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French Pages 298 [302] Year 2010
Temps, aspect et modalité en français
ahiers 21 hronos
C
Collection dirigée par
Carl Vetters (Université du Littoral – Côte d’Opale)
Directeur adjoint:
Patrick Caudal (CNRS – Université Paris 7)
Comité de lecture:
Anne-Marie Berthonneau (Université de Lille 3) Andrée Borillo (Université de Toulouse-Le Mirail) Anne Carlier (Université de Valenciennes) Renaat Declerck (KULAK-Courtrai) Walter De Mulder (Université d’Anvers) Patrick Dendale (Université d’Anvers) Ilse Depraetere (KUB - Bruxelles) Dulcie Engel (University of Swansea) Laurent Gosselin (Université de Rouen) Florica Hrubara (Université Ovidius Constanta) Emmanuelle Labeau (Aston University) Véronique Lagae (Université de Valenciennes) Sylvie Mellet (CNRS - Université de Nice) Jacques Moeschler (Université de Genève) Arie Molendijk (Université de Groningue) Louis de Saussure (Université de Neuchâtel) Catherine Schnedecker (Université de Metz) Marleen Van Peteghem (Université de Lille 3) Genoveva Puskas (Université de Genève) Co Vet (Université de Groningue) Carl Vetters (Université du Littoral - Côte d’Opale) Svetlana Vogeleer (Institut Libre Marie Haps - Bruxelles) Marcel Vuillaume (Université de Nice)
Ce volume est une réalisation de l’équipe de recherche “HLLI” - EA 4030 de l’Université du Littoral - Côte d’Opale.
Temps, aspect et modalité en français
Textes réunis par
Estelle Moline & Carl Vetters
Amsterdam - New York, NY 2010
Cover design: Pier Post Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de “ISO 9706:1994, Information et documentation Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence”. The paper on which this book is printed meets the requirements of “ISO 9706:1994, Information and documentation - Paper for documents - Requirements for permanence”. ISBN: 978-90-420-3026-8 E-Book ISBN: 978-90-420-3027-5 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010 Printed in The Netherlands
Table des matières Estelle Moline Carl Vetters
Avant propos
Denis Apothéloz Małgorzata Nowakowska
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais
1-23
Muriel Barbazan
Modèles explicatifs, modèles prédictifs : pour une interaction effective entre linguistique et cognition
25-43
Jacques Bres
De l’interaction avant toute chose… Temps verbaux et relation de progression narrative
45-64
Walter De Mulder
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de
65-83
Hugues Engel Mats Forsgren Françoise Sullet-Nylander
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif
85-101
Pauline Haas Richard Huyghe
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités
103-118
Laure Lansari
On va dire: Vers un emploi modalisant d’aller + infinitif
119-139
Audrey Lauze
Pour un traitement unitaire des formes composées du mode indicatif en français
141-159
Lidia Lebas-Fraczak
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait
161-179
Estelle Moline
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu-
181-196
Patrick Morency
Enrichissement épistémique du futur
197-214
i-vi
Adeline Patard Céline Vermeulen
Essai de représentation de la phrase hypothétique de forme [Si P (IMP), Q (COND)]
215-234
Agnès Provôt Jean-Pierre Desclés Aude Vinzerich
Invariant sémantique du présent de l’indicatif en français
235-259
Louis de Saussure
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif
261-275
Carl Vetters
Développement et évolution des temps du passé en français : passé simple, passé composé et venir de + infinitif
277-298
Avant-propos Estelle MOLINE Carl VETTERS Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France L’idée de ce livre est née lors du symposium de l’Association for French Language Studies (AFLS) que nous avions organisé du 3 au 5 septembre 2007 à Boulogne-sur-Mer, au Centre Musée de l’Université du Littoral – Côte d’Opale. Ce symposium international avait réuni environ cent cinquante chercheurs venu de 5 continents autour du thème « Le français dans tous ses états » et l’un des quatre ateliers était consacré aux problèmes de temps, d’aspect et de modalité. Vu les nombreuses contributions intéressantes présentées dans cet atelier, nous avons décidé de proposer un recueil autour du thème « Temps, aspect et modalité en français » au comité de lecture de Cahiers Chronos et le résultat est le volume que voici. Cet ouvrage propose de jeter un nouveau regard sur des questions qui sont au cœur des problématiques de linguistique française étudiés dans les Cahiers Chronos. Denis Apothéloz et Małgorzata Nowakowska poursuivent deux objectifs. En premier lieu, ils abordent la question de la résultativité et de ses rapports avec le parfait, et développent la thèse selon laquelle la bitemporalité constitutive de la valeur de parfait est propice à l’expression de certaines inférences liant le contexte d’énonciation à une situation antérieure, ce qui les conduit à distinguer trois types inférentiels de parfait. Les auteurs montrent ensuite que parmi les états résultants associés au parfait, il est utile de distinguer entre résultativité « sémantique » et résultativité « pragmatique ». Ils abordent également la question du parfait d’expérience. Le second objectif est centré autour de l’expression de la résultativité en polonais. Les auteurs étudient les différents emplois des formes verbales perfectives et imperfectives dans cette langue, en mettant en œuvre les distinctions conceptuelles exposées dans la première partie. Ils établissent que contrairement au français, le polonais permet, pour certains types de prédications, de distinguer formellement résultativité sémantique et résultativité pragmatique. Ils montrent enfin qu’a émergé, en polonais contemporain, une forme composée à mi-chemin entre une construction syntaxique et un paradigme flexionnel, forme qui rappelle un état ancien du passé composé français. Le principe d’un signifié fondamental et invariant est très généralement défendu par les linguistes qui s’intéressent à la sémantique du système verbal. © Cahiers Chronos 21 (2010) : i vi.
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Estelle Moline & Carl Vetters
Mais dans ce cadre quasi unanime, les objectifs descriptifs peuvent ensuite être divers et les propositions divergentes. Si l’on prévoit d’ancrer dans le modèle descriptif un développement explicatif pour favoriser une prédiction correcte de l’emploi des formes verbales en langue étrangère (le FLE en l’occurrence), les choix descriptifs doivent alors être en adéquation avec les processus cognitifs à l’œuvre en production autonome. Dans cette optique, Muriel Barbazan se propose de montrer que la compréhension du fonctionnement d’un modèle explicatif n’implique pas nécessairement la possibilité de produire un discours en langue étrangère à partir de ce modèle. Pour ce faire, l’auteur explore diverses propositions linguistiques inscrites dans les champs temporel et aspectuel, à la lumière de processus mentaux mis en évidence en psycholinguistique et psychologie cognitive. Après avoir évoqué quelques possibles écueils dans l’analyse du temps verbal, Jacques Bres présente rapidement son analyse des temps de l’indicatif comme système aspectuo-temporel, afin de mettre à l’épreuve son rendement dans l’étude d’une relation de discours – la progression – dans un type de textualité : la textualité narrative. La relation de progression demande que le temps interne des procès soit actualisé en tension, et en incidence. La textualité narrative demande que l’événement soit envisagé dans sa réalisation effective. Il apparaît qu’aucun temps verbal de l’indicatif n’est frontalement allergique à la relation de progression narrative. Mais, si tous les temps peuvent être « narratifs » – à savoir qu’ils peuvent actualiser les procès du premier plan en relation de progression – certains le sont plus que d’autres… L’auteur décrit avec précision ces différentes aptitudes pour l’ensemble des temps de l’indicatif. Walter De Mulder analyse l’évolution sémantique sous-jacente à la grammaticalisation de la séquence venir de + infinitif comme la combinaison de deux éléments : (i) un glissement métonymique entre l’élément spatial et l’élément temporel présents dans le concept de mouvement exprimé par le verbe venir, et (ii) des inférences pragmatiques déclenchées par certains éléments dans le contexte. L’auteur montre que le sens passé doit être associé à la périphrase venir de + infinitif et pas au verbe venir, qui n’est donc pas polysémique à cet égard. Il suggère en outre qu’il faut inclure dans le sens des morphèmes verbaux d’autres composantes que les indices temporels proprement dits ou les informations aspectuelles et modales. Venir de + infinitif implique ainsi une perspective particulière sur le fait passé, que la séquence présente comme l’origine du présent. Rien n’exclut, toutefois, que cette nuance se perde par la suite. L’emploi des modes subjonctif et indicatif en proposition complétive fait l’objet de la contribution proposée par Hugues Engel, Mats Forsgren et Françoise Sullet-Nylander, qui ont choisi de se limiter aux cas où la complétive est régie par le verbe proposer dans un contexte explicatif et nonvolitif. L’intérêt de ce choix réside dans le fait que ces emplois sont apparus
Avant propos
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récemment : le sens non-volitif du verbe proposer + complétive n’est décrit ni dans les grammaires ni dans les dictionnaires modernes. Dans un premier temps, les auteurs montrent que ce sens a toutefois existé à des époques antérieures, au moins jusqu’au XVIIe siècle. À partir d’un vaste corpus exploratoire (la base textuelle Frantext et le moteur de recherche Google), ils retiennent une trentaine d’exemples récents de proposer que p non-volitif, qui servent de support à l'analyse. Les exemples sont confrontés à un certain nombre de théories explicatives globales, classiques et récentes, de la variation modale. Pauline Haas et Richard Huyghe décrivent les noms morphologiquement liés aux verbes d’activité (N-Vact), en particulier à la question de savoir si ces noms sont dotés de propriétés aspectuelles comparables à celles des verbes correspondants. Après avoir écarté de leur champ d’étude les déverbaux de sens concret, les auteurs montrent que les N-Vact abstraits se divisent en deux catégories, d’une part des noms massifs qui décrivent d’authentiques activités (e.g. jardinage) et d’autre part des noms comptables susceptibles de dénoter des événements (e.g. manifestation). Ces derniers peuvent être rapprochés des déverbaux d’accomplissements (e.g. accouchement). Ils s’en distinguent toutefois par l’homogénéité des actions décrites, et sont en cela fidèles à leurs correspondants verbaux. Les auteurs suggèrent enfin que l’existence de deux sortes de N-Vact dynamiques témoigne d’une distinction entre des verbes d’activité à lecture préférentiellement occurrentielle et d’autres plus favorables à l’interprétation habituelle. Si la périphrase aspecto-temporelle aller + inf. a fait l’objet de nombreuses recherches, l’expression on va dire, que l’on entend de plus en plus fréquemment à l’oral, n’a en revanche pas encore intéressé les linguistes. L’article de Laure Lansari étudie cette expression. A partir d’énoncés attestés, tirés d’internet (blogs et forums), genre écrit mais peu soutenu, l’auteur propose une première étude en contexte de on va dire dans une perspective énonciative. Elle montre que on va dire fonctionne comme un marqueur discursif permettant à l’énonciateur de modaliser son propos et de ne pas complètement prendre en charge le contenu propositionnel. L’émergence de cette séquence figée soulève un certain nombre de questions théoriques : s’agit-il d’un nouvel emploi grammaticalisé ? Comment penser le lien entre la périphrase aspecto-temporelle de renvoi à l’avenir et on va dire ? Le but d’Audrey Lauze est de proposer un traitement conjoint des formes composées à partir d’un signifié commun en langue. Dans un premier temps, l’auteur revient sur les théories polysémique et monosémique du temps verbal ayant proposé une définition de la forme composée. À partir des remarques formulées, elle présente un cadre d’analyse pour la forme composée, inspiré de l’approche monosémique du temps verbal. Dans un
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Estelle Moline & Carl Vetters
deuxième temps, à partir d’un corpus constitué de discours provenant de la littérature française, du monde médiatique ou encore d’Internet, l’auteur confronte la valeur en langue de chacune des formes composées à ses multiples emplois en discours. Les analyses font peu à peu apparaître un signifié commun à l’ensemble des formes composées du mode indicatif en français. Lidia Lebas-Fraczac réexamine les approches aspectuelle et anaphorique des formes verbales du passé, en intégrant la forme être en train de + infinitif au sein du système d’oppositions de l’imparfait. Les critères aspectuel et anaphorique s’avérant peu efficaces pour différencier la fonction de l’imparfait simple et celle de la forme être en train de à l’imparfait, l’auteur propose une description en termes pragmatiques, via le concept de « (dé)focalisation ». Selon cette analyse, le choix d’une forme verbale adaptée permet d’orienter la focalisation soit sur le sujet, soit sur le prédicat, soit encore sur un autre élément en dehors de la relation prédicative. Estelle Moline s’intéresse à l’interprétation sémantique des adverbiaux de manière qu- (comme comparatif et exclamatif). A la différence des adverbes de manière en –ment, dont l’interprétation repose sur le sens de la base adjectivale, l’adverbial de manière comme est indéfini, et son interprétation doit être calculée. Parmi les différents facteurs qui y contribuent, l’auteur s’intéresse plus spécifiquement au mode d’action du verbe auquel le morphème est incident. Comme (comparatif et exclamatif) est susceptible de recevoir une interprétation qualifiante (de manière) ou une interprétation quantifiante. Le type de quantification est très étroitement corrélé à la télicité (ou l’atélicité) du prédicat verbal : avec un prédicat télique, un quantifieur reçoit une interprétation comptable, et donc itérative (Comme il a chanté ce refrain !; Il change d’idées comme on change de chemise), tandis qu’avec un prédicat atélique, il reçoit une interprétation massive (Comme il mange ! ; Il mange comme un ogre). L’interprétation des comparatives est établie en fonction des propriétés afférentes du comparant dans le domaine notionnel du prédicat verbal, et correspond à un type de manière particulièrement saillant corrélé au sémantisme de ce prédicat. Dans le cas des exclamatives, le contexte permet d’éliminer des interprétations en l’occurrence non pertinentes, mais qui pourraient l’être dans d’autres contextes. L’utilisation du futur simple et du futur antérieur pour exprimer une croyance ou un jugement à propos de la proposition énoncée est bien connue. Patrick Morency revient sur les limitations de cette utilisation que postulent certains auteurs, notamment, pour le futur simple, celles qui concernent la personne ou le type de verbe utilisés. Il montre que les cas où l’usage putatif du futur simple est problématique sont dus à des contraintes essentiellement pragmatiques, et fait l’hypothèse que si le locuteur n’utilise pas un présent pour exprimer un procès situé dans le présent c’est parce qu’il ne veut pas
Avant propos
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s’engager sur la vérité du fait dans le présent ; il projette donc un sujet de conscience dans le futur, à un moment où il pourrait avoir cette certitude, et exprime ainsi que son propos est vérifiable dans l’avenir. Selon l’auteur, l’usage putatif du futur simple est un enrichissement pragmatique, réalisé sur la base de la sémantique fondamentale du futur et de contraintes contextuelles. Ainsi, le futur putatif implique de comprendre l’énoncé comme exprimant une projection d’un sujet de conscience allocentrique futur. Adeline Patard et Céline Vermeulen présentent une première formalisation de la sémantique des phrases hypothétiques de forme [si P (IMP), Q (COND)] dans lesquelles le procès de la protase est à l'imparfait et celui de l'apodose au conditionnel présent. Ainsi, après une discussion liminaire de quelques approches récentes de ce tour, les auteurs proposent un nouveau traitement qui se fonde : (i) formellement sur le modèle de représentation intervallaire de la temporalité verbale élaboré par Gosselin (1996), (ii) théoriquement sur l'interprétation énonciative de l’imparfait et du conditionnel en terme de dialogisme. Elles expliquent alors la contribution sémantique des éléments cotextuels qui interviennent dans la production de sens de la phrase [si P (IMP), Q (COND)] : la structure [si protase, apodose], l’imparfait et le rôle crucial du conditionnel. Cette formalisation permet également de rendre compte des effets de sens irrealis et potentialis qui sont attachés à la phrase hypothétique. Agnès Provôt, Jean-Pierre Desclés et Aude Vinzerich proposent une nouvelle organisation des valeurs sémantiques du présent de l'indicatif en français, qui fait apparaître l’invariant sémantique de ce temps verbal, ce qui s’oppose aux conceptions « déictiques » et « atemporelles » du présent que l’on trouve dans la littérature. Les auteurs rappellent deux concepts de leur modèle, les intervalles topologiques de validation d’une part et les référentiels temporels d’autre part, qui sont nécessaires pour rendre compte de tous les emplois du présent. Ils montrent que l’invariant du présent de l'indicatif est toujours défini : (i) par une valeur aspectuelle d’inaccompli, (ii) par une concomitance entre T0 et la borne droite de la relation prédicative aspectualisée ; cette concomitance peut avoir lieu directement sur le Référentiel Énonciatif lorsque la relation prédicative est située dans ce référentiel (avec ou non une synchronisation avec le Référentiel Externe), ou bien par synchronisation entre le Référentiel Énonciatif et le référentiel dans lequel est située la relation prédicative (il peut s’agir d’un Référentiel Non Actualisé, d’un Référentiel de Vérité Générale, d’un Référentiel des Situations Possibles, etc.) Cette analyse s’inscrit dans une description théorique globale des temps grammaticaux, chacun étant sous-tendu par un invariant sémantique. Louis de Saussure revient sur la sémantique de puis à la lumière des usages non temporels auxquels il donne lieu : organisation discursive et structuration argumentative. Cette expression présente des caractéristiques
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Estelle Moline & Carl Vetters
qui l’ont fait ranger tantôt dans la classe des connecteurs temporels et tantôt dans la classe des connecteurs logiques. Cette dernière hypothèse a la faveur de la littérature récente, notamment à cause des ressemblances de comportement sémantique et syntaxique de puis avec les autres conjonctions ; puis est ainsi souvent considéré comme tirant sa valeur fondamentale de sa capacité à produire des effets discursifs et argumentatifs. L’auteur examine les principaux arguments en présence pour enfin replacer puis au sein des connecteurs bel et bien temporels. Une place particulière est réservée à et puis en fin d’article, où il est considéré que cette expression ne doit pas être vue comme une variante de puis. Le modèle théorique développé par J. Bybee, R. Perkins et W. Pagliuca (BPP) constitue un cadre intéressant pour l’étude diachronique des temps verbaux. Carl Vetters applique cette approche aux temps verbaux français qui se situent sur le schéma antérieur Æ passé (perfectif). Le passé simple est le temps français le plus ancien qui relève de ce schéma. Son évolution est suivie à partir du latin via l’ancien français et le français classique jusqu’au français moderne, où il est devenu une forme « en fin de parcours ». Le passé composé suit le même parcours que le passé simple, mais avec des siècles de retard. L’étude s’intéresse à la façon dont cet antérieur du présent a acquis une valeur de temps du passé, en montrant que la naissance du passé composé « narratif » se situe en français classique et que, malgré cette valeur « moderne », le passé composé n’a pas entièrement perdu sa valeur résultative d’origine, dans le sens strict utilisé par BPP. L’auteur suggère en revanche que les analyses qui lui attribuent une valeur inférentielle font la confusion classique entre la valeur d’une forme et celle apportée par le contexte dans lequel elle est employée. La troisième forme étudiée dans cet article, venir de + infinitif commence à s’utiliser dès le Moyen Âge. A l’origine, cette périphrase a une valeur d’antérieur, mais de même que le passé composé, elle a acquis une valeur de passé perfectif. Nous espérons que la diversité des approches réunies dans ce volume fera avancer les débats et sera une source pour de nouvelles contributions.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais Denis APOTHÉLOZ Université de Nancy 2 et ATILF (UMR 7118)
Małgorzata NOWAKOWSKA Université Pédagogique de Cracovie
1. Introduction Cette étude comporte deux parties. La première aborde la question de la résultativité et de ses rapports avec le parfait. Elle a pour objectif principal de présenter le cadre conceptuel à partir duquel seront menées les analyses de la seconde partie. Nous y développons principalement deux idées. Tout d’abord, nous montrons que la bi-temporalité constitutive de la valeur de parfait est propice à l’expression de certaines inférences liant le contexte d’énonciation à une situation antérieure, ce qui nous conduit à distinguer trois types inférentiels de parfait. Ensuite, nous montrons que parmi les états résultants associés au parfait, il est utile de distinguer entre résultativité « sémantique » et résultativité « pragmatique ». Cette première partie aborde également la question du parfait d’expérience et présente une typologie des valeurs de parfait. La seconde partie s’intéresse à l’expression de la résultativité en polonais. Après avoir présenté un rapide aperçu du système aspectuotemporel de cette langue, nous étudions les différents emplois qui y sont faits des formes verbales perfectives et imperfectives, en faisant varier le type aspectuel de la prédication. Nous montrons que, contrairement au français, le polonais permet, pour certains types de prédications, de distinguer formellement résultativité sémantique et résultativité pragmatique. Nous montrons également qu’a émergé, en polonais contemporain, une forme composée à mi-chemin entre une construction syntaxique et un paradigme flexionnel, qui n’est pas sans rappeler un état ancien du passé composé du français. Dans nos analyses, nous utiliserons le terme de « situation » comme terme générique pour désigner le procès dénoté par la forme verbale, quelle que soit la nature de ce procès.
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Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
2. La résultativité et la valeur de parfait La résultativité est assurément une notion-clé en aspectologie. Différentes conceptions en ont été données, mais toutes associent généralement résultativité et valeur de parfait. Nous allons donc commencer par éclairer le rapport qu’il y a entre ces deux notions. Pour ce faire nous examinerons certains emplois du passé composé en français. 2.1. Le passé composé et la valeur de parfait On partira du principe, certes discutable mais néanmoins assez généralement admis, que les emplois du passé composé français se subdivisent en deux types principaux, eux-mêmes susceptibles de distinctions plus fines (cf. par ex. Waugh 1987, Desclés et Guentchéva 2003) : un type aoriste, appelé parfois, depuis Benveniste (1966), « aoriste de discours » pour le distinguer du passé simple ; et un type parfait, dit aussi « accompli » ou encore « présent résultatif ». Seule la valeur de parfait nous intéresse ici. Il convient de préciser qu’il s’agit de parfait du présent, puisque le terme de « parfait » désigne, au sens où nous l’entendons ici, non pas un temps mais une valeur aspectuelle indépendante du temps, et que le français possède trois parfaits : un parfait du présent (le passé composé à valeur de parfait), un parfait du passé (l’un des emplois du plus-que-parfait) et un parfait du futur (l’un des emplois du futur antérieur). Les aspectologues s’accordent généralement pour reconnaître que ce qui fait la spécificité des formes verbales exprimant le parfait, c’est qu’elles renvoient simultanément à deux moments distincts. Ainsi pour Koschmieder (1929/1996), il y a valeur de parfait quand il y a « un état suscité par l’accomplissement d’une action située dans le passé par rapport à cet état » (1996 : 27).
Reichenbach (1947), dans son modèle des trois « points », caractérise les tiroirs exprimant le parfait comme dissociant la référence temporelle (point of reference) et la situation dénotée par le lexème verbal (point of the event). Comrie (1976: 52) définit le parfait comme exprimant « a relation between two time points, on the one hand the time of the state resulting from a prior situation, and on the other the time of that prior situation ».
De son côté Guentchéva (1990 : 149), décrivant différentes valeurs du parfait en bulgare, distingue « l’état attribué au sujet de la relation prédicative » et « le processus qui lui a donné naissance », l’état étant adjacent et postérieur au processus. Karolak (1997) caractérise quant à lui le parfait comme une
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forme verbale dont le fonctionnement est fondamentalement inférentiel : le contenu visé par un parfait est présenté de façon indirecte, et le contenu explicitement formulé concerne une temporalité antérieure. Comme on le voit, par delà les différentes caractérisations qui en ont été données, la valeur de parfait est toujours définie comme ayant pour propriété principale d’impliquer deux moments distincts. 2.2. Principaux emplois de la valeur de parfait Ce fonctionnement bi-temporel se prête à toutes sortes d’emplois inférentiels. Mais ces emplois sont parfois difficiles à distinguer et la description de leurs effets pragmatiques assez subtile. Cependant nous voudrions essayer de montrer qu’il est possible de mettre un peu d’ordre dans cette diversité, en distinguant trois types inférentiels de parfait. Rappelons que nous ne nous intéresserons ci-dessous qu’à la valeur de parfait du présent, donc, s’agissant du français, au passé composé à valeur de parfait. 2.2.1. Emplois illatif, abductif et explicatif Comme on va le voir, chacun de ces types correspond à un mode de contextualisation spécifique, implique un type d’inférence particulier et parfois une valeur évidentielle particulière. (i) Nous distinguerons tout d’abord un emploi que nous appellerons illatif1. Il s’agit du cas où la désignation de la situation vise à informer, non pas de la situation proprement dite, mais d’une conséquence de celle-ci. Autrement dit, de l’inférence situation => résultat, on ne retient pratiquement ici que le résultat. Ce dernier est valide et pertinent dans le contexte d’énonciation. Il s’agit du cas le plus prototypique de la valeur de parfait, celui qu’on désigne souvent par le terme d’« accompli » dans la tradition aspectologique française. Il est intéressant de noter que, selon les propriétés aspectuotemporelles du prédicat verbal, cet emploi se manifeste tantôt de façon discrète tantôt de façon spectaculaire. De façon générale il se manifeste d’une façon particulièrement claire quand le prédicat verbal est de type transitionnel (au sens de Vet 1980) et/ou télique : le parfait est alors utilisé pour désigner, de façon quasi métonymique, l’état consécutif à la phase de transition, comme dans les exemples suivants.
1
Adjectif dérivé de illation, terme utilisé jadis par la tradition logico philosophique pour désigner l’inférence. Nous l’entendons ici au sens prospectif, de la cause à l’effet. L’abduction en revanche est rétrospective.
4 (1)
(2)
Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska Mais je parle, je parle... quand vous avez des questions à me poser, peut être ? Heu... non. Mais vous êtes bien venu pour m’interviewer ? (S. Guitry, Quadrille, 42) Je suis calme maintenant. Tout est fini, bien fini. Je suis sorti de l’horrible anxiété où m’avait jeté la visite du directeur. Car, je l’avoue, j’espérais encore. Maintenant, Dieu merci, je n’espère plus. (V. Hugo, Le dernier jour d’un condamné, 109)
Dans (1), vous êtes bien venu pour m’interviewer vaut pratiquement pour vous êtes ici pour m’interviewer, et dans (2), je suis sorti de l’horrible anxiété... vaut pour je ne suis plus dans l’horrible anxiété. Dans ces deux exemples, l’état désigné découle directement du sens même du verbe utilisé (venir, sortir) : respectivement ‘être ici, être présent’, et ‘ne plus être dans l’horrible anxiété’. (ii) Cependant la direction de l’inférence peut être inverse du cas précédent. Par exemple, après avoir constaté un certain état de choses, on peut inférer qu’une certaine situation, susceptible d’avoir produit cet état, a eu lieu. Nous parlerons alors d’emploi abductif. De façon caractéristique, l’énoncé a alors presque toujours une valeur conjecturale. Guentchéva (1990) appelle cet emploi « parfait de reconstruction »2. En voici deux exemples : (3)
(4)
Maman savait tout faire et bien faire. Des herbes innombrables et des fleurs qui ornaient la surface de notre coin de terre, elle connaissait les vertus et les maléfices. Nous entendait elle tousser : « Tu as de nouveau bu de l’eau à la fontaine alors que tu étais en transpiration... ». (M. Zermatten, Ô Vous que je n’ai pas assez aimée !, 110) Pourtant il est ému et ses yeux sont rouges. Il a probablement pleuré mais je n’ose pas le lui demander. (J. L. Pons)
Tu as de nouveau bu de l’eau à la fontaine doit s’entendre ici au sens de ‘tu dois à nouveau avoir bu de l’eau à la fontaine’ ou ‘je soupçonne que tu as de nouveau bu de l’eau à la fontaine’. Cette valeur évidentielle particulière est inférée du contexte d’énonciation et des circonstances rapportées dans le texte : la mère, entendant ses enfants tousser, en infère qu’ils ont pris froid en buvant de l’eau à la fontaine. Mutatis mutandis la même analyse s’applique à 2
Le nom que nous avons donné à cet emploi s’inspire des analyses de cet auteur. Le terme d’abduction, introduit par Peirce, désigne un type d’inférence consistant, à partir d’un constat fait dans le contexte d’énonciation, à considérer l’objet de ce constat comme la conséquence d’une situation et d’en inférer à l’existence de cette situation. Il s’agit donc d’un raisonnement conjectural remontant de l’effet à la cause. Voir Peirce (1988), cité par Deledalle (1994 : 52).
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(4), où la modalité liée au raisonnement abductif est d’ailleurs explicitement formulée (cf. probablement). Notons que ni l’inférence abductive ni la modalité de conjecture ne sont à proprement parler codées par le passé composé. Mais c’est bien le fonctionnement bi-temporel de la valeur de parfait qui rend possible ce type d’emploi et l’expression, dans ce contexte, de ce type d’inférence et de cette valeur évidentielle. Il existe cependant en français un tiroir qui a grammaticalisé cette valeur inférentielle-évidentielle, mais qui dans cet emploi est clairement marqué comme soutenu voire archaïsant : il s’agit du futur antérieur, tel qu’il est par exemple utilisé dans (5). (5)
Mais comment avez vous chargé un Nubien de vous acheter une maison à Paris, et un muet de vous la faire meubler ? Il aura fait toutes choses de travers, le pauvre malheureux. (A. Dumas, Le comte de Monte Christo, 303)
(iii) Nous distinguerons enfin un emploi que nous appellerons explicatif. Il s’agit du cas où le locuteur a la connaissance du contenu des deux temporalités (par exemple parce qu’il a été témoin de la situation et qu’il en constate les conséquences actuelles), et où l’allocutaire n’a que la connaissance de l’état actuel. Le locuteur évoque alors la situation dans le but d’expliquer causalement l’état actuel pour l’allocutaire3. Dans l’exemple cidessous, le mouvement explicatif est monologique, mais cela ne change rien à la valeur explicative (au sens où nous l’entendons ici) du parfait. (6)
un morveux barbouillé se met à braire, sa tête a heurté le vaisselier, j’arrache les clés de leur crochet, je cours à la bagnole et on démarre en trombe, ce qui, en 2 CV, signifie pas grand chose. (B. Blier, Les valseuses)
Le parfait sert ici à mettre en rapport une situation « antérieure » (sa tête a heurté le vaisselier), et une situation actuellement constatée (un morveux barbouillé se met à braire), construisant ainsi un rapport explicatif entre heurter le vaisselier et se mettre à braire. La proposition comportant le passé composé apporte ainsi rétrospectivement une explication à la situation décrite par la proposition précédente. Au total, ces trois types inférentiels de parfait se différencient comme suit : – Dans le cas d’un parfait en emploi illatif, l’expression vise à informer simultanément de la situation et de l’état actuel qui en découle. Assez souvent cependant, seul l’état résultant est visé, de telle sorte que la forme 3
L’emploi abductif comporte évidemment aussi une dimension explicative, mais l’explication est seulement conjecturale ; tandis que dans l’emploi explicatif stricto sensu, elle est assertée sur le mode de la certitude.
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verbale a un fonctionnement quasi métonymique. Mais la saillance relative de ces deux temporalités, plus exactement de leur contenu, peut varier de façon assez importante4. – Dans le cas d’un parfait en emploi abductif, l’état résultant est lié à un constat fait dans la situation d’énonciation, et constitue donc une connaissance préalable ; l’expression vise alors à informer, sur le mode conjectural, de la situation ou d’une situation pouvant être à l’origine de cet état et, en ce sens, pouvant l’expliquer. – Dans le cas d’un parfait en emploi explicatif, le locuteur a la connaissance préalable et de la situation et d’un état actuel constaté. Son énonciation vise alors à asserter, mais cette fois-ci sur le mode de la certitude, l’existence d’un rapport causal, et en ce sens explicatif, entre ces deux informations. Ces trois emplois se distinguent par leur valeur évidentielle. Il est probable que celle-ci est parfois marquée prosodiquement. Ils ont cependant en commun d’être des parfaits, c’est-à-dire d’impliquer chacun à leur manière deux temporalités. 2.2.2. Le parfait d’expérience Toutefois un autre type de valeur interfère avec les distinctions exposées cidessus. Il s’agit de ce que Comrie (1976) a appelé le parfait « d’expérience » (nommé aussi parfait « existentiel » par McCawley 1971). On regroupe habituellement sous cette appellation divers emplois du parfait qui ont en commun le caractère temporellement indéfini de la situation désignée 5. Par « indéfini », il faut entendre ici deux choses : – D’une part, le fait que la forme verbale ne spécifie pas si la situation désignée s’est produite une ou plusieurs fois, cette spécification étant en quelque sorte laissée en suspens. L’essentiel est que la situation se soit produite une fois au moins. – D’autre part, le fait que la situation désignée n’est pas localisée temporellement. S’agissant d’un parfait du présent, la seule chose qui est certaine est que la situation s’est produite dans le passé. En voici deux exemples : (7)
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5
Je refuse de nourrir mon python de souris vivantes, voilà, lui dis je. C’est inhumain. Et il refuse de bouffer autre chose. Avez vous déjà vu une pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ? C’est atroce. (E. Ajar, Gros Câlin, 19, Frantext) Cette caractéristique des parfaits avait déjà été signalée par Koschmieder : « l’accent porté sur l’action conduisant à l’état qu’elle a occasionné alterne souvent [...] avec l’accent porté sur l’état occasionné par l’action » (1996: 103). Sur ce point voir aussi Guentchéva (1990). Leech (1971) appelle d’ailleurs le parfait d’expérience parfait « indéfini ».
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais (8)
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A 40 ans, avez vous peur que les propositions de rôles déclinent ? Non, pas du tout. Pour moi l’âge... [...] je sais pas ce que c’est l’âge... J’ai connu des hommes très vieux, des hommes moins vieux. J’ai connu des femmes plus belles à 60 ans qu’à 30. (interview de l’actrice S. Kimberlain, 2007, doc. internet)
On observera que dans ces exemples, les propositions comportant un passé composé peuvent être glosées au moyen de la formulation il est arrivé que... : (7) peut être glosé par ‘vous est il déjà arrivé de voir une pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ?’ ; et (8) par ‘il m’est arrivé de connaître des hommes très vieux... Il m’est arrivé de connaître des femmes plus belles à 60 ans qu’à 30’. Cette glose met en évidence d’une part la signification existentielle de l’énoncé concerné, d’autre part le caractère indéfini de la situation désignée. Par opposition, les autres types de parfaits peuvent être qualifiés de parfaits « définis ». En français, certaines expressions ont un effet déclencheur plus ou moins décisif pour l’interprétation d’un parfait comme parfait d’expérience : déjà, un jour, toujours, souvent, une fois, jamais (au sens de ‘une fois quelconque’), etc. Mais la présence d’une telle expression n’est pas indispensable, comme le montre (8)6. Notons que l’absence de localisation temporelle, donnée ci-dessus comme l’une des propriétés du parfait d’expérience, n’empêche pas une délimitation de la période à l’intérieur de laquelle la situation a eu lieu. Tel serait le cas dans (7’). (7’)
Depuis que vous vous intéressez aux animaux, avez vous déjà vu une pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ?
Une autre caractéristique du parfait d’expérience est que le lien entre la situation évoquée et les conséquences visées est assez différent de celui qu’on observe avec les autres parfaits. Par exemple dans (7), il s’agit moins de demander à l’allocutaire s’il a effectivement assisté à l’événement décrit (la souris qui va être mangée par un python), que de lui demander s’il connaît les sentiments ou les émotions que ce spectacle peut susciter. La résultativité y est donc d’une tout autre nature que dans les exemples (1) à (6). L’appellation de parfait « d’expérience » rend plus ou moins bien compte du type de conséquence qui est ici visé : il s’agit de l’état actuel d’un sujet qui a fait telle ou telle chose, à qui il est arrivé un jour telle ou telle chose.
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Dans certaines variétés du français, en particulier dans le domaine franco provençal, le passé surcomposé a grammaticalisé cette valeur de parfait d’expérience. Pour une étude détaillée de l’emploi du surcomposé comme parfait d’expérience, voir Apothéloz (2009 et 2010).
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Cependant, on observe que la valeur de parfait d’expérience est transversale par rapport aux trois types inférentiels (illatif, abductif et explicatif) décrits plus haut. Ce qui veut dire qu’un parfait d’expérience peut être employé avec n’importe laquelle de ces trois valeurs. La chose est assez facile à montrer. Imaginons qu’un ami me demande si je m’estime capable de faire un petit film documentaire sur le baptême de son fils. Pour justifier une réponse positive, je pourrais par exemple faire savoir à cet ami que j’ai une certaine expérience du cinéma et dire j’ai fait quelques documentaires. Je produirais alors un parfait d’expérience de type illatif. Imaginons maintenant que j’accepte de tourner ce film mais sans informer mon ami de mes expériences en matière de cinéma ; et que, me voyant faire, et constatant ensuite le résultat, cet ami se montre surpris de mon savoir-faire. Il pourrait alors dire quelque chose comme : toi tu as fait du cinéma, ou simplement : tu as (déjà) tourné des films. Il produirait alors un parfait d’expérience de type abductif, avec la valeur évidentielle propre à cet emploi. Imaginons enfin qu’un autre ami assiste au tournage du documentaire en question et s’étonne de ma façon de faire, qu’il trouve très professionnelle. Le père de l’enfant baptisé, que j’avais informé de mon expérience en matière de cinéma documentaire, pourrait alors lui dire : il a fait des documentaires, produisant ainsi un parfait d’expérience de type explicatif. Notre analyse de la typologie des valeurs de parfait est donc différente de celles de Comrie (1976) ou de Guentchéva (1990). Pour ces auteurs, en effet, le parfait d’expérience se situe, dans leur typologie, au même niveau que les autres types de parfaits – pour Guentchéva par exemple, au même niveau que le parfait abductif (qu’elle appelle « de reconstruction »). Ils le distinguent donc du parfait résultatif. Nous pensons au contraire que tous les parfaits sont, par définition, résultatifs, et que cette résultativité se décline selon deux dimensions : une première dimension, qui est celle de la définitude, et qui permet de distinguer des parfaits « définis » et des parfaits « indéfinis » (traditionnellement appelés « parfaits d’expérience ») ; et une seconde dimension qui est celle du type inférentiel, dimension à l’intérieur de laquelle nous avons distingué trois variétés : illatif, abductif et explicatif. 2.3. Résultativité « sémantique » et résultativité « pragmatique » A examiner les exemples commentés dans la section précédente, on se rend compte que la notion de résultativité peut recouvrir des phénomènes extrêmement disparates. Cela est dû au fait que tous les verbes ne sont pas également prédisposés à produire de la résultativité. Pour ne prendre que quelques exemples, il est frappant de constater que des verbes comme arriver, fermer ou s’endormir se prêtent particulièrement bien à mettre en évidence la valeur de parfait lorsqu’ils sont fléchis à un temps composé. En
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais
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discours ils sont régulièrement utilisés au passé composé pour signifier, respectivement, les états « être arrivé » (il est arrivé), « être fermé » (on l’a fermé) et « être endormi » (il s’est endormi). Il en va autrement de verbes comme courir, aimer ou heurter, dont les potentialités résultatives sont très différentes et, en un sens, moindres. Le paramètre qui est ici en cause est celui de la transitionnalité : les verbes arriver, fermer et s’endormir ont une signification typiquement transitionnelle et définissent par conséquent leur propre état résultant, ce qui n’est pas le cas de courir, aimer ou heurter, dont le sens ne comporte aucune idée de transitionnalité. Cela ne veut pas dire que ces verbes ne puissent pas, dans telle ou telle circonstance, être utilisés avec l’intention de signifier un état résultant. Mais quand cette situation se produit, l’état résultant n’a pas la même prévisibilité que lorsqu’il s’agit d’un verbe transitionnel. Par exemple on peut fort bien dire, en visant un état résultant, il a couru ; mais l’état visé est alors toujours lié à des facteurs contingents. Dans cet exemple il pourrait correspondre à des informations variables et tributaires du contexte, comme : ‘il est essoufflé’, ‘il est en sueur’, ‘il est arrivé à l’heure’, etc. L’énoncé il a couru peut être produit pour attirer l’attention sur des états de ce type, et par exemple pour en donner une explication. Nous proposons donc de distinguer deux types de résultativité. Le premier type est celui auquel nous venons de faire allusion à propos des verbes arriver, fermer et s’endormir. Ces verbes comportent dans leur sens même un état résultant. Nous parlerons dans ce cas de résultativité sémantique. Le second type de résultativité est celui illustré par des verbes comme courir, aimer et heurter, dont la signification n’implique pas d’état résultant. Nous parlerons dans ce cas de résultativité pragmatique. Dans (1) et (2) ci-dessus (verbes venir et sortir), il s’agit typiquement de résultativité sémantique. Dans (4) et (6) (verbes pleurer et heurter), il s’agit de résultativité pragmatique. Il faut toutefois se garder d’associer de façon trop rigide type de prédicat (transitionnel ou non transitionnel) et type de résultativité (sémantique ou pragmatique). S’il est vrai que les prédicats non transitionnels ne définissent pas sémantiquement un état résultant, et sont par conséquent inaptes à produire de la résultativité sémantique, les prédicats transitionnels peuvent fort bien, quant à eux, être utilisés avec une visée résultative pragmatique. C’est ce qui se passe dans (3) : boire de l’eau froide est un prédicat transitionnel ; pourtant ce qui est visé, c’est bien ici un résultat inféré pragmatiquement (le fait de tousser). De même, on peut fort bien dire quelqu’un a ouvert la fenêtre non pas pour faire savoir que la fenêtre est actuellement ouverte, mais pour rendre compte par exemple du fait qu’il y a un courant d’air ; pourtant ouvrir est un verbe transitionnel. Le rapport entre la situation et l’état résultant est alors indirect, de l’ordre du probable seulement.
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De même il y a certaines affinités entre le type inférentiel du parfait et le type de résultativité qu’il produit (quand il ne s’agit pas du parfait d’expérience). Ainsi, les parfaits abductifs sont en principe associés à la résultativité pragmatique, ce qui est assez logique si on considère que le parfait abductif sert en général à exprimer une conjecture et non une certitude. Les exemples (3), (4) et (6) en sont une illustration. Les autres types inférentiels (illatif et explicatif) ne semblent pas avoir d’affinité particulière pour l’une ou l’autre résultativités. Un cas un peu différent est celui du parfait d’expérience. Par définition ces parfaits mettent en œuvre un type particulier de résultativité (celui que vise à saisir le qualificatif « d’expérience »), qui est de nature clairement pragmatique. Pour cette raison ils ne sont pas sensibles au type aspectuel du prédicat verbal. N’importe quel type aspectuel de prédicat peut a priori donner lieu à ce type de parfait. Nous allons maintenant examiner comment le polonais exprime la résultativité. Mais il convient tout d’abord de donner quelques informations générales sur le système aspectuel et temporel de cette langue. 3. Le système verbal polonais Le polonais présente un système de temps verbaux qui, au premier abord, paraît extrêmement simple au regard du français7. En effet, outre le conditionnel et l’impératif, cette langue possède trois tiroirs flexionnels : présent, passé et futur. Mais cette apparente simplicité au plan des tiroirs est compensée par une morphologie aspectuelle d’une grande complexité au plan du lexique. Dans cette langue, en effet, la majorité des signifiés verbaux existent sous deux formes lexicales, traditionnellement dites perfective et imperfective. Seul un petit groupe de signifiés verbaux n’existent que sous une unique forme aspectuelle (perfectiva tantum, imperfectiva tantum). Mais tout verbe appartient nécessairement à la catégorie des perfectifs ou des imperfectifs. Au plan morphologique, il existe divers affixes permettant de dériver une forme perfective d’une forme imperfective, et vice-versa. Pour les besoins de cet article il suffit d’indiquer que les affixes de perfectivation sont des préfixes, et ceux d’imperfectivation, des suffixes. Par exemple : burzy (‘détruire’, forme imp.) et zburzy (‘détruire’, forme perf.), da (‘donner’, forme perf.) et dawa (‘donner’, forme imp.). Certains couples aspectuels sont supplétifs, par exemple : mówi (‘dire’, forme imp.) et powiedzie (‘dire’, forme perf.). Cependant ces faits lexicaux ne sont pas indépendants du système des tiroirs. Ainsi, les formes perfectives n’ont pas de présent ; plus exactement, la 7
Pour une présentation synthétique, voir par exemple Vater (1995).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais
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forme perfective d’un signifié verbal, fléchie au même tiroir morphologique que son double imperfectif, a une valeur de futur. Quant à la forme imperfective, elle a, pour le futur, une forme qui lui est propre : elle est composée, utilisant comme auxiliaire le futur du verbe by (‘être’). La relation entre tiroir verbal et forme aspectuelle en polonais peut donc être résumée comme suit : le tiroir présent est nécessairement imperfectif, et l’opposition imperfectif vs perfectif ne se manifeste qu’aux tiroirs passé et futur (cf. Tab. 1).
IMPERFECTIF
PASSÉ
PRÉSENT
FUTUR
burzyłem
burz
bd burzyü
PERFECTIF
zburzyłem — zburz Tab. 1. – Burzy (‘détruire’ IMP.) et zburzy (‘détruire’ PERF.). Formes des 1ère pers. sg. du passé, du présent et du futur. En slavistique, les formes perfectives sont généralement décrites comme exprimant une situation de façon complète, menée jusqu’à son terme « naturel » (i.e. celui résultant de la signification du verbe) ; les formes imperfectives sont quant à elles décrites comme exprimant une situation incomplète, n’incluant pas le terme naturel de la situation désignée (cf. par ex. Kuryłowicz 1977). Ces caractérisations, ainsi que d’autres plus ou moins équivalentes, donnent régulièrement lieu à toutes sortes de polémiques, consistant par exemple à indiquer qu’il existe de nombreux contre-exemples à ces définitions, ou à signaler que tous les signifiés verbaux n’incluent pas nécessairement un terme naturel (ce qui ne les empêche pas d’avoir une forme perfective). Il est impossible, dans le cadre du présent article, d’entrer dans ce type de discussion. Nous nous contenterons de préciser ici que, de façon caractéristique, les formes imperfectives sont également utilisées pour signifier l’itérativité et l’habitualité, à la manière de l’imparfait en français. Une des différences entre les systèmes des tiroirs polonais et français est donc qu’il n’y a pas, en polonais, de tiroir spécialisé dans l’expression de la résultativité8. On pourrait penser, par exemple, que les formes perfectives au passé expriment une telle valeur. Mais nous verrons que ce n’est pas systématiquement le cas. Ces formes peuvent en effet être utilisées dans le récit, où elles ont une valeur d’aoriste et sont régulièrement (et fidèlement) traduites par des passés simples ou des passés composés aoristiques en français.
8
Voir toutefois section 4.6. ici même.
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4. L’expression de la résultativité en polonais Cette section ne prétend pas faire le tour de la question, qui est des plus complexes. Nous nous limiterons ici à donner quelques repères en essayant de montrer l’intérêt descriptif que présentent les notions qui ont été posées plus haut. Pour ce faire nous examinerons tout d’abord le cas des prédications transitionnelles non duratives et duratives, puis celui des prédications non transitionnelles non duratives et duratives. Une prédication est transitionnelle si elle implique le franchissement d’une borne marquant le début ou la fin d’un état. Le terme de « prédication » se justifie par le fait que dans nos analyses, nous préférons utiliser, comme unité de référence, l’ensemble de l’expression prédicative9 et non le verbe seul, celui-ci étant souvent sous-déterminé relativement à la transitionnalité. Par exemple, une prédication construite avec le verbe manger est transitionnelle quand l’expression qui fonctionne comme second actant du verbe désigne un objet entier (manger une/la tartine, manger (toute) la viande), mais non transitionnelle quand cette expression désigne une partie d’objet, comme le fait par exemple un article partitif (manger de la viande). Cette distinction est essentielle en polonais, car elle détermine le choix de la forme verbale : perfective, quand l’expression du second actant désigne un objet entier, imperfective sinon (Wierzbicka 1967). 4.1. Les prédications transitionnelles non duratives On observe ici la régularité suivante : quand la résultativité qu’il s’agit d’exprimer est purement sémantique, c’est la forme perfective qui est utilisée. La forme imperfective sert quant à elle à exprimer la résultativité pragmatique. Voici tout d’abord quelques exemples comportant un verbe à la forme perfective (les formes concernées sont en gras)10. (9)
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Przyjechały wozy TV, pracuj kamery. arriver.PERF.PASSÉ véhicules TV travailler.IMP.PRÉS. caméras Les véhicules de la télévision sont arrivés, les caméras tournent. (Kuszmider 1999 : 116)
Verkuyl & Vet (2004) parleraient ici d’« aspect prédicationnel ». Les gloses de la deuxième ligne utilisent les conventions suivantes : ‘PASSÉ’, ‘PRÉS.’ ‘IMPÉR.’ indiquent respectivement les temps passé, présent et impératif. ‘IMP.’ imperfectif, ‘PERF.’ perfectif, ‘PRÉP.’ préposition, ‘PP.’ participe passé, ‘N’ nom, ‘PÉ.’ particule énonciative. Pour des raisons de lisibilité toutes les autres indications grammaticales (personne, genre, cas, etc.) sont délibérément omises.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais (10)
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Zmieniłem prac. Teraz pracuj w duej midzynarodowej firmie. changer.PERF.PASSÉ travail... J’ai changé de travail. Maintenant je travaille dans une grosse entreprise internationale. Zobacz ! Kto otworzył okno. regarder. PERF.IMPÉR. quelqu’un ouvrir.PERF.PASSÉ fenêtre Regarde ! Quelqu’un a ouvert la fenêtre.
Dans ces exemples, l’énoncé vise à exprimer l’état résultant tel qu’il est déductible du signifié du verbe dans sa forme perfective. Les exemples (9) et (10) sont de type illatif. Dans (9) les véhicules de la télévision sont actuellement présents ; dans (10) le locuteur ne travaille plus là où il travaillait. (11) pourrait, selon le contexte dans lequel il est produit, réaliser un parfait illatif, abductif ou explicatif. Quoi qu’il en soit il implique que la fenêtre est actuellement ouverte. Sur ce type d’exemple, voir aussi Włodarczyk (1994 : 124). Moyennant un contexte adéquat, les prédications de (10) et (11) se prêtent à une interprétation pragmatique de la résultativité si elles sont exprimées au moyen d’une forme imperfective du verbe. (12)
(13)
Witajcie. Była spora przerwa, ale rozumiecie, zmieniałem prac. changer.IMP.PASSÉ travail Ma byü lepiej i za wiksz pensj. Si okae. (doc. internet) Salut ! Il y a eu une longue interruption, mais vous comprenez, j’ai changé de travail. Ça doit être mieux, un salaire plus élevé. On verra. [Le locuteur constate qu’il fait anormalement froid dans la pièce où il se trouve et, avant même d’avoir constaté si la fenêtre est fermée ou non, formule l’énoncé suivant :] Kto otwierał okno. quelqu’un ouvrir.IMP.PASSÉ fenêtre Quelqu’un a ouvert la fenêtre.
Dans (12) le participant à un forum de discussion sur Internet excuse sa longue absence sur ce forum en écrivant qu’il a changé de travail. L’absence est traitée ici comme une conséquence pragmatique du changement de travail, et l’imperfectivité permet de lier explicativement la situation « changer de travail » à cet état de fait. Avec une forme perfective, l’énoncé n’aurait désigné que l’état consistant à avoir un nouveau travail et perdrait ainsi toutes ses vertus explicatives. Le choix de la forme imperfective permet également de désigner allusivement toutes les conséquences pratiques entraînées par un changement de travail. Dans (13), l’imperfectivité permet de mettre en rapport un constat indirectement lié à l’ouverture d’une certaine fenêtre, et cette ouverture. L’énoncé est produit dans un contexte clairement abductif. Contrairement à (11), il ne présume ni que la fenêtre est
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actuellement ouverte ni qu’elle est fermée (cf. pour un exemple analogue les commentaires de Kuszmider 1999 : 115). On découvre que le polonais, à travers le choix grammatical de la perfectivité ou de l’imperfectivité, offre la possibilité de contextualiser la signification de l’énoncé. Cependant il n’est pas possible de trouver un équivalent imperfectif pour (9). La raison est la suivante. La forme imperfective correspondant à przyjecha (‘arriver’, perf.), à savoir przyjeĪdĪa (‘arriver’, imp.), a lexicalisé une valeur itérative. Ce phénomène est assez fréquent en polonais, avec les verbes transitionnels non duratifs (voir notamment Laskowski 1998). Par exemple, les formes imperfectives suivantes sont également toujours itératives : znajdowa (‘trouver’), upada (‘tomber’), gubi (‘perdre’). 4.2. Les prédications transitionnelles duratives Il s’agit des accomplissements au sens de Vendler (1957). La résultativité sémantique y est exprimée, comme pour les non duratifs, par la forme perfective du verbe. (14)
(15)
Zobacz, co narysowałem ! regarder.PERF.IMPÉR. ce que dessiner.PERF.PASSÉ Regarde ce que j’ai dessiné ! Czy przeczytałeĞ „Quo vadis” Sienkiewicza ?, zapytała est ce que lire.PERF.PASSÉ „Quo vadis” Sienkiewicz nauczycielka ucznia. Est ce que tu as lu „Quo vadis” de Sienkiewicz ?, a demandé l’institutrice à un élève.
Dans (14) l’état résultant est matérialisé par l’existence de l’objet dessiné, dessiner étant un verbe « créatif ». Dans (15) le verbe lire dans sa forme perfective désigne le parcours complet du livre en question. Le choix de cette forme indique par conséquent que la question porte bien sur la complétude de ce parcours. Il convient de noter que la résultativité sémantique n’exclut pas la résultativité pragmatique. Ainsi, dans un contexte où le livre en question aurait été prêté à l’allocutaire, une question comme (15) pourrait très bien être posée pour lui demander s’il peut rendre ce livre, ou pour lui faire savoir qu’on voudrait qu’il le rende. Mais dans ce cas la résultativité « première » serait bien toujours sémantique. La résultativité pragmatique est exprimée, comme pour les non duratifs, par la forme imperfective du verbe. (16)
Kto rysował tego qui dessiner.IMP.PASSÉ ce Qui a dessiné ce cheval ?
konia ? cheval
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais (17)
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Czytałem kartotek paskiej matki. Pan nie mógł zaspokoiü jej votre mère lire.IMP.PASSÉ dossier potrzeb. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. (Camus, L’Etranger)
La question (16) pourrait par exemple être posée si le locuteur veut faire savoir qu’il a constaté que le dessin dont il est question présente une caractéristique particulière, par exemple d’être particulièrement bien ou mal fait11. Pour ce qui est de (17), la forme imperfective du verbe lire (qui est celle de la traduction attestée), contrairement à la forme perfective, n’implique pas que le dossier a été lu jusqu’à la fin. L’énoncé vise seulement ici à faire savoir que le locuteur sait un certain nombre de choses à propos de la mère de l’allocutaire et que ces connaissances ont été acquises à partir de la lecture du dossier. Comme on le voit, le point commun à tous les exemples d’imperfectivité examinés jusqu’ici est d’une part la non-expression (ou la non-explicitation) de la complétude de la situation, d’autre part le déclenchement d’inférences conduisant à signifier implicitement qu’il existe dans le contexte d’énonciation des conséquences indirectes de la situation exprimée. Un troisième point, également fréquent quoique non systématique, est que le contexte d’énonciation donne accès à des informations qui vont à l’encontre de ce que dit littéralement l’expression verbale : le dessin est terminé, le changement de travail a eu lieu, et pourtant ces situations sont décrites avec une forme signifiant en principe l’incomplétude12. On notera que des questions comme qui a ouvert la fenêtre ?, qui a fait ce dessin ? etc., ont deux traductions en polonais. Soit la question porte uniquement sur l’identification de l’agent de la situation, et c’est la forme perfective du verbe qui est choisie ; soit la question comporte, en plus, des allusions à des conséquences indirectes, à une caractéristique repérable dans le contexte d’énonciation (traces d’ouverture ou de tentatives d’ouverture de la fenêtre, dessin présentant une caractéristique particulière, etc.), et c’est alors la forme imperfective qui est utilisée.
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Koschmieder (1929) utilise des exemples similaires pour défendre l’idée selon laquelle les notions de complétude et d’incomplétude ne permettent pas selon lui de rendre compte de la distinction perfectif vs imperfectif. Sur ce point voir aussi Vater (1995). On pourrait en déduire que les formes imperfectives signifient non pas l’incomplétude, mais seulement l’absence d’indication concernant la complétude. Telle est à peu près la thèse de Forsyth (1970).
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4.3. Les prédications non transitionnelles non duratives Les prédications non transitionnelles se comportent de façon assez différente des prédications transitionnelles vis-à-vis de la résultativité et de l’opposition perfectif vs imperfectif. Rappelons que, par définition, les prédications non transitionnelles ne peuvent pas produire de résultativité sémantique. Les verbes non transitionnels non duratifs ont pratiquement tous une forme imperfective, mais celle-ci a presque toujours un sens itératif, comme certains verbes transitionnels non duratifs évoqués plus haut. Il en résulte que les prédications non transitionnelles non duratives ont toujours recours à une forme perfective pour désigner la résultativité pragmatique, en polonais. (18)
(19)
Przepraszam, jestem troch spóniona.
Spotkałam koleank. rencontrer.PERF.PASSÉ copine Je suis désolée, je suis un peu en retard. J’ai rencontré une copine. Ty tutaj ! SpóĨniłaĞ siĊ na pocig. toi ici rater.PERF.PASSÉ train Toi ici ! Tu as raté le train.
Dans (18) la forme verbale est de type explicatif, et dans (19) elle est de type abductif. Le type illatif est également possible. Imaginons par exemple que quelqu’un appelle l’ambulance pour faire part d’un accident : il pourrait produire un énoncé comme une voiture a heurté un piéton, en visant ainsi un élément actuel du contexte d’énonciation, par exemple qu’il y a un blessé. 4.4. Les prédications non transitionnelles duratives Ces prédications désignent des activités ou des états. Elles se caractérisent par la durée et l’absence de transition. Leur interprétation résultative apparaît contextuellement quand elles sont utilisées dans des énoncés dont le sens est lié par inférence à un état de fait actuel. (20)-(21) illustrent les activités, et (22)-(23) les états. (20)
(21)
Jeste zdyszany. Tu es essoufflé. Bo biegałem. parce que courir.IMP.PASSÉ Parce que j’ai couru. Heniu, znowu piłeĞ wódk ! Henri de nouveau boire.IMP.PASSÉ vodka Henri, tu as de nouveau bu de la vodka ! Nie, nie piłem. non ne pas boire.IMP.PASSÉ Non, je n’en ai pas bu.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais
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Tak ? To powiedz « Gibraltar » ! Ah bon ? Alors dis « Guibraltar » ! No dobra, piłem ! Bon d’accord, j’en ai bu ! (doc. Internet) Czemu wróciłe tak szybko ? Pourquoi es tu rentré aussi vite ? Bo, tĊskniłem za tob. PRÉP. toi parce que languir.IMP.PASSÉ Parce que je languissais après toi. Mizernie dzi wygldasz. Tu n’as pas l’air très bien aujourd’hui. No bo, chorowałem. PÉ. parce que être malade.IMP.PASSÉ Parce que j’ai été / j’étais malade.
Toutes les formes verbales sont ici imperfectives. Elles sont de type explicatif dans (20), (22) et (23). Dans ces trois exemples un constat actuel est mis en rapport avec une situation passée : l’essoufflement, avec le fait d’avoir couru ; la rapidité du retour, avec l’ennui ; et l’apparence de la personne, avec le fait qu’elle a été malade. Le parfait est de type abductif dans la première occurrence de (21) : à partir de certains indices, on infère conjecturalement qu’une personne a bu de l’alcool. Les autres parfaits de (21) sont illatifs. Pourquoi le polonais n’emploie-t-il pas ici des formes perfectives ? La raison en est que les formes perfectives des verbes utilisés dans ces exemples ne sont pas exactement, du point de vue sémantique, le pendant des formes imperfectives. De fait, les slavistes considèrent généralement que les verbes non transitionnels sont inaptes à former de vrais couples aspectuels, contrairement aux verbes transitionnels. On est donc ici en présence, une fois encore, de faux couples aspectuels. La perfectivation des verbes non transitionnels duratifs peut avoir principalement, en plus de la perfectivité, trois sortes de conséquences sémantiques. 1. En premier lieu, elle peut produire un effet de délimitation temporelle. Il en va ainsi dans des couples comme biega / pobiega (respectivement ‘courir’ / ‘courir pendant un court moment’), ou encore chorowa / pochorowa (‘être malade’ / ‘être malade pendant une courte période’, ‘faire une courte maladie’). Comme le note Piernikarski (1969), on peut spécifier cette durée par des expressions comme un peu, une demi heure, etc. 2. En second lieu la perfectivation des verbes non transitionnels duratifs peut transformer le verbe en un verbe transitionnel. Deux cas doivent alors être envisagés, selon que le verbe transitionnel est inchoatif, ou égressif : chorowa / zachorowa (‘être malade’ / ‘tomber malade’), kocha / zakocha siĊ (‘aimer’ / ‘tomber amoureux’), pour la valeur inchoative ; pi /
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wypi (‘boire’ / ‘boire intégralement’), jeĞ / zjeĞ (‘manger’ / ‘manger intégralement’), pour la valeur terminative. Parce qu’ils sont transitionnels, ces verbes peuvent produire de la résultativité sémantique. 3. En troisième lieu, la perfectivation des verbes non transitionnels duratifs peut produire l’idée qu’il y a extraction d’une « unité » de procès. C’est à peu près ce qui se passe en français avec des expressions comme « un coup de », « un accès de », quand on oppose par exemple : avoir le cafard / avoir un coup de cafard, frapper / donner un coup, etc. Exemples polonais : dzwoni (‘sonner’) / zadzwoni (‘donner un coup de sonnette’), tĊskni (‘languir’) / zatĊskni (‘avoir un accès d’ennui’). 4.5. Le parfait d’expérience La question du parfait d’expérience en polonais est des plus complexes. Nous ne pourrons, dans le présent article, que donner quelques indications sommaires. En première approximation, on peut dire que le polonais emploie régulièrement la forme imperfective pour produire la signification de parfait d’expérience (Karolak 2007, et à par.). Les spécialistes du russe et du polonais abordent d’ailleurs souvent la question du parfait d’expérience dans le cadre d’un problème plus général qu’on peut formuler ainsi : comment se fait-il qu’on emploie parfois dans ces langues, pour désigner une situation dans le passé, une forme verbale imperfective alors que tout donne à penser que la situation est saisie dans son intégralité et jusqu’à son terme naturel (cf. Laskowski 1998, Bogusławski 2004, Stawnicka 2007) ? C’est donc d’abord sous la forme d’un paradoxe qu’apparaît la question du parfait d’expérience, paradoxe qui n’est pas sans rappeler celui de l’imparfait narratif du français (le parallélisme a d’ailleurs été formulé explicitement par Gebert 1992). La question de (24) est un exemple de forme imperfective employée avec la valeur de parfait d’expérience. (24)
Czy piłeĞ kiedy est ce que boire.IMP.PASSÉ une fois As tu déjà bu un tel thé ?
tak herbat ? tel thé
Comme c’est le cas en français, le parfait d’expérience est souvent accompagné, en polonais, d’adverbiaux comme kiedyĞ (‘une fois’), kiedykolwiek (‘jamais’, ‘une fois quelconque’), juĪ (‘déjà’), nigdy (‘jamais’), qui s’accordent avec le caractère indéfini de cette forme verbale et mettent en évidence l’interprétation expérientielle. Cependant nous avons vu que beaucoup de verbes non duratifs polonais ont une forme imperfective qui a lexicalisé un sens itératif. Cette forme n’est donc pas disponible pour exprimer le parfait d’expérience. C’est alors la
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forme perfective qui est utilisée. Il s’agit par exemple des verbes znaleĨ (‘trouver’, perf.), zgubi (‘perdre’, perf.) spotka (‘rencontrer’, perf.), zakocha siĊ (‘tomber amoureux’, perf.). Pour ces verbes le parfait d’expérience est marqué par des adverbiaux comme ceux cités ci-dessus ainsi que par divers indices contextuels. 4.6. La construction mieü + SN + PARTICIPE PASSÉ Il existe cependant en polonais, en particulier en registre familier, une construction qui exprime spécifiquement l’état résultant. Elle se compose du verbe mie (‘avoir’), d’un syntagme nominal et d’un participe passé de forme perfective (le SN tantôt précède tantôt suit le participe). On ne la rencontre qu’avec les verbes transitifs. Elle semble suivre le schéma d’un attribut de l’objet, mais il ne s’agit en fait ni d’un vrai objet (du verbe avoir) ni d’un vrai attribut : le verbe mie fonctionne plutôt ici comme une sorte d’auxiliaire. Cette construction est relativement répandue dans la langue parlée (Piernikarski 1969 : 148, Muryn 2009). On en trouve de nombreuses attestations sur Internet. En voici deux exemples : (25)
(26)
Ja obiadek ju mam zjedzony, sałatka zrobiona, moi déjeuner.N déjà avoir.PRÉS. mangé. PERF. PP. salade faite.PERF.PP. placek te, posprztane prawie zostało mi umyü panele i sprztnü w łazience i w kocu bdzie koniec. (doc. internet) Moi j’ai déjà pris mon déjeuner, la salade est faite, le gâteau aussi, le ménage est fait il ne me reste qu’à laver le plancher et nettoyer la salle de bains et enfin, ce sera fini. [Après une réception] Było sympatycznie, a teraz jest ju na szczcie po i przy okazji mamy umyte okna i pikny bukiet. (doc. Internet) bouquet avoir.PRÉS. lavé.PERF.PP. fenêtres et joli C’était très sympathique, mais heureusement c’est maintenant déjà fini et ainsi nous avons les fenêtres lavées et un joli bouquet.
Dans (25), la construction qui nous intéresse est suivie d’une construction passive (sałatka zrobiona) avec omission du verbe être, sałatka étant au cas nominatif. L’exemple (26) est intéressant parce qu’il comporte une sorte d’anacoluthe : le verbe mie (‘avoir’) y mis en facteur commun, d’une part avec la construction qui nous intéresse, d’autre part avec une construction transitive « normale » (avoir un joli bouquet). On observera que les deux prédications sont transitionnelles et que, en terme de type inférentiel, il s’agit de parfaits illatifs. Par ailleurs c’est clairement la résultativité sémantique qui est concernée ici. Bien que son statut exact (flexion ou syntaxe) ne soit pas très clair, cette construction fait évidemment penser au passé composé français. Cependant
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elle s’apparente peut-être davantage, en français, à des constructions comme il a ses lunettes cassées, j’ai déjà cinq articles (d’)écrits, etc., qu’à de vrais passés composés. Au plan de sa signification aspectuelle, elle est proche du present perfect anglais13. Signalons qu’elle se rencontre également au futur et au passé, produisant ainsi un futur et un passé résultatifs. Indépendamment du problème de sa limitation à des verbes transitifs, la question se pose de savoir si cette forme périphrastique a les mêmes conditions d’emploi que les formes verbales synthétiques (i.e. les formes non composées du passé). Quand le sujet grammatical du verbe mie (‘avoir’) coïncide avec l’agent du participe passé, la construction périphrastique coexiste avec la forme synthétique. Par exemple, la forme perfective du passé est possible dans (25). L’interprétation de l’énoncé permet chaque fois de déduire que le référent du morphème de personne du verbe mie est aussi l’agent du verbe lexical représenté par le participe passé. En revanche, quand le lien entre ces deux éléments est moins clair, seule la forme périphrastique est employée. C’est le cas de (26). Dans cet exemple, en l’absence d’informations supplémentaires, rien ne permet de déterminer si l’agent du lavage des fenêtres coïncide ou non avec les individus désignés par la marque de personne my (‘nous’) de verbe mie. Dans chacun de ces exemples il est également possible d’employer la voix passive. En ce cas le verbe être peut être omis. 5. Conclusion De multiples problèmes sont apparus au cours de cette étude, dont l’objet était certainement beaucoup trop vaste pour être traité dans le format d’un article. Au départ notre objectif n’était pas de comparer le français et le polonais. Pourtant les instruments conceptuels que nous avons mis en place dans la première partie (typologie des valeurs de parfait fondée sur des propriétés inférentielles, distinction entre résultativité sémantique et pragmatique) nous paraissent rétrospectivement fournir une excellente base pour entreprendre une étude contrastive de la grammaire de l’aspectuotemporalité de ces deux langues. A cet égard, deux points nous semblent particulièrement importants. En premier lieu, il est frappant de constater à quel point les notions de perfectivité et d’imperfectivité recouvrent des phénomènes et des fonctionnements différents dans les deux langues. Une fois encore en aspectologie, on constate que la terminologie est pleine de chausse-trapes. 13
Selon Kuryłowicz (1987), le present perfect à l’époque de son apparition admettait lui aussi une relative liberté de l’ordre des éléments, notamment de l’objet relativement au participe. Il en va de même en ancien français, du moins avant le XIIIe s. (cf. Marchello Nizia 1999).
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En second lieu, nous avons observé qu’avec les prédications transitionnelles, l’opposition perfectif vs imperfectif était systématiquement utilisée en polonais pour contraster une résultativité sémantique et une résultativité pragmatique, chose que ne peut pas faire le français. Pour ce type de prédication, cette opposition permet notamment, en polonais, d’affiner le lien qui doit être établi entre le contexte immédiat de la parole et la situation désignée par le prédicat verbal, et donc de guider l’interprétation in situ de l’énoncé. Références Apothéloz, D. (2009). La quasi-synonymie du pssé composé et du passé surcomposé dit « régional », Pratiques 141-142 : 98-120. Apothéloz, D. (2010). Le passé surcomposé et la valeur de parfait existentiel, Journal of French Language Studies 20.2 (sous presse). Benveniste, E. (1966). Les relations de temps dans le verbe français, in : Problèmes de linguistique générale 1, Paris : Gallimard, 237-250. Bogusławski, A. (2004). Aspekt i negacja, Warszawa : Wydawnictwo TAKT. Comrie, B. (1976). Aspect. An introduction to the study of verbal aspect and related problems, Cambridge : Cambridge University Press. Deledalle, G. (1994). Charles S. Peirce. Les ruptures épistémologiques et les nouveaux paradigmes, Travaux du Centre de recherches sémiologiques 62 : 51-66. Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z. (2003). Comment déterminer les significations du passé composé par une exploration contextuelle ?, Langue française 138 : 48-60. Forsyth, J. (1970). A grammar of aspect. Usage and meaning in the Russian verb, Cambridge : Cambridge University Press. Gebert, L. (1992). Osservazioni sull’imperfettivo per esprimere fatti compiuti in lingue slave e romanze, in : W. Bany ; L. Bednarczuk ; K. Bogacki, (éds), Etudes de linguistique romane et slave, Kraków : Universitas, 217-226. Guentchéva, Z. (1990). Temps et aspect : l’exemple du bulgare contemporain, Paris : Editions du CNRS. Karolak, S. (1997). Le temps et le modèle de H. Reichenbach, Etudes cognitives / Studia kognitywne 2 : 95-125 (Varsovie : SOW). Karolak, S. (2007). Składnia francuska o podstawach semantycznych, Kraków : Collegium Columbinum. Karolak, S. (à paraître). Remarques sur l’équivalence du passé imperfectif polonais et des temps passés en français, Verbum. Koschmieder, E. (1929). Zeitbezug und Sprache. Ein Beitrag zur Aspekt und Tempusfrage. Leipzig/Berlin. Trad. franç. : Les rapports temporels fondamentaux et leur expression linguistique. Contribution à la
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Modèles explicatifs, modèles prédictifs : pour une interaction effective entre linguistique et cognition Muriel BARBAZAN Octogone – Lordat / EA 4156 – Université Toulouse II
0. Introduction Si l’on s’efforce de modéliser le fonctionnement d’un élément linguistique, temps ou mode verbal par exemple, c’est que l’on écarte l’idée d’une homonymie existant en langue qui refléterait directement les divers emplois possibles de cet élément. Et pour peu que l’on envisage la diversité sémantique en termes de polysémie, on fait le pari de pouvoir relier sémantiquement entre eux ses différents contextes d’emploi, même s’ils paraissent à première vue très hétérogènes. Si la majorité des linguistes s’accorde sur ce dernier principe, très général, les objectifs descriptifs peuvent ensuite être divers, et justifier in fine des propositions très divergentes. L’efficacité descriptive, explicative ou prédictive d’un modèle donné est alors évidemment à envisager dans la perspective que s’est fixé le linguiste. Ainsi, par exemple, une modélisation destinée à une exploitation par un ordinateur doit connaître des contraintes différentes de celles que l’on rencontre dans l’objectif d’une utilisation de la description par un cerveau humain, tant il est trivial de dire que le fonctionnement du cerveau et de l’ordinateur sont loin d’être équivalents. Si l’on prévoit d’ancrer dans le modèle descriptif un développement explicatif pour favoriser l’apprentissage guidé d’une langue étrangère – en ce qui nous concerne le français pour les étrangers –, une contrainte non négociable s’impose alors au linguiste : la description linguistique doit être subordonnée à l’exploitation didactique qu’on prévoit ensuite d’en dériver (cf. Cuq 1996, 26). Il ne s’agit bien sûr pas d’établir une relation de subordination en termes d’importance hiérarchique relative entre deux domaines connexes et complémentaires, la linguistique et la didactique. Subordonner signifie ici que les processus mentaux de compréhension et d’utilisation des connaissances mis en œuvre par les apprenants ciblés constituent un cadre strict à l’intérieur 1 duquel doit s’intégrer la description, sans débordements possibles . Les 1
Le potentiel d’exploitation didactique d’une description linguistique est donc lié à son adéquation cognitive. Mais cette condition n’est bien sûr pas suffisante : il faut ensuite, sur cette base linguistique, explorer diverses questions proprement didactiques : quelle progression, quelle(s) méthodologie(s) retenir en fonction de l’héritage grammatical dont disposent les apprenants ciblés ? Quels choix métalangagiers ? Quelles activités grammaticales et dans quel ordre ? Ces ques © Cahiers Chronos 21 (2010) : 25 43.
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domaines cognitifs concernés relèvent aussi bien du traitement mental des textes que de la question de la conceptualisation, de la mémorisation et du fonctionnement de la mémoire de travail en situation de production en langue étrangère. Comment s’intègrent de nouveaux éléments explicatifs aux représentations déjà installées en mémoire ? Comment optimiser les traitements automatiques à l’œuvre lors de la production en langue étrangère ? Quels sont les types de descriptions qui, au contraire, risquent de contredire ces processus mentaux ? Ces quelques questions illustrent rapidement quels types de garde-fous cognitifs doivent aider le linguiste dans son cheminement descriptif. La psychologie cognitive et la psycholinguistique peuvent apporter dans ces divers domaines des éléments de réponse très détaillés, souvent mis en évidence expérimentalement et dont il serait contre-productif de se passer. L’objet de cet article sera de montrer que la compréhension du fonctionnement d’un modèle explicatif n’implique pas nécessairement la possibilité de produire un discours en langue étrangère (L2) à partir de ce modèle. Une explication du fonctionnement d’un temps verbal par exemple peut reposer sur un raisonnement en soi cohérent, tout en ne permettant pas de prédire l’emploi de ce temps en situation de production autonome. Ce sont les causes de ces difficultés qu’il nous intéresse d’explorer ici, notamment si elles tiennent à certaines caractéristiques du modèle, indépendamment, répétons-le, de sa cohérence ou de sa logique interne. On explorera ainsi quelques propositions linguistiques concernant le fonctionnement du système verbal. Certaines se présentent à terme comme fondement didactique exploitable, c’est-à-dire comme potentiellement prédictives en L2. D’autres n’ont pas cet objectif explicite, mais elles seront pourtant discutées, pour deux raisons : • de nombreuses grammaires de FLE tentent à divers degrés des ancrages explicatifs dans les paradigmes où s’inscrivent aussi ces propositions. C’est le cas notamment de la piste aspectuelle, dont nous discuterons ici un des développements théoriques actuels. • d’autre part, en mettant en évidence quels types de problèmes cognitifs peuvent générer ces voies descriptives, on peut espérer mettre à jour certaines contraintes qu’imposent les processus mentaux au linguiste soucieux d’exploiter ensuite ses résultats descriptifs dans une perspective didactique réellement fondée cognitivement. Comme on le voit, notre intention n’est pas de discuter de l’arrière-plan théorique ni du bien-fondé des développements de telle ou telle voie descriptive. Il s’agit simplement de considérer les principes de fonctionnement de ces modèles à la lumière de certains processus de traitement mental de comtions ne feront pas le propos de cet article, puisqu’il s’agira ici de discuter en amont diverses voies descriptives.
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préhension et de production du langage. Nous souhaitons que leurs auteurs, et notamment ceux dont la perspective ultime n’est pas didactique, ne prennent pas ombrage de ce transfert de paradigme que nous nous proposons de faire. Les difficultés de traitement cognitif mises ici en évidence ne sont pas inhérentes à la logique interne de leurs modélisations, mais apparaissent en regard du cadre dans lequel elles sont déplacées. Ce transfert, s’il peut paraître quelque peu brutal, ne se justifie précisément que par les débordements qu’il doit nécessairement générer, débordements qui nous permettront d’affiner la définition des contraintes descriptives qu’impose la perspective d’une exploitation a posteriori du modèle en didactique du FLE. 1. Les difficultés de production en FLE : moteur de modélisation linguistique De nombreux chercheurs s’intéressant au système verbal, qu’ils soient ou non enseignants de FLE, formulent explicitement qu’ils ont conscience des difficultés des apprenants même “avancés” (8 / 12 ans d’apprentissage par exemple) comme des problèmes posés par l’exploitation didactique des résultats (ou des hypothèses) linguistiques (cf. Confais 1995, 212 ; Vetters 1996, 113 ; Judge 2002, 135 ; Labeau 2002, 157 ; Larrivée 2002, 66 ; Molendijk 2002, 91). De Both-Diez (1985, 5) résume ainsi les difficultés rencontrées par des apprenants anglais et néerlandais, difficultés que l’on peut globalement comparer à celles que rencontrent les germanophones – en deux mots, une inadéquation fondamentale des systèmes verbaux de ces langues par rapport au français : « Comme le savent tous ceux qui ont consacré des années d’enseignement à la traduction en français d’une langue étrangère, l’emploi et la distribution des temps du passé dans un texte constituent, pour les non francophones, une difficulté majeure, d’une part parce que le français possède deux temps simples du passé, l’IMP et le PS, d’autre part parce que le PC d’une langue comme l’anglais ou le néerlandais ne correspond pas toujours au PC français. » (de Both Diez 1985, 5)
Pour Molendijk (2002, 91), les problèmes rencontrés par les apprenants sont dus à l’impossibilité de transférer le fonctionnement de la langue maternelle sur la langue-cible, mais aussi aux faiblesses des descriptions proposées, qu’il juge fréquemment inadéquates à divers titres : « L’emploi et la compréhension du PS et de l’IMP du français constituent une difficulté majeure pour tous ceux dont la langue n’est pas le français. Cela ne s’explique pas uniquement par l’absence (dans beaucoup de langues) d’une opposition temporelle semblable à celle qu’on trouve en français (PS/IMP). Ce qui joue également un rôle essentiel ici, c’est que les analyses que l’on
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Muriel Barbazan propose traditionnellement du PS et de l’IMP sont souvent peu maniables et même fausses. » (Molendijk 2002, 91)
Molendijk pointe ici deux types de problèmes distincts que peuvent poser certaines descriptions linguistiques ou grammaticales – en amont même de la réflexion sur les questions proprement didactiques évoquées en note 1 : certaines propositions linguistiques peuvent en effet être en soi recevables, mais ne sont pas « maniables » cognitivement : par exemple elles ne pourront pas fonder une procédure cognitive tant soit peu automatisable, même au prix d’un entraînement intensif. Par exemple aussi, leur formulation pourtant linguistiquement vraie stricto sensu peut ne définir qu’une catégorie floue, impliquant une surgénéralisation inévitablement génératrice d’erreurs de la part des apprenants (exemple : « on emploie souvent / généralement telle forme verbale dans tel contexte » cf. point suivant). C’est cette problématique de la « maniabilité cognitive » qui est centrale pour nous ici. La seconde catégorie dont parle Molendijk, celle des règles fausses, n’est ainsi pas la seule qui soit irrecevable dans un objectif d’enseignement du FLE. 2. Propositions grammaticales ou linguistiques inadaptées pour l’emploi du FLE 2.1. Généralisations prématurées de significations contextuelles en règles d’emploi Nous ne questionnerons pas ici de façon détaillée les règles ou indications d’emploi proposées pour le système verbal dans les grammaires de FLE. Une analyse de l’héritage grammatical concernant les temps verbaux du passé est proposée dans Barbazan (2007a, 2007b, 2007c). Il s’agit plutôt de souligner l’inadéquation prédictive de certaines généralisations d’emplois contextuels assez fréquemment proposées par les auteurs de manuels et de grammaire pour le FLE. Ainsi, certaines manifestations contextuelles ponctuelles sont fréquemment transformées en indications prescriptives d’emploi des formes verbales. Larrivée (2002, 52) rappelle que certains contextes d’affinités entre formes verbales et aspectualités lexicales ont été fréquemment remarqués : « Maints auteurs [...] ont pu noter l’affinité entre les événements dont la réa lisation suppose une durée momentanée, un adverbe comme ‘soudain’ et le passé composé, tous trois se prêtant à l’engagement dans un événement. L’affinité entre verbes d’état et imparfait a également été notée régulièrement, chaque forme insistant sur le cours de l’événement. » (Larrivée 2002, 52)
Ces constats de fréquence statistique sont des assises à l’extrapolation réflexive, mais il faut se garder de systématiser trop rapidement ces régularités. Le programme d’analyse suivant, proposé par Stammerjohan aux enseignants de français en Allemagne, nous semble donc didactiquement inadapté si les résultats de ces observations statistiques sont prématurément transfor-
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més en règles d’emploi, ce que semble suggérer l’auteur : « La façon dont les temps et particulièrement les temps du passé apparais sent en contexte (texte ou situation) s’exprime en termes d’affinité par rapport à d’autres traits distinctifs de la langue, et plus on établit de décomptes dé taillés de ces affinités, plus on peut caractériser clairement les temps. » (Stammerjohann 1983, 46 ; nous soulignons)
Avoir caractérisé des régularités contextuelles d’emploi d’une forme verbale ne signifie nullement que l’on a cerné le sens de cette forme. On n’en est là qu’à l’étape de repérage préalable des divers emplois contextuels existant pour chaque forme verbale. Bref, les observations contextuelles nécessaires au linguiste ou grammairien, qui sait par ailleurs qu’il ne tient pas encore dans ces fréquences statistiques le signifié du temps verbal, ne peuvent pas être proposées telles quelles aux apprenants. Rideout (2002, 16) souligne à propos des « corrélations entre certains verbes et formes verbales » qu’il y a un réel danger d’exploitation didactique directe de ces constats statistiques, car elles conduisent à des surgénéralisations inévitables de la part des apprenants : « Même s’il existe une telle corrélation, ce n’est qu’une tendance [...]. Toute fois, certaines grammaires exploitent la corrélation dans leurs descriptions des emplois du prétérit et de l’imparfait. Dans Collage, révision de grammaire, une grammaire destinée aux apprenants de français langue seconde, on ren contre la description suivante de l’emploi de l’imparfait : “Les verbes qui indiquent un état d’esprit (penser, savoir, vouloir, espérer) et les verbes avoir, être et devoir s’emploient généralement à l’imparfait.” (Baker & al. 1990 : 135). » (Rideout 2002, 16)
Rideout travaille sur le français pour anglophones, mais le même type de règles est fréquent aussi dans les manuels pour germanophones en Allemagne et les manuels de FLE en France. Ces règles ou indications d’emploi se caractérisent par le caractère ponctuel et non-systématique des contextes d’emploi qu’elles couvrent et par leur formulation incitant à la surgénéralisation (« on emploie généralement tel temps dans tel contexte »). Ces formulations protègent leur auteur, au sens où l’on ne peut pas leur reprocher d’inexactitude linguistique, mais elles sont didactiquement indéfendables. En effet, au-delà de la surgénéralisation inévitable à tous les contextes relevant du type qu’elles décrivent – comment savoir quels sont les cas “exceptionnels” ? – ces règles d’emploi incitent l’apprenant à inscrire une manifestation sémantique contextuelle 2 dans sa définition même du sens de la forme verbale en question. Ce qui entrave évidemment la conceptualisation d’une signification globale et homogène. 2
Le produit de l’interaction entre le signifié d’un tiroir verbal et d’un élément du contexte.
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Lors du colloque d’Aston (1999) sur Les temps du passé français et leur enseignement, de nombreux auteurs se sont résolument prononcés pour une étape préalable de description théorique solide (cf. Larrivée 2002, 66 ; Molendijk 2002, 239 ; Rideout 2002, 28). Cette phase préalable d’analyse théorique nous semble aussi incontournable. Ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’il serait ensuite possible d’appliquer sans réflexion didactique des résultats linguistiques fonctionnels. Ces deux contraintes sont, nous semble-t-il, complémentaires et irréductibles l’une à l’autre. Cette irréductibilité pourrait justifier une plus grande interaction entre linguistes et didacticiens du FLE. 2.2. Explications fondées sur une étape descriptive essentielle mais sans support textuel L’exploitation d’une description linguistique en contexte d’enseignement implique nécessairement une phase de compréhension préalable à l’apprentissage. On peut s’arrêter un moment sur quelques étapes essentielles du processus d’élaboration en mémoire de schémas cognitifs permettant la production autonome. Une première étape de repérage du fonctionnement textuel effectif de la forme verbale envisagée est essentielle à la compréhension de la règle décrivant ce fonctionnement. « L’acquisition d’une notion nouvelle commence à se faire par généralisation inductive à partir de contextes qui sont des particularisations de cette con 3 naissance . Il est à notre avis rare qu’un sujet puisse construire une nouvelle notion [...] par des formulations générales sans passer par des exemples. L’exemple n’est pas seulement une illustration d’une notion dont le contenu aurait été transmis par un énoncé général. C’est une particularisation qui per met de construire le contenu abstrait [du concept ou du schéma d’action]. [...] La signification d’un concept englobe les situations auxquelles il s’applique et ce sont ces dernières qui lui donnent du sens. [...] Si ces situations donnent du sens au concept, c’est parce qu’elles servent à le construire. » (Richard 1998, 151)
Les concepts dont parle ici Richard sont à prendre au sens large et comprennent les schémas d’actions, par exemple les routines automatisées de fonctionnement syntaxique. Mais avant de parler d’automatisation éventuelle d’une procédure, il s’agit pour l’apprenant d’utiliser en production le schéma en cours d’élaboration. Après l’étape initiale de construction du schéma correspondant au fonctionnement exemplifié de la règle descriptive, la produc3
Ce processus de généralisation inductive d’un nouveau concept ou d’un schéma de fonctionnement dans l’interlangue de l’apprenant est indépendant du type d’apprentissage (input déductif, inductif ou apprentissage interactionnel impli cite). Cela dit, il apparaît expérimentalement qu’une association d’input induc tif / déductif favorise l’apprentissage guidé (Hendrix, Housen, Pierrard 2002).
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tion guidée (textes à trous, traduction...) permet à l’apprenant d’associer l’activation de ce schéma avec le contexte linguistique déclencheur de son utilisation. À terme, cette association se fait sur la base du repérage d’indices textuels fonctionnant comme des signaux qui convoquent en mémoire de travail le schéma stocké en mémoire à long terme. « La première condition de l’utilisation des connaissances est l’activation des schémas [...] qui représentent ces connaissances. » (Richard 1998, 148).
L’élaboration d’un schéma mental correspondant au fonctionnement d’un élément linguistique doit s’appuyer sur des indices textuels clairement identifiables. Pour fonder une description permettant une utilisation réellement prédictive, il est nécessaire d’ancrer les explications à des éléments linguistiques effectivement repérables dans les textes. Aussi paraît-il douteux que les apprenants puissent mettre en œuvre des règles d’emploi s’appuyant sur une étape d’élaboration mentale d’une situation impliquée par une « phrase cachée », présupposée par le texte de travail en traduction, par exemple. Si, comme le postule Molendijk (2002, 98), le rôle strict des temps verbaux est d’établir un rapport logico-temporel entre deux événements, et que « l’IMP établit invariablement la simultanéité globale » (ibid., 103), la sauvegarde de la règle définie passe par la nécessité 4 « d’établir un rapport logico-temporel avec une ‘phrase cachée’ » (ibid., 98). La « phrase cachée » est une phrase présupposée servant de point de référence R (au sens de Reichenbach), afin que l’IMP puisse être dit coréférentiel à R, y compris dans les cas où le rapport temporel, même immédiat, entre un premier procès au PS et un second à l’IMP exclut la concomitance temporelle stricte (globale) du procès à l’IMP par rapport au procès au PS. Pour expliquer la possibilité de l’IMP pour les exemples suivants, Molendijk prévoit donc l’introduction de phrases données ici entre parenthèses. (1)
Il alluma les lampes. La lumière éblouissante donnait à la pièce un air de tristesse désolée. → Il alluma les lampes. (Les lampes étaient donc allumées). La lumière éblouissante donnait à la pièce un air de tristesse désolée. (Molendijk 2002, 101)
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« Pour qu’on puisse utiliser l’IMP dans une phrase (proposition) P, il doit y avoir une phrase (proposition) précédente P’ avec laquelle P établit un rapport logique autorisé par l’IMP. En d’autres termes, il doit y avoir une phrase P’ avec laquelle P établit un rapport de concomitance (parce que ‘simultanéité globale’ [ signifié de l’IMP] → concomitance). Si P’ n’existe pas, l’IMP n’est pas ‘correct’. » Molendijk (2002, 97s)
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Muriel Barbazan Je ne reste plus ici, dit il. Le lendemain, il prenait le bateau pour Marseille. → Je ne reste plus ici, dit il. Le lendemain (arriva ce à quoi on pouvait s’attendre), il prenait le bateau pour Marseille. (ibid., 103)
Certes, cette phrase cachée est un outil nécessaire au linguiste pour récupérer un point R coréférentiel à un IMP qui resterait sinon impossible à intégrer dans le cadre théorique défini ; mais bien que Molendijk s’en défende, il évoque pourtant la possibilité d’une prédictivité trop puissante de sa proposition, défaut qui récuse à nos yeux son exploitation didactique : « On pourrait être d’avis que le recours à l’implicite rend pratiquement in falsifiables les analyses que j’ai proposées du PS et de l’IMP. » (Molendijk 2002, 99)
Dans la perspective d’un enseignement en FLE, cette surpuissance prédictive tient au fait que la règle d’emploi ne propose pas d’appui explicite textuel à l’apprenant pour servir d’amorce cognitive à l’activation du schéma d’application. L’apprenant aura alors l’impression qu’il peut a posteriori fréquemment imaginer la situation nécessaire pour justifier la distribution des formes verbales qu’il a opérée, sans pouvoir trouver dans le texte d’indice confirmant ou infirmant son choix. Ainsi, on pourrait justifier sur la base d’une phrase implicite l’emploi curieux de l’IMP dans l’exemple suivant – adapté de Molendijk et qui implique à ses yeux comme pour nous l’emploi de deux PS : (3)
?
Le singe s’échappa. Nous ne le retrouvâmes plus car il disparaissait dans la forêt épaisse. → Le singe s’échappa. Nous ne le retrouvâmes plus car (les feuillages touffus des arbres l’avalèrent) il disparaissait dans la forêt épaisse.
Si l’on ne s’appuie pas sur l’intuition que l’on a du français, on peut ici argumenter que la proposition les feuillages touffus des arbres l’avalèrent est concomitant avec il disparaissait dans la forêt épaisse, et justifier alors l’emploi de l’IMP, surprenant pour une oreille francophone. Toujours dans la perspective d’un ancrage explicatif pour le FLE, la proposition de Sthioul 5 (1998, 206ss ; 2000, 85ss) pose un problème prédic5
Cette voie est développée dans de Saussure & Sthioul (1999), « dans le cadre de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson et des travaux de Jacques Moeschler à Genève » (de Saussure & Sthioul 1999, 167). La perspective envi sagée est celle du décodage, et non de l’encodage : « La théorie de la pertinence cherche à rendre compte du processus interprétatif, c’est à dire des opérations mentales et représentationnelles que le destinataire réalise en traitant un énon cé » (ibid. 168). Le questionnement de cette voie descriptive sur le plan de son adéquation cognitive (et donc en référence à des travaux de psychologues de la cognition et/ou psycholinguistes) paraît d’autant plus justifiable que « pour la
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tif similaire au précédent. En effet, Sthioul, plutôt que de présupposer un point de référence par l’intermédiaire d’une phrase implicite, postule un sujet de conscience distinct du locuteur / narrateur 6 pour tous les cas dans lesquels l’IMP ne manifeste pas sa valeur de base comme dans (4) et (5). Celle-ci est définie dans une perspective aspectuelle (l’IMP est sécant par rapport à un point de référence). (4) (5)
Pierre alluma la lampe. La lumière donnait à la pièce un air de tristesse dé solée. À mon grand étonnement, je vis que le colosse tombait par terre. La masse de son corps couvrait une grande partie du tapis.
Ce « sujet de conscience » fait office de point de référence implicite (R’) permettant de sauver le sens fondamental de l’IMP, ici mis apparemment en défaut pour les IMP des deuxièmes phrases, dénotant des procès que l’on ne peut pas décrire en cours d’accomplissement au moment R des procès précédents au PS. Dans ce cas, « l’énoncé rend compte de la pensée / de la sensation qu’un événement est en cours d’accomplissement relativement à un moment de conscience R’ (usage interprétatif) » (ibid., 210). Une exploitation de cette proposition pour la production autonome en FLE se heurterait au fait que rien dans le texte ne déclenche de façon explicite et systématique l’étape de construction d’un point de vue distinct de celui du locuteur / narrateur. Si pour l’exemple (4), Pierre est distinct du narrateur, il est impossible de faire de l’apparition d’un autre personnage P’ou même de l’évocation explicite de ses perceptions, pensées ou sensations un élément déclencheur systématique de l’emploi de l’imparfait – mais les apprenants ont précisément besoin de ce type de systématisation. Et pour l’exemple (5), rien n’indique que « je » soit un sujet de conscience distinct du narrateur. De Saussure et Sthioul (1999) envisagent eux-mêmes l’hypothèse de l’absence cotextuelle de ce sujet de conscience : si le destinataire rencontre un cas où l’IMP n’inclut pas le point de référence, il recherche « un moment de conscience C, relativement auquel il peut obtenir de manière consistante l’inclusion dans le procès » (de Saussure et Sthioul 1999, 178). « Et si aucun sujet de conscience n’est disponible dans le cotexte, nous faisons l’hypothèse que le destinataire le construit. » (de Saussure & Sthioul 1999, 181s)
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théorie de la pertinence, [...] il s’agit d’approcher les faits de langage et de dénotation de la manière [...] qui soit la plus plausible du point de vue cognitif » (ibid.). Sthioul associe indifféremment dans cette fonction ces deux instances énoncia tives : « un sujet de conscience distinct du narrateur » et plus bas « une instance distincte du locuteur » (Sthioul 1998, 213).
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Contrairement au principe de décodage du discours indirect libre, qui se base sur un faisceau d’indices textuels concordants pour justifier le décodage polyphonique d’un fragment à l’IMP – logiquement plus ambigu hors contexte (Vuillaume 2000, Barbazan 2008), on ne dispose donc pas ici de signal textuel explicite et systématique pouvant servir d’amorce à l’activation du schéma d’emploi de l’IMP pour un apprenant de FLE 7. Ces éléments déclencheurs sont pourtant d’autant plus nécessaires qu’on envisage ici une situation d’encodage (traduction de la langue maternelle vers le français ou exercice où l’apprenant doit retrouver les formes verbales d’un texte français). En effet, en situation de production autonome, les apprenants ne peuvent pas inverser l’hypothèse de Sthioul et de Saussure et postuler d’abord un sujet de conscience pour justifier ensuite d’un emploi de l’IMP, puisque toute justification serait alors possible, y compris celle d’emplois déviants. En bref, l’analyse explicative doit s’appuyer sur des signaux explicites dans les textes, surtout dans une perspective prédictive des tiroirs verbaux en FLE. Il nous paraît fort improbable de prétendre pouvoir activer en production des schémas grammaticaux en s’appuyant sur l’impulsion de signaux déclencheurs implicites, à élaborer aussi par l’apprenant. On peut ici aussi évoquer brièvement une proposition connexe, qui s’inscrit directement dans la voie aspectuelle ouverte par Guillaume. Comme Sthioul, il faut souligner que Bres ne poursuit pas un objectif d’exploitation de sa proposition en didactique du FLE. Cela dit, il nous semble intéressant de discuter dans cette perspective un développement de la piste aspectuelle, précisément parce qu’elle constitue à la fois un héritage incontournable, mais aussi parce que c’est une entrée fonctionnelle pour l’enseignement des temps verbaux en FLE – même si, comme on va le voir, tous ses développements ne sont pas exploitables et s’il faut, à notre avis, intégrer l’aspect à un cadre élargi énonciatif et textuel (Barbazan 2006,104ss et 437ss). Bres fait donc l’hypothèse que l’IMP et le PS se distinguent « par une différence de représentation du temps impliqué par le verbe : la fluence, qui a direction descendante dans le cas de l’imparfait, correspond à l’appréhension ascendante dans celui du passé simple. » (Bres 1997, 78)
Il explicite plus loin cette opposition :
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Cf. la critique de Berthonneau et Kleiber (1999, 139) sur le plan linguistique : « La solution de Sthioul (1998 : 211 214), qui consiste à postuler dans ce cas (entre autres) un moment de conscience P’ d’un sujet distinct du narrateur pour fournir un point de référence à l’IMP ne paraît pas intuitivement fondée. Il n’y a pas d’effet particulier, qui fasse entendre une voix autre que celle du narrateur. Faire appel à un moment de conscience chaque fois qu’un élément contextuel ne satisfait pas la valeur de base accordée à l’imparfait vide cette notion de contenu précis. » (C’est nous qui soulignons).
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« Selon l’orientation ascendante, l’homme est sujet (au sens d’assujetti à), la fluence temporelle vient vers lui et l’emporte inexorablement vers la mort, le temps est puissance destructrice passivement subie. Selon l’orientation ascen dante, l’homme est projet, il va activement vers le temps qui apparaît dès lors comme un espace ouvert à l’inscription de son activité. » (Bres 1997, 82)
Si cette hypothèse s’inscrit de façon cohérente dans l’analyse guillaumienne des formes verbales, et que par ailleurs Bres la justifie sur un plan philosophique, ce qui lui permet de « mettre en relation expérience humaine du temps et formes linguistiques » (ibid., 94), cette proposition ne peut pas fonder une explication en FLE, précisément parce que l’expérience du temps est subjective et que rien dans les procès auxquels réfère un texte ne peut justifier un choix de perspective descendante (imparfait) ou ascendante (passé simple). Le cotexte ne donne pas non plus d’indices suffisants concernant la fluence temporelle pour permettre de dériver de cette proposition des indications pertinentes pour la production des apprenants de FLE. 2.3. Explications fondées sur des procédures instructionnelles Il est important de rappeler qu’en langue étrangère, le fonctionnement de la mémoire de travail est moins efficace qu’en langue maternelle : l’empan mémoriel est réduit, et on peut facilement mettre en évidence un déficit d’automatisation d’un certain nombre d’opérations cognitives fondamentales (accès en mémoire à long terme, rapidité d’utilisation de liens sémantiques, repérage d’un élément dans un ensemble, subvocalisation etc.), déficit qui provoque un allongement des temps de traitement (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 236). Dans un contexte déjà déficient par rapport aux performances possibles en langue maternelle, il paraît contre-productif de prévoir une surcharge cognitive en fournissant aux apprenants des procédures de calcul d’emploi des formes verbales qui ne s’apparentent pas aux opérations fondamentales très automatisées caractérisant la production du langage. C’est pourtant ce que proposent les règles d’emploi « instructionnelles » fondées sur une série de raisonnements conditionnels. Qu’elles soient prévues pour le décodage et / ou l’encodage, ces règles se présentent comme des procédures fonctionnant à partir de prémices que l’on peut construire sur la base de la sélection des informations nécessaires dans le texte et la situation de production. Ces procédures se présentent sous la forme d’un séquencement de calculs (sous-buts) qui permettent d’aboutir à une conclusion. Elles doivent permettre, selon leurs auteurs, le calcul de relations temporelles entre événements, l’interprétation des temps verbaux (Moeschler 1993 ; 1998, 293ss ; 2000, 2005, De Saussure & Sthioul 1999), y compris dans une perspective de « didactique des langues » (cf. l’étude du passé composé de Luscher 1998, 196), l’enseignement / apprentissage du subjonctif (Delbart 2006 in Damar 2007, 542ss). L’exploitation en didactique des langues
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étrangères de ces procédures de raisonnement paraît donc possible à certains de ces auteurs – si les autres, rappelons-le, n’envisagent pas cette perspective. De nombreux arguments cognitifs conduisent cependant à penser que ce type de raisonnement ne peut pas être exploitable en didactique du FLE. Avant d’en exposer certains qui concernent particulièrement les incompatibilités de ces procédures avec les processus d’encodage – puisque notre intérêt est focalisé ici sur la production autonome en FLE – on peut rappeler très brièvement quels sont les domaines cognitifs essentiels au traitement mental des textes. Les processus automatisés qui sont mis en œuvre en compréhension et production de textes sont gérés par la mémoire de travail, qui a un rôle polyvalent. En lecture, il s’agit de traiter les informations perceptuelles et d’élaborer en parallèle la cohérence locale (la microstructure textuelle) et la cohérence globale (macrostructure), ce qui impose de garder en mémoire de travail les informations transitoires en cours d’intégration à la représentation mentale globale. Ce « modèle mental » est quant à lui en grande partie stocké 8 en mémoire à long terme . Les processus en production suivent bien sûr un ordre différent, mais peuvent être décrits aux mêmes niveaux (modèle mental, macro- et microstructure textuelle notamment). Une tâche de production autonome impose la sélection et l’activation des connaissances nécessaires, c’est-à-dire un transfert de ces connaissances de la mémoire à long terme en mémoire de travail 9. Ces connaissances sont de natures diverses : sémantiques (concepts ou réseaux conceptuels, scripts ou scénarios), syntaxiques, textuelles, pragmatiques etc. Une partie des ressources cognitives est réservée par ailleurs au contrôle de ces divers processus mentaux et à la répartition des capacités limitées de la mémoire de travail entre les différentes opérations. Dans le modèle de Baddeley, largement fédérateur pour les psychologues cognitifs, c’est « l’administrateur central » qui est chargé de la sélection des processus mentaux et de leur fonctionnement (cf. Baddeley 1986 , 1996). On pourrait penser ou espérer que les connaissances procédurales stockées en mémoire à long terme – auxquelles s’apparentent les schémas 8
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Sur l’élaboration et le fonctionnement des modèles mentaux, voir van Dijk (1977), Kintsch & van Dijk (1978), Denhière (1984), Ehrlich, Tardieu & Cavazza (éd.) (1993), Ehrlich (1994), Fayol (1994, 1997), Fayol et al. (1992). Le Dictionnaire des sciences cognitives (Tiberghien et al. 2002) propose une synthèse sur l’ensemble du domaine. On a vu plus haut que l’activation des connaissances dépend d’un élément déclencheur explicite dans le texte. Sinon, un apprenant qui a bien compris et appris le fonctionnement d’une règle peut tout simplement « ne pas penser à l’appliquer », pour reprendre une formule de doléances souvent entendue chez des apprenants même avancés. Rappelons que « la première condition de l’utilisation des connaissances est l’activation des schémas ou des nœuds du réseau sémantique qui représente ces connaissances. » (Richard 1998, 148 ; c’est nous qui soulignons).
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syntaxiques routiniers d’élaboration de phrases et de textes – puissent intégrer les procédures instructionnelles proposées en linguistique. Les linguistes ont probablement l’impression de se retrouver dans la définition suivante que donne J.-F. Richard de la procédure : « Vue sous l’angle de son exécution, une procédure est un séquencement de sous buts non exécutables directement (qui feront l’objet d’une décompo sition) ou exécutables (actions primitives), qui permettent de réaliser un but. » (Richard 1998, 208)
Corrélativement, cette description de la mémoire procédurale et de son fonctionnement peut paraître a priori compatible avec les procédures instructionnelles linguistiques : « Il s’agit d’un stock d’actions potentielles, qui se présentent sous la forme de règles de production. L’application de chaque règle, liée à une situation spéci fique, est automatique lorsque la situation adéquate se présente. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 116)
Si « la description verbale [de ces règles mentales] n’est pas possible » (ibid.), le pari pourrait être fait qu’un entraînement efficace parvienne à transformer des instructions issues des modèles linguistiques en routines automatisées de traitement. En d’autres termes, se pose à ce stade la question de savoir si les séquences constitutives des modèles linguistiques sont automatisables, quelle que soit la forme de leur intériorisation. La similitude du lexique employé dans les deux domaines, en linguistique et en cognition, ne doit cependant pas masquer un fait essentiel, qui nous semble aussi incontournable que rédhibitoire dans la perspective d’une exploitation didactique de ces procédures linguistiques. Les procédures (ou suites d’actions) susceptibles d’être automatisées ne sont pas des raisonne ments. Seuls les schémas d’actions qui n’impliquent pas de calculs séquen tiels à partir des variables en jeu peuvent être activés et appliqués automatiquement (comme on dit, « sans y penser »). C’est pourtant sur la base d’opérations de calcul que fonctionnent les procédures instructionnelles linguistiques (raisonnements conditionnels en série, calculs de rapports de force entre traits forts et traits faibles associés aux temps verbaux, en interaction avec ceux qui sont associés à d’autres éléments linguistiques contextuels pour établir la progression temporelle du texte, etc.). Gaonac’h et Larigauderie précisent quelles activités sont impliquées dans la résolution de problème, activités qui correspondent à celles sur lesquelles s’appuient les procédures instructionnelles linguistiques : « [...] deux types d’activités mnésiques sont impliquées dans la résolution de problèmes : −
la recherche en mémoire à long terme des connaissances, des règles
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Muriel Barbazan d’action utilisées pour la résolution (propriétés d’objets, relations, règles générales de déduction, algorithmes. −
le stockage momentané des informations nécessaires pour les traitements ultérieurs (données du problème, résultats calculés). » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 190)
Richard, spécialiste des activités mémorielles en situation de résolution de problèmes souligne une caractéristique des processus mentaux qui y sont impliqués, caractéristique qui exclut l’automatisation des procédures de raisonnement : « Dans les situations de résolution de problèmes, il n’y a pas de passage direct des connaissances en mémoire à l’action : il faut construire une représentation spécifique de la situation à partir de laquelle est élaboré un processus de solution. » (Richard 1998, 217).
Si l’on affine la définition des stades cognitifs d’automatisation procédurale, on peut encore préciser jusqu’à quel degré on peut espérer automatiser les règles instructionnelles. Richard définit ainsi trois types de tâches situables sur un gradient représentant leur degré d’automatisation, du degré 1 (raisonnements en situation, non automatisés) au degré 3 (routines automatisées) : « Les décisions d’action constituent les productions du système cognitif (ses sorties en termes de description systémique). Leur élaboration correspond à trois types de tâches pour le système cognitif : −
des tâches de résolution de problèmes, c’est à dire de situations d’éla boration de procédures dans lesquelles cette élaboration dépend de la représentation de la situation.
−
des tâches d’exécution non automatisées correspondant à des situations pour lesquelles des procédures générales existent en mémoire mais doivent être adaptées au cas particulier, grâce à des raisonnements orientés vers l’action.
−
des tâches d’exécution automatisées qui consistent dans la mise en œuvre de procédures spécifiques. » (Richard 1998, 13)
Le premier niveau, celui de la résolution de problème, n’est pas automatisé. Et les procédures linguistiques proposées ne pourront jamais dépasser le deuxième niveau, celui d’une automatisation seulement partielle, puisqu’il y a toujours des opérations de calcul en série à faire sur les variables extraites du contexte. On sait pourtant que « les activités mentales les plus performantes sont en général très automatisées » (Richard 1998, 8) et de nombreuses expériences sur le traitement du langage suggèrent que « la réussite en langue étrangère dépendrait de manière très forte de l’effi cience de processus qui sont supposés pouvoir fonctionner de manière forte
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ment automatisée. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 240).
Une conséquence directe de ce déficit d’automatisation complique encore la tâche de l’apprenant. En effet, les processus de raisonnement, auxquels s’apparentent les procédures discutées ici, sont très consommateurs de ressources attentionnelles, puisqu’il s’agit de manipulations en série sur des variables situationnelles, qui sollicitent fortement la mémoire de travail : « L’opération de maintien actif d’items en mémoire est coûteuse en termes d’attention. Cette charge “fixe” une certaine quantité de ressources attention nelles, qui vont faire défaut aux autres opérations cognitives requises. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 92)
Dans notre cas, ces « autres opérations », perturbées par une surcharge cognitive de la mémoire de travail, sont celles sur lesquelles repose la continuité de la production verbale : processus de planification du texte, « opérations de recherche lexicale et de création de structures syntaxiques » (ibid. 187), évaluation de l’adéquation pragmatique du contenu discursif, opérations de contrôle et d’auto-correction (cf. Fayol 1997, 120ss). Corrélativement à cette surcharge cognitive, la simple probabilité d’erreurs de traitement ou d’oublis de séquences partielles du calcul en cours est très importante. « La probabilité d’oubli est fonction du nombre d’étapes nécessaires à la réa lisation du calcul. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 191) « La charge de mémoire de travail [...] est fonction du nombre d’assertions stockées dans les arbres d’assertions et de sous buts. Ce modèle [Rips 1983] prévoit donc que la fréquence des erreurs augmente en fonction du nombre de règles appliquées et de la taille des arbres, ce qui est effectivement observé dans plusieurs recherches. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 192)
Lorsqu’on peut montrer expérimentalement que pour des scripteurs natifs, une simple « écoute inattentive d’un discours pendant la production provoque des interférences avec le stockage de la boucle phonologique [et] réduit le débit des rédacteurs » (ibid. 187), on mesure l’impact qu’une tâche cognitive de haut niveau comme un raisonnement séquentiel peut avoir sur la production de non-natifs. Et ce d’autant plus si l’on envisage le cas de la production orale, où « le rythme d’élocution moyen se situe à environ 150 / 200 mots à la minute, [... soit] cinq à huit fois plus rapide qu’à l’écrit » (Fayol 1997, 10). On a montré expérimentalement aussi que deux tâches pourtant fortement automatisées (parler en marchant par exemple) peuvent interférer l’une sur l’autre quand l’une d’elle nécessite plus d’attention que d’habitude, c’està-dire lorsqu’on repasse en “mode semi-automatisé”, pour faire un lien avec les degrés d’automatisation définis par Richard et repris plus haut :
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Muriel Barbazan « Il est alors nécessaire de donner la priorité à l’une sur l’autre si l’on trébuche, on s’arrête de parler ; si on cherche un mot ou si on va dire quelque chose d’important, on s’arrête de marcher. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 91).
On a tous fait l’expérience de ce type d’interférences fréquentes sur l’élocution. Et si les tâches de raisonnement sont celles qui perturbent le plus la production verbale (ibid.), il faut admettre qu’il est paradoxal de fournir aux apprenants des règles instructionnelles impliquant un raisonnement séquentiel passant le plus souvent par de nombreux sous-buts pour favoriser leur production en langue étrangère. Il est tout de même fâcheux qu’un des effets immédiats de la mise en œuvre de ces procédures soit précisément... d’interrompre le flux verbal. Bref, s’il est possible que ces procédures reposant sur des calculs séquentiels soient efficaces sur un plan computationnel, leur exploitation pour la production linguistique en FLE semble vraiment douteuse, notamment parce qu’un cerveau humain dispose d’une mémoire de travail limitée, surtout en comparaison du potentiel des systèmes de production informatiques. 3. Conclusion À la fin de ce parcours qui s’est présenté comme un sondage du potentiel prédictif (en FLE) de diverses voies théoriques développées dans le champ temporel et aspectuel pour rendre compte de la sémantique des formes verbales, une conclusion semble devoir s’imposer : il est nécessaire de prendre très au sérieux les contraintes cognitives liées à la production linguistique. La compréhension du fonctionnement d’un modèle, la maîtrise de sa cohérence et de sa logique interne ne garantissent pas qu’il soit possible de produire phrases ou textes à partir de ce modèle – pour un cerveau humain. On a vu en effet que certaines propositions explicatives s’appuient sur des éléments ou des phases intermédiaires impossibles à reconstruire en situation de production autonome pour les apprenants. Il faut par ailleurs tenir compte des caractéristiques des processus très automatisés qui sous-tendent la production du langage. Si l’on veut favoriser l’acquisition de routines d’emploi prédictives, on peut faire l’hypothèse qu’il faut tâcher d’apparenter tant que faire se peut les règles proposées aux schémas procéduraux stockés en mémoire à long terme. Certes, il reste beaucoup à découvrir sur la nature et le fonctionnement de ces schémas ou réseaux. Mais on en sait suffisamment pour exclure de l’exploitation didactique des procédures qui impliquent un raisonnement déroulant de nombreuses opérations à partir de variables contextuelles.
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De l’interaction avant toute chose… Temps verbaux et relation de progression narrative Jacques Bres Praxiling, UMR 5267 CNRS-Montpellier III Voilà dix ans, je commençais, presque par hasard, à fréquenter les temps verbaux, mi-amusé mi-séduit par le maquillage de l’imparfait dans son emploi narratif (Bres 1998). Rapidement la passade s’installa dans la durée, je devins un amoureux du temps sous toutes ses formes verbales. Je m’autorise de cette longue fréquentation pour pointer quelques écueils que j’ai rencontrés. Je présente ensuite rapidement l’hypothèse de travail que j’ai développée afin de la tester sur l’analyse de la relation de progression narrative. 1. De quelques écueils Rétrospectivement et sans vouloir aucunement être donneur de leçon, il me semble que l’analyse du temps verbal est toujours au risque de buter sur ce que j’appréhende comme des difficultés, consistant, pour le dire de façon imagée, à prendre les temps pour des îles, l’arbre pour la forêt ou l’ombre pour la proie. 1.1. Prendre les temps pour des îles Ce premier écueil consiste à ne s’intéresser qu’à une forme verbale, en oubli du système que forme leur ensemble, ce qui est du même coup oublier Saussure et la valeur différentielle du signe. De la sorte sera p. ex. travaillé le passé simple sans le mettre en rapport avec le passé antérieur, l’imparfait ou le passé composé, avec lesquels il entretient pourtant des relations de détermination réciproque. Comme si un phonologue étudiait [p] sans se préoccuper ni de [b] ni de [m], ni du micro-système d’occlusives bilabiales que forment ces phonèmes par rapport au micro-système des occlusives dentales… Les temps ne sont pas des îles ; ils sont plutôt, si l’on veut poursuivre la métaphore, un archipel dont les inter-relations ne sauraient être négligées car elles sont pleinement structurantes de leur valeur. 1.2. Prendre l’arbre pour la forêt Le deuxième écueil consiste à prendre un effet de sens ou un emploi, majoritaire en discours, pour la valeur en langue du temps verbal. Sous l’influence de la pragmatique et de la linguistique textuelle, de nombreuses © Cahiers Chronos 21 (2010) : 45 64.
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études ont tenté de définir un temps verbal par tel ou tel de ses comportements textuels, ce qui est confondre le plan de la langue et celui du discours. Typiques p. ex de cette démarche sont les explications qui ont été avancées pour le passé simple et l’imparfait en termes (i) de plans (ils situeraient le procès respectivement dans le premier plan et dans l’arrièreplan) ; (ii) de relations temporelles (ils introduiraient, par rapport au précédent procès, une relation de progression pour le premier, de simultanéité pour le second) ; (iii) de point de vue (ils actualiseraient le procès objectivement pour le premier, subjectivement pour le second). Si tel est souvent le cas, ce ne l’est pas toujours : l’analyse bute alors sur des exceptions, et des trésors d’ingéniosité sont déployés pour tenter de blanchir le cygne noir. 1.3. Prendre l’ombre pour la proie Le troisième écueil consiste à attribuer par imputation abusive telle ou telle valeur au temps verbal, alors qu’il ne s’agit que d’un effet de sens, bien réel au niveau du discours, produit par l’interaction de la valeur en langue de ce temps avec son contexte, lors de l’actualisation. Exemple type de cette démarche, l’analyse de l’imparfait comme développant une valeur modale contrefactuelle dans un tour comme : (1)
Le père, sans s’arrêter de planter les piquets, de tasser ses pierres, grognait : Quinze jours de plus, et la vigne davallait à la rivière ; après, il faut cent ans pour la remonter ! (Chabrol, Les Fous de Dieu)
On comprend que la vigne n’a pas « davallé » (‘descendre’ en occitan) jusqu’à la rivière… Et les grammaires voient là un emploi modal de l’imparfait dans la mesure où ce temps aurait la vertu de pouvoir signifier ici ce qui n’a pas eu lieu mais aurait pu se produire. Une autre analyse est possible, que ce soit dans les cadres de l’anaphore méronomique ou dans ceux de l’approche aspectuo-temporelle : la contrefactualité, bien réelle, procède de la structure syntaxique de l’énoncé, et de son interaction avec le cotexte ; l’imparfait, du fait de son fonctionnement méronomique (Berthonneau & Kleiber 2003) ou de sa structure aspectuelle (Bres 2006), peut se conjoindre à cet effet de sens. Prendre l’ombre pour la proie, c’est voir des imparfaits narratif, préludique, hypocoristique, contrefactuel, forain, etc… là où il n’y a qu’un seul et même imparfait qui, en interaction avec des contextes différents, entre, à titre d’ingrédient, dans la production des effets de sens – narratif, préludique, hypocoristique, contrefactuel, forain – repérables au niveau de l’énoncé.
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2. Les temps verbaux : de la langue au discours Pour rendre compte des fonctionnements en discours des temps verbaux comme de leur structuration systémique en langue, on s’appuie sur les trois hypothèses suivantes : (i) hypothèse systémique et aspectuo-temporelle : les temps verbaux forment un système en langue, qui se construit sur les deux paramètres du temps et de l’aspect (entre autres Guillaume 1929, Wilmet 1997, Barceló & Bres 2006). Les temps verbaux donnent une instruction temporelle qui permet de situer le procès qu’ils actualisent dans une des trois époques (passée, présente, future). Aspectuellement, le système du français se construit sur les trois éléments de la tension, de l’incidence et de la prospection. – La tension permet de distinguer les formes simples (soit [+ tension]), qui représentent le temps interne dans l’espace qui va de sa borne initiale à sa borne terminale ; des formes composées (soit [+ extension]), qui le saisissent à partir ou au-delà de sa borne terminale. Nous ne prenons pas en compte ici les formes surcomposées. – L’incidence permet de distinguer (i) les formes qui représentent le temps interne en seul accomplissement, de sa borne initiale à sa borne finale (passé simple), ou à partir de sa borne finale (passé antérieur), (soit [+ incidence]) ; (ii) les formes qui représentent le temps interne en conversion de l’accomplissement en accompli, en un point situé au-delà de sa borne initiale et en-deçà de sa borne terminale (imparfait), ou au-delà de sa borne terminale (plus-que-parfait), (soit [- incidence]) ; et (iii) les formes qui sont neutres visà-vis de cette catégorie (présent, futur, conditionnel), (soit [± incidence]). – La prospection permet de décrire les temps formés sur la grammaticalisation de aller (il va pleuvoir, il allait pleuvoir) 1.
1
On ne pose pas, symétriquement à la prospection construite sur aller, la rétrospection construite sur venir (il vient / venait de pleuvoir) dans la mesure où venir est moins grammaticalisé que aller : ses emplois se cantonnent à la récence et ne concurrencent vraiment ni le passé composé ni le plus-queparfait.
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Jacques Bres
instruction temporelle PS : il plut PA : il eut plu IMP : il pleuvait PqP : il avait plu FS : il pleuvra FA : il aura plu Cd PR : il pleuvrait Cd. P : il aurait plu PR : il pleut PC : il a plu PR prosp : il va pleuvoir PR prosp. ext. : il va avoir plu IMP prosp : il allait pleuvoir IMP prosp.ext. : il allait avoir plu
instructions aspectuelles
[+ passé]
[+ tens.] [+ incid.]
[+ passé]
[+ ext.]
[+ passé]
[+ tens.] [- incid.]
[+ passé]
[+ ext.]
[+ incid.]
[- incid.]
[+ présent]
[+ ultérieur]
[+ tens.] [± incid.]
[+ présent]
[+ ultérieur]
[+ ext.]
[+ passé]
[+ ultérieur]
[+ tens.] [± incid.]
[+ passé]
[+ ultérieur]
[+ ext.]
[± incid.]
[± incid.]
[+ neutre]
[+ tens.] [± incid.]
[+ neutre]
[+ ext.]
[± incid.]
[+ neutre]
[+ prosp.]
[+ tens.] [± incid.]
[+ neutre]
[+ prosp.]
[+ ext.]
[+ passé]
[+ prosp.]
[+ tens.] [- incid.]
[+ passé]
[+ prosp.]
[+ ext.]
[± incid.]
[- incid.]
Cette description unifiée des temps verbaux permet de les décrire comme des combinaisons différentes des mêmes éléments : le passé simple p. ex. partage avec l’imparfait l’élément de la tension mais s’en différencie par l’incidence ; il partage avec le passé antérieur l’élément de l’incidence mais s’en différencie par la tension. (ii) hypothèse interactionniste : on passe de la langue au discours non par une solution de continuité, mais par l’opération cognitive infraconsciente de l’actualisation au cours de laquelle les instructions de la valeur en langue du temps verbal entrent en interaction avec les différentes valeurs des différents morphèmes du cotexte, et avec le contexte, pour produire, résultativement, tel ou tel effet de sens observable en discours. À des fins d’analyse, on
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distinguera entre la demande du co(n)texte et l’offre du temps verbal, qui interagissent selon trois modalités : l’interaction peut être concordante (infra 3.1.), tendanciellement discordante (infra 3.2.), frontalement discordante. (iii) Hypothèse monosémiste : dans la diversité des sens produits, le temps verbal donne toujours les mêmes instructions, celles qui définissent sa valeur en langue. La pluralité observable au niveau discursif est le résultat de l’interaction des mêmes instructions du temps verbal avec des éléments co(n)textuels différents. On s’oppose par là aux approches polysémistes qui rendent compte de ladite pluralité en recourant à la notion de variation quantitative (Guillaume 1929) ou à celle de déformation (Gosselin 1996). Pour reprendre l’ex. de l’imparfait mentionné supra en 1.3., c’est avec ses mêmes instructions : [+ passé], [+ tension], [- incidence] qu’il intervient comme ingrédient dans la production des effets de sens narratif, hypocoristique, contrefactuel, etc… Je me propose de tester le rendement de cette approche systémique et aspectuo-temporelle de la valeur en langue des temps verbaux, et de cette analyse des effets de sens comme produits en discours par l’interaction de ladite même valeur avec des contextes différents, sur un objet bien précis : la relation de progression narrative. 3. Temps verbaux et relation de progression narrative Les relations temporelles entre deux procès [x] et [y] référant à deux événements peuvent être de simultanéité ([x = y]), de progression ([x < y]), de régression ([x > y]), d’inclusion ([x ⊂ y]), etc. (cf . notamment Lascarides & Asher 1993, Asher & al. 1995). Quel rapport entre temps verbaux et relations temporelles ? On fait l’hypothèse que les instructions données par les temps verbaux et les relations temporelles entre les événements auxquels référent les procès sont des faits autonomes qui relèvent de deux ordres différents : celui de la langue pour les premières, celui du discours pour les secondes. Autonomie ne veut cependant pas dire indépendance : lors de la mise en discours, dans le temps d’actualisation, le temps verbal interagit avec le contexte, notamment avec les relations d’ordre temporel. Les relations temporelles sont construites par le contexte, à savoir, pour le dire rapidement, nos connaissances du monde et la situation d’interaction ; par le cotexte (notamment les conjonctions et circonstants temporels, la syntaxe, les types de procès) ; et par l’interaction de ces éléments avec les instructions aspectuelles du temps verbal, mais en rien directement par le temps verbal lui-même. En fonction des instructions qu’il offre, il a plus ou moins d’affinité ou d’antipathie avec la demande de telle ou telle relation temporelle : il participera activement à la production de celle-ci, s’associera
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simplement à celle-là, fera quelques difficultés avec cette autre, ne pourra se conjoindre enfin à cette quatrième… On s’intéressera dans cet article au rapport entre les temps verbaux de l’indicatif et la relation de progression, et plus précisément sa réalisation en textualité narrative. La relation de progression définit des genres de discours aussi différents que la recette de cuisine, l’indication d’itinéraire, la description d’action, le conte ou le récit conversationnel, etc. Seuls les deux derniers relèvent de la textualité narrative. La textualité narrative est habituellement définie comme enchaînement de propositions narratives (Labov 1972/1978) dont l'ordre tend à (re)produire l'ordre des événements (du premier plan), ce qui implique que, d'une proposition à l’autre, le temps (raconté) auquel il est fait référence progresse : (2)
Mona s’assit sur le bord du divan en faisant un petit soupir de fatigue, puis, de nouveau, de ce geste du menton qu’elle avait, rejeta ses cheveux en arrière et leva vers Grange ses yeux et sa bouche, avec un étirement de plante qui prend le soleil. (Gracq, Un Balcon en forêt)
Dans ce fragment narratif, on a trois propositions narratives, dont l’ordre successif dans le texte (re)produit l’ordre progressif des événements. Soit en mettant les procès à l’infinitif : [s’asseoir < rejeter < lever]. Cognitivement, la relation de progression entre plusieurs procès consiste à parcourir le temps interne du premier procès de sa borne initiale A à sa borne terminale B, et à passer de celle-ci à la borne initiale C du second procès ; à parcourir le temps interne de ce second procès de sa borne initiale à sa borne terminale D, et à passer de celle-ci à la borne initiale E du troisième procès, et ainsi de suite. Soit : I⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯⎯⎯⎯⎯ ⎯I < … A B C D E F ⎯⎯⎯⎯ ⎯⎯⎯⎯ ⎯⎯⎯⎯
s’asseoir < rejeter < lever Cette relation demande donc que le temps interne des procès soit actualisé (i) dans sa tension, c’est-à-dire dans sa réalisation et non au-delà ; et (ii) en incidence, à savoir comme parcours de la borne initiale à la borne terminale. Soulignons l’importance du marquage de la borne terminale : la progression d’un procès à l’autre se fait de la borne terminale du premier à la borne initiale du second, etc. ; et l’atteinte de la borne terminale pose que le procès a bien eu lieu.
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La relation de progression concerne donc la dimension aspectuelle du temps verbal ; elle se complète, en textualité narrative, de la dimension temporelle : l’événement mis en récit est censé s’être passé (réellement ou fictivement), il doit précéder sa narration, ce qui demande que le temps externe des procès relève de l’époque passée ou soit compatible avec elle, et tend à exclure l’époque future. En fonction de leur offre aspectuo-temporelle, les temps verbaux seront en interaction parfaitement concordante (3.1.), ou en partie discordante (3.2. et 3.3.) avec la relation de progression narrative. 3.1. Interaction concordante : le passé simple et le présent Ces deux temps s’accordent avec la demande de la relation de progression narrative. 3.1.1. Passé simple : [+ passé], [+ tension], [+ incidence] Reprenons l’ex. (1). Le passé simple demande de situer l’événement auquel fait référence le procès dans le passé, et représente le temps interne (i) en tension, et (ii) de sa borne initiale jusqu’à sa borne terminale ; il s’accorde parfaitement à la demande de la relation de progression narrative : I⎯ ⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯ ⎯ ⎯⎯⎯ ⎯ I < I⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯⎯ I < … ⎯ ⎯⎯⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯
s’assit < rejeta < leva Voilà donc pourquoi le passé simple est le temps narratif par excellence, même s’il ne donne pas lui-même l’instruction [+ progression]. Ce qui rend compte du fait que, s’il est dans les textes massivement associé à ce type de relation, il peut entrer dans d’autres relations discursives, comme la simultanéité ou même la régression. La concurrence forte (Labeau 2007) que lui font le passé composé et le présent en textualité narrative tient à des raisons énonciatives (Benveniste 1959 / 1966).
3.1.2. Présent : [+ neutre], [+ tension], [± incidence] En ne situant pas en lui-même le procès dans une époque (instruction [+ neutre]), le présent permet d’actualiser des faits par ailleurs posés comme passés. En représentant le temps interne dans sa tension et de façon neutre au regard de l’incidence, il répond à la demande cotextuelle de progression. C’est la raison pour laquelle ce temps est très souvent employé, notamment
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en récit oral conversationnel (Carruthers 2005) pour actualiser les actions du premier plan : (3)
Conversation familiale. Un chasseur raconte, au cours du repas : / je monte ici lundi dernier / dans une heure je tire trois lièvres / j’en tue point / l’après midi j’en manque un autre / ça fait quatre […]
3.2. Interaction latéralement discordante: imparfait, passé antérieur, passé composé, plus-que-parfait Ces quatre temps, s’ils s’accordent avec la demande temporelle [+ passé] de la textualité narrative, présentent une discordance avec la demande aspectuelle, qui peut porter sur un des deux éléments requis par la progression : la tension, l’incidence ; ou sur les deux éléments à la fois. 3.2.1. Discordance portant sur l’incidence : l’imparfait L’imparfait, qui donne les instructions [+ tension], [- incidence], est en accord avec la demande de tension de la relation de progression, mais en désaccord avec la demande d’incidence. On a donné à ce tour le nom d’imparfait narratif, ou de rupture, que l’on trouve dans l’écrit littéraire et journalistique, mais également dans l’oral conversationnel : (4)
on a bu du vin blanc / plusieurs bouteilles et la semaine d’après il nous faisait un crise de goutte que je te raconte pas (conversation entre amis)
I⎯⎯⎯⎯⎯ ⎯I < (I) /////// ⎯⎯---------(I) < … A B C D a bu < faisait Dans la relation de progression, l’imparfait, en ne donnant pas à voir la borne initiale C attendue, impose un saut cognitif par-dessus ladite borne. En ne conduisant pas la représentation du temps interne impliqué par le procès jusqu’à son terme D, il maintient le point de référence en deçà de ce qui est également attendu… Cette légère discordance se résout par la production contextuelle de nombreux effets stylistiques, dont cette impression complexe dans laquelle se conjuguent les contraires de l’accélération (saut par-dessus la borne initiale) et de la décélération (arrêt avant la borne terminale).
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3.2.2. Discordance portant sur la tension. Le passé composé, le passé antérieur 1. Le passé composé s’accorde avec la demande d’incidence, formulée par la relation de progression, du fait de sa neutralité (son instruction [[± incidence]) ; mais entre en désaccord avec la demande de tension : comme toute forme composée, il est d’instruction [+ extension]. Et pourtant, depuis le Moyen-Age, le passé composé concurrence le passé simple en contexte narratif. On sait qu’il l’a totalement remplacé dans le plan d’énonciation du discours (Benveniste 1959 / 1966). Décrivons sommairement son fonctionnement : (5)
(…) y a deux gendarmes qui sont venus ils nous ont dit « Là vous passez pas » / on est repartis (interview Corpus Ladrecht)
En interaction avec le cotexte narratif, le passé composé produit l’effet de sens ‘événement passé’ : comme le passé simple, il saisit le temps interne des procès venir et dire globalement (ce qui rend compte de ce qu’il puisse le concurrencer) ; mais alors que le passé simple opèrerait cette saisie à partir de la borne initiale (A pour venir, C pour dire, E pour repartir), le passé composé le fait, comme toute forme composée, à partir de la borne terminale (B pour venir, D pour dire, F pour repartir). Ce qui implique que, dans l’actualisation de la progression [sont venus < ont dit < est repartis], l’énonciateur saute cognitivement la partie tensive C-D de dire, pour la saisir rétrospectivement à partir de la borne terminale D ; puis saute la partie tensive de repartir pour la saisir rétrospectivement à partir de la borne terminale F :
(I///////////////////)I----- < (I//////////////////////)I-----< (I//////////////////////)I----------A
B C sont venus
D E ont dit
F est repartis
De nombreux auteurs ont noté, sans vraiment l’expliquer, qu’avec le passé composé se perdait la fluidité du récit, que chaque procès apparaissait non pas comme ouvert sur le suivant mais comme refermé sur lui-même. Rappelons que Sartre parlait de la phrase au passé composé de L’Étranger comme d’une île : appréhension imagée fort pertinente du peu d’affinité intrinsèque du passé composé pour la relation de progression…
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C’est parce que le passé composé saisit globalement le temps interne du procès à partir de sa borne terminale qu’il entre en interaction partiellement dissonante avec la demande cotextuelle de la relation de progression de le représenter à partir de sa borne initiale : s’il permet de raconter, il n’est pas un temps narratif parfait. Ce qui se traduit notamment par le fait suivant : le passé composé, alors qu’il concurrence le passé simple depuis des siècles, ne parvient pas vraiment à l’éliminer. Le moindre récit écrit de fait divers dans la presse fait le plus souvent alterner, pour actualiser les relations de progression du premier plan, passé composé, présent, passé simple et imparfait « narratif ». 2. De façon similaire, le passé antérieur, de par ses instructions [+ extension], [+ incidence], est en accord avec la demande d’incidence de la relation de progression, mais en désaccord avec la demande de tension. Il saisit le temps interne du procès non à partir de la borne initiale (C) mais à partir de la borne terminale (D) : (6)
Il continua l’aventure commencée par Mme Forestier […]. En une heure, il eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, à La Vie Française. (Maupassant, Bel Ami)
I⎯⎯⎯⎯⎯I < (I//////////////////)I-------- < I⎯⎯⎯⎯⎯ ⎯I A B C D E F continua eut terminé porta Cependant, le passé antérieur, pour des raisons que nous n’expliquons pas ici, est actuellement une forme fortement contrainte dans ses emplois en discours : en indépendante ou principale, il ne peut guère être employé qu’en appui sur un adverbe signifiant la rapidité (rapidement, bientôt), un circonstant de durée globale (en x temps) ou de datation (à x heure), entre deux passés simples, comme dans (6). Son usage est donc très sporadique, à la différence de ce qui était le cas en ancien français. Comme le passé composé, il induit cognitivement dans l’enchaînement de la progression [continua < eut terminé], le saut de la partie tensive du procès qu’il actualise (terminer). Stylistiquement, il pourra être associé, avec certains marqueurs, à la production cotextuelle d’un effet de sens de rapidité : (7)
La cigogne au long bec n’en put attraper miette, / Et le drôle eut lapé le tout en un moment. (La Fontaine, Le renard et la Cigogne)
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En saisissant le procès à partir de sa borne terminale alors que la demande de la relation de progression était de le saisir à partir de sa borne initiale, le passé antérieur, en interaction avec le SP en un moment, semble dire que l’action s’est faite si vite qu’elle n’a pu guère être saisie que déjà réalisée. 3.2.3. Discordance portant sur la tension et sur l’incidence. Le plus-queparfait Le plus-que-parfait, de par ses instructions [+ extension], [- incidence], est doublement en désaccord avec la relation de progression. Et pourtant, on le trouve en contexte narratif, dans différents emplois textuels (Bres 2007). Analysons un seul d’entre eux : (8)
Et, tout d’un coup, comme ils passaient près d’un talus gazonné, et qu’elle l’y entraînait, s’allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il chercha parmi l’herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D’une secousse, il s’était relevé, et il fuyait déjà, éperdu. (Zola, La Bête humaine)
Soit la progression [chercha < s’était levé]. Enchaîner, selon la relation de progression, un passé simple et un plus-que-parfait, c’est comme pour le passé antérieur, faire l’ellipse du temps interne du second procès, pour le saisir même pas sur sa borne terminale mais au-delà de sa borne terminale (du fait de l’instruction [- incidence]) :
I⎯⎯⎯⎯⎯I < (I/////////////////I) ------------- < (I) A B C D chercha
s’était relevé
Dans ce type d’emploi, le plus-que-parfait pourra être associé, comme le passé antérieur de (7), à la production cotextuelle d’un effet de sens de rapidité. Soulignons que le plus-que-parfait n’a pas les mêmes contraintes d’emploi que le passé antérieur (cf. supra 3.2.2.), qui dans (8) serait impossible : (8’)
[…] il chercha parmi l’herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D’une secousse, il *se fut relevé, et il fuyait déjà, éperdu.
Comparons pour finir imparfait et plus-que-parfait en cotexte narratif : le plus-que-parfait pourrait sembler plus dissonant que l’imparfait dans la mesure où, alors que celui-ci est en désaccord avec la demande de la relation
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de progression sur la seule catégorie de l’incidence, celui-là ne la satisfait pas doublement : sur l’incidence et sur la tension. Ce qui se manifeste par le fait que l’ellipse du temps interne est de plus d’importance dans l’enchaînement [passé simple < plus-que-parfait] que dans l’enchaînement [passé simple < imparfait]. Et pourtant grammairiens et linguistes parlent d’imparfait narratif mais pas du plus-que-parfait narratif. Serait-ce que, tout à leur extrême sollicitude à l’égard de l’imparfait, ils en auraient oublié un fait plus significatif touchant au plus-que-parfait ? Certainement pas : intuitivement, la dissonance du plus-que-parfait en (8) apparaît moins forte que celle de l’imparfait en (4). Pour rendre compte de cette apparente contradiction entre le fait que l’offre du plus-que-parfait contrevient doublement à la demande aspectuelle de la relation de progression mais que la dissonance qu’il produit apparaît comme moins forte que celle procédant de l’imparfait, qui pourtant n’est en désaccord avec elle sur un seul point, il nous faut revenir sur un élément de ladite demande que nous n’avons jusqu’à présent pas vraiment pris en compte : la demande d’atteinte de la borne terminale du procès. Le passé simple, de par son instruction [+ incidence], y parvient au terme de son parcours du temps interne ; le plus-que-parfait la présuppose atteinte puisqu’il se construit au-delà de cette borne ; alors que l’imparfait de par son instruction [- incidence] ne conduit pas la représentation jusqu’à elle. Et c’est cette position différente par rapport à l’atteinte de la borne terminale qui rend compte de ce que le plus-que-parfait, dans la relation de progression narrative, apparaît comme une forme moins marquée que l’imparfait ; et que son emploi en contexte narratif se développe actuellement (Majumdar et Morris 1980). C’est ce même élément qui fait que le passé composé a pu devenir un temps narratif – même imparfait – de base du français : présupposant la borne terminale atteinte, il permet à la relation de progression de se développer, même si c’est d’une façon moins fluide qu’avec le passé simple ou le présent dans la mesure où il ne donne pas à voir le procès dans sa tension. 3.3. Prospection, ultériorité, futur et relation de progression narrative Il est rarement traité du rapport entre les temps qui ouvrent une perspective à venir (présent et imparfait prospectifs, conditionnels, futurs) et la relation de progression narrative. Leur interaction nous paraît pourtant intéressante à analyser. 3.3.1. Présent et imparfait prospectifs Ces deux temps sont formés sur la grammaticalisation de aller. De l’interaction des deux éléments forme itive conjuguée + verbe à l’INF résulte la valeur aspectuelle de prospection, que l’on définira comme orientation
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ascendante de l’actant sujet vers un acte - plus précisément vers la borne initiale de cet acte - représenté par le verbe à l’infinitif (Bres & Barceló 2007). C’est à partir de cette valeur que peuvent se produire, en interaction avec différents éléments cotextuels, différents effets de sens. Nous ne nous intéresserons ici qu’aux emplois de cette périphrase en textualité narrative, tours dans lesquels elle ne peut se construire qu’au présent et à l’imparfait (Bres 2008). 3.3.1.1. Présent prospectif L’orientation prospective vers la borne initiale du procès à l’infinitif, si elle s’accorde avec la demande de la relation de progression de prendre en compte la borne initiale, ne la satisfait cependant pas tout à fait : s’orienter vers elle n’est pas forcément l’atteindre. Le mouvement peut toujours être intercepté : (9)
il s’approche d’elle et la regarde dans les yeux. Il va l’embrasser mais on frappe de façon insistante à la porte. Elle se lève d’un bond et demande qui est là. (internet)
Et du coup c’est non seulement la borne initiale qui n’est pas atteinte, mais l’entier du procès qui ne se réalise pas. Or le récit sert principalement à dire ce qui s’est passé… Le présent prospectif ne répond donc que latéralement à la demande de la textualité narrative. Et pourtant… Les langues catalane, française, occitane ont usé, initialement, du présent prospectif comme temps du récit, en alternance avec le présent « historique », le passé composé ou le passé simple, comme dans (10) : (10)
Et estant en ce pensement luy va prendre grant faim de dormir et s’alla fort endormir, et luy dormant se va lever un bon vent pour faire voile (Roman de Pierre de Provence, cité par Gougenhein 1929/1971 : 97). (‘A cette pensée il lui prend / prit forte envie de dormir et il alla dormir ; pendant q’il dormait, il se lève / s’est levé un bon vent pour naviguer’)
Soit la relation de progression [va prendre < s’alla 2 dormir < se va lever], actualisée par la succession : présent prospectif < passé simple < présent prospectif. Le cotexte lève l’hypothèque précédemment mentionnée : en ne présentant pas cotextuellement d’interception à la prospection de va prendre et de va lever, on comprend – principe de pertinence – que l’envie de dormir a effectivement pris l’actant, et que le bon vent s’est effectivement levé : à savoir qu’ont été atteintes non seulement la borne initiale mais également la borne terminale de ces procès. 2
Aller a ici sa valeur pleine de verbe de mouvement.
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Ce tour s’est totalement grammaticalisé en catalan dans la mesure où il est devenu un temps du passé, le prétérit périphrastique, qui a actuellement quasiment éliminé le prétérit synthétique. Il en est allé différemment en français : à partir du XVIe siècle, il disparaît progressivement des textes pour des raisons complexes (Gougenheim 1929/1971), et il n’en est plus fait mention que dans les grammaires historiques. Bien à tort, car il semble qu’il soit parfaitement vivant dans au moins deux genres de textualité narrative : le résumé (11), le reportage « biographique » (12) : (11)
(12)
Un lycéen résume oralement Bel Ami de Maupassant. Bel Ami commence au moment où Duroy / un ancien militaire un peu désabusé / marche dans les rues de Paris /à ce moment là il va rencontrer un ancien camarade / Forestier qui lui a réussi et qui va essayer de l’aider à devenir un gentilhomme […] Dans cette ambiance de chasse aux sorcières, il est victime, en 1978, d’une tentative d’assassinat : un tueur raciste lui tire une balle dans le dos. Depuis, Larry Flint a les jambes paralysées. Cloué dans un fauteuil roulant, il va redoubler d’activité, à la fois dans les affaires et en politique. Son plus grand motif de fierté est d’avoir gagné un procès retentissant contre le sénateur […] (Le Monde, Reportage, Larry Flint contre les hypocrites, 1. 9 2007)
On notera que dans les deux occurrences le temps de base de ces récits est le présent simple : comme lui, le présent prospectif est neutre temporellement ; il actualise les procès de l’événement sans les situer par lui-même dans une époque, à la différence des temps du passé et des temps du futur. Pour l’heure, l’emploi de ce temps qui, par sa structure aspectuelle, ne répond qu’imparfaitement à la demande de la relation de progression, n’est que sporadique ; et l’on ne peut bien sûr faire des hypothèses sur le sort que lui réservera la langue dans son avenir. 3.3.1.2. L’imparfait prospectif L’imparfait prospectif présente les mêmes difficultés que le présent : en luimême, il ne fait qu’orienter vers la borne initiale du procès, ce qui laisse toute possibilité d’une interception avant son atteinte : (13)
Il reprit le chemin du grand escalier. Il allait arriver sur le palier du premier étage quand des détonations toutes proches l'obligèrent à s'enfoncer dans une encoignure. (Tournier, Le Roi des Aulnes)
Et il arrive parfois que le procès, d’abord actualisé à ce temps, soit repris au passé simple, pour marquer qu’il a bien eu lieu :
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On avait reçu de bonnes nouvelles de M.. de Beuvre. (…) Il allait arriver ; il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes. (Sand, Les Beaux Messieurs de Bois Doré)
De plus, ce temps actualise, en tant qu’imparfait, l’auxiliaire de prospection en non-incidence, ce qui entre également en dissonance avec la demande d’incidence. Malgré ce, du fait de sa valeur prospective, on le trouve en récit sporadiquement, dans deux emplois textuels. Comme le futur et le conditionnel (cf. infra), il actualise le ou les derniers procès d’une série : à partir du procès précédent le plus souvent au passé simple, il ouvre la perspective sur la conclusion, qu’il contribue de la sorte à mettre en relief : (15)
Le 19 juillet, dans l’étape de la Toussuire, Floyd Landis fut victime d’une terrible défaillance. Il allait franchir la ligne d’arrivée avec plus d’un quart d’heure de retard. (Midi Libre)
D’autre part, et ceci à ma connaissance n’a pas été relevé, dans le discours journalistique racontant un événement sportif ou un fait divers, il alterne avec l’imparfait « narratif » : (les oc. d’imparfait « narratif » sont en italiques, celles d’imparfait prospectif en petites majuscules): (16)
C’est le Tchèque Smicer qui ALLAIT FAIRE basculer la rencontre. A peine entré en jeu, il profitait d’une erreur défensive pour battre Borelli (56e). L’exclusion de Lecour (59e) ALLAIT également FACILITER la tâche des Nordistes. A dix, Caen ALLAIT de nouveau PLIER. Vairelles décalait Smicer qui réalisait le doublet (67e). La fin du match ALLAIT ETRE lensoise mais les hommes de Leclerc gâchaient plusieurs occasions de contre. La forte poussée normande, lors des ultimes minutes, n’ALLAIT pas CONNAITRE de réussite. (Midi Libre).
Soulignons la façon dont sont textuellement entrelacées les deux formes, avec d’autant plus de facilité qu’elles actualisent toutes deux un imparfait et qu’elles sont toutes deux associées, de façon latéralement discordante, à la progression, mais de façon différente, dans la mesure où l’imparfait « narratif » la tolère alors que l’imparfait prospectif participe à sa production du fait de son aspect prospectif. 3.3.2. Le conditionnel On analyse le conditionnel, en langue, comme un temps du passé (morphème –ai) qui, à partir d’un énonciateur placé à un point du passé, ouvre une perspective ultérieure (morphème –r) (Vuillaume 2001, Bres 2009a/b). A la différence des autres temps qui en eux-mêmes ne donnent pas l’instruction [+ progression] et à la différence des formes prospectives qui orientent vers la
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borne initiale du procès, le conditionnel pose le procès qu’il actualise comme ultérieur par rapport au point où se situe l’énonciateur, et saisit son temps interne de façon neutre (comme le présent, le futur, etc. : il peut répondre à la demande d’incidence). Il réalise donc par lui-même un mouvement temporel « en avant », et à ce titre, au moins sous sa forme simple, il devrait être un excellent temps narratif. Or tel n’est pas le cas, et ceci pour la raison suivante : le fait que le point à partir duquel est construite l’ultériorité soit un énonciateur passé et non le locuteur actuel entraîne que les procès qui sont envisagés de ce point de vue sont « subjectifs », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas inscrits dans la réalité du passé, puisque pour cet énonciateur ces procès sont à venir : (17)
C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville (…), Rodolphe aurait (…) écrit à Paris afin d’avoir la malle entière jusqu’à Marseille, où ils achèteraient une calèche, et, de là, continueraient sans s’arrêter (…). (Flaubert, Madame Bovary)
S’il y a bien progression [partirait < achèteraient < continueraient], c’est une progression imaginée par Emma et non inscrite par le narrateur dans la réalité des faits passés. Or la textualité narrative prétend dire ce qui s’est effectivement passé. Le conditionnel ne sera employé en récit que très secondairement, pour actualiser ce que tel ou tel personnage-énonciateur imagine qu’il se produira, mais pas ce qui s’est effectivement produit. Il est cependant un autre usage du conditionnel, dit objectif (NilssonEhle 1943) : lorsque le locuteur fait comme s’il déléguait sa responsabilité énonciative à un énonciateur passé qui envisage des faits à venir, alors que de fait il raconte des événements dont il sait, à partir de sa position actuelle, qu’ils se sont effectivement produits. Façon stylistique de mettre de la perspective : (18)
Laurent Jalabert portait une attaque rédemptrice dans la descente du col d’Aspin. L'illusion durait quelques kilomètres avant que les sénateurs ne réimposent leur train. Le champion de France paierait plus tard sa folie cher : 1min 14s abandonnée sur la ligne d’arrivée à Jan Ullrich. (fin de l’article, Midi Libre)
Le scripteur de l’article, qui écrit son compte rendu après la fin de l’étape cycliste, sait que l’actant Jalabert a payé « cher sa folie » : on peut parfaitement remplacer le conditionnel par le passé simple (ou tout autre temps du passé effectif) : « Le champion de France paya plus tard sa folie cher ». On ne trouve guère ce fonctionnement narratif « objectif » du conditionnel que pour actualiser le ou les derniers procès d’une série.
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3.3.3. Futur Le futur, de par ses instructions aspectuelles [+ tension], [± incidence], répond parfaitement à la demande de la relation de progression, au même titre que le présent. Mais il contrevient, par son instruction [+ futur], à la contrainte temporelle qui n’affecte pas la relation de progression elle-même, mais seulement son fonctionnement en textualité narrative : raconter un événement présuppose que le narrateur connaisse ledit événement. Or on ne peut connaître que le passé, au mieux le présent, mais pas le futur (Bres 2008). De sorte que la forme future ne saurait être le temps de base d’un récit, même s’il se trouve quelques « hapax », comme ce manuscrit édité par E. Le Roy Ladurie & et O. Ranum, Pierre Prion, scribe, datant du XVIIIe siècle, dans lequel le narrateur raconte sa propre vie comme un « horoscope » : (19)
On le mettra à coucher dans une chambre très reculée ; il sera chargé de la clé d’icelle qu’il aura soin de mettre sous le chevet de son lit. Il sera très étonné le premier matin en se levant de se trouver sans culotte ; il courra à la porte qu’il trouvera bien fermée (…)
Si le futur est extrêmement rare comme temps de base du récit, on le trouve sporadiquement, pour terminer un récit ou un épisode (Labeau 2009), dans le même type d’emploi textuel que le conditionnel ou l’imparfait prospectif : (20)
on apprend que le cimetière sert régulièrement de rencontre nocturne à des jeunes gens de bonne famille. Quarante jeunes sont interpellés. Tous seront finalement relâchés. (Le Monde, août 1996)
Les grammaires, dans ce cas, parlent de futur « narratif » ou « historique ». Ajoutons que si nous n’avons parlé, pour les temps prospectifs, le conditionnel et le futur, que des formes simples, les formes composées correspondantes sont susceptibles d’actualiser la relation de progression avec les mêmes restrictions que les formes simples, auxquelles vient s’ajouter, comme pour toutes les formes composées, la discordance de leur trait [+ extension]. 4. Conclusion Après avoir évoqué quelques possibles écueils dans l’analyse du temps verbal, nous avons présenté rapidement l’analyse que nous faisons des temps de l’indicatif comme système aspectuo-temporel, afin de mettre à l’épreuve son rendement dans l’étude d’une relation de discours – la progression – dans un type de textualité : la textualité narrative. La relation de progression demande que le temps interne des procès soit actualisé (i) en tension, et
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(ii) en incidence. La textualité narrative demande que l’événement soit envisagé dans sa réalisation effective. Il apparaît tout d’abord qu’aucun temps verbal de l’indicatif n’est frontalement allergique à la relation de progression narrative3. Mais, si tous les temps peuvent être « narratifs » - à savoir qu’ils peuvent actualiser les procès du premier plan en relation de progression - certains le sont plus que d’autres… Le passé simple et le présent s’accordent parfaitement, de par leurs instructions aspectuelles, avec la demande aspectuelle de la relation de progression ; et de par leur instruction temporelle, avec la demande temporelle de la textualité narrative. Toutes les autres formes sont en interaction plus ou moins discordante soit avec la demande aspectuelle de la relation de progression, soit avec la demande temporelle de la textualité narrative. Un premier groupe de temps – imparfait, passé composé, passé antérieur, plus-que-parfait – s’accordent avec la demande temporelle de la textualité narrative, mais sont en désaccord avec tout ou partie de la demande aspectuelle de la relation de progression : l’imparfait ne satisfait pas la demande d’incidence ; le passé composé et le passé antérieur, de façon différente, ne satisfont pas la demande de tension ; le plus-que-parfait ne satisfait aucune des deux demandes. Cette interaction discordante n’empêche pourtant pas leur usage en contexte de progression narrative ; elle rend compte de ce que, à l’exception du passé composé, ledit usage est marginal, et à l’origine d’effets de sens spécifiques. Un second groupe de temps, qui de différentes façons ouvrent une perspective à venir – présent et imparfait prospectifs, conditionnels, futurs – entrent en interaction plus dissonante avec la demande de la progression narrative : par leur structure aspectuelle pour les deux temps prospectifs, par leur instruction temporelle pour le futur et le conditionnel. Ce qui explique qu’ils ne soient que très sporadiquement en emploi « narratif ». Notons pour finir que le français contemporain ne dispose pas d’un temps verbal parfaitement « narratif » pour raconter un événement passé, à la différence de ce qui se passe p. ex en espagnol avec le prétérit, ou en catalan avec le prétérit périphrastique. Le passé simple se voit réduit au plan d’énonciation de l’histoire, et le présent ne marque pas par lui-même l’époque passée, même s’il peut s’accorder – du fait de son instruction temporelle [+ neutre] – avec elle. C’est peut-être ce qui explique que bien souvent, dans un même récit, on « switche » d’un temps à l’autre, comme dans cette occurrence de compte rendu sportif d’un match de rugby FranceItalie qui mélange allègrement présent, passé simple et passé composé : 3
Ce qui n’est pas le cas de toutes les relations de discours : le passé simple p. ex. ne peut entrer dans la relation d’inclusion, plus exactement ne peut actualiser le procès inclusif (Bres & Lauze 2007).
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Le XV de France à temps partiel Michalak à l’envers, c’est alors tout le XV de France qui déjoue. Avant de se reprendre en seconde mi temps. Attention, les bleus ne furent pas irrésistibles. Simplement, le moral était meilleur, « grâce au public qui a continué à nous encourager », flagorne un Laporte en quête de pardon. Simplement, les jambes de feu de Castaignède et Dominici ont créé des brèches. Simplement, le pack se remit dans l’axe pour, enfin, avoir raison de la résistance italienne. (Le Figaro)
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La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de Walter DE MULDER Université d’Anvers
0. Introduction La grammaticalisation de aller a été étudiée plus souvent et aussi de façon plus “approfondie” que celle de venir de. Selon Vetters (1989), cette différence dans le traitement des deux expressions est due au fait que aller + infinitif est plus fréquent que venir de + infinitif. Une deuxième raison, non sans rapport avec la première, pourrait être que la périphrase venir de + infinitif est moins grammaticalisée que aller + infinitif. Dans cette brève contribution, nous décrirons la grammaticalisation de venir de + infinitif en nous inspirant des analyses antérieures de la périphrase, et nous tenterons d’identifier le mécanisme qui explique son évolution sémantique. Si les spécialistes de la grammaticalisation ont d’abord eu recours à la métaphore pour décrire les changements sémantiques qui accompagnent ce processus, nous plaiderons, avec Detges (1999) et Waltereit (2004), pour une analyse qui se sert à la fois de la métonymie et d’inférences pragmatiques. Nous montrerons en outre que la formation de la séquence venir de + infinitif confirme l’hypothèse de Traugott (1989, 1995) selon laquelle les processus de grammaticalisation peuvent tous être analysés en termes d’(inter)subjectivisation. Notre analyse nous permettra enfin d’avancer deux hypothèses plus générales sur le sens des morphèmes temporels grammaticaux, à savoir (i) qu’il faut y inclure non seulement des valeurs de temps, d’aspect et de mode, mais aussi des valeurs de nature plutôt « perspectiviste », et (ii) qu’il faut l’associer dans certains cas à une construction entière. Nous commencerons notre étude par un rappel des descriptions existantes de l’évolution de venir (de + infinitif). 1. Les « faits » Depuis Gougenheim (1929), on considère que l’usage de venir de + infinitif comme périphrase du « passé récent » s’est développé à partir d’emplois comme le suivant : (1)
Chevalier sui d’estranges terres ; De tournoiier vieng pour conquerre. (Rec. fabl., t. II, p. 51 ; XXXIV, v. 146, Gougenheim 1929 : 122)
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La construction y signale « qu’on est de retour, après avoir accompli telle ou telle action » (Gougenheim 1929 : 122). La première occurrence où la périphrase a une valeur purement temporelle se trouve selon Gougenheim (1929 : 123) dans Piramus et Thisbé, un poème du XIIème siècle : (2)
Piramus vient de deporter De ses dolours se conforter, Vait en sa chambe, couche soi. (Piramus, v. 333 etc., Gougenheim 1929 : 123)
D’autres chercheurs, comme Flydal (1943 : 100), ne sont pas convaincus par la façon dont Gougenheim interprète cet exemple. Gougenheim cite d’ailleurs lui-même des exemples du XVIème siècle, empruntés au théâtre de Larivey, dans lesquels venir de exprime toujours un sens spatial, alors que le sens temporel était déjà assez fréquent dans les œuvres de cet auteur: 1 (3) (4)
Il y a trois jours, me venant de recreer avec elle, je fus rencontré par mon père. (Larivey, Les Jaloux, I, I, VI, 10, Gougenheim 1929 : 123) Fierabras : D’où viens tu, Perrine ? Perrine : Je vien de rendre le levain que la servante de leans m’avoit presté. (Larivey, Les jaloux, III, 6 ; Anc. th. fr., VI, p. 56, cité par Gougenheim 1929 : 123 et Flydal 1943 : 100).
Il faut donc bien conclure avec Wilmet (1970 : 111) que venir ne s’était pas encore transformé en semi-auxiliaire en moyen français (à l’opposé de ce qu’écrit Brunot, 1966 : 1, 470), quoique le sens du verbe fût déjà affaibli à cette époque-là. Même devant l’infinitif, le verbe conservait le plus souvent sa valeur originelle de verbe de mouvement. Wilmet (1970 : 111) cite pourtant aussi des exemples qui « permettent de saisir sur le vif le phénomène de glissement de venir à une valeur proche de l’auxiliaire » : (5)
(6)
D’où viens tu, mon gent valleton ? Je croy que tu viens de repaistre. (Cohen, Farces, XLIX, 31 32, cité par Wilmet 1970 : 111) D’où venez vous ? De veoir la dance, L’estat et le train de la court. Qu’avez veu ? (Cohen, Farces, I, 72 74, cité par Wilmet 1970 : 111)
En effet, toujours selon Wilmet (1970 : 112), « la reprise de venir en position d’auxiliaire » en (5) et son ellipse en (6) « attestent à suffisance la parenté du verbe de mouvement et de l’outil temporel ». 1
Voir Flydal (1943 : 100) pour d’autres exemples.
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Werner (1980 : 276) confirme la conclusion de Wilmet : dans son corpus du moyen français, elle n’a trouvé qu’une seule occurrence de venir de + infinitif qu’on puisse vraiment considérer comme périphrastique. La situation change à partir du début du XVIème siècle : si on trouve encore, à cette époque, des emplois comme (3) et (4) (voir également Havu 2005 : 283), le sens périphrastique est déjà « très net et très fréquent » (Gougenheim 1929 : 124), comme le confirment d’autres passages de Larivey : (7)
Quand je vous ay rencontré, cinq heures venoient de sonner. (Larivey, Laq., I, 2, V, 15, Gougenheim 1929 : 125).
Enfin, à partir de la fin du XVIème (selon Havu 2005 : 283) ou du début du XVIIème siècle (selon Flydal 1943 : 100), l’expression venir de + infinitif ne s’emploie plus dans le sens spatial illustré par (1), (3) ou (4). Flydal (1943 : 100) précise toutefois que cela « n’empêche pas qu’à l’éloignement temporel qu’exprime la périphrase, peut correspondre un éloignement spatial, comme c’est souvent le cas ». Ce rapide survol de la littérature nous permet de conclure que la périphrase venir de + infinitif, avec son sens temporel, s’est répandue au plus tôt au XVIème siècle, donc plus tard que la périphrase aller + infinitif, qui se serait généralisée au XIVème siècle (Gougenheim 1929 : 95). La création de la valeur temporelle est expliquée soit par un transfert métaphorique du sens spatial originel vers le domaine du temps, soit par des glissements métonymiques (ou par inférence invitée). Nous présenterons ces deux analyses ci-dessous et nous montrerons pourquoi il faut préférer, à notre avis, une explication par inférence invitée. 2. Métaphore ? L’évolution sémantique de venir de peut-elle être analysée comme un transfert métaphorique ? Au prime abord, l’emploi de verbes de mouvement comme venir pour exprimer une relation temporelle s’explique par la métaphore conventionnelle, largement répandue, qui nous permet de parler du temps en empruntant des termes et des notions au domaine spatial. Lakoff et Johnson (1986 : 50-51) citent les exemples suivants pour illustrer cette métaphore, qu’ils désignent par l’appellation LE TEMPS C’EST L’ESPACE : (8)
Les semaines qui viennent (au devant de nous) (futur). Tout cela est maintenant derrière nous (passé). Les semaines suivantes (futur). Les semaines précédentes (passé).
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Selon les mêmes auteurs la métaphore espace – temps se présente dans plusieurs langues sous deux formes différentes :2 1) la métaphore du temps mobile : (9)
le temps est un objet en mouvement Le temps viendra où … Beaucoup de temps a passé depuis que … Le temps d’agir est arrivé. (Lakoff et Johnson 1986 : 50 51)
Selon cette version de la métaphore, le locuteur est stationnaire et le temps vient vers lui ; par conséquent, le futur est en face du locuteur et le passé est derrière lui. 2) la métaphore de l’ego mobile :3 (10)
LE TEMPS EST STATIONNAIRE ET NOUS NOUS DEPLAÇONS A TRAVERS LUI
Comme nous avançons à travers les années … A mesure que nous pénétrons dans les années 80 … Nous nous approchons de la fin de l’année. (Lakoff et Johnson 1986 : 50 51)
Cette version est d’une certaine façon l’inverse de la précédente : le temps est stationnaire et le locuteur se déplace, du passé vers l’avenir ; c’est cette version de la métaphore qui est sous-jacente à l’emploi de venir de + infinitif (voir également Bourdin 1999 : 220, 2005 : 271). Heine, Claudi et Hünnemeyer (1991 : 70-71) ont formulé une objection importante à l’idée que les évolutions sémantiques qui accompagnent les processus de grammaticalisation seraient des transferts métaphoriques. Il découle en effet de la plupart des définitions de la métaphore, comme celle proposée par Lakoff et Johnson (1980),4 qu’un transfert métaphorique implique un « saut » conceptuel, qui consisterait à projeter la structure conceptuelle d’un domaine sur un autre. Or il ressort des commentaires de Wilmet (1970 : 112) sur les exemples (5) et (6) et de la critique de Flydal (1943 : 100) à l’égard de l’interprétation de l’exemple (2) par Gougenheim que l’interprétation spatiale et l’interprétation temporelle de ces exemples ne s’excluent pas mutuellement. Les changements sémantiques sous-jacents à la 2 3 4
Pour plus de précisions, voir également, entre autres, Nuñez (1999 : 47). Cette métaphore a déjà été décrite par Benveniste (1958). Rappelons que selon Lakoff et Johnson (1986), la métaphore est un processus cognitif par lequel on attribue à un domaine (en l’occurrence le temps) la structure conceptuelle d’un autre domaine (en l’occurrence l’espace), de sorte qu’on peut se représenter le premier domaine, qui en général est plus abstrait, en termes de l’autre, qui est le plus souvent plus concret et serait donc plus facile à comprendre.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de
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grammaticalisation n’impliquent donc pas de « saut » d’un domaine à un autre, mais plutôt une évolution graduelle lors de laquelle l’interprétation originelle A est accompagnée dans certains contextes d’une interprétation nouvelle B, qui devient par la suite plus importante que l’interprétation originelle et est enfin associée à l’expression, sans que l’interprétation originelle soit encore présente. Cette évolution peut être représentée par le schéma A A,B B proposé par Heine, Claudi et Hünnemeyer (1991 : 74), qui correspond à leur avis à un glissement métonymique plutôt qu’à un transfert métaphorique. 3. Inférence invitée L’évolution sémantique de venir (de) implique-t-elle donc un glissement métonymique ? Pour développer cette idée, on peut partir d’une analyse de la notion de mouvement qu’exprime ce verbe : celle-ci comporte à la fois une composante spatiale et une composante temporelle, un mouvement étant un changement de place accompagné d’une progression dans le temps. Bien entendu, dans les emplois de venir (de) comme verbe de mouvement, la notion de changement de place occupe le premier plan, la composante temporelle étant uniquement présente à l’arrière-plan. Le changement sémantique que subit venir (de) consiste alors à inverser la relation entre les deux plans : la composante spatiale est repoussée à l’arrière-plan et la composante temporelle occupe le premier plan. De toute évidence, cette évolution sémantique est de nature métonymique, puisqu’elle s’effectue au sein du seul concept désigné par venir (de) et n’implique donc pas deux domaines de connaissances différents, comme le fait la métaphore.5 Il n’est pourtant pas suffisant de constater que le concept associé à venir (de) comme verbe de mouvement relie l’idée d’un déplacement dans l’espace à celle d’un passage de temps (Große 1996, Detges 1999 : 44) si l’on veut expliquer le changement sémantique que subit ce verbe : il faut aussi identifier les contextes qui « déclenchent » le passage de l’interprétation spatiale à l’interprétation temporelle. Wilmet (1970 : 111) renvoie à ce propos aux passages cités sous (5) et (6), que nous reprenons ci-dessous :
5
Précisons que la métonymie n’est pas basée sur une relation de contiguïté entre deux référents, comme le soutient la définition traditionnelle, mais sur la contiguïté entre certaines composantes des concepts associés aux mots, qu’il faut se représenter comme des ensembles de connaissances (des frames ou « cadres »). Pour plus de détails sur la notion de métonymie telle qu’elle est employée ici, voir entre autres Blank (1997), Koch (1999), Detges (1999) et Waltereit (2004).
70 (11)
(12)
Walter De Mulder D’où viens tu, mon gent valleton ? Je croy que tu viens de repaistre. (Cohen, Farces, XLIX, 31 32, cité par Wilmet 1970 : 111) D’où venez vous ? De veoir la dance, L’estat et le train de la court. Qu’avez veu ? (Cohen, Farces, I, 72 74, cité par Wilmet 1970 : 111)
Dans ces exemples, le locuteur répond à la question d’où ? sans mentionner le point initial du mouvement spatial: il se contente de mentionner l’action accomplie à cet endroit. Si cette réponse paraît acceptable, c’est évidemment parce que toute action se déroule nécessairement quelque part et que la mention de l’action évoque donc, à l’arrière-plan, celle de l’endroit où elle a été effectuée. Mais cela n’est pas suffisant : il faut aussi expliquer pourquoi la mention de l’endroit ne semble pas être nécessaire. Notons à ce propos qu’en fournissant des renseignements sur l’action effectuée, le locuteur donne plus d’informations que s’il s’était contenté de ne mentionner que l’origine du mouvement, et qu’il réagit probablement aux intentions sous-jacentes à la question posée. Le locuteur a donc des raisons de croire qu’en renvoyant à l’action effectuée, sa réponse est plus pertinente que s’il avait seulement précisé le point de départ du mouvement.6 Dans plusieurs cas, le contexte comporte des éléments qui affaiblissent l’idée de déplacement et qui font monter au premier plan celle d’une action récemment accomplie. C’est ce qui ressort de l’analyse des exemples suivants proposée par Wilmet (1970 : 112) :7 (13)
(14)
6
7
Dictes vous qu’il s’en va payer ? Ouy, je le viens d’espier … (Cohen, Farces, XXXV, 398 399, cité par Wilmet 1970 : 112) Allons a dieu, qui nous convoye ! Je viens de faire nostre sac Et ay mis dedans ce bissac La provision necessaire (Droz & Lewicka, Farces, VII, 151 154, cité par Wilmet 1970 : 112) Bybee, Perkins et Pagliuca (1994: 286) notent que le locuteur peut « impliquer » plus que ce qu’il dit, et que l’interlocuteur doit alors retrouver l’information impliquée par inférence. Il existe plusieurs façons d’expliquer cette inférence pragmatique : par la théorie de Horn (1985), par la théorie des implicatures généralisées de Levinson (2000) ou par la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (1995). Nous ne nous occuperons pas ici de choisir entre ces différentes théories. Comme le dit Wilmet (1970 : 112), « l’équilibre est renversé » ; selon Detges (1999), cette inversion premier plan / arrière plan est typique de la métonymie.
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A ! ha ! paillarde de cest eau punaise, Que tu viens tout droit de pisser, Me voulés vous empoisonner … (Cohen, Farces, XLV, 59 61, cité par Wilmet 1970 : 112)
Même s’il est toujours possible d’interpréter venir comme l’expression d’un déplacement, Wilmet (1970 : 112) note qu’en (13) « le témoignage vaut seulement par la proximité du constat », qu’en (14) « viens de faire et ay mis sonnent comme deux variantes », et qu’en (15) « tout droit renforce la valeur temporelle de la périphrase ». Parmi les éléments contextuels qui ont contribué à créer le sens passé de venir, il faut évidemment mentionner la préposition de, qui marque l’origine.8 En effet, venir seul n’implique pas le passé ;9 Wilmet (1970 : 112-113) cite des exemples d’énoncés comportant venir qui mettent au premier plan la destination du mouvement plutôt que son origine : (16)
(17)
Je suis marchande de Paris Et tu viens dire injure ? (Cohen, Farces, XV, 70 71, cité par Wilmet 1970 : 113) Et ce qui grant douleur me cause, C’est quant je luy viens demander, Il chante. (Cohen, Farces, XXXVII, 273 274, cité par Wilmet 1970 : 113)
Dans le dernier exemple, la périphrase n’a pas de valeur purement temporelle, mais sert plutôt à exprimer une valeur modale « extraordinaire », que Damourette et Pichon (1911-1940, V, 1667, p. 123) décrivent en disant qu’il s’agit de présenter un phénomène « comme ayant un caractère dérangeant par rapport à l’ordre attendu des choses ».10 De plus, lorsqu’il est suivi de à, venir a une valeur prospective : 8
9
10
Voir également Große (1996 : 9) et Bourdin (2005 : 271). Wilmet (1970: 108) note toutefois que le sens du verbe venir s’affaiblissait aussi en moyen français lorsqu’il n’était pas suivi de de+infinitif et qu’il pouvait exprimer un « présent dilaté » (c’est à dire un présent qui est équivalent à un temps du passé): ex. Tu soye tresbien venu vrayement Et trestoute la compaignie Et me compte, je vous en prie, Des nouvelles s’en scavez tous, Et me dicte, sans tromperie, De quel lieu vous venez tous ? (Droz, Sotties, V, 111 116, cité par Wilmet 1970 : 108) Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 : 62) attribuent une valeur tout à fait comparable (« hot news ») à certains emplois du present perfect en anglais.
72 (18)
Walter De Mulder Messire Jehan : Laissons trestout cela en paix : Et venons à parler des piedz Qui es faulx dieux vous ont portez : Car nul n’en fault laisser derriere. (Testament Pathelin 198, cité par Werner 1980 : 287)
Il est donc clair que la préposition de, qui indique l’origine, contribue à la création de la valeur passée de la périphrase venir de +infinitif. En effet, si « on est de retour, après avoir accompli telle ou telle action » (pour reprendre la formule de Gougenheim 1929 : 122), cela implique évidemment que cette action s’est accomplie avant la venue. Cette inférence, qui naît d’abord dans des contextes qui mettent au premier plan l’élément temporel et l’action, peut ensuite se généraliser et devenir le sens conventionnel de la séquence. Mais il s’ensuit que ce n’est pas le verbe venir seul qui exprime le « passé récent », mais le groupe venir de + infinitif dans sa totalité (voir également Große 1996 : 9). Rappelons à ce propos que venir de + infinitif n’évoque plus en français moderne le sens spatial qu’il pouvait exprimer en ancien français (cf. l’exemple (1)). Cette observation a des conséquences intéressantes. En effet, si c’est la séquence venir de + infinitif qui exprime le passé et pas le verbe venir, ce dernier n’est pas ambigu ou polysémique, si l’on entend par là que son sens comporte aussi bien l’idée d’un mouvement vers le lieu 11 d’énonciation que le « passé récent ». Résumons : le changement sémantique qu’a subi la séquence venir de + infinitif 12 est rendu possible parce qu’il existe des rapports métonymiques entre l’idée de mouvement et celle d’un passage de temps, ou entre l’idée d’une action et l’endroit où celle-ci se déroule, mais il a seulement lieu dans des contextes qui « invitent » ou incitent les locuteurs à passer de la valeur spatiale à la valeur temporelle. Il faut donc distinguer deux niveaux dans l’évolution sémantique, ainsi que l’a proposé Detges (1999) dans son analyse 11
12
Du coup, le sens passé ne peut pas être employé non plus pour justifier l’attribution au verbe venir d’un sens abstrait comme « une orientation du sujet vers le centre déictique » (Bouchard 1993 : 61) et « la tension de X vers le centre déictique, sans prise en compte d’un point d’aboutissement du processus » (Honeste 2005 : 298). Notre analyse pourrait ressembler à celle de Stolz (1994 : 20), citée par Große (1996 : 7) : cet auteur propose pour venir de + infinitif un processus de grammaticalisation, qui rappelle celui que Detges (1999) propose pour aller + infinitif: (i) venir de + Lokalnomen kommen von, aus einem Ort ; (ii) venir de + Verbalnomen kommen von, aus einem Ort, an dem die im Verbalnomen kodierte Handlung vorgenommen wurde ; (iii) venir de + INFINITIV gerade getan haben, was der Infinitiv kodiert.
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de aller + infinitif : un niveau conceptuel, comportant des ensembles de connaissances (ou « cadres »), qui sont associés aux expressions linguistiques et rendent possibles certains glissements métonymiques, et un niveau pragmatique, qui explique pourquoi les évolutions possibles s’actualisent dans certains contextes. De plus, parallèlement à ce que Detges (1999) propose pour aller + infinitif, on peut avancer l’hypothèse que d’autres considérations pragmatiques permettent de comprendre pourquoi les locuteurs créent de nouvelles expressions pour parler du passé, alors que la langue dispose déjà d’expressions à ce propos : le recours à la séquence venir de + infinitif permet de signaler que la situation présente se situe dans la prolongation directe de la situation passée qui en est l’origine. Damourette et Pichon (1911-1940, § 1766, p. 274-275, cités par Wilmet 1970: 112) s’opposent pour cette raison même à la dénomination « passé récent » employée par Gougenheim (1929: 122) : « cette dénomination nous paraît avoir le tort de laisser croire que la différence entre l’antérieur et le fontal est une différence chronologique. Or, selon nous, il n’en est pas ainsi : ce qui distingue l’un de l’autre ces deux types de précédentiel, c’est la façon d’envisager le passé, que par le second l’on exprime comme la source vivante du présent, tandis qu’on l’apporte par le premier comme une donnée dont on peut faire usage ».13 Bref, il ne s’agit pas seulement pour les locuteurs de situer un procès dans le temps, ils se servent de la paraphrase pour exprimer leur attitude par rapport à la situation dénotée. On assiste ainsi à un processus de « subjectification », tel que l’ont défini Traugott et Dasher (2002) : Subjectification is the semasiological process whereby speakers / writers come over time to develop meanings for lexemes that encode or externalize their perspectives and attitudes as constrained by the communicative world of the speech event, rather than by the so called « real world » characteristics of the event or situation referred to. (Traugott et Dasher 2002 : 30)
Les premiers emplois de venir de + infinitif ne sont donc pas purement temporels, ils ne localisent pas la situation exprimée directement dans le passé, mais impliquent une perspective particulière sur ce passé, qu’il faut inclure dans le sens de la séquence venir de + infinitif. Partant, il faut se demander s’il ne faut pas inclure dans le sens des temps verbaux des indications autres que temporelles, aspectuelles ou modales : un
13
Précisons encore qu’il s’agit dans ce passage de la valeur originale de la périphrase ; il est bien possible qu’en français actuel, cette valeur soit déjà affaiblie dans beaucoup de contextes et que la périphrase s’y emploie avec une valeur temporelle pure, pour exprimer un « passé récent ».
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élément « perspectiviste » pour venir de + infinitif, ou des éléments plutôt épistémiques, comme Detges (1999) le propose pour aller + infinitif.14 4. Concurrence Tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Ainsi, Große (1996 : 1011) se demande pourquoi venir de + infinitif a subi le processus de grammaticalisation décrit ci-dessus, alors qu’il existait d’autres formes verbales, tels partir / sortir de + infinitif, qui exprimaient une valeur comparable à venir de+ infinitif, mais qui n’ont finalement pas été transformées en marqueurs temporels. Gougenheim (1929 : 128) cite entre autres l’exemple suivant de l’emploi de partir de pour exprimer le « passé récent », tout en notant que cet emploi de partir de est probablement limité au Nord-Ouest de la France : (19)
Ce fut donné en nostre consistoire, Près du Temple où nostre estat tenons, Après grâces, ainsi qu’on part de boire … (Baude, Henri, Bulles du Cardinal de Guerrande, éd. J. Quicherat, 1856 : 86)
Quant à sortir de, Bourdin cite l’exemple suivant : (20)
Tu vas en prendre un verre avec moi, dit elle. Non, merci, je sors d’avaler le mien. (Zola, Germinal, Le Petit Robert 1982 : 1838, Bourdin 1999 : 216)
Gougenheim signale cette fois-ci qu’il s’agit en fait d’un tour populaire que certains auteurs reprennent entre autres pour reproduire la langue vulgaire de leurs personnages. Große (1996 : 10-11) cite également ne faire que de + infinitif, achever de + infinitif ou n’avoir / être pas plus tôt / plutôt + participe passé + que : (21)
(22)
14
Le soleil ne faisait que de paraître à l’horizon, lorsque le frère d’Amélie ouvrit les yeux dans la demeure d’un Sauvage. (Chateaubriand, Natchez, II, Grevisse, p. 750, Bourdin 1999 : 205) D’autres disoient qu’il arriva comme il achevoit de rendre l’âme. (Coeffetau, Histoire romaine, 1646, Havu 2006) Selon Groe (1996), la périphrase venir de + infinitif tend aussi à accentuer la réalité du fait passé. Il s’agit là, à notre avis, d’une conséquence de la perspective décrite ci dessus, mais cela doit être confirmé par des recherches ultérieures. Il faudra d’ailleurs se demander quelle est la relation entre les différents éléments qui constituent le sens des morphèmes temporels. Langacker (2009), par exemple, propose que le sens de base des morphèmes temporels est épistémique.
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Vu qu’il existe tant de constructions « concurrentes » qui expriment plus ou moins le même sens, on peut se demander pourquoi seul venir de + infinitif a acquis une valeur grammaticale.15 Il n’est pas facile de répondre à cette question, puisque les facteurs auxquels on fait appel le plus souvent pour expliquer pourquoi certains termes s’engagent plus rapidement que d’autres dans des processus de grammaticalisation, ne permettent pas de distinguer venir de sortir ou partir : il n’est pas évident que venir ait vraiment un sens plus général que sortir et partir ; de plus, les trois verbes mentionnés semblent tous faire partie du « lexique de base » (voir Heine, Claudi et Hünnemeyer 1991 : 35). La seule différence qu’il pourrait y avoir entre ces verbes concerne leur fréquence : on peut en effet s’attendre à ce que venir soit plus fréquent que partir et sortir. Les indications de Gougenheim, selon lesquelles partir de serait régional et sortir de populaire confirment cette idée. Or Bybee (2006) a montré que les items grammaticaux les plus fréquents sont aussi ceux qui sont les plus enclins à être grammaticalisés. Nous retiendrons donc provisoirement cette hypothèse, mais nous ajoutons volontiers qu’elle doit encore être étayée par des données statistiques solides.16 5. aller + infinitif et venir de + infinitif Il est hors de doute que venir de est au moins partiellement grammaticalisé ; il est, par exemple, partiellement décatégorisé, comme il ressort du fait qu’il perd sa grille argumentale (Havu 2005). Bourdin (2005 : 263) note ainsi que venir de+ infinitif peut prendre un sujet impersonnel :17 (23) (24)
15
16
17
* Il est venu neiger abondamment. Il vient de neiger abondamment.
Große (1996 : 10 11) propose l’hypothèse suivante : l’existence de la paire aller / venir et le fait qu’aller était déjà engagé dans un processus de grammaticalisation sont des éléments qui favorisent la grammaticalisation de venir de. Ce raisonnement ne nous semble pourtant pas tout à fait convaincant ; pourquoi, par exemple, aller et sortir ne pourraient ils pas former un couple comparable à aller et venir de ? En outre, alors que venir est un verbe déictique, cela n’est pas le cas de aller. Bourdin (2005) fait appel à la nature déictique du sens de venir pour expliquer la préférence pour ce verbe ; Havu (2005 : 285) note toutefois que cette valeur déictique de venir ne permet pas d’expliquer la valeur passée de la périphrase dont le verbe fait partie. Le verbe venir admet lui aussi un sujet impersonnel, mais il s’agit alors en réalité d’une construction impersonnelle dérivée. Voir, entre autres, Jones (1996 : 124).
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Venir de + infinitif n’est pourtant pas aussi grammaticalisé que aller + infinitif. Nous nous contenterons de citer deux arguments à l’appui de cette hypothèse. Premièrement, le paradigme de venir de + infinitif est plus variable que celui de aller + infinitif :18 Flydal (1943 : 101-102) note ainsi qu’à l’opposé de aller + infinitif, qui ne s’emploie plus qu’à l’indicatif présent et l’imparfait lorsqu’il est employé comme semi-auxiliaire de temps (Leeman-Bouix 1994 : 119), venir de + infinitif s’emploie également au conditionnel, au présent du subjonctif et au participe présent ; 19 Vetters (1989 : 371) cite même des emplois au futur simple.20 Deuxièmement, venir de impose encore plus que aller des restrictions sur les verbes ou les prédicats qui peuvent servir de complément (Vetters 1989 : 372-374 ; Havu 2005 : 287-288 ; Mitko 2000 : 94-95). Ainsi, en s’appuyant sur les exemples sous (25), Havu (2005 : 282) montre que venir de se combine plus facilement avec des prédicats momentanés qu’avec des prédicats atéliques d’état ou d’activité:21 (25)
18
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Marie vient d’écrire une lettre Marie vient d’arriver à l’instant Les enfants viennent de sursauter ? Il faut que j’y cours, le bébé vient de pleurer ?? Le musée vient de se trouver sur la rive droite (Havu 2005 : 282, 287)
Pour les critères permettant de déterminer le degré de grammaticalisation d’un élément linguistique, voir Lehmann 1995, chapitre 4). Que venir de + infinitif puisse s’employer dans tous ces temps s’explique peut être à partir de l’observation de Flydal (1943 : 102) que les formes de venir ont mieux conservé leurs valeurs temporelles que celles d’aller. Le passé simple est exclu, parce que la périphrase « exprime un présent considéré comme un état survenu à la suite d’un événement récent » (Flydal 1943 : 103). C’est pourquoi elle est compatible avec des expressions exprimant la simultanéité avec un événement présent : Roland avec l’arrière garde vient de pénétrer dans les défilés des Pyrénées, quand il se sent entouré par l’ennemi. (Des Granges, Hist. ill. de la litt.fr., p. 47, Flydal 1943 : 103) Voir également Bourdin (2005: 266), Mitko (2000 : 95) et Vetters (1989). Bourdin (2005 : 267) note que venir de + infinitif se comporte ainsi comme d’autres marqueurs qui expriment une contraction de l’intervalle associé à l’état : ?* Marie est sur le point de ressembler à sa sœur. * Cette voiture a coûté à l’instant 10.000 euros. (Bourdin 2005 : 267)
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Les activités ne sont pas totalement exclues pour autant, comme le montre (26) : (26)
Je viens de pousser le landau. (Havu 2005 : 287)
Or, de toute évidence, le prédicat subit alors une réinterprétation contextuelle : l’énoncé est réinterprété de sorte que pousser le landau ne désigne plus une action durative, mais une action momentanée, à savoir ‘donner une seule poussée rapide au landau’ (Havu 2005 : 287). Quant aux prédicats d’état, venir de est compatible avec des états non permanents : (27)
Paul vient d’être malade.
Les prédicats dénotant ces états peuvent être combinés avec souvent, à l’opposé de ceux qui dénotent des états permanents. Or même ces prédicats peuvent être combinés avec venir de : (28)
C’était l’heure où une jeune indienne qui vient d’être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit (Kahn 1954 : 111, cité par Vetters 1989 : 372)
Dans ce cas, le prédicat est réinterprété de façon ingressive (Mitko 2000 : 95 ; Havu 2005 : 288) et désigne une transition (Vetters 1989 : 373), ce qui est confirmé par le fait que être mère en (28) peut être remplacé par accoucher. Cette incompatibilité avec les états permanents et les réinterprétations contextuelles observées s’expliquent si on accepte que venir de implique une valeur accomplie et qu’il désigne l’état qui résulte de l’action ou de l’événement exprimés par l’infinitif : pour qu’il y ait résultat, il faut que cette action ou cet événement soient terminés. 6. De la valeur résultative à la valeur temporelle Il ressort de ce qui précède que venir de + infinitif a une valeur accomplie, signalant « que l’action dénotée par l’infinitif s’est produite dans un passé proche et l’état résultant de cette action accomplie se prolonge jusqu’au moment de parole » (Havu 2005 : 286).22 C’est dire, comme le fait aussi Vetters (1989 : 375), que la périphrase venir de + infinitif a une valeur 22
On notera d’ailleurs que venir de + infinitif peut être employé dans des contextes qui suggèrent que l’état de choses est perçu, ce qui ne serait pas possible si venir de + infinitif renvoyait à un état qui ne serait pas simultané avec le moment actuel de vision : Regarde! Le voilà qui vient serrer la main à son ennemi de toujours. Regarde ! Le voilà qui vient de serrer la main à son ennemi de toujours. (Bourdin 2005 : 268)
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accomplie comparable à celle du passé composé, la seule différence entre les deux temps étant que venir de + infinitif implique une idée de récence.23 Celle-ci provient à l’origine du sens du verbe venir, qui signale que le point final de la trajectoire est identifié au lieu d’énonciation (Bourdin 2005 : 269, 272), mais elle est intégrée ensuite au sens de la périphrase venir de + infinitif. Comme le montre de façon convaincante Vetters (1989 : 381) à l’aide d’exemples comme ceux cités sous (29), (30) et (31), la récence est relative au contexte : (29) a. *Je viens de manger il y a une semaine. b. Je viens de mourir il y a un mois. (Vetters 1989 : 382) (30) a. *Je viens de manger il y a une semaine b. Je viens de manger avec le premier ministre il y a une semaine. c. Je viens de manger des truffes / du caviar il y a une semaine. (Vetters 1989 : 382) (31) (Dialogue entre les soigneurs des serpents au zoo (il y a des serpents qui ne mangent qu’une ou deux fois par an) : « Non, il ne faut pas le donner à manger, celui là, il vient de manger il y a deux semaines ». (Vetters 1989 : 382)
Le rapprochement avec le passé composé est confirmé par le fait que la forme venir de + infinitif a en français moderne deux interprétations, tout comme le passé composé. Vetters (1989 : 376-377) note en effet que l’énoncé (32), (32)
Il vient d’arriver,
est ambigu : il peut « focaliser soit le résultat qu’il est là maintenant, soit le fait que l’arrivée se situe à une distance temporelle brève du moment de l’énonciation » (Vetters 1989 : 377). Cette idée est confirmée par le fait que 23
Vetters (1989 : 375) fait remarquer à ce propos que Vet (1980) et Dominicy (1983) proposent d’analyser venir de + infinitif dans le système de Reichenbach par la même formule que le passé composé, à savoir E S,R : E (le temps de l’événement) précède S (le temps de l’énonciation), qui coïncide avec R (le temps de référence)). La seule différence serait alors que venir de + infinitif signale que la distance entre E et S,R doit être brève, ce que le passé composé ne signale pas. Mitko (2000 : 93 96) note toutefois qu’en outre, venir de + infinitif présente l’action passée comme perfective, terminée, et exprime que le locuteur en « sort » ; avoir exprime plutôt un état et peut donc plus facilement renvoyer à l’état qui résulte de l’action passée.
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la périphrase peut être accompagnée par des adverbes qui spécifient tantôt le temps de l’événement (E), tantôt le temps de référence (R) :24 (33)
(34)
Un violent incendie vient de détruire, ce matin (E), la grande ferme Couture, dépendant de la commune X. (L’Œuvre 1/9/32, Flydal 1943 : 105, Vetters 1989 : 376) Je viens d’apprendre en ce moment (R) (Gougenheim 1929 : 127)
La périphrase se comporte ainsi de façon comparable au passé composé, comme le montrent les énoncés suivants : (35) a. Il est arrivé ce matin. b. Il est arrivé maintenant.25
Havu (2005 : 290) signale qu’en outre, à partir du XIXème siècle, on trouve des emplois de venir de + infinitif dans lesquels la périphrase se combine avec des adverbes de temps qui marquent un passé dissocié du moment d’énonciation : (36)
Nous venons de dîner à neuf heures, à cause de ces parents dont je t’ai parlé et qui sont venus très tard. (G. Flaubert, Correpondance, 1847 : 300).
Havu (2005 : 290) précise bien qu’il s’agit d’une « évolution qui, peut-être, commence à percer ». Notons en tout cas qu’elle n’est pas incompatible avec une phase ultérieure de l’évolution que Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 : 86) expliquent comme une généralisation sémantique : l’emploi fréquent de venir de + infinitif pour signaler qu’un événement passé est encore pertinent au moment d’énonciation, peut amener les locuteurs à associer ce temps au passé et à supprimer l’idée de récence.
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Flydal (1943 : 105) soutient à ce propos que « ce ne sont que les déterminations qui se rapportent au temps indiqué par l’auxiliaire qui précèdent la périphrase, tandis que celles qui indiquent le moment de la réalisation de l’action exprimée par l’infinitif se mettent ou bien après ou bien entre les deux verbes ». Voir Vetters (1989) et Havu (2005) pour d’autres commentaires concernant l’emploi des adverbes avec venir de + infinitif. Voir également Harris (1982 : 62), cité par Mitko (2000 : 93) et la constatation que la périphrase venir de + infinitif se répand aux XVIème et XVIIème siècles, c’est à dire au moment où le passé composé s’est généralisé et où le critère de la pertinence de l’événement passé pour le présent n’est plus nécessaire pour justifier l’emploi de ce temps verbal.
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7. Conclusions Il ressort de ce qui précède que venir de + infinitif est une construction moins grammaticalisée que aller + infinitif, mais que son évolution sémantique implique deux niveaux d’analyse, tout comme celle de aller + infinitif (voir Detges 1999) : d’un côté, elle est rendue possible par les rapports qu’entretiennent certains concepts au sein des ensembles de connaissances associés aux termes linguistiques ; de l’autre, elle est « déclenchée » par des mécanismes de nature plutôt pragmatique. Notre analyse nous a amené en outre à défendre les idées suivantes : (i)
Il faut bien distinguer entre les sens du verbe lui-même et les sens qu’il faut attribuer à une construction qui comporte ce verbe. Cela permet notamment de comprendre que venir n’a pas un sens de mouvement et un sens de « passé récent » : si le premier doit être attribué au verbe, le second doit être assigné à la construction venir de + infinitif. (ii) Il faut au moins se demander s’il ne faut pas inclure dans le sens des morphèmes temporels, outre les composantes temporelles, aspectuelles ou modales, une composante « perspectiviste » (et peut-être encore d’autres) et s’interroger sur la relation entre les différentes composantes. (iii) La motivation de la création de nouveaux morphèmes temporels n’est pas purement temporelle. Références
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Emploi modal de proposer que p en contexte non-volitif Hugues ENGEL Mats FORSGREN Françoise SULLET-NYLANDER Université de Stockholm, Suède « En se risquant dans ce domaine [sc celui de la variation modale] difficilement accessible, l’étranger risque fort de se tromper, surtout s’il a la prétention d’expliquer plutôt que de constater. » (Nordahl 1969) « Avant toute chose, il faut cependant mettre en garde contre l’illusion d’une prédictibilité rigoureuse. L’emploi du subjonctif obéit à des tendances beaucoup plus qu’à des règles, et, ainsi, les conceptions rigides se vouent elles mêmes à l’échec. Ce que montrent les descriptions les plus fines, c’est l’importante fréquence de l’alternance modale : alternances significatives […] ou alternances plus ou moins libres ». (Martin 1983)
1. Introduction : le subjonctif en linguistique française La variation modale du verbe français (et, plus généralement, du verbe roman) a été traitée de façon spécialisée surtout par des non-Français. Bien plus, comme l’écrit le Danois Gerhard Boysen, « [l]e goût des études sur le subjonctif semble s’être particulièrement bien développé en Scandinavie » (Boysen 1971 : 263). L’explication en est patente : puisque le subjonctif n’existe pratiquement plus dans les langues scandinaves1, sa maîtrise pose des problèmes assez redoutables pour les apprenants de français langue étrangère. C’est aussi pourquoi les grammaires scandinaves de français L2 consacrent généralement bon nombre de pages à des exposés extensifs des différents contextes où apparaît le subjonctif. Les ouvrages spécialisés de souche scandinave, se conformant là à une tradition résolument empiricopositiviste et descriptiviste, se basent en général sur de vastes recueils de données authentiques, exploités de façon inductive et sans idées préconçues, dans le but de détecter des corrélations entre critères formels (morphosyntaxiques) et variation modale, corrélations jugées nécessaires pour
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Il n’en reste plus, par exemple en suédois, que dans quelques expressions figées du type « Leve konungen ! » (« Vive le roi ! »). © Cahiers Chronos 21 (2010) : 85 101.
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pouvoir passer ultérieurement à d’éventuelles hypothèses explicatives2. Ainsi Börjesson a-t-il consacré une étude au mode de la complétive (Börjesson 19663), qui a été suivie de l’énorme enquête de Nordahl, également sur la complétive et basée sur non moins de 407 textes littéraires, complétés par un nombre élevé de journaux, ce qui avait donné, chiffre plus que respectable pour l’époque « précomputationnelle », environ 24 000 occurrences (Nordahl 1969). C’était, en effet, de la linguistique de corpus bien avant l’avènement du terme dans son acception moderne. Ajoutons Boysen (1971) et plusieurs études uppsaliennes sur le mode de la relative française ou romane (Carlsson 1969, 1973, 1974 ; Eriksson 1979). La grande Grammaire française de Togeby (Togeby 1982) constitue également une mine d’exemples authentiques4. Citons enfin, pour la tradition scandinave, l’étude de Nølke (1985), sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir par la suite. En revanche, l’intérêt des grammairiens et linguistes français s’est de tout temps porté, avant tout, sur la théorisation explicative globale de la variation modale. Qu’il s’agisse de Gustave Guillaume, de Gérard Moignet ou de Joseph Hanse, pour l’époque de la première moitié du siècle précédent, ou de Robert Martin, pour la seconde, l’on a cherché à atteindre : « un principe unique ; ce principe, c’est la valeur modale du subjonctif » (Hanse 1960 : 5) ; de même selon Moignet : « il faut qu’il y ait entre tous les emplois du mode, quels qu’ils soient, un lien actuel, à la base de toutes les valeurs, un principe commun existant dans l’esprit » (Moignet 1959 t. I : 57). 2. Le verbe proposer + complétive : aurait-il deux sens et une variation modale ? Nous ne comptons bien évidemment pas résoudre, dans le cadre de cet article, le problème de l’interprétation de la valeur globale du subjonctif (si tant est qu’il y en ait une). Nous allons nous restreindre à une problématique bien circonscrite : l’emploi du mode subjonctif vs mode indicatif en proposition complétive, lorsque celle-ci est régie par le verbe recteur proposer dans un contexte présumé explicatif et non-volitif, comme dans :
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« L’approche statistique d’un problème grammatical exclut, nous le pensons, toute idée préconçue » (Nordahl 1969 : 10). Cette étude, projet de thèse de doctorat resté inachevé, a été publiée par les soins de Henri Bonnard. « Pour une méthode immanente, une explication des emplois du subjonctif, s’il s’agit d’une étude synchronique, revient à une description des emplois du subjonctif : ceux ci auront été expliqués quand on sera arrivé à décrire, aussi complètement que possible, les relations entre les morphèmes du subjonctif et les autres éléments de la langue » (Boysen 1971 : 16).
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« Le constructivisme piagétien propose que, chez l’enfant, le nombre se construit par une synthèse logico mathématique ». (Leroux 2005) « L’auteur propose que des sphéroïdes observés en fin de maladie puissent être l’agent de l’encéphalite, la protéine PrP SC. constituant la capside d’un acide nucléique inconnu. » (Institut de génétique et de microbiologie 2005)
En fait, il s’avère que, pour les dictionnaires tels que Le Robert, le T.L.F. et Littré, cet emploi ne semble pas exister ; au mieux, on y trouve attesté le type proposer que p, mais uniquement en contexte volitif, où évidemment le subjonctif est obligatoire : (3)
« Il proposa que la motion fût mise aux voix immédiatement ». (Petit Robert 1996)
La majorité des dictionnaires de la langue contemporaine partent du sens fondamental de proposer, à savoir : « mettre devant (le regard, la perception) […] [f]aire connaître à qqn, soumettre à son choix » (Le Robert) ; « présenter quelque chose à l’examen de quelqu’un (sans l’imposer) » (T.L.F.), sens étymologique qui, même s’il n’est pas exemplifié par les dictionnaires dans le contexte d’une complétive, est assez proche du sens de proposer que p auquel nous nous intéresserons ici. Les nombreuses grammaires, d’origine française ou non, que nous avons consultées ne traitent pas non plus du cas où proposer que p aurait le sens d’un pur verbum dicendi, paraphrasable par avancer/émettre/faire l’hypothèse /supposer que p : (4)
« Il se montra gentil et, pour les rassurer, émit l’hypothèse qu’il était arrivé un accident à leur fils ».5 (Aymé, cit. par Nordahl 1966 : 157)
Quand le verbe proposer est listé dans les grammaires, il ne figure pas dans la série des verbes offrant un « choix de mode » tels que dire, sembler, ne pas croire que (Riegel, Pellat & Rioul 2001) ; faire signe, faire comprendre, entendre… (Nordahl 1969). Bien plus, une première sollicitation de l’avis de quelques locuteurs natifs (des collègues linguistes) laisse penser que le subjonctif serait tout à fait naturel, voire obligatoire pour l’emploi que nous avons appelé explicatif et non-volitif de proposer que p. L’influence du type volitif serait donc telle, si cette opinion reflète la réalité linguistique, que le subjonctif s’imposerait comme une servitude grammaticale (Gougenheim 1938), ne laissant aucun espace pour une différenciation sémantique marquée par le verbe (comme 5
Dans la Comprehensive Grammar of the English Language (Quirk et al. 1985 : § 16.31), une construction verbale anglaise correspondant à émettre l’hypothèse que serait étiquetée « factual verbs » (du sous type « public type »), c’est à dire des verbes introduisant des actes assertifs indirects.
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c’est le cas pour, par exemple, la variation modale des verbes exemplifiés cidessus, ainsi que des propositions relatives). Le type sémantique proposer que p, en contexte non-volitif, et son éventuelle variation modale soulèvent donc un certain nombre de questions. S’agit-il d’un emploi récent ou ancien ? Si cet emploi est récent, peut-on y voir une influence de l’anglais (où le type est fréquentissime dans les écrits scientifiques : X proposes that y is due to the factors z, y and w) ? Les théories existantes de la variation modale permettent-elles de décrire de manière satisfaisante l’emploi de proposer que p en contexte volitif vs nonvolitif ? Une éventuelle variation modale en contexte non-volitif est-elle à décrire comme une variation libre ? Nous souhaitons donc confronter la réalité linguistique (telle qu’elle se reflète dans un large corpus d’exemples authentiques6) et certaines des théories explicatives globales, classiques et récentes, de la variation modale. Nous commencerons par un panorama des traitements de l’opposition modale dans différents travaux antérieurs, aussi bien des grammaires (françaises et scandinaves) que des ouvrages (ou articles) de nature plus théorique. 3. Traitements antérieurs de l’opposition modale indicatif vs subjonctif 3.1. Les grammaires de tradition française : quelques exemples Comme annoncé dans nos propos introductifs, de nombreux grammairiens et linguistes français cherchent à mettre en avant une théorie explicative globale de la variation modale, un principe unitaire aussi généralisant que possible. Certes, la terminologie varie d’une grammaire à l’autre, mais on retrouve des éléments communs aux différentes explications. Chez Damourette & Pichon (1936), on retient deux distinctions fondamentales : alors que l’indicatif serait le mode du « jugement », le subjonctif marquerait le « non-jugement » (cf. plus tard la distinction pragmatique entre « assertion » et « non-assertion ») ; deuxièmement, la distinction entre l’emploi « protagonistique » et l’emploi « locutoral » du subjonctif, selon que le responsable du non-jugement est le protagoniste ou le locuteur (cf. les théories de la polyphonie linguistique de Ducrot et Nølke). Dans des grammaires plus récentes, le rapport de dépendance d’une action vis-à-vis d’une attitude de pensée du sujet parlant sera appelé rapport de « dépendance mentale » chez Charaudeau (1992 : 484-492) alors que Denis & Sancier-Chateau (1994 : 481-494) parlent, à la suite de Robert Martin (1983, 1987 ; voir ci-dessous), de « mondes possibles » et d’« univers de croyance » (ou de « pesée critique »), tandis que Riegel, Pellat & Rioul (2001 : 320-330) utilisent le terme d’« acte psychique » qui retiendrait l’aboutissement du procès. Ces grammaires, comme tant d’autres, soulignent 6
Les exemples sont tirés de la base textuelle Frantext et de Google.
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qu’avec le mode subjonctif, un grand principe est en jeu : l’« interprétation » prime sur l’actualisation du procès7. Il n’est fait, nulle part dans ces grammaires, mention du cas qui nous intéresse, à savoir le verbe proposer + complétive en contexte non-volitif – à l’exception de quelques passages où sont listés des verbes de sens proche ou apparenté. Pour Grevisse (1986), la valeur fondamentale du subjonctif consiste à indiquer que le locuteur/scripteur ne s’engage pas sur la réalité du fait (§ 864, § 1072) ; il serait donc, en termes plus généraux, un marqueur épistémique. Puis, dans un paragraphe qui nous intéresse plus particulièrement (§ 1073 b), l’on indique que certains verbes comme admettre, mettre (au sens de « supposer »), comprendre, concevoir, supposer peuvent entraîner le subjonctif ou l’indicatif sans différence de sens notable. Proposer, par contre, n’est pas répertorié dans cette catégorie. 3.2. D’autres études spécialisées ou synthétisantes 3.2.1. Guillaume (1929) De Gustave Guillaume – nous n’entrerons pas ici dans les fondements de sa théorie générale des cinétismes et de la chronogenèse –, nous retiendrons son schéma (fig. 1 ci-après) figurant les trois modes, l’infinitif (in posse), le subjonctif (in fieri) et l’indicatif (in esse). Ainsi, selon Guillaume (Guillaume 1929 : 31), « [l]a représentation indicative serait une représentation plus achevée, plus réalisée que la représentation subjonctive ». TEMPS IN POSSE (mode nominal)
TEMPS IN FIERI (mode subjonctif)
TEMPS IN ESSE (mode indicatif)
visée complète T quantum interceptif visée incomplète (T q) Fig. 1
Nous nous demandons comment il conviendrait de classer proposer que p en contexte non-volitif. L’idée que renferme ce verbe permet-elle la traversée complète ou seulement partielle du temps chronogénétique ? C’est une question à laquelle il nous semble difficile d’apporter une réponse ferme.
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cf. aussi Wagner & Pinchon (1962 : § 371).
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3.2.2. Martin (1983) Parmi les linguistes qui affectionnent la quête d’un principe explicatif unitaire, mentionnons Robert Martin. Comme on sait, ce linguiste a proposé en 1983 sa sémantique fondée entre autres sur les deux notions logicoépistémiques de « mondes possibles » et d’« univers de croyance ». Dans sa conception sémantico-logique du subjonctif, « [l]e subjonctif est le mode qui marque l’appartenance non pas au monde m0 de ce qui est, mais aux mondes possibles m, étant entendu […] que l’inscription dans m se fait par le biais de que et de sa fonction suspensive. » (1983 : 110) « [C]e morphème [sc que] a essentiellement pour fonction de suspendre la valeur de vérité de la proposition qu’il introduit et de la faire dépendre de l’élément verbal ou conjonctionnel qui précède ». (ibid. : 106 107)
Il est hors de doute que, par ce modèle, Robert Martin parvient à rendre compte de façon élégante de plusieurs cas où apparaît le subjonctif, notamment en complétive. Cependant, dans le cas qui nous occupe, sa valeur explicative reste à examiner – et c’est ce que nous chercherons à faire dans cette étude. Constatons enfin que Robert Martin lui-même nous met en garde contre une croyance trop rigide en des lois « régissant » la variation modale (cf. l’exergue de la page 1). 3.2.3. Nølke (1985) Dans son article de Langages intitulé « Le subjonctif. Fragments d’une théorie énonciative », Nølke (1985 : 55) cherche à expliquer certains emplois du subjonctif dans un cadre pragmatique. Ce chercheur suggère une corrélation entre le subjonctif et la notion de « polyphonie » et exprime ainsi l’idée centrale de son projet : « [l]e subjonctif marquerait une forme spéciale de polyphonie (au sens de Ducrot), ce mode étant ainsi une trace syntaxique de l’énonciation ». Nølke (ibid. : 55) ne considère pas que son approche contredise la théorie logico-sémantique (celle de Martin en particulier), mais plutôt que les deux se complètent mutuellement. Une notion avancée par Nølke nous semble prometteuse pour notre projet, celle de « polyphonie interne rapportée », par laquelle dans un exemple comme « Mais au fait, d’où tires-tu cet argent, puisque ce n’est pas vrai que ton père soit un riche planteur » (ibid. : 62), le locuteur associe les énonciateurs respectivement de ce n’est pas vrai et de la complétive à deux « figures » différentes. Par opposition à l’emploi de l’indicatif dans ce même énoncé (« Mais au fait, d’où tires-tu cet argent, puisque ce n’est pas vrai que ton père est un riche planteur » (ibid. : 57)), le subjonctif introduit une nuance de doute, portant sur l’interprétation du locuteur de la pensée de l’autre. Dans sa conclusion, Nølke insiste sur la nécessité de « repérer les différents facteurs qui exercent
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leur influence » sur l’emploi de tel ou tel mode ; plutôt que de chercher des règles « exhaustives » dans une théorie unitaire, mieux vaut donc travailler au cas par cas en essayant de mesurer, dans chaque énoncé, le poids de tel ou tel élément explicatif. D’autres grammairiens et linguistes insistent sur la difficulté d’attribuer une valeur unique au mode complexe qu’est le subjonctif. Mentionnons, à ce sujet, les travaux d’Imbs (1953), de Cohen (1961) et ceux du Norvégien Nordahl (1969 : 15-16), qui, après avoir présenté les théories explicatives de son époque de manière très détaillée (Théorie amodale et afonctionnelle ; Théorie amodale et fonctionnelle ; Théorie temporelle ; Théorie modale I : réalité/non réalité et Théorie modale II : objectivité/subjectivité) se contente d’une répartition de ses 24 000 occurrences de complétives dans trois systèmes : le volitif, le subjectif et le dubitatif (1969 : 249). Enfin, citons les propos de Yaguello (2003 : 176), dans Le Grand livre de la langue française : « Le subjonctif exprime d’une part le non certain, l’hypothétique, le peu probable (y compris la négation du certain) et s’oppose à l’indicatif, associé au certain et au probable. Mais par ailleurs, il constitue la marque grammaticale de la modalité appréciative, ce qui peut paraître paradoxal puisque cette modalité s’articule sur du factif ; elle est donc présupposante : je regrette, je me réjouis [...] j’apprécie ...que Lionel soit parti présuppose « Lionel est parti ». Le subjonctif est également requis dans les propositions complétives régies par des verbes déontiques ou de volonté (modalité intersubjective) : Je veux, je souhaite [...] que Lionel parte. On ne saurait donc attribuer au subjonctif une valeur claire et constante [...] ».
4. Brève excursion diachronique Nous l’avons dit ci-dessus, aucun des dictionnaires de langue moderne ne mentionne le sens de proposer explicatif et non-volitif. Mais quels sens de proposer sont attestés dans le Dictionnaire historique de la langue francaise d’Alain Rey ? « Proposer est emprunté avec francisation d’après poser (v 1120) au latin proponere, de pro « devant » […] et ponere « placer » […]. Ce verbe signifie proprement « placer devant les yeux, présenter » et, au figuré « (se) représenter mentalement », « faire un exposé, annoncer », « offrir (une récompense, un sujet de discussion) » et « se donner pour but, dessein de ». Le verbe a été repris au sens propre, « présenter au regard », le plus souvent avec la notion seconde de « donner comme modèle, comme exemple », en parlant de Dieu. Il a bientôt repris du latin le sens de « projeter, avoir l’intention de » (1130 1140) dans la construction indirecte [...] ».
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Le sens figuré du verbe latin proponere de « faire un exposé, annoncer » dont il est fait mention ici semble bien correspondre au proposer verbum dicendi, paraphrasable par avancer ou émettre l’idée que, qui nous intéresse. Il est à noter, cependant, que Rey ne donne aucun exemple avec complétive. Dans le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy (1889 : 439), en revanche, l’on trouve un exemple de proposer que dans le sens de « avancer, soutenir, exposer que p » : (5)
« Car tu avois proposé que l’agriculture est le plus facile art du monde » (La Boetie, Mesnag. De Xeuoph., Feugère)
De même, on trouve dans le Dictionnaire du moyen français (A.T.I.L.F.), sous la rubrique « Proposer que. ‘Exposer, avancer, soutenir que’ », d’autres occurrences de notre type : (6)
(7)
« ledit Corbeant avoit confessé ou proposé qu’il estoit clerc, combien que de la partie de l’evesque d’Arras feust dit qu’il avoit proposé qu’il estoit clerc non marié » (BAYE, I, 1400 1410, 38) « Ce jour, vint en la Court le recteur et plusieurs des maistres de l’Université en leurs abitz acoustumés, et firent proposer par la bouche de maistre Guillaume Erard, maistre en theologie, qu’ilz venoient pour faire une grief complainte » (FAUQ., III, 1431 1435, 101)
Ajoutons un exemple du XVIe siècle, issu de la base textuelle Frantext : (8)
« Nostre Seigneur Jesus pour mieux inciter ces Apostres afin qu’ils s’esvertuent tant mieux à faire leur office, leur propose que le fruit de leur labeur est présent ». (CALVIN, Jean, Institution de la religion chrestienne, livre quatrième, 1560)
Cependant, les recherches que nous avons effectuées sur Frantext nous permettent d’observer que les quelques exemples attestant l’emploi de proposer que en tant que pur verbum dicendi, s’arrêtent approximativement au XVIIe siècle. En voici à titre d’illustration un exemple de 1610 : (9)
« Veu que si ceste opinion estoit fondee sur la verité, il faudroit par necessité conclure une chose des plus absurdes et fabuleuses que les hommes ayent jamais pensees : par ce qu’en proposant que les françois n’ont rien dict que les italiens et les latins n’ayent dict auparavant ». (DEIMIER, Pierre de, L’Académie de l’art poétique, où sont vivement esclaircis et déduicts les moyens par où l’on peut parvenir à la vraye et parfaite connoissance de la poésie françoise, 1610)
Il ne s’agit donc pas d’un emploi tout à fait récent ; tout au plus pourrait-on parler d’un abandon de proposer dans ce sens, pendant une longue période.
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Faut-il voir dans ce retour une influence moderne de l’anglais8, ce qui n’est pas totalement inconcevable, compte tenu de l’importance de l’anglais dans les écrits scientifiques et du fait que de nombreux chercheurs lisent autant de travaux scientifiques en anglais que dans leur propre langue ? Il s’agirait donc, selon cette hypothèse, d’une réapparition par emprunt sémantique, emprunt qui ne serait pas encore entré dans les dictionnaires français. Illustrons cette hypothèse à l’aide de l’exemple suivant, tiré du résumé de la thèse The New Civil Code of the Russian Federation and Private International Law, de Viktor P. Zvekov (1999) : (10)
« On the other hand, there is a movement for an overarching set of principles on private international law to be consolidated within the C.C.R.F. The author proposes that both can be done : general principles can be expressed in the C.C.R.F. while legislation in specific areas could have their own rules on private international law. » […] D’autre part, il existe un mouvement désirant intégrer au sein du Code une série de principes notoires de droit international privé. L’auteur propose que les deux avenues sont réalisables : les principes généraux peuvent être formulés dans le Code, alors que la législation régissant des domaines spécialisés pourrait avoir ses propres règles de droit international privé.
5. Variation modale en synchronie : le témoignage du corpus 5.1. Corpus : méthode de prélèvement et genre textuel Les exemples analysés dans cette étude, notre corpus de travail, ont été relevés dans un large corpus exploratoire : la base textuelle Frantext et le moteur de recherche Google. Ce corpus de travail comprend une trentaine d’exemples de proposer + complétive en contexte non-volitif. Pour les obtenir, nous avons effectué une recherche sur Google, en donnant quelques éléments de contexte. Voici quelques exemples de séquences rentrées dans le moteur de recherche : "dans son article * propose que" "en conclusion * propose que" "l’auteur propose que"
Ensuite, nous avons sélectionné les cas de proposer + complétive nous semblant relever, au premier abord, du sens non-volitif, écartant ainsi 8
Voici la définition de Longman : « propose : […] * THEORY * To suggest an idea, method etc as an answer to a scientific question or as a better way of doing something. »
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plusieurs dizaines d’occurrences de proposer en contexte volitif. Cette première sélection a déjà révélé qu’il n’est pas simple de séparer nettement les exemples relevant du type volitif vs non-volitif. Observons tout d’abord que les exemples obtenus, pour l’essentiel, sont extraits de textes à caractère scientifique, ce qui n’est pas surprenant compte tenu du sens de proposer que, qui, ici, signifie à peu près « avancer une hypothèse ». Ainsi, les textes dépouillés appartiennent à un genre discursif bien restreint : résumés de thèses et/ou comptes rendus d’ouvrages scientifiques. Enfin, rappelons que nous avons augmenté notre matériau d’observation en consultant la base textuelle Frantext. Celle-ci nous a fourni quelques exemples de proposer que en contexte non-volitif, issus de textes plus anciens (voir supra). Ces exemples ne seront pas pris en compte dans l’analyse étant donné que nous chercherons plutôt, ici, à mener une analyse en synchronie. 5.2. Fréquence Sur les 35 extraits de textes de proposer que p (au sens non-volitif) de notre corpus : 7 exemples comportent le subjonctif présent ou passé dans la complétive ; 20 exemples comportent l’indicatif présent, passé ou futur dans la complétive9 ; 5 exemples comportent un conditionnel présent ou passé dans la complétive ; pour les 4 derniers exemples, il est impossible, compte tenu de la forme verbale utilisée, de trancher sur le mode employé.
Il y a donc bien variation modale ; notons toutefois que les emplois à l’indicatif sont en majorité assez nette. 6. Y a-t-il un principe explicatif unitaire ? Quelques éléments de réponses préliminaires Question fondamentale chapeautant toutes les autres : certaines théories existantes de la variation modale permettent-elles de décrire de manière satisfaisante l’emploi de proposer que p en contexte volitif vs non-volitif ?
9
Un des extraits de notre corpus compte une occurrence de proposer régissant deux complétives, l’une au subjonctif, l’autre à l’indicatif. Nous avons donc comptabilisé cet extrait deux fois : une fois sous la catégorie des exemples comportant le subjonctif, une fois sous les exemples comportant l’indicatif.
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Une éventuelle variation modale en contexte non-volitif est-elle à décrire comme une variation libre ? Compte tenu de la taille du recueil d’occurrences, il nous est difficile de nous prononcer sur la question de savoir s’il s’agit d’une variation « libre » ou bien si cette variation est significative. Essayons à présent de confronter nos exemples à quatre théories sur la variation modale. 6.1. Vision de « réalisation effective » vs vision de « non-réalisation » (ou de réalisation potentielle)10 Selon cette hypothèse, le subjonctif apparaît lorsque le procès de la complétive est envisagé de manière « prospective » par le locuteur – la réalisation est alors « potentielle » –, tandis que la vision de « rétrospectivité » ou de réalisation « effective » (Charaudeau 1992) implique l’indicatif, qui indique alors que le procès est/a été actualisé. Le subjonctif constituerait alors, lorsqu’il apparaît dans des contextes à première vue nonvolitifs, une trace – ne serait-ce que sous une forme très atténuée – du sens volitif qui viendrait s’ajouter à la modalité de « constat ». Cette hypothèse explicative pourrait s’appliquer aux exemples suivants : (11)
« Dans son article, elle propose que le concept de justice comprenne deux éléments fondamentaux, soit l’avis ou le fait que les personnes doivent être jugées seulement sur des faits dont elles ont connaissance et alors qu’elles ont l’occasion de faire valoir leur point de vue et l’égalité de tous devant la justice, sans égard à la race, sexe, nationalité d’origine… ».
(12)
« En outre, il montre que les intuitions sémantiques concernant la relation entre le verbe et son CO s’appliquent à une large gamme d’items lexicaux. Aussi, comme ‘cas’ et ‘ rôle’ n’étaient pas distinguées en raison de la prédominance de l’analyse de Fillmore (1968) ‘Case for Case’ il propose que CO reçoive un cas factif ainsi défini : ‘the case of the object or being resulting from the action or state identified by the verb, or understood as part of the meaning of the verb’. »
où proposer impliquerait non seulement le fait que l’auteur asserte/pose un certain propos, mais aussi qu’il ou elle soumet celui-ci à l’appréciation/au jugement de ses interlocuteurs.
10
Il existe différents avatars de cette théorie : in fieri vs in esse ; « monde de ce qui est » vs « monde possible »; rétrospectivité vs prospectivité, etc. Pour l’emploi de ces deux derniers termes, voir par exemple Wilmet (1998 : 338 et sq.). Le « prospectif » est lié à la modalité optative : ordre, conseil, etc. Wilmet utilise également les termes « inactuel » (subjonctif) vs « actuel » (indicatif ).
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S’agissant de l’hypothèse de réalisation « potentielle » vs « effective » (« prospectivité » vs « rétrospectivité »), il existe pourtant, dans notre corpus, un exemple « déconcertant » : (13)
« En se basant sur les caractéristiques géologiques et géochimiques de ces trois dépôts aurifères, l’auteur propose que ceux ci aient été contrôlés par la structure de la zone de cisaillement de Wulong, et que la minéralisation d’or est génétiquement reliée avec l’intrusion de Sanguliu. »
Ici, le subjonctif (portant sur un événement passé et donc déjà actualisé) paraît surprenant. Le deuxième verbe de la complétive est à l’indicatif, ce qui annule plus ou moins toute tentative d’explication du mode du premier verbe de la complétive. C’est là une constatation qui nous amène à la conclusion que l’hypothèse en question, en ce qui concerne notre type d’emploi, n’est guère satisfaisante. Il semble bien difficile de défendre, pour (13), l’idée d’une différence significative de sens entre la forme aient été et est. 6.2. L’hypothèse de la « contamination » Au vu de cas comme (11) et (12), il n’est pas trop difficile d’imaginer un effet de contamination analogique ou « par automatisme » : là où l’intention locutorale doit être décrite comme aussi bien prospective que rétrospective, voire indécidable, ce sera le mode pour ainsi dire « normal » de proposer que p, le subjonctif, qui se présente, étant donné que l’emploi nettement volitif de proposer que p est largement prédominant. 6.3. « Interprétation » vs « constat/déclaration » ; « subjectivité » vs « objectivité » Cette hypothèse, également classique, semble bien incapable de rendre compte de notre variation modale : dans des contextes scientifiques explicatifs, on trouve une alternance entre le subjonctif (minoritaire) et l’indicatif (majoritaire) qui ne s’explique guère par une variation en « interprétativité ». Une autre hypothèse est que la distinction subjectivité/objectivité recouvre l’opposition modale subjonctif/indicatif. Comparons les exemples suivants, l’un au subjonctif, l’autre à l’indicatif: (14)
(15)
« L’auteur propose que des sphéroïdes observés en fin de maladie puissent être l’agent de l’encéphalite, la protéine PrP SC. constituant la capside d’un acide nucléique inconnu. » « L’auteur propose que les comportements alcooliques observés en milieu autochtone sont révélateurs d’une trame identitaire complexe qui, en
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certains lieux, ouvre sur des espaces pouvant être qualifiés de "meurtriers". »
Dans ce contexte, on pourrait soutenir, à l’instar de Confais (1990 : 242), que le subjonctif sert à « désamorcer le potentiel déclaratif » de la séquence concernée. Ici aussi, il faudrait parler d’« effets d’objectivité » vs « de subjectivité » avec des degrés plus ou moins forts. Cependant, l’hypothèse subjectivité/objectivité présente un double problème. Tout d’abord, les notions de subjectivité et d’objectivité sont des notions préthéoriques. Ensuite, l’hypothèse est non-vérifiable (non-testable, non-réfutable). 6.4. Polyphonie interne / polyphonie externe (DR) Pour ce qui est de l’hypothèse polyphonique, l’observation faite par Nølke concernant la « polyphonie interne rapportée » nous semble intéressante afin de rendre compte de la variation modale des exemples de notre propre corpus. Rappelons l’hypothèse de Nølke (1985 : 61) : « [l]e subjonctif est un marqueur syntaxique de polyphonie interne au sens strict [...]. » Le locuteur associe les énonciateurs de la principale et de la complétive à deux « figures » différentes (Nølke 1985 : 63). Proposons trois exemples de notre corpus : (16)
(17)
(18)
« À partir de deux illustrations cliniques, l’auteur propose que, en raison de la nature plurielle dès l’origine du psychisme humain, il n’y ait pas dans cette double direction de véritable incompatibilité ». « De manière générale, Siegler propose que dans l’acquisition des faits arithmétiques, la maturation des stratégies ne suit pas une logique stricte en étapes. » « Pour expliquer certaines de ces contradictions, l’auteur propose que les effets de l’éducation peuvent être différents selon le groupe cible de stigmate (les Juifs, les Noirs) puisque ces groupes ne sont pas victimes des mêmes stéréotypes. »
En (17) et (18), l’on aurait ainsi affaire à de purs discours rapportés, entraînant une polyphonie « externe » et « objective » (ou présentée par le locuteur de manière extérieure) : les locuteurs des énoncés (17) et (18), avec l’indicatif, n’expriment ni association ni distance vis-à-vis du contenu de la complétive. En (16) au contraire, on décèlerait sinon un doute du moins une dissociation de la part du locuteur-rapporteur vis-à-vis du contenu de la proposition complétive. Selon cette hypothèse, on devrait donc considérer que cette dissociation est un « reflet subjectif », dans la mesure où dans le cas où proposer que est suivi du subjonctif, on pourrait y voir la « volonté » du locuteur-rapporteur de ne pas se contenter de faire un rapport « objectif » de la proposition de la
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complétive, mais plutôt de faire une « intrusion » dans le discours cité pour mettre en avant sa propre interprétation, vis-à-vis de celle de l’énonciateur. Cependant, cette hypothèse, comme celle sous 6.3, est difficilement démontrable. Remarquons, à propos de l’hypothèse polyphonique, l’existence d’un parallélisme entre l’interprétation de la variation modale et celle du conditionnel, comme l’illustrent les exemples suivants : (19)
(20)
« Enfin, les études comportant le plus grand nombre de cas n’ont pas observé d’association. Sans en exclure un, l’auteur propose que ce polymorphisme ne devrait pas avoir d’impact significatif sur la prééclampsie. » « Ses réactions ont été effectuées avec des quantités équimolaires de méthyllithium et de vinylalane dans l’heptane. L’auteur propose que l’espèce réactive ne serait pas le trialkylvinylalanate de lithium 67, mais bien le vinyllithium 68 obtenu par dissociation du trialkylvinylalanate de lithium 67 (schéma 30). »
Il faut à notre sens comprendre le devrait de (19) comme un conditionnel « d’énonciateur »11, qui donc est « repris » tel quel du discours direct soustendant le discours rapporté : (19’)
« Je propose que ce polymorphisme ne devrait pas avoir d’impact significatif… »
tandis que le serait de (20) est à comprendre comme une médiation épistémique (Kronning ibid.), c’est-à-dire une marque de distanciation de la part du locuteur, correspondant par conséquent à un indicatif en discours direct : (20’)
« Je propose que l’espèce réactive n’est pas le trialkylvinylalanate… »
Ainsi, l’opposition entre subjonctif vs indicatif dans la théorie de la polyphonie correspondrait aux deux interprétations du conditionnel – en médiation énonciative vs médiation épistémique. Il est également intéressant d’examiner l’exemple (21) : (21)
11
« En conclusion je propose que les études sur la distribution différentielle des maladies ne devraient pas s’appuyer uniquement sur des différences de statut socio économique. Ces études devraient aussi examiner comment les pratiques sociales des individus sont liées aux ressources matérielles. De plus, je conclus que les variables qui caractérisent des attributs individuels C’est à dire comme un « conditionnel épistémique modalisant » (Kronning 2005, 2007).
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participent au même processus que les variables qui caractérisent des attributs collectifs; conjointement ces deux types de variables façonnent le phénomène maintenant connu sous le vocable de production sociale de la maladie. »
Cela nous semble être un cas de ce que Kronning (2005, 2007) appelle « modalisation complexe », dans la mesure où ce devraient exprime, à la base d’un raisonnement – « En conclusion… » – quelque chose vu comme nécessairement vrai. 7. En guise de conclusion provisoire 7.1. Du côté des données Tout d’abord, le sens non-volitif du verbe proposer + complétive n’est décrit ni dans les grammaires ni dans les dictionnaires modernes. Il semble cependant avoir existé dans des époques antérieures, au moins jusqu’au XVIIe siècle. Par ailleurs, dans la mesure où cet emploi apparaît actuellement, il semble bien y avoir une variation modale. Nos dépouillements préliminaires indiquent que l’indicatif est clairement majoritaire. 7.2. Du côté de la théorie Même si la plupart des théories explicatives « globales » semblent pouvoir rendre compte de façon élégante de bon nombre de cas de la variation modale, elles restent toutes non-démontrables dans le sens scientifique : les preuves indépendantes et indiscutables font défaut. Ainsi, jusqu’à nouvel ordre, la seule hypothèse globale non-falsifiée (le principe poppérien !) reste celle de la variation libre, ou stylistique : il semble bien exister, à l’époque actuelle et dans le genre discursif examiné, une hésitation quant à l’emploi modal dans le cas de proposer que p dans des contextes non-volitifs. L’emploi du subjonctif, qui est très minoritaire dans le genre textuel des exemples analysés, semble au mieux s’expliquer par une influence des emplois clairement volitifs, emplois de loin les plus fréquents. Références Boysen, G. (1971). Subjonctif et hiérarchie, Odense : University Press. Börjesson, L. (1966). La fréquence du subjonctif dans les subordonnées complétives introduites par que, Studia Neophilologica 38 : 3-64. Charaudeau, P. (1992). Grammaire du sens et de l’expression, Paris : Hachette Éducation. Cohen, M. (1961). Le subjonctif en français contemporain. Tableau documentaire, Paris : SDEDES.
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Les propriétés aspectuelles des noms d’activités1 Pauline HAAS Université Lille 3, UMR 8163 STL
Richard HUYGHE Université Paris 7 Diderot
0. Introduction Ce travail a pour thème l’analyse sémantique des noms morphologiquement liés aux verbes dits « d’activité » ou « de processus ». Entre dans notre champ d’étude tout nom qui a un correspondant verbal décrivant une activité, abstraction faite de l’orientation de la dérivation — le nom peut être déverbal ou le verbe, dénominal. Par commodité, nous étiquetterons les noms sélectionnés « N-Vact ». Ces noms ont déjà fait l’objet de plusieurs études et leur hétérogénéité a été relevée et commentée à différentes reprises (cf. Flaux & Van de Velde 2000, Heyd & Knittel 2009). Différentes classes de « noms d’activités » ont ainsi été dégagées, sur la base notamment de leur caractère massif et/ou comptable. Nous nous proposons de contribuer à l’étude de ces noms en les abordant plus spécifiquement sous l’angle de l’aspect lexical. Il s’agit de savoir s’ils sont dotés de propriétés aspectuelles comparables à celles des verbes correspondants. Les N-Vact dénotent-ils tous à proprement parler des « activités » ? Le critère de l’atélicité, qui opère dans le domaine verbal, est-il transposable dans le domaine nominal ? Plus généralement, quel est le degré de porosité aspectuelle entre les catégories nominale et verbale ? Nous ferons ici un premier tour d’horizon de ces questions. Notre objectif est de formuler clairement le problème de l’héritage aspectuel, d’exposer une méthodologie et d’annoncer quelques hypothèses de travail, en vue de développements ultérieurs. 1. Préliminaire : qu’est-ce qu’un verbe d’activité ? Conformément à la tradition initiée par Vendler (1967), et prolongée dans les travaux de Dowty (1979), Anscombre (1990), Van de Velde (1995), Reboul (2000), Kailuweit (2003), etc., nous appelons « activités » les actions 1
Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche NOMAGE (ANR 07 JCJC 0085 01). Nous remercions les relecteurs du comité scientifique pour leurs remarques. © Cahiers Chronos 21 (2010) : 103 118.
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duratives atéliques homogènes. Par définition, les activités, parfois aussi dénommées « processus » (cf. Mourelatos 1978), n’impliquent pas de terme. Il s’agit d’actions pouvant se prolonger ad libitum, c’est-à-dire d’actions dont la nature ne présuppose pas qu’elles s’achèvent. Plusieurs tests d’identification des verbes d’activité existent. L’un des plus fiables repose sur leur capacité à se construire régulièrement avec un complément de temps en pendant, plutôt qu’en en. Sont ainsi considérés comme verbes d’activité les intransitifs jardiner, batailler, ronfler, randonner, flâner, bouillonner, voyager, dialoguer, naviguer, braconner, clignoter, jongler, pédaler, augmenter1, manifester12, etc. : (1)
a. Sylvain a jardiné pendant deux heures. b. * Sylvain a jardiné en deux heures.
Les transitifs qui se construisent avec un complément de temps en pendant, quel que soit leur objet (singulier ou pluriel, défini ou indéfini, i.e. dénotant une entité délimitée ou non), font également partie de la classe. Tel est le cas de pousser, bombarder, utiliser, aérer, simuler, prier, employer, promener, frotter, rechercher, pratiquer, fêter, gouverner, rêver, rabâcher, réprimander, etc. : (2)
a. J’ai poussé (un chariot / des chariots / le chariot / les chariots) pendant deux heures. b. * J’ai poussé (un chariot / des chariots / le chariot / les chariots) en deux heures3.
2. Les N-Vact ont-ils des propriétés aspectuelles ? On peut remarquer d’emblée que la question de la fidélité aspectuelle entre verbes d’activité et noms corrélés n’est pas toujours pertinente. En effet, bien 2
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Augmenter1, manifester1 correspondent aux emplois intransitifs de ces deux verbes (e.g. Le prix de l’essence augmente1 vs Ce nouveau traitement augmente2 les chances de guérison, Les étudiants ont manifesté1 à Paris vs Les employés manifestent2 leur mécontentement). Il est bien connu que, pour un grand nombre de verbes transitifs, l’aspect dépend de l’objet. En particulier, un objet pluriel indéfini, i.e. non délimité, peut faire basculer un SV du côté de l’activité, tandis qu’un objet délimité peut conférer au SV sa télicité (e.g. construire une maison en dix ans vs construire des maisons pendant dix ans). Dans ce cas, la télicité / atélicité apparaît comme une propriété du SV, et non du verbe seulement (cf. Verkuyl 1971, 1989, Mourelatos 1978, Ghiglione 1990, Marín 2000). Pour ne pas brouiller notre piste de recherche, nous écartons de notre étude ces verbes sous déterminés, en nous concentrant sur les verbes d’activité typiques, c’est à dire ceux dont l’aspect atélique ne dépend pas de l’objet.
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des N-Vact dénotent des entités concrètes et en tant que tels, ne sont pas susceptibles d’exprimer l’aspect. 2.1. Noms d’agents et d’instruments De nombreux noms liés à des verbes d’activité ont pour fonction de désigner des agents (3a) ou des instruments (3b) : (3)
a. gouverneur, promeneur, manifestant, bricoleur, simulateur1 b. bombardier, pédale, clignotant, aérateur, simulateur2
La parenté entre le verbe et le nom repose ici sur le lien sémantique qui unit l’action et ses participants. Pour les déverbaux, la signification agentive ou instrumentale est généralement portée par le suffixe. Les noms comme gouverneur, promeneur, aérateur ou clignotant ne décrivant ni des actions ni des états, ils ne comportent pas de traits aspectuels. La question de leur héritage aspectuel ne se pose donc pas. On notera d’ailleurs que ces noms n’ont pas de signification temporelle, c’est-àdire qu’ils ne décrivent pas des entités dotées d’un ancrage et/ou d’une extension temporels. Ainsi ne peut-on pas les faire figurer dans des expressions de la forme au moment du N, à l’instant du N, pendant le N, un N de x temps, etc. : (4)
a. * au moment du gouverneur, * à l’instant du manifestant, * pendant la pédale b. * un promeneur de trois heures, * un bombardier de plusieurs heures, * un clignotant de trois minutes
2.2. Noms polysémiques Les noms sous (3) sont de purs noms concrets. Mais il y a aussi de nombreuses nominalisations polysémiques, qui ont à la fois un sens abstrait et un sens concret, correspondant respectivement à la dénotation d’une action ou de son résultat (cf. Grimshaw 1990, Pustejovsky 1995, Alexiadou 2001). Tel est le cas de travail et réflexion : (5) (6)
a. Le travail acharné de Pierre a enfin porté ses fruits. b. Son travail fait plus de trois cents pages. a. La commission mène actuellement une réflexion sur les nouvelles technologies. b. Anne a encore blessé Sophie avec ses réflexions idiotes.
Travail désigne dans (5a) une action et dans (5b) un objet qui en résulte, comme l’indique la présence du complément plus de 300 pages. De même,
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réflexion dans (6a) renvoie à un processus en cours d’exécution et, dans (6b), à des paroles prononcées, que l’on peut considérer comme le résultat de l’action de réfléchir4. Notons que les cas de polysémie ne se réduisent pas à l’alternative action / résultat (cf. Osswald 2005, Van de Velde 2006). Ainsi dans : (7) (8)
a. L’aération des logements s’effectuera difficilement. b. L’aération de la pièce est bouchée. a. Le gouvernement de la banque centrale par des instances indépendantes est un gage de neutralité. b. Le gouvernement de la France compte trente trois ministres, dont un tiers de femmes.
le sens concret du déverbal est de type instrumental (7b) ou agentif (8b), semblable à celui des exemples (3). Les acceptions concrètes des nominalisations polysémiques, comme les noms sous (3), n’ont pas de signification aspectuelle. A fortiori, elles ne sont pas fidèles aux propriétés aspectuelles de leurs correspondants verbaux. 2.3. Le sens dynamique Qu’en est-il des N-Vact qui n’ont pas, ou pas seulement, de sens concret ? Il s’agit généralement de noms d’actions, qui ont donc en commun avec les verbes d’activité d’exprimer la dynamicité. Pour confirmer cette intuition sémantique, on peut mobiliser trois tests (suffisants mais non nécessaires) de la dynamicité dans le domaine nominal. 4
Il n’est pas toujours facile de distinguer sémantiquement l’action du résultat. Deux cas de figure se présentent. Pour les noms comme travail et réflexion, l’ambiguïté est envisageable. Dans La réflexion de Pierre était cruciale par exemple, réflexion peut renvoyer soit à une remarque, soit à un examen intellectuel. Dans l’interprétation, la sous détermination est possible, quoique non nécessaire. Il existe aussi des noms comme ronflement et beuglement, également sujets aux interprétations sous déterminées, mais dont le caractère polysémique peut être mis en doute. Ainsi, dans Les ronflements de mon voisin de chambre m’ont empêché de dormir et Je ne supporte pas le beuglement de ce chanteur, il est difficile de dire si le nom dénote une action ou le son qui en résulte et cela, à vrai dire, a peu d’importance pour déterminer le sens de l’énoncé. La différence avec le cas de travail et réflexion est qu’il paraît difficile de trouver des contextes qui sélectionnent uniquement l’une des deux acceptions, de sorte qu’on peut douter de la nécessité de distinguer ici entre sens actionnel et sens résultatif. Autrement dit, ronflement et beuglement pourraient être lexicalement sous déterminés au regard de l’opposition procès / résultat. Il s’agirait là d’une catégorie nominale particulière, dont la signification mêle d’emblée action et résultat.
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Le test le plus fréquemment invoqué pour prouver la dynamicité d’un verbe est sa compatibilité avec la forme progressive (cf. Vendler 1967, Comrie 1976, Wilmet 1980, Marque Pucheu 1998, Robberecht 1998 inter alia). Il n’est pas directement applicable au domaine nominal puisque être en train de n’est compatible qu’avec les prédicats verbaux. Mais la locution en cours peut jouer le même rôle : (9)
a. Votre question ne concerne pas la discussion en cours. b. Plusieurs équipes de journalistes sont là pour couvrir la manifestation en cours. c. Une grande réflexion sur l’environnement est actuellement en cours.
Ainsi (9) montre-t-il que les déverbaux discussion, manifestation et réflexion héritent, dans certains de leurs emplois au moins, de la signification dynamique de leurs bases verbales. La compatibilité des noms avec un verbe support, combinée au fait que les SV formés peuvent paraphraser les verbes d’activité correspondants, est également une marque de dynamicité (cf. Giry-Schneider 1978, Gross 1996). Or de nombreux N-Vact remplissent cette double condition : (10) a. b. c. (11) a. b. c. (12) a. b. c.
faire une randonnée faire du jardinage faire un rêve effectuer une promenade effectuer un voyage effectuer une poussée procéder à une recherche procéder à une simulation procéder à une aération
On peut en effet construire randonnée, jardinage, rêve, etc. avec des verbes tels que faire, effectuer, procéder, et les SV construits ont un sens proche de randonner, jardiner, rêver, etc. Ces noms ont donc, à l’instar de leurs correspondants verbaux, un sens dynamique. Notons enfin que bien des noms dérivés de verbes d’activité transitifs peuvent prendre un complément d’agent introduit par par, lorsque l’objet est présent et introduit par de. La structure des SN de ce type correspond à celle des « complex event nominals » décrits par Grimshaw (1990) :
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(13) a. l’utilisation de cet outil par les informaticiens b. le bombardement de la ville par les alliés c. le gouvernement de la commission par une personnalité neutre
L’agentivité présupposant la dynamicité, les N-Vact testés ici sont bien des noms d’actions. Voyons à présent quelles sont les autres propriétés aspectuelles de ces nominalisations dynamiques. 3. Des noms d’activités aux noms d’événements Il s’agit de savoir si les N-Vact dynamiques, comme les verbes d’activité, décrivent des actions sans délimitation intrinsèque, duratives et homogènes. 3.1. La délimitation des actions Contre toute attente, le critère sémantique de la non-délimitation, caractéristique essentielle des activités, n’est pas respecté par tous les noms retenus. En effet, ces noms se distinguent les uns des autres selon qu’ils dénotent des actions finies ou non finies. Le paramètre discriminant ici est le caractère massif / comptable des NVact. Les entités décrites par les noms massifs se caractérisent par leur homogénéité et leur absence de délimitation intrinsèque, comme en témoignent les propriétés nominales de référence cumulative et distributive (cf. Quine 1960, Cheng 1973, Pelletier 1979, Langacker 1991, Nicolas 2002 inter alia). A l’inverse, les noms comptables indiquent une individuation forte, ils dénotent des entités discrètes et délimitées, condition sine qua non de la possibilité de compter les référents. Or, comme le font remarquer Flaux et Van de Velde (2000) et Heyd et Knittel (2009), les noms liés aux verbes d’activité forment une catégorie hétérogène, car certains sont strictement massifs alors que d’autres ont aussi un emploi comptable, voire s’y cantonnent : (14) a. du jardinage, de la natation, de la navigation, du braconnage, du jonglage b. * un jardinage, * plusieurs natations, * des navigations, * trois braconnages, * quelques jonglages (15) a. * de la discussion, * de la manifestation, * de la bataille, * de l’augmentation, * du bombardement b. une discussion, plusieurs manifestations, des batailles, trois augmentations, quelques bombardements (16) a. de la danse, de la marche, de la pratique, de la randonnée, de la chasse b. une danse, plusieurs marches, des pratiques, cinq randonnées, quelques chasses
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On peut distinguer grosso modo trois cas de figure, selon que le N-Vact est : -
massif (e.g. jardinage) — nous appellerons ce cas « type A » comptable (e.g. discussion) — « type B » bisémique, i.e. lexicalement massif et comptable (e.g. danse) — « type A / B » (danseA / danseB).
Du point de vue référentiel, les noms du type A sont de purs noms d’activités, i.e. ils dénotent des actions homogènes, duratives et non délimitées — nous rejoignons sur ce point Heyd et Knittel. Leur caractère massif correspond directement à l’atélicité dans le domaine verbal, pour les raisons évoquées ci-dessus. Les noms du type A s’emploient principalement dans des SN génériques de la forme le N et dans l’expression faire du N : (17) a. (Le jardinage / la natation / le jonglage / la danseA / la rechercheA / la randonnéeA), c’est agréable. b. Sylvain adore (le jardinage / la natation / le jonglage / la danseA / la rechercheA / la randonnéeA). (18) faire (du jardinage / de la natation / du jonglage / de la danseA / de la rechercheA / de la randonnéeA)
Cette prédilection d’emploi témoigne de leur sens d’activité. En effet, que l’on considère que l’article le générique constitue, sur le mode massif, un individu générique présenté « de façon homogène, c’est-à-dire comme étant constitué d’occurrences identiques, non discernables » (Kleiber 1990 : 158), ou qu’il vise un type décrit par le nom, établi « sans passer par l’individuel » et sans « dénombrement de discernables » (Corblin 1987 : 91), on admettra que l’absence de terme intrinsèque et d’instanciations clairement délimitées, caractéristique des actions atéliques, favorise l’emploi générique singulier des noms d’activités. De son côté, la structure faire du N contraint l’interprétation d’activité, y compris avec certains noms concrets auxquels on peut associer une activité caractéristique (e.g. faire du cheval, faire du vélo) (cf. Giry-Schneider 1978, Van de Velde 1997). Que les noms comme jardinage, recherche, natation, etc. s’emploient particulièrement bien dans cette tournure montre leur aptitude à dénoter des activités. Les noms du type B, quant à eux, sont naturellement rétifs à l’interprétation d’activité, puisqu’ils décrivent des actions finies. Au plan référentiel, ils se distinguent des noms du type A par leur capacité, pour la plupart, à dénoter des événements — catégorie sémantique que, dans le domaine verbal, on associe plutôt aux accomplissements et aux achèvements (cf. Mourelatos 1978). La plupart des N-Vact du type B peuvent en effet apparaître dans des constructions événementielles types (cf. Huyghe & Marín 2008) :
110 (19) a. b. c. d. e. e. f. g.
Pauline Haas & Richard Huyghe Le bombardement a eu lieu à l’aube. La prière aura lieu à la Grande Mosquée. Cette discussion a eu lieu en séance plénière. Il y a eu plusieurs manifestations violentes à Khartoum le mois dernier. Il y a eu une fête chez le voisin. La bataille de Valmy a été un événement marquant. Il y a eu des dansesB et des chants traditionnels. La randonnéeB a été reportée à la semaine prochaine.
On remarquera que, contrairement aux noms A, les noms B peuvent très facilement, dans leurs emplois définis, dénoter des entités spécifiques, i.e. des occurrences particulières, individuées et identifiées par leur ancrage spatiotemporel. Il y a donc pour ces noms une certaine distorsion sémantique avec les verbes correspondants. Alors que ceux-ci décrivent des actions sans limite temporelle, les noms B dénotent des actions bornées. On peut se demander si, pour autant, la rupture sémantique est complète. Notre hypothèse est qu’il reste une parenté aspectuelle entre les noms B et les verbes d’activité. Elle tient (i) à l’aspect duratif et (ii) à l’homogénéité associés à discussion, promenade, manifestation, bataille, etc. 3.2. Des événements duratifs Les noms du type B ont en commun avec les verbes d’activité de décrire des actions dotées d’une extension temporelle. Autrement dit, ils ont la capacité de dénoter des événements duratifs. Les noms B peuvent en effet se voir associer des compléments d’étendue temporelle, de la forme de x heures / minutes / secondes / jours / mois / etc. : (20)
une manifestation de quatre heures, une fête de trois jours, une discussion de vingt minutes, une randonnéeB de huit heures, une bataille de plusieurs jours
Ils peuvent également se construire avec les verbes durer et se dérouler (qui présuppose une durée) : (21) a. b. c. d. e. (22) a. b.
La manifestation a duré quatre heures. La fête a duré trois jours. La discussion a duré vingt minutes. La randonnéeB a duré huit heures. La bataille a duré plusieurs jours. La manifestation s’est déroulée à Paris. La fête s’est déroulée dans le parc.
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c. Ils sont satisfaits de la façon dont la discussion s’est déroulée. d. La randonnéeB s’est très bien déroulée. e. La bataille s’est déroulée en deux temps.
Tel n’est pas le cas de tous les noms d’événements. Les noms liés aux verbes d’achèvement, en particulier, ne valident pas les tests mis en œuvre dans (20)-(22) : (23) (24) a. b. c. (25) a. b. c.
?? une découverte de plusieurs mois, ?? une naissance de six heures, ?? un assassinat de trois minutes ?? La découverte a duré plusieurs mois. ?? La naissance a duré six heures. ?? L’assassinat a duré deux minutes. ?? La découverte s’est déroulée à l’Institut Pasteur. ?? La naissance s’est déroulée à Lille. ? L’assassinat s’est déroulé dans la rue.
Les noms d’achèvements dans (23)-(25) dénotent des événements ponctuels – ils sont eux-mêmes fidèles en cela à leurs correspondants verbaux (cf. Huyghe & Marín 2008). La comparaison avec les N-Vact du type B montre que ces derniers ont certains traits aspectuels en commun avec les verbes d’activité. 3.3. Des événements homogènes Par leur durée, les actions décrites par les noms du type B se distinguent des achèvements et se rapprochent des accomplissements, prototypiquement représentés par un nom comme accouchement. En effet, accouchement valide les tests proposés dans (20)-(22) : (26) (27) (28)
un accouchement de six heures L’accouchement a duré six heures. L’accouchement s’est très bien déroulé.
Les noms B sont-ils équivalents aux noms d’accomplissements ? Nous pensons qu’il y a une différence dans le mode de délimitation des événements dénotés. Pour accouchement, le terme du procès est impliqué par la nature même de l’action. En effet, accouchement ne décrit pas une action homogène, mais un procès structuré, doté d’un point culminant aboutissant à un changement d’état. C’est cette structure qui à la fois implique le terme de l’action et le fixe. Tel ne nous paraît pas être le cas pour des noms comme manifestation, discussion, fête, promenade, etc. Les procès décrits ont certes une borne
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finale, mais l’existence et la spécification de cette borne ne sont pas imposées par la nature de l’action. Il nous semble qu’en l’occurrence les procès n’ont pas de point culminant et qu’ils n’impliquent pas de changement d’état au terme de l’action. Autrement dit, la borne finale n’est pas fixée « de l’intérieur », elle n’est pas déterminée par une structure actionnelle : le procès se déroule de façon homogène et s’arrête à un moment (non spécifié). Il n’est pas facile d’étayer cette intuition par des tests linguistiques assurés. Certains faits peuvent toutefois conforter notre hypothèse. Par exemple, il est difficile de considérer un accomplissement comme réalisé s’il n’a pas été mené à son terme. Tel n’est pas le cas pour les actions dénotées par les noms du type B : (29)
L’accouchement a pu être interrompu au bout d’une heure. > Elle n’a pas accouché. (30) a. La manifestation a été interrompue au bout de deux heures. > Ils ont manifesté. b. La discussion a été interrompue au bout d’une demi heure. > Ils ont discuté. c. La promenade a été interrompue par la pluie. > Ils se sont promenés.
Dans (30), l’interruption n’empêche pas de considérer que l’événement a eu lieu ; la réalisation de l’action ne dépend donc pas d’un terme prédéfini. Le procès est vu comme homogène et non culminant. On retrouve ici, pour les noms du type B, le « paradoxe imperfectif » mis en évidence pour les verbes d’activité (cf. Garey 1957, Kenny 1963, Dowty 1979)5. De même, la prolongation de l’action dénaturerait les accomplissements, alors qu’elle n’affecte pas les actions décrites par les noms B : au terme de l’accouchement, on ne peut pas, par une décision arbitraire, prolonger le procès, contrairement à ce qui semble possible pour les promenade, discussion, manifestation, etc. Le terme de l’action ne semble donc pas spécifié par les noms du type B, ce qui est une indication de l’homogénéité des procès décrits. Celle-ci marque la parenté sémantique entre les noms B et les verbes d’activité. 5
On peut considérer, dans le cas des accomplissements à thème incrémental (cf. Dowty 1991, Tenny 1994), que la réalisation de l’action est progressive. Ainsi peut on inférer de La construction de l’immeuble a été interrompue que l’immeuble a été en partie construit. Mais, même dans ce genre de cas, l’interruption empêche de considérer l’action comme véritablement accomplie : la construction de l’immeuble n’est pas aboutie. La situation est différente dans (30) car, même quand le verbe d’activité correspondant au nom B est transitif, l’action décrite ne comporte pas de point culminant marquant le terme de l’action. En conséquence, l’action peut être considérée comme réalisée dès lors qu’elle a débuté (e.g. Le bombardement de la ville a été interrompu au bout de deux heures > La ville a été bombardée).
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La différence entre noms d’accomplissements et N-Vact du type B rappelle une distinction établie par Langacker (1991), dans le domaine concret, entre deux types de noms comptables. Langacker distingue en effet, sur une base référentielle, entre les noms comptables traditionnels, qui indiquent l’hétérogénéité et la structuration de leurs référents (chaise, maison, etc.), et les noms comptables homogènes, dont les denotata ont des bornes, mais pas de structure interne (lac, entracte, bip sonore, etc.). Pour ces derniers, la délimitation du référent n’est pas structurellement déterminée ; or c’est précisément ce qu’on observe pour les noms B. Les noms d’accomplissements et les noms du type B pourraient donc incarner, dans le domaine de la signification abstraite, la distinction entre les deux types de noms comptables, homogènes et hétérogènes. Par ailleurs, l’homogénéité associée aux noms B permet d’expliquer l’emploi tout à fait régulier de ces noms dans des tournures « semimassives », de la forme x Nmesure de Nsg (cf. Van de Velde 1995, 1997) : (31)
vingt minutes de discussion, deux jours de bataille, trois heures de promenade, deux heures de manifestation, trois jours de fête, une heure de prière
Dans les SN de cette forme, la délimitation incombe à la quantité elle-même, i.e. au spécifieur, et non au nom déterminé. N n’apporte pas lui-même l’information de l’individuation et sa dénotation est vue comme homogène — la tournure s’emploie d’ailleurs canoniquement avec des noms massifs (e.g. deux kilos de farine, deux litres d’eau). On peut penser que si les noms du type B apparaissent très facilement en position de N dans x Nmesure de Nsg, c’est précisément parce qu’ils ont une dénotation homogène. La régularité des séquences sous (31) constitue en effet une particularité des noms du type B. Les noms comptables standards s’emploient beaucoup moins facilement dans ce genre de construction. C’est le cas d’accouchement lui-même : (32)
? deux heures d’accouchement
ce qui s’explique par l’hétérogénéité du procès décrit6. Par contre, la tournure est tout à fait compatible avec les noms du type A, i.e. ceux qui héritent pleinement du sens d’activité : 6
Les noms comptables concrets les plus susceptibles d’apparaître dans x Nmesure de Nsg sont ceux auxquels on peut, d’une façon ou d’une autre, associer une certaine homogénéité. C’est le cas par exemple des noms qui décrivent des objets idéalisables comme des lignes ou des surfaces : cinquante mètres de trottoir, deux mètres carrés de plancher, dix mètres de falaise, deux cents hectares de plage, etc. (vs ?? dix centimètres de livre, ?? dix mètres carrés de maison, ?? un mètre de lampe, ?? trois centimètres carrés de violon). La
114 (33)
Pauline Haas & Richard Huyghe deux heures de jardinage, plusieurs jours de navigation, dix minutes de jonglage
Ainsi, en dépit de leur caractère comptable, les noms B ont une proximité sémantique avec les noms d’activités, qui échappe aux noms d’accomplissements. Discussion, promenade, manifestation, etc. forment donc une catégorie nominale originale, à mi-chemin entre l’activité et l’accomplissement. Cette spécificité s’explique par leur hybridité aspectuelle : ces noms ont à la fois des caractéristiques propres aux activités et la capacité de dénoter des événements. 4. Une nuance dans le domaine verbal Comme nous venons de le voir, les noms dynamiques liés morphologiquement aux verbes d’activité peuvent dénoter soit des activités soit des événements. On peut se demander pourquoi les verbes d’activité ont cette double correspondance nominale. Notre sentiment est qu’il y a des éléments, dans la nature des activités décrites par les verbes, qui la conditionnent. En effet, les verbes correspondant aux noms du type A ont tendance à renvoyer à des actions que l’on réitère, à des pratiques routinières que l’on suspend, mais qui ne s’arrêtent jamais définitivement — il s’agit souvent de passe-temps, constitutifs de notre existence active. Dans ce cas, les éléments qui permettent d’individualiser les occurrences de l’activité sont peu nombreux et peu variables, voire négligeables. Il n’est pas crucial de savoir par exemple, quand Pierre jardine, où il le fait, à quelle heure, pendant combien de temps, etc. L’activité peut même se caractériser par une certaine récurrence spatiale. Ces facteurs tendent à l’indistinction des occurrences de l’action. On notera d’ailleurs que la plupart des noms du type A sont liés à des verbes intransitifs, c’est-à-dire à des prédicats impliquant peu de variables thématiques. Avec récurrence de l’agent et possibilité de négliger les spécificités d’ancrage spatio-temporel, le verbe se voit aisément associer une interprétation routinière. Inversement, les verbes correspondant aux noms du type B décrivent des actions qui comptent beaucoup de paramètres d’individuation. De plus, leur variation semble importante dans la définition de l’action. Ainsi manifester, discuter, bombarder, se promener décrivent-ils des situations à fort potentiel événementiel : tout ce qui distingue les différentes occurrences de l’activité (lieux, dates, objets, participants, etc.) est fortement mobilisé par le type de procès décrit. Par exemple, quand Pierre manifeste, il y a en discontinuité et la délimitation, si elles sont partie prenante de la signification de ces noms, ne reposent pas sur la description d’une structure compositionnelle complexe.
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arrière-plan non seulement une date et un lieu, mais aussi un objet de protestation, d’autres manifestants, etc. Ces particularités tendent à singulariser l’occurrence de l’action et à en faire un événement distinctif. Autrement dit, le potentiel de discernabilité des occurrences de l’action est plus fort pour les verbes liés aux noms B que pour ceux liés aux noms A. On peut remarquer, dans ce sens, que les noms du type B sont plus souvent liés à des verbes d’activité transitifs. Par leur structure argumentale plus riche, ces verbes favorisent la différenciation des occurrences. Quant aux verbes intransitifs liés aux noms B, ils se prêtent difficilement à l’interprétation habituelle : (34) a. Pierre (jardine / jongle / braconne). b. Pierre (manifeste / discute / rêve).
Alors que (34a) est susceptible d’une double lecture, habituelle ou événementielle7, seule la seconde convient à (34b). Avec des verbes comme manifester, discuter, rêver, l’interprétation habituelle au présent doit être contrainte – par exemple par un adverbe de fréquence ou de quantité (Pierre (manifeste / discute / rêve) beaucoup). Que ces verbes ne sollicitent pas facilement la lecture habituelle indique une certaine résistance à l’amalgame des occurrences de l’action. Celle-ci peut expliquer pourquoi les noms correspondants se cantonnent à la dénotation d’événements, alors qu’au contraire, jonglage, jardinage et braconnage, dérivés de verbes qui acceptent l’interprétation habituelle, dépassent le seuil événementiel pour dénoter des actions qui se prolongent indéfiniment. 5. Conclusion A la question de savoir si les N-Vact ont des propriétés aspectuelles comparables à celles des verbes correspondants, on peut répondre de la manière suivante. Il y a d’une part des N-Vact de sens concret, qui n’ont logiquement pas de caractéristiques aspectuelles, et d’autre part des N-Vact abstraits et dynamiques, mais qui contrairement à leurs correspondants verbaux peuvent exprimer une délimitation. Plus précisément, il faut distinguer, parmi les N-Vact dynamiques, entre les noms du type A, qui sont massifs et qui décrivent de pures activités, et les noms du type B, qui sont comptables, et qui décrivent des actions finies. Ces dernières, en dépit de leur délimitation, ont en commun avec les activités d’être duratives et homogènes. A bien des égards, l’atélicité, qui opère dans le domaine verbal, s’applique aussi dans le domaine nominal. Elle correspond au caractère 7
Pour une analyse détaillée de ces doubles interprétations, et en particulier de la lecture habituelle, voir Kleiber (1987).
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massif des noms abstraits dynamiques. De fait, les traits constitutifs de la signification massive, à savoir l’absence de délimitation, la continuité et l’homogénéité, sont également caractéristiques des verbes d’activité. Les noms du type A peuvent ainsi être considérés comme atéliques. Le critère de la télicité, par contre, doit être précisé lorsqu’on l’applique dans le domaine nominal. Il faut savoir si l’on parle de délimitation structurelle ou non, impliquant ou non un point culminant et un changement d’état. Les noms du type B ne seraient « téliques » que dans le second cas. Autrement dit, le critère sémantique de la délimitation demande à être affiné lorsqu’on l’applique dans le domaine nominal. Il ressort de notre travail qu’il n’y a pas de recouvrement entre la classe des noms liés morphologiquement aux verbes d’activité et la classe des noms d’activités. D’une part, tous les N-Vact ne sont pas des noms d’activités. D’autre part, il existe des noms d’activités qui ne sont pas des N-Vact : comme nous l’avons vu, certains noms concrets peuvent avoir en contexte une interprétation d’activité, notamment dans l’expression faire du N (e.g. faire du violon, faire du vélo, faire du cheval). En outre, certains noms liés à des verbes transitifs sous-déterminés (i.e. dont la délimitation dépend de l’objet), comme escalade, peuvent renvoyer à des activités (e.g. Pierre (pratique / adore / fait de) l’escalade). Il serait intéressant, à cet égard, de s’interroger sur l’aspect des noms liés à des verbes comme lire, chanter, dessiner, bricoler, calculer, etc., qui se caractérisent par leur double emploi, intransitif d’activité (cf. Pierre a lu (pendant trois heures / *en trois heures)) ou transitif sous-déterminé (cf. Pierre a lu (un roman en deux heures / des romans pendant toutes les vacances)). Les noms correspondants semblent se voir associer le sens d’activité (J’aime (la lecture / le dessin), faire (du bricolage / du chant)), mais aussi un sens comptable, événementiel ou concret (La lecture aura lieu le matin, Ce chant était magnifique, Elle a effectué un calcul difficile, Pierre m’a montré son dessin, etc.). Quelles sont précisément les conditions d’emploi de ces noms ? Quelles contraintes déterminent leur interprétation en contexte ? Comment se construit leur polysémie ? Plus généralement, on peut se demander ce qu’il advient des nominalisations de verbes dont l’aspect dépend de l’objet. Les caractéristiques aspectuelles de ces noms dépendent-elles de leur structure argumentale ? Quid des cas où il n’y a pas de structure argumentale apparente ? Nous essaierons de traiter ces questions dans nos prochains travaux. Références Alexiadou, A. (2001). Functional Structure in Nominals : Nominalization and Ergativity, Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins.
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On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif Laure LANSARI Université de Reims, CIRLEP EA 3794 1. Introduction La périphrase du français aller + inf. est traditionnellement décrite comme marqueur « prospectif » ou marqueur de « renvoi à l’avenir », faisant intervenir à ce titre la catégorie du temps, mais également celle de l’aspect (par exemple pour M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul 1994 : 253) et, plus rarement, celle de la modalité (« quasi-auxiliaire modalisant » pour E. Benveniste 1966 : 235, marqueur aux « effets de caractère modal » pour P. Le Goffic 1993 : 349). C’est à un emploi moins connu de la périphrase que nous souhaitons nous intéresser, à travers l’étude de l’expression on va dire. Cette expression figée, très fréquente à l’oral, ne semble pas analysable en termes temporels ou aspecto-temporels, mais semble fonctionner comme marqueur modal de mise à distance du dire : (1)
il n'était pas avec moi, l'encombrant amoureux toutou malodorant. Mais il était là, lui. Mon siamois ! Et ses yeux ont brillé, brillé. Et il a fait un... On va dire que ce fut un feulement. Je sais que ce sont les tigres qui feulent. Cette nuit là, mon siamois, il est devenu un tigre. Et moi une chatte chavirée. (FRANTEXT, R971, R. Forlani, Gouttière, 1989, p. 153).
Dans cet énoncé, on va dire permet à l’énonciateur de commenter le choix du nom feulement, alors que le co-énonciateur attendait sans doute un miaulement. A notre connaissance, l’expression on va dire n’a fait l’objet d’aucune analyse linguistique, même si elle est brièvement mentionnée par S. Schneider (2007), contrairement à d’autres marqueurs fondés sur le verbe dire tels que disons, je dirai ou pour ainsi dire (voir bien sûr J. AuthierRevuz 1995, mais aussi G. Dostie 2004, P.-D.Giancarli 2003 et E. Khatchatourian 2007), sans doute parce qu’il s’agit d’un emploi récent cantonné à l’oral ou un genre écrit peu soutenu comme le blog sur internet (voir plus loin). L’exemple (1) est d’ailleurs la seule occurrence que nous ayons trouvée dans le corpus FRANTEXT. C’est la quasi-absence de on va dire à l’écrit (et dans les travaux récents sur les marqueurs discursifs) qui laisse penser qu’il s’agit d’un emploi récent. En effet, on sait grâce aux travaux sur la grammaticalisation que les nouveaux sens ou nouvelles constructions tendent à se diffuser d’abord à l’oral ou dans des genres peu soutenus (voir par exemple Krug 2000). © Cahiers Chronos 21 (2010) : 119 139.
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Laure Lansari
Si les linguistes ne se sont pas encore intéressés à cet usage, il faut noter que l’on trouve dans la presse des remarques de journalistes agacés, ou du moins intrigués, par ce qu’ils assimilent à un tic de langage : « On va dire signifie généralement que 1) on hésite à dire, 2) on pense exactement le contraire de ce qu’on dit, 3) on n’a rien à dire. […]. Dans la plupart des cas de figure, on va dire signifie on vient de dire, puisque l’expression suit l’énoncé de la réponse. On va dire gagnerait, grammaticalement et sémantiquement, à se dire J’ai dit ». (C. Sorg, chronique « On va dire entre guillemets », Télérama n°2814, décembre 2003). « On va dire : expression servant à ne pas assumer totalement la responsabilité de ce qui va suivre. S’exprimait jadis par : Je dirais volontiers si j’osais ». (H. Viala, article « Des mots “total” mode, on va dire », Le Monde, 24 avril 2006).
Ces remarques, qui peuvent sembler anodines, soulèvent néanmoins quelques questions susceptibles d’intéresser le linguiste. Tout d’abord, la chronique de C. Sorg, pose, entre autres, le problème du lien à établir entre la périphrase aspecto-temporelle aller + inf. telle qu’on la rencontre habituellement (avec son sens de « renvoi à l’avenir », pour aller vite) et l’expression on va dire. C’est finalement ici la question du figement, et de l’opacité qui en découle, qui est en jeu : on va dire marqueur de modalisation ne paraît plus relever d’une compositionalité entre le pronom on et la périphrase aspectotemporelle. Quant à la remarque d’H. Viala sur la responsabilité, elle nous paraît très pertinente et nous la reformulerons en termes de prise en charge lors de notre analyse. 2. Quelques exemples pour commencer… Nous fonderons cette première étude sur vingt exemples tirés d’internet, de blogs ou de forums. Le recours à un corpus oral nous aurait obligée à prendre en compte des facteurs d’ordre prosodique. Enfin de sérier les problèmes, nous avons donc choisi d’exploiter les données fournies par les blogs et forums sur internet, genres écrits mais assez peu soutenus dans leur ensemble. Nous précisons également que nous n’avons corrigé ni l’orthographe ni la syntaxe de ces énoncés : nous les reproduisons tels quels. L’étude de ces exemples nous montre que la locution on va dire est susceptible d’apparaître dans trois types de configurations. 2.1. On va dire + subordonnée complétive Dans le cas le plus prototypique, et semble-t-il le plus fréquent dans les exemples – écrits, rappelons-le – que nous avons relevés, dire introduit une subordonnée complétive :
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif (2) (3)
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[A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté. [à propos de la rumeur concernant une séparation entre Ségolène Royal et François Hollande] Y paraît en effet... Marrant, tout le monde (enfin, j'exagère, mais on va dire que je l'ai entendu dire plusieurs fois et pas forcément dans la bouche de mythomanes qui cherchent à se faire mousser) le dit en "off" mais personne n'ose l'écrire !
Parfois, l’on a affaire à une complétive réduite, comme en (4) : (4)
[sur un forum, réponse à un lycéen en terminale cherchant des informations sur le métier d’ingénieur] Tiens c’est dommage que personne n’ai cherché à te répondre. Je ne sais pas si tu te poses toujours les mêmes questions, on va dire que oui. Pour ce qui concerne le métier d’ingénieur, il est très varié […].
La configuration on va dire + subordonnée complétive permet à l’énonciateur d’introduire un élément. On pourrait gloser par : on va admettre / poser pour la suite que X est le cas. Même s’il n’est pas question de renvoi à l’avenir ou d’ultériorité temporelle, aller + inf. permet d’annoncer un nouvel élément, ou de faire une mise au point nécessaire pour la suite du discours. En (4), c’est justement ce nouvel élément qui sert de point de départ à la suite : c’est seulement une fois que l’énonciateur admet que la réponse à la question qu’il se pose est oui qu’il peut passer au contenu même de son message (et expliquer en quoi consiste le métier d’ingénieur). 2.2. On va dire + adjectif / GN Dans d’autres cas, on va dire cesse de régir une subordonnée complétive, mais est simplement suivi d’un adjectif : (5)
[A propos du film d’A. Resnais Cœurs]. […], il s’agit presque selon moi de nihilisme, de haine du public ou du cinéma, il s’agit au fond du rêve de Skorecki enfin réalisé, du rêve des cinéphiles Eustachiens réalisé, un film sans personne, réalisé pour personne, oui effectivement un globe de cristal, le premier peut être ready made du cinéma, mais quelque chose de profondément on va dire cynique qui crie sa haine du cinéma à chaque instant […].
ou d’un groupe nominal : (6)
[sur un blog] ça fait longtemps, je crois, que je n’avais pas fait ma crise « je hais les lundis ». Parce que mes nouveaux lundis, c’est : se lever à six heures (et essayer de ne pas avoir trois quarts d’heure de retard comme la semaine dernière), une demi heure pour manger (en fait, on va dire une dizaine de minutes, le temps de s’en griller une avant et de faire la queue au micro ondes pour réchauffer la gamelle), […].
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Dans cette configuration, le rôle introducteur de on va dire semble moins marqué. Ici, la périphrase a surtout pour effet de mettre en valeur l’adjectif ou le groupe nominal choisi. Ainsi, en (5), on va dire devant cynique tend à attirer l’attention sur le choix même de cynique par opposition à tout autre adjectif qui aurait pu être choisi. De même dans l’exemple (6), on va dire met en valeur le groupe une dizaine de minutes, qui s’oppose à une demi heure mentionnée dans le contexte-avant. On observe le même phénomène dans l’énoncé (1), à propos du choix de feulement. 2.3. On va dire en position finale Dans un troisième cas de figure – celui qui semble le plus poser problème à C. Sorg dans sa chronique – on va dire n’est pas suivi de l’élément « à dire » mais en est précédé. On va dire apparaît alors en position finale, pour commenter ce qui vient d’être dit. Et c’est, d’après nos observations, cette configuration que l’on retrouve le plus dans du véritable oral, à la radio ou à la télévision. Elle est moins fréquente dans notre corpus d’exemples uniquement écrits, mais elle n’en est pas non plus totalement absente : (7)
[recette du bœuf au curry]. Ça, c’est la version « officielle » on va dire. J’ai rajouté quelques légumes dont : 2 petits oignons nouveaux, 1 oignon […].
Malgré la postposition, la portée du marqueur on va dire reste claire : la locution porte sur le choix de l’adjectif officiel en (7). 2.4. Conclusion sur les trois configurations : on va dire et la rection faible La locution on va dire est donc caractérisée par une certaine liberté syntaxique. Comme nous l’a suggéré D. Apothéloz (communication personnelle), ce fonctionnement syntaxique est à rattacher au phénomène de « rection faible » analysé, entre autres, par C. Blanche-Benveniste (1989). Dans son étude des verbes introduisant un discours direct (dire, expliquer) ou désignant une attitude propositionnelle (penser, croire), cette linguiste est amenée à distinguer deux types de verbes : les recteurs forts et les recteurs faibles. Les recteurs forts ne peuvent fonctionner que dans une seule configuration syntaxique. C’est le cas du verbe prouver, cité par C. Blanche-Benveniste (ibid. : 61), verbe qui régit forcément une complétive et ne peut apparaître en incise : (8)
je vous ai prouvé que c’était dans le journal * c’était dans le journal, je vous ai prouvé.
Les recteurs dits faibles, comme croire, sont, eux, susceptibles de régir une proposition complétive :
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif (9)
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Je crois bien que c’était signalé dans le journal.
Mais ils peuvent également fonctionner sans complétive et former une « proposition parenthétique » constituée du GN sujet et de la forme verbale, soit en postposition, en (10a), soit en incise dans une autre proposition comme en (10b) : (10) a. c’était signalé dans le journal, je crois bien. b. c’était, je crois bien, signalé dans le journal.
Dans d’autres ouvrages, notamment dans le domaine anglophone, c’est justement le terme de « verbes parenthétiques » (‘parentheticals’ en anglais) qui est choisi pour désigner les recteurs faibles (voir H. L. Andersen 1996, S. A. Thompson et A. Mulac 1991). Dans on va dire, dire a bien les mêmes caractéristiques que croire : il régit une complétive dans la première configuration que nous avons définie, mais nous avons aussi donné des exemples où on va dire n’est plus suivi d’une complétive (voir § 2.2. et 2.3.). Cette locution satisfait donc aux critères syntaxiques de la rection faible. C. Blanche-Benveniste (1989) note également que la rection faible tend à apparaître avec certaines personnes et certains temps grammaticaux : la première personne et le présent de l’indicatif. On retrouve peu ou prou ces deux éléments avec on va dire : le pronom on, bien que suscitant un accord de troisième personne, ne correspond jamais dans nos exemples à la « nonpersonne » (il est au contraire glosable par un je, voir plus bas), et l’auxiliaire aller est bien conjugué au présent de l’indicatif1. Il semblerait donc que on va dire soit devenu, du moins dans certains de ses emplois, une « proposition parenthétique ». D. Apothéloz (2003 : 247 sq.) montre en outre que les critères syntaxiques postulés par C. Blanche-Benveniste sont corrélés à d’autres phénomènes sur le plan sémantique, et notamment en ce qui concerne l’organisation informationnelle de l’énoncé. Il constate que, lorsqu’ils introduisent une complétive, les verbes recteurs faibles orientent « vers le contenu de la complétive, ce dernier renvoyant par conséquent au topic discursif » (ibid. : 247), aux dépens du verbe recteur, qui perd son sens plein et devient opérateur modal. Voici un des exemples que D. Apothéloz propose pour illustrer ce phénomène : 1
R. Quirk et al. (1985 : 1114) notent d’ailleurs à propos des verbes parenthétiques de l’anglais (qui appartiennent selon eux à la catégorie plus générale des ‘comment clauses’ propositions de commentaire) : « Commonly, the subject is I and the verb is in the simple present, but the subject may be an indefinite one or they or (usually with a passive verb) it and the verb may (for example) have a modal auxiliary or be in the present perfective ».
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Laure Lansari le plus qu’ils ont dû être malheureux les gens à mon point de vue hein c’est les années quarante et un quarante/ je crois que c’est l’année où les gens/ où il y a le plus eu de morts de faim de gens qui sont morts de faim […] (in Debaisieux 1994).
Pour D. Apothéloz, « je crois que y apparaît dans le contexte d’un mouvement de reformulation. Toute la séquence est centrée topicalement sur le “malheur des gens” à une certaine époque, et la modalité avec laquelle cette idée est assertée subit elle-même trois reformulations successives : d’abord ont dû (être malheureux), puis à mon point de vue hein, enfin je crois que. Le sens purement modal de je crois que ne fait ici aucun doute ». (ibid. : 248). Il nous semble qu’une telle analyse vaut également pour on va dire en (2), par exemple : (2)
[A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté.
Comme nous l’avons noté plus haut, on va dire a ici un rôle d’annonce : c’est bien le contenu de la complétive, c’est-à-dire le choix de vraiment raté, qui constitue l’information essentielle. En outre, nous avions proposé de gloser dire par admettre : dire cesse de fonctionner véritablement comme verbe de parole pour devenir verbe d’opinion (voir P.-D. Giancarli 2003, qui fait également cette distinction à propos des différents emplois de je dirai), ce qui semble aller dans le sens de la modalisation observée par D. Apothéloz dans son étude. La notion de modalisation est cependant à manier avec prudence, les termes de modalité et de modalisation ne recouvrant pas toujours les mêmes phénomènes selon les linguistes, et souffrant souvent d’un certain flou terminologique, comme le constate par exemple R. Vion (2003). 3. Modalisation 3.1. La « modalisation autonymique » de J. Authier-Revuz Les marqueurs apparentés à on va dire tels que je dirai, disons, c’est à dire ou encore pour ainsi dire ont fait l’objet d’une étude approfondie par J. Authier-Revuz (1995). Pour cette linguiste, ces marqueurs – ainsi que de nombreux autres ne contenant pas le verbe dire – sont des marqueurs de « modalisation autonymique ». Le terme d’autonyme est emprunté à J. ReyDebove (1978) et s’inscrit dans une théorie saussurienne du signe : les autonymes sont des éléments du langage qui ont le pouvoir de référer à leur propre signe, dans un mouvement de réflexivité. Comme l’exprime J. Authier-Revuz (2003), « ce qui spécifie le fait autonymique, c’est de mettre en jeu des signes pris comme objet » (les italiques sont de l’auteur). Dans son étude, J. Authier-Revuz (1995) n’analyse pas le fait autonymique dans son ensemble, mais s’intéresse à ce qu’elle nomme la
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif
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« modalisation autonymique », définie comme « commentaire réflexif sur le dire ». La modalisation dont il est question est une modalisation du dire : sont analysées les formes indiquant que le dire ne va plus de soi (voir le titre de son ouvrage, Ces mots qui ne vont pas de soi), qu’une non-coïncidence est à l’œuvre 2. Il faut noter en outre que les formes qui contiennent explicitement le verbe dire relèvent dans sa terminologie de la modalisation autonymique « méta-énonciative ». Elle distingue très clairement « méta-énonciatif » de « métadiscursif ». « Métadiscursif » réfère pour elle au fonctionnement communicationnel au sens large, et non pas spécifiquement à l’acte d’énonciation. Le méta-énonciatif est, lui, défini « comme autoreprésentation du dire en train de se faire » (1995 : 66). La présence du verbe dire dans on va dire semble effectivement renvoyer à l’acte énonciatif luimême et faire de cette locution un marqueur « méta-énonciatif ». Il reste à savoir comment fonctionne la modalisation autonymique métaénonciative propre à on va dire : quel est le commentaire apporté sur le dire par cette locution? 3.2. Etude en contexte de on va dire : quelle modalisation du dire ? Pour comprendre le rôle joué par on va dire, peut-être faut-il commencer tout simplement par supprimer le marqueur : Un aggrégateur, kézako ? En résumé, on va dire que c’est un logiciel se connectant aux sites compatibles, c’est à dire proposant un flux RSS (quasiment tout les blogs ou sites de news, y compris Libération ou Le Monde), et s’informant des nouveaux articles, puis vous présente les nouveaux articles. (12) a. Un aggrégateur, kézako ? En résumé, c’est un logiciel se connectant aux sites compatibles, etc. (12)
Sans on va dire, l’on a affaire à une assertion stricte : l’énonciateur se porte garant de la validation de la relation prédicative . Pour reprendre l’hypothèse de R. Vion (2003 : 218), cet énoncé peut être qualifié de « catégorique » : « le sujet gomme toutes les marques personnelles de sa présence et vise, de manière largement non consciente, à “objectiviser” son discours ». Sans on va dire, l’on en reste à ce que Vion nomme le « degré zéro de la modalité ». Le dire va de soi, ne pose pas de
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J. Authier Revuz (1995) distingue quatre types de non coïncidence : non coïncidence, dans l’interlocution, entre deux interlocuteurs ; non coïncidence du discours à lui même ; non coïncidence entre les mots et les choses ; non coïncidence des mots à eux mêmes.
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problème particulier ; l’énonciateur n’a donc pas besoin de commenter ce dire. La présence de on va dire vient au contraire modaliser l’énoncé : on va dire marque que l’énonciateur ne veut pas ou ne peut pas prendre totalement en charge la validation de la relation prédicative. On peut parler de désengagement énonciatif. Le choix de on, qui permet une grande indétermination (voir J. Simonin 1984, T. Bouguerra 1999), est crucial dans ce désengagement. Ce on n’est jamais glosable par un ils ou par les gens, contrairement à ce qui se passe avec la tournure comme on dit. Le on de on va dire correspond plutôt, semble-t-il, à un je, mais à je cherchant à s’effacer. En effet, je vais dire, modalisation qui n’émanerait que de l’énonciateur, ne fonctionnerait pas dans nos exemples. On va dire permet en fait à l’énonciateur de modaliser le dire, tout en présentant cette modalisation comme n’émanant ni de lui-même, ni du co-énonciateur. L’emploi de cette locution repose finalement sur un paradoxe : on va dire est un modalisateur, mais un modalisateur qui ne permet pas d’identifier la source de la modalisation. Une étude plus précise de l’environnement contextuel montre en outre que on va dire peut construire deux types de modalisation, deux types de désengagement ou, pour reprendre les termes de J. Authier-Revuz (1995), deux types de « non-coïncidence ». 3.2.1. Modalisation « quantitative » Dans un premier cas de figure, le désengagement énonciatif nous semble de nature épistémique : c’est parce que l’énonciateur ne sait pas si la relation prédicative est validée ou non qu’il choisit d’avoir recours à on va dire. C’est ce que nous proposons d’appeler la modalisation « quantitative ». L’adjectif « quantitatif » tel qu’il est utilisé dans la Théorie des Opérations Enonciatives – et tel que nous l’employons ici – ne fait pas référence à la quantité au sens courant du terme : le quantitatif, qui vient du quantum latin, réfère à l’existence ou à la non-existence d’un événement3. La modalisation est donc liée à la connaissance ou méconnaissance, et peut à ce titre être qualifiée d’épistémique. La modalisation quantitative peut être illustrée par l’exemple (4), déjà cité, ainsi que par l’énoncé (13) : 3
Voir A. Culioli (1999a : 5) : « La quantification permet […] de construire l’existence d’une occurrence (occurrence d’une notion fragmentée), en la situant dans l’espace temps énonciatif qu’un sujet énonciateur construit par rapport à un co énonciateur. Construire l’existence consiste donc à faire passer une occurrence de rien à quelque chose dans l’espace de repérage » (en gras dans le texte).
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[sur un forum, réponse à un lycéen en terminale cherchant des informations sur le métier d’ingénieur] Tiens c’est dommage que personne n’ai cherché à te répondre. Je ne sais pas si tu te poses toujours les mêmes questions, on va dire que oui. Pour ce qui concerne le métier d’ingénieur, il est très varié […]. Quelle a été ta plus grande satisfaction en tant que photographe ? Dur, dur, ben… je pense que sa sera de réussir le mariage de mon ami qui se déroule après demain (le 6 janvier), sinon ben, je ne sais pas. Sa fait toujours plaisir de savoir que certaines photos plaisent. On va dire que je suis satisfait lorsque la photo que j’ai prise est exactement comme l’idée que j’imaginai […], … pas facile. (J’ai pas trop saisi la question, désolé).
On retrouve dans ces deux énoncés la séquence je ne sais pas, qui indique très explicitement que c’est la méconnaissance du réel qui pousse l’énonciateur à modaliser son propos. L’exemple (13) est particulièrement éclairant à cet égard ; tout l’énoncé manifeste que l’énonciateur n’est pas en mesure de valider une valeur : marqueur d’hésitation comme ben, modalisateur je pense, etc. M. M. J. Fernandez (1994 : 182) constate elle aussi la fréquence de je sais pas avec certaines « particules énonciatives ». L’énoncé suivant est sous-tendu par une démarche assez semblable : (14)
[à propos d’une enquête] Moi j’dis, y’a un truc qui colle pas quand même !!!! On va juste dire alors qu’il y a plus de personnes du sexe féminin qui cotoie mon blog et que les hommes… sont des extra terrestres !! Remarquez, j’avais pas trop de doutes à ce sujet !!!! Noooooon on va dire que ceux qui ont répondu ça sont des gens comme moi, qui aiment délirer !
L’énonciateur cherche une explication à un phénomène qu’il ne comprend pas (voir y’a un truc qui colle pas quand même). On va dire lui permet d’introduire une explication, mais celle-ci n’est pas présentée comme l’explication ultime. Il faut d’ailleurs noter la présence de l’adverbe juste. On pourrait ainsi gloser par : je me contenterai de proposer l’explication suivante, mais je ne sais pas trop. En outre, on observe dans la suite de l’énoncé une seconde occurrence de on va dire. Cette seconde occurrence sert à proposer une autre explication, ce qui prouve bien que la prise en charge de la première tentative d’explication n’était pas totale : ce marqueur semble laisser la place à l’altérité, deux explications concurrentes pouvant ici coexister (voir plus bas sur l’altérité).
3.2.2. Modalisation « qualitative » Parfois, cependant, le contexte oriente vers un autre type de modalisation. Il ne s’agit alors plus d’une problématique quantitative (épistémique), mais d’une problématique « qualitative ». L’adjectif « qualitatif » renvoie dans la
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Théorie des Opérations Enonciatives à un travail sur les propriétés notionnelles. La notion désigne dans cette théorie les représentations mentales associées aux mots avant même qu’il y ait véritablement langage : la notion relève en fait plus du cognitif que du langagier (voir A. Culioli 1999b). Avec on va dire, l’énonciateur marque ainsi que les propriétés associées aux mots qu’il a choisis ne sont pas totalement en adéquation avec la réalité extralinguistique. Dans la classification adoptée par J. Authier-Revuz, ce type de modalisation illustre la « non-coïncidence entre les mots et les choses » (voir J. Authier-Revuz 1995 : 507-711) et relève d’une problématique de dénomination. En (15), on va dire, ainsi que heu, signalent que le choix de l’adjectif rustique pour qualifier le dallage photographié fait problème : (15)
[sur un blog, commentaire illustrant une photo de dallage d’une terrasse]. Dallage heu, rustique on va dire.
Il y a donc un travail sur les propriétés, les représentations associées à rustique : celles-ci ne semblent pas tout fait correspondre au type de dallage en question. Il en est de même en (7) : (7)
[recette du bœuf au curry]. Ça, c’est la version « officielle » on va dire. J’ai rajouté quelques légumes dont : 2 petits oignons nouveaux, 1 oignon […].
La mise entre guillemets de l’adjectif officiel renforce en outre l’idée qu’il ne s’agit sans doute pas du mot parfait pour qualifier la recette, mais qu’il est choisi quand même. Comme le note J. Authier-Revuz (1995 : 133-140), les signaux écrits, tels les guillemets ou la mise en italiques, sont très souvent associés à des formes verbales de modalisation. L’association des guillemets (qu’il s’agisse du signal écrit en (7) ou de l’expression entre guillemets à l’oral) et de on va dire ne doit donc pas surprendre – en témoigne d’ailleurs le titre de la chronique de C. Sorg cité en introduction « On va dire entre guillemets ». Si ce signal écrit est si fréquent en co-occurrence avec les marqueurs de modalisation, c’est qu’il n’est pas spécialisé dans un type particulier de modalisation du dire : il est au contraire caractérisé par une grande neutralité et ne fait qu’indiquer qu’une forme de non-coïncidence, quelle qu’elle soit, est à l’œuvre (voir J. Authier-Revuz ibid. : 136-140). Les observations d’E. Clauzure et C. Mérillou (2003 : 45-51) étayent cette analyse : ces deux auteures montrent en effet que entre guillemets peut jouer de multiples rôles dans le discours (fonction de remplissage, valeur euphémisante, mise en relief du propos, etc.). Pour mieux cerner le fonctionnement de on va dire, nous partirons justement de l’analyse qu’E. Clauzure et C. Mérillou mènent à propos de entre guillemets à l’oral. Ces deux auteures s’appuient comme nous sur le
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concept de notion de la Théorie des Opérations Enonciatives et font l’hypothèse que « le rôle joué par entre guillemets semble être de suggérer que l’adéquation n’est pas parfaite entre le vouloir-dire de l’énonciateur et l’intérieur ou l’extérieur de la notion. On assiste donc à un “jeu sur la notion” » (ibid.: 41). Rappelons que la Théorie des Opérations Enonciatives postule qu’à une notion donnée est associé un domaine notionnel, lui-même structuré en un intérieur I, zone qui regroupe toutes les occurrences ayant les propriétés de la notion en question, et en un extérieur E, zone qui contient les occurrences ne partageant pas ces propriétés (voir A. Culioli 1999b sur notion et domaine notionnel). Il existe également une zone frontière F, dans laquelle les occurrences n’ont pas toutes les propriétés de la notion : cette zone est celle du « pas vraiment ». Entre guillemets marquerait donc un va-et-vient entre I et E par le biais de la zone-frontière. Cette analyse vaut également pour on va dire « qualitatif ». En (15), le dallage n’est pas vraiment rustique, il ne partage pas toutes les caractéristiques notionnelles de rustique : l’on n’est donc pas vraiment à l’intérieur du domaine notionnel. Mais, après hésitation – voir heu – rustique est quand même choisi, ce qui veut dire que l’on n’est finalement pas à l’extérieur du domaine. C’est cette hésitation entre intérieur et extérieur qui explique que, souvent, on va dire fonctionne comme marqueur de reformulation : (16)
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pr info je croi que quelqu’un demander la ferrite ça sert a eliminé les parasite sur le cable ça lisse la tension en gros, c une sorte de metal un anneau on va dire et tu enroule le fil dedans ce qui crée un effet bobine plus tu fais de tout plus tu augmente l’effet bobine mais plus tu augmente les risque qd tu débranche l’alim […]. voila j’espere que je suis pas trop bordelique ds mon explication […]. [à propos de la rumeur concernant une séparation entre Ségolène Royal et François Hollande avant les élections] Y paraît en effet... Marrant, tout le monde (enfin, j'exagère, mais on va dire que je l'ai entendu dire plusieurs fois et pas forcément dans la bouche de mythomanes qui cherchent à se faire mousser) le dit en "off" mais personne n'ose l'écrire ! J’ai une petite déformation de l’esprit (on va dire un petit excès d’esprit cartésien) qui me fait réagir quand je lis des énoncés imprécis ou infondés…
Dans ces exemples, l’énonciateur a d’abord choisi un premier élément (une sorte de métal4 en (16), tout le monde en (3), déformation de l’esprit en (17)), puis il a introduit par le biais de on va dire un second élément lui permettant de modifier ou de nuancer ce premier élément. Il s’agit bien de nuance : on 4
La locution une sorte de relève également de la modalisation autonymique : elle est qualifiée par J. Authier Revuz (1995 : 670) de marqueur de « flouification ».
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va dire ne permet pas d’introduire un élément radicalement différent. On voit bien d’ailleurs avec les parenthèses en (3) et (17) qu’il ne s’agit que d’une précision. J. Authier-Revuz (1995 : 146) note d’ailleurs la fréquence de ces parenthèses avec certaines formes de modalisation autonymique. Elle fait l’hypothèse que ces parenthèses figurent à l’écrit le « surgissement » du commentaire sur le dire dans la linéarité du discours : elles symbolisent « l’émergence d’un autre plan dans le processus énonciatif » (ibid.), celui du commentaire, de la modalisation. Ce « jeu sur la notion » est en outre parfois exploité dans une stratégie d’euphémisation : (2)
[A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté.
L’adverbe poliment montre que le choix de l’adjectif raté ne correspond pas totalement à ce que voulait initialement dire l’énonciateur : il y a donc bien un écart, une non-coïncidence entre ce qui est dit dans la subordonnée complétive et ce qui était initialement visé avant d’être écarté. L’énonciateur se résout donc à utiliser vraiment raté plutôt que nul, par exemple, pour ne pas vexer le co-énonciateur. Il y a euphémisation, donc, et consensus intersubjectif, dans la mesure où l’énonciateur demande au co-énonciateur de ne pas remettre en cause sa qualification de la photographie, et de ne pas le forcer à utiliser un qualificatif moins consensuel que raté. Finalement, pour conclure sur la distinction établie entre modalisation « qualitative » et modalisation « quantitative », nous dirons que la première porte véritablement sur le « comment dire ? », alors que l’autre a trait à l’existence ou non d’un événement plus large. Il semble exister une certaine affinité entre la modalisation quantitative et la configuration « on va dire + subordonnée complétive », mais l’exemple (2), que nous avons classé dans la modalisation qualitative, montre qu’il ne s’agit que d’une tendance : il n’y a pas de spécialisation d’une configuration dans l’une ou l’autre des deux modalisations définies. 3.3. Prise en charge « minimale » et altérité Qu’il s’agisse de modalisation quantitative ou qualitative, d’une stratégie de reformulation ou d’euphémisation, l’énonciateur ne choisit pas complètement une valeur, mais il tient quand même à en sélectionner une, ne serait-ce que de façon provisoire. On pourrait ainsi parler de prise en charge « minimale » : on va dire signale que l’énonciateur propose une valeur (l’intérieur du domaine), faute de mieux ; il se résout en quelque sorte à sélectionner cette valeur sans pour
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autant éliminer d’autres valeurs possibles. Il faut d’ailleurs noter l’abondance de marqueurs d’hésitation dans le contexte, comme heu en (15) : (15)
[sur un blog, commentaire illustrant une photo de dallage d’un cabanon]. Dallage heu, rustique on va dire.
ou encore de marqueurs que l’on pourrait qualifier de « résolution », comme allez en (18) : (18)
[à propos du film Die Hard 4]. Allez on va dire que si McClane c’est assagi c’est parce qu’il a prit de la bouteille. Je sais c’est con comme excuse mais sachez juste que le père Willis ne cesse de gueuler ses derniers temps pour tous ses films qui passent à côté de leurs buts à cause de différentes censures, que monsieur n’approuve pas, donc soyons compatissant avec notre Bruce.
La prise en charge « minimale » signifie qu’il n’y a pas véritablement assertion avec on va dire. Comme le note A. Culioli (1999c : 159) dans sa définition de l’assertion, « l’assertion prend en compte d’autres valeurs référentielles pour les écarter et dire qu’elles ne valent pas. En un mot, dire que < r > est le cas, c’est, par différenciation, dire que c’est < r > et non pas < autre-que-r > qui est le cas ». Or, comme nous l’avons vu par exemple avec l’énoncé (14), où deux explications concurrentes coexistent, on va dire n’exclut pas clairement les autres valeurs : l’altérité est maintenue. On va dire indique que l’énonciateur est parvenu à une valeur, mais il ne s’agit que d’une valeur parmi d’autres possibles. D’ailleurs, dans nos énoncés, l’on peut toujours imaginer une suite en mais : « mais je ne sais pas trop » pour la modalisation quantitative, « mais ce n’est pas le mot juste » pour la modalisation qualitative. Mais a justement été décrit par A. Culioli comme marqueur de « passage de zones » (voir A. Culioli 1999c) : si, malgré les hésitations, on va dire nous ramène en I, l’intérieur du domaine, mais indique que le passage en E reste néanmoins envisageable. A propos de entre guillemets, E. Clauzure et C. Mérillou (2003 : 41) montrent que le jeu entre intérieur et extérieur de la notion est synonyme de « non-aboutissement » : la présence de entre guillemets correspond selon elles à un échec à combler l’écart. Si cette analyse nous paraît convaincante pour entre guillemets, elle n’est pas pertinente pour on va dire. La prise en charge « minimale » que nous avons invoquée à propos de cette locution ne veut pas dire qu’il y a échec, mais plutôt compromis. On va dire présente l’écart comme non-problématique, comme consensuel : il s’agit finalement de « se mettre d’accord » (tant avec soi-même qu’avec l’autre), ne serait-ce que de façon provisoire, pour pouvoir poursuivre le discours. Ainsi, dans les exemples que nous avons relevés, on va dire n’est jamais utilisé pour
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rejeter l’emploi d’un terme : la modalisation est plutôt ici de l’ordre de l’acceptation. Le caractère non-problématique de on va dire est sans doute à relier à la présence du pronom on, dont nous avons commenté la faible détermination plus haut. En ne faisant pas dépendre la modalisation d’un énonciateur en particulier, l’énonciateur ne suscite pas le débat. Il se laisse en outre plus facilement la possibilité de changer d’avis, de présenter une autre hypothèse dans la modalisation quantitative, de choisir un autre terme dans la modalisation qualitative. A une prise en charge minimale correspond finalement, sur le plan de la relation intersubjective, une prise de risque minimale. 4. D’aller + inf. à on va dire Se pose à présent la question du lien entre aller + inf. et l’expression on va dire. Même si l’expression modalisante que nous venons d’analyser n’exprime plus l’ultériorité temporelle, on peut se demander si l’on retrouve dans on va dire certaines caractéristiques d’aller + inf. Cette question est cruciale dans une théorie « monosémiste » où chaque marqueur se voit attribuer une opération invariante, unique, quel que soit le contexte (voir par exemple la « forme schématique » dans la Théorie des Opérations Enonciatives). Dans les théories de la grammaticalisation, qui postulent au contraire qu’un marqueur donné développe plusieurs sens au cours de son histoire, cette question est moins pertinente. 4.1. On va dire et la grammaticalisation Si l’on souscrit à la théorie de la grammaticalisation, l’on conclura que la périphrase aller + inf. continue de se grammaticaliser et que on va dire constitue un nouvel emploi récemment grammaticalisé. Rappelons qu’aller + inf. sert justement d’exemple prototypique de la grammaticalisation de verbes de déplacement en marqueurs grammaticaux de renvoi à l’avenir (voir par exemple S. Fleischman 1982), comme be going to en anglais ou ir a en espagnol. On va dire semble effectivement satisfaire à certains des critères mis au jour pour circonscrire de nouveaux emplois grammaticalisés. Nous nous fonderons essentiellement sur le travail de B. Heine (1993 : 50-58), qui propose quatre traits définitoires de la grammaticalisation : la désémantisation, la décatégorialisation (ou recatégorisation), la cliticisation et l’érosion phonétique. Ces quatre éléments ne reflètent que des tendances : il peut aussi y avoir grammaticalisation sans que ces quatre critères soient réunis. D’autre part, justement parce qu’il apparaît difficile de circonscrire l’élément ou les éléments constitutif(s) de la grammaticalisation, nous
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souhaitons préciser qu’il existe, dans d’autres travaux, d’autres paramètres (voir par exemple G. Dostie 2004 : 34-40, qui s’appuie sur les critères, plus nombreux, définis par de P. Hopper, ou encore L. J. Brinton et E. C. Traugott 2005 : 99-100). Enfin, rappelons que les critères retenus par Heine ont été établis à propos de la grammaticalisation de verbes lexicaux en auxiliaires de temps, d’aspect ou de modalité. Commençons par la décatégorialisation, qui nous semble fonctionner pour on va dire. En effet, une approche compositionnelle n’est plus pertinente pour cette séquence5, qui est au contraire en train de devenir une locution à part entière, un marqueur discursif ou « particule énonciative »6, s’éloignant ainsi de la périphrase aspecto-temporelle qu’elle contient pourtant morphologiquement. D’ailleurs, sur le plan paradigmatique, on va dire est susceptible de commuter avec un marqueur comme disons, qui relève des marqueurs discursifs et non pas des marqueurs aspecto-temporels7. Heine montre que, en vertu de ce phénomène de décatégorialisation, l’emploi émergent perd certaines des propriétés associées au marqueur dont il est issu, ce qui aboutit à un certain figement. Justement, on va dire nous semble éminemment figé. Nous avons par exemple remarqué que la première personne du singulier n’était pas possible dans les contextes où apparaît la locution (*je vais dire). On fera observer de même que l’imparfait, possible avec aller + inf., ne fonctionne pas avec on va dire (*on allait dire). Autre fait étayant cette hypothèse du figement : on va dire ne semble susceptible d’apparaître qu’à la forme affirmative, comme en attestent les énoncés cités jusqu’à présent. Certains éléments plaident cependant pour une certaine prudence : le figement n’est pas total avec on va dire. Il reste ainsi possible d’insérer des éléments entre va et dire, comme le montre l’exemple (14) avec on va juste dire. Nous avons également relevé à l’oral un exemple à la forme négative, ce qui laisse penser que le figement n’est sans doute que partiel :
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Pour certains auteurs, l’opacification résultant de la perte de compositionalité (démotivation sémantique) est un trait caractéristique de la lexicalisation, et non de la grammaticalisation. Cependant, il paraît difficile de parler de lexicalisation pour des éléments qui ne sont pas fusionnés (*onvadire), et qui n’appartiennent pas à une des catégories lexicales que sont le nom, l’adjectif, etc. Pour une discussion, voir L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 136 140). C’est la terminologie adoptée par M. M. J. Fernandez (1994), qui souligne cependant dans son introduction le foisonnement terminologique existant en la matière. On retrouve ici le phénomène de « paradigmatisation », que certains chercheurs incluent dans les critères définitoires de la grammaticalisation. Voir G. Dostie (2004 : 35).
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Laure Lansari [le locuteur parle de sa grand mère, victime d’un accident vasculaire cérébral quelques mois auparavant]. Elle s’en est, bon on va pas dire complètement sortie, mais ça va. (Emission télévisée).
Un tel énoncé ne remet pas en cause notre caractérisation de on va dire : on retrouve bien le jeu entre intérieur et extérieur. En (19), l’énonciateur part de l’extérieur du domaine et indique que complètement sortie ne convient pas vraiment. Puis mais lui permet de repasser à l’intérieur. Comme nous l’avons rappelé plus haut, le type de grammaticalisation qu’analyse Heine ne concerne que le passage d’un verbe « plein », lexical, à un marqueur grammatical. Or, si grammaticalisation il y a dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’une grammaticalisation d’un marqueur déjà grammatical (la périphrase aller + inf.) évoluant vers un autre type de marqueur. Certains travaux plus récents plaident d’ailleurs pour une définition plus large de la grammaticalisation, définie ainsi par L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 99) : « Grammaticalization is the change whereby in certain linguistic contexts speakers use parts of a construction with a grammatical function. Over time the resulting grammatical item may become more grammatical by acquiring more grammatical functions and expanding its host-classes ». Cette nouvelle définition permet effectivement de mieux comprendre en quoi le développement de on va dire relève de la grammaticalisation. Un des autres critères retenus par Heine (1993) est celui de la désémantisation. Ce terme a été, à juste titre d’ailleurs, largement critiqué dans la littérature (voir par exemple G. Dostie 2004 : 39) : la désémantisation suppose une perte de sens, or nous nous sommes efforcée de démontrer que on va dire fait sens dans les énoncés où il apparaît. Il nous semble donc que le terme « resémantisation » serait plus pertinent. Une resémantisation, ou changement sémantique, est bien à l’œuvre dans le cas de on va dire, puisque la référence à l’avenir fait place à une modalisation du dire. Les deux derniers critères invoqués par Heine, la cliticisation et l’érosion phonétique, ne s’appliquent pas à on va dire. Mais, comme on l’a noté plus haut, il n’est pas nécessaire que tous les critères soient réunis pour qu’il y ait grammaticalisation. Les travaux récents sur la grammaticalisation ou pragmaticalisation8 des marqueurs discursifs offrent également des pistes intéressantes pour rendre compte du développement de on va dire. G. Dostie (2004 : 67) montre que le 8
A la suite des travaux de l’école suédoise (travaux de K. Aijmer par exemple), G. Dostie (2004 : 27 34) privilégie le terme « pragmaticalisation », au motif que la grammaticalisation reste trop vaguement définie. A l’inverse, E. C. Traugott (2004 : 303) ou L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 139) défendent l’idée qu’une exclusion de la pragmatique du champ de la grammaire est discutable, et s’en tiennent donc au terme générique de grammaticalisation.
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verbe dire constitue une source importante de marqueurs discursifs : disons, je dirais, etc. On constate d’ailleurs qu’il en est de même en anglais, qui possède I say/say (voir L. J. Brinton 2005), dont certains emplois se rapprochent de on va dire, ou I daresay (voir R. Quirk et al. 1985 : 1114). De plus, en ce qui concerne les marqueurs discursifs d’origine verbale en français, G. Dostie (2004 : 68) observe que l’ordre « pronom + verbe », que l’on retrouve dans on va dire, est bien attesté, et que le temps du verbe est souvent le présent, le futur ou le conditionnel. On retrouve là les caractéristiques des recteurs faibles ou verbes parenthétiques (voir plus haut § 2.4.), caractéristiques auxquelles on peut ajouter la perte de la complétive en que ou that pour l’anglais (voir l’étude de I think proposée par S. A. Thompson et A. Mulac 1991). Ainsi, on peut penser que l’émergence d’une séquence figée comme on va dire assumant des fonctions discursives participe d’une véritable tendance translinguistique – celle de la grammaticalisation de certaines séquences en marqueurs discursifs. 4.2. D’aller + inf. à on va dire dans la Théorie des Opérations Enonciatives Si l’on s’inscrit, au contraire, dans une théorie de type « monosémiste » comme la Théorie des Opérations Enonciatives, il convient alors de postuler une seule opération invariante pour tous les emplois d’aller + inf. Dans un tel cadre théorique, on va dire ne constitue donc pas une nouvelle unité à part, mais doit être rattaché aux emplois mieux connus et mieux décrits d’aller + inf., eux-mêmes d’ailleurs fort divers et ne se cantonnant pas au domaine du renvoi à l’avenir (valeur narrative, valeur d’« allure extraordinaire », etc. – voir par exemple J. Bres et G. J. Barceló 2007, L. Lansari 2009, P. Larreya 2005). Même si, pour le locuteur, une approche compositionnelle fait problème (voir la remarque de C. Sorg, pour qui on va dire en position finale paraît un peu aberrant et gagnerait à être remplacé par on vient de dire), il nous semble possible de postuler une motivation entre forme (morphologie) et sens (mise à distance du dire mais prise en charge minimale) du marqueur. Nous avons ainsi essayé de montrer que la présence de on, pronom indéfini, n’était pas fortuite : c’est ce on, à la référence floue, qui explique le désengagement dont on va dire est la trace. Or, une analyse non-compositionnelle échouerait à rendre compte de cela. Qu’en est-il du rôle joué par l’auxiliaire aller ? En fait, bien que le renvoi à l’avenir n’apparaisse pas avec on va dire (*on va dire demain), nous avons cependant noté – surtout lorsque on va dire régit une subordonnée complétive – qu’une fonction d’annonce persistait. Ainsi, il nous semble que on va dire partage certaines des caractéristiques d’aller + inf. mises au jour à
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propos d’autres emplois9 (voir L. Lansari 2009), à savoir notamment la capacité à fonder un point de départ, à créer un espace ouvert, d’où par exemple l’affinité de la périphrase aspecto-temporelle avec un adverbe comme désormais : (20)
Où réside désormais la souveraineté d’un pays ? […]. La souveraineté est passée de Dieu à la nation, va t elle résider désormais dans l’individu ? Va t on vers l’apparition, après l’Etat nation, de l’Etat individu ? (Le Monde Diplomatique 1999).
En outre, en tant que marqueur de renvoi à l’avenir, aller + inf. indique que la relation prédicative n’est pas validée au moment d’énonciation : la périphrase marque bien un décalage, d’ordre essentiellement temporel. Or, de nombreux auteurs se sont efforcés de montrer que ce décalage n’était qu’un décalage « minimal ». J.-J. Franckel (1984) parle ainsi de « contiguïté » : aller + inf., contrairement au futur morphologique du français, indique que les conditions nécessaires à la validation sont déjà réunies au moment d’énonciation. On va dire serait lui aussi la trace d’un décalage, d’un écart, mais il ne s’agit plus cette fois d’un écart temporel, mais d’un écart sur le plan de la prise en charge. 5. Conclusion Les exemples attestés sur lesquels nous nous sommes appuyée montrent que on va dire ne saurait être assimilé à un simple « tic de langage ». Loin d’être « désemantisée », cette locution revêt au contraire un rôle important dans l’énoncé, notamment dans le rapport interlocutif : on va dire semble fondé sur une opération de prise en charge minimale, par laquelle l’énonciateur met son dire à distance. Selon le contexte, cette mise à distance peut servir diverses stratégies : incertitude de l’énonciateur, insatisfaction face au choix des mots ou encore euphémisation dans le but de ne pas heurter l’autre. Mais la mise à distance reste au service de la communication : on va dire indique que malgré les hésitations et les obstacles l’énonciateur manifeste sa volonté de ne pas rompre le rapport interlocutif. Bien sûr, l’analyse que nous en avons proposée reste à étoffer par un travail de comparaison avec d’autres marqueurs de modalisation, comme par 9
Il y a d’ailleurs ici une convergence entre les approches monosémistes du sens et les approches polysémistes des travaux sur la grammaticalisation : même si la théorie de la grammaticalisation ne postule pas un invariant pour tous les emplois d’un même marqueur, elle soutient, via le principe de « persistance », qu’un nouvel emploi grammaticalisé tend souvent à refléter le sens d’origine. Voir L. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 68).
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exemple disons, au fonctionnement très proche, et par de plus nombreux exemples. Son appartenance catégorielle doit également être précisée : malgré notre hypothèse du lien entre on va dire et la périphrase aspectotemporelle aller + inf., on va dire semble finalement rejoindre la catégorie aux contours flous des marqueurs discursifs. Références Andersen, H. L. (1996). Verbes parenthétiques comme marqueurs discursifs, in : C. Muller, (éd.), Dépendance et intégration syntaxique : subordination, coordination, connexion, Tübingen : Niemeyer, 307-315. Apothéloz, D. (2003). La rection dite “faible” : grammaticalisation ou différentiel de grammaticité ?, Verbum XXV-3 : 241-262. Authier-Revuz, J. (1995). Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non coïncidences du dire, Tomes 1 et 2, Paris : Larousse. Authier-Revuz, J. (2003). Le fait autonymique : langage, langue, discours – Quelques repères, in : J. Authier-Revuz ; M. Doury ; S. Reboul-Touré, (éds), Parler des mots. Le fait autonymique en discours, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 67-96. Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Paris : Gallimard. Blanche-Benveniste, C. (1989). Constructions verbales « en incise » et rection faible des verbes, Recherches sur le français parlé 9 : 53-74. Bouguerra, T. (1999). L’autre je(u) du on, in : J. Bres ; R. DelamotteLegrand ; F. Madray-Lesigne ; P. Siblot, (éds), L’autre en discours, Publications de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, Publications de l’Université de Rouen, 239-257. Bres, J. ; Barceló, G. J. (2007). La grammaticalisation de la forme itive comme prospectif dans les langues romanes, in : M. M. J. FernandezVest, (éd.), Combat pour les langues du monde. Fighting for the world’s languages. Hommage à Claude Hagège, Paris : L’Harmattan. Brinton, L. J. (2005). Processes underlying the development of pragmatic markers. The case of (I) say, in: J. Skaffari, et al., (éds), Opening Windows on Texts and Discourses, New York / Amsterdam : John Benjamins, 279-299. Brinton, L. J. ; Traugott, E. C. (2005). Lexicalization and Language Change, Cambridge : Cambridge University Press. Clauzure, E. ; Mérillou, C. (2003). Entre guillemets. Etude d’un marqueur de désassertion, in : J. Chuquet, (éd.), Verbes de parole, de pensée, de perception : études syntaxiques et sémantiques, MSHS-Université de Poitiers : Presses Universitaires de Rennes, 33-54.
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Pour un traitement unitaire des formes composées du mode indicatif en français Audrey LAUZE Praxiling UMR 5267 Montpellier 3
0. Introduction Analyser les formes composées du mode indicatif en français, c’est d’une part étudier un ensemble de temps verbaux qui fonctionne en relation de dépendance avec les formes simples de ce même mode et c’est, d’autre part, étudier la forme composée comme un atome constitutif faisant partie intégrante d’un système de temps verbaux. L’étude de chaque forme pour elle-même permet de faire émerger des fonctionnements en discours qui lui sont à la fois particuliers et qui se retrouvent dans les autres formes du système des temps composés. Nous orientons notre présentation sur les emplois communs à l’ensemble du groupe des formes composées. Le traitement de ces emplois nous permet de dégager en langue un fonctionnement conjoint du groupe des formes composées du mode indicatif en français. Il s’agit de présenter ce fonctionnement à partir de la formulation d’une hypothèse aspectuelle permettant d’expliquer tous les emplois en discours du système des formes composées. La première section de cette présentation se veut théorique et permettra de mieux appréhender notre cadre d’analyse développé à la deuxième section. Il s’agit ensuite, dans un troisième point, d’exposer deux emplois communs aux formes composées. Celles-ci ont donné matière à l’élaboration de l’hypothèse aspectuelle faisant l’objet de notre quatrième section. 1. Polysémique ou monosémique : deux approches définitoires des formes composées Les études sur la temporalité verbale sont toutes menées à l’intérieur d’un cadre théorique particulier qui se donne pour objectif d’expliquer et de décrire les emplois des temps verbaux en fonction de traits ou d’instructions qui relèvent de différentes approches. Pour certains, il s’agit de lier temporalité verbale et linguistique pragmatique (Moeschler et Reboul 1998, De Saussure 2000, Lascarides et Asher 1993, entre autres) et pour d’autres, temporalité verbale et linguistique textuelle (Vet 1985, Combettes 1983). Pour notre part, nous travaillons dans le cadre de l’approche aspectotemporelle du temps verbal.
© Cahiers Chronos 21 (2010) : 141 159.
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Audrey Lauze
Cette approche se divise en deux grands sous-ensembles : d’une part, l’approche polysémique développée par exemple par des auteurs comme Desclés et Guentchéva (2004) ou encore Gosselin (1996, 1999) ; d’autre part, l’approche monosémique du temps verbal défendue entre autres par Barceló et Bres (2006), Caudal et Vetters (2005) ou bien Wilmet (1997). 1.1. Les approches polysémiques du temps verbal Les approches polysémiques attribuent deux valeurs aux formes composées : une première valeur dite « d’événement » et une deuxième valeur dite « d’état résultant ». Pour Desclés et Guentchéva (2004), le passé composé exprime deux valeurs : une valeur d’accompli du présent et une valeur temporelle passée illustrées respectivement sous les énoncés (1) et (2). Selon ces linguistes, l’une écarterait l’autre par une opération de filtrage selon les marqueurs cotextuels en présence dans l’énoncé. (1)
(2)
[…] sur laquelle d'ailleurs vous lirez : "Mlle Chardin, repriseuse de dentelles et de cachemires." On viendra. Vous demanderez le chevalier. On vous répondra : "Il est sorti." vous direz : "Je le sais bien, mais trouvez le, car sa bonne est là sur le quai, dans un fiacre, et veut le voir...". (Balzac H. de, LaCousine Bette) Raymond m’a téléphoné au bureau. Il m’a dit qu’un de ses amis m’invitait à passer la journée de dimanche dans son cabanon, près d’Alger. J’ai répondu que je le voulais bien. (Camus A., L’Etranger)
Gosselin (1996) attribue également deux valeurs aux formes composées : une première valeur accomplie et une deuxième valeur dite aoristique. Selon lui, la forme composée étant morphologiquement composée d’un auxiliaire et d’un participe passé, chaque composant est porteur d’une valeur bien précise : l’auxiliaire exprimerait la valeur accomplie de la forme composée et le participe passé la valeur aoristique, autrement dit globale. La valeur attribuée à la forme composée (sous la forme de saillance de l’auxiliaire ou du participe passé) dépendra des marqueurs en présence dans l’énoncé. De ce fait, en discours, un énoncé du type (3)
a. J’avais couru la finale du 1000 mètres en dix minutes
présente le procès au plus-que-parfait avais couru en combinaison avec le circonstant temporel en dix minutes. La combinaison entre le procès au plusque-parfait et le circonstant donne à voir le procès avais couru d’une manière globale. Gosselin pose alors que le plus-que-parfait avais couru prend dans ce cas une valeur aoristique. Mais l’énoncé (3a) modifié sous (3b),
Pour un traitement unitaire des formes composées (3)
b.
143
J’avais couru la finale du 1000 mètres lorsqu’ils annoncèrent le vainqueur.
présente le procès au plus-que-parfait avais couru en relation avec un procès au passé simple annoncèrent. On se représente alors le procès au plus-queparfait avais couru comme précédant temporellement le passé simple annoncèrent (avais couru < annoncèrent). Nos connaissances du monde induisent cette représentation : en effet, l’annonce se déroule à un moment ultérieur par rapport à l’épreuve de la course. La fin du procès avais couru paraît être la condition nécessaire pour que l’annonce des résultats puisse commencer. Par conséquent, cette représentation donne une vision du temps interne du procès avais couru comme accomplie ; autrement dit on se représente le procès comme totalement terminé ou achevé au moment où débute l’annonce des résultats. 1.2. Les approches monosémiques du temps verbal Les approches monosémiques du temps verbal attribuent une seule valeur aux formes composées du système. Cette valeur dite « en langue » permet d’expliquer non pas les deux valeurs que peut prendre la forme composée mais les deux effets de sens ou emplois typiques en discours, celui d’événement et celui d’état résultant. De plus, la théorie monosémique du temps verbal ne donne pas deux valeurs distinctes à la forme composée mais une seule (Guillaume 1929, Caudal 2003, Vetters 2001, Caudal et Vetters 2005, Wilmet 1976, entre autres). Travaillant dans le cadre de la théorie développée par J. Bres depuis une dizaine d’années maintenant, j’illustrerai cette section en présentant l’étude proposée dans Barcel et Bres (2006). Le postulat est le suivant : le temps verbal possède une seule valeur en langue déterminée aspectuellement et temporellement au moyen d’instructions. Par exemple, le plus-que-parfait, dans ses différents emplois, donne exactement les mêmes instructions, c’est-à-dire [passé], [- incidence] et [extension] qui définissent sa valeur en langue. C’est en interaction avec le co(n)texte que seront produits les différents effets de sens que l’on impute à tort au plusque-parfait lui-même, alors qu’ils sont le résultat de l’interaction entre ce temps et différents éléments de l’énoncé. Les exemples (4) et (5) serviront d’illustration. (4)
(5)
« Il était dans les zouaves ? Oui, il a fait la guerre au Maroc. » C’était vrai. Il avait oublié. 1905, son père avait vingt ans. Il avait fait, comme on dit, du service actif contre les Marocains. M. Levesque avait été appelé en même temps que son père. (Camus A., Le premier homme) Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le cou, lorsque dans le silence, on entendit le timbre de l’antichambre. c’est mon mari, balbutia Mme Marty pleine de trouble, il doit venir me chercher, en sortant de Bonaparte. Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître
144
Audrey Lauze sous un fauteuil d’un mouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à rire. (Zola E., Au bonheur des dames)
En (4), situé en proposition indépendante et en rapport avec le procès à l’imparfait C’était, le plus-que-parfait avait oublié produit l’effet de sens accompli. En (5), le procès avait refermé produit en interaction avec le circonstant temporel vivement, l’effet de sens progression (ou aoristique selon les approches polysémiques). Le plus-que-parfait est en relation de progression par rapport aux procès conjugués au passé simple décida, entendit, fit et mirent (décida < entendit < avait refermé < fit < mirent). Autrement dit, nous retiendrons deux faits pour notre étude développée aux sections 2 et 3. Le temps verbal possède : (i) une valeur en langue recouvrant des instructions temporelle et aspectuelles, et (ii) différents effets de sens repérables en discours, produits par l’interaction1 de cette même valeur en langue avec les différents éléments du co(n)texte. 2. La valeur en langue des formes composées Barceló et Bres (2006) présentent la valeur en langue de l’ensemble des temps verbaux du mode indicatif. Nous limiterons la présentation aux formes composées du système.
Passé composé Plus-que-parfait Passé antérieur Futur Antérieur Conditionnel passé
Temps [neutre] [passé] [passé] [futur] [passé][ultérieur]
Aspect [+ ou – incidence] [- incidence] [+ incidence] [+ ou – incidence] [+ ou – incidence]
[extension] [extension] [extension] [extension] [extension]
Fig. 1 La valeur du temps verbal est déterminée par une instruction temporelle et deux instructions aspectuelles2. L’instruction temporelle correspond à l’ancrage du procès dans l’une des trois époques passée, présente ou future. 1
2
Afin d’éviter des répétitions théoriques, nous n’exposerons pas ici la théorie de l’offre du temps verbal qui répond positivement ou non à la demande du co(n)texte. Nous renvoyons pour cela à l’article de J. Bres du présent ouvrage. La théorisation développe une analyse du temps verbal dans le cadre strict de la relation aspect / temps. Autrement dit, le recours à la modalité pour expliquer certains emplois de type hypothétique par exemple est laissé de côté au profit d’une explication aspecto temporelle.
Pour un traitement unitaire des formes composées
145
La forme composée morphologiquement liée à la forme simple situe le procès dans la même époque. Aussi, en accord avec le tableau ci-dessus, un procès conjugué p. ex. au passé composé d’instruction temporelle [+ neutre] , pourra selon les éléments co(n)textuels en présence dans le discours soit être situé dans l’époque présente (6) soit dans l’époque passée (7) soit dans l’époque future (8) : (6) (7)
(8)
où est mon père ? demanda Olivier. il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme. (Murger H., Scènes de la vie de jeunesse) C'est à ce moment là que Joseph s'est rappelé tout d'un coup. Temps. Il a fouillé dans ses poches et il a tendu quelque chose à la mère. Il a ouvert sa main. J'ai vu aussi. Dans la main il y avait le diamant de Mr Jo. La mère a poussé un cri. Musique. (Duras M., L’Eden Cinéma) Nu sous la tabatière ouverte, je n'entendis plus qu'une rumeur et, derrière la porte, la voix du barbu : « E la pitturina ? J'ai fini dans deux heures. ». (Perry J., Vie d’un païen)
En interaction avec les éléments du co(n)texte (interaction conversationnelle) le passé composé il est sorti en (6) exprime un accompli du présent. En (7), les passés composés s’est rappelé < a fouillé < a tendu < a ouvert < ai vu < a poussé un cri inscrits en succession narrative et en interaction avec la locution temporelle à ce moment là sont ancrés dans l’époque passée. Enfin, en (8), le procès j’ai fini se combine avec le marqueur temporel dans cinq minutes qui fonctionne comme un repère situé dans l’époque future à partir duquel l’on considère l’action déjà terminée. L’instruction [incidence] – notion empruntée à Guillaume (1929) – représente le point de saisie du procès. Le procès pourra être saisi soit (i) en incidence soit (ii) en non-incidence. (i) Le procès pourra être saisi soit sur la borne initiale s’il est conjugué à la forme simple (passé simple) soit sur la borne terminale s’il est conjugué à la forme composée (passé antérieur). Cette saisie incidente du temps est indiquée par la notation [+ incidence]. (ii) Le procès pourra être saisi sur un point non déterminé soit à l’intérieur de ses bornes s’il est conjugué à la forme simple (imparfait), soit au-delà de la borne terminale s’il est conjugué à la forme composée (plus-que-parfait). La saisie non incidente du temps interne du procès est notée [- incidence]. Par conséquent, le passé antérieur et le plus-que-parfait s’opposent entre eux par la seule instruction [incidence], positive pour le premier et négative pour le second. Illustrons cette notion par les exemples (9) et (10). (9)
Du reste, il n'avait jamais réussi à aimer aucune femme autant qu'un oignon de tulipe ou aucun homme autant qu'un Elzevir. Il avait depuis longtemps passé (/ *il eut depuis longtemps passé) soixante ans lorsqu'un jour
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(10)
Audrey Lauze quelqu'un lui demanda : Est ce que vous ne vous êtes jamais marié ? J'ai oublié, dit il. (Hugo V., Les Misérables) Dès qu’il eut positivement reconnu (* avait positivement reconnu) Jean Valjean, le forçat redoutable, il s'aperçut qu'ils n'étaient que trois, et il fit demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise (Hugo V., Les Misérables)
En (9) et (10), la substitution plus-que-parfait/ passé antérieur est impossible. En (9), le marqueur depuis x temps ne peut se combiner avec une forme incidente telle que le passé antérieur ou le passé simple. En (10), le marqueur temporel dès que (marquant la saisie incidente du temps interne du procès) se combine parfaitement avec le passé antérieur eut quitté. Cependant, avec le plus-que-parfait avait quitté, la combinaison est impossible. L’instruction [extension] correspond à la distinction aspectuelle formes simples / formes composées, distinction fondée sur l’opposition morphologique entre formes simples dites « tensives » et formes composées dites « extensives ». Le temps interne du procès est saisi soit à l’intérieur de ses bornes, c’est-à-dire de sa borne initiale à sa borne terminale (passé simple) ou entre ses bornes initiale et finale (imparfait), soit à partir de la borne terminale (passé antérieur) ou au-delà de celle-ci (plus-que-parfait). Toutes les formes composées délivrent l’instruction aspectuelle [extension]. A partir de cette valeur en langue, il nous semble possible de rendre compte de tous les fonctionnements de l’ensemble des formes composées en discours dans le cadre d’une approche monosémique. 3. Les deux emplois de la forme composée en discours Même si la forme composée exprime de multiples effets de sens en discours, nous pouvons les regrouper en deux ensembles définis comme nous venons de le voir précédemment. Le premier ensemble que nous nommons « effet de sens état résultant » recouvre les effets de sens accompli et antériorité. Le deuxième ensemble que nous nommons « effet de sens événement » recouvre quant à lui, les effets de sens régression et progression3.
3
Comme le fait remarquer J. Bres les effets de sens de simultanéité et d’élaboration (ou de composition) sont partagés par l’ensemble des temps verbaux du système et de fait, nous ne les exposerons pas ici, notre intérêt étant de montrer des emplois propres aux formes composées. Notons cependant que l’effet de sens d’inclusion, quant à lui, a fait l’objet d’un article coécrit avec J. Bres intitulé « Aspect ou point de vue : la relation d’inclusion et les temps verbaux du passé » dont les références se trouvent en bibliographie.
Pour un traitement unitaire des formes composées
147
3.1. L’effet de sens « état résultant » Nous trouverons dans ce premier ensemble d’une part l’effet de sens accompli et d’autre part, l’effet de sens antériorité. 3.1.1. Effet de sens « accompli » Comme nous l’avons vu dans le tableau indiquant leur valeur en langue (voir Fig. 1), l’instruction commune à l’ensemble des formes composées du mode indicatif est de représenter le procès d’une manière extensive. Cette vision extensive du temps verbal sur le procès en donne une vue accomplie4. Observons (11). (11)
Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangé, la force lui était revenue ; il reprit Marius sur son dos, lui appuya soigneusement la tête sur son épaule droite, et se remit à descendre à l’égout. (Hugo V., Les Misérables)
Par rapport aux passés simples replaça et reprit qui donnent une représentation du temps interne du procès en accomplissement, le plus-queparfait avait mangé représente le temps interne du procès comme accompli. Le procès avait mangé est achevé, accompli au moment de référence passé posé par le passé simple replaça. 3.1.2. Effet de sens « antériorité » L’antériorité est ici entendue dans le sens des grammaires générales (Larousse 1964 [2002]) ou de Benveniste. Un événement est dit antérieur à un autre dans le cadre strict de la relation entre forme simple et forme composée (autrement dit, dans la relation principale-subordonnée). Observons (12). (12)
Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il se frottait les mains, quand il avait mangé le meilleur. (Zola E., La Fortune des Rougon)
Le procès avait mangé produit l’effet de sens antériorité par rapport au procès frottait conjugué à l’imparfait. En d’autres termes, le procès avait mangé précède temporellement le procès frottait. Dans cette relation, un procès conjugué au plus-que-parfait sera nécessairement antérieur au procès de la principale conjugué à l’imparfait. Par conséquent, nous formulons l’hypothèse suivante : l’effet de sens accompli régit l’effet de sens antériorité. D’un côté, si le procès conjugué à la 4
La saisie extensive du temps interne du procès à partir ou au delà de la borne terminale entraîne la production de l’effet de sens accompli.
148
Audrey Lauze
forme composée exprime par définition l’accompli, il peut produire l’effet de sens antériorité en proposition subordonnée comme en (12) ou ne pas y être associé s’il se trouve en proposition principale comme en (11). D’un autre côté, si un procès conjugué à la forme composée produit l’effet de sens antériorité, c’est qu’il est nécessairement accompli. Reprenons (12)5. Le plusque-parfait avait mangé se trouve dans la proposition circonstancielle subordonnée par rapport à la proposition principale où se situe le procès frottait conjugué à l’imparfait. Le PQP avait mangé exprime l’aspect accompli du procès à partir duquel émerge l’effet de sens antériorité par la présence du procès frottait dans le cotexte gauche. A l’inverse, en (11), le PQP avait mangé exprime seulement un accompli sans être associé à l’effet de sens antériorité ; effectivement, avait mangé représente le temps interne du procès en extension sans que la saisie extensive ne produise l’effet de sens antériorité. Cette remarque vaut pour l’ensemble des formes composées. Observons. (13)
(14) (15) (16)
Gowan et Stevens portent des pardessus et tiennent un chapeau à la main. Stevens, dès qu'il a pénétré dans la pièce, s'arrête sur place. Gowan, en passant, jette son chapeau sur le canapé et se dirige vers Temple (Camus A., Requiem pour une nonne) Mais c’était une pure illusion, car lorsqu'il eut poussé la porte, il s'aperçut que l'intérieur était vide. (Sand G., Le Péché de Monsieur Antoine) Quand il aura atteint son plus haut point les ténèbres achèveront de s'éclaircir. (Chateaubriand F., Mémoires d’outre tombe) Quand nous aurions fait quelques économies, nous achèterions une autre vache. Au printemps, elle aurait un veau, et nous aurions ainsi deux vaches. (Lacretelle J. et Guéritte M., Sarn)
L’analyse étant identique pour les quatre occurrences, analysons seulement (13). Le passé composé a pénétré produit, en interaction avec le présent s’arrête situé dans le cotexte droit de l’énoncé, l’effet de sens antériorité : l’action de pénétrer dans la pièce effectuée par Stevens est antérieure à l’arrêt (a pénétré < s’arrête). Le premier évènement doit être accompli afin que puisse se réaliser le deuxième. Par conséquent, nous posons qu’un procès produisant l’effet de sens antériorité exprime nécessairement l’effet de sens accompli. Nous concluons ce point en formulant que le temps interne du procès conjugué à la forme composée saisi à partir ou au-delà de la borne terminale produira dans n’importe quel co(n)texte l’effet de sens accompli et non pas l’effet de sens antériorité. Cette théorie est contraire à ce qu’avançaient à tort 5
Par souci de clarté, nous prenons pour illustrer notre propos l’exemple déjà cité présentant le procès conjugué au plus que parfait mais notre remarque vaut pour l’ensemble des formes composées du mode indicatif.
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149
Damourette et Pichon (1911-1940 : Tome V § 1790) annonçant au début de l’étude du toncal antérieur (comprendre : plus-que-parfait) « la double nécessité [du PQP] d’exprimer la notion d’antériorité et celle de toncalité [d’accompli] ». De fait, l’effet de sens antériorité pourra être associé ou non à la forme composée selon les éléments co(n)textuels en présence dans l’énoncé. 3.2. L’effet de sens « événement » L’effet de sens événement est observable dans les discours narratifs où la forme composée est employée soit pour exprimer l’effet de sens régression soit pour produire l’effet de sens progression. Nous allons voir que toutes les formes composées peuvent être associées à ces deux effets de sens. 3.2.1. Effet de sens « régression » L’effet de sens régression est à entendre comme un retour en arrière dans l’ordre temporel des évènements d’un récit. En d’autres termes, la régression rejoint le concept d’ « analepse » (Genette 1972) en poétique ou celui de « flash-back » en langage cinématographique. Les formes composées saisissant le procès en extension sont associées préférentiellement à l’effet de sens régression. En effet, dans le récit, la majeure partie des procès conjugués à la forme composée se trouvent dans une relation de régression par rapport aux procès conjugués à la forme simple. Les exemples suivants montrent l’effet de sens régression associé à chacune des formes composées : passé composé (17), plus-que-parfait (18), futur antérieur (19) et conditionnel passé (20). (17)
(18)
(19)
On a des principes, ajouta l'un des cuirassiers, un costaud de forgeron qui s'appelait Verzieux. Et le bonhomme que vous avez éventré hier soir dans la maison, vous ne l'enterrez pas ? Oh lui ! dit Fayolle, c'est un Autrichien. (Rambaud P., La Bataille) M De Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le recommander aux juges. (Stendhal, Le Rouge et le noir) Jeudi 9 novembre : Atelier cuisine sénégalaise. Cet après midi sera réservé à la découverte de la cuisine sénégalaise. Vous préparerez une recette salée typique “le poulet Yassa”, afin de vous familiariser aux différentes saveurs de ce pays. Nous laisserons mariner cette recette toute la nuit. Rendez vous à la maison Rousseau à 14h. Participation : 5 € Vendredi 10 novembre : Repas sénégalais. La recette que vous aurez préparée la veille est prête à mijoter ! Venez déguster le Yassa autour d’un repas convivial. Rendez vous à 12h00 à la maison Rousseau. (http://www.ville plaisir.fr)
150 (20)
Audrey Lauze L'usine était complètement arrêtée, c'était évident. De cette route qu'il longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une étoile au ciel, il aurait aperçu, jadis, la lumière du gaz, l'éclair parti de la baïonnette d'une sentinelle, mille signes de vie désormais absents. (Verne J., 500 millions de la Bégum)
Ces exemples nous montrent que les formes composées peuvent toutes être associées à l’effet de sens régression à l’exception du passé antérieur d’instruction [+ incidence] qui ne peut être associé à cet effet de sens. Il produira en interaction avec les éléments du contexte soit l’effet de sens antériorité (en relation avec un procès conjugué au passé simple) soit l’effet de sens progression. Nous n’allons pas analyser chaque occurrence mais nous précisons que l’étude vaut pour chacune des formes composées. Analysons (18). Selon Reichenbach (1947), le plus-que-parfait a besoin d’un point ou d’un repère situé entre l’événement qu’il représente (E) et le moment de parole (S). Ce point (R) correspond au point à partir duquel est vu l’événement. En situation narrative, le point R est représenté le plus souvent par un temps verbal et ce temps verbal correspond typiquement dans les récits au passé simple, ce qu’illustre l’exemple (18) que nous réécrivons ici sous (18a) : (18) a.
M De Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le recommander aux juges.
Le procès au plus-que-parfait avait rendus est en relation de régression par rapport au passé simple annonça (annonça > avait rendu). Mais notons que dans certains discours, la relation E-R-S (lire : E antérieur à R antérieur à S) est impossible. Observons (21). (21)
Il y a huit ans, Nicolas Bernardi avait été préféré à Sébastien Loeb en finale de l’opération Rallye Jeunes. Aujourd’hui, il cherche à le rattraper. (Midi Libre, rubrique sport, 2004)
Le PQP avait été préféré n’est plus vu à partir d’un point posé dans l’époque passée mais en relation directe avec le procès cherche ancré dans l’époque présente. Les points E et R ne sont plus distincts, ils coïncident. Aussi, il semble important de noter que dans certains cas, tel que (21), la relation E-R-S est incorrecte et sera remplacée par la relation E, R-S (lire : E simultané à R antérieur à S). Même si majoritairement, le procès conjugué à la forme composée est associé à l’effet de sens régression, il est des cas où la forme composée en interaction avec d’autres éléments co(n)textuels situe le procès dans une relation non pas de régression mais de progression.
Pour un traitement unitaire des formes composées
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3.2.2. Effet de sens « progression » L’effet de sens progression associé à la forme composée contribue à la succession des événements dans la trame narrative. Aussi, nous postulons que toutes les formes composées sont capables de produire en interaction avec le co(n)texte l’effet de sens progression même si certains temps verbaux comme le plus-que-parfait ou le conditionnel passé semblent refuser a priori cette relation. De ce constat, la forme composée employée pour exprimer l’effet de sens progression semble donner à voir le procès comme s’il était tensif et non pas extensif6. En somme, la forme composée associée à la relation de progression perdrait sa valeur aspectuelle d’extension pour prendre une valeur aspectuelle tensive. C’est la raison pour laquelle les études posent souvent que le passé composé, p.ex., peut se substituer au passé simple car il donne l’impression de représenter le procès dans sa tension. Observons (23). (23)
Pendant la récréation, la maîtresse sort pour discuter avec les autres maîtresses et le bazar commence dans la classe…La maîtresse nous a regardés un bon coup, elle a fait un gros soupir et elle est sortie de nouveau parler aux autres maîtresses. Et puis Geoffroy s’est levé, il est allé vers le tableau noir, et avec la craie il a dessiné un bonhomme amusant comme tout… (Sempé et Goscinny, Le petit Nicolas et les copains)
Effectivement, les procès au passé composé peuvent très bien être remplacés par des passés simples, ce que montre l’énoncé (23a). (23) a. La maîtresse nous regarda un bon coup, elle fit un gros soupir et elle sortit de nouveau parler aux autres maîtresses. Et puis Geoffroy se leva, il alla vers le tableau noir, et avec la craie il dessina un bonhomme amusant comme tout…
La substitution passé composé / passé simple entraîne certains auteurs à penser que le passé composé fonctionne comme un temps du passé ; il possèderait dans ce cas une valeur d’événement (Desclés et Guentchéva 2004) ou une valeur aoristique (Gosselin 1996). Il n’en est rien. Dans le cadre de la théorie monosémique du temps verbal, nous avançons l’explication 6
Voir à ce propos Lauze (2005) et Bres (2006). Notons que ce constat est identique dans certains cas de régression. En effet, la succession de procès au plus que parfait dans l’exemple (22) ci dessous donne à voir les événements comme s’ils étaient tensifs : avait bu < avait travaillé < avait retenu. (22) Mais ce soir, étant malade, il me fit demander. Il souffrait de palpitations. Le matin, il avait bu du lait, contre son habitude, puis avait travaillé au jardin aux déblais. Baud, qui était venu causer avec lui du procès, l'avait retenu sous les tilleuls, à l'ombre et dans un courant d'air. (Anonyme, Livre nouveau saint simoniens)
152
Audrey Lauze
suivante : si le passé simple peut être remplacé par le passé composé en discours, comme l’illustrent les exemples (23) et (23a), la représentation que donne chaque temps du temps interne du procès est différente. Le passé simple donne à voir le temps interne du procès de la borne A à la borne B en seul accomplissement de la borne A à la borne B (voir Fig. 3) alors que le passé composé saisissant le procès à partir de B le donne à voir comme accompli (voir Fig. 4).
regarda
fit
sortit
…
Fig. 3 Avec le passé simple, la borne terminale est simplement atteinte à la fin du mouvement sans inclusion possible (cela correspond à une vue globale du procès) alors qu’avec le passé composé, le mouvement s’effectue à partir de cette borne (ce qui correspond à une vue accomplie sur le procès)7.
a regardé
a fait
est sorti
Fig. 4 Mais alors que dire des autres formes composées qui peuvent elles aussi produire l’effet de sens de progression ? Possèderaient-elles également une valeur aoristique quand elles expriment cet effet de sens? Nous illustrerons notre étude par l’analyse du passé antérieur (24) et du plus-que-parfait (25). 7
Les figures 3 et 4 représentent respectivement l’enchaînement des procès conjugués au passé simple et au passé composé. Je dirai seulement ici pour expliquer la figure 4 que le temps interne des procès conjugués au passé composé est saisi à partir de la borne terminale (représentée en gras) et que l’enchaînement des procès n’est possible que parce que la partie tensive du procès est supposée (représentée en pointillés). Je renvoie à l’article de J. Bres du présent ouvrage (ainsi qu’à Lauze 2005 à paraître) pour une explication détaillée de l’enchaînement des procès à la forme simple et à la forme composée.
Pour un traitement unitaire des formes composées (24)
153
Les habitants essayèrent encore différents tuyaux à parfums et partirent, ravis. Le 24 décembre, l’étranger eut fini de filtrer. Il cacha dans sa poche une petite bouteille rose et partit à la recherche de la jeune fille. (Anonyme 2005, Conte de Noël)
Le passé antérieur eut fini se situe temporellement après les deux passés simples essayèrent et partirent et avant le procès cacha : essayèrent < partirent < eut fini < cacha. Il exprime par conséquent l’effet de sens de progression au même titre que les trois passés simples qui l’entourent. Le procès au passé antérieur contribue à faire progresser les événements du récit avec la particularité de produire un autre effet de sens, conséquence de la production de la relation de progression. Effectivement, nous remarquons qu’avec le passé antérieur, l’acte de finir paraît plus fini, si j’ose dire, qu’avec le passé simple. Comme le passé antérieur saisit le temps interne du procès à partir de la borne terminale (ce qui correspond à l’instruction [extension]) et qu’il donne l’instruction [+ incidence], la combinaison des deux instructions entraîne l’effet de sens de rapidité. Comme pour le passé composé, le passé antérieur saisit le temps interne du procès à partir de la borne terminale alors qu’avec le passé simple, la borne terminale est simplement atteinte. Si l’instruction [+ incidence] permet facilement d’expliquer la relation de progression produite par le passé antérieur, il n’en est pas de même pour le plus-que-parfait. En effet, le plus-que-parfait offrant l’instruction [-incidence] il semblerait qu’il ne puisse exprimer la relation de progression. Et pourtant des cas comme (25) semblent dire le contraire. (25)
Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient refermées. Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une voix forte : Monsieur de Varnetot ? Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. (Maupassant G. de, Le Coup d’état)
La relation de progression est testée, comme pour le passé composé, par la substitution avec le passé simple d’instructions [+ incidence] et [tension]. Le procès s’étaient refermées peut aisément être remplacé par un procès au passé simple. Observons (25) repris sous (25a). (25) a. Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis,
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Audrey Lauze les deux portes se refermèrent. Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une voix forte : Monsieur de Varnetot ? Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut.
Le procès s’étaient refermées est associé non pas à l’effet de sens régression mais à celui de progression. Effectivement, les procès sont temporellement ordonnés comme suit : s’en échappèrent < se mirent < s’étaient refermées < se dispersa < appela < s’ouvrit. Pris dans ce que j’ai appelé une « bulle incidente » (Lauze 2005, à paraître) formée par les trois passés simples qui l’entourent, le plus-que-parfait est soutenu par le cotexte dans la production de l’effet de sens de progression. Tel un imparfait narratif, le plus-que-parfait contribue à faire avancer le récit. Saisissant le temps interne du procès en extension (au-delà de la borne terminale), il donne à voir l’évènement réalisé rapidement. Le temps du procès déjà saisi à sa fin entraîne cette vision rapide et paraît expliquer pourquoi le plus-que-parfait peut dans certains cas exprimer la relation de progression. Nous remarquons donc que les formes composées produisant en interaction avec les éléments du co(n)texte l’effet de sens progression donnent un effet particulier au procès : le procès se réalise rapidement. Au lieu de voir le procès du début jusqu’à la fin, autrement dit dans sa saisie globale, comme le donne à voir le passé simple, la forme composée le donne à voir à sa fin, à partir ou au-delà de sa borne terminale. Cette saisie qui s’effectue à la borne terminale du procès entraîne une vision rapide de l’évènement. 4. L’instruction [extension] : une hypothèse explicative aux deux effets de sens associées à la forme composée Il s’agit dans cette section de proposer une explication monosémique aux divers emplois que peut exprimer la forme composée en discours. Partant de la valeur en langue, nous émettons l’hypothèse que l’instruction aspectuelle [extension] explique tous ces emplois, notamment des emplois qui paraissent fort lointains, voire contraires, tels celui de régression et de progression. Pour mener à bien cette présentation, nous revenons sur la définition de l’extension qui nous aidera ensuite à développer notre hypothèse. Comme exposée à la section 2, l’instruction [extension] empruntée à Guillaume (1929) désigne tout procès dont le temps interne est saisi à partir ou au-delà de sa borne terminale (B) : il s’agit donc d’une caractéristique aspectuelle (voir Fig. 5).
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A
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B
Elle mange
Elle a mangé Fig. 5
Aussi, l’extension définit les formes composées et la tension caractérise les formes simples. Ces notions correspondent à l’opposition aspectuelle formulée par les grammaires sous les termes de « formes accomplies » d’un côté et « formes inaccomplies » de l’autre. Nous préférons y substituer les termes de tension / extension empruntés à Guillaume qui selon nous définissent de manière plus précise la relation aspecto-morphologique entre formes simples et formes composées. Effectivement, l’extension se situe dans le prolongement la tension : elle ne s’oppose pas à elle, elle est « l’au-delà » du procès, sa « subséquence » (Guillaume, Leçon 25 Mai 1944, Série A : 305-306). Lorsque l’extension, d’une part se combine avec la seconde instruction aspectuelle [+ incidence], le temps interne du procès est saisi à partir de la borne terminale, ce qui correspond à une saisie opérée par le passé antérieur (voir Fig. 6); d’autre part, lorsque l’extension se combine avec l’instruction [- incidence], le temps interne du procès est saisi au-delà de la borne terminale, saisie opérée par le plus-que-parfait (voir Fig. 7). Les autres formes composées, c’est-à-dire le passé composé, le futur antérieur et le conditionnel passé, neutres au niveau de l’incidence peuvent saisir le procès soit à partir de la borne terminale soit au-delà selon le co(n)texte.
point de saisie
Fig. 6 point de saisie
Fig. 7 L’instruction [extension] est, en langue, le trait commun à l’ensemble des formes composées. Nous émettons l’hypothèse d’un traitement conjoint des formes composées du système à partir de ce trait aspectuel.
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4.1. [extension] et « état résultant » Aspectuellement extensive, la forme composée exprime l’accompli et de fait, permet son association avec l’effet de sens antériorité tandis qu’un procès tensif, c’est-à-dire un procès conjugué à la forme simple, ne le permet pas. En effet, le temps interne du procès saisi en tension produira dans la relation principale/ subordonnée les effets de sens simultanéité (exemples (26) et (27)) et/ou de progression (exemples (28) à (30)) : (26) (27) (28) (29) (30)
Quand je lui parle, il dort. Quand je lui parlais, il dormait. Quand je lui parlerai, il dormira. Quand je lui parlerais, il dormirait. Quand je parlai, il dormit.
La forme composée saisissant par définition le procès à partir ou au-delà de sa borne terminale permet très facilement de représenter le temps du procès comme étant antérieur à un autre dans ce cotexte (voir ex. (12) à (16)). 4.2. [extension] et effet de sens « événement » Même si la forme composée est très facilement associée à une régression dans le discours (cf. (18a)) parce qu’elle saisit le temps interne du procès à sa fin, nous venons de voir que certaines formes, comme le plus-que-parfait ou le conditionnel passé, participent à la production de l’effet de sens progression. Cependant, la forme composée produira plus difficilement l’effet de sens progression pour les raisons exposées au point 3.2.2. En effet, la saisie du temps interne du procès s’effectuant en extension, l’enchaînement des procès est beaucoup moins fluide qu’avec une saisie tensive. La saisie extensive dans la production de l’effet de sens progression entraîne deux remarques. D’une part, l’enchaînement entre les procès conjugués à la forme composée (voir (23)) ne paraît pas naturel. Reprenons (23) et (23a). En (23) la succession d’évènements conjugués à la forme composée donne une vision adynamique du récit où le temps interne de chaque procès est vu à partir de son terme tandis qu’en (23a), le passage d’un procès à un autre s’effectue par un mouvement dynamique où le temps interne du procès est perçu en accomplissement. D’autre part, la forme composée dans cet emploi donne à voir le procès d’une manière rapide contrairement à la forme simple.
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4.3. [extension], état résultat et événement Il nous reste à constater que le remplacement de la forme composée par la forme simple est possible dans l’emploi d’événement alors qu’il reste impossible dans les emplois d’état résultant. Serait-ce l’instruction [extension] qui, seule, permettrait la production de l’effet de sens état résultant ? Reprenons (25) et (11). (25)
(11)
Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient refermées (/ se refermèrent). Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une voix forte : Monsieur de Varnetot ? Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. (Maupassant G. de, Le Coup d’état) Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangé (/ * mangea), la force lui était revenue ; il reprit Marius sur son dos, lui appuya soigneusement la tête sur son épaule droite, et se remit à descendre à l’égout. (Hugo V., Les Misérables)
En (25), la substitution plus-que-parfait / passé simple est parfaitement acceptable tandis qu’en (11), elle modifie la relation temporelle. En effet, le plus-que-parfait exprime l’effet de sens accompli alors que le passé simple produit la relation de progression. Les procès replaça et mangea s’ordonnent temporellement comme suit : replaça < mangea, ce qui modifie le sens de l’énoncé. Aussi, la substitution est impossible. La saisie tensive du passé simple ne permet pas de produire cet emploi. Par conséquent, l’effet de sens accompli exprimé par la forme composée est un emploi propre à l’ensemble des formes composées du système. Quand les formes simples et les formes composées peuvent produire l’effet de sens événement, seules les formes composées expriment l’effet de sens état résultant. De fait, aspectuellement extensives, elles produisent nécessairement de l’accompli quels que soient les emplois dans lesquels elles figurent (état résultant ou événement). 5. Conclusion Nous avons défendu dans une perspective monosémique que la forme composée ne possède pas une valeur d’état résultant et une valeur d’événement selon les contextes dans lesquels elle est employée mais une seule valeur en langue. Nous avons proposé que l’instruction [extension] permet de rendre compte de tous les effets de sens que peut exprimer la forme composée : l’effet de sens état résultant étant préférentiellement
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produit par la forme composée mais sans exclure pour autant l’effet de sens événement avec lequel elle s’associe en interaction avec certains éléments du cotexte. Nous concluons que le trait [extension] en langue produit nécessairement de l’accompli en discours qui régit tous les emplois auxquels peut être associée la forme composée. L’unicité des formes composées réside dans la production de l’accompli qui leur est propre. Cette propriété aspectuelle est à la base d’un traitement conjoint des emplois de la forme composée. Références Barceló, G.-J. ; Bres J. (2006) Les temps de l’indicatif, Paris : Ophrys. Bres, J. (2007) Et plus si affinités…Des liaisons entre les instructions du plus-que-parfait et les relations d’ordre temporel, in : L. de Saussure, J. Moeschler et G. Puskas, (éds), Information temporelle, procédures et ordre discursif, Cahiers Chronos 18, Amsterdam/New York : Rodopi, 139-157. Bres, J. ; Lauze, A. (2007) La relation d’inclusion et les temps verbaux du passé : aspect ou point de vue ?, in : J. Bres, M. Arabyan, T. Ponchon, L. Rosier, R. Tremblay et P. Vachon-L'Heureux, (éds), Psychomécanique du langage et linguistiques cognitives, Acte du XIe colloque de l’Association Internationale de Psychomécanique du Langage, Montpellier, 8 10 juin 2006, Limoges : Lambert-Lucas. Chevalier, J.-C. ; al. (1964) Grammaire du français contemporain, Paris : Larousse. Caudal, P. ; Vetters, C., (2005) Un traitement conjoint du conditionnel, du futur et de l'imparfait : les temps comme des fonctions d'actes de langage, Cahiers Chronos 12 ; 109-124, Amsterdam/New York : Rodopi. Caudal, P. (2003) Plaidoyer pour une analyse monosémique des temps verbaux», communication au colloque ACLIF Bilan et perspectives, Université de Constantza (Roumanie). Combettes, B. (1983) Pour une grammaire textuelle. La progression thématique, Louvain-la-Neuve : De Boeck-Duculot. Damourette, J. ; Pichon, E. (1911-1940) Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, Tome V, Paris : d’Artrey. De Saussure, L. (2000) Pragmatique temporelle des énoncés négatifs, Genève: Université de Genève. Desclès, J.-P. ; Guentchéva, S. (2004), Comment déterminer la signification du passé composé par exploration contextuelle, Langue française 138 : 48-60. Genette, G. (1972) Ordre, in : Figures III, Paris : Le Seuil, 77-121.
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La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait Lidia LEBAS-FRACZAK Université de Clermont-Ferrand II, LRL
1. Introduction La description de l’imparfait, dans ses emplois « passés », s’étant toujours principalement faite en opposition au passé simple / passé composé, nous pensons qu’il est intéressant d’élargir le système d’oppositions en y incluant la forme être en train de (à l’imparfait) et en la confrontant, entre autres, aux critères aspectuels et anaphoriques. Les grammaires utilisent souvent cette forme pour définir ou illustrer le sens d’énoncés à l’imparfait. Par exemple, dans la Grammaire Progressive du Français (Niveau avancé) 1, destinée aux apprenants étrangers, nous trouvons une règle selon laquelle « l’imparfait indique que l’action est montrée en train de se faire dans le passé ». De manière identique, Le Bon Usage de Grevisse informe que « [l’imparfait] montre [un] fait en train de se dérouler ». Les linguistes se servent aussi parfois de cette forme pour gloser des exemples avec l’imparfait, là où l’imparfait est censé donner clairement une représentation du procès « dans son cours », comme le fait, par exemple, J. Bres (2005 : 2). De même, selon A. Molendijk, l’énoncé Il poussait trop loin la plaisanterie « renvoie à une situation qui est en train de se dérouler à un moment donné du passé : le fait rapporté a déjà commencé avant ce moment, et n’est pas encore parvenu à son terme (à ce moment) » (1985 : 79). La valeur habituellement attribuée à la forme être en train de ressemble à celle de l’imparfait, faisant intervenir la notion de « déroulement ». En retraçant l’évolution sémantique de être en train de, D. T. Do-Hurinville (2007) observe que depuis le milieu du XIXe siècle cette forme véhicule le sens de « déroulement d’une action en cours », ce qui représente l’aspect « progressif ». Selon la définition de A. Borillo (2006), la fonction des « auxiliaires aspectuels adnominaux » (tels que être en train de) consiste à présenter le procès sous l’angle de son déroulement interne, c’est-à-dire à marquer l’aspect interne de la situation. Malgré cette apparente ressemblance de valeurs, lorsqu’on observe de plus près des exemples attestés, on remarque que les deux formes ne sont pas interchangeables, même dans les contextes « canoniques » passés. Un test 1
M. Boularès et J. L. Frérot, CLE International, 1997. © Cahiers Chronos 21 (2010) : 161 179.
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suffira pour l’instant à le démontrer : le moteur de recherche Google nous a permis de constater la présence sur Internet de milliers d’occurrences de la séquence rien ne se passait et de la séquence il pleuvait, et la quasi-absence de leurs équivalents avec en train de (? rien n’était en train de se passer ; ? il était en train de pleuvoir). Comme nous l’expliquerons plus loin, c’est la nature du sujet, empêchant sa « focalisation », qui en est responsable. 2. Critères sémantiques : sens « aspectuels » et « non aspectuels » Si une différence de valeur entre les deux formes existe, ce qu’on doit supposer comme pour toutes formes différentes, il convient de se demander en quels termes elle peut être définie. Bien que ce qui ressort des descriptions citées plus haut soit une ressemblance aspectuelle, on peut entreprendre d’affiner le critère aspectuel en vue d’une différenciation. En effet, alors qu’on utilise le terme « imperfectif » pour qualifier l’aspect lié à l’imparfait, la forme être en train de est associée, quant à elle, à l’aspect « progressif », même si, comme le note C. D. Push, « la distinction notionnelle et terminologique entre l’aspect imperfectif et l’aspect progressif n’est pas toujours bien respectée » (2003 : 496). Selon B. Comrie (1976), l’aspect imperfectif est une catégorie aspectuelle plus générale, plus abstraite que le progressif. Cependant, comme le lui reprochent certains auteurs (ex. Bybee, Perkins & Pagliuca 1994, Push 2003), les définitions qu’il fournit de l’aspect imperfectif et de ses sous-catégories ne sont pas suffisamment précises ; ainsi, l’imperfectif est censé correspondre à une situation envisagée de l’intérieur (« viewing a situation from within », op. cit. : 23) et le progressif à la description d’une situation en cours de développement au moment référé (« situation in progress », op. cit. : 33). En effet, la distinction en ces termes n’est pas suffisante, dans la mesure où la caractéristique attribuée au progressif n’est pas incompatible avec l’imperfectif français (l’imparfait). Comrie complète la description du progressif par une autre caractéristique : « sens non statif » (« nonstative meaning », op. cit. : 35). Selon D. T. Do-Hurinville, cette caractéristique, qu’il formule comme « [+ dynamique] », constitue « l’invariant sémantique de train et de être en train de ». L’auteur ajoute que cela « explique pourquoi, de nos jours, cette périphrase est compatible avec les procès dynamiques, alors qu’elle accepte difficilement les procès non dynamiques » (2007 : 33). L. Mortier, en analysant les contraintes distributionnelles de la forme en question, remarque également qu’elle « se fait le plus facilement suivre des verbes exprimant des activités » (2005 : 89). Cependant, c’est une tendance plutôt qu’une véritable contrainte, étant donné la possibilité des emplois comme ceux-ci : (1)
Cadin s’aperçoit également que Bernard Thiraud, la victime de l’enquête dont il est chargé, a été tué vingt ans après pour les mêmes raisons, parce
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(2)
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qu’il était en train de comprendre l’importance des découvertes de son père. (http://jeunet.univ lille3.fr/auteurs/daeninckx02/analyse.htm) C’est indéniable, il était en train de tomber amoureux. (http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre12292 chapitre57299.html)
L. Mortier fait remarquer l’importance du caractère « agentif » (ainsi que « animé ») du sujet et note que « la compatibilité éventuelle d’être en train de INF avec les verbes psychologiques semble dépendre [...] de la mesure dans laquelle le verbe exprime une activité et le sujet est agentif » (2005 : 89). Cette observation peut probablement s’appliquer à l’exemple (1), car on imagine que le fait de comprendre est le résultat d’une recherche active de la part du sujet, mais pas vraiment à l’exemple (2), où le procès de tomber amoureux ne semble pas être envisagé comme étant contrôlé par le sujet 2. Bien qu’on ne puisse pas réfuter la préférence de la forme être en train de pour certains types de sujets et pour certains types de verbes, et qu’il faille en tenir compte, ces caractéristiques ne peuvent pas constituer des traits distinctifs par rapport à l’imparfait « simple », car elles ne sont pas incompatibles avec lui. Bybee, Perkins & Pagliuca (1994) préconisent pour les « périphrases progressives » de différentes langues (comme la forme anglaise be + ing) une valeur intégrant à la fois un sens « aspectuel » 3 et un sens « non aspectuel » apporté par les entités lexicales d’origine. Ce deuxième sens consiste à « localiser un agent comme étant au milieu d’une activité (« to give the location of an agent as in the midst of an activity », op cit. : 133), d’où la compatibilité avec les verbes « dynamiques ». Ainsi, le progressif n’est pas différencié de l’imperfectif en termes purement aspectuels, ce que nous avons également vu chez Comrie, avec le sens « non statif ». Mais, si l’on considère, en suivant Bybee et al., que le progressif possède, outre sa caractéristique aspectuelle, la caractéristique sémantique préconisée, on continue à avoir du mal à différencier les valeurs de l’imparfait et de être en train de dans les énoncés comme (3) et (4), alors que la différence est plutôt sensible : (3)
2
3
Je suis allé chez Bob en emportant une bouteille. Quand je suis arrivé, Annie était en train de casser la vaisselle. En me voyant, elle a gardé un saladier soulevé au dessus de sa tête, il y avait pas mal de débris sur le sol. (Frantext : Ph. Djian, 37°2 le matin)
Certains analystes (ex. Fuchs et Léonard 1979, Leeman 2003) considèrent que l’emploi d’un verbe « statif », comme haïr ou comprendre, avec la forme être en train de donne le sens « inchoatif ». « Progressive views an action as ongoing at reference time » (op. cit. : 126).
164 (4)
Lidia Lebas Fraczak Lorsque Louis entra dans le salon, les enfants jouaient tandis que Céline faisait la vaisselle du petit déjeuner. « Vous avez déjà déjeuné ! » Marmonna t il un peu déçu. (http://eveil.plumes.free.fr/16.htm)
En effet, pourrait-on affirmer que si le sujet Annie est « localisé comme étant au milieu de l’activité » en (3), cela n’est pas le cas pour Céline en (4) ? Bybee et al. évoquent la nature différente, avec une « force adjectivale » (fonction de « caractérisation »), de la forme équivalente à be + ing en ancien anglais 4, mais considèrent que cette ancienne structure a disparu et que le progressif moderne a évolué à partir d’une structure locative. Quoi qu’il en soit, l’idée de « caractérisation » nous semble plus appropriée que celle de « localisation » pour parler des fonctions contemporaines des « progressifs » français et anglais (fonctions qui ne doivent pas pour autant être considérées comme identiques), ainsi que de la fonction de l’imparfait. La différence entre les deux formes françaises réside, selon nous, dans la portée de cette « caractérisation ». En anticipant sur l’analyse que nous détaillerons plus loin, nous pouvons dire que dans l’exemple (3) la caractérisation porte sur le sujet (Annie), qui est donc l’élément focalisé, alors que dans (4) la caractérisation porte sur la situation trouvée par Louis au salon et à la cuisine, celle de « l’après petit déjeuner », ce qui fait que le sujet (Céline, de même que les enfants) n’est pas focalisé ici. Bybee et al. précisent que le sens « locatif » originel des formes progressives tend vers le sens « d’implication du sujet dans l’activité ». On pourrait probablement considérer que le sujet dans l’exemple (3) est plus « impliqué dans l’activité » que celui dans l’exemple (4), du fait du caractère moins routinier de l’activité casser la vaisselle que de celle de faire la vaisselle. Mais il serait difficile de défendre le sens « d’implication » dans tous les cas, comme dans l’exemple suivant : (5)
Attendez, la fille, Aïcha, le modèle, vous l’avez vue ? insista Rovère, soudain troublé. Je viens de vous le dire ! Quand je suis arrivé chez Martha, elle était en train de poser. Une belle fille, d’ailleurs, une belle fille. (Frantext : T. Jonquet, Les Orpailleurs)
En effet, l’activité de poser en tant que modèle, en suivant les consignes du peintre ou du photographe, pourrait difficilement être considérée comme « impliquant le sujet » à un degré plus grand que, par exemple, l’activité de faire la vaisselle (à l’imparfait), comme en (4). Il nous semble que remplacer être en train de par l’imparfait dans l’exemple (5) ne changerait rien par 4
« It used a form of ‘be’ and the participle with adjectival force. It expressed a habitual or characterizing state, not active involvement in an activity. » (op. cit. : 135)
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rapport à « l’implication du sujet dans l’activité » ; en revanche, cela perturberait la cohérence de cette partie du dialogue, qui se focalise sur le sujet Aïcha et non sur la « situation » (chez Martha) ni sur le « fait » de poser. Quant à l’impression « d’implication du sujet dans l’activité », nous la voyons comme un effet de sens possible lié à la focalisation du sujet, c’est-àdire à l’attention que lui porte le locuteur en le caractérisant par un prédicat à la forme être en train de. Nous concluons de cette partie de l’analyse qu’une opposition entre l’imparfait simple et la forme être en train de à l’imparfait ne se laisse pas caractériser en termes aspectuels. Les différents sens « non aspectuels » attribués par certains auteurs aux formes dites progressives ne s’avèrent pas opératoires non plus pour effectuer une telle opposition. 3. Critère anaphorique L’imparfait est aussi régulièrement analysé en termes « anaphoriques », même si, comme l’a observé G. Kleiber, « à assister au regain de la thèse imperfective dans les travaux récents sur l’imparfait, il semble bien que la saison n’est plus aux temps anaphoriques » (2003 : 8). Il convient donc de prendre en compte ce critère dans le cadre de l’opposition qui nous intéresse. Selon l’approche anaphorique, l’imparfait est moins « autonome » que les formes perfectives car il a besoin d’être lié à un antécédent fourni par le contexte. Cet antécédent peut être vu comme étant de nature « temporelle » (cf. par exemple, Houweling 1982, Tasmowski-De Ryck 1985) ou bien « situationnelle » comme le préconise G. Kleiber, pour qui « l’imparfait indique une continuité avec une situation saillante, c’est-à-dire déjà introduite dans la mémoire immédiate en vigueur au moment de l’emploi de l’imparfait » (2003 : 18). On constate rapidement, en comparant des exemples comme (3) et (4) plus haut, que le critère anaphorique, qu’il soit de nature « temporelle » ou « situationnelle », n’est pas pertinent pour distinguer la forme être en train de (à l’imparfait) de la forme de l’imparfait simple. En effet, si on peut assigner à la description à l’imparfait en (4) un antécédent « temporel » (le moment où Louis entra dans le salon) ou « situationnel » (la situation qu’il trouve), la même opération est possible pour la description avec être en train de en (3) ainsi qu’en (5). Une valeur anaphorique apparaît aussi pour cette forme, de manière très nette, dans l’exemple ci-dessous, où elle accompagne la reprise du procès fixer : (6)
Vous avez peur pour vous ou bien pour ce que peut ouvrir cette clef ? Elle m’a fixé. Je me suis dit que je venais de marquer un point. Mais je me gourais complètement. Elle était en train de me fixer comme si je n’existais plus. (Frantext : J. B. Pouy, La Clef des mensonges)
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Cela ne veut pas dire pour autant que l’anaphore constitue une caractéristique stable des descriptions avec être en train de. Ceci est également avancé au sujet de l’imparfait par certains auteurs, critiques de l’approche anaphorique (ex. Wilmet 1996, Desclés 2000, Bres 2007). Ainsi, on peut considérer que dans l’exemple (7) ci-dessous le « moment » et la « situation » de référence sont indiqués à l’aide du prédicat à la forme être en train de, et que c’est lui qui fournit donc un ancrage spatio-temporel au prédicat au passé simple, et non pas l’inverse. (7)
Jérôme Seignelay était en train de travailler sur un thème grec dans l’étude de Henri IV lorsqu’il fut appelé au parloir. (Frantext : J. d’Ormesson, Le Bonheur à San Miniato)
Il est pertinent de faire remarquer que la forme « progressive » anglaise, be + ing, est caractérisée par H. Adamczewski (1982) en termes anaphoriques (ainsi qu’énonciatifs) : cette forme servirait à reprendre une information déjà connue afin que l’énonciateur puisse la prendre en charge, ou produire un commentaire. L’auteur s’oppose avec cette conception à l’approche « traditionnelle », qui met en œuvre les notions telles que « durée », « aspect » et « forme progressive », en lui reprochant de confondre les plans linguistique et extralinguistique. Sa position trouve un large écho chez les anglicistes en France. F. Lachaux y fait référence, en comparant les formes anglaise et française et en affirmant que « les marqueurs be + ing / être en train de signalent que la notion verbale est préconstruite, l’énoncé étant à interpréter en relation avec le « contexte-avant » (2005 : 127). Elle retient également l’idée de « commentaire », sur laquelle nous reviendrons plus loin. Comme nous l’avons signalé plus haut, un lien systématique entre la nature anaphorique du prédicat et la forme être en train de ne nous paraît pas certain. Mais ce qui est plus important est que le critère anaphorique n’est pas, tout comme le critère aspectuel, pertinent pour définir cette forme en opposition à l’imparfait, qui est, lui aussi, parfois associé au phénomène de l’anaphore. 4. Analyses non aspectuelles de la forme être en train de J.-J. Franckel (1989) fournit une analyse « énonciative » de la forme être en train de, s’inscrivant dans la théorie des opérations énonciatives de A. Culioli. Selon la définition proposée, la forme relève de l’opération de « différenciation » (qui s’oppose à l’opération « d’identification ») et signale un décalage entre le « perçu » (ou ce qui est « actualisé ») et le « représenté » (ou ce qui « devrait être »). Les différentes valeurs spécifiques qui apparaissent dans les énoncés varient selon la nature du décalage qui s’établit. Ce décalage peut être « temporel », entre ce qui est actualisé et ce
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qui est visé ou attendu ; c’est la « valeur classique de procès en cours » (ex. Le gâteau est en train de cuire, qui veut dire que le gâteau n’est pas encore cuit). Le décalage peut se matérialiser comme un rejet ou une démarcation par rapport à un autre procès, qui constitue un objectif construit par un tiers sujet (ex. Ne fais pas de bruit, il est en train de dormir). Il peut également se fonder sur une « altérité intersubjective », en apportant l’effet d’appréciation négative (ex. Qu’est ce que tu es en train de faire ? ; Il est en train de lire de travers). L’analyse de J.-J. Franckel est nourrie d’exemples avec être en train de au présent. La question qui se pose est donc de savoir si le trait de « décalage » (ou de « différenciation ») pourrait être valable pour caractériser être en train de au passé et pour distinguer cette forme de l’imparfait simple. Si l’on compare par ce prisme les exemples (3) et (4), on peut avancer que la proposition Annie était en train de casser la vaisselle met en œuvre une sorte de décalage intersubjectif entre ce que fait le sujet et ce qui est attendu, ou jugé normal, par l’énonciateur-narrateur. Une telle interprétation paraît plausible étant donné le type de l’activité en question, pouvant être considérée comme violente et inhabituelle. Cet effet ne se manifeste pas dans l’exemple (4) à l’imparfait : Céline faisait la vaisselle, où l’activité en question n’a a priori rien de critiquable. L’exemple (5), avec elle était en train de poser, ne semble pas, en revanche, appuyer l’analyse de J.-J. Franckel. Il ne peut s’agir de décalage entre le stade « actuel » du procès et le stade final anticipé ou visé, car il serait étrange d’attribuer à l’énonciateur une attente quant au résultat ou but de poser. Il est difficile également d’y voir une « altérité intersubjective », car il s’agit plutôt d’une simple précision concernant le sujet. L’exemple (7) (Jérôme Seignelay était en train de travailler sur un thème grec) serait encore plus difficile à analyser en terme de « décalage ». La définition de la valeur de la forme être en train de (au présent et à l’imparfait) proposée par F. Lachaux dépasse, elle aussi, le sens de « déroulement d’une action en cours ». L’auteur observe qu’« un énonciateur n’a pas recours à être en train de à chaque fois qu’il mentionne une activité en cours » et, d’autre part, qu’« il arrive que l’énonciateur y ait recours alors que ladite ‘activité’ n’est pas en cours au moment d’énonciation » (2005 : 121). Elle considère que « les notions sémantiques de ‘procès en cours’, de ‘déroulement’ (...) relèvent des effets de sens que la périphrase est susceptible de produire, mais ne suffisent pas à elles seules à expliquer la fonction de être en train de » (op. cit. : 123). La fonction première de cette forme serait de marquer une « mise en relief » d’un fait « préconstruit », liée à une intention argumentative consistant à justifier « autre chose ». Par exemple : « ils sont en train de réparer la pompe, ‘donc’ indisponibles / ou ‘donc’ il faut en déduire que le problème de la pompe est sérieux » (op. cit. : 122). Le « relief énonciatif » est une notion comparable au « commentaire
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énonciatif » de H. Adamczewski, mais enrichie sur le plan de la coénonciation (ou intersubjectivité) : la forme être en train de « apparaît pour corriger une première impression, pour rétablir une ‘vérité’, pour répondre à une mise en doute éventuelle, non par le biais d’une simple contradiction, mais par une rhétorique persuasive » (op. cit. : 137), et il est demandé au coénonciateur « d’accepter comme pertinente une relation prédicative a priori non évidente » (op. cit. : 138) 5. Il y a là aussi une compatibilité avec la valeur préconisée par J.-J. Franckel dans la mesure où la « mise en relief » est accompagnée d’une certaine forme de « décalage intersubjectif », car elle consiste dans la « négation, a priori, de l’interprétation que pourrait faire le co-énonciateur » (op. cit. : 137). La théorisation proposée par F. Lachaux est solidement construite et convaincante, au vu des exemples utilisés. Il nous semble, cependant, que la valeur argumentative-intersubjective préconisée ne se retrouve pas telle quelle dans tous les exemples de notre corpus (Frantext et Internet) avec la forme être en train de à l’imparfait. Dans l’exemple (5) plus haut, l’information elle était en train de poser véhicule bien une information qu’on peut considérer comme « non évidente » pour le co-énonciateur, relativement au fait que l’énonciateur ait vu le sujet (la fille, Aïcha, le modèle) : « elle était en train de poser, ‘donc’ elle était là, ‘donc’ je l’ai vue ». La valeur en question est plus difficile à défendre, en revanche, dans l’exemple (7) ; on ne voit pas pourquoi le fait que Jérôme Seignelay était en train de travailler sur un thème grec serait mis en relief, ou considéré comme non évident, ou important pour justifier autre chose. On peut essayer de tester cette approche sur encore un autre exemple : (8) C’était un dimanche et Caroline, privée de Fafa, était en train de donner à goûter aux petits. Soudain alarmée par les cris suraigus des aînés qui jouaient dans le jardin, elle avait prié Sylvain d’aller voir ce qui se passait. (Frantext : G. Dormann, La Petite main)
On peut fournir l’interprétation suivante en termes de F. Lachaux : « puisque Caroline (...) était en train de donner à goûter aux petits, elle ne savait pas ce que faisaient les aînés ». Mais peut-on vraiment considérer qu’il s’agit là d’une information « non évidente » pour le récepteur, sujette à un éventuel doute ou contredisant une éventuelle « première impression » ? Si on remplace être en train de par l’imparfait (Caroline donnait à goûter aux petits), on remarque, effectivement, la disparition d’une certaine « mise en relief » de l’information, mais nous l’expliquons par la « dé-focalisation » de la relation prédicative, qui fait que ni le sujet ni le prédicat n’est au centre 5
Il faut préciser que la valeur proposée par F. Lachaux est spécifique à la forme française être en train de, qui est, selon elle, « beaucoup plus marquée pragmatiquement » que la forme anglaise be + ing (op cit. : 138).
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d’intérêt, car la proposition (à l’imparfait) ne sert alors qu’à caractériser la situation. Avec la forme être en train de, en revanche, la focalisation est sur Caroline, ce qui reste en cohérence avec le reste du fragment (et ce qui fait que, intuitivement, on juge l’emploi de cette forme plus adapté ici que celui de l’imparfait). Une telle explication se montre également efficace pour l’exemple (7) : avec la forme être en train de, on marque la focalisation sur le sujet, Jérôme Seignelay, alors que le paragraphe précédent parle de son père 6. L’idée de « focalisation sur le sujet » (ou de « caractérisation du sujet »), que nous associons à la forme être en train de à l’imparfait, se retrouve dans la description proposée par F. Lachaux, bien que cette idée soit subordonnée à la caractéristique de « mise en relief pour justifier autre chose ». L’auteur note en effet que, en employant cette forme, « l’énonciateur ‘dit’ quelque chose à propos du référent du sujet » (op. cit. : 134). Cette idée est développée à un autre moment de la façon suivante : « L’énonciateur présente le référent du sujet dans une situation qu’il met en avant (...), le référent du sujet n’est plus en position d’agent mais objet d’un discours (voilà ce que moi énonciateur j’‘en’ dis) » (op. cit. : 121), ou encore ainsi : « il n’est pas question d’action, mais d’état, plus précisément de la situation du référent du sujet » (op. cit. : 122). F. Lachaux rappelle également la formulation de H. Adamczewski (1982 : 61) selon laquelle avec la forme anglaise be + ing (à la différence de la forme simple), l’énoncé « est orienté vers le sujet grammatical » (op. cit. : 125). C’est donc cette idée « d’orientation vers le sujet », ou du sujet devenu « objet d’un discours », qui nous paraît centrale et que nous proposons de retenir pour décrire la fonction de la forme être en train de en opposition à l’imparfait et au passé composé (et passé simple). Et concernant l’impression de « mise en relief » et l’impression d’importance pour faire comprendre « autre chose », elles s’expliqueraient, là où elles apparaissent, par le fait que si le locuteur prend la peine d’énoncer quelque chose sur le sujet (non nécessairement à l’aide de la forme être en train de d’ailleurs), cette information a forcément une pertinence pour le propos général, ou la visée argumentative, c’est-à-dire pour « autre chose » que l’information en elle-même. 5. Analyse selon le critère pragmatique de « (dé-)focalisation » Ainsi, la fonction d’un prédicat à la forme être en train de est de fournir une information sur le sujet, de le caractériser, tout en montrant que c’est le sujet qui est « l’objet du récit » et qui est donc focalisé, et non le prédicat luimême ou une autre partie de l’unité discursive concernée. Cette valeur est d’ailleurs plutôt transparente au vu de la constitution de la forme en question, 6
J. d’Ormesson, Le bonheur à San Miniato, Paris : J.C. Lattès, 1987, p. 235.
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notamment la présence du verbe être : on peut dire qu’il s’agit d’un cas particulier de construction « attributive », sachant qu’une telle construction permet la caractérisation du sujet. La caractérisation se fait ici à l’aide d’un verbe à l’infinitif introduit par en train de et non, par exemple, à l’aide d’une expression adjectivale, comme dans elle est / était jolie, ou nominale, comme dans elle est / était médecin. Selon les grammaires, un verbe à l’infinitif peut d’ailleurs fonctionner comme attribut, par exemple dans Cette pièce est à repeindre. Certains verbes, caractérisant le sujet par nature (y compris ceux qu’on qualifie « d’attributifs », comme paraître, devenir, etc.), n’ont pas besoin de la forme être en train de pour orienter la focalisation sur le sujet. C’est le cas des verbes plaire et aimer, qu’on observe à l’imparfait dans l’exemple (9) cidessous, et qui permettent de caractériser, respectivement, le sujet il et le sujet ma grand mère. (9)
Oui ! Mais il plaisait aux dames ! Ma tante, par exemple ! (...) Ma grand mère, en revanche, aimait beaucoup Robert Mitchum. (http://dvdtoile.com/Thread.php?33827)
Ainsi, on peut rendre compte de la contrainte distributionnelle consistant dans l’incompatibilité de la forme être en train de avec certains verbes (« statifs » ou « psychologiques ») et dans sa compatibilité avec les verbes « d’action », que nous qualifierions plutôt, dans ce cadre, de « non caractérisants » a priori. Ces derniers ont besoin de l’opérateur en train de, associé au verbe attributif être, pour pouvoir remplir la fonction de caractérisation du sujet. Nous avons déjà illustré la fonction préconisée en comparant les exemples (3) et (4) ; nous l’avons fait également avec les exemples (5) et (7). Une analyse identique s’impose pour l’exemple (6), où la proposition elle était en train de me fixer comme si... fournit un commentaire sur le sujet, sur son attitude. On perçoit bien que c’est le sujet (elle) qui est au centre de l’attention dans cette partie du récit. L’exemple (10) ci-dessous ressemble à (6) dans la mesure où il s’agit également de l’interprétation que fournit le locuteur-narrateur du comportement, de l’attitude du sujet, sur lequel se focalise le fragment. (10)
Seulement, il a continué sur sa lancée. Je vais me changer... J’ai juste le temps de me changer... à mon avis, il était en train de dérailler, éplucher une banane aurait été au dessus de ses forces. (Frantext : Philippe Djian, 37°2 le matin)
On retrouve donc, avec ces deux exemples, un type de caractérisation qu’on peut qualifier de « commentaire énonciatif » du fait de la subjectivité explicite. Dans l’exemple (11) ci-dessous, on est toujours dans le cas de la
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focalisation sur le sujet, mais la caractérisation se veut plus « objective », n’étant pas explicitement prise en charge par le locuteur-narrateur. (11)
Il retardait à cause d’eux le plus possible le moment de sa retraite et continuait à enseigner la géométrie, tenant un discours devenu presque incompréhensible, d’un incompréhensible encore aggravé du fait que tout ce qu’on enseignait ailleurs était en train de changer : car l’aube se levait des mathématiques Modernes. (Frantext : J. Roubaud, Mathématique : récit)
L’élément focalisé (caractérisé) correspond donc au sujet représenté par l’expression complexe tout ce qu’on enseignait ailleurs, et la caractéristique qui lui est associée à l’aide de l’expression était en train de correspond à changer. Le prédicat de la proposition suivante (introduite par car) est à l’imparfait car ce prédicat est « dé-focalisé » ; la proposition sert à présenter la « situation » dans laquelle s’inscrit l’élément focalisé, c’est-à-dire tout ce qu’on enseignait ailleurs. L’emploi de l’imparfait dans cette dernière expression s’explique, à son tour, par le fait que la focalisation n’est pas au sein de cette relation prédicative (ce qui veut dire que ni le sujet on ni le prédicat enseigner... n’est focalisé) ; elle est « au service » du sujet (« complexe ») qu’elle permet de constituer. Se confirme donc, dans cet exemple, la fonction « dé-focalisante » de l’imparfait. Afin de vérifier l’hypothèse concernant la différence de portée de la caractérisation (et donc de la focalisation) entre l’imparfait simple et la forme être en train de à l’imparfait, nous avons étudié le comportement de ces formes avec un sujet « indéfini ». L’idée étant qu’un sujet indéfini, il, ou négatif, rien, par exemple, devrait être incompatible avec la forme être en train de, si cette forme marque effectivement la focalisation sur le sujet. Cela se confirme, grâce à une recherche sur Internet, déjà mentionnée en introduction, avec la quasi-absence de séquences telles que rien n’était en train de se passer et il était en train de pleuvoir (en discours direct au passé) 7 alors qu’on trouve des milliers d’occurrences de rien ne se passait ou il pleuvait. En effet, l’emploi de l’imparfait avec un sujet indéfini ne pose pas de problème dans la mesure où l’objet de la caractérisation n’est pas le sujet mais quelque chose d’autre, en dehors de la relation prédicative (une situation, une journée...). Dans l’exemple (12) ci-dessous, il s’agit de caractériser un quartier d’une petite ville de Californie : (12)
7
Jamais rien ne se passait ici, dans ce quartier d’une petite ville de Californie. La vie, à force d’être calme, en devenait monotone. (www.atelier web.com/gladys/un bien etrange voisin.htm)
Bien que L. Mortier affirme que « quant aux verbes impersonnels, il s’avère que seuls les verbes météorologiques sont compatibles avec l’aspect progressif » (2005 : 89).
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Cette hypothèse permet donc de fournir une explication générale aux faits distributionnels observés par d’autres auteurs, dont nous avons parlé plus haut : la préférence de la forme être en train de pour les sujets de type « animé » et « agentif ». S’agissant de caractériser le sujet, il est naturel qu’un sujet « purement grammatical » il ou un sujet « négatif » comme rien ne soient pas compatibles. À propos de ce dernier, il a également été observé (par L. Mortier, par exemple) que la forme être en train de ne s’accommode pas très bien de la négation. Cela est vrai pour une relation prédicative avec rien comme sujet, car comment pourrait-on vouloir caractériser quelque chose dont on nie l’existence ? En dehors de ce cas, il semble a priori étrange de caractériser quelqu’un avec une caractéristique « négative », par exemple il n’était pas en train de mourir, à moins que ce soit dans un contexte (qu’on peut considérer comme polyphonique) où le locuteur conteste une caractéristique présupposée, comme dans l’exemple suivant : (13)
C’était à cet endroit, devant la maison, une fois rentré chez lui qu’il convenait de mourir. Mais il n’était pas en train de mourir, il était vivant, le cœur battait, les yeux voyaient, le cerveau pensait. (http://perso.orange.fr/jplanque/Retour a la maison.htm)
Nous considérons donc que la forme être en train de permet de focaliser le sujet, alors que l’imparfait sert à « dé-focaliser » le prédicat. Cette conception de l’imparfait est très proche de celle proposée par O. Ducrot (1979) 8, selon qui « la substitution à l’imparfait d’autres temps du passé (...) fait apparaître seulement une différence de point de vue, de perspective, de centre d’intérêt » 9 (op cit. : 1) et « on a l’impression que les événements présentés à l’imparfait ne constituent pas vraiment l’objet du récit » (op. cit. : 10). L’auteur précise que l’imparfait a la fonction de « transformer l’événement en qualité » (op. cit. : 3). L’élément qualifié par un prédicat à l’imparfait est un « thème temporel », qui est « soit une période du passé, soit, plus fréquemment, un objet ou événement considéré à l’intérieur d’une certaine période du passé » (op. cit. : 6). Les notions de « thème » et de « focus » sont proches 10, mais il n’est pas utile, selon nous, de retenir le terme « temporel » ou celui de « période passée ». O. Ducrot se sert, entre autres, de l’exemple suivant : 8 9 10
Voir aussi (Anscombre 1992). C’est nous qui soulignons. « Le terme focus est souvent employé dans un sens proche de celui de centre (center) pour désigner l’objet privilégié d’une attitude ou d’un processus cognitif. C’est ainsi qu’on trouve dans les approches de pragmatique non formelle les notions de focus of attention (Chafe 1974, Dryer 1996), focus of interest (Bolinger 1985), focus of empathy (Kuno 1977) ou focus of contrast (Chafe 1976). » (J. M. Marandin, Sémanticlopédie)
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À midi, M. de Villeneuve entra. Nous étions dans le salon et y formions un tableau très agréable. M. Crimp se faisait peindre. M. de Saint Lambert lisait dans un coin. Je jouais aux échecs avec Mme d’Houdetot (...).
Selon lui, les énoncés à l’imparfait « visent à qualifier l’instant où a lieu l’entrée de M. de Villeneuve » et fournissent une « description statique du salon à un moment précis » (op. cit. : 13). En termes de « focalisation / caractérisation », nous dirons qu’il ne s’agit pas ici de caractériser les différents sujets (ce qui serait le cas avec la forme être en train de) mais, comme c’est d’ailleurs explicitement indiqué dans le texte, le tableau qu’ils forment ensemble dans le salon. La focalisation n’est donc pas sur les sujets, ni sur les faits exprimés par les prédicats ; on caractérise la « situation » (plutôt que « l’instant » que mentionne Ducrot). Comme nous l’avons suggéré dans une analyse plus haut, la fonction de dé-focalisation du prédicat permet de « subordonner » (pragmatiquement) l’information véhiculée par une proposition à l’imparfait à une autre information qui est, elle, focalisée. Cela converge avec la nature « non autonome » de l’imparfait, postulée notamment par l’approche anaphorique, et avec l’idée « d’antécédent » pour un prédicat à l’imparfait, d’autant plus si l’on considère que cet antécédent est de nature « situationnelle » plutôt que (purement) « temporelle », comme dans (Kleiber 2003) 11. En effet, il est naturel que soit présupposé (ou « antérieur ») ce sur quoi porte une caractérisation (ici, celle effectuée à l’aide d’une proposition à l’imparfait). Mais, ce n’est pas cette présupposition (ou antériorité) de la situation qui dicte directement l’emploi de l’imparfait, comme le voudrait l’approche anaphorique, car cela reviendrait à définir cette forme par une simple contrainte discursive, sans lui attribuer de fonction propre. En entreprenant de définir la fonction de l’imparfait (ainsi que de ces formes concurrentes), nous nous intéressons aux intentions du locuteur relatives d’une part au propos qu’il formule et d’autre part au fait d’orienter l’interprétation de l’interlocuteur. Cette fonction peut être cernée avec la question suivante : « qu’est-ce qui se trouve au centre du propos ? ». Une telle analyse pragmatique a également un avantage sur l’approche aspectuelle, car elle permet de remonter à la source du choix de la forme, en deçà des effets de sens. L’approche aspectuelle décrit, quant à elle, les effets de sens sans s’intéresser à leurs sources, puisqu’elle n’explique pas pourquoi tel ou tel « aspect » est (peut ou doit être) choisi dans un contexte donné, c’est-à-dire pourquoi un procès est envisagé « de l’intérieur » ou « de l’extérieur » (ou « globalement »), ou pourquoi le locuteur est censé 11
On notera que la théorie de O. Ducrot (1979) est aussi rapprochée de la thèse « anaphorique » par certains auteurs. O. Ducrot fait lui même une rapide référence au « point de référence » de H. Reichenbach en introduisant la notion de « thème temporel ».
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s’intéresser ou non aux « limites » du procès. Les impressions aspectuelles trouvent une explication dans le cadre de notre conceptualisation. Ainsi, l’imperfectivité d’un prédicat (la non prise en compte des « limites » du procès, vue « partielle » ou « intérieure ») découle de la dé-focalisation du prédicat, c’est-à-dire que le procès ne nous intéresse pas en tant que tel, pour lui-même et avec tous ses attributs (ex. la durée), mais pour caractériser « autre chose ». La perfectivité (vue « entière » ou « globale ») d’un prédicat reflète, quant à elle, la focalisation sur le prédicat / procès, c’est-à-dire son intérêt en tant que tel et pour lui-même. 6. Intégration du passé composé / passé simple Le choix de la forme du verbe se fait donc en fonction du rôle que le prédicat doit remplir dans le discours, en relation avec l’intention de focalisation (centre d’intérêt, objet du récit, objet de la caractérisation). Cette focalisation peut se placer à l’intérieur d’une relation prédicative donnée (soit sur le sujet soit sur le prédicat) ou bien à l’extérieur de la relation prédicative. Nous avons vu que l’imparfait dé-focalise le prédicat, qui peut ainsi servir à caractériser un autre élément, alors que la forme être en train de permet d’orienter la focalisation sur le sujet. Inclure le passé composé (et le passé simple) dans le jeu d’oppositions selon ce même critère revient à ajouter un troisième cas de figure : focalisation sur le prédicat ou, autrement dit, caractérisation d’un « fait » (ou « procès »). Une comparaison s’impose avec les approches « textuelles », initiées par l’analyse de H. Weinreich (1973), qui a eu le mérite de déplacer le plan d’analyse de celui de la phrase et des réalités extra-linguistiques (ou « contenus du discours ») à celui du texte et de la communication 12. On pourrait considérer que la focalisation du prédicat correspond à son appartenance au « premier plan » et que sa dé-focalisation revient à le placer en « arrière-plan ». Cette correspondance rencontre cependant des limites, dans la mesure où la dé-focalisation d’un prédicat donné ne va pas toujours de pair avec la focalisation d’autre chose (notamment dans les emplois « modaux »), et que, s’il y a bien une focalisation ailleurs, elle n’est pas nécessairement exprimée par un verbe au passé simple ou au passé composé (ou par un verbe tout court), comme dans l’exemple (15) plus bas, où les éléments caractérisés (focalisés) sont les journées d’hier et d’aujourd’hui. En outre, la binarité de la division en premier plan et en arrière-plan ne permet pas l’intégration de la forme être en train de et la prise en compte de la focalisation du sujet.
12
Pour les critiques de cette approche, voir Labelle 1987, Molendijk 1990, O’Kelly 1995.
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Afin d’illustrer la différence entre les formes de l’imparfait et du passé composé en termes de « (dé-)focalisation », nous allons comparer deux paires d’exemples : (15) et (16) à l’imparfait avec (17) et (18) au passé composé. (15)
(16)
Trop bizarre le changement de temps en Angleterre! hier il neigeait et aujourd’hui il fait un magnifique soleil et avec un gros pull on n’aurait presque pas besoin de manteau. (http://monptitmondeamoi.hautetfort.com/archive/2006/03/index.html) D’une mère française et d’un père argentin, Rafaël Pividal vient d’un milieu modeste. En réalité, il est issu d’un milieu plutôt bourgeois, son père était avocat, sa mère, danseuse classique. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Rafaël Pividal)
Dans l’exemple (15), la caractérisation ne porte pas sur le sujet, ce qui est d’autant plus évident qu’il s’agit d’un sujet « grammatical ». Le prédicat n’est pas focalisé non plus car le fait de neiger n’est pas important en luimême, mais en tant qu’il permet de caractériser la journée d’hier (en comparaison avec la journée d’aujourd’hui) ; on pourrait même remplacer il neigeait par il faisait froid et humide, par exemple, ou par c’était l’hiver, sans changement notable du sens de l’énoncé. De même, dans l’exemple (16), le fait d’être avocat n’est pas important en tant que tel, mais en tant qu’il permet d’illustrer le milieu (plutôt bourgeois) de Rafaël Pividal. (17)
(18)
Il a neigé dans la nuit de lundi à mardi à la Réunion, phénomène très rare dans une île tropicale. (http://www.liberation.fr/actualite/reuters/reuters france/209643.FR.php?rss true) A l’origine, une carte d’identité perdue. Jacques Laurent est né à Paris, mais la production de l’extrait d’acte de naissance ne règle pas le problème. Son père a été avocat, son grand père maternel officier de marine, son grand père paternel président du conseil général de la Seine ; ces professions et fonctions ne peuvent être exercées que par un Français mais cela ne suffit pas. (http://www.snes.edu/memos/g0/g0 t1132.htm)
Dans l’exemple (17), la caractérisation porte sur le « fait » exprimé par le prédicat : à la différence de (15) plus haut, on s’intéresse ici à l’événement de neiger pour lui-même, avec ses « attributs » : date et lieu ; la raison de cet intérêt est claire grâce à la suite de l’énoncé. Dans (18), la focalisation sur les faits exprimés par les prédicats au passé composé est également rendue évidente par la suite de l’énoncé, où l’importance des professions qu’ils expriment se trouve explicitée. Concernant la focalisation sur le fait (événement, action, état…) avec le passé composé, il est important de préciser que, en dehors de l’intérêt pour la nature même du fait (ex. que le métier de quelqu’un ait été avocat), l’intérêt peut porter plus particulièrement sur une autre caractéristique du fait : sa
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durée, son lieu, le moment de son occurrence, son résultat ou une autre particularité, comme l’illustrent les exemples plus bas. Ainsi, l’explication de la compatibilité du passé composé avec l’expression de la durée consiste à dire que si l’on s’intéresse à une caractéristique d’un fait (sa durée en l’occurrence), cela veut dire qu’on s’intéresse à ce fait lui-même ; le prédicat concerné se trouve donc focalisé. La dé-focalisation du prédicat comme fonction de l’imparfait explique pourquoi cette forme n’est pas associable à une expression de durée : si le fait (ou procès) n’est pas au centre d’intérêt, on ne s’intéressera pas à sa durée. Nous analysons ci-dessous quelques exemples au passé composé : (19)
James Grippando a été avocat pendant une dizaine d’années et se consacre aujourd’hui exclusivement à l’écriture. (http://www.bm tence.fr/opac/index.php?lvl publisher see&id 19)
L’intérêt pour le fait d’avoir été avocat, ainsi que pour sa durée, est sans doute motivé ici par l’intention de faire savoir que l’écriture n’a pas toujours été l’occupation unique de cet écrivain. (20)
Il a suivi un parcours atypique, dans la mesure où il est devenu avocat relativement tard, à 38 ans. (http://mapage.noos.fr/mricard/associes.htm)
Ici, ce qui motive l’intérêt pour le fait en question est le moment, tardif, où il s’est produit dans la vie du sujet. (21)
Avant d’entrer à l’OMPI en 1985, il a été avocat à Melbourne et Sidney et a enseigné le droit à l’université de Melbourne. (http://www.wipo.int/amc/fr/contact/)
C’est un exemple typique d’un discours biographique, où l’on s’intéresse aux faits de la vie d’une personne, leurs lieux, dates et durées. (22)
Incurable romantique qui croit encore au prince charmant, elle est devenue avocate par amour pour Billy et non par conviction. (http://www.amazon.fr/Ally McBeal Saison Partie %C3%89dition/dp/B000088T5Q)
Dans cet exemple, la raison d’évoquer (et de focaliser) le fait de devenir avocate découle de l’intérêt qu’on porte à ce qui a motivé ce fait dans la vie du personnage. Au sujet des exemples avec devenir, on pourrait considérer que la forme du passé composé est due à l’aspect « ponctuel » du procès. Mais il est possible, bien évidemment, d’employer ce verbe à l’imparfait, comme dans l’exemple (23), et il nous semble que ce n’est pas pour l’envisager « de l’intérieur » ou pour le présenter comme « étant en cours ».
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Edgar Faure est né le 18 août 1908 à Béziers (Hérault). Il s’est fait remarquer très jeune puisque dès 1929, il devenait avocat à la cour de Paris. Parmi la très longue liste de ses éminentes fonctions, on retiendra celles de ministre et de président du Conseil. (http://www.voixdujura.fr/archives/voir archive.asp?archive 1756&dossier &chronologie oui&page 133)
Nous expliquons la différence en termes de la focalisation : alors que dans l’exemple (22) l’intérêt porte sur le fait lui-même de devenir avocat, cela n’est pas le cas dans l’exemple (23), où le fait de devenir avocat est mentionné pour illustrer le début de carrière précoce (dès 1929), qui est une information focalisée. Une analyse en termes de dé-focalisation du prédicat est valable, selon nous, pour tous les cas de ce qu’on appelle « imparfait de rupture » ou « narratif ». Tout comme pour les emplois dits « modaux », que nous n’aborderons pas ici, par manque de place. 7. Conclusion Ayant considéré que les descriptions d’ordre aspectuel ne s’avéraient pas efficaces pour réaliser une différenciation entre l’imparfait (simple) et la forme être en train de (à l’imparfait), pas d’avantage que le critère anaphorique, nous avons proposé un autre critère, de nature pragmatique, celui de « (dé-)focalisation ». Partant de l’idée que le prédicat possède par défaut un statut informatif central dans la phrase13, ce qui est compatible avec sa focalisation, on peut considérer que certaines formes servent à déplacer cette focalisation, ou à « dé-focaliser » le prédicat, au profit du sujet ou d’une autre information en dehors de la relation prédicative. Ce trait pragmatique, que nous situons en amont des effets « aspectuels » et « anaphoriques », permet d’expliquer la fonction de l’imparfait, c’est-à-dire la dé-focalisation du prédicat, en opposition à la forme être en train de, qui focalise le sujet, ainsi qu’aux formes du passé composé et du passé simple, qui maintiennent la focalisation sur le prédicat. Références Adamczewski, H. (1982). Grammaire linguistique de l’anglais, Paris : A. Colin. Anscombre, J.-C. (1992). Imparfait et passé composé : des forts en thème / propos, Information grammaticale 55 : 43-53.
13
Comme le rappelle L. Roussarie dans Sémanticlopédie, « certaines approches définissent le prédicat comme l’unité la plus informative de la phrase ».
178
Lidia Lebas Fraczak
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Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu- 1 Estelle MOLINE Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France
1. Introduction Cette étude constitue une première approche des paramètres qui orientent l’interprétation des adverbiaux 2 de manière qu- (Comme il chante ! ; Il chante comme (un canard + un rossignol)). Ces adverbiaux contiennent une variable, et le sens précis qu’ils véhiculent doit être calculé. Je rappellerai tout d’abord les principaux arguments qui permettent d’analyser comme exclamatif, comme comparatif et une comparative en comme comme des adverbiaux de manière 3. Ces adverbiaux seront comparés aux adverbes en -ment, avec lesquels ils partagent de nombreuses propriétés syntaxiques, mais dont ils diffèrent sur le plan sémantique. Plusieurs paramètres interviennent dans l’interprétation des adverbiaux de manière qu-, et les propriétés sémantiques du verbe constituent un facteur déterminant. Selon Geuder (2000 ; 2006), un adverbial de manière active un argument de la structure sémantique du verbe. J’adopterai ici un point de vue plus général, et je montrerai en quoi la typologie établie par Vendler (1967) permet de poser certains principes interprétatifs 4.
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3
4
Mes remerciements à A. Borillo et C. Vetters pour leur lecture d’une version antérieure de cette étude et leurs commentaires pertinents. A la suite de Nølke (1993), je distingue l’adverbe, notion morphologique, et l’adverbial, notion syntaxique. L’auteur prévoit la possibilité que la fonction d’adverbial soit assumée par autre chose qu’un adverbe. Ce type d’analyse fait l’objet d’un large consensus parmi les linguistes contemporains. Sur ce point, cf. Le Goffic (1991), Desmets (2001), Desmets (2008), Fuchs & Le Goffic (2005), Moline (2001), Moline (2008). D’autres paramètres ne peuvent être pris en considération ici, par exemple la présence ou l’absence de l’argument interne (Comme il gagne ! vs * Comme il (gagne + a gagné) ce concours !), le type d’argument (Comme il gagne son cœur !), le degré d’agentivité (Comme il écoute ! vs ?* Comme il entend !), la perfectivité ou l’imperfectivité du temps grammatical utilisé (Comme il fond ! vs Comme il a fondu !). © Cahiers Chronos 21 (2010) : 181 196.
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2. Adverbiaux de manière qu- et adverbes de manière en –ment Les comparatives intraprédicatives en comme (Il ment comme il respire ; Il chante comme un canard) sont des adverbiaux de manière. Elles possèdent les mêmes propriétés qu’un adverbe de manière en –ment 5, en particulier elles peuvent constituer le foyer de négation (Il ne chante pas comme un canard), de l’interrogation (Est ce qu’il chante comme un canard) ou de c’est … que (C’est comme un canard qu’il chante) et constituer le complément d’un verbe qui sous-catégorise un complément de manière (Il s’est conduit comme un enfant). Elles permettent de répondre à une question en comment (Comment travaille t il ? / Il travaille comme travaillait son père). Ces constructions possèdent la particularité de contenir une variable, comme, proforme qu- de manière, qui remplit dans P enchâssé la fonction d’adverbial de manière. Je rappellerai deux arguments qui permettent d’étayer cette analyse 6. Dans une phrase comme Il se comporte comme se comporterait un enfant, P enchâssé contient nécessairement un adverbial de manière, et cette fonction syntaxique est assumée par comme. De plus, quand P enchâssé contient une négation : (1)
Il meurt comme on ne meurt plus. (Brel)
celle-ci ne porte pas sur le seul verbe, mais sur la proforme de manière comme : (1) n’implique pas on ne meurt plus, mais bien on ne meurt plus (ainsi + de cette manière). Comme exclamatif est également un adverbial de manière 7. Pour des raisons pragmatiques, l’exclamation, décrite par Ducrot comme étant « arrachée » au locuteur par la situation, est peu compatible avec la négation. En revanche, comme exclamatif se construit sans difficulté avec les verbes qui nécessitent un complément de manière : (2)
Tu as vu comme il s’est comporté, celui là.
Sémantiquement, comme exclamatif actualise une valeur remarquable 8 parce qu’inhabituelle et/ou inattendue de la variable de manière. L’interprétation strictement qualifiante est d’ailleurs beaucoup plus répandue que ne le laissent supposer les quelques exemples régulièrement cités. La valeur remarquable peut s’appliquer au domaine de la quantité (Comme il pleut !), d’où une interprétation de haut degré (Comme il souffre !). Les 5
6 7 8
Sur les propriétés des adverbes de manière en ment, cf. Nøjgaard (1995), Guimier (1996), Molinier & Lévrier (2000). Pour d’autres arguments, cf. les travaux cités à la note 3. Cf. Moline (à par.) Fuchs & Le Goffic (2005 : 285).
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comparatives en comme sont également susceptibles de recevoir une interprétation quantifiante (manger comme (un ogre + un oiseau)). Celle-ci résulte de la réinterprétation de la variable de manière initialement conçue comme étant qualifiante (manger comme un ogre = manger à la manière d’un ogre = manger beaucoup). Dans cette optique, quantification et qualification sont conçues comme étant deux variantes d’une même notion. Comme, proforme de manière qu-, contient une variable. Le type de manière en question doit être calculé, et les propriétés sémantiques du prédicat verbal jouent un rôle crucial dans l’interprétation. L’acceptabilité d’un énoncé contenant un adverbial de manière est en effet soumise à la compatibilité sémantique de celui-ci avec le verbe support. Les adverbes de manière en –ment, quoique contraints 9, recèlent des possibilités d’emplois plus larges que les exclamatives et les comparatives en comme. Par exemple, un verbe comme manger admet différents types d’adverbes de manière en -ment (manger salement, lentement, rapidement, silencieusement, bruyam ment, élégamment, goulûment, avidement, excellemment, etc.), et est également compatible avec un adverbe quantifieur (manger (beaucoup + peu)). Avec une comparative en comme en revanche, l’éventail des combinaisons possibles est moins étendu. En effet, si manger comme un cochon / un ogre / un oiseau / un moineau / un jeune homme bien élevé / un glouton / un affamé / quelqu’un qui a le ventre vide sont facilement interprétables, il semble plus difficile de construire une comparative qui pourrait rendre l’idée de manger silencieusement, de manger tristement, ou encore de manger (lentement + rapidement). Manger comme (une tortue + un escargot) ou manger comme (un lapin + un dératé), construits à partir de marcher comme (une tortue + un escargot), détaler comme un lapin, courir comme un dératé, vont orienter l’interprétation vers une manière de manger, laquelle ne sera pas immédiatement comprise comme référant à la vitesse. En d’autres termes, la vitesse est un type de manière saillant pour certains verbes (notamment, mais pas exclusivement, pour certains verbes de « manière de déplacement » : courir, marcher, détaler, etc.), moins saillant pour d’autres. Dans le cas de manger, les types de manière les plus saillants réfèrent à la quantité (manger comme (un ogre + un oiseau)), à l’élégance et à la propreté (manger comme (un jeune homme bien élevé + un cochon)), ou encore à l’avidité (manger comme (un glouton + un affamé + quelqu’un qui a le ventre vide)), qui relève du même domaine sémantique que le verbe. Les sections suivantes montreront en quoi le mode d’action constitue un paramètre pertinent pour l’interprétation des adverbiaux de manière qu-.
9
Cf. * D’incolores idées vertes dormaient furieusement, ex. repris de Chomsky. Sur ce point, cf. Nilson Ehle (1941), Melis (1983) et Geuder (2000).
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3. Prédicats exclusivement compatibles avec la variante qualifiante Certains verbes (se comporter, se conduire, traiter, etc.) sous-catégorisent un complément de manière. Ces mêmes verbes sont incompatibles avec un adverbe quantifieur : selon Nøjgaard (1995) en effet, une des différences entre les adverbiaux de manière et les adverbiaux quantifieurs réside précisément dans le fait que seuls les adverbiaux de manière peuvent constituer un complément essentiel du verbe. Dans ce cas, comme (et, le cas échéant, la comparative en comme) est nécessairement interprété comme une forme de manière qualifiante : (3) (4) (5)
a. b. a. b.
Il se (comporte + conduit) comme (un enfant + un sage + un imbécile). Tu as vu comme il s’est (comporté + conduit). Il l’a traité comme (un roi + un chien). Tu as vu comme il l’a traité. Il se porte comme un charme.
La variable de manière comme est neutre du point de vue axiologique : elle est compatible avec une orientation positive ou négative. Dans l’emploi comparatif, l’orientation axiologique est déterminée en fonction des propriétés afférentes du comparant dans le domaine notionnel activé par le prédicat verbal. Dans l’emploi exclamatif, elle est établie par le biais de la confrontation de l’énoncé et du contexte situationnel. De même, dans plusieurs de ces acceptions non spatiales, le verbe aller se construit avec un complément de manière : (6) (7)
Ça va comme (un lundi + un jour de paye). Ça lui va comme (un gant + une paire de ski à une vache)
Enfin, certains verbes essentiellement attributifs (être et devenir) 10 peuvent se construire avec une exclamative ou une comparative en comme : (8)
a. Comme tu es !
10
Bacha (2000 : 200 201) indique que parmi les « verbes d’état » (être, devenir, sembler, paraître, avoir l’air, rester, demeurer), seuls les deux premiers sont compatibles avec comme exclamatif en fonction attributive (* Comme tu (sembles + parais + as l’air) ! et * Comme tu (restes + demeures)). Il semble en être de même en contexte comparatif : être et devenir sont pleinement acceptables (cf. (11b) et (12b)), et les autres verbes ont une acceptabilité douteuse (?* Il semble comme il semble ; ?* Il demeure comme il demeure ; ?* Il paraît comme il paraît ; etc.). Des énoncés comme ?* Il (paraît + semble + a l’air) comme son père sont nécessairement interprétés comme Il (paraît + semble + a l’air d’) être comme son père).
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(9)
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b. Je suis comme je suis. c. Mais Daniel ! Enfin, vous savez bien comme nous sommes 11. (Jean Paul Sartre, L’âge de raison) a. Comme tu deviens ! b. Tu deviens comme ton père.
Il s’agit alors d’emplois adjectivaux de l’adverbe (cf. Il est très bien, (ce livre + cet homme)), et la variable acquiert nécessairement une valeur qualifiante. Le contexte et/ou les connaissances de l’interlocuteur permettent l’interprétation de l’orientation axiologique. 4. Les achèvements 12 Les achèvements sont des situations téliques, et quand ils admettent une forme de quantification, celle-ci est nécessairement itérative (cf. Borillo 1989). Ils sont généralement incompatibles avec un quantifieur (* Il entre beaucoup ; * Il est beaucoup arrivé ; * Il a beaucoup atteint (un + le) sommet ; * Il a beaucoup acheté une voiture, etc.). Tel est notamment le cas des prédicats décrivant un procès unique (* Il est beaucoup né ; * Il est beaucoup mort), ce qui résulte de la contradiction entre l’unicité du procès et l’interprétation nécessairement itérative du quantifieur. Quelques achèvements peuvent cependant se construire avec un quantifieur (Il est beaucoup tombé, pendant cette période). L’interprétation quantifiante de comme exclamatif est régie par les mêmes contraintes : elle est exclue avec la plupart des achèvements (* Comme il est entré ; * Comme il est arrivé ; * Comme il a atteint (un + le) sommet ; * Comme il a acheté une voiture, etc.), notamment ceux qui décrivent un procès unique (* Comme il est mort !), mais possible avec les quelques achèvements compatibles avec beaucoup (Comme il est tombé, pendant cette période !). La variable est alors interprétée comme correspondant à un degré remarquable (i. e. élevé) de fréquence. Avec une
11
12
L’énoncé (8c) peut être analysé soit comme une exclamative indirecte, soit comme une interrogative indirecte, selon les critères utilisés pour distinguer les deux types de constructions, que certains linguistes (notamment Sandfeld (1977 : 57 83)) ne dissocient pas. « Les réalisations instantanées [ les achèvements] sont des situations ponctuelles dont on n’envisage pas la durée, qui subissent un changement et qui ont une borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters (1996 : 106)).
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comparative, l’interprétation itérative est peu probable, y compris dans ce dernier cas 13. Les achèvements peuvent se construire avec des adverbiaux de manière. Par conséquent, comme exclamatif peut recevoir une interprétation qualifiante (Tu as vu comme il a trouvé la solution ; Tu as vu comme il est entré ; Tu as vu comme il a atteint le sommet ; Regarde comme il tombe) 14. Sa valeur reste largement indéterminée. L’interprétation qualifiante est également possible avec une comparative. Dans ce cas, les propriétés afférentes du comparant dans le domaine notionnel du prédicat verbal permettent une interprétation plus précise. Avec un verbe de déplacement dans l’espace, la manière peut être relative à la vitesse (Démarrer comme une fusée ; Partir comme une flèche), ou qualifier les circonstances qui accompagnent la réalisation du procès (Arriver comme (un chien dans un jeu de quilles + un cheveu sur la soupe)). Une comparative en comme peut également qualifier la réalisation de l’événement décrit : (10) (11)
(12)
Il est mort comme il a vécu / Il est mort comme on ne meurt plus (Brel). Pour chasser cet étrange assoupissement, le petit Chose se lève, fait quelques pas ; arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre comme une masse, foudroyé par le sommeil. (Daudet, Le Petit Chose) Le soleil entre comme une torche et met le feu partout. (Daudet, Le Petit Chose)
5. Les états 15 Certains états sont incompatibles avec un adverbe de manière stricto sensu ainsi qu’avec un adverbe quantifieur. Tel est notamment le cas de la souscatégorie des habituels (Il fume au sens de il est fumeur, Il chasse au sens de il est chasseur). La présence d’un adverbial qualifiant ou quantifiant 13
14
15
Dans Ils sont tombés comme des mouches, interprété à partir de ils sont tombés à la manière des mouches, i. e. en masse, s’il y a bien répétition d’un même procès (tomber), celui ci est attribué à des sujets différents appréhendés globalement (ils). L’acceptabilité est meilleure en construction indirecte, et avec l’emploi d’un temps autre que le présent : (?* Comme il entre ! ; ?* Comme il arrive ! ; ?* Comme il atteint le sommet !; ?* Comme il trouve la solution !). « Les états sont des situations qui ont une certaine durée et qui ne subdivisent pas de changement dans l’intervalle temporel pris en considération et qui n’ont pas de borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters 1996 : 105). Par ailleurs, de nombreux états apparaissent sous la forme être + Adj (être (malade + amoureux + etc.)). Ils ne sont pas pris en considération dans le cadre de cet article.
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provoque un changement de catégorie : dans il fume (beaucoup + élégamment), fumer ne correspond pas à un état, mais à une activité. Il en est de même avec comme exclamatif ou comparatif : dans Comme il a fumé dans sa jeunesse ! et Il fume comme un pompier, fumer ressortit à la catégorie des activités. D’autres états, sont incompatibles avec un quantifieur (cf. La fenêtre donne sur la cour, * La fenêtre donne beaucoup sur la cour ; Le repas consiste en un seul plat, * Le repas consiste beaucoup en un seul plat ; La maison domine la plaine, ?* La maison domine beaucoup la plaine) et compatibles avec des adverbes en –ment dont le statut d’adverbe de manière ne va pas de soi (La fenêtre donne (royalement + partiellement) sur la cour, Le repas consiste généreusement en un seul plat, La maison domine (magistralement + largement) la plaine) 16. Ces prédicats semblent peu compatibles avec comme comparatif ou exclamatif (cf. * Comme la fenêtre donne sur la cour ! ; * Comme le repas consiste en un seul plat !). Dans Comme la maison domine la plaine !, l’exclamation porte sur le degré d’assertabilité de la proposition 17, plutôt que sur le procès lui-même. Dans l’exemple (13), le prédicat (avoir raison) n’est compatible ni avec un adverbial de manière (* avoir sincèrement raison), ni avec un quantifieur (* avoir (beaucoup + très) raison) : (13)
Et comme tu as raison de dire que l’unique bonheur est l’effort continu ! car, désormais, le repos dans l’ignorance est impossible. (Zola, Le docteur Pascal)
Comme peut être interprété comme portant sur le degré d’assertabilité, ou bien comme un « adverbe de complétude » (Molinier & Lévrier 2000 : 209-214), lesquels « accompagnent des verbes et des adjectifs non gradables » (Ibid. : 189), proche de entièrement (avoir entièrement raison). Certains états sont pleinement compatibles avec comme exclamatif à interprétation qualifiante : (14)
16
17
Comme ce gaillard là connaît les filles de Paris !, dit Arnoux. (Flaubert, L’éducation sentimentale).
Toute la question est corrélée à la définition précise d’un adverbial de manière. D’un point de vue sémantique, les adverbiaux de manière, réputés modifier le déroulement d’un procès, sont en fait susceptibles d’en caractériser différents aspects (cf. Nilson Ehle 1941). De façon générale, les activités constituent la catégorie la plus apte à recevoir une modification adverbiale de manière. Enfin, les adverbes en ment utilisés dans les exemples cités ne répondent de façon homogène aux tests habituellement utilisés pour définir les adverbiaux de manière (question en comment, foyer de la négation et de l’interrogation, etc.). ce qui peut être glosé par « A quel point il est vrai que P ».
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Dans le cas des verbes à degré d’intensité qui expriment un sentiment, l’interprétation reste largement indéterminée : (15) (16) (17) (18)
Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait maintenant ! (Zola, Au Bonheur des dames) Hein, ce pauvre Maurice, comme je le plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans pain peut être !… (Zola, La débâcle) Comme il regrettait aujourd’hui son désintéressement ! (Zola, Le docteur Pascal) Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d’être heureuse, tout de suite, d’avoir une certitude, comme j’en ai souffert ! (Zola, Le docteur Pascal)
En effet, comme peut référer aussi bien à un haut degré du prédicat qu’à une forme de manière qualifiante, correspondant à la manière dont le sujet syntaxique éprouve le sentiment en question (cf. (plaindre + regretter) sincèrement), et il n’est généralement pas possible de trancher entre ces deux interprétations. Cette particularité est corrélée caractère atélique des états : l’interprétation de la variante quantifiante est nécessairement comptable (cf. Borillo 1998), et donc moins distincte de l’interprétation qualifiante que dans le cas des situations téliques. Les comparatives en comme se construisent avec les états dans des conditions analogues. L’interprétation qualifiante est fréquente (aimer comme un enfant ; aimer comme un frère). L’interprétation quantifiante est également possible (aimer comme un fou), et correspond à une réinterprétation de la manière (aimer comme un fou = à la manière d’un fou = beaucoup). Dans de nombreux exemples, les deux interprétations ne peuvent être dissociées : (19) (20)
[…] ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la soie, brillaient comme de l'or au soleil. (Mérimée, Colomba) Le plancher de la sellerie luisait à l'oeil comme le parquet d'un salon. (Flaubert, Madame Bovary)
6. Les accomplissements 18 Les accomplissements sont des situations téliques, et dans ce contexte, un quantifieur reçoit une interprétation comptable (cf. Borillo 1989). Selon Borillo (1989 : 228), « une situation peut être soumise à la répétition si elle 18
« Les accomplissements sont des situations qui ont une certaine durée, qui subissent un changement dans l’intervalle de temps pris en considération et qui ont une borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters 1996 : 106).
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manifeste le trait de reproductibilité » (Il a beaucoup joué cette pièce ; Il a beaucoup écouté ce disque ; Il a beaucoup chanté ce refrain). En revanche, « si l’objet disparaît ou s’il est substantiellement modifié au cours de l’action, il est pratiquement impossible de répéter la situation avec le même objet » (Ibid. : 228), ce qui se produit lorsque « l’argument représente un objet dont l’existence même est liée à l’action exprimée par le verbe » (Ibid. : 226). Tel est le cas de « verbes comme fabriquer, produire, créer, construire… […] consommer, détruire, anéantir… » (Ibid. : 226), ou encore « manger un N, écrire un N, supprimer un N […] fumer une cigarette, éteindre un incendie, peindre un portrait » (Ibid. : 226). Ces prédicats sont donc difficilement compatibles avec un quantifieur (* Il a beaucoup produit ce film, * Il a beaucoup supprimé toute concurrence, * Il a beaucoup éteint l’incendie), et les énoncés du type Il a beaucoup mangé cette pomme, Il a beaucoup tricoté ce pull, Il a beaucoup fumé cette cigarette ne sont acceptables que si l’argument interne désigne non pas un objet, mais un type d’objet (Ibid. : 226), en l’occurrence une variété de pommes, un modèle de pull ou une marque de cigarette 19. Comme exclamatif à valeur quantifiante est compatible avec les accomplissements dans les mêmes conditions que beaucoup (cf. Comme il a joué cette pièce ! ; Comme il a écouté ce disque ! ; Comme il a chanté ce refrain ! ; Comme il a traversé la rivière, cet été là ! vs * Comme il a produit ce film ! ; * Comme il a éteint l’incendie et ? Comme il a mangé cette pomme ! ; ? Comme il a tricoté ce pull !, ? Comme il a fumé cette cigarette !). Le fait que le prédicat verbal permette une interprétation quantifiante de la variable n’exclut pas la possibilité d’une interprétation qualifiante :
19
Les glissements entre la catégorie des accomplissements et celle des activités sont fréquents et réguliers : la présence ou l’absence de complément joue un rôle important (manger ou écrire sont des activités, tandis que manger une pomme ou écrire une lettre sont des accomplissements). De plus, Borillo (1989 : 225) indique que le déterminant du SN objet joue également un rôle dans la catégorisation du prédicat : les déterminants partitifs (Manger (du riz + des gâteaux) engendre une interprétation massive (activité), tandis que les déterminants définis ou quantitatifs (Manger un bol de riz ; Manger (le + les + un + trois) gâteau(x)) engendrent une interprétation comptable (accomplissement). Enfin, certains prédicats sont compatibles aussi bien avec un complément de forme en + durée, caractéristique des situations téliques, qu’avec un complément de forme pendant + durée, caractéristique des situations atéliques. Le même syntagme verbal peut donc, selon le type de complément temporel qui l’accompagne, ressortir à la catégorie des accomplissements (Il a lu un roman en une heure) ou à celle des activités (Il a lu un roman pendant une heure, exemples repris de Borillo 1989 : 224).
190 (21)
Estelle Moline Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité ! (Flaubert, Madame Bovary)
L’aspect lié au temps grammatical utilisé exerce une influence sur l’interprétation : l’aspect inaccompli induit plutôt une interprétation qualifiante (Comme il joue cette pièce ! ; Comme il traverse la rivière ! ; Comme il fume cette cigarette ! 20) tandis que l’aspect accompli induit plutôt une interprétation quantifiante (cf. les exemples donnés ci-dessus). L’interprétation qualifiante de comme exclamatif est possible également dans des contextes qui excluent l’interprétation quantifiante : (22)
Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le sol ! (Musset, cit. Riegel et al. (1994 : 404))
La valeur de comme reste largement indéterminée : la variable active un type de manière corrélé à la structure sémantique du prédicat verbal, et le contexte permet éventuellement de choisir entre plusieurs interprétations possibles. Enfin, les accomplissements qui décrivent un processus (vieillir, grossir, maigrir, grandir, changer, embellir, pousser, fondre, etc.) se construisent sans difficulté avec comme exclamatif (Comme il grandit ! ; Comme il a grandi !). L’aspect lié au temps grammatical a une incidence sur l’interprétation : l’aspect accompli met l’accent sur le résultat et tend à induire une lecture quantifiante (Il a beaucoup grandi), tandis que l’aspect inaccompli souligne le processus et tend à induire une notion de vitesse (Il grandit rapidement) 21. L’interprétation quantifiante d’une comparative, peu fréquente, est contrainte par les mêmes paramètres, en l’occurrence la reproductibilité de la situation (cf. Il change d’idée comme on change de chemise vs ?* Il mange sa soupe comme (un ogre + un oiseau) 22). Avec des prédicats décrivant un processus, la manière peut référer à la vitesse (pousser comme un champignon ; fondre comme neige au soleil), ou qualifier le résultat du processus (Aussi poussa t il comme un chêne, Flaubert). Avec les prédicats 20
21
22
L’acceptabilité est corrélée au type de déterminant qui accompagne le SN objet (cf. Comme il (fume + a fumé) cette cigarette ! et Comme il (fume + a fumé) la cigarette ! vs * Comme il (fume + a fumé) une cigarette !). De façon générale, le déterminant indéfini singulier paraît peu compatible avec une exclamative en comme. Ces deux notions sont d’ailleurs très proches, la vitesse pouvant être interprétée comme une forme de quantification dans le temps (vite beaucoup en peu de temps). vs Il mange sa soupe comme un cochon et Il mange comme (un ogre + un oiseau), manger sans complément ressortissant à la catégorie des activités.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu
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décrivant un déplacement dans l’espace, le comparant peut induire une interprétation relative à la vitesse (cf. (23)), mais d’autres types de manière (cf. (24)) ne sont pas exclus : (23)
(24)
Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine. (Flaubert, Bouvard et Pécuchet) Le roulement des voitures, qui ébranlait par instants les dalles, passait comme une batterie funèbre de tambours, dans l’air immobile, étouffé sous le plafond bas. (Zola, Au Bonheur des dames)
De même, dans le domaine temporel, la vitesse, bien que saillante, ne constitue pas la seule interprétation possible : (25) (26)
Le temps a passé comme un charme. (Aragon) De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige. (Zola, Au Bonheur des dames)
De façon générale, les comparatives en comme à valeur qualifiante sont compatibles avec les accomplissements, et permettent, en fonction de la structure sémantique du prédicat et des propriétés attribuées au comparant, d’induire différents effet de sens : (27) (28) (29) (30)
Ils contemplaient ceux [ les nuages] qui s'allongent comme des crinières […] (Flaubert, Bouvard et Pécuchet) la vieille fille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues. (Balzac, Le père Goriot) Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso comme un furieux. (Mérimée, Colomba) Elle se referme comme une porte. (CharlElie, Elle se replie)
7. Les activités 23 Dans ce cas, comme exclamatif active une manière remarquable au sens propre en raison de son caractère inhabituel et/ou inattendu. Le champ des manières possibles, quoique contraint par le sémantisme du verbe, reste largement ouvert, et hors contexte, l’interprétation précise du type de manière en question s’avère à peu près impossible (Comme il dort ! ; Comme il mange ! ; Comme il travaille !). Le contexte explicite partiellement 23
« Les activités sont des situations qui ont une certaine durée, qui subissent un changement dans l’intervalle de temps pris en considération, mais qui n’ont pas de borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters 1996 : 105 106).
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l’indéfinition, en permettant d’éliminer certaines interprétations. Par exemple, en (31) : (31)
Tiens ! dit elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là bas… comme il marche ! Il a son cor, ajouta Pauline qui s’était penchée. (Zola, Au Bonheur des dames)
le prédicat verbal est compatible avec un quantifieur (marcher peu + beaucoup), avec un adverbe référent à la vitesse (marcher (rapidement + lentement)) et avec toutes sortes d’adverbiaux de manière (marcher avec difficulté + en zigzaguant + silencieusement + tristement + etc.). Certains types de manière, plus spécifiquement liés au sémantisme de marcher, peuvent être activés par un adverbial de manière qu- 24. Dans l’exemple (31), le contexte permet d’écarter certaines interprétations non pertinentes, en l’occurrence une interprétation quantifiante (glosable par « il marche beaucoup ») ou une des valeurs ayant trait à la vitesse (en l’occurrence, « il marche rapidement »), lesquelles seraient possibles dans d’autres contextes. Comme peut correspondre à un degré de vitesse remarquablement faible (« il marche très lentement »), mais cette interprétation n’est pas la seule possible : il peut s’agir tout aussi bien d’une autre manière de marcher, présentée comme remarquable parce qu’inhabituelle et donc inattendue. Le plus souvent, il est difficile de choisir entre plusieurs interprétations possibles. En (32) : (32)
Vous voilà donc ! … Comme je vous ai attendue, depuis hier ! (Zola, Au Bonheur des dames)
le prédicat ayant trait au domaine temporel, une interprétation quantifiante (glosable par « longtemps ») semble pertinente. Cependant, d’autres interprétations sont également possibles (glosables par « impatiemment », « fébrilement », « désespérément », « avec inquiétude », « avec ferveur », etc.), et rien ne permet d’établir avec certitude quelle pourrait être LA bonne interprétation. L’aspect lié au temps grammatical peut infléchir l’interprétation : avec un aspect imperfectif (Comme je t’attends !), le procès est présenté comme étant en cours de déroulement, et donc l’interprétation quantifiante semble peu probable, tandis qu’avec un aspect perfectif (Comme je t’ai attendu !), le procès est présenté comme ayant eu lieu, et il s’agit d’une des interprétations possibles.
24
Il est à peu près aussi difficile de construire une comparative en comme signifiant marcher silencieusement ou marcher tristement que manger silencieusement.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu
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Associé à une activité, comme exclamatif conserve une valeur sémantique largement indéfinie. En raison de l’atélicité, le quantifieur reçoit une lecture massive (cf. Borillo 1989), et les interprétations qualifiante et quantifiante de comme exclamatif ne sont pas clairement délimitées. L’interprétation sémantique des comparatives est plus aisée, dans la mesure où les propriétés afférentes du comparant vont permettre d’identifier le type de manière en jeu. Certains verbes de « manière de déplacement » sont régulièrement associés à la notion de vitesse (marcher comme un escargot, détaler comme un lapin, courir comme un dératé, etc.), mais d’autres type de manière sont également possibles ((marcher + tituber) comme un homme ivre ; errer comme une âme en peine) : (33)
Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j'ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. (Balzac, Le colonel Chabert)
D’autres verbes de « manière de déplacement » (par exemple nager) n’activent pas la notion de vitesse, mais un jugement axiologique sur la manière de réaliser le procès 25, positif (nager comme un poisson) ou négatif : (34)
[…] même quand tu nages comme une savate, tu es obligée de flotter. (Japrisot, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil)
Les verbes qui décrivent une « manière de parler » se construisent avec des comparatives ayant trait à l’aspect sonore de la production orale, qu’il s’agisse du volume (cf. (crier + gueuler) comme (un putois + un sourd)) ou de la qualité de la voix : (35)
Alors sa femme, assise près de la porte avec un grand panier sur les genoux recommençait les mêmes protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée. (Flaubert, Bouvard et Pécuchet)
La comparative peut également correspondre à un jugement axiologique relatif au contenu des paroles et/ou de la manière de s’exprimer (parler comme une harengère ; jurer comme un charretier ; parler comme un livre). Il peut être hors contexte impossible de déterminer si le jugement
25
Nager décrit une manière de se déplacer moins naturelle pour l’humain que la locomotion bipède, d’où les différences constatées dans le type de manière susceptible d’être induit par ce verbe.
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axiologique concerne le contenu ou la réalisation matérielle (écrire comme un cochon) 26. La structure sémantique de dormir (cf. Geuder 2006 : 121-122) contient une composante ayant trait à la qualité du sommeil, laquelle peut être qualifiée par une comparative en comme (Dormir comme (une souche + un bienheureux + un bébé)). De même, la structure sémantique d’écouter possède une composante relative à la qualité de l’écoute : (36)
Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fées, eut un léger frisson (Zola, Au Bonheur des dames)
De façon générale, la qualité de la réalisation du procès, glosable par bien ou mal, constitue une des manières particulièrement saillantes pour les activités. Enfin, l’interprétation quantifiante est possible : elle résulte alors d’une réinterprétation de la manière en fonction des propriétés du comparant dans le domaine notionnel décrit par le verbe (manger comme (un ogre + un oiseau) ; dormir comme (un loir + une marmotte) ; pleuvoir comme (vache qui pisse + pendant la mousson), etc.). 8. Conclusion J’ai proposé ici une première approche de la corrélation entre le mode d’action et l’interprétation des adverbiaux de manière qu-. Dans le cas des situations téliques, l’interprétation qualifiante (Regarde comme il tombe ; Regarde comme il éteint l’incendie) est clairement distincte de l’interprétation quantifiante, cette dernière étant nécessairement itérative (Comme il est tombé, pendant cette période ! ; Comme il a chanté ce refrain !). La valeur itérative est rarement associée aux comparatives en comme (Il change d’idée comme on change de chemise), ce qui corrobore l’hypothèse d’une valeur essentiellement qualifiante. Par ailleurs, les accomplissements admettent plus facilement une forme de quantification que
26
Cf. Nilson Ehle (1941 : 37) : « Certains verbes ont un sens complexe dont différents éléments se laissent qualifier séparément par un adverbe. Ainsi, avec des verbes du type parler, dire, écrire, répondre, etc., suivant qu’il est question du caractère extérieur de l’action (qualité de la voix, de l’orthographe, de l’écriture, etc.) ou de son caractère intérieur (c’est à dire des idées exprimées, le sens des paroles énoncées ou écrites, la qualité de la phrase au point de vue de la construction logique ou de l’expression stylistique, etc.) ». L’auteur illustre son propos par la différence par écrire lisiblement et écrire clairement, écrire clairement pouvant qualifier soit « l’aspect extérieur » (i.e. l’écriture) soit « l’aspect intérieur » (i.e. le contenu).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu
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les achèvements. La qualification du procès est possible avec ces deux types de prédicat. Dans le cas des situations atéliques, un quantifieur reçoit une lecture massive, et les deux interprétations (qualifiante et quantifiante) ne sont pas nettement dissociées. La valeur précise de la plupart des exclamatives est indécidable (Comme il dort ! ; Comme il souffre !), et le contexte permet éventuellement d’éliminer des interprétations non pertinentes. L’interprétation quantifiante d’une comparative résulte de la réinterprétation d’une manière essentiellement qualifiante (aimer comme un fou ; manger comme un ogre). Les activités se construisent aussi bien avec un adverbe quantifieur qu’avec un adverbe de manière stricto sensu. L’interprétation des comparatives est établie en fonction des propriétés afférentes du comparant dans le domaine notionnel du prédicat verbal, et correspond à un type de manière particulièrement saillant corrélé au sémantisme de ce prédicat. Les états présentent un panorama plus diversifié, dans la mesure où seuls certains prédicats admettent pleinement les deux interprétations. L’interprétation du type de manière est fortement corrélée aux propriétés sémantiques du prédicat verbal support de l’exclamation ou de la comparaison. La description précise d’un nombre important de verbes est nécessaire afin de déterminer quels adverbiaux de manière sont susceptibles de modifier quels prédicats et d’identifier les types de manière les plus saillants susceptibles d’être activés par les adverbiaux de manière qu-. Références Abeillé, A. ; Doetjes, J. ; Molendijk, A. : De Swart, H. (2003). Adverbs and quantification, in : F. Corblin ; H. de Swart (eds), Handbook of French semantics, Standford: CLSI. Bacha J. (2000). L’exclamation. Approche syntaxique et sémantique d’une modalité énonciative, Paris : L’Harmattan. Borillo, A. (1989). Notions de massif et de comptable dans la mesure temporelle, in : J. David ; G. Kleiber, (éds), Termes massifs et termes comptable, Paris : Klincksieck, 215-238. Desmets, M. (2001). Les typages de la phrase en HPSG : le cas des phrases en comme, Thèse de Doctorat nouveau régime, Université Paris-X. Desmets, M. (2008). Constructions comparatives en comme, Langue Française 159 : 33-49. Fuchs, C. ; Le Goffic, P. (2005). La polysémie de comme, in : La Polysémie, PUPS, 267-291. Gervisse M. (1986). Le bon usage, 12ème édition refondue par A Goose, Paris-Gembloux : Duculot. Geuder, W. (2000). Oriented Adverbs. Issues in the Lexical Semantics of Event Adverbs, PhD.
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Enrichissement épistémique du futur∗ Patrick MORENCY Université de Neuchâtel
1. Introduction En français, l’usage des temps futurs pour exprimer une modalité épistémique à propos de la proposition énoncée a fait l’objet de nombreuses 1 études et est connu sous une variété de noms (« futur conjectural », « d’hypothèse », « putatif » ou « épistémique »). Toutes ces appellations focalisent sur un fait commun : l’utilisation d’un futur simple ou antérieur pour exprimer un jugement du locuteur, donc subjectif, à propos d’un procès dont la certitude n’est pas avérée au moment de parole. Cet article a pour but une description opératoire de l’usage épistémique ; ainsi, nous explorerons quelques-unes des composantes – la prédiction et la probabilité – que les usages des temps futurs ont en commun, qu’ils soient temporels ou modaux, pour amorcer une explication du futur épistémique en termes d’enrichissement pragmatique. Ainsi nous proposerons une explication plus contextuelle aux limitations d’usage du futur épistémique, notamment en présentant des contre-exemples ou des exemples dont l’appréciation traditionnelle est discutable. Nous terminerons par un regard sur certaines expressions qui facilitent une lecture épistémique des temps futurs. Pour illustrer d’emblée le phénomène, citons l’énoncé suivant qui exemplifie bien l’usage épistémique du Futur Simple : (1)
[on sonne à la porte] Ce sera le facteur.
Il est clair ici qu’on ne parle pas d’un événement se déroulant dans le futur, mais d’un événement qui vient de se produire. La définition classique de ce type d’usage des futurs simple et antérieur fait intervenir la modalité épistémique ; il est évident que le sens d’un énoncé comme (1) ne peut être épuisé par une valeur de vérité future, puisqu’il est mutuellement manifeste que l’état de fait décrit par l’énoncé concerne le présent. On l’explique ∗
1
J’aimerais remercier Cécile Barbet, Steve Oswald et Louis de Saussure pour leurs commentaires à propos et les nombreuses discussions stimulantes sur ce sujet, ainsi que les participants au colloque AFLS 2007, en particulier Patrick Caudal et Pierre Larrivée. Cf., entre autres, Damourette & Pichon (1911 36), Nef (1984) et Martin (1987), et, plus récemment : Rocci (2000), Dendale (2001), Celle (2004), Borillo (2005). © Cahiers Chronos 21 (2010) : 197 214.
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comme un usage modalisé qui permet d’exprimer une proposition que le locuteur juge probable. Nous proposons une explication issue de la pragmatique procédurale (cf. Saussure 2003), selon laquelle la procédure encodée dans les temps futurs permet l’enrichissement épistémique que nous obtenons en (1). Dans un article précédent (Morency & Saussure 2006), nous avions évoqué l’arrière-plan théorique que nous voulions mobiliser pour traiter cette problématique ; nous le rappelons brièvement ici. Premièrement, nous nous basons sur la Théorie de la Pertinence (Sperber & Wilson, 1995), selon laquelle le rapport entre le coût de traitement (effort) et l’effet obtenu pour le destinataire est primordial : plus l’effet d’un énoncé est élevé pour un moindre effort, plus l’énoncé sera pertinent. Il s’ensuit que, par principe, si un locuteur utilise une forme épistémique dans son énoncé, il ajoute alors un surcroît d’information à traiter, qui sera compensé par la reconnaissance par le destinataire que le locuteur communique non seulement l’information dérivable de la proposition elle-même mais également son attitude modale face à cette information. Mais une modalité implicite, comme le futur épistémique, ajoute encore un élément supplémentaire, que nous développerons plus loin, élément absent de la variante (2) dans laquelle la modalité est exprimée de manière explicite. (2)
[on sonne à la porte] C’est probablement le facteur.
Une autre notion que nous emploierons dans cette étude est la distinction faite par Sperber & Wilson (1995) entre usages descriptifs et usages non descriptifs (ou interprétatifs). Le premier type d’usage se rencontre lorsque la représentation énonciative est une description des états de choses réels ou désirables (en réalité : lorsque l’énoncé représente une pensée du locuteur à propos d’un état du monde). Le second est soit une interprétation d’une pensée ou d’un énoncé allocentrique d’un état de choses réel ou désirable, soit une interprétation d’un état de choses entretenu d’une 2 manière particulière (Sperber & Wilson 1995 : 231-232). Selon Saussure (2003 et 2005), tout usage d'un temps verbal utilisé pour communiquer autre chose que le temps est considéré comme un usage non descriptif. Nous postulons que c'est en usage non-descriptif que sont produits des énoncés marqués épistémiquement par le temps verbal. En effet, dans ces occurrences, L ne dit pas P mais dit quelque chose à propos de P : P est enchâssé dans une modalité épistémique ; de plus, n’est pas produit par une marque explicite mais résulte d’un enrichissement pragmatique. Notre hypothèse de travail sera que l’effet épistémique du futur repose sur une 2
« an interpretation of some thought which it is or would be desirable to entertain in a certain way » (1995 : 231)
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projection de S3 déléguée à une subjectivité tierce. Pour en rendre compte, nous utiliserons la distinction héritée de Ducrot puis développée abondamment dans la théorie de la pertinence entre expressions 4 conceptuelles et procédurales . Saussure (2003) applique cette notion de procédure aux temps verbaux, en proposant d’introduire pour la description modélisée un algorithme qui fournit les instructions encodées par des expressions temporelles afin de prédire les interprétations possibles (qu'elles soient temporelles ou d'un autre type). L'utilité d'une procédure sera donc de distinguer entre l’usage par défaut d'un temps verbal (usage descriptif) et un usage qui semble s’écarter de la sémantique de base de ce temps, autrement dit un usage non-descriptif. Nous postulons que le futur simple épistémique et le futur antérieur épistémique sont, ainsi, des usages non-descriptifs. 2. Fonctionnement du futur épistémique Dans l’exemple (1) ci-dessus, l’interlocuteur récupère une forme logique du type ([facteur, être à la porte] sera le cas), mais à propos d’un procès dont il est mutuellement manifeste qu’il s’est déjà déroulé ou est en train de se dérouler. L’interprétation obtenue de ces énoncés est en réalité plus proche de (le locuteur croit [facteur, être à la porte] est vraisemblable). L’hypothèse généralement admise est que si le locuteur n’utilise pas un présent pour exprimer [facteur, être à la porte] c’est parce qu’il ne veut ou ne peut pas l’affirmer avec certitude. Dans Morency & Saussure (2006), nous développions l’hypothèse selon laquelle le Locuteur projette un sujet de conscience dans le futur, un moment où il pourrait avoir cette certitude, exprimant ainsi que son propos est vérifiable dans l’avenir5. Selon nous, cet usage du futur est un enrichissement pragmatique, réalisé sur la base de la sémantique fondamentale du futur et de contraintes contextuelles. Ainsi, le futur épistémique implique de comprendre l’énoncé comme exprimant une projection d’un sujet de conscience allocentrique dans le futur. La procédure encodée par le futur simple prévoit, selon nous, le recalcul de ce temps verbal d’après une variable contextuelle qui ajoute un point S’ qui représente le 3
4
5
Cf. les Coordonnées de Reichenbach (1947), S moment de parole ; E moment de l’éventualité ; R moment de référence. Blakemore (1987) fonde cette distinction en posant que la plupart des connecteurs n’encodent pas des concepts mais des instructions, c’est à dire une procédure, déterminant les inférences à tirer pour comprendre les énoncés. Cf. également Blakemore (2000) et Luscher (1998). L’hypothèse de Moeschler (1998) que les temps verbaux sont des expressions procédurales est développée en détail par Saussure (2003), qui par ailleurs propose une manière algorithmique d’envisager ces procédures. Voir Morency & Saussure (2006 : 58 62), pour une discussion plus détaillée de la vérifiabilité en usage épistémique.
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potentiel de vérifiabilité dans un moment futur . Nous postulons une procédure similaire pour l’usage épistémique du futur antérieur, où le participe passé constitue l’état résultant qui sert de conclusion supposée pour une perception indirecte (i.e. inférée) de sa cause. Dans Morency & Saussure (2006) nous avions aussi évoqué l’éventualité que le futur périphrastique puisse être utilisé de façon épistémique, ainsi que, peut-être de manière moins évidente à saisir, l’usage d’un futur épistémique utilisé avec une valeur proprement future (ibid.). Avant d’aller plus loin dans notre description du fonctionnement de l’usage épistémique, nous devons brièvement mentionner notre position quant à la temporalité et la modalité des temps verbaux exprimant le futur. La dichotomie entre ces deux notions a été remise en cause par bon nombre de 7 travaux récents, par exemple Vetters (1996) et Gosselin (2005) . Notre point de vue à cette égard est que les temps verbaux peuvent contenir aussi bien une composante modale que temporelle ; ainsi, ce sera lors du traitement pragmatique d’un énoncé contenant un futur simple (ou antérieur) que l’une ou l’autre composante sera plus saillante et donc plus pertinente. Nous pensons que ces deux composantes sont toujours co-présentes dans les temps futur, aucune n’éliminant totalement l’autre. 2.1. Prédiction objective et subjective Nous évoquions ci-dessus la proximité conceptuelle du futur temporel et du futur modal. Mais qu’est-ce qui les sépare, hormis la discordance de la référence vis-à-vis l’événement ? Les deux usages, temporel et « épistémique », mobilisent deux notions essentielles : la prédiction et la probabilité. Puisque ces deux notions font partie intégrante du temps et de la modalité, et qu’il est difficile, voire impossible, de les dissocier, leur utilité en tant que critères de différenciation semble limitée (pour les temps du futur) ; néanmoins nous suggérons qu’il y a là une complexité qui se révèle tout à fait pertinente, après avoir regardé de plus près comment ces deux notions fonctionnent en langue. Nombre de chercheurs (cf. Nef 1981, Kratzer 1981, et Enç 1996) et de grammairiens (cf. Biber, 1999) considèrent que la prédiction est un élément primordial des temps du futur, que ce soit dans le Futur simple français ou dans l'auxiliaire will exprimant le futur en anglais (et 6 7
Cf. à ce sujet Rocci (2000 : 269 270). Gosselin (2005 : 75) précise à propos de cette dichotomie : « cette assimilation temporel à réel, certain… et de modal à irréel, incertain… qui fonde la dichotomie exclusive entre temporalité et modalité nous paraît injustifiable tant au plan conceptuel que du point de vue empirique. Car ce qui est simplement possible ou incertain, voire impossible, est tout autant situable dans le temps (…) que ce qui est réel. ».
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probablement toutes les langues en tant qu’universel linguistique). Que la prédiction fasse partie des temps du futur ne fait aucun doute, mais comment s'interface-t-elle avec les usages épistémiques? En d'autres termes, comment différencier une prédiction d'un temps futur de celle d'un usage épistémique? Notre hypothèse est que la prédiction d'un temps futur n'est pas identique à une prédiction de type épistémique, et ce, pas uniquement à cause de la référence à un événement futur versus présent ou passé. Soient les exemples (3) à (7), tous des usages a priori temporels : (3) (4) (5) (6) (7)
Le soleil se lèvera à l’est. Ce verre se cassera au contact du sol. Le soleil asséchera les rivières et les lacs. Le toast tombera du côté beurré. L’autoroute sera fermée.
L’exemple (3) est une trivialité, et donc exprime un fait réputé certain. Pour l’énoncé (4), nos connaissances des lois de la physique le rendent également parfaitement prévisible, pour autant qu’il s’agisse d’un verre fait de verre et non de tout autre matériau capable de résister à l’impact, ou que la moquette soit particulièrement épaisse etc. ; néanmoins, le fait décrit par (4) est plus contingent, donc la fiabilité de la prédiction est plus sensible au contexte. L’exemple (5) semble présenter une prédiction plus risquée : lorsqu’il est prononcé par un climatologue nous mettant en garde contre le réchauffement de la planète, nous comprenons tous à quel point cela est vraisemblable, sans en être totalement certain (peut-être s’est-il trompé dans ses calculs ou peutêtre que cet état futur est évitable). L’énoncé (6) décrit quant à lui un événement équiprobable (excepté si l’on considère le pourcentage de chance minime que le côté beurré sera le côté qui touche le sol à cause du poids du beurre), et donc la prédiction apparaît comme beaucoup plus risquée, s’apparentant déjà assez clairement à une opinion, c’est-à-dire à une modalité. Enfin, l’exemple (7) reste une prédiction similaire à l’énoncé en (6), à ceci près que (7) est potentiellement plus subjectif s’il est manifeste qu’il s’agit d’une spéculation du locuteur, marquant ainsi un peu plus l’énoncé de l’appréciation du locuteur. Nous proposons une échelle allant d’une prédiction objective à une prédiction subjective ; à chaque étape le champ de connaissances se restreint. Pour le destinataire de ces énoncés, en (3) la réalisation de la prédiction ne dépend aucunement du locuteur, alors qu’en (7), il serait qualifié de subjectif, avec le locuteur comme source principale de l’information. C’est peut-être l’un des aspects qui permettent une lecture épistémique au présent : (3’) (7’)
[En ce moment] le soleil se lèvera à l’est. [En ce moment] l’autoroute sera fermée.
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Si nous remplacions « en ce moment » par « demain », nous aurions une prédiction à propos du futur – nous voulons ici insister sur le fait que cette prédiction peut également être épistémique. Il semblerait donc que le Futur Simple, dans ce type d’exemple, soit aussi bien temporel que modal. Selon nous la distinction entre (3) et (4) et (7) est d’ordre évidentiel, au sens de Willett (1988) et Dendale (2001), où l’évidentialité est la source de l’information attribuée à un énoncé. La différence dans la prédiction réside ainsi dans les prémisses utilisées par le locuteur pour arriver à la conclusion qu’il présente (dans les cas qui nous concernent) de manière épistémique. Autrement dit, le locuteur offre une prédiction qu’il a calculée sur la base de prémisses. Dans le cas d’une prédiction « objective » les prémisses utilisées pour l’inférence sont accessibles (sont présentes dans les connaissances encyclopédiques des interlocuteurs) – les exemples (3) et (4) ci-dessus. Lors d’une prédiction « subjective », les prémisses sont moins accessibles, parfois même beaucoup moins accessibles, comme en (5) – (7). L’aspect évidentiel est récupérable dans l’interprétation du destinataire, qui attribuera l’information au domaine du « sens commun » dans le premier cas, ou comme une projection du locuteur, dans le second. Pour récapituler, nous avons en (3) et (4) des prédictions de type aléthique, où la prédiction se verra confirmer presque sans exception. Dans ce genre de cas, la prédiction est faite sur la base de connaissances qui, en principe, ne changent pas suffisamment pour l’invalider. Les énoncés (3) et (4) seront donc nécessairement vrais le jour ou le moment après leur énonciation, sauf, bien sûr, en cas de destruction du soleil, ou de verre incassable. En (5)-(7) les énoncés évoquent une prédiction qui ne sera pas nécessairement vraie, puisque le phénomène qu’on projette a moins de chance d’être le cas que l’état de choses décrit en (3). La seule différence qu’on peut attribuer à la prédiction dans le futur descriptif et le futur épistémique est que le premier est une prédiction « neutre » à propos d’un fait futur alors que la dernière est une prédiction subjective à propos d’un fait passé présent ou futur. Ce type d’énoncé informe le destinataire du fait que la prédiction est une inférence subjective, et donc que cette prédiction est prise en charge uniquement par le locuteur ; ceci n’est pas le cas de (3) ou (4), où la prédiction est (plus) objective, puisque l’inférence se fait sur la base de prémisses connues de tous (dans ce cas-ci, le trajet quotidien du soleil), d’où le caractère presque trivial. 2.2. Probabilité et degré de certitude Nous venons de voir que la prédiction et la probabilité semblent se compléter comme en (3) et (7) ou que les prédictions exprimées peuvent être jugées plus ou moins probables par le destinataire suivant l’objectivité ou la
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subjectivité des prémisses en jeu. Mais dans les énoncés qui comportent une modalité épistémique (qu’elle soit affichée ou non), un facteur autre que la subjectivité ou l’objectivité des prémisses entre dans le calcul : le degré de certitude. Le degré de certitude sera déterminant pour l’interprétation de l’énoncé : savoir si le locuteur croit simplement possible une proposition ou s’il la croit probable voire presque certaine aura des conséquences pour l’appréciation du destinataire. Il nous reste donc à détailler ces degrés et hiérarchiser les termes les exprimant ; nous parlerons d’échelle épistémique. Prenons les énoncés suivants : (8) (9) (10) (11)
C’est peut être le facteur. C’est probablement le facteur. Ce doit être le facteur. Ce sera le facteur.
Dans ces exemples, l’intuition pragmatique nous dit que le locuteur communique qu’il entretient une croyance au sujet de la vérité de l’état de choses avec une certaine force, et cette force varie d’un cas à l’autre. En (8), il exprime que la proposition [être le facteur (x)] est possible: c’est une spéculation avec un degré de croyance faible ou moyenne ; pragmatiquement, (8) communique uniquement la possibilité qu’il s’agisse du facteur. En (9), le locuteur exprime que l’état de choses est plus que possible, autrement dit un degré de croyance plus fort que la possibilité neutre (ou pure), mais non maximal. En (10), le degré de croyance est toujours moins que maximal mais plus que probable, P est présentée comme presque certaine, au moins dans certaines lectures, ce que probablement ne permet pas. A cause de son lien avec la nécessité, devoir en (10) permet en effet de communiquer que P ne peut être que vraie étant données les informations accessibles (l’heure, la façon de sonner à la porte, le chien qui aboie etc.), alors qu’il est mutuellement manifeste aux interlocuteurs qu’il s’agit malgré tout d’une hypothèse, ce qui exclut la lecture aléthique (la forme avec devoir est ainsi justifiée par rapport à un présent seul, qui aurait alors valeur aléthique). De la sorte, (10) dans un contexte où il est mutuellement manifeste qu’il n’y a pas de preuve décisive qu’il s’agisse du facteur, se distingue de sa lecture déontique8. En (11), le locuteur exprime une probabilité assez proche de celle exprimée en (9), mais il nous semble que la forme future génère un ensemble d’effets sophistiqués qui vont au-delà de cette simple question. Si cette forme génère un effort particulier, car l’état de choses n’est pas futur mais bien présent, il faut justifier ce coût par la production d’un effet riche, que nous
8
Cf. aussi Dendale (2001) pour une étude contrastive de devoir épistémique et du futur épistémique.
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verrons ci-dessous. Il est sans doute à présumer que cette production d’effet tient également au caractère implicite de la modalité. Pour en revenir à la notion d’échelle épistémique, nous pouvons tester ces différences de degré de certitude par le biais d’une complémentation par “et même B” et qui porte sur le renforcement de la modalité sur son échelle, dans une séquence du type A et même B. Lorsque cette complémentation fonctionne, il y a renforcement de A par B; quand elle ne fonctionne pas, c'est qu'il faut modifier A, ce qui implique une réinterprétation de A, qui est annulé (ou remplacé). Cela est dû au fait que le renforcement n’est par nature pas contradictoire, tandis que l’amoindrissement l’est. Par exemple : (12) (13) (14) (15) (16) (17)
C'est peut être le facteur, et même probablement (lui). ? C'est probablement le facteur, et même peut être (lui). Ce sera le facteur, et même ce doit être lui. ? Ce doit être le facteur, et même ce sera lui. ? Ce sera le facteur, et même c’est peut être lui. ? Ce sera le facteur, et même c'est probablement lui.
Dans l'exemple (17) au futur, l'énoncé semble étrange, probablement du fait que la reformulation est d'une force plus ou moins égale et semble donc sousinformative. L’intérêt, ici, n’est pas tant de prouver une évidence – i.e. qu’il y a des degrés différents qui sont répartis selon des formes linguistiques modales – mais qu’il y a concurrence, pour certaines formes, comme en (17), pour l’expression d’un degré modal similaire. Ceci exige d’avoir pour le futur épistémique une explication plus élaborée que la simple valeur épistémique. Notre hypothèse est que le degré de croyance exprimé par le locuteur, son attitude épistémique, pour les cas où il n’y a pas de marque explicite de modalisation (un modalisateur), est généré pragmatiquement par la confrontation des données sémantiques et du contexte. L’idée que nous voudrions poursuivre dans cette étude sur le futur épistémique est que la modalité n'étant pas ici explicite mais inférée, un effet de sens particulier est produit, contrastif avec le cas d’une modalisation en explicature (i.e. explicite). Nous avons déjà évoqué l’évidentialité, et c’est peut-être bien cela qui justifie la pertinence d’énoncés contenant un futur épistémique. Autrement dit, l’effort supplémentaire du traitement de (11) par rapport à (9) est contrebalancé par un effet particulier : le destinataire interprète alors que (11) est le fruit d’une inférence personnelle et que le locuteur s’engage sur cette prédiction, plus qu’il ne paraît le faire avec (9) où cette même prédiction est présentée de façon plus neutre. En d’autres termes le locuteur communique explicitement que son énoncé est le fruit d’une inférence personnelle en plus de communiquer qu’il croit probable P. Avec C’est probablement le facteur le locuteur communique une information qui aurait
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très bien pu lui être communiquée alors qu’avec Ce sera le facteur, il indique clairement qu’il est à la fois la source et le créateur de cette information ; il prend en charge la prédiction à laquelle il croît. Ainsi le calcul de la probabilité de P est le moteur du calcul de la prédiction : c’est après que le locuteur a inféré la probabilité de P qu’il offre cette prédiction. Cet usage est épistémique justement pour cette raison-là : un énoncé épistémique vise à communiquer la trace du calcul des probabilités du locuteur dans son énoncé, afin de permettre à son interlocuteur de connaître la force des prémisses qui lui sont communiquées – sans pour autant que ce dernier les connaisse directement. 3. Quelques contraintes sur l’enrichissement épistémique L’enrichissement épistémique, tel qu’il est exemplifié par le futur putatif, a été décrit comme ayant quelques limitations fortes qui empêchent une utilisation facilement interprétable et comme étant donc un phénomène peu représenté en français contemporain. Dans la littérature, on trouve plusieurs mentions de ces contraintes, comme chez Rocci (2000 : 242-244), Dendale (2001) et Borillo (2005). Celle (2004 : 187), se faisant l’écho de la littérature « classique » à ce sujet, considère qu’en français : i) l’usage épistémique du Futur Simple n’est possible qu’avec les verbes être et avoir, ii) que cet usage est impossible aux 1ère et 2ème personnes, iii) qu’il revêt typiquement une forme présentative et iv) que ce type d’usage est peu courant en français contemporain. Nous suggérerons à l’aide de quelques exemples que ces limitations doivent être fortement nuancées. Nous laisserons ici de côté la question de la fréquence d’emploi, qui n’intéresse pas directement la 9 description sémantique . Nous verrons toutefois que cette catégorie comprend des usages qui nous semblent parfaitement courants. Rocci est d’avis que les contraintes d’usage épistémique du futur simple sont plutôt linguistiques que contextuelles (2000 : 243), sans doute parce qu’il perçoit les restrictions aspectuelles qui peuvent effectivement bloquer cet usage (alors que ces restrictions ne s’appliquent pas, ou pas autant, à ce même usage en italien). Nous ne prétendrons pas qu’il n’y a aucune restriction pour cet usage, mais plutôt qu’il y en a moins que ce que l’on pense. Il faut donc une explication plus sophistiquée pour les limitations de l’usage du futur épistémique avec certains verbes, habituellement considérées comme des limitations d’ordre sémantique. Notre hypothèse est que pour une grande partie des cas où l’usage épistémique du futur simple est problématique, cela est dû à des éléments essentiellement pragmatiques. 9
Vetters (communication personnelle), signale que le français de certaines régions (p.ex. la Belgique francophone) accepte plus aisément l’usage épistémique du futur simple.
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3.1. Contre-exemples à la contrainte de personne Tout d’abord, on remarque qu’une interprétation épistémique du futur semble a priori difficile avec une personne déictique dans certains contextes, cette interprétation est cependant possible dès que certains paramètres pragmatiques sont satisfaits. Selon nous, il suffit que le caractère mutuellement manifeste de l’événement ou de la situation soit absent pour que la lecture épistémique soit possible. Ainsi, ce n’est que le caractère improbable de tels contextes qui semble interdire la lecture épistémique. Considérons (18-20)10 : (18) (19) (20)
A B A B A B
Qu'est ce que tu fais? ? Je mangerai (une pomme). Où es tu en ce moment? ? Je serai chez moi. Tu n’es pas bien? [le front en sueur] (?) J’aurai une petite grippe.
Ces exemples montrent la difficulté d'avoir un usage épistémique quand le sujet de l'énoncé est le locuteur lui-même ; néanmoins, nous maintenons qu’il s’agit d’un simple problème d’accessibilité du contexte qui permet de telles lectures, et non d’une impossibilité. Il paraît absurde que le locuteur évalue épistémiquement l'état du monde dans lequel il se trouve comme étant incertain, sauf dans des cas très particuliers. Il est très difficile d’enrichir la réponse de B en valeur modale, mais cela est vrai même avec un modal explicite, comme dans Je mange peut être une pomme, qui ne peut s’interpréter comme modal que si, par exemple, il est manifeste que le locuteur a les yeux bandés et doit deviner ce qu’il mange. Le cas de (19) est du même ordre: si nous avons un contexte particulier, par exemple s’il est manifeste ou plausible que le locuteur ne sait pas où il se trouve ou ce qu'il y fait, il devra inférer son état et communique donc le caractère incertain de sa propre inférence à son destinataire, qui trouve alors la pertinence de l’enrichissement modal. Ce n’est donc que la rareté du cas, ou du caractère peu accessible d’un tel contexte que découle l’impression, trompeuse, d’étrangeté pour (18) ou (19) ; qu’il faille admettre pour cela un contexte difficile ou rocambolesque (le locuteur a été enlevé, ramené chez lui, les yeux bandés, événements improbables) n’est qu’un problème de surface. La lecture épistémique de l’exemple (20) nous semble à cet égard plus facile, et cela est sans doute dû au fait qu’un état physiologique – contrairement à une activité consciente (18) ou sa propre localisation (19) – est quelque chose de 10
Toute marque d’inacceptabilité ou de difficulté d’acception d’un exemple ? ou * se réfère à la lecture épistémique.
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moins appréciable avec certitude. Dans ce cas-là un énoncé tel que Je suis peut être/probablement malade n’a rien d’étrange. La situation est similaire pour des énoncés à la deuxième personne du singulier cf. (21)-(22) ou du pluriel cf. (23)-(24) ainsi qu’à la première personne du pluriel cf. (25)-(27) : (21) (22)
(?) T’auras une petite grippe. (?) T'auras 20 Francs à me prêter.
(23) (24)
[médecin, avant les résultats du laboratoire] Vous aurez la grippe, monsieur. [médecin, après les résultats du laboratoire] ? Vous aurez la grippe, monsieur. [les interlocuteurs sont dans une salle dont les murs sont recouverts de hiéroglyphes] ? Nous serons dans une tombe égyptienne. [les interlocuteurs se réveillent dans le noir et sentent du bout des doigts ce qu’ils pensent être des hiéroglyphes] (?) Nous serons dans une tombe égyptienne. Des stations météo? Nous en aurons quelques unes par ici11.
(25) (26)
(27)
Certains de ces énoncés ont, a priori, une lecture épistémique difficilement accessible, mais nous verrons plus loin (section 3.3) qu’il suffit de peu pour en faire des énoncés parfaitement acceptables et interprétables. Ce que nous pouvons dire à propos des usages épistémiques avec les personnes déictiques est que lorsque le déictique se réfère de manière descriptive à l’énonciateur de la proposition exprimée, la lecture épistémique sera plus difficilement accessible au destinataire. En revanche, lorsque le « je » ou le « nous » est un usage non-descriptif (une métareprésentation), le destinataire pourra, avec le contexte approprié, inférer l’attitude propositionnelle du locuteur. 3.2. Contre-exemples à la contrainte verbale Nous avons vu que, d’après la littérature sur ce phénomène, très peu de verbes devraient fonctionner en usage épistémique – en l’occurrence, des verbes d’état dont être et avoir seraient les plus acceptables (Borillo, 2005 : 41) – ; nous allons voir que ce ne sont pas les seuls verbes à être interprétables épistémiquement avec le futur. Comme pour les contraintes de personne, nous verrons que les limitations dans le choix des verbes sont d’ordre pragmatique : (28)
11
[on appelle Sophie par téléphone, qui ne répond pas] Elle prendra son bain.
Enoncé entendu dans un magasin à Lyon, emprunté à Saussure (communication personnelle).
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En ce moment, Paul traversera un tunnel .
Nous observons que prendre et traverser ne présentent aucune difficulté pour l’usage épistémique ; dans ces deux cas, il est suffisamment mutuellement manifeste que le locuteur formule une prédiction subjective à propos d’un événement contemporain à l’énoncé. Toutefois, il existe des verbes dont la lecture épistémique pourrait sembler a priori étrange, comme connaître : (30)
? Pierre connaîtra Paul.
Mais il suffit d’ajouter un contexte adéquat (ou le rendre plus saillant) pour que connaître puisse être interprétable épistémiquement : (31)
A : J’ai un problème de maths insoluble. B : Demande à Pierre, il connaîtra la solution.
Il s’agit, bien sûr, d’une prédiction compatible avec un moment futur, puisque la demande se fera dans l’avenir ; le locuteur ne peut en être totalement sûr, après tout, c’est une supposition à propos des connaissances d’un tiers13. L’usage épistémique de connaître autorise également un complément animé, comme le montre (32), qui par ailleurs exclut pragmatiquement une lecture temporelle stricto sensu : (32)
A : J’ai une fuite dans ma salle de bains. B : Demande à Pierre, il connaîtra un plombier.
Qu’est-ce qui rend (30) moins recevable que (31) ou (32) ? Certes, l’expression « demande à Pierre » facilite l’enrichissement épistémique, mais ce n’est pas l’explication principale. Le contraste de (31-32) avec l’exemple (30) réside dans le fait que la connaissance qu’on invoque est d’un type différent, il s’agit de connaître Paul en tant que personne alors qu’en (32) il s’agit de connaître la fonction de la personne (plombier). Ce n’est pas que Pierre connaisse un certain X, mais plutôt que ce X sait faire Y ; l’utilité de l’information communiquée en (32) réside en cela et c’est cette nuance qui permet son enrichissement épistémique. Un autre élément intéressant à propos de connaître, en (31)-(32), relève de ce qu’il y a plusieurs façons de voir le moment de connaissance de la proposition P : soit Pierre connaît déjà P, au moment S de l’énoncé, soit il connaîtra P, après S, dans le moment futur où la question lui sera posée réellement – mais dans les deux cas, il s’agit d’une prédiction du locuteur à
12 13
Exemple de Sthioul (2007) L’incertitude dans ces cas ci s’apparente à des faits comme la disponibilité, l’intention et/ou la compétence de la personne à laquelle on se réfère.
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propos d’un événement présenté comme une croyance sûre à propos d’un P probable, déjà au moment S. Prenons encore le cas du verbe attendre dans la paire d’exemples suivante, qui varie la projection de S’ : (33) (33’)
Tu restes pour un café ? Non, merci, ma famille m’attendra. Tu restes pour un café ? Oui, merci, ma famille m’attendra.
Certes, une lecture épistémique de (33) est peu plausible, car une lecture concurrente, causale, est possible (si je ne rentre pas, ma famille devra m’attendre). Mais une lecture épistémique dans le présent reste possible, l’intonation et le contexte aidant (ma famille m’attendra déjà). En (33’) par contre, le temps de référence est futur, tout en étant enrichi épistémiquement. Un énoncé comme Oui, merci, ma famille m’attend probablement ne semble pas une réponse plausible à l’invitation au café. En revanche, Oui, merci, ma famille peut probablement m’attendre (un peu plus) ne pose pas ce problème, pour autant que ce que le locuteur exprime comme supposition est une volonté d’attendre (plutôt que l’obligation ou la capacité). Cette différence d’appréciation d’attendre est le fruit d’implicatures : en (33) l’implicature ressemble à ma famille ne peut pas m’attendre alors qu’en (33’) l’implicature qui fait le plus sens serait quelque chose comme ma famille peut attendre, d’où la confiance qu’il a dans leur volonté de l’attendre. Nous pensons que ces implicatures sont générées par la conjonction de « non » et « oui » avec l’enrichissement épistémique du futur simple ; ce qui nous pousse à reconsidérer l’importance des composantes de l’énoncé : soit les éléments contextuels, soit d’autres expressions qui lors de l’interprétation de l’énoncé ajoutent une instruction facilitant l’usage épistémique. Nous voyons donc que les contraintes « classiques » peuvent, dans les bonnes conditions, ne pas bloquer l’enrichissement épistémique. 3.3. Expressions facilitant l’usage épistémique : Plusieurs des énoncés que nous avons traités semblent coûteux ou peu naturels, requérant un contexte très particulier. Il existe toutefois des facteurs linguistiques qui facilitent la lecture épistémique, et nous allons évoquer maintenant les principaux d’entre eux. Chacun de ces facteurs affecte par ailleurs l’interprétation de l’énoncé à sa manière, avec ses effets propres. Nous allons les examiner successivement et ré-analyser quelques cas limites – rendus acceptables – puis tenter d’expliquer pourquoi ces expressions affectent l’énoncé de la sorte. Nous avons déjà évoqué le contexte (au sens large), mais le co-texte joue également un rôle primordial pour l’usage épistémique du futur, les
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exemples ci-dessous étaient jugés étranges auparavant, mais avec un co-texte pertinent ils deviennent parfaitement interprétables : (18’) (20’) (22’)
À en juger par le goût et la texture, je mangerai une pomme J’aurai une petite grippe, voilà tout. T’auras bien 20 francs à me prêter.
L’enrichissement épistémique est facilité par des expressions qui, soit rendent la situation d’énonciation plus manifeste, cf. (18’), soit sont des expressions encodant une procédure qui rend plus manifeste l’attitude propositionnelle du locuteur, cf. (20’) et (22’). Le bien en (22) pourrait être vu comme amoindrissant, invitant une valeur épistémique de probabilité, du type il est probable que tu as 20 francs. Peut-être peut-on plutôt y voir l’expression d’une autre forme de valeur épistémique, à savoir la représentation d’une certitude ou d’une nécessité : il est sûr que tu as 20 francs à me prêter, qui invite une conclusion positive sur la satisfaction possible d’une telle demande, qu’ici le futur putatif modalise en l’amoindrissant pour des raisons de face. Mais quelle que soit l’analyse qu’on voudra faire de ce bien, il est clair que cette colocation permet l’effet subtil de l’évidence d’un fait pour le locuteur (avoir 20 francs) conjointe à une modalisation de ce fait. Des implicatures peuvent alors être associées à ce type d’énoncé, comme 20 francs, c’est peu demander et/ou tu es généreux. D’autres expressions comme voilà tout ou tel que je te connais, ci-dessous, génèrent aussi des effets particuliers : (34)
[au téléphone] Tel que je te connais, tu nous attendras.
L’ajout de voilà tout en (20’) et tel que je te connais en (34), introduisent une valeur rassurante (c’est tout, et ce n’est donc rien de plus grave) et explicative par l’addition d’un élément explicite qui compense le surcoût de traitement provoqué par l’utilisation du futur simple dont le degré de manifesteté fait défaut dans le contexte. Voilà tout exprime ainsi une conclusion rassurante par l’implicature ne t’inquiète pas. Et tel que je te connais met en évidence un ensemble de prémisses qui a servi pour l’inférence présentée comme une supposition raisonnable en (34). Le co-texte peut donc faciliter l’enrichissement épistémique. Cependant, il faut que le co-texte soit convergent avec la proposition modalisée ; la chose est flagrante avec des appositions à gauche qui font directement référence à l’état mental d’incertitude et/ou à la subjectivité du locuteur, comme sans doute, apparemment, à en croire X ou alors avec des expressions qui créent des attentes, comme demande à X en (31) – (32). (19’)
A Où es tu en ce moment? B À en croire mes yeux, je serai chez moi.
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L’ajout de ce genre d’expressions va avertir le destinataire d’une représentation mentale particulière chez le locuteur, facilitant ainsi la recevabilité du futur épistémique. En effet, intuitivement, des expressions comme sans doute et certainement implicitent (conventionnellement) que le locuteur ne nourrit pas de doute au sujet de ou n’est pas certain à propos de P. Le fait de dire sans doute en relation à P indique au destinataire que le locuteur croit P et le prend en charge, mais que son jugement (subjectif) est faillible. Avec apparemment ou à en croire X le destinataire est averti que le locuteur ne prend pas (totalement) en charge le contenu propositionnel. L’utilisation d’un adverbe rendra également plus manifeste un des éléments qui compose l’usage épistémique. L’exemple (34) ci-dessus ne paraissait pas suffisamment interprétable épistémiquement, mais avec déjà l’énoncé est parfaitement naturel : (34’)
[au téléphone] Tel que je te connais, tu nous attendras déjà.
L’adverbe remplissant le rôle de situeur temporel14, il rend manifeste la référence de la proposition exprimée à un moment présent, et enrichit ainsi attendras en en train de nous attendre. En revanche, déjà aura un effet discriminant pour la paire (33)-(33’) que nous reproduisons ici ainsi modifiée en (35) et (35’) : (35) (35’)
Tu restes pour un café ? Tu restes pour un café ?
Non, merci, ma famille m’attendra déjà. *Oui, merci, ma famille m’attendra déjà.
L’adverbe rend inacceptable (35’) mais renforce la raison du refus en (35). Certains connecteurs peuvent également faciliter l’enrichissement épistémique, par exemple en rendant manifeste le fait que le locuteur exprime une inférence de type causal : (26’) (26’’)
[dans l’obscurité] Je sens des hiéroglyphes sur ce mur, nous serons donc dans une tombe égyptienne. A : Je sens des hiéroglyphes sur ce mur. B : Alors nous serons dans une tombe égyptienne.
Une dernière classe d’expressions pouvant faciliter l’enrichissement épistémique est celle des interjections, comme oh, bah, eh ben, où le destinataire interprète ces expressions comme marquant la considération de P par le locuteur. Un exemple comme (36), ci-dessous, est incomplet pour une lecture épistémique, sans le oh de (36’) : 14
Dans une configuration comme celle ci, déjà indique que l’état des choses est en cours au moment S, et ceci a pour effet de forcer une lecture au présent, rendant la lecture future non pertinente et conduisant ainsi à l’interprétation épistémique.
212 (36) (36’)
Patrick Morency A : Où sont les enfants ? B : ? Ils dormiront à l’étage. A : Où sont les enfants ? B : Oh ils dormiront à l’étage.
En (36’) le oh semble souligner que le locuteur ne peut asserter avec certitude où se trouvent ses enfants, ouvrant ainsi la porte à l’enrichissement épistémique dans le traitement de l’énoncé par le destinataire. Et, enfin, il est fort probable que l’intonation (l’accentuation/la prosodie au sens large) peut également jouer un rôle déterminant dans l’interprétation d’un futur en usage épistémique. 4. Conclusion Notre but était de repenser le phénomène qui régit la fonction du « futur de conjecture » en termes d’enrichissement pragmatique, selon une conception inspirée de la Théorie de la Pertinence (Sperber & Wilson, 1995) et de la pragmatique procédurale de Saussure (2003). Nous avons tenté d’éclaircir le problème du futur épistémique, en nous concentrant sur les composantes prédiction et probabilité et en proposant des exemples qui fonctionnent bien en lecture épistémique, et lorsque ce n’était pas le cas, nous avons modifié ces exemples avec des expressions « facilitatrices » qui rendent l’accès à une lecture épistémique moins coûteux. Nous nous sommes concentrés sur l’enrichissement du futur simple, que le procès soit contemporain à S ou postérieur à S. Ainsi nous avons traité le futur simple épistémique, qui se définit par le caractère mutuellement manifeste de la contemporanéité du procès à S, et qui se décrit en trois éléments : i) attitude du locuteur à propos de P (le contenu propositionnel), ii) degré de croyance exprimé à propos de ce contenu propositionnel, et iii) événement contemporain. Et nous avons également évoqué le futur épistémique futur (attitude de L à propos de P, degré de croyance exprimé à propos de P, événement futur) qui semble ainsi montrer que l’enrichissement épistémique n’est pas exclu avec une référence future. En résumé, nous avons postulé que le futur épistémique, en termes de pertinence, engendre plus d’effort de traitement, mais avec des effets plus importants en compensation, ce qui explique, à notre avis, l’exploitation (même occasionnelle) de cette forme linguistique. D’autre part, nous avons argumenté en faveur de contraintes pragmatiques (contextuelles) plutôt que sémantiques pour expliquer les limitations d’usage quant au choix du verbe ou de la personne. Nous avons également suggéré l’idée que l’usage épistémique, lorsqu’il est accompagné de « facilitateurs » pourrait en réalité être plus fréquent qu’on pourrait le penser ; nous pensons en particulier qu’il n’est pas identifié en tant que tel du fait qu’il ne revêt pas la forme Ce sera X
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qui Y. Il reste un ensemble de problèmes à traiter au sujet du futur épistémique français. Ainsi, il reste à mener une analyse de détail sur les enrichissements épistémiques du futur antérieur et du futur périphrastiques, ainsi que sur les paramètres aspectuels qui bloquent ou autorisent cet enrichissement. Enfin, un volet expérimental, associé à une étude sur corpus, devrait permettre de documenter les hypothèses présentées dans cet article.
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Essai de représentation de la phrase hypothétique de forme [si P (IMP), Q (COND)] Adeline PATARD Céline VERMEULEN Université Paul-Valéry – Montpellier 3
0. Introduction Cet article constitue un premier essai de formalisation du fonctionnement de la phrase hypothétique [si P (IMP), Q (COND)] illustrée par : (1)
Si Pierre gagnait au loto, il partirait en vacances aux Maldives.
Pour décrire la sémantique de ce type de phrase, nous serons amenées à proposer une représentation intervallaire de la structure [si P (IMP), Q (COND)] définie à partir de la valeur en langue des deux temps verbaux employés : l’imparfait (IMP) et le conditionnel présent (COND). Cette représentation tentera de rendre compte du fonctionnement de ce tour et des effets de sens (potentialis et irrealis1) qui y sont attachés. Notre travail s’organisera en plusieurs étapes. Nous reviendrons d’abord sur quelques approches récentes de la phrase hypothétique. Nous exposerons ensuite le modèle de représentation intervallaire élaboré par Gosselin (1996) sur lequel nous nous fonderons, puis nous présenterons un traitement de l’IMP et du COND en termes de dialogisme. Cela nous permettra de proposer une représentation de la sémantique de la phrase hypothétique en [si P (IMP), Q (COND)] à même d’expliquer les effets de sens qui y sont produits. 1. Quelques approches récentes 1.1. Desclés (1994) : un référentiel des possibles Desclés part du principe que l’analyse des temps et des aspects « impose de prendre en compte différents référentiels temporalisés afin de les articuler entre eux » (1994 : 60). Il représente ainsi les procès sur différents référentiels, en fonction d’un référentiel principal : le référentiel énonciatif. Pour les phrases hypothétiques, Desclés propose la création de référentiels 1
Selon la classification traditionnelle héritée de la grammaire latine, nous qualifions de potentielles les phrases hypothétiques décrivant des faits « possibles » au moment de l’énonciation, et d’irréelles celles décrivant des faits « irréalisables » au moment de l’énonciation (Cf. par exemple Cappello 1986, Martin 1991). © Cahiers Chronos 21 (2010) : 215 234.
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Adeline Patard & Céline Vermeulen
des possibles. Ces référentiels sont des référentiels non actualisés secondaires qui se greffent au référentiel énonciatif principal. Desclés note que, dans certains de ces référentiels, « les faits racontés ne sont pas repérés par rapport à l’énonciation initiale » et « ne sont donc pas entièrement pris en charge par l’énonciateur, qui ne les a pas constatés par lui-même et qui, par conséquent, ne s’en porte pas garant » (1994 : 63). C’est le cas selon lui dans les phrases hypothétiques où le subordonnant si provoque un décrochage, une rupture par rapport au référentiel énonciatif. Par conséquent, il y a création d’un autre référentiel : un référentiel des possibles, dans lequel les procès sont éventuellement réalisables, mais non encore réalisés. Ainsi, dans l’exemple : (2)
Si Paul avait de l’argent, il te le donnerait. (Desclés 1994 : 65)
si introduit un référentiel des possibles où l’état « Paul a de l’argent » est potentiellement réalisable. Pour Desclés, l’IMP indique ensuite que l’état « Paul a de l’argent » n’est pas « actuellement réalisé au cours de l’acte d’énonciation » et dénote donc « une contradiction entre la situation effectivement réalisée et la situation entrevue comme possible » (1994 : 65). L’IMP est donc ici à l’origine de la valeur d’irréel du présent attaché à la phrase hypothétique. L’approche de Desclés fournit une première explication au caractère improbable du procès à l’IMP dans la phrase [Si P(IMP), Q (COND)] : l’IMP donne comme non réalisé le procès de P dont si permet d’envisager la possibilité. Cependant, Desclés ne prend en compte que les phrases hypothétiques à valeur d’irréel du présent et ne mentionne pas les phrases à valeur de potentiel comme : (3)
Comment vas tu ? Si par hasard (ceci est un reproche) tu te décidais à venir jeudi il faudrait remettre cette faveur extraordinaire au jeudi suivant. (Sand, Correspondances)
où le procès à l’imparfait (ici décider) reste réalisable, même s’il paraît peu probable. Ainsi ces phrases montrent que l’IMP ne signifie pas forcément la non-réalisation du procès exprimé dans si P. La question se pose alors de savoir d’où procèdent ces effets d’irréel (la situation est présentée comme non réalisée) et de potentiel (la situation est donnée comme réalisable). Le dispositif de Desclés ne permet donc pas tel quel de décrire ces effets de sens dans les phrases de forme [Si P(IMP), Q (COND)] et doit être complété. 1.2. Gosselin (1999) : méta-procès et possibilité prospective Gosselin développe une conception aspectuo-temporelle des temps verbaux que nous exposerons plus longuement en section 2. Dans ce cadre, l’IMP est défini comme une forme verbale marquant (Gosselin 1999 : 33) :
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(i) temporellement le passé : « l’intervalle de référence [l’équivalent du point R de Reichenbach] est antérieur au moment de l’énonciation » ; (ii) aspectuellement l’inaccompli : « l’intervalle de référence est inclus dans celui du procès ». Parallèlement, le COND exprime la postériorité dans le passé en construisant deux intervalles de référence, l’un associé au procès, l’autre associé à un autre élément du contexte2 (Gosselin 1999 : 33). À cette conception aspectuo-temporelle des temps verbaux, Gosselin ajoute un traitement original des phrases en [si P (IMP), Q (COND)]. Il formule ainsi trois hypothèses que nous résumons (Gosselin 1999 : 33) : (i) l’hypothèse dans si P est associée à une modalité de l’ordre de la possibilité prospective : il s’agit de la « possibilité valide à un moment t qu’un procès soit le cas ultérieurement » ; (ii) cette modalité doit être considérée comme un méta prédicat (ou méta procès) qui correspond au « fait que le procès exprimé par P est possible » ; (iii) l’IMP porte ici, non pas sur le procès dénoté dans P, mais sur le métaprocès correspondant à la possibilité prospective ; il conserve donc ici sa valeur aspectuo-temporelle typique. Ce dispositif présente plusieurs avantages. D’abord, il s’accorde avec la possibilité d’utiliser une paraphrase en c’est vrai que. Ainsi l’exemple (4) admet comme paraphrase (4’) : (4) (4’)
Si Pierre était riche, il achèterait une voiture. (Gosselin 1999 : 38) Si c’était vrai que Pierre est riche, il achèterait une voiture. (ibidem)
En revanche, un énoncé hypothétique au passé composé comme (5) aura comme paraphrase (5’) : (5)
Si Pierre a vu Marie, il a dû lui raconter son aventure. (ibidem)
(5’)
S’il est vrai que Pierre a vu Marie, il a dû lui raconter son aventure. (ibidem)
Cela confirme, selon Gosselin, que l’IMP ne porte pas sur le procès (contrairement au passé composé), mais sur un méta-prédicat ici explicité par c’est vrai que. Ensuite, le dispositif permet de prédire les effets de sens potentiel et irréel habituellement observés dans ce tour. Ainsi, lorsque le contexte suppose que la possibilité prospective exprimée par le méta-procès est révolue, il en résulte un effet d’irréel du présent. C’est entre autres le cas rencontré par défaut lorsque l’IMP induit par implicature un passé révolu (Cf. exemple (4)). 2
Il s’agit typiquement du procès de la principale dans une phrase au style indirect comme dans : Il disait qu’il viendrait (Gosselin 1999 : 35).
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À l’inverse, lorsque le contexte indique que la possibilité prospective vaut encore au moment de l’énonciation, c’est un effet de sens potentiel qui est produit. Ainsi, le procès de P semble demeurer réalisable (la possibilité d’avoir lieu reste actuelle) dans un contexte d’ignorance (6) ou futur (7) : (6) (7)
Si d’aventure Luc était malade, ça serait ennuyeux. (Gosselin 1999 : 39) Si Luc était malade lundi prochain, ça serait ennuyeux. (ibidem)
Ainsi défendue, l’hypothèse de Gosselin semble tout à fait convaincante : elle permet d’expliquer pourquoi le procès à l’IMP n’est pas situé dans le passé3 (l’IMP porte sur un méta-procès exprimant la possibilité prospective, et non sur le procès de P), et elle prédit aussi avec élégance les effets de sens potentiel et irréel liés à ce tour (selon que la possibilité prospective est vue ou non comme révolue). Néanmoins, Gosselin reste imprécis sur un point qui peut sembler problématique : d’où procède l’interprétation d’une possibilité prospective ? Remarquons que celle-ci ne peut provenir ni de la structure [si protase, apodose], ni de l’IMP. En effet, l’idée d’une possibilité prospective n’apparaît pas dans les conditionnelles à l’IMP signifiant une concession : (8)
S’il était riche, il était pingre.
Ainsi, en (8), le procès être riche n’est pas juste envisagé dans sa possible réalisation, il est posé comme réel dans le passé. L’IMP ne porte donc pas ici sur un méta-procès exprimant la possibilité prospective, mais bien sur le procès lui-même. En conséquence, ce n’est pas la construction [si P(IMP), apodose] qui est responsable de la possibilité prospective. L’interprétation d’une possibilité prospective semble plutôt liée à la présence du COND. En effet, si l’on remplace dans (8) l’IMP par un COND (9), on constate que l’IMP ne s’applique plus à un procès passé, mais porte sur quelque chose explicité par c’est vrai que que Gosselin interprète comme la possibilité que le procès ait lieu : (9) (9’)
S’il était riche, il serait pingre. Si c’était vrai qu’il est riche, il serait pingre.
Si le COND chez Gosselin peut signifier la prospection (c’est un ultérieur du passé), on voit mal comment il peut engendrer, dans la protase, l’interprétation modale d’une possibilité. Aussi, pensons-nous qu’il n’existe pas de méta-procès de l’ordre de la possibilité prospective. Nous proposerons en section 4, une hypothèse qui reste proche de celle de Gosselin, mais qui ne 3
Notons que l’hypothèse de Gosselin a été reprise par Vetters (2001) qui lui associe cette fois une approche inactuelle de l’IMP (et du COND).
Essai de représentation de la phrase hypothétique
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fait pas intervenir l’idée d’une possibilité prospective : selon nous, l’élément sur lequel porte l’IMP correspond bien à la « modalité d’assertion du procès » exprimé dans si P (Gosselin 1999 : 38), et plus précisément nous ferons l’hypothèse dialogique que l’IMP s’applique ici à l’énonciation de P (et donc à la modalisation de son contenu propositionnel). 1.3. Bres (2005) : le dialogisme de si Bres propose de voir l’IMP dans les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)] comme portant sur l’énonciation du procès de P. Il sollicite pour cela l’approche dialogique déjà développée entre autres dans Bres (1999), Bres (2001) et(Bres & Vérine (2002) que nous présentons rapidement. En s’appuyant sur les travaux de Bakhtine (notamment Bakhtine 1984), Bres définit le dialogisme comme « la capacité de certains énoncés à faire entendre, outre la voix de l’énonciateur [-locuteur], [une ou] d’autres voix qui le feuillettent énonciativement » (Bres 2001 : 83). L’auteur reprend ensuite l’analyse de Bally de l’actualisation phrastique comme application d’un modus (ou modalité) à un dictum (ou contenu propositionnel) (2001 : 85) et qualifie de monologique un énoncé dans lequel l’acte de modalisation porte sur un dictum. Ainsi dans l’exemple : (10)
Les trois otages occidentaux des Khmers rouges ont été assassinés. (Bres 2001 : 85)
l’énonciateur associe au dictum [assassiner + les trois otages] la modalité assertive, donnant ainsi lieu à l’énoncé ci-dessus. Cet énoncé est donc monologique. Par opposition, Bres qualifie de dialogiques les énoncés où la modalisation ne s’applique pas à un dictum, mais à une unité ayant déjà statut d’énoncé, c’est-à-dire ayant déjà fait l’objet d’une modalisation : (10’)
Les trois otages occidentaux des Khmers rouges ont bien été assassinés. (Bres 2001 : 85)
Ici, la modalisation de l’énonciateur revient à confirmer par l’adverbe bien, non pas un dictum, mais un énoncé antérieur de la forme de (10). Bres (2005 : 23) propose également d’analyser le dialogisme comme un dédoublement énonciatif impliquant deux énoncés hiérarchisés : – l’énoncé enchâssant (E) imputé à l’énonciateur principal (E1) ; – l’énoncé enchâssé (e) imputé à un énonciateur secondaire (e1).
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Ainsi, dans un énoncé dialogique, l’énonciateur principal E1 coréfère avec le locuteur et diffère le plus souvent de l’énonciateur secondaire e14. Soit : (11)
oui, la quête d’Aurore Brossard est légitime (Bres 1999 :72)
Le oui laisse entendre, outre la voix l’énonciateur principal E1 responsable de l’énoncé E donné ci-dessus, celle d’un énonciateur secondaire e1 à qui l’on peut attribuer l’énoncé e : « la quête d’Aurore Brossard est légitime ». Cet énoncé est donc dialogique car il présuppose un énoncé antérieur dont il est la confirmation. Bres applique la notion de dialogisme à l’emploi de l’IMP, dans la phrase en [si P, Q]. À l’instar de Gosselin, Bres a une conception aspectuotemporelle de l’IMP qu’il définit comme un temps (i) passé : qui inscrit dans l’époque passée, et (ii) non incident : qui représente le procès au-delà de sa borne initiale et en deçà de sa borne finale (2005 : 26). Dans ce cadre, Bres explique que, dans [si P], si « sert à reprendre dialogiquement en supposition un énoncé antérieur P d’un autre énonciateur, pour en faire la base de l’assertion de l’apodose » (Bres 2005 : 26). Selon Bres, l’IMP explicite alors, grâce à sa valeur passée, l’antériorité de l’énonciation de P par rapport à l’énonciation de [si P, Q]. Soit l’exemple : (12)
Si, d’ailleurs, la valeur actuelle du couple franc mark était si avantageuse pour l’Allemagne et si nuisible pour la France, nous devrions être très déficitaires dans nos échanges avec notre puissant voisin. Or nous sommes largement excédentaires. (Le monde < Bres 2005 : 26)
L’IMP était signalerait donc l’antériorité d’un énoncé du type : « la valeur actuelle du couple franc-mark est avantageuse pour l’Allemagne et nuisible pour la France » par rapport à l’énonciation de la phrase hypothétique [si P ,Q] formulé en (10). Pour ce qui est de la valeur non-incidente de l’IMP, Bres la justifie par la dépendance énonciative du procès par rapport à un dire (antérieur), ce qui implique selon lui une forme qui, aspectuellement, représente « l’incidence outrepassée », à savoir une forme verbale qui saisisse le temps impliqué par le procès entre ses bornes (Bres 2005 : 26). Nous adhérons dans l’ensemble à cette approche dialogique qui explique de façon satisfaisante pourquoi l’IMP ne porte pas dans ce tour sur un fait passé : ce qu’il inscrit dans le passé, ce n’est pas le procès décrit dans P, mais l’énonciation de ce procès. Cependant, deux points nous paraissent fragiles dans l’explication de Bres. D’abord, l’interprétation dialogique de l’IMP ne semble pas être de la responsabilité de si, comme le postule Bres. En effet, dans les phrases 4
Parfois, e1 peut également renvoyer à la personne qui joue le rôle d’E1. Bres (1999 : 196) parle alors d’autodialogisme : l’énonciateur E1 réfère à un dire présupposé qu’il a pu énoncer dans le passé en tant que e1.
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conditionnelles à l’IMP où l’effet produit n’est pas l’hypothèse mais la concession, l’IMP porte bien sur le procès et non sur une énonciation passée : (13)
s’il [Corneille] était sublime, il l’était alors dans le sens et selon la mode de son temps. (Sainte Beuve, Port Royal)
Cet exemple n’offre pas de lecture dialogique de l’IMP : celui-ci ne signifie pas l’antériorité d’un énoncé du type « il est sublime » par rapport à l’énoncé (13), mais situe un procès dans le passé, ici l’état d’être sublime, comme il le fait dans tous ses emplois monologiques. Cela ne signifie pas pour autant que les phrases conditionnelles concessives ne sont pas dialogiques. Elles le sont : elles permettent en effet au locuteur de concéder un dire antérieur P, pour lui opposer Q, dans un phrase [si P, Q]. Seulement ce dialogisme-là n’entraîne pas l’interprétation dialogique de l’IMP portant sur un dire antérieur. Il faut donc chercher ailleurs que dans si l’origine du dialogisme de l’IMP. En outre, l’explication de Bres ne peut rendre compte des différences d’effets de sens attachés à l’usage du présent (le fait supposé paraît probable) et à celui de l’IMP (le fait supposé paraît improbable). Comparons : (14) (14’)
S’il revient, je le tuerai ! (Vautrin, Bloody Mary) S’il revenait, je le tuerais !
Le premier exemple au présent est de l’ordre du possible : l’éventualité que il revienne est envisageable, alors que dans le second exemple à l’IMP, le retour de il apparaît plus incertain. L’explication de Bres d’une énonciation passée ne permet pas d’expliquer l’effet de moindre probabilité associé à l’IMP. La piste dialogique doit donc encore être approfondie pour rendre compte adéquatement de la phrase [si P (IMP), Q (COND)]. 1.4. Conclusion Les approches que nous avons évoquées nous apprennent que : – malgré les apparences l’IMP conserve sa valeur passée dans ce tour (Cf. Gosselin 1999 et Bres 2005) ; – l’IMP ne porte pas sur le procès exprimé dans Si P, mais sur un élément qui peut être explicité par la locution c’est vrai que (Cf. Gosselin 1999) et qui pourrait correspondre à une énonciation secondaire (Cf. Bres 2005). Reste à déterminer d’où provient l’interprétation (dialogique) d’une énonciation secondaire, et à préciser les rôles respectifs de la structure [si protase, apodose] et du COND. Pour ce faire, nous nous appuierons d’abord sur la formalisation de l’IMP et du COND proposé par Gosselin (1996).
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2. L’IMP et le COND : valeur en langue et représentation dans le modèle de Gosselin (1996) Gosselin (1996) propose de représenter les temps dans un système d’intervalles, que nous lui emprunterons afin de formaliser le fonctionnement des propositions hypothétiques de forme [Si P (IMP), Q (COND)]. À l’instar de Reichenbach (1947), il propose trois intervalles pour traiter de la sémantique des temps verbaux : l’intervalle [01, 02] marquant le moment de l’énonciation, l’intervalle [B1, B2] représentant le temps du procès et l’intervalle [I, II] permettant la représentation de la référence du procès (le point R de Reichenbach) et défini par Gosselin comme l’intervalle de perception/monstration du procès. À partir de ces trois intervalles, il propose deux relations : celle entre l’intervalle énonciatif [01, 02] et l’intervalle de référence [I, II] qui traduit la valeur temporelle du temps verbal et celle entre l’intervalle de référence [I, II] et l’intervalle du procès [B1, B2] qui traduit sa valeur aspectuelle. 2.1. L’IMP Gosselin attribue à l’IMP deux instructions : la relation d’antériorité de [I, II] par rapport à [01, 02], ce qui correspond à sa valeur passée, et l’inclusion de [I, II] dans [B1, B2], relation qui correspond sa valeur inaccomplie. Gosselin représente ainsi la valeur en langue de l’IMP : B1
I
II
B2 01
02
Figure 1 : Représentation de la valeur en langue de l’IMP (d’après Gosselin 1996)
Pour illustrer ce schéma prenons l’exemple : (15)
Le lendemain, quand on m’éveilla à huit heures, il pleuvait à verse. (Stendhal, Souvenirs d’égotisme)
L’intervalle [I,II] de monstration/perception du procès pleuvoir est situé dans le passé de l’intervalle énonciatif [01,02] et se trouve explicité par le complément circonstanciel de temps à huit heures. L’intervalle du procès recouvre temporellement l’intervalle de référence [I,II] : le procès pleuvoir a commencé avant huit heures et va certainement se poursuivre après. Remarquons que la position de B2, la borne finale du procès, reste indéterminée (ce qui est indiqué par les flèches), notamment par rapport à
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223
l’intervalle de l’énonciation : le procès pleuvoir peut très bien avoir continué jusqu’au moment présent, ou au contraire s’être achevé avant ce moment. 2.2. Le COND Gosselin conçoit le COND comme un ultérieur du passé. Ce temps code ainsi deux instructions : (i) l’antériorité d’un premier intervalle de référence [I’,II’] par rapport à l’intervalle de l’énonciation, et (ii) la postériorité d’un second intervalle de référence [I,II] par rapport à ce premier intervalle de référence. Gosselin propose la représentation suivante du signifié du COND : I’
II’
I 01
II
02
Figure 2 : Représentation de la valeur en langue du COND (d’après Gosselin 1996) (16)
Laffitte lorsque je l’ai rencontré, m’a formellement dit qu’il viendrait ici. (Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe)
Ici, l’intervalle de référence [I’,II’] situé dans le passé correspond à l’énonciation exprimée par le verbe de parole a dit. Le second intervalle de référence de la perception/monstration du procès venir est ainsi donné comme postérieur à cette énonciation. Notons que l’intervalle [I,II] n’a pas de position déterminée sur la ligne du temps (ce qui est représenté par les flèches). On peut ainsi avoir diverses interprétations de l’exemple (16) : il m’a dit qu’il viendrait hier/aujourd’hui/demain. Notons enfin que le COND n’a pas de valeur aspectuelle définie : il n’établit aucune relation particulière entre [I,II] et [B1,B2] (d’où l’absence de l’intervalle [B1,B2] dans la figure 2). Nous faisons l’hypothèse que l’IMP et le COND ont un fonctionnement dialogique dans les phrases en [Si P (IMP), Q (COND)] et contribuent ainsi à signifier la présence d’un énonciateur secondaire différent de l’énonciateurlocuteur (Cf. section 1.3). Voyons d’où procède ce fonctionnement particulier. 3. Dialogisme, IMP et COND 3.1. Quelques précisions sur la notion de dialogisme Nous nous inscrivons dans le cadre théorique défini par Bres et présenté en section 1.3. Pour compléter ce dispositif, nous préciserons que l’énoncé secondaire impliqué par tout énoncé dialogique ne correspond pas forcément à un dire effectif : il peut s’agir d’un dire présupposé par l’énoncé principal,
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mais aussi d’une croyance imputée à un énonciateur secondaire. Pour nous, l’énonciation ne se limite donc pas aux actes locutoires, mais comprend tout ce qui peut correspondre à la modalisation d’un contenu propositionnel. 3.2. Dialogisme et IMP L’IMP peut parfois s’interpréter dialogiquement et ainsi marquer la présence d’un énonciateur e1 situé dans le passé de l’énonciateur principal E1. Soit : (17)
Des gens m’ont dit qu’elle était à Paris avec son homme. (Bazin, Le blé qui lève)
L’IMP est ici dialogique car l’intervalle de référence qu’il situe dans le passé de l’énonciation, grâce à sa valeur temporelle, correspond à une énonciation passée par ailleurs explicitée par la proposition principale « Pierre a dit ». La valeur passée de l’IMP indique donc la position temporelle de cette énonciation secondaire par rapport au présent. Signe que l’IMP ne porte pas ici sur le procès être à Paris, mais sur son énonciation, on peut ajouter un complément de temps non passé : (17’)
Des gens m’ont dit qu’elle était AUJOURD’HUI à Paris avec son homme.
L’aptitude de l’IMP au dialogisme tient à sa valeur inaccomplie, c’est-à-dire à l’inclusion de l’intervalle de référence dans l’intervalle du procès. Celle-ci permet de recréer dans le passé les conditions modales et aspectuelles d’une énonciation au présent. Modalement, le moment de référence marquant la « coupure modale » entre l’irrévocable et le possible5 (Gosselin 2005 : 91) est inclus dans le procès, du coup celui-ci est envisagé dans son cours sans que son aboutissement ne soit connu, comme si un énonciateur en rendait compte dans son déroulement. Aspectuellement, l’IMP obéit à la « contrainte aspectuelle sur la simultanéité » selon laquelle un procès contemporain à son énonciation est nécessairement en relation de recouvrement avec celle-ci. Ainsi, dans l’exemple (15), l’IMP permet de signifier, modalement et aspectuellement, que l’énonciation secondaire explicitée par a dit correspond à une coupure modale (l’intervalle de référence de l’IMP) et que celle-ci se situe entre les bornes du procès elle être à Paris. Autrement dit, au moment où les gens parlent, le procès elle être à Paris est en cours, déjà en partie accompli (et certain) et encore en partie inaccompli (et indéterminé). Nous proposons la représentation ci-dessous de l’interprétation dialogique de l’IMP. L’axe du procès est divisé en deux afin de distinguer ce 5
Ainsi, selon Gosselin, en deçà de cette coupure, les événements sont conçus comme certains et irrévocables, au delà, ils sont vus comme possibles, c’est à dire comme encore indéterminés. Cette analyse rejoint l’idée d’un temps ramifié développée en sémantique des mondes possibles.
Essai de représentation de la phrase hypothétique
225
qui est le fait de l’énonciateur principal E1 et ce qui est énoncé par l’énonciateur secondaire e1. B1
B2 e1 I
II E1 01
02
Figure 3 : Interprétation dialogique de l’IMP
Ce schéma montre que E1 rend compte d’une énonciation passée (correspondant à l’intervalle de référence [I,II]), mais que c’est e1 qui est responsable de l’énonciation du procès [B1,B2]. La valeur passée de l’IMP porte donc sur l’énonciation secondaire e et non sur le procès. Remarquons toutefois que l’IMP ne peut pas toujours être dialogique et renvoyer à une énonciation passée (Cf. exemple (13)). Pour être interprété dialogiquement, l’IMP nécessite en effet un appui co(n)textuel, avec par exemple en (15) l’explicitation d’une énonciation passée par a dit6. 3.3. Dialogisme et COND On considère en général que le COND exprime un point de vue autre que celui du locuteur-énonciateur : on peut donc admettre que le COND est toujours dialogique7. Par contre, contrairement à l’IMP, son affinité avec le dialogisme est due à sa valeur temporelle et non à sa valeur aspectuelle. En effet, le COND étant un ultérieur du passé, l’inscription du procès sur la ligne du temps se fait obligatoirement par la médiation d’un point (de vue) situé dans le passé. La dissociation énonciative entre énonciateur principal et énonciateur secondaire est donc systématique. Soit : (18)
Charles nous a dit qu’il serait absent. (Sand, Correspondances)
Le COND est bien dialogique : l’intervalle de référence [I’,II’] qu’il situe dans le passé grâce à sa valeur temporelle correspond à une énonciation passée, celle explicitée par le verbe de parole a dit. La seconde valeur temporelle du COND (la postériorité de l’intervalle de référence [I,II] par rapport à [I’,II’]) implique ensuite que le procès être absent soit postérieur à [I’,II’], c’est-à-dire à l’énonciation passée « Charles a dit ». En bref, le 6
7
Nous nous opposons en cela à un auteur comme Vuillaume (2001) qui considère que l’imparfait est toujours dialogique (ou polyphonique). Cette position est défendue entre autres par Abouda (1997), Donaire (1998), Vuillaume (2001) et Haillet (2002).
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Adeline Patard & Céline Vermeulen
COND impose toujours la médiation d’un énonciateur passé qui envisage le procès comme ultérieur. On peut représenter la valeur dialogique du COND dans la figure 4. Comme pour la figure 3, nous dissocions ce qui est énoncé par l’énonciateur principal E1 de ce qui est le fait d’un énonciateur secondaire e1.
I
II e1
I’
II’ E1 01
02
Figure 4 : Valeur dialogique du COND
Ce schéma montre que E1 rend compte que d’une énonciation passée notée [I’,II’]. L’énonciateur e1 prend quant à lui en charge le procès (envisagé à travers l’intervalle [I,II]). Remarquons que le procès peut se situer dans le passé, le présent ou le futur du locuteur (moment de l’énonciation), dans la mesure où il reste postérieur à II’. En résumé, l’IMP autorise le dialogisme dans un co(n)texte qui lui est favorable, tandis que le COND impose le dialogisme en tout co(n)texte. 4. Les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)] 4.1. Le rôle de si Nous suivrons ici la conception de si développée dans Vairel 1982. Selon l’auteure, dans le tour [si P, Q], si a une double signification. D’une part, si a une valeur hypothétique : il permet de supposer la réalité de P, d’autre part, si a une valeur conditionnelle : la supposition de P est donnée comme la condition de l’énonciation de Q (Vairel 1982 : 6). Cette analyse vaut, selon Vairel, pour tous les tours du type [si P, Q], que le sens résultatif soit hypothétique ou concessif, et quels que soient le temps employés dans la protase et l’apodose. Vairel donne ainsi l’exemple suivant d’une phrase conditionnelle exprimant une concession : (19)
S’il est peu sociable, il a un cœur d’or. (Vairel 1982 : 8)
Si permet à l’énonciateur principal de supposer la réalité de « il est peu sociable » (admettons que ...), puis de poser cette supposition comme la condition de l’énonciation de « il a un cœur d’or ». On pourrait faire la paraphrase suivante : Admettons qu’il soit peu sociable, il faut alors ajouter qu’il a un cœur d’or. Cette analyse fonctionne aussi pour les phrases hypothétiques. Soit :
Essai de représentation de la phrase hypothétique (20)
227
« Si la totalité des terres cultivables était dédiée aux biocarburants, seule la moitié des besoins serait couverte », affirme Yann Wehrling, patron des Verts. (Le canard enchaîné)
Ici, en faisant pour le moment abstraction du rôle du COND, on voit que la supposition de « la totalité des terres cultivables est dédiée aux biocarburants » donne lieu à l’énonciation de « seule la moitié des besoins est couverte ». On pourrait paraphraser : admettons que la totalité des terres cultivables soit dédiée aux biocarburants, il faut alors ajouter que seule la moitié des besoins est couverte. Ainsi, dans les phrases hypothétiques [Si P (IMP), Q (COND)], la supposition du procès à l’IMP a pour conséquence l’énonciation du procès au COND. 4.2. Le rôle du COND Nous avons vu en section 3.3 que le COND imposait le point de vue d’un énonciateur secondaire e1, distinct de l’énonciateur principal E1, (i) qui est situé dans le passé et (ii) qui envisage le procès comme ultérieur à lui-même. Cette propriété du COND produit en co(n)texte hypothétique un effet de moindre probabilité. En effet, dans le cadre hypothétique, la non-prise en charge du procès au COND par l’énonciateur principal E1 est interprétée comme une moindre probabilité du procès : si E1 se défausse de l’assertion du procès sur un énonciateur secondaire e1, c’est qu’il est peu probable que le procès soit le cas. Ainsi dans : (21)
Si Sarko forçait son destin, le député Domergue pourrait bénéficier des retombées... (Midi libre)
E1 délègue l’assertion du procès le député Domergue pouvoir bénéficier des retombées à un e1. C’est alors e1 qui est responsable de l’assertion de l’énoncé : « le député Domergue pourra bénéficier des retombées ». De cette façon, E1 signifie que ce procès est peu probable. L’effet de moindre probabilité lié au dialogisme du COND apparaît clairement si l’on compare avec l’emploi d’un futur dans les phrases hypothétiques [si P (présent), Q (futur)]. Soit l’exemple (21’) formé sur (21) : (21’)
Si Sarko forçe son destin, le député Domergue pourra bénéficier des retombées...
On constate qu’avec un futur simple (et un présent), les faits semblent plus probables. En effet, le futur n’est pas dialogique : E1 assume donc pleinement l’énonciation du procès pouvoir bénéficier. La combinaison du COND avec si dans l’apodose demande qu’on emploie dans la protase une forme verbale capable de reproduire le dialogisme de l’apodose dans la protase. En effet, nous avons vu que si pose
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Adeline Patard & Céline Vermeulen
la supposition du procès de la protase comme la condition de l’énonciation du procès de l’apodose. Donc, si le procès de l’apodose est le fait d’un énonciateur e1 passé, la supposition au COND doit aussi nécessairement relever d’un énonciateur e1 situé dans le passé : une supposition présente ne peut précéder temporellement et donc conditionner une énonciation passée, seule une supposition passée peut avoir pour conséquence une énonciation passée. Dit plus simplement : la relation conditionnelle entre protase et apodose implique que, si l’apodose est dialogique, la protase l’est aussi. Notons qu’en reconduisant le dialogisme de l’apodose dans la protase, l’effet de moindre probabilité qui y est lié (E1 n’assume pas la responsabilité de l’énoncé qu’il délègue à un e1 passé) se reporte également dans la protase. En conclusion, les phrases hypothétiques avec un COND dans l’apodose exigent l’emploi d’une forme permettant une interprétation dialogique du procès à travers la médiation passée d’un énonciateur e1. 4.3. Le rôle de l’IMP Sous l’action conjuguée de si et du COND, c’est donc l’IMP qui est employé dans la protase car il peut signifier la présence dans le passé d’un énonciateur secondaire e1. L’IMP s’interprète alors dialogiquement : au lieu de situer le procès dans le passé, il indique que l’énonciation de ce procès n’est pas le fait de l’énonciateur principal E1, mais d’un énonciateur e1 passé. En reportant ainsi le dialogisme de l’apodose dans la protase, l’IMP permet également de reconduire l’effet de moindre probabilité lié au COND : l’E1 se défausse de l’énonciation du procès de la protase sur un e1, suggérant ainsi que ce procès est peu probable. On obtient la représentation suivante de la sémantique de la phrase [Si P (IMP), Q (IMP)]. Les deux premiers axes représentent la valeur du COND et les deux seconds représentent celle de l’IMP. Soit l’exemple : (22)
Même si, sur blessure, elle devait déclarer forfait pour l’heptathlon aux Championnats de France, Barber resterait sélectionnable pour Athènes. (L’équipe)
Essai de représentation de la phrase hypothétique
I Apodose (COND)
229
II e1
I’
II’ E1
B1 Protase (IMP)
B2 e1 I
II E1 01
02
Figure 5 : Représentation de la sémantique de la phrase hypothétiques en [Si P (IMP), Q (IMP)]
Ici, sous l’action conjuguée du si et du COND resterait, l’IMP devait s’interprète dialogiquement. Le procès devoir déclarer forfait n’est donc pas le fait de E1, mais est énoncé par un énonciateur e1 à qui on peut imputer : « elle doit déclarer forfait pour l’heptathlon » (d’où son inscription sur l’axe de e1 de l’apodose dans la figure 5). L’interprétation dialogique de l’IMP se ressent à deux niveaux : le procès semble peu probable et il ne se situe pas dans le passé (l’IMP ne porte pas directement sur le procès), mais dans le présent ou le futur (Cf. exemple 22). La demande de dialogisme de la part du COND et l’interprétation dialogique subséquente de l’IMP sont confirmées par plusieurs éléments. D’abord, la diachronie semble aller dans le sens d’une contrainte exercée par le COND sur l’emploi de l’IMP dans la protase. En effet, Cappello (1986 : 38) cite dans son article une étude de Sechehaye où ce dernier explique (1906 : 349) que d’un point de vue historique « l’imparfait a suivi le conditionnel dans la principale et en est émané » ; selon lui, l’IMP « a été choisi d’une part en vertu de l’attraction du conditionnel, d’autre part conformément à l’analogie du temps présent après si » dans les hypothétiques factuelles [Si P (IMP), Q (IMP)]. Diachroniquement, c’est donc l’emploi du COND dans l’apodose qui a entraîné l’usage de l’IMP dans la protase. Par ailleurs, on observe dans le français du Québec (Cf. Blondeau 2007) et dans le français hyponormé l’emploi du COND dans la protase : (23)
[Reportage dans une banlieue d’Evreux un an après des émeutes] on fait des conn’ries pourquoi on fait des conn’ries / si on aurait du travail / si on aurait quelqu’chose à faire / on s’rait pas là à faire des conn’ries (Journal télévisé)
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Adeline Patard & Céline Vermeulen
Ici, c’est un COND (serait) et non un IMP qui est employé dans la protase. Donc, contrairement à ce qu’on pourrait penser (Cf. Leeman 2001 et Vetters 2001), le COND est possible dans la protase. La raison est la suivante : le COND permet de situer dans le passé un énonciateur e1, son emploi dans la protase répond donc adéquatement à la demande de dialogisme émanant du COND dans l’apodose. Ce phénomène confirme le fait que la protase requiert un temps pouvant signifier la présence d’un e1 passé. En outre, l’influence du COND dans la phrase hypothétique devient claire si on le remplace par un IMP. On observe alors que l’interprétation dialogique se perd. Soit l’exemple fabriqué : (24)
S’il était riche, il serait pingre.
Cet exemple semble parfaitement dialogique : les procès était et serait apparaissent peu probables (on suppose en effet que « il » n’est pas riche), ce qui est le signe d’une interprétation dialogique. Soit maintenant : (25)
S’il était riche, il était pingre.
Nous avons remplacé le COND serait de l’apodose par l’IMP était et l’on se rend compte que l’interprétation dialogique a disparu. Les faits décrits semblent non seulement probables, mais ils apparaissent comme ayant eu lieu dans le passé : la corrélation hypothétique contribue ici à signifier une concession qui oppose les procès était riche et était pingre. L’IMP trouve donc en (25) un emploi temporel monologique. En conclusion, sans le COND dans l’apodose, l’IMP de la protase ne peut avoir de lecture dialogique. Enfin, l’interprétation dialogique de l’imparfait apparaît de façon explicite lorsqu’on pratique le test de c’est vrai que proposé par Gosselin (1996 : 36). Soit l’exemple : (26)
Si tout le monde vivait comme un français, il faudrait deux planètes de plus pour subvenir aux besoins de l’humanité. (Marie Claire)
Si l’on utilise c’est vrai que dans la protase, on obtient la phrase suivante : (26’)
Si c’était vrai que tout le monde vit comme un français, il faudrait deux planètes de plus pour subvenir aux besoins de l’humanité.
L’IMP porte alors sur c’est vrai que et non sur le procès vivre lui-même. En effet, ce que l’IMP situe dans le passé, ce n’est pas le procès lui-même, mais sa modalisation (c’est-à-dire son énonciation) ici matérialisée par c’est vrai que. Autrement dit, c’est vrai que explicite la modalisation du contenu propositionnel de la protase : tout le monde vivre comme un français : cette expression permet d’asserter la réalité de cette proposition. Du coup, en employant un IMP dialogique, la modalisation du contenu propositionnel est
Essai de représentation de la phrase hypothétique
231
située dans le passé car l’énonciation par e1 de « tout le monde vit comme un français » appartient au passé. C’est aussi pourquoi le procès n’est pas interprété comme passé, ce n’est pas lui qui est antérieur à T0, mais sa modalisation et donc son énonciation. 4.4. Les effets de sens dans la phrase hypothétique [si P (IMP), Q (COND)] On peut distinguer trois types d’effets modaux produits dans les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)] : (i) Si dénote un sens modal hypothétique : il permet de supposer la réalité du procès de la protase. (ii) Le COND et l’IMP, qui sont alors dialogiques, expriment la moindre probabilité des faits décrits : ils marquent un désengagement de E1 dans l’assertion des procès, ceux-ci apparaissent donc comme incertains. (iii) Des facteurs co(n)textuels hétérogènes sont responsables des effets de sens potentialis et irrealis qui ne possèdent pas en français de marques formelles explicites. Suivant les analyses de Martin (1991) et Gosselin (1999), on peut identifier au moins trois effets différents : – l’effet d’irréel du présent : il s’agit de l’interprétation par défaut produit conjointement, a) par l’effet de moindre probabilité de l’interprétation dialogique du COND et de l’IMP, et b) par la localisation dans l’époque présente impliquée par le COND (nous expliquerons ce dernier fait infra) ; la conjonction de ces deux éléments conduit à interpréter le procès comme étant non réel ; ainsi dans l’exemple suivant le procès étiez appartient à un monde irréel présent : (27)
à Dijon on avait fait un une formation on avait passé deux entretiens et moi j’avais eu droit comme comme question « si vous étiez un aliment vous seriez quoi ? » (Conversation orale)
– l’effet de potentiel du présent : le procès est conçu comme pouvant avoir lieu à l’époque présente ; cette interprétation procède d’un contexte d’ignorance qui peut être linguistiquement marqué (par « jamais » en (28)) ou pragmatiquement inféré (Gosselin 1999 : 39) : (28)
[Avant un match] Si jamais il devait persister encore un doute quant à la capacité de cette formation [l’équipe de France de football] à produire du beau jeu et à gagner, les Bleus seraient avisés de remettre quelques pendules à l’heure. (internet)
– l’effet de potentiel du futur : le procès est conçu comme pouvant avoir lieu dans le futur ; cette interprétation est par exemple obtenue à partir d’un circonstanciel à valeur de futur, « jeudi » dans l’exemple (29) (Gosselin 1999 : 39) :
232 (29)
Adeline Patard & Céline Vermeulen Comment vas tu ? Si par hasard (ceci est un reproche) tu te décidais à venir jeudi il faudrait remettre cette faveur extraordinaire au jeudi suivant. (Sand, Correspondances)
Il nous reste un dernier point à éclaircir : pourquoi le procès à l’imparfait n’appartient-il pas au passé, mais au présent (irréel ou potentiel du présent) ou au futur (potentiel du futur) ? Nous avons déjà évoqué quelques éléments de réponse. D’abord, comme la figure 5 l’illustre, l’imparfait ne porte pas ici sur le procès directement, mais sur l’énonciation du procès. C’est donc avant tout l’énonciateur e1 qui est situé dans le passé. Ensuite, comme la borne finale B2 du procès n’est pas localisée par rapport à l’énonciation (Cf. figure 5), rien n’empêche que le procès à l’imparfait soit le cas dans le présent ou dans le futur, et qu’il soit donc interprété comme présent ou futur. Reste le « problème » de la borne initiale B1 qui est antérieure à l’énonciation secondaire [I,II] et donc à l’énonciation principale [01,02] (Cf. figure 5). Sans proposer de solution définitive, nous pensons ici que l’imparfait permet tout de même une interprétation présente ou future car celle-ci est imposée par le co(n)texte, et plus précisément par le COND. Plusieurs éléments nous poussent vers cette idée. D’abord, remarquons que le COND situe par défaut le procès dans le présent : (30)
[...] d’après les on dit, lady Fakland courrait le risque d’un divorce par lequel son fils lui serait arraché. (Farrère, L’homme qui assassina)
Le risque encouru s’interprète ici comme appartenant au présent. Cela s’explique par la valeur d’ultérieur du passé du conditionnel : le procès n’est pas directement en relation avec l’intervalle de l’énonciation (Cf. figure 5) il se situe donc, en l’absence de localisateur passé ou futur, dans l’époque présente. Ensuite, lorsqu’on remplace le COND dans une apodose par un imparfait, on observe un passage de l’époque présente à l’époque passée. On peut ainsi rappeler les exemples : (31) (32)
S’il était riche, il serait pingre. (époque présente) S’il était riche, il était pingre. (époque passée)
L’interprétation d’une époque présente semble donc liée au COND. Notons enfin un fait remarquable : le COND ne tolère en aucun cas de localisation passée (par exemple « l’année dernière ») dans les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)]. Comparons ainsi : (33) (33’)
Si, *l’année dernière, Pierre venait la voir, Marie serait heureuse. Si, l’année dernière, Pierre venait la voir, Marie était heureuse.
Alors que (33) est incorrect avec le COND, (33’) devient tout à fait possible avec l’IMP. Le COND semble donc interdire dans ce tour toute interprétation
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233
passée des procès. L’IMP ne fait ensuite que s’aligner sur cette exigence contextuelle en donnant lieu à une interprétation non passée. 5. Conclusion La sémantique des phrases en [si P (IMP), Q (COND)] repose donc sur trois éléments, (i) la structure conditionnelle [si protase, apodose], (ii) le COND et (iii) l’IMP. Le fait nouveau qui ressort de cette étude est le rôle crucial du COND qui apparaît comme l’élément pivot du tour hypothétique : – combiné avec si, c’est lui qui demande l’emploi d’un IMP dans la protase ; – il est également responsable, du fait de sa valeur dialogique, de l’effet de moindre probabilité produit ; – enfin, il semble imposer la lecture par défaut d’un irréel du présent (ce dernier fait reste encore à préciser). Références Abouda, L. (1997). Recherches sur la syntaxe et la sémantique du conditionnel en français moderne, thèse de doctorat, Université Paris VII. Bakhtine, M. (1953/1984). Les genres du discours, in : Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 263-308. Blondeau, H. (2007). Et si l’on expliquait l’usage du conditionnel dans la protase des hypothétiques en si dans le français de Montréal entre 1971 et 1995, Symposium AFLS, Boulogne-sur-Mer : Université du Littoral Côte d’Opale. Bres, J. (1999). «Vous les entendez ? Analyse du discours et dialogisme », Modèles linguistiques XX (2) :71–96. Bres, J. (2001). Dialogisme, in : C. Détrie ; P. Siblot ; B. Vérine, (éds), Termes et concepts pour l’analyse du discours, Paris : Champion, 83– 86. Bres, J. (2005). L’imparfait : l’un et/ou le multiple ? A propos des imparfaits narratif et d’hypothèse, Cahiers chronos 14 : 1–32. Bres, J. ; Vérine, B. (2002). Le bruissement des voix dans le discours : dialogisme et discours rapporté, Faits de langues 19 : 159–169. Cappello, S. (1986). L’imparfait de fiction, in : P. Le Goffic, (éd.), Points de vue sur l’imparfait, Caen : Centre d’études linguistiques de l’université de Caen, 31–41. Desclés, J.-P. (1994). Quelques concepts relatifs au temps et à l’aspect pour l’analyse des textes, Studia Kognitywne, Semantyka kategorii Aspektu i czasu 1, 57-88.
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Invariant sémantique du présent de l’indicatif en français Agnès PROVÔT Jean-Pierre DESCLÉS Aude VINZERICH LaLIC - Université Paris-Sorbonne
1. Introduction Le présent de l’indicatif en français a déjà fait l’objet de nombreuses études, que ce soit de manière plus ou moins détaillée dans des ouvrages de grammaire : Arrivé & al. (1986), Riegel & al. (1994), Wilmet (1997), dans des ouvrages traitant de la temporalité, comme Gosselin (1996), ou encore lors de numéros de revues spécialisées (Le Goffic P. (éd.), 2001). On peut constater que plusieurs thèses sur le présent de l’indicatif se sont dégagées depuis que la linguistique se penche sur la question des temps verbaux, comme le montre par exemple J.-M. Fournier (2001). Encore actuellement, la « valeur » du présent de l’indicatif ne fait pas l’objet d’un consensus. Il y a tout d’abord la définition traditionnelle du présent comme « forme déictique », qui coïnciderait alors nécessairement avec l’acte d’énonciation. Les difficultés posées par cette conception quelque peu étroite amènent soit à « étendre » l’actualité du présent (de manière floue) pour conserver une certaine simultanéité avec l’énonciation, soit à s’orienter vers une conception opposée du présent, comme étant au contraire une forme « neutre », « malléable », au point de devenir « atemporelle », et où seul le contexte permet d’attribuer une valeur à telle occurrence d’un présent 1. Il devient alors difficile de rassembler les divers emplois du présent de l’indicatif sous un invariant commun si on caractérise cette forme verbale par une « vacuité sémantique » (pour reprendre l’expression de M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul 1994 : 298). Or, pour notre part, nous posons comme hypothèse que le présent de l’indicatif, comme toute forme verbale d’une langue, est bien sous-tendu par un invariant sémantique abstrait, et c’est donc une nouvelle organisation des valeurs du présent de l’indicatif, construite à partir de cet invariant, que nous souhaitons proposer ici. Cette étude s’appuie sur les concepts aspectuels et sur les relations temporelles du modèle sémantique des temps grammaticaux de Desclés 1
Nous renvoyons aux articles de Le Goffic P. (éd.), (2001) qui exposent cette problématique. © Cahiers Chronos 21 (2010) : 235 259.
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Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
(1980 et 1995) et Desclés & Guentchéva (2003). En effet, la notion de référentiel temporel permet de résoudre l’apparente contradiction entre une certaine « simultanéité » avec l’acte d’énonciation et le fait que le présent n’exprime pas nécessairement des procès hic et nunc, les référentiels temporels étant une formalisation de la distinction cognitive entre temps linguistique et temps externe. Les différentes valeurs du présent de l’indicatif peuvent être représentées sous forme de diagrammes, qui sont le résultat d’une analyse théorique plus générale. Ces diagrammes ont en effet un réel intérêt didactique qui peut être une aide efficace pour mieux “faire voir” les valeurs spécifiques d’une occurrence d’un présent insérée dans son contexte et, en même temps, l’invariant sémantique du temps présent. Nous ne développerons pas ici les aspects techniques du modèle, renvoyant pour cela à des publications antérieures. Nous présenterons seulement les quelques éléments de représentation nécessaires à notre analyse du présent. Les concepts fondamentaux que nous allons mettre en œuvre sont : d’une part, les notions aspectuelles avec des représentations figuratives sous forme d’intervalles avec des bornes (topologiques) ouvertes ou fermées, et d’autre part, les différents référentiels temporels. 1.1. Notions aspectuelles Les trois notions aspectuelles de base (état, événement et processus) sont réalisées sur différents types topologiques d’intervalles d’instants. Une relation prédicative (ou proposition construite à l’aide d’un prédicat verbal appliqué à ses arguments actanciels), par exemple « Pierre être riche », doit être insérée dans le référentiel temporel de l’énonciateur qui, en la prenant alors en charge, doit la situer temporellement par rapport à lui et en préciser sa valeur aspectuelle. Lorsque cette relation prédicative est présentée par l’énonciateur comme étant stable ou stabilisée, elle a les propriétés aspectuelles d’un état (par exemple : « Pierre est riche » / « Pierre est maintenant devenu riche »…) qui se réalise alors sur un intervalle d’instants dont les bornes sont nécessairement exclues ; cet intervalle est un « ouvert » topologique, il est . représenté par le diagramme qualitatif élémentaire Lorsque cette relation prédicative est présentée par l’énonciateur comme un simple événement, (par exemple : « Pierre fut riche »), l’événement est réalisé sur un intervalle avec une discontinuité initiale – le début de l’événement – et une discontinuité finale – la fin de l’événement ; cet . intervalle est un « fermé », il est représenté par le diagramme Lorsque la relation prédicative est présentée dans son évolution interne, sa valeur aspectuelle est celle d’un processus (inaccompli) (par exemple : « Pierre devient riche ») qui se réalise sur un intervalle avec une borne fermée à gauche, qui indique la discontinuité du processus, et une borne
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français
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ouverte à droite, qui indique l’inaccomplissement du processus ; cet intervalle est dit « fermé à gauche et ouvert à droite », il est représenté par le . diagramme À ces trois notions aspectuelles de base s’ajoute la notion de « suite ouverte d’événements » qui est une suite ordonnée d’occurrences d’un même événement, avec un premier événement mais sans aucune indication d’une dernière occurrence de la suite 2. Cette valeur aspectuelle est celle d’un processus inaccompli discret, au sens où l’on peut compter et énumérer ses éléments. 1.2. La notion de référentiel temporel La notion de « référentiel temporel » (Desclés 1995) est nécessaire pour l’analyse des temps grammaticaux, et donc du présent de l’indicatif. En effet, en insérant la relation prédicative aspectualisée dans la temporalité, l’énonciateur doit la situer par rapport à son énonciation : la relation prédicative aspectualisée est-elle concomitante, est-elle réalisée, est-elle visée dans l’avenir ?… Situer ou repérer la relation prédicative, c’est la situer ou la repérer par rapport à l’acte d’énonciation de l’énonciateur. Cet acte d’énonciation se déploie dans le temps sous l’aspect d’un processus inaccompli à l’instant T0. Cet instant T0 introduit une coupure entre ce qui est réalisé ou en cours de réalisation et le « non encore réalisé ». Le processus énonciatif de l’énonciateur se déploie sur l’intervalle J0 et organise le Référentiel Énonciatif, noté REN, dans lequel seront repérées les différentes situations passées, présentes ou à venir. Les situations antérieures ou concomitantes à T0 sont repérées dans la partie du « réalisé » du REN, conceptualisée de façon linéaire, tandis que les situations postérieures à T 0 sont situées dans la partie du « non encore réalisé » du REN, présentant cette fois une structure de ramification, (nous renvoyons à Vinzerich (2007 : 267274) pour plus de précisions sur ce point théorique) :
2
Dire qu’une suite d’occurrences est ouverte signifie que dans cette suite le dernier événement réalisé n’est pas (nécessairement) l’événement de clôture, celui qui fermerait la suite, car la suite étant ouverte, une autre occurrence peut avoir lieu ultérieurement.
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
238
REN
J0
réalisé
T0
non encore réalisé
Figure 1 Structure du Référentiel Énonciatif
Ce Référentiel Énonciatif n’est pas le Référentiel Externe (temps des horloges, temps cosmique, temps des calendriers…), noté REX. En effet, le processus énonciatif inaccompli en T0 sert d’origine temporelle aux situations verbalisées par l’énonciateur ; T0, borne d’inaccomplissement de l’énonciation, est un repère fixe dans le Référentiel Énonciatif, mais sa projection dans le Référentiel Externe est un instant tm mobile avec le flux du temps. Si les deux référentiels temporels, REN d’une part et REX d’autre part, doivent être soigneusement distingués, nous verrons dans l’analyse de quelques exemples (présent de reportage notamment) qu’il est possible de les synchroniser. La relation qui introduit une distinction forte entre les deux référentiels est une relation de rupture. Cette dernière est intégrée à une théorie générale et formelle du repérage (Desclés 1987), conduisant à un schème « X est repéré par rapport à Y », X étant le repéré, Y le repère. Les trois valeurs du repérage sont l’identification, notée =, la différenciation, notée , et la rupture, notée #. Si certaines situations sont repérées par identification ou différenciation par rapport à la borne d’inaccomplissement du processus énonciatif T0 selon qu’elles sont concomitantes (identification), antérieures ou postérieures à T 0 (différenciation), d’autres situations verbalisées ne sont plus repérables de cette manière par rapport à T0. En effet, certains marqueurs linguistiques comme, par exemple, ce jour là, un jour, il était une fois… sont les traces linguistiques d’un changement de référentiel. Ainsi certaines narrations sont situées dans un référentiel qui n’a aucun lien temporel avec l’énonciateur 3, d’où la rupture avec le REN. Le référentiel qui supporte les événements, états et processus racontés est un Référentiel Non Actualisé, noté RNA, puisque les situations de ce référentiel ne sont pas actualisées dans la temporalité de
3
La distinction entre référentiels n’est pas indépendante de l'opposition entre histoire et discours de Benveniste (1966 : 238 250), mais elle est plus formalisée et précise (voir Desclés 1980, 1994)
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français
239
l’énonciateur 4. Cependant dans certains exemples (présent narratif), il sera nécessaire d’introduire une synchronisation entre les deux référentiels RNA et REN. L’analyse des valeurs du présent et des autres temps de l’indicatif nous amènera à faire appel à d’autres référentiels, nous verrons en particulier ici le Référentiel des Vérités Générales, noté RVG, et le Référentiel des Situations Possibles, noté RPO. Dans la suite de l’article, nous appellerons « procès » la relation prédicative aspectualisée sous forme d’état, de processus, d’événement ou de suite ouverte d’événements. 1.3. Invariant du présent de l’indicatif Les concepts théoriques que nous venons d’exposer vont nous permettre maintenant de définir l’invariant du présent de l’indicatif : celui-ci est exprimé par un aspect inaccompli et une opération de concomitance qui n’est pas réductible à la simultanéité temporelle avec l’énonciation. En effet, comme nous le verrons, l’invariant n’est pas une valeur essentiellement temporelle, si l’on définit « temporel » par « insertion dans une organisation passé – présent – futur d’un Référentiel Externe ». Cette valeur doit être construite par abduction à partir de l’analyse aspecto-temporelle des différents emplois du présent. Comme certains auteurs l’ont déjà affirmé (par exemple M. Arrivé, F. Gadet et M. Galmiche 1986 : 562), la notion de concomitance est fondamentale. Toutefois nous tenons à préciser cette notion qui peut être : – soit une concomitance stricte entre T0 et la borne droite du procès dont le verbe est au présent de l’indicatif et qui se situe dans le REN (partie 2. de l’article) ; – soit une concomitance stricte entre T0 et le procès situé dans le REN avec en plus une synchronisation avec le REX (partie 3.) ; – soit une concomitance par synchronisation du REN avec un autre référentiel dans lequel se situe le procès (parties 4. et 5.).
4
Les situations de ce Référentiel Non Actualisé sont « non actualisées » parce qu’elles ne sont pas intégrées dans le REN, n’étant, sauf indication contraire, ni réalisées, ni visées, ni en cours de réalisation. Cependant elles sont actualisables lorsque certaines indications permettent de les situer soit dans le REX (avec un temps calendaire) soit de les relier explicitement par synchronisation à l’énonciation en cours (ce qui m’est arrivé ce jour là a eu lieu effectivement l’année dernière).
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
240
Nous détaillerons dans la suite de l’article les différents emplois de ces trois classes, pour redonner en conclusion une définition plus précise et plus formelle de l’invariant sémantique du présent de l’indicatif. 2. Concomitance T0 – procès dans le Référentiel Énonciatif Pour cette première classe d’emplois, nous proposons de représenter graphiquement les énoncés situés dans le REN comme suit (par exemple un procès aspectualisé en processus, au présent de l’indicatif « Je mange » ou « Je suis en train de manger » qui explicite la notion de processus en cours) :
PROC(je êtreen-train-de-manger) REN
J0
T0
Figure 2 Diagramme du processus « Je suis en train de manger » dans le REN
Toutefois, dans la figure ci-dessus, le procès est légèrement décalé vers le haut par rapport au REN, pour une meilleure lisibilité, alors qu’il sera, dans la suite de l’article, situé directement dans le référentiel ; de même, certaines bornes seront supprimées pour alléger le diagramme (de façon conventionnelle, le point indique une borne fermée, et la flèche, une borne ouverte). La concomitance est représentée par la relation d’identification (signe =) entre les bornes droites du processus énonciatif et du processus prédicatif – plus précisément entre la borne droite de l’intervalle J0 de réalisation du processus énonciatif et la borne droite de l’intervalle de réalisation du processus prédicatif. Quant à la position relative des bornes gauches de ces deux processus, elle n’est pas grammaticalisée (lorsqu’on énonce « Je mange », on n’indique pas si le processus décrit a débuté avant ou après le processus énonciatif). Le diagramme présenté ici est donc une instance parmi d’autres qui seraient équivalentes (antériorité, simultanéité, postériorité des bornes). Dans la première classe d’emplois du présent (concomitance T0 - procès dans le REN), le procès décrit par le présent de l’indicatif se situe dans le REN, il est donc repéré par rapport à l’acte d’énonciation. La synchronisation avec le REX peut se faire grâce à des marqueurs linguistiques contextuels et/ou des indices situationnels éventuels qui permettent la datation du procès, mais cette synchronisation n’est pas nécessaire dans cette catégorie (voir l’exemple 2).
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français
241
Cette classe d’emplois comporte quatre valeurs de présent : – l’emploi typique du présent, tel qu’on le conçoit spontanément : la description d’un processus ou d’un état en cours, dénotant une situation dans le monde externe ou non (exemples 1a et 1b). La description peut également prendre la forme d’une classe ouverte d’événements, dans ce cas il s’agit de la valeur de présent d’habitude (exemple 1c) ; – le présent de jugement synthétique relatif à un ou plusieurs événements externes, comme on peut le rencontrer dans des journaux ou des rapports (exemple 2) – le présent déjà engagé, dont la réalisation effective du procès située dans le REX est postérieure à T0 (exemple 3) ; – et le présent ancré sur un événement passé, dont la réalisation effective du procès située dans le REX est antérieure à T0 (exemple 4). Nous allons maintenant étudier successivement ces quatre emplois. 2.1. Emploi typique du présent Prenons les exemples suivants : (1)
a. Chut ! Les enfants dorment ! b. J’ai faim ! c. Paul boit du café tous les matins.
Ces exemples sont représentatifs de l’emploi typique du présent. Cette valeur « typique » n’est pas pour nous une valeur première d’où dériveraient toutes les autres par divers « effets de sens », car nous posons un invariant que l’on doit retrouver dans toutes les valeurs du présent, ces différentes valeurs n’étant pas des « effets de sens » mais les différentes façons qui expriment l’invariance du présent. Aussi l’emploi typique du présent sera-t-elle la valeur la plus simple, celle que l’on envisage en premier et spontanément. Pour le présent, il s’agit de la description d’un processus ou d’un état en cours, qui peut faire référence à une situation concomitante dans le monde externe ou non. Par exemple, lorsque l’on énonce « Chut ! Les enfants dorment ! », le processus exprimé est concomitant à l’acte d’énonciation, et il se rajoute également (dans le cas où il s’agit effectivement d’un énoncé en “situation réelle”, où l’on ne doit pas faire de bruit parce que des enfants sont en train de dormir) une synchronisation entre le processus qui se déroule dans le REN et le processus qui se déroule dans le REX, le marqueur « Chut ! » renforçant l’indication de ce synchronisme. Ceci peut s’illustrer par le diagramme suivant :
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
242
PROC (enfants dormir)
REN
J0
#
=
REX
T0
= tm
processus du monde externe en cours
Figure 3 Emploi typique du présent « Les enfants dorment »
Comme nous l’avons déjà dit, la concomitance avec un processus du monde externe n’est pas fondamentale : on peut concevoir des énoncés au présent, situés dans le REN, qui ne dénotent pas de situations réelles (par exemple, lorsque l’on ment…). Ce qui est important ici est la concomitance entre la borne droite de la relation prédicative et la borne droite du processus énonciatif T0. L’emploi typique du présent peut exprimer : un constat (c’est-à-dire le rapport de faits extérieurs, exemple 1a), un état physique, physiologique, psychologique… ressenti par un individu (exemple 1b), ou une habitude (exemple 1c). Dans ce dernier cas, la relation prédicative sera aspectualisée sous forme de suite ouverte d’événements 5. L’événement qui se réitère peut ne pas être lui-même actuel au moment de l’énonciation de la relation prédicative, car c’est la classe ouverte d’événements qui est concomitante à T0 (dans le diagramme ci-dessous, les croix représentent les occurrences de l’événement « boire du café ») : PROC (Paul boire café)
REN
J0
T0
Figure 4 Présent d'habitude « Paul boit du café tous les matins »
5
Voir note 1. Le français ne semble pas distinguer explicitement au niveau des marqueurs morphologiques du présent la différence conceptuelle entre l’inaccomplissement continu (« Il boit en ce moment son café ») et l’inaccomplissement discret d’une suite d’événements identiques (« Il boit tous les matins son café »).
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243
2.2. Présent de jugement synthétique Il s’agit également d’un emploi très courant du présent de l’indicatif, que l’on retrouve dans les journaux, les rapports, les lettres… Il décrit un processus ou un état présenté comme actuel, mais à la différence de l’emploi typique, s’il y a un lien avec le REX, il ne s’agit pas d’une synchronisation ni d’une dénotation d’un processus en cours nécessairement concomitant à l’acte énonciatif. En effet, cet emploi « présent de jugement synthétique » permet d’énoncer un jugement sur la réalisation d’une ou plusieurs situations externes, que celles-ci soient déjà réalisées ou encore en cours de réalisation. Prenons l'exemple d'un titre du Monde du 22 mars 2007 et du début de l'article : (2)
Le « prophète » Al Gore revient au Congrès À force de le voir arpenter les tapis rouges, on aurait presque oublié qu'Al Gore est un homme politique. Pour la première fois depuis décembre 2000, l'ancien vice président est revenu au Congrès, mercredi 21 mars. À l'exception de quelques grincheux républicains, qui ont fait reporter le début de la séance parce qu'il n'avait pas fourni le texte de son intervention dans les temps réglementaires, les élus l'ont accueilli comme un vieil ami.
Dans le texte de l’article, nous avons un passé composé est revenu qui aspectualise la relation prédicative sous forme d’un événement, la suite de l’article étant écrite dans cette perspective narrative de rapport d’événements récents mais déjà réalisés. Or le titre de l'article comporte un présent de l’indicatif revient. La venue d’Al Gore au Congrès le 21 mars 2007 est certes un événement réalisé dans le REX, mais, par l’emploi d’un présent, le journaliste montre ce retour comme étant encore en cours d’actualisation, vraisemblablement parce que cet événement engendre certaines conséquences pour la politique américaine. Le présent ne renvoie donc pas ici à un événement réalisé (au contraire du passé composé), mais à un jugement qui synthétise un processus en cours lié aux conséquences de l’occurrence de cet événement, ce jugement étant, lui, concomitant à l’acte énonciatif d’écriture du journaliste :
244
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
PROC (Al Gore revenir)
REN # REX
=
J0
venue au Congrès du 21 mars
T0
= tm
processus global de retour au Congrès
Figure 5 Présent de jugement synthétique « Al Gore revient au Congrès »
EVEN (Al Gore revenir)
REN # REX
= venue au Congrès du 21 mars
J0
T0
= tm
Figure 6 Passé composé « Al Gore est revenu au Congrès »
2.3. Présent déjà engagé Le présent de l’indicatif peut être employé pour exprimer un procès qui n’est, apparemment, pas encore réalisé ou pas encore en cours de réalisation 6 : (3)
a. Je n’ai pas le temps de m’occuper de cette affaire, je pars en vacances demain. b. Lundi prochain, Sophie travaille seulement l’après midi. c. Le dernier Lelouch sort en salle dans deux semaines. d. L’année prochaine, il y a une éclipse de lune en Inde, avis aux amateurs. 7
Plus précisément, la réalisation effective et visible du procès située dans le REX est postérieure à l’indice noté tm (qui est la projection de T0 sur le REX, donc le “moment” de la réalisation de l’acte d’énonciation), mais l’emploi du présent met en évidence que le processus menant à sa réalisation complète est déjà enclenché pour l’énonciateur, soit en intention (exemples 3a et 3b), soit parce que la réalisation est “programmée” ou prévue et donc quasi-certaine 8 6
7 8
Ce type de présent, dénommé « pro futuro » par les auteurs, a été décrit dans Le Goffic et Lab (2001) avec des conditions d’emplois précises et très détaillées. Énoncé relevé sur un site internet. Nous rejoignons sur ce point deux des conclusions de P. Le Goffic et F. Lab (2001, 96) : « le p.p.f. (présent pro futuro) marque un constat anticipé, relevant
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français
245
(exemples 3c et 3d). C’est ce processus d’intention ou de “prédiction quasicertaine” du procès qui est concomitant à l’acte d’énonciation. L’appellation traditionnelle « présent à valeur de futur » ne rend donc compte que d’un aspect de cet emploi, qui reste fondamentalement un présent, et qui vise un terme situé dans l’avenir. Aussi préférons-nous nommer cette valeur « présent déjà engagé », car il désigne la réalisation d’un processus constitutif d’un événement déjà engagé dont le terme final est évidemment reporté dans le non encore réalisé. Ce décalage entre procès énoncé et réalisation effective externe met bien en évidence qu’il existe deux référentiels distincts : la construction discursive du REN, dans lequel se situe le processus déjà engagé au présent, et les faits du monde externe du REX, dans lequel se situe la réalisation future effective de ce que décrit le procès. La distinction des deux référentiels permet bien de montrer comment le temps grammatical présent exprime son invariance. La synchronisation avec le REX est signalée le plus souvent par des marqueurs de compléments de temps désignant un intervalle postérieur à l’acte d’énonciation (demain, la semaine prochaine, bientôt, etc., ou encore des marqueurs comme aujourd’hui, cet après midi, etc. qui peuvent également désigner un intervalle temporel encore non entièrement réalisé), ceux-ci permettant de situer la réalisation effective et complète de l’événement dans le futur (du REX). Le processus sous-jacent d’intention ou de prédiction quasi-certaine est concomitant avec tm, par synchronisation de tm avec T0 : borne d'achèvement du processus en cours
PROC (je partir)
REN
T0
J0
=
# REX
réalisation effective de l'événement
tm lundi 10 janvier
mardi 11 janvier
Figure 7 Présent déjà engagé « Je pars demain (mardi 11 janvier) »
Cette valeur “future” pour le procès ne signifie pas nécessairement un futur proche dans le temps (comme dans l’exemple 3d), même s’il est plus d’une programmation maîtrisée (quelle que soit la source de la maîtrise) » et « le p.p.f. consigne un fait donné comme certain et datable, non comme une éventualité ».
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
246
courant d’exprimer l’intention d’une action dont la réalisation est proche ou imminente. Tout dépend du degré de la force d’intention de l’énonciateur ou de la possibilité de programmation du processus. 2.3.1. Comparaison avec le présent de visée intentionnelle Dans les exemples suivants : (4)
a. Je vais partir demain. b. L’année prochaine il va y avoir une éclipse en Inde.
la construction aller + infinitif présente un processus d’intention ou de prédiction (aller) concomitant à T0, visant un événement encore non réalisé (l’infinitif). Dans ce cas, l’intention (exemple 4a) ou la prédiction (exemple 4b) peuvent être moins fortes, car ce n’est pas le procès lui-même (exprimé par l’infinitif) qui est concomitant à T0, mais le mouvement intentionnel ou de prédiction orienté vers la réalisation de l’événement dont aucune phase n’est encore en cours de réalisation. L’événement visé est présenté comme quasi-certain, alors que le présent déjà engagé suppose le processus enclenché : EVEN (partir)
PROC (je aller) REN J0
quasi-certain
T0 réalisation effective de l'événement
# REX
tm lundi 10 janvier
mardi 11 janvier
Figure 8 Présent de visée intentionnelle « Je vais partir demain »
2.3.2. Comparaison avec le futur Si l’on transpose les énoncés au temps verbal futur : (5)
a. Je partirai demain. b. L’année prochaine il y a aura une éclipse en Inde.
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la relation prédicative est alors aspectualisée sous forme d’événement et repérée postérieurement à T0, dans la partie du non encore réalisé, le temps futur renvoyant à une modalité « probable » 9 : EVEN (je partir) probable
REN
J0
REX
T0 = tm
lundi 10 janvier
mardi 11 janvier
Figure 9 Futur « Je partirai demain »
2.3.3. Paradigme de gradation Nous avons donc ainsi une série d’énoncés où les différences de temps verbal expriment une gradation dans la situation du procès, de l’actualisation concomitante à l’actualisation future probable : (6)
a. [Excuse moi, je n’ai pas le temps de chercher là maintenant] je pars. (processus inaccompli actuel) b. Je pars demain. (processus intentionnel orienté vers un terme) c. Je vais partir demain. (processus de visée intentionnelle de l’événement quasi certain) d. Je partirai demain. (visée d’un événement probable, sa négation restant envisageable)
2.4. Présent ancré sur un événement passé Prenons par exemple la situation d’un lundi matin au bureau, où un employé demande à son collègue ce qui s’est passé la semaine précédente en expliquant : (7)
Je n’étais pas là la semaine dernière, je rentre de vacances.
L’action effective de « rentrer de vacances » est réalisée dans le passé du REX, mais présentée par l’énonciateur comme encore non achevée pour lui : il n’est pas encore dans une phase d’état résultatif « être rentré de vacances », car il lui manque certaines informations pour pouvoir dire qu’il 9
Le temps verbal futur peut avoir d’autres valeurs sémantiques, nous ne présentons ici que celle correspondant à cet exemple.
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
248
est à nouveau tout à fait capable de travailler comme avant son départ en vacances. Le présent renvoie donc ici à un processus dont la phase initiale est un événement déjà réalisé dans le REX, mais ce processus inaccompli engendre une autre transition (entre « être en vacances » et « être revenu ») de telle sorte que l’état résultatif de cette transition est reporté dans le futur :
ETAT (être en vacances)
borne d'achèvement du processus en cours
PROC(je rentrer)
REN
J0
#
ETAT (être revenu)
T0
retour effectif
REX
tm dimanche 20 juin
lundi 21 juin
Figure 10 Présent ancré sur un événement passé « Je rentre de vacances »
Il est à noter que ce type de présent ancré sur un événement initial passé fonctionne seulement avec des verbes de mouvement accompagné d'un complément exprimant la provenance (locative ou d'activité), en particulier sortir (de), rentrer (de), revenir (de), arriver (de), venir (de). Les conditions précises d’emploi de cette valeur du présent, qui ne sont pas « symétriques » à celles du « présent déjà engagé » sont encore à étudier. 3. Concomitance T0- procès dans le Référentiel Énonciatif et synchronisation avec le Référentiel Externe Dans cette deuxième catégorie d’emploi, la relation prédicative au présent de l’indicatif fait référence à un procès en cours qui se déroule dans REX au moment même de l’énonciation. La concomitance a lieu entre la borne droite de la relation prédicative au présent et T0, mais également, en plus, entre T0 et la réalisation du procès dans le REX, par synchronisation entre le REX et le REN. Nous distinguons deux cas dans ce type de concomitance : le présent performatif et le présent de reportage.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français
249
3.1. Le présent performatif Les « actes performatifs » sont bien connus 10, mais la prise en considération des référentiels en permet une analyse précise. En effet, lors de l'énonciation d'un acte performatif, tels que : (8)
a. Je déclare la séance ouverte. b. Je vous déclare mari et femme.
l’acte même d’énonciation construit une nouvelle situation dans le monde externe. Il y a donc non seulement une synchronisation du REX sur le REN, mais également une parfaite adéquation entre les deux (pour la situation énoncée). fin de l'acte de parole Processus énonciatif
REN =
# REX
T0
J0
Etat antérierur ¬ p
=
= Nouvel état p
Processus externe
tm Événement engendré par l'acte énonciatif
fin de l'événement
Figure 11 Présent performatif
3.2. Présent de reportage Le présent de reportage présente une synchronisation REN / REX dans le mouvement inverse du présent performatif. En effet, dans le présent de reportage, c’est le REN qui vient se synchroniser sur les événements en cours dans le REX : le présent de reportage décrit une série d’événements qui se succèdent les uns aux autres dans le monde externe. Au fur et à mesure que le temps s’écoule et que tm, sur lequel se synchronise T0, se déplace, ce qui est vu comme un processus au moment de l’énonciation devient un événement lorsque le processus a atteint son terme final.
10
Le présent performatif implique Benveniste (1966 : 267 276).
des
conditions
relevées
par
É.
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250
La dénomination de ce présent vient du fait qu’il est utilisé pour des reportages où le journaliste décrit en direct des événements en train de se dérouler (en particulier lors de manifestations sportives). Par exemple : (9)
X se concentre… il frappe… et sa bille atteint la cible !
PROC (bille atteindre cible)
REN
T0
J0
#
=
=
se concentrer
frapper
REX Événements du monde externe réalisés
= tm
atteindre
processus du monde externe en cours
Figure 12 Présent de reportage « X se concentre... frappe... et sa bille atteint la cible »
4. Concomitance entre T0 et un autre référentiel D’autres emplois du présent de l’indicatif expriment un procès dont l’intervalle de validation n’est pas à situer dans le REN : il s’agit toujours de représentations discursives, mais ces procès ne sont plus directement repérables par rapport à l’acte d’énonciation. Ils déclenchent donc la “création” d’autres référentiels, avec lesquels se fera la concomitance par synchronisation avec T0. 4.1. Présent narratif ou historique Dans ce premier emploi, les procès énoncés au présent de l’indicatif se situent dans le Référentiel Non Actualisé (RNA), et n’ont donc, en principe, aucun lien de repérage (par identification ou différenciation) avec l’acte d’énonciation. L’emploi du présent de l’indicatif identifie par synchronisation T0 avec un index temporel du RNA, noté t0, qui est l’index de référence de la narration en cours, et c’est cette synchronisation entre le REN et le RNA qui établit la concomitance entre T0 et le procès énoncé, alors que celui-ci ne se réalise pas effectivement au même moment que l’énonciation.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français
251
Contrairement au présent de reportage, où le REN est synchronisé avec le REX, le processus énonciatif n’englobe pas les événements du RNA, car ceux-ci sont totalement indépendants du REN. La concomitance (lors de l’emploi d’un présent de l’indicatif) est localisée au procès énoncé.
RNA
t0
# REN
= J0
T0
Figure 13 Présent synchronisé sur le RNA
Dans le présent narratif ou historique, les événements sont repérés par l’index mobile t0 du RNA, ils sont synchronisés avec l’acte énonciatif qui les raconte : les événements racontés avancent en même temps que leurs énonciations puisque l’on a identifié t0 à T0 (t0 = T0). L’événement raconté est présenté comme s’accomplissant dans l’espace dialogique, c’est-à-dire comme s’accomplissant devant l’énonciateur et son co-énonciateur. L’espace narratif se synchronise avec l’espace dialogique en se projetant dans ce dernier 11. Il en résulte que les co-énonciateurs font comme si les événements se déroulaient devant eux. Il peut y avoir ou non un repérage temporel par des marqueurs comme des dates, ce qui permet, dans ce cas, de synchroniser en plus le RNA avec REX. C’est ce qui va distinguer, s’il en est besoin, le « présent historique » avec le repérage possible sur le REX (le récit est censé rapporter des événements qui se sont déroulés dans le passé du REX) du « présent narratif », où il n’y a pas de repérage par rapport au REX (les événements racontés n’ont pas de lien avec le REX). Il n’appartient pas à la forme verbale seule et à ses marqueurs de repérage de pouvoir spécifier objectivement si le récit est véritablement historique, c’est-à-dire conforme aux faits tels qu’ils se sont passés et tels que l’énonciateur les conçoit, ou seulement fictif, où l’énonciateur et le co-énonciateur savent que les faits narrés n’appartiennent pas au REX. Nous représentons donc de la manière suivante la première proposition de ce récit au présent historique : (10)
11
En janvier 1800, Bonaparte fait supprimer une soixantaine de journaux. La menace jacobine est en effet réelle, comme en témoignent plusieurs projets Dans le présent de reportage, l’énonciateur se projette dans le REX, alors que dans le présent historique ou narratif, les événements racontés se projettent dans le REN.
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et conspirations contre le premier consul. Entre 1801 et 1802, Bonaparte réussit à réduire à néant l’opposition jacobine. (Article Consulat (histoire de France) de Wikipédia)
PROC (Napoléon faire supprimer)
RNA
t0
=
# REN
J0
T0
# REX événement du monde externe
janvier 1800 Figure 14 Présent historique « En janvier 1800, Napoléon fait supprimer 60 journaux »
Le présent de l’indicatif est le temps privilégié, voire nécessaire, pour certains types de narrations : c’est le cas par exemple des didascalies de théâtre et des histoires drôles. Contrairement au passé simple, à l’imparfait et au passé composé, qui instaurent une distance avec T0 puisque l’index t0 du RNA est, dans le cas de ces temps, en relation de différenciation avec T0, le présent permet de montrer les événements en cours d’accomplissement. Or l’écriture d’une pièce de théâtre impose justement que cette fiction puisse se dérouler sous les yeux du public. Par conséquent, l’emploi du présent de l’indicatif est nécessaire dans les didascalies non seulement pour montrer les actions dans leur déroulement au fur et à mesure de la lecture du texte mais aussi pour permettre une actualisation par la réalisation effective de ces actions lors d’une représentation. L’explication est de même type pour l’emploi du présent dans les scénarios cinématographiques, ainsi que dans les légendes ou descriptions de photos ou tableaux (le présent donne à voir les scènes représentées comme si elles étaient « actuelles »). La possibilité de l’actualisation du présent de l’indicatif est également un paramètre essentiel du principe des histoires drôles : afin que le récit soit le plus humoristique possible, le co-énonciateur, c'est-à-dire l’auditeur, doit avoir l’impression d’assister à la scène et à la chute inattendue de l’histoire. Par ailleurs, les personnages des histoires drôles sont souvent des personnages prototypiques (« une blonde », « un belge », « Toto », etc.), dans le sens où ils représentent un certain type de personnes caractérisées par
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certains comportements. Le présent de l’indicatif participe aussi à cette généralisation qui, sans aller jusqu’à la vérité générale (que nous verrons plus bas en 4.2.), facilite la représentation immédiate de l’histoire par l’auditeur. La « variante provisoire » dans le récit du présent narratif/historique fonctionne selon le même principe : au lieu d’avoir une perspective narrative organisée en permanence par une synchronisation RNA/REN, l’emploi de ce présent peut se faire de façon ponctuelle dans un récit où il n’y a en général pas de synchronisation RNA/REN. Il s’agit alors d’une synchronisation temporaire du RNA sur le REN lors d’une rupture de rythme narratif : alors que les temps employés pour dénoter des événements et les lier les uns par rapport aux autres (passé simple, passé composé), ou exprimer des processus inaccomplis ou des états dans la narration (imparfait), situent entièrement la narration antérieurement à t0 dans le RNA, un passage au présent va, comme le présent historique ou narratif, “donner à voir” les événements comme s’ils se déroulaient cette fois “en direct” devant les co-énonciateurs (ce qui permet une théâtralisation des événements, une accélération de la narration pour des événements rapides, etc.). L’index temporel t0 va donc s’identifier avec T0 de façon provisoire dans le déroulement de l’énonciation. C’est ce phénomène de synchronisation entre RNA et REN qui permet de mettre en relief un passage de l’exemple suivant : (11)
Alors Néron, qui avait rassemblé toutes ses forces, voyant que ce dernier moyen de mourir d'une mort prompte lui échappait, laissa tomber les bras en s'écriant : Hélas ! hélas !… je n'ai donc ni ami ni ennemi ; alors il voulut sortir du Palatin, courir vers le Tibre et s'y précipiter. Mais Phaon l'arrêta en lui offrant sa maison de campagne, située à quatre milles à peu près de Rome, entre les voies Salaria et Nomentane. Néron, se rattachant à cette dernière espérance, accepte. Cinq chevaux sont préparés ; Néron monte sur l'un d'eux, se voile le visage, et, suivi de Sporus, qui ne le quitte pas plus que son ombre, tandis que Phaon reste au Palatin pour lui faire parvenir des nouvelles, il traverse la ville tout entière, sort par la porte Nomentane, et suit la voie sur laquelle nous l'avons retrouvé, au moment où le salut du soldat qui l'avait reconnu avait mis le comble à sa terreur. Cependant la petite troupe était arrivée à la hauteur de la villa de Phaon, située où est aujourd'hui la Serpentara… (Alexandre Dumas, Acté)
Certains récits racontés peuvent également avoir un lien avec l’énonciateur lorsque celui-ci emploie des marqueurs tels que hier, demain, je, tu, etc. Ce que décrit l'énonciateur peut se repérer par rapport à sa propre actualité, mais il y a nécessairement création d'un RNA puisque les procès décrits ne se déroulent pas au moment de l'énonciation. L'ouverture du RNA peut d'ailleurs être linguistiquement marquée par « figure toi que », « voilà ce qu'on va faire : », « alors écoute bien : », etc. Il s'agit de cas où l'énonciateur
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Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
raconte par exemple ce qu'il a fait la veille ou élabore un plan, comme dans les énoncés suivants : (12)
(13)
Imagine toi que, hier, j’ai voulu faire un gâteau : alors tout d’abord, je cherche la recette dans mon livre (ça m’a déjà pris dix minutes), ensuite je réunis les ingrédients, mais je dois courir au supermarché pour acheter des œufs (car je n’en avais plus), après je me lance dans la préparation, je n’arrive pas à séparer le blanc des jaunes, je recommence, … Alors voilà ce qu’on va faire : demain, tu m’appelles quand tu rentres chez toi, on convient d’une heure, tu prends le bus jusqu’à Nation et je passe te prendre en voiture à l’angle de la rue de Tunis.
L’énonciateur pourrait utiliser le passé composé ou le futur, mais l’emploi du présent de l’indicatif permet de donner les mêmes effets stylistiques à son récit que ceux du présent narratif/historique. 4.2. Le Référentiel des Vérités Générales Une « vérité générale » – comme les lois physiques, les théorèmes mathématiques, et les maximes qui expriment une loi psychologique ou de société – exprime une relation (processus, état ou suite d’événements) instanciable à tout moment. Cette vérité s’actualise dans le REN lors de son énonciation. La concomitance se situe donc entre T0 et le procès du Référentiel des Vérités Générales actualisé sur le REN. – Exemples de lois physiques et théorèmes mathématiques : (14) a. La Terre tourne autour du soleil. (processus ou état d’activité) b. Deux plus deux font quatre. (processus) c. Les années bissextiles reviennent tous les quatre ans. (suite ouverte d’événements)
– Exemples de maximes : (15) a. L’homme arrive novice à chaque âge de la vie. (Chamfort) b. Les jeunes vont en bandes, les adultes par couple, et les vieux tout seuls. (Proverbe suédois)
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Processus de vérité générale "Deux plus deux font quatre"
RVG
actualisation
actualisation
#
=
PROC (deux plus deux faire quatre)
REN J0
= T0
Figure 15 Présent de vérité générale « Deux plus deux égalent quatre »
Il y a encore d’autres emplois de présent où la relation prédicative se situe dans un référentiel autre que le REN, comme le Référentiel des Commentaires et le Référentiel des Exemples que nous n’aurons pas la place de traiter ici, mais le principe de synchronisation entre ce référentiel et le REN restera le même. 5. Présent en situation hypothétique Nous présenterons pour finir une analyse d’un présent employé pour exprimer une situation hypothétique ainsi que sa “conséquence”, dans des énoncés du type : (16)
Si je pars à Rome, tu viens avec moi.
Dans ce cas, le marqueur si crée un cadre hypothétique dans lequel s’inscrit une consécution (p q). Les processus p et q sont situés dans un Référentiel des Situations Possibles, car p et q ne sont pas actualisés, mais seulement actualisables. L’emploi du présent de l’indicatif dans p et dans q exprime cependant une possible concomitance entre la borne droite de ces processus et T0. Si la synchronisation entre la situation p envisagée et le REN se réalise, alors le processus p sera projeté (donc actualisé) dans le REN en concomitance avec T0. Puis l’actualisation de p entraîne l’actualisation de q par consécution. Ces procès seront alors concomitants à T0 dans le REN, même s’ils ne sont pas encore en train de se réaliser effectivement, car il s’agira d’un présent « déjà engagé » en intention tel que nous l’avons vu en 2.3. 12
12
Voir Vinzerich & Desclés (2006) et Vinzerich (2007).
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
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q PROC (tu venir) p PROC (je partir)
consécution
RPO actualisation ?
=?
# REN J0
T0
Figure 16 Présent en situation hypothétique « Si je pars à Rome, tu viens avec moi »
6. Conclusion Nous avons pu voir dans tous les emplois du présent de l’indicatif étudiés que l’invariant sémantique pouvait se formuler par, premièrement, une valeur aspectuelle d’inaccompli (celle d’état, de processus ou de suite ouverte d’événements), et deuxièmement, par une relation de concomitance. Celle-ci peut s’exprimer de trois façons différentes : – soit la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation prédicative située dans le REN (le REX n’est pas nécessairement pris en considération), – soit la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation prédicative située dans le REN, avec en plus une synchronisation entre le REN et le REX, – soit, enfin, la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation prédicative située dans un autre référentiel (RNA, RVG…) par la synchronisation entre le REN et ce référentiel. La description précise et détaillée des différentes valeurs du présent de l’indicatif et de l’invariant qui s’en dégage rend nécessaire l’introduction des bornes aspectuelles (ouvertes ou fermées) et la notion de référentiel. On aura pu en effet observer que la concomitance avec T0 ne pourra jamais s’établir avec la valeur aspectuelle d’événement : le présent est fondamentalement un inaccomplissement par rapport à T0 (à une synchronisation près), ce qui permet de rendre compte de nombreux problèmes bien observés dans un certain nombre de langues (slaves par exemple, où le perfectif du présent renvoie à un événement dont le terme final est dans l’avenir). La relation prédicative exprimée par le présent de l’indicatif ne peut être aspectualisée que comme un état, un processus ou une suite ouverte d’événements, jamais comme un événement.
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La notion de référentiel permet entre autres de montrer comment certains événements situés dans un référentiel autre que le REN sont aspectualisés par le présent comme processus au moment de la synchronisation entre les deux référentiels, et comment l’énonciateur présente ainsi, en employant le présent de l’indicatif, les procès énoncés comme “actuels” et encore en cours de réalisation dans son discours. Le lecteur comprendra que notre position théorique fondée sur l’analyse des différentes valeurs du présent ne se ramène pas à la conception « déictique » qui prend pour valeur fondamentale la concomitance avec l’acte d’énonciation et analyse les autres valeurs (présent historique, de vérité générale…) par des transformations métaphoriques « à visée stylistique » (pour reprendre l’expression d’A. Jaubert 2001 : 62). Notre position ne rejoint pas non plus l’approche « atemporelle » puisque, s’il est vrai que du point de vue du REX un énoncé au présent peut renvoyer à des situations passées, présentes ou futures localisées dans le REX, l’analyse fait justement apparaître une caractéristique beaucoup plus fondamentale (valeur aspectuelle d’inaccompli et concomitance) qui permet de faire émerger le système abstrait des valeurs invariantes des temps de l’indicatif (présent, imparfait, passé composé, passé simple…). En effet, une analyse de l’imparfait (Maire-Reppert 1990) montrerait que cette forme renvoie également à une valeur aspectuelle d’inaccompli mais avec une nécessaire relation de différenciation, soit par rapport à T0, soit par rapport à un autre repère situé dans un autre référentiel. Quant aux formes passé composé et passé simple (Desclés & Guentchéva 2004), elles renvoient à des valeurs accomplies (état résultant ou événement). Les notions d’aspects et de référentiel sont des dispositifs théoriques qui nous paraissent fondamentaux pour expliciter le système grammatical des temps verbaux des langues. Abréviations et signes utilisés EVEN : événement J0 : intervalle de validation du processus énonciatif PROC : processus REN : Référentiel Énonciatif REX : Référentiel Externe RNA : Référentiel Non Actualisé RPO : Référentiels des Situations Possibles T0 : borne droite de l’intervalle J0, coupure entre le réalisé et le non encore réalisé t0 : index temporel du Référentiel Non Actualisé tm : index temporel du Référentiel Externe = : relation d’identification : relation de différenciation
Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
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# : relation de rupture Références Arrivé, M. ; Gadet, F. ; Galmiche, M. (1986). La grammaire d'aujourd'hui : guide alphabétique de linguistique française, Paris : Flammarion. Benveniste, É. (1966). Les relations de temps dans le verbe français, Problèmes de linguistique générale I, Paris : Gallimard [2001]. Desclés, J.-P. (1980). Construction formelle de la catégorie grammaticale de l’aspect (essai), in : J. David ; R. Martin, (éds), Notion d'aspect, Paris : Klincksieck, 198-237. Desclés, J.-P. (1987). Réseaux sémantiques : la nature logique et linguistique des relateurs, Langages 87 : 57-78. Desclés, J.-P. (1995). Les référentiels temporels pour le temps linguistique, Modèles linguistiques, Tome XVI, fasc. 2. Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z. (2003). Aspectualité, temporalité : une approche cognitive et formelle à partir des langues, document ISHA Paris IV-Sorbonne, à paraître. Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z. (2004). Comment déterminer la signification du passé composé par exploration contextuelle, Langue française 138 : 48-60 Fournier, J.-M. (2001). L’analyse du présent dans les grammaires de l’âge classique, in : P. Le Goffic, (éd.), 1-26. Gosselin, L. (1996). Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l'aspect, Louvain-la-Neuve : Duculot. Jaubert, A. (2001). Entre convention et effet de présence, l’image induite de l’actualité, in : P. Le Goffic, (éd.), 61-75. Le Goffic, P., (éd.), (2001). Le présent en français, Cahiers Chronos 7, Amsterdam – Atlanta : Rodopi. Le Goffic, P. ; Lab, F. (2001). Le présent « pro futuro », in : P. Le Goffic, (éd.), 77-98. Maire-Reppert, D. (1990). L'imparfait de l'indicatif en vue d'un traitement informatique du français, Thèse de doctorat, Université Paris IV – Sorbonne. Riegel, M. ; Pellat, J.-C. ; Rioul, R. (1994). Grammaire méthodique du français, Paris : Presses Universitaires de France. Vinzerich, A. ; Desclés, J.-P. (2006). Référentiels des possibles : représentation des situations potentielles et irréelles, Communication au colloque Chronos 7, 18-20 sept. 2006, Anvers, Belgique. Vinzerich, A. (2007). La sémantique du possible : approche linguistique, logique et traitement informatique dans les textes, Thèse de doctorat, Université Paris IV – Sorbonne.
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L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif Louis de SAUSSURE Université de Neuchâtel
1. Introduction Dans une recherche récente, nous revenions sur la question des adverbes et connecteurs temporels quand ils ne s’interprètent pas, ou pas seulement, comme tels (Saussure & Morency sous presse). Leur domaine de quantification, quand il s’agit d’adverbes de localisation temporelle, ou leur portée, quand il s’agit de connecteurs temporels à proprement parler, ne concerne en effet pas toujours uniquement la temporalité, loin s’en faut. Dans cette recherche, nous évoquions en conclusion les problèmes complexes posés par puis, en particulier en regard de sa variante et puis, et comparativement avec ensuite. Le présent article a pour objectif de tenter quelques réponses à ces problèmes liés la sémantique de puis et de documenter quelques hypothèses au sujet de sa pragmatique. Quelques définitions et précisions préliminaires s’imposent ici. Tout d’abord, nous considérons que puis est un connecteur temporel : comme le rappellent Bras & Le Draoulec (2006), il est trivial de remarquer que puis connecte deux syntagmes de même niveau, et qu’il les connecte typiquement temporellement. Ceci dit, notre définition de « connecteur temporel » est sémantique et non syntaxique ; un connecteur temporel signale la temporalité d’un énoncé par référence à celle d’un énoncé antérieurement produit. Toutefois, comme d’autres expressions qui partagent avec lui cette fonction typique, puis semble au premier abord pouvoir connecter deux syntagmes sur un plan autre que temporel, et c’est surtout ce point qui retiendra ici notre attention ; nous serons amenés à proposer une hypothèse en rupture avec la tradition récente, qui, en analysant et puis comme une variante de puis, considère que puis n’a pas, ou plus, de valeur temporelle. Nos observations, en dissociant clairement les deux expressions, permet de documenter l’intuition du Robert selon laquelle seul et puis peut coordonner des éléments sur un plan non temporel, tout en la nuançant. Dans Saussure & Morency (sous presse), nous suggérons, à la suite de quelques travaux antérieurs que nous discutons (notamment Turco & Coltier 1998 et Nøjgaard 1992), que sous une apparente similitude, les connecteurs qui permettent de coordonner des segments sur le plan temporel se divisent en réalité en deux classes bien distinctes, les connecteurs temporels et sériels. Nous défendions l’hypothèse, notamment, que ensuite, comme d’abord ou © Cahiers Chronos 21 (2010) : 261 275.
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Louis de Saussure
enfin, est un connecteur sériel et non temporel. Ces connecteurs sériels ont pour sémantique fondamentale d’ordonner entre eux des composants quelconques, le niveau particulier de l’ordonnancement étant construit pragmatiquement, et si nécessaire, par enrichissement, notamment en faisant porter le connecteur sur l’ordre argumentatif, l’ordre discursif (nous distinguerons ces deux types d’ordre plus bas) ou l’ordre temporel. Les connecteurs temporels, quant à eux, ont l’ordonnancement temporel inscrit dans leur sémantique, mais peuvent, pour certains d’entre eux et à des conditions qui concernent leur procédure pragmatique particulière, s’enrichir sur un autre niveau, comme maintenant, en même temps, ou après en usage argumentatif ou discursif. Pour dire les choses de manière un peu plus précise, la complexité des relations entre l’ordonnancement discursif, l’ordonnancement argumentatif et l’ordonnancement temporel réside donc en ceci que les expressions sémantiquement spécialisées dans l’expression des relations d’ordre d’un certain type peuvent parfois être interprétées selon un autre type d’ordonnancement. Mais il n’y a pas là beaucoup de généralités que l’on puisse tirer, si ce n’est que les sériels sont moins spécifiques que les temporels, et que donc tous les sériels peuvent – telle est notre hypothèse – s’interpréter selon n’importe quelle spécification commandée par le contexte, notamment l’ordre temporel. En revanche, seuls certains temporels peuvent s’enrichir, ou plutôt s’accommoder contextuellement, pour communiquer un ordre non temporel. En d’autres termes, bien que le déroulement de la pensée et du discours soit linéaire, et qu’il y ait bien entendu un rapport privilégié entre l’expression de l’ordre en général et de l’ordre temporel en particulier, nous suggérons que l’idée reçue selon laquelle l’ordre discursif ou argumentatif est par nature dicible systématiquement par une sorte de transfert métaphorique à partir d’expressions dévolues au temps est trop simple ou inadéquate, en particulier parce que les expressions linguistiques portent des contraintes sémantiques propres qui peuvent empêcher de tels transferts, quelques motivés qu’ils puissent être conceptuellement. Ainsi, ensuite ou deuxièmement, qui sont selon nous sériels et non temporels sémantiquement, peuvent – et c’est si courant que l’intuition classerait volontiers ensuite parmi les expressions temporelles – introduire un ordre temporel entre les événements qu’ils connectent ou entre l’événement qu’ils introduisent et l’événement contextuellement pertinent (par exemple pour deuxièmement). La valeur temporelle d’expressions comme d’abord ou enfin résulte également d’un enrichissement, très standard, à partir d’une sémantique ordinale et sous-déterminée (Saussure & Morency sous presse). Ainsi, donc, certains adverbiaux ou connecteurs primitivement temporels, comme maintenant ou après peuvent « porter sur l’énonciation » et non sur le temps référentiel. Or, si notre étude précédente nous permettait assez clairement de classer ensuite du côté des expressions sérielles, il faut
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convenir que puis semble de prime abord se comporter de manière ambiguë, tantôt réagissant comme un sériel et tantôt comme un temporel. De plus, la question se pose d’identifier le statut de deux, voire trois variantes de puis qui semblent se comporter différemment de puis : et puis, pis, et pis ; ces deux dernières, que nous aborderons à la fin, relevant plus spécifiquement de l’oral. Dans un premier temps, nous allons rappeler et développer la problématique en jeu et les principales observations pertinentes de la littérature, avant d’apporter quelques éléments qui nous pousseront, comme nous l’avons annoncé, à admettre que puis est bien un connecteur temporel, même plus rigide que certains autres puisqu’il n’autorise tout simplement pas de lecture non temporalisée des éléments qu’il relie. 2. Problématique générale : usages discursifs, argumentatifs et temporels Les usages argumentatifs et discursifs des expressions adverbiales habituellement considérées comme temporelles sont bien connus (Cf. par exemple Schelling 1982 et 1983, Gerecht 1987, Mosegaard Hansen 1995 et 1998, Molendijk & de Swart 1996, Reyle 1998, Bacha 2005, Bras, Le Draoulec & Vieu 2001, ainsi que Rabatel 2001 qui parle quant à lui de valeur délibérative). Ces notions sont à distinguer toutefois de ce que la littérature habituelle entend sous le terme de marqueur discursif ou connecteur discursif, classe d’expressions ne portant que sur les connexions discursives, c’est-à-dire ne concernant que l’organisation du discours stricto sensu, cf. Nølke (1990), Schiffrin (1987), Rossari (2000) par exemple : contrairement à ces dernières, les expressions que nous étudions ont uniquement dans certains usages une fonction d’organisation du discours ou de l’argumentation. Les cas de figure présentés ci-dessous illustrent ces effets non directement temporels : (1)
(2) (3)
De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d’articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins. Ensuite, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. (Zola, Au bonheur des dames). Je ne sortirai pas. D’abord je suis fatigué, ensuite aller au restaurant est la dernière chose qui me ferait plaisir. Enfin, il y a un match à la télé ce soir. Il y a plein de cas où tu dois faire une sauvegarde supplémentaire. D’abord, si tu ouvres un fichier reçu par e mail. Ensuite, si tu dois transférer le fichier
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(4)
Louis de Saussure à un collègue qui utilise une autre plate forme. Et puis surtout, chaque fois que tu fais une modification sur le fichier original. C’est très joli. D’abord il y a une belle cour d’honneur. Ensuite il y a les tours crénelées qui se dressent, massives et imposantes, au dessus des douves. Et puis il y a les jardins, superbes, qui sont visités par des centaines de touristes chaque été.
Ici, les connecteurs marquent la succession d’arguments ou de propositions (1) ou, plus généralement, des énonciations elles-mêmes (2), en vue de produire divers effets discursifs comme la motivation d’une série de conséquences de raisonnements liées à une forme de prémisse (1) ou au contraire la motivation d’une série de causes possible pour une inférence présentée anaphoriquement (2). Enfin, (3) et (4) produisent des listes en dehors de tout aspect justificatif, c’est-à-dire sans organisation argumentative au sens logique : une énumération d’exemples pour (3) qui présente en quelque sorte le degré zéro de la motivation de l’ordre, qu’on pourrait appeler un ordre neutre, et une énumération descriptive pour (4), dont nous ferons plus bas l’hypothèse que l’ordre s’y motive par d’autres raisons. Lorsque les expressions adverbiales établissent une liste de propositions correspondant à des arguments permettant de justifier une conclusion, comme en (2), nous parlerons d’usages argumentatifs ; quand la liste produite n’a pas de caractère de justification et ne constitue qu’une énumération sous forme de liste, qu’il s’agisse d’une liste d’actions comme en (1), d’une énumération d’exemples ou de descriptions, comme en (3) et (4), nous parlerons d’usages proprement discursifs. Une des options les plus courantes – et les plus simples – pour expliquer la valeur tantôt temporelle et tantôt discursive ou argumentative de tels connecteurs temporels passe par l’idée que toutes ces expressions seraient primitivement temporelles, mais qu’elles pourraient s’enrichir en quelque sorte non littéralement pour porter sur la temporalité non pas référentielle mais énonciative, celle-ci pouvant bien entendu et plus spécifiquement concerner l’organisation des arguments énoncés. Une telle hypothèse repose sur un postulat cognitif très général : ce qui permet de traiter du temps référentiel permettrait, par un transfert métaphorique, de parler du temps énonciatif. L’explication serait élégante si elle n’était contredite par les faits, car une conséquence de cette hypothèse doit être que toute expression portant sur la temporalité référentielle doit pouvoir porter sur la temporalité énonciative, puisqu’il s’agit alors d’un transfert purement pragmatique d’un domaine source vers un domaine cible qui partage des propriétés essentielles avec lui. Or il s’en faut de beaucoup que toutes les expressions qui semblent a priori temporelles autorisent un tel « transfert ». Le cas de puis est à cet égard frappant, puisque ensuite semble difficilement commutable avec puis dans la lecture argumentative en (5) adapté de (2) :
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif (5)
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Je ne sortirai pas. D’abord, je suis fatigué, ? puis aller au restaurant est la dernière chose qui me ferait plaisir.
Il en va de même avec de nombreuses expressions temporelles : (6)
Je ne sortirai pas. ? Avant, je suis fatigué, ? plus tard aller au restaurant est 1 la dernière chose qui me ferait plaisir .
L’explication qui passerait par cette sorte de transfert pragmatique est donc trop forte en soi. Il est théoriquement possible qu’elle soit exacte pour certaines expressions temporelles seulement – et donc pour autant que la sémantique de ces expressions l’autorise – ou qu’elle soit tout simplement fausse. Dans Saussure & Morency (sous presse), nous proposions que les expressions sérielles ont pour fonction de présenter une hiérarchie entre les informations concernées, et que les contraintes contextuelles permettent d’identifier, si nécessaire, une spécification du niveau sur lequel la hiérarchie porte : ordre « neutre » comme en (3), ordre discursif comme en (4), ordre argumentatif comme en (1) ou (2), ou, bien entendu, ordre temporel. Nous ajoutions que certaines expressions comportent des contraintes d’emploi qui font supposer qu’elles encodent une procédure spécifique, comme ensuite qui impose un espace de temps vide (cf. Kozlowska 1997 et 1998) qui n’est aucunement prédictible à partir de la base conceptuelle de « suite ». Autrement dit, nous considérions que les effets discursifs (où l’ordre de présentation est pertinent mais ne concerne pas un raisonnement) ou argumentatif (où l’ordre de présentation concerne le raisonnement) obtenus avec des expressions soidisant temporelles sont en réalité des enrichissements parmi d’autres possibles d’expressions sérielles. Nous affirmions même que les expressions se rapportant aux concepts d’abord, de suite et de fin ne correspondaient sémantiquement à rien de temporel. Nous observions à cet égard qu’une combinaison comme ensuite mais pas après n’était pas contradictoire en s’enrichissant de manière discursive ou argumentative, tandis que *après mais pas ensuite ne permettait pas de « défaire » l’ordre spécifique signalé par après au profit d’un élément ordinal sous-spécifié signalé par ensuite. Les explications purement discursives ou textuelles, qui font des connecteurs temporels des « marques d’intégration linéaire » (Auchlin 1981, Adam 1990, Turco & Coltier 1988 par exemple), ou qui, dans les traditions formelles comme la DRT (par exemple chez Reyle 1998), en font des items de structuration discursive, mériteraient d’être assorties d’une sémantique plus développée pour chacun de ces items.
1
Dans ces deux exemples, et après serait en revanche possible pour introduire le deuxième terme.
266
Louis de Saussure
Il reste que les expressions proprement temporelles peuvent elles aussi s’enrichir non-temporellement, comme après, en même temps, maintenant, voire cependant si l’on admet une sorte de permanence temporelle dans la sémantique de cette expression malgré sa spécialisation pour marquer le contraste, tenant compte de cette permanence par exemple en didascalie de bande dessinée. Alors ou tandis que ont eux aussi des usages référentiellement temporels, bien qu’assez rares en français contemporain (mais nous laisserons ici les cas d’alors et de tandis que car ils soulèvent d’autres questions complexes) : (7) (8) (9) (10)
Ils se voient souvent. Maintenant on ne sait pas s’ils sont amants (adapté d’après Nef 1978, 154 et 156) Ils se voient souvent. En même temps, on ne sait pas s’ils sont amants. Ils se voient souvent. Après, on ne sait pas s’ils sont amants. Ils se voient souvent. Cependant, on ne sait pas s’ils sont amants.
Nous remarquons au passage que d’autres expressions pourtant de valeur sémantique proche sur le plan temporel ne peuvent pas entrer dans ce type de combinaisons sans forcer un sens référentiellement temporel : (11)
Ils se voient souvent. ?En ce moment / ?en cet instant/ ?à l’heure où je vous parle on ne sait pas s’ils sont amants (Saussure 2008).
Les expressions temporelles autorisant un usage de type discursif ou argumentatif semblent conserver une valeur temporelle : en (7), (8) et (10), (bien que dans ce dernier cas on puisse suspecter une lexicalisation de l’expression vers le contraste), les énoncés signalent que les deux éléments coexistent au même moment2. En ce qui concerne puis, la question est pour nous de savoir quels éléments plaident en faveur d’une valeur temporelle inaliénable, et quels autres semblent au contraire le spécialiser du côté sériel. Ce sont ces derniers que nous allons regarder d’abord.
2
On pourrait penser qu’il est naturel de construire un contraste à partir de la coexistence temporelle lorsque la simple concomitance n’est pas significativement informative en elle même, puisque dès lors les deux éléments doivent trouver leur pertinence par une différence autre que temporelle. Toutefois, même si l’intuition nous incite à cette analyse, il resterait beaucoup à expliquer pour la faire sortir du niveau de la spéculation pure. Ainsi, on peut i) se demander pourquoi au même moment ou au même instant ne parviennent pas à remplir cette fonction, et ii) signaler que deux événements temporellement consécutifs peuvent parfaitement entrer en relation de contraste avec maintenant, dans des énoncés comme Elle a démissionné le matin ; maintenant, elle est revenue au travail le soir même, qui inciterait à une lecture concessive.
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3. Considérations sur les valeurs « non-temporelles » de puis Partant de la considération qu’ensuite appartient à la catégorie des connecteurs sériels connaissant facilement des enrichissements temporels, mais permettant également, comme c’est le cas par définition pour les sériels, des enrichissements discursifs et argumentatifs, si puis commutait sans peine avec ensuite dans les différents cas de figure (temporel, discursif, argumentatif), et si les lectures concernées (consécution temporelle, discursive, argumentative) étaient maintenues dans la commutation (d’autres éléments de sens émergeant par ailleurs éventuellement) alors puis devrait être classé parmi les sériels. Nous avons toutefois vu avec l’exemple (5) que la commutation est impossible dans certains cas, et nous faisons l’hypothèse qu’elle est problématique pour les cas de connexion argumentative. Nous observons toutefois que puis commute sans peine avec ensuite dans certains cas d’usages discursifs, comme en (4), que je reprends cidessous en (4’), ou en (12). Notons déjà que la commutation avec et puis est également possible : (4’)
(12)
C’est très joli. D’abord il y a une belle cour d’honneur. Ensuite / puis / et puis il y a les tours crénelées qui se dressent, massives et imposantes, au dessus des douves. Ensuite / puis/ et puis il y a les jardins, superbes, qui sont visités par des centaines de touristes chaque été. (à propos d’une pièce montée) : (…) D’abord c’était un carré de carton bleu figurant un temple (…) ; ensuite / puis / et puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie (…) ; et enfin sur la plate forme supérieure (…) on voyait un petit amour (d’après Flaubert, Madame Bovary, cité par Adam 1990 :154).
Mais la commutation par puis reste problématique également dans certains cas d’usage discursif, comme en (3), repris en (3’) ci-dessous, dans lequel on note toutefois que et puis reste possible : (3’)
Il y a plein de cas où tu dois faire une sauvegarde supplémentaire. D’abord, si tu ouvres un fichier reçu par e mail. Ensuite / et puis / ?puis, si tu dois transférer le fichier à un collègue qui utilise une autre plate forme. Ensuite / et puis / ? puis surtout, chaque fois que tu fais une modification sur le fichier original.
La même situation vaut pour les usages argumentatifs ; nous ajoutons et puis dans l’exemple (5) : (5’)
Je ne sortirai pas. D’abord, je suis fatigué, ensuite / et puis / ? puis aller au restaurant est la dernière chose qui me ferait plaisir.
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Autrement dit, ensuite et et puis sont possibles dans tous les cas, mais puis n’est possible que dans certaines connexions discursives. Il y a à cela deux conséquences. La première est qu’il vaudrait la peine de considérer puis et et puis comme des expressions bien distinctes. La deuxième est que l’hypothèse d’un puis sériel est donc plus difficile à tenir, bien qu’il faille déterminer quels enrichissements discursifs sont rendus possibles avec puis. Auparavant, il faut pourtant rappeler qu’à plusieurs égards, la syntaxe et la sémantique de puis en font une expression d’apparence bien peu temporelle. Tout d’abord, puis est syntaxiquement proche d’une conjonction, comme le note en particulier Bacha (2005) avec l’exemple (13), qui relie des groupes nominaux. (13)
Pierre regarda Luc puis Marie (Bacha 2005 : 148).
Toutefois, il nous semble qu’une valeur temporelle est impossible à éliminer de la connexion réalisée par (13). Ainsi, dans une séquence où la connexion temporelle aurait peu de sens, par exemple avec un présent d’habitude, l’usage de puis est rendu difficile : (14)
?Pierre aime causer avec Luc puis Marie.
Ajoutons qu’ensuite semble nettement plus difficile ici (tout comme après d’ailleurs), et au contraire de et ensuite ou et après, et autorisant de facto toute combinaison car plaçant le second connecteur sous sa dépendance, ce dernier prenant un simple rôle de modifieur du connecteur et : (13’)
Pierre regarda Luc ?après / ?ensuite / et après / et ensuite Marie.
Sans entrer sur cette question qui ne concerne pas directement cet article, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ensuite ne parvient pas à connecter deux SN, ce qui implique qu’une forme comme V1 SN1 ensuite SN2 ne peut s’enrichir comme, elliptiquement, V1 SN1 ensuite V1 SN2, au contraire de puis. Il faut ajouter que puis, comme une conjonction, n’est pas déplaçable intra-prédicativement, au contraire d’ensuite : (15)
Elle lui rendit ses baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuite / *puis Pépé, qui tendait ses petits bras (Zola, Au bonheur des dames).
C’est également ce que relève Mosegaard Hansen (1998) en appliquant le test de la postposition, possible tant pour ensuite que pour un adverbe temporel comme après, mais impossible avec puis :
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Il est vrai qu’ensuite / après il est parti. * Il est vrai que puis il est parti (Mosegaard Hansen 1998 : 294)
Ces points, donc, hormis ce qui concerne la connexion entre deux SN, plaident apparemment pour un puis qui aurait une valeur conjonctive, qui serait opposable à une valeur adverbiale, et le rapprocherait d’une valeur logique. Mais on remarque que ce dernier test ne nous renseigne guère sur la valeur temporelle ou sérielle de l’expression : la plupart de ces expressions, quelles qu’elles soient, admettent la postposition. L’impossibilité de postposer puis est donc indépendante du caractère sériel ou temporel de cette expression, et nous n’avons d’ailleurs pas d’explication sémantique pour ce phénomène syntaxique pour l’instant. Toutefois, ce fait est certainement à rapprocher de l’observation très intéressante de Mosegaard Hansen (1998) qui note que puis n’est pas focalisable, au contraire d’ensuite, par exemple en construction clivée : (18) (19)
C’est ensuite qu’il est parti. * C’est puis qu’il est parti (Mosegaard Hansen 1998 : 294).
Dans ces tests, puis réagit en général comme une conjonction sur le plan syntaxique. Soit. Ce qui est en revanche bien contestable, c’est qu’il faille en tirer la conclusion que puis n’aurait pas valeur temporelle, ce qui est une question sémantique. Pourtant, tant Bacha (2005) que Mosegaard Hansen (1998) considèrent à la lumière de tels exemples que puis n’a pas de valeur temporelle en français contemporain mais bien une valeur conjonctive, opposant les deux, bien que Mosegaard Hansen reste assez ambiguë, considérant que puis a une valeur temporelle primitive, sans préciser si elle fait référence à une primitive sémantique ou, ce qui semble plutôt le cas, à une origine diachronique (attestée quant à elle bien entendu), tout en ajoutant que cette valeur s’est « plus ou moins perdue » en français contemporain. Reyle (1998) note encore que puis ne peut endosser de relations causales, ce qui semblerait soit l’éloigner encore davantage d’une éventuelle valeur temporelle, si l’on suppose un lien étroit entre temporalité et causalité, soit – ce que nous préférons – le spécialiser sur la relation temporelle pure : (20)
Max a beaucoup travaillé ?puis il a réussi.
Il faut d’ailleurs rappeler que la causalité peut relever de différents rapports temporels : concomitance, recouvrement, adjacence…, et le lien entre temps et cause est souvent réduit par erreur à la simple consécution. En utilisant la dichotomie entre connecteurs temporels et sériels, il est possible de fournir une observation supplémentaire concernant la
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focalisation. Tout d’abord, remarquons qu’ensuite n’est pas non plus focalisable, en tout cas en clivée, lorsqu’il est dans sa valeur discursive : (21)
D’abord je suis fatigué. *C’est ensuite que je n’ai aucune envie d’aller au cinéma.
Remarquons ensuite qu’aucun connecteur sériel n’est focalisable en usage discursif ou argumentatif : (22) (23) (24)
*C’est d’abord que je suis fatigué. *C’est premièrement que je suis fatigué. *C’est enfin que je suis fatigué.
Puisque puis n’est pas focalisable dans ces usages, et que l’ensemble des sériels ne l’est pas non plus, la conclusion devrait s’imposer : puis est tout simplement un connecteur sériel, tout comme ensuite. Mais ce serait oublier que les expressions temporelles, elles non plus, ne sont pas focalisables en usage discursif : (25)
*C’est maintenant qu’on ne sait pas s’ils sont amants.
La littérature hésite donc à juste titre entre un puis temporel et un puis qui remplirait une autre fonction. Si Adam (1990) inscrit puis dans une série d’abord – puis – ensuite – enfin qui a pour fonction d’induire un ordre de lecture et de signaler la trace de l’opération de mise en texte (deux éléments qui ancrent ainsi puis dans une fonction première discursive), il considère toutefois que les éléments de cette série ont une origine morphosémantique temporelle. Il est difficile de savoir ce qu’il faut en conclure, tout comme avec le postulat de Mosegaard Hansen (1998) que nous avons évoqué plus haut : cela signifie-t-il que puis a une base sémantique temporelle mais qui serait défaite ou enrichie en discours ? Si tel est le cas, il faudrait alors se poser la question de savoir comment on passe d’un niveau d’interprétation encodé temporel à un niveau d’interprétation pragmatique discursif. Ou alors s’agit-il de la question diachronique ? En ce qui concerne puis, on sait qu’avant le XVIIe siècle, puis pouvait être en situation intraprédicative – ce qui l’éloigne de la conjonction – et, surtout, puis a pour origine post. Ce qui nous incitera à comprendre cette « origine » comme diachronique dans le propos tant d’Adam que de Mosegaard Hansen, tout en nous demandant maintenant si puis a retenu quelque chose de son sens primitivement temporel ou non. La valeur principalement discursive ainsi attribuée à puis se retrouve aussi à propos d’enfin, dont Cadiot & al. (1985) disent qu’il « sert à mettre fin à un discours précédent » (Luscher & Moeschler 1990 disent de manière
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similaire que enfin marque « la fin d’un discours » ou « le dernier élément d’un discours »). Il reste tout de même quelques auteurs qui ne se contentent pas de ces apparences. Reyle (1998) puis Borillo & al. (2003) considèrent que puis est d’une part proche de la conjonction car il connecte des informations de même niveau hiérarchique, et d’autre part qu’il a bien une valeur temporelle, car il introduit une relation de narration forte, à savoir, dans les termes de la sémantique dynamique, qu’il introduit une relation de consécution, éventuellement adjacente, mais qui exclut la causalité. La question qui subsiste donc est celle de savoir si puis est bien sémantiquement sériel, auquel cas son emploi temporel résulte d’une spécification contextuelle, comme avec ensuite, ou temporel, auquel cas ce sont les emplois non-temporels qui sont dérivés par enrichissement pragmatique. Nous avons vu qu’il y a deux étrangetés avec puis : la première est qu’une commutation de ensuite par puis est impossible ou difficile dans certaines configurations, et la seconde est que ensuite mais pas après est une suite possible pour signaler l’ordonnancement discursif, tandis que puis mais pas après est impossible. Nous allons maintenant suggérer que ces deux éléments plaident pour un puis bel et bien temporel. 4. Puis temporel Les cas où puis ne commute pas avec ensuite sont les deux suivants :
(1’)
a) Lorsque la connexion des propositions concerne l’ordre de l’enchaîne ment argumentatif, en particulier s’il y a lieu de présenter une liste d’arguments justifiant une conclusion ou découlant d’une prémisse. Ce cas est illustré par l’exemple (5). b) Lorsque la connexion des propositions concerne une liste nécessairement atemporelle, comme en (3’) ou (1’) ci dessous, où la non consécution temporelle est instaurée par l’imparfait : De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute (…) ?Puis, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. (d’après Zola, Au bonheur des dames).
De ces observations, il ressort que puis n’est compatible qu’avec les usages temporels et certains usages discursifs, excluant les usages argumentatifs et les listes atemporelles. Si puis était vraiment une expression sérielle, il disposerait d’une base sous-déterminée signalant l’énumération pure, c’est-à-dire une liste de spécifications variées pour un topique commun, ce que nous avons appelé
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l’ordre « neutre ». Or puis est impossible dans ces cas de figure, qui sont du ressort de la liste atemporelle, comme en (3’). Si puis était sériel, il devrait être compatible par spécification avec tout ordre hiérarchisé, ce que nous allons discuter dans un instant, puis avec la temporalité, ce qu’il est (avec la restriction causale selon Reyle ou Borillo), et enfin avec la distribution des fonctions logiques argumentales, ce qu’il n’est pas. En d’autres termes, puis ne suit pas un schéma d’enrichissement sériel. Toutefois, combiné à d’autres connecteurs, puis admet une certaine souplesse qui demande d’être analysée dans une étude ultérieure : puis enfin semble ne poser problème dans aucune configuration, tout comme et puis (on ne parle pas ici de questions syntaxiques comme le placement intraprédicatif ou le clivage). En ce qui concerne d’autres cas de figure d’ordre hiérarchisé, si puis admet en effet des hiérarchies ordinales a priori non temporelles comme celles qui concernent l’axe du moins au plus important ou celui du proche au lointain, ainsi que l’illustrent respectivement (26) et (4), l’hypothèse que nous voulons défendre est qu’en fait, puis impose une lecture temporalisée de ces cas de figure : (26)
Que demande Isaac pour son fils Jacob ? Premièrement les rosées du Ciel, les bénédictions spirituelles, puis / ensuite les biens de la terre (d’après Bourdaloue, Sermons pour les jours de carême).
Pour nous, l’ordre narratif temporel est communiqué par tous les emplois de puis seul. En (26), cet ordre est par ailleurs fortement invité par le contexte. Nous suggérons qu’en (26), puis impose – et c’est peut-être en lien avec sa facette conjonctive – une narration qui reprend les différentes demandes et les séquentialise, tandis que, avec ensuite, cette séquentialité temporelle ne serait qu’invitée par le contexte. Une telle posture pourrait sembler très spéculative, voire contreintuitive tant le sens commun associe des expressions comme ensuite à la temporalité plutôt qu’à la séquentialité. Mais si l’on tente d’avoir une lecture non narrative de (26), et donc d’avoir une interprétation en termes de liste atemporelle, on s’aperçoit en effet qu’ensuite la permet, au contraire de puis, ce qui nous fait revenir aux observations que nous avons faites à ce sujet cidessus. Il se trouve simplement que le contexte de (26) défavorise une telle lecture puisque plusieurs demandes ne peuvent se faire en même temps. On ne peut donc que favoriser dans une certaine mesure une lecture détemporalisée en modifiant l’exemple sans pouvoir l’interdire complètement, mais cela devrait suffire à notre observation : (26’)
Isaac a demandé à Dieu toutes sortes de choses pêle mêle : premièrement les rosées du Ciel, ensuite / ?puis les biens de la terre…
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En (4’), notre hypothèse est que puis impose une lecture temporalisée, un effet de parcours spatio-temporel, où le regard passe de la cour aux tours et aux jardins, effet d’ailleurs signalé par le Grevisse et le Robert, et que nous associerions avec un effet de subjectivité, de point de vue. La subtilité de l’effet réside en ceci que cet effet reste possible avec ensuite en tant qu’enrichissement pragmatique, mais qu’avec puis, il est obligatoire, et donc commandé par la valeur temporelle de puis. Ce n’est que lorsqu’une telle lecture temporalisée est contextuellement non pertinente que puis sera discriminé ou étrange, comme avec la liste atemporelle ou l’usage argumentatif. Il faut ici apporter une légère nuance à l’impossibilité de puis en usage argumentatif : selon notre hypothèse, puis devrait s’y rendre possible si une lecture temporelle de l’argumentation est possible. Cela devrait être le cas si puis peut s’interpréter métalinguistiquement : je dis A, puis je dis B, etc. C’est la nuance de sens qui nous semble apparaître dans le cas où un énoncé comme (5) devait être produit avec une présomption de pertinence optimale. D’où notre point d’interrogation, plutôt qu’une stellarisation. 5. Et puis quelques remarques conclusives Nous l’avons dit : les auteurs que nous avons rencontrés sur cette question traitent généralement et puis sans le distinguer clairement de puis seul. Ainsi, Mosegaard Hansen (1995) cite de nombreux exemples en et puis à l’appui de ses développements au sujet de puis. Or et puis, nous l’avons vu, se comporte radicalement différemment de puis seul, et ressemble de fait beaucoup à ensuite, bien que n’imposant pas, en usage temporel, d’intervalle « vide », et fonctionnant vraiment comme une conjonction (autorisant la connexion entre deux SN au contraire de ensuite et bloquant la focalisation). Nous suggérons une analyse compositionnelle de et puis assez simple : puis portant une spécification temporelle, il vient modifier le connecteur et quant à lui sousspécifié, mais sans faire changer et de catégorie sémantique (ni syntaxique). En gros, un et puis est une sorte particulière de et. Ce qu’ajoute puis reste une valeur temporelle, quand il s’agit de connecter des événements : hormis dans la lecture métalinguistique, ce qui différencie (27) et (27’), qu’on adapte d’un exemple souvent évoqué, c’est la temporalité imposée par et puis malgré le caractère discontinu des procès : (27) (27’)
Max a écrit une lettre à Lady Ann et il a bu une bouteille de vodka. Max a écrit une lettre à Lady Ann et puis il a bu une bouteille de vodka.
Il reste à mentionner que l’oral pis, contrairement à ce qu’on aurait pu supposer, ne semble pas être une variante de puis mais bien un équivalent pour et puis, peut-être même une variante aphéréthique de et puis en cours de
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lexicalisation. Ainsi, pis apparaît commutable pour les usages typiques de et puis mais non pour les usages typiques de puis : (28) (29)
Il y aura certainement plus de tartelettes. Pis j’ai pas faim (attesté, adulte) / ?puis j’ai pas faim. Et puis / pis / ?puis je veux dire, faut quand même pas charrier.
Prétendre que pis serait plus aisé à la prononciation que puis nécessiterait d’être étayé par une étude psycholinguistique détaillée, car une observation de surface donnerait plutôt au moins une équivalence : qu’on pense à des situations comme et puis zut ! au moins aussi naturel, sinon plus, que et pis zut. Mais cela nous emmène vers et pis, qui ne nous semble exister que dans des structures assez particulières, et sujet à une variation diatopique, et que nous ne pouvons aborder ici sérieusement.
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Développement et évolution des temps du passé en français : passé simple, passé composé et venir de + infinitif Carl VETTERS Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France
0. Introduction L’objectif de cet article est d’étudier la diachronie des temps du passé en français en partant des principes universaux et des schémas de développement présentés dans Bybee, Perkins & Pagliuca (1994 – désormais BPP). Je commencerai (§ 1) par une brève présentation des hypothèses avancées dans cet ouvrage. Les sections suivantes seront consacrées aux temps verbaux français qui suivent le schéma de développement qui mène aux valeurs d’antérieur et de perfectif : le passé simple (§ 2), le passé composé (§ 3) et la périphrase verbale venir de + infinitif (§ 4). Pour terminer, je m’attarderai sur deux valeurs, prévues par BPP, que certains ont attribuées au passé composé : la résultativité (§ 5) et l’inférence (§ 6). 1. Le modèle de Bybee, Perkins & Pagliuca (1994) Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 : 9-22) proposent une série d’hypothèses pour une théorie de la grammaticalisation. La plupart de leurs hypothèses avaient déjà été avancées par d’autres chercheurs (p. ex. Traugott 1982, Lehmann 1982 ou Heine, Claudi & Hünnemeyer 1991), mais j’ai choisi de fonder mon étude des temps du passé du français sur leur présentation dans la mesure où ils appliquent ces hypothèses au développement des morphèmes de temps, aspect et modalité dans les langues du monde. 1.1. Les hypothèses de départ Parmi les hypothèses avancées dans BPP, voici celles qui nous intéressent le plus : (1)
a. b. c. d. e.
Détermination par la source Unidirectionnalité des changements sémantiques Existence de voies universelles de développement Maintien de la signification d’origine Existence de plusieurs « couches » (‘layering’) © Cahiers Chronos 21 (2010) : 277 298.
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(1a) La signification des constructions lexicales qui sont à la base de la création de morphèmes grammaticaux, ou « grammèmes », détermine le parcours de grammaticalisation que suivra le grammème en question. Toute unité lexicale n’est pas susceptible d’être grammaticalisée : les notions à partir desquelles les grammèmes se développent sont généralement des concepts de base de l’expérience humaine, conçues de façon semblable dans différentes cultures (cf. aussi Traugott 1982, Heine, Claudi & Hunnemeyer 1991). C’est ce qui explique selon BPP (1994 : 10) les ressemblances de comportement diachronique de grammèmes ayant la même source lexicale dans des langues géographiquement et génétiquement non apparentées. Cela n’implique pas qu’une source lexicale ne peut donner qu’un seul sens grammatical, mais que cette source détermine le parcours que ce grammème pourra suivre dans son développement sémantique. (1b) Le développement grammatical est unidirectionnel ; en d’autres termes, la langue ne retourne pas en arrière. Le processus de grammaticalisation est un processus par lequel le matériel lexical subit une érosion sémantique et phonologique pour devenir un grammème avec un sens de plus en plus abstrait et général, qui sera de plus en plus dépendant de son contexte (ce point sera illustré par l’évolution du passé composé). Cette hypothèse implique que des usages anciens, peu ou pas grammaticalisés, ou grammaticalisés mais antérieurs à d’autres valeurs dans un parcours de développement grammatical, ne devraient pas – une fois qu’ils ont disparu – réapparaître plus tard dans l’histoire du grammème. Cette hypothèse prédit, par exemple, que le passé simple français, qui a perdu la valeur de parfait qu’il avait en latin, ne pourra jamais la récupérer ; mais elle prédit également que, dans le cas du passé composé, le lien étroit entre l’auxiliaire et le participe passé ne se relâchera pas et que des constructions comme *Jean a des lettres reçues, dont on a trouvé des attestations jusqu’au XVIIe siècle (cf. Brunot & Bruneau 1969 : 311) ne réapparaîtront pas. (1c) La combinaison de (1a) et (1b) prédit qu’il existera des voies universelles pour le développement du sens grammatical. Des grammaticalisations dans des langues différentes qui partent de matériel lexical identique ou similaire sont supposées se développer en suivant le même développement diachronique. BPP y ajoutent que des parcours qui sont à l’origine différents (à cause d’une source lexicale différente) tendent à se rejoindre dans les stades ultérieurs de la grammaticalisation. Plus loin, j’illustrerai ce principe à l’aide du passé composé et de la périphrase venir de + infinitif. (1d) Certaines nuances de la signification lexicale d’origine peuvent être retenues longtemps après le début de la grammaticalisation. BPP illustrent cette hypothèse à l’aide de deux exemples. D’une part, malgré la grande
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interchangeabilité de will et shall, il reste difficile de dire ?*Will I call you a cab ? parce que le maintien d’une nuance de volonté rend ce verbe modal peu approprié pour des questions à la première personne (cf. BPP 1994 : 16 : « the speaker is quite inappropriately asking whether s/he wants to call a cab »). D’autre part, la différence entre le passé composé français et les formes perfectives slaves peut être expliquée par le fait que celles-ci sont construites à partir de préfixes locatifs, qui contiennent l’idée de l’atteinte d’une limite. En conséquence, les formes perfectives slaves ne sont utilisées que pour des situations téliques, comportant une limite inhérente. (cf. BPP 1994 : 87-90) (1e) De même que d’autres (cf. Hopper 1991), BPP signalent qu’une langue peut avoir plusieurs « couches » de grammèmes d’âges différents qui entrent en concurrence pour exprimer des notions sémantiques proches et dont les domaines se chevauchent. Cette hypothèse peut être illustrée par les temps du passé en français. Les § 2, 3 et 4 de cet article montreront comment le passé simple, le passé composé et venir de + infinitif se situent principalement sur la même voie de développement. 1.2. Les voies de développement qui mènent vers des grammèmes exprimant l’antérieur et le passé (perfectif ou aspectuellement neutre) Pour l’analyse des temps du passé en français qui suit, je me fonderai principalement sur le schéma suivant des voies de développement qui mènent aux grammèmes perfectifs ou passés (BPP 1994 : 105) : Inference from Results « be » / « have »
Resultative
« come » « finish » Directionals
Indirect Evidence
Anterior
Completive
Perfective / Simple Past
Derivational Perfective
Les études consacrées au français ne font d’habitude pas la distinction entre « résultatif » et « antérieur » faite ici et réunissent les deux catégories dans une seule, reprenant l’un des termes ou utilisant le terme « parfait » pour cette catégorie. Pourtant, en linguistique générale, il y a de bonnes raisons de
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distinguer ces deux catégories (cf. Nedjalkov & Jaxontov 1988). Le résultatif dénote un état provoqué par une action dans le passé, l’antérieur indique qu’une action passée est pertinente pour le moment de référence. Cette différence se manifeste en anglais par des constructions avec be pour le résultatif et des constructions avec have pour l’antérieur :1 (2)
a. Résultatif He is gone. The door is closed. b. Antérieur He has gone. The door has closed.
Seul le résultatif garantit que la situation est toujours en cours au temps de référence, ici le moment de la parole : (3)
a. *He is gone and come back already. *The door is opened and closed several times. b. He has gone and come back already. The door has closed and opened several times.
En d’autres termes, dans le cas de l’antérieur, une action passée peut être présentée comme étant pertinente au moment de référence alors que l’état qui en résultait a pris fin. BPP empruntent à Nedjalkov & Jaxontov (1988) le test de la compatibilité avec still : (4)
a. He is still gone. The door is still closed. b. He has still gone. The door has still closed.
Seul dans le cas du résultatif avec be (4a) still a sa valeur aspecto-temporelle. Dans les énoncés antérieurs avec have, still prend la valeur argumentative de ‘nevertheless’. Le schéma ci-dessus indique que les formes antérieures ont tendance à évoluer vers une valeur de temps du passé, avec une valeur aspectuelle perfective, ou ambivalente (‘simple past’), dépendant de la présence de formes imperfectives concurrentes. Pour les formes françaises étudiées ici, ce passage sera discuté aux § 2 à 4. En anglais, par contre, ce passage n’a pas encore eu lieu pour le present perfect dans la langue standard, comme le montre son incompatibilité avec des compléments de temps qui réfèrent au 1
Les exemples (2) (4) sont empruntés à BPP (1994: 63 65).
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passé (5a) ou l’impossibilité de l’utiliser dans des séquences de progression narrative :2 (5)
a. *John has left yesterday. b. A moment later, Maigret *has walked down the staircase, *has gone across the dining room and its ill assorted furniture, and then *has reached the terrace, which was dripping with the sun’s first hot rays.
Néanmoins, plusieurs études signalent que le processus menant vers une prétérisation du present perfect a bel et bien commencé (cf. Fryd 1998). Selon Engel & Ritz (2000) qui se fondent sur un corpus oral d’émissions radio, en Australie, le present perfect s’utilise déjà avec des compléments de temps qui réfèrent au passé (6a) et dans des séquences de progression narrative (6b) : (6)
a. Police confirm that at 16.30 hours yesterday the body of Ivan Jepp has been located. (92.9 FM radio Perth, cite par Engel & Ritz 2000: 130) b. I’d done enough, and she said ‘Can you sign this?’ and I said ‘Oh, okay, one final signing, I promise, and will you go away? And she said ‘Yeah, yeah’. So I’ve got a texta, I’ve held her straight and I’ve written on her forehead ‘Hi Mum, I’ve tried drugs for the first time.’ (Triple J radio Sidney, cite par Engel & Ritz 2000: 134)
Quand un grammème passe d’une étape à l’autre dans le schéma, la valeur plus ancienne peut être maintenue ou disparaître. Le passé simple, par exemple, a perdu la valeur d’antérieur qu’il avait en latin, tandis que le passé composé a maintenu sa valeur d’antérieur tout en ayant acquis une valeur de temps du passé perfectif. L’existence d’une valeur résultative de la construction être + participe passé en français moderne sera discutée au § 5. Il reste deux parties du schéma ci-dessus, que je n’ai pas commentées. D’une part, le parcours de développement des grammèmes complétifs construits sur des verbes de type finir, terminer ou sur des prépositions de direction ne concerne pas le français, mais est fondamental pour les langues slaves. Il ne sera pas discuté ici. D’autre part, BPP prévoient la possibilité du développement d’une valeur inférentielle pour les grammèmes résultatifs construits sur ‘être’ ou ‘avoir’. Une telle valeur « médiative » a été attribuée
2
Voici l’exemple français dont (5b) est inspiré : (i)
Quelques instants plus tard, Maigret descendait l’escalier, traversait le salon aux meubles disparates, gagnait la terrasse ruisselante des rayons déjà chauds du soleil. (Simenon, La nuit du carrefour, LdP 2908, p. 61)
En anglais, ni le present perfect, ni le past progressive, n’est compatible avec la progression temporelle dans ce type de contexte.
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au passé composé par certains chercheurs (cf. Guentcheva 1994). Je discuterai au § 6 le bien-fondé de cette analyse. 2. Le passé simple Des trois grammèmes étudiés ici, le passé simple est le plus ancien. Il est issu du parfait latin, qui déjà en latin classique, avait parcouru l’ensemble du parcours de développement prévu par BPP et acquis une valeur de passé perfectif, permettant d’exprimer la succession des événements, typique de la narration 3: (7)
(…) in Asiam profugit, ad hostes se contulit, poenas rei publicae graues iustasque persoluit (Cicéron, Laelius 37) Il s’enfuit en Asie, passa à l’ennemi, paya son crime envers l’Etat d’une lourde et juste peine.
Cet emploi correspond à celui qu’a gardé le passé simple en français moderne, comme le montre la traduction française de (7). Or le parfait latin avait d’autres emplois, que le passé simple a perdu au cours de l’histoire. Ainsi, certains parfaits à valeur d’antérieur dans la terminologie de BPP sont traduits en français moderne par des passés composés : (8)
a. Ignosce L. Cinnae. Deprehensus est ; iam nocere tibi non potest (Sénèque, de Clementia III, 7, 6) Pardonne à Cinna. Il a été arrêté / Il est arrêté ; désormais il ne peut plus te nuire. b. Eius disputationis sententias memoriae mandaui (Laelius 3) J’ai confié à ma mémoire les termes de cette discussion ( je les ai toujours en mémoire.
Mais d’autres correspondent à des passés antérieurs (9a) ou à des plus-queparfaits (9b) : (9)
a. Legiones ubi primum planitiem attigerunt, infestis contra hostes signis constiterunt (César, La guerre des Gaules VII, 51, 3) Dès que nos légions eurent atteint la plaine, elles s’arrêtèrent face à l’ennemi, prêtes à attaquer. b. Nec minus quam est pollicitus Vercingetorix animo laborabat ut reliquas ciuitates adiungeret (César, La guerre des Gaules VII, 31, 1) Et, tout comme il l’avait promis, Vercingétorix consacrait toute son énergie à rallier les autres cités.
3
Les exemples (7) à (9) ont été empruntés à Mellet (2000) qui propose une analyse éclairante et originale du parfait latin.
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C’est la raison pour laquelle S. Mellet (2000) estime à juste titre que le parfait latin n’est pas un perfectum praesens, comme le veut la tradition (cf. Wilmet 1992 ou Engel 1998), mais un praeteritum perfectum : « Le retour aux grammairiens latins d’une part, l’étude des emplois du parfait dans les textes d’autre part, nous ont convaincue que cette forme était bien un prétérit ; sa fonction est donc d’abord de situer l’événement comme antérieur au repère énonciatif dominant, que celui ci soit centré sur le sujet anonyme et désincarné d’une narration historique, sur le présent d’un locuteur engagé dans un échange discursif, voire sur le lieu indéterminé d’où émanent les vérités générales. […]. Par ailleurs, une autre constante, de nature aspectuelle, s’est dégagée de la variété des emplois et des interprétations contextuelles de cette forme : dans tous les cas, le procès est saisi au-delà de son terme ; […]. A priori, la clôture de l’intervalle de déroulement de p induit la repré sentation d’un état adjacent ; cette représentation sera néanmoins désactivée si d’autres procès viennent prendre place entre le terme de p et t0 ; elle sera au contraire valorisée si le contexte suggère un lien fort entre p et la situation en t0. […] Par ailleurs, en ne fournissant par lui même aucune détermination sur la nature et la localisation exactes du repère énonciatif, le parfait s’oppose nettement aux deux autres prétérits latins, l’imparfait et le plus que parfait, dont la construction exige la détermination d’un repère translaté dans le passé et érigé en point de vue sur le procès. » (S. Mellet 2000 : 104 105)
En français moderne, le passé simple n’a gardé que la valeur de passé perfectif (cf. (7)), les autres emplois ont disparu au cours de l’histoire. La fonction d’exprimer l’antérieur du présent a été reprise par le passé composé dès l’ancien français (cf. par exemple Bonnard & Régnier 1997 : 132 ; Brunot & Bruneau 1969 : 333). Or, les emplois à valeur d’antérieur du passé simple n’ont pas disparu d’emblée lors du passage du latin à l’ancien français. Buridant (2000 : 365-367) signale que le passé simple a en ancien français un « éventail d’emplois spécifiques ». Il s’agit principalement de deux types d’usages résiduels, disparus en français moderne. D’une part, Buridant mentionne le passé simple relationnel, qui est un passé simple avec un point de référence au présent, en d’autres termes, un emploi qui a gardé l’ancienne valeur d’antérieur. L’exemple suivant cité par Buridant (2000 : 365), avec ses variantes, est révélateur : (10) a. Sachiez que nos ne venimes por vos mal faire, ainz venimes por vos garder et por vos deffendre se vos faites ce que vos devés (Villehardouin, La Conqueste de Constantinople, 146) Sachez que nous ne sommes pas venus pour vous nuire, mais nous sommes venus pour vous protéger et vous défendre si vous faites ce que vous devez. b. variante manuscrit C : nos ne sommes pas venut
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Le manuscrit C remplace le passé simple par un passé composé tandis que l’adverbe déictique dans le manuscrit E marque la référence au hic et nunc. D’autre part, le passé simple de l’ancien français a hérité du parfait latin un emploi « descriptif », qui est traduit par un imparfait ou par un présent en français moderne : (11) a. Li chevaliers fu baus (Chastelaine de Vergi, cité par Bonnard & Régnier 1997 : 133) Le chevalier était beau. b. Li quens Guillelmes fu mout de grant aïr (Aliscans 687 ; ex. cité par Buridant 2000 : 366) Le comte Guillaume était plein de fougue c. Bons fu li secles al tens ancïenur (Alexis, 1 ; ex. cité par Buridant 2000 : 367) Le monde était parfait dans les temps anciens d. Tous furent de Eve et d’Adam (Proverbes français du Moyen âge, 2435 ; ex. cité par Buridant 2000 : 366) Tout le monde descend d’Eve et d’Adam e. De Bretaigne la Menur fui (Les Lais de Marie de France, Guigemar 315, ex. cité par Buridant 2000 : 366) Je suis né en Petite Bretagne (litt. Je suis de Petite Bretagne) f. Fuit etiam disertus (Cicéron, cité par Bonnard & Régnier : 1997 : 133)
Buridant distingue deux cas de figure. (11a-c) relèvent de ce qu’il appelle le passé simple descriptif atypique. Il s’agit de passés simples qui sont traduits en français moderne par des imparfaits et la construction se limite à un nombre restreint de verbes, principalement estre et avoir, mais aussi rester, gesir, seoir et tenir. (11f) montre que cet emploi du parfait existait déjà en latin classique. (11d-e) sont des passés simples marquant l’origine, construction que Buridant limite au seul verbe estre. La traduction d’un passé simple, forme perfective par excellence en français moderne, par un temps imperfectif comme le présent ou l’imparfait peut surprendre à première vue. Rappelons qu’il s’agit d’un emploi hérité du latin (cf. (11f)), époque où le temps en question avait encore sa valeur d’antérieur, qui n’a pas entièrement disparu en ancien français, comme le montre également (10). Or, il n’est pas exceptionnel qu’un temps avec une valeur antérieure puisse être utilisé dans des contextes où le français moderne utilise des temps imperfectifs. Le temps antérieur par excellence, à savoir le present perfect anglais (Cf. Dahl 1985 et BPP 1994 : 61), s’utilise également dans des contextes où le français moderne utilise le présent :
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(12) a. I have been ill since Saturday. b. Je suis malade depuis samedi.
Selon J. Pohl (1958 : 130), même le passé composé français peut dans certains contextes « fixer dans le passé le début d’un procès qui dure toujours ». Pour lui, (13) est imperfectif, dans la mesure où les chrétiens regardent toujours le Christ comme leur fondateur : (13)
Peu de faits peuvent être retrouvés avec certitude dans la légende qui a entouré la vie de celui que le christianisme a regardé comme son fondateur. (M. Goguel, Jésus, ex. cité par Pohl 1958 : 130)
Si les exemples (11d-e) sont semblables à (12) et peuvent donc être expliqués sur la base de la valeur d’antérieur que le passé simple de l’ancien français avait hérité du parfait latin, qu’en est-il des énoncés comme (11a-c) où le passé simple ne correspond pas à un présent, mais à un imparfait en français moderne ? Rappelons l’analyse du parfait latin proposée par Mellet (2000) : pour elle le parfait latin n’est pas un parfait présent, mais un parfait passé. En d’autres termes : l’événement se situe dans le passé, mais la localisation du repère d’où il est vu n’est pas déterminée ; il peut aussi bien être présent (cf. (11d-e)) que passé (cf. (11a-c)). Avec le temps, le passé simple a perdu les emplois résiduels à valeur d’antérieur. Les grammairiens et les linguistes semblent s’accorder pour dire que ces emplois étaient courants au XIIe et XIIIe siècles, mais en voie de disparition au XVe (cf. Buridant 2000, Bonnard & Régnier 1997, Wilmet 1970). Nous avons relevé quelques occurrences au XVIe siècle (cf. aussi Caudal & Vetters 2007), chez Rabelais, Jodelle et Monluc, y compris la compatibilité avec depuis : (14) a. Il ne se presenta pas grande occasion, despuis que je fuz arrivé au camp. (Blaise deMonluc, Commentaires, vol 1, Paris : Picard, p. 82) b. Depuis ce seul moment je senti bien ma playe Descendre par l’œil traistre en l’ame encore gaye. (Jodelle, Œuvres, « Cléopatre captive », p. 95) c. O que bienheureux fut en ceste année celuy qui eut cave fraische & bien garnie. (Rabelais, Pantagruel, Chapitre 2)
Mais au XVIIe, le passé simple semble définitivement avoir perdu sa valeur d’antérieur. C’est à ce moment que commence la longue « déchéance » du passé simple. Je ne rouvrirai pas ici le débat sur la « disparition » du passé simple, mais je me contenterai de signaler trois faits : (i) Fournier (1998 : 399) situe le début de la disparition du passé simple de l’oral dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
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(ii) A l’époque classique, le passé composé développe une valeur de passé perfectif, et devient un concurrent dangereux pour le passé simple. Cette évolution sera décrite au § 3. (iii) Au XXe siècle le passé simple a également perdu beaucoup de terrain à l’écrit. Il n’est plus prédominant dans la presse (cf. e.a. Herzog 1981) et même dans la fiction narrative son usage n’est plus aussi évident qu’il ne l’était. Comme lecteur assidu de polars, j’ai pu constater que ces dernières années, les romans policiers écrits à la première personne y recourent de moins en moins. 3. Le passé composé Le passé composé français trouve son origine en bas latin, où vidi se voit concurrencé par habeo visum (cf. Wilmet 1992). A l’origine, habere avait son sens lexical fort dans cette construction, comme dans l’énoncé suivant de Cicéron, emprunté à Wilmet (1992 : 30) : (15)
Inclusum in Curia senatum habuerunt (Cicéron) Ils maintinrent le sénat enfermé dans la Curie
Rappelons (cf. le § 1) que selon BPP le processus de grammaticalisation est un processus par lequel le matériel lexical subit une érosion sémantique et phonologique pour devenir un grammème avec un sens de plus en plus abstrait et général, qui sera de plus en plus dépendant de son contexte. Pour le passé composé, cela veut dire que (i) le sens lexical de l’auxiliaire s’atténuera au fur et à mesure et que (ii) les positions respectives de l’auxiliaire et du participe se figeront. Or ce processus sera très lent. Bien que la valeur d’antérieur du présent avec auxiliaire désémantisé existe dès les textes les plus anciens en ancien français, on trouve également des occurrences de la construction avoir + participe passé où le verbe avoir a gardé son sens lexical plein : (16)
Et chis empereres avoit letres seur lui escrites qui disoient que juroit que ja li Sarrasin n’aroient triuves de lui (Robert de Clari, ex. cité par Brunot & Bruneau 1969 : 310) Et cet empereur [il s’agit d’une statue] avait sur lui des lettres écrites [une inscription] qui disaient qu’il jurait que jamais les Sarrasins n’auraient trêves de lui.
Selon Brunot et Bruneau (1969 : 310) : « En ancien français, le participe construit avec avoir peut conserver son indépendance ; il peut jouer, auprès du complément d’objet, le rôle d’un
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adjectif ; le verbe avoir garde son sens plein de « posséder », « avoir en sa possession » »
L’occurrence d’avoir + participe passé dans (16) ne peut donc pas être considérée comme une occurrence de la structure grammaticalisée que BPP appellent antérieur. En effet, deux raisons s’y opposent : (i) le sens lexical plein y est trop présent et (ii) le lien entre avoir et le participe est trop lâche pour pouvoir parler d’auxiliation ici. La perte du sens lexical semble avoir été plus rapide que la fixation des positions respectives de l’auxiliaire et de l’auxilié. Voici un exemple, de la même source, où Brunot et Bruneau considèrent que avoir + participe passé est un vrai passé composé (sic, il s’agit plutôt d’un plus-que parfait). Dans (17), le sens lexical d’avoir s’est amenuisé et le participe se trouve en position finale, après l’objet. (17)
Ichele porte n’estoit onques ouverte devant là que li emperes revenoit de bataille et que il avoit tere conquise. (Robert de Clari, ex. cité par Brunot & Bruneau 1969 : 310) Cette porte n’était jamais ouverte sauf quand l’empereur revenait de guerre et qu’il avait conquis de la terre.
La fixation définitive de l’auxiliaire et de l’auxilié, signe d’une grammaticalisation avancée, prendra d’ailleurs beaucoup de temps. Brunot et Bruneau (1969 : 311) signalent que Corneille écrit encore « Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie » (Horace, v. 964) dans le sens de « n’a flétri leur gloire ». BPP distinguent (1994 : 63) entre grammèmes antérieurs jeunes et anciens, le critère étant le développement d’une valeur de passé ou de perfectif : un grammème antérieur est considéré comme étant jeune tant qu’il n’a pas encore acquis une valeur de perfectif ou de passé. Comme je l’ai signalé au § 1 ci-dessus, le present perfect anglais semble actuellement se trouver dans la phase de transition entre les deux stades, étant donné que les occurrences à valeur passée commencent à se manifester (cf. Fryd 1998 et Engel & Ritz 2000). Un grammème passé (perfectif ou aspectuellement neutre) se distingue par deux caractéristiques que n’a pas un grammème antérieur jeune : (i) il s’utilise pour exprimer la progression narrative et (ii) il est compatible avec des compléments de temps qui réfèrent au passé. Voyons à présent quand cette évolution a eu lieu pour le passé composé. En regardant l’histoire du passé composé français, on est tout de suite frappé par l’énorme décalage temporel entre la manifestation des traits (i) et (ii). C’est d’ailleurs ce qui nous a fait suggérer dans Caudal & Vetters (2007) que (i) est de nature pragmatique et (ii) de nature sémantique, l’évolution pragmatique étant en quelque sorte l’antichambre de l’évolution sémantique.
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Le trait (i) apparaît très tôt : le passé composé exprime la progression narrative dès les textes les plus anciens. Aussi bien Bonnard & Régnier (1997) que Buridant (2000) estiment que le passé composé fonctionne déjà comme temps du passé en ancien français. Buridant, auquel j’emprunte l’exemple (18) dans lequel la progression narrative (i) est manifeste, ne s’exprime cependant pas sur la compatibilité avec les compléments de temps passé (ii) : (18)
Vers le palés est alés ; Il en monta les dégrés. En une canbre est entrés, Si comença a plorer Et grant dol a demener (Aucassin et Nicolette, VII, 6 10, cité par Buridant 2000 : 381) (Il s’est dirigé vers le palais, en a gravi les marches. Il est entré dans une chambre, et là il commence à pleurer et à laisser s’épancher son chagrin)
Bonnard et Régnier, par contre, signalent l’incompatibilité avec les compléments de temps passé en ancien français : « le verbe est ordinairement au passé simple quand la référence au passé est exprimée par un complément de temps […]. La règle est aussi bien observée si le fait s’est passé le jour même » (1997 : § 87). Cette dernière observation fait allusion à la fameuse « Règle des 24 heures » d’Henri Estienne, sur laquelle je reviendrai cidessous. La grande mutation sémantique du passé composé aura lieu à l’époque classique. Pour s’en rendre compte, l’étude statistique des cooccurrences verbo-adverbiales de Liu (1999) est très utile. Les données qu’elle présente, à partir d’un corpus de littérature épistolaire et que je commenterai plus loin, montrent que le mouvement commence timidement au XVIIe siècle, se confirme au XVIIIe et aboutit au XIXe siècle sur une situation où le passé composé a presque complètement supplanté le passé simple dans certains contextes où celui-ci était prédominant deux siècles plus tôt. On peut se demander comment une langue passe d’une situation où un grammème n’est compatible avec aucun complément de temps passé vers une situation où ce grammème est compatible avec presque tous les compléments de temps passé (sous réserve de compatibilité aspectuelle, bien entendu). La voie suivie par le passé composé est très intéressante. Peu sont ceux qui à l’époque classique avaient entrevu le fonctionnement réel du passé composé. Bien entendu, le débat était obscurci par la tristement fameuse « Règle des 24 heures », qui remonte à Henri Estienne et qui a été reprise par beaucoup de grammairiens (dont Arnauld & Lancelot 1660, v. aussi Fournier 1998) et selon laquelle le passé composé s’emploie pour les événements survenus le jour de l’énonciation et le passé simple pour les événements situés plus loin dans le passé. Comme le signale Wilmet (1992), cette règle ne correspondait
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pas à la réalité, même si ceux qui ne la respectaient pas risquaient d’attirer les foudres de l’Académie (cf. la querelle du Cid, v. aussi Fournier 1998 : chapitre 18). Malgré l’influence négative de la règle des 24 heures, certains grammairiens de l’époque avaient compris la logique de la compatibilité du passé composé avec les compléments du temps 4. Selon Maupas (1618) et Chiflet (1659) (cf. aussi Fournier 1998 : 403, 413, 415), le passé composé peut se combiner avec un complément de temps passé, à condition que ce complément réfère à un espace de temps qui inclut le moment d’énonciation. Ainsi, il s’utilise avec cet hiver, cette année, ce siècle, etc., mais non pas avec hier, la semaine passée, etc. qui demandent le passé simple. En d’autres termes, lors de son passage d’une valeur d’antérieur du présent à une valeur de temps du passé, le passé composé semble d’abord avoir trouvé une voie intermédiaire entre la référence au présent et celle au passé : l’événement passé est localisé dans un intervalle ouvert qui inclut en même temps une période passée et le moment présent. On peut ajouter que la distribution du passé simple et du passé composé décrite par Maupas et Chiflet était restée stable depuis plusieurs siècles. En fait, les observations de ces grammairiens du XVIIe rendent déjà compte de la distribution de ces temps verbaux dans le corpus de moyen français de Wilmet (1970), comme le montrent des données suivantes que Caudal et Vetters (2007) ont extraites des tableaux de Wilmet (1970 : 278, 280).
ce matin : aujourd’hui Hier avant hier cet hiver cet été cette année l’autre jour
PS 0 1 25 6 0 0 1 10
PC 6 9 0 0 2 3 3 1
Or cette période de stabilité s’achève avec le XVIIe siècle, quand le passé composé commence timidement à se combiner avec des compléments de temps passé qui n’incluent pas le moment de l’énonciation. Cette évolution coïncide avec la disparition du passé simple de la langue orale, sans qu’il soit possible de dire lequel de ces deux phénomènes a causé ou précédé l’autre. Certains grammairiens de la deuxième moitié du XVIIe ou du début du 4
Bien entendu, le passé composé a gardé sa capacité à exprimer la référence au passé en l’absence de complément de temps, qui existe dès les textes les plus anciens en ancien français. La règle des 24 heures n’y changera rien.
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XVIIIe siècle étaient d’ailleurs déjà conscients de ce changement important. D’après Chiflet (1659) « Le prétérit indéfini [PC] se peut dire de toute sorte de temps passé. Hier j’ay bien soupé : & aujourdhuy j’ay mal disné » alors que Buffier (1709), tout en gardant une préférence pour le passé simple, admet la combinaison du passé composé avec un complément de temps passé : « avec un mot qui marque un temps entièrement écoulé, on mettra plutôt le prétérit simple, je fis cela hier, je voyageai l’année passée : bien qu’on pût dire, j’ay fait cela hier, j’ay voyagé l’année passée » (cf. aussi les extraits de ces ouvrages dans Fournier 1998 : 415-16). Voici quelques données pertinentes sur la concurrence passé simple / passé composé, extraites des statistiques de Liu (1999), qui permettent de voir l’énorme progression du passé composé dans la littérature épistolaire du XVIIe au XIXe siècle.
Ce N Hier Le lendemain La veille Jours de la semaine Le N
XVIIe siècle PS PC 9,36% 90,64% 98,4% 1,6% 92,44% 7,56% 73,08% 26,92% 81,73% 18,27%
XVIIIe siècle PS PC 5,04% 94,96% 48,09% 51,91% 60% 40% 37,5% 62,5% 40,28% 59,72%
XIXe siècle PS PC 1,46% 98,54% 2,16% 97,84% 40% 60% 33,3% 66,67% 6,90% 93,10%
78,54%
42,74%
19,32%
22,46%
57,26%
80,68%
On constate que, conformément aux observations de Maupas et Chifflet, seul avec ce N le passé composé est prédominant au XVIIe siècle, mais les statistiques pour les autres types de compléments de temps montrent que ce même Chifflet avait raison d’annoncer dès 1659 que le passé composé peut référer à des périodes du passé fermées, qui n’incluent pas le moment d’énonciation 5. Le XVIIIe siècle confirme la tendance amorcée au XVIIe. Au XIXe siècle, dans la littérature épistolaire, le passé composé est majoritaire dans tous les contextes étudiés par Liu. On a vu que le passé composé moderne « narratif » naît à l’époque classique. A partir de la, il continuera incessamment à prendre du terrain sur le passé simple. Au XXe siècle, il va même concurrencer celui-ci sur son terrain privilégié, la fiction narrative. Mais contrairement au passé simple, le passé composé n’a pas perdu ses valeurs anciennes : il s’utilise toujours 5
Excepté le cas spécifique de hier, qui au XVIIe ne se combine que très rarement avec le passé composé (1,6% des cas selon Liu). Ce retard de hier par rapport aux autres compléments de temps passé est probablement dû à l’influence de la règle des 24 heures, qui est d’autant plus forte ici que hier réfère à l’intervalle qui jouxte la frontière de la dernière nuit, inscrite dans cette règle artificielle.
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comme antérieur du présent, sans qu’on puisse constater le moindre indice d’un fléchissement de cet emploi. Je montrerai au § 5 ci-dessous, en me fondant sur Creissels (2000) qu’il a même gardé un emploi plus ancien, résultatif dans le sens de Nedjalkov & Jaxontov (1988). 4. La périphrase venir de + infinitif L’émergence même de cette périphrase permet de valider l’une des hypothèses fondamentales de BPP, à savoir celle de l’existence de plusieurs « couches » (‘layering’) de grammèmes d’âges différents qui entrent en concurrence pour exprimer des notions sémantiques proches et dont les domaines se chevauchent. En effet, l’existence de deux grammèmes d’âge différent sur le schéma de développement antérieur Æ passé, à savoir le passé simple et le passé composé, n’a pas empêché la genèse d’une forme supplémentaire, plus récente que les deux autres. Le schéma de (BPP 1994 : 105) étudié au § 1.2 prévoit la possibilité de la création d’un grammème antérieur à partir de verbes de type venir. Ce même verbe se prête d’ailleurs à la création de temps futurs (cf. BPP 1994 : 11), or la présence de la préposition de empêche la référence au futur. La spécificité de venir par rapport à être et avoir réside selon BPP dans le fait que les grammèmes à partir de venir donnent directement une valeur d’antérieur, sans passer par le stade de la résultativité 6. Pour le cas du français, on peut ajouter que je viens d’arriver contient une notion de proximité temporelle, absente des deux autres formes qui ont suivi le parcours antérieur Æ passé (perfectif), même si la tristement célèbre « règle des 24 heures » a pu suggérer à tort que le passé composé exprimait le passé récent (cf. le § 3 ci-dessus). Selon Gougenheim (1929 : 122-123), l’expression venir de + infinitif remonte au Moyen Âge, « pour signifier que l’on est de retour, après avoir accompli telle ou telle action ». En d’autres termes, le sens lexical de « déplacement » est encore présent, en même temps qu’une valeur aspectuelle antérieure (l’action accomplie), comme dans les exemples suivants cités par Gougenheim (1929 : 122) : (19) a. Chevaliers sui d’estranges terres ; De tournoiier vieng pour conquerre (Rec. Fabl., t. II, p. 51 ; XXXIV, v. 146) b. Quand [les marchands] vienent de marchéander, Il font mesoner lor mesons (Ibid, t. II, p. 124, XXXVII, v. 34) c. Quand il furent revenu de cachier ches Grius (Robert de Clari, XLIII, 30) 6
Ou en d’autres termes, comme prévu par BPP, des voies de développement différentes à l’origine tendent à se rejoindre en cours de route.
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Comme le montre (19c), la construction existait aussi avec revenir de. Dès le XVe siècle, ce que Gougenheim appelle « le sens périphrastique du passé récent », c’est-à-dire des emplois aspecto-temporels avec perte du sens spatial de déplacement, devient courant, comme dans l’exemple suivant qu’il cite (1929 : 123) : (20)
Je viens d’habiller mon enfant ; Il est couché ; dont je m’en voys, Afin d’estre réconfortant Ma mère en son cruel esmoy. (Moralité de Charité, ATF, III, 386)
Or l’usage ancien avec maintien du sens spatial se retrouve encore au XVIe siècle, comme dans (21) : (21)
Elle a rencontré mon maistre qui venoit de souper de la ville (Larivey, cité par Gougenheim 1929 : 123)
A l’époque classique, la processus de grammaticalisation de la construction est tellement avancé que sa valeur aspecto-temporelle est généralement admise et commentée par la plupart des grammairiens (v. Gougenheim 1929 : 124126). Reste la question de savoir si le passage d’une valeur antérieure à une valeur de passé perfectif a eu lieu et, si la réponse à cette question est affirmative, quand il a eu lieu. J’ai étudié venir de + infinitif au tout début de ma carrière de linguiste (cf. Vetters 1989). Dans cet article, je critiquais l’analyse de Dominicy (1983) qui ne prévoit pas de valeur de passé récent pour venir de + infinitif, mais uniquement une valeur d’antérieur du présent. Mon argumentation était fondée sur toute une série d’occurrences de corpus où venir de + infinitif se combine avec des compléments de temps passé, parmi lesquels les suivants : (22) a. Un important conseil d’administration vient de se tenir le 5 courant à Boulogne sur Mer (L’Oeuvre 13 9 1932, cité par Flydal 1943 : 105) b. Quel lâche ! Il vient d’essayer de me la raconter tout à l’heure. (Anouilh, cité par Klum 1961 : 220)
Après la publication de l’article, j’ai eu l’occasion de discuter de la question avec Marc Dominicy, qui admettait mon analyse pour le français contemporain, tout en maintenant la sienne pour le français classique. En d’autres termes, s’il a raison, ce que les données dont je dispose actuellement semblent confirmer, le passage d’antérieur à passé perfectif a eu lieu entre le XVIe et le XXe siècle. Ce qui est certain, c’est que venir de + infinitif était déjà devenu un passé récent au XIXe siècle, comme l’attestent les exemples littéraires suivants :
Développement et évolution des temps du passé en français
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(23) a. Allons, capitaine, unissons nos fortunes et entr’aidons nous comme nous venons de le faire tout à l’heure. (Mérimée, cité par Flydal 1943 : 104) b. En effet, le sieur Bovary venait de décéder l’avant veille. (Flaubert, cité par Flydal 1943 : 105) c. Nous venons récemment de perdre encore une sœur charmante. (Lamartine, cité par Gougenheim 1929 : 127)
Signalons pour terminer cette section que l’hypothèse de l’existence de plusieurs « couches » de grammèmes exprimant des notions sémantiques proches est encore confirmée par le fait que venir de n’est pas la seule périphrase qui s’est ajoutée au passé simple et au passé composé sur le schéma de développement antérieur Æ passé (perfectif). Gougenheim (1929 : 128-132) signale que « venir de s’est heurté dans sa diffusion à des tournures analogues ou à d’autres formes », à côté de constructions éphémères ou régionales (dont devenir de et partir de). Il il cite deux constructions quasisynonymes qui ont eu une diffusion plus large. D’une part, ne faire que de + infinitif est attesté depuis le XVIe siècle : (24)
Je ne fais que d’arriver (Larivey, cité par Gougenheim 1929 : 129)
De l’autre, sortir de + infinitif est déjà mentionné par le Dictionnaire de l’Académie en 1718 (sortir d’entendre la messe, sortir de disner) et se retrouve encore chez Verlaine, Jules Romains et Proust : (25) a. Je sortais d’être un peu communard (Verlaine, cité par Gougenheim 1929 : 128) b. Vous ne serez jamais si mal reçu que par une de ces faces moches qui sort de vider le pot de chambre (Jules Romains, cité par Gougenheim 1929 : 128 129) c. Vous comprenez que je sors d’en prendre (Proust, cité par Gougenheim 1929 : 129)
5. La valeur résultative du passé composé Le schéma de développement de BPP prévoit que les grammèmes antérieurs construits à l’aide des verbes être et avoir ont d’abord une valeur résultative avant de devenir des antérieurs. Cette valeur me semble manifeste dans les exemples suivants de Cicéron et de Robert de Clari déjà cités au § 3 : (15)
Inclusum in Curia senatum habuerunt (Cicéron) Ils maintinrent le sénat enfermé dans la Curie
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Carl Vetters Ichele porte n’estoit onques ouverte devant là que li emperes revenoit de bataille et que il avoit tere conquise (Robert de Clari, ex. cité par Brunot & Bruneau 1969 : 310) Cette porte n’était jamais ouverte sauf quand l’empereur revenait de guerre et qu’il avait conquis de la terre.
On pourrait penser que cette valeur s’est perdue lors de l’évolution ultérieure du grammème. Cela semble en effet être le cas pour avoir + participe passé. D’ailleurs, les études consacrées aux temps verbaux en français ne font d’ordinaire pas la distinction entre résultatif et antérieur faite par BPP (1994 : 63-65) (cf. le § 1.2 ci-dessus), mais rangent souvent les deux dans une seule catégorie, appelée parfait, accompli, antérieur ou résultatif. Une exception importante à cette pratique est Creissels (2000). Bien que sa catégorie du résultatif semble plus large que celle de BPP, son analyse permet d’affirmer que, contrairement à avoir, la construction être + participe passé a gardé plusieurs emplois résultatifs dont au moins les suivants correspondent à la définition de la résultativité de BPP (exemples empruntés à Creissels 2000 : 136-137): (i) être + PP comme résultatif de verbes qui n’existent qu’à la forme pronominale : (26) a. Il s’est évanoui il y a deux heures (…mais entre temps il a repris connais sance) b. Il est évanoui depuis deux heures (…* mais entre temps il a repris connais sance) c. Il s’est toujours évanoui Il s’est encore évanoui (à l’accompli, toujours chaque fois que les conditions étaient réunies; encore une fois de plus) d. Il est toujours évanoui Il est encore évanoui (au résultatif, toujours et encore peuvent également se paraphraser par rester : Il reste évanoui)
(ii) être + PP comme résultatif d’un verbe intransitif qui se conjugue avec avoir : (27) a. La viande a pourri il y a longtemps. b. La viande est pourrie depuis longtemps.
Creissels y ajoute que certains verbes qui se conjuguent au passé composé présentent des formes homonymes entre le « passé composé » (valeur que j’ai appelée antérieur en suivant BPP) et le résultatif, ce qu’il illustre à l’aide du cas de partir :
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(28) a. Il est parti il y a trois jours (… et il est rentré ce matin) (passé composé : le complément de temps date un événement antérieur) b. Il est parti depuis trois jours (*…et il est rentré ce matin) (résultatif : le complément de temps indique le début d’un état actuellement en vigueur) c. Il est encore parti (deux interprétations possibles : passé composé : il est parti à nouveau, il est parti une fois de plus résultatif : il reste absent, il n’est pas encore revenu)
Les données présentées dans (26), (27) et (28) me semblent suffire largement pour avancer qu’au moins le grammème du passé composé construit avec l’auxiliaire être a maintenu sa valeur ancienne de résultatif. A ma connaissance, avoir + participe passé n’a pas gardé cette valeur. 6. Le passé composé a-t-il une valeur inférentielle ? Le schéma de développement de BPP (1994 : 105) présenté au § 1.2 prévoit que les formes résultatives peuvent évoluer vers une valeur médiative ou évidentielle (‘indirect evidence’). L’hypothèse selon laquelle le passé composé français a une valeur inférentielle a été défendue par Guentcheva (1994), selon qui les passés composés des énoncés suivants expriment cette valeur : (29)
(30)
Regarde les yeux rouges du concierge ! Il a pleuré ! Non, il a dû boire. Tiens, la valise de François n’est plus dans sa chambre ! Il est parti ! Non, il a dû la déplacer.
Il me semble cependant que cette analyse fait l’erreur classique de confondre le sens qui est apporté par une forme et celui qui est apporté par son contexte. Dans (29) et (30), c’est le contexte dans lequel le passé composé est employé qui permet de comprendre que il a pleuré et il est parti sont des inférences de la part du locuteur. Cette information n’est pas apportée par le passé composé lui-même, qui y a sa valeur « normale » d’antérieur du présent. Il suffit de changer le contexte et la valeur inférentielle disparaîtra, malgré la présence du passé composé :
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(30’)
Carl Vetters Regarde les yeux rouges du concierge ! Il a pleuré ! Tu penses ? J’en suis sûr, je l’ai vu pleurer tout à l’heure. Tiens, la valise de François n’est plus dans sa chambre ! Il est parti ! Il m’avait demandé de lui appeler un taxi. Il a pris le TGV de 16 heures 22.
En d’autres termes, le passé composé s’utilise dans des contextes inférentiels, mais n’est pas lui-même un marqueur d’inférence. 7. Conclusions Le but de cet article était d’appliquer au français l’approche diachronique présentée dans BPP (1994), et ceci pour les temps qui se situent sur le schéma antérieur Æ passé (perfectif), en l’occurrence, le passé simple, le passé composé et la périphrase verbale venir de + infinitif. Voici les conclusions de cette étude. 1. Le passé simple est le grammème français le plus ancien qui relève de ce schéma. En latin, il avait encore sa valeur d’antérieur, valeur qui était devenue résiduelle en ancien français, mais qui permet d’expliquer les emplois relationnels et descriptifs que ce temps avait encore à cette époque. A partir du français classique, il disparaîtra de la langue parlée et perdra de plus en plus de terrain. Actuellement, c’est une forme arrivée « en fin de parcours » 2. Le passé composé est né en bas latin comme forme résultative et ensuite antérieure. Dès l’ancien français, il s’utilise pragmatiquement comme temps du passé dans des énoncés exprimant la succession temporelle. Mais pour la combinaison avec des compléments de temps passé, il faudra attendre plus longtemps. Dès le moyen français, il peut localiser un événement passé dans un intervalle de temps qui commence dans la passé et qui s’étend jusqu’au présent. La combinaison avec un complément de temps passé, référant à un intervalle clos qui n’inclut pas l’énonciation commencera à se développer à partir du XVIIe siècle et deviendra très courante à partir du XVIIIe siècle. C’est la naissance du passé composé « narratif » moderne. Malgré cette valeur narrative « moderne », le passé composé n’a pas entièrement perdu sa valeur résultative d’origine. Au moins la construction être + participe passé a maintenu des emplois résultatifs, dans le sens strict de BPP. Par contre, le passé composé n’a pas acquis de valeur inférentielle. Les analyses qui lui attribuent cette valeur font la confusion classique entre la valeur d’une forme et celle apportée par le contexte dans laquelle elle est employée.
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3. Venir de + infinitif commence à s’utiliser dès le Moyen Âge. La présence simultanée du passé simple, du passé composé et de venir de + infinitif est conforme à l’hypothèse de la présence simultanée de plusieurs grammèmes d’âges différents sur le même schéma de développement. A l’origine, cette périphrase a une valeur d’antérieur, mais de même que le passé composé, elle a acquis une valeur de passé perfectif. La combinaison avec des compléments de temps passé remonte au moins au XIXe siècle. Références Arnauld, A. ; Lancelot, C. (1660). Grammaire générale et raisonnée, Paris : Republications Paulet. Bonnard, H. ; Régnier, C. (19975). Petite grammaire de l’ancien français, Paris : Magnard. Brunot, F. ; Bruneau C, (1969). Précis de grammaire historique de la langue française, Paris : Masson. Buffier, C. (1709). Grammaire françoise sur un plan nouveau, nouvelle édition, Paris : Marc Bordelet, 1731. Buridant, C. (2000). Grammaire nouvelle de l’ancien français, Sedes :Paris. Bybee, J. ; Perkins, R. ; Pagliuca, W. (1994). The evolution of grammar. Tense, aspect and modality in the languages of the world, Chicago ; London : The Chicago University Press. Caudal, P. ; Vetters, C. (2007). Passé composé et passé simple : sémantique diachronique et formelle, Cahiers Chronos 16 : 121-151. Chifflet, L. (1659). Essai d’une parfaite Grammaire de la langue françoise, Anvers : Jacques Van Meurs, [réédition : Genève : Slatkine, 1973]. Creissels, D. (2000). L’emploi résultatif de être + participe passé en français, Cahiers Chronos 6 : 133-142. Dahl, O. (1985). Tense and Aspect Systems, Oxford: Blackwell. Dominicy, M. (1983). Time, tense and restriction, in: L. Tasmowski ; D. Willems, (éds), Problems in Syntax, Ghent : Communication and Cognition, Plenum, 325-346. Engel, D. (1998). Combler le vide: le passé simple est-il important dans le système verbal?, Cahiers Chronos 3 : 91-107. Engel, D.; Ritz, M.-E. (2000). The use of the Present Perfect in Australian English, Australian Journal of Linguistics 20.2: 119-140. Flydal, L. (1943). “Aller” et “venir de” comme expressions de rapports temporels, Oslo : Dybwad. Fournier, N. (1998). Grammaire du français classique, Paris : Belin. Fryd, M. (1998). « Present perfect » et datation : une dérive aoristique ?, Cahiers Chronos 2 : 29-50. Gougenheim, G. (1929). Etude sur les périphrases verbales de la langue française, Paris : Nizet, rééd. 1971.
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