. Rwanda, un cri d’un silence inouï. Réal. Anne Lainé. France. 2003. Rwanda. À travers nous, l’humanité... Réal. Marie-France Collard. Belgique. 2006. Shake Hands With The Devil : The Journey of Romeo Dallaire. Réal. Peter Raymont. Canada. 2004. Sonatubes-Nyanza. Réal. Arnaud Sauli. France. 2012. Sortir de l’abîme. Réal. Jacques Rutabingwa. Rwanda. 2005. Tuez-les tous ! Rwanda, histoire d’un génocide ‹ sans importance ›. Réal. Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette. France. 2004. Valentina’s Nightmare. A Journey into The Rwandan Genocide. Réal. Fergal Keane. Royaume-Uni, États-Unis. 1997.
5.1.3 Témoignages et autres sources Aegis Trust. https://www.aegistrust.org/ (2 juillet 2017). Belhaddad, Souâd. « Dire est impossible ». Rwanda. Pour un dialogue des mémoires. Dir. Jean Mouttapa. Paris : Albin Michel, 2007 : 165–179.
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5.2 Lectures complémentaires Brinker, Virginie, Coquio, Catherine, Dauge-Roth, Alexandre, Hoppenot, Éric, Réra, Nathan, Robinet, François. Rwanda, 1994–2014. Histoire, mémoires et récits. Dijon : Les Presses du réel, 2017. Bromley, Roger. « After such Knowledge, what Forgiveness ? Cultural Representations of Reconciliation in Rwanda ». French Cultural Studies 20.2 (2009) : 181–197. Clark, Phil, Kaufman, Zachary D. After Genocide. Transitional Justice, Post-Conflict Reconstruction and Reconciliation in Rwanda and Beyond. London : Hurst Publishers, 2009. Coret, Laure, Verschave, François-Xavier. L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda. Paris : Karthala, 2005. Dauge-Roth, Alexandre. Writing and Filming the Genocide of the Tutsis in Rwanda. Dismembering and Remembering Traumatic History. Lanham, Maryland : Lexington Books, 2010. Dauge-Roth, Alexandre. «‹ Comment faire entrer cela dans le cadre ? › Réponses cinématographiques au génocide des Tutsi du Rwanda. 1994–2014 ». Rwanda, 1994–2014. Histoire, mémoires et récits. Dir. Virginie Brinker, Catherine Coquio, Alexandre Dauge-Roth, Éric Hoppenot, Nathan Réra et François Robinet. Dijon : Les Presses du réel, 2017 : 253–276. Destors, François-Xavier. Images d’après. Cinéma et génocide au Rwanda. Paris : Éditions Le Bord de l’Eau, 2010. Godard, Marie-Odile. « Se souvenir et dire… mais à quel prix ». Les Temps modernes 680–681 (2014) : 248–263. Réra, Nathan. Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique. Les médias, la photographie et le cinéma à l’épreuve du génocide des Tutsi (1994–2014). Dijon : Les Presses du réel, 2014. Semujanga, Josias. Le génocide, sujet de fiction ? Analyse des récits du massacre des Tutsi dans la littérature africaine. Québec : Éditions Nota Bene, 2008.
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27 Le génocide des Tutsi au cinéma Résumé : Après le génocide perpétré par les Hutu contre les Tutsi en 1994 ‒ l’Itsembabwoko en kinyarwanda ‒ le début du XXIe siècle a vu naître une multitude de films et de documentaires d’origines diverses qui éclairent les événements de manière rétrospective tout en les inscrivant dans un contexte historique et politique. Ces productions cinématographiques ne sont pas axées en premier lieu sur la représentation frappante d’actes de violence, mais sur l’examen de questions relatives aux rapports de pouvoir coloniaux, à la poursuite de la vie avec un traumatisme et à la coexistence de bourreaux et de victimes au Rwanda. Les films visualisent sous différentes perspectives l’ambivalence des thèmes représentés, sans nier la force destructrice de la violence raciste ni fournir une tentative d’explication finale de l’origine de la violence collective. De cette manière, le cinéma en développement ne prétend pas créer une archive du génocide, mais se révèle être un média réflexif entre le passé, le présent et un futur possible.
Mots-clés : cinéma, gacacas, génocide, idéologie, processus mémoriel, questions de représentation, rôle du film, témoignage, traumatisme, violence raciste
1 Introduction : filmer le génocide
Le mot itsembabwoko n’existait pas en kinyarwanda avant le génocide. Il a été forgé par le gouvernement rwandais et les associations de rescapé·es pour le désigner. Itsemba veut dire décimer, et bwoko désigne l’identité sociale des Rwandais·es avant qu’on les divise en ethnies, et décrit tout autant l’appartenance régionale et la profession que l’appartenance clanique. Le génocide des Tutsi du Rwanda ne mériterait-il pas d’être appelé par le nom que se sont choisi les Rwandais·es ? Certes, aujourd’hui, ils et elles parlent encore communément de ‹ guerre › plutôt que de génocide, et disent ‹ patrouilles › pour les bandes de tueurs. Ce vocabulaire militaire, qui évoque davantage une extermination perpétrée par une élite que par la masse, n’évoluera qu’à la faveur d’un long travail pluridisciplinaire et artistique de mémoire qui dégage la singularité de l’Itsembabwoko. Le mot Shoah (‹ catastrophe ›, en hébreu) avait été choisi en 1951 par le parlement israélien pour désigner ‹ la solution finale › mais ne s’est imposé qu’à partir de 1985 grâce à l’impact de l’œuvre monumentale de Claude Lanzmann, qui se définit comme un film sur le présent du génocide (Drame 2007, 304). Avant, c’était le terme holocauste (‹ sacrifice ›) qui s’était généralisé, renforcé par le succès mondial de la série télévisée américaine du même nom, dont on estime qu’elle fut suivie à partir
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de 1978 par 220 millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Il reste usité dans le monde anglo-saxon. Ainsi, comme l’écrit Jean-Michel Frodon, « ce sont un film et une série télé qui auront été à l’origine des deux mots désormais acceptés pour nommer cet événement majeur » (2007, 26). Nous rendrons compte ici des dix longs métrages tournés à ce jour et de quelques-uns des nombreux documentaires : le cinéma s’est largement saisi de l’Itsembabwoko. Ce fut jusqu’ici principalement à l’initiative de personnes extérieures, surtout occidentales. Peut-être manque-t-il encore le film qui impose un nom rendant compte de sa singularité. Hormis les mort·es, il n’y a pas d’images des tueries de l’Itsembabwoko. Et donc des tueurs en action. En dehors d’un plan du Britannique Nick Hugues qui a fait le tour du monde, tourné à 800 mètres au téléobjectif, de quelqu’un qui se fait tuer à la machette à un barrage. Pourtant, du 6 avril au 4 juillet 1994, au même moment où en Afrique du Sud Nelson Mandela est élu président à la suite des élections du 27 avril, des Rwandais·es, en très grand nombre, majoritairement ruraux, ont massivement tué leurs voisin·es sous prétexte qu’ils et elles étaient Tutsi ou qu’ils les défendaient. L’ONU estime à 800 000 le nombre de mort·es, un massacre perpétré à l’abri des caméras. Des listes avaient été préparées. L’Itsembabwoko était programmé. Des milliers de récepteurs ont même été distribués pour faciliter l’endoctrinement : la Radiotélévision libre des mille collines (RTLM) appelait ouvertement à l’élimination des inyenzi (cafards). Qualifier l’Itsembabwoko de guerre tribale ou ethnique est grave : cela revient à répéter la logique raciste de ses auteur·es. L’ethnie relève de l’idéologie coloniale. C’est une invention destinée à catégoriser des populations et de cultures qui elles-mêmes se définissaient autrement : par le lignage, son histoire ou sa légende, la religion, une spécialisation économique, etc. Cette mise en fiches figeait ce qui était mouvant, pour en faire une essence : ils ou elles sont ceci ou cela. Dans les années 1930 au Rwanda, pour contrôler l’acquittement des impôts, l’administration coloniale institua un livret où l’on porta la mention hutu, tutsi ou twa. Les Rwandais·es prirent l’habitude de se définir en ces termes auprès des Européen·nes. Ils et elles partagent pourtant la même langue, culture, religion, territoire, et se réclament du même ancêtre mythique. Les catégories hutu, tutsi ou twa ne sont qu’un élément d’une identité sociale plus complexe résumée dans le bwoko, et l’on pouvait passer d’une catégorie à l’autre par mariage ou en changeant d’activité (Barlet 1998). L’ethnie, c’est, dans l’esprit du colonisateur, le stade primitif qu’il faut organiser pour civiliser, rigidifiant ce qui était fluide et poreux, divisant ainsi pour mieux régner. C’est ainsi que le génocide des Tutsi s’inscrit dans l’histoire coloniale et en boucle le cycle des exterminations, mais cette fois au vu et su du monde entier. Ce seul plan d’une tuerie du génocide, le Haïtien Raoul Peck l’a recréé dans Sometimes in April (Quelques jours en avril, 2005), parce que son film porte notamment sur le pouvoir des images et la non-intervention de la communauté internationale. Il démarre sur une citation de Martin Luther King : « In the end we will remember not the words of our enemies but the silence of our friends » (Sometimes in April, 2005). Le film s’ouvre sur un texte historique explicatif avec pour fond une carte coloniale de l’Afrique qu’un lent zoom centre sur le Rwanda. Puis des images d’archives coloniales,
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« une histoire de cupidité, d’arrogance et de pouvoir », précise le commentaire (Sometimes in April, 2005). Puis une école, où les enfants regardent une vidéo d’un discours du Président Clinton parlant du génocide. C’est avec les enfants que démarre ce film et c’est dans la même classe qu’il se termine : cette mémoire est à inscrire dans le présent. Car si le cinéma a un rôle à jouer, c’est de nous aider à vivre le présent pour se définir en liberté un futur. Au Rwanda où les rescapé·es côtoient au quotidien les assassins de leurs proches, mais aussi partout sur la planète, cela veut dire vivre ensemble. Les films produits sur l’Itsembabwoko sont ainsi à mettre en perspective avec les films qui traitent de la violence raciste. Ces films n’ont de sens que s’ils mobilisent le spectateur et la spectatrice pour une culture de paix. En donnant à voir et à sentir la singularité des destins, le cinéma risque de n’éveiller qu’une sidération, une passive compassion. Sometimes in April, situé en 2004, s’attache à Augustin, l’instituteur de la classe dont une élève demande si le génocide aurait pu être empêché. Il ne sait que répondre. Et pourtant, il l’a vécu de près : le film va sans cesse puiser dans son passé dramatique des tentatives de réponse, laissant le spectateur et la spectatrice seul juge. Il ne renonce pas à évoquer la cruauté pour situer le traumatisme mais sans jamais franchir le seuil où le choc de l’horreur arrête la réflexion. En abordant à la fois le drame intime et le scandale politique, l’héroïsme au quotidien et l’incommensurable horreur génocidaire, il restaure la complexité que les médias et les propagandes étatiques avaient reniée, et que le cinéma va bien souvent lui aussi écorner. Il n’y a pas chez Peck les bonnes victimes et les méchants génocidaires, mais à travers la relation de deux frères aux choix opposés, Augustin et Honoré, la complexité d’un pays qui a dérivé. Ce ne sont pas des héros ayant essayé de parer à l’horreur dans des reconstitutions basées sur des ‹ faits réels ›, mais les multiples facettes d’un récit non linéaire et construit de toutes pièces pour aborder les différentes strates de la réalité. Des procès du tribunal pénal international d’Arusha aux tribunaux populaires rwandais gacacas, la justice y tient un grand rôle car elle est la seule instance où les choses peuvent et doivent se dire. Elle est nécessaire, comme ce film l’est pour le peuple rwandais car il ne le dépossède pas de sa mémoire, ne se l’approprie pas, répond au contraire à sa demande de dire au monde ce que sa terrible expérience lui enseigne (Barlet 2006a). Cela exige une démarche spécifique :
Je ne pouvais faire ce film qu’avec les Rwandais et en totale liberté, dit Raoul Peck. Si les Rwandais se l’appropriaient, cela devenait possible. Au Rwanda, je me suis retrouvé dans une petite église où ont péri deux mille personnes, avec tout plein de restes de la vie des gens, des tissus, des ustensiles, des brosses à dent. Un jeune m’a montré le trou par lequel il s’est échappé tandis que ses parents sont morts. Dans un premier temps, vous êtes assommé par la réalité. Mais les gens viennent vers vous, ils vous donnent ce qui pour tout créateur est un trésor. Dans la société civile et les associations, j’ai été accueilli comme un Rwandais. Tout le monde avait vu Lumumba et j’avais été introduit par des amis rwandais de confiance. (Barlet 2006b)
L’Itsembabwoko ne fut possible que parce que le Rwanda fut abandonné à lui-même par la communauté internationale. Le film superpose sans détours la dénonciation de deux scandales : le rôle de la France qui entraîne l’armée et fournit les armes avant de proté
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ger les génocidaires par le bouclier humain de l’opération Turquoise, après avoir évacué ses ressortissant·es et rien qu’eux ; et l’incapacité de l’ONU d’intervenir, embourbée dans sa méconnaissance du terrain et bloquée par les questions de vocabulaire de l’administration américaine, qui seraient dérisoires si elles n’étaient tragiques, celle-ci reluctant, en pleine connaissance de ce qui sur le terrain relève du massacre organisé de centaines de milliers de personnes, à lui attribuer le nom de génocide (et donc à agir). Mais Augustin et Honoré représentent aussi à eux deux la complexité d’un pays qui a glissé dans le pire sans savoir où il allait. Le génocide est un drame absolu et le film ne se termine pas bien. Il faudra retrouver ensemble de quoi survivre, comme ce rire que partagent les élèves qui regardent Le dictateur de Chaplin. Et surtout retrouver la force de témoigner pour qu’aucun révisionnisme ne vienne nier demain ce que furent le martyre et le suicide d’un peuple, pour que nous restions vigilants alors que, comme le concluait Brecht dans La résistible ascension d’Arturo Ui, « le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde » (Brecht 1976, 237).
2 Le génocide des Tutsi au cinéma 2.1 Victimes et bourreaux « Aller filmer dans ce pays n’a de sens que pour le constituer à nos yeux en tant que peuple et non en tant que victime, en tant qu’Autre et non en tant qu’étranger », dit le documentariste français Denis Gheerbrant (Bibas 2004). Cela suppose l’analyse constante de sa propre position lorsqu’il tourne Après, un voyage dans le Rwanda (France, 2003). Il cherche sa place, comme sur ce carrefour où il ne sait où mettre sa caméra, reconnaît l’importance d’un passeur, à la fois guide et traducteur, assume son désir de cinéma face aux regards qui le scrutent, ne considère pas le réel comme un fait à capter mais comme une présence à représenter. Ne filmant que le fait d’essayer de comprendre, Gheerbrant fait un cinéma aporique, sans les ressources de la réponse, qui nous laisse dans l’embarras. Son film n’est pas un exposé mais un voile fragile, un travail au sens philosophique de Durcharbeitung, de perlaboration, d’un cheminement douloureux pour accéder à la clarification (Barlet 2004a). Les victimes ont la force de témoigner (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda). Encore faut-il que le cinéaste répercute cette force, en évitant à tout prix misérabilisme et sensationnalisme. Nous sommes nombreuses (Toza é bélé) de Moussa Touré (Sénégal, 2003) se met à l’écoute de femmes ayant subi des viols à répétition durant la guerre au Congo. Leurs récits sont déchirants. Certaines ont été torturées. Les enfants de leurs grossesses forcées sont autour. Elles portent en elles le sida contracté. Dans la caméra de Touré, elles retrouvent leur dignité. Il cadre les visages de face, sans zoomer inutilement, sans effet, à leur hauteur et à distance, avec un infini respect, sans traîner non plus sur des visages silencieux. À deux reprises, une simple scène : la prière d’une femme et de ses enfants avant le repas. Le choix est clair : le sim
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ple témoignage de l’intériorité (Barlet 2003a). Même qualité dans Au nom du père, de tous, du ciel de Marie-Violaine Brincard (France, 2010), sur des Hutu qui ont caché des Tutsi au péril de leur vie. Chacun·e de ces Justes, les ‹ Bienfaiteurs › (Abagizeneza), témoigne de face, en dignité eux aussi. Pas de commentaires, pas de structure complexe, pas de gros plans : l’épure du film rend justice à leur simplicité. Cependant, s’impose la tragique constatation de la perte, qui nous concerne tout autant : au-delà des mort·es qui ne reviendront pas, c’est aussi la fraternité entre les vivants qui s’est effilochée. Et elle, même les Justes ne peuvent la restaurer (Barlet 2010a). Il faut continuer de vivre. Pour cela, comprendre l’origine du mal est nécessaire. Comprendre, c’est aussi conjurer la répétition. Il est donc essentiel de savoir comment on en est arrivé là, mais sans oublier ce que nous souffle un proverbe rwandais : Nta wiyanga nk’uwanga undi (‹ Nul ne hait plus lui-même que celui qui hait les autres ›). C’est vrai des rescapé·es comme des tueurs. Pour vivre avec son ennemi, on ne peut donc se figer dans une position de victime. L’immense difficulté est de tenter non d’excuser le bourreau mais de le ramener dans la communauté des humains. Les bourreaux doivent retrouver leur humanité. Les tribunaux leur permettent de dépasser le déni pour formuler l’horreur perpétrée et d’exposer ainsi la déraison de leurs actes, et partant d’assumer leur responsabilité. Le cinéma donne à cette formulation une dimension corporelle qui se concentre sur les actes, sans possibilité de tourner autour avec des mots. Dans S21, la machine de guerre khmer rouge de Rithy Panh (Cambodge, 2002), des tortionnaires répètent devant la caméra leurs gestes de torture. Dans Une affaire de nègres d’Osvalde Lewat (Cameroun, 2006), un soldat rejoue les opérations de ratissage dans la nuit (Barlet 2007a). Ces gestes sont des aveux. Cette façon de filmer les bourreaux, sur le lieu du crime, où personne ne verse une larme, ouvre le présent de la mémoire. Elle démonte les mécanismes d’une machine répressive qui empêche le bourreau de penser, cette machine qui est encore, à des degrés divers, à l’œuvre dans le monde. Cette reconstitution documentaire n’a pas les oripeaux de la réalité ; les lieux ont changé, le temps s’est écoulé. La parole qu’elle développe n’est pas visible à l’image : elle est le fruit d’une situation organisée par le regard du cinéaste et authentifiée ou non par celui du spectateur et de la spectatrice. L’image ne porte ainsi en elle aucune vérité mais ouvre à une relation dont l’enjeu est cette parole invisible. C’est elle qui importe car il s’agit de la reconnaissance de leur crime par les bourreaux, la seule parole qui puisse soulager les rescapé·es. Bien peu de films captent ainsi la parole des bourreaux. « Ils sont dévorés par la honte, on voudrait qu’ils nous parlent », disent les femmes d’Au Rwanda on dit… La famille qui ne parle pas meurt d’Anne Aghion (France, 2004), alors que le gouvernement a libéré 16 000 génocidaires repentis en 2003 : dire où sont cachés les mort·es, dire leur repentir, dire qu’ils sont humains et qu’ils ont été bernés par la propagande ou étaient avides de pillages, demander pardon…, mais ils gardent le silence. Le tribunal reste le lieu de la parole. Dès 2001, le gouvernement rwandais, confronté à 130 000 prisonniers à juger sans les moyens nécessaires, a mis en place des gacacas (‹ herbe douce › en kinyarwanda, le lieu de réunion), version actualisée du système coutumier de résolution
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des conflits consistant à réunir sur les lieux mêmes des massacres tou·tes les protagonistes du drame : rescapé·es, témoins, criminel·les présumé·es. Les débats sont encadrés par les inyangamugayo, élus parmi les membres intègres de la communauté, qui prononcent des peines pouvant aller jusqu’à la prison à vie mais aussi être des travaux d’intérêt général. En 2005, 8 000 gacacas sont venus s’ajouter aux 750 existants. Des films se sont employés à mettre en doute leur valeur. Dans Nos cœurs sont vos tombes de Roger Beeckmans (Belgique, 2004), des femmes indiquent que dans certains cas les juges sont eux-mêmes d’anciens génocidaires. On signale des exécutions sommaires de témoins, des lettres de menace (Barlet 2004a). Mais ne faisant que dénoncer ces failles, le film crée de la disjonction plutôt que du lien. Même constat pour Rwanda : Les collines parlent de Bernard Bellefroid (Belgique, 2005). Construit sur le slogan d’une affiche publicitaire pour les gacacas : vérité, justice, réconciliation, le film se targue par son titre de montrer combien ces tribunaux mettent en acte une libération de la parole. Mais se concentrant sur les stratégies des détenu·es pour s’en tirer en demandant pardon, la présence de membres de la famille d’un·e accusé·e dans la composition d’un tribunal ou le refus d’un génocidaire avéré de changer de discours, il montre plutôt que c’est le mensonge qui triomphe, que l’injustice y est flagrante et que les gacacas ne débouchent que sur une décourageante réconciliation de façade (Barlet 2006c). Le travail d’Anne Aghion apparaît dès lors fondamental pour restaurer l’essentiel. Elle ne fait jamais un spectacle des scènes de tribunal, évitant les plans qui dramatiseraient ou théâtraliseraient, resserrant le cadre sur celui qui parle et respectant ainsi la dignité de tous et de toutes, victime ou bourreau. Filmé sur près de dix ans sur une même colline, Mon voisin mon tueur (France, 2009), issu de 350 heures de tournage, retrace l’impact des gacacas sur les survivant·es et les bourreaux. Il n’est pas question pour Anne Aghion de mettre en cause le bien fondé de la démarche rwandaise ni de dénoncer les ambiguïtés de tribunaux où l’on se juge entre voisin·es. Le film ne dénie pas les vérités floues mais il est centré sur le chemin émotionnel vers la coexistence. Ces tribunaux ont leurs limites mais s’ils sont cathartiques, et peuvent ainsi laisser espérer la restauration des liens sociaux, c’est bien parce qu’ils sont mobilisateurs et non sidérants, c’est-à-dire qu’ils libèrent une parole plutôt qu’ils ne l’empêchent ou la contrôlent (Barlet 2009a). L’unité de lieu de tournage permet au film de suivre des personnes précises : les coupables mais aussi Félicité et Euphrasie, deux femmes aux familles exterminées mais épargnées car hutu, deux femmes errant dans la solitude (Barlet 2009b). « Elles sont comme des fantômes. Elles sont conscientes du fait qu’elles sont une génération perdue. Mais la motivation des rescapés à aller aux gacacas et à faire ce travail concerne les générations à venir » (Barlet 2009b), dit Anne Aghion. Des ONG et Amnesty international ont qualifié les gacacas d’inéquitables et d’impasse judiciaire. Cependant, ni le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) établi à Arusha, ni les douze chambres spécialisées dans les affaires de génocide établies dans le cadre des tribunaux de première instance rwandais, n’avaient pu traduire rapidement dans les faits l’engagement exprimé par le gouvernement de lutter contre l’impunité. Les gacacas ne peuvent dès lors être disqualifiés sans se référer au contexte poli
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tique, pourtant déterminant. D’Arusha à Arusha de Christophe Gargot (France, 2007) évoque le blocage politique du tribunal qui ne put prendre en compte les accusations portées contre le Front patriotique rwandais (FPR), au pouvoir depuis le génocide. La procureure Carla Del Ponte indique n’avoir pas été autorisée à enquêter au Rwanda (Barlet 2009c). Réaliser un film sur les outils de la justice ne peut en ignorer le contexte politique dans les deux sens du terme : l’exercice du pouvoir et les liens qui fondent une communauté. L’idéologie génocidaire ne put s’imposer que par la peur, sa propagande ne cessant d’évoquer la menace de guerre civile représentée par le FPR. Tuer avant d’être tué. Mais cela demandait un encadrement organisé : des médias, des armes, des listes, des chefs. C’est pourquoi le contexte historique et politique ne peut être laissé de côté : si la violence est exercée par des individus, elle est partout le produit d’un système susceptible d’être décrit et réfléchi. Parcage comme un troupeau dans une cellule étroite, fouilles à nu répétées, absence de communication et de recours, signature d’agrément sans pouvoir le lire, reconduite musclée aux avions de retour, admonestations et cris : la violence administrative à l’encontre des immigrés illégaux décrite dans La blessure de Nicolas Klotz (France, 2003) est proprement physique. Les policiers ne sont pas des méchants mais des instruments, comme le dit le réalisateur « des hommes abstraits » : ils ne disent pas « on les emmène à l’avion » mais « départ chargement ». Klotz aurait pu faire dans l’épique, forcer l’émotion par un montage serré, des mouvements de caméra rapides. Mais le retour à l’avion est filmé comme le reste du film : en plans fixes, proches du plan séquence. Ce n’est pas l’identification qui est recherchée, mais le recul d’une prise de conscience (Barlet 2004b). « Les armes se sont tues mais ton ventre crie encore », s’exclame un rappeur dans le beau Angola Saudade, de Richard Pakleppa (Namibie, 2005). En de nombreux lieux, l’état de guerre finit par s’inscrire comme un trait permanent de l’expérience africaine. « Il y a deux mondes : celui dans lequel on vit et celui pour lequel nous nous battons », dit Koni dans Daresalam d’Issa Serge Coelo (Tchad, 2000) dont le titre signifie ‹ la maison de la paix ›. C’est bien d’une énorme aspiration à la paix que parle ce film de guerre. Les paysans qui se rebellent contre la brutalité d’un régime qui les exploite n’ont que cette idée en tête et la révolution n’est dès lors qu’un moindre mal. Djimi et Koni, deux amis, sont entraînés dans le cycle de la violence. Ils savent s’engager, affronter les défis, croire en des idéaux, progresser, comprendre, mais leurs choix finiront par les opposer. À aucun moment, Coelo ne juge l’un ou l’autre mais cette tension ne se résoudra pas, car « la misère, on n’en a pas eu la peau ». Le film appelle à mobiliser les énergies pour « autre chose que d’éponger du sang » (Barlet 2002). En état de guerre, chacun intègre cette violence qui traumatise, obsède, déstructure et acculture. Dans Bè Kunko (Nos problèmes de Cheick Fantamady Camara, Guinée, 2004), qui suit une fratrie dans un camp de réfugiés de l’ONU, les filles se prostituent, les garçons braquent. Ces jeunes portent le poids de leur déracinement, de la dérive du monde, de la perte de leurs parents. Le film est au rythme tragique de ces jeunes qui, à l’image de ceux des gangs de Conakry (cf. Mathias, le procès des gangs de Gahité Fofana, 1997, et Kiti, justice en Guinée de David Achkar,
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1996), forts de l’inconscience adolescente mais aussi condensés de celle du monde, explosent de ne pouvoir vivre et se suicident peu à peu (Barlet 2004c).
2.2 La violence à l’écran La parole des bourreaux se défilant, il va falloir opérer en son absence, car l’enjeu reste de conjurer l’oubli et le révisionnisme. Mais l’image ne peut remplacer le réel. Sa force est au contraire d’être irréelle : « Incarner, c’est donner chair et non pas donner corps », écrit Marie-José Mondzain (2002, 32). Or, dit-elle encore, « la seule image qui possède la force de transformer la violence en liberté critique, c’est l’image qui incarne ». Cette réflexion est au cœur de la question de la représentation de la violence, centrale pour les films sur l’Itsembabwoko. Déni de l’humain, l’anéantissement efface ses traces et ne laisse pas d’archives. La tentation du cinéma est, sur la foi des témoignages des rescapé·es, de les produire. Les fictions vont dès lors plaider leur légitimité en indiquant qu’elles sont tirées de faits réels. C’est le cas des deux longs métrages utilisant des codes de narration hollywoodiens : Hôtel Rwanda (Terry Georges, 2004) et Shooting Dogs (Michael Caton-Jones, 2006), ce dernier ajoutant dans un encart qu’il est « tourné sur les lieux mêmes où les faits se sont déroulés ». Effectivement, alors qu’Hôtel Rwanda a été tourné dans la banlieue de Johannesburg, Shooting Dogs le fut au Rwanda, ce qui occasionna des dérapages, les voisin·es n’ayant pas toujours été prévenu·es. Les associations de rescapé·es ont dénoncé la violence traumatique des tournages qui ravivent les blessures (Destors 2010, 159). Raoul Peck en était soucieux : « On a beaucoup parlé, travaillé avec des psychologues, veillé à une juste répartition des salaires pour qu’il y ait une entente et que ce ne soit pas simplement une production étrangère qui fait son film et qui s’en va comme Attila mais qu’il y ait un ancrage local très fort » (Barlet 2006b). Hôtel Rwanda ne suscita pas la même polémique que La liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993) qui raconte comment un industriel nazi réussit à sauver 1 100 Juifs et Juives de l’extermination. Pourtant, ils ont beaucoup en commun : linéarité du récit, suspense, héros d’abord détaché puis vertueux, et surtout violoneux happy end pour le moins anachronique pour un film qui prétend contribuer à la mémoire d’une extermination. Hôtel Rwanda est en effet centré sur le combat victorieux de Paul Rusesabagina pour sauver le millier de Tutsi réfugiés dans l’hôtel qu’il dirige, ainsi que sa propre famille. Il évolue vite vers un suspense douteux où les réfugié·es cherchent à échapper à des agresseurs qui ne sont plus que la forme indifférenciée des méchants, miliciens interahamwe (ceux qui combattent ensemble) incontrôlés et répugnants. Cette vision nous ramène au discours ambiant de la guerre ethnique, répercussion d’un atavisme africain de la force bestiale que la modernité n’a pas encore pu contrôler (Barlet 2005). On retrouve ces mêmes foules de drogués assoiffés de sang dans Shooting Dogs, qui voit son héros christique mourir non sans avoir sauvé les enfants qu’il protégeait (Barlet 2006d). Vu du point de vue de deux Européens, un jeune professeur idéaliste et un vieux
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prêtre attaché à son orphelinat, le film met sous un état de choc permanent : « Émouvoir pour faire comprendre », dit Caton-Jones. Mais quel type d’émotion pour quelle compréhension ? Le film reprend les deux dominantes du discours occidental sur le génocide : la désespérance et la culpabilité. Caton-Jones fait le choix du sordide en panoramiquant sur les corps sanguinolents des massacres après en avoir montré la brutale cruauté. « Souffrir est une chose, vivre avec les images de la souffrance en est une autre, et cela ne renforce pas nécessairement la conscience ni la capacité de compassion. Cela peut aussi les corrompre », écrit Susan Sontag, qui poursuit : « Les images paralysent » (2000, 34). Le problème est récurrent. Dans État de violence (State of Violence, Afrique du Sud, 2010) où un homme recherche le meurtrier de sa femme pour s’apercevoir que ce crime était relié à son passé, où donc le sujet est la violence passée et présente du pays, Khalo Matabane l’aborde de façon très frontale : « J’ai été braqué à main armée. Je voulais que le public ressente ce que j’ai ressenti en subissant cette violence » (Barlet 2011), dit-il. Pourtant, cette violation de la distance est en elle-même une violence faite au spectateur. Pour Marie-José Mondzain, « la violence de l’écran commence quand il ne fait plus écran » (2002, 51). Sans distance, la violence devient spectacle. Elle ne convoque que les pulsions destructrices et fusionnelles au lieu de libérer le spectateur d’une telle pression mortifère. En saturer les images ne fait que désespérer sans mobiliser. La nécessité des films sur le génocide, celle de tout film cherchant à conjurer la perpétuation de la barbarie, n’implique pas de la reproduire à l’écran. Lorsqu’Issa Serge Coelo filme dans N’Djamena City (Tchad, 2006) les exactions d’un tortionnaire, il plonge le spectateur et la spectatrice dans la perverse et manipulatrice fascination du voyeurisme davantage qu’il ne rend la parole aux victimes, même si son intention est de révéler le non-dit historique en fournissant cinématographiquement les preuves de la forfaiture, pour conjurer le négationnisme et l’impunité (Barlet 2007b). Par contre, il restaure une belle distance lorsque son tortionnaire se rêve dans des bulles, à l’abri du monde mais le dominant, ou bien lorsqu’il esquisse des chorégraphies aériennes pour sa gymnastique, de la même manière que les exercices physiques à Djibouti des légionnaires de Beau travail (Claire Denis, France, 1999) ressemblaient à un ballet rituel. « La violence d’une image donne de la force quand elle ne dépossède pas le spectateur de sa place de sujet parlant », écrit encore Marie-José Mondzain (2002, 52). C’est pourtant tout le contraire que fait le premier long métrage réalisé sur le génocide, Hundred Days (Cent jours, 2001) réalisé par le photographe britannique témoin du génocide Nick Hugues, en coproduction avec le réalisateur rwandais Eric Kabera. Hugues avait participé à des documentaires, témoigné au tribunal d’Arusha, et voulait avec ce film élargir l’impact en passant à la fiction. Avec un budget modeste, 1,5 million de dollars, le film reconstitue les massacres. Il prend le spectateur en otage en le plongeant dans une hypnose empêchant toute réflexion. Tout est bon pour forcer l’émotion : zooms, filtres, éclairages, gros plans, ralentis et hémoglobine. Ces techniques sont celles des reconstitutions historiques où le réalisme est sans recul. Le point de vue est celui de personnages vivant la scène, recomposée par une masse de figurant·es. Les plans d’en
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semble préparent des plans où la caméra est embarquée dans l’effroi des bousculades. Les détails sont autant de gages de véracité. Tout ce qui est montré, nous le savons déjà, mais cela prend la valeur d’un inédit. Le spectacle donne l’impression d’y être et le pathos prend le dessus. Pourtant, de tels massacres ne supportent pas la transparence : elle nie leur irréductible opacité. Lors de sa projection au Fespaco, le public ouagalais quittait la salle en cours de projection (Barlet 2003b). À quoi bon montrer l’horreur si c’est pour déboucher sur son constat, désespérant et affligeant ? La violence n’est pas celle des images mais celle que le spectateur et la spectatrice ressent en les regardant. « La douleur n’est pas une star », disait Godard dans ses Histoire(s) de cinéma (France, Suisse, 1988). Nick Hugues a également produit Gardiens de la mémoire d’Eric Kabera en 2004, qui reprend le même souci de figuration, en flagrante contradiction avec un psychologue interviewé dans le film qui déclare qu’il s’agit d’un malheur trop privé pour être montré à l’extérieur : images d’archives du génocide, travellings sur les morts, récits tord-boyaux, pleurs, pesanteur soutenue par la lenteur et une musique dramatique. Cette sacralisation de la mémoire terrifiée n’en transmet que la terreur et risque d’engendrer à son tour la violence : elle perd le lien avec le sens du génocide dans l’Histoire et donc la possibilité d’en tirer les leçons, de le resituer dans le présent pour se construire un avenir. Comme le disait Sony Labou Tansi, il s’agit non pas de refléter la violence du monde mais d’entrer en contact violent avec le monde. C’est ce que font Ibéa Atondi et Karim Miské dans Contes cruels de la guerre (Congo, Mauritanie, 2006). Ils évitent le voyeurisme sans soutenir le silence souhaité par les chefs de guerre. De retour au Congo, Ibéa Atondi recueille à la fois la parole des victimes et des bourreaux, comme son ami Jules, milicien cobra, qui abattait sans pitié les civils qu’il appelait « infiltrés ». « Je l’aimais, je l’aime encore », dira-t-elle. Les scènes violentes qu’auraient pu fournir des archives sont remplacées par la prédation des insectes : abeilles, fourmis dépeçant un scarabée, etc. Ces images évoquent mieux la sombre réalité que la réalité elle-même (Barlet 2003c). De la même façon, sur les traces de Djibril Diop Mambety qui démarre ainsi Touki Bouki, Samba Félix Ndiaye avait préféré dans Rwanda pour mémoire (Sénégal, 2003) filmer l’abattoir de Kigali que les corps laissés sans sépulture du génocide des Tutsi : le sang y coule à flot et glisse vers la rivière dont il grossira les flots. Une vache meurt en gros plan (Barlet 2003d). Le film est un réquisitoire contre ceux qui utilisent la mort pour manipuler les vivants. Réalisé à l’occasion de la résidence d’écriture lancée au Rwanda en mai 2000 par Fest’Africa, festival littéraire de Lille (France), aujourd’hui disparu (Revue Africultures 2000), il demande pourquoi garder les cadavres exposés dans les lieux du génocide. On interdit aux familles d’enterrer leurs proches, prétextant qu’en tant qu’instruments de mémoire, ils ne leur appartiennent plus. Pourtant, rappelle l’écrivain tchadien Koulsy Lamko, « il faut enterrer les morts, sinon les phalènes (papillons de nuit) vont continuer à tourmenter les vivants » (Lamko 2000, 23). Il parle d’un « regard de voyeur qui semble être une sorte de profanation ». Yves Simon dénonce « la figuration macabre, violente et cynique » de l’exposition
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des mort·es. « Pour profiter de la mauvaise conscience, l’État rwandais prend ses morts en otages », disait Samba Félix Ndiaye (Barlet 2000).
2.3 Le pouvoir des images En avril 1994, Jean-Christophe Klotz est à Kigali en tant que reporter pour des agences indépendantes, et fait un reportage sur des enfants tutsi qui s’entassent dans les locaux d’une paroisse catholique. Il passera sur la chaîne française Antenne 2. Dès le 28 janvier 1993, Jean Carbonare, président de Survie, témoignait avec émotion sur la même chaîne au journal de 20 heures, à l’heure de la plus grande écoute, des massacres organisés qui déjà se mettaient en place. Le monde savait, avant et pendant le génocide, et pourtant, ces images n’ont pas arrêté les massacres. « À quoi bon dès lors risquer sa vie pour les faire ? », demande Klotz dans Kigali, des images contre un massacre (France, 2005). Klotz s’est pris une rafale de mitrailleuse et fut conduit à l’hôpital. Deux jours après, les enfants de la paroisse étaient exterminés. Ça ne s’oublie pas. Dix ans après, Klotz retourne à Kigali et retrouve les rescapé·es qui se comptent sur les doigts de la main et tente une réflexion sur le rôle des images (Barlet 2006e). Les politiques ne bougent que sous la pression de l’indignation de l’opinion. Ce serait donc la force des médias. Mais pour le Rwanda, ni l’opinion ni les politiques n’ont bougé. Pourquoi l’opinion, qui se mobilise à ce point après les tsunamis, n’a pas réagi face au génocide des Tutsi ? Parce que l’Afrique serait condamnée aux misères ? Le constat du film est sans appel : même accablantes, les images ne peuvent mobiliser que si elles sont acceptées par celui ou celle qui les reçoit. Sans doute parce qu’il n’y a pas d’évidence dans l’image. Elle est toujours le produit d’un regard et perçue en tant que telle. L’image n’a pas de pouvoir en elle-même mais dans ce qu’elle met en relation avec celui ou celle qui la regarde. Dans le prisme distancié d’un discours médiatique axé sur l’Afrique des guerres tribales, ces images n’avaient aucune chance d’émouvoir. En 2009, Klotz revient sur son expérience traumatique avec un long métrage de fiction, Lignes de front. L’objet central du film est la caméra d’Antoine, son alter ego dans le film. Elle lui est comme une prothèse qu’il ne cesse de déclencher dès qu’il sent possible de capter du réel : un événement à formater pour le faire rentrer dans la case télévisuelle. Lorsqu’en milieu de film il s’obstine à filmer en gros plan des corps massacrés, c’est qu’il réalise (à proprement parler) son impuissance à transcrire ce réel qui lui remonte à la gueule. On ne choisit pas d’être témoin, on ne l’est que malgré soi. Ce n’est que lorsqu’il abandonne sa caméra et affronte seul son retour dans l’horreur que la fiction devient possible. Et que le film change de point de vue : il s’agit de voir non plus seulement les victimes mais ce qui anime les bourreaux. Il va pour cela se jeter dans la gueule du loup. Cette confrontation supprime la distance qui le protégeait du réel, et il manque d’y laisser sa peau autant que la raison (Barlet 2010b). Les images étaient rares durant le génocide mais elles se firent pléthore pour couvrir l’Opération Turquoise. « Le monde n’a pas compris que ces images de milliers de
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gens en marche n’étaient pas des victimes mais les tueurs ou complices de tueurs », dit Raoul Peck (Barlet 2006b). Commande de la chaîne Canal Plus, Opération Turquoise d’Alain Tasma (France, 2007) touche au rôle de la France au Rwanda, que la plupart des fictions évoquent de façon très négative : armement et soutien des Hutu, abandon de leurs collaborateurs tutsi menacés. Tasma attaque lui aussi sans détours l’hypocrisie à l’œuvre dans cette opération soi-disant humanitaire et accuse l’armée d’avoir laissé faire les massacres de Bisesero. « Le monde s’est pâmé d’émoi devant ces images de fuite et a commencé à envoyer de l’aide », poursuit Peck, « laquelle a créé de plus grands malheurs encore dans les camps de réfugiés car les assassins s’en servaient pour faire du trafic auprès de la population congolaise notamment et continuer leur mainmise sur les réfugiés. C’est là où l’on voit le poids de manipulation des images. » Dans Un dimanche à Kigali de Robert Favreau (Canada, 2006), tiré du récit éponyme à succès de Gil Courtemanche publié en 2000 et qui se définit comme une « fiction inspirée d’événements réels », le journaliste québécois Bernard Valcourt s’obstine à filmer : « Il faut des images pour arrêter cette folie. Je n’ai pas le droit de ne pas essayer. » Il compose pourtant un personnage désabusé. Comme le sida sur lequel il devait tourner un documentaire, le génocide mutile le pays dans sa chair, mais sert surtout dans le film à contrer la naïveté du rapport adolescent de Valcourt à l’Afrique. Entièrement tourné au Rwanda, le film reste la fiction projetée d’un rapport à soi-même dont l’Afrique est à la fois le révélateur et le tragique décor. Avec cette différence près, mais de taille, que tout le film est placé sous le signe d’une complicité : « Vous pensiez qu’on était des animaux, maintenant vous savez qu’on est des êtres humains. » Valcourt dira qu’« une caméra ne peut rien contre les machettes », mais le film lui répond le contraire : il est entièrement construit dans une croyance en la puissance pédagogique du cinéma. Humaniste et généreux, Un dimanche à Kigali est à l’image du comportement de Valcourt, une ode au rachat par la bonté (Barlet 2007c).
2.4 Face à l’effroi Cette humanisation à l’œuvre dans certains films tente d’apaiser l’effroi ressenti face à la force de l’inhumain, cette « honte d’être un homme » dont parlait Primo Levi (Boutang, entretiens filmés, 1996 [1989‒89]). « Si on n’éprouve pas cette honte, ce n’est pas la peine de faire de l’art », disait Gilles Deleuze (Boutang, entretiens filmés, 1996 [1989–89]). L’inhumain est ainsi la seule mesure de notre humanité et l’art a pour fonction de libérer la vie des prisons que l’homme met lui-même en place. C’est en cela qu’il est résistance. Le cinéma distille cependant souvent l’illusion sentimentale que l’homme est bon par essence et que la solution serait de ranimer cette flamme en lui. Mais cela reste un vœu pieux car la violence est une énigme que nous ne cesserons jamais d’essayer de résoudre, ce qu’Hannah Arendt appelait à propos d’Eichmann « la banalité du mal ». Représenté dans Hôtel Rwanda et Un dimanche à Kigali, le lieutenant général Roméo Dallaire, commandant des forces de l’ONU et arbitre dans le processus
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de paix d’Arusha précédant l’Itsembabwoko, a écrit un récit autobiographique dont est tiré le film éponyme J’ai serré la main du diable de Roger Spottiswoode (Shake Hands with the Devil, Canada, 2007). Dallaire a sombré dans la dépression et a tenté plusieurs fois de se suicider. Le film est construit sur son entrevue avec une psychiatre où remontent ses souvenirs traumatiques et met en avant son sentiment de culpabilité. Il porte ainsi celle de la communauté internationale. Mais la culpabilité n’est que larmes de crocodile si elle ne débouche pas sur la vigilance, car l’enjeu reste de conjurer la répétition de l’horreur. Il est angoissant de prendre conscience, comme Dallaire, qu’à la faveur d’une nouvelle crise, les massacres peuvent recommencer, au Rwanda comme ailleurs. Seules les œuvres artistiques peuvent construire l’espoir, car elles ouvrent à une émotion construisant une liberté de penser et de résister. C’est à ce titre que d’autres films sont nécessaires pour sans cesse renouveler la façon dont est posée la question de l’inhumanité. Cela suppose de ne pas considérer, comme Adorno, le génocide comme un absolu irreprésentable mais comme la source d’une réflexion qui nous aide à dépasser l’effroi et la sidération. Il n’est ainsi pas étonnant que Rwanda, le jour où Dieu est parti en voyage (Belgique, 2009) soit réalisé par Philippe Van Leeuw, un chef opérateur, un homme de cinéma dont le métier est l’image. Sans doute cela motive-t-il aussi le fait que le film est presque entièrement silencieux. C’est incontestablement sa pertinence et sa force, car ce silence est celui des mort·es. Il est aussi celui de Dieu, comme le suggère le titre. Le génocide creuse un trou sans fond, une blessure immense en atteignant le sens même de l’existence humaine. Ainsi que l’exprime le Tchadien Nocky Djedanoum de manière similaire dans son recueil de poésie Nyamirambo ! (Djedanoum 2000). Comme l’écrivain guinéen Tierno Monenembo dans L’aîné des orphelins ou le Tchadien Koulsy Lamko dans La phalène des collines, le film n’aborde pas frontalement l’Itsembabwoko, lequel est pourtant au centre de chaque image. Dieu signifie l’espoir de pouvoir aimer. C’est ce que le meurtre de ses enfants a enlevé à Jacqueline et qui fait qu’elle ne peut plus que jeter la croix qu’elle porte autour du cou et vouloir détruire ce qui la ramène à la vie. Il lui faut poser un acte, et le paradoxe est qu’en le mettant en scène sans détour mais à juste distance, le film nous rend la parole que, comme elle, nous avions perdue. Cet acte christique conjure la défaite de Dieu puisqu’il nous fait nous demander comment on peut se croire ou se vouloir humain, et dans quel langage, dans quelle pensée. Son acte final de liberté retrouvée en revenant dans ce qu’est devenu son village ouvre ainsi la sphère des possibles d’un avenir à construire hors des modèles qui ont conduit au drame. Sa décision suggère qu’en définitive, la vie des autres est inatteignable car la prendre ne suffit pas pour s’en protéger ou se l’approprier. Les mort·es ne sont pas mort·es : ils et elles viennent, comme la phalène des collines, hanter le monde des vivants (Barlet 2009d). Le silence, c’est aussi celui de Kabera et Uwamungu, deux amis d’enfance rwandais qui vivent ensemble en France à Toulouse, l’un travaillant, l’autre étudiant, dans Waramutseho ! (Bonjour !) de Bernard Auguste Kouemo Yanghu (Cameroun, 2008), lorsqu’ils découvrent le génocide dans les médias. Ce silence, c’est celui de leur effroi, de
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leur angoisse pour leurs proches, de l’abyme que creuse la terreur en chacun, de l’indicible quand l’un apprend ce que l’autre ne sait pas. Cet indicible piège la relation, brise les liens et engendre la violence. Ils finiront par se battre, douloureux écho du théâtre rwandais. Mais ils sont encore là, côte à côte, à devoir vivre ensemble. Un échange de regards suffit alors à suggérer que l’espoir est dans la reconnaissance de ce qu’on partage (Barlet 2009e). Quelle créativité déployer pour se réconcilier ? C’est une question très concrète pour les jeunes Rwandais, qui ne peuvent mettre de côté cet héritage de souffrances et de haines. Sangwa et Munyurangabo sont aussi les meilleurs copains du monde dans Munyurangabo de Lee Isaac Chung (Etats-Unis, 2007), jusqu’à ce que les vieux démons du génocide ne viennent les opposer. Confronté au rejet, Munyurangabo en vient à interroger son propre nom qui signifie ‹ guerrier › : « Quel est ton combat ? » Le devoir de violence pourra ainsi trouver une autre issue. Ce premier long métrage tourné en kinyarwanda a été réalisé au cours d’un atelier dans un camp d’enfants des rues. Il est le produit d’une écriture collective qui, si elle travaille la mémoire, trouve son inscription dans le présent (Barlet 2007d).
3 Conclusion : l’après du génocide
Ce présent du génocide, qui ne prétend pas créer de l’archive, donne au Rwanda un cinéma nouveau. À la faveur des tournages étrangers, des structures de production ont émergé, menées par une poignée de jeunes cinéastes, rescapé·es pour la plupart de l’Itsembabwoko, au point qu’on parle maintenant de Hillywood, contraction de hill (colline) et Hollywood (Convents 2008, 420–465). La création en 2002 par Eric Kabera du Centre Cinématographique du Rwanda (CCR) assure un appui à la formation et la mise en place d’un cinéma itinérant et d’un festival annuel de cinéma à Kigali. « Le génocide est présent dans chaque scénario que je lis, chaque idée de film », dit-il (Destors 2010, 186). Des films ont fait le tour des festivals internationaux, comme en 2011 Matière grise (Grey Matter) de Kivu Ruhorahoza, le premier long métrage entièrement produit au Rwanda, qui retrace brillamment le combat et les doutes d’un cinéaste qui veut faire un film sur les traumatismes de la violence (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Si l’intention prend le dessus sur la complexité, le film est problématique. Imbabazi, le pardon de Joël Kikereza (2012), est entièrement basé sur un message de tolérance, la réconciliation par le pardon. Sans doute faut-il un peu plus que cette affirmation pour convaincre les Rwandais·es confronté·es au retour des génocidaires de vivre ensemble. S’il pointe bien la parole comme condition essentielle de la réconciliation (que les bourreaux avouent leurs crimes), il le fait en dehors de tout processus collectif (à la différence des gacacas), comme le produit d’une illumination individuelle : Manzi, qui a dirigé une équipe de tueurs, sort de quinze ans de prison comme touché par la grâce, se met à parler sur les marchés et ouvre un bureau pour que les témoignages soient
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recueillis. Sa ‹ conversion › rédemptrice est l’objet d’une ellipse, comme s’il était évident qu’un assassin finisse par regretter ses crimes. « Pour progresser, il faudrait comprendre les raisons du génocide, mais aussi ses conséquences », dit Marie Clémentine Dusabejambo (Rwanda, 2013). Elle en parle comme d’une responsabilité pour les générations futures, de même que l’on vit avec ce qu’ont fait les générations précédentes. En abordant le thème du rejet des albinos dans Une place pour moi (A Place for Myself, 2016), elle prend des individus dont l’appartenance ethnique n’est pas posée, mais qui sont marqués par leur différence. « Il nous faut mettre sur la table les ombres de notre Histoire et en discuter. Si durant le génocide, les gens avaient massacré ceux qu’ils haïssaient, il n’y aurait pas eu beaucoup de victimes. Il faut revenir sur ce qui fait qu’on finit par tuer son voisin. Il faut aller au-delà du discours actuel », dit-elle (Rwanda, 2016). Inspiré par la présence de camps de réfugié·es congolais·es et burundais·es au Rwanda, Jean-Luc Habyarimana a consacré son premier long métrage, The Black Belgian (Le Belge noir, 2017), non au génocide en particulier mais à la guerre civile en général « car cela arrive dans toute la région ». Le film met en scène un jeu d’intérêt entre un employé noir de l’ambassade de Belgique qui cherche sa fille enlevée par la milice et un milicien qui le découvre blessé dans sa maison et en profite pour essayer de lui soutirer un visa (Barlet 2017). Au Fespaco de 2019, l’étalon de Yennenga a été attribué à La miséricorde de la jungle de Joël Kikereza, également couronné par le prix d’interprétation masculine pour Marc Zinga. Le Rwanda avait demandé sans succès le retrait du film en cours de festival. En tant que président du pays invité, Paul Kagame devait remettre l’étalon d’or. Il dut ainsi s’exécuter alors que le film va à l’encontre du discours officiel rwandais. Il se déroule en effet dans le Congo voisin, où opère l’armée rwandaise en 1998, lors de la deuxième guerre du Kivu avec pour enjeu les richesses minières de la région. Cela est connu de tous et toutes, mais le traumatisme du commandant de l’armée issue du Front patriotique rwandais en raison des exactions qu’il a commises n’entre pas dans le politiquement correct. Le film s’inscrit ainsi dans la difficile introspection de la violence exercée, enjeu de l’apaisement des consciences pour bâtir sereinement l’avenir. Cela fait partie de la nécessaire complexité si l’on veut voir l’Histoire en face pour rendre possible et durable la réconciliation. C’est également le sujet de la série en huit épisodes Black Earth Rising (2018) du Britannique Hugo Blick, produite par la BBC et internationalement diffusée sur Netflix, tournée au Ghana (pour les scènes africaines) et où aucun·e des acteurs et actrices n’est rwandais·e. La mémoire des violences y est subtilement évoquée par de l’animation et son scénario en forme de thriller judiciaire autour d’une histoire personnelle impliquant des faits historiques gravissimes la rend très attractive. Elle fait référence aux pressions internationales, à la cour du Tribunal pénal international de La Haye, et surtout à des massacres perpétrés par les forces du Front patriotique rwandais pour démanteler les camps de réfugié·es hutu au Zaïre. Le problème est ici que la dramaturgie est basée sur des personnages inventés et des approximations historiques qui laissent perplexes.
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On le voit, l’exclusion et la guerre civile permettent d’aborder les questions posées par le génocide sans forcément entrer directement dans une approche historique d’un sujet sensible sur lequel règne une analyse officielle. Cependant, c’est en mettant en perspective critique la mémoire et le processus mémoriel, les questions de représentation et la fécondité du symbole, l’articulation du sens et le maintien de la vigilance et de l’inquiétude que les cinéastes rwandais·es pourront produire un cinéma de la réconciliation.
4 Bibliographie / filmographie 4.1 Œuvres citées Angola saudades de quem te ama. Réal. Richard Pakleppa. Luna Films. 2005. Après (un voyage dans le Rwanda). Réal. Denis Gheerbrant. Les Films d’Ici. 2003. Au nom du père, de tous, du ciel. Réal. Marie-Violaine Brincard. Les Films du Sud. 2010. Au Rwanda on dit ... La famille qui ne parle pas meurt. Réal. Anne Aghion. Dominant 7, Gacaca productions, Arte France. 2004. Bè Kunko (Nos problèmes). Réal. Cheick Fantamady Camara. Djoliba Productions, Les Films de Cléopâtre. 2004. Beau travail. Réal. Claire Denis. Pathe Télévision, La Sept-Arte, Tanaïs Productions. 1999. Behind the words. Réal. Marie Clémentine Dusabejambo. Almond Tree films. 2013. Black Earth Rising. Réal. Hugo Blick et Abi Bach. Drama Republic, British Broadcasting Corporation (BBC), 2018. Cent jours (Hundred Days). Réal. Nick Hugues. Nick Hughes, Eric Kabera. 2001. Contes cruels de la guerre. Réal. Ibéa Julie Atondi, Karim Miské. Monteurs’Studio. 2006. D’Arusha à Arusha. Réal. Christophe Gargot. Atopic. 2009. Daresalam. Réal. Serge Coelo. Pierre Javeaux, Issa Serge Coelo, Pierre Chevalier. 2000. État de violence (State of violence). Réal. Khalo Matabane. Michelle Wheatley, Jeremy Nathan. 2010. Gardiens de la mémoire. Réal. Eric Kabera. Link Media Production, Vivid Features. 2004. Histoire(s) de cinéma. Réal. Jean-Luc Godard. Canal+, Centre National de la Cinématographie, France 3, Gaumont, La Sept, Télévision Suisse Romande, Vega Films. 1988. Hôtel Rwanda. Réal. Terry George. Terry George, A. Kitman Ho. 2004. Imbabazi, le pardon. Réal. Joël Kikereza. Karekezi Film Production, Ndolo Films. 2012. J’ai serré la main du diable (Shake Hands with the Devil). Réal. Roger Spottiswoode. Laszlo Barna, Michael Donovan. 2007. Kigali, des images contre un massacre. Réal. Jean-Christophe Klotz. ADR Productions, ARTE France Cinéma. 2005. Kiti, justice en Guinée. Réal. David Achkar. Sertis. 1996.
L’abécédaire de Gille Deleuze. Réal. Pierre-André Boutang. Sodaperaga Productions. 1996 [1988‒89]. La blessure. Réal. Nicolas Klotz. Nicolas Klotz, Elisabeth Perceval, Joseph Rouschop, Charlotte Vincent. 2003. La liste de Schindler. Réal. Steven Spielberg. Amblin Entertainment. 1993. Le Belge noir (The Black Belgian). Réal. Jean-Luc Habyarimana. Joel Karekezi. 2017. Le dictateur (The Great Dictator). Réal. Charlie Chaplin. Charles Chaplin Productions. 1940. Ligne de front. Réal. Jean-Christophe Klotz. Yaël Fogiel, Laetitia Gonzalez. 2009. Lumumba. Réal. Raoul Peck. Jacques Bidou. 2000. Mathias, le procès des gangs. Réal. Gahité Fofana. Ardèche Image Productions,Télé8 Mont Blanc, Revue Noire, Radiodiffusion Télévision Guinéenne. 1997. Matière grise (Grey Matter). Réal. Kivu Ruhorahoza. Scarab Studio, POV Productions. 2011.
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Mon voisin mon tueur. Réal. Anne Aghion. Gacaca productions. 2009. Munyurangabo. Réal. Lee Isaac Chung. Lee Isaac Chung. 2007. N’Djamena City. Réal. Issa Serge Coelo. Parenthèse Films, Sic Productions, CENACI. 2006. Nos cœurs sont vos tombes. Rég. Roger Beeckmans. Centre de l’Audiovisuel à Bruxelles (CBA), RTBF, Image Création.com. 2005. Nous sommes nombreuses (Toza é bélé). Réal. Moussa Touré. Unicef/Congo Brazza, Les Films du Crocodile. 2003. Opération Turquoise. Réal. Alain Tasma. Cipango, Canal+, France 2, CNC, Fontana, RTL-TVI. 2007. Quelques jours en avril (Sometimes in April). Réal. Raoul Peck. HBO Films. 2005. Rwanda. Les collines parlent. Réal. Bernard Bellefroid. Véronique Marit, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Dérives, Arte, WIP, RTBF. 2006. Rwanda pour mémoire. Réal. Samba Félix Ndiaye. Les fabriques de la Vanne, CVA Dakar, Arts et Médias d’Afrique, avec le soutien de l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie. 2003. Rwanda, le jour où Dieu est parti en voyage. Réal. Philippe van Leeuw. Les Films du Mogho, Artemis Productions. 2009. S21, la machine de mort khmer rouge. Réal. Rithy Panh. Arte France. 2002. Shooting Dogs. Réal. Michael Caton-Jones. BBC Films, Adirondack Pictures. 2005. Touki Bouki. Réal. Djibril Diop Mambety. Cinegrit Studio Kankourama. 1973. Un dimanche à Kigali. Réal. Robert Favreau. Lise Lafontaine, Michel Mosca. 2006. Une affaire des nègres. Réal. Osvalde Lewat. AMIP, Waza Images. 2006. Une place pour moi (A place for Myself). Réal. Marie Clémentine Dusabejambo. Iyugi.ltd. 2016. Waramutseho ! Réal. Bernard Auguste Kouemo Yanghu. Courte Échelle Prod., Horizon d’Afrique. 2008. Amnesty International. Rwanda. Gacaca. Une question de justice. 2002. https://www.amnesty.org/en/ documents/afr47/007/2002/fr/. Londres : Documents Public (6 décembre 2017). Barlet, Olivier. Editorial. Pour la fraternité. 1998. http://africultures.com/editorial-332/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. ‹ L’horreur n’est pas montrable › : Entretien d’Olivier Barlet avec Samba Félix N’Diaye, cinéaste. 2000. http://africultures.com/lhorreur-nest-pas-montrable-1468/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Daresalam d’Issa Serge Coelo. 2002. http://africultures.com/daresalam-2071/. http://africultures.com/la-blessure-3431/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Toza é bélé (Nous sommes nombreuses) de Moussa Touré. 2003a. http://africultures.com/tozae-bele-nous-sommes-nombreuses-2666/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. 100 Days (Cent jours) de Nick Hughes. 2003b. http://africultures.com/100-days-cent-jours-2786/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Rwanda pour mémoire de Samba Félix Ndiaye. 2003c. http://www.africine.org/critique/rwandapour-memoire/2824 (16 septembre 2022). Barlet, Olivier. Contes cruels de la guerre d’Ibéa Atondi et Karim Miské. 2003c. http://africultures.com/contescruels-de-la-guerre-2738/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Rwanda pour mémoire de Samba Félix Ndiaye. 2003d. http://africultures.com/rwanda-pourmemoire-2824/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Lussas 2004 : Rwanda, Afrique, les seuils de la représentation. 2004a. http://africultures.com/ lussas-2004-rwanda-afrique-les-seuils-de-la-representation-3477/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. La Blessure de Nicolas Klotz. 2004b. http://africultures.com/la-blessure-3431/. Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Bè Kunko (Nos problèmes) de Cheick Fantamady Camara. 2004c. http://africultures.com/bekunko-nos-problemes-3436/, Africultures.com (7 décembre 2017). Barlet, Olivier. Hôtel Rwanda de Terry George. 2005. http://africultures.com/hotel-rwanda-3776/. Africultures. com (7 décembre 2017).
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Olivier Barlet
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Destors, François-Xavier. Images d’après, cinéma et génocide au Rwanda. Lormont : Éditions Le bord de l’eau, 2010. Djedanoum, Nocky. Nyamirambo ! Lille : Fest’Africa et Bamako : Le Figuier, 2000. Drame, Claudine. Des films pour le dire. Reflets de la Shoah au cinéma, 1945–1985. Genève : Édition Metropolis, 2007. Frodon, Jean-Michel. Le cinéma et la Shoah. Un art à l’épreuve de la tragédie du 20e siècle. Paris : Cahiers du cinéma, 2007. Lamko, Koulsy. La phalène des collines. Butare : Kuljaama, 2000. Monenembo, Tierno. L’aîné des orphelins. Paris : Éditions du Seuil, 2005. Mondzain, Marie-José. L’image peut-elle tuer ? Montrouge : Bayard, 2002. Revue Africultures 30, Rwanda 2000 : mémoires d’avenir (septembre 2000), Paris : L’Harmattan. Sontag, Susan. Sur la photographie. Paris : Christian Bourgois éditeur, 2000.
4.2 Lectures complémentaires Dauge-Roth, Alexandre. Writing and Filming the Genocide of the Tutsis in Rwanda. Dismembering and Remembering Traumatic History. Lanham : Lexington Books, 2010. Duclert, Vincent, Nsengimana, Joseph. Le génocide des Tutsi au Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité. Paris : Éditions du Seuil, 2023. Fujii, Lee Ann, Finnemore, Martha. Show Time. The Logic and Power of Violent Display. Ithaca : Cornell University Press, 2021. Irakoze, Claver, Williamson Sinalo, Caroline. Transmitting Memories in Rwanda. From a Survivor Parent to the next Generation. Leiden : Brill, 2023.
Françoise Naudillon
28 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma
Résumé : Le chapitre propose une analyse de la production cinématographique traitant du régime duvaliériste (1957–1986) en Haïti et mettant en scène la milice des Volontaires de la Sécurité Nationale ou ‹ tontons macoutes ›. Après un rappel historique, quatre grandes catégories de films sont présentées : les documentaires-militants, souvent réalisés par des cinéastes opposants au régime ; les films politiques, films qui traitent principalement de la dictature ; les films d’horreur qui abordent la terreur duvaliériste, en convoquant le répertoire du vaudou et des zombis ; et les films d’allusion où la dictature sert seulement de trame de fond.
Mots-clés : cinéma, dictature, François Duvalier, Jean-Claude Duvalier, film, Haïti, mémoire, milice, tontons macoutes, traumatisme, vaudou, zombis
1 Le cinéma haïtien face à la terreur duvaliériste Le cinéma haïtien s’est immédiatement emparé de la dictature des Duvalier père et fils. Cette dictature, qui dura une trentaine d’années, de 1957 jusqu’en 1986, s’appuyait sur l’emploi démesuré et arbitraire de la force par une milice privée, les ‹ tontons macoutes ›, au service exclusif du dictateur et sur la croyance partagée par la population que le chef de l’État possédait un pouvoir occulte et qu’il était lui-même un prêtre de la religion vaudou. Ils sont les protagonistes de nombreux films visant à dénoncer le régime de terreur mis en place par les Duvalier. Ce chapitre présente d’abord le contexte historique et la fonction mémorielle du cinéma, avant d’analyser le cinéma militant et le cinéma d’horreur et politique. Face aux épreuves persistantes en Haïti – la violence, les tremblements de terre, la pauvreté économique… –, l’oppression politique continue à fournir un élément cinématographique d’arrière-plan, certes, mais qui insiste sur l’expérience et les effets de la terreur.
Françoise Naudillon, Université Concordia, Montréal https://doi.org/10.1515/9783110420746-028
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2 Contexte historique et fonction mémorielle du cinéma 2.1 Le contexte historique : la dictature duvaliériste
François Duvalier fut élu président d’Haïti en 1957. Son élection faisait suite à une longue instabilité politique mais s’il fut élu démocratiquement grâce au soutien de la population noire qui pensait ainsi mettre fin au règne des mulâtres, le pouvoir exercé par celui que l’on appellera ‹ Papa Doc › se révèle rapidement violent, impitoyable et sanglant (Diederich et Burt 1971). Le corps de milice dont le nom officiel sera Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN) est créé en 1960 avec deux objectifs. Il s’agit de faire concurrence à l’armée (Forces Nationales d’Haïti) dont Duvalier se méfie, mais aussi, en recrutant massivement dans ce nouveau corps de sécurité des paysans qui jusque-là n’avaient jamais été intégrés aux forces armées, de s’assurer du soutien indéfectible de ces nouvelles recrues. Au plan symbolique, l’uniforme des VSN que le peuple surnommera bientôt les ‹ tontons macoutes ›, comporte un foulard rouge associé au dieu du vaudou Ogun Féraille, le dieu de la guerre. Avec leurs uniformes bleus, leurs machettes, leurs fusils, leurs lunettes de soleil, les macoutes se livraient systématiquement au rançonnage et au pillage des populations qui avaient le malheur d’être sous leur coupe. De façon délibérée, le régime ne les payait pas ou peu. Ils avaient cependant le pouvoir d’emprisonner, de torturer, d’assassiner, de s’accaparer ou de détruire les biens de ceux qu’ils terrorisaient mais aussi de violer impunément les femmes, voire de faire disparaître des familles entières. Police politique, police secrète, les ‹ tontons macoutes › furent ‹ invincibles ›, car s’en prendre à eux revenait à s’en prendre directement au dictateur. À la chute du régime duvaliériste, en 1986, on estime l’effectif des VSN à environ 350 000 personnes. En une ultime démonstration de force en 1988, les ‹ tontons macoutes › prirent d’assaut l’église Saint-Jean Bosco de Port-au-Prince (9 morts, 77 blessés). L’historien Laënnec Hurbon analyse du reste la transformation des VSN en mafia alors que de plus en plus de dirigeants de l’armée se sont rapprochés du ‹ macoutisme ›. La chute des Duvalier « paraissait pour eux une opportunité inespérée […] d’obtenir, par reproduction élargie, les privilèges économiques jusqu’ici réservés à la seule famille du dictateur. L’État haïtien, sous la direction de l’armée, allait se transformer peu à peu en État-mafia » (Hurbon 2001, 69). Hurbon (1979) montre par ailleurs les liens historiques qui mêlent en Haïti politique et religion. Le pouvoir des Duvalier frappe selon lui l’imaginaire car, au-delà du ‹ Noirisme › qui fut l’idéologie officielle de ‹ Papa Doc ›, essayant ainsi de se concilier la petite bourgeoisie noire (Charles 1994, 255–256), le sacré fut un autre pilier de cette dictature qui put se maintenir pendant 29 ans, soit jusqu’à ce que Jean-Claude Duvalier, dit ‹ Baby Doc ›, soit renversé en 1985. François Duvalier lui-même dans Face au peuple (1961) fonde sa légitimité dans le spirituel et le religieux :
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Si, vous dis-je, au 22 septembre 1957, la volonté nationale s’est manifestée, cette volonté nationale n’a été que la consécration des décrets éternels et souverains de Dieu. Et dès lors, nul être humain, aucune force au monde, quelle qu’elle soit, ne peut détruire cette volonté divine, si ce n’est Dieu lui-même. (1961, 104)
Le Dieu en question, le « vrai Dieu » dit par ailleurs Duvalier, « se trouve dans l’Africa Mater. Parce que ce sont les dieux qui m’ont permis de monter jusqu’à l’assaut » (1961, 21). Ces Dieux venus d’Afrique constituent le panthéon du vaudou. Ce qui frappe l’imaginaire de tou·tes ceux et celles qui s’intéressent au vaudou, c’est que l’on attribue aux bokos, les sorciers, le pouvoir de créer des zombis : « Les zombis sont des personnes dont le décès a été dûment constaté et qui, bien qu’ensevelies au vu et au su de tous, sont retrouvées quelques années plus tard chez un boko (sorcier) dans un état proche de l’idiotie », rappelle Albert Métraux (1958, 404–405). Cette alliance du spirituel et de la force brutale constitue donc le socle du « totalitarisme duvalériste » selon l’expression d’André Corten, lequel conduit à
l’abandon du moi qui est aussi cette sensation qu’on peut être possédé par des forces étranges, les formes de la sorcellerie. […] D’abord on se protège, ensuite on pactise, après quoi on persécute au nom de la communauté ou on se culpabilise. Finalement dans un vide du moi, on se donne le pouvoir de tuer. (2001, 52)
Dans un rapport publié en 2011 intitulé « On ne peut pas tuer la vérité. Le dossier JeanClaude Duvalier », Amnesty International rappelle les atteintes aux droits humains perpétrées par le régime de ‹ Baby Doc › entre le 22 avril 1971 et le 7 février 1986, notamment par le biais du corps des Léopards, la force de sécurité personnelle du dictateur créée en 1973, et par les VSN que son père avait instaurés. Pêle-mêle sont évoqués les détentions arbitraires avec mise au secret d’opposants politiques à Fort Dimanche, les exécutions extrajudiciaires, le travail de terreur de la police politique dans les casernes Dessalines, les tortures et passages à tabac, notamment l’emploi de la technique du « djak, méthode dans laquelle la victime a les bras et les jambes pliés et attachés ensemble ; elle est ensuite suspendue à un bâton passé dans le creux des genoux et des coudes, ce qui la met en position accroupie, le dos rond » (Amnesty International 2011, 11). Si Amnesty International a éprouvé la nécessité de rappeler les horreurs commises par le régime de Jean-Claude Duvalier, c’est que l’ancien dictateur était de retour à Port-au-Prince le 16 janvier 2011, après 25 ans d’exil et que plusieurs organismes défenseurs des droits humains s’efforçaient de le faire condamner pour crimes contre l’humanité. Il meurt cependant d’une crise cardiaque le 4 octobre 2014. Comment alors rendre compte de l’histoire haïtienne récente ? Comment rendre compte des traumatismes individuels et du trauma national ? Comment témoigner des horreurs de ce régime ?
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2.2 Le cinéma et la mémoire de la dictature Comme en littérature, où les romans consacrés au régime de terreur duvaliériste forment un corpus remarquable, le cinéma s’intéresse très tôt au régime de ‹ Papa Doc ›, que les réalisateurs soient d’origine haïtienne ou non, les malheurs d’Haïti et de sa population résonnent dans l’imaginaire de tout·e citoyen·ne du monde. Quoi de plus cinématographique en effet que ce pays où un dictateur aux habits de sorcier s’emploie à transformer sa population en morts-vivants, en ‹ zombis › ? Les films inspirés par le totalitarisme duvaliériste oscillent entre film de témoignage des victimes et des survivant·es, chronique politique ou film d’horreur. Selon qu’il s’agisse ou non d’un regard de l’intérieur (cinéastes d’origine haïtienne) ou de l’extérieur (cinéastes internationaux et internationales), ces films traitent fondamentalement de la mémoire du Mal. Paul Ricœur distingue trois types de mémoire, la mémoire empêchée, la mémoire manipulée et la mémoire obligée (2000, 82). La mémoire empêchée correspond à la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. L’arrivée de Jean-Claude Duvalier après 25 ans d’exil dans un pays où le souvenir de ses exactions n’est plus présent pour une partie de la population en est un exemple. La mémoire manipulée correspond quant à elle à l’influence des idéologies qui transforment le fait historique. Cette manipulation peut être le fait du régime dictatorial lui-même, mais aussi celle des opposant·es au régime. Elle peut changer au fil du temps, en fonction des idéologies. Mais ce qui caractérise le régime duvaliériste serait plutôt l’oblitération de toute mémoire : il s’agit de faire disparaître tou·tes les opposant·es ainsi que les témoins des exactions commises. Comme Todorov (1995), Ricœur souligne aussi comment se fait la sélection, le traitement, la réorganisation de l’événement, notamment quand il s’agit d’une mémoire traumatique où il faut exposer les processus de victimisation. Enfin, la mémoire obligée serait la ‹ juste mémoire ›, elle correspond au devoir de mémoire, celui que l’on doit à ceux et celles qui nous ont précédé·es.
3 Un cinéma de témoignage, un cinéma de militants Au cours des 29 ans de dictature, très peu de films ont pu être conçus et réalisés en Haïti par des réalisateurs ou réalisatrices haïtien·nes. On dénombre quelques rares productions filmiques : un moyen-métrage, M’ap pale nèt, le tout premier film de science-fiction haïtien réalisé en 1976 par Raphaël Stines, version créole de la pièce de Jean Cocteau Le bel indifférent (1957), et enfin Olivia, un long métrage réalisé en 1977 par Bob Lemoine. On peut encore citer Canne amère de Jacques Arcelin, qui a l’originalité d’avoir été tourné clandestinement en Haïti en 1983, sous ‹ Baby Doc ›. De fait, une loi édictée par le régime le 28 avril 1968 interdisait toute activité culturelle en Haïti, considérée comme un crime contre la sécurité de l’État. Dans les années 1980, on ne comptait qu’une vingtaine de salles de cinéma dans le pays. Paul Roselé Chim (2003) rappelle que parmi les partis d’opposition au régime fondés par les exilés politiques, l’Organisation révolution
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naire du 18 mai proposait, dans ses stratégies de critique du régime duvaliériste, d’en revenir à l’exploitation du matériau historique. En matière de cinéma, la forme du documentaire sera alors privilégiée. Les films de cette période sont principalement réalisés par des cinéastes de la diaspora ayant dû fuir le pays. C’est avec Arnold Antonin, né en 1947 et récipiendaire du Prix Djibril Diop Mambety au Festival International de Cinéma de Cannes en 2002 que commence à se constituer une réflexion cinématographique d’envergure sur la dictature. Celui qui est désormais président de l’Association des cinéastes haïtiens compte dans sa filmographie le court-métrage Les Duvalier sur le banc des accusés (1973, 25 mn, noir et blanc) et surtout, le film le plus internationalement connu contre la dictature des Duvalier : Ayiti, men chimen libète (1975, 120 mn), un documentaire historique qui met en scène des personnages marquants de l’histoire haïtienne, de Christophe Colomb à Jean-Claude Duvalier, mais aussi les porteurs du rêve de liberté comme Rodolphe Moise, Ulrick Jolly ou Justin Castera. Ce film à thèse est un modèle pour le recouvrement de la ‹ mémoire empêchée ›, le rappel des sacrifices consentis par les opposants politiques au régime duvaliériste. Il s’agit d’alerter l’opinion publique mondiale sur les horreurs commises en Haïti dans un va-et-vient constant entre actes de terreur et de résistance. Dans la même veine, Arnold Antonin consacrait en 2015 un film intitulé Mort sans sépulture à Jacques Stephen Alexis, l’un des écrivains haïtiens les plus célèbres, créateur du ‹ réalisme merveilleux ›, auteur de Compère Général Soleil (1955) ou de L’espace d’un cillement (1959). Ce film se veut un jalon de la mémoire culturelle haïtienne. Écrivain, homme politique et médecin, la vie de Jacques Stephen Alexis symbolise l’entreprise d’éradication de toute réflexion, de toute résistance et de tout opposant politique du régime de ‹ Papa Doc › et de ses ‹ tontons macoutes ›. Le film fonctionne comme une enquête policière où l’on essaie de retracer les derniers jours de J. S. Alexis. En effet, l’écrivain communiste avait en 1959 rédigé le Manifeste de la Seconde Indépendance (après s’être constitué comme peuple indépendant en 1802, les Haïtien·nes doivent se débarrasser de la dictature et obtenir ainsi leur seconde indépendance) et cofondé le Parti d’Entente Populaire (PEP), parti d’union et d’opposition à la dictature duvaliériste. En 1961, il aurait débarqué clandestinement sur la côte nord-ouest d’Haïti dans le but de renverser le régime. Mais il fut victime d’une trahison, les miliciens duvaliéristes étaient prévenus de son arrivée. Le mystère demeure aujourd’hui sur les circonstances exactes de sa disparition. Aussitôt capturé avec ses compagnons, la rumeur veut qu’ils aient été tués et ensevelis sur place. Cet hommage à Alexis faisait du reste suite à un court-métrage d’Arnold Antonin, dont le titre posait cette question ambiguë : « Un tonton macoute peut-il être un poète ? » (1980, 16 mn). Ce cinéma de témoignage est parfois réalisé par un réalisateur qui n’est pas d’origine haïtienne. Par exemple Jonathan Demme, le réalisateur américain du Silence des agneaux (The Silence of the Lambs, 1991) et de Philadelphia (1993), avait commencé à s’intéresser à Haïti dès 1988 avec son documentaire télévisé Haiti, Dreams of Democracy. Il consacrera en 2003 un film documentaire sous le titre The Agronomist
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(L’agronome) à Jean Dominique avec qui il avait développé des rapports amicaux. Dominique fut en effet à la tête de la première radio indépendante en Haïti, Radio Haïti-Inter. Militant des droits humains, il fut, avec sa femme Michèle Montas, une des principales voix d’opposition au régime. Le film relève du devoir de mémoire car avec des images d’archives, des extraits de documentaires tournés en Haïti, au travers des témoignages de la famille et camarades de lutte et des entrevues avec Dominique luimême pendant ses années d’exil à New York entre 1993 et 1994, Demme y fait revivre le combat de l’homme de radio trois ans après son assassinat perpétré en 2000. Le régime duvaliériste que Jean Dominique avait combattu s’était pourtant effondré depuis 14 ans. Le cinéma donne ainsi forme au vide existentiel et à la prison du silence entretenue par le dictateur. Ce cinéma d’entrevues, de témoignages, de confrontation, de repérage des lieux, cette forme de cinéma d’enquête est essentielle ; elle est privilégiée par les réalisateurs qui veulent proposer une base tangible qui confronte la rumeur, le mensonge, le silence effrayant du régime qui tue, torture, fait disparaître le plus souvent à bas bruit ceux qui osent se dresser sur le chemin sanglant du léviathan duvaliériste. Voir et faire voir, entendre et enregistrer sont des armes. En remémorant le trauma, en donnant chair et voix aux martyr·es disparu·es, en réécrivant l’histoire effacée, la tâche du réalisateur se déploie sur les deux axes du temps : témoigner du passé pour préparer l’avenir. La lutte contre l’oubli et le refoulement est peut-être la première étape de reconnaissance du trauma et une voie de guérison du roman de l’histoire nationale (↗27 Le génocide des Tutsi au cinéma). Du reste, dans son film Le règne de l’impunité (2013), Arnold Antonin poursuit le même combat, avec les mêmes armes en convoquant à l’image près de cinquante témoins de massacres de masse, de crimes et de violences commis dans toutes les couches sociales au cours des 29 ans de dictature des Duvalier. Il s’agit aussi d’apporter les preuves à charge dans le cadre du procès que les associations des droits humains espéraient pouvoir faire subir à Duvalier fils. Si les cinéastes haïtiens ont pris à cœur d’accomplir leur devoir de mémoire en proposant une lecture au plus près du réel, en insistant sur la crédibilité des témoins, en épuisant les circonstances (temps, lieu), en un mot en cherchant le factuel en même temps qu’ils tentent de faire ressortir l’émotion de ceux et celles qui l’ont vécu et qui ont survécu, ou encore en faisant le compte des mort·es, des tortures, des emprisonnements dans des cages infâmes, en égrenant les techniques qui transforment l’être humain en animal, c’est parce qu’ils cherchent à établir une vérité que la dictature veut à tout prix annihiler.
4 Un cinéma politique C’est paradoxalement la fiction qui dit peut-être le mieux la réalité émotionnelle de la dictature en Haïti. De tous les films produits sur la dictature, le plus abouti et probablement le plus visionné est un film de fiction réalisé par Raoul Peck. Ce film, qui fait déjà
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figure de grand classique, présente tous les attributs formels, esthétiques et idéologiques du cinéma de la dictature. L’homme sur les quais (1993) réalisé en 1992, est un film culte. Né en 1953 en Haïti, Peck a passé sa jeunesse au Congo Kinshasa, à l’époque sous la coupe d’un autre dictateur : Mobutu Seseko. Il fera ses études en Allemagne et notamment à l’Académie allemande du film et de la télévision de Berlin (Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin). Son premier long métrage consacré à Haïti intitulé Haitian Corner (1988) évoque, dans le New York des années 1980, un exilé haïtien traumatisé par les tortures subies aux mains des ‹ tontons macoutes ›. L’homme sur les quais est le troisième long-métrage de ce réalisateur ; l’intime et le quotidien y embrassent la grande histoire. C’est par une comptine que le spectateur découvre pour la première fois Sarah, la jeune protagoniste du film. « Trois feuilles, trois racines. Jeter, c’est oublier. Ramasser, c’est y penser », chantonne la petite fille de 8 ans. Nous sommes à Haïti, dans les années 1960. Sarah se souvient de son enfance alors que ses parents se sont réfugiés au Venezuela, elle vit avec sa grand-mère dans une petite ville en Haïti. Il s’agit bien encore une fois de l’illustration de la mémoire, la hantise de la mémoire : il faut la ramasser pour y penser. L’intérêt du film est que, vue à travers les yeux de l’enfant qui ne comprend pas tout ce dont elle est le témoin, l’atrocité est suggérée plutôt que délivrée dans toute son horreur – un drap couvert de sang, un homme fou qui hurle et qui boîte, le silence des adultes, les persiennes fermées dans le grenier où doivent vivre les jeunes filles. La transgression de la jeune Sarah qui ouvre la fenêtre parce qu’elle veut voir le soleil symbolise à elle seule la vérité de la dictature. Comme dans le mythe de la caverne de Platon, Sarah est confrontée à une réalité qu’elle ne peut pas comprendre. Là-bas sur le quai, Janvier, le ‹ tonton macoute › entouré de ses sbires, frappe sauvagement un homme dont on saura plus tard qu’il est le parrain de Sarah. C’est lui le fou, c’est lui qui, plus tard, rendu à l’état d’animal, hantera les rues de la petite ville et qui hurlera la désespérance que les habitant·es de la ville retiennent au plus serré de leur gorge. Puisque Sarah a vu ce qu’elle ne devait pas voir, il faut trouver un moyen de lui faire quitter le pays. Elle est en danger car le ‹ tonton macoute › voudra la faire disparaître. Le film est construit sur cette tension dramatique, ce suspense, la peur de se faire prendre, le silence et les regards de ceux et celles qui savent qu’un mot, un geste peuvent précipiter sans sommation dans l’enfer macoutiste. Sa force est en effet de raconter une histoire familiale et ainsi rejoindre l’histoire de tout le peuple haïtien soumis et, de ce fait, de toute collectivité soumise à la dictature. Il s’agit de ‹ décoloniser › l’imaginaire de la terreur. Plus récemment, Moloch Tropical (2010), un téléfilm français réalisé par Raoul Peck, souligne à grand traits ce qui était suggéré dans L’homme sur les quais. S’il ne s’agit plus de la dictature duvaliériste et si l’on reconnait derrière le personnage de Jean de Dieu Théogène l’ancien président d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide, il s’agit encore d’interroger le pouvoir et ses errements. Satire sur les derniers jours d’un dictateur, le film questionne en effet la violence gratuite, les déchirements d’une société qui compliquent la prise en charge du passé par les médias et interroge l’histoire de la lutte des Haïtien·nes pour enfin obtenir de véritables institutions démocratiques.
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5 Un cinéma d’horreur Cependant, Duvalier et ses ‹ tontons macoutes › doivent leur célébrité mondiale non pas aux films-témoignages dont le public, malgré la qualité cinématographique ou le nombre de prix reçus lors de festivals, reste marginal, mais aux films grand public, souvent classés dans la catégorie ‹ horreur › ou ‹ suspense ›. Adapté d’un roman de Graham Greene (1904–1991) qui en sera le scénariste, The Comedians (Les comédiens) est un film réalisé par Peter Glenville en 1967, l’un des rares films commerciaux, avec une distribution prestigieuse (Richard Burton, Elisabeth Taylor, Peter Ustinov) réalisé pendant la dictature duvaliériste et dont le propos est de montrer le fonctionnement du régime en mêlant drames personnels et politiques. Les premières images du film donnent le ton. Sur un mur, des photos de cadavres barrées de croix rouges. Un ‹ tonton macoute ›, le capitaine Cancasseur, barre d’une croix le portait d’un Haïtien souriant. Lui aussi vient d’être assassiné. « Tout s’est bien passé », dit le ‹ tonton macoute ›. On rencontre bientôt Mr Smith, un adepte du végétarisme dont il a fait sa mission et qui aurait un jour présenté sa candidature à la présidence des États-Unis, sa femme Mrs Smith et Mr Brown, protagoniste principal, héritier d’un hôtel qui fut autrefois luxueux mais dont l’accession au pouvoir de Duvalier et la ruine de l’industrie touristique ont précipité la faillite. Brown (Richard Burton) aime Martha (Liz Taylor), allemande et épouse d’un ambassadeur. Le dernier personnage est le Major Jones (un escroc ?), personnage mystérieux et peut-être mythomane qui sera jeté en prison dès son arrivée dans le pays. Le pouvoir dictatorial est largement mis en scène : les portraits géants du dictateur, les cortèges d’enfants chantant sa gloire, les exécutions publiques, la corruption des services de douane, la surveillance policière, l’inquiétant Michel chargé de torturer les prisonniers, avec même, en guise de leurre, la cité utopique de Duvalierville, déjà en ruine avant d’être construite et débarrassée de tout être vivant. Mais ce sont surtout les lunettes de soleil noires qu’arbore le personnel sécuritaire qui métaphorisent la violence du pouvoir : si les yeux sont le miroir de l’âme, celle-ci est absente, elle disparait derrière les verres fumés. C’est la découverte du cadavre d’un ministre dans la piscine de l’hôtel qui marque le début du drame. La scène qui se déroule devant les portes du cimetière est emblématique de la sauvagerie des ‹ tontons macoutes ›. Non seulement ils s’en prennent physiquement à Mrs Smith, mais de plus, en interdisant l’entrée du cimetière, ils fracassent au sol le cercueil avant de l’emporter. Le cadavre sera-t-il transformé en zombi ? Dans cet univers, les mort·es, comme les vivant·es n’ont droit à aucun respect. L’histoire qui suit relève de plusieurs genres, du roman d’espionnage à la farce politique tragique. On retrouve le Major Jones, espèce d’agent double qui passe de la promesse de fournir des armes américaines aux ‹ tontons macoutes › à celle d’aider les opposant·es au régime mené par Henri Philipot, neveu du ministre assassiné, et un Brown nouveau, qui au départ cynique et fataliste, connait sa rédemption humaniste en se laissant convaincre d’aider les rebelles. Cette réunion improbable d’individus à la dérive se déroule dans un Port-au-Prince livré « aux ténèbres et à la terreur du couvre-feu, aux téléphones qui ne fonctionnaient
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pas, aux tontons Macoutes derrière leurs lunettes noires, à la violence, l’injustice et la torture » (Greene 1966, 143). La population haïtienne décrite dans le film est extrêmement pauvre, les mendiant·es, les handicapé·es sont légion. Quelques personnages sont plus finement évoqués : les ‹ tontons macoutes › bien sûr, les prostituées (Marie-Thérèse) mais surtout, grâce au personnage de Henri Philippot qui est un adepte de cette religion, le cœur du film consiste en une cérémonie vaudou dédiée à Ogun Ferraille, le dieu de la guerre, cérémonie filmée dans l’ensemble assez factuellement et sans exagérations grotesques, dans le péristyle d’un temple vaudou, au pied du potomitan. Mais il faut peut-être remonter à White Zombie (Les morts-vivants), film d’horreur américain réalisé par Victor Halperin en 1932, pour voir se mettre en place les incontournables de tout film de fiction sur Haïti : en plus de la dictature et du vaudou, il faut ajouter les zombis. Si l’histoire se passe dans une plantation du Sud des États-Unis et que tou·tes les protagonistes, dont le sorcier zombificateur sont blancs, l’imaginaire mis en place restera presque immuable au cours des décennies qui suivront. L’occupation américaine en Haïti (1915–1934) a permis de développer un regard à la fois horrifié et fasciné sur les pratiques religieuses du pays et les rituels de sacrifice. Jacques Tourneur donna au genre ses premières lettres de noblesse en 1943 avec I Walked with a Zombie (Vaudou). Des décennies plus tard, en 1987, Wes Craven réalisera ce qui peut paraître le chef d’œuvre du genre : The Serpent and the Rainbow (1988 ; L’emprise des ténèbres). Souvent surnommé le maître de l’horreur, Craven a déjà à son actif plusieurs films d’horreur quand il se met à la réalisation de The Serpent and the Rainbow. Il est celui qui a popularisé dans le monde entier le personnage de Freddy Krueger dans A Nightmare on Elm Street (Les griffes de la nuit) en 1984. Plus tard, Craven sera à l’origine d’un autre succès mondial avec la série des films Scream à partir de 1996. Qu’un tel réalisateur ait choisi de s’intéresser à Haïti en dit long sur la réputation de férocité et d’horreur du régime duvaliériste. Mais curieusement l’inspiration du film viendrait de la parution de l’ouvrage scientifique ‒ mais contesté ‒ du même titre d’un ethnobotaniste canadien, Wade Davis (1985), qui pensait avoir découvert la formule de poison à base de datura permettant aux sorciers vaudou de fabriquer des zombis en plongeant les victimes dans un état cataleptique proche de la mort. Le film échappe à la caricature du genre en mêlant les effets de surnaturel et d’occultisme à une solide critique sociale et politique du régime des Duvalier dont la chute coïncide d’ailleurs avec la sortie du film (Rauger 2017). The Serpent and the Rainbow est l’ultime métaphore du régime dictatorial. Le synopsis est assez simple : on suit le parcours de Dennis Alan, anthropologue, et son enquête auprès d’un patient d’hôpital dont on disait qu’il était mort et enterré et qui est réapparu vivant. L’anthropologue découvre alors l’existence d’un poison qui donne l’apparence de la mort. Sur ce canevas, plusieurs scènes relèvent bien du genre épouvante, mais il revient à Wes Craven d’avoir su mettre en images bien des légendes urbaines sur le régime duvaliériste, notamment le fait que les ‹ tontons macoutes › empoisonneraient les opposant·es pour les transformer en zombis. Le protagoniste principal sera lui-même empoisonné car son enquête dérange le pouvoir. En proie au délire et aux hallucinations, errant entre
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la vie et la mort, Dennis Alan découvre qu’en Haïti « il y a des secrets qu’on n’ose s’avouer ». Les cérémonies vaudou avec tambours, transes, sacrifices et coupelles remplies de sang, le tout en présence de ‹ tontons macoutes › qui ressemblent à des croquemitaines, provoquent chez le spectateur et la spectatrice une réelle épouvante. Surtout nul n’est à l’abri et l’Occidental rationnel, l’homme de science, sera bientôt lui aussi aux prises avec les maléfices du duvaliérisme.
6 Un cinéma d’allusions On aurait pu penser que la chute des Duvalier aurait d’une certaine façon ouvert les écrans haïtiens à une parole filmique rendant compte des horreurs du régime. Cependant, depuis la fin de la dictature, l’île d’Haïti a continué de connaître des difficultés économiques grandissantes, un chaos et une instabilité politique d’une violence inouïe. Le président Aristide élu démocratiquement en 1990 sera victime d’un coup d’État en 1991 avant de revenir au pouvoir en 1994, d’être réélu en 2000 et déposé en 2004, le tout sur fond d’interventions multiples de puissances étrangères (USA, France) dans les affaires gouvernementales haïtiennes. Le règne d’Aristide avait du reste conduit à de vastes opérations de ‹ déchoukage › : il s’agissait de détruire jusqu’à leur fondation les maisons appartenant à ceux soupçonnés d’avoir appartenu aux milices duvaliéristes, tandis que se multiplient les exécutions sommaires par supplice du collier (un pneu en flammes est accroché au cou du condamné). En plus de cette instabilité politique, l’île, quand elle n’est pas victime d’ouragans, est la proie de tremblements de terre, dont celui de 2010 qui a fait près de 250 000 morts (↗29 Haïti – La littérature du grand séisme de 2010). Aujourd’hui encore, des villages de tentes sont les abris précaires de ceux et celles qui ont tout perdu. La culture n’est donc pas la priorité et peu de productions cinématographiques sont possibles sur le territoire de l’île, si ce n’est le tournage de documentaires militants. La majorité des films sont réalisés par la diaspora haïtienne à Miami, New York ou Montréal. Les nouveaux moyens (le numérique, la vidéo sur demande) sont largement exploités et les Haïtien·nes bénéficient aujourd’hui et paradoxalement d’une offre de films de plus ou moins bonne qualité, sortes de télénovelas qui traitent de drames familiaux, de jalousie, de crimes passionnels, voire même d’érotisme dans des décors aussi luxueux qu’improbables, car il s’agit avant tout de proposer au public la possibilité de s’évader d’une réalité sordide. Un bon exemple de cette évolution est Bob Lemoine, décédé en 2015, qui fut un des membres fondateurs de Radio Métropole où il a travaillé plus de 40 ans. Mais il est aussi considéré comme l’un des pionniers du cinéma haïtien. Il fut ainsi le réalisateur du long métrage Olivia en 1976 et d’autres productions cinématographiques, notamment L’automne en mille morceaux et la série télévisée Gabèl. Il a fait partie de ceux et celles qui, depuis les années 2000, ont commencé à développer un cinéma populaire haïtien via ses maisons de production, notamment la maison Belfilms. Quand on évoque les ‹ tontons macoutes › après la chute des Duvalier, ils ne sont alors que le décor, l’arrière-plan cinématographique, leurs exactions ne sont qu’évo
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quées et suggérées. C’est le cas dans le film adapté du roman de Dany Laferrière Le goût des jeunes filles (On the Verge of a Fever), réalisé en 2004 par John L’Ecuyer. Située en 1971, l’histoire met en scène Fanfan, un adolescent de 15 ans, et Gégé, son ami qui prétend avoir découpé les parties génitales d’un ‹ tontons macoute ›. François Duvalier vient de mourir mais ses sbires sont encore présents et recherchent Gégé. Une opération de ratissage est menée par des ‹ tontons macoutes › armés de révolvers qui tirent sur tout ce qui bouge et ce sans sommation. La scène, qui ne dure que quelques minutes, est plutôt le prétexte d’une chronique douce-amère de la réclusion de Fanfan dans la maison des ‹ jeunes filles ›. Un court-métrage américain, Tonton macoute, sorti en 2018 et réalisé par Nigel Robinson, reprend le même thème (un adolescent poursuivi par les ‹ tontons macoutes ›) mais dans le genre film d’épouvante. Réalisé par Alexis Fortier, D’encre et de sang, tourné au Québec en 2016, joue sur le thème de l’appropriation littéraire. Joseph est un écrivain haïtien talentueux victime d’un accident mortel devant la librairie de Sébastien, écrivain québécois raté. Celui-ci s’empare du manuscrit de Joseph qui raconte les mémoires d’un ancien ‹ tontons macoute ›, une évocation des années de terreur duvaliériste. Sébastien décide de le publier sous son propre nom. Si en réalité, le film traite principalement des rapports conflictuels de Sébastien et de sa fille, l’intrigue est surtout l’occasion de rapprocher de façon quelque peu artificielle les communautés haïtiennes et québécoises. Quelques images d’Haïti et la lecture des poèmes de Richard Brisson (mort en 1981 à l’âge de 31 ans sous le régime de Jean-Claude Duvalier) extraits de son recueil Pisser dans la lune suffisent cependant à évoquer cette époque sanglante ainsi que le drame dictatorial.
7 Conclusion Les générations d’Haïtien·nes ayant connu la dictature duvaliériste commencent à disparaître. Beaucoup forment ce que l’on a coutume d’appeler le 11e département de l’île qui en compte 10. Ils et elles vivent à Montréal, Miami ou New York, ils et elles ont fui la dictature, et les conditions socio-politiques de leur île et envoient chaque année des millions de dollars américains à leurs proches resté·es au pays. Les générations qui leur succèdent ont d’autres sujets de préoccupations, certain·es ont fui Haïti sous la présidence d’Aristide, d’autres plus récemment encore, en 2010, suite au tremblement de terre. Si l’on excepte le cinéma militant et l’exercice du devoir de mémoire, on peut penser que les films de fiction comme ceux réalisés par Raoul Peck seront de moins en moins nombreux. En littérature, des auteur·es plus jeunes comme Edwige Danticat, qui fait partie de la deuxième génération des exilé·es, évoquent cependant encore l’époque duvaliériste dans leurs romans, mais d’autres sujets sont maintenant abordés : les années Aristide, la crise économique, le tremblement de terre, car les épreuves continuent de s’abattre sur les citoyen·nes d’Haïti. Il s’agit encore une fois de se libérer de la ‹ mémoire manipulée › pour entreprendre le douloureux travail du devoir de mémoire. Le cinéma doit continuer de faire sa part (↗17 Seconde Guerre
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mondiale – L’Occupation, la Résistance et le cinéma ; ↗32 La ‹ crise d’octobre de 1979 › au Canada : roman et cinéma).
8 Bibliographie / Filmographie 8.1 Œuvres citées A Nightmare on Elm Street. Réal. Wes Craven. 1984. Ayiti, men chimen libète. Réal. Arnold Antonin. 1975. Canne amère. Réal. Jacques Arcelin. 1983. D’encre et de sang. Réal. Alexis Fortier. 2016. Gabèl. Série télévisée. Réal. Bob Lemoine, années 1980. Haiti, Dreams of Democracy. Réal. Jonathan Demme, Jo Menell. 1988. I Walked with a Zombie. Réal. Jacques Tourneur. 1943. L’automne en mille morceaux. Réal. Bob Lemoine. 2009. Le goût des jeunes filles. Réal. John L’Ecuyer. 2004. Le règne de l’impunité. Réal. Arnold Antonin. 2013. Les Duvalier sur le banc des accusés. Réal. Arnold Antonin. 1973. L’homme sur les quais. Réal. Raoul Peck. 1993. M’ap pale nèt. Réal. Raphaël Stines. 1976. Moloch Tropical. Réal. Raoul Peck. 2010. Mort sans sépulture. Réal. Arnold Antonin. 2015. Olivia. Réal. Bob Lemoine. 1977. Scream. Réal. Wes Craven. 1996. Scream 2. Réal. Wes Craven. 1997. Scream 3. Réal. Wes Craven. 2000. Scream 4. Réal. Wes Craven. 2011. The Agronomist. Réal. Jonathan Demme. 2003. The Comedians. Réal. Peter Glenville. 1967. The Serpent and the Rainbow. Réal. Wes Craven. 1988. Tonton macoute. Réal. Nigel Robinson. 2018. Un Tonton macoute peut-il être un poète ? Réal. Arnold Antonin. 1980. White Zombie. Réal. Victor Halperin. 1932.
Amnesty International. ‹ On ne peut pas tuer la vérité ›. Le dossier Jean-Claude Duvalier. Document public AMR 36/ 007/2011 – AILRC-FR. Septembre 2011. https://www.amnesty.org/download/.../28000/amr360072011fr.pdf (30 janvier 2018). Charles, Etzer. Le pouvoir politique en Haïti de 1957 à nos jours. Préface de Jean Ziegler. Paris : Karthala, 1994. Chim, Paul Roselé. Économie du cinéma de l’audiovisuel et de la communication. Paris : Publibook, 2003. Corten, André. Misère, religion et politique en Haïti. Diabolisation et mal politique. Paris : Karthala, 2001. Davis, Wade. The Serpent and the Rainbow. New York : Simon & Schuster, 1985. Diederich, Bernhard, Burt, Al. Papa doc et les Tontons macoutes. La vérité sur Haïti. Paris : Albin Michel, 1971. Duvalier, François. Face au peuple et à l’histoire. Port-au-Prince : Service d’Information et de Documentation de Port-au-Prince, 1961. Greene, Allan. Les comédiens. Traduit de l’anglais par Marcelle Sibon. Paris : Robert Laffont, 1966. Hurbon, Laënnec. Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle. Paris : L’Harmattan, 1979.
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Hurbon, Laënnec. Pour une sociologie d’Haïti au XXIe siècle. La démocratie introuvable. Paris : Karthala, 2001. Métraux, Alfred. « Le vaudou haïtien : société de sorciers et zombis ». Les lettres nouvelles 4.64 (1958) : 395–407. Peck, Raoul. ‹ La leçon de cinéma de Raoul Peck ›, entretien avec Olivier Barlet, 11 mai 2012. http://africultures. com/la-lecon-de-cinema-de-raoul-peck-10741 (30 janvier 2018). Rauger, Jean-François. ‹ L’Empire des ténèbres ›, le zombie comme allégorie politique. DVD. http://www.lemonde. fr/cinema/article/2017/09/27/dvd-l-empire-des-tenebres-le-zombie-comme-allegorie-politique_5192015_ 3476.html#Bhqrkv1TdWXfC33K.99 (30 janvier 2018). Ricœur, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Éditions du Seuil, 2000. Todorov, Tzvetan. Les abus de la mémoire. Paris : Arléa, 1995.
8.2 Lectures complémentaires Sur la dictature duvaliériste : Ans, André-Marcel (d’). Haïti. Paysage et société. Paris : Karthala, 1987. Duvalier, François. Œuvres essentielles. Haïti : Presses nationales d’Haïti, 1968. Ferguson, James. Papa Doc, Baby Doc. Haiti and the Duvaliers. New York : Blackwell Publishing, 1988. Delince, Kern. Les forces politiques en Haïti. Paris : Karthala, 1993. Métraux, Alfred. Le vaudou haïtien. Paris : Gallimard, 1958. Sauveur, Pierre Étienne. Haïti, misère de la démocratie. Paris : L’Harmattan, 1999.
The Bloomsbury Handbook to Edwidge Danticat. Dir. Jana Evans Braziel et Nadège T. Clitandre. London, New York : Bloomsbury, 2021.
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Anja Bandau, Christoph Singler
29 Haïti – La littérature du grand séisme de 2010 Résumé : Ce chapitre aborde les premières réactions littéraires au séisme de janvier 2010, uniquement francophones. Ces textes mettent en rapport le tremblement de terre et ses conséquences désastreuses avec la longue durée d’une histoire marquée par la violence et une situation sans issue que la catastrophe n’a fait qu’actualiser. Il existe deux approches du séisme : la première consiste à l’articuler à l’histoire post-coloniale du pays ; la seconde l’inscrit dans le vécu de telle façon que son historicité même vacille. Il semble possible de retracer, dans la littérature haïtienne, une sorte de longue durée des formes esthétiques mettant en scène la violence, l’injustice, l’exclusion, etc. Certains textes cherchent à transformer le tremblement en métaphore de l’histoire ou de la société nationale en tant que faille ou fracture du pays, d’autres insistent davantage sur l’émiettement du discours. La symbolisation visuelle est un puissant moyen de réunir les fragments d’existences brisées par le séisme.
Mots-clés : duvaliérisme, exceptionnalisme haïtien, fiction, Haïti, littérature, mémoire collective, mémoire culturelle, roman, séisme, témoignage, traumatisme
1 Aspects historiques et conceptuels Peint par Paul Klee en 1920, l’Angelus Novus est vu aujourd’hui à travers le regard de Walter Benjamin, qui en fit « l’Ange de l’Histoire » par excellence (Benjamin 1991). C’est dans l’Haïti du séisme du 12 janvier 2010 que sa célèbre avancée à reculons, s’éloignant des décombres laissés par l’histoire, aura trouvé un terrain des plus propices. Le tremblement de terre de janvier 2010 demeure, jusqu’à nouvel ordre, le dernier d’une longue série d’événements qui ont mis en jeu jusqu’à l’intégrité physique de la population haïtienne tant à un niveau individuel que collectif (plus de 300 000 mort·es et autant de blessé·es, ainsi que 1,3 million de personnes sans-abri). L’écrivaine Yannick Lahens parle d’une « mort collective, énorme [qui] gomme et anesthésie la mort individuelle » (Lahens 2010, 64). Fait remarquable, dans la plupart des textes étudiés dans cet article, le séisme et ses conséquences désastreuses sont mis en rapport avec la longue durée d’une histoire marquée par la violence. Le tremblement de terre, mettant en péril la survie de la société, ne fit qu’accroître la complexité de la situation en Haïti. Cet article soutient cependant qu’il existe deux approches du séisme : la première consiste à le rattacher à l’histoire postcoloniale du pays ; la seconde l’inscrit dans le présent de telle
Anja Bandau, Leibniz Universität Hannover Christoph Singler, Université de Franche-Comté, Besançon https://doi.org/10.1515/9783110420746-029
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façon que son historicité même vacille. Le désespoir trouverait là son expression la plus immédiate, défiant toute causalité historique et refusant les justifications d’ordre religieux, moral ou politique. Dès la révolution de 1792–1804, qui déboucha sur la fondation de l’État d’Haïti, se développe un discours qui identifie la décolonisation à la violence. Les premiers récits sont écrits par d’anciens colons bouleversés par la perte de leurs biens, de leur position sociale et du pouvoir absolu dont ils jouissaient. Ces récits sont à l’origine de la ‹ peur de Saint-Domingue ›, motivée par la crainte que la révolution pourrait trouver des imitateurs ailleurs. Les récits postérieurs insisteront sur l’excès de violence qui accompagne la révolution des esclaves, la première à réussir (voir Trouillot 1995 pour ces récits destinés à étouffer, minimiser ou diaboliser la révolution). Les contre-récits, d’obédience post-coloniale, voient dans la révolution une réaction contre la violence du système colonial et de la plantation, dont l’héritage est la profonde fracture sociale et raciale de la société haïtienne contemporaine. Dans son sillage, la violence ébranle la société et la place dans un état d’urgence quasi permanent : la guerre civile peu après l’indépendance, la division du pays en monarchie ‹ noire › d’un côté et en une république ‹ mulâtre › de l’autre (1807–1820) ; les guerres contre le voisin dominicain pendant le XIXe siècle. Il faut également mentionner la non-reconnaissance de la souveraineté haïtienne par la majorité des États ainsi que le paiement des dettes à l’ancien pouvoir colonial français qui déstabilise l’économie à long terme et l’occupation états-unienne (1915– 1934), faits proprement néocoloniaux ; mais aussi les dictatures des Duvalier (1957– 1986), la seconde présidence d’Aristide et enfin les catastrophes écologiques comme les cyclones et les tremblements de terre du XIXe au XXIe siècles sont autant de manifestations de la déstabilisation permanente du pays. « L’exceptionnalisme haïtien » qui accompagne l’histoire du pays désignerait un « pays maudit » (Boisseron 2014, 103), verdict ambigu et image cliché d’Haïti contre lesquels les textes présentés par la suite s’écrivent en porte à faux, considérant que ses effets sur l’imaginaire haïtien sont énormes sur le long terme. Il en résulte, selon le sociologue Laënnec Hurbon, une accumulation traumatique de violences vécues au quotidien qui relèvent d’une violence structurelle. Intériorisée, celle-ci devient « presque [un] mode d’être ou [une] identité » (2002, 116). Hurbon fait référence à une notion élargie du traumatisme qui va au-delà de la blessure physique. Le terme de traumatisme, dans le contexte du séisme de 2010, recouvre tant le collectif que l’individuel, mais il existe aussi une tension entre ces deux formes. Un traumatisme désigne une blessure psychique extrême (Kühner 2008, 24), causée par un événement mettant en péril la vie de la personne concernée et dépassant ses capacités d’assimilation psychique (Kühner 2008, 88). Le traumatisme définit l’événement à l’origine des troubles, mais aussi les modalités comportementales qui lui sont spécifiques (latence, compulsion de répétition, dénégation, surdité, paralysie, confrontation), à savoir le processus d’assimilation (Kühner 2008, 90). D’autre part, nous définissons le traumatisme collectif comme un « événement perçu comme particulièrement important pour l’identité collective et occupant dès lors […] une place privilégiée au sein de la
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mémoire collective » (Kühner 2008, 89 ; trad. AB et CS ). Soit par expérience personnelle, soit par identification a posteriori, les traces indélébiles laissées par ces événements peuvent se constituer en signe distinctif d’une communauté (Kühner 2008, 191). La notion de récit traumatique désigne le fait d’actualiser, par le biais de la narration, des expériences traumatiques en tant qu’histoire commune, tels des récits de vexations, de pertes, de catastrophes et d’injustices subies par la communauté (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Le séisme du 12 janvier 2010 est à situer à l’intersection du traumatisme collectif et individuel. Il provoqua des traumatismes directs mais aussi indirects (Kühner 2008, 278), dans la mesure où dans la mémoire collective resurgirent des « souvenirs lancinants » (Kühner 2008, 285). Martin Munro écrit qu’en Haïti
in virtually every work that writes directly of the disaster, one gains a sense of the ways in which the apocalyptic event unveiled the various social and cultural fault lines that are the products of a long history. [...] the past is far from dead in post-earthquake Haiti and [...] ghosts will continue to haunt the present as long as its crimes are not addressed or resolved. Memory cannot simply be erased, it is suggested, and the past will continue to seek revenge on the present in the absence of proper redress and reconciliation. (2014, 145)
Le fait que les textes sur le séisme établissent tous un lien avec la précarité de la situation sociale, celle-ci étant intimement liée à l’histoire de la décolonisation du pays, suggère qu’il devrait être possible de retracer dans la littérature haïtienne une sorte de longue durée des formes esthétiques mettant en scène la violence, l’injustice, l’exclusion etc. (↗28 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma). La question à poser est cependant de savoir de quel passé il s’agit, jusqu’à quand il faut replonger dans l’histoire et quels seraient les rapports entre celle-ci et l’événement apocalyptique.
2 L’essai et le témoignage : réflexions sur le rôle de la littérature
La catastrophe naturelle a déclenché un processus d’autoréflexion sur la littérature, portant sur la position de l’écrivain·e, du discours et de l’écriture au sein de la société. Comment donc représenter le désastre, comment le représenter de façon adéquate ? Qui a droit au statut de témoin (↗16 Shoah – Littérature de témoignage) ? Qui peut parler au nom de qui, quelles voix sont-elles entendues ? Comment montrer la blessure extrême, physique et psychique, représenter ce qui par définition dépasse l’assimilation, ce qui est proprement « inénarrable, irréparable » (Orcel 2011, 13) ? Les dénominations, hésitantes, oscillent entre « catastrophe », « table rase », « fracture », ou apocalypse (Lahens 2010, 27). On évoquera le silence, au sens propre, de Port-au-Prince après le séisme (Lahens 2010, 55 et 61 ; Laferrière 2011, 14), mais aussi un silence métaphorique des personnages, en l’occurrence chez Marvin Victor, le silence du photographe. Les
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auteur·es déplorent l’absence des mots (Lahens 2010, 17), leur insuffisance et la précarité du langage : « Comment écrire pour que le malheur ne menace pas le lieu d’existence même des mots ? » (Lahens 2010, 18). À la recherche de la métaphore juste qui rendrait compte du désastre par le biais d’anecdotes, Lahens a recours au terme de Failles : « Un mot trou noir. Un mot sang. Un mot mort » (2010, 16), et plus loin : « J’écris pour […] conjurer la menace du silence [...]. En attendant de recommencer » (2010, 17). Le débat sur les textes de témoignages et la position du témoin dans le contexte de la Shoah, des génocides au Guatemala, au Rwanda, au Cambodge et ailleurs a montré que le fait de porter témoignage s’appuie sur le paradoxe de l’expérience et de la survie, et que sa complexité consiste à représenter, par le biais du discours, les groupes subalternes : qui a réellement fait l’expérience jusque dans ses dernières conséquences n’a pas survécu ; les mort·es ne sauraient témoigner. Or Primo Levi défend le témoignage au nom d’un tiers. Ces questions sont discutées dans les essais. Que les auteurs se définissent respectivement en tant que scribe, jounalis, chroniqueur ou chambre d’écho, ce qui est primordial est le témoignage au nom d’autres ou de soi-même. Dans Create Dangerously (2010), Edwidge Danticat s’interroge sur le rôle de la littérature et sur les modalités littéraires face à la dictature, mais implicitement aussi face à d’autres formes de violence dont le séisme. La catastrophe constitue le moment à partir duquel il faut repenser l’écriture sur, en et à partir d’Haïti. L’artiste diasporique voit sa créativité soumise à de nouvelles exigences, éthiques, sociales et culturelles. Son témoignage est problématique du fait que, vivant à l’étranger, elle n’a pas partagé les souffrances éprouvées par la communauté. Son récit se fera depuis un point de vue lointain. Danticat ressent le reproche sous-jacent et cherche à légitimer la situation diasporique ; parler d’une « esthétique de l’écart géographique » (Boisseron 2014, 117) semble néanmoins excessif dans la mesure où Danticat essaie précisément de combler cet écart. En fait, la réflexion de Danticat rejoint celle des auteur·es vivant en Haïti qui tou·tes, sous une forme ou une autre, s’interrogent sur leur rôle après le séisme. Là où Danticat introduit la culpabilité, d’autres se saisissent de la position de l’écrivain·e ou de l’intellectuel·le per se. Dans Failles, Lahens reprend ses idées formulées en 1990 sur le quadruple exil de l’écrivain·e haïtien·ne qui ne lui permet guère de s’arroger le rôle ni de juge ni même de conseiller : étant créateur, utilisateur de l’écriture au milieu d’une culture principalement orale, vivant dans l’exil de la langue française et à distance de la culture populaire (Lahens 2010, 130–131). Dans Failles, elle conclut : « Gardons-nous de nous prendre pour les justiciers que nous ne sommes pas » (Lahens 2010, 131). La littérature et les témoignages en créole, que nous ne pouvons pas traiter dans le cadre de ce chapitre (voir Lavil 2017 traduit du créole à l’anglais), introduisent cette perspective populaire dont Lahens semble regretter l’absence dans l’écriture des ‹ professionnel·les › (↗34 Francophonie et canon littéraire). Dans Tout bouge autour de moi, Dany Laferrière se demande quelle sera la première œuvre artistique portant sur le séisme, et quelles formes – poétiques, romanesques ou autres – adoptera cet « art nouveau » (2011, 144–145). Lui aussi réfléchit à la question de savoir qui a le droit de le produire, et sous quelle forme ; ce qui est en jeu est effecti
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vement la légitimation de cet art. Ses questions, qu’il doit laisser sans réponse, rappellent les guerres de tranchées que se livrent les intellectuel·les haïtien·nes sur la forme et la tonalité juste pour dire le séisme (Lahens 2010, 131). Ouvertes, elles constituent un plaidoyer pour l’approche artistique du traumatisme. Laferrière plaide pour un art allant au-delà des barrières imposées par une politique identitaire étriquée qui s’octroie le droit de faire résonner certaines voix au détriment d’autres, qu’elle exclut. Un tel art peut se produire loin de l’événement ; c’est Voltaire qui a su le mieux restituer l’émotion suscitée par le séisme de 1755 à Lisbonne. La question éthique est donc tranchée en faveur de l’art. Lorsque son neveu (Laferrière 2011, 50–52) soutient que c’est à sa génération que revient la primauté de s’exprimer sur le séisme, l’oncle, appartenant à celle de la dictature, refuse de telles restrictions, tout en reconnaissant qu’il manque la puissance d’un ‹ Tolstoï ›. Reste que l’écrivain selon Laferrière – « simplement quelqu’un qui écrit » (Laferrière 2011, 128) – n’est lesté d’aucun doute sur la légitimité de l’écriture. Or le roman ne semble guère avoir une place dans l’urgence (↗7 Première Guerre mondiale – Le roman), du moins chez les auteur·es établi·es – conformément au verdict du neveu de Laferrière : ils représenteraient la génération de la dictature et post-dictature (Laferrière 2011, 114). Dans Failles, Lahens insère quelques passages d’un roman dont l’écriture fut interrompue par le séisme, en partageant avec le lecteur ses doutes sur la suite à donner à l’histoire d’amour entre Guillaume et Nathalie (2013). Pourtant, les romans partagent les doutes que formulent les essais, par le biais de divers protagonistes-écrivains ou artistes : dans Aux frontières de la soif de Kettly Mars, le protagoniste Fito Belmar est écrivain et architecte-urbaniste souffrant du syndrome de la page blanche et d’une crise identitaire. Il surmonte ses démons personnels en écrivant sur les habitants du camp Canaan (‹ l’indicible ›), « pays perdu aux frontières de la soif » (2013, 157). Il est à la fois témoin et « inventeur » des personnages qu’il y rencontre (Kettly 2013, 158–159). L’alter ego d’Orcel dans Les Immortelles couche sur papier l’histoire que lui raconte la prostituée narratrice, celle d’une jeune femme morte sous les décombres après douze jours d’agonie, en échange de la gratuité des prestations de la narratrice. Ce que Lahens et Laferrière retiennent de la vie quotidienne renaissante après le séisme ne relève pas seulement de l’anecdote. Fragmentaires, leurs observations se veulent métaphoriques, sur le plan formel. Lahens enregistre les voix et destins de ses voisins, amis et proches, décrit la vie dans la rue autour d’elle, ses propres sentiments, réflexions et décisions, tout en introduisant la voix d’autres intellectuels, afin d’atteindre un niveau qui aille bien au-delà d’une « simple comptabilité » (Lahens 2010, 65). Danticat discute en particulier la figure du jounalis, porteuse d’espoir en Haïti. Le terme créole renvoie au témoignage, que Danticat élargit à l’image de la chambre d’échos où se rencontreront les voix des survivant·es et des mort·es, les voix qui appartiennent à ceux et celles qu’on pourrait appeler, selon Gayatri Chakravorty Spivak, les subalternes (1988). Danticat et Laferrière opposent les informations fournies par les médias à l’idéal du jounalis tel qu’il existe dans l’imaginaire populaire haïtien. Chez Danticat (2010), le désastre est la conséquence logique du passé, dont il faut tenir compte si l’on veut comprendre la magnitude des dégâts ; elle reprend différents
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épisodes plus ou moins oubliés de l’histoire haïtienne et les mêle à des souvenirs personnels – photographies, récits (oraux), épisodes familiaux – pour en faire des collages représentatifs d’une histoire gorgée de violences et de résistance depuis le temps de la dictature de François Duvalier et de son fils Jean-Claude Duvalier (↗28 Haïti – Papa Doc et les ‹ tontons macoutes › au cinéma). Son texte tisse un réseau de lieux, de situations et de figures de martyrs qui ont en commun leur expérience de l’exil. Dans ces passages, ce sont en fait les mort·es ou ceux et celles qui sont privé·es de voix qui attestent la nécessité du témoignage, fût-il porté par un étranger. En ce sens, l’artiste maintient en vie (« keeps things alive », Danticat 2010, 20) ce qu’il ou elle représente, soit par le biais de l’écriture, soit par l’image. Le moteur de l’écriture serait l’engagement de témoigner, au nom d’un tiers (au sens de Levi 1986), tout en courant les risques d’une « littérature embarquée » (Camus 1958, 15) évoqués par Danticat. De son côté, Laferrière refuse le discours autour d’une supposée « année zéro » (2011, 83–85) signifiant le temps à compter à partir du séisme, car « on n’efface pas aussi facilement la mémoire d’un peuple […]. Une culture qui ne tient compte que des vivants est en danger de mort » (2011, 84–85). Lahens comme Laferrière reviennent sur la longue durée, si nous entendons par-là l’histoire haïtienne depuis l’indépendance et les résultats néfastes de son ‹ exceptionnalisme ›. Ils s’insurgent contre l’image du « pays maudit » (Laferrière 2011, 77–79) et contre la fragmentation séculaire de la société haïtienne, que Lahens voit à l’origine de ses malheurs et qui est toujours visible jusque dans les camps construits après le séisme.
3 Nommer ‹ ça ›
Chez Lahens, les failles que le tremblement met à jour désignent à la fois l’événement, ses causes et l’avenir à construire en partant de ce ‹ moment zéro ›. Synecdoque, le terme se veut en fait totalisant ; il brasse les multiples strates du désastre, les dimensions temporelle, spatiale, matérielle et immatérielle (morale) de la vie après le séisme. Il faut écrire la catastrophe, l’apocalypse (Lahens 2010), le « Ça » (Laferrière 2011), « cette chose » (Orcel 2011) ou bien « l’évènement » (Lahens 2010), qui finalement reçoit une première désignation créole, Goudougoudou, divinité nouvelle dont le nom reproduirait le bruit du séisme (Laferrière 2011, 138). Celui-ci a duré moins d’une minute – les indications varient, mais un laps de temps infime, effacé de la mémoire par le traumatisme. Il s’agit d’une véritable fracture du temps (Danticat 2010, 162), marquant un avant et un après qui s’opposent : « Le moment fatal qui a coupé le temps haïtien en deux », affirme Laferrière (2011, 22). Tant les essais que les romans soulignent la rapidité de cet instant et tentent de restituer la multitude de sensations qui se pressent dans ces fractions du temps : « Le temps humain venait de se glisser dans les soixante secondes qu’ont duré les premières violentes secousses sismiques » (Laferrière 2011, 22). Frappe inattendue, entaille sèche et à la fois sans fin (Lahens 2010, 143), elle met le temps en suspens, le relativise tout en l’intensifiant :
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Le 12 janvier 2010 à 16h53 minutes dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. [...] Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, le temps s’est fracturé. Dans sa faille, il a scellé à jamais les secrets de notre ville, englouti une partie de notre âme qu’elle nous avait patiemment taillée à sa démesure. Dans sa faille, le temps a emporté notre enfance. Nous sommes désormais orphelins de cent lieux et de mille mots. (Lahens 2010, 12–13)
C’est sans doute l’évocation la plus circonstanciée que l’on puisse trouver dans l’ensemble des textes ici étudiés, remarquable aussi par l’idée d’une intervention divine. En fait, les essais sont probablement plus enclins que les fictions à fournir des descriptifs circonstanciés. Il s’agit de parer au plus pressé, de détecter, au-delà du constat, des fragments significatifs, de chercher des moments symboliques qui exprimeraient, en miniature, le bouleversement dont on n’arrive toujours pas à saisir les contours. La fracture du temps (Danticat 2010, 162) est constatée partout : il y aura à jamais un avant et un après la catastrophe. Lahens commence son texte par une déclaration d’amour au Portau-Prince rasé par le séisme ; et Laferrière clame haut et fort l’impossibilité d’éradiquer la mémoire de la ville disparue physiquement. Ensuite, on se tourne vers l’avenir, en essayant de glaner des scènes qui annonceraient la ‹ résurrection › qu’évoque Danticat à la fin de son volume. Ce n’est qu’un paradoxe apparent que l’apocalypse et le rythme quotidien de la survie coexistent. Lahens consacre son récit aux premiers tâtonnements du retour à la vie et aux balbutiements de l’organisation de la vie sociale. Le mot-clé chez Laferrière sera la ‹ reconstruction ›, incluant les obstacles qu’elle rencontrera. Il réfléchit notamment aux images de l’effroyable que les gens portent en eux ; à force de vouloir les refouler, c’est sa crainte majeure, ils finiront par imploser. Des semaines, des mois après le séisme, le corps de l’écrivain se met à trembler à plusieurs reprises sans cause apparente, symptôme des troubles du stress post-traumatique (Laferrière 2011, 112). Convaincue d’avoir réussi son pari, Lahens relate sa tentative de soigner le traumatisme collectif parmi les jeunes dans les camps de sans-abri en montant des ateliers de documentaires vidéo sur leur quotidien après le séisme.
4 Fictions 1 : désespérance, obstination (Orcel et Victor)
Les premiers romans publiés en 2010, dont certains étaient en cours d’écriture avant le 12 janvier, semblent inclure celui-ci sans avoir à modifier substantiellement la trame. Les descriptions du séisme sont ramassées, voire inexistantes ; son évocation se fait par périphrase, au détour d’un autre sujet, par le biais d’une allusion, ainsi Corps mêlés de Marvin Victor, titre qui renvoie aux fosses communes creusées pour les centaines de milliers de morts. Mais rarement on s’engage dans le registre historique : « L’irrépa
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rable. L’inénarrable », dans Les Immortelles de Makenzy Orcel (2011, 13), est l’exception qui confirme la règle. La catastrophe s’impose ainsi à travers les douze jours que dure l’agonie de l’héroïne, ensevelie sous son immeuble. Le séisme confirme les expériences que les personnages ont faites dans leur vie. L’Histoire avec un grand H ne donne plus le cadre : tout au plus on retourne jusqu’au Lavalas (organisation politique fondée par Aristide en 1991, et transformée en parti en 1996), le duvaliérisme fait une apparition brève, situant l’enfance de la narratrice. La proximité entre Corps mêlés et Les Immortelles est frappante. Le récit raconte le marasme du quotidien ; l’Histoire stagne. C’est un enlisement sans issue, elle cesse de servir de cause, ne justifie plus le présent. L’Apocalypse devient un phénomène qui ne pèse pas davantage qu’un décès par le Sida ou autre calamité. Les liens familiaux se sont cassés bien avant le tremblement de terre : le père est inexistant ou quitte le foyer lorsque l’enfant est encore en bas âge, ou bien il meurt jeune. Reste la mère, soit trop jeune pour assurer une éducation à sa fille, faisant elle-même (comme chez Marvin Victor) des fugues régulièrement, soit elle est religieuse ou bigote au point de perdre pied dans le réel comme chez Orcel (pour finir dans la prostitution dont elle veut sauver sa fille). Les deux romans assument la rupture entre les générations, la mère errant à la recherche de la fille, laquelle à son tour voue une haine féroce à sa mère. Victor va jusqu’à écrire que la fille de la narratrice, morte lors du tremblement de terre, est « entrée dans la vérité » (Victor 2011, 19). Voilà des êtres isolés, cherchant obstinément de la tendresse mais frappés d’incapacité affective. Ils et elles possèdent certes des ressources pour résister au malheur, sans pour autant être capables de construire une vie. L’héroïne d’Orcel réussit tout au plus à préserver une certaine intimité dans la littérature, représentée par le réel merveilleux de Jacques Stephen Alexis. Intimité dérisoire au demeurant ; Laferrière affirme que la part intime se sera perdue dans l’art haïtien post-séisme, qu’il appelle « art nouveau » (Laferrière 2011, 145). Absente aussi est la société en tant que telle, atomisée, spectrale ; à sa place, des individus isolés, sans doute symptomatiques sinon allégoriques. L’entraide, signe d’un corps social au fond intact – chez Lahens et Laferrière notamment –, n’est pas un sujet ni chez Victor ni chez Orcel. Le tremblement de terre est à l’origine du récit, mais il vient en même temps y mettre doublement fin. Les narratrices-mères survivent, mais c’est la jeunesse qui est fauchée. L’avenir est de ce fait compromis, contrairement au nouveau départ qu’annoncent les textes non fictionnels. L’espérance n’a pas cours dans ces vies : le récit, la fiction se tournent vers le passé. Les différentes formes de rédemption mentionnées dans les romans – religieuses – sont constamment balayées d’un revers de main, comme chez Laferrière qui les aborde comme des rivaux de la littérature. Il admet tout au plus Goudougoudou – dieu à la fonction inconnue, mais certainement pas celle du châtiment (Laferrière 2011, 138). La consolation, la guérison que Lahens ou Danticat cherchent dans la fiction ou le fait poétique, semble absente : la fiction n’a pas pour tâche de recouvrir les failles mises à nu par le séisme. Marvin Victor la mentionne non pas en tant que dimension du roman, mais comme équivalent de l’imaginaire des personnages dont la fonction consisterait à embellir (2011, 172–173) ; chez Orcel, l’écri
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ture romanesque « transforme » le récit factuel (2011, 12), ce qui l’exposerait au doute sur sa véracité. On trouvera sans doute un terrain commun avec la génération précédente sur une formule réduite : le fait de raconter en tant que tel assure aux morts une forme de survie, condition sine qua non pour la construction d’une communauté, la fonction qu’avance Lahens. Le refus d’accorder à l’Histoire une place prépondérante restitue toute sa place à la catastrophe rampante qu’est la vie des personnages depuis toujours. Ni Histoire ni Avenir avec majuscule : ces fictions assument la fracture pour y inscrire le présent en suspens. En ce sens, elles développent une écriture qui, si elle n’est pas dépourvue d’expressivité, se veut à l’encontre de toute emphase, à la hauteur de ses personnages subalternes et de l’oralité (Orcel 2011). C’est aussi la raison pour laquelle les récits adoptent une seule perspective. Lahens et Laferrière signalent le profond scepticisme haïtien à l’égard des autorités et autres sauveurs autoproclamés – les personnages d’Orcel et de Victor adhéreraient pleinement à ce constat s’ils avaient accès au discours littéraire affirmant témoigner de leur vie.
5 Fictions 2 : un imaginaire anti-apocalyptique (Mars, Trouillot, Lahens)
La fiction ‹ reconstructionnelle › semble l’apanage des écrivain·es établi·es. Aux frontières de la soif (2013) de Kettly Mars raconte, on l’a dit, l’histoire de l’architecteurbaniste et écrivain Fito Belmar qui traverse une crise morale et créative. Un an après le séisme, il se bat contre la catastrophe urbanistique et son blocage d’inspiration accompagné d’impuissance sexuelle. Un de ses lieux de travail est le camp de réfugié·es au nom biblique de Canaan – agglomération urbaine post-séisme anarchique et provisoire, la plus grande de Port-au-Prince, et « microcosme de la situation post-séisme du pays » (Mars 2013, 99). Ce lieu confronte le protagoniste à ses perversions et à ses désespoirs parce que c’est ici qu’il trouve les filles mineures pour assouvir ses désirs pédophiles tout en étant témoin des conditions de vie insupportables dans le camp. Mais le lieu du trauma, au sens du vécu post-traumatique, deviendra le point de départ du chemin vers la rédemption, qui passe par le village d’Abricots, où Fito récupérera son énergie créatrice grâce à la journaliste étrangère T. et à son collègue Jean-Claude (prénom qui fait référence à l’écrivain Jean-Claude Fignolé, maire d’un village du même nom). Dans Je suis vivant (2015), le second roman de Kettly Mars portant sur le séisme, la maisonnée et l’histoire de la famille Bernier forment le microcosme qui reflète la sociabilité haïtienne après le séisme et les conditions de sa reconstruction. La famille est mise à l’épreuve par Alexandre, fils schizophrène de la matriarche Éliane, lorsqu’il revient de son asile fermé à la suite du tremblement. À son retour remontent à la surface les souvenirs refoulés de la dictature provoquant « un autre séisme » (Mars 2015, 28). Le tremblement met en question le vivre-ensemble, projet central du roman :
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« Pourrons-nous vivre avec lui [Alexandre] dans le décor ? » (Mars 2015, 28). Autrement dit : est-il possible de cohabiter avec ses fantômes et ses souvenirs douloureux, dans le cadre d’une histoire nationale dont on n’a pas tiré les leçons ? Comment accueillir au sein du lakou – terme créole désignant une maisonnée rurale, mais aussi la famille multi-générationnelle – la folie qui pourrait menacer son existence ? Mars voit dans la ‹ schizophrénie › d’Alexandre une métaphore de la pathologie nationale, caractérisée par la désintégration (idée au demeurant parfaitement étrangère à Orcel et Victor : elle serait une allégorie bien trop transparente). C’est que, dans sa jeunesse, Alexandre ne supportait plus le contraste entre l’espace protégé du lakou et la violence politique et sombra dans la maladie. La famille décida alors de le sacrifier sur l’autel de la tranquillité du lakou. La question que pose Mars porte sur le lien entre passé et présent, sur la possibilité d’un nouveau départ sans passer par le travail de la mémoire historique. L’exil et la diaspora font partie de ses questionnements. Dans ce deuxième roman sur le séisme, ce dernier devient le symbole des failles mentales qu’il faut mettre à jour afin de reconstruire le pays. La réintégration d’Alexandre, image d’espoir, figure l’utopie d’un vivre-ensemble. Parmi les romans publiés peu après le séisme se trouvent des fictions où la catastrophe n’est pas mentionnée, bien que présente en sourdine. Ils proposent une relecture d’Haïti entre utopisme et constructivisme, opposée à l’image apocalyptique qui prolongerait la vision pessimiste de l’histoire haïtienne et la supposée décadence sociale du pays. Lyonel Trouillot convoque dans La belle amour humaine une communauté rurale nommée Anse-à-Fôleur, située loin de la violence et de la corruption du monde urbain. Seule détonne dans ce paysage bucolique la présence d’un colonel et d’un homme d’affaires qui ont construit deux villas de villégiature identiques situées aux marges du village. Les deux compères, représentant le duvaliérisme, tentent de terroriser la population, laquelle sait résister sans en avoir l’air : tacitement, les deux sont un élément étranger, incompatible avec la sérénité et la sagesse communautaires. Allégorique, le récit dessine un arrière-pays régi par « de nouvelles lois usuelles au service du bonheur » (Trouillot 2011, 14) établies par Justin, « législateur bénévole et autodidacte », sur les principes de solidarité, de réciprocité et du « don ». Dans ce roman, la sagesse veut que la mémoire consiste à maintenir en vie les mort·es et que le bonheur, à la fois individuel et collectif, en dépend. La belle amour humaine résumerait parfaitement cette idée en racontant le retour au pays d’une jeune femme à la recherche de traces du passé de son père. Elle découvre que c’est dans ce village qu’il aura connu le bonheur, effectivement. Anse-à-Fôleur correspond aux Abricots dans Aux frontières de la soif, espace à l’opposé de Port-au-Prince, Babylone chaotique et destructrice. Guillaume et Nathalie et La belle amour humaine enrichissent de la perspective diasporique la narration polyphonique, fréquente dans le roman haïtien. Tant Anaïs, rentrant d’Europe et n’ayant jamais vécu en Haïti, que Nathalie, qui revient à Port-au-Prince après vingt années en France, complètent la vision locale et ouvrent les visions figées. On trouve aussi ce regard extérieur chez Kettly Mars, telle la journaliste japonaise
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Tatsumi dans Aux frontières de la soif, ou bien, dans Je suis vivant, l’artiste Marylène qui revient après 40 années passées à l’étranger. Guillaume et Nathalie est une histoire d’amour située à Port-au-Prince, entre une architecte diasporique et un sociologue désillusionné, tous deux représentatifs de la bourgeoisie haïtienne, qui vont collaborer dans un projet social en province. C’est l’histoire dont Lahens a publié quelques fragments dans Failles pour débattre de la place de la fiction face au séisme. Le roman en garde la trace puisque la trame narrative trouve une fin abrupte le 12 janvier. Les questions de reconstruction sont ici placées dans la situation d’avant le tremblement de terre, dans la mesure où les métiers des personnages, respectivement architecte et sociologue, peuvent être mis en service davantage après le séisme.
6 Les images : de la survie à la résurrection
Peu remarquée par la critique des récits du séisme, fictionnels ou non, l’image est omniprésente dans ces textes (↗24 Photographie et écriture autobiographique au Congo). Laferrière dénonce l’intention des médias « de nous fabriquer une mémoire » à travers la rediffusion d’images toutes puisées, soupçonne-t-il, de la même banque d’images. D’autre part, la photographie a contribué plus que toute autre forme de représentation à la diffusion globale du séisme. Laferrière et Danticat, mais aussi Victor et Lahens lui rendent hommage. S. Lahens, dans Nathalie et Guillaume, la juge ambivalente puisque « l’œil du photographe [...] met à distance et capture en même temps » (Lahens 2013, 148). Danticat, citant Susan Sontag, fait l’éloge de ‹ l’art mémorial › par excellence. À Roland Barthes elle emprunte l’idée qu’elle a quelque chose à voir avec la résurrection, puisque l’image photographique n’est pas faite de main d’homme, archeiropoietos (Danticat 2010, 147–148). La peinture n’est pas absente ; chez Laferrière et Trouillot, les peintres populaires ou ‹ primitifs › – Laferrière maintient le terme – sont des sages qui créent, consciemment, des contre-mondes, « une nature foisonnante quand autour d’eux ce n’est que désolation » (Laferrière 2011, 61), des mondes qui laissent place aux rêves. La guérison par l’art est suggérée dans ces passages. Plus ténébreux, Victor met dans la bouche d’un vieux personnage qui dit avoir réalisé les célèbres fresques de la Cathédrale que « l’inspiration, la vraie, et la muse qui l’apporte ne voyagent que de nuit » (Victor 2011, 168), toute œuvre d’art venant de profundis. Dans les fictions, l’image a un double statut. Contrepoint au récit, elle peut aussi intervenir dans la trame. Chez Orcel, la progression s’obtient par des séquences brèves, proches de la parole laconique de la narratrice. De loin en loin, son monologue est traversé d’images du désastre : ici « une armée d’êtres étranges, maquillés d’un mélange fameux de poussière, de larmes et de sang sortant de partout et de nulle part » (Orcel 2011, 84) ; ou bien parmi les mort·es rangé·es dans la rue un couple fraichement marié se tenant la main, image incertaine entre le triomphe de l’amour sur la mort et l’amour fauché par la mort (Orcel 2011, 85). Marvin Victor ressasse inlassablement la confronta
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tion silencieuse, intervenant après le tremblement de terre, entre la narratrice et Simon Madère, son amour d’adolescence devenu photographe. Il se trouve que celui-ci est aussi poète. Son silence signifie sans doute l’impuissance du langage devant l’effroyable, mais c’est aussi, selon la narratrice, « une manière d’oubli de soi, et surtout de refus de tout exercice du souvenir » (Victor 2011, 192). Dans Corps mêlés, la photographie est centrale pour une fonction légèrement différente : elle donne à son modèle une estime de soi en le rendant beau, à ceci près qu’elle produit un « instant de fiction » de la personne « à jamais désireuse qu’après sa mort ces clichés parlent d’elle, de sa légende […] parce que le temps s’en va, se meurt, photographe, de laisser sa trace sur du papier glacé, grandeur nature, de construire son histoire officielle, un peu comme les photos du président […] » (Victor 2011, 172–173). Le récit se clôt cependant sur quelques vieilles photographies rescapées du séisme : les grands parents, la marraine, la mère et elle-même avec sa fille :
[…] nue […] comme l’un de ces angelots potelés avec de longues ailes plantées dans leur dos […] de la Renaissance italienne que j’ai vus une fois dans un dictionnaire Larousse, et, au-delà de la métaphore et de la splendeur du songe, j’aimerais tant enfin qu’elles poussent pour de vrai, ces ailes, non à moi qui suis dans le mensonge, mais à toi qui es dans la vérité, toi, Marie-Carmen Fanon, toi, ma fille que je ne verrai désormais que dans les feux d’un crépuscule de janvier, entrée dans cet ordre d’individus qu’on n’aime mieux que dans le doute de leur absence, ou, si j’ose dire, morts. (Victor 2011, 249)
Carlo Bonomi rappelle que selon Sandor Ferenczi, dans son Journal clinique de 1932, [u]ne autre tâche des symboles est de mélanger renonciation et espoir. […] Les symboles ont une fonction d’unification très importante : ils relient le corps au monde extérieur, les émotions aux représentations, le passé au futur, et beaucoup d’autres éléments. Quand une personne est frappée par un trauma, c’est précisément cette fonction d’unification qui est brisée. (2003, 55)
La photographie, plus qu’une fiction, semble ramener une forme d’espoir. Elle rejoint le graffito d’un ange que Danticat a repéré à l’entrée d’un camp de réfugié·es, « au visage tourné vers le ciel couleur indigo, lui-même flottant au-dessus d’une pile de corps entremêlés » (Danticat 2010, 169–170). Cette image, qu’elle déclare « Notre Guernica », symbolise à la fois le désastre et la résurrection. Elle est probablement significative pour l’ensemble des récits. Sa présence se justifie par sa capacité de combler la lacune que laisse le traumatisme spécifique d’un tremblement de terre, événement tellement bref que le récit s’avère inadapté à sa représentation. Certains textes cherchent à transformer le tremblement en métaphore de l’histoire ou de la société nationale en tant que faille ou fracture du pays, lakou ou Canaan devenant des synecdoques du pays postséisme ; d’autres se privent de cette possibilité s’exposant alors davantage à l’émiettement du discours. La symbolisation visuelle est un puissant moyen pour réunir les fragments d’existences qu’a brisées le séisme.
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7 Bibliographie 7.1 Œuvres citées Benjamin, Walter. « Über den Begriff der Geschichte ». Gesammelte Schriften, vol. I.2 : Abhandlungen. Dir. Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser. Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1991 : 693–704. Boisseron, Bénédicte. Creole Renegades. Rhetoric of Betrayal and Guilt in the Caribbean Diaspora. Gainesville : University of Florida Press, 2014. Bonomi, Carlo. « Trauma et la fonction symbolique de la psyché ». Le Coq Héron 174.3 (2003) : 50–56. Camus, Albert. L’artiste et son temps. Discours de Suède. Paris : Gallimard, 1958 (conférence du 14 décembre 1957, Université d’Upsala). Danticat, Edwidge. Creating dangerously. The Immigrant Artist at Work. Princeton : Princeton University Press, 2010. Hurbon, Laënnec. « Violence et raison dans la Caraïbe : le cas d’Haïti. » Notre librairie, Dossier Penser la violence 148 (2002) : 116–123. Kühner, Angela. Trauma und kollektives Gedächtnis. Gießen : Psychosozial-Verlag, 2008. Laferrière, Dany. Tout bouge autour de moi. Paris : Grasset, 2011 [2010]. Lahens, Yannick. Failles. Paris : Sabine Wespieser, 2010. Lahens, Yannick. Guillaume et Nathalie. Paris : Sabine Wespieser, 2013. Levi, Primo. I sommersi e i salvati. Torino : Einaudi, 1986. Mars, Kettly. Aux frontières de la soif. Paris : Mercure de France, 2013. Mars, Kettly. Je suis vivant. Paris : Mercure de France, 2015. Munro, Martin. Writing on the Fault Line. Haitian Literature and the Earthquake of 2010. Liverpool : Liverpool University Press, 2014. Orcel, Makenzy. Les immortelles. Montréal : Mémoire d’encrier, 2011. Orner, Peter, Lyon, Evan. Lavil. Life, love, and death in Port-au-Prince. London/New York : Verso, 2017. Spivak, Gayatri Chakravorty. « Can the Subaltern Speak? ». Marxism and the Interpretation of Culture. Dir. Cary Nelson et Lawrence Grossberg. Chicago : University of Illinois Press, 1988 : 271–316. Trouillot, Michel-Rolph. Silencing the Past. Power and the production of History. Boston : Beacon Press, 1995. Trouillot, Lyonel. La belle amour humaine. Arles : Actes Sud, 2011. Victor, Marvin. Corps mêlés. Paris : Gallimard, 2011.
7.2 Lectures complémentaires Bandau, Anja. « Create Dangerously: A Poetics of Writing as Memorial Art – The Text as Echo Chamber ». The Bloomsbury Handbook to Edwidge Danticat. Dir. Jana Evans Braziel, Nadège T. Clitandre. London/ New York : Bloomsbury, 2021 : 213–230. Borst, Julia. Geschichten der Zer/Verstörung. Zur Fiktionalisierung der traumatischen Gewalterfahrung der PostDuvalier-Ära im zeitgenössischen haitianischen Roman am Beispiel von Lyonel Trouillot und Yanick Lahens. http://ediss.sub.uni-hamburg.de/volltexte/2014/7010/pdf/Dissertation.pdf. Hamburg : Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg, 2014 (30 novembre 2018). Brant, Daniel. « Traumatic Encounters : Negotiating Humanitarian Testimony in Post-Earthquake Haiti ». Journal of Haitian Studies 20.2 (2014) : 40–63. Lahens, Yannick. La couleur de l’aube. Paris : Sabine Wespieser, 2008. Munro, Martin. Tropical Apocalypse. Haiti and the Caribbean End Times. Charlottesville, London : University of Virginia Press, 2015. Orcel, Makenzy. Les latrines. Montréal : Mémoire d’encrier, 2011.
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Pierre, Beaudelaine, Ďurovičová, Nataša. How To Write an Earth quake/Comment écrire et quoi écrire/Mou pou 12 Janvye. Fifteen Haitian Writers respond/Quinze Écrivains Haïtiens Parlent/Kenz Ekriven Ayisyen Reponn. Iowa City : Autumn Hill Books, 2011. Prophète, Emmelie. Le reste du temps. Montréal : Mémoire d’encrier, 2010. Trouillot, Lyonel. Rue des pas perdus. Arles : Actes Sud, 1998 [Port-au-Prince : Éditions Mémoire 1996]. Vanborre, Emmanuelle Anne. Haïti après le tremblement de terre. La forme, le rôle et le pouvoir de l’écriture. New York : Peter Lang, 2014. Victor, Gary. Le sang et la mer. La Roque-d’Anthéron : Vents d’ailleurs, 2010. Victor, Gary. Collier de débris. Montréal : Mémoire d’encrier, 2013.
7.3 Films complémentaires Assistance mortelle. Réal. Raoul Peck. Haïti/France/USA/Belgique, 2012. Meurtre à Pacot. Réal. Raoul Peck. France/Haïti/Norwège, 2014.
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30 La crise d’Octobre 1970 au Québec : littérature et cinéma
Résumé : La crise d’octobre (1970) est un épisode violent et traumatique de l’histoire du Québec. Ce texte se propose d’analyser l’ambigüité de sa représentation dans des textes littéraires (romans et récits) et des films (fictions et documentaires) récents, à partir des questions irrésolues et des différends qui sont à l’œuvre dans la construction sans cesse révisée et conflictuelle d’une mémoire de cette crise. Dans la perspective de l’imaginaire social (Pierre Popovic) et des ‹ fictions latentes › qui se développent en se répondant et cristallisent les manières de raconter et de se souvenir d’épisodes passés dans une société donnée, l’analyse se développe autour de trois contentieux interprétatifs, la responsabilité de la violence, la manipulation des évènements et leur atténuation dans les discours et les récits qui en rendent compte.
Mots-clés : cinéma, crise d’Octobre, film, littérature, mémoire culturelle, nation, politique, traumatisme, Québec
1 ‹ La plus grave crise de l’histoire canadienne ›
Le 5 octobre 1970, James Richard Cross, délégué commercial à l’ambassade de GrandeBretagne, est enlevé à Montréal par la cellule Libération du Front de Libération du Québec (FLQ). Le 10, le ministre du Travail et de l’Immigration du Québec, Pierre Laporte, est enlevé à son tour par la cellule Chénier du FLQ. Le 16, le gouvernement fédéral, dirigé par Pierre-Eliott Trudeau, promulgue la Loi sur les mesures de guerre qui suspend les libertés civiles, et l’armée canadienne est déployée au Québec. Le 17, la police retrouve le corps de Pierre Laporte. James Richard Cross est libéré le 3 décembre en échange d’un sauf-conduit pour Cuba accordé à ses ravisseurs et les membres de la cellule Chénier sont arrêtés le 28 décembre. « ‹ [L]a plus grave crise de l’histoire canadienne › comme il est écrit dans les manuels scolaires » (Leblanc 2006, 14), revisitée à l’occasion d’anniversaires qui suscitent de nouveaux reportages et de nouvelles entrevues avec des acteurs ou des témoins, demeure un enjeu polémique. La responsabilité de la violence politique des évènements se distribue, selon les discours, entre celle à laquelle le FLQ a eu recours et celle de la réponse de l’État fédéral (Fournier 1982 ; 2010). Selon Carl Leblanc qui entend rétablir l’équilibre par un film, L’otage (2004), puis un livre, Le personnage secondaire (2006), consacrés à James Richard Cross, dans la mémoire d’Octobre 70, la violence de l’État aurait finalement supplanté celle du FLQ : « Le souvenir de cette crise n’est, depuis toujours, qu’une simple dénonciation de
Élisabeth Nardout-Lafarge, Université de Montréal https://doi.org/10.1515/9783110420746-030
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la trop grosse riposte de l’État fédéral et du complot qu’elle cachait peut-être » (2006, 209). Outre la mesure des violences exercées et de leur légitimité respective, toujours perceptible dans les discours sur Octobre 70, d’autres tensions se manifestent, entre l’expérience de première main des acteurs et les appropriations ultérieures (enquêtes journalistiques, films et romans). Bien qu’ils aient à plusieurs reprises pris publiquement la parole sur les évènements, les ex-felquistes Jacques Lanctôt (2011) et Louise Lanctôt (1981) protestent contre ces récits dans lesquels il et elle ne se reconnaissent pas : « Je ne veux pas qu’on me vole ma mémoire », écrit Jacques Lanctôt au seuil de son ouvrage Les plages de l’exil (2011, 14). Deux controverses plus ciblées traversent la construction de la mémoire d’Octobre 70 : d’une part, les circonstances de la mort de Pierre Laporte que ni les enquêtes ni les procès ni la commission d’enquête ne sont parvenus à établir avec certitude et que les responsables de l’enlèvement ont assumé collectivement sans les dévoiler, et, d’autre part, le persistant soupçon de manipulation policière et politique de la crise (Duchêne 1981). En effet, aux spécialistes qui attribuent la mort de Laporte à un probable accident, Francis Simard, membre de la cellule Chénier et présent au moment des faits, répond dans Pour en finir avec Octobre : « Ce n’est pas du tout un accident. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on a raconté » et, revendiquant son droit au silence, il écrit : « Je n’ai pas tout dit » (Simard 2000 [1982], 68 et 181). Il se fera plus catégorique encore dans la postface de la réédition de son livre, datée du 17 juillet 2000 : « […] plus je vieillis, plus ces journées me sont présentes […] mais ce que je comprends m’appartient. Et ne vous regarde pas. Et je vais mourir avec » (Simard 2000 [1982], 231). Louis Hamelin, auteur du principal roman sur la crise d’Octobre, La constellation du Lynx, évoque à cet égard « Pour en finir avec Octobre et ses silences assourdissants » (Hamelin 2010, 593). Dans un essai de 2014, Fabrications, Hamelin fait de ce silence un mensonge politique. Simard est mort en 2015 sans avoir dérogé à sa ligne de conduite. Quant à une possible manipulation orchestrée par le gouvernement Trudeau, elle est suspectée très tôt, en particulier par l’écrivain Jacques Ferron qui agira, à la demande des felquistes de la cellule Chénier, comme négociateur lors de leur arrestation (O’Gormaile 2002). Pierre Vallières, l’auteur de Nègres blancs d’Amérique (1968), considéré avec Charles Gagnon comme un idéologue du FLQ, se rallie finalement à cette thèse qu’il avait d’abord rejetée dans L’exécution de Pierre Laporte (Vallières 1977). Carole Beaulieu, éditorialiste au magazine L’Actualité, conclut pour sa part : « On ne saura sans doute jamais ce qui s’est passé il y a quarante ans, lors de la crise d’Octobre, ni quel rôle les forces de police et les services secrets y ont joué » (2010a, 13). Ces silences, ces questions irrésolues et ces différends sont à l’œuvre dans la construction sans cesse révisée et conflictuelle d’une mémoire de la crise d’Octobre dont témoigne la représentation des évènements par le cinéma et la littérature. C’est cette construction que je me propose d’observer dans quelques films et livres consacrés à la crise, en portant une attention plus spécifique à ceux de Carl Leblanc et Louis Hamelin. Si la différence d’intention entre le portrait d’un acteur des évènements, leur mise en
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scène dans un roman, la réflexion qu’ils inspirent dans un essai, doit certes intervenir dans l’analyse, du point de vue de l’imaginaire social (Popovic 2011), dans la perspective de ces ‹ fictions latentes › qui se développent en se répondant et cristallisent les manières de raconter et de se souvenir d’épisodes passés, le partage entre les deux s’avère assez incertain. C’est a fortiori le cas pour la crise d’Octobre, lorsque la ‹ vérité › historique est encore largement sujette à caution.
2 Violences La crise d’Octobre pose la question de la violence politique à une société qui projette d’elle-même une image pacifique et valorise la recherche de compromis. La mort de Pierre Laporte marque d’ailleurs, pour l’ensemble des observateurs, y compris les anciens felquistes, la fin de tout appui populaire à leur cause. Le rappel d’une violence, jugée disproportionnée, intervient dans chaque représentation de la crise. La conviction que la violence est étrangère à la société québécoise est pourtant questionnée dans l’essai de Marc Laurendeau consacré à l’agitation politique dans les années 1960. Selon lui, le pacifisme québécois est d’abord une construction idéologique qui ne résiste pas complètement à l’analyse des faits (Laurendeau 1990 [1975], 55). Parallèlement, il nuance la violence du FLQ d’avant Octobre 70 et souligne celle, à ses yeux excessive, de la réponse de l’État. Si Laurendeau comme Fournier font droit à l’une et l’autre violences en présence, Leblanc souhaite explicitement opérer une sorte de redressement mémoriel. Il postule l’hégémonie d’une mémoire biaisée selon laquelle « [i]l n’y aurait jamais que deux types de victimes d’Octobre 70 : le gauchiste emprisonné sous la Loi des mesures de guerre et l’autre, l’otage assassiné » (2006, 27) et dénonce une indulgence quasi familiale à l’endroit des felquistes. Le narrateur cinéaste qui raconte le tournage de son film endosse le rôle du justicier qui, contre sa communauté, ose dévoiler la vérité. Leblanc s’attache à humaniser et à familiariser James Richard Cross, le plus souvent désigné par son surnom, Jasper, mari et père, fils de fermiers irlandais, fonctionnaire britannique appliqué, vieillard pudique que son humour n’empêche pas de souffrir du souvenir de sa détention mais aussi de la mesquinerie de l’administration qu’il a servie, espion d’un jour dont le M15 n’aurait plus voulu. Aussi, à la violence psychologique de la détention, le récit ajoute-t-il la violence symbolique qui fait disparaître l’humain derrière l’idée. Épargné alors que Laporte est mort, effacé par le choc du 11 septembre 2001 qui vient redéfinir le mot ‹ terrorisme ›, Cross est déclassé comme héros et c’est précisément cette secondarité qui devient le sujet du film et du livre : « Donner le premier rôle à un personnage secondaire de l’Histoire » (Leblanc 2006, 185). Dans le récit de Leblanc, la violence de l’État est d’emblée renvoyée au discours convenu d’indépendantistes nostalgiques à qui le narrateur oppose la vie d’un homme que les felquistes ont justement choisi de négliger et d’oublier. L’intervention de l’armée canadienne n’apparaît que comme arrière-fond trop connu de l’histoire. La violence étatique est également repré
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sentée par l’une de ses victimes, le personnage de Jeanne, poète et activiste, incarcérée avec son mari sous la Loi des mesures de guerre, ancienne amie du narrateur qui, au cours d’une dernière rencontre, condamne son film sans appel. Si la scène figure l’ultime sacrifice d’une amitié qu’il doit à la vérité, elle n’ébranle pas le cinéaste qui associe le souvenir des violences de l’état aux « incantations » (Leblanc 2006, 171) d’une mystique de la nation à laquelle il ne croit plus. Le point de vue défendu dans L’otage fait également écho aux films antérieurs sur la crise puisque c’est au cinéma que se sont d’abord élaborées des représentations de l’évènement. Les ordres de Michel Brault (1974) présente l’expérience de cinq personnes sans statut particulier arrêtées et incarcérées au matin du 16 octobre 1970. Entre documentaire et fiction, le film met en place un dispositif brechtien dans lequel chaque comédien et comédienne donne son nom et annonce celui de la personne dont il ou elle va jouer le rôle, imposant ainsi, par la distanciation, une solidarité entre l’acteur et son personnage (↗27 Le génocide des Tutsi au cinéma). Tourné quatre ans après la crise, ce film aura un important retentissement en ce qu’il est le premier à mettre en lumière la répression qui s’ensuivit. Dans Le personnage secondaire, le narrateur cinéaste justifie son film en l’opposant à celui de Brault. Drame historique, Octobre (1994) de Pierre Falardeau, co-scénarisé avec Francis Simard, se concentre sur les sept jours de la détention de Laporte du point de vue des felquistes. Falardeau, scénariste volontiers iconoclaste, indépendantiste convaincu, présente un huis clos entre les quatre membres de la cellule Chénier et leur otage. Le film met en scène la mort de Laporte : l’otage qui s’est blessé en tentant de s’échapper est exécuté, hors champ, après des discussions tendues et pénibles entre les ravisseurs. Bien que les noms réels des felquistes ne soient pas donnés dans le film, Falardeau affirme s’être placé du point de vue de Simard. Or, dans Pour en finir avec octobre, la déclaration de Simard, à la syntaxe pour le moins ambigüe – « La décision que nous avons prise, c’est que nous l’avons tué » (2000 [1982], 68) – n’équivaut pas à avouer l’exécution. Elle peut tout aussi bien s’interpréter comme la responsabilité assumée d’une mort survenue en détention, suite à la décision d’enlever Laporte, ou encore comme l’affirmation du principe éthique auquel les felquistes se sont tenus, la décision de dire que « nous l’avons tué ». C’est pourtant Octobre qui impose, dans le récit de la crise, la version révolutionnaire de l’exécution de l’otage à laquelle s’opposent à la fois Hamelin et Leblanc. L’otage sera suivi de deux films qui s’attachent à des épisodes antérieurs et latéraux de la crise d’Octobre, La maison du pêcheur d’Alain Chartrand (2013), classé « drame historique (fiction) », retrace et sans doute romance l’implication de Bernard Lortie, de Simard et des frères Rose dans la gestion de cette auberge-café de Gaspésie, attirant à Percé de nombreux jeunes que les autorités locales délogent sans ménagement. Centré sur le futur felquiste gaspésien Bernard Lortie, le film se penche sur la constitution du groupe qui deviendra la cellule Chénier du FLQ, mais c’est surtout la violence des policiers de Percé qui est montrée avec le plus d’évidence. En 2015, Corbo de Mathieu Denis traite de la mort tragique de Jean Corbo, un adolescent qui se tue en posant une bombe à la Compagnie Dominion Textile en 1966. La violence est ici un dommage collatéral de
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l’idéologie révolutionnaire, antérieure et annonciatrice de la crise, dans le récit d’une jeunesse inutilement sacrifiée. La constellation du Lynx de Louis Hamelin, à la fois roman à clés, fiction politique et enquête historique sur les évènements, constitue le projet le plus ambitieux de représentation de la crise d’Octobre. Le traitement que le roman réserve à la mort de l’otage est singulier en ce qu’il maintient dans le dispositif narratif l’incertitude qui continue de l’entourer. Cette mort, appréhendée tout au long du récit, est préfigurée dans un épisode de l’enfance de Richard Godefroid dit Gode, principal personnage de felquiste du roman, au cours duquel il a assisté à l’étranglement d’un lynx captif par un trappeur autochtone. À la fois inéluctable et vidée de sa violence dans une étrange sublimation, la mort du lynx, ritualisée et esthétisée, symbolise autant qu’elle annonce celle de l’otage. Celle-ci se trouve à demi dévoilée, à la fin du roman, dans le récit de Gode. Sans que jamais le mot ‹ mort › n’apparaisse, le brouillage des pronoms fait passer la séquence du mode hétérodiégétique au mode homodiégétique et la sanction du récit suspend l’aveu dans une persistante irréalité. Irréalité qui fait écho à une scène antérieure où Samuel affronte pour la première fois le spectre de l’otage qui le visite à trois reprises dans le roman. Cette scène fantastique qui rejoue la tentative d’évasion de l’otage, où tuer n’a pas d’effet, situe la mort dans le monde du rêve et accentue la fiction dont elle reste nimbée. La vérité sur ses circonstances continue, au terme de l’enquête de Samuel, d’échapper à toute certitude ; il n’y accède que de manière relative et lorsqu’il ne s’y intéresse plus. Alors que Louis Hamelin opte nettement pour la version d’une mort accidentelle dans l’essai Fabrications, son roman diffère, voile et métaphorise la représentation de la mort de l’otage, à la fois comme geste ultime que les felquistes n’ont pas posé ou n’ont pas voulu poser et comme dernier secret de la mémoire d’Octobre. La particularité de cette mise en scène romanesque tient également à la violence archaïque qui émane de cette mort sans cruauté. Comme le trappeur caresse le lynx qu’il vient de tuer, les felquistes espèrent que l’otage est encore vivant.
3 Complots Bien que les interprétations jugées conspirationnistes de Ferron et de Vallières ont été contestées, peu à peu s’est pourtant imposée dans l’opinion l’idée d’une manipulation politique des évènements d’Octobre. C’est la conclusion à laquelle parvient notamment Marc Laurendeau dans Les Québécois violents tandis que dans Le personnage secondaire, cette interprétation est au contraire rejetée par une analyse ironique du livre de Vallières. En revanche, La constellation du Lynx, qui a soulevé à cet égard quelques polémiques, expose la manipulation en l’incluant dans la fiction par l’enquête dont Samuel, le personnage principal, hérite à travers son mentor, par l’intégration de plusieurs personnages d’anciens policiers et politiciens identifiables sous des noms à clés, et par tout un horizon architextuel (Genette 2004 [1979]) qui renvoie au polar et au roman noir. Comme le remarque aussi Robert Dion, Fabrications explicite et justifie la démarche du roman.
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La constellation du Lynx se donne en effet comme révision par une nouvelle fiction des versions de l’événement, celle de l’État et celle des felquistes, également fabriquées selon l’auteur, donc tout aussi fictives, et revendique un potentiel de compréhension et de dévoilement résumé dans la formule « roman heuristique » (Hamelin 2014, 143). L’interprétation, finalement relativement admise en 2010, conclut à la récupération des évènements par le gouvernement fédéral qui aurait profité des actions des felquistes qu’il surveillait, de manière à ce qu’une crise à laquelle il était préparé à répondre fortement, anéantisse leur groupe et discrédite l’ensemble du mouvement souverainiste québécois dans l’opinion publique. Or cette hypothèse se distingue de la théorie du complot par les conceptions divergentes de l’histoire qui les sous-tendent. Dans le premier cas, l’histoire repose sur des héros tout-puissants qui régissent le destin commun ; dans le second, elle est un écosystème complexe d’alliances et d’intérêts mouvants, qui tient aux circonstances et aux hasards. Hamelin situe son roman entre ces deux pôles. Pour faire droit au hasard, le roman l’inscrit formellement dans sa structure de plusieurs manières : alternance des narrations, des points de vue et des temporalités qui passent, hors de toute chronologie ou téléologie, du passé (la décennie 1940–1950) au temps de la crise (les journées d’octobre) puis aux années qui la suivent jusqu’au moment de la parution du livre ; multiplication des personnages secondaires ; intégration de digressions qu’aucun schéma final ne vient réorganiser a posteriori. En même temps que s’éclaire de ce fait le sens du mot « constellation » dans son titre, le roman refuse « la rassurante possibilité d’une Cause Unique » (Hamelin 2014, 46). Il s’agit, selon l’expression retenue dans Fabrications, de privilégier le « modèle épistémologique » (Hamelin 2014, 130–131) du « miroir brisé » de Norman Mailer contre l’image du puzzle. La nouveauté de La constellation du Lynx réside donc, en 2010, surtout dans la prétention de la fiction à fournir une lecture légitime de l’histoire et à se transformer en instrument d’enquête (↗13 Seconde Guerre mondiale – Le roman). L’ambition totalisante du roman qui embrasse une époque, deux générations, plusieurs milieux sociaux et politiques, place la crise d’Octobre à l’acmé d’une Révolution moins tranquille qu’il n’y paraît. En ce sens, elle appartient à la mémoire inquiète de tous et toutes et non plus seulement aux figures, felquistes, otages, Premiers ministres, avocat célèbre, qui l’incarnent habituellement dans le discours.
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Malgré l’important corpus de livres et de films qui lui est consacré et la gravité des enjeux qui y sont associés, la crise d’Octobre fait aussi l’objet d’une sorte d’atténuation dont les textes étudiés portent la trace (Nardout-Lafarge 2013, 185–189). Ainsi de Ferron qui croit que « [p]our faire une tragédie, il faut quand même avoir de grands moyens, il faut avoir une espèce d’orgueil insensé » (Ferron et L’Hérault 1997, 132). Fidèle à sa conviction d’écrire une œuvre « mineure » (Ferron et l’Hérault 1997, 226) dans une société de « demi-colonisés », Ferron préconise la ruse politique plutôt que l’affrontement. Dans cette logique, la crise d’Octobre, aussi bien les actions du FLQ que la réponse
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de l’État, relèverait d’une erreur d’appréciation historique et anthropologique ; transposition d’un modus operandi politique étranger à la société québécoise, elle se serait d’emblée qualifiée comme une imitation, sinon une parodie. Dans la plupart des récits, la crise est non seulement ‹ déplacée ›, mais son impact est mis en doute. Son caractère limité et second est particulièrement appuyé dans le livre de Leblanc dont c’est l’un des thèmes majeurs ; comme Cross demeure « le personnage secondaire » de l’épisode, la crise d’Octobre ne cesse d’être dévaluée par la comparaison avec des précédents historiques jugés plus sérieux, notamment « son grand frère, Octobre 17 » (2006, 21). Ce faisant, le récit et le film adhèrent à une vision locale et étroite de la crise. Mais, contrairement à Ferron qui attribue au statut minoritaire un potentiel de liberté, le narrateur du Personnage secondaire intègre cette secondarité comme une infériorité décourageante. Le roman de Hamelin, au contraire du récit de Leblanc, n’épargne pas l’amateurisme des forces policières, racontant les filatures grossières, les descentes mal ciblées, les infiltrations peu subtiles, l’inculture des policiers qui, pendant les perquisitions, confisquent des livres sur le cubisme en supposant qu’ils ont un rapport avec Cuba. Le narrateur finit par se demander si cette balourdise des forces de l’ordre n’est pas l’indice même du « cover-up » (Hamelin 2010, 582). Dans La constellation du Lynx, c’est toutefois par rapport à l’assassinat de Kennedy que s’opère la comparaison atténuante qui secondarise la crise d’Octobre. Selon le même principe de la comparaison, à la fin du roman, Samuel entraîne Gode dans une conversation sur la révolution zapatiste. Ainsi la crise d’Octobre se trouve-t-elle doublement déclassée aux yeux de Samuel, autant dans son déroulement que dans sa postérité, elle a échoué là où d’autres luttes réussissent. Une autre modalité de l’atténuation tient à la tonalité grotesque que prend parfois le récit des évènements. Marc Laurendeau ne juge-t-il pas « quasi grotesque » (1990 [1975], 148) la présence de l’armée et Ferron « loufoque » (1972, 5) l’ensemble des évènements à l’exception de la mort de Laporte ? Si, dans Le personnage secondaire, l’ironie est surtout la marque d’une distance du narrateur, La constellation du Lynx introduit dans le récit des éléments de farce qui semblent contraster avec l’ambition ‹ heuristique › du roman. Parmi les plus visibles, signalons les noms des deux personnages responsables de l’enquête sur les évènements d’Octobre : Chevalier Branlequeue, poète, professeur et mentor, et Samuel Nihilo le narrateur. Alors que le système de nomination du roman fournit, conformément à la convention onomastique du roman à clés, des noms fictifs transparents, calqués sur les noms réels (Rose/Lafleur), Chevalier Branlequeue, « nom de plume » de « Laurent Chevalier » (Hamelin 2010, 144), renvoi probable au Léon de Portanqueue de L’amélanchier de Ferron, tire d’emblée vers le grotesque ce personnage d’écrivain national dont le grand œuvre s’intitule Les élucubrations. De la même façon, le nom du groupe de passionné·es des événements d’Octobre qui se réunissent autour de lui, « les Octobierristes », dévalue à l’avance leur entreprise et le néant inscrit dans le patronyme Samuel Nihilo fragilise les hypothèses élaborées par le personnage. Enfin, dans ce roman qui fait de la mort de l’otage le centre spectral du récit, la dernière apparition du fantôme le montre en retraité aisé s’apprêtant à partir en vacances :
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« À son cou, un collier de fleurs avait remplacé le sillon sanguinolent de la chaînette religieuse dans ses chairs. Il portait son sac de golf à l’épaule » (Hamelin 2010, 588). Congédiant l’esprit de sérieux, tous ces procédés concourent à vider la représentation romanesque du tragique de la situation et à priver ses personnages de grandeur, comme si, de manière assez ferronienne, le récit de la crise d’Octobre ne pouvait s’écrire qu’à la condition de démystifier la théâtralité et le symbolisme en quelque sorte prétentieux qui la rattacheraient à la tragédie. Par ailleurs, la farce inscrit dans le roman un jugement sur les évènements dont la sévérité s’étend à tou·tes les protagonistes, jugement qui fait peut-être écho à la remarque de Fernand Dumont, écrivant, un an après la crise : « Avec l’intervention du FLQ, les mesures de guerre, la mort de M. Laporte, ce n’est pas le sang qui ‹ coulé dans la rue › comme on nous l’avait prédit mais la peur et la bêtise » (Dumont 2000 [1971], 17).
5 Essai d’interprétation Désignée par Louis Hamelin lui-même comme « un traumatisme national » (Beaulieu 2010b, 22), la crise d’Octobre illustre, dans les récits qu’elle suscite, les difficultés que rencontre une société qui aime à se définir comme pacifique et consensuelle pour intégrer à sa mémoire un épisode violent et pour accepter l’âpreté de ses propres divisions (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Ces récits frappent surtout par la résistance qu’ils opposent à toute idéalisation et à toute héroïsation. Ainsi, à rebours de la mythologie révolutionnaire européenne des années 1960–1970, la figure du felquiste que ces représentations font apparaître n’a rien d’héroïque, Octobre de Falardeau faisant ici exception. Si la sincérité de leurs convictions indépendantistes et progressistes ne sont pas mises en doute, leurs actions, unanimement jugées inappropriées, les figent dans une image d’impuissance. C’est la haine qu’on semble vouloir effacer, par l’ironie, la farce ou encore sous une bonhommie critique qui se réclame du ‹ bon sens ›, des représentations d’Octobre. Ni les policiers ni les politiciens n’en ressortent grandis. Ni Matamore ni Machiavel n’émergent des récits d’Octobre. L’otage sacrifié, dont la mort continue d’être figurée vaine et sans gloire, ne se constitue pas davantage en martyr ; c’est ce que symbolisent les apparitions à la fois dramatiques et grotesques du fantôme blessé dans La constellation du Lynx. Les 495 personnes arrêtées et détenues ne figurent qu’assez fugitivement dans les récits d’Octobre 70. Si Guy Bouthillier et Édouard Cloutier revendiquent, pour la réédition de leur anthologie de textes canadiens-anglais, « l’adoption d’un cadre interprétatif centré sur la notion de ‹ guerre › » (2011, 15), la mémoire dont témoignent les livres et les films qu’on vient d’évoquer tend plutôt à relativiser l’impact d’une crise le plus souvent racontée comme une sorte de dérapage malheureux de la part de toutes les parties en présence. Ce n’est pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas un traumatisme collectif d’Octobre 70. Les différentes atténuations observées peuvent même être lues comme autant de tentatives de dominer ce traumatisme, d’en dépasser la force de sidération, d’en rendre raison et
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de refuser d’en être victime. Nul doute que la crise ait inscrit dans l’imaginaire du Québec la peur d’un engrenage de violences impossible à maîtriser (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain). Mais cette violence n’est caractérisée dans les récits ni comme un cataclysme historique, ni comme une fatalité de la condition humaine. Présentée comme la conséquence d’erreurs, d’exagérations, voire de fantasmes, dans l’évaluation politique, elle semble pouvoir, en ce sens, être prévenue, jugulée par la modération, le refus des extrêmes et la pédagogie. Au-delà de leurs genres, les œuvres réunies ici autour de la crise d’Octobre relèvent à la fois de l’‹ histoire › et de la ‹ mémoire ›, dans un constant dialogue et d’incessants chevauchements de leur fonction respective. Certes, l’histoire transforme le passé en savoir tandis que la mémoire maintient le passé dans le présent, mais, pour conflictuels qu’ils puissent être, ces deux gestes demeurent à bien des égards inséparables. Sur Octobre, le débat entre les deux est encore vif.
6 Coda En octobre 2020, au milieu d’une pandémie sans précédent qui redéfinit la notion de ‹ crise ›, le cinquantième anniversaire d’Octobre est dominé par la sortie du film Les Rose, réalisé par Félix Rose, fils de Paul Rose, à partir d’entretiens avec son oncle Jacques Rose. Salué par la critique, le film inscrit la crise dans l’histoire des luttes sociales au Québec et brosse le portrait d’une famille ouvrière. Cette lecture des événements par une nouvelle génération interpelle les acteurs de la crise encore vivants : en contradiction avec l’image donnée par le film, Jacques Cossette-Trudel, ancien membre de la cellule Libération, soutient que Paul Rose aurait ordonné l’exécution de Cross ; cette révélation contredite par plusieurs témoins (Dussault et Laurendeau 2020) fait apparaître de tenaces oppositions, notamment de classes, entre les felquistes issus de la bourgeoisie (la cellule Libération) et ceux qui venaient du milieu ouvrier (la cellule Chénier). Le soupçon du complot – notion qui se charge aussi de connotations nouvelles en 2020 – n’est pas absent de la série documentaire Le dernier felquiste consacrée au mystère jamais élucidé de l’assassinat du felquiste Mario Bachand à Paris en mars 1971 ; leur enquête sur les activités des membres du FLQ à Paris, Cuba et Alger conduit les auteurs à replacer le groupe dans les mouvances révolutionnaires internationales des années 1970 (Robitaille et Noël 2020). On le voit à ces exemples, son cinquantième anniversaire suscite sur la crise des discours et des récits dénués des atténuations observées plus haut, qui mesurent, plus gravement que lors des précédentes décennies, son ampleur et sa gravité. Parce qu’il aura vu se manifester, dans leur âpreté demeurée intacte, les anciens affrontements, le cinquantenaire a réactivé d’une certaine façon la fracture qu’aura été Octobre dans la société québécoise.
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7 Bibliographie / Filmographie 7.1 Œuvres citées Beaulieu, Carole. « Éditorial ». L’Actualité 15 octobre 2010 (2010a) : 13. Beaulieu, Carole. « La bombe Hamelin ». L’Actualité 15 octobre 2010 (2010b) : 22. Bouthillier, Guy, Cloutier, Édouard. Trudeau et ses mesures de guerre vus du Canada anglais. Traduit de l’anglais par Michel Buttiens. Québec : Éditions du Septentrion, 2011. Duchêne, Jean-François. Rapport sur les évènements d’octobre 1970. Québec : Gouvernement du Québec, Ministère de la Justice, 1981. Dumont, Fernand. La vigile du Québec. Montréal : Typo, 2000 [1971]. Ferron, Jacques. « Le comité du 7 mai 1970 ». Le Canada français 1.7 (1972) : 5–6. Ferron, Jacques, L’Hérault, Pierre. Par la porte d’en arrière. Entretiens. Avec la collaboration de Patrick Poirier pour l’établissement du texte et de Marcel Olscamp pour les notes. Montréal : Lanctôt éditeur, 1997. Fournier, Louis. FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin. Montréal : Éditions Québec/Amérique, 1982. Fournier, Louis. « La vraie histoire de la crise d’Octobre ». Le Devoir 30 septembre 2010 : A9. Genette, Gérard. Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte. Paris : Éditions du Seuil, 2004 [1979]. Hamelin, Louis. La constellation du Lynx. Montréal : Boréal, 2010. Hamelin, Louis. Fabrications. Essai sur la fiction et l’histoire. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2014. Lanctôt, Jacques. Les plages de l’exil. Montréal : Éditions Stanké, 2011. Lanctôt, Louise. Une sorcière comme les autres. Montréal : Éditions Québec/Amérique, 1981. Laurendeau, André. Les Québécois violents. La violence politique au Québec (1962–1972). Édition augmentée et mise à jour. Montréal : Boréal, 1990 [1975]. Leblanc, Carl. Le personnage secondaire. Montréal : Boréal, 2006. Nardout-Lafarge, Élisabeth. « La mémoire de Ferron dans La constellation du Lynx de Louis Hamelin ». La mémoire du roman. Dir. Isabelle Daunais. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2013 : 177–190. O’Gormaile, Pradaig. « La représentation de la crise d’Octobre chez Jacques Ferron ». Jacques Ferron. Le palimpseste infini. Dir. Brigitte Faivre-Duboz et Patrick Poirier. Montréal : Lanctôt éditeur, 2002 : 68–82. Popovic, Pierre. « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir ». Pratiques 151–152 (2011) : 7–38. Simard, Francis. Pour en finir avec Octobre. Préface de Pierre Falardeau. Montréal : Comeau & Nadeau/ Marseille : Agone, 2000 [1982]. Vallières, Pierre. Nègres blancs d’Amérique. Montréal : Éditions Parti pris, 1968. Vallières, Pierre. L’exécution de Pierre Laporte. Les dessous de l’opération. Montréal : Éditions Québec/Amérique, 1977.
7.2 Films cités Corbo. Réal. Mathieu Denis. Max Films, 2015. Le dernier felquiste, série en six épisodes. Réal. Antoine Robitaille et Dave Noël, 2020 : https://illicoweb.videotron.com/club-illico/1255264/Le-dernier-Felquiste-1-no00. La maison du pêcheur. Réal. Alain Chartrand. Groupe PVP, 2013. Octobre. Réal. Pierre Falardeau. Association coopérative des productions audio-visuelles, 1994. Les ordres. Réal. Michel Brault. Productions Prisma, 1974. L’otage. Réal. Carl Leblanc. Ad Hoc Films, 2004. Pour l’avoir vécu. Réal. Anne-Marie Dussault et André Laurendeau, documentaire radiophonique en huit épisodes, Radio-Canada, 2020 : https://ici.radio-canada.ca/premiere/balados/7781/histoire-journalismetemoignage-evenements-archives (2 novembre 2022).
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Les Rose. Réal. Félix Rose. Babel Films et ONF, 2020 Tout le monde en parlait. Réal. Guy Gendron. Radio-Canada, diffusé les 23 et 24 septembre 2010.
7.3 Lectures complémentaires Bédard, Éric. Chronique d’une insurrection annoncée. Jeunesse et crise d’Octobre. Nouvelle édition. Québec : Septentrion, 2020. Dion, Robert. « Présences d’Octobre : variations littéraires autour d’un épisode de l’histoire québécoise (Louis Hamelin, Carl Leblanc) ». Voix et Images 41.1 (2015) : 87–100. Keable, Jean. Rapport de la commission d’enquête sur des opérations policières en territoire québécois. Québec : Gouvernement du Québec, Ministère de la Justice, Québec, 1981. Lapointe, Martine-Emmanuelle. « Le roman : le sens de l’histoire ». Voix et Images 107.3 (2011) : 141–145. Leroux, Manon. Les silences d’octobre. Le discours des acteurs de la crise d’octobre. Montréal : VLB éditeur, 2002. Michaud, Ginette, Nardout-Lafarge, Élisabeth. Constructions de la modernité au Québec. Actes du Colloque tenu à Montréal les 6, 7 et 8 novembre 2003. Montréal : Lanctôt, 2004. Saint-Denis, Marie-Ève. L’Octobre des romanciers. Étude des rapports entre politique et littérature. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2005. ONF : http://blogue.onf.ca/blogue/2015/10/08/crise-doctobre-en-films (28 février 2018).
Espaces francophones Exil, migration et mondialisation
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31 L’immigration italienne et la presse française Résumé : Dans les années 1920 et 1930, les Italien·nes constituent la population immigrée la plus nombreuse en France. Ils et elles sont perçu·es comme une menace pour la société française et font l’objet de toutes formes de rejets. L’analyse de leur représentation dans la grande presse française met en évidence, de façon inattendue, que les ‹ dommages › dont parle la presse ne sont pas ceux subis par ces immigré·es du fait de leur parcours migratoire, mais ceux que leur présence impose prétendument à la société d’accueil. On perçoit ici le sentiment d’une agression et d’un traumatisme culturel, dont la médiatisation rejaillit sur le débat et les comportements politiques dans le pays d’accueil. Une analyse approfondie de tous les aspects se rapportant aux Italien·nes et à l’Italie permet de mettre en évidence les mécanismes de ce phénomène particulier et ses conséquences.
Mots-clés : antifascisme, fascisme, immigration, Italie, Italien·nes, mémoire culturelle, migration, presse, revue, victimisation, traumatisme
1 Définition, aspects historiques, théoriques et conceptuels Nés avec la révolution industrielle, les médias modernes accompagnent les grandes migrations de leurs interprétations diverses. Ils répercutent les événements, parmi lesquels l’immigration et son cortège de rejets, de douleurs, de misère, de violences, voire de traumatismes. La réception de l’immigration italienne par la presse française au tournant des années 1920 et 1930 en France représente un cas emblématique qui permet de comprendre comment se forge la mémoire culturelle (Assmann 2010) de l’immigration (↗32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France). La France est alors l’une des principales destinations de l’émigration italienne. Les Italien·nes y sont le ‹ contingent › étranger le plus important. Très loin de l’idée que l’on se fait aujourd’hui d’une immigration réussie, les immigré·es italien·nes suscitent toutes formes de rejets et deviennent la cible du racisme et de la xénophobie. Pour l’opinion, l’immigration s’impose comme un fait social et va de pair avec l’idée que celle des Italien·nes menacerait la société française. La presse idéalise cette société et suggère qu’elle fonctionnait mieux sans immigrants. Cela insinue une réponse xénophobe comme une réac
Nicolas Violle, Université Clermont Auvergne https://doi.org/10.1515/9783110420746-031
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tion correcte et juste. Cette auto-victimisation des Français·es va de pair avec une ostensible cécité au sujet des souffrances des Italien·nes immigré·es en question. De la fin du XIXe siècle à 1931, la présence italienne en France n’a cessé d’augmenter. Par paliers, elle passe de 100 000 personnes en 1870 à près de 500 000 en 1914. Après une légère baisse pendant les années de guerre, l’arrivée des Italien·nes reprend à partir de la moitié de 1919. En six mois, on compte 100 000 entrants puis 150 000 en 1920 et le nombre d’Italien·nes en France retrouve en 1921 son niveau de 1911 avec 420 000 sujets. Il augmente continuellement jusqu’en 1931, date à laquelle on enregistre la plus forte présence italienne dans l’Hexagone avec officiellement 808 000 sujets. Il faut y ajouter les clandestins ayant fui le fascisme et les saisonniers, qui n’étaient pas enregistrés dans les statistiques officielles. On arrive au chiffre du million d’Italien·nes en France (sur 2,7 millions d’étrangers), soit un niveau jamais atteint (Vegliante 1986 ; Milza 1993 ; Vial 2002). En 1931, cela représente près de 7 % de la population française et un étranger sur trois présents en France (le double des Polonais·es, le triple des Espagnol·es, le quadruple des Belges). Après cette date commence une décrue continue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale mais jusqu’en 1968 les Italien·nes seront en France les immigré·es les plus nombreux (Noiriel 2010b). Cette présence se traduit dans la grande presse populaire parisienne qui fait l’objet de ce chapitre, notamment les ‹ cinq grands › (Le Journal, Le Matin, Paris-Soir, Le Petit Journal et Le Petit Parisien) que nous citerons ici abondamment. C’est une presse dont les tirages avoisinent quotidiennement les cinq millions d’exemplaires et dont la diffusion est nationale. On y trouve un grand nombre d’articles ayant pour sujet l’Italie et les Italien·nes (Violle 1997), ce qui traduit un intérêt pour ce pays renforcé par la mise en place du régime fasciste, qui apparaît lui-même comme une grande nouveauté politique et suscite la curiosité. On voit d’emblée que si la question de la réception de l’immigration italienne est inhérente à celle de son accueil par la société française, elle va de pair avec celle de la représentation de l’Italie et des Italien·nes en France, rendant le problème complexe. De ce point de vue, et parce que cette expérience migratoire massive est un phénomène achevé, l’immigration italienne en France se pose en modèle permettant de comprendre et de penser les immigrations d’aujourd’hui. L’agressivité voire la violence dont la presse a alors fait preuve quant à la réception et à la représentation de l’immigration italienne est révélatrice de son manque de maîtrise du phénomène migratoire et d’une inquiétude inhérente à l’idée d’une perte de domination. Elle est insensible aux blessures vécues et ressenties par les immigré·es. La France de l’entre-deux-guerres est un pays bouleversé par le traumatisme collectif de la Grande Guerre. Toujours sous l’effet de son onde de choc, dans sa phase de consolation, la société cherche des responsables aux bouleversements sociétaux de l’après-guerre. Hors des frontières, l’Allemagne est désignée. À l’intérieur même du pays, la grande presse fait des immigré·es l’une des composantes les plus fragiles de la société, la cause de sa faiblesse. L’immigration italienne va devenir un bouc-émissaire tout trouvé aux blessures collectives françaises. Sa réception représente un cas intéres
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sant de renversement des rôles. Il y a là quelque chose qui conjugue une réaction d’après-coup à l’arrivée massive d’Italien·nes en France avant la Grande Guerre et les effets de celle-ci dans le présent où cette immigration continue d’arriver et d’être perçue comme un bouleversement pour la société française. C’est le temps de l’humiliation où l’autre est présenté comme ‹ inférieur ›, menaçant la ‹ race › française, un temps qui restera longtemps vif dans les mémoires (Blanc-Chaléard 2000). L’affirmation d’un fort État-nation italien renforce les craintes tandis qu’en France, la « xénophobie ambiante tend à faire d’individus atomisés et de groupes se percevant comme différents » (origines régionales variées, langue dialectales dissemblables) des Italien·nes conscient·es de leur identité commune (Milza 1993), attitude d’autant plus erronée que l’identification des Italien·nes avec la nation italienne est notoirement faible. Il y a dans cette perception de la présence immigrée italienne comme un « traumatisme de l’intégration » (Lingiah 2005, 31) qui agit après coup. Les arrivées des années 1920 provoquent une réaction des Français·es qui se nourrit de la mémoire de l’immigration italienne d’avant-guerre alors en voie d’assimilation (en France, la politique de l’intégration succède à celle de l’‹ assimilation › à partir des années 1980). Le thème du ‹ problème › de l’immigration apparaît dans le débat public français dès 1880 avec les premiers épisodes de xénophobie anti-immigré·es : les vêpres marseillaises du 17 juin 1881 contre les Italien·nes présenté·es comme non assimilé·es et formant ‹ une nation dans la nation ›, puis l’épisode sanglant d’Aigues-Mortes en 1893, et les violences consécutives à l’assassinat du président de la République Sadi Carnot en 1894. À chaque fois, le discours anti-étrangers de la presse crée un réflexe identitaire (Noiriel 2010a). Un exemple particulier est, juste avant le conflit, la peur que l’immigration italienne en Algérie ne représente une menace pour la colonisation française (Le Petit Journal, 24.12.1913, 2, « La réforme de l’indigénat »). Après guerre, la crainte est plus tangible encore : on s’inquiète de ce que les immigrants n’apportent des maladies, et l’immigration représente pour l’opinion publique « un des plus pressants problèmes de la police sanitaire » (Le Journal, 01.11.1926, 6, « Les féconds travaux de l’Hygiène »). D’autres craintes expriment nettement le risque de submersion : « L’Immigration italienne dans le midi de la France. Constitue-t-elle un danger ? », interroge en titre à la Une Le Matin (21.03.1928, 1). L’article explique :
Dans certaines régions l’élément italien a supplanté l’élément français à tel point qu’il a fallu adapter les conditions de vie aux aspirations et aux besoins des nouveaux occupants : des banques italiennes fourbissent l’argent, des journaux sont publiés en italien, des maisons italiennes vendent aux émigrés des mets traditionnels ; que dis-je ! la nourriture spirituelle elle-même est donnée par des prêtres appelés d’Italie, à la demande même de l’autorité diocésaine. C’est la colonisation en un mot. Cet état de chose ne constitue-t-il pas un danger ?
Une troisième inquiétude qui court tout au long des années 1920 et 1930 est celle de la protection du sol national : « L’immigration italienne à notre frontière sud-est requiert notre vigilance, ne serait-ce […] que pour l’éventualité d’un conflit armé avec la patrie
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de M. Mussolini », écrit Le Journal (31.10.1927, 1–2, Raoul Sabatier, « Épurer ne suffit pas : il faut organiser l’immigration étrangère »). On voit surgir les deux thèmes centraux qui existent toujours aujourd’hui : la question du contrôle des frontières et celle de l’intégration (Noiriel 2010b). Cette dernière préoccupe déjà les esprits en 1907 lorsque Louis Bertrand publie son livre L’invasion, ou en 1913 quand Paul Leroy-Beaulieu craint que les Italien·nes ne soient pas assimilables (Leroy-Beaulieu 1913, 372, 383). Jusqu’au début des années 1930, le discours de la presse fustige les étrangers dans leur ensemble même si, très progressivement, la stigmatisation du premier après-guerre laisse place à un sentiment de familiarité envers la présence des immigré·es (Milza 1993). Ce sentiment de familiarité est dû au fait que les Français·es côtoient de plus en plus les étranger·es, en particulier les Italien·nes. Mais cela ne signifie pas qu’ils et elles les acceptent. La stigmatisation persiste, entretenue par certains groupes politiques (droite, extrême droite) et trouve un accueil favorable devant l’importance quantitative des immigré·es. Cette violence médiatique diffuse ne les concerne qu’indirectement bien qu’ils et elles en soient l’objet. Elle s’épanouit et se développe en direction d’une réalité sociopolitique qui leur échappe en bonne partie et freine leurs efforts d’intégration. Par conséquent, les Italien·nes sont souvent exposé·es à des humiliations variées, voire à des traumatismes dits sociaux (Doray 2005) qui ruinent le pacte éthique qui nous relie à autrui. La réception de l’immigration par la presse, notamment celle des Italien·nes, reflète et révèle un bouleversement plus imaginaire que réel. Il y a là comme une nuance apportée au « traumatisme choisi » de Vamık Djemal Volkan qui tient de la blessure fantasmée ou de la peur de ne pas maîtriser la situation (Volkan 1999, 73 ; 2007, 1048, 1050). Cette immigration devient une question de société (Anzieu 1996 ; 2000 [1968] ; 2003). Le cas de cette immigration italienne provoque des conséquences involontaires à un procédé individuel. Il se transforme en phénomène de masse qui finit par impliquer un groupe national important sans qu’il n’y ait au départ de volonté collective établie. Il y a bien un effet de groupe mais la notion de traumatisme est ici produite par la médiatisation du phénomène migratoire. Cette dernière ne résulte pas d’une volonté collective de ceux et celles qui sont impliqué·es par l’immigration ; elle est le produit de sa réception, la résultante d’un affrontement bien involontaire de deux grands groupes au sens de Volkan, l’un passif (les immigré·es) et l’autre plus actif et réceptif (les autochtones) en tant qu’opinion publique de certains de ses porte-paroles médiatiques qui l’orientent idéologiquement. Par son discours dominant, la presse populaire fait des immigré·es les coupables ou les victimes d’une violence qu’ils et elles importent par leur seule présence. Ils et elles sont en effet fréquemment accusé·es de voler le pain des Français·es, leurs emplois, leurs femmes, de représenter une menace pour l’ordre public et l’hygiène de la société.
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2 La médiatisation d’une ‹ menace › immaîtrisable
2.1 Rupture des stéréotypes par de grands événements médiatiques La presse populaire permet de comprendre dans quelle mesure l’immigration apparaît à la société comme un phénomène, individuel ou collectif, ‹ dramatique ›, et à quel point cette présentation s’impose à l’ensemble de la société d’accueil. Ayant éveillé le fantasme de l’invasion, les impressions qu’elle suscite passent dans un premier temps par ce qui émane avec force du pays dont elle est originaire, des faits qui occupent la ‹ une › des journaux. Leur importance émotive, sociétale et historique, parfois, marque durablement le regard porté par les Français·es sur l’Italie et les Italien·nes. Ces faits tracent les lignes de force de cette représentation et de ses évolutions principales. Se focalisant sur les événements majeurs de l’actualité italienne, elle met en place un cadre historique et politique à l’intérieur duquel s’agencent les images qui émergent. Le premier acte s’ouvre en 1926–1927 avec les imposantes manifestations en faveur de Nicola Sacco et de Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes italiens immigrés, condamnés aux États-Unis pour un crime qu’ils n’ont pas commis. Accusés arbitrairement d’un hold-up meurtrier, ils sont condamnés surtout parce qu’ils sont deux immigrés que l’on diabolise tant pour leur origine, dans un pays qui prend peur de la masse des Italien·nes arrivé·es aux États-Unis depuis la fin du XIXe siècle, que pour leur engagement politique, car tous deux sont anarchistes (Dos Passos 2009 [1927]). La presse populaire s’intéresse à la mobilisation mondiale en faveur de Sacco et de Vanzetti et, ce faisant, elle montre l’ampleur de l’immigration italienne à travers les continents et ses liens avec les organisations politiques et syndicales du prolétariat. À cette occasion, elle révèle certains aspects du fuoruscitisme à Paris sous un jour peu favorable. Alors que Paris est « la capitale européenne de l’antifascisme en exil » (Milza 1989), les antifascistes italien·nes apparaissent comme solitaires, méfiant·es et antagonistes. Nourrie de clichés, cette représentation entretient la figure d’une immigration travaillée par un anarchisme violent et dangereux pour la société d’accueil. D’autres événements sont ensuite flatteurs pour la perception du fascisme italien en France, comme les accords du Latran, en février 1929, même si après leur signature apparaît une Rome partagée entre deux pouvoirs, dont les symboles respectifs sont le faisceau et la croix. Le fascisme gardera longtemps le prestige d’avoir résolu cette question romaine (ou question de l’Église), une des questions cruciales nées avec l’unification italienne, un demi-siècle plus tôt. L’image d’une Italie pacifiée par le fascisme s’impose. Les accords de Rome (accordo franco-italiano ou trattato Mussolini-Laval), en janvier 1935, et la conférence de Stresa, en avril, permettent successivement de décrire l’Italie fasciste au moment du consensus (De Felice 1997) et de s’enthousiasmer des bonnes relations franco-italiennes, ce dont l’image de l’Italie tire profit. L’exposition d’art italien organisée au Petit-Palais (XIIIe–XVIIIe siècles) et au musée du jeu de Paume (XIXe–XXe siècles) à Paris, en mai–juillet 1935, représente l’apothéose,
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bien illusoire, de l’entente franco-italienne. Les trésors artistiques présentés au public français concrétisent la solidarité culturelle latine, renforcent la bonne image de Mussolini – initiateur de cette exposition – et présentent la Renaissance comme le berceau de l’Italie moderne. Elle réactive l’idée du génie artistique italien, un peu oubliée depuis l’avènement du fascisme devant le déploiement de son style grandiloquent et géométrique, et le sentiment d’une proximité latine entre les deux pays, ce qui mâtine positivement la perception de l’Italie et surtout des Italien·nes, notamment des Italien·nes immigré·es en France. Dans un registre tout à fait différent, dix ans après la mobilisation autour de Sacco et Vanzetti, le meurtre de Carlo et Nello Rosselli, le 9 juin 1937, produit une forte émotion. Les frères Rosselli, responsables du mouvement antifasciste Giustizia e Libertà, sont assassinés en France par un commando à la solde du fascisme italien. Si cet assassinat remémore les nombreux actes de violences politiques des Italien·nes en France entre 1924 et 1934, l’impression laissée par ce meurtre fasciste sur l’opinion publique française tourne à l’avantage des fuorusciti (ce terme italien qui désigne les proscrits est utilisé par cette presse pour désigner les immigré·es antifascistes) et en inverse presque d’un coup la perception jusque-là assez négative et favorable au fascisme. Avec ce meurtre, le grand public comprend la justesse de leur lutte et leur dénonciation du régime mussolinien, dictatorial et liberticide. L’idée de la violence n’est plus systématiquement associée à celle de l’immigration politique. Avec l’assassinat des frères Rosselli, le fascisme devient la main armée du crime politique, un régime bâillonnant toute opposition et toute liberté. On peut lire que « le fascisme italien menacé a de nouveau recours aux vieilles méthodes de violence individuelle et de terreur » (Le Petit Journal, 13.06.1937, 5) et que « ce crime que le fascisme italien vient d’accomplir sur la terre si hospitalière de France a la même marque que celui de Matteotti », l’opposant socialiste que le fascisme avait tué en juin 1924 après qu’il eut dénoncé les malversations et les brutalités de la campagne électorale législative (Le Petit Journal, 14.06.1937, 5). Le déplacement de l’attention est manifeste et inverse l’image des antifascistes en France (Violle 2000). Si ces événements encouragent la presse populaire à célébrer les bonnes relations franco-italiennes (voir par exemple Le Petit Parisien, 17.05.1935, 2), ils distillent l’idée d’une différence entre les Italien·nes, selon qu’ils et elles sont en Italie ou immigré·es. Ce premier groupe d’articles issu des cinq plus grands journaux populaires de l’entredeux-guerres qui concernent les grands faits de l’actualité marque le passage d’une idée monolithique de l’Italie et des Italien·nes à la naissance de nuances. La multiplication des articles et des sujets dans cette presse populaire transmet à l’opinion publique l’idée que l’Italie n’est pas seulement le pays du fascisme mais aussi celui de l’Antiquité latine et de la Renaissance, le pays pauvre d’où sont originaires des milliers de personnes que les Français·es rencontrent quotidiennement, l’épicentre de l’affrontement entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, un pays simplement beau que l’on aime à visiter : le lieu d’une proximité culturelle avec la France et d’une amitié réciproque qui
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consacre l’« amour du beau et [l’]attachement passionné à une civilisation commune » (Le Petit Parisien, 17.05.1935, 2). L’image des Italien·nes et de l’Italie qui en ressort met en évidence de manière très stéréotypée toute la richesse italienne et réussit même, par instants, à rejeter au second plan l’actualité la plus politique. La perception que cette presse populaire a de la population immigrée en atteste. Son reflet tend à s’autonomiser de celui de l’Italie. Influencée par l’image classique de l’émigration politique italienne et par l’exportation des combats du fascisme hors d’Italie, elle véhicule une impression de brutalité. De manière étonnante, la violence inhérente au fait migratoire et à l’accueil d’une population étrangère transparaît peu. La presse populaire ne montre pas que la violence politique est surtout révélatrice de tensions exacerbées en Italie inhérentes au fascisme plus qu’à une disposition naturelle des Italien·nes en France, réfugié·es antifascistes ou immigré·es économiques. La France et les Français·es reçoivent de ces images un ensemble de messages qui peu à peu ébranlent leur perception globale de l’Italie et des Italien·nes et les invitent à plus de nuances dans leurs jugements. Cette évolution est perceptible, par exemple, à travers la raréfaction des faits divers politiques, dont les antifascistes sont les protagonistes, après 1932, ou à travers les tentatives continues d’entente franco-italienne entre la signature du Pacte du Latran (février 1929) et la colonisation de l’Abyssinie (juillet 1935). Ces faits qui font l’événement et qui reposent sur un ensemble de données à fort contenu émotionnel permettent d’améliorer la connaissance de l’autre, d’amoindrir la peur d’être envahi, voire dominé, par les étranger·es. Ainsi, entre 1932 et 1937, l’infléchissement de cette presse en faveur d’une perception positive des Italien·nes et de leur pays se répercute sur l’opinion publique française. Ils et elles évoluent d’une considération plutôt défavorable à une vision assez positive.
2.2 Soupçons, craintes et leur réfutation dans la chronique quotidienne Les perceptions quotidiennes, ces images qui se détachent des faits et s’ancrent immédiatement dans les esprits par leur répétition et par leur rémanence, s’opèrent autour de deux axes : l’intérêt porté à l’Italie et aux Italien·nes dans le contexte français et les descriptions de l’Italie fasciste. Elles sont le résultat des images produites par, d’une part, les faits divers, le sport, la publicité et la culture et, d’autre part, l’actualité du fascisme, sa politique étrangère et sa politique intérieure. Leurs effets agissent seuls et interagissent par accumulation. Les faits divers qui relèvent du quotidien et d’une criminalité non politique illustrent une stigmatisation des Italien·nes entre 1925 et 1932. Ils représentent les immigré·es italien·nes comme des petit·es criminel·les ‒ cambrioleurs, agresseurs, meurtriers à l’occasion ‒, leur propension à diverses formes de violences et brutalités qui souvent les opposent aux autochtones. Ils mettent ainsi en scène la dimension hostile, conflic
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tuelle et violente de leur réception en France. La véhémence, voire la brutalité, de cet accueil est assez étonnante de la part d’une société qui a déjà reçu, et en bonne partie assimilé, quelques centaines de milliers d’Italien·nes depuis 1880. Ces faits divers sont l’illustration que, longtemps après leur arrivée, la société française garde vive la crainte d’une perte de maîtrise engendrée par la présence des immigré·es. Cela traduit une réaction qui relève plus de l’imagination que d’une menace réelle. La multiplication et la construction de ces récits permettent à la société de prendre conscience de perturbations dues à l’immigration, ils révèlent même une forme de « trauma culturel » (Alexander 2000) (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). L’identité générique d’écriture de ces fait divers fournit, par l’accumulation d’informations secondaires, de nombreux renseignements sur les Italien·nes de France (âge des sujets, provenance, métiers, lieux d’habitation et de socialisation, etc.), et contribuent à une meilleure connaissance du fait migratoire (Violle 2011). Cela peut apparaître contradictoire, mais c’est un enseignement précieux de ces campagnes de presse : à la crainte d’une perte de maîtrise initiale qui procède de l’affichage de la violence supposée d’une partie des Italien·nes en France, se superposent de nombreux éléments de connaissance qui aident à mieux connaître les Italien·nes immigré·es et les révèlent finalement assez peu différents des Français·es. La rémanence de ces éléments factuels jouera sans doute un rôle dans le renversement de l’opinion publique devenue favorable aux immigré·es italien·nes après la guerre. La chronique sportive rend compte des efforts individuels des Italien·nes, immigré·es ou non, et des triomphes des équipes transalpines. Le meilleur encadrement de la pratique sportive se traduit dans les grandes compétitions (principalement en cyclisme, le Tour de France, et en football, la Coupe du monde) où apparaissent le dynamisme italien et le nouvel état d’esprit dont le fascisme se prévaut (Violle 1995). L’intégration par le sport (Augustin 1996) n’est pas élevée, dans ces années, au rôle social et politique qu’on lui connaît aujourd’hui. Au niveau local, elle permet de socialiser et de renforcer éventuellement une équipe ou un club lui permettant d’améliorer ses résultats et l’immigré·e est vite valorisé·e. Au niveau international, elle permet de valoriser les équipes dans la figuration d’un affrontement international. La pratique sportive procède d’une répétition d’affrontements assumés, recherchés et codifiés. Les immigré·es font, grâce au sport, preuve de leur puissance, étalage de leur force, montrent leur âpreté, leur vigueur et leur fougue, autant de caractéristiques positives mises au service de leur activité professionnelle. Cet engagement sportif rejaillit sur l’ensemble des immigré·es italien·nes, il leur offre une occasion de ‹ rachat ›, leur permet de contrebalancer leur image de travailleurs et travailleuses exploité·es (de Rosa et Violle 1990) et incite les Français·es à les considérer sous un autre jour, plus positif et plus respectable. Ils et elles semblent encouragé·es dans ce sens par des représentations où ces sportifs italiens sont souvent avenants et souriants.
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Figure 1 : Ottavio Bottecchia, premier Italien vainqueur du Tour de France en 1924 et 1925, Le Matin, 7 juillet 1926, p. 1.
Figure 2 : Le cycliste Jules Rossi, originaire de Nogent-sur-Marne, qui court le Tour de France 1937 dans l’équipe des étrangers de France, Paris-Soir, 26 juillet 1936, p. 6.
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Les reflets de la culture s’ajoutent à ces représentations. Ils initient cependant une possible rupture avec une perception classique de l’Italie. Les arts du spectacle (le cirque et le music-hall, les arts lyriques et musicaux, la danse, le théâtre et le cinéma) rendent compte d’une présence traditionnelle, tandis que la littérature et la peinture montrent une évolution : la représentation classique de l’Italie (les stéréotypes de la beauté du pays et de la célébration des ‹ grands hommes ›) fait progressivement place à la situation intellectuelle italienne contemporaine et à une vision moderne de la péninsule qui émerge de la présentation par cette presse populaire de quelques publications sur l’Italie. La publicité vient confirmer ce renouveau autour de trois pôles concernant les alcools, les automobiles et les voyages en Italie, et renvoie, elle aussi, une image de l’Italie en devenir. L’autre axe important des perceptions quotidiennes est la description de l’Italie fasciste. La presse populaire s’attache d’abord à la politique étrangère de l’Italie et affirme son intérêt pour une entente fondée sur le réalisme italien. Ces relations influent sur la perception de l’immigration italienne, donnant d’elle, au cours des années 1920, particulièrement de l’émigration politique, une représentation négative et virulente. Globalement, les antifascistes en tant qu’opposant·es au régime mussolinien incarnent le refus du renouveau fasciste dont parle la presse ; ils et elles suscitent la peur d’un ennemi arrivé subrepticement et dont on craint qu’il ne déstabilise le pays (les antifascistes par leur intervention dans le débat politique, les fascistes par leur capacité de subversion), avant que cette image ne s’inverse à la défaveur de l’Italie dans la deuxième moitié des années 1930. Les immigré·es antifascistes sont alors perçu·es positivement (on a vu le basculement définitif provoqué par l’affaire Rosselli), ce qui est manifeste à partir du déclenchement de la guerre d’Éthiopie. Par ricochet, cela entraîne en France une meilleure réception de l’immigration italienne dans son ensemble, ce qui est perceptible dans ces cinq grands journaux populaires par la quasi-disparition d’articles véhéments à l’encontre de l’immigration italienne. La fin des années 1930 est marquée par les entreprises extérieures italiennes, principalement la guerre d’Éthiopie et la guerre civile en Espagne, dont le révisionnisme et l’irrédentisme raniment en France soupçons et craintes devant un fascisme et une Italie hostile envers la France. Ensuite, la réception de la politique intérieure du régime fasciste montre une opinion française alternativement séduite et craintive : d’abord partagée, elle devient plus unanime devant le renouveau et le modernisme apparent du fascisme et réagit positivement au tournant du corporatisme. Après l’euphorie de l’entente franco-italienne de 1935, l’affaire éthiopienne et les prémices de la tentation nazie affaiblissent l’engouement ; les mesures racistes (le Manifeste de la race suivi de la législation raciale de septembre–octobre 1938) l’annulent tout à fait (Il Giornale d’Italia, 14.07.1938, 1). Parallèlement, l’image d’une Italie en uniforme suit une évolution analogue : la formation des jeunes Italien·nes et les grandes manœuvres militaires enthousiasment d’abord les Français·es, avant qu’ils et elles ne s’inquiètent ensuite en découvrant une Italie mise au pas de parade. L’activité économique et notamment les ‹ batailles › économiques font, elles aussi, l’objet d’une perception contrastée. Elles représentent une propagande
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efficace avant que l’autarcie et l’Empire ne soient compris comme la réapparition des problèmes traditionnels de l’économie italienne. Enfin, les journalistes français·es se penchent à loisir sur le personnage de Mussolini dont la figure constitue un véritable masque du fascisme qui en incarne les humeurs, ce dont les caricaturistes se rendent parfaitement compte, retenant par exemple le côté menaçant ou ombrageux après le basculement dans la dictature en 1926.
Figure 3 : Paris-Soir, 9 avril 1926, p. 1.
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Figure 4 : Le Petit Parisien, 1 octobre 1926, p. 1.
Les multiples facettes de l’Italie fasciste renvoient des impressions d’activité et d’énergie d’autant plus puissantes que les reflets de la présence italienne en France traduisent une sensation statique. La différence de dynamisme entre les perceptions issues des faits français et italiens est renforcée par une distinction sans cesse plus nette entre les Italien·nes selon qu’ils et elles vivent en France ou en Italie. La complicité idéologique de ces cinq journaux populaires de la grande presse parisienne avec le fascisme semble manifeste après les accords du Latran. Elle accueille favorablement la version diffusée par le régime et donne à l’Italie l’apparence d’une nation moderne et active où règne la paix sociale, donc forte – d’ailleurs assez éloignée de la réalité. Pour l’opinion, les nombreux faits quotidiens souvent sans relief, l’émergence d’une multitude de reflets, plus ou moins durables, que l’on retrouve d’un thème à l’autre, finissent par s’organiser en connaissance du quotidien et par constituer un tissu culturel sur lequel repose toute compréhension et toute analyse de l’Italie et des Italien·nes. Cette connaissance qui naît de l’expérience quotidienne contribue à amenuiser et à panser les peurs nées de la perception globale de ces Italiens·es. En somme, l’Italie apparaît alors à la fois comme un pays en pleine transformation et comme le lieu atemporel de l’activité
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artistique et intellectuelle de l’humanité. Cette représentation crée un climat favorable à l’émergence de l’image dominante d’une ‹ Italie nouvelle ›, qui progressivement s’installe puis s’impose à l’ensemble des représentations de l’Italie avant d’avoir un effet sur celles des Italien·nes.
2.3 Imaginaire et vérité Une troisième catégorie d’articles de presse dépeint l’Italie et les Italien·nes entre imaginaire et vérité. Ils reposent sur des faits qui procèdent de l’Histoire, produisant de vives émotions, et du quotidien, qui, par leur répétition, impriment une marque dans les mentalités, et font appel à l’imaginaire. Ce faisant, ils viennent alimenter un ensemble de peurs qui rejaillissent sur les immigré·es italien·nes en France dont la perception est travaillée par des forces antagonistes. En diffusant l’idée d’‹ Italie nouvelle ›, les journalistes français·es se rendent complices d’une tentative de mystification. Les célébrations rituelles du fascisme et de l’amitié franco-italienne (Violle 2015) permettent une mise en scène de l’Histoire en faveur du régime de Mussolini. Les aventures aériennes qu’il encourage (en dirigeable vers le pôle, puis en hydravion à travers les océans) sont rapportées comme de véritables ‹ voyages extraordinaires ›, dignes des meilleurs récits d’aventure. Elles apparaissent comme les messagères du renouveau que le fascisme prétend incarner. Ces exploits s’avèrent littéralement rédempteurs pour des millions d’Italien·nes à travers le monde. Ils entretiennent l’idée d’une nouvelle puissance italienne et, par la présence d’Italien·es venu·es fêter leurs héros à chaque escale (particulièrement lors des raids de Francesco de Pinedo en 1927 ou d’Italo Balbo en 1933), donnent corps à la perception de la présence partout dans le monde de ces populations italiennes immigrées comme parties coloniser les pays d’émigration, ce qui entretient la peur d’une diffusion inarrêtable de la population italienne, comme cela avait déjà été perceptible lors de l’affaire Sacco et Vanzetti. L’utilisation d’une partie de la culture italienne placée sous les feux de l’actualité autour de quelques grands thèmes et personnages renforce l’impression de modernité. La presse française relaie l’idée que le fascisme appartient à la tradition culturelle italienne en l’inscrivant dans la perspective de l’Italie latine et de quelques grandes figures de la Renaissance. Cela entretient le mythe des précurseurs dont Gabriele D’Annunzio, Filippo Tommaso Marinetti et Luigi Pirandello sont les incarnations contemporaines. Des enquêtes en Italie alimentent cette présentation simplifiée des Italien·nes et de l’Italie dont l’objectif est d’améliorer les bonnes relations franco-italiennes jusqu’à envisager l’influence de la question de l’émigration sur les relations entre les deux pays (Violle 2010). Cette image positive de l’Italie finit par s’ancrer dans les esprits parce qu’elle est orientée par deux critères complémentaires : le culte du passé et la modernité. Elle s’accompagne de la disparition des violences supposées liées à l’immigration, présentes dans des campagnes de faits divers entre le milieu des années 1920 et le début des années 1930.
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Or la tendance s’inverse lorsque la campagne d’Éthiopie et la guerre d’Espagne révèlent le visage totalitaire de l’Italie fasciste. On assiste à une progressive mise au point. La tentative de mystification que représentait la diffusion de l’image d’une ‹ Italie nouvelle › s’évapore et une nette différenciation entre les Italien·nes immigré·es et ceux et celles de la péninsule s’impose. Le fait qu’une opinion positive de l’Italie fasciste ait circulé avec tant d’insistance et si longtemps dans la population française s’explique par une analogie de valeurs. Le mythe de la fraternité latine, si important, se double d’un sentiment commun d’inspiration conservatrice, nationaliste et catholique. La timidité de l’opinion publique française à l’égard des mythes que le fascisme a construits autour de lui‑même est à remarquer, ainsi que sa disponibilité à accorder crédit et confiance à ses formes d’autoreprésentation comme un régime jeune, dynamique, moderne, capable de donner unité et grandeur à la nation. Il y a une relation entre cette appréciation du fascisme et l’image de l’antifascisme, en particulier l’image du fuoruscitisimo et les stéréotypes sur les Italien·nes. En ce qui concerne le premier, le jugement qui est porté à son endroit fait miroir à celui qui est formulé sur le fascisme : si le fascisme est la force jeune, capable d’imprimer un nouveau dynamisme à la réalité italienne, les antifascistes apparaissent en premier lieu comme des individus marginalisés par leur propre pays et par l’évolution de l’histoire, des représentants violents, querelleurs, d’un monde à son déclin, une Italie vieille et dépassée. Le fait que les frères Rosselli aient été tout d’abord, comme par l’effet d’un réflexe conditionné, qualifiés de ‹ terroristes ›, est significatif. Il faudra beaucoup de temps pour que ce jugement se retourne et pour que les raisons de l’antifascisme italien n’apparaissent plus comme une querelle de perdants et soient restituées à leur valeur européenne. Mais, sur le moment, beaucoup de personnes en France pensaient que la présence des immigré·es italien·nes était une source de déstabilisation pour leur pays. Les stéréotypes sur les Italien·nes jouent également un rôle de contre-figure et de complément à l’admiration à l’égard du fascisme : au fond, le jugement sur le régime est d’autant plus positif que l’idée qu’on se fait des Italien·nes est plus traditionnellement chargée de préjugés négatifs – même si sur ce point on peut relever des incohérences, des contradictions et des évolutions. Le fascisme est aussi exalté pour sa capacité à amender ce qui est considéré comme des défauts traditionnels des transalpins : indiscipline, désordre, absence de courage, manque de persévérance, désunion et ainsi de suite. Ces stéréotypes ont bien évidemment étoffé la peur d’une ‹ invasion immaîtrisable › qui sèmerait le désordre dans une France qui se sent tout à fait en ordre (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain). Que le fascisme semble capable d’édifier ‹ l’Italie nouvelle › est retenu comme une performance exceptionnelle, si l’on tient compte du point de départ. Les amalgames historiques et politiques qui imposent l’image d’une ‹ Italie Nouvelle › agissent littéralement comme des leurres éblouissants derrière lesquels s’ancre la représentation voulue, manipulée par le régime et animée par des processus médiatiques d’une étonnante modernité. Cela contribue à
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amenuiser la peur de devenir de possibles victimes de l’immigration italienne puisque le danger ici est représenté par le fascisme, donc par les Italien·nes d’Italie. En France, les Italien·nes sont le centre du débat sur l’immigration, leur présence devient un terrain d’investigation pour les journalistes. On découvre une immigration italienne essentiellement citadine (Marseille, Paris), dont le visage rural est surtout perceptible en terre occitane. Le regard que les Français·es posent sur les Italien·nes immigré·es évolue de ‹ l’objet › étranger au ‹ sujet › italien, puis l’image des Italien·nes immigré·es se différencie de celle des Italien·nes d’Italie. Cette distinction est achevée lorsque la supposée tendance à la violence abandonne les immigré·es italien·nes pour retomber sur les Italien·nes du fascisme, soit après l’assassinat des frères Rosselli et la participation fasciste à la guerre civile espagnole. Dès lors, l’effroi né de l’importance numérique de l’immigration italienne en France s’amenuise. Le début de différenciation entre les Italien·nes selon qu’ils et elles vivent en France ou en Italie se traduit dans cette presse populaire par l’amorce d’un sentiment d’appartenance : on ne parle plus d’Italien·nes ‹ en › France mais d’Italien·ne·s ‹ de › France (↗32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France).
3 Conclusion À partir du moment où l’image de l’Italie nouvelle coïncide avec les clés de compréhension à la disposition du public français, la campagne de la presse populaire qui promeut cette image régénérée est réussie. Si elle fonctionne si bien, c’est parce que le récepteur, le lectorat ‹ franco-français ›, y a été préparé de diverses façons (d’où l’importance de prendre en considération la pluralité des nouvelles relayées par les journaux). Dans la presse populaire française, la représentation de l’Italie et des Italien·nes se caractérise par un lent passage du stéréotype à la diversité, qui se traduit par l’émergence de représentations dominantes et par une nette distinction entre l’Italie et ses habitant·es, d’une part, et la population immigrée en France, d’autre part. Cette rupture des stéréotypes et la différenciation qui en ressort semble alors permettre à la société française dans son ensemble de surmonter ce qui apparaissait au milieu des années 1920 comme un « traumatisme de l’intégration » (Lingiah 2005) face à cette population italienne en France. Mais si elle surmonte ce traumatisme, c’est aussi parce que la menace du fascisme permet de différencier, comme nous l’avons montré, les Italien·nes d’ici (France) et de làbas (Italie). Il est frappant de constater que les souffrances (sans parler de traumatisme, ne serait-ce que par périphrase) subies par les immigré·es sont quasiment absentes. La presse populaire n’aborde jamais la question de leur point de vue. Sa perception des Italien·nes traduit plutôt une inquiétude de groupe qui répond à l’échelle nationale à un trouble politique, culturel et social plus important, de l’ordre du post-traumatique (Barrois 2006) engendré par la Grande Guerre et l’image fragilisée d’une France qui se veut forte, stable et inébranlable. Afin de ne pas renoncer à cette vision nationale, la
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presse populaire privilégie le point de vue d’une société d’accueil menacée et de ses craintes face à l’immigration qui est désignée au public comme la source d’un déséquilibre difficilement gérable (↗33 Le rap francophone). Le rejet qui englobe les Italien·nes immigré·es dans leur ensemble fait naître une interrogation d’autant plus forte qu’en France le modèle migratoire n’est pas communautaire. Paradoxalement, ce processus s’accompagne de la constitution en sujet des immigré·es italien·nes qui favorise leur insertion après une longue phase de marginalisation. Leur représentation dans la presse renvoie à l’idée de groupe, mais les descriptions des articles montrent qu’il s’agit plutôt d’une multiplicité de petits ensembles différents, selon les lieux d’implantation, l’origine des sujets, le type d’immigration (économique ou politique), le degré d’assimilation, etc. Cependant, les ‹ apports › des immigré·es à la société française, de même que leur propre expérience de déracinement et la souffrance que celui-ci peut engendrer, ne rencontrent peu ou pas d’écho, sauf pour les immigré·es politiques. La presse n’interroge pas les bouleversements psychiques des immigré·es, ni en tant qu’individus, ni en tant que groupe rejeté, mais révèle et s’appesantit surtout sur la déstabilisation – présumée – de la société qui les accueille (Wieviorka 2012) et qui reflète un état mental à prendre au sérieux, celui d’une nation assez déstabilisée par les problèmes à l’intérieur. On trouve ici une forme caractéristique d’auto-victimisation qui offre une clé d’explication au fait qu’après les épreuves partagées du deuxième conflit mondial entre Français·es et Italien·nes de France, et malgré de nombreux nouveaux arrivant·es, les immigré·es italien·nes en France deviennent progressivement invisibles. C’est comme si la Seconde Guerre mondiale avait précipité leur pleine appartenance à la communauté nationale – alors qu’assez vite se vulgarise le thème de l’‹ invasion › algérienne (Stora 1992 ; 1999). Mais les facteurs humains ne doivent pas être occultés, les reflets de leurs semblables et les images de leur pays d’origine, renvoyées par la presse pendant des décennies, expliquent à quel point des générations d’Italien·nes sont marquées par une certaine forme d’hostilité anti-italienne et se sont efforcées de masquer leurs origines par peur de compromettre leur propre futur. De ce point de vue, la position prise par la presse ressemble d’abord à une fermeture, voire à un rejet, avant qu’on ne perçoive les signes d’une ouverture à l’espace de l’autre (Duparc 2009). L’étude de cas présentée dans ce chapitre permet d’articuler les notions de ‹ traumatisme de l’intégration › et de ‹ traumatisme culturel › ou ‹ national › tels qu’ils sont respectivement définis par Lingiah (2005) et Eyerman (2001). Il mêle en outre les deux types de traumatismes identifiés par Kühner : I (événements singuliers et courts) provoqué par des faits événementiels et ordinaires, II (expériences traumatiques répétées ou qui durent) généré par la répétition du stimulus. La médiatisation telle que nous l’avons considérée, fondée sur des événements ou des séries d’événements publiés par des journaux populaires, déclenche des phénomènes d’identification multiples. Elle conditionne des identités collectives et individuelles qui peuvent entretenir une distance spatiale et temporelle avec les faits en question (Eyerman 2001, 3). Cette médiatisation institue un traumatisme culturel qui résulte de processus individuels, sociaux et collectifs, très proche du traumatisme transmis symbo
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liquement dans la mesure où, occupée par les multiples aspects de l’actualité qui se déverse sans discontinuer, elle est manipulée par de subreptices fondements idéologiques éditoriaux pour le public. Cette immigration perd de son sens devant la menace qu’elle est supposée représenter pour la société. Le rôle de la médiatisation n’en est que plus manifeste puisque, véhiculant les représentations collectives et nourrissant l’opinion publique, elle oriente au quotidien les modalités constitutives de la mémoire, donc de l’identité collective. Devant cette centralité de la médiation et de la reconstruction imaginative, Eyerman propose de parler d’« affects traumatiques » (Eyerman 2001, 3) sur lesquels les médias populaires de masse sont particulièrement agissants dans la mesure où ils articulent dans la mémoire collective des représentations d’ordre et de force émotive différentes (politiques, sociales, économiques, culturelles, sportives, publicitaires, etc.), dans un cadre où le discours n’apparaît pas comme idéologisé. Sa force est de les rassembler en un seul méta-discours aux facettes multiples. On voit que ce traumatisme culturel a dans un premier temps solidifié l’identité collective en provoquant un sentiment de rejet, avant que ne s’ouvrent des brèches individuelles nées de la connaissance de l’autre et de son histoire, qui favorisent alors l’assimilation (l’intégration). Ce sera particulièrement manifeste après guerre, au moment où les peurs nées d’une autre immigration viendront balayer les vieilles craintes fantasmées à l’endroit d’une immigration alors considérée comme maîtrisée. Mais la médiatisation aura joué son rôle : en mythologisant, voire psychologisant, la représentation de l’immigration, elle détache la réalité de sa représentation et, partant, du discours produit à partir de celle-ci. Elle autorise ainsi des manipulations idéologiques susceptibles d’influencer des attitudes sociales ou politiques.
4 Bibliographie 4.1 Œuvres citées Alexander, Jeffrey C. La réduction. Critique de Bourdieu. Paris : Éditions du Cerf, 2000. Anzieu, Didier. Le groupe et l’inconscient. Paris : Dunod, 1996. Anzieu, Didier, Martin, Jacques-Yves. La dynamique des groupes restreints. Paris : Presses universitaires de France, 2000 [1968]. Anzieu, Didier. Les méthodes projectives. Paris : Presses universitaires de France, 2003. Assmann, Jan. La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques. Traduit de l’allemand par Diane Meur. Paris : Aubier, 2010. Augustin, Jean-Pierre. « L’intégration par le sport des enfants d’immigrés ». Espace, populations, sociétés (1996-2-3) : 467–472. https://doi.org/10.3406/espos.1996.1772 (18 juillet 2017). Barrois, Claude. « Les névroses traumatiques ». Année 1993–1994. Le traumatisme et l’effroi. 2006. http://www.parole-sans-frontiere.org/spip.php?article121.2006 (2 février 2018). Bertrand, Louis. L’invasion. Paris : Bibliothèque Charpentier, 1907. Blanc-Chaléard, Marie-Claude. Les Italiens dans l’Est parisien. Une histoire d’intégration 1880–1960. Rome : École Française de Rome, 2000.
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4.2 Lectures complémentaires Noiriel, Gérard. Immigration, antisémitisme et racisme (XIXe–XXe siècle). Discours publics, humiliations privées. Paris : Fayard, 2007. Todd, Emmanuel. Le destin des immigrés, assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales. Paris : Éditions du Seuil, 1994.
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32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France Résumé : La deuxième génération issue de l’immigration, en France, fait l’expérience d’une vulnérabilisation redoublée où se mêlent différentes mémoires : le déni de mémoire de la colonisation et de la décolonisation, pour les générations précédentes, auquel s’ajoute une précarité sociale et politique liée à la condition d’immigré·e. Suite aux guerres d’indépendance, le travail de mémoire a été occulté et mis en berne par une série de lois d’amnistie suscitant un traumatisme culturel. Ainsi, depuis les années 1970, une violence latente couve et s’exprime à l’endroit d’un travail mémoriel non accompli, mais aussi en réponse à une frustration citoyenne et politique. Dans ce cadre de tensions socio-économiques, les récits de soi de la deuxième génération – que nous aborderons à partir du Thé au Harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef, Le gone du Chaâba d’Azouz Begag, Boumkœur de Rachid Djaïdani, La guerre des banlieues n’aura pas lieu d’Abd Al Malik et le récit collectif des Gars de Villiers – s’inscrivent dans le courant d’une ‹ littérature de banlieue › qui revendique une identité plurielle et une volonté de décrire le réel sans concessions. Elle met en œuvre une contre-poétique fondée sur la pluralité générique et linguistique telle que l’envisage Édouard Glissant afin de promouvoir la notion éthique de différence.
Mots-clés : Beur, identité nationale, identité personnelle, immigration, intégration, migrance, récit de soi
1 Le mouvement ‹ beur ›, de la visibilisation à la citoyenneté
« Les jeunes d’origine immigrée n’existent pas », affirmait l’historien Gérard Noiriel lors d’un colloque organisé par l’Agence pour le Développement des Relations Interculturelles, en 1988 (Noiriel 1989). Cette déclaration pose d’emblée le paradoxe d’une population française à laquelle on refuse, dans sa représentation socio-politique, son intégration à la société : la notion de ‹ deuxième génération d’immigré·es › exprimerait en quelque sorte le caractère réitératif de la condition d’immigré·e qui se transmettrait de génération en génération. Or, comme le sous-entend Gérard Noiriel (1989), les enfants né·es d’étranger·es sur le sol français sont naturellement français comme l’exige le Code de la nationalité depuis 1945. Cependant, à partir des années 1980, cette caractérisation de ‹ deuxième génération d’immigré·es › apparaît dans les discours publics et sera relayée
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dans l’opinion commune. Si pour les vagues migratoires précédentes du début du XXe siècle – mouvements qui ne provenaient pas d’anciennes colonies mais essentiellement de pays européens (↗31 L’immigration italienne et la presse française) –, le caractère migrant disparaissait pour l’enfant né en France, il en va autrement avec l’immigration qui suivit la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement avec l’immigration postcoloniale maghrébine (↗22 La littérature francophone des pays du Maghreb), comme le remarque Bouzid en tant qu’enfant d’immigré·e :
Pourquoi les Arabes sont-ils les seuls immigrés auxquels on donne un numéro ? […] Et puis dans cette appellation, je vois une volonté de nous réduire au même statut que nos parents. Or c’est précisément ce que je refuse. Deuxième génération de quoi ? De balayeurs ? De mangeurs de pain des Français ? (Bouzid 1984, 14)
C’est pourquoi l’historienne Peggy Derder n’hésite pas à parler d’« invention de la figure collective de la ‹ seconde génération › » (2015, 28). Cette figure collective prend très vite les traits d’une jeunesse turbulente en acquérant une visibilité avec le phénomène des émeutes, dès les années 1970 : c’est à travers un problème de politique urbaine que va se constituer cette représentation collective qui rend saillante la question de l’‹ intégration › républicaine (↗33 Le rap francophone). La notion d’intégration remplace peu à peu celle d’insertion qui avait été présentée par le Haut Comité de la population et de la famille dans le cadre d’un rapport en 1982, « L’insertion des jeunes d’origine étrangère dans la société française ». Aussi, cette période des années 1980 est-elle déterminante parce que se développe une tension entre une politisation de cette deuxième génération issue de l’immigration et une désertion politique progressive de l’État français sur les questions qui la concerne. L’été 1981 est particulièrement virulent (‹ rodéo › des Minguettes) et c’est à l’automne 1983 qu’une marche pacifique est engagée en réaction aux confrontations multiples avec les forces de l’ordre : un petit groupe de jeunes des Minguettes, cité près de Lyon, part de Marseille le 15 octobre pour traverser la France. La ‹ Marche pour l’égalité et contre le racisme › arrive à Paris le 3 décembre. Elle compte alors 100 000 personnes et d’aucuns la reconnaissent comme l’acte fondateur de la prise de parole et de « la visibilisation des populations issues de l’immigration en France » (Derder 2015, 117). L’année suivante, avec ‹ Convergence 1984 ›, l’expérience de la Marche est renouvelée, mais cette fois-ci en mobylette ; le mot d’ordre est lancé : « La France c’est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange » (Bocandé 2014, 12). D’autres marches suivront, dont ‹ Divergence 85 ›. Ces manifestations font affleurer, en particulier avec le collectif ‹ Mémoire fertile › qui organise les états généraux de l’immigration en 1988, une mémoire collective (Halbwachs 1997 [1950]) qui jusque-là était tue. Cette nouvelle génération est la première à revendiquer un travail de mémoire de la population immigrée, les ‹ étrangers du dedans ›, rendant ainsi sensible leur propre trauma culturel : ce dernier porte plus largement sur le phénomène de l’exil auquel s’ajoute la situation de l’immigré·e, dans la société d’accueil, qui est perçu entre « l’indigène et l’étranger » (Fassin et Rechtman 2007, 333). Très vite, ces jeunes sont désignés comme la génération ‹ Beur › : « Beur renvoie à la fois à
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un espace géographique et culturel, le Maghreb, et à un espace social, celui de la banlieue et du prolétariat en France » (Kettane 1986, 31). De la constitution du Comité national contre la double peine (1990), au Mouvement Immigration Banlieue (1995) jusqu’à la coordination nationale ‹ Pas sans nous › créée en 2014, ces mouvements forment une communauté hétérogène, évolutive, remettant sans cesse en question les différentes désignations qu’elle se choisit ou dont on l’affuble. Ils se manifestent par une série de prises de position politiques qui parviennent cependant difficilement à être entendues. Le problème porte sur l’amalgame fait entre les difficultés des quartiers populaires périurbains et celles rencontrées par cette deuxième génération qui revendique une visibilité sociale et une représentation politique : à une mémoire collective populaire, plus ancienne, des banlieues rouges (Fourcaut 1992), s’agrège celle de l’immigration. Cette politisation peine à gagner en visibilité et contribue difficilement à mettre en place un travail de mémoire (Ricœur 2001) qui viserait à dépasser les souffrances des crimes commis, de l’exil et des violences raciales afin de tendre vers une mémoire apaisée. La Marche de 1983, qui a marqué une prise de conscience politique, prend peu à peu les traits d’une « mémoire mythique » (Huyssen 2011) et supplée, en partie, le travail de mémoire que l’on aurait pu en attendre :
La Marche pour l’égalité et contre le racisme a eu un caractère fusionnel manifeste qui lui a conféré au fil des ans une dimension « mythique ». […] la fusion crée la confusion. L’absence de mémoire collective et de bilans tirés des expériences antérieures contribue à cette confusion et handicape ainsi les chances de l’avenir. (Bouamama et al. 1994, 67)
La Marche fonctionne alors comme un souvenir-écran idéalisé, mythifié, qui bloque les processus mémoriels et fait « obstacle au présent plutôt que d’ouvrir sur le continuum de l’histoire » (Huyssen 2011, 115). Or, le déni de reconnaissance (Honneth 2013 [2000]) et la mal-représentation politique ont contribué à accroitre la violence au cours des années qui ont suivi. L’écueil de l’intégration des jeunes se joue dans le redoublement d’une condition victimaire : à l’expérience du colonialisme et de l’immigration vécue par les parents, se mêle celle de la condition de l’immigré·e qui prétend à une citoyenneté française sans y parvenir pleinement. S’ajoute ainsi au traumatisme transgénérationnel du système colonial, des guerres d’indépendance et de l’exil, une expérience de précarisation sociale, économique et surtout une quête d’identité. Cette deuxième génération porte inéluctablement une blessure socioculturelle puisqu’elle ne se reconnaît pas dans les racines des générations qui la précèdent :
Pour les descendants de l’immigration depuis les années 1980, la question de l’intégration demeure paradoxale. Majoritairement nés en France, de nationalité française, ils reçoivent l’injonction de s’intégrer à une société́ qui est déjà ̀ la leur et qui est souvent la seule qu’ils connaissent. Leurs rêves d’ascension sociale, leurs perspectives de mobilité́ professionnelle, c’est en France qu’ils prennent place. (Derder 2015, 30)
Déjà, en 1979, le sociologue Abdelmalek Sayad décrivait, dans un article qui a fait date, cette situation des « Enfants illégitimes » : ils et elles subissent une condition d’immigré·e
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dont ils et elles ont hérité et qui n’est plus la leur, et ils et elles ne se reconnaissent plus et ne sont plus reconnu·es dans le pays de leurs parents.
1.1 La ‹ dimension rétrocoloniale ›
La violence qui accompagne le processus d’intégration des immigrés post-coloniaux en France, manifeste et résulte en partie de l’absence de travail de mémoire suite aux politiques coloniales et aux guerres d’indépendance. Le silence construit par l’État dès les premières lois d’amnistie s’ajoute à la violence refoulée de la guerre et du colonialisme. L’omerta politique entrave ainsi l’élaboration d’une mémoire collective : « Cette faculté d’oubli serait assez saine, finalement si les ‹ secrets › de cette guerre avaient été avoués, assumés, en particulier la pratique de la torture. Cela n’a jamais été le cas en France. Et l’‹ oubli › obsède, le feu couve toujours sous les vieilles cendres » (Stora 1998 [1991], 318). En effet, comme le suggère Andreas Huyssen, « [l]a place de la mémoire dans chaque culture se définit par un réseau discursif extraordinairement complexe mêlant le rituel, le mythique, l’historique, le politique et le psychologique » (2011, 115). Or, si le discours politique est inexistant ou presque sur le sujet, cela traduit une opposition ou un pouvoir de limitation sur l’avènement d’une telle parole, ce qui génère de nouvelles formes de violences. Comme l’analyse Benjamin Stora, ce ne sont pas tant les guerres d’indépendance qui ont donné lieu à un traumatisme collectif (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif) que le système colonial en tant que tel. L’histoire de la deuxième génération issue de l’immigration est en effet marquée, pour Stora, par la ‹ répétition du refoulé › : ce n’est pas un retour du refoulé qui se joue en France, tel que Freud, puis Jung au niveau collectif, l’ont analysé, mais la perpétuation de l’idée selon laquelle le système colonial était justifié. Ainsi, le silence imposé dès 1962 s’explique par un refus d’anamnèse de la part des autorités françaises, par la volonté institutionnalisée de ne pas évoquer le souvenir de la décolonisation. Comme l’analyse Jean-François Lyotard dans un autre contexte – celui de l’après-guerre en Allemagne –, l’omerta associée à l’absence de travail mémoriel sur la période coloniale manifeste l’incapacité de la France, au même titre que la civilisation occidentale en général, à reconnaître la multiplicité des altérités (Lyotard 1986, 130). En outre, malgré les guerres d’indépendance, une matrice coloniale du pouvoir (Mignolo 2015) reste prégnante non seulement dans les pratiques politiques mais encore dans les représentations identitaires et culturelles aujourd’hui : l’influence coloniale a développé un modèle politique et épistémique qui ne s’efface pas malgré le départ des colons. Le legs politique français repose sur un système eurocentré et fondé par la modernité :
[Il] est constitué par une relation dialectique avec une altérité non européenne. Cette altérité est, en dernière instance, son contenu ultime. La modernité apparaît quand l’Europe s’affirme elle-même
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comme ‹ centre › de l’Histoire Mondiale, qu’elle inaugure. Dès lors, la ‹ périphérie ›, qui entoure ce ‹ centre ›, est en partie une conséquence de l’auto-définition du centre. (Dussel 1993, 65)
Ainsi, même en métropole, l’organisation de l’espace politique continue à reproduire une géographie spatiale coloniale où le pouvoir centralisé est pensé par rapport à une périphérie ; cette conception de l’espace et du politique influe jusque sur l’individu si bien que l’on peut parler, avec Mohamed-Ali Adraoui d’« identité périphérisée » (Adraoui 2013, 226) pour cette jeune génération. De même, selon un comportement déjà observé dans le système colonial, on constate un glissement sémantique d’une critique de l’immigration vers une critique ethno-culturelle (critique de l’Arabe) puis religieuse (critique du musulman) : « Par emprunt au vocabulaire colonial, la France a progressivement glissé, entre 1982 et 1991, de l’‹ immigré › au ‹ musulman ›. Comme jadis, où il était question des Algériens musulmans et de la France » (Stora 1998 [1991], 287). C’est pourquoi Gilles Képel définit cette période qui débute dès les années 1980 comme une ‹ ère rétrocoloniale ›. Elle résulte, selon lui, à la fois d’un « retour du refoulé nord-africain de notre histoire, et du séisme des révolutions arabes, de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient » (Képel 2016, 15). Deux formes de violence se développent et expriment non seulement l’idée d’une frustration qui se politise mais encore un traumatisme culturel qui ne parvient pas à se dire.
1.2 Entre exil intériorisé et migrance Si la question de l’identité se révèle complexe, celle des origines n’est pas plus simple. L’origine des parents confronte leur descendance à une double appartenance culturelle qui fait écho, pour certains, à une double nationalité. Le pays laissé derrière soi participe de l’identité des parents, mais il reste pour les enfants un ‹ proche-lointain › auquel ils ne s’identifient pas et qui ne les reconnaît plus. Or le discours ethnoracial français renvoie la question de l’identité à celle d’une origine familiale et cette quête des origines trouve difficilement un sens pour eux dans la mesure où elle se limiterait à une extranéité. En revanche, elle revêt une signification dès lors qu’elle est associée à des pratiques culturelles, comme la pratique d’une langue étrangère familiale (langue maternelle ou pas). Si la question des origines implique donc une extranéité nécessaire pour la première génération qui vit l’expérience de l’immigration comme un exil, la deuxième génération perçoit ses origines à travers un prisme essentiellement culturel qui intériorise cet exil : le primo-arrivant navigue entre deux référents nationaux et culturels, la deuxième génération perçoit déjà cette dualité culturelle comme une pluralité :
Ceux qu’on appelle les ‹ Beurs › […] se veulent hommes de plusieurs appartenances, de fidélités choisies. La France n’est plus la référence unique. Ce refus de l’exclusive provoque la remise en cause de l’État-nation comme référence et espace d’appartenance central de l’individu-citoyen. (Stora 1998 [1991], 299).
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Aussi cet exil intériorisé est-il un exil paradoxal qui émane essentiellement d’une représentation, d’une injonction sociale tacite : les enfants issus de l’immigration ne se perçoivent comme exilés que parce qu’ils évoluent dans le cadre du modèle universaliste français. Il serait donc plus juste de considérer cette deuxième génération non comme exilée intérieure mais comme une génération transfuge selon la définition qu’en propose Martine Leibovici au niveau social : ce sont « des individus que la vie a fait passer d’une classe sociale à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un monde minoritaire et minorisé à un monde majoritaire partageant des préjugés souvent diffamants ou haineux à l’égard des minorités » (Leibovici 2013, 11). Ce n’est donc pas une origine sociale que le transfuge migrant abandonne, mais une culture pour un modèle majoritaire qu’il n’intègre pas vraiment. À l’instar de Confiant et Chamoiseau, et avec Sylvie Durmelat, nous pourrions dire de cette génération qu’elle n’est « [n]i Arabe, ni Maghrébine, ni Française, ni Française musulmane… Mais beur » (Durmelat 2008, 39). Elle est déjà métissée culturellement mais cet entre-deux culturel n’est pas facile à vivre dans le contexte français. En effet, si la bi-nationalité est acceptée, la pluralité culturelle est renvoyée d’emblée à une différence, une altérité ethnique. Aussi l’expérience pluriculturelle de l’héritage de l’immigration post-coloniale n’est-elle pas négative en soi puisqu’elle est riche de sa diversité et de son métissage ; mais elle peut être perçue comme telle parce qu’elle est vécue dans un espace colonial eurocentré. Cette appartenance à une culture plurielle impose non pas de revivre l’expérience migratoire des parents, comme un retour du refoulé, mais de continuer à en percevoir la souffrance, comme une trace indélébile. C’est la persistance d’une réalité qui n’a plus cours qui est alors ressentie, comme lorsque l’on continue à percevoir un membre amputé. On peut caractériser cet état de fait comme une condition de « migrance » qu’Émile Ollivier définit ainsi : « J’ai forgé le mot migrance pour indiquer que la migration est une douleur, une souffrance (la perte des racines, d’une certaine ‹ naturalité ›) et, en même temps, une posture de distance, un lieu de vigilance » (Ollivier 1999, 171). Aussi cette souffrance qu’exprime la condition de la migrance traduit-elle la douleur collective de cette deuxième génération mais elle ne s’y réduit pas. La condition de l’immigré·e comme souffrance avait été étudiée par Sayad (1999), mais celle de la deuxième génération est plus pernicieuse car elle redouble l’expérience de la vulnérabilisation alors même que le discours officiel tend à faire valoir une amélioration. C’est une vulnérabilité que l’on invisibilise. La condition de la migrance de la deuxième génération issue de l’immigration ne relève plus d’une approche psychologique de l’exil mais des « traces métaphoriques » (Fassin et Rechtman 2007, 404) d’un traumatisme culturel que l’on doit associer à une souffrance éthique proche de la notion d’isolement politique développée par Hannah Arendt : à la quête identitaire s’ajoutent un déni de reconnaissance sociopolitique et une exclusion du champ politique.
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2 Le récit de soi, une pratique de subjectivation politique Si la ‹ Marche pour l’égalité et contre le racisme › constitue un moment fondateur pour la visibilisation de cette deuxième génération, elle marque aussi l’avènement d’une littérature que l’on va qualifier de ‹ beur ›. Le premier ouvrage de ce courant paraît en 1983 sous le titre Le thé au harem d’Archi Ahmed, aux éditions Mercure de France ; il est signé par Mehdi Charef. L’auteur en tirera un long métrage au cinéma l’année suivante. Mais très vite, cette caractérisation ‹ beur › est remise en question par les auteurs euxmêmes : ils refusent que l’on réduise leur littérature à une catégorie ethnoraciale dont ils ont déjà à souffrir au quotidien. Ils entendent s’inscrire sur une scène littéraire nationale et souhaitent une reconnaissance de leur écriture à l’égal de tout·e auteur·e français·e, car c’est autant la qualité de leur écriture que leur nationalité française qui sont remises en question par ce qualificatif. On passe donc d’une ‹ littérature beur › à une ‹ littérature des banlieues › durant la décennie 1990. Cependant, comme le souligne Alec Hargreaves, les textes ne manifestent pas de réels changements suite à cette évolution :
[…] la littérature ‹ beur ›, produite par des auteurs appartenant à la deuxième génération des Maghrébins de France (couramment appelés des ‹ Beurs ›), tournerait autour de questions identitaires ancrées dans leur ethnicité tandis que la littérature de ‹ banlieue ›, associée notamment avec les auteurs du collectif multi-ethnique Qui fait la France ? s’inspirerait du vécu de personnes d’origines diverses – ‹ Blacks › et ‹ Blancs › autant que ‹ Beurs › – ayant en commun le fait de vivre dans des espaces urbains périphériques défavorisés. […] Cette distinction est pourtant loin d’être étanche. (Hargreaves 2014, 165)
Si la question de l’identité demeure primordiale dans ces deux approches littéraires, le refus de la catégorisation exprime davantage la volonté de ne pas réduire cette identité à une ethnie, ‹ Beur › en particulier, ou à une nationalité exclusive qui relèverait d’une réduction culturelle. Le slogan ‹ Black, Blanc, Beur › – défini pour l’équipe de France de football à l’occasion de sa victoire en 1998 lors de la Coupe du Monde – exprime cette volonté d’aller vers une pluralité. Mais, la nouvelle catégorisation de ‹ littérature de banlieue › pourrait laisser penser qu’elle reproduit un phénomène d’exclusion, reléguant cette littérature à la périphérie d’une littérature nationale. Il s’agit, en l’occurrence, de dépasser ce clivage. Comme l’explique Karim Amellal (Bocandé 2014, 12), on tend à associer la « littérature de banlieue » à une « sous-culture » alors même qu’elle participe d’une contre-culture : c’est dans cette perspective qu’il faut entendre la notion de banlieue, qui travaille une culture centraliste depuis ses marges, depuis la périphérie. La ‹ littérature de banlieue › ne s’inscrit pas tant dans un cadre narratif limité aux cités périurbaines – même si c’est souvent le cas – que dans une approche décentralisante du fait littéraire ; elle propose un autre rapport au monde.
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Aussi le manifeste du collectif Qui fait la France ? lancé par Amellal en 2007 (Collectif Qui fait la France ? 2007) pose-t-il les enjeux que porte cette littérature sur le plan littéraire mais plus largement sur un plan politique et social. C’est donc après les émeutes de 2005 que ce groupe de jeunes auteur·es publie, chez Stock en 2007, un texte commun ainsi qu’un recueil de nouvelles sous le titre Chroniques d’une société annoncée. Si le caractère hybride de ce livre est remis en question par Amellal, il semble au contraire mettre en avant les deux axes sur lesquels cette littérature œuvre déjà : un terrain politique qui ne relève pas pour autant de la littérature engagée, et une poétique littéraire singulière qui donne toute son importance au réel en se référant à « ‹ la littérature au miroir ›, chère à Stendhal, promenée le long des chemins » (Collectif Qui fait la France ? 2007, 11) :
La littérature défendue et produite par les auteurs du collectif, en visant à embrasser le réel, est donc forcément politique et profondément démocratique. […] Être à l’avant-garde du réel, aller à son devant, afin d’en faire pour tous, avec d’autres, l’exploration et la connaissance, est un pari autrement plus ambitieux et utile. (Collectif Qui fait la France ? 2007, 13)
En revendiquant l’importance du « vécu et d’un ressenti commun » (2007, 12), cette littérature s’inscrit dans un champ politique en tant que prise de parole, et dans un champ testimonial. Ainsi, dans ce cadre particulier de la ‹ littérature beur › puis de la ‹ littérature de banlieue ›, le récit de soi, entendu comme une pratique éthique d’émancipation (Galichon 2018), reprend à son compte ces principes d’écriture. Cette deuxième génération parvient à rendre compte des expériences de vulnérabilisation auxquelles elle est confrontée par le recours à un témoignage aux limites de la fiction (↗4 Vulnérabilité et traumatisme). Face à une mémoire éclatée, elle cherche à reconstituer une identité éparse par une pratique d’écriture de soi (Foucault 1983) qui ne met pas tant en lumière les non-dits de l’histoire mais favorise plutôt un processus de subjectivation par la relation des expériences de vulnérabilité de la condition de migrance. Aussi ne s’agit-il pas de relever des références explicites au colonialisme ou aux guerres d’indépendance, car celles-ci travaillent davantage en creux. Plus qu’une simple connaissance de soi dans la perspective d’une introspection autobiographique, le récit de soi de cette deuxième génération issue de l’immigration propose une compréhension du monde et de la place que l’écrivant y occupe. Le recours à – ou faudrait-il dire plutôt le détour par – la fiction est privilégié et les récits de soi factuels sont moins nombreux. Pour la plupart, il s’agit de romans autobiographiques et plus précisément, comme le souligne Sylvie Durmelat, de romans d’apprentissage qui répondent « à une crise historique, sociale et politique, à laquelle il[s] tente[nt] d’apporter des résolutions esthétiques » (Durmelat 2008, 61). Le choix de la fiction procède alors à la fois d’une revendication de reconnaissance littéraire, le roman étant le genre littéraire par excellence, et d’une protection qui évite une confrontation directe au réel. Le roman autobiographique reflète aussi, sur le plan de l’écriture, l’expérience vécue d’une situation d’entre-deux : il n’est ni récit autobiographique ni fuite vers le fictif et l’imaginaire (↗24 Photographie et écriture autobio
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graphique au Congo). Il puise dans les deux genres et c’est dans l’agencement entre le fictionnel et l’expérience vécue que le sens opère et parvient à donner une signification aux silences d’une mémoire collective de l’immigration. Si la guerre d’Algérie (↗23 Écrire la guerre d’Algérie) et le système colonial ne sont pas des sujets directement abordés, on peut cependant percevoir dans la banlieue telle qu’elle se dessine dans les récits un rapport à l’espace et au pouvoir reflétant des modèles coloniaux. Ainsi, le travail de mémoire que met en place le récit de soi s’ancre dans le présent et met en lumière, dans la narration d’expériences vécues, les nœuds gordiens irrésolus de la mémoire collective, les traces d’un passé qui ne passe pas depuis la décolonisation.
2.1 Alèthurgies décoloniales : une vérité qui fait rupture
Comme nous le précisions précédemment, la condition de migrance, cette situation d’entre-deux qui n’est plus celle de l’immigré ni celle d’une pleine citoyenneté, offre une situation d’écriture qui est, selon Ollivier, « une posture de distance, un lieu de vigilance » (1999, 171). Ce mouvement de mise à distance est favorisé par une pratique de soi qui développe un ethos décentré – ce qui la distingue entre autres d’une écriture égotique – que l’on peut qualifier d’intervallum éthique avec Foucault (2001, 520). En effet, cet ethos résulte d’une attitude critique, et c’est avant tout le caractère fictionnel qui contribue à l’édifier dans les récits de soi de la deuxième génération. Ainsi dans Le gone de Chaâba, Azouz Begag réinvestit l’histoire de son enfance avec le recul du temps, mais aussi à travers l’ethos du romancier, telle une distance par rapport à soi qui lui permet de libérer sa parole. Il décrit le bidonville du Chaâba comme un ‹ théâtre › où les conditions de vie sont dépeintes avec réalisme ; cependant, jamais le récit ne bascule dans le misérabilisme tant l’ambiance du quartier ressemble à une scène de la Commedia dell’arte. Treize ans plus tard, en 1999, Rachid Djaïdani, dans Boumkœur, demeure dans cette veine réaliste pour rendre compte de la cité, réalisme qui court depuis le début du roman beur, dès Le Thé au harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef : la peinture des quartiers périurbains est réalisée sans concessions, et la violence, qu’elle émane des paysages ou des relations humaines, est exprimée tel un cri de colère adressé au lectorat Le texte de Mehdi Charef s’ouvre sur un lieu emblématique des cités, la cave et le hall d’entrée :
Dans le couloir humide et mal éclairé qui sentait l’urine et la merde il s’alluma une cigarette et se dirigea vers la sortie. Arrivé devant l’escalier qui donnait accès au hall, il se ravisa. Il avait déjà grimpé quelques marches quand il fit demi-tour. Il marcha jusqu’au fond du couloir, jusqu’à la dernière cave. Au bout de l’obscurité, il s’arrêta. Et là, dans ce réduit, dans ce débarras, entre un sommier dont les ressorts ont crevé la toile juste aux endroits où il y a des taches d’urine et un Frigidaire, porte ouverte, malade, descendu certainement en toute hâte une nuit, là, dans une forte odeur d’hôpital, est allongé le petit Farid, dix-neuf ans, et qui en paraît quinze, le visage sec et amaigri sous une barbe juvénile, complètement dans le cirage. (Charef 1983, 10)
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Le lecteur et la lectrice est plongé d’emblée dans une ambiance sombre où l’insalubrité des lieux mène une certaine jeunesse vers le désespoir, et pour quelques-uns à la drogue. Plus de quinze ans après, le délabrement est toujours présent et Djaïdani fait une description tout aussi acerbe des parties communes qui sont encore associées à l’usage de drogues. S’il y mêle un ton humoristique, il n’en atténue pas pour autant la violence des faits :
La minuterie de la cave s’est arrêtée. Mon doigt dans le noir clique l’interrupteur et la lumière éclatante des néons jaillit aussitôt, illuminant de plus belle notre décor souterrain. Pendant cette courte nuit, Grézi a terminé son œuvre et extrait la substance magique à l’aide de longues taffes jamais secouées. De rêves illusoires seront remplies les cases vides de son cerveau. Le joint, c’est les vacances en 3D, la grande évasion vers des voyages loin de soi. Les pauvres en raffolent autant que les bourgeois. (Djaïdani 1999, 34)
L’humour pour lequel a opté Djaïdani rend le portrait qu’il dresse des banlieues d’autant plus sinistres car l’écart qu’il induit avec la réalité la rend plus saillante encore. Ainsi, le regard porté sur le réel est décalé et donne lieu à une autre vision du monde : le récit de soi donne à voir une réalité qui fait rupture avec un discours courant sur la banlieue relevant d’un ‹ lieu commun ›. Il livre une vérité qui dérange, une parole que l’on ne veut pas entendre. C’est là la fonction éthopoétique du récit de soi qui devient « un opérateur de la transformation de la vérité en ethos » (Foucault 1983, 6). Il s’agit pour l’écrivain de transfigurer le réel pour le rendre perceptible par son public, à la fois audible et compréhensible, sans pour autant remettre en question le caractère véridictionnel de l’expérience. Il ne décrit pas, mais donne à vivre une expérience de la banlieue. Ainsi, la peinture réaliste que revendique la ‹ littérature de banlieue › est celle d’une critique sociale qui renvoie aux yeux des lectrices et des lecteurs une réalité qui n’affleure pas, ou seulement de façon déformée, dans les médias. Aussi peut-on considérer ces récits de soi comme des « alèthurgies décoloniales »,
[…] des tentatives pour se dégager de l’ordre normatif colonial en se réclamant d’autres formes de connaissance et de manifestation de vérité, d’autres façons de concevoir les rapports politiques entre les individus et enfin d’autres manières de se constituer comme sujet éthique. (Irrera 2013, 209)
L’idée d’alèthurgie est empruntée à Foucault pour qui elle signifie « étymologiquement, la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste » (2009, 5). En effet, le passage à l’acte par l’écriture permet au sujet-écrivant, à travers la critique, de se départir des identités familiales et sociales qui lui ont été imposées. Si la critique prend ancrage dans un quotidien, elle est adressée aussi bien aux instances politiques qu’à la famille, qui tend à maintenir présente une origine qui n’est plus nécessairement revendiquée par cette deuxième génération. Dans Le Thé au harem d’Archi Ahmed, la mère de Madjid, l’un des deux protagonistes dont les parents ont émigré d’Algérie, le menace de l’envoyer faire son service militaire en Algérie :
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Tu apprendras ton pays, la langue de tes parents et tu deviendras un homme. Tu veux pas aller au service militaire comme tes copains, ils te feront jamais tes papiers. Tu seras perdu et moi aussi. Tu n’auras plus le droit d’aller en Algérie, sinon ils te foutront en prison. C’est ce qui va t’arriver ! T’auras plus de pays, t’auras plus de racines. Perdu, tu seras perdu. (Charef 1983, 17)
Comme le soulignent les récits, cette jeunesse ne se retrouve ni dans la réalité dans laquelle elle évolue ni dans les origines que les familles leur proposent. Madjid est bien plus préoccupé par sa moto et sa bande de copains où se mêlent des jeunes d’origines diverses que par ses racines familiales. Le récit de soi, par la dynamique du processus de subjectivation et par le regard critique qu’il développe, permet d’échapper à cette identité imposée et assujettissante, ou tout du moins de mettre en place une stratégie d’émancipation puisqu’il permet de dire une vérité autre de soi que cella de la majorité.
2.2 La prise de parole : un acte politique et éthique
Or cette véridiction est tout aussi importante que le geste littéraire qui l’exprime. Le message délivré a autant de valeur éthique et politique que la forme qui le manifeste. En effet, le récit de soi relève d’une prise de parole qui porte [l’écrivain] à questionner de manière réflexive son identité sociale et à repenser son rapport aux autres et à soi-même. La prise de parole convoque en effet un Nous, […] et un Je, exposé au regard collectif et amplifié par ce même regard. C’est ainsi que la prise de parole peut déboucher sur un processus de subjectivation politique. (Tarragoni 2014, 177)
Elle prend forme dans l’acte éthique du témoignage, par la responsabilité qu’il engage. Une dimension testimoniale est présente dans les textes, qu’elle soit implicite à travers le jeu de la description réaliste nourrie de l’expérience, ou clairement exposée dans le pacte de lecture. Tel est le choix d’Abd Al Malik, qui, dans son introduction à La guerre des banlieues n’aura pas lieu, annonce : « En ce sens, le récit qui suit est comme une lettre à Lucilius. C’est l’histoire ou le conte réaliste d’une expérience vécue » (2010, 21). Au-delà de la revendication du réel que prône le Collectif Qui fait la France ?, c’est bien le récit d’une expérience personnelle qui est proposée en première personne. Le témoignage est au cœur du processus d’écriture puisqu’Abd Al Malik reprend dans les dernières pages : « Et je témoigne simplement, je parle de la réalité de ma voie […] témoigner, partager, s’apaiser les uns les autres, apaiser les uns les autres » (2010, 164 et 167). Les gars de Villiers, ce récit de soi collectif entrepris par un groupe d’écrivants en herbe de la cité des Hautes-Noues de Villiers-sur-Marne, propose la même posture d’écriture, le même ethos, puisque dès l’introduction, les auteur·es précisent qu’ils et elles souhaitent « laisser une trace » et « porter la voix de la banlieue ensemble » (Collectif 2011, 7). Si cette dimension testimoniale semble évidente dans les récits de soi factuels, cette même volonté de témoigner est présente dans les récits fictionnels. Yaz, le personnage principal et narrateur de Boumkœur, entreprend de tenir une chronique de son quartier et affirme : « Ma seule préoccupation sera de témoigner » (Djaïdani 1999, 17). S’il ne faut
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pas lire Boumkœur comme un témoignage, Djaïdani souligne cependant de la sorte que son roman entretient une relation étroite avec l’acte de témoigner : il induit ainsi un pacte de lecture ambivalent où le lectorat aura à naviguer entre « une part de fiction pour le rêve » (Djaïdani 1999, 13) et la restitution d’une expérience réelle. L’enjeu du témoignage réside dans la volonté de dire, de prendre la parole en incarnant cette parole afin de la rendre éthique et politique. Ainsi, le récit de soi comme prise de parole devient un exercice de subjectivation politique pour cette deuxième génération. La citoyenneté qui pose problème dans le processus d’intégration est questionnée et abordée par la pratique de l’écriture de soi et le récit : « L’on devient citoyen en prenant la parole et en débattant, ce qui suppose d’affaiblir, le temps de la prise de parole, une sociabilité communautaire protectrice mais potentiellement étouffante » (Tarragoni 2014, 184). Témoigner revient alors à prendre la parole ‹ en faveur de › mais aussi ‹ contre ›. Aussi, ne s’agit-il pas de lire la critique adressée aux familles uniquement dans le cadre d’une quête identitaire, mais aussi dans la perspective d’une démarche vers une citoyenneté plurielle. Dans un échange intitulé « Est-ce que la France nous aime », Fabrice, Samba et Yacine des Gars de Villiers constatent que devenir français est complexe : le regard des autres fait qu’ils ne se sentent pas « français légitime[s] » et Fabrice préfère considérer que « grâce à la France je suis devenu citoyen du monde » (Collectif 2011, 227). Abd Al Malik, dans La guerre des banlieues n’aura pas lieu, fait écho à ces propos lorsqu’il scande :
Je parle de donner une âme au village global. Donc si je parle de moi, je parle de ma cité. Et si je parle de ma cité, je parle de la France. Et si je parle de la France, je parle de l’Europe. Et si je parle de l’Europe, je parle de l’Afrique. Et si je parle de l’Afrique, je parle du monde. (Abd Al Malik 2010, 161)
C’est pourquoi le récit de soi relève, dans ces circonstances, d’un « acte de citoyenneté » au sens où l’entend Hélène Bertheleu, « à la manière d’Austin qui, pour insister sur la dimension performative de son objet, parlait d’acte de langage » (2016, 9) : elle s’élabore en tant qu’elle se pense et se profère, dans la pratique de l’écriture de soi. Se met en place, par l’écriture, l’affirmation d’une volonté qui n’est plus tout à fait celle d’un devenir-Français·e et qui s’exprime par la mise en relation que l’écrivain·e établit avec son lecteur, souvent à travers l’adresse. Abd Al Malik interpelle son lecteur/sa lectrice dès l’introduction jusqu’à la conclusion où il lui lance : « Comprenez bien : un message de paix dans les banlieues est un message universel. Si vous n’avez pas compris mon récit, voilà ce qu’il signifie ! » (2010, 165) et il engage alors une ultime plaidoirie. Yaz, le personnage de Rachid Djaïdani dans Boumkoeur, s’adresse à son lectorat qu’il tutoie, dans un envoi final : « Faites l’effort de nous rendre visite. Dans nos cités, c’est la France de demain qui est mise hors jeu. Elle te demande une poussette, une courte échelle, une aide autre que l’inauguration d’un panier de basket » (1999, 158). Ainsi, la prise de parole que constitue le récit de soi est une ébauche de dialogue, un dialogue qui est tendu entre
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un ‹ Je ›, narrateur et écrivain, et un ‹ Vous › qui renvoie aux lecteurs, et auquel il s’oppose afin de dire qui il est, mais auquel il s’adresse aussi pour tisser un lien.
2.3 De la Relation (Glissant) à la reliance Le récit de soi de la deuxième génération issue de l’immigration s’inscrit dans un questionnement que certain·es chercheurs et chercheuses belges avaient exploré dès les années 1970 sur les phénomènes de déliance, de rupture du lien humain et social, en proposant une réflexion sur la notion de reliance qui, selon Edgar Morin, comble un vide conceptuel en donnant une nature substantive à ce qui n’était conçu qu’adjectivement et en donnant un caractère actif à ce substantif. ‹ Relié › est passif, ‹ reliant › est participant, ‹ reliance › est activant. On peut parler de ‹ déliance › pour l’opposé de ‹ reliance ›. (Morin 2004, 239)
La pratique de l’écriture de soi repose plus précisément encore sur une éthique – ou plus exactement une éthopoétique – de la Relation telle qu’Édouard Glissant l’a définie, en tant qu’elle élabore une contre-poétique fondée sur la diversité, aussi bien générique que linguistique. Elle est caractérisée, d’une part, par sa polymorphie : les récits croisent différents genres au sein d’un même texte. Djaïdani enchâsse une longue lettre à son récit ; Abd Al Malik entrecroise deux types de narration et parsème son texte de définitions de dictionnaire, de notices biographiques. D’autre part, ce sont des textes marqués par leur foisonnement : ils fourmillent par l’énergie de leurs personnages et l’écriture elle-même pullule de trouvailles, de jeux de langage où se déclinent différentes langues et dialectes. Cette hybridité renvoie à l’idée de contre-poétique, selon Édouard Glissant, où il s’agit « de frayer à travers la langue vers un langage qui n’est peut-être pas dans la logique interne de cette langue » (Glissant 1997 [1981], 402). Les récits d’Azouz Begag en fournissent un exemple. Tout un lexique est mis en place par le croisement d’une phonétique déformante et d’un vocabulaire propre à la langue française. Ainsi, cette distorsion linguistique, cette ‹ phraséologie bouzidienne › déploie une langue plurielle qui retrace son parcours biographique, de Sétif l’algérienne vers Lyon où il s’est installé avec sa famille. Ainsi, lorsque le « gone du Chaâba » échappe à sa mère qui le traite de « Finiane » (fainéant) (Begag 1986, 30), il lui tire la langue, geste qu’il qualifie de « langue-oureux » (1986, 32). Il en va de même pour Abd Al Malik, dans La guerre des banlieues n’aura pas lieu : s’agencent des termes arabes à des mots tels ‹ zonz ›, ‹ happs ›, d’un argot propre aux cités. Mais Abd Al Malik va au-delà d’une polyglossie et travaille la syntaxe, à partir son expérience du slam : c’est la pensée même de la langue qu’il modèle dans un geste poétique :
Ici, c’est ‹ la Cité ›. Nous, avec d’autres – une minorité dans la minorité, je parle de ceux qui étaient déjà là à l’époque de futurs ex-voyous – on dit ‹ la Tess ›. […] on a l’impression que toute vie normale s’arrête aux frontières de la Tess. Alors que non, alors qu’on y pleure, qu’on y rit, qu’on y doute,
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qu’on s’y perd, qu’on s’y retrouve, qu’on y aime, qu’on y éprouve de la haine comme partout ailleurs. (Abd Al Malik 2010, 34–35)
Christina Horvath remarque qu’à partir de Boumkoeur se multiplient des textes « dont le langage est truffé de rythme, de rimes, de jeux de mots et d’autres éléments détournés du langage des jeunes de banlieue qui rappellent les paroles de rap » (Horvath 2007, 190). Ainsi, la contre-poétique d’Abd Al Malik prend forme dans le montage de ces éléments épars. Rappelons qu’il ne s’agit pas, par ce geste, de mettre en relation ce qui se ressemble, mais « tout montage a bien pour effet de mettre en crise – volontairement ou non – le message qu’il est censé véhiculer » (Didi-Huberman 2009, 152). Il donne à la fois une cohérence, un sens, mais souligne aussi ce qui fait différence. C’est dans le multiple, mais plus encore dans l’écart en tant qu’il signifie une différence, et dans la disposition que le sens opère. Face à une identité éclatée, face à une existence souvent précaire et complexe, le récit de soi permet à cette deuxième génération issue de l’immigration de tirer un sens, de tracer une cohérence par un geste esthétique qui propose non pas un sens univoque mais un récit multiple où percent différentes voix.
3 Conclusion Ainsi donc, au traumatisme transgénérationnel de la colonisation et de l’immigration, la ‹ deuxième génération › ajoute un traumatisme culturel : entre une histoire familiale de l’exil et un déni de reconnaissance de la société d’accueil, il s’agit d’élaborer une identité plurielle qui rende compte de cette diffraction. Le récit de soi comme pratique éthique d’émancipation permet à cette génération ‹ black, blanc, beur › de construire une mémoire hybride que l’on pourrait qualifier de mémoire-chimère au sens où elle est diverse et composite. Elle est constituée de faits réels et vécus, mais le montage donne à voir une réalité fictive, imaginée. Comme l’explique Boris Cyrulnik dans Sauve-toi, la vie t’appelle, dans le cadre d’une mémoire traumatique, le travail mémoriel s’effectue par l’arrangement de souvenirs vrais pour en tirer une représentation cohérente : à l’image de la chimère mythologique, le récit mémoriel est alors composé d’éléments réels mais la représentation globale est fictive. Ainsi, l’élaboration d’une mémoire collective que l’on pouvait penser bloquée par la répétition du refoulé, telle que l’analysait Benjamin Stora, parvient à se mettre en place par le récit de soi. Il favorise l’entrelacement d’un matériau divers où la différence, l’écart sont enfin valorisés : « Le divers, ce n’est pas le melting-pot, c’est les différences qui se rencontrent, s’ajustent, s’opposent, s’accordent et produisent de l’imprévisible » (Glissant 2006 [1996], 98). Le récit de soi dans la ‹ littérature de banlieue › parvient à mettre en lien ce qui résiste dans la réalité et à transfigurer la différence comme valeur à promouvoir : c’est là toute sa puissance alèthurgique, qui émane d’une porosité entre la fiction et le témoignage. Enfin la langue en tant qu’elle manifeste une diversité cultu
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relle et sociale rivalise d’ingéniosité : la recherche sur le rythme, le lexique, la syntaxe donne au récit sa littérarité. C’est en ce sens que le récit de soi fait événement, qu’il ouvre une voie possible pour un travail mémoriel mais encore pour poser de nouvelles bases à un dialogue éthique et politique.
Pour qu’il y ait identité, société, culture ou ethnie, il n’est pas nécessaire que les agents se mettent d’accord sur ce qui définit cette culture : il suffit qu’ils s’entendent pour débattre ou négocier sur les termes de l’identité, sur ce qui la fonde comme problème. En d’autres termes, on peut avancer que l’identité c’est l’accord sur les termes même du désaccord. (Amselle 1990, 65)
Cette fonction de reliance, au sens où l’entend Edgar Morin, est en quelque sorte la plusvalue sémantique du récit de soi, qui non seulement favorise un travail mémoriel mais diffuse aussi une réflexion éthique sur un dialogue possible entre populations migrantes et populations d’accueil afin de réinvestir au sein de la mémoire culturelle la question de l’identité.
4 Bibliographie 4.1 Œuvres citées Abd Al Malik. La guerre des banlieues n’aura pas lieu. Paris : Le Cherche Midi, 2010. Adraoui, Mohamed-Ali. Du Golfe aux banlieues. Paris : Presses universitaires de France, 2013. Amselle, Jean-Loup. Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs. Paris : Payot, 1990. Begag, Azouz. Le gone du Chaâba. Paris : Éditions du Seuil, 1986. Bertheleu, Hélène. Mémoire des migrations en France. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2016. Bocandé, Anne. « La marche en héritage ». Africulture 97 (2014), Paris : L’Harmattan, 9‒13. Bouamama, Saïd, Sad-Saoud, Hadjila, Djerdoubi, Mokhtar. Contribution à la mémoire des banlieues. Paris : Volga, 1994. Bouzid. La marche. Paris : Sinbad, 1984. Charef, Mehdi. Le thé au harem d’Archi Ahmed. Paris : Mercure de France, 1983. Collectif Qui fait la France ?. Chroniques d’une société annoncée. Paris : Stock, 2007. Collectif Les gars de Villiers. Paris : Ginko, 2011. Cyrulnik, Boris. Sauve-toi, la vie t’appelle. Paris : Odile Jacob, 2012. Derder, Peggy. Idées reçues sur les générations issues de l’immigration. Paris : Le Cavalier Bleu, 2015. Didi-Huberman, Georges. Quand les images prennent position. Paris : Éditions de Minuit, 2009. Djaïdani, Rachid. Boumkœur. Paris : Éditions du Seuil, 1999. Durmelat, Sylvie. Fictions de l’intégration. Paris : L’Harmattan, 2008. Dussel, Enrique. « Eurocentrism and Modernity (Introduction to the Francfort Lectures) ». Boundary 2 20.3 (1993) : 65–76. Fassin, Didier, Rechtman, Richard. L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime. Paris : Flammarion, 2007. Foucault, Michel. « L’écriture de soi ». Corps écrit 5 (1983) : 3–23. Foucault, Michel. L’Herméneutique de soi. Paris : Gallimard/Éditions du Seuil, 2001. Foucault, Michel. Le courage de la vérité. Paris : Gallimard/Éditions du Seuil, 2009.
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4.2 Lectures complémentaires Adorno, Theodor. Dialectique négative. Paris : Payot, 1978. Benguigui, Yamina. Mémoires d’immigrés. Paris : Canal+, 1997. Blanchard, Pascale, Bancel, Nicolas, Lemaire, Sandrine. La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. Paris : La Découverte, 2005. Bolle de Bal, Marcel. Au-delà de Dieu, profession de foi d’un athée lucide et serein. Bruxelles : Luc Pire, 2007. Boubeker, Ahmed. « L’héritage de l’immigration postcoloniale comme expérience vécue ». Amnis 7 (2007). https://doi.org/10.4000/amnis.864. Coquio, Catherine. Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire. Paris : Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2015. Eyerman, Ron. Cultural Trauma. Slavery and the Formation of African American Identity. Cambridge : Cambridge University Press, 2002.
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Karim Hammou
33 Le rap francophone Résumé : La mémoire des violences collectives constitue un thème récurrent dans les scènes rap francophones. Cette contribution illustre ce constat par une présentation historique des œuvres de rap produites dans différents pays francophones (France, Canada, Belgique, Suisse, Sénégal, Mali…) des années 1990 à nos jours, avant d’approfondir l’analyse à travers quatre vidéo-clips évoquant les traumatismes de l’esclavage et de la colonisation. On montre ainsi avec quels moyens esthétiques ces violences collectives sont mises en relation avec un présent où les discriminations racistes se révèlent persistantes.
Mots-clés : Afrique, Atlantique noir, colonialisme, esclavage, guerre d’Algérie, mémoire culturelle, musique, post-colonialisme, rap, traumatisme
1 Introduction : aspects historiques et conceptuels
J’peux pas répondre à leurs critères / j’ai entendu tous les cris d’guerre / fatalité et le berceau de l’humanité en deviendrait le cimetière / nique les escrocs d’la dissidence j’combats ceux qui m’agressent / négrophobie en Occident pire encore au Maghreb / et l’ignorance reste la pire des soumissions / j’suis pas issu d’l’immigration moi j’suis issu d’la colonisation / j’prie pour la mobilisation l’espoir après les crises / j’veux pas être victime de l’histoire j’veux qu’mes enfants l’écrivent / parce que je crois en leur avenir aux fruits de leur effort / or pétrole terre école espoir jeunesse rêve refrain. (Youssoupha, « Black Out », 2015)
Le rap en français accorde une place particulière à l’histoire, et ce notamment en France, où ce genre musical se structure au début des années 1990. Plusieurs facteurs semblent jouer de concert : l’influence du rap états-unien de la seconde moitié des années 1980, marqué par un nationalisme noir dans lequel le rappel des grandes étapes et des figures majeures de la lutte pour les droits civiques est cruciale (Decker 1993) ; la place de l’histoire dans la construction nationale française et le débat public, qui fait de la mémoire et de la commémoration un terrain de luttes culturelles particulièrement vives (Citron 2008 [1987]) que le rap en France a tôt investi ; l’importance accordée à la politisation des paroles rappées, aussi bien de la part des médias dominants définissant le genre comme expression des « jeunes de banlieue » au début des années 1990 (Hammou 2012) qu’au sein d’une frange d’artistes, soucieuse de proposer un art contestataire (Sonnette 2013). Ces facteurs contribuent aussi à expliquer la forme que l’histoire prend dans une majorité de chansons de rap la thématisant : celle d’une mémoire alternative, d’un récit critique soutenant une « contre-culture de la modernité » (Gilroy 2010, 15) récurrente au sein des formes esthétiques circulant à travers l’Atlantique noir et pri
Karim Hammou, CNRS, CRESPPA Paris https://doi.org/10.1515/9783110420746-033
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vilégiant les généalogies diasporiques (Corona et Kelsall 2016). Cette importance accordée à l’histoire demeure un trait notable dans les œuvres de rap en France au début des années 2010 (Marquet 2016), et s’observe aussi à des degrés divers dans les scènes rap francophones de plusieurs autres pays comme le Canada, la Belgique, le Sénégal, le Mali, etc. Un grand nombre de chansons thématisent de façon périphérique et allusive divers événements historiques, rappelant une date, un nom propre, un lieu, comme écho à une mémoire commune ou amenée à le devenir par la communication artistique. Plus rares sont les chansons qui optent pour un traitement thématique approfondi de l’un ou l’autre de ces événements, et parmi celles-ci, les violences de masse occupent une place particulière : esclavage, déportation, violences de l’entreprise coloniale ou des guerres d’indépendances. Les chansons privilégient alors un cadrage de ces violences comme traumatisantes, par le biais de techniques littéraires, musicales, filmiques qui renseignent sur la construction de la mémoire culturelle des blessures collectifs compris comme traumatismes collectifs (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Mais comment appréhender des chansons ? Anthony Pecqueux (2007) a souligné les écueils de la propension à traiter de paroles chantées comme de textes. Une telle approche occulte à la fois la plasticité des positions narratives, le caractère proféré et musical des paroles de chansons, et l’ambivalence du statut des propos interprétés, entre sérieux et désinvolture. Sur ces trois plans, la chanson tend à se distinguer d’autres registres d’expression, comme la déclaration politique ou le récit historique. Travaillant sur un autre corpus chansonnier composé de « chansons commerciales, le tout venant des scies à succès » des années 1930, Yves Borowice (2005, 98) propose quelques points de méthode pour l’exploitation de chansons comme sources historiques dont on peut s’inspirer. Ces points de méthode consistent à cerner les conditions de production et de réception des chansons étudiées ; à privilégier l’interprétation de l’écoute (ou du spectacle) sur celle de la lecture ; à interroger, enfin, l’opération de sélection qui conduit à retenir certaines œuvres plutôt que d’autres. Concernant les conditions de production et de réception des chansons de rap, il faut souligner qu’elles se multiplient en Europe dans les années 1990, à une époque où les œuvres musicales sont aussi, de façon croissante, des œuvres audiovisuelles, tant les vidéo-clips marquent leur destin médiatique et commercial. Concernant l’interprétation de l’écoute (ou du spectacle), l’expérience ordinaire est celle d’une circulation entre les places qu’aménage la narration chansonnière : émetteur, destinataire, personnages… Dans cet espace discursif, l’auditeur ou l’auditrice peut procéder à une exploration sensible selon la façon dont l’œuvre définit ces places et ménage ces circulations. Certaines chansons offrent ainsi des places très nettement délimitées et prescrivent une place précise au destinataire. D’autres au contraire travaillent le trouble et la plasticité des émotions que le déplacement entre ces différentes places permet d’éprouver. Dans la droite ligne de ces remarques, le système relationnel des rôles au sein de la narration, autrement dit le schéma actantiel des différentes chansons étudiées, sera ici l’objet d’une attention particulière. Il est en effet au cœur de la construction d’une mémoire ‹ trauma
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tique › et de sa formulation en termes d’expérience collective. Comme le rappelle Alexander (2004, 12–14), la réussite d’un processus de représentation collective d’un événement comme traumatisme passe par l’expression de plusieurs éléments : la nature de la souffrance, la nature de la victime, la relation entre le traumatisme de la victime et un public plus large, et une attribution de responsabilité définissant une figure antagoniste. La formulation de ces éléments et de ces enjeux, et peut-être plus encore le travail proprement esthétique autour de cette formulation, révèlent la façon spécifique dont des œuvres d’art peuvent contribuer à construire une mémoire culturelle de violences collectives subies, devenues des traumatismes collectifs. Par rapport à la question de la sélection, ce chapitre propose de prêter attention à la dimension audiovisuelle de la chanson rappée à l’époque contemporaine, en privilégiant des morceaux ayant fait l’objet de vidéo-clips. De telles œuvres se caractérisent par une densité sémiotique exacerbée (DeNora 2002), notamment parce que deux œuvres irréductibles existent : la chanson, propriété intellectuelle des artistes auteurs, compositeurs et interprètes, et le court-métrage, œuvre d’un réalisateur (Gaudin 2015). Ces œuvres se singularisent également par leurs possibilités de circulation accrue (via les salles de spectacles, les médias sonores tels que le disque ou la radio, mais aussi les médias audiovisuels que sont les chaînes de télévision et les sites web de partage de vidéos) et par l’importance qu’ils prennent dans la carrière des artistes. Choisir de faire le clip de telle chanson plutôt que de telle autre n’est ainsi pas un choix anodin, tant sur le plan esthétique que professionnel.
2 L’histoire commune comme enjeu éthique et esthétique Comme on l’a rappelé plus haut, le rap francophone accorde une place importante à l’histoire dès le début des années 1990, et évoque aussi bien l’histoire de l’humanité tout entière avec la rappeuse française B. Love (« Lucy », 1992), celle de la musique avec le groupe suisse Sens Unik (« Les portes du temps », 1992) ou encore celle de l’Afrique avec le groupe sénégalais Positive Black Soul (« Présidents de l’Afrique », 1995). Les usages publics de l’histoire portés par des rappeurs privilégient dès cette époque un point de vue critique sur une histoire officielle qui serait relayée par l’État et l’École, à l’image du groupe Assassin qui rappe dans « À qui l’histoire ? (Le système scolaire) » en 1993 :
l’enseignement c’est l’État c’est l’histoire c’est l’État mais quelle histoire ton histoire n’est pas forcément la même que la mienne connard pourtant ton histoire fait que je me retrouve sur ton territoire
L’évocation de l’histoire se présente ainsi souvent comme un contre-discours, qu’il s’agisse de l’histoire de l’immigration (Lionel D, « Pour toi mon frère le beur », 1990), de
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celle de la colonisation (IAM, « J’aurais pu croire », 1993) ou encore de l’esclavage. Ce dernier thème, aiguisé par l’inspiration états-unienne du rap français, s’imprime avec une acuité particulière. En témoigne le premier morceau de rap français entièrement consacré à un récit historique, « Tam-tam de l’Afrique » (1992), dont l’importance conduira le groupe IAM à en faire l’un des singles de leur premier album et à le promouvoir sous la forme d’un vidéo-clip. « Tam-tam de l’Afrique » évoque l’expérience de la déportation aux Amériques et de l’esclavage des Noirs d’Afrique. La chanson situe l’événement dans un passé indéfini (« ils sont arrivés un matin par dizaines par centaines / sur des monstres de bois aux entrailles de chaînes »), soit le temps d’un mythe fondateur. La chanson se conclut ainsi sur ce que Shurik’N, le rappeur-narrateur, propose comme la portée de son récit : « non pas de la critique mais une narration », un travail de mémoire. Cette mémoire renvoie à la souffrance éprouvée, mais aussi à ce qui précédait cette souffrance (« les tam-tam de l’Afrique ») et à ce qui lui fait suite (« le tempo libère mon imagination »). Chacun des trois couplets oppose une première séquence évoquant l’injustice subie par les victimes à une seconde décrivant leur mémoire heureuse de l’Afrique et l’espoir d’un retour qui contribue à ne pas réduire les protagonistes du récit à leur condition de victime. Comme l’a montré Jean-Marie Jacono (1995, 230), la même tension se retrouve dans la structure musicale, jouant sur la répétition de motifs musicaux suggérant l’enfermement, et sur son dépassement, évoquant la possibilité d’une libération. Dans les années 1990, d’autres œuvres marquent des étapes importantes dans le traitement esthétique des souffrances collectives dans le rap francophone, notamment en France. La chanson « Souvenir 62 » de Yazid évoque la colonisation française en Algérie par le prisme de la victoire de la guerre d’indépendance algérienne en 1962 (↗23 Écrire la guerre d’Algérie). Elle se structure, comme « Tam-tam de l’Afrique », sur un jeu d’opposition entre souffrance et émancipation – ici, il s’agit de la douleur de l’oppression coloniale mise en regard de l’émancipation que représentent la lutte de libération et l’indépendance nationale. Mais elle introduit un changement significatif, en évoquant le temps présent en faisant référence à l’extrême droite, via ceux dont « la rancune […] ne passe toujours pas » et la figure de « celui-là même qui fit souffrir plus d’un des miens », allusion au passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen pendant la guerre d’Algérie. Autrement dit, « Souvenir 62 » évoque un « passé qui ne passe pas » et connecte l’histoire de la colonisation de l’Algérie et de l’opposition à sa lutte d’indépendance à l’actualité politique en France, suggérant une forme de continuité postcoloniale. Dans des morceaux dont le thème principal n’est pas l’histoire, cette même continuité est soulignée (voir par exemple Ministère AMER, « Damnés », 1992). La Rumeur radicalise ce mouvement consistant à « expliquer la situation de l’immigration par le passé colonial » (Hajjat 2005, 99) en mettant en musique l’actualité du traumatisme. Les trois disques que le groupe publie de 1997 à 1999 traitent abondamment de la mémoire et des violences de la colonisation, de l’esclavage, mais aussi de la condition contemporaine des « fils d’immigrés », par le biais d’un fil conducteur : l’histoire de l’immigration
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(Tevanian 2009, 134) (↗32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France). De façon significative, l’évocation de l’extrême droite est également présente dans certains morceaux du groupe, mais elle n’est pas la seule ni même la principale cible : « [On m’a demandé d’oublier] les gages filés aux idées du parti d’un borgne en sueur / les intérêts trouvés à le laisser chier ses clameurs » (La Rumeur, « On m’a demandé d’oublier », 1999). La Rumeur inaugure une écriture de la mémoire collective des souffrances éprouvées destinée à une longue postérité. Cette écriture ouvre moins sur la mémoire d’une violence passée qui aurait échoué à déshumaniser ses victimes (tel l’esclavage évoqué par IAM ou la colonisation algérienne rappelée par Yazid) que sur la mémoire d’un ‹ traumatisme collectif › entretenu par une injustice persistante appelant réaction au présent et au futur. Cette réaction est d’abord chansonnière : en égrenant ce qu’« on [lui] a demandé d’oublier », Hamé le rappelle publiquement avec méthode, refusant l’injonction par la pratique du rap elle-même. Elle ouvre aussi sur une interpellation collective et politique. C’est notamment le sens du refrain de la chanson « Code noir » (1998), reprise en chœur par l’ensemble des artistes invités sur le morceau par Fabe : « Code noir crime contre l’humanité ! / déportation crime contre l’humanité ! / esclavage crime contre l’humanité ! / déportation dans les plantations demande aux békés ! » Au tournant des années 2000, la production d’œuvres de rap s’accroît considérablement. En France, on passe de moins d’une dizaine d’albums différents produits par an à plus d’une cinquantaine de 1994 à 2002. Les albums se multiplient aussi en Suisse ou en Belgique, ainsi que dans les pays d’Afrique francophone dans lesquels le plurilinguisme devient la norme (↗34 Francophonie et canon littéraire), ou encore au Québec (Hammou 2014, 115). À la fin des années 2000, la dynamique est renforcée par la dématérialisation de la musique, et ce sont plusieurs centaines d’œuvres différentes équivalentes à des albums qui sont produites chaque année dans l’ensemble des scènes rap francophones à travers le monde. Dans cette dynamique, les morceaux évoquant la mémoire de violences de masse se multiplient. Certains privilégient notamment les collaborations, tel le morceau « Décolonisons » (2007) auquel participent des rappeurs français (Axiom, La Razzia), sénégalais (Didier Awadi, ancien membre du groupe Positive Black Soul), maliens (Amkoullel, Tata Pound), etc. En France, La Rumeur poursuit son travail sur l’histoire et la mémoire des « fils d’immigrés » (« Premier matin de novembre » et « 365 cicatrices », 2002), de même que Sérigne M’Baye (Disiz) qui, dans « N’jillou » (2004), évoque la mémoire de la traite atlantique. Casey publie en 2006 « Dans nos histoires », un morceau évoquant la mémoire traumatique de l’esclavage. Cette thématique est au cœur de l’œuvre de l’artiste et se retrouve dans d’autres morceaux qui n’ont pas fait l’objet de clips (« Sac de sucre », 2010) ou qui évoquent l’esclavage en privilégiant un autre angle que celui du collectif (« Chez moi », 2006 ; « Créature ratée », 2010). Au Canada, dans le sillage du rappeur Samian, membre des Premières Nations, l’histoire des peuples autochtones est évoquée dans plusieurs morceaux (« Injustice », 2007 ; « Blanc de mémoire », 2014), dont certains se font avec des groupes connus de la scène
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rap francophone locale : « La paix des braves » avec Loco Locass en 2007, « Premières Nations (Je me souviens) » avec Sans Pression (2009). C’est plus largement la mémoire coloniale du pays que le rappeur Webster met en scène dans « Qc History X » (2011), évoquant successivement l’esclavage de Noirs africains, l’exploitation de travailleurs chinois, et le génocide des Premières Nations dans la province de Québec. Des violences collectives plus récentes sont également présentées sous l’angle de leurs conséquences, telles que la guerre civile et l’exode en Congo-Brazzaville (Mystik, « J’ai dû partir », 2002), les conflits en Congo-Kinshasa (Baloji, « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo », 2007) ou la crise du Darfour (Princess Aniès, « Au carrefour de la douleur », 2008). Médine explore quant à lui diverses situations historiques de violences collectives, telle que la répression d’octobre 1961 dans « 17 octobre » (2006). Il expose en outre plusieurs portraits tragiques, dans une série de morceaux intitulés « enfant du destin », évoquant aussi bien la guerre du Vietnam (« Sou-Han », 2004), le génocide des Amérindiens (« Petit Cheval », 2005), la déportation et l’esclavage d’Africains (« Kunta Kinte », 2008), le conflit israélo-palestinien (« David », 2004 ; « Daoud », 2013), ou les persécutions subies par les Rohingyas en Birmanie (« Nour », 2017). En 2012, à l’occasion de la commémoration des trente ans de l’indépendance de l’Algérie, il publie la chanson et le clip « Alger pleure », qui évoque le traumatisme collectif, tant du côté français qu’algérien, de la guerre d’indépendance. En 2014, Billie Brelok rappelle de façon ironique et grinçante la colonisation des Amériques dans « Conga No Va ».
3 Une politisation musicale et cinématographique de la mémoire L’analyse qui suit, plus thématique, s’appuiera de façon privilégiée sur quatre vidéoclips qui sont les quatre principales œuvres qui, dans l’histoire du rap en France, ont mis à la fois en musique et en images la mémoire de la colonisation et de l’esclavage sous l’angle du traumatisme : « Tam-tam de l’Afrique », chanson d’IAM dont le clip a été réalisé par Olivier Dahan en 1992 ; « Dans nos histoires », chanson de Casey dont le clip a été réalisé par Tcho en 2006 ; « Mille et une vies », chanson de Lino dont le clip a été réalisé par la société de production Sebybi en 2007 ; et « Alger pleure », chanson de Médine dont le clip a été réalisé par Brav en 2012.
3.1 Mettre la mémoire en abyme Pour mettre en musique et en images la mémoire de violences massives et des traumatismes qui s’ensuivent, les œuvres doivent opérer deux mouvements minimaux : figurer le souvenir et signifier la souffrance. Comment ces deux opérations sont-elles menées dans les œuvres étudiées ?
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Par l’usage du passé, parfois complété par un présent de narration, les paroles ancrent tout ou partie de ces œuvres dans un temps révolu. Mais les marqueurs temporels explicites sont exceptionnels. « Tam-tam de l’Afrique » s’ouvre sur un temps mythique ; « Dans nos histoires » suggère un temps cyclique (« aucune différence dans cette douce France / entre mon passé mon présent et ma souffrance »). « Alger pleure » introduit le temps par la voix de « la part française » et de « la part algérienne » du rappeur-narrateur, Médine, chacune « s’exprim[ant] dans le micro de la vie », c’est-àdire au temps présent, pour confronter leurs mémoires de la guerre d’Algérie. Seul « Mille et une vies » mobilise abondamment des marqueurs temporels pour évoquer l’actualité de l’héritage colonial. Ceux-ci sont le plus souvent intentionnellement allusifs, comme lorsque Lino remarque : « y a pas si longtemps ça parlait d’bruit et d’mauvaise hygiène », référence ostensiblement approximative à la déclaration de Jacques Chirac du 19 juin 1991. Dans chacun de ces cas, sous des formes différentes, c’est le temps tel qu’il peut se manifester dans le souvenir qui est mis en scène. On observe au niveau filmique des techniques analogues. La performance mémorielle passe par une reconstitution se donnant la patine du passé par l’usage de tons monochromes (« Tam-tam de l’Afrique »), mais n’hésitant pas à mélanger fiction réaliste et documents d’archives (« Mille et une vies »), ou par l’égrainage de photographies et de documents de presse hétérogènes (« Dans nos histoires »). Ces documents ne sont pas ordonnés de façon chronologique, mais mis bout à bout sans ordre apparent, s’entrecoupant les uns et les autres à un rythme soutenu dans « Mille et une vies » et « Dans nos histoires », suggérant leur statut de réminiscences (Ricœur 2000, 18) plutôt que d’archives. Malgré une mise en image différente, « Alger pleure » entrecoupe l’exploration urbaine du narrateur-protagoniste de réminiscences militaires. À contre-jour, des danseurs habillés en soldats exécutent une chorégraphie dont le vidéo-clip propose des fragments. Dans « Tam-tam de l’Afrique », le rappeur-narrateur se distingue lors d’un plan inaugural où il fait face à la caméra et montre ostensiblement une large clé. On comprend rapidement qu’elle symbolise à la fois l’ouverture d’une maison et l’accès à la mémoire recouvrée par son récit. Les premières paroles du morceau sont en effet prononcées au moment exact où le rappeur-narrateur, précédant les autres membres de son groupe, entre dans une maison. Tandis qu’il s’arrête une fois le seuil franchi, rappant face à la caméra, les autres membres du groupe se dispersent dans une maison qui se révèle être un véritable musée. Une série de plans les montre à tour de rôle découvrant, parfois de façon littérale, une sculpture, une pièce, et, dans le contact tactile avec ces objets et ces lieux, entrant dans un état de réminiscence en écho aux paroles rappées. Le noir et blanc ou des déclinaisons monochromes dominent. Si elles sont moins présentes dans « Alger pleure », elles sont significativement associées aux séquences de la chorégraphie militaire. Ce procédé simple est notamment utilisé dans « Tam-tam de l’Afrique » pour figurer diverses couches narratives : l’exploration de la maison de la mémoire s’opère en noir et blanc, la majeure partie des réminiscences de l’Afrique et
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de l’esclavage illustrant les paroles sont de teintes ocre, tandis que la narration de Shurik’N, hors champ, se décline dans des tons bleus. Le choix d’un sample du morceau « Pastime Paradise » de Stevie Wonder renforce au niveau musical ces connotations mémorielles d’un hypertexte critiquant une mémoire complaisante quant au passé et non tournée vers le futur (Gaines 2011). Il renforce dans le même temps la performance d’héritage et de continuité musicale qui est l’un des fils conducteurs de la chanson et de son clip, mettant en parallèle l’image des tam-tam de l’Afrique, les rythmiques rap, des corps dansants, les mélodies soul de Stevie Wonder et des scratches. Particulièrement appuyée dans le cas de « Tam-tam de l’Afrique », l’opération narrative récurrente par laquelle ces œuvres nous introduisent dans le temps mémoriel est la mise en abyme. Celle-ci se joue aussi bien à différents niveaux musicaux qu’au niveau filmique. De façon significative, média musical et audiovisuel, chacun de ces vidéo-clips met en scène en même temps d’autres moyens médiatisant le passé. Le clip de « Dans nos histoires » s’ouvre sur la silhouette de la rappeuse Casey. Alors que les dernières mesures de l’introduction s’achèvent, le réalisateur de ce vidéo-clip, Tchô, choisit de montrer une jeune fille penchée au dessus d’un grand livre ouvert, et que l’on apercevra régulièrement tourner les pages de ce livre au fil du vidéo-clip. Les deux figures de Casey la narratrice et de la petite fille protagoniste s’opposent : la première est véhémente, déterminée, et s’adresse à un auditeur ; la seconde est studieuse, silencieuse, penchée sur son livre. Les deux figures se répondent également. On peut imaginer Casey animant le livre que lit la petite fille, contant ainsi les histoires qu’il recèle, et révélant à cette petite fille « la douleur à voir dans nos histoires » sous le regard des spectateurs du vidéo-clip. On peut aussi imaginer la petite fille comme une représentation de Casey enfant, découvrant les histoires de souffrances, qu’elle transmet à son tour une fois adulte à un public désormais destinataire. Dans « Alger pleure », le réalisateur Brav filme la ville d’Alger comme un lieu de mémoire, par le biais de monuments (notamment le Mémorial du martyr, inauguré en 1982 à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance du pays), des sites mentionnés de façon très explicites dans la chanson et mis en images, des plaques commémoratives de résistant·es algérien·nes ou des rues d’Alger elles-mêmes. « Mille et une vies » met en scène un protagoniste seul dans une pièce dont le seul mobilier est un canapé, une petite table basse et une télévision allumée. Celle-ci projette une première image, statique, et en couleur : celle d’un drapeau bleu blanc rouge. Le clip alterne ensuite entre des plans de documents d’archives photographiques ou télévisuelles et des plans du protagoniste face à la télévision, zappant à l’occasion à l’aide d’une télécommande. Quelques plans sur la télévision explicitent le fait que les documents d’archives sont mis en scène comme issus de ce poste, tout en faisant écho aux paroles prononcées par le narrateur. Les vidéo-clips enchâssent ainsi systématiquement le récit rappé dans un autre dispositif de médiation (dispositif muséal dans « Tam-tam de l’Afrique », télévision dans « Mille et une vies », livre dans « Dans nos histoires », lieux de mémoire d’une ville dans « Alger pleure »).
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3.2 Rendre un trauma sensible Si les dispositifs formels de la mise en scène d’une mémoire sont à présent clarifiés, quels sont les contenus de ces souvenirs ? Il s’agit avant tout de violences. Le champ lexical de la brutalité, du sang, des larmes, des mutilations, de l’humiliation, de la mort marque les paroles de façon récurrente et confine à une mise en scène dénonciatrice de la déshumanisation. Il exprime ces violences sous la forme de douleurs, un mouvement qu’accompagnent la gravité du ton des interprètes, le tempo lent et les tonalités mineures des musiques. Ces violences sont qualifiées de traumatisantes dans la plupart des œuvres, mais aussi interprétées comme telles dans certaines. « Mille et une vies », « Dans nos histoires » et « Alger pleure » mettent ainsi en scène un narrateur et un protagoniste affectés. Cette option contraste avec celle privilégiée dans « Tam-tam de l’Afrique », qui campe un narrateur extérieur racontant une histoire qu’il n’a pas vécue (bien que les dernières phrases le situent comme un héritier musical de cette mémoire). Le narrateur-mémorialiste rapporte la douleur et l’espoir d’un « peuple noir » aux prises avec l’horreur de la déportation et de l’esclavage, et initie d’autres personnes à cette mémoire, qui s’érigent à leur tour en témoins. De façon significative, la majeure partie de la chanson « Tam-tam de l’Afrique » n’est pas à la première personne, mais à la troisième. Le passé n’est ici plus présent, sinon dans ce que les dernières paroles du dernier couplet évoquent : « le tempo libère mon imagination / me rappelle que ma musique est née dans un champ de coton ». Au contraire, sous des formes différentes, les trois autres œuvres mettent en scène la continuité entre la situation contemporaine et les traumatismes subis dans un passé plus ou moins lointain, violences qui sont systématiquement associées aux violences coloniales et esclavagistes perpétrées. Ici, les ‹ je › et les ‹ nous › saturent les morceaux du début à la fin. Dans « Mille et une vies » comme dans « Dans nos histoires », la narration chansonnière n’évoque explicitement le passé que dans la première moitié du premier couplet, pour s’attacher ensuite à montrer ce qui en est l’écho évident, si ce n’est la conséquence directe : la condition vécue dans le présent ou l’actualité récente. Les vidéo-clips explicitent cette dimension. Ils auraient pu opter pour une approche narrative (Gaudin 2013), proposant une fresque historique du passé au présent en à peine trois minutes. Ce n’est pas le choix qu’ils privilégient : au contraire, ils désamorcent cette interprétation possible de certaines chansons, en maintenant les réminiscences visuelles du passé tandis que la parole évoque le présent ou l’actualité. Mais, à l’exception de « Tam-tam de l’Afrique », le rapport de la mémoire à l’actualité n’est pas un rapport d’opposition ou de dépassement. L’actualité réactive la mémoire, le passé demeure présent dans ce qui apparaît comme une injustice analogue persistante – « aucune différence dans cette douce France entre mon passé, mon présent, et ma souffrance », rappe Casey. À la suite d’Abdellali Hajjat (2005), on peut qualifier ce traitement de la mémoire de « postcolonial » en ce qu’il suggère la continuité entre les rapports de pouvoir coloniaux et les rapports de pouvoir contemporains.
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La violence perpétrée dans le passé est mise en scène dans « Mille et une vies », « Dans nos histoires » et « Alger pleure » comme une souffrance qui est non seulement actuelle, mais qui touche intimement leurs narrateurs et leurs protagonistes, « inscrite en eux, gravée à même leurs corps » (Djavadzadeh 2015). Elle est sensible dans leurs cicatrices, voire leur sang ou leur « code génétique » (« Alger pleure »). Cette performance d’une actualité somatique du traumatisme contribue à rendre le trauma sensible aux auditeurs et spectateurs, mêlant images de violences, affects du narrateur et du protagoniste, et techniques vocales. Ces dernières passent notamment par l’énumération et l’accumulation d’images et de maux, renforcées par des figures de style telles que l’allitération, l’homophonie et la paronomase, poussées à leur comble dans la chanson de Casey (Rubin 2012) (↗8 Première Guerre mondiale – La poésie). « Mille et une vies » radicalise ces parti-pris en matérialisant une véritable mémoire traumatique, mise en scène comme intrusive, agressive, assaillant le protagoniste de fragments de souffrances jusqu’au cœur de son domicile. Les protagonistes des autres clips, si violentes que soient leurs paroles et les images qui les illustrent, sont en contrôle d’eux-mêmes dans leur double fonction de témoignage. Parfois ils sont dociles dans l’écoute, tels les membres du groupes IAM découvrant la maison de la mémoire dans « Tam-tam de l’Afrique ». Parfois ils sont éloquents et déterminés dans l’expression d’histoires à transmettre, comme Médine exhortant à ce « que la paix soit une valeur entérinée ». Au contraire, le protagoniste de « Mille et une vies » est de plus en plus affecté au fil du vidéo-clip, alternant entre fureur (il finit par jeter son téléviseur) et désespoir (la scène finale du clip le montre pendu). Au protagoniste affecté jusqu’à s’en donner la mort répond un narrateur aux « mille et une vies », qui sont également mille et une morts symboliques ou réelles. S’il témoigne à la première personne, le narrateur de « Mille et une vies » n’est pas assimilable au personnage de l’artiste, comme l’est Casey dans « Dans nos histoires » ou Médine dans « Alger pleure ». Lino suggère un narrateur allégorique représentant la mémoire postcoloniale même, remontant « du putain d’bateau [négrier] aux tranchées / des HLM aux cellules », noyée dans la Seine avec les victimes du 17 octobre 1961, incinérée avec les mal logés victimes d’incendies en avril et août 2005 à Paris, et néanmoins sans cesse renaissante, refusant de « quitter [sa] rage ». De ce point de vue, la référence au sacrifice des troupes coloniales lors de la Seconde Guerre mondiale, dans le premier couplet, est aussi une allusion aux trous de mémoire d’un roman national amnésique aux injustices et aux souffrances (post)coloniales : « la [mu]sique tourne comme la roue on m’a troué la peau / ma vie pour un drapeau bleu blanc rouge » (↗25 La parole de l’intellectuel·le – du griot à la bloggeuse).
3.3 Une politisation de la mémoire Si Shurik’N se défend, dans « Tam-tam de l’Afrique », d’avoir une visée critique, la dimension dénonciatrice des œuvres de Lino, Casey et Médine n’est pas éludée. Dans la
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multiplication d’images et de références hétérogènes, une politique de la mémoire se dessine. Les points communs à cette énumération dessinent les ancrages mémoriels d’un « Nous postcolonial » « englobant les minorités issues de la colonisation » (Sonnette 2014, 168) : la police, la prison, le colon, le nazi comme persécuteurs ; le meurtre, la torture, l’asservissement, la misère comme souffrances ; les grands ensembles des quartiers populaires, les racisé·es, les êtres souffrants comme victimes ; l’empathie et la révolte comme relations du public aux victimes. Ces ancrages mémoriels se renforcent par intertextualité au sein du genre rap. Ainsi, plusieurs images mobilisées dans « Dans nos histoires » se retrouvent la même année dans le vidéo-clip de Rocé « Besoin d’oxygène » : une affiche annonçant un zoo humain exhibant des « Achantis » en 1887 au jardin zoologique d’Acclimatation, une caricature réalisée par Henri-Gustave Jossot et publiée en 1902 dans L’Assiette au beurre, une publicité raciste des années 1920 pour le chocolat Félix Potin… Ainsi, aucune des œuvres étudiées n’élude la question de l’« attribution de responsabilité » (Alexander 2004, 15), et chacune identifie explicitement un agresseur définissant ainsi une figure antagoniste, qu’elle soit désignée dans les paroles ou dans les images. Dans « Tam-tam de l’Afrique », il s’agit de « l’être humain décrété supérieur de par sa blanche couleur […qui…] assouvissait son instinct dominateur ». Cette figure antagonique est renvoyée au passé de « ces temps-là », et le vidéo-clip ne laisse aucun doute possible sur le fait que la couleur ne constitue pas un critère pertinent pour distinguer un ‹ Eux › d’un ‹ Nous ›. Dans « Dans nos histoires », il s’agit du « colon […] cruel comme le SS », du « chef et maître », mais aussi des journalistes qui « nous maltraite[nt] de 20h à 20h30 ». Dans « Alger pleure », il s’agit des « généraux dégénérés » et de la « main de métal nationale ». Dans « Mille et une vies », il s’agit d’institutions (« l’État », « le CSA »…) à laquelle plusieurs allusions, mais aussi les images du vidéo-clip adjoignent les institutions policières, CRS en tête. Ainsi, lorsque Lino prononce l’une des phrases les plus elliptiques du morceau « elle tient mon destin dans sa paume / la chienne / et j’suis mort ce putain d’jour d’octobre noyé dans la Seine », le clip laisse entrevoir un casque de CRS, suggérant que le pronom personnel féminin renvoie ici à la police, et le jour au 17 octobre 1961. Ici encore, on peut relever un contraste significatif entre « Tam-tam de l’Afrique » et les œuvres plus récentes. Si « Tam-tam de l’Afrique » éloigne la question de la justice et donc de la réparation en réfutant la portée critique du morceau, « Dans nos histoires », « Mille et une vies » et « Alger pleure », revendiquant un passé toujours présent par une injustice et une souffrance persistantes, font de la justice un enjeu central de la mémoire commune des effets dévastateurs des violences collectives. À ce titre, ces œuvres dessinent les contours d’un ‹ Eux › irréconciliable avec ‹ Nous › dans le temps présent. Ainsi, le narrateur de « Mille et une vies », dont on a vu qu’il se faisait allégorie de la mémoire même, dresse son « doigt et deux-trois vers sanglants » « pour ceux qui kiffent le temps des colonies et parlent de rôle positif », référence à la fois à une chanson de Michel Sardou et aux députés ayant voté le 23 février 2005 la loi portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français·es rapatrié·es. Quant à la
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narratrice-protagoniste de « Dans nos histoires », elle multiplie les épreuves délimitant, au présent, le ‹ Nous › du ‹ Eux ›. Ces derniers « veulent que [sa] colère cesse », sont « sans regard de compassion pour nos parcours », et « [sa] cote est nulle à leur applaudimètre ». Ces formules ouvrent autant d’épreuves de réception : la colère prend forme ici d’abord dans une chanson, la compassion peut s’exprimer par l’émotion dans l’écoute, et la reconnaissance accordée à l’artiste constitue elle aussi une marque que l’on se rallie au Nous post-colonial, et que l’on est donc irréductible au groupe antagoniste. Mais c’est sans doute dans « Alger pleure » que la problématique de la position de l’adversaire de ce « Nous post-colonial » est la plus explicitement exposée (↗2 La notion de traumatisme psychique et l’idée de l’être humain, ↗22 La littérature francophone des pays du Maghreb). La chanson intègre dans le corps du narrateur les deux camps antagonistes de la guerre d’Algérie et les fait s’exprimer en parallèle. La symétrie n’est pas exacte toutefois. C’est la frange dissidente du camp colonial qui s’exprime, celle qui rassemble des personnes « tantôt communistes traîtres car porteurs de valise tantôt simples sympathisants de la cause indépendantiste », celle qui en tout cas affirme ne pas avoir vu « l’histoire par l’œil Aussaresses ». Le camp anti-colonial s’exprime lui d’une seule voix, et conteste la mise en équivalence des deux camps : « ma parole de mémoire d’homme / les bourreaux n’auront jamais le beau rôle. » Le souci à faire droit à plusieurs mémoires ne peut donc éclipser l’enjeu de la dénonciation publique. Comme dans « Dans nos histoires », on relève dans cette chanson des épreuves délimitant le ‹ Nous › du ‹ Eux ›. Elles se jouent dans le registre de l’honneur, engageant ‹ la parole › du protagoniste, qui affirme : « on ne peut oublier le code pour indigène / on ne peut masquer sa gêne au courant de la gégène. » Autrement dit, c’est dans le rappel de l’injustice, la mémoire de la souffrance infligée et dans une commune critique de persécuteurs reconnus comme tels qu’un « Nous postcolonial » peut inclure par-delà la communauté nationale ayant mené la lutte pour l’indépendance algérienne.
4 Conclusion Dans les raps analysés, la politique de la mémoire des traumatismes collectifs de l’esclavage et de la colonisation construit ainsi une communauté qui ne se borne pas aux frontières nationales. Dans ce processus de montée en généralité qui suggère un projet commun (un ‹ Nous ›) à faire advenir, on peut lire une affirmation de citoyenneté transnationale, qu’elle refuse les trous de mémoire sur l’autel d’un « drapeau bleu blanc rouge » (« Mille et une vies »), qu’elle réconcilie « les vieux ennemis [qui] cohabitent » dans un même « code génétique » (« Alger pleure »), qu’elle fasse droit au « point de vue des damnés des colonies » (« Dans nos histoires ») ou qu’elle construise une communauté imaginée trouvant l’une de ses sources dans les souffrances et les espoirs nés « dans un champ de coton » (« Tam-tam de l’Afrique ») outre-Atlantique.
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5 Discographie / Bibliographie 5.1 Clips et chansons 5.1.1 Clips IAM, « Tam-tams de l’Afrique », 1992. Casey, « Dans nos histoires », 2006. Lino, « Mille et une vie », 2007. Médine, « Alger pleure », 2012.
5.1.2 Chansons Assassin, « À qui l’histoire ? (Le système scolaire) », 1993. B. Love, « Lucy », 1992. Baloji, « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo », 2008. Billie Brelok, « Conga No Va », 2014. Casey, « Chez moi », 2006. Casey, « Créature ratée », 2010. Casey, « Sac de sucre », 2010. Fabe, « Code noir », 1999. IAM, « J’aurais pu croire », 1993. Kwal, Lassy King Massassy, La Razzia, Al Peco, Dixon (Tata Pound), Didier Awadi, El Hadj Cissokho, Axiom et Amkoullel, « Décolonisons », 2007. La Rumeur, « On m’a demandé », 1998. La Rumeur, « 365 cicatrices », 2002. La Rumeur, « Premier matin de novembre », 2002. Lionel D, « Pour toi mon frère le beur », 1990. Médine, « Enfant du destin : David », 2004. Médine, « Enfant du destin : Sou-Han », 2004. Médine, « Enfant du destin : Petit Cheval », 2005. Médine, « 17 octobre », 2006. Médine, « Enfant du destin : Kunta Kinte », 2008. Médine, « Enfant du destin : Daoud », 2013. Médine, « Nour », 2017. Ministère Amer, « Damnés », 1992. Mystik, « J’ai du partir », 2002. Positive Black Soul, « Présidents d’Afrique », 1995. Princess Anies, « Au carrefour de la douleur », 2008. Rocé, « Besoin d’oxygène », 2006. Samian et Loco Locass, « La paix des braves », 2007. Samian, « Injustice », 2007. Samian, « Blanc de mémoire », 2014. Sans Pression et Samian, « Premières Nations (je me souviens) », 2009. Sens Unik, « Les portes du temps », 1992. Sérigne M’Baye, « N’jillou », 2004. Stevie Wonder, « Pastime Paradise », 1976.
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Webster, « Qc History X », 2011. Yazid, « Souvenir 62 », 1996. Youssoupha, « Black Out », 2015.
5.2 Études critiques Alexander, Jeffrey C. « Toward a Theory of Cultural Trauma ». Cultural Trauma and Collective Identity. Dir. Jeffrey C. Alexander, Ron Eyerman, Bernard Giesen, Neil J. Smelser et Piotr Sztompka. Berkeley : University of California Press, 2004 : 1‒30. Borowice, Yves. « La trompeuse légèreté des chansons : de l’exploitation d’une source historique en jachère : l’exemple des années trente ». Genèses 61 (2005) : 98–117. Citron, Suzanne. Le mythe national. L’histoire de France revisitée. Paris : Les Éditions de l’Atelier/Les Éditions Ouvrières, 2008 [1987]. Chirac, Jacques. Interview à Antenne 2, 20 juin 1991. https://www.vie-publique.fr/discours/233591-jacqueschirac-20061991-immigration (31 janvier 2023). Corona, Victor, Kelsall, Sophie. « Latino Rap in Barcelona : Diaspora, Languages and Identities ». Linguistics and Education 36 (2016) : 5–15. Decker, Jeffrey Louis. « The State of Rap : Time and Place in Hip Hop Nationalism ». Social Text 34 (1993) : 53–84. DeNora, Tia. « Music into Action : Performing Gender on the Vinnese Concert Stage, 1790–1810 ». Poetics 30 (2002) : 19–33. Djavadzadeh, Keivan. « Colonialité du pouvoir, postcolonialité du rap : l’émergence et la répression d’un rap français structuré autour de la critique postcoloniale dans les années 2000 ». The Postcolonialist 3.1 (2015). http://postcolonialist.com/culture/colonialite-du-pouvoir-postcolonialite-du-rap-lemergence-etla-repression-dun-rap-francais-structure-autour-de-la-critique-postcoloniale-dans-les-annees-2000/ (04. 12.2018). Gaines, Kevin. « Stevie Wonder’s Songs in the Key of Life and the ‹ Long Civil Rights Movement › ». The Japanese Journal of American Studies 22 (2011) : 7–24. Gaudin, Antoine. « Le vidéoclip, de la forme cinématographique brève au médium autonome ». Les formes brèves audiovisuelles, des interludes aux productions web. Dir. Sylvie Périneau. Paris : CNRS, 2013. https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/hal-01386319/ (4 décembre 2018). Gaudin, Antoine. « Le vidéoclip, un art populaire intermédial à l’ère numérique ». Médiation et information 39 (2015) : 167–176. Gilroy, Paul. L’Atlantique Noir. Paris : Amsterdam, 2010. Hajjat, Abdellali. Immigration postcoloniale et mémoire. Paris : L’Harmattan, 2005. Hammou, Karim. Une histoire du rap en France. Paris : La Découverte, 2012. Hammou, Karim. « Between Social Worlds and Local Scenes : Patterns of Collaboration in Francophone Rap Music ». Social Networks and Music Worlds. Dir. Nick Crossley, Siobhan McAndrew et Paul Widdop. London : Routledge, 2014 : 104–121. Jacono, Jean-Marie. « Introduction aux musiques de rap ». La chanson française contemporaine. Dir. Ursula Mathis. Innsbruck : Verlag des Instituts für Sprachwissenschaft der Universität Innsbruck, 1995 : 223–234. Marquet, Mathieu. Une politique du rap ? Prise de parole, pouvoir des mots et subversion. Thèse de sociologie soutenue à l’université Paris 7, 2016. Pecqueux, Anthony. Voix du rap. Paris : L’Harmattan, 2007. Ricœur, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Éditions du Seuil, 2000. Rubin, Christophe. « Configurations rythmiques et progression textuelle dans un extrait d’un rap de Casey ». Revue critique de fixxion française contemporaine 5 (2012). http://www.revue-critique-de-fixxion-francaisecontemporaine.org/rcffc/article/view/fx05.11 (4 décembre 2018).
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5.3 Lectures complémentaires Collectif, « La battle du rap : sexe, classe, race ». Mouvements 96, 2018. Eyerman, Ron. « The Past in the Present: Culture and the Transmission of Memory ». Acta Sociologica 42.2, 2004 : 159–169. Hammou, Karim. « Das Gedächtnis der Vielheit. Minderheitsuniversalismus im französischen Rap », Die Tonkunst 14.4, 2020 : 380–392. La Rumeur. Il y a toujours un lendemain. Paris : Éditions de l’Observatoire, 2017.
Isaac Bazié
34 Francophonie et canon littéraire Résumé : Les littératures francophones sont marquées en grande partie par des violences massives tels que l’esclavage et la colonisation. Dans un passé plus récent, ces formes de répression qui ont pu engendrer des traumatismes individuels et collectifs renvoient aux violences génocidaires et aux guerres civiles, aux déplacements de populations dont les conséquences sont souvent dramatiques. Le fait littéraire francophone est par définition un phénomène transitif : il relie des espaces linguistiques, des institutions, mais aussi des histoires, des mémoires et des formes esthétiques. La canonisation des œuvres qui naissent ou prennent acte de cet amalgame créatif est tout aussi complexe. Elle témoigne sur différents paliers des lectures plurielles et parfois contradictoires des œuvres. À l’échelle franco-parisienne et mondiale, ces œuvres qui traitent d’injustices graves et de leurs suites de manière soit explicite, soit indirecte et voilée constituent une réponse largement appréciée par un public qui les canonise par l’attribution de nombreux prix littéraires.
Mots-clés : canonisation, France, francophonie, littérature mondiale, violences
1 Introduction Le fait est devenu d’une notoriété presque banale : l’histoire de la présence européenne en dehors des frontières géographiques du ‹ vieux continent › s’est écrite par des violences collectives, dans une mesure que l’on peine encore à prendre en compte de manière adéquate (Bardolph 2002). Il suffira, pour s’en convaincre, d’observer les réactions que suscitent des publications de divers ordres sur l’ampleur de l’influence historique de l’Europe sur le reste du monde. Ce fut le cas lors de la publication de Vox (Fisher 2015) relative à la carte des colonisations. On y relève que seuls cinq pays n’ont pas été influencés durablement par la colonisation européenne durant une période allant du XVIe au XXe siècle. Pour comprendre ce phénomène colonial, où la France a joué un rôle de premier ordre, on peut recourir à des réflexions comme celles de Valentin-Yves Mudimbe (1988). Il met au jour, entre autres, les modes opératoires et la manière dont le colonisateur marque durablement et structure l’espace physique et mental des colonies, montrant très clairement comment le terme ‹ colon › cesse de dénoter le statut pacifique d’un paysan gagnant sa vie par la mise en valeur d’une terre, pour connoter cette expansion violente de l’Europe vers des contrées qui lui sont lointaines et étrangères. Colonisation, entendue sur le mode de la collision (Bitterli 1993, chap. 1), va donc de pair avec
Isaac Bazié, Université du Québec à Montréal https://doi.org/10.1515/9783110420746-034
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violence. Il en ressort des traumatismes à l’échelle des communautés et des individus, observables même après la fin des colonisations historiques. Ces traumatismes sont le fait de structures pérennes implantées par le colonisateur, qui ne sont pas devenues caduques avec le départ de celui-ci. La décolonisation, pourrait-on dire dans ce cas, a porté sur les acteurs historiques, sans remettre fondamentalement en question les modalités et les impacts structurants avec lesquels le colonialisme a assis son système d’exploitation. Les productions culturelles issues du monde francophone se sont faites sous les contraintes variables de ces violences et de leurs effets (↗24 Photographie et écriture autobiographique au Congo). L’histoire des littératures francophones, dans bien des pays africains et dans les Caraïbes, en dit long sur le passage obligé que constituent les souffrances suite à la colonisation, qui se sont posées comme des écueils à affronter, ou des matrices à partir desquelles les productions littéraires se sont développées dans une perspective transgénérationnelle, transcoloniale, transculturelle (Semujanga 1999). Aussi serait-on mal avisé de passer trop rapidement sur ce lien entre les violences historiques, concomitantes ou subséquentes au déploiement et à la canonisation d’objets culturels et d’œuvres littéraires dans l’espace francophone. Puisque la violence coloniale s’est historiquement déployée à différentes échelles, elle a affecté les communautés et les structures de diverses manières également. Dans le contexte de l’espace francophone, on peut parler de violence culturelle au sens où l’entend la typologie de Peter Imbusch (2005, 30‒35). Sa caractéristique propre est de laisser des empreintes psychiques, parallèlement à l’atteinte de l’intégrité personnelle et physique des sujets. Le langage dans ce cas devient le lieu même de l’exercice de cette violence à caractère symbolique. Les traumatismes liés aux violences historiques, en l’occurrence coloniales, influencent donc a posteriori la production des biens symboliques. Par ailleurs, ces violences transforment sur le long terme les structures sociales et, sous la forme de ce que Imbusch appelle ‹ violence institutionnelle ›, conditionnent également – au-delà de la production – la diffusion, la consommation et la canonisation des biens culturels, littéraires en particulier. L’examen du lien entre francophonie et canon littéraire doit passer par la prise en compte de ce double facteur des violences historiques et de leurs conséquences dans l’espace francophone. Un survol des discussions sur la place des littératures francophones dans le canon des littératures française et mondiale suffit pour cerner les enjeux relatifs à leur légitimation ; il en ressortira que les violences sont perçues non pas seulement comme des phénomènes historiquement révolus, mais plutôt comme un critère à partir duquel les œuvres francophones se trouvent minorées et reléguées dans une catégorie secondaire. Les rhétoriques de la reconnaissance absente ou tardive s’accompagnent cependant d’œuvres qui sacrifient à des degrés divers à l’autel des violences historiques, et reconduisent ces traumatismes qui continuent de marquer le parcours des sujets individuels et collectifs (↗3 Traumatisme individuel et traumatisme collectif). Leur écriture se révèle par conséquent dans les productions contemporaines comme
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un topos idéal pour la reconnaissance à l’échelle internationale, une clef pour accéder au canon de la Weltliteratur (Bazié 2014).
2 Paris : violences centrifuges et traumatismes à rebours
Au moment où les huit millions de visiteurs et visiteuses de l’exposition coloniale de 1931 se bousculaient aux portes des pavillons montés dans le but de leur donner accès à une expérience quasi directe de l’ailleurs mais aussi de la grandeur de la nation, sourdaient déjà à Paris les voix qui, par l’ironie du sort, étaient issues des colonies et s’étaient retrouvées réunies dans la métropole. D’autorité d’historien·ne (Miller 1998), on peut affirmer que le Paris des années 1920 et surtout 1930, jusqu’à la fin des années 1950, ne fut pas seulement le lieu duquel le traumatisme colonial s’est pensé pour bien des contrées, systématisé, et déployé : il fut aussi, inversement, le lieu où se sont fédérées les voix qui devaient décrire et dénoncer les violences coloniales et leurs conséquences. Il faut rappeler que le projet colonial conçu et débattu en France (Ferry, 1885) est l’origine de ces violences dans les colonies, dont les conséquences continuent d’alimenter l’actualité politique – relations France-Algérie – et de déchaîner les passions sous la forme de remise en question de la présence française dans les pays anciennement colonisés (↗23 Écrire la guerre d’Algérie). Il apparaît important de s’attarder à ce lieu quasi mythique qu’est la France du fait de son ambivalence dans l’histoire : que Paris, et par extension la France, aient été en grande partie le lieu de départ des violences qui ont marqué l’espace francophone, et qu’ils aient aussi été la scène sur laquelle se sont harmonisées les voix qui dénonceront avec virulence les méfaits et brutalités liés à cette expansion de la France, cela nous renseigne sur la double portée de l’exercice de la violence collective. Albert Memmi a eu le mérite de le souligner assez tôt, quand il faisait le portrait du colonisateur et par la suite, celui du colonisé : « Tout racisme et toute xénophobie sont des mystifications de soi-même et des agressions absurdes et injustes des autres. Y compris ceux du colonisé » (Memmi 1985 [1957], 146). La violence exercée ‹ là-bas ›, contre l’autre, est une violence qui se répercute ‹ ici ›, sur soi. Autrement dit, les violences collectives parties de la France s’avèrent, dans le cours de l’histoire, des violences centripètes, convergeant vers la France et vers Paris. Cela nous dit que l’histoire des lettres francophones est donc aussi une histoire française, à la différence que cette histoire française s’écrit par des auteur·es héritier·es d’autres cultures, en plus de celle que la métropole a décidé de leur inculquer par le biais de la colonisation. Ce retour du boomerang ne s’est pas fait sans des complicités et des alliances ponctuelles – comme l’ont montré les préfaces signées par des auteurs canoniques français à la parution d’œuvres francophones qui sont devenues des classiques : la préface d’André Breton pour Cahier d’un retour au pays natal de Césaire (1947), celle de Sartre dans l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor (1948) en font foi.
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De manière symptomatique, la présence et le rôle joué par ces préfaciers de la première heure signalent les âpres débats sur la canonisation des lettres francophones dans les années qui suivirent. Ils jouent le rôle de passeurs, en ce qu’ils sont les premiers lecteurs et récepteurs d’une francophonie qui, jusque dans les années 2000, ne cessera guère de poser des questions aux différents canons sur sa place dans les champs littéraires à travers le monde. Force est de constater que la publication de ces classiques des lettres francophones s’est faite sous le sceau de l’ambivalence, dans le partage déjà d’un espace symbolique, pourtant censé dire l’originalité des voix venues d’ailleurs. Cette ambivalence n’est pas seulement liée à la langue qui, tout en étant française, n’accorde pas d’office le label de littérature française aux œuvres qui y ont recours ; elle est aussi liée au fait que la publication de ces œuvres est également la publication d’autres voix, quant à elles françaises de France. Autrement dit, l’Anthologie et toutes ces œuvres dont l’histoire éditoriale est marquée par l’intervention d’auteurs français qui n’appartiennent pas seulement aux lettres francophones et à la parole ‹ nègre › ; leur paternité est également assumée symboliquement par le préfacier, comportant en quintessence les tensions futures entre les lettres francophones et le canon littéraire français, voire mondial. Si Orphée noir peut être considéré comme une pièce magistrale de la plume d’un auteur canonique français – que personne n’oserait sortir du canon de la littérature hexagonale –, personne n’oserait non plus inclure les auteurs auxquels se réfère la préface de Sartre au canon littéraire auquel Sartre lui-même appartient sans devoir payer son tribut à des explications laborieuses. Ainsi naît et se déploie une francophonie historiquement arrimée à la France, dont les acteurs et actrices se retrouvent à Paris pour dénoncer les violences causées par la métropole à des millions de personnes d’ailleurs, y compris outre-mer. La suite des productions littéraires montre que les violences collectives – coloniales, post-coloniales etc. – ont donc été au cœur des lettres francophones (Bazié 2004). Au cri de Césaire, à la révolte des Damas et des Diop ont succédé des œuvres qui disent les guerres civiles et les génocides, toujours dans la tension entre un arrimage à la France, par la langue et les institutions, et la conscience d’une non-appartenance au canon français. D’où les continuelles dissensions sur la canonisation du texte francophone, et les conflits des lectures qui les accompagnent.
3 Transculture et canonisation du texte francophone Ce que révèlent des liens historiques entre « les rouges et les noirs » (Miller 1998, 18‒20), entendons par là la complicité entre les intellectuel·les et écrivain·es français·es et les auteur·es d’Afrique pendant un peu plus de la première moitié du XXe siècle, est instructif à plusieurs égards quant à la canonisation des œuvres francophones : cette francophonie, rappelons-le, est marquée par la relation, voire l’arrimage contraint, avec les institutions françaises, qui a souvent été décrié comme une sorte d’inféodation à l’hégémonie française des mécanismes de production des savoirs et des objets culturels fran
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cophones. Sans assumer le caractère excessif d’une telle critique, ce sont surtout les institutions françaises et occidentales qui ont consacré le sort des lettres francophones, pour le meilleur et pour le pire, selon les intérêts divergents et variables des différents acteurs qui se prononcent sur la question. Mais il faut aussi retenir le caractère transculturel des productions francophones, dans la mesure où elles sont conçues et mises en circulation avec la marque du pluriel, tant au plan linguistique et historique qu’au plan des imaginaires et des formes du discours. D’où différentes déclinaisons du « trans- », comme Pierre Van Den Heuvel les convoque dans sa caractérisation de l’énonciation interculturelle chez l’auteur algérien Kateb Yacine, identifiant dans son écriture et sa lecture « des activités interculturelles, translittéraires et transculturelles » (1995, 74). La biculturalité d’un auteur comme Kateb Yacine ou celle d’Ahmadou Kourouma, l’auteur du célèbre roman Les soleils des indépendances (1970 [1968]), consacré comme l’une des œuvres francophones ayant africanisé le français, est le résultat d’une violence historique et coloniale que l’évidente notoriété des œuvres pourrait cacher. Par conséquent, le transculturel, même dans ses accents les plus apologétiques, traduit en creux le travail d’écriture fait avec et à partir d’un héritage et de souffrances – quand bien même on a pu s’y accommoder. Il attire sur la scène de l’écriture une histoire violente. Le versant institutionnel de ces écritures transculturelles se trouve dans le registre des lieux et des pratiques de légitimation des œuvres francophones. Si leur production se fait avec l’héritage plus ou moins lointain du traumatisme au plan linguistique, formel et mémoriel, leur réception est aussi marquée par ce même héritage, puisque la canonisation première de ces œuvres s’opère d’abord à Paris, la capitale hexagonale. Les œuvres francophones ont été les premières à mettre en évidence cette tension et la violence qui l’accompagne, à travers des textes devenus classiques. L’une des plus éloquentes illustrations de ce fait est Le docker noir du Sénégalais Ousmane Sembène (1956). Le difficile, voire l’impossible, accès à la sphère de production des biens symboliques et à la reconnaissance du centre n’y est pas thématisé seulement sous la forme d’une censure forte : Diaw Falla, l’audacieux prétendant au statut d’écrivain, subit un impitoyable réquisitoire devant un tribunal qui le condamne à la réclusion à perpétuité. Ce tribunal agit, comme l’a démontré János Riesz (1998, 187‒188), en sa qualité de garant de l’intégrité du canon littéraire français et sanctionne sévèrement l’écrivain francophone qui frappe à sa porte. Assia Djebar (1936‒2015), auteure algérienne membre de l’Académie française, s’attarde à son tour sur la question peu évidente de l’utilisation de la langue française dans le contexte des rencontres violentes par lesquelles elle s’est imposée en dehors de la France. Dans ce cas, l’écriture en français, nourrie de la conscience aiguë des autres langues qui sourdent sous la plume des écrivain·es africain·es entre autres (Ricard 1995), est aussi une clef qui ouvre sur un espace d’expression, de liberté et de dévoilement de questions importantes que sont par exemple les genres, les appartenances identitaires multiples, les mémoires conflictuelles, les inégalités homme-femme. Espace canonique dans lequel l’auteure de Nulle part dans la maison de mon père (Djebar 2010) trouvera sa place grâce à la réception
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exceptionnelle qu’ont connue ses œuvres. Dans une autre sphère culturelle francophone, l’accès au canon se négocie encore avec ce double arrimage d’une culture, d’une mémoire et d’un parler marqués par les traumatismes de l’esclavage, la perte mémorielle et le recours aux artefacts culturels et linguistiques sous la forme, entre autres, de l’oralité : c’est le cas du Martiniquais Patrick Chamoiseau ou de la Guadeloupéenne Maryse Condé. Là encore, la fortune de la réception des esthétiques que l’on pourrait qualifier de créolitaires – transculturelles à tout le moins – ne doit pas occulter le fait que la conjuration du passé, la conjugaison de l’oral et de l’écrit dans la littérature sont la conséquence de chocs historiques majeurs. Ainsi, de Sembène à Djebar, de Chamoiseau à Condé, on retrouve des pratiques d’écriture qui portent en elles l’hétérogène et le transculturel par le biais de l’histoire et des langues, mais aussi par la conscience des limites du canon français et celle des modalités qui en conditionnent l’accès. Il s’est élevé plus d’une voix contre les mécanismes d’ouverture de ce canon établi à l’extérieur des zones de production des lettres francophones, mais qui paradoxalement ‹ décident › de leur sort. En observant les modalités de production des savoirs dans l’espace post-colonial, Ambroise Kom opère une mise en évidence critique des « paramètres du canon » (Kom 2001, 33‒44) :
Face aux littératures dûment instituées d’Europe et surtout des anciens pays impériaux, la France et la Grande-Bretagne en l’occurrence, les littératures dites émergentes d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes, et même de la diaspora européenne des Amériques et d’Australie, ont du mal à se faire reconnaître et surtout à dégager des classiques représentatifs de la culture dont se réclament leurs auteurs. (Kom 2001, 33)
Les paramètres du canon cultivé dans les centres ainsi énumérés constitueraient une barrière à la légitimation d’une littérature, africaine en l’occurrence, qui « naît, grandit, s’épanouit et se canonise sous d’autres cieux » (Kom 2001, 44). À plus d’un égard, la diatribe de Kom n’était pas sans fondement, même si les faits plus récents dans le développement des littératures francophones au plan international appellent à des analyses plus poussées de la place des littératures francophones africaines dans le monde. En résumé, les réactions aux violences subies, qui vont jusqu’ aux traumatismes collectifs, ont eu une double conséquence, esthétique et institutionnelle, sur les productions francophones : esthétique en ce qu’elles apparaissent dans les œuvres et les nourrissent à des degrés variables ; institutionnelle parce que la reconnaissance de ces œuvres est tout aussi marquée par ces violences historiques, parfois sujet de l’écriture, et souvent, au plan des pratiques et lectures légitimantes, à l’origine d’une fermeture catégorique ou d’une ouverture suspicieuse et timide du canon.
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4 Dissensions sur la canonisation du texte francophone : conflits des lectures La canonisation d’œuvres littéraires produites en langue française, mais majoritairement en dehors de l’espace géographique et institutionnel de celles-ci, ne va pas de soi. Cela l’est encore moins quand ces œuvres, transculturelles par définition, sont plus ou moins explicitement marquées par des blessures diverses, par un inconfort et par une conscience linguistiques particuliers. Les lettres francophones, tout comme les littératures en langues europhones en général, posent des questions critiques aux canons littéraires occidentaux sous la forme d’esthétiques nouvelles, d’une part ; d’autre part, ces questions se posent sous la forme de défis de lecture dont l’impact touche directement la compréhension et la valorisation des œuvres. Jean-Marc Moura observe à juste titre, lorsqu’il parle de la contestation des canons :
La subversion d’un canon littéraire n’est pas simplement le remplacement d’un ensemble de textes par un autre. Plus qu’un corpus textuel, un canon est un ensemble de pratiques de lecture (avec nombre d’assertions collectives sur les genres, sur l’écriture, sur ce que doivent être la littérature et la lecture…), pratiques consacrées par les institutions, notamment à travers les programmes éducatifs et les réseaux de publications. La subversion d’un canon implique donc la mise en évidence de ces pratiques et de leurs articulations sociales. Elle appelle aussi la proposition de pratiques de lectures et de créations alternatives. (Moura 2001, 158‒159)
La question de la francophonie et du canon littéraire devient par voie de conséquence une question non seulement d’écritures en langue française, mais aussi de lectures. Les conflits sur l’ouverture ou la fermeture du canon, qui sont des conflits sur la valeur littéraire, renvoient donc aussi à des antagonismes quant à la manière de lire les textes et de leur attribuer une place à partir d’échelles de valeurs propres à chaque champ littéraire et à chaque sphère de légitimation. Pierre Halen, comme plusieurs autres, a fait cette histoire des lectures du texte francophone, opérées souvent à des fins taxinomiques diverses, en convoquant des critères qui varient selon les grilles et les objectifs de lectures que l’on se fixe. Il pose un regard critique sur la réception – entendons canonisation ‒ qui a procédé à la licitation des œuvres francophones pour montrer « les limites de la prédication identitaire comme condition de possibilité dans l’émergence (la création, l’existence, la reconnaissance) des littératures dites francophones » (Halen 2001, 15). Ce que Halen apporte dans sa réflexion sur le système littéraire francophone, c’est une approche plus inclusive et plus attentive aux liens institutionnels entre les différents lieux de production des œuvres. La canonisation, dans ce sens, n’est pas un fait lu isolément selon la dynamique autarcique et propre à un lieu institutionnel. Elle se trouve bien plus dans l’interaction compétitive de sphères de productions littéraires en français et de leur volonté d’autonomie relative vis-à-vis du centre parisien. Dans le déploiement de ce système, nous retournons à la configuration initiale et historique qui faisait de Paris dès les années 1930 le lieu de convergence et le point de déploiement
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de dynamiques coloniales et anticoloniales. Partant donc de ce postulat d’un centre franco-parisien, l’observation suivante s’impose, à savoir que les littératures francophones s’étalent et se déploient sur une échelle à trois marches : locale, française et mondiale. Une telle théorisation du système littéraire francophone s’inscrit dans le sillage d’approches qui mettent en évidence les processus de consécration des œuvres et le parcours de celles-ci dans la réception tant locale que régionale, voire mondiale. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut lire et expliquer la place avérée ou postulée des œuvres littéraires les plus en vue des années 2000. Il apparaît clairement à l’examen que la prédication ‹ francophone › ne satisfait plus les ‹ ténors › de la francophonie, tels que permettent de les identifier les prix littéraires hexagonaux et internationaux, signe d’une reconnaissance et d’une canonisation qui poussent plusieurs auteur·es à revendiquer une place dans le canon de la littérature mondiale.
5 Du ‹ ghetto › francophone au canon de la littérature mondiale
5.1 Nécrologies francophones Un certain corpus francophone a acquis une reconnaissance notable dans les centres littéraires occidentaux, en particulier à Paris. Ce constat s’est fait fort de l’attribution des prix littéraires de l’automne 2006 et a eu pour conséquence de mobiliser les voix canonisées des lettres françaises et francophones pour décréter la mort de la francophonie. Ces voix se sont fait entendre à travers le désormais célèbre manifeste « Pour une littérature-monde » (Le Monde des livres 2007), qui a depuis lors fait couler beaucoup d’encre. Ce qu’il faut cependant en retenir s’inscrit, comme Véronique Porra le fait remarquer, dans une dynamique de positionnement d’une catégorie d’auteur·es francophones qui, ayant atteint un certain seuil de notoriété grâce au label « francophone » et franco-parisien, aspirent désormais à franchir la prochaine étape, celle de leur consécration dans la sphère de la littérature mondiale (Porra 2008). À ce titre, l’approche systémique de Pierre Halen, tout comme la théorisation des mécanismes de légitimation que fait Wladimir Krysinski (1995) à l’échelle de la littérature mondiale, révèlent les dynamiques de positionnement à l’origine des fréquentes nécrologies de la francophonie : il s’agit d’une volonté de passer de la sphère régionale à la sphère mondiale, le national ou le régional pouvant être une marche utile ou une entrave vers le sommet de l’échelle. Empruntant à Krysinski sa typologie des actants de la Weltliteratur, on pourrait dire que le label ‹ francophonie › aurait été, à un niveau régional, la marche utile dans la conquête de la reconnaissance parisienne, mais serait devenue une entrave pour l’accès à la sphère canonique au plan mondial. Il est important dans ce débat de s’arrêter à l’un des arguments clefs des signataires du symptoma
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tique manifeste « Pour une littérature-monde » et de le mettre en lien avec l’histoire coloniale : cet argument clef est le transculturel, l’éloge de la transitivité, le brouillage des frontières, tant celles des imaginaires que celles des formes. Les violences et contraintes historiques ont été au cœur des littératures francophones ; elles ont accompagné, voire conduit à la naissance de ces littératures dans bien des cas, avec pour conséquence de lier leur sort à des institutions qui en ont fait des lectures jugées inappropriées ou péjoratives pendant longtemps ; il ressort cependant que les plus récentes productions, en particulier celles que l’on pourrait facilement ranger dans la catégorie d’une transitivité revendiquée, ne font pas toujours de l’écriture explicite des souffrances un passage obligé. Elles assument plus souvent les violences historiques et contemporaines en toile de fond et s’inscrivent dans un horizon d’attente à plusieurs variables. Cet horizon d’attente est tantôt réceptif et désireux d’une forme d’écriture des traumatismes collectifs qui soit directe et explicite ; tantôt il s’intéresse à identifier ses valeurs étalons dans des pratiques scripturaires qui sacrifient à l’autel de la mondialisation, du Tout-monde et de la traversée complexe des frontières identitaires, linguistiques et culturelles. Les nécrologies francophones ne sont cependant pas le seul fait plus audible de voix canoniques francophones qui se sont nourries de la reconnaissance préalable du centre franco-parisien. Une autre forme de nécrologie, entendue ici cependant comme une différence d’étiquetage du fait francophone, s’observe dans les sphères de production plus éloignées des métropoles occidentales. Force est de constater en effet que ce qui s’écrit, se vend, se lit et s’enseigne dans les publics, les marchés et les institutions occidentales sous l’étiquette ‹ francophone ›, se classe dans des catégories telles que ‹ littérature africaine ›, ‹ maghrébine ›, etc. sous d’autres cieux. Moins qu’une nécrologie, il faut relever dans ces espaces l’inadaptation de l’étiquette ‹ francophone ›, peu pertinente comme prédicat pour autoriser et mettre en circulation les œuvres, et pour guider leurs lectures. Dans les deux cas (celui d’une mort proclamée ou celui d’une mort qui ne peut pas avoir lieu parce que dès sa naissance le fait francophone a été appréhendé comme résultant de priorités et de contraintes étrangères aux champs littéraires locaux), la francophonie, comme terrain où se déploient les courses à la légitimité, est devenue trop étroite ou inopérante. Les dynamiques englobantes – transitives, transculturelles ‒ ouvrent des avenues aux œuvres francophones qui, sans être totalement nouvelles, sont plus praticables, car à l’ordre du jour à l’échelle mondiale. Et dans cet horizon d’attente favorable au transitif et à la traversée des frontières, rien de plus naturel pour des littératures dont le propre est le transculturel que d’emboîter le pas et de se déployer dans ce qui leur a été reconnu comme une caractéristique essentielle. On observe qu’étonnamment, les formes narratives transmettant des traumatismes collectifs (re)viennent, non pas pour hanter et censurer les œuvres auxquelles s’ouvrent les portes de la reconnaissance internationale, mais pour offrir aux auteur·es une sorte de terreau fertile permettant de répondre aux attentes de l’horizon critique tel qu’il s’est défini depuis la fin des années 1990 et établi dans la première décennie des années 2000.
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5.2 Aux portes de la littérature mondiale : reconnaître le traumatisme collectif comme clef
Dans ce registre, ce ne sont plus les violences coloniales qui inspirent les plumes, mais celles relatives aux démocratisations inabouties dans les pays anciennement colonisés – le drame rwandais de 1994 (Semujanga 1998), les guerres civiles et les nouvelles figures de la violence que sont devenus les enfants en particulier. L’écriture de ces expériences s’est avérée une clef importante dans la dernière décennie du siècle passé et dans les années suivantes. En témoignent les prix littéraires décernés à des auteur·es comme Gaël Faye, récipiendaire du prix Goncourt des lycéens 2016 pour Petit pays. La réception enthousiaste de ce premier roman de l’auteur franco-rwandais est symptomatique du rôle du traumatisme dans le corpus francophone. Au nombre des questions récurrentes qui sont traitées dans les rencontres savantes et qui retiennent l’attention du grand public se trouve la mémoire du génocide perpétré au Rwanda en 1994 (↗26 Témoigner du génocide contre les Tutsi du Rwanda). La posture du protagoniste du livre est celle de la transitivité : il est métis, né d’un père français et d’une mère rwandaise, et vit à Paris ; de par la couleur de sa peau, il se retrouve dans un lieu d’indécidabilité où les taxinomies courantes ne sont pas applicables ; il porte par ailleurs en lui des mémoires et des expériences plurielles, qui en font un sujet pris entre les mondes, les cultures et les nationalités, dans cet autre espace qu’on peut qualifier « d’intéritaire », d’« entredeux » (Demorgon 2000, 40) ; il passe une partie de son enfance au Burundi dans un quotidien marqué par l’insouciance et le jeu propres à cet âge, pendant que le cours de l’histoire marqué par les adultes va apporter des bouleversements difficiles à faire comprendre à un enfant. Le narrateur pose son regard sur ce basculement et sur les incohérences des adultes. Le texte de Faye signale de ce fait plusieurs paliers grâce auxquels les écritures francophones travaillent le traumatisme collectif et se positionnent aux frontières des classifications raciales, des espaces géographiques, des histoires collectives, des cultures et des imaginaires. C’est aussi de cette manière que certaines œuvres francophones se cherchent un accès dans les différents canons littéraires, qu’ils soient nationaux (dans le cas de Faye, rwandais, français ?) ou à une échelle plus grande, c’est-à-dire mondiale. L’écriture de Petit pays et sa réception dans la sphère franco-parisienne, rwandaise et internationale est la manifestation concrète de la facture particulière qui est celle des littératures francophones depuis le début. Cette facture comporte trois facettes : linguistique, historique et esthétique. Au plan linguistique, l’usage du français s’inscrit au cœur du débat et entraine le texte francophone dans une tension dont il a déjà été question ; l’écriture de l’Histoire a tout à voir avec le recours aux violences plus ou moins anciennes, c’est-à-dire les colonisations, mais aussi à celles qui sont plus récentes et que l’on enregistre dans les espaces francophones depuis le dernier tiers du siècle passé ; régulièrement, ce renvoi à l’Histoire et aux violences (par la mise en scène de figures diverses, témoins ou héritiers des souffrances transmises) a donné naissance à des œuvres couronnées par la critique
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franco-parisienne et subséquemment internationale. Il suffit de penser dans ce registre à Tierno Monénembo avec Le roi de Kahel (2008, Prix Renaudot de la même année), Nina Bouraoui, qui reçoit aussi le Renaudot en 2005 par l’écriture de sa double naissance (Algérie – France) dans Mes mauvaises pensées, tout comme Scholastique Mukasonga, revenant en 2012 avec Notre-Dame du Nil (Prix Renaudot) sur les violences qui ont précédé celles plus médiatisées survenues en 1994 au Rwanda. Enfin, la dimension esthétique de cette facture particulière des littératures francophones depuis leur origine se rapporte au caractère transculturel et transitif de ces œuvres : il s’agit d’un travail sur les formes, de l’usage de la langue pour l’écriture d’histoires qui ne sont pas seulement africaines ou antillaises mais aussi, dans une certaine mesure, françaises, voire simplement mondiales. Cette facture triadique renvoie à un positionnement des écrivain·es francophones et de leurs œuvres qui ne cessent de préoccuper critiques, théoriciennes et théoriciens : ce positionnement est par définition complexe, polyvalent à l’intérieur de la langue française et du canon de la littérature mondiale, avec des histoires et des mémoires inconfortables tant pour les sujets que pour ceux à qui ils veulent les raconter. Les œuvres qui portent cette facture et les écrivain·es qui endossent cette posture ne sont pas seulement visibles dans le corpus des années 2000. Avant Petit pays, Le roi de Kahel et autres œuvres récemment canonisées, il y a eu des textes devenus classiques dans la réception comme Le thé au harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef (1983). Charef, dont le parcours part de l’Algérie des années 1950 à la France des cités de transition et des bidonvilles, promène ses biographes sur plusieurs scènes : celle de l’écriture romanesque, notamment, grâce à laquelle il s’octroie une notoriété durable avec ce premier roman ; mais aussi la scène cinématographique, puisqu’il obtient le César du premier film avec Le thé au harem d’Archimède (1985). Suit, une année plus tard, un autre roman devenu un classique, Le gone du Chaâba (1986) d’Azouz Begag, portant, comme Le thé au harem d’Archi Ahmed, sur la présence maghrébine en France. L’histoire de la réception de cette œuvre est en tous points comparable à celle du roman de Charef, en plus d’être un succès de librairie, il a aussi été porté à l’écran (1997). Il faut cependant souligner le fait que ce qui a fait de ces œuvres des références canoniques de la littérature dite ‹ beur › est leur caractère autobiographique qui ouvre sur l’expérience des immigré·es maghrébin·es et surtout algérien·nes en France, s’étalant sur plusieurs générations avec comme point focal la perspective de l’enfant, de l’adolescent·e ou du jeune adulte (↗32 Le récit de soi et la deuxième génération d’immigré·es en France). Ce sociogramme, dans ces deux œuvres et toutes celles qui relève de ce canon, est naturellement propice au traitement de plusieurs problématiques devenues tout aussi courantes : figure du père, mémoires, identités et pratiques transcoloniales dues aux conditions de vie des immigré·es, mais aussi aux modalités de la cohabitation entre eux et les ‹ Français·es › de France, les complicités complexes qui naissent, non pas seulement entre immigré·es, mais aussi entre ceux et celles qu’on peut appeler les Français·es d’Algérie (les Français·es qui ont dû quitter l’Algérie dans le contexte de la décolonisation) et les Algérien·nes de France (les immigré·es d’origine algérienne vivant en France). C’est
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toute la question des identités (ici déclinées sous les étiquettes d’arabité, de biculturalité etc.) et celle, corrélative, des frontières visibles et symboliques qui distinguent les communautés et assignent des lieux, des rôles et des statuts aux individus qui sont traitées dans ces œuvres (↗33 Le rap francophone). Que les traumatismes liés à la colonisation influencent de manière notoire la définition de ces frontières va de soi. Chez Begag (comme chez bien d’autres aussi), il faut s’arrêter au pouvoir des langues dans le roman : l’œuvre transculturelle manifeste cette cohabitation et cette tension entre les langues qui trahissent le difficile voisinage des communautés culturelles, et leur imbrication, vue de part et d’autre le plus souvent comme un fait sacrilège. C’est là aussi qu’échoient à la langue française des vertus surprenantes, notamment quand le petit Azouz recommande la lecture de Baudelaire pour comprendre la tristesse du monde (Begag 1986, 144). Langues et littératures deviennent ces passerelles qui permettent à des mémoires (française et algérienne, coloniale et post-coloniale), à des consciences et à des subjectivités divergentes et antagonistes, de se rencontrer.
6 Conclusion Dans la théorisation du canon des littératures francophones, en tenant compte de leur caractère transculturel et de leur recours à une certaine histoire d’oppression, de persécution, de violences massives (guerres, migrations, génocides etc.), il faut retenir que des œuvres comme celles de Faye, Begag, Charef interpellent de manière très critique et très complexe le canon de la littérature française et se positionnent, avec une certaine ambition, dans l’horizon d’attente des années 2000 et aux portes du canon de la littérature mondiale. Cet horizon est marqué par une sensibilité particulière et une conjoncture favorable aux pratiques transitives, transculturelles. Il est également stimulant face au déploiement de paroles qui travaillent rétrospectivement sur le vif des violences collectives qui ont marqué le XXe siècle et le début du millénaire. C’est là aussi le bénéfice d’une francophonie qui, depuis toujours, s’est conçue, par la force des choses, comme bâtarde, sans affiliation naturelle et évidente, mais avec le bénéfice de cette plasticité qui est le propre des phénomènes intéritaires, marginaux et centraux à la fois.
7 Bibliographie 7.1 Œuvres citées Bardolph, Jacqueline. Études postcoloniales et littérature. Paris : Honoré Champion, 2002. Bazié, Isaac. « Roman francophone : écriture, transitivité, lieu ». Tangence 75 (2004) : 123‒137. Bazié, Isaac. « Violences postcoloniales et Weltliteratur : de l’écart éthique à la norme esthétique ». La littérature africaine francophone. Mesure d’une présence au monde. Dir. Abdoulaye Imourou. Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 2014 : 45‒59.
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Begag, Azouz. Le gone du Chaâba. Paris : Éditions du Seuil, 1986. Bitterli, Urs. Cultures in conflict : encounters between European and Non-European cultures, 1492‒1800. Standford : Stanford University Press, 1993. Bouraoui, Nina. Mes mauvaises pensées. Paris : Stock, 2005. Césaire, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine, 1947. Charef, Mehdi. Le thé au harem d’Archi Ahmed. Paris : Mercure de France, 1983. Demorgon, Jacques. L’interculturation du monde. Paris : Anthropos, 2000. Djebar, Assia. Nulle part dans la maison de mon père. Paris : Actes Sud, 2010. Faye, Gaël. Petit pays. Paris : Grasset, 2016. Fisher, Max. « Map : European colonialism conquered every country in the world but these five ». Vox (24 février 2015). https://www.vox.com/2014/6/24/5835320/map-in-the-whole-world-only-these-fivecountries-escaped-european (13 septembre 2017). Halen, Pierre. « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone ». Études françaises 37.2 (2001) : 13‒31. Imbusch, Peter. Moderne und Gewalt. Zivilisationstheoretische Perspektiven auf das 20. Jahrhundert. Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2005. Kom, Ambroise. « La littérature africaine et les paramètres du canon ». Études françaises 37.2 (2001) : 33–44. Kourouma, Ahmadou. Les soleils des indépendances. Paris : Éditions du Seuil, 1970 [1968]. Krysinski, Wladimir. « Récit de valeurs. Les nouveaux actants de la Weltliteratur ». Weltliteratur heute. Konzepte und Perspektiven. Dir. Manfred Schmeling, Rüdiger Schmitt, Hendrik Birus. Würzburg : Königshausen & Neumann, 1995 : 145‒152. Le Monde des livres. « Pour une littérature monde en français » (19 mars 2007), http://www.etonnantsvoyageurs.com/spip.php?article1574 (14 septembre 2017). Memmi, Albert. Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur : et d’une préface de Jean-Paul Sartre. Paris : Gallimard, 1985 [1957]. Miller, Christopher. Nationalists and nomads : essays on francophone African Literature and Culture. Chicago : University of Chicago Press, 1998. Monénembo, Tierno. Le roi de Kahel. Paris : Éditions du Seuil, 2008. Moura, Jean-Marc. « Sur quelques apports et apories de la théorie postcoloniale pour le domaine francophone ». Littératures postcoloniales et francophonie. Dir. Jean Bessière et Jean-Marc Moura. Paris : Honoré Champion, 2001 : 149‒167. Mudimbe, Valentin-Yves. The invention of Africa : gnosis, philosophy, and the order of knowledge. Bloomington : Indiana University Press, 1988. Mukasonga, Scholastique. Notre-Dame du Nil. Paris : Gallimard, 2012. Porra, Véronique. « ‹ Pour une littérature-monde en français ›. Les limites d’un discours utopique ». Intercâmbio 1 (2008) : 33‒54. Ricard, Alain. Littéraires d’Afrique noire : des langues au livres. Paris : Karthala, 1995. Riesz, János. Französisch in Afrika : Herrschaft durch Sprache. Europäisch-afrikanische Literaturbeziehungen II. Frankfurt am Main : IKO-Verlag, 1998. Sembène, Ousmane. Le docker noir. Paris : Présence africaine, 1956. Semujanga, Josias. Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes. Paris : L’Harmattan, 1998. Semujanga, Josias. Dynamique des genres dans le roman africain. Éléments de poétique transculturelle. Paris : L’Harmattan, 1999. Senghor, Léopold Sédar. Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française. Paris : Présence africaine, 1948. Van Den Heuvel, Pierre. « L’énonciation interculturelle : Deux langues, un discours ». L’Interculturel : réflexion pluridisciplinaire. Études littéraires maghrébines. Dir. Mustapha Bencheikh et Christine Develotte. Paris : L’Harmattan, 1995 : 63‒74.
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7.2 Lectures complémentaires Bazié, Isaac, Lüsebrink, Hans-Jürgen. Violences postcoloniales : représentations littéraires et perceptions médiatiques. Berlin : Lit, 2011. Beniamino, Michel. La francophonie littéraire : essai pour une théorie. Paris, Montréal : L’Harmattan, 1999. Bisanswa, Justin K. Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme. Paris : Honoré Champion, 2009. Casanova, Pascale. La république mondiale des lettres. Paris : Éditions du Seuil, 1999. Chamoiseau, Patrick. Un dimanche au cachot. Paris : Éditions du Seuil, 2009. Condé, Maryse. Moi, Tituba, sorcière noire de Salem. Paris : Gallimard, 1986. Dion, Robert, Lüsebrink, Hans-Jürgen, Riesz, János. Écrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone. Québec, Frankfurt am Main : Éditions Nota bene/Éditions IKO, 2002. Djebar, Assia. Ces voix qui m’assiègent… En marge de ma francophonie. Paris : Albin Michel, 1999. Heydebrand, Renate von. Kanon, Macht, Kultur. Theoretische, historische und soziale Aspekte ästhetischer Kanonbildungen. Stuttgart, Weimar : Metzler, 1998. Moura, Jean-Marc. Littératures francophones et théorie postcoloniale. Paris : Presses universitaires de France, 1999. Ndiaye, Christiane, Ghalem, Nadia, Satyre, Joubert, Semujanga, Josias. Introduction aux littératures francophones : Afrique, Caraïbe, Maghreb. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2004. Walker, Keith L. Countermodernism and Francophone literary culture : the game of slipknot. Durham : Duke University Press, 1999.
Index des thèmes et des notions A alphabétisation, (alphabétiser, alphabétique) : 375 amnésie, amnésique : 141, 163, 206, 207 321, 325, 350, 368, 394, 401, 518 amputation, amputé·e : 154–155, 361, 496 anamnèse (voir aussi : remémoration) : 16, 298, 494 anciens combattants → vétéran anéantissement : 182, 212, 219, 230, 286, 302, 416 animalité : 56 années noires : 205, 209 antifascisme, antifasciste : 226, 391, 475–477, 480, 484 antisémitisme, antisémite : 96, 148, 182, 206, 211, 214, 273–275, 295, 305, 310–311 apocalypse, apocalyptique : 96, 149, 192, 194, 445, 448–450, 452 – anti-apocalyptique : 451 après-guerre : 2–3, 7–8, 24, 26, 105, 110, 120, 141, 179, 181–182, 188, 206, 220, 226, 230, 233–234, 236–237, 245, 253, 286, 295, 305, 311, 324, 472, 474, 494 archive, archiver : 2, 97, 125, 129, 131, 135, 173–174, 199–200, 202, 213, 221, 269–270, 278–279, 286, 288, 290, 295, 303, 306, 320, 360, 362, 367, 369, 371, 391, 409–410, 416, 418, 422, 434, 515–516 assaut : 89, 129, 131–132, 134, 137–138, 430–431, 141, 152, 209 audiovisuel, audiovisuel·le (voir aussi visualisation, visuel) : 206, 213, 321, 324, 510–511, 516 autobiographie, autobiographique : 7, 123, 135, 146, 179, 197, 198, 200, 216, 226, 242, 282, 287, 296, 299, 300, 302, 307, 330, 332–333, 340, 359, 360, 362–368, 370–371, 379, 421, 453, 498, 526, 535 avant-garde : 146, 225, 498 aveu : 67, 122, 275, 345, 350, 392, 393, 413, 461 – désaveu : 146
155, 180, 183, 191–193, 196–198, 201–202, 208, 265, 306, 329, 331, 337, 346–348, 355–356, 368, 371, 391, 398, 399, 404, 415–416, 421, 423, 430, 443–445, 460, 464, 472, 474, 493, 510, 531 blog, blogueur/blogueuse : 375, 383–384 bouc-émissaire : 325–326, 472 brutalisation, brutalité, brutal·e : 102, 131–132, 135, 145, 152–153, 157, 210, 234, 278, 290, 299, 354–355, 415, 417, 431, 476–478, 517, 527
C cadavre : 105, 110, 118, 131, 133–137, 151, 194, 208, 257, 276, 278, 281, 351, 418, 436 cannibalisme : 361 canon, canonisation, canoniser, canonique : 2, 5, 94, 103, 137, 112, 115, 135, 364, 367, 513, 526– 536 captivité, captif : 180, 228, 286, 321–324, 361 catastrophe, catastrophique : 26, 37, 60–61, 77, 80– 81, 87, 92–93, 96–97, 102, 107, 109, 121–122, 146–147, 158, 222, 259, 265, 291, 343, 351, 403, 409, 443, 445–446, 448–452 catharsis, cathartique : 87–90, 93–96, 136, 245, 321, 414 catholique, catholicisme : 18, 91, 93–94, 117, 168, 366, 368, 375, 419, 484 cauchemar, cauchemarder, cauchemardesque (voir aussi rêve) : 21, 25, 62, 136, 138, 148, 152, 156, 228, 308, 309, 325, 345, 355 censure, censurer, censuré·e, censeur/censeuse : 14, 62, 98, 102–103, 118, 121, 135, 147, 153, 207, 245–246, 265, 319, 321, 323–324, 378–379, 389, 394, 404, 504, 528–529, 533 – auto-censure : 321–322, 393 charnier : 152 christianisme, christique : 18–19, 156–157, 242, 369, 416, 421 chronique, chroniquer, chroniqueur/chroniqueuse : 39, 102, 122, 213, 129, 136, 281, 371, 378, 432, 439, 446, 477–478, 498, 501 cinéma, cinématographique, cinématographie, cinéaste : 3–4, 27, 81, 129, 131, 134–135, 205– 212, 215–216, 230, 274, 269, 281, 287, 310, 319– 326, 343–344, 380–381, 391, 409–413, 416–418, 420–422, 424, 429–430, 432–434, 436, 438– 439, 458–460, 480, 497, 514, 535
B bande dessinée : 6–7, 98, 129, 130–132, 134–143, 307, 310 beur : 491–492, 495–499, 504, 511, 535 biographie, biographique, biographe : 179, 181–182, 215, 258, 300, 303, 310, 363 blessure, blesser, blessé·e : 6, 13, 17, 20, 23–24, 26– 27, 30–31, 35–37, 44, 46, 57, 60–61, 65, 67, 69, 73–75, 77–83, 87–89, 92, 94, 99, 101–103, 105, 123, 125–126, 129, 136, 139, 140–143, 146, 151,
https://doi.org/10.1515/9783110420746-035
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Index des thèmes et des notions
citoyen·ne, citoyenneté : 3, 31, 98, 172, 275, 281, 297, 319, 395, 432, 439, 491, 493, 495, 499, 502, 520 civilisation, civilisationnel·le, civilisateur/civilisatrice : 30, 101–103, 119, 121, 191, 222, 242, 265, 336, 355, 369, 371, 377, 477, 494 cohabitation, cohabiter : 89, 333, 390–392, 452, 520, 535 collaboration, collaborateur/collaboratrice : 115, 123, 191–192, 197–198, 201–202, 209, 210, 212–214, 287, 310, 312, 382, 420, 513 collage : 362, 448 colonialisme, colonisation, coloniser, colonial·e, colonialiste, colon, colonisé·e, colonie : 2, 5–8, 25–26, 29–30, 44, 93, 96, 319–321, 329–337, 339–340, 343–347, 349, 353, 355, 359–364, 366–371, 375, 377–383, 394, 410, 444, 462, 473, 477, 483, 492–494, 496, 498–500, 504, 509–510, 512–515, 517–520, 525–529, 532–534, 536 (voir aussi décolonisation, décoloniser) : 1, 7, 9, 88, 97, 111, 122, 123, 319–321, 324, 329–330, 332, 334, 355, 362, 364, 375, 435, 444–445, 492, 494, 499, 513, 526, 535 (voir aussi post-colonialisme, post-colonial·e) : 51, 319, 320, 321, 329, 345, 349, 359, 360, 362, 364, 371, 375, 378, 380, 381, 382, 383, 384, 443, 444, 492, 494, 496, 509, 512, 517–520, 528, 530, 536 compétition, compétitif/compétitive : 400, 478, 531 commémoration, commémorer (voir aussi : souvenir) : 3–4, 48, 80–81, 87–99, 109, 115, 120, 122, 125, 130–131, 147, 158, 164–165, 168–171, 205– 208, 223, 229, 289, 291, 307–309, 389, 392–395, 509, 514, 516 communauté, communautaire : 3, 6–9, 14–15, 22, 27, 44, 48–50, 65, 67, 89, 91, 94, 183, 201, 208, 224, 236, 238, 243–244, 288, 309, 332–337, 347, 355, 360, 363, 380, 390, 394, 396, 404, 413–415, 431, 439, 445–446, 451–452, 459, 486, 493, 520, 526, 536 imaginée : 4, 48 internationale : 399, 410–411, 421 juive : 63, 242, 297, 311–312 nationale : 3, 88, 486, 520 communication, communicable : 3, 24–25, 40, 45, 50, 119, 148, 152, 165–166, 207, 237, 255, 257– 258, 263, 289–291, 295, 354, 383, 415, 510 communisme, communiste : 95–96, 191–193, 206, 219, 222, 224–226, 230, 238, 245, 263–264, 266, 270, 305, 307, 377, 433, 520
conflit, conflictuel : 64, 74, 88, 92, 96, 143, 164, 205, 208, 337, 312, 319–321, 344, 393, 439, 459, 465, 473, 514, 529 conjugal : 74, 76 mondial : 63, 94, 97–99, 109–113, 117, 122,124, 126, 129–131, 135, 145–151, 192, 486 conjuration, conjurer : 126, 156, 309, 393, 413, 416– 417, 421, 446, 530 consolation, consoler : 94, 108, 156, 159, 229, 399, 450, 472 corps : 6, 14, 17, 19, 21, 23, 31, 36, 39, 57–58, 60, 62, 65, 67–69, 87, 89, 91–92, 102, 105, 111, 118, 170, 173–174, 187–188, 198, 222–223, 225, 227–230, 253–255, 262, 281, 309, 343, 345, 348–355, 359–360, 362, 366, 392, 413, 416–419, 430, 431, 449–450, 454, 457, 483, 516, 518, 520 expéditionnaire : 319, 326 social : 6, 27 symbolique : 347 crise : 25, 148, 192, 332, 421, 431, 498, 504, 509, 514 d’identité : 302, 447 d’Octobre : 4, 457–465 économique : 63, 69, 305, 384, 439 morale : 451 cyberespace : 384
D décolonisation, décoloniser : 1, 7, 9, 88, 97, 111, 122–123, 319–321, 324, 329–334, 355, 362, 364, 435, 444–445, 491, 494, 499–500, 513, 526, 535 déconstruction, déconstruire : 6, 364–367, 377 défaite : 97, 147, 157–158, 183, 195, 197, 206, 213, 321–323, 353, 421 défiguration, défiguré : 140, 146, 153, 155, 351 déni, dénier (voir aussi refoulement) : 20, 50, 79–80, 121, 220, 227, 322, 325, 330, 343, 390–391, 396, 403, 413, 416, 491, 493, 496, 504 dénonciation, dénoncer : 27, 64, 106, 109, 111, 117– 118, 121, 129, 134, 153, 158, 200, 213, 216, 230, 286, 329, 336, 344–345, 361, 380, 400, 402, 411, 414, 416, 418, 429, 453, 457, 459, 476, 517–520, 527–528 dépersonnalisation : 26, 151–153, 290 déportation, déporter, déporté·e : 4, 25, 29, 96, 98, 164, 169–170, 173–174, 197–202, 206–207, 209, 212–216, 219–229, 233–234, 237–238, 241, 246, 254, 256–262, 270, 273, 275, 279, 286–291, 298, 300, 306, 510–514, 517
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Index des thèmes et des notions
déshumanisation, déshumaniser : 24, 44, 48, 115, 118, 125, 148, 153, 228, 235, 255, 262, 513, 517 dessin, dessinateur, dessiner (voir aussi bande dessinée) : 25, 29, 129–143, 146, 151, 155, 174, 221, 278, 307, 309–311, 353, 383, 452 destruction, détruire : 19, 38, 59, 65, 110, 115, 120, 125, 140, 149, 153, 172–173, 188, 194, 199, 212, 220, 222, 226, 235–236, 242, 254, 258–259, 265– 266, 309, 336, 355, 380, 390, 421, 430–431, 438 deuil (voir aussi travail de deuil) : 28, 51, 74, 80, 87– 93, 97–99, 118–120, 151, 154, 157–158, 163, 201, 206, 223, 229, 242, 289, 309, 322, 351, 381, 392– 393, 397 diaspora : 142, 359, 366, 433, 438, 452, 530 dicible (voir aussi indicible) : 221, 223 dictature, dictateur : 27, 364, 412, 429–439, 444, 446–448, 451, 481 différence : 6, 16, 29, 45, 48, 50, 56, 103, 107, 112, 137, 146–147, 195, 201, 220, 235, 239–240, 259–262, 296, 310, 330, 381, 398, 400–401, 420, 422–423, 458, 476, 482, 491, 496, 504, 515, 517, 527, 533 discours : 46, 48, 67, 69, 80, 92, 94–95, 109, 119–120, 124, 142, 156, 175, 195, 208, 216, 227, 253, 261– 262, 274–275, 286–287, 307, 326, 329, 334–335, 353, 360–362, 376–377, 381–383, 393–394, 400, 411, 414, 417–419, 423, 443–448, 451, 454, 457– 459, 462, 465, 473–474, 487, 491, 495 dominant : 30, 147, 157, 224, 474, 500, 511, 529 médical : 18, 30, 35, 37 officiel : 4, 423, 496 philosophique : 58, 179–189 politique : 6, 92, 158, 377, 494 scientifique : 125, 166, 360, 376 disparition, disparaître, disparu : 19, 43, 79–80, 87– 89, 94, 96–98, 109, 120–121, 143, 153, 163, 169, 193, 198–200, 220, 223, 228, 244, 255–256, 275– 276, 278–279, 288, 291–292, 296–301, 308, 311, 321–322, 390, 399, 418, 430, 432–436, 440, 449, 459, 480, 483, 492 division, divisionnisme : 389, 394, 444, 464 document : 48, 50, 95, 110, 146, 155, 200–201, 213, 221, 243, 254, 269, 278–279, 291, 297, 303–306, 515–516 documentaire : 121, 140, 165, 207, 209, 212, 236, 261, 263, 174, 279, 302, 310–311, 322, 365, 367, 391, 413, 420, 433, 460, 465 douleur, douloureux : 22, 41–42, 48, 63, 89–95, 98, 108, 111, 120, 132, 139, 151, 155–156, 196, 198, 207–208, 213, 221, 230, 280, 289–290, 300–304,
309, 329, 333, 353, 380, 412, 418, 422, 439, 452, 471, 496, 512, 514, 516–517 droit(s) : 5–6, 16, 22, 24, 31, 44, 67, 401, 403, 420, 431, 434, 436, 445–447, 458–459, 462, 501, 509, 520 duvaliérisme : 438, 450, 452
E écriture autobiographique, de soi : 330, 359, 365, 498, 502–503 testimoniale : 236–237, 364 Einsatzgruppen : 276, 279 élégie : 118–119, 122 émigration, émigré (voir aussi immigration) : 286, 310, 353, 471, 473, 477, 480, 483, 500 émotion, émotionnel : 4, 15–17, 20–22, 25, 28, 31, 40–44, 60, 62–63, 74–82, 94, 106, 110, 126, 132,139, 146–147, 152, 168, 170, 194, 198, 206– 207, 224, 228, 289–290, 298–299, 302, 306, 390, 414–417, 419, 421, 434, 447, 454, 476–477, 483, 510, 520 empathie : 22, 40, 47, 50, 135, 152, 155, 157, 239, 306, 329, 401, 519 empire : 89, 329, 382, 481 emprisonnement → captivité enfance, (petit-)enfant : 25–26, 39–43, 49, 59, 62, 74–82, 89, 92, 94–95, 109, 112, 120, 138–139, 157, 174, 181, 197–199, 211, 215–216, 222–223, 228, 276–277, 285–292, 295–311, 323, 325, 348, 332, 350–354, 361, 365–371, 381, 402, 411–412, 416, 419, 421–422, 435–436, 449–450, 461, 491– 496, 499, 509, 514, 516, 534–535 entretien : 7, 134, 213, 243–244, 280, 285, 288–292, 310–311, 334, 364, 366, 420, 465 enquête : 109–110, 142, 191, 197, 199–202, 207, 303– 306, 353, 415, 433–434, 437, 458, 461–465, 483 enseignement, enseigner : 48, 213, 242, 377, 396, 411, 478, 511, 533 épopée : 116, 133, 225, 228, 378, 382 épreuve : 23, 77, 88, 117, 119, 130, 146, 222, 225, 234, 320, 392, 429, 439, 451, 486, 520 esclavage, esclavagisme, esclave : 5, 44–45, 65, 242, 361, 381–382, 444, 509–510, 509–520, 525, 530 essai (genre littéraire) : 79, 104, 106, 129, 180, 193, 239, 244, 258, 330–334, 340, 345, 359, 367, 376, 382–383, 403, 445–449, 459–460 esthétique, esthétisation, esthétiser : 2, 101, 105– 106, 109–110, 115, 119, 121, 132, 135–136, 165,
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Index des thèmes et des notions
175, 229–230, 236, 239, 253, 274, 279, 296, 302, 313, 329, 332, 335–340, 346, 349, 362, 380, 435, 443, 445–446, 461, 498, 504, 509, 511–512, 525, 530–531, 534–535 exceptionnalisme : 444, 448 exclusion : 3, 49, 56, 230, 401, 403, 424, 443, 445, 496–497 exil, exiler : 9, 117, 122, 238, 264, 277, 281, 308, 319, 336, 353–354, 366, 394, 431–435, 439, 446, 448, 452, 458, 475, 492–497, 504 existentialisme : 180–181 expérience : 1, 5–8, 13–16, 24–27, 31, 35–51, 62–64, 87–89, 92, 98, 101–112, 115–126, 130–131, 143, 145–149, 151–158, 166, 171–172, 179–188, 192– 201, 205, 212, 219, 221, 223, 226, 228, 230, 233–245, 253–266, 277, 281–282, 287–292, 296–299, 305, 309–313, 321–323, 333–334, 346, 349–350, 353, 364, 367–368, 371, 375, 379, 394, 401–405, 411, 415, 419, 429, 445–450, 458, 460, 472, 482, 486, 491–503, 510–512, 527, 534–535 exploitation : 106, 234, 259, 319, 323, 334, 359, 362– 363, 433, 510, 514, 526 explosion : 96, 138, 146, 149, 151, 195
F faille : 31, 168–169, 200, 343, 355, 414, 443, 447–454 fantastique : 19, 332, 461 fantôme (voir aussi spectre) : 120, 129, 142, 174–175, 348, 353–356, 414, 452, 463–464 fascisme, fasciste (voir aussi antifascisme) : 95–96, 108, 206, 472, 475–485 femme : 17, 20–21, 40, 45, 62, 76, 80, 98, 110, 112, 117, 140, 153, 194, 199, 223, 257, 278, 297, 326, 347– 352, 362, 389, 412–414, 417, 430, 434, 436, 447, 452, 474, 529 fiction : 30, 95, 108, 125, 136, 171–173, 200, 206, 212– 213, 230, 262, 269, 273–274, 281, 287, 311, 319– 322, 343, 346–353, 365, 383, 417, 419–420, 432– 434, 437, 439, 450–454, 460–462, 498, 502, 504, 515 folie, fou / folle : 15, 19, 21, 95, 108, 110, 140, 345, 350, 420, 452 fosse commune → charnier fracture : 56, 61, 67, 103, 117, 168–169, 191, 194, 443– 445, 448–449, 451, 454, 465 fragmentation : 24, 146, 196, 208, 229, 361, 448 francophonie : 525–536
G gacaca : 29, 391–395, 409, 411, 413–414, 422 généalogie : 61–62, 67–69, 301, 303, 307, 313, 378, 510 génocide, génocider, génocidaire : 4, 26, 29–30, 41, 44–45, 97, 142, 206, 219, 221, 239, 241–243, 269, 273, 285–286, 290, 305, 308, 312, 336, 381, 389–405, 409–424, 434, 446, 514, 525, 528, 534, 536 genre littéraire : 297, 365, 498 griot : 375, 378–383 guérison, guérir : 15, 19, 28, 35, 50–51, 101, 362, 434, 450, 453 guerre de conquête : 346 froide : 1, 123, 223 industrielle : 131, 137, 149–150 d’Algérie / d’indépendance algérienne : 5, 7, 27, 81, 191, 212, 238, 319, 324, 330, 349– 356, 375, 381, 384, 499, 509, 512, 514–515, 520 d’Indochine : 7, 319–326 du Vietnam : 24, 26, 61, 322, 324–326, 514 – Première Guerre mondiale : 2, 14, 20, 36, 63, 87– 99, 101–113, 115–127, 129–143, 145–158, 164, 197, 237, 377 – Seconde Guerre mondiale : 2, 4, 15, 24, 62, 64, 74, 81, 87, 96–97, 105, 108, 111,123, 152, 163–176, 179, 188, 191–201, 205–215, 219–230, 233–246, 253–266, 269–282, 285–292, 301, 304, 320, 346, 379, 384, 472, 486, 492, 518
H harki : 25, 381 héritage : 96, 117, 125, 147, 230, 301, 304, 309–310, 313, 319, 333, 340, 353–354, 382, 389, 391, 400, 404, 422, 444, 496, 515–516, 529 héroïsme, héroïque : 5, 27, 88, 91–93, 101, 103–105, 117, 123, 133–134, 155, 158, 191–192, 198, 200– 201, 209, 211, 216, 219, 228–229, 351, 363, 411, 464 historiographie : 115, 123–124, 129, 132, 269, 282, 303–304, 306, 313, 383 Holocauste → Shoah horreur : 7, 24, 27, 62, 80, 87–88, 94, 101, 105–107, 109, 111–112, 117–118, 132–138, 146, 152, 155, 157–158, 198, 223, 228, 235, 279, 281, 309, 331, 350–352, 411, 413, 418–419, 421, 429, 431–438, 517
543
Index des thèmes et des notions
humour, humoristique : 106, 110, 118, 125, 211, 308– 310, 313, 459, 500 hystérie, hystérique : 13–14, 17, 20–23, 270
internet : 172, 383–384 ironie : 101–102, 106, 118, 194, 234, 257, 463–464, 527 islam, islamisation, islamique : 362, 380–382
I iconoclasme, iconoclaste : 211, 216, 334, 382, 460 identité : 2, 9, 43–46, 50, 59, 64–67, 79, 89, 97–98, 125, 142, 169, 179–180, 183, 186–187, 195, 222, 226–227, 230, 243, 245, 263, 275, 300, 309, 312, 320, 330, 332–338, 347, 349, 351, 364–365, 368, 399, 402, 409–410, 444, 473, 478, 487, 491–501, 504–505, 535–536 collective : 2, 43–45, 65, 226, 444, 487 culturelle : 330, 332, 336, 349 narrative : 55, 66–67, 79 nationale : 9, 98, 491 personnelle : 59, 66–67, 491 idéologie, idéologique : 115–116, 124, 175, 193, 206, 214, 223–224, 230, 273, 275, 332, 351, 353, 359– 361, 389–397, 400, 409–410, 415, 430, 432, 435, 459, 461, 474, 482, 487 imaginaire : 19, 28, 42, 47, 52, 96, 101, 107, 110, 112, 116, 124, 129, 134, 136–140, 172, 198, 321, 325, 345–349, 352, 355, 360, 381–382, 401, 430–432, 435, 437, 444, 447, 450–451, 457, 459, 465, 474, 483, 498, 529, 533–534 immigration, immigré (voir aussi émigration) : 297, 306, 415, 457, 471–487, 491–504, 509–513, 535 impératif : 124, 168, 302, 393 incommunicabilité, incommunicable : 148, 253, 349 inconscient : 122, 134, 181, 183, 326, 345 indépendance : 8, 27, 77, 230, 320, 330, 335, 337, 343, 345–349, 352–355, 364, 367–368, 377, 433, 444, 448, 491, 493–494, 498, 512, 514, 516, 520 indicible : 8, 117, 126, 198, 236, 422, 447 individu : 3–4, 6, 13–14, 17–18, 24–30, 35–37, 40, 43, 46, 48, 51, 57–58, 61–62, 69, 77, 152, 181, 214, 228, 325, 337, 354–355, 390, 495 inhumanité : 147, 156, 257, 421 inimaginable : 192, 221, 236, 322 injustice : 27, 68, 109, 298, 330, 332, 334, 414, 437, 443, 445, 512–513, 518–520, 525 insensibilité, insensible : 151, 210, 264, 273, 472 intellectuel, intellectuelle : 5, 62, 65, 126, 181, 214, 226, 330–338, 359, 368, 375–385, 446–447, 480, 483, 511, 528 intention, intentionnalité, intentionnel : 14, 26–27, 44, 57, 66, 77, 80, 157, 164, 179–183, 186, 188, 261, 324, 417, 422, 453, 458, 515
J journal intime : 47, 330, 332–333 journalisme, journaliste : 118, 122, 194, 213, 270, 297, 338, 345, 376–377, 383–384, 420, 451–452, 458, 481, 483, 485, 519 juif, Juif, Juive : 25, 39, 47, 93, 108, 112, 174, 182, 184, 197, 206–207, 214–216, 219–220, 233, 238–239, 242–243, 256, 274–280, 285–288, 296, 298, 300–301, 305–307, 310–313, 333, 335, 416 justice : 28, 29, 56–58, 116, 127, 206, 216, 344, 376– 377, 389–394, 397–398, 411, 413–415, 519
L Lagerszpracha : 253, 256–258 latence : 7, 24, 45–46, 205, 208–209, 264, 347, 444 liberté : 18, 27–28, 31, 94, 106, 180–181, 186, 206, 246, 274, 288, 330, 334–339, 411, 416, 421, 433, 457, 463, 476, 529 lisibilité : 179, 390, 400 littérature francophone : 329, 331, 343, 363–364 littérature testimoniale : 233–234, 238, 240 lyrisme : 121, 127, 334, 338
M médiation : 166, 168, 172–173, 186, 192, 194, 277, 295, 377, 393, 395–396, 487, 516 mémoires (genre) : 106, 123, 152, 240, 320, 324, 330, 332–333, 364, 377, 439 mémorial : 131, 147, 156, 163–175, 197, 219, 269, 279, 287, 291, 298, 310, 516 mensonge, mensonger : 121, 181, 235, 273, 414, 434, 454, 458 métaphore, métaphorique, métaphorisation : 5–6, 13, 26–27, 36, 62, 64–66, 77, 105, 131, 152, 163– 164, 170, 174, 180, 183–185, 196, 208, 234, 241, 256, 266, 281, 302, 337–338, 344–348, 363, 436– 437, 443, 445–447, 452, 454, 461, 496 mise en scène : 35, 41, 93, 99, 105, 131, 152, 164, 166, 171–175, 212, 307, 320, 349, 351, 360–361, 365, 369–370, 382, 402, 461, 483, 517–518, 534 modernité : 55, 102, 112, 124, 375, 377, 384, 416, 483– 484, 494, 509 monument, monumental : 25, 48, 87–98, 110, 163– 176, 212, 379, 409, 516
544
Index des thèmes et des notions
musée : 3, 25, 147, 156, 163–175, 195, 269, 274, 280, 361, 367, 475, 515 mutilation, mutilé : 89, 94, 96, 98, 105, 123, 132, 138, 141, 147, 151–155, 228, 351, 361, 420 517 mythe, mythique, mythologisation, mythologique : 3, 27, 73, 81, 90, 106, 181, 194, 205, 209– 216, 219, 226–227, 233, 240, 258–259, 266, 304, 329–331, 336–339, 353, 361, 396, 410, 435–436, 464, 483–484, 493–494, 504, 512, 515, 527
396, 398–399, 401, 413, 416, 434–435, 448, 454, 459, 476, 494, 513, 520
N narration : 44, 51, 115–116, 126, 131, 138, 150, 194, 200, 208, 221, 234–235, 238, 253, 255, 257–265, 280, 302–303, 311, 320, 329, 333, 337–338, 349– 350, 364, 366–367, 371, 397, 416, 445, 452, 462, 499, 503, 510, 512, 515–517 nation, national : 2–4, 30, 88, 90–91, 93, 98–99, 117, 143, 158, 191–193, 206, 209, 219, 226, 320, 345, 392, 431, 460, 463–464, 473–474, 482, 484, 486, 495, 518–519, 527, 532 nationalisme, nationaliste (voir aussi patriotisme) : 103, 121, 157–158, 278, 308, 330, 332– 333, 394, 484, 509 national-socialisme, nazisme, nazi : 7, 24–25, 30, 157–158, 170, 173, 175–176, 197–198, 200, 205, 209, 210, 222, 224, 226–227, 229, 233–235, 237– 238, 241–242, 266, 269–270, 272–282, 286, 298, 306–307, 312, 416, 519 nature, naturel : 13, 15, 19, 57, 59, 61, 76–77, 82, 96, 98, 105, 111, 152, 167, 174, 194–196, 198, 206, 227, 243, 245, 274, 288, 319, 356, 366, 369, 376, 445, 453–454, 477, 491, 503, 511, 533, 536 naturalisme, naturaliste : 2, 46, 105–107, 112, 119, 125
O obusite : 23, 88, 102, 141 Occupation : 4, 39, 172–174, 180–181, 191–192, 197– 199, 202, 205–208, 210–213, 215–216, 224, 310, 319–321, 352 occupation coloniale : 381, 437, 444 oppression : 27, 68, 230, 235, 256, 359, 364, 382, 429, 512, 536 oral, oralité : 106, 118, 256, 362–367, 375, 378, 446, 451, 530 oubli : 6–7, 40, 45, 58, 69, 89, 91, 99, 103, 186–187, 196, 198, 206–207, 209, 224, 228–230, 256, 291, 307, 310, 313, 321, 322, 325, 330, 343, 351, 395–
P pacifisme, pacifiste : 87–88, 91, 94–95, 99, 101, 103– 106, 108–109, 111–112, 115–116, 118, 120–122, 157, 459 parcours : 97, 131, 138, 142, 167–169, 172, 222, 224, 287, 308, 324, 326, 437, 471, 503, 520, 526, 532, 535 parole : 28–29, 45, 49, 51, 77, 79–81, 92, 111, 116, 118– 119, 123, 125, 198, 221, 237, 242, 246, 255, 258, 280, 306, 313, 322, 329, 331–332, 334–335, 340, 350, 360, 367–368, 370, 375–376, 378–379, 389, 391–395, 397–398, 402–404, 413–418, 421–422, 438, 453, 458, 474, 492, 494, 498–502, 504, 509–510, 515–520, 528, 536 Parti communiste : 219, 225, 229, 230, 238, 270, 305 passivité : 56–57, 60, 65–66, 181–184, 186–187, 210, 236 patriotisme, patriote (voir aussi nationalisme) : 87, 94, 103–104, 116–117, 119, 121, 125, 131, 145, 151, 334–335, 338, 393, 415, 423 paysage : 80, 125, 139–140, 148–150, 165, 167–168, 174, 212, 360, 362 , 378, 452, 499 pédagogie, pédagogique : 87, 92, 94, 147, 157, 274, 420, 465 peinture : 129, 145, 147, 149–150, 152, 155–156, 194, 353, 362, 453, 480, 499–500 performance : 20, 362, 379, 401–402, 484, 515–516, 518 peur : 19, 80, 95, 98, 102, 108, 142, 146, 151, 194, 197– 198, 255, 264, 274, 299–300, 308, 354, 363, 396, 401, 415, 435, 444, 464–465, 473–475, 477, 480, 482–484, 486–487 philosophie, philosophique : 8, 17, 19, 55–56, 58–61, 66, 103, 179–189, 243, 263, 265, 376, 412 photographie, photographique : 89, 97, 134–135, 140, 147, 155, 157, 167, 173–175, 224, 269–273, 275–277, 279, 301, 320, 359–362, 365–371, 448, 453–454, 515–516 poésie : 2, 7, 112, 115–127, 156 ; 191, 221, 237–238, 243, 287, 329–330, 331, 334–335, 347, 362, 379, 421, 446, 450, 527 poétique : 166, 229, 299, 331, 333–334, 338, 347, 355, 363, 491, 498, 503 polyphonie, polyphonique : 229, 338, 400, 452
Index des thèmes et des notions
post-colonialisme, post-colonial : 51, 319–321, 329, 345, 349, 359, 364, 371, 375, 381–382, 384, 443– 444, 492, 496, 509, 512, 517–520, 528, 530, 536 postmémoire : 6, 191–192, 198, 202, 295–296, 302, 304, 313, 347 presse : 181, 212–213, 223, 241, 270, 273–274, 360– 361, 365, 375–376, 384, 471–486, 515 preuve : 16, 21, 31, 96, 124194, 235, 239, 277, 280, 298, 351, 370, 397, 417, 434, 472, 487 propagande : 117–118, 134, 142, 172, 210, 273–275, 280, 411, 413, 415, 480 psychanalyse : 38, 74, 163, 179–181, 369 psychiatrie : 13, 15, 17, 21–22, 25, 29, 55, 61 psychologie : 13–18, 20, 25, 30–31, 35–36, 38, 43, 48–50, 55, 59, 102, 179, 285, 287, 331, 367, 379
R réalisme : 2, 101, 112, 230, 329, 331, 338, 349, 417, 433, 480, 499 réappropriation, réapproprier : 64, 111, 288, 330, 335, 400–401 réception : 4, 42, 52, 115–116, 158, 196, 207–208, 223, 227, 233–236, 239, 241–243, 245–246, 270, 274, 276, 296, 339, 365, 471–472, 474, 478, 480, 510, 520, 529–532, 534–535 récit : 3, 24–25, 39, 49–50, 52, 58, 64, 66–67, 76, 78– 81, 83, 104–105, 109, 119, 126, 136, 171–172, 176, 187, 191–192, 196, 198–202, 208, 216, 221–222, 224–230, 237, 240–244, 246, 254–255, 258–265, 279–282, 287, 295, 297, 299–302, 304, 306, 309, 320, 322–326, 330–331, 337–338, 348–355, 366–368, 370–371, 383, 389, 393, 397, 400, 405, 411–412, 416, 418, 420, 444–446, 448–454, 457– 465, 478, 483, 503, 509–510, 512, 515–516 autobiographique / de soi : 7, 66, 73, 200, 287, 302, 340, 364–365, 368, 371, 421, 491, 497–505 collectif / grand récit : 97, 157, 219, 224, 226, 229–230, 353 de filiation : 191–192, 200–201 de vie : 297, 364, 367 graphique : 129–142, 295, 307–309, 311–313 réconciliation : 29, 123, 181, 210, 389, 391–392, 394, 397, 399–401, 403, 414, 422–424, 445 reconnaissance : 4–5, 13, 15, 24, 26, 31, 35, 42, 47–48, 50, 67, 81, 123, 276, 287, 330, 347, 393, 397–398, 400–402, 413, 422, 434, 444, 493, 496–498, 504, 519–520, 526–527, 529–533 reconstitution : 95, 163, 171–173, 301, 354, 411, 413, 417, 515
545
reconstruction : 67, 89, 115, 120, 127, 138, 142, 171, 291, 302–303, 319–320, 389–390, 401, 449, 451, 453, 487 refoulement, refouler (voir aussi déni) : 7, 24, 123, 126, 132, 134, 205, 207–209, 212, 217, 301, 321, 325, 349, 355, 369, 379–381, 393–394, 434, 449, 451, 494–496, 504 remémoration (voir aussi anamnèse) : 90, 116, 120, 136,158, 164, 181, 289, 391, 399 réminiscence : 102, 322, 337, 347, 515, 517 résilience, résilient·e : 9, 14, 28, 73–83, 87, 95, 98, 139, 141–142, 235, 288, 291, 329 résistance : 41–42, 126, 134, 193, 236, 243, 380–381, 384–385, 397, 420, 433, 448, 464 Résistance : 5, 96, 123, 167, 169–171, 173–174, 179, 191–193, 197–198, 200, 202, 205–206, 208–216, 219–229, 286, 319 responsabilité : 7, 26, 28, 69, 122, 164, 179, 181, 183, 186, 214, 279, 287, 396, 413, 423, 457, 460, 501, 511, 519 rêve, rêver (voir aussi cauchemar) : 49, 152, 155, 382, 390, 417, 433, 461, 502, 509 rire : 101, 106–107, 196, 224, 412 rite, rituel : 3, 29, 48, 74, 81, 87–88, 90–91, 93, 95–98, 120, 351, 396, 417, 437, 483, 494 roman, romanesque : 3–4, 6, 28–29, 49, 52, 79, 81, 101–112, 115, 121–123, 126, 135, 143, 191–201, 205, 216, 223, 234–239, 242–245, 265, 296, 300, 320, 322, 326, 331–339, 347, 350–355, 371, 380– 385, 432, 434, 436, 439, 443, 446–453, 457–464, 498–502, 518, 529, 534–536 ruine : 82, 140, 149, 153, 170, 436 rupture : 63, 66–67, 115, 124–125, 153, 180–181, 201, 212, 222–223, 238, 255, 258–259, 265, 329, 338, 368–371, 382, 450, 475, 480, 485, 499–500, 503
S sacrifice, sacrifier : 88, 92, 95, 98, 117, 125, 152, 156, 348, 379, 409, 437, 452, 460, 518 santé : 16, 30, 57–60, 274, 285, 368, 395 scénographie : 92–93, 97, 171–173, 175, 332, 349 séisme : 37, 77, 380, 429, 438–439, 443–454, 495 shell shock → obusite Shoah : 1–2, 4–9, 24–26, 38, 40–43, 63–65, 88, 96, 108, 136, 171, 174, 179–180, 182, 184–187, 197– 198, 201–202, 215, 219, 230, 233, 237, 239, 241, 243–244, 253–254, 259, 265–266, 269–270, 276– 280, 285–292, 295–304, 307–313, 409, 446
546
Index des thèmes et des notions
silence : 6–7, 24, 40, 42, 80, 91–94, 97–98, 120, 126, 137, 142, 147–148, 181, 187, 195, 198, 209–210, 212, 215, 226, 233, 239–241, 244, 276, 291, 297– 298, 300, 304, 307–308, 323–324, 352, 354, 392–393, 395, 402, 404, 410, 413, 418, 421, 433– 435, 445–446, 454, 458, 494, 499 sociologie, sociologique : 15, 46–47, 56, 182, 285, 304, 331, 333–334, 376 souffrance : 5, 7, 13, 15, 24, 27, 29–30, 37, 41–42, 45, 49, 55, 57, 60, 63, 67–69, 73, 79, 82, 89, 92, 94, 96, 101, 103, 109, 111, 116–117, 119, 121, 125, 129, 132, 134, 139, 142–143, 147, 155–156, 158, 212, 240, 242, 276, 287, 290, 330–331, 340, 349–354, 362, 368, 371, 379, 397, 398, 402, 404, 417, 422, 446, 472, 485–486, 493, 496, 511–520, 526, 529, 533 soumission : 334, 348, 368–371, 509 souvenir (voir aussi commémoration) : 1, 3–4, 7, 39–40, 42, 51–52, 62, 93, 96–98, 122, 127, 135– 136, 142, 156–157, 164, 167–168, 186, 194, 197– 199, 205–211, 216, 223–225, 228, 237, 253–255, 258–266, 290, 296–304, 307–310, 313, 321, 324– 326, 337, 340, 346, 348, 355, 367, 379, 393, 395–396, 399–400, 421, 432, 445, 448, 451–452, 454, 457, 459–460, 493–494, 504, 512, 514–515, 517 spectre (voir aussi fantôme) : 174–175, 199–201, 325, 353, 461 stéréotype : 73, 80, 133, 214, 244, 335, 351, 475, 477, 480, 484–485 stress (post-traumatique) : 13, 23–24, 26, 39, 61, 76, 79, 87–89, 143, 208, 449 subalterne : 110, 368, 446–447, 451 subjectivité, subjectif : 3, 61–62, 65–69, 81, 132, 146, 152, 183, 230, 304, 320, 322, 329, 334, 536 sublimation, sublimer : 90, 93, 95, 98, 361, 461 sujet : 18–19, 23–24, 28–29, 38–39, 44, 48, 51, 56, 58, 60, 66, 69, 74, 76–79, 82, 166, 180–181, 183, 200, 269, 281, 324, 347, 360, 363–364, 417, 424, 472, 478, 485–486, 500, 526, 534–535 surréalisme, surréaliste : 122–123, 126, 276 survivant·e : 4, 6–7, 25–26, 29, 38, 40–42, 47, 76, 87, 90–93, 120–121, 136, 142, 152, 192, 219–230, 233, 236–237, 243, 245, 253–255, 258, 264, 266, 276, 279–282, 285–291, 295–296, 299, 305, 307–311, 322–324, 389–405, 414, 432, 447 symptôme : 9, 13–14, 16, 19–26, 35, 41, 50, 61–63, 123, 163–170, 174–175, 181, 205, 207, 254–255, 347, 396, 403, 449
T témoignage : 4, 24–25, 27–28, 41, 49, 62, 97, 111–112, 115, 121–122, 124–125, 135–137, 145–146, 158, 166, 174, 191, 197, 213, 219–230, 233–240, 243– 246, 253–257, 260, 262, 266, 269, 279–280, 285– 291, 295, 307, 311–312, 320–324, 331–332, 335, 337–340, 344–345, 350–354, 365, 389–404, 412, 416, 422, 432–436, 445–448, 498, 501–504, 518 témoin : 1, 6, 45, 49, 62, 103–104, 111, 119, 121, 124, 148, 155, 157, 167, 180, 195, 216, 219, 227–228, 230, 233, 237–239, 241, 245–246, 255, 257, 261, 276, 278–279, 282, 295, 301, 306, 321, 324, 344, 348–350, 378–379, 384, 391, 393– 395, 397, 399–400, 402, 404, 414, 417, 419, 432, 434–435, 445–447, 451, 457, 465, 517, 534 temporalité : 90, 93, 166, 192, 220, 337, 346–347, 352, 354, 462 terreur : 25, 199, 256, 275, 278, 350–351, 418, 422, 429, 431–433, 435–436, 439, 476 thérapie, thérapeute, thérapeutique : 7, 13–14, 20, 28–29, 31, 39–42, 51–52, 63, 74, 95–96, 98, 143, 208, 213 tirailleurs sénégalais : 143, 379 tiers : 14, 28, 30, 48–49, 193, 296, 394, 397–398, 446, 448 traite négrière : 381, 513 transmission : 5–7, 24, 50, 115, 124, 137, 157, 165, 171– 172, 176, 234, 238, 241, 245–246, 279, 295, 313, 320, 343, 353, 396 transgénérationnelle : 6, 28, 40–42, 44, 137, 291–292, 304, 308, 347, 353, 367 trauma : 1, 13–14, 18, 27, 35–39, 43, 61, 64–65, 73–74, 79–81, 83, 156, 158, 193, 198, 208, 230, 392, 451, 454 choisi : 27, 31, 324 collectif, partagé : 27, 43–44, 46–47, 198–199, 228, 298, 333, 335, 403, 431, 434, 451, 478, 492, 517–518 colonial : 27, 333, 335, 351, 517–518 travail, travailleur, travailleuse : 20, 28, 30, 56, 59, 62–63, 77, 155, 173, 195, 206, 230, 369, 431, 451, 457, 478, 511, 514 de deuil (voir aussi deuil) : 51, 89, 120, 158, 206, 229, 381, 392–393 d’écriture : 107, 112–113, 119, 136, 138, 182, 202, 228, 236–237, 240, 244, 265, 323, 336, 409, 422, 529, 534–536
547
Index des thèmes et des notions
de mémoire : 36, 80–81, 115, 127, 135–136, 230, 241–242, 296, 300, 311, 313, 319, 362, 371, 396, 439, 452, 491–494, 499, 504–505, 512–513 de recherche : 286–287, 306 de réflexion : 163, 168, 170, 187, 269, 280, 412 forcé : 195, 219, 222, 225, 256, 359, 361, 371 thérapeutique : 24, 36, 40, 42, 48, 51, 77, 79–83, 292 tremblement de terre → séisme
476–478, 485, 491, 493–495, 499–500, 509–514, 517–519, 525–530, 533–536 collective : 1–2, 6–9, 13–14, 22, 25–27, 29–30, 44, 64, 87–88, 99, 175, 409, 509, 514, 519, 525, 527–528 coloniale : 5, 347, 359–360, 362, 364, 367, 370– 371, 517, 526–527, 534 extrême : 6, 13, 26–27, 30, 37–38, 109, 281, 343, 400, 404-405 politique : 8, 29, 49, 403–404, 452, 457, 459, 476–477 psychique / psychologique : 26, 389–390, 459 sexuelle : 26, 37, 352 symbolique : 394, 459 visualisation, visuel (voir aussi audiovisuel) : 4, 9, 129, 145, 148, 168, 171, 174–175, 207, 240, 269, 273– 275, 277–280, 308, 359, 360–362, 365–368, 370–371, 443, 454, 517 voix : 30, 49, 117, 172, 196, 227, 230, 246, 258, 323, 332, 333, 335–337, 349–350, 353, 366, 371, 378– 380, 398, 400, 403, 434, 445, 447–448, 501, 504, 515, 520, 527, 528, 530, 532–533 vulnérabilité : 9, 23, 24, 31, 35, 50, 55-61, 65–69, 73– 75, 77–78, 183, 288, 347, 351, 496, 498
V vaudou : 429–431, 437–438 vétéran / ancien combattant : 90–95, 98–99, 105, 122, 132, 137, 213, 319–326, 354 Vichy, régime de : 96, 181, 197, 205–206, 209, 211, 215, 216, 220, 286, 396 victime : 5, 28, 38–39, 44, 48–50, 63, 74, 111, 122, 163, 165, 200, 215, 261, 308–309, 343, 346, 348, 350, 352, 368, 392, 399, 401, 404, 412–414, 431, 433, 438–439, 465, 509, 511–512 victimisation : 28, 432, 471–472, 486 viol : 38–39, 77, 156, 345, 348–349, 351–352, 412 violence : 20, 22, 37–39, 44–45, 48–49, 51, 65, 67–68, 92, 95, 98–99, 102–105, 107–109, 111, 118, 125, 129, 131–134, 138, 140, 142, 146, 148, 168, 169, 175, 188, 192, 196, 201, 206, 208 224, 229, 256, 258, 261, 264, 266, 276, 281, 302, 332, 337, 339, 343, 345–347, 350–352, 354, 359–364, 367–371, 380–383, 389–390, 392, 394–395, 399–405, 409, 411, 415, 416–418, 420, 422–423, 429, 434– 438, 443–446, 448, 452, 457–461, 465, 471–474,
W Weltliteratur : 527, 532
Z zombi : 429, 431–432, 436, 437
Index des personnes A Abadi, Odette : 253–254, 260–262, 266 Adam : 132 Adam, Edmond : 118 Adimi, Kaouther : 352, 384 Adlard, Charlie : 131, 140 Aghion, Anne : 391, 413, 414 Albert-Birot, Pierre : 120 Alain [pseud. d’Émile Chartier] :106 Alexander, Jeffrey C. : 43, 46–47, 478, 511, 519 Alexis, Jacques-Stephen : 433, 450 Amkoullel : 513 Amsellem, Patrick : 169 Amrouche, Jean : 337, 345, 384 Anderson, Joel : 56 Antelme, Robert : 7, 198, 220–221, 226–228, 230, 233–236, 246, 322 Antenat, Nicolas : 183 Antonin, Arnold : 433–434 Apollinaire, Guillaume : 112, 115, 117–120, 122, 124– 125 Aragon, Louis : 117, 122–123, 191–193, 197, 225–226, 230 Arbousset, Jean : 118 Arc, Jeanne d’ : 90 Arcelin, Jacques : 432 Arcos, René : 121 Arendt, Hannah : 96, 126, 234, 420, 496 Aristide, Jean-Bertrand : 435, 438, 439, 444, 450 Armah, Ayi Kwei : 383 Arnaud, Jaqueline : 30 Assassin : 511 Assmann, Jan : 3, 289, 290, 472 Audiard, Jacques : 216 Audouin-Rouzeau, Stéphane : 87 Autant-Lara, Claude : 211 Axiom : 513 Azuelos, Thomas : 142
Barbie, Klaus : 197, 215, 287 Barbusse, Henri : 103–105, 107–108, 121, 191 Barcellini, Steve : 164 Bardolph, Jacqueline : 525 Barlach, Ernst : 151 Barr, Alfred H. : 274 Barrès, Maurice : 117, 122 Barthes, Roland : 191, 196, 237, 365, 453 Baudelaire, Charles : 181, 536 Bayle, Pierre : 376 Bazié, Isaac : 527–528 Beard, George M. : 16 Beauvoir, Simone de : 26 Becker, Annette : 91 Beckmann, Max : 149, 156 Begag, Azouz : 491, 499, 503, 535–536 Belaën, Florence : 171 Belhaddad, Souâd : 403–404 Bencheikh, Jamel-Eddine : 335 Benjamin, René : 103 Benjamin, Walter : 148, 434 Benmalek Anouar : 338–339 Benony, Hervé : 289 Bernard-Aldebert, Jean : 221 Berr, Hélène : 199 Berri, Claude : 211, 216 Bertrand, Adrien : 103, 104, 119 Bertrand, Louis : 474 Binet, Laurent : 200 Bitterli, Urs : 525 Blanchot, Maurice : 235–236, 179–180, 185–188 Blottière, Alain : 200 Boccioni, Umberto : 145 Boisseron, Bénédicte : 444, 446 Bonanno, George A. : 79 Bonnefoy, Yves : 126 Bonomi, Carlo : 454 Borowice, Yves : 510 Borowski, Tadeusz : 256, 261 Bostock, William W. : 64 Bottecchia, Ottavio : 479 Bouazizi, Mohammed : 384 Bouraoui, Nina : 535 Bourguignon, Serge : 325 Boursier, Jean-Yves : 174 Brelok, Billie : 514 Brenner, Ira : 44
B B. Love : 511 Bachi, Salim : 337 Bacon, Francis : 155 Baert, Patrick : 182 Bailly, Danielle : 287 Baloji : 514 Balzac, Honoré de : 29
https://doi.org/10.1515/9783110420746-036
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Index des personnes
Bretherton, Inge : 75 Breton, André : 122, 123, 126, 527 Brinker, Virginie : 395 Brouwer, Adriaen : 157 Brueghel, Pieter : 192, 194 Bruller, Jean : 210 Butler, Judith : 56, 59, 65
Conan, Éric : 209 Condé, Maryse : 530 Confiant, Raphaël : 381, 496 Conrad, Joseph : 322 Conway, Martin A. : 80 Coquio, Catherine : 220– 221, 234–237, 241, 246, 397 Corona, Victor : 510 Corinth, Lovis : 156 Cork, Richard : 147, 155 Couzinet, Viviane : 165, 166 Craven, Wes : 437 Crémieux, Benjamin : 120 Crocq, Louis : 21, 25–26, 36, 88 Cru, Jean Norton : 104, 121, 237 Cyrulnik, Boris : 78, 81, 504
C Calin, Rodolphe : 182 Callot, Jacques : 149 Camus, Albert : 191, 345, 353, 384, 448 Canudo, Ricciotto : 120 Carnot, Lazare : 95 Carnot, Sadi : 473 Caruth, Cathy : 8, 211, 264, 401 Casey : 513–514, 516–518 Caspi, Avshalom : 76 Cayatte, Alain : 211 Cayrol, Jean : 212, 230, 233–234, 236–237, 246 Céline, Louis-Ferdinand : 103, 105 Cendrars, Blaise : 120, 122–123 Certeau, Michel de : 163 Césaire, Aimé : 359, 377, 381, 383, 527–528 Chabrol, Claude : 216 Chadourne, Louis : 120 Chagall, Marc : 155 Chahraoui, Kahdidja : 289 Chaine, Pierre : 106 Chambers, Ross : 402 Chamoiseau, Patrick : 381, 496, 530 Charcot, Jean-Martin : 21–22, 36, 61 Charef, Mehdi : 381, 491, 497, 499, 501, 535–536 Charlot, Edmond : 384 Charney, Dennis S. : 76 Chateaubriand, René de : 19 Chauzy, Jean-Christophe : 142 Chevallier, Gabriel : 108 Chirac, Jacques : 287, 515 Chombart de Lauwe, Marie-Jo : 223 Citron, Suzanne : 509 Claudel, Paul : 116 Claudel, Philippe : 8 Clemenceau, Georges : 90 Clément, René : 209–211, 216 Cocteau, Jean : 117, 120–121, 432 Cohen, David : 75 Cohen, Marcel : 200, 295–299, 310, 313 Combe, Sonia : 222
D Dadié, Bernard : 377 Daeninckx, Didier : 110 Daix, Pierre : 225, 226 Dalize, René : 120 Dagen, Philippe : 147, 157 Damas, Léon-Gontran : 379, 381, 528 Daney, Serge : 281 D’Annunzio, Gabriele : 483 Danticat, Edwige : 439, 446–450, 453–454 Dardenne, Léon : 362 Davallon, Jean : 165 Davis, Wade : 437 Dayan Rosenman, Anny : 235, 237–239, 243–244, 352 Deauville, Max [pseud. de Maurice Duwez] : 104 Debrise [Dreyfus], Gilbert : 225–226 Decker, Jeffrey Louis : 509 Delarue-Mardrus, Lucie : 117 Delbo, Charlotte : 221, 229– 230, 233–234, 237–238 Deleuze, Gilles : 155, 340, 420 Delon, Alain : 206 Delumeau, Jean : 18–19 Demme, Joanthan : 433–434 Demorgon, Jaques : 534 DeNora, Tia : 511 Derain, André : 152–153 Derrida, Jacques : 125, 188, 397 Dib, Mohamed : 331, 332, 345, 349–350 Diderot, Denis : 376 Didi-Huberman, Georges : 136, 163, 255, 269, 276, 279, 404
Index des personnes
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Dillon, Robin S. : 59 Diop, Alioune : 528 Diop, Boubacar Boris : 381 Diop, Cheikh Anta : 383 Disiz : 513 Dix, Otto : 132, 146–147, 153, 155–158 Djaout, Tahar : 330, 351 Djavadzadeh, Keivan : 518 Djebar, Assia : 28, 347–351, 381, 529–530 Dominique, Jean : 434 Dorgelès, Roland : 103–105, 107, 121 Douaumont : 95 Dres, Jérémie : 295, 310–313 Dreyfus, Alfred : 26 Drieu La Rochelle, Pierre : 123 Ducoudray, Aurélien : 140, 141 Dufournier, Denise : 262, 266 Duhamel, Georges : 101–104, 106, 119, 121–122 Dumoulin, Jean-Claude : 226 Duras, Marguerite : 198, 212 Durtain, Luc : 121 Duvalier, François : 429–431, 433–434, 437–439, 444, 448 Duvalier, Jean-Claude : 429, 431–434, 436–439, 444, 448 Duvivier, Jean : 211 Dwork, Debórah : 286
Fanon, Frantz : 330, 345, 359, 377 Fassin, Didier : 5, 14, 16, 22–23, 26, 29, 55, 61, 63–64, 67–68, 146–147, 163, 492, 496 Faye, Gaël : 534, 536 Feldman, Marion : 287 Felman, Shoshana : 397 Feraoun, Mouloud : 331, 333, 345, 351–352 Ferenczi, Sandor : 23–24, 261, 454 Ferney, Alice : 110 Ferrarese, Estelle : 60 Ferraru, Marcela : 324 Fignolé, Jean-Claude : 451 Filali, Azza : 331 Fisher, Max : 525 Flaubert, Gustave : 181 Flon, Émilie : 173–174 Fontaine, Thomas : 220, 223 Fort, Paul : 119 Forton, Louis : 133 Foucault, Michel : 15, 19, 221, 335, 376–377, 383–384, 393, 498–500 Francesca, Piero de la : 194 Frank, Anne : 47, 50 Fresco, Nadine : 287 Freud, Sigmund : 8, 22–23, 29, 35–37, 41, 51, 61–62, 65, 90, 95, 163–164, 183, 265, 494 Friedrich, Sabine : 227
E Echenoz, Jean : 111 Eisenstein, Elizabeth : 375 Eisenstein, Serguei M. : 274 Eissler, Kurt : 25 Ellenberger, Henri-Frédéric : 14–15, 19 Éluard, Paul : 117, 121, 126 Enriquez, Micheline : 288 Epstein, Daniel : 185 Erichsen, John Eric : 15–17, 20 Erll, Astrid : 207 Ernaux, Annie : 202, 304 Escholier, Raymond : 104 Exchaquet-Monnier, Brigitte : 229 Eyerman, Ron : 45, 64–65, 321, 347, 486–487
G Galtier-Boissière, Jean : 154 Gambetta, Léon : 95 Gampel, Yolanda : 287 Garnier, Noël : 121 Gaudier-Brzeska, Henri : 145 Gaudin, Antoine : 511, 517 Gaulle, Charles de : 96, 97, 167, 168, 209, 212, 383 Genet, Jean : 181 Germain, Sylvie : 200 Geva, Ronny : 76 Ghéon, Henri : 117 Gibrat, Jean-Pierre : 131 Gillies, Harold : 155 Gilligan, Carol : 56 Gilroy, Paul : 509 Giono, Jean : 105–106, 335 Giscard d’Estaing, Valéry : 97 Glenville, Peter : 436 Glissant, Édouard : 381, 491, 503–504 Goby, Valentine : 223
F Fabe : 513 Faïk-Nzuji, Clémentine Madiya : 359–360, 362, 366–371 Falla, Diaw : 529
552
Index des personnes
Godard, Luc : 278, 281, 418 Goldin, Philippe R. : 80 Goll, Yvan : 118, 121 Gouffault, Roger : 226 Goulemot, Jean-Marie : 376–377 Goya, Francisco de : 157 Gracq, Julien : 191, 193, 197 Granier, Albert-Paul : 127 Grierson, Karla : 221 Grimbert, Philippe : 216 Gromaire, Marcel : 148 Grosz, George : 153, 155, 156 Grünewald, Matthias : 156, 158 Guilbeaux, Henri : 118
Hurbon, Laënnec : 430, 444 Huyssen, Andreas : 493–494
I IAM : 512–514, 518 Imbusch, Peter : 526 Iribe, Paul : 120
J Jablonka, Ivan : 287, 295–296, 303–307, 310–311, 313 Janet, Paul : 21–22 Janet, Pierre : 18, 21–22, 28–29, 36, 61 Jacobi, Daniel : 166 Jacono, Jean-Marie : 512 James-Raoul, Danièle : 221 Jankélévitch, Vladimir : 175 Jardin, Pascal : 324 Jay, Martin : 148 Jeaneret, Charles-Édouard (voir aussi Le Corbusier) : 120 Jeanneret, Yves : 13 Jewsiewicki, Bogumil : 361–362, 364–365 Jolinon, Joseph : 108 Jonas, Hans : 59 Jones, Ernest : 23 Jouve, Pierre Jean : 118, 122
H Haar, Michel : 184–185 Habermas, Jürgen : 376 Haffner, Sebastian : 157 Hajjat, Abdellali : 512, 517 Halbwachs, Maurice : 2–3, 81, 223, 321, 492 Halen, Pierre : 367, 531–532 Halperin, Victor : 437 Hamé : 513 Hamel, Jean-François : 174, 201 Hammou, Karim : 509, 513 Hargrove, June : 164 Harlan, Veit : 274 Harris, André : 213 Harth, Helene : 375 Hartman, Geoffrey : 152, 280 Hazan, Katy : 286–287 Heidegger, Martin : 182 Heinich, Nathalie : 125, 220 Held, Virginia : 68 Herman, Judith : 38 Hertzog, Anne : 165 Hessel, Stéphane : 384 Hewitt, Leah D. : 215 Heydrich, Reinhard : 200 Hilberg, Raoul : 240, 280 Himmler, Heinrich : 270, 273 Hippler, Fritz : 275 Hirsch, Marianne : 6, 270, 295–296, 302 Hoerle, Heinrich : 153 Honigmann, Georg : 22 Honneth, Axel : 56, 59, 493 Houellebecq, Michel : 205 Hugo, Victor : 116, 134, 226, 377, 423
K Kabuta, Ngo Semzara : 362–363 Kadima-Nzuji, Nicolas : 368, 370 Kagame, Paul : 389–390, 423 Kaplan, Alice : 276 Kalimunda, Jacqueline : 391 Kandinsky, Vassily : 149 Kateb, Yacine : 29, 330, 334, 336–338, 345–348, 529 Kaufman, Sarah : 235, 241–242 Kaufmann, Francine : 241–242 Kayitesi, Annick : 389, 391 Kayitesi, Berthe : 390–391, 394 Keilson, Hans : 39, 287 Kertész, Imre : 233–234, 239, 241, 245–246, 307 Kestenberg, Judith : 40–42, 287 Khair-Eddine, Mohammed : 336 Khatibi, Abdelkébir : 330, 338 Kichka, Michel : 295, 307–310, 313 Kipling, Rudyard : 321 Kirchner, Ernst Ludwig : 152–154 Klarsfeld, Serge : 179, 219, 286–287, 291, 300, 306
Index des personnes
Klee, Paul : 443 Knee, Philip : 180 Kollwitz, Käthe : 154 Kom, Ambroise : 530 Korff-Sausse, Simone : 289 Korman, Rémi : 395 Kottow, Miguel : 57 Kourouma, Ahmadou : 381, 529 Kowal, Georges : 322 Kracauer, Siegfried : 275, 281 Kraepelin, Emil : 21, 24 Krell, Robert : 286–287 Kris : 132, 136–137, 139 Krumeich, Gerd : 157 Krysinski, Wladimir : 532 Kuon, Peter : 221–222, 230, 237 Kühner, Angela : 6, 25, 44–46, 444–445, 486 Küpper, Will : 155
Levi, Primo : 7, 230, 233, 237, 239, 241, 243–246, 253–255, 257–261, 263, 266, 286, 420, 446, 448 Lévi-Valensi, Jacqueline : 335 Levinas, Emmanuel : 56, 58, 60, 66, 179, 180, 182– 188 Likaka, Osumaka : 363 Lindeperg, Sylvie : 208, 212 Lino : 514, 515, 518–519 Lionel D : 511 Littell, Jonathan : 200 Loco Locass : 514 Longman, Timothy : 394, 396 Lopes, Henri : 381 Losey, Joseph : 206 Luthar, Suniya S. : 74 Lyotard, Jean-François : 494
M Macke, August : 145, 154 Mackenzie, Catriona : 61 Maël : 132, 134, 137 Majorel, Jérémie : 187 Malgouzou, Yannick : 227, 235–236, 242 Malle, Louis : 212–216, 326 Mammeri, Mouloud : 330, 336 Maous, Françoise : 254, 260–262, 266 Marc, Franz : 145, 154 Marin, Louis : 175 Marinetti, Filippo Tommaso : 146, 483 Martin du Gard, Roger : 107 Marquet, Mathieu : 510 Mars, Kettly : 447, 451, 452 Martinet, Marcel : 118 Mauclair, Camille : 147 Maurice, Violette : 228–230 Masten, Ann S. : 74, 78 Mathevet, Raphaël : 76 Maupassant, Guy de : 30 Maximo Mwicira Mitali, Dady de : 391 Mbouobouo, Daouda : 380 Médine : 514–515, 518 Meidner, Ludwig : 149 Melville, Herman : 28 Melville, Jean-Pierre : 17 Memmi, Albert : 331–334, 345, 359, 527 Mesnard, Philippe : 234–235, 239, 241, 243–245 Mhenni, Lina Ben : 375, 384 Mikulincer, Mario : 77 Miller, Christopher : 216, 527, 528
L Lacan, Jacques : 378 Laferrière, Dany : 439, 445–451, 453 Laffitte, Jean : 224–226, 228–229 Lahens, Yannick : 443, 445–450, 450, 453 Landau, Ruth : 287 Langlois, Suzanne : 212 Lanzmann, Claude : 230, 278–280, 287, 409 La Razzia : 513 Larreguy de Civrieux, Marc : 118 La Rumeur : 512, 513 Latzko, Andreas : 108 Laub, Dori : 289 Lautner, Georges : 325 Lazali, Karima : 8, 27–29 Lebigot, François : 23, 25, 62 Le Breton, David : 167 Le Corbusier (voir aussi Jeaneret, CharlesÉdouard) : 120 Le Floc’h, Bruno : 142 Léger, Fernand : 146, 148, 151 Lekeux, Martial : 104 Lemaire, Charles : 362 Lemaître, Pierre : 110 Lemarchand, René : 394 Lemoine, Bob : 432, 438 Léopold II, roi belge : 361 Le Roy, Jean : 129 Leroy-Beaulieu, Paul : 474 Lev-Wiesel, Rachel : 287
553
554
Index des personnes
Miller, Claude : 216 Minh, Ho Chi : 377 Ministère AMER : 512 Mitterrand, François : 213, 215, 226 Mobutu, Sese Seko : 364, 366, 435 Modiano, Patrick : 192, 199, 205, 212 Monénembo, Tierno : 421, 535 Monnier, Éric : 229 Montaigne, Michel de : 376 Montpetit, Raymond : 171 Moorhouse, Paul : 161 Mopila, Francisco José : 363 Moreau, Jeanne : 206 Morrison, Robbie : 140 Moulin, Jean : 209 Moura, Jean-Marc : 338, 531 Mudimbe, Valentin-Yves : 359–360, 362, 366–371, 525 Mujawayo, Esther : 389–392, 394–395, 401, 403–404 Mukagasana, Yolande : 389, 391, 401–403 Mukantaganzwa, Domitilla : 392 Mukasonga, Scholastique : 535 Munro, Martin : 445 Munyandamutsa, Naasson : 404 Mussolini, Benito : 475–476, 480–481, 483 Muzima, Philibert : 391 Myers, Charles Samuel : 23, 25 Mystik : 514 Mwauke, Bernadette : 366, 370
Oudai, Zoulikha : 28 Ouologuem, Yambo : 381–383 Oury, Gérard : 211 Ozenfant, Amédée : 120
P Panh, Rithy : 275, 413 Papon, Maurice : 197, 215, 287 Parrau, Alain : 219, 221, 261 Paxton, Robert : 197 Pecqueux, Anthony : 510 Péguy, Charles : 117, 239 Perec, Georges : 197, 198, 235–236, 299, 301, 304 Perrin, Jacques : 322–324 Picard, Gaston : 118 Pinel, Philippe : 19 Pingusson, Jean-Henri : 169 Pirandello, Luigi : 483 Platon : 60, 182, 243, 435 Poiré, Jean-Marie : 216 Pollak, Michael : 220 Ponticelli, Lazare : 98 Porra, Véronique : 532 Porché, François : 117 Positive Black Soul : 511, 513 Pound, Tata : 513 Poussin, Nicolas : 194 Pratt, Hugo : 134 Prévost-Bault, Marie-Pascale : 157 Priet-Mahéo, Delphine : 140 Princess Aniès : 514 Prost, Antoine : 89–91, 93–94, 164 Proust, Marcel : 102–103, 304
N Nash, John : 151–152 Ndahayo, Gilbert : 391 Nemirovski, Irène : 199 Neuhofer, Monika : 229, 239, 264 Nevinson, Christopher R. W. : 146,149 Nietzsche, Friedrich : 20, 149 Nijenjuis, Ellert R.S. : 25 Noailles, Anna de : 117 Nora, Pierre : 5, 164 Nussbaum, Martha : 56, 58, 60
Q Quellien, Jean : 220 Quéré, Louis : 165 Quidé, Yann : 77
R Rabaté, Pascal : 132–133, 141 Ragon, Michel : 170 Rancière, Jacques : 280 Rawicz, Piotr : 233, 239, 242–244, 246 Raynal, Guillaume-Thomas : 376 Rechtman, Richard : 5, 14, 16, 22–23, 26–27, 29, 55, 61, 63–64, 67–68, 146–147, 163, 352, 492, 496 Reemtsma, Jan Philipp : 49, 50
O Ophuls, Marcel : 212–213, 215 Oppenheim, Hermann : 21, 36 Orcel, Makenzy : 445, 447–453 Ory, Pascal : 376 Ottino, Jérôme : 75
Index des personnes
Régnier, Henri de : 116 Reich, John W. : 76 Remarque, Erich Maria : 106, 153 Resnais, Alain : 207, 211–212, 236, 281 Ricard, Alain : 529 Ricardou, Jean : 197 Rich, Claude : 322 Richepin, Jean : 116 Ricœur, Paul : 56, 58, 66–67, 127, 207, 279, 324, 432, 493, 515 Rida Musomandera, Élise : 391, 397–400 Riegl, Alois : 164 Riesz, János : 529 Rimé, Bernard : 81 Rinn, Michael : 221 Robinet, François : 395 Roblès, Emmanuel : 352, 384 Rocé : 519 Rolland, Romain : 118, 121 Romains, Jules : 107–108, 118, 122 Rosnay, Tatiana de : 199 Rosselli, Carlo : 476, 480, 484–485 Rosselli, Nello : 476, 480, 484–485 Rossi, Jules : 479 Rostand, Jean : 116 Roth, Joseph : 155–156 Rothberg, Michael : 4–5, 211, 237–238, 245 Rouaud, Jean : 111–112 Rousseau, Jean-Jacques : 237, 376–377 Rousset, David : 221, 230, 233–236, 246, 253, 260– 261, 266 Rousso, Henry : 197, 205–206, 209, 211, 213, 215–216, 343, 347, 353, 396 Rubin, Christophe : 518 Rubinstein, Marianne : 295–296, 300–304, 307, 310, 313 Rurangwa, Révérien : 389, 391 Rutter, Michael : 78
Sartre, Jean-Paul : 179, 180–182, 186, 188, 191, 344– 345, 376, 378, 527–528 Saulnier, Emmanuel : 174 Schacter, Daniel : 80 Schmidt, Diether : 145, 155, 157 Schmidt-Rottluff, Karl : 156 Schneede, Uwe M. : 149 Schoendoerffer, Pierre : 321–323, 325 Schulze, Ingrid : 156 Schwarz-Bart, André : 233, 239, 241–242 Sebbah, François-David : 182 Sefrioui, Ahmed : 331, 333 Segler-Meßner, Silke : 8, 227, 238, 287 Seine-et-Marne : 94 Sellam, Sabine : 221, 258 Sembène, Ousmane : 378, 380, 529–530 Semprùn, Jorge : 221, 229, 231, 234, 238–239, 246, 253–254, 258, 260–266 Semujanga, Josias : 526, 534 Senghor, Léopold Sedar : 378–379, 381, 383, 527 Shurik’N : 512, 516, 518 Sibony-Malpertu, Yaëlle : 289 Silver, Kenneth : 147 Silverman, Max : 211, 238 Simon, Claude : 109, 191–197, 201 Simonin, Anne : 230 Sirinelli, Jean-Francois : 376 Sleng, Tuol : 275 Slevogt, Max : 151 Smelser, Neil J. : 64–65 Sonnette, Marie : 509, 519 Sontag, Susan : 276, 345, 361, 417, 453 Soulet, Marc-Henry : 61 Soupault, Philippe : 122 Soyinka, Wole : 382 Spencer, Stanley : 156 Steele, Kathy : 25 Steinlen, Théophile Alexandre : 147 Stora, Benjamin : 6, 7, 330, 356, 486, 494–495, 504 Straus, Scott : 394
S Sacco, Joe : 131, 140 Sacco, Nicola : 475–476, 483 Sadji, Abdoulaye : 378–379 Saint Macary, Pierre : 226 Salmon, André : 120, 122 Salvayre, Lydie : 199 Samian : 513 Sans Pression : 514 Sarkozy, Nicolas : 97–98
555
T Tal, Kalí : 400 Tardi, Jacques : 111, 132, 135–139, 141 Targowla, René-Jacques : 25 Terray, Emmanuel : 174–175 Tevanian, Pierre : 513 Thin, Auguste : 91 Tillard, Paul : 221, 225–226, 230
556
Index des personnes
Vogel, Marie-Claude : 270–274 Voirol, Sébastien : 120 Volkan, Vamık Djemal : 4, 26–27, 43–44, 46–48, 50, 324, 474 Voltaire : 242, 281, 376, 447
Tillion, Germaine : 260 Timar, Alain : 174 Tonks, Henry : 155 Tourneur, Jacques : 437 Touvier, Paul : 197, 287 Towa, Marcien : 381 Treskow, Isabella von : 8, 17, 287, 337 Trévisan, Carine : 91, 125, 192 Tronto, Joan C. : 68 Trouillot, Lyonel : 452, 453 Trouillot, Michel-Rolph : 444 Truffaut, François : 215–216 Tzara, Tristan : 122
W Wahnich, Sophie : 172–173 Waintrater, Régine : 289, 397, 399 Waldorf, Lars : 394 Weber, Elisabeth : 184 Webster : 514 Weine, Stevan : 403 Werner, Emmy E. : 78 Wetterwald, François : 221, 229–230 Weygand, Maxime : 91 Wiesel, Élie : 233, 239–241, 245–246 Wieviorka, Annette : 80, 125, 164 Wieviorka, Olivier : 220, 224, 486 Wilborts, Suzanne : 223 Wilgowicz, Perel : 287 Wonder, Stevie : 516 Worms, Frédéric : 56
U Uccello, Paolo : 194
V Vaillant, George E. : 79 Valéry, Paul : 120, 145 Vallotton, Félix : 148–150 Van Den Heuvel, Pierre : 529 Van der Hart, Onno : 22, 25 Van Reybrouck, David : 364 Vanzetti, Bartolomeo : 475–476, 483 Vatter, Christoph : 208 Vegh, Claudine : 287 Vercors, Roger (voir aussi Bruller, Jean) : 210, 230 Verhaegen, Benoît : 364 Verhaeren, Émile : 117 Verney, Jean-Pierre : 139 Victor, Marvin : 445, 449–454 Vildrac, Charles : 120, 123 Vincent, Clovis : 23
Y Yazid : 354, 512–513 Yacine, Kateb : 29, 334, 336–338, 345–346, 348, 529 Youssoupha : 509
Z Zadje, Nathalie : 288 Zola, Émile : 376–377, 105, 112
Index des lieux A Abricots : 451–452 Afrique : 8, 319, 329, 348, 359, 360–362, 364, 366– 380, 382–383, 410, 417, 419–420, 431, 495, 502, 509, 511–520, 528, 530 Afrique Occidentale Française (A.O.F.) : 377 Aigues-Mortes : 473 Algérie : 4–7, 25, 27–29, 81, 97, 191, 212, 238, 319, 323–325, 329–335, 337–339, 343, 345–350, 352–356, 375–377, 381, 384, 473, 495, 499–501, 509, 512, 514–515, 520, 527, 535 Amériques : 8, 326, 336, 512, 514, 530 Arc de triomphe : 91 Asie : 8, 530 Auschwitz : 112, 187, 198, 219, 220, 223, 237, 238, 241–242, 253, 256–261, 275, 288, 295, 297–299, 301, 303–310, 313 Australie : 96, 530
France : 1–2, 4–6, 8–9, 19, 21, 56, 87–98, 102, 104, 112, 114, 117, 146, 147–148, 154, 164, 171, 174, 179–181, 188, 193, 195, 197, 205–206, 209, 214, 219, 220–221, 223–224, 230, 233, 238, 241, 243, 245, 270, 279, 285–288, 297, 300, 303, 305–306, 310, 312–313, 319–321, 343–345, 347–348, 352, 353–354, 376–377, 379, 382–383, 384, 389, 395, 411, 420, 421, 438, 452, 471, 472, 473, 475, 476, 477, 478, 479, 480, 482–486, 491–495, 497–498, 501–502, 509–510, 512–515, 517, 525, 527, 528– 530, 535
G Gentioux : 95
H Haïti : 5, 27, 380, 429–430, 432–435, 437–439, 443, 445–447, 452 Hautes-Pyrénées : 94 Hiroshima : 96, 207, 211–212, 281
B Bapaume : 94 Beaunes-la-Rolande : 286 Bergen-Belsen : 254, 260, 276, 279 Birkenau : 254, 260, 279, 309, 219 Buchenwald : 254, 260, 262–265, 308, 198, 220, 226, 229, 238
L Lavalas : 450 Le Havre : 91 Libéria : 381 Londres : 96 Lvov : 278 Lyon : 91, 228, 492, 503
C Canaan : 447, 451, 454 Caraïbes : 8, 378, 526, 530 Chemin des Dames : 91 Compiègne : 286 Crimée : 87
M Maghreb : 329–331, 334, 336, 338–339, 378, 384, 492–493, 509, 520 Marseille : 93–95, 485, 492 Mauthausen : 220, 224, 228 Meaux : 91 Meuse : 94
D Dachau : 220, 226, 270, 272–273, 276, 279 Diên Biên Phu : 322, 324 Drancy : 198, 241, 286, 306
N Nagasaki : 96 Nuremberg : 275, 277–278, 280, 286
E Europe : 16, 18, 28, 31, 47, 61–62, 87, 97, 99, 118, 146, 157, 195, 242, 256, 278, 280, 286, 360, 363, 369, 375, 380, 452, 494, 502, 510, 525, 530
F Flandres : 98, 104, 192–194, 196
https://doi.org/10.1515/9783110420746-037
O Oranienburg : 270, 272–273, 279
P Paris : 91, 97, 106, 117–118, 150, 164, 169, 171, 174, 199–200, 205–206, 211, 213, 215, 269–270, 279,
558
Index des lieux
297, 300, 303–305, 310, 312, 353, 366, 369, 465, 475, 485, 492, 518, 527–530, 532, 534 Péronne : 95, 124, 147, 157 Pithiviers : 286, 288 Port-au-Prince : 430–431, 436, 445, 449, 451–453
T Theresienstadt : 281
R Ravensbrück : 220, 223, 228, 257, 260, 262 Reims : 93, 148 Rwanda : 4, 26, 29, 381, 389–391, 393–396, 399, 401–403, 409–416, 418–423, 446, 534–535
S Sénégal : 143, 378, 379, 381, 412, 418, 509–511, 521, 537 Somme : 98, 117, 124, 131
U Ukraine : 5, 277
V Vél’ d’Hiv’, rafle du : 206–207 Verdun : 91, 95, 97, 107, 122, 139–140, 142, 149–150 Vietnam : 24, 26–27, 61–62, 320, 322–326, 377