Systèmes partiels de communication 9783111557717, 9783111187181


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French Pages 225 [228] Year 1972

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TABLE DES MATIERES
LES COLLABORATEURS DU VOLUME
AVANT-PROPOS
PRÉFACE
I. DEUX CONTEXTES
Les communications de masse dans la société industrielle : le marché des messages
Communication et développement
II. DES SYSTÈMES PARTIELS
La communication politique dans les sociétés industrielles
La communication imprimée
La presse et la communication vraisemblable
Modèles socio-historiques de la communication pédagogique
Eléments pour une approche de la communication audio-visuelle en éducation
La communication audiovisuelle : pour une psychosociologie du spectateur d'images
Le processus de la communication littéraire
La communication et le langage littéraire
L'art selon Artaud
La communication dans les ensembles automatisés et les difficultés de son analyse psychologique
III. UN PROBLÈME
Le problème du système scientifique de la communication
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Systèmes partiels de communication
 9783111557717, 9783111187181

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SYSTÈMES

PARTIELS

DE COMMUNICATION

PUBLICATIONS DE LA MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME DE BORDEAUX

Travaux et recherches de l'Institut de Littérature et de Techniques artistiques de Masse

PARIS - MOUTON - LA HAYE 1972

Sous la direction

ROBERT

ESCARPIT

et

de

CHARLES

BOUAZIS

SYSTÈMES PARTIELS DE COMMUNICATION Recueil de travaux publié avec la collaboration de Olivier Burgelin, François Chazel, Gilbert Dumas, Robert Estivals, Jules Gritti, René La Borderie, Alain Labruffe, Pierre Orecchioni, Anne-Marie Thibault-Laulan, Tzvetan Todorov, Henri Zalamansky Préface de GEORGES T H I B A U L T

PARIS - M O U T O N • LA HAYE 1972

Ouvrage publié avec le concours de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes VI' Section : Sciences Economiques

Diffusion en France par la Librairie Librairie de la Nouvelle Faculté 30, rue des Saints-Pères 75-PARIS T

et Sociales

MALOINE S . A.

Editeur :

Librairie Maloine S.A. 8, rue Dupuytren 75-PARIS 6*

Diffusion en dehors de la France : Mouton & Co. 5, Herderstraat LA HAYE

© 1972 Ecole Pratique des Hautes Etudes and Mouton & Co Library of Congress Catalog Card Number : 70-185183 Printed

in France

TABLE DES MATIERES

Avant-propos, par Robert ESCARPIT Préface, par Georges THIBAULT I

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Des systèmes partiels

François CHAZEL, La communication politique dans les sociétés industrielles Robert ESTIVALS, La communication imprimée Jules G R I T T I , La presse et la communication vraisemblable Gilbert DUMAS, Modèles socio-historiques de la communication pédagogique René LA BORDERIE, Eléments pour une approche de la communication audio-visuelle en éducation Anne-Marie THIBAULT-LAULAN, La communication audiovisuelle : pour une psychosociologie du spectateur d'images Henri ZALAMANSKY, Le processus de la communication littéraire Pierre ORECCHIONI, La communication et le langage littéraire Tzvetan TODOROV, L'art selon Artaud Alain LABRUFFE, La communication dans les ensembles automatisés et les difficultés de son analyse psychologique .. III

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Deux contextes

Olivier BURGELIN, Les communications de masse dans la société industrielle : le marché des messages Robert ESCARPIT, Communication et développement II

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61 75 91

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Un problème

Charles BOUAZIS, Le problème du système scientifique de la communication

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LES COLLABORATEURS DU VOLUME

Robert ESCARPIT, professeur à l'Université de Bordeaux, directeur de l'Institut de Littérature et de Techniques artistiques de Masse. Charles BOUAZIS, attaché de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique. Georges THIBAULT, chargé d'enseignement (sociologie) à l'Université de Bordeaux III. Olivier BURGELIN, chef de travaux à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIe Section (Centre d'Etudes des Communications de Masse). François CHAZEL, chargé d'enseignement (sociologie) à l'Université de Bordeaux II. Robert ESTIVALS, chargé d'enseignement (bibliologie) à l'Université de Bordeaux III. Jules GRITTI, consulteur pontifical, attaché au Centre d'Etudes des Communications de Masse. Gilbert DUMAS, maître assistant (pédagogie) à l'Université de Bordeaux II. René LA BORDERIE, directeur du Centre Régional de Documentation Pédagogique, directeur du programme ICAV. Anne-Marie THIBAULT-LAULAN, maître assistant (filmologie) à l'Université de Bordeaux III. Henri ZALAMANSKY, assistant à l'Université de Bordeaux III (sociologie littéraire). Pierre ORECCHIONI, chargé d'enseignement (littérature comparée) à l'Université de Bordeaux III. Tzvetan TODOROV, attaché de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique. Alain LABRUFFE, assistant à l'Université de Bordeaux II (psychologie).

AVANT-PROPOS

Les circonstances ont fait que les problèmes de la communication sont une des préoccupations essentielles de la recherche et de l'enseignement dans une partie relativement importante des universités bordelaises. Un des points de départ, mais non le seul, est le groupe qui s'est constitué il y a une quinzaine d'années pour explorer le champ de la sociologie des faits littéraires. Cette exploration devait conduire assez rapidement à d'autres recherches sur la sociologie du livre et sur la psychosociologie de la lecture. C'est ainsi que s'est constitué l'Institut de Littérature et de Techniques Artistiques de Masse (ILTAM) dont le nom, dès le début, indiquait qu'il n'entendait pas limiter son activité à la seule littérature, mais qu'il se préoccupait d'étudier également les autres moyens de communication de masse. La presse fut abordée relativement tôt par le biais d'une licence de journalisme. Plus tard, la création d'un Département des Carrières de l'information à l'Institut Universitaire de Technologie, donna du corps à l'entreprise. Elargie en une maîtrise des techniques de l'information et de la communication, la licence de journalisme fut prise en charge par la nouvelle Unité Pluridisciplinaire des Techniques d'Expression et de Communication (UPTEC) qui s'est dotée récemment d'un Centre d'études de presse. La troisième étape fut celle du cinéma et, d'une manière générale, de l'image. Là aussi, le support de la recherche devait être un enseignement de licence et de maîtrise. Parallèlement, des séminaires avancés étaient créés au niveau de la maîtrise et du 3" cycle pour permettre une progression théorique en même temps qu'un développement des activités purement pédagogiques. Des liaisons étaient, dès ce moment, prises avec d'autres disciplines, notamment avec les sciences de l'éducation, et les groupes de travail de plus en plus nombreux se préoccupaient d'élaborer

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Robert

Escarpit

des bases méthodologiques plus rigoureuses, faisant appel, outre la sociologie et la psychologie, à la linguistique et à la sémiotique. Il est apparu alors qu'un certain nombre de bilans et de confrontations devenaient nécessaires. En ce qui concerne la sociologie de la littérature, un premier bilan fut fait en 1970, dans l'ouvrage collectif Le littéraire et le social. La communication étant le dénominateur commun de toutes les recherches, il a paru utile d'organiser en 1969-1970, une série de séminaires consacrés à l'emploi de cette notion dans un certain nombre de branches des sciences humaines. A côté des chercheurs bordelais, on a fait appel à des invités venant d'autres équipes, et notamment du CECMAS, afin d'ouvrir au maximum l'éventail méthodologique. C'est le résultat écrit de cette confrontation qui est donné dans ce volume dont la seule ambition est de fixer l'image de la recherche en matière de communication à un moment décisif de son évolution méthodologique. Robert

ESCARPIT

PRÉFACE

Les pages qui suivent constituent un inventaire partiel des problèmes de communication de masse tels qu'ils se posaient en 1970. Les efforts tentés et les directions suivies dans les différents travaux présentés dans cet ouvrage sont à bien des égards révélateurs d'un état des recherches en ce domaine. On trouve d'abord, et ce sera une première remarque, une extrême diversité des méthodes, des problèmes, de la problématique utilisée. L'aspect de « carrefour méthodologique » qui caractérise les recherches contemporaines en communication apparaît nettement à l'observateur. Les heurts, les oppositions parfois des chercheurs soulignent l'importance fondamentale des communications tant sur le plan social que pour les individus. En effet, si le fait de la communication fascine depuis longtemps philosophes, sociologues et psychologues, l'explosion de la société par le nombre oblige l'homme politique aussi bien que l'homme de lettres à se confronter à des interlocuteurs multiples, lecteurs, spectateurs, auditeurs. Dans le même temps, les mutations de la technologie offrent à l'humanité des possibilités qui dépassent les rêves les plus fous pour véhiculer l'information, relier entre eux les sujets que séparent les distances. De son côté, la cybernétique, en réalisant des modèles de plus en plus complexes, offre des modèles de communication très précieux, dont le plus connu, celui de l'effet-enretour ou feedback n'est certainement pas le plus important. Bref, venant de disciplines absolument différentes, des chercheurs sont amenés à traiter de problèmes liés à la communication dans un univers sociologique et technique où les communications tendent précisément à occuper une place centrale. Mais chacun se trouve dans une situation assez inhabituelle à bien des égards : il doit traiter de problèmes de communication alors que celle-ci n'est pas nécessairement son premier centre d'intérêt, voire de compétence, et de toutes façons, il ne dispose pas d'un

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Georges

Thibault

corps de connaissances exhaustives à ce sujet. En effet, les problèmes de communication de masse n'ont pas encore été constitués en un ensemble achevé et pleinement inventorié, dans lequel quiconque puisse aisément trouver des repères. Or l'une des ambitions les plus anciennes des penseurs est de fonder la pratique sur un système cohérent et systématisé, aux éléments parfaitement intégrés et articulés. Mais l'idée de communication, en dehors de toute référence précise (sociale, physique par exemple), isolée de tout contexte ne présente-t-elle pas une contradiction ? Est-il possible d'envisager une théorie unitaire, est-ce même souhaitable sur le plan méthodologique ? Ces questions se posent, plus ou moins implicitement, à tous les chercheurs en ce domaine, mais les connaissances acquises et les résultats déjà élaborés ne peuvent faire encore l'objet d'un savoir systématisé. Par contre, on peut aisément constater que sur le plan des faits, un assez grand nombre de problèmes de communication reçoivent des solutions partielles, certes, mais cumulatives ; on peut sans difficulté mesurer l'approfondissement progressif des résultats dans le cadre limité de tel ou tel secteur. Telle est l'image d'ensemble qu'offrent les travaux présentés dans cet ouvrage. Une seule étude porte sur la recherche systématique et abstraite évoquée plus haut, tandis que les autres concernent des branches spécifiques de l'activité humaine. Voilà donc une première acception du terme « partiel » utilisé dans le titre de l'ouvrage. D'un autre côté, l'emploi du mot « système » cherche à exprimer le souci qu'a chaque analyste de rendre cohérentes un certain nombre de propositions, d'éclairer les modalités concrètes de fonctionnement des phénomènes de communication bien plus que d'élaborer un système explicatif d'ensemble. Ainsi l'aspect « partiel » ne caractérise pas seulement le niveau méthodologique atteint, mais aussi et surtout la limitation volontaire de champs d'étude de la réalité, nettement circonscrits et caractérisés. L'ambiguité du terme « systèmes partiels » est fort révélatrice d'un obstacle majeur : l'impossibilité d'une mise en forme achevée des analyses proposées, d'une systématisation des informations présentées. Une deuxième remarque concerne le processus de communication proprement dit. En effet, cette dernière est profondément insérée dans un complexe de phénomènes : l'information « communiquée » est aussi conçue, émise, transmise, reçue ; elle met en jeu un nombre considérable de facteurs. Il n'est pas permis d'en ignorer le véhicule, le canal ; pas davantage on ne peut se dispenser d'une étude des sujets humains engagés dans la com-

Préface

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munication ni de la société qu'ils constituent. Le lecteur retrouvera, tout au long de l'ouvrage, les distinctions désormais classiques de transmission d'information, de « medium », de conditions socio-économiques de production et de diffusion. L'expérience vécue des émetteurs et des destinataires du message n'a pas davantage été négligée. Le chemin parcouru passe de la communication poétique à la communication avec la machine, en abordant aussi les rôles de l'écrivain, de l'image. Les lois du marché des messages, les impératifs pédagogiques sont également envisagés. Toutefois un inventaire exhaustif des modalités de communication aurait excédé les dimensions de l'ouvrage et le propos des auteurs, dont la principale ambition était de présenter un état des recherches en cours dans ce domaine. Une dernière observation a trait à la diversité, parfois la contradiction apparente, des points de vue et des thèses. Ainsi les réactions aux travaux de Marshall Me Luhan. Il est l'apôtre de quelques-uns, tandis que d'autres le récusent énergiquement. S'il n'est pas nouveau, ce débat est loin d'être épuisé. Notre vœu, sur ce point comme sur les précédents, est que cet ouvrage apporte une contribution, plus méthodologique sans doute que substantielle, prouvant ainsi que l'essentiel reste à faire dans l'analyse des communications, même si — ou parce que — elles sont partout. Georges THIBAULT

I DEUX CONTEXTES

OLIVIER

BURGELIN

LES COMMUNICATIONS DE MASSE DANS LA SOCIETE INDUSTRIELLE LE MARCHE DES MESSAGES

Jusqu'à présent, les communications de masse dans les sociétés industrielles de type occidental (les seules dont nous nous occuperons ici), ont été étudiées principalement selon trois perspectives. La première est celle du contenu. On peut choisir de s'intéresser à des types de contenu très divers : les informations, les fictions, les jeux, la publicité, etc. ; on peut, d'autre part, les analyser selon des méthodes très différentes les unes des autres (les plus élaborées étant l'analyse de contenu et l'analyse structurale). Mais, fondamentalement, ce qui est toujours ici en cause, c'est en dernier recours le sens, le signifié de la communication. On a d'autre part abondamment étudié, surtout aux EtatsUnis, ce que Katz et Lazarsfeld appellent les campagnes1 : les tentatives — publicitaires, électorales ou autres — pour exercer, par l'intermédiaire des mass media, une certaine pression sur le public, et plus précisément, pour obtenir à court terme une certaine modification des comportements des lecteurs, auditeurs ou spectateurs. La troisième perspective est celle du medium. Lorsqu'on parle aussi bien de l'infrastructure technique propre à un medium (comme par exemple la télévision) que de la manière de s'en servir pour réaliser, pour « écrire » quelque chose, on se situe dans un certain domaine que l'on pourrait qualifier de technico-scriptural. L'attention du grand public a été attirée sur ce domaine, au cours des dernières années, par les ouvrages de Me Luhan — mais évidemment il avait été étudié bien avant Me Luhan, et plus sérieusement que 1.

E . KATZ

et P.F.

LAZARSFELD,

Personal Influence,

Glencoe, 1960, p. 17 sq.

18

Olivier

Burgelin

par lui, tantôt sous l'angle de la technique, tantôt sous l'angle de l'esthétique, tantôt, plus récemment, selon une approche sémiolinguistique. Nous laisserons ici entièrement de côté la troisième perspective. Au lieu de dire, selon la formule un peu abusive de Me Luhan, « le message, c'est le médium », nous ferons abstraction du médium, et nous nous occuperons exclusivement du message et des acteurs sociaux entre lesquels il circule. Toutefois, notre point de vue ne sera précisément ni celui du contenu, ni celui des « campagnes », mais, comme on le verra, se situera à l'articulation de ces deux perspectives. Le marché des messages Ce qu'on entend généralement par communication de masse, dans notre société occidentale, recoupe d'autre part, à peu près, ce qu'on pourrait appeler le marché oligopolistique des messages. Le terme d'oligopole n'est plus, je pense, mystérieux pour personne. La concurrence oligopolistique (les économistes parlent parfois de concurrence monopolistique) entre un très petit nombre de très grosses entreprises se distingue à la fois de la concurrence traditionnelle entre de nombreuses entreprises, petites ou moyennes, et de la situation de monopole stricto sensu. Il est à noter qu'en France, par exemple, on trouve à la fois des monopoles, des oligopoles et des petites entreprises, par exemple dans le domaine qui nous intéresse : il y a monopole absolu (ou quasi) pour la télévision ; concurrence de type oligopolistique pour l'essentiel du marché des messages, et concurrence de type traditionnel dans certains secteurs, relativement marginaux, de la diffusion des messages (par exemple l'édition de luxe). Quoi qu'il en soit, notre société traite le message comme un bien de consommation, à bien des égards semblable à tous les autres, et le distribue sur un marché. Il importe assez peu que l'objet vendu ne soit pas nécessairement une « unité de message » à proprement parler, mais un ensemble de messages très divers « mis ensemble » aux seules fins de la diffusion, comme un journal quotidien nous en fournit un exemple typique. Au fond, France-Soir ou Le Monde sont des sortes de supermarchés de messages. Mais alors que, lorsque nous nous rendons dans un Prisunic, nous n'achetons que les articles que nous désirons, s'il s'agit de messages imprimés, nous achetons chaque jour tout le supermarché, quitte à ne consommer par la suite qu'une petite partie des messages dont nous avons fait l'acquisition.

Le marché des messages

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Or ce marché oligopolistique des messages présente, à première vue, un certain nombre de phénomènes « aberrants », et aberrants d'abord sur le plan même où un marché se définit, c'est-à-dire sur le plan commercial. Lorsqu'il s'agit d'informations ou de bandes dessinées, France-Soir, comme n'importe quel oligopole mass-médiatique, rémunère des journalistes ou des dessinateurs, en échange de leur travail ou du produit de leur travail. Lorsqu'il s'agit de publicité, l'oligopole, au contraire, reçoit de l'argent des annonceurs : au lieu de payer pour avoir des messages, l'oligopole est payé pour les diffuser. De ce fait, d'ailleurs, les mass média peuvent envisager, dans certaines limites, de diffuser gratuitement leurs messages, comme le font en France les chaînes de radio dites périphériques (nous ne parlons pas ici des média dépendant administrativement de l'Etat, car avec eux nous sortons du domaine du marché, au sens où nous l'entendons). Il y a donc ici une singularité dont il faut s'étonner : imaginonsnous dans la situation d'un astronome qui découvrirait un système planétaire dans lequel les planètes graviteraient autour d'un équivalent de notre soleil tantôt dans un sens et tantôt dans un autre. Qu'est-ce donc que cet étrange marché où le flux monétaire paraît s'écouler tantôt dans un sens et tantôt dans l'autre, et ce pour des transactions à certains égards analogues, puisque les unes et les autres comportent l'échange de messages contre de la monnaie ? Ajoutons à cela que, dans certains cas, il n'y a pas de transactions monétaires directement liées à la publication d'un message. Ainsi, lorsqu'un journal publie une déclaration officielle ou le communiqué d'un syndicat ou d'un groupe de pression quelconque, il le fait normalement sans rémunérer le gouvernement, le syndicat ou le groupement d'où émane le communiqué, mais également sans être rémunéré par lui. A quoi sont dues de telles dissymétries ? En fait, il est clair que lorsque les deux seuls acteurs intéressés par la communication de masse sont l'oligopole et le « public » (mettons, par exemple, le journal et ses lecteurs), le sens du flux monétaire est toujours le même : l'oligopole journalistique reçoit de l'argent de ses lecteurs, d'une part ; il paie les auteurs des messages qu'il diffuse, d'autre part. Il n'y a perturbation de ce circuit très simple que lorsque apparaissent de nouveaux acteurs qui ont sur la communication de masse des vues bien précises : annonceurs publicitaires, gouvernement, syndicats, groupes de pression ou autres. Insistons sur le fait que ces acteurs se différencient nettement, d'une part de l'offre oligopolistique, d'autre part de la demande massive du public. Quant à leurs vues, elles sont suffisamment connues : ils veulent, à des titres divers, utiliser le marché des messages pour

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Olivier

Burgelin

tenter de modifier, dans un sens qui leur soit favorable, les comportements des consommateurs de ces messages (les comportements ou les opinions, mais ce sont en fait les comportements qui sont visés, même si c'est à travers des opinions qu'on espère les atteindre : une entreprise peut chercher à améliorer son « image de marque », mais ce qui l'intéresse véritablement, c'est de vendre plus). Il y aurait donc, à quelque degré, deux types de messages : les uns qui manifestent une stratégie bien précise, menée par des acteurs « étrangers » au marché des messages (entendons par là qu'ils ne s'identifient ni à l'offre ni à la demande sur ce marché), les autres qui ne relèvent pas d'une telle stratégie, et qui font l'objet de ces échanges que nous caractérisons comme formant le « marché des messages ». Nous ne proposons pas ici de critères pour distinguer les messages qui s'intègrent dans une telle stratégie et les autres. A un niveau plus approfondi d'analyse, il faudrait examiner le problème de ces critères. Au niveau encore préliminaire où se situe la présente analyse, nous pouvons faire comme si la stratégie était normalement toujours manifeste. Qu'elle le soit fréquemment, il nous suffit d'ouvrir notre journal ou d'allumer notre poste de radio pour le constater. Pour aujourd'hui, bornons-nous à cette constatation. Nous appellerons donc impressifs les messages qui comportent l'expression d'une stratégie manifeste, et non impressifs les autres. Nous classerons un message publicitaire parmi les messages impressifs, parce qu'il nous dit manifestement (sinon toujours explicitement) « achetez tel produit ». Nous classerons une bande dessinée non publicitaire (comme Juliette de mon cœur ou Mandrake le Magicien) parmi les messages non impressifs. Notons toutefois que pour être plus rigoureux il faudrait considérer la distinction comme analytique : on peut considérer la publicité par exemple comme un « art » ou comme une « littérature », en faisant partiellement abstraction du fait qu'elle cherche à modifier des comportements. On pourrait également ne s'intéresser qu'aux éléments factuels ou informatifs qu'elle comporte. En d'autres termes encore, le message impressif ne se réduit pas à ce qu'il y a d'impressif en lui. C'est d'ailleurs ce qui fait que le contenu des communications de masse peut garder au moins une apparence d'unité. C'est essentiellement au marché des messages que nous allons nous intéresser maintenant. Autrement dit, nous allons provisoirement laisser de côté tout ce qui concerne les messages impressifs et qui, nous l'avons vu, introduit un élément d'aberration par rapport à ce marché.

Le marché des messages

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On peut, à première vue, distinguer deux grandes catégories parmi les messages non impressifs (une analyse plus fine en reconnaîtrait sans doute d'autres) : les informations et les fictions ; les messages dont le contenu se donne comme essentiellement factuel, et les messages dont le contenu se donne comme essentiellement expressif. Les informations radiophoniques, par exemple, traitent de questions de fait — ce dont elles parlent, c'est la « réalité », au sens le plus banal et le plus ordinaire du terme (je souhaite en tout cas éviter ici une discussion philosophique sur la notion de réalité, mais seulement désigner une chose extrêmement simple et parfaitement évidente pour tout un chacun). Mais d'autre part, les mass media diffusent de nombreux messages tels que chansons, fictions, jeux, etc., qui ne relèvent ni de la factualité, ni de l'impressivité. On peut classer ces messages dans la catégorie des messages expressifs, messages factuels et messages expressifs formant ensemble la catégorie des messages non impressifs. La stratégie de la demande

Par définition, aucune stratégie ne se manifeste dans le contenu des messages non impressifs. Pourtant ces messages peuvent faire l'objet de stratégies. Il importe que cette distinction soit absolument claire : une leçon de physique n'est pas en elle-même un message impressif. Mais lorsqu'un professeur dit à ses élèves : tous ceux qui ne savent pas leur leçon de physique seront consignés, son message est, sans l'ombre d'un cloute, impressif, puisqu'il comporte l'expression d'une stratégie manifeste, en l'occurrence une menace. La leçon de physique fait donc l'objet d'une stratégie. Rien n'interdit qu'il en aille de même de l'ensemble des messages non impressifs diffusés par les mass media. Toutefois, il ne s'agit pas pour nous de recenser toutes les stratégies qui peuvent, ou qui pourraient, s'exercer sur ces messages, mais de voir si certaines de ces stratégies sont particulièrement pertinentes du point de vue du marché des messages ; autrement dit, si les acteurs qui agissent normalement sur le marché, la demande et l'offre, ont normalement recours à un certain type de stratégie pour parvenir à leurs fins. L'une au moins de ces stratégies est visible au premier regard : c'est celle qui est impliquée par l'acte d'achat. Nous avons vu, en effet, que ce sont typiquement les messages non impressifs qui sont l'objet des relations de vente et d'achat (certains messages impressifs tendent, au contraire, à perturber cette relation). Or, l'acte d'achat implique une certaine stratégie de l'acheteur, stra-

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Olivier

Burgelin

tégie que Parsons nomme « induction » 2 : « donner » de l'argent à quelqu'un c'est manifestement faire pression sur lui pour qu'il agisse de telle ou telle façon et, en particulier, pour qu'il délivre tel bien ou tel service en sa possession. En achetant tel journal, puis, éventuellement, en cessant de l'acheter, le client exerce en fait une certaine stratégie, susceptible, on le sait (pour peu qu'il ne soit pas seul à agir ainsi) de modifier radicalement le contenu de ce journal. Bien entendu, cette stratégie ne peut être commodément mise en œuvre que dans la mesure ou elle rencontre un moyen d'action, un « medium » qui, en l'occurence, n'est autre que la monnaie. L'importance de cette relation d'achat n'a nullement échappé à ceux qui ont étudié les mass media. Des auteurs aussi différents, travaillant dans des perspectives aussi éloignées l'une de l'autre que Jacques Kayser3 et Edgar Morin4, fondent l'un et l'autre leur analyse sur la détermination, au moins partielle, du marché des messages (pour employer ma propre terminologie) par cette relation. Mais la plupart des messages que nous trouvons sur le marché font l'objet de deux relations d'achat. L'oligopole qui les vend au public doit au préalable les faire faire et, normalement, les acheter à des auteurs, réalisateurs, compositeurs, journalistes, etc. Les messages sont donc achetés une première fois par l'oligopole, une seconde fois par le public. Il est à la fois plus commode et plus rigoureux de distinguer ici deux acteurs : d'une part, l'oligopole en tant que vendeur ou diffuseur de messages (celui dont nous avons fait état jusqu'à présent), d'autre part, le producteur, celui qui fait faire des messages et rémunère leurs auteurs. (Dans la pratique, l'oligopole peut être son propre producteur, mais c'est loin d'être toujours le cas.) A chacun de ces acteurs correspond donc un partenaire d'échange différent : à l'oligopole vendeur correspond le « public », l'ensemble des acheteurs individuels (ou, dans une moindre mesure, collectifs) des messages ; au producteur correspond un acteur que nous appellerons en général le réalisateur — en nous inspirant d'Edgar Morin qui donne une grande importance à cette opposition du producteur et du réalisateur dans son essai sur la culture de masse. Bien que la forme des relations du producteur et du réalisateur puisse être assez variable, elles aboutissent, dans la majorité des cas, à faire du réalisateur une sorte d'employé, travaillant pour le producteur moyennant rétribution. C'est donc une 2. T. PARSONS, « On the Concept of Politicai Power », Proceedings of the American Philosophical Society, 107 (3), juin 1963. 3. Mort d'une liberté, Paris, 1955. 4. L'esprit du temps : essai sur la culture de masse, Paris, 1962.

Le marché des

messages

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situation qui s'apparente à celle des travailleurs en général dans notre société, même si certains des réalisateurs de culture de masse bénéficient de rétributions qui n'ont aucun rapport avec celles qui régnent partout ailleurs. Si donc nous étudions l'ensemble du marché des messages en tant que circuit des messages non impressifs, nous y trouvons deux relations stratégiques impliquant la mise en œuvre du medium monétaire : d'une part, celle qui fait intervenir le public client (vous et moi, lorsque nous achetons notre journal) dans la relation avec l'oligopole ; d'autre part, celle qui fait intervenir le producteur (c'est-à-dire, en tout état de cause, un acteur proche de l'oligopole diffuseur) dans sa relation avec l'auteur-réalisateur du message. Ces deux relations définissent donc au total quatre acteurs. Dans chacune des deux relations, un acteur fait monétairement pression sur un autre, le public sur l'oligopole, le producteur sur le réalisateur, pour que celui-ci lui fournisse des messages conformes à ses vœux. La stratégie de l'offre

Jusqu'à présent nous n'avons fait que répéter, d'une manière un peu plus lourde, ce qui a été dit cent fois du marché des messages. En abordant maintenant le problème de la stratégie de l'offre, nous nous lançons sur des territoires moins bien explorés. Tout d'abord, pourquoi parler d'une stratégie de l'offre ? Ne pas en parler, ce serait implicitement admettre qu'il existe une totale dissymétrie entre la demande et l'offre : l'un des partenaires de l'échange serait en mesure d'exercer constamment et de manière systématique une certaine pression sur l'autre, sans qu'il y ait la moindre réciprocité. En d'autres termes, l'activité de l'oligopole serait purement et simplement déterminée par la demande du public, et l'activité du réalisateur serait purement et simplement déterminée par la demande du producteur. Il est vrai qu'on a pu soutenir semblables thèses : le client régnerait en maître absolu sur le marché des messages (comme en général sur tous les marchés), ce qui suffirait, selon certains, à expliquer le « bas niveau » des produits diffusés sur ce ou sur ces marchés. Mais ces réductions unilatérales et ces explications passepartout sont précisément ce dont un sociologue apprend d'abord à se méfier. A une thèse « vraisemblable » de cette nature ne peuton opposer une antithèse tout aussi « vraisemblable », et non moins fréquemment soutenue ? L'oligopole régnerait en maître sur le marché des messages (comme d'ailleurs sur les autres marchés) —

Olivier Burgelin

24

d'où l'on pourrait également déduire, si l'on est d'humeur à cela, d'autres explications, également passe-partout, de la « mauvaise qualité » des produits, due à l'exploitation capitaliste du marché. Il est plus intéressant de chercher de quel type de stratégie l'offre en général peut disposer pour contrebalancer la stratégie de la demande. La stratégie de l'offre ne peut être que très différente de celle de la demande. Si elle était exactement du même ordre, nous serions dans une situation de troc. Mais, d'une façon plus générale, il est clair que l'offre, sur le marché des messages, n'a aucune capacité d'agir directement sur la situation du demandeur ; elle n'a aucune capacité d'agir matériellement, ni même de menacer de le faire, sur le destinataire de la communication de masse ; elle ne peut que « s'adresser à lui », agir sur ses intentions5. Elle peut le faire, et elle le fait effectivement, de deux manières, positive et négative. Elle peut essayer de persuader le destinataire que ce qu'elle a à lui proposer est à quelque égard bien ou bon pour lui ; elle peut essayer de le persuader qu'il serait mal de ne pas consommer ce qu'elle lui propose. Dans le deuxième cas, la consommation des messages sera présentée comme une sorte de devoir dont la sanction, évidente même lorsqu'elle n'est pas explicite, est de l'ordre de la culpabilité. De ces deux stratégies les exemples ne manquent pas. La première est particulièrement visible dans les messages de type publicitaire. Je n'ai pas étudié précisément, dans cette perspective, la publicité concernant les moyens de communication de masse, mais a priori on peut supposer qu'elle obéit aux mêmes ressorts que la publicité dans son ensemble ; il suffit de parcourir les pages publicitaires d'un magazine pour constater que la stratégie publicitaire est le plus souvent du type « Guiness is good for you » : ce que j'ai à vous proposer est bon pour vous. Dans cette perspective, on peut aisément décrire la publicité comme « stratégie du désir ». La seconde stratégie est souvent visible dans des messages qui nous sont livrés en quelque sorte en marge des messages non impressifs, avec eux ou à côté d'eux (un peu comme le message du professeur, que nous prenions tout à l'heure comme exemple, était livré en marge de la leçon de physique) : ainsi nous trouvons très souvent dans les mass media des formulations telles que « ce que tout le monde doit savoir », « tout le monde en parle », « toute la France suit avec angoisse », « deux cents millions de téléspectateurs », etc. Tout le monde doit le savoir, donc, bien entendu, si 5. T . P A R S O N S , op.

cit.

Le marché des

messages

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je ne le sais pas, si je ne veux pas le savoir, je me mets en situation de culpabilité. Ainsi est activée la notion d'une communauté visà-vis de laquelle le destinataire de la communication se sent en état d'engagement — ce qui le rendrait coupable de ne pas agir comme on doit agir lorsqu'on fait partie de cette communauté. La « stratégie du désir » fait place ici à une « stratégie de la culpabilité ». De ces deux stratégies, la positive et la négative, est-ce que l'une est plus particulièrement pertinente dans la perspective qui nous intéresse ? Il nous semble que la stratégie positive, celle que nous voyons mise en œuvre en particulier dans la publicité, répond à un problème un peu différent de celui qui nous intéresse en ce moment. En achetant un bien de consommation quelconque, le consommateur agit sur deux plans essentiellement différents. D'une part, il cherche à se procurer un bien, et pour cela fait pression (monétairement) sur le détenteur de ce bien, dans l'immédiat pour qu'il le lui délivre, à plus long terme, pour qu'il le produise. Mais d'autre part, ce même consommateur répartit les ressources limitées qui sont les siennes entre les demandes concurrentes de tous ceux qui souhaitent disposer d'une partie de ces ressources et en particulier des oligopoles producteurs de biens de consommation. Dans le premier cas, la stratégie typique de l'offre est, fondamentalement : « Il faut consommer ce que je propose, c'est un devoir » ; et l'acteur dont elle émane est le sujet collectif de l'offre. Dans le second, la stratégie typique de l'offre est de dire : « Ce que je te propose est bon pour toi — meilleur en tout cas que ce que te proposent mes concurrents » ; et l'acteur dont elle émane est chacun des concurrents, donc, ici, l'oligopole. Il me semble que dans notre société l'invitation à consommer en général relève typiquement d'une stratégie négative et culpabilisante ; l'invitation à consommer tel produit plutôt que tel autre, bref l'invite publicitaire, relèverait typiquement d'une stratégie du second type. Cette distinction garde un caractère analytique : elle serait parfaitement compatible avec le fait que, dans le concret, les deux relations que nous venons de distinguer, l'invite à consommer et la relation publicitaire, apparaissent parfois comme plus ou moins mêlées. Les relations de l'oiïre et de la demande sur le marché des messages verraient donc se heurter deux stratégies, dont l'enjeu seraient les échanges réellement accomplis sur ce marché. D'une part, la demande ferait pression monétairement sur l'offre en lui disant (en quelque sorte) « donne-moi ce que je désire et je te donnerai mon

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Olivier

Burgelin

argent », tandis que l'offre répondrait « tu aurais tort de ne pas acheter ce que je te propose ». L'échange ne serait donc pas le fait d'une stratégie menée par un seul acteur (en l'occurrence la demande), mais de deux stratégies menées par chacun des deux partenaires de l'échange. Qu'en est-il maintenant de l'autre partie du circuit des messages, le circuit de la production, lieu des échanges entre production et réalisation ? Faut-il admettre que la production est le seul des partenaires de l'échange à exercer une véritable stratégie, autrement dit admettre que la réalisation est complètement entre ses mains ? Ce serait, ici encore, rencontrer une thèse maintes fois énoncée. Combien de fois nous a-t-on décrit la création dans le domaine des mass media comme entièrement soumise à l'argent ? En un sens, bien sûr, il est parfaitement évident que les relations monétaires contrôlent l'ensemble des échanges dans le domaine économique en général, et en particulier dans le domaine du marché des messages. Mais ce « contrôle » monétaire n'implique nullement que celui des partenaires qui est demandeur en matière monétaire (c'est-à-dire l'offre) ne puisse mettre en œuvre une stratégie. Toutefois, il serait très difficile, sinon impossible, de démontrer empiriquement que la stratégie typique de l'offre, de la réalisation, suit tel modèle plutôt que tel autre. L'anticipation des stratégies menées par les autres acteurs joue ici un très grand rôle : une semblable anticipation est à l'œuvre déjà lorsqu'on dit par exemple « ceci plaira au public » (anticipation de l'action du public), ou « vous n'obtiendrez ma participation qu'à partir de tel cachet » (anticipation de l'action du producteur). Je n'hésiterai pourtant pas à faire ici l'hypothèse que la stratégie typique de la réalisation (en tant qu'elle cherche à faire passer des messages) est du même ordre que celle de l'offre par rapport au public, et repose, en dernier recours, sur l'idée de devoir, et sur le sentiment de culpabilité qui en est inséparable. Cette hypothèse peut paraître étrange si on la réfère au réalisateur individuel qui, manifestement, ne peut guère envisager d'autre stratégie que celle qui consiste à négocier son talent, ou sa capacité d'élaborer des messages susceptibles d'intéresser le producteur. Mais l'acteur social qui met en œuvre cette stratégie « culpabilisante » que nous avons en vue, est plutôt le milieu ou la collectivité des réalisateurs, milieu ou collectivité qui, eux, disposent de moyens de pression morale sur la production et entretiennent un certain consensus quant à ce qui devrait être fait en matière de communication de masse. L'argument fondamental est ici que nous avons affaire à un circuit et qu'il est impossible d'ériger un des acteurs en origine

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messages

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absolue d'une démarche typique de ce circuit. Par exemple, il est évidemment impossible de considérer le public comme à l'origine absolue de la monnaie, même si, du point de vue d'un oligopole qui cherche à faire payer ce public, c'est pratiquement le cas. Il est clair qu'il faut que la monnaie circule, et que l'ensemble des acheteurs sur le marché des biens de consommation doit recevoir à un certain moment l'argent qu'il dépense sur ce marché (et typiquement il le reçoit des oligopoles sous forme de salaire). Nous voyons en œuvre une partie de cette circulation monétaire lorsque les oligopoles mass-médiatiques distribuent sous forme de salaire ou de cachets aux réalisateurs, une partie de l'argent qui leur vient par ailleurs. Il en va nécessairement de même en ce qui concerne tout autre type de stratégie que celle dont la monnaie est l'expression. L'offre ne peut pas être la source absolue de la « capacité de culpabiliser » qu'elle diffuse ; elle ne peut être que transitive par rapport à elle, qu'exercer un rôle de relais de diffusion, de redistribution, exactement comme l'action d'un acteur sur le marché ne peut être que de redistribuer la monnaie qui passe entre ses mains. Le présent exposé est très loin, on le voit, de constituer une véritable démonstration. J'ai explicitement admis en effet qu'il restait à démontrer 1° que la stratégie typique de l'oligopole est du type négatif et culpabilisant, 2° que la stratégie typique du réalisateur est du même type. Tant d'hypothèses accompagnées de si peu de démonstrations peuvent sembler étrangement gratuites et irréelles. C'est pourquoi je tiens à rappeler le principe fondamental dont elles s'inspirent : dans notre société (peut-être dans toute société), la diffusion d'un certain nombre de messages, du type de ceux que nous avons appelés ici non impressifs, s'accompagnerait d'une pression destinée à rendre leur assimilation moralement obligatoire, même si elle reste juridiquement ou légalement facultative. Bref, cette assimilation serait un devoir dont, comme tous les devoirs, la sanction serait essentiellement morale et négative. Si nous voulons nous y dérober, si nous refusons de nous intéresser au cinéma et à la télévision, si nous ne voulons pas savoir que Brigitte Bardot et Gunther Sachs se sont séparés, si nous ne voulons pas savoir que Georges Pompidou a remplacé le Général de Gaulle à la Présidence de la République française, nous n'irons pas pour autant en prison, nous ne serons pas même soumis à l'amende, mais nous serons considérés comme n'accomplissant pas notre rôle social normal, nous nous situerons en quelque sorte comme en marge de la société — à moins que nous ne vivions dans un micro-milieu qui partage notre indifférence et qui sera alors lui-même l'objet de cette mise à l'écart. Pour employer un

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Olivier

Burgelin

autre vocabulaire, on pourrait dire qu'il y a ici un certain type de contrainte qui n'est ni la contrainte par l'argent, ni la contrainte par le pouvoir, ni même la contrainte par la « stratégie du désir », mais qui n'en est pas moins, par certains côtés, semblable à elles. Les acteurs typiques de cette contrainte sont normalement ceux qui, sur chaque marché, détiennent l'ensemble de l'offre ; d'une part, l'ensemble des entreprises ou des oligopoles, d'autre part, l'ensemble des auteurs-réalisateurs. Dans le concret, rien ne s'oppose à ce que la chaîne soit plus complexe. Si, par exemple, nous nous référons aux découvertes de la sociologie américaine des mass média, nous voyons apparaître avec l'œuvre de Lazarsfeld un autre acteur de la contrainte : le leader d'opinion. Selon la thèse dite du two-step flow6, un certain type de contrainte (l'influence) ne serait pleinement efficace par le canal des mass média que dans la mesure où celle-ci serait prise en relais par un agent au niveau du petit groupe, du groupe primaire. Il resterait à vérifier dans quelle mesure la thèse du two-step flow, qui a été élaborée à propos de l'influence (relevant elle-même du type de stratégie que j'analysais tout à l'heure à propos de la publicité), est également valable pour cette démarche culpabilisante que nous essayons de décrire en ce moment. A priori, ce serait assez vraisemblable : dès que la sanction est d'ordre purement moral, il est probable que la communication de masse est moins apte à la délivrer que des individus au cours de contacts personnels. D'autre part, si nous nous référons à la psychanalyse, il est bien évident que le personnage qui est en situation d'activer notre culpabilité, c'est le père, ou toutes les figures substitutives du père ; il faudrait déterminer quelles sont les plus efficaces de ces figures substitutives.

Le double échange

On peut aisément imaginer que dans toute société il s'exerce une pression culpabilisante en vue de la diffusion d'un certain nombre de messages, qu'ils relèvent de l'information pure et simple ou de ce qu'on appelle aujourd'hui couramment la « culture ». Mais l'originalité de notre société capitaliste (et des sociétés qui ne sont en fait que ses dépendances ou ramifications) est d'introduire dans le circuit ce qu'on pourrait appeler une médiation monétaire qui donne au système une souplesse et une adaptabilité inégalées jusqu'à pré6. Cf., par exemple, l'exposé qu'en donne E. Katz dans « The Two-step flow of Communication », Public Opinion Quarterly, 21, 1957, p. 61-68. Ce texte est reproduit dans W. Schramm, Mass Communication, Urbana (Illinois), 1960, p. 346-366.

Le marché des messages

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sent. C'est évidemment l'existence de cette médiation monétaire qui permet l'accumulation de capital, elle-même à la base du développement de l'oligopole, c'est-à-dire, du point de vue qui nous intéresse, d'un système social différencié, spécialisé dans la collecte, l'emmagasinement et la diffusion des messages. Mais l'oligopole est, dira-t-on, quelque chose de très « lourd », de très « pesant ». Il ne faut pas s'en tenir à de telles métaphores : en fait, l'oligopole est un système bien plus sensible et dont les possibilités d'adaptation sont à bien des égards beaucoup plus grandes que celles de la petite entreprise. Dans le domaine qui nous intéresse, il peut tout à la fois instaurer un système très ramifié, très affiné, de collecte des messages, et diffuser ces messages d'une manière adaptée jusque dans les détails les plus infimes aux besoins ou aux désirs du consommateur. (Cette adaptation aux désirs ressort à l'évidence des analyses de la culture de masse proposée par Edgar Morin.) Mais on peut décrire en termes plus généraux les fonctions du marché des messages du point de vue de l'individu consommateur. Parsons montre que, tant sur le marché général des biens et services que sur le marché des messages, le médium monétaire permet au consommateur de choisir « librement » le partenaire, l'objet, le coût et le moment de l'échange 7 . Il n'est pas tenu de choisir une source de messages plutôt qu'une autre, un type de message plutôt qu'un autre. La liberté à l'égard du coût ne doit pas s'entendre au sens strictement monétaire, encore que chacun de nous ne dépense en messages que ce qu'il veut bien dépenser. C'est surtout à l'égard du coût « énergétique » de la consommation des messages que nous gardons une grande liberté en ce qui concerne le temps, l'attention, la réceptivité que nous sommes disposés à accorder aux messages. Enfin, il y a liberté à l'égard du moment de l'échange, dans la mesure où les conditions de la diffusion nous permettent de consommer le message à notre heure ; c'est particulièrement évident dans le cas de l'imprimé, mais, bien sûr, il y a quelque chose d'équivalent avec la répétition des bulletins d'information toutes les heures à la radio, ou encore avec le cinéma permanent. Nous avons pris en considération deux types d'échange concernant l'un le marché de la consommation, l'autre ce qu'on pourrait appeler le marché de la production. Puis nous avons examiné les deux types de relation qui sous-tendent chacun de ces échanges : cette contrainte culpabilisante pour laquelle il manque un terme simple (Parsons parle d'activation des engagements, activation 7. T. PARSONS et W. W H I T E « The Mass Media and the Structure of American Society », The Journal of Social Issues, 16 (3), 1960, p. 67-77.

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Olivier

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of commitments, pour désigner la stratégie, d'engagements généralisés, generalized commitments, pour désigner le médium correspondant 8 ), et la monnaie. Si ce que nous avons décrit est bien un circuit, il en résulte qu'en dehors des relations de marché p r o p r e m e n t dites, il doit y avoir des relations très étroites entre un des acteurs du premier échange et u n des acteurs du deuxième échange d'un côté, et entre l'autre acteur du premier échange et l'autre acteur du second de l'autre. Autrement dit, oligopoles et producteurs d'une part, public et réalisateurs d'autre part, seraient deux expressions différentes d'un même acteur ou super-acteur social. La chose est si évidente en ce qui concerne oligopoles et producteurs qu'il est inutile d'y insister ; ils sont à ce point liés que, dans la pratique, il est parfois difficile de les distinguer l'un de l'autre. Mais si notre hypothèse est correcte, les réalisateurs et le public f o r m e n t aussi u n ensemble en face des oligopoles-producteurs, et le système de double échange que nous sommes en train d'analyser s'exerce entre ces deux super-acteurs. Pour bien comprendre la relation entre le réalisateur et le public, on pourrait faire une comparaison avec les institutions politiques. Dans notre système politique, il existe en fait deux modes de représentation. Chacun de nous, par exemple, est électeur, et, à ce titre, vote pour la désignation de diverses instances politiques (conseillers municipaux, députés, Président de la République) qui le représentent, donc d'une manière qu'on pourrait définir (en assimilant le système politique à un marché) comme selon les voies du marché politique. Par ailleurs, en tant que fonctionnaires, ouvriers, petits commerçants, cadres ou chefs d'entreprise, nous sommes représentés (en fait, sinon en droit, et ceci même si nous ne militons dans aucune association) p a r des groupes de pression très divers (syndicats, associations de parents, groupes de défense, etc.). On sait combien ces associations, de la CGT au CNPF, en passant p a r mille autres, jouent u n rôle actif dans la vie politique d'un pays comme le nôtre. De ce fait, les mêmes individus qui sont représentés p a r les instances légales selon les voies du marché politique, sont représentés par les groupes de pression selon des voies extérieures au marché. Et on pourrait f o r t bien décrire la vie politique comme u n système de double échange, d'une p a r t entre les électeurs et les partis politiques, d'autre part entre les groupes de pression et

8. « On the Concept of Politicai Power », op. cit.

Le marché des messages

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les instances de prises de décision ; c'est d'ailleurs ce qu'a fait Parsons pour la société américaine 9 . Pour en venir à l'autre terme de la comparaison, il est clair qu'au sein du marché des messages, l'oligopole représente le public consommateur selon les voies du marché. Mais il existe également une relation directe, fondamentale, entre le public et le réalisateur. Cette relation est extérieure au marché des messages ; concrètement, elle tient à ce que le réalisateur ne pourrait pas créer de messages s'il n'avait pas avec le public d'autres relations que celles qui sont médiatisées par l'oligopole, s'il n'était pas enraciné psychologiquement et, à la limite, biologiquement, dans ce public. Un acteur, un artiste, n'écrivent pas, ne travaillent pas pour une entité abstraite, telle que le million de lecteurs de tel magazine ou les cinq millions d'auditeurs de telle chaîne de radio, mais pour l'idée très concrète qu'ils se font de quelques-uns d'entre eux, pour ce que leur en dit leur conjoint, leurs proches amis, leur entourage immédiat. Le double circuit d'échanges que nous venons de décrire comporte deux niveaux de relations. En d'autres termes, les relations des oligopoles et du public ne se situent pas de plain-pied avec les relations de la production et de la réalisation : les acteurs ne sont pas purement et simplement les mêmes, les « quantités » échangées ne sont pas du même ordre de grandeur, etc. Bref, nos quatre acteurs ne sont pas dans la même situation que quatre joueurs de « furet » qui se passeraient sans cesse un seul et même objet de main en main. Le fait qu'on ne peut recourir à des modèles du même type pour décrire les deux ordres de relation en témoigne. On ne pourrait décrire les relations producteurs-réalisateurs qu'en ayant recours à ce que Lévi-Strauss nomme un modèle mécanique 10, soit un modèle dont les éléments constitutifs sont du même ordre de grandeur que les phénomènes observés : les acteurs sont en général peu nombreux, ils se connaissent bien les uns les autres, ils entretiennent des relations d'ordre personnel, etc. Au contraire, les échanges entre les oligopoles et le public ne peuvent être décrits que selon un modèle statistique, qui présenterait des catégories en nombre beaucoup plus réduit que celui des acteurs ou des relations observables. Les acteurs (tout au moins du côté du public) ne sont dénombrables que statistiquement, ils n'entretiennent les uns avec les autres que des relations purement formalisées, etc. 9. « Voting and the Equilibrium of the American Political System », in E. BURDICK et AJ. BRODBECK, American Voting Behavior, Glencoe, 1959, p. 80-120. 1 0 . C. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, 1 9 5 8 , p. 3 1 1 .

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Olivier Burgeîin

Au-delà du principe de plaisir

Pour l'essentiel, c'est avec des individus que les oligopoles des mass média échangent leurs produits. De ce fait, il n'y a rien d'incongru à faire intervenir ici le principe qui, selon Freud, régit (jusqu'à un certain point) l'ensemble de la vie psychique : le principe de plaisir-réalité. Pour l'essentiel d'ailleurs, ce qu'a montré la littérature consacrée jusqu'à présent à la culture de masse, c'est que la culture de masse obéit au principe de plaisir. Le consommateur recherche normalement la décharge affective immédiate, et sa préférence ira aux messages qui la favorisent, compte tenu de l'ensemble des déterminations qui régissent sa vie psychique. Il pourra toutefois être amené à ajourner sa recherche de la satisfaction en fonction de contraintes imposées par le monde extérieur : ainsi, dans certaines limites tout au moins, il préférera une information exacte à une information agréable, surtout dans les domaines où le monde extérieur impose très fortement ses contraintes (informations financières, bulletin météorologique, etc.). Il est, d'autre part, manifeste qu'il y a un rapport très étroit entre le caractère commercial de la culture de masse et sa soumission au principe de plaisir; notre recherche d'une satisfaction immédiate trouve, avec la monnaie, un moyen privilégié d'aboutir : la monnaie procure très aisément le plaisir. Et pourtant, le principe de plaisir ne suffit pas à décrire le marché des messages : nous y trouvons également quelque chose comme un « au-delà du principe de plaisir », et ce quelque chose est manifestement lié à cette stratégie et à ce médium « négatif » que nous avons vu se profiler en vis-à-vis de la monnaie. Revenons sur les relations de la production et de la réalisation. Nous avons vu qu'elles s'apparentaient en général aux relations des entreprises et des travailleurs dans notre société. Divers auteurs ont insisté sur les conséquences de cette situation, et en particulier sur le profond mécontentement qui animerait une partie de la couche des réalisateurs, profondément ulcérés par les conditions dans lesquelles leur travail est exploité. Morin insiste particulièrement sur le fait que le caractère relativement collectif de la création dans les mass média ne permet pas au réalisateur de se reconnaître dans l'œuvre à l'élaboration de laquelle il a contribué 11 . En bref, c'est un auteur frustré. Edgar Morin va jusqu'à rattacher à ce mécontentement des réalisateurs l'existence d'un « courant noir » au sein de la culture de masse, courant qui 11. L'esprit du temps, op. cit.

Le marché des

messages

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chercherait à dévoiler toutes les réalités désagréables (maladie, mort, perversion, etc.) que la culture de masse tendrait dans l'ensemble à voiler derrière le rideau d'une euphorisante fumée. Il y aurait donc dans la culture de masse une « électrode négative », liée à la profonde insatisfaction d'une partie de ceux qui la font. Or, j'ai fait précédemment l'hypothèse que, fondamentalement, l'ensemble de ceux qui offrent des messages sur le marché des messages tend à recourir à une stratégie négative et culpabilisante. Il est intéressant de constater (sans que cela ait valeur de démonstration, je le reconnais) qu'au nom d'une analyse complètement différente, Edgar Morin est amené à voir du côté de l'offre la source de tout le « négatif », au niveau du contenu des messages eux-mêmes, de la culture de masse. Si l'on va jusqu'au bout de ce rapprochement, il faudrait admettre qu'on trouve au niveau du contenu même des messages non impressifs de la culture de masse la trace des stratégies suivies par les deux partenaires de l'échange. S'il y a dans la culture de masse une « électrode positive », elle serait à relier à cette stratégie « optimiste » et gratifiante, menée par la demande sur une base essentiellement monétaire (tout va bien puisque avec de l'argent on peut tout avoir) ; s'il y a une « électrode négative », ce serait en relation avec la stratégie négative menée par l'offre (le mal est indissolublement ce que ma parole instaure et dénonce, en même temps que l'argument sur lequel elle repose). Il y aurait donc dans la culture de masse l'équivalent structurel de la « pulsion de mort », et l'instauration en serait étroitement liée à la présence sur le marché des messages d'un certain type d'acteurs menant un certain type de stratégie. Mais ne sommes-nous pas en train d'établir de fragiles analogies entre la conceptualisation freudienne et les descriptions de la culture de masse ? Nous ne le croyons pas, pas plus que nous ne pensons que c'est par hasard que Freud fait intervenir le point de vue qu'il appelle « économique » dans la définition même du principe de plaisir. Notre hypothèse est que le dualisme qui se révèle à différents niveaux d'analyse ou de description manifeste une homologie fondamentale entre ces niveaux. Les messages impressifs Que devient cette analyse du marché des messages si l'on cherche à tenir compte — ce que nous n'avons pas fait jusqu'à présent — de l'existence des messages impressifs ? Elle ne peut être

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Olivier

Burgelin

que très profondément modifiée, puisque ce sont précisément les « aberrations » du marché qui nous ont amenés à distinguer messages impressifs et messages non impressifs. Toutefois, nous avons vu que certains messages impressifs impliquent une inversion du flux monétaire, d'autres pas : il semble donc qu'il faille introduire ici une typologie des messages impressifs, chaque type correspondant à un certain jeu de stratégies et de contre-stratégies. A première vue, il semble qu'on puisse distinguer trois grandes catégories de messages impressifs dans les mass media : 1. Des messages émanant d'autorités légales et ayant valeur obligatoire : « A partir du 14 novembre, la rue de Vaugirard sera mise en sens unique ». La contre-stratégie est ici manifeste et présente également dans les mass media, sous la forme de communiqués émanant des groupes de pression et du compte rendu de leurs activités : « Protestation des commerçants riverains ». 2. Des messages publicitaires. 3. Des messages de nature « morale » ou, plus généralement, « évaluative » ; on sait que les mass media en sont pleins : comment faire ceci ou cela, que faut-il penser de ceci ou cela (du contrôle des naissances, du gouvernement, de la mode mini ou maxi, etc.). Chacune de ces trois catégories de messages paraît se rattacher à l'intervention d'acteurs sociaux différents : par exemple, la première catégorie survient du fait de l'intervention des diverses instances de prise de décision, mais également de tous les groupements intéressés d'une manière primordiale par les décisions politiques. La deuxième catégorie nous conduit inévitablement aux annonceurs publicitaires, donc aux grandes entreprises. La troisième, à tous ceux qui, dans notre société, exercent une sorte de magistère moral ou simplement évaluatif. En face de ces acteurs, nous trouvons toujours un autre acteur, que nous pourrions être tenté d'appeler, comme nous 1' avons fait tout à l'heure en parlant du marché des messages, le « public ». Mais en fait il n'est pas possible d'identifier purement et simplement les partenaires des oligopoles sur le marché des messages (le « public », pour conserver notre terminologie), les partenaires des instances de prise de décision dans le domaine politique (les électeurs), ceux des grandes entreprises qui font de la publicité (approximativement les « clients »), ceux des instances morales ou évaluatives (je renonce pour l'instant à les nommer autrement). Tous ces acteurs ont bien sûr certains points communs ; pourtant ils diffèrent, comme en témoignera n'importe qu'elle description concrète : le public des masse media n'est pas le corps électo-

Le marché des messages

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ral, etc. D'ailleurs, si c'était exactement les mêmes individus que nous retrouvions dans chacune de ces relations (c'est tout de même, en partie, le cas), rien ne nous autoriserait à identifier les acteurs sociaux correspondants. Nous pouvons donc faire l'hypothèse suivante : à partir de ces trois catégories de messages impressifs (et peut-être à partir de nouvelles catégories à définir), il devrait être possible de reconstituer des systèmes sociaux d'une structure analogue à celle que nous venons de décrire sous le nom de marché des messages. Par « structure analogue », nous voulons dire que dans chaque cas il devrait être possible de reconstituer un double circuit d'échange, étant bien entendu que les acteurs, les stratégies, etc., varient avec les messages considérés. L'ensemble de ces systèmes sociaux paraît pouvoir s'identifier avec le système social global des sociétés industrielles de type occidental. Les acteurs considérés paraissent, en effet, être les acteurs les plus caractéristiques de ces sociétés : le gouvernement, les groupes de pression, les entreprises etc. Les échanges considérés semblent par ailleurs recouvrir au moins partiellement ce qu'il est convenu d'appeler la vie économique, la vie politique, etc., de la société industrielle dans son ensemble. L'approche que nous avons choisie tend donc, à partir de la communication de masse, à rejoindre une analyse du système social dans son ensemble : il n'y a là rien de surprenant. En effet, ou bien nous décidons de nous intéresser au contenu des communications de masse dans leur ensemble : en ce cas, notre analyse débouchera sur l'analyse d'un système culturel ; ou bien nous prenons comme objet les relations d'échange, etc., dont les communications de masse sont l'enjeu ou qui s'expriment à travers elles : en ce cas, notre analyse débouchera nécessairement sur l'analyse du système social à l'intérieur duquel les communications de masse fonctionnent. La seule approche des mass media qui ne tende pas à dissoudre la communication de masse dans un système de rapports culturels ou sociaux, c'est, en effet, celle que nous avons éliminée d'emblée : la perspective du medium.

ROBERT

ESCARPIT

COMMUNICATION ET DEVELOPPEMENT

Il n'est pas question ici de faire complètement le tour du problème de la communication et du développement. Je l'aborderai de deux façons, chacune partielle, mais différentes dans leurs perspectives. Mon premier propos sera assez empirique et je m'efforcerai de fournir quelques données dont certaines sont le résultat de recherches récentes. Puis j'essaierai de définir de manière plus théorique quelques-uns des problèmes qui se posent aux pays en voie de développement. D'abord j'aimerais liquider certaines légendes qui tournent autour du nom de Marshall Me Luhan. Il a publié deux ou trois livres à sensation sur les mass media, qui sont d'ailleurs de bons livres, mais auxquels on a prêté beaucoup plus qu'ils n'ont dit. Dans la Galaxie Gutenberg1 Marshall Me Luhan n'a jamais prétendu que les mass media tuaient le livre ou le moyen de communication imprimée : il a voulu faire prendre conscience d'un certain type de civilisation dominé par un certain type de communication. Il a surtout voulu montrer dans quelles conditions s'exerçait cette communication et l'on peut conclure de ce qu'il a écrit, non que la communication imprimée est en voie de disparition, mais plutôt qu'elle a été détournée de son usage. Pour liquider la légende de la concurrence des mass media avec le moyen de communication imprimée ou plus exactement pour bien montrer que le moyen de communication imprimée est un moyen de communication de masse comme les autres, je vous convie à regarder le tableau ci-contre où sont comparés l'accroissement apparent des moyens de communication audio-visuels et celui de la presse. La radio, et plus récemment la télévision, se sont développés dans la plupart des pays depuis la deuxième guerre mondiale. Les pays les plus développés ont eu immédiatement des réseaux 1. M. Me LUHAN, The Gutenberg Galaxie Gutenberg, Paris, 1967).

Galaxy, Toronto, 1962 (éd. française, La

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Robert TABLEAU I .

Escarpiî

— Mass media pour 1 000 habitants 1961-1966 JOURNAUX

RADIO

TÉLÉVISION

VariaVariaVaria1961 1966 tion (%) 1961 1966 tion (%) 1961 1966 tion (%) 23

44

+91

1

2 +100

41 + 2,5

21

36

+71

6

11 + 83

65 —19

110

151

+37

20

35 + 75

132 179

+36

38

59 + 55

Afrique

12

12

Asie

40

Amérique du Sud ,

80

Moyenne mondiale

..,

0

98 104 + 6

URSS

..

181 274 +51

205

330

+61

30

82 +173

Europe

,.

230 245 + 7

218 275

+26

74

146 + 97

Océanie

,.

290 296 + 2

206 212

+ 3

88

173 + 97

Amérique du Nord ..,..

250 242 — 3

730 967

+33

234 277

+ 18

assez importants. La croissance du réseau audio-visuel a donc été extrêmement rapide pendant cette période, alors que le réseau imprimé, déjà très ancien, avait atteint une sorte de régime de croisière. La télévision, entre 1961 et 1966, progresse d'une manière particulièrement spectaculaire dans les régions où elle est apparue soit pendant la période considérée, soit dans les années qui l'ont immédiatement précédée. Par contre en Amérique du Nord, par exemple, où elle était déjà ancienne, elle ne progresse que de 18 %. L'expérience prouve que la saturation du réseau audio-visuel est atteinte plus ou moins rapidement selon les ressources du pays, mais qu'alors la progression s'amortit et prend à son tour un régime de croisière. Il y avait aux Etats-Unis, en 1968, 1,7 poste de radio pour chaque habitant. Il est évidemment difficile d'envisager dans ces conditions un taux de croissance comparable à celui de l'Afrique où tout était à faire. Cela dit, si effectivement la radio s'est développée de 36 % et la télévision de 55 % entre 1961 et 1966 dans le monde, la lecture du journal (calculée d'après le nombre d'exemplaires pour 1 000 habitants et par jour) a augmenté de 6 % dans le même temps, augmentation tout à fait remarquable et supérieure aux augmentations moyennes de la première moitié du siècle. On peut d'ailleurs constater que les pays ou les régions où le journal se développe

Communication

et

développement

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le plus ne sont pas ceux où la radio et la télévision se développent le moins. En URSS, par exemple, le journal croît de 51 % et la télévision de 173 °/o. Il est vrai que dans certaines régions la progression du journal est faible et que parfois même il recule, en particulier en Amérique du Sud et à un moindre degré en Amérique du Nord. Mais la raison en est que le réseau de la presse était surchargé, survolté par un afflux d'informations qu'il ne pouvait plus débiter. L'arrivée du moyen de communication audio-visuel l'a soulagé et il a marqué provisoirement un léger recul. Ajoutons, pour compléter le tableau, qu'entre 1950 et 1970 la production mondiale de livres a doublé pour les titres et triplé pour les exemplaires. Le taux annuel de croissance semble se situer à environ 4 % pour les titres et 6 % pour les exemplaires. Nous ferons donc une première remarque : à l'échelle mondiale il n'est pas du tout évident que les moyens audio-visuels soient en train d'éliminer ou d'étouffer les moyens imprimés. On peut même très grossièrement comparer l'importance des deux réseaux. Un titre de journal ou de livre peut être assimilé à un émetteur, un exemplaire de journal ou de livre peut être assimilé à un récepteur. Or, en 1966 il y avait dans le monde quelque 28 000 émetteurs de radio et de télévision et quelque 800 millions de postes récepteurs. La même année il paraissait dans le monde en moyenne chaque jour 16 000 titres de journaux, périodiques et livres correspondant à un tirage de 500 millions d'exemplaires. Il faut tenir compte du fait que beaucoup d'émetteurs de radio et de télévision fonctionnent en chaîne. D'autre part le taux d'utilisation multiple ou de réutilisation est beaucoup plus élevé pour le document imprimé que pour le document capté sur un poste récepteur. On peut donc dire que les deux réseaux étaient d'importance comparable. Même si depuis 1966 le réseau radio-télévision a progressé plus vite que le réseau imprimé, on peut penser qu'un certain équilibre tend à s'établir entre eux. Nous sommes loin en tout cas de l'écrasement que l'on se plaît trop souvent à signaler. Revenons aux chiffres du tableau I. Ce qu'ils permettent de lire surtout, c'est l'extrême inégalité de répartition des deux réseaux. On constatera par exemple que l'Afrique se trouvait en 1966 à 11,5 % de la moyenne mondiale pour les journaux, à 24,5 °/o pour la radio et à 3,5 % pour la télévision. Depuis 1961 ces proportions se sont améliorées pour la radio et la télévision, mais détériorées pour les journaux. Si l'on fait le calcul on constatera qu'il en est de même pour l'Asie et pour l'Amérique latine, le recul du journal étant particulièrement fort dans le dernier cas.

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Dans les autres régions au contraire la moyenne mondiale est dépassée de 200 à 300 %. Elle l'est de 400 à 500 % pour la radio et la télévision en Amérique du Nord, c'est-à-dire principalement aux Etats-Unis. On notera en outre qu'il est difficile de déceler, comme dans le premier groupe de régions, des tendances générales d'évolution. Si l'on descendait à l'échelle des pays et non plus des régions, on trouverait la même diversité. Nous voyons déjà que le modèle soviétique semble être différent du modèle américain et que l'un et l'autre sont différents du modèle européen — à supposer d'ailleurs qu'il y ait un seul modèle pour toute l'Europe. J'ajoute qu'il serait gratuit et imprudent de considérer ices diverses situations comme des étapes d'une évolution et d'admettre comme hypothèse, par exemple, que la situation américaine préfigure en quelque sorte la situation européenne dans un certain nombre d'années. Tout ce qu'on peut dire avec quelque certitude, c'est qu'il existe dans le monde une zone de pénurie et une zone d'abondance en matière de moyens de communication et que le comportement des régions constituant la zone de pénurie semble présenter une certaine cohérence. Comme cette zone correspond grosso modo aux pays en voie de développement, on peut se demander s'il n'est pas possible de mettre en lumière un modèle du sous-développement en matière de communication. C'est à une recherche de ce genre que tendent, de manière très approximative et hésitante encore, les quelques données que je voudrais vous présenter maintenant. Elles sont illustrées par cinq diagrammes concernant la situation du réseau radio et du réseau journal dans trente pays en 1963, date à laquelle il y avait dans le monde 97 exemplaires de journaux quotidiens pour 1 000 habitants pour 141 récepteurs de radio. Les trente pays sont : la République Fédérale Allemande, l'Argentine, l'Australie, la Belgique, le Brésil, le Canada, l'Espagne, la France, la Grèce, l'Inde, l'Iran, l'Italie, le Japon, la Libye, le Mexique, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, le Pakistan, les Pays-Bas, les Philippines, la Pologne, la République Arabe Unie, le Royaume Uni, la Suède, la Suisse, la Turquie, l'Union Sud-Africaine, l'URSS, le Vénézuéla et la Yougoslavie. Le choix est assez vaste, mais l'échantillon n'est pas très rigoureux, car je n'ai pu calculer les corrélations que pour les pays dont j'avais toutes les données. En outre j'ai sciemment disjoint le cas des Etats-Unis dont les chiffres sont d'une autre échelle et auraient apporté des distorsions considérables. Dans le diagramme 1 on a mis en abcisse le nombre de récepteurs de radio par 1 000 habitants et en ordonnée le produit national brut (en dollars) par habitant. Le produit national brut est

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une donnée assez contestée et qui manque de rigueur. Toutefois elle donne une idée suffisante du développement économique de chaque pays pour permettre de dégager au moins des tendances. En mettant en raport ces deux données on obtient un nuage de points assez dense avec des droites de régression très rapprochées et un très fort coefficient de corrélation de 0,89. La densité de la communication par la radio varie donc en fonction du produit national brut. Cela signifie que plus un pays est riche, plus il y a de postes de radio à la disposition de sa population. La corrélation est plus difficile à établir pour la télévision à cause de la variété des situations (régime de croissance ou régime de croisière), mais j'ai procédé à quelques vérifications et il apparaît certain que le nombre d'antennes qui hérissent les toits d'un pays est directement fonction de l'argent disponible dans ce pays, cela quel qu'en soit le niveau de développement. Dans le diagramme 2 la même épreuve a été tentée pour le nombre d'exemplaires de journaux quotidiens par 1 000 habitants. On constate que les droites de régression sont plus écartées et que le coefficient de corrélation n'est plus que de 0,75. Il y a encore une corrélation, mais elle n'est pas aussi étroite que pour la radio. D'autre part le nuage est clairement divisé en deux groupes, ce qui laisse supposer l'intervention d'un autre facteur que le facteur économique. Etant donné qu'il s'agit de lecture, on peut supposer qu'il s'agit d'un facteur culturel. Dans le diagramme 3 on a substitué au produit national brut le taux d'alphabétisation en ordonnée, le nombre d'exemplaires de journaux pour 1 000 habitants restant en abcisse. On s'aperçoit alors qu'il y a deux nuages de points. Dans le premier, jusqu'à 85 % d'alphabétisation et 150 exemplaires de journaux pour 1 000 habitants, la corrélation est très étroite : 0,89. Au-dessus de ce seuil elle disparaît entièrement. Il semble donc que nous soyons en présence d'un seuil correspondant à une alphabétisation à 85 %. Ce résultat ne m'a pas spécialement surpris car d'autres recherches m'indiquaient ce niveau d'alphabétisation comme celui à partir duquel la population lisante est suffisamment développée dans un pays pour que la lecture puisse s'y développer d'une manière normale. Restait une dernière épreuve : la mise en rapport de la radio et du journal. Nous savons maintenant que la radio dépend d'un facteur économique, alors que le journal dépend aussi d'un facteur culturel. Comment se comportent-ils l'un par rapport à l'autre ?

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Diagramme 4 -

développement journaux quotidiens

45 par postes de radio en 1963

Dans le diagramme 4 on a porté le journal en abcisse et la radio en ordonnée. On retrouve là les deux nuages de points. Le premier, au-dessous de 150 exemplaires quotidiens pour 1000 habitants (ce qui correspond à une alphabétisation de 85 %), présente une très forte corrélation de 0,81. Au-dessus du seuil l'autre nuage présente une corrélation faible de 0,24. En outre on peut constater que le deuxième nuage est très nettement décalé vers la droite, c'est-à-dire en faveur du journal. Que peut-on tirer de ces quelques données ? Peut-être un critère du sous-développement en matière de communication. Dans son livre Mass Media and National Development2 Wilbur Schramm rappelait les objectifs immédiats que l'Unesco fixait en 1964 pour un développement minimum des réseaux de communication : pour 1000 habitants 100 exemplaires de journaux quotidiens, 50 récepteurs de radiodiffusion et 20 récepteurs de télévision. Il estimait que l'Afrique n'atteindrait ces objectifs qu'en 1968 pour la radio et en 2035 pour les journaux et que l'Asie ne les atteindrait qu'en 1970 pour la radiodiffusion et en 1992 pour les jour2. W. SCHRAMM, Mass Media and National Development, Stanford, Cal., 1964 (éd. française, L'information et le développement national, Paris, 1966).

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naux, si du moins la croissance des divers réseaux restait constante. Ces prévisions semblent confirmées à court terme, mais il n'est pas certain qu'elles le soient à long terme. On peut donc peut-être compléter les objectifs immédiats par des objectifs plus lointains qui seraient ceux du niveau de développement minimal. Les chiffres en seraient les suivants : Produit national brut par habitant 800 dollars Taux d'alphabétisation 85 % Exemplaires de journaux pour 1 000 habitants 150 Postes de radio pour 1 000 habitants 250 Postes de télévision pour 1000 habitants 60 (?) Ce sont là bien entendu des résultats bruts et qu'il faudra sans doute réviser. Je les ai vérifiés sur plusieurs échantillons, de plusieurs façons, sur plusieurs années. Ils semblent valables pour la situation telle qu'on peut la percevoir dans les années 1965-1970. Un point mérite un commentaire particulier. On retiendra de ce qui précède, que le pays en voie de dévelopement avantage son réseau audio-visuel alors que le pays développé avantage plutôt son réseau imprimé. On peut expliquer ce phénomène de deux façons : 1. Lorsqu'on injecte un dollar dans l'économie, il peut se traduire immédiatement en transistors et téléviseurs, mais il ne se traduit qu'avec un décalage de plusieurs années en alphabétisation, en scolarisation, donc en lecture et possibilité de lecture. A partir d'une même progression économique le réseau imprimé prend donc un certain retard sur le réseau audio-visuel. 2. Dans les pays développés le réseau imprimé existait avant le réseau audio-visuel. Il possède une pesanteur sociologique qui lui permet de résister à l'invasion de l'audio-visuel. Il a ses institutions, ses investissements, ses intérêts acquis qui sont autant de facteurs de résistance. Au contraire dans les pays qui n'avaient pas de réseau imprimé, le réseau audio-visuel se développe facilement sans rencontrer de résistance. Avant de passer à des observations plus théoriques, il me reste à faire une remarque rapide sur un problème extrêmement complexe, celui du livre. Jusqu'à présent, quand j'ai parlé du réseau de communication imprimée, je n'ai parlé que du journal dont la diffusion est impressionnante, mais mesurable. Si l'on calcule par exemple le nombre de mots mis quotidiennement en circulation dans le monde par la presse, on obtient des chiffres vertigineux de l'ordre du trillion. Or, si l'on compare la surface de lecture offerte par le journal à la surface de lecture offerte par le livre, on s'aperçoit qu'en masse

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verbale le réseau du livre est au moins aussi important que le réseau du journal. Malheureusement il est beaucoup plus difficile d'en faire des évaluations utilisables. La plupart des statistiques actuelles sur le livre reposent sur le nombre des titres produits. L'Unesco depuis 1964 essaie de généraliser un système statistique plus rigoureux tenant compte aussi du nombre d'exemplaires, mais il n'est encore appliqué (et souvent de manière approximative) que par un petit nombre de pays. Par recherche du prestige, par manque de critères, les chiffres sont souvent de la plus haute fantaisie. Ils n'ont de sens que considérés dans leur ensemble, sur un grand nombre d'années, pour un grand nombre de pays. Cependant, et en particulier chez les petits producteurs, la statistique par titre (qui ne renseigne pas sur la lecture) peut fournir une indication intéressante sur la production intellectuelle. C'est une donnée difficile à manier. Beaucoup de gens pensent que l'évaluation du nombre de titres produits dans un pays par million d'habitants est un calcul barbare et sans signification. J'ai trouvé pour ma part qu'il pouvait donner des indications intéressantes. Dans le diagramme 5 j'ai mis cette donnée en rapport avec le nombre d'exemplaires de journaux pour 1 000 habitants pour 20 pays en voie de développement en 1965 : l'Algérie, le Ghana, le Kenya, Madagascar, la Sierra Leone, l'Afrique du Sud, la Rhodésie, la Tunisie, l'Ouganda, la Zambie, l'Argentine, le Mexique, le Chili, la Colombie, l'Afghanistan, l'Inde, la République de Corée, le Liban, le Pakistan et la République du VietNam. Malgré la disparité des deux types de données, on obtient un nuage de points très dense et une corrélation exceptionnellement élevée de 0,91. Il apparaît donc que, pour les pays considérés tout au moins, il y a un rapport étroit entre la production intellectuelle et le réseau de communication imprimée mesuré par le journal. On peut même avancer l'idée d'un seuil de production de livres qui se situerait aux abords de 150 titres par million d'habitants. Mais il serait très imprudent d'aller plus loin. Ceci n'est qu'un exemple et il n'a même pas valeur de modèle. Il faudrait sans doute distinguer trois ou même quatre types de pays où la corrélation serait différente, car elle est influencée par un certain nombre de facteurs variables et complexes. Le plus important est sans doute la dimension du groupe linguistique et le caractère international ou non de la langue véhiculaire utilisée dans l'édition. C'est un terrain mouvant sur lequel il sera nécessaire pendant longtemps encore de se déplacer avec une extrême cir-

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48 Diagramme 5 -

production de livres et consommation de journaux dans 2 0 pays en voie de développement en 1965

conspection. C'est pourquoi je vous convie maintenant à envisager quelques aspects non plus expérimentaux, mais théoriques de la question. Le langage courant assimile la communication de masse à la communication par des moyens mécaniques, soit audio-visuels, soit écrits. Cette vue des choses est infiniment trop rudimentaire pour permettre d'appréhender la réalité du phénomène. La notion de masse elle-même est assez imprécise et ne peut en tout cas se définir par aucun critère numérique. Dans toute société la

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relation de masse se perçoit par opposition à la relation élitaire qui limite les échanges à un ou plusieurs groupes fermés : caste, classe sociale, groupe ethnique ou religieux, niveau d'éducation, etc. Le plus souvent les groupes se recoupent en ce sens que le pouvoir économique, le pouvoir politique, le pouvoir culturel, le pouvoir spirituel tendent à se concentrer dans les mêmes mains. Ils n'y parviennent pas toujours, mais, malgré les rivalités, voire les affrontements des élites, elles constituent un ensemble structuré face à la masse. Quelles que soient leurs tailles respectives, le peuple-demos, limité, organisé, institutionalisé, résiste à la pression d'un peuplelaos diffus, sans limites précises, dont une fraction peut éventuellement s'organiser dans la conscience révolutionnaire, mais dont le développement ultime — quels qu'en soient les moyens — ne peut s'accomplir que par une participation à part entière de l'ensemble de la société à l'ensemble des échanges. La communication de masse ne dépend donc pas seulement de la nature ou de la puissance des matériels de communication employés. Le cinéma est en principe un moyen de communication de masse, et pourtant la projection d'un film d'avant-garde dans un ciné-club est le type même de la communication d'élite. Un livre manuscrit semble par nature limité dans sa diffusion, et pourtant la Bible et le Coran ont mis des masses immenses en circuit bien avant l'invention de l'imprimerie. Il ne faut pas non plus confondre la communication de masse avec la communication à sens unique de l'élite vers la masse, de ceux qui savent, possèdent ou peuvent, vers ceux qui reçoivent. L'idée d'un groupe émetteur qui satisfait la demande objectivement constatée d'un groupe récepteur, est tout à fait contraire à la notion même de communication. Communiquer, ce n'est pas simplement émettre et recevoir, c'est participer à tous les niveaux à une infinité d'échanges de tous ordres qui s'entrecroisent et interfèrent les uns avec les autres pour constituer ce « bruit de fond » qui définit une communauté culturelle. Autrement dit, il n'y a pas de communication sans réciprocité, sans que tout récepteur soit aussi émetteur, sans que tout consommateur soit aussi producteur et possède le moyen de réinjecter son produit dans le réseau. Ce feedback existe dans la communication élitaire du fait même de l'organisation institutionnelle du groupe. L'établir est le problème fondamental de la communication de masse. Précisons d'ailleurs que ce problème ne se limite pas à la littérature et aux arts. Il se pose de manière identique en matière d'information, d'éducation, de science, de technologie ou de politique. C'est peut-être une des découvertes les plus importantes du der-

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nier tiers du xx" siècle que d'avoir perçu — parfois dramatiquement — l'exigence de ce feedback, de ce dialogue, de cette participation dans tous les domaines où la communication intervient. Cette prise de conscience devrait conduire à traiter le développement comme un phénomène global non fractionnable. De l'école de village au satellite de télécommunication, du conteur de bazar à l'écran de télévision, du livre à l'ordinateur, c'est un seul réseau de communication qui conditionne pour le meilleur et pour le pire la vie collective des masses. S'il faut faire quelques distinctions entre les moyens employés, c'est moins à leurs caractéristiques technologiques qu'il faut songer, qu'à leur efficacité dans certaines conditions historiques (évidemment variables) d'une part pour atteindre les masses au-delà des frontières sociales, d'autre part pour assurer à ces masses un -feedback, une possibilité de production. Nous considérerons d'abord le problème de la diffusion. Elle peut être obtenue par trois types de méthodes : la diffusion directe, la diffusion par rassemblement et la diffusion par objet codé. La diffusion directe est celle qui exige le moins d'initiative à la réception. Elle ne comporte ni mouvement, ni décodage et s'insère dans la routine de la vie quotidienne. Elle va du conte traditionnel colporté de bouche à oreille jusqu'à des procédés aussi modernes que la radio ou la télévision. Son efficacité est particulièrement grande pour des populations dispersées de type rural. Le conteur itinérant, que l'on trouve encore en Afrique ou en Asie, en est probablement la forme la plus ancienne, la plus moderne étant le téléviseur portatif installé dans un campement isolé. La diffusion par rassemblement a l'avantage d'atteindre d'un coup des groupes plus ou moins importants, mais elle est inséparable d'un type de vie urbain. Dès l'apparition des grandes cités prospères de l'Antiquité, le théâtre en a été et en reste encore de nos jours la forme la plus classique. Le cinéma a tout naturellement pris place à côté du théâtre en abaissant, du fait de sa rentabilité, le seuil de densité exigé pour l'implantation de salles. Mais même à notre époque on peut observer que dans les pays en voie de développement le nombre des salles de cinéma dépend de l'existence de conurbations importantes. Mais en même temps qu'un moyen de communication par rassemblement, le cinéma est aussi un moyen de communication par objet codé. Le message est codé sur le film dont on fait des copies qui sont décodées par le projecteur. En effet l'efficacité de la communication directe et de la communication par rassemblement était limitée dans la mesure où il

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était difficile d'augmenter leur rendement. Il y a des limites à la portée de la voix humaine et à la capacité des théâtres. Ce n'est qu'à une époque toute récente, quand des procédés mécaniques de télécommunication sont intervenus, qu'il leur a été possible de faire un prodigieux bond en avant. En attendant, ni la société artisanale dans le passé, ni la société industrielle plus récemment, ne pouvaient pousser très loin le perfectionnement de ces modes de communication. On a donc, il y a quelque quatre mille ans, inventé la communication par objet codé. Elle consiste à coder la communication dans un objet, à multiplier cet objet, à en diffuser des copies qui sont ensuite décodées par les destinataires sans limite de nombre, de temps ou d'espace. Le codage le plus simple est l'écriture et le décodage correspondant est la lecture. Le moment décisif de ce type de communication est l'invention du livre, admirable machine à communiquer dans laquelle la communication est en sécurité, qui peut être reproduite, multipliée, déplacée, retrouvée et que n'importe quel individu peut décoder pour peu qu'il en possède la clef, c'est-àdire qu'il sache lire. Au cours des siècles l'effort de perfectionnement a porté sur la forme de l'objet — rouleau, cahier, brochure — sur sa matière — papyrus, parchemin, papier — ou sur le procédé de reproduction — copie, imprimerie à main, imprimerie mécanique, offset, etc. Avec le livre à grand tirage et le journal on est arrivé à produire une machine à communiquer qui satisfaisait les besoins de communication de la civilisation industrielle du xix" siècle. Naturellement il y avait une contrepartie. Pour que la machine fonctionne, il fallait enseigner la technique du décodage. Le mouvement d'alphabétisation a accompagné le développement du livre et du journal. Certes il y a eu des aspects idéalistes dans l'aphabétisation des masses européennes au xix" siècle, mais la motivation profonde était utilitaire. La mécanique sociale ne pouvait marcher que s'il y avait un moyen de communication efficace : l'imprimé était le seul dont on disposât et pour qu'il pût marcher, il fallait que les gens lisent. Mais cette alphabétisation et son corollaire, la scolarisation, créaient des besoins nouveaux. Au début du xx" siècle, pratiquement la totalité de la communication de la civilisation industrielle passait par le livre et le journal. Il s'est alors produit un phénomène de saturation. Il était dû à la lourdeur de l'appareil de distribution dans un public dont les dimensions ne cessaient de s'accroître et à la lenteur relative du processus de codage et décodage dans un système où l'économie de temps devenait une nécessité vitale. Complètement saturé à

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la fin du siècle, le réseau de communication imprimée a commencé à se dégrader. C'est vers 1890 qu'on voit apparaître, notamment aux Etats-Unis, ces entreprises de presse gigantesques, trop grosses pour survivre, qui pendant 30 ou 40 ans vont se livrer des batailles de plésiosaures désastreuses pour la qualité du journalisme. Bien qu'à un moindre degré, on observe un phénomène analogue en Europe. Le malaise de l'édition européenne depuis le début du siècle a été dû en grande partie au fait qu'on a demandé au livre de faire un travail qu'il ne pouvait plus assumer dans une civilisation industrielle aussi développée que celle que nous avions déjà il y a une cinquantaine d'années. C'est alors qu'à point nommé, comme était apparue l'imprimerie dans une situation comparable, sont apparus les moyens de diffusion audio-visuels ou plutôt, si l'on veut caractériser leur véritable nature, mécano-sensoriels. Le premier fut le phonographe, appareil de décodage automatique d'un objet codé : rouleau, puis disque, puis plus tard bande magnétique. Le procédé avait l'avantage de compléter plutôt que de relayer le livre dans un domaine où la diffusion par rassemblement paraissait irremplaçable : la musique. Le livre en effet pouvait se substituer au théâtre, mais non au concert. Dans le domaine propre au livre, le disque a permis de faire passer dans la masse une certaine forme de poésie lyrique, mais surtout il a ouvert la communication de masse à l'expression orale qui précisément constituait l'essentiel du trésor culturel des peuples en voie de développement. C'est le disque qui a donné la parole aux cultures afro-américaine et indo-américaine. Le deuxième moyen de communication mécano-sensoriel mis en œuvre fut le cinéma. Lui aussi devait soulager le livre d'un certain nombre de ses tâches tout en poursuivant avec lui une collaboration qui se traduit par les adaptations cinématographiques, les « livres tirés du film » et même des techniques comme le photoroman qu'il serait absurde de mépriser sous prétexte qu'il n'appartient pas encore à la catégorie des lectures « nobles ». D'autre part de même que le disque avait ouvert la communication à l'expression orale, le cinéma l'a ouverte à l'expression gestuelle qui, elle aussi, fait partie du trésor culturel des peuples en voie de développement. Enfin la radio et la télévision ont, surtout après la deuxième guerre mondiale, bouclé le cycle et rétabli la diffusion directe dans sa position ancienne. Elles ont pris en charge une grande partie des responsabilités que le document écrit avait assumées et auxquelles il ne pouvait plus faire face. Cette prise en charge concerne d'abord la constatation immédiate de l'événement, mais

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elle va plus loin. Libéré du souci de suivre au plus près l'actualité, le journal cherche un équilibre avec la radio et la télévision dans le commentaire et l'information rapprochée. Le livre a lié avec elles des relations analogues à celles qu'il avait avec le cinéma, ce qui a conduit, avec certains excès parfois, à une véritable « littérature » audio-visuelle tant d'information que de divertissement. Les conditions même du codage et du décodage par l'écriture et la lecture ont changé depuis que tous les habitants du monde sont, en théorie tout au moins, présents constamment les uns aux autres. On voit donc qu'un pays qui a amorcé son développement au cours des dernières décennies, ne se trouve pas du tout dans la même situation que ceux qui étaient anciennement développés. Il n'a notamment pas besoin, pour faire face aux premières urgences de la communication de masse, de faire le détour du document imprimé. N'étant pas gêné par une situation préexistante, par des intérêts établis, par des structures déjà en place, il peut, à mesure que ses ressources matérielles le lui permettent, avoir recours à des solutions plus « avancées » que des pays qui l'ont précédé de plusieurs siècles dans la voie du développement. L'effet de « présence au monde » que procurent la radio et la télévision, s'exerce sur sa population comme sur la population de n'importe quel autre pays. Le niveau culturel d'un Européen des années 1900 était certainement beaucoup plus élevé que celui d'un villageois africain à notre époque, mais son degré d'information, ses liens avec la réalité contemporaine, sa « présence au monde » étaient certainement beaucoup plus faibles. Le premier connaissait déjà les grands traits de la topographie lunaire dont on lui avait donné une idée à l'école, alors que le second a peutêtre encore une conception animiste de la lune, mais ce dernier, s'il n'a assisté en direct avec la plus grande partie de l'humanité aux premiers pas des cosmonautes, en a du moins été informé dans les heures qui ont suivi l'événement. Le résultat est évidemment que la « suite à donner », le complément d'information exigé, sont beaucoup plus urgents qu'ils ne l'étaient autrefois dans les régions anciennement développées. Unique moyen de diffusion, en effet, le document imprimé, partout présent, posait moins de questions et répondait à beaucoup d'entre elles. Le nombre de questions que posent la radio et la télévision est pratiquement illimité, mais il leur est plus difficile de fournir les éléments de réponse. Le monde développé a adapté, nous l'avons vu, son réseau imprimé à ce nouveau besoin de réponse : presse « de qualité », magazines, livres de masse. Le drame est que les pays en voie de développement, même quand

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leurs ressources économiques s'accroissent, ne peuvent mettre immédiatement en place ce réseau, quand cela ne serait que parce qu'il leur faut d'abord implanter la lecture et vaincre l'analphabétisme. Nous sommes ici en présence du problème du « décalage » déjà mis en lumière par la recherche empirique. Il est d'autant plus difficile à résoudre qu'il n'y a pas de raccourci possible en ce qui concerne le feedback, la réponse que permettent les divers modes de communication employés. Considérés de ce point de vue-là, les moyens de communication de masse se répartissent d'une manière assez différente de celle que suppose leur valeur de diffusion. Il faut ici envisager de nouvelles catégories et distinguer, du point de vue du feedback, au moins trois types de communication : la communication immédiate par la mise en présence effective de l'émetteur et du récepteur, la communication littérale par l'utilisation du processus écriture-lecture et la communication mécanosensorielle où une machine s'interpose entre l'émetteur et le récepteur. Dans le dernier cas le codage et le décodage de l'information sont presque entièrement automatiques et exigent à la réception un minimum d'initiative. La diffusion n'exige aucun retour vers l'émetteur. Il faut donc que le code soit assez simple et assez standardisé pour permettre une réception utilisable dans n'importe quel milieu. D'autre part la cadence de réception, l'ordre des séquences chronologiques, ont été fixés une fois pour toutes, ce qui rend difficile une restructuration du message à l'arrivée et son intégration à un système de pensée autonome. C'est pourquoi lorsqu'on emploie les moyens audio-visuels soit pour des fins d'enseignement, soit pour une communication de type artistique, on ne peut se passer du support écrit, ni de la reprise de la communication en groupe restreint. Cette dernière peut être systématique dans le cas de l'enseignement des langues dans un laboratoire audio-visuel, ou bien spontanée dans le cas des conversations ou discussions qui s'établissent autour du poste récepteur une fois l'émission terminée, mais, qu'il s'agisse des séances de ciné-club ou de ces tables rondes auxquelles les télévisions donnent au spectateur l'illusion de participer grâce à un panel bien choisi ou à des appels téléphoniques, le prolongement par la communication immédiate reste un besoin universellement ressenti. C'est notamment à ce besoin que répondent la plupart des techniques actuelles d'animation socio-culturelle. La communication immédiate est évidemment celle qui offre le plus de possibilités de feedback. Les communicants étant en pré-

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sence réelle les uns avec les autres, le bruit de fond entre eux est très intense. Avant même que le langage articulé soit employé, les rites sociaux, les mimiques, les attitudes, les caractéristiques physiques même du lieu où ils se trouvent, établissent entre eux de nombreux et puissants courants d'échange aller-retour. L'inconvénient de la communication immédiate est qu'elle est par nature directe et suppose le plus souvent le rassemblement. Son efficacité dans le temps et dans l'espace est donc réduite. Elle peut évidemment faire appel à des moyens mécano-sensoriels pour prolonger son efficacité — enregistrement ou diffusion — mais alors elle perd son feedback. Le seul correctif dont elle dispose est encore une fois le support écrit — procès-verbal, compte rendu, cours ronéotypé, texte de la pièce de théâtre, actes du congrès, etc. La communication littérale apparaît donc comme un compromis irremplaçable entre les exigences de la diffusion et celles du feedback. Même multipliée, la lecture reste un acte face à l'acte qu'est l'écriture. Elle ne peut se réduire à un simple mécanisme de réception : elle impose l'initiative au récepteur. Sans elle il ne peut y avoir de progrès. C'est pourquoi elle est au centre du développement non seulement culturel, mais technologique, politique ou économique. Ayant perdu son monopole d'antan et ayant ainsi été libéré de ses servitudes, le livre est devenu en quelque sorte le pivot de la communication à notre époque. Mais c'est un livre nouveau, qu'il nous faut découvrir. Nous ne le percevons pas encore très bien dans les pays qui, comme la France, avaient une longue tradition du livre. Nous avons gardé envers lui une attitude qui date du temps où il était l'instrument de communication interne d'une culture initiatique réservée à l'élite qui savait lire. Le livre s'est massifié par la force des choses, mais nous avons conservé envers lui la même attitude. Il est prisonnier de ses mythes et de ses légendes comme par exemple le roman qui se meurt parce qu'on n'a vraiment plus besoin de lui au siècle du cinéma et de la télévision. Il est donc fondamental pour les pays en voie de développement qui ont pris le « raccourci » audio-visuel, de découvrir maintenant ce livre nouveau. Et c'est là que se pose le vrai problème. Par leurs campagnes d'alphabétisation et de scolarisation ces pays arrivent peu à peu à mettre en place le dispositif de réception du livre, mais c'est le dispositif de production qui leur manque. On s'en rendra compte en regardant les chiffres du tableau II.

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Robert TABLEAU I I .

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— Les pays en voie de développement et le livre : pourcentages des chiffres mondiaux

POPULATION TOTALE

ADULTES ALPHABÉTISÉS

POPULATION SCOLAIRE

PRODUCTION DE LIVRES PAR TITRES

%

%

°/o

%

1950

66,9

37,5

33,8

24,0

1955

67,8

40,0*

38,0*

23,2

1960

68,8

42,3

43,3

22,0

1965

69,2

45,0*

48,0

20,3

1970

70,0*

48,0*

53,0*

20,0*

ANNÉE


E. En réalité, cette communication ne peut exister sans un « désir de connaître ». C'est dire que cette relation qui apparaît en première approximation comme duelle, en vérité est toujours médiatisée par le désir de savoir et de faire savoir : désir de connaissance. Mais ce champ pédagogique ouvert par ce désir n'existe, ne peut exister que pris dans la forme, dans les structures de l'Institution pédagogique (Instruction publique, Education nationale, Enseignement). Cette structure juridico-politique est elle-même reflet plus ou moins exact des structures sociales déterminantes, et notamment des rapports de productions. Cette forme ordonne et met en place la relation pédagogique. C'est elle qui donne à l'éducateur son statut, son rôle, sa fonction, bref son droit d'éduquer, qu'aucun adulte ne saurait détenir de lui-même, fût-il le père de l'enfant. C'est elle qui situe les droits et devoirs de l'éduqué, et détermine les buts, les fins et le savoir à enseigner. Notre propos est de montrer qu'il y a eu évolution de cette forme, et que selon les figures qu'elle peut prendre, la relation pédagogique peut être entièrement changée. Selon que cette forme, structure sociale beaucoup plus profonde que sa manifestation juridico-politique, se trouve déterminée comme LOI, OU CONTRAT, OU INSTITUTION, la relation pédagogique et la communication seront tout autres.

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Gilbert

Dumas

Si la relation pédagogique est médiatisée par le désir de savoir, comme contenant-contenu effectif de cette communication, cela suppose qu'elle n'est authentique et qu'il ne peut y avoir communication que de sujet à sujet, qu'elle engage la personnalité tout entière de ses membres. Ceci implique qu'elle n'est pas seulement transmission d'un savoir, ou savoir-faire, mais encore formation d'un savoir-être, savoir-être au niveau de l'éduqué comme au niveau de l'éducateur. D'où parle l'éducateur, le maître ? D'où écoute l'éduqué, l'élève, le disciple ? La difficulté pour présenter synchroniquement la relation pédagogique est d'être obligé de se référer à des situations qui mettent en jeu la diachronie. Faut-il que ce soit le maître qui parle, et l'élève qui écoute ? Le maître ne doit-il pas savoir aussi écouter, et l'élève parler ? Et cette communication n'est-elle pas parfois, et même souvent, trans-linguistique ? De plus, si l'éducateur parle au nom de la Loi, en tant que représentant de la Loi, s'il se fait son incarnation ou si c'est en tant que membre d'un contrat, ou personne instituante au sein d'une intersubjectivité, sa parole ne sera pas la même, le lieu d'où il parle ne sera plus le même, son rôle et ses fonctions ne seront plus les mêmes. Le graphique ci-contre permet de saisir la complexité de cette relation que certains croyaient si simple. Le maître parle depuis l'Institution, à travers elle, en elle, même s'il veut s'en évader. En tant qu'il engage sa personne tout entière, il parle, qu'il le veuille ou non, depuis son inconscient. « L'éducateur, en effet, agit non seulement par ce qu'il dit et par ce qu'il fait, mais plus encore par ce qu'il est. Et par ce qu'il est, à la fois sur le plan conscient et sur le plan inconscient : c'est-à-dire, suivant son degré de maturité affective et de maîtrise intérieure... Tout éducateur est donc double. » 1 C'est dans son inconscient également que son rapport au savoir prend ses racines et que se noue ce « désir de savoir » qui « se révèle, dès l'origine, être la quête d'un savoir sur le désir et, plus précisément, sur le désir de l'Autre » 2. Pensons également aux stéréotypes culturels qui ne sont pas sans influence sur le comportement de l'éducateur, sur son statut social. L'idée qu'il se fait de lui d'après l'image qu'il croit que les autres ont de lui. Il parlera depuis sa fonction qui a tant changé en cinquante années.

1. G. MAUCO, Psychanalyse et éducation, 2. P . AULAGNIER-SPAIRANI, « Le désir de

p. 12. savoir », L'Inconscient,

1.

La communication pédagogique

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Gilbert

Dumas

Trois a t t r i b u t s c o n s t i t u e n t son rôle : s t a t u t d ' a d u l t e , possession de connaissances, s a n c t i o n s professionnelles. S'il en p e r d u n « il s o r t de son rôle et n e p e u t a c c o m p l i r sa t â c h e d ' e n s e i g n a n t » 8 . Or ce s t a t u t d ' a d u l t e est b a t t u en b r è c h e . Qu'est-ce q u ' ê t r e a d u l t e ? Qui est a d u l t e ? Q u a n t à la possession des connaissances, elle est sans cesse remise en q u e s t i o n , et p a r le d é v e l o p p e m e n t des sciences et p a r l'éducation parallèle. Il f a u t t e n i r c o m p t e de l ' a p p a r t e n a n c e de l ' é d u c a t e u r à la classe où il enseigne, à l'étab l i s s e m e n t scolaire, a u g r o u p e des e n s e i g n a n t s (les collègues), q u i n e s o n t p a s s a n s influence s u r son a t t i t u d e et sa s i t u a t i o n d a n s la r e l a t i o n pédagogique. Ne p a s oublier, n o n plus, les pressions d u g r o u p e social en général et celui des p a r e n t s d'élèves en particulier, d o n t l'influence va g r a n d i s s a n t . S y m é t r i q u e m e n t , n o u s p o u r r i o n s p o s e r le p r o b l è m e : D'où é c o u t e l'élève ? D'où agit-il ? Depuis sont inconscient, sa famille, son milieu social. Le groupe-classe, ses p a i r s , l ' e n v i r o n n e m e n t socioculturel, l'éducation parallèle sont é g a l e m e n t p r é s e n t s a u lieu de son écoute. N o u s voyons de c o m b i e n de f o r c e s est t r a v e r s é le c h a m p pédagogique. C o m b i e n de « b r u i t s » p e u v e n t p e r t u r b e r o u faciliter la c o m m u n i c a t i o n . Ces f o r c e s o n t t o u j o u r s t r a v e r s é le c h a m p pédagogique. P o u r q u o i y-a-t-il d o n c a c t u e l l e m e n t t a n t de f r i t u r e s u r la ligne p é d a g o g i q u e ? N ' e n déplaise à certains, la r e l a t i o n p é d a g o g i q u e ne p e u t s'effectuer en v a s e clos, indépend a m m e n t de la société, des s t r u c t u r e s sociales. Depuis c i n q u a n t e ans, celles-ci o n t changé, d o n c la r e l a t i o n p é d a g o g i q u e aussi. Il n o u s est impossible d ' é t u d i e r d a n s ce c a d r e l'évolution de t o u s ces f a c t e u r s , p o u r t a n t si é t r o i t e m e n t solidaires. N o u s v o u d r i o n s seul e m e n t c e n t r e r n o t r e réflexion s u r la r e l a t i o n Maître-Elève. N o u s avons vu q u e la r e l a t i o n p é d a g o g i q u e exigeait la médiatis a t i o n de l'investissement intellectuel et affectif, qu'elle devait sa f o r m e à l ' I n s t i t u t i o n (sens large). Ce t e r t i u m q u i d o n n e rôle, f o n c t i o n , s t a t u t aux m e m b r e s de la relation, o u v r e la c o m m u n i c a tion, en est la c o n d i t i o n de possibilité. Il p e u t p a r f o i s aussi bloq u e r , f e r m e r t o u t e c o m m u n i c a t i o n a u t h e n t i q u e . Ce s o n t les f o r m e s de ce t e r t i u m et les styles de c o m m u n i c a t i o n q u i s'y i n s t a u r e n t q u e n o u s v o u d r i o n s p r é s e n t e r . Trois g r a n d e s f o r m e s o n t a p p a r u depuis ce siècle : la LOI, le CONTRAT, I'INSTITUTION. I

La pédagogie selon la loi

Cette p r e m i è r e f o r m e o u v r e u n e relation universelle et nécessaire, m a i s p u r e m e n t f o r m e l l e , en ce sens q u e les p e r s o n n e s n'y 3. E.-L. HERBERT, « La situation scolaire », in : Pédagogie et psychologie des groupes, p. 44.

La communication

pédagogique

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figurent qu'en tant que sujets purs de la Loi (êtres généraux et abstraits : Maitre-Elève). Cette relation est à sens unique : Maître > Elève. Le maître qui sait informe l'élève qui ne sait pas. Ce type de relation n'est pas, croyons-nous, dans son essence aliénante, comme semble le penser J. Ardoino *, car dans cette figure pédagogique, elle n'est pas de personne à personne, d'un Moi à un autre, mais d'un Sujet pur à un autre. Le maître n'est dans sa classe que le représentant de la Loi, laquelle est reconnue, voulue, désirée par tous. Ce qui explique la possibilité d'une mise entre parenthèses apparente de l'affectivité et de la motivation. Le savoir, conçu sous sa forme la plus générale et abstraite, en réalité particulier à une classe sociale, la classe dominante, doit, par sa vertu propre, émanciper les peuples, les libérer, les élever au statut de citoyens libres. « Le beau mot d'Elève ! », disait Alain. La communication semblait s'effectuer d'une façon parfaite, le « désir de savoir » étant reconnu comme allant de soi par un consensus universel ; ce « savoir » jugé universel, l'affectivité et les différences socio-culturelles pouvaient être mises sous le boisseau. A ces traits, nous reconnaissons l'enseignement traditionnel : enseignement purement formel qui a eu ses lettres de noblesse, et que l'on charge pourtant de toutes les fautes de cet enseignement sclérosé et au rabais qui l'a suivi. Alain, son théoricien par excellence, nous le montre dans toute sa pureté. Dans cette relation formelle, l'investissement affectif ne porte jamais sur l'autre en tant qu'individu particulier, mais toujours médiatisé par cette soif de savoir, il porte sur l'autre en tant que sujet. C'est le mauvais maître qui aime ses élèves et les fait agir par amour ou crainte de lui. L'indifférence du maître qu'il préconise, si injustement décriée, est, en vérité, le respect (quasi kantien) de l'autre en tant que tel. L'affectivité a pu être évoquée parce que le savoir était objet du désir de tout le groupe social, et que ce savoir apparaissait comme universel et nécessaire. Rien n'est meilleur pour tous que de se frotter aux beaux textes de l'humanité, à la pensée des grands hommes. Le maître d'école, alors incontesté, était le dépositaire de ce savoir, et le représentant de cette loi qui devait émanciper le peuple. Directif/non directif n'y avait pas sa place, n'y déterminait pas une ligne de clivage, l'appropriation de ce savoir étant jugée naturelle chez tout enfant normal. La force de cette figure pédagogique était aussi sa faiblesse. Formelle et intellectualiste, elle n'a pu assumer la mutation de la fonction enseignante qui est passée 4. Propos

actuels

sur

l'éducation.

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Gilbert Dumas

d'un savoir, savoir-technique, à un savoir-être où la maturité sociale vient jouer un rôle essentiel. Universel en droit, ce système éducatif ne l'était certes pas en fait comme l'a prouvé la recherche sociologique contemporaine. Apparaît alors, surtout à partir de la dernière guerre, la caricature de cet enseignement traditionnel. Sous la pression de facteurs multiples que nous n'analyserons point ici, la fonction enseignante s'est dégradée : maîtres moins expérimentés, formation professionnelle sclérosée, accroissement massif des effectifs, perte du statut et du prestige social, évolution des besoins, prise de conscience de ce savoir comme faussement universel, éducation parallèle. Alors l'enseignant, par un mécanisme de défense, s'est fait l'incarnation de la Loi, en introduisant sa personne en tant que singularité particulière dans la relation pédagogique. Fondement de la Loi, il cherchera à se revaloriser par un autoritarisme injustifié, voire par une mythologie de l'Enseignant-Chef. Le désir de savoir et de faire savoir devient désir d'autorité, de prestige. D'autre part, l'élève, perturbé par les divergences sociales, la diversité des besoins sociaux, l'évolution des connaissances, se sent de moins en moins concerné par ce savoir formel, souvent caduc. Alors apparaît, au sein des membres de la relation, une crainte, une angoisse source d'agressivité. La communication ne passera plus. La relation transformera l'autre en chose. L'enseignant réifie les élèves. « Les avoir, pour ne pas être eu », écrit Ardoino. Il faudrait remonter de la loi à son fondement : consensus universel, ou individu qui s'investit de son autorité. Dans ce dernier cas, nous pourrions trouver une composante sadique en cette loi fondée sur le désir d'autorité d'un individu particulier. D'où le paradoxe de l'éducateur, si bien décrit par Ardoino 5 , qui tire son être de sa fonction de faire être, ou mieux d'aider à être plus. Sera-t-il capable de mourir symboliquement pour que vive l'élève, le disciple ? C'est dans ce cas que la relation M > E devient aliénante et mystifiante, en se teintant d'un certain paternalisme. Nous ne reprendrons pas ici les analyses critiques de cette figure pédagogique, si bien connues à présent. Il

Le contrat

Alors apparaît, sous de multiples influences (dynamique des groupes, relations thérapeutiques, psychanalyse, évolution du savoir comme savoir-être, etc.), la seconde figure pédagogique, antithèse 5. Ibid., p. 70-71.

La communication

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de la loi : le contrat. Tout un courant pédagogique se dessine : par souci de rendre concret le formalisme de la loi, on veut réintroduire les individus dans la relation pédagogique, avec leurs particularités, situés dans le groupe vivant et actuel. La communication authentique ne pourrait exister qu'au sein du groupe qui librement et volontairement choisirait son système de droits et de devoirs. Le groupe pour fonctionner devrait, au moins dans un premier temps, se centrer sur lui-même et sur ses membres, et par là s'opposer à tout autre groupe. Pour débloquer la parole, le silence peuplé de fantasmes des élèves et étudiants de la pédagogie traditionnelle, il convient non pas seulement de donner la parole — on ne donne jamais la parole, on la prend — mais de poser la relation pédagogique comme essentiellement relation d'un individu particulier à un autre. Comment atteindre l'Autre ? Comment s'ouvrir à lui ? Le problème de la communication est au centre de cette figure pédagogique. Alors que, dans la pédagogie traditionnelle, l'essentiel de la relation portait sur la valeur de ce qui était communiqué, la relation à autrui étant présupposée, devant aller de soi, dans cette nouvelle figure pédagogique, l'essentiel est la communication des individus concrets, et non de ce qui est communiqué. Le message passe au second plan, les protagonistes de la relation, au premier. Il s'opère un véritable renversement qui permet de saisir l'illusion d'une communication a priori des divers sujets en présence. Or pour que la communication s'établisse, il faudrait que les individus existent sur le même plan, qu'il n'y ait plus de hiérarchie entre eux, de pouvoir détenu par un seul, ce qui bloquerait la libre circulation de la parole. Il faudrait donc que le maître abandonne pouvoir et autorité, qu'il ne soit plus qu'un des membres du groupe. Nous reconnaissons là ce courant pédagogique qu'on a appelé non directif. Il n'est pas dans notre propos de reprendre les thèmes de ce courant, si bien explicités par ses défenseurs : Rogers, Pagès, Lobrot, Lapassade, etc. Nous voudrions seulement montrer que le groupe non directif, comme le T-group, reste en fait, fondé sur le contrat, et que le contrat ne peut fonder une authentique relation pédagogique. Dans sa Présentation de Sader-Masoch, Gilles Deleuze définit ainsi le contrat : « En principe, (il) suppose la volonté des contractants, définit entre eux un système de droits et de devoirs, n'est pas opposable aux tiers et vaut pour une durée limitée. » 6 Ce ne sont pas ses rapports avec le masochisme qui disqualifient le contrat comme figure pédagogique — encore qu'on ne puisse 6. P. 68.

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peut-être pas sans danger fonder une relation authentique sur un processus affectif pour le moins pathogène — mais son irréalisme, ou plus exactement, son déréalisme. Nous pouvons déceler trois types de pédagogies fondés sur le contrat. 1) Le contrat est passé entre les parents et le précepteur : l'enfant est l'objet du contrat et doit rester objet. Le modèle en reste Emile. Pour une telle lecture de cette œuvre, on ne saurait mieux faire que de renvoyer aux remarques si pertinentes de M. Safouan dans « Psychanalyse et pédagogie » 7 et au remarquable article de Cl. Rabant : « L'illusion pédagogique » 8 . Nous ne citerons qu'une phrase de J.-J. Rousseau, extraite d'Emile : « En me confiant son fils, il me cède sa place, il substitue mon droit au sien ; c'est moi qui suis le vrai père d'Emile, c'est moi qui l'ai fait homme. J'aurais refusé de l'élever si je n'avais pas été le maître de le marier à son choix, c'est-à-dire au mien. » 9 Le mythe d'Emile, fondement et bible des pédagogies nouvelles qui prétendent reposer sur l'autonomie du sujet, n'a que trop fait illusion. Emile reste d'abord l'histoire d'une double aliénation : celle de l'élève, celle du précepteur. Il ne saurait en être autrement lorsque la relation reste duelle, sans médiations possibles. 2) Le second type pourrait se formuler ainsi : l'enseignant passerait un contrat avec les enseignés, ceux-ci ayant l'initiative. P. Ricoeur, dans ses articles « Rebâtir l'Université », développe ce contrat comme une hypothèse possible. « L'enseignant s'insérerait dans le processus d'auto-enseignement, à la façon d'un instrument, tel un livre, un manuel, un fichier ». C'est le renversement de la prétention inverse : les étudiants sont là pour les professeurs. Dans cette relation, l'enseignant ne serait plus qu'un objet, or, dit P. Ricoeur : « Lui aussi poursuit un dessein personnel à travers son métier d'enseigner. » Vouloir se laisser faire objet, n'est-ce pas masochiste ? De plus, y a-t-il, dans cette situation, véritable communication ? Et le « désir de savoir », qui est aussi quête sur le désir de l'Autre, risque fort de disparaître en tant que tel : car l'Autre, c'est avant tout l'adulte, l'aîné, le Père plus que les pairs. 3) Le troisième type de contrat est celui que l'enseignant passerait avec les enseignés pour constituer un groupe. Ce groupe, d'abord centré sur lui-même, pourrait se constituer progressivement en groupe de travail. Là encore, y a-t-il véritablement relation de sujet à sujet, communication de personne à 7. L'enfance aliénée I, n° spécial de 8. L Inconscient, 8. 9. Edition Garnier, p. 516.

Recherches.

La communication

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personne, circulation de la parole ? Nous croyons que cela est possible, mais dans le respect de l'Autre seulement ; donc, la valeur de la communication dépend moins de la spontanéité du groupe que de la valeur morale, de l'équilibre psychique de ses membres. L'apport considérable, répétons-le, de ce courant est de mettre en relief les obstacles à la bonne transmission des connaissances, les difficultés d'entrer en relation avec autrui. Mais peut-on fonder une relation pédagogique sur la non-directivité de style rogérien, ou telle qu'elle est décrite par M. Lobrot dans son livre La Pédagogie institutionnelle, où nous ne voyons encore qu'une pédagogie non directive. Peut-on fonder une pédagogie sur le Contrat ? 1) La volonté des contractants est-elle respectée ? Est-ce directement que le maître impose la non-directivité ? L'abandon des instruments du pouvoir suffit-il à annuler les effets du pouvoir 1 0 , les effets inconscients du pouvoir ? Est-il nécessaire d'abandonner le pouvoir, l'autorité ? Que l'autorité au sens de pouvoir arbitraire, d'autoritarisme, supprime l'autonomie des sujets qui y sont soumis, soit aliénante, cela ne fait aucun doute, mais peut-on, et doit-on supprimer toute figure d'autorité, notamment la figure paternelle ? Vouloir supprimer le « Père », c'est 1° ne voir que l'aspect répressif de l'Œdipe, et implicitement croire que l'être humain peut accéder au statut de sujet, au symbolique, au monde de la culture et de la civilisation, sans refoulement. Il faudrait le prouver, et autrement qu'en énumérant les hommes célèbres qui n'ont pas connu leur père, car c'est s'inscrire en faux contre les données de la psychanalyse et de l'ethnologie ; 2° ignorer la fonction essentielle d'identification au Père, à l'adulte dans la création de 1' « idéal du moi », essentiel au dépassement du narcissisme et à l'appréciation des réalisations effectives du moi. A ce sujet, on pourrait montrer que toute la thérapeutique rogérienne n'est fondée que sur le renforcement illusoire du moi ; 3° croire qu'en supprimant le Père on va du même coup supprimer le phantasme du Père. Dans l'abandon par le maître du pouvoir manifeste (statut, rôle), n'y a-t-il pas un désir de récupérer un pouvoir plus profond, affectif, charismatique : ne plus vouloir être reconnu comme maître de par sa fonction, mais comme maître par sa présence, sa personnalité. Tolérer l'annulation et la frustration du pouvoir délégué par l'extérieur parce qu'on sait pouvoir le récupérer à l'intérieur du groupe. Le masochiste, dit fort bien Th. Reik, « ne peut être brisé de l'extérieur, il a une capacité infinie pour supporter la punition, tout en sachant subconsciemment qu'il n'est pas vaincu ». 1 0 . Cf.

LOBROT, op.

cit.,

p.

208.

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N'y a-t-il pas un certain mépris de l'autre dans cette attitude d'abandon du pouvoir, car, comme l'écrit Ardoino 11 « on suppose que l'autre ne pourra pas « s'en sortir », qu'il n'est pas assez grand pour se libérer par lui-même d'une telle aliénation, ce qui n'est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai, la liberté de l'individu ne résidant pas uniquement dans l'absence de structures contraignantes, cette suppression risquant au contraire d'entraîner par contre-coup un affadissement, une évanescence des personnalités qui en seraient théoriquement les bénéficiaires ». 2) Le système des droits et des devoirs n'est jamais suffisamment élaboré. L'abandon du pouvoir, l'évacuation de toute autorité créent un vide laissant les individus face à face sans médiation, en prise directe les uns sur les autres. N'est-ce que dans une telle relation « sauvage » d'individu à individu que l'on peut liquider ses affects inconscients, comme le laisse entendre Lobrot ? 12 Nous ne le pensons pas ; la communication, l'articulation des individus entre eux, leurs libertés ne peuvent exister que par la médiation d'institutions dépassant le niveau de l'organisation pure et simple du groupe. Il conviendrait de montrer les dangers de la thérapeuthique rogérienne fondée sur l'immédiateté, sur la « considération positive inconditionnelle », sur une « compréhension empathique ». « La réciprocité ne protège pas les hommes contre la réification et l'aliénation, bien qu'elle y soit fondamentalement opposée », écrit J.-P. Sartre 13. « Le respect absolu de la liberté du misérable (travailleur) est la meilleure manière, au moment du contrat, de l'abandonner aux contraintes matérielles... La formation binaire, comme relation d'homme à homme, est fondement nécessaire de toute relation ternaire ; mais inversement celle-ci, comme médiation de l'homme entre les hommes est le fond sur lequel la réciprocité se reconnaît elle-même, comme liaison réciproque. » Une relation fondée sur le contrat ne peut dépasser le niveau de l'organisation, elle n'atteint pas le niveau de l'institution, comme le montre, du reste, Ardoino dans sa préface au livre de M. Lobrot. Or l'autogestion que ce dernier préconise ne saurait s'instaurer sur le simple contrat, mais par le jeu d'institutions plus larges et dépassant l'arbitraire des contractants. La relation pédagogique n'est pas d'ordre privé, elle met en jeu toutes les institutions d'ordre social. Or, le contrat, non opposable aux tiers, ne peut fonder qu'une relation d'ordre privé. 3) Et nous constatons, en effet, comment les tentatives de nondirectivité se sont toujours faites en marge des institutions péda11. Op. cit., p. 70. 12. Op. cit., p. 207, 231. 13. Critique de la raison

dialectique,

p. 189-191.

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pédagogique

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gogiques, sporadiquement, pour un temps limité, dans des groupesclasses seulement. Et cela, non pas parce que les pionniers d'une telle pédagogie restaient isolés, incompris, etc., mais parce que ces expériences ne peuvent être que marginales, dans et par les structures qu'elles prétendent nier, dépasser. Croire qu'on changera les institutions pédagogiques, ou sociales, voire la société, par de telles pratiques est un leurre irréaliste. C'est fondamentalement, par essence que le groupe non directif (ou de diagnostic) est a-social. Car ce n'est que par l'évacuation du pôle social, la mise entre parenthèses des institutions existantes, par la création d'un champ arbitraire, temporaire, provisoire, artificiel que l'on pense pouvoir permettre aux individus en présence d'entrer en une relation « authentique » de personne à personne. C'est consacrer la dichotomie de la personne humaine : d'un côté l'être social, la fonction, le statut, de l'autre l'être véritable, authentique, le moi réel. Que cette dichotomie soit provoquée par un certain type de société, cela est certain, mais croire qu'on fera éclater cette société, en renforçant le moi, en le désaliénant en vase clos est pour le moins irréaliste. De même, laisser le sujet apprendre comme il veut, ce qu'il veut, à partir de son expérience personnelle, et puis, après coup, réintroduire les exigences externes, les « tickets d'entrée dans le social » 1 4 , c'est faire sans doute des révoltés, certainement pas des révolutionnaires qui pourront changer la société et les institutions pédagogiques. Penser, avec Rogers, que, comme en thérapeutique, les examens sont créés par la vie, que c'est la vie qui instaure ses propres types d'évaluation et non les enseignants, quand on sait que la vie, en l'occurence, c'est le mode de production capitaliste, n'est-ce pas, comme le reconnaît M. Brossard fort justement, « avec un tel mot d'ordre, mettre l'Université au service des industriels... en répondant à la demande » ? 16 Pour toutes ces raisons, nous pensons que la relation pédagogique et toute communication authentique ne peuvent se fonder sur le contrat, mais doivent nécessairement passer par la médiation de l'institution et de sa critique. III

La pédagogie institutionnelle

La pédagogie institutionnelle n'est encore qu'une tendance, une recherche orientée plus qu'une doctrine élaborée. Elle se situe à un carrefour d'analyses critiques des institutions, analyses psycho14. ROGERS, Le développement de la personnalité, p. 211. 15. « Pratique éducative et réflexion pédagogique », La Pensée, 147.

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logiques et sociologiques d'inventions de nouvelles formes, fondatrices d'une relation pédagogique dont la clé de voûte serait l'échange et la communication. Il n'est certainement pas paradoxal de vouloir fonder une pédagogie sur l'échange. Historiquement, pour toute une tendance, cette pédagogie est issue de la psychothérapie institutionnelle, courant psychiatrique vieux de plus de trente ans, qui a mis en lumière comment l'institution, l'hôpital psychiatrique, loin de favoriser les soins, en vient, par sa structure même, à bloquer toute thérapeutique et même à favoriser l'éclosion et le développement de maladies mentales. Il ne s'agissait pas pour eux de rejeter, en bloc, toute institution, mais de saisir le sens, et les effets de sens que prend l'institution pour ceux qui vivent en elle. Fondamentalement, mais pas toujours dans ses effets, l'institution est ce moyen terme, cette médiation nécessaire, sans laquelle il n'y aurait ni sujet, ni communication. Elle est ce qui ouvre, mais ferme aussi parfois, un champ où la rencontre, la réciprocité, la communication sont rendues possibles. Exposant les idées de D. Hume sur l'essence de la société, G. Deleuze écrit : « L'institution n'est pas une limitation comme la loi, mais au contraire, un modèle d'actions, une véritable entreprise, un système inventé de moyens positifs, une invention positive de moyens indirects » 16 . Nous trouvons dans ce texte ce double sens que Lapassade définit ainsi : une institution est d'abord une donnée, un « système de normes qui structurent un groupe social, règlent sa vie et son fonctionnement » , mais c'est aussi un acte : instituer, c'est faire entrer dans la culture 17. Et c'est en ce sens que Merleau-Ponty écrit : « Un sujet instituant peut coexister avec un autre, parce que l'institué n'est pas le reflet immédiat de ses actions propres, peut être repris ensuite par lui-même ou par d'autres sans qu'il s'agisse d'une recréation totale, et est donc entre les autres et moi, entre moi et moi-même comme une charnière, la conséquence et la garantie de notre appartenance à un même monde. » 18 Mais en elle-même, l'institution recèle un danger : son « autonomisation », le phénomène bureaucratique. Ce que révèlent les analyses de ces psychiatres : l'institution hiérarchisée, bureaucratique, close, interdit tout échange, toute communication authentique, toute parole vraie. « Si toute institution, comme l'écrit le Dr Poncin, s'impose en fin de compte en tant que règle de conduite édictée collectivement (grammaire sécrétant une loi, un modus operandi), les institutions 16. Empirisme et subjectivité, p. 35. 17. Groupes, organisations et institutions, p. 197. 18. Résumé de cours : L'institution, p. 60.

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pédagogique

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impliquent un monde de rapports, de fonctions, de valeurs qui se matérialisent dans des conditions d'existence et d'environnement qui, elles, sont déterminées directement par la règle. Il s'agit d'un ordre humain où les lois n'existent que comme l'expression d'un ordre symbolique — le signifiant — dont l'origine semble être l'échange : clé de voûte de toute description ethnographique. »19 Le problème sera, comme le dit le Dr J. Oury, celui « du rapport entre le réseau signifiant des institutions concrètes, et le réseau du signifié qui est celui qui entretient l'instance imaginaire des différentes personnes qui composent le groupe ». L'institution non seulement est ce moyen terme qui peut ouvrir ou fermer la communication, mais encore constituer un véritable langage dont il convient d'étudier la structure en tant que « signifiant ». Avec la « matière » de l'institution, on va pouvoir articuler des signifiants « sous lesquels on verra apparaître des signifiés et de vrais faits de parole, avec tous les glissements de sens qu'elle comporte, ses set-up et ses pièges imaginaires. Mais en même temps, l'institution peut aussi constituer l'occasion d'une réarticulation au niveau du signifiant et du symbolique » 20. Une des tâches de la pédagogie institutionnelle est donc d'étudier, d'analyser les institutions pédagogiques dans leurs rapports et leurs fonctions, de mieux saisir ce qu'est, ou devrait être la relation pédagogique, la communication pédagogique. Bien sûr, il ne s'agit ni de ramener la relation pédagogique à la relation thérapeutique, tendance que l'on voit pointer dangereusement dans les pédagogies « non directives », ni détruire toute institution, sous prétexte qu'un système d'institutions est mauvais ou caduc. Le but de la pédagogie institutionnelle est de trouver et mettre en place des institutions favorisant l'échange, l'activité authentique des sujets, leur parole, leur autonomie, et cela, non par l'activité directe soit du maître, soit du groupe, mais par un système de médiations diverses. Nous reviendrons sur ce rôle essentiel de la médiation qui favorise et préserve la liberté de chacun contre l'arbitraire d'un pouvoir personnel ou de groupe. Une autre critique que fait sienne la pédagogie institutionnelle, est formulée par les sociologues de l'éducation qui ont analysé le système pédagogique actuel : la démystification d'une démocratisation de l'enseignement. L'enseignant, parce que pris dans une certaine structure institutionnelle (programmes, cours magistral, dissertation, examens), consciemment ou non, travaille toujours pour un élève idéal, pour l'étudiant « tel qu'il devrait être », et non 19. Essai d'analyse structurale appliquée à la psychothérapie institutionnelle, 1963. 20. Dr TOSQUELLES, Structures et rééducation thérapeutique, p. 103.

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Gilbert Dumas

avec l'élève ou l'étudiant qui lui est confié. Dans leur essai sur Rapport pédagogique et communication, Bourdieu et Passeron montrent bien comment et pourquoi la langue universitaire n'est pas universelle, comment et pourquoi les étudiants y répondent par une « rhétorique du désespoir ». Ce qui préside à un tel processus semble bien être, d'une part, que l'enseigné n'est jamais considéré comme un sujet, comme une personne concrète issue de tel ou tel milieu social, et que, d'autre part, la communication s'effectue par le moyen terme d'une culture et d'une langue que l'enseignant croit universelles. Dans la relation pédagogique régie par la loi, le maître parle à des élèves, à des sujets purs et croit pouvoir communiquer avec eux sans bruit, sans parasite, par le moyen de ce milieu universel que serait la culture, les humanités. Même Alain, qui a bien vu le ridicule d'un homme faisant des cours à l'école primaire — « Je hais ces petites Sorbonnes ! » — qui a écrit : « La culture ne se transmet point et ne se résume point », qui voulait que l'enfant apprenne par l'esprit et fasse société avec les grands écrivains et savants, même Alain est victime de cet universalisme. Car pour faire société avec ces grands hommes de l'Humanité, il faudrait déjà parler la même langue qu'eux, déjà se poser leurs problèmes et renoncer aux siens, déjà connaître ceux qu'ils présupposent. N'y entre pas qui veut, à moins d'être pur esprit. Dans la relation pédagogique de style contractuel, la communication se doit de surgir des consciences non plus pures et désincarnées, certes, mais individuelles et particulières. En effet, libéré de toute autorité, de toute contrainte, chacun va pouvoir s'ouvrir à autrui, à ses problèmes, à ses difficultés. En supprimant les médiations jugées aliénantes, en établissant arbitrairement un champ clos, pour un temps limité, croire qu'une communication authentique va surgir parce que les individus sont en prise directe les uns sur les autres, c'est croire en une harmonie préétablie. En vérité, nous sommes toujours en présence de personnes concrètes, engagées dans des situations vécues, issues de classes sociales déterminées et de cultures diverses. Pour se comprendre, pour qu'il y ait communication, il faut un langage commun, expression d'une culture particulière, appartenant à un groupe social déterminé. La communication est toujours médiate, ne peut surgir que par la médiation d'une institution collective : la langue ou des activités communes. Un des buts de la pédagogie institutionnelle est donc, d'une part, de dénoncer l'illusion d'universalité de la langue et de la culture pédagogiques, aussi bien que le subjectivisme inhérent à toute pédagogie contractuelle ; d'autre part, analyser le milieu, la culture, la langue où doit s'enraciner la relation péda-

La communication

pédagogique

119

gogique, puis instaurer les médiations ouvrant la communication, et la première de toutes : la parole de l'enfant. L'illusion d'une langue universelle, compréhensible à tous d'entrée de jeu, d'une communication directe, sans préalable, reste une illusion tenace. « Plus on s'élève dans la hiérarchie sociale, plus on va vers des sujets cultivés, plus s'accroît l'inconscience de l'inconscient qu'ils engagent dans leur compréhension. » Les premières victimes en sont certainement les enseignants eux-mêmes qui croient que leur (la) culture « est donnée à tous et que du même coup, leur parole est immédiatement intelligible à tous ; je pense que les professeurs, en particulier, ne sont jamais à l'abri de cet ethnocentrisme, l'ethnocentrisme professionnel d'hommes cultivés étant redoublé souvent par l'ethnocentrisme de classe qui leur fait oublier qu'ils ne sont pas immédiatement compris d'individus qui n'ont pas acquis, dans leur milieu, le code selon lequel leur langage est codé » 21 . De plus, si la pédagogie comme pratique signifiante est une certaine pratique dans la langue, elle suppose une réflexion non seulement sur cette pratique, mais aussi sur la langue ou plus exactement sur le système du langage, sur la sémiotique. Comment faire advenir un sujet au langage, au système du signe, à sa pratique ? La relation pédagogique n'est pas une simple relation de communication, car l'acte communicatif implique code — message — communication ; or dans la relation pédagogique, c'est le code qui doit être non seulement transmis, mais encore instauré, d'une part, et, d'autre part, la notion d'un savoir, ou d'une quête d'un savoir ou d'une vérité suppose dans la relation pédagogique un dépassement du sujet enseignant, de l'enseigné et de la pratique (activité commune). Aussi, la relation pédagogique désigne d'abord un champ englobant les inter-subjectivités, où surgit un geste translinguistique, un champ où doit naître une pratique sémiotique. Elle est cette relation qui institue une praxis permettant l'acculturation des sujets, et plus fondamentalement la relation dans laquelle doit se nouer l'être humain pour accéder au statut de sujet, c'est-àdire pour accéder à la fonction sémiotique. Mais de plus, même lorsque ce stade est atteint, elle reste toujours une pratique sémiotique, c'est-à-dire une utilisation des signes qui ne sont pas forcément du simple niveau du langage-langue — pensons à la mathématique comme langage formel écrit. La pédagogie institutionnelle dénonce donc toutes ces pédagogies qui réifient le savoir, qui font du savoir une chose, un objet extérieur que l'enseigné devrait s'approprier comme s'il lui venait du 21. P. BOURDIEU, Dossiers

pédagogiques

de la RTS

1967 :

« Le langage ».

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Gilbert Dumas

dehors. Cette pédagogie de 1' « avoir » fait du savoir, non un phénomène linguistique, ou d'ordre sémiotique, mais le « naturalise » en une réalité dite vraie, coupée de la subjectivité authentique de l'enfant 22 . Il s'agira donc d'analyser les conditions institutionnelles et sociales de la formation des sujets, et R. Lourau écrit : « Ce que l'éducation positive abandonne à la tradition, à l'empirisme, à la bonne volonté charismatique de l'enseignant, à l'arbitraire bureaucratique ou institutionnel — à savoir toutes les médiations entre l'apprentissage et l'institution du savoir (le savoir institué comme indispensable) — l'éducation négative en fait la « matière » de la pédagogie ». Dépasser le caractère faussement universel du savoir pour « son caractère éminemment problématique pour chaque individu » Dans un premier moment, la pédagogie institutionnelle se fait critique. Elle analyse chaque terme, chaque membre de la relation, au lieu de poser des formes éternelles (savoir universel) et des êtres abstraits (l'élève, le maître). Elle veut tenir compte et des sujets concrets présents dans la relation, et des conditions réelles et effectives des formations. Aussi, dans un second moment, elle pourra, mais en connaissance de cause, modifier les institutions pédagogiques pour qu'apparaisse une juste réciprocité dans les multiples échanges qui se font à l'intérieur même du champ pédagogique. Or, le moyen efficace pour établir de tels rapports, pour qu'une communication se noue, est « l'institution de systèmes de médiation, dans lesquels les personnes ne sont plus simplement face à face, mais parlent de quelque chose qui existe et œuvrent sur quelque chose qui existe en dehors d'eux et dont ils sont responsables » 24 . C'est l'aspect instituant de tout sujet travaillant au sein d'une inter-subjectivité véritable. C'est le sens que Merleau-Ponty donnait déjà à l'institution. Par cette institution instituante, la relation pédagogique et la communication s'instaurent sur une notion essentielle : l'échange. « Il faut bien préciser ce qu'on entend, ici, par le terme d'échange. Il s'agit d'un échange généralisé, d'une prestation totale. La structure même d'échange suppose deux termes : un donateur et un donataire. Il est en outre bien démontré actuellement que l'on ne peut recevoir sans donner. Cette loi de réciprocité totale est une loi qui gouverne d'une façon intransigeante le monde des hommes et qui, faute d'être respectée, entraîne des désordres de tous genres. »2B Pour 2 2 . F . GANTHERET, « Le rapport au savoir », in : « L'alibi pédagogique », Partisans, 50, p. 45. 23. « Deux tendances de la pédagogique institutionnelle », ibid., p. 45-47. 24. Dr J . OURY, in : A . VASQUEZ et F . O U R Y (éds.), Vers une pédagogie institutionnelle, p. 246. 25. Ibid.

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avoir trop souvent méconnu cette loi, la relation pédagogique est devenue artificielle et stérile. L'accession pour un sujet au monde humain — et comment pourrions-nous mieux définir le but de la relation pédagogique ? — que ce monde soit culturel, social, symbolique ou sémiotique, ce qui est peut-être tout un — ne peut s'effectuer que par et dans un échange où chacun donne et reçoit. Nous pensons que ce n'est que dans cette voie que la pédagogie trouvera un fondement véritable et une efficacité dans sa communication. Mais le chemin sera long.

RENE

LA

BORDERIE

ELEMENTS POUR UNE APPROCHE DE LA COMMUNICATION AUDIO-VISUELLE EN EDUCATION

I Grand public et système scolaire : deux cas différents de communication audiovisuelle — estimations sommaires 1.

Aspect

quantitatif

La situation de l'audio-visuel en éducation paraîtra alarmante. Le taux de consommation de messages de ce type peut être considéré comme un véritable défi à la rentabilité. La Télévision scolaire diffuse actuellement vingt heures environ d'émissions par semaine, dont les trois quarts purement scolaires. Les sondages qui ont été effectués montrent que, selon le cas, l'écoute varie de 2 °/o à 10 %. Cela semble tout à fait paradoxal au moment où les media prennent une importance accrue dans tous les milieux, et où les pays en voie de développement fondent sur leur utilisation les plus grands espoirs pour l'établissement d'un système scolaire efficace et démocratique. C'est sur la base d'une intégration totale de la télévision en éducation que le Niger et la Côte-d'Ivoire organisent, avec l'aide de l'Unesco et pour une grande part avec la collaboration d'experts français, leur plan d'éducation. L'Inde et le Brésil préparent un immense projet d'enseignement par satellite de télévision. Plus près de nous, l'Espagne établit un plan de formation des enseigants par l'utilisation de l'ordinateur. Notre système scolaire français semble refuser ce qui, ailleurs, est considéré comme une sauvegarde et un investissement majeur. Le taux d'utilisation de la télévision en matière d'éducation semble inversement proportionnel à celui qui définit la télévision grand-public. Doit-on encore dire que l'audio-visuel n'est bon qu'au niveau le plus élémentaire dans l'évolution des structures éducatives ? Ceci rappellerait étrangement les différends qui ont opposé l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident, lors du concile de Nicée, en 787, au sujet du rôle et de l'importance

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de l'image à l'intérieur du culte. La querelle des iconoclastes et iconodules ne serait donc pas morte. Mutatis mutandis, nous serions en face de deux positions : celle de ceux qui voient dans l'audio-visuel la trace et la marque du réel, et celle de ceux qui pensent que le langage iconique est valable pour l'éducation des pays peu développés, mais inutile et nuisible à l'intérieur des sociétés déjà cultivées. En fait, dans les deux cas, actuellement, la présence de l'audiovisuel est sensiblement différente selon qu'il s'agit du secteur grand-public ou du secteur éducation. 2. Aspect

qualitatif

D'un point de vue qualitatif, l'audio-visuel n'a pas dans l'école le même aspect que dans la société ouverte. Le cinéma et la télévision représentent des moyens d'information nouveaux qui se sont surajoutés aux anciens avec leur spécificité, sans toutefois entrer en conflit direct avec eux, même si, par la suite, ce phénomène a eu des incidences importantes sur l'organisation générale de l'information ou la diffusion de la culture. Dans l'école, par contre, l'introduction des nouveaux média se heurte à un système organique : la télévision, notamment, et le cinéma entrent en concurrence directe avec le maître puisque les uns et les autres se présentent comme vecteurs d'information. Situation très différente également quant aux finalités ; dans l'école, la mesure, même si elle est mal conçue, est au centre de toutes les activités : notes, examens, concours, classements, appréciations, etc. Ce que l'on recherche, même si l'on n'en connaît pas les critères d'évaluation, c'est l'efficacité ; il en va différemment dans le grand public où les sondages que l'on fait recherchent l'intérêt suscité par tel programme et non le coefficient de passage de l'information. Enfin l'audio-visuel est libre dans le secteur « grand public » ; il est au contraire sur programme dans le secteur « scolaire ». Qu'une émission de télévision présente des faits qui ne sont pas « inscrits au programme » et toute l'organisation scolaire s'émeut ! Ces différences quantitatives et qualitatives sont suffisantes pour que l'on analyse et l'on traite d'une façon spécifique l'audiovisuel en éducation. La littérature abonde en la matière, mais se référant à un corpus de techniques élémentaires, elle n'a pas échappé aux balbutiements d'une analyse trop globale et trop sommaire, et il semble que l'approche traditionnelle de l'audio-visuel ait constitué aux

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audio-visuelle

en

éducation

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plans de la production et de l'utilisation (utilisation conçue comme enseignement par et enseignement de), une entrave majeure à un véritable développement. Il

Approches traditionnelles

1. L'audio et le visuel : une classification

sensorielle

On peut hésiter à classer sous la même rubrique des « choses » aussi différentes que le laboratoire de langues, la télévision, le cinéma, le disque. Or tout cela est, grosso modo, considéré comme de Y audio-visuel. Un premier niveau d'analyse conduit à repérer les moyens audio, les moyens visuels et les moyens audio-visuels. On arrive ainsi à classer dans les moyens audio : la bande magnétique son, le disque, la radio ; dans les moyens visuels : la diapositive, le film 8 mm muet, les transparents pour rétroprojecteur, etc. (avec une subdivision entre ce que l'on appelle projection fixe et projection animée). Enfin on considérera comme moyens audio-visuels des combinaisons libres : par exemple, radio + diapositives (système radiovisión), diapositives + bande magnétique (montage sonorisé), ou systématiques : télévision, film sonore, etc. Cette analyse présente deux inconvénients : — elle permet d'abord de classer dans l'audio-visuel un peu tout et conduit à la question traditionnelle : « mais alors le professeur qui dessine une pomme au tableau et qui dit « ceci est une pomme » fait de l'audio-visuel ? » ; — en second lieu, elle exclut des phénomènes que communément on a tendance à ranger dans l'audio-visuel, comme l'affiche publicitaire, la bande dessinée, le photo-roman, etc. Le critère que l'on retient dans ces conditions est seulement un critère technique. On classera dans la rubrique « audio-visuel » l'image publicitaire présentée sur diapositive, mais on n'y classera pas la même image présentée en grand format dans la rue. On peut donc estimer que cette analyse ne rend pas compte, ni en extension, ni en profondeur, du phénomène. 2.

Souplesse

et rigidité

: une classification

fonctionnelle

En vérité, la problématique de l'audio-visuel ne se situe pas au niveau des moyens : l'approche par ce biais reste stérile pédagogiquement. L'examen de la nature et de la fonction des messages audio-visuels, par contre, semble plus pertinent. La distinction entre souplesse et rigidité trouve dans l'application pédagogique des échos importants. Un ensemble de diaposi-

126

René La

Borderie

tives que le professeur utilise dans sa classe, au rythme qu'il juge bon, dans l'ordre qui lui convient, n'apporte pas de modifications fondamentales dans la relation maître-élève. Il en va tout autrement s'il s'agit d'une émission télévisée ou radiodiffusée, ou d'une bande magnétique de méthodes audio-orales ou audiovisuelles pour l'enseignement des langues. Lorsque l'ordre et le rythme des documents audio-visuels sont fixés une fois pour toutes, sans qu'il y ait possibilité d'intervention en cours de diffusion, ou lorsque cette intervention est à l'initiative de l'élève (laboratoire de langues vivantes par exemple), le rôle du professeur dans la classe et l'attitude de ses élèves ne sont plus ceux que l'on rencontre dans un système pédagogique traditionnel. De ce point de vue, on pourrait qualifier de servîtes les moyens audiovisuels souples et d'autonomes les moyens audio-visuels rigides. Les moyens autonomes assument totalement, à eux seuls, une partie de la pratique pédagogique ; ils déterminent une nouvelle technique d'enseignement, tandis que les autres, liés à des pratiques pédagogiques existantes, ne constituent que des auxiliaires d'une technique d'enseignement qui peut être tout à fait traditionnelle. La diapositive ou le disque n'apportent que des éléments, en eux-mêmes peu significatifs, d'un message pédagogique dont l'enseignant crée réellement la structure. Les moyens autonomes ont déjà leur structure, leur démarche, leur progression. En ce sens, il convient d'étendre cette notion à des moyens non audio-visuels, par exemple aux programmes (au sens d'instruction programmée). Ceci conduit à penser qu'il existe à ce sujet deux séries de problèmes : ceux qui relèvent de la nature pédagogique du message (autonomie) et ceux qui relèvent de sa nature sémiologique (code verbal et code iconique combinés ; ou encore code verbo-iconique). Toutefois, cette analyse est elle-même liée à un certain état de la technique, car les moyens dits autonomes pourront être prochainement utilisés comme serviles grâce à l'apparition de moyens nouveaux tels que EVR, video-cassettes, video-disques, etc. Ces nouvelles techniques supprimeront les contraintes extrinsèques d'horaire et de programmation qui actuellement sont inhérentes au moyen lui-même. Le circuit intégré de télévision dans les établissements scolaires permet non seulement la suppression de ces contraintes mais encore, d'un point de vue intrinsèque, l'ajustement interne du message à la problématique du public cible. A titre d'exemple, une émission de télévision scolaire sur « La forêt », diffusée sur antenne le vendredi de 1 4 h à 1 4 h 2 5 , pourra être mise en mémoire sur bande magnétique, diffusée et rediffusée quand bon semblera au groupe de professeurs et d'élèves utilisateurs, à un rythme qui pourra être différent de

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celui initialement prévu (arrêt sur l'image, segmentation) et éventuellement ajustée aux motivations propres aux élèves, par exemple par la présentation, au sein même de l'émission originale, de quelques diapositives (éventuellement fabriquées par les élèves) sur la forêt des Landes, s'il s'agit des Landes, sur les Ardennes, ou le Périgord, etc. En d'autres termes, une nouvelle technique peut permettre d'assouplir un message rigide par nature. La distinction entre moyens serviles et moyens autonomes est elle-même liée à l'état des moyens techniques et n'est donc pertinente que momentanément. III

Pour une approche systématique : les média et les messages

1. Le

médium

La proposition de Marshall Me Luhan : « Le médium c'est le message » reflète à la fois le résultat d'une analyse très pertinente et l'expression d'un point de vue communément répandu selon lequel les moyens seraient en même temps les machines, les documents, les méthodes. Un premier effort consistera à dégager les différents paramètres qui interviennent dans les média ; la distinction liminaire est celle qui existe entre les machines et les messages. Nous conviendrons que les machines constituent l'élément essentiel de ce que nous appellerons le médium. Le médium peut s'analyser en différents éléments : a) Le support : organisme matériel sur lequel est inscrit le message ; b) Le canal : organisme de transmission de l'information (inscrite sur le support lorsqu'il existe) ; c) Le lieu : ensemble des paramètres historique, sociologique et géographique qui déterminent la situation du récepteur. Le canal lui-même peut être analysé comme composé : • d'un lecteur ; • d'un vecteur ; • d'un terminal. Exemple 1 : Télévision sur antenne a) Support : • pas de support dans le cas du « direct » ; • bande magnétique dans le cas de l'enregistrement magnétoscope ; • pellicule (support chimique) dans le cas de l'utilisation du télé-cinéma.

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b) Canal : • lecteur — pas de lecteur dans le cas du « direct » ; — magnétoscope dans le cas de l'enregistrement bande magnétique ; — projecteur cinéma dans le cas de télé-cinéma ; • vecteur — ensemble des appareils de codage électronique et de transmission par faisceaux ; • terminal — le poste récepteur TV. c) Lieu : — réception domestique (ou réception scolaire) ; — public libre ou public captif ; — moment. Exemple 2 : Affiches publicitaires a) Support : — papier. b) Canal : — degré 0 (le support et le terminal sont confondus). c) Lieu : — rues, couloirs, métro, etc. ; — public libre ; — moment indéterminé. Ces deux cas montrent une différence très importante au niveau du canal. Elle relève du mode de lecture ; nous distinguons : a) lecture directe (support et terminal confondus), b) lecture assistée. Distinguons encore entre une lecture directe occasionnelle (examen d'une diapositive ou d'une bande filmée par transparence) et une lecture directe normale (affiche) ; entre une lecture assistée normale (film), indispensable (bande magnétique) ou occasionnelle (examen d'un document sur support papier, au télé-lecteur). 2. Le message Le medium véhicule donc un message. Nous proposons la définition suivante du mot « message » : « modulation du medium établie selon un code et constituant le signifiant d'une information ». Cette définition rejoint d'ailleurs la proposition de Me Luhan dont nous sommes partis, « le medium c'est le message ». Le message, dans cette perspective, est considéré comme un phénomène physique dont les variables sont codées. Il peut y avoir

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des messages secrets (accidentellement comme l'écriture étrusque, ou délibérément) mais il ne peut pas y avoir de messages sans code. Le message est plus ou moins secret, selon l'importance du nombre des personnes qui connaissent le code. Seules, en effet, les personnes qui connaissent le code peuvent recevoir l'information. Dans le cas de signes gravés sur un bloc de pierre, le medium est la pierre elle-même (lecture directe). Cette pierre est modulée (modification temporaire) dans la mesure où elle a été transformée par la gravure d'un certain nombre de signes et où l'existence de ces signes n'est pas liée à la nature de la pierre. Cette gravure est établie selon le code que possédait le graveur et elle correspond à une information que le graveur transmet à ceux qui connaissent ce code et qui sont dans un lieu permettant la perception des messages. Mais, de même que le message est une modulation du medium, le medium lui-même module le message. L'ensemble des éléments qui constituent le medium peuvent être considérés comme autant de filtres qui peuvent soit développer, soit réduire certains paramètres de la modulation que constitue le message. L'exemple le plus simple est celui d'une émission de télévision couleur reçue sur un poste noir et blanc. 3. Les messages audio-visuels sont-ils codés ? S'agissant de messages visuels composés d'éléments iconiques (images) il est important, en matière d'éducation, de savoir si ces éléments doivent être considérés comme des représentations codées ou simplement comme une pseudo-présence de la réalité. S'agissant d'une pseudo-présence, les codes de lecture de ces messages seront identiques au code de perception du réel et par conséquent, il ne paraîtra pas utile de les enseigner. On pourra donc affirmer qu'il est possible d'enseigner ou d'informer par l'audio-visuel sans enseigner l'audio-visuel. Si, au contraire, il apparaît que les éléments du message audiovisuel sont codés et qu'ils sont une expression et non une pseudoprésence de la réalité, il est clair qu'il faudra enseigner les codes avant d'utiliser les messages. Ce problème est fondamental et d'autant plus pertinent qu'est plus grand, pour le moins quantitativement, le pouvoir des moyens de communication.

René La Borderie

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IV

Le message audio-visuel : approche sémiologique

1. Le signe iconique : nature et traitement diégétique)

(iconique,

cinétique,

D'un point de vue externe, les messages audio-visuels sont organisés en discours, c'est-à-dire qu'ils résultent de la sélection et de la mise en relation d'éléments qui ont une signification narrative ou dramatique et qui peuvent représenter des fictions. Ces fictions d'ailleurs peuvent être de deux ordres, soit que l'on utilise des éléments du réel et qu'on les organise pour rapporter des choses qui ne se sont jamais déroulées (le vrai utilisé pour dire la fiction), soit que l'on utilise des éléments qui ne se sont jamais déroulés pour signaler un phénomène ou un problème réel (la fiction utilisée pour dire vrai) : c'est ce que l'on a pu appeler le « mentir-vrai » 1 ou encore, pour utiliser l'expression du réalisateur italien Ansano Giannarelli : « la métaphore du réel »2. Les codes rhétoriques, souvent semblables à ceux que l'on rencontre dans les discours littéraires, ont fait l'objet d'études assez poussées. Par contre, les codes sémiologiques sont encore assez peu connus et, mis à part quelques travaux importants comme ceux de L. Prieto, U. Eco, Ch. Metz, ou du groupe ICAV de Bordeaux 3 , peu d'études approfondies ont été faites jusqu'à ce jour. Toutefois quelques éléments fondamentaux paraissent actuellement à peu près clairs. A la différence du signe verbal qui est conventionnel (ou arbitraire), le signe-image, que l'on appellera signe iconique, a la particularité de « ressembler » en quelque sorte à ce qu'il représente ; on dit qu'il est motivé (fig. 1). Le mot « chat » ne ressemble à aucun chat tandis que la photo d'un chat ressemble à ce chat. On voit tout de suite que ce qui est vrai pour la photo, l'est moins pour un dessin comme celui qui est représenté sur la figure. En effet, le dessin d'un chat peut ressembler à un chat quelconque et non pas à un chat particulier, à la différence de ce qui se passe pour une photo. Par le traitement de l'image, on peut donc arriver à un certain niveau de généralité et même, en un certain sens, d'arbitraire dans la mesure où, pour représenter un chat, plusieurs types de dessins, très différents les uns des autres, sont possibles. Ce traitement de l'image, nous conviendrons de l'appeler le traite1. Exemple, « De la belle ouvrage », film TV écrit et réalisé par Maurice Failevic (2e chaîne, 13 octobre 1970). 2. Film « Sierra Maestra ». 3. J. PRIETO, Messages et signaux, Paris, 1966 ; U. Eco, La struttura assente, Milano, 1968 ; ouvrages collectifs sous la direction de R. LA BORDERIE, Le monde des images, Bordeaux, 1969 et Message 1, Bordeaux, 1970.

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ment iconique. Le phénomène du traitement iconique nous amène donc à ne pas opposer aussi catégoriquement qu'on pouvait le penser à l'origine, le signe motivé et le signe arbitraire.

LE CHAT ARBITRAIRE

MOTIVE

SIGNE V E R B A L ET S I G N E

ICONIQUE

FIGURE 1.

Les discours iconiques, pas plus que les discours verbaux, ne se limitent à la simple présentation d'éléments. Le propre du discours est précisément la mise en relation et la formulation de ces relations. La figure 2 montre que, dans ce cas, le discours verbal impose une structure syntaxique et n'en tolère qu'une : le chat regarde la souris. Par contre, le discours iconique appelle une structuration syntaxique et peut en admettre plusieurs : le chat regarde la souris ; la souris fuit devant le chat ; ce chat est un chat d'opérette il ne croque même pas la souris ! etc.

LE CHAT REGARDE LA SOURIS L A STRUCTURATION SYNTAXIQUE IMPOSEE EST INCLUSE DANS LE MESSAGE.

LA STRUCTURATION SYNTAXIQUE SOLLICITEE N'EST PAS INCLUSE DANS LE MESSAGE.

ENONCE V E R B A L ET ENONCE FIGURE 2.

ICONIQUE

132

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Mais là encore on peut imaginer un discours iconique où interviendraient des éléments signifiant de façon non ambiguë le type de relation qui existe entre le chat et la souris : par exemple, ici un gros plan sur les yeux du chat suivi d'un plan moyen sur la souris. On voit donc comment la distinction trop nette, que l'on aurait tendance à faire, ne peut être maintenue à un certain stade de l'analyse. D'une façon générale, on peut considérer que le traitement iconique concerne les modifications apportées à la ressemblance de l'image avec l'objet représenté. Le traitement iconique a pour effet de mettre en relief les traits pertinents et d'effacer, au moins temporairement, les variables facultatives. Comme exemple de traitement iconique, citons : suppression ou adjonction de couleur, suppression ou adjonction de traits, suppression ou adjonction dans l'environnement, distorsion dans les échelles et les proportions, charges, soulignements, schématisations, etc. Le traitement iconique qui fait que l'image ne ressemble pas exactement à l'objet représenté réduit artificiellement la polysémie du message. Un traitement du même type peut être opéré sur le mouvement dans l'image, nous l'appellerons traitement cinétique. On a souvent utilisé ce procédé dans les films éducatifs, notamment dans le cas du ralenti ou de l'accéléré (décomposition de mouvements rapides ; resserrement de mouvements très lents : éclosion d'une fleur). Ralenti et accéléré ne sont pas les seuls aspects du traitement cinétique : le mouvement peut être soit supprimé (cas du plan fixe unique dans une séquence), soit suggéré (séquence en plans fixes comme dans le film « La Jetée » de Chris Marker), soit symbolisé, comme on le voit fréquemment par exemple dans les bandes dessinées. Traitement cinétique et traitement iconique, surajoutés au traitement diégétique (c'est-à-dire qui concerne le rapport entre le temps de la narration et le temps narré et que l'on rencontre dans tous les types de discours), apportent dans le message visuel un certain nombre de distorsions par rapport à la représentation exacte de la réalité, et le constituent en système de signes. 2. Traitement stochastique du message audio-visuel Si, pour la commodité, nous avons séparé le langage verbal et le langage iconique, il faut reconnaître que le plus souvent les deux sont associés et que la structuration appelée par le message iconique peut être très souvent apportée (soit en complément, soit

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audio-visuelle en éducation

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en redondance, soit en contrepoint) par le discours verbal. Cette association d'un système de signifiants faibles (c'est-à-dire appelant de la part du récepteur une certaine structuration) et d'un système de signifiants forts (apportant déjà une structuration pré-établie) offre une gamme très ouverte de possibilités de processus internes d'interrogation, d'appels et de réponses. Les messages verbaux n'admettent, en général, qu'un nombre restreint d'interprétations, ils tendent vers une certaine monosémie : ils sont fermés ; les messages iconiques admettent, en général, un nombre assez grand d'interprétations, ils tendent vers la polysémie : ils sont ouverts. Il faut noter cependant que les messages verbaux peuvent s'ouvrir dans le cas où ils sont faiblement structurés (sur le plan de la cohérence sémantique ou syntaxique), comme dans certaines formes de poésie, et que les messages iconiques peuvent se fermer à la suite des traitements propres à l'image (traitements iconique, cinétique et diégétique). Le tableau de la figure 3 montre les différentes combinatoires que l'on peut obtenir dans un message audio-visuel. On notera que, dans ce tableau, nous avons mis dans le même cadre les éléments verbaux sonores et écrits et dans un autre cadre le bruit et l'image vue (que l'on peut considérer, l'un et l'autre, comme étant de nature iconique au sens étymologique du terme). Les critères de classification sont donc l'arbitraire (pas de ressemblance entre le signifiant et le signifié), qu'il s'agisse de son ou d'image vue, et le motivé. Par contre on voit ici que, sous cet angle, la description audio-visuelle n'est plus pertinente car, dans les deux cadres, on trouve de l'audio et du visuel. On peut en conclure provisoirement que le mot « audio-visuel » lui-même a constitué un des obstacles à l'analyse du phénomène, dans la mesure où il a entraîné les recherches sur une voie non pertinente au niveau sémiologique. Les quatre combinatoires présentées dans la figure 3 constituent ce que l'on pourrait appeler les variables du traitement stochastique d'un message, c'est-à-dire des probabilités de réception homogène ou hétérogène dans un milieu déterminé. En effet, une combinatoire fermé/fermé déterminera un message de type monosémique qui sera probablement reçu de façon identique par tous les membres d'un milieu homogène. Une combinatoire ouvert/ ouvert déterminera un message qui sera probablement reçu de façon très personnalisée et hétérogène dans un milieu homogène (ici nous pourrions parler du phénomène de connotation). En effet, un message ouvert appelle une structuration que chacun fera en fonction de sa problématique propre, de sa culture ou de ses intérêts.

René La Borderie

134 SIGNES

ARBITRAIRES

SIGNES

I V E R B A L

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ICONIQUE

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+

DIDACTIQUE

OUVERT

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oóTRAITEMENT

COMBINAISON COMBINAISON COMBINAISON COMBINAISON

STOCHASTIQUE 1 - RENFORCEMENT E - CONTRASTE 3 - CONTRASTE 4 - RENFORCEMENT

(IN

DU

MESSAGE

DIDACTIQUE/FERME DIDACTIQUE/OUVERT POETIQUE/FERME POETIQUE/OUVERT

+ + _ _

+ — + _

FIGURE 3.

Quant au message ouvert/fermé, il est le propre de la dialectique de l'appel et de la réponse ; sollicitant l'intérêt par l'interrogation que comporte le message ouvert, il apporte en même temps l'information fermée qui en réalité est sa vraie finalité. On voit l'utilisation que l'on pourrait faire de ceci en pédagogie et comment on peut jouer, soit sur l'ouverture (motivation), soit sur la fermeture (information didactique), soit sur les deux. On voit également quels sont les pièges que ces messages pourraient nous tendre si nous n'en connaissions pas les lois de composition, et combien il serait aliénant de constituer une masse de récepteurs inconditionnels d'informations faites et étudiées pour nous conditionner.

La communication 3.

Les relais

audio-visuelle en éducation

135

d'information

Or, précisément la dialectique ouvert/fermé est typiquement utilisée en publicité, par l'utilisation de ce que nous appellerons des relais d'information (fig. 4). On en trouve des exemples si nombreux qu'il est inutile d'en présenter. Ainsi de l'utilisation de la représentation de la Joconde pour la vente des perruques « Mona Lisa ». La Joconde suscite chez nous une évocation de signes culturels liés à une certaine conception de l'esthétique : nous sommes donc en quelque sorte « accrochés » par l'image où chacun d'entre nous peut rencontrer un signe de lui-même ; mais le véritable objet de l'information, c'est « Perruques Mona Lisa » et cette information passe d'autant mieux qu'elle se situe sur le même message qui a pour but de nous sensibiliser. Message ouvert : la Joconde ; message fermé : « Perruques Mona Lisa ». L'un permet à l'autre de passer. La fonction du relais peut être rapprochée de ce que Jakobson appelle la fonction « phatique », ou fonction de contact. Elle permet la réalisation de la fonction « conative », ou fonction de persuasion.

A - FONCTION DE CONTACT (PHATIQUE) PLAN DU "RELAIS"

ELEMENT A (EXPRESSION)

B - FONCTION DE PERSUASION (CONATIVE) PLAN DE L'INFORMATION

ELEMENT A (CONTENUS DENOTATI F ET CONNOTATIF)

ELEMENT B (EXPRESSION ET CONTENU)

I - PLAN DU MESSAGE

RELAIS

J

0

II - PLAN DU RECEPTEUR

INFORMATION

L'élément A de I (message) peut être considéré comme signifiant de l'élément A de II (récepteur). En ce sens, le récepteur trouve dans le message un signe de son système de références culturelles. On peut donc dire que la forme de l'élément A du plan I est une forme vide qui assume le contenu de l'élément B de I. FIGURE 4.

La fonction de contact est à la fois euphorisante et sécurisante, dans la mesure où l'homme, selon le propos même de Roland Barthes, aime les signes et les signes clairs. Elle revêt aussi un aspect moral, dans la mesure où l'homme qui reçoit le message y reconnaît un certain nombre de valeurs qui sont les siennes.

136

René La

Borderie

Ainsi le message ouvert du relais détermine chez le récepteur du message une ouverture qui le prédispose à recevoir l'information prévue, à laquelle, du même coup, sont attribuées les valeurs reconnues dans le message ouvert. La publicité d'ailleurs n'a pas seule utilisé ce système et on le rencontre fréquemment dans le domaine de la propagande politique ou de la propagande tout court. On peut classer sommairement les relais selon leur durée : certains sont éphémères c'est-à-dire qu'ils ne sont utilisés qu'autant que dure le mythe sur lequel ils s'appuient. D'autres, au contraire, sont permanents lorsqu'ils s'appuient sur des mythes universels tels que, par exemple, la culture générale, la religion, l'honneur, l'érotisme, etc. (c'est ainsi qu'on pourrait donner à propos de la présence de l'érotisme en publicité une autre interprétation : l'érotisme n'est pas dans les images, mais en nous et nous y sommes d'autant plus sensibles que nous reconnaissons sur les images le signe du phénomène qui est profondément inséré dans notre vie intime). D'autre part, les relais sont souvent construits en cascades, c'est-à-dire qu'ils se renforcent au fur et à mesure de leur utilisation et qu'ils renforcent le mythe qu'ils utilisent, d'autant plus qu'ils sont souvent employés (ainsi par exemple on peut dire aussi que l'utilisation de l'érotisme en publicité a exacerbé l'érotisme qui était en nous). L'utilisation des signes ne se fait jamais impunément ; on a trop souvent tendance à jouer avec eux, comme avec le feu. C'est une raison de plus pour enseigner dès l'école leur fonctionnement. Cette analyse des messages permet de repérer essentiellement trois composantes de l'audio-visuel : a) L'iconicité ; b) Le traitement ; c) La combinatoire. En isolant le message du médium, nous avons considéré séparément les facteurs qui, le plus souvent, restent confondus. Nous avons ouvert des perspectives plus larges de combinatoires plus variées, et par conséquent affiné les définitions possibles des différents media, ou des systèmes multi-media, pour des situations pédagogiques déterminées. V

Hypothèses pour une pédagogie audiovisuelle

Pour la pratique pédagogique toutefois, media et messages restent combinés et indissociables dans le phénomène communication audio-visuelle.

La communication

137

audio-visuelle en éducation

Comment, à partir des analyses précédentes, peut-on envisager les grandes lignes de ce que serait une pédagogie audio-visuelle ? 1. Le langage iconique comme base de l'enrichissement gage verbal

du lan-

La communication verbale suppose que l'ensemble des signes (répertoire) utilisés par l'émetteur soit inclus dans l'ensemble des signes connus du récepteur. On parvient à augmenter le nombre de signes du récepteur en proposant des relations nouvelles ou des articulations sémiques différentes. Mais cette procédure est peu économique car, sauf pour des cas élémentaires (par exemple : « tous les animaux à quatre pattes — signe connu — sont des quadrupèdes » — signe nouveau), le nombre de signes explicatifs est très grand. En outre, les variations de la fréquence d'usage chez les différents récepteurs provoquent des variations de la sémantique du message (accommodation informationnelle). Les messages audio-visuels font appel à un répertoire iconique non catégorisé et reconnaissable selon des codes mêmes de perception du réel. Ils peuvent être l'occasion d'augmentation de signes verbaux (utiles pour la communication interindividuelle) ou de fixation du référentiel (suppression des distorsions au niveau de l'accommodation informationnelle). 2. Modification

des rapports

pédagogiques

Le langage verbal, phénoménologiquement différent de la réalité qu'il exprime, crée en quelque sorte une situation de dissimulation : une pédagogie du dissemblable. Le langage audio-visuel où s'articulent des signes entretenant avec le réel des rapports analogiques et organisés selon des critères d'exposition pédagogique, crée une situation de simulation : une pédagogie du semblable. Dans le cas d'une pédagogie traditionnelle (précepteur humain et communication verbale), l'intermédiaire est de même nature que l'informé ; dans le cas d'une pédagogie de simulation, l'intermédiaire (le message) est de même nature que l'objet de l'information : il constitue une étape logique vers le réel (fig. 5 et 6). 3. Communication

de masse et communication

audio-visuelle

Si nous nous référons au modèle pédagogique, nous pouvons distinguer les trois situations suivantes (fig. 7), qui correspondent à trois niveaux de communications : a) La relation individuelle (système du précepteur) est celle du dialogue avec possibilité d'enrichissement mutuel, le maître

René La

138

Borderie

I

* # ?

FIGURE 5.

INTERMEDIAIRE DE MEME NATURE BUE L'INFORMÉ

b

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FIGURE 6.

INTERMEDIAIRE DE MÊME NATURE QUE L ' ORJET DE L ' INFORMATION

A

A B C -

! n



COMMUNICATION 1/1. DIALOGUE. COMMUNICATION 1/40. TYPE CLASSIQUE. PUBLIC CAPTIF. COMMUNICATION DE MASSE. PUBLIC LIBRE. FIGURE 7.

140

René La Borderie

apportant à l'élève un certain nombre d'informations et l'élève pouvant, à tout instant, tenir le maître informé de son niveau de compréhension, de critique, d'acceptation ou de refus. b) Un autre type de relation très connu est celui que nous pouvons appeler relation « classique » : un maître s'adressant à trente ou quarante élèves. Il faut noter à ce sujet que l'écart numérique entre les informateurs et les informés détermine le renforcement du pouvoir de l'informateur qui ne pourrait en aucun cas faire face à la critique de chacun de ses élèves. C'est ainsi que se sont trouvés confondus historiquement en la seule personne du maître, le savoir et le pouvoir. Toutefois, cette communication de type « classique » est régulée par une sorte de feedback dans la mesure où le professeur peut évaluer le coefficient de passage de l'information, en même temps, ou presque, qu'il la donne. Mais ce feedback reste interne au groupe éducateur : il ne permet pas l'asservissement (et donc la régulation) du système éducatif au macro-système socio-économique et culturel. c) Lorsqu'il s'agit, au contraire, d'un système de communication de masse, ce pouvoir (qu'une longue tradition associe au savoir) est concentré entre les mains d'une équipe restreinte et s'exerce sur un nombre illimité d'individus. Mais, dans la plupart des cas, aucune liaison de feedback immédiat n'existe et les effets de la communication ne peuvent être mesurés que beaucoup plus tard et, par conséquent, ne le sont pratiquement jamais. On peut toutefois noter deux exceptions à cela : c'est le cas lorsque les messages sont prétestés avant diffusion (notamment dans le système d'enseignement par télévision mis au point au Centre Pédagogique de Bordeaux) et celui où le message est produit en présence d'un groupe témoin, considéré comme représentatif de l'ensemble des récepteurs et pouvant influer sur l'orientation ou le déroulement du message en cours d'élaboration. L'un des paramètres essentiels de la communication de masse est l'absence d'un réel feedback, résultant de l'absence et de la non-disponibilité de l'émetteur du message face à son récepteur. Cette absence revêt moins d'importance lorsqu'elle est compensée par la présence — ou la simulation — de l'objet de l'information. Le feedback concerne en grande partie, dans la pédagogie traditionnelle, le décodage ; le langage verbo-iconique, en quelque sorte, porte en lui sa propre régulation, dans la mesure où les éléments simulés et faiblement codés (langage iconique) peuvent constituer le point de départ et le point de retour des éléments fortement codés (langage verbal). C'est en ce sens que l'on peut chercher la raison d'une équivoque trop fréquente qui tend à confondre communication de

La communication

audio-visuelle

en

éducation

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masse et audio-visuel, quand il s'agit au contraire de l'association en un même phénomène de deux aspects qualitatifs de la communication : a) La non-présence de l'émetteur face au récepteur ; b) Le codage du message en un système réduisant la part d'information verbale (propre à l'émetteur présent) au bénéfice de l'information iconique (simulant l'objet de l'information). VI

L'audio-visuel : mode ou nécessité ? Problèmes de rentabilité

On pourrait conclure que deux hypothèses sont possibles : ou bien, effectivement, on utilise les moyens audio-visuels pour l'information des hommes, soit en milieu scolaire, soit en milieu extrascolaire, et pour cela il est particulièrement important d'enseigner les codes qui les régissent ; ou bien on n'enseigne pas par les moyens audio-visuels (à quoi bon nous compliquer la tâche ?), et par conséquent il est inutile d'enseigner leurs codes. Mais ce serait négliger le vrai problème, car enseigner par les moyens audio-visuels, ce n'est pas une question de mode, ce n'est pas l'abandon à une manie du jour, c'est une nécessité que l'on doit analyser au niveau de la rentabilité de l'éducation.

SYSTEME TRADITIONNEL D'ENSEIGNEMENT

I

RENTABILITE

LONGUE DISTANCE FIGURE 8.

René La

Bordeñe

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INVESTISSEMENT

AMORTISSEMENT

SYSTEME D'ENSEIGNEMENT A V E C COMMUNICATION DE MASSE

Il

RENTABILITE

GRANDE SURFACE FIGURE 9 .

La communication

audio-visuelle

en

éducation

143

Les figures 8 et 9 illustrent le système de rentabilité longue distance qui est le système traditionnel, et le système de rentabilité grande surface qui est celui de la communication de masse. Le système de rentabilité longue distance est fondé sur la relation classique de communication (fig. 7), c'est-à-dire d'enseignement par un homme à un groupe restreint d'élèves. On peut imaginer que l'investissement constitué par la formation spécifique du professeur est amorti au bout de sa carrière, c'est-à-dire au bout de 40 ans. Si ce professeur a 5 classes de 40 élèves, il aura donné N informations à 200 élèves pendant 40 ans, c'est-à-dire N informations x 8 000 élèves/année. Or, entre le début et la fin de sa carrière, l'adaptation des connaissances et des méthodes du professeur aura suivi, dans le meilleur des cas, une courbe très lente. En effet, le professeur n'est que le spécialiste de la transmission d'une matière et non le spécialiste de cette matière, et il n'est pas, comme les vrais spécialistes, contraint à un recyclage permanent imposé par la loi de l'évolution économique et culturelle. Par contre, la pente de la courbe du progrès social et économique est, elle, très rapide. Il y a donc nécessairement un déphasage progressif de l'enseignement par rapport à la réalité. Le système de feedback, dont nous avons parlé plus haut et qui existe à l'intérieur du groupe maître-élève, n'est ordonné qu'à l'enseignement du maître, et ne permet en aucun cas l'adaptation à la vie extérieure. En ce sens, on peut dire qu'un système traditionnel d'enseignement est un système qui tourne en rond. Par contre, dans un système de rentabilité grande surface, l'information peut être diffusée à N X 8 000 élèves/année en un an dans le pire des cas, puisqu'un message distribué par les moyens de communication de masse peut toucher bien plus de 8 000 élèves à la fois. Ici, l'amortissement du message se fait en très peu de temps et la modification et l'adaptation à la problématique sociale économique et culturelle peuvent être pratiquement permanentes. En outre si, dans un système de rentabilité longue distance, le professeur enseigne seul, c'est-à-dire dans le cadre d'une étroite mono-disciplinarité, lorsque l'on utilise des moyens de communication de masse, les contraintes même de production nécessitent la constitution d'une véritable équipe de production pluri-disciplinaire, dans laquelle nous rencontrerons des spécialistes de matières enseignées, des spécialistes de matières connexes, des psychopédagogues et des élèves. Ensuite, après la réception des messages, il sera nécessaire de procéder à une intégration et une socialisation des connaissances, et c'est là qu'interviendra le travail de groupe non directif, ouvert.

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René La Borderie

A ce niveau-là, on aura enfin distingué entre le savoir et le pouvoir et un véritable dialogue sera possible. Ainsi, une véritable pédagogie audio-visuelle, ce n'est pas simplement une pédagogie qui utilisera des moyens audio-visuels, mais au contraire, un système dans lequel seront appelés à participer non seulement des enseignants (d'ailleurs que seront-ils ?) mais tous les membres de la société.

ANNE-MARIE

THIBAULT-LAVLAN

LA COMMUNICATION AUDIO-VISUELLE : POUR UNE PSYCHOSOCIOLOGIE DU SPECTATEUR D'IMAGES

Il était jusqu'à présent d'usage que les recherches en ce domaine soient orientées en fonction de l'objet étudié : depuis de nombreuses années déjà, on consultait les spécialistes du cinéma, de la publicité ; plus récemment se sont fondés des centres de recherches sur la télévision ou les bandes dessinées. Bien entendu, les cloisons étaient étanches entre ces différents groupes ou écoles et de même les relations avec les arts, l'esthétique expérimentale ou la psychologie demeuraient, sinon inexistantes, du moins fort ténues. Il semble désormais que, selon l'expression de Christian Metz, « les vrais partages pourraient bien être ailleurs ». Aussi, notre propos aujourd'hui n'est-il pas d'apporter « des résultats » dans le domaine de la communication de masse, mais de présenter plutôt un nouveau mode d'approche des problèmes rencontrés. Toutefois, il paraît d'abord nécessaire d'évoquer certaines théories récentes sur la civilisation de l'image et ses conséquences culturelles, afin de mieux définir les termes du débat. 1. Me Luhan. Les thèses retentissantes de Marshall Me Luhan sont bien connues : sous l'influence de l'information électronique, dit-il, chacun de nous est engagé dans les affaires d'autrui, « il n'y a plus de murs entre les groupes d'âge, les groupes techniques, les groupes familiaux, nationaux, les économies... ». Nous vivons désormais dans un « village global », et nous devons nous adapter à ces nouvelles proximités et adopter ces nouvelles relations. La publicité joue à cet égard un rôle tout à fait remarquable, car « elle vise à travers chacun des consommateurs tous les autres, et chacun à travers tous les autres..., à travers une complicité, une collusion immanente, immédiate au niveau du message, mais surtout au niveau du médium lui-même et du code », selon les termes de Jean Baudrillard.

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Anne-Marie

Thibault-Laulan

On voit alors que la communication atteint le plus haut degré jamais obtenu par le consensus des consommateurs d'images ; les mass media atténuent les différences, abaissent les frontières, permettent à chaque individu, à chaque instant de vivre au contact de ses semblables. 1.1. Caractères spécifiques. Quels sont les effets de cette extraordinaire promiscuité ? Si nous laissons de côté la presse écrite et la radiodiffusion pour ne retenir que les moyens de communication spécifiquement visuels, nous constatons la prééminence de la vue sur les autres organes des sens ; plus riche en informations que le tact et l'ouïe, disposant de prolongements techniques incomparables et quasi illimités, son registre est si vaste qu'elle fait de nous des demi-dieux, doués sinon d'omnipotence, tout au moins d'omniprésence. Mais encore faut-il s'interroger sur la valeur de présence de l'image dans notre civilisation mécanique. 1.2. Quasi-immédiateté. Un premier caractère spécifique est la quasi-immédiateté de l'information. Grâce à l'électronique, le monde entier, en même temps que ceux qui y assistent physiquement, peut voir le parachute de la cabine Apollo se déployer dans le ciel ; le pape Paul vi, en communion avec des centaines de milliers d'hommes, participe, grâce à son écran de télévision, à la finale de la Coupe mondiale du football. Il n'y a plus de riches ou de pauvres, de tribunes d'honneur ou de strapontins ; aucun journaliste, aucun savant, aucun officiel ne s'interpose entre l'événement et moi, entre ce visage et moi. Je participe de toutes mes forces, je m'approprie ces faits, ces gestes. La « supériorité » des techniques visuelles (télévision) sur les auditives (transistors) provient, répétons-le, de la suprématie de la vue sur l'ouïe, tout au moins dans les civilisations industrielles. Le décalage du temps est devenu imperceptible, mais surtout personne ne vient jouer les médiateurs entre le monde et moi. 1.3. Quasi-simultanéité. Un second caractère spécifique des moyens de communication électroniques est la quasi-simultanéité de la diffusion. Avec l'Eurovision, puis la Mondovision, l'humanité un instant réconciliée contemple la démarche maladroite d'un des siens sur la Lune. Des villes, des nations, des continents peuvent désormais communier dans une même allégresse. Inversement, et plus fréquemment, la violence, la révolte, la honte saisissent à la gorge, au même instant, des groupes d'hommes qu'aucune assemblée n'aurait pu réunir. Nous tenons, devant nos récepteurs, des meetings permanents et le monde fait irruption chez nous. Il semble donc que nous disposions, à l'heure actuelle, du plus extraordinaire instrument de communication jamais imaginé, et,

Une psychosociologie du spectateur

d'images

147

peut-être, d'une solution radicale à tant de problèmes politiques ou pédagogiques. 1.4. Fragilité. Cependant, un troisième caractère spécifique des mass média agit en sens opposé. La rapidité de disparition des messages émis, jointe au rythme de leur succession (la juxtaposition étant assez rare, car la publicité utilise plus volontiers la séquence que la répétition pure et simple), fait que nous sommes sollicités par une masse d'images extrêmement denses mais totalement incohérentes entre elles. Songeons au désarroi de la ménagère désireuse d'acheter une « bonne marque » de lessive ! « Parmi les différents degrés de présence d'un programme de télévision, d'un film, d'une émission publicitaire, il n'y a aucun lien, alors que chez les primitifs, c'est la totalité de l'expérience qu'on trouve interprétée par les mythes », écrit Enrico Fulchignoni. Il en résulte un affadissement de l'image et une très grande perte des pouvoirs qu'elle avait conquis. De spectateurs, nous devenons voyeurs, habitués à la quotidienne ration de drames, de rapts, de catastrophes. Nos enfants, à nos côtés, s'habituent très vite à contempler, l'œil sec, la détresse du monde. Mais, dira-t-on, c'est l'actualité elle-même qui est responsable de cet état de fait, et non les messages proprement visuels. Si la chose est incontestable, n'est-elle pas aggravée par la cadence rapide de succession des images à l'écran ou la juxtaposition sur le même mur d'affiches à caractère politique et d'autres qui prônent tel sous-vêtement masculin ? Ni l'intelligence, ni les sentiments ne peuvent réellement prendre en charge de tels messages. L'accumulation, la juxtaposition, l'incohérence font que l'homme contemporain n'est pas encore en mesure de s'orienter au milieu des manifestations du monde moderne. Loin du retour à la participation et à la pureté du monde primitif qui semblaient offerts, le cinéma, les affiches et la télévision ne nous proposent, en définitive, que des expériences fabriquées, une réalité « mondaine », où, selon l'expression de M. Me Luhan « le médium est le message » ; en d'autre termes, le message disparaît au profit du code, et les spectateurs n'ont qu'une illusion de communication, car ils ne contemplent que des ombres, ne participent qu'à des « mythes sans mythologie », selon l'expression de J. Cazeneuve. 2. Les psychosociologues. Aussi, ne faut-il pas s'étonner de trouver dans les travaux récents des psychosociologues, des réserves sur la valeur de communication des messages visualisés. 2.1. William Belson déclare par exemple : « ... fondamentalement, la communication par les mass média représente un processus largement plus difficile et plus menacé d'échec que les

148

Anne-Marie

Thibault-Laulan

émetteurs ne semblent le penser ». Aussi engagent-ils les chercheurs à se tourner résolument vers des recherches prospectives (planning studies) portant sur les connaissances actuelles des téléspectateurs, leurs attitudes, leurs secteurs d'ignorance. De même James Halloran déplore que les premiers travaux sur les media aient été influencés par une trompeuse conception de la vie sociale, « celle d'une vaste masse d'individus isolés, interdépendants de bien des façons mais manquant de buts communs ». On en concluait bien vite que les gens étaient susceptibles, sous l'influence des communications de masse, d'adopter n'importe quelle thèse proposée par l'émetteur. Pour échapper au ridicule de l'engouement aveugle comme de l'excessive défiance, il faudrait connaître non seulement le contenu exact des messages émis, mais aussi les habitudes, les types de relations, les prédispositions, l'expérience de base des récepteurs humains. Alors, et alors seulement il serait possible d'analyser, puis de prévoir les effets des plus modernes media sur la communication. 2.2. Abraham Moles, dans un des schémas de l'ouvrage Sociodynamique de la culture, montre clairement la place de tous les media dans le circuit culturel, et également ce qui distingue les visuels des autres. A l'entrée du tableau, certains faits bruts, soit prévisibles à l'avance (cas de la télévision), soit jugés intéressants par un correspondant de presse ou un témoin qui alerte une agence, prennent valeur de « fait » ou d ' « événement ». Avant de parvenir au public, ils subissent toute une série de transformations subtiles, ignorées par la très grande majorité. On ne répétera jamais assez que la prétendue objectivité de la photographie, du cinéma, de la télévision est un leurre, que jamais un document, un témoignage n'est « direct » *. Les tables de valeurs sociales, l'auto-censure des journalistes, les directives de l'ORTF d'une part ; les nécessités techniques de l'enregistrement, le souci du rendement ou de l'audience, d'autre part, autant de grilles et de laminoirs à travers lesquels s'élabore une information susceptible de passer à l'antenne ou de paraître sur l'écran. De son côté, le spectateur engagé dans sa vie quotidienne, ses occupations et préoccupations, peut être, ou non, physiquement présent, et aussi, ou non, mentalement disponible. De ce fait, sur la totalité des messages émis, une part seulement, véhiculée par l'un des multiples « canaux » possibles, atteindra le destinataire. * Pour être communicable, de l'émetteur au spectateur ou à l'auditeur, toute information doit être codée. Le goût pour le prétendu « direct » témoigne d'une nostalgie de l'innocence paradisiaque, où tout serait conaissance, coïncidence.

Une psychosociologie

du spectateur

d'images

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FIGURE 1 *

* A. MOLES, Sociodynamique de la culture, 2* éd., La Haye, Mouton, 1971, p. 95. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.

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Thibault-Laulan

Quelle redoutable puissance que ce pouvoir de dire non, en poussant simplement un bouton ! Les messages proprement visuels, d'après le schéma de Moles, tombent comme les autres dans le « macromilieu », ou « société globale », et y demeurent. Moins diversifiés, plus difficilement analysables, car toujours appréhendés globalement, ils semblent condamnés à ne pas émerger dans le champ de conscience des créateurs, à ne pas être réinvestis dans le « micromilieu » ou « société intellectuelle ». En fin de circuit, le cycle socio-culturel aboutit, selon A. Moles, à la création et à l'utilisation de revues et livres, musées, bibliothèques, revues techniques. N'est-il pas significatif de noter l'absence des cinémathèques ? Le canal visuel ne dote l'événement que d'une survie limitée ; il est bien connu d'ailleurs que les écrits demeurent, mais que la parole s'use ; quant à l'image, elle s'affadit au point de perdre toute signification, exception faite, bien sûr, de l'œuvre d'art. Certes, dans la mesure où l'événement est pénétré de parole, enrobé de commentaires, il peut conserver de l'intérêt, mais en perdant son caractère spécifiquement visuel. Pour redonner vie aux expéditions des cosmonautes vers la Lune, devenues opérations de pure routine, il n'a fallu rien moins que l'accident que l'on sait et ce flot de paroles, de calculs, d'émotions soudainement libérées. Le journaliste François de Closets fit une belle démonstration, en montrant les images « usées » du vol précédent, assorties d'un commentaire plein de « suspense ». 2.3. Un autre obstacle à la communication visuelle est l'absence de « feedback », ce que Pierre Schaeffer appelle si joliment le « et réciproquement » du circuit de la communication. Que peut donc le spectateur d'images, dans la salle obscure, les couloirs du métro, ou devant l'écran de son récepteur ? Lors des scènes d'émeutes ou de violence, que peuvent les poings tendus ou les larmes silencieuses ? Il arrive pourtant qu'une émission mobilise les spectateurs, mais au prix d'un grand déploiement d'énergie (et d'argent). Qu'on se rappelle la quête télévisée en faveur de la Fondation Pasteur. Si les téléspectateurs de France, pendant une soirée d'hiver, ont quitté leur domicile pour se rendre en foule dans les mairies, n'avaient-ils pas très soigneusement été mis « sous pression » par de mystérieux communiqués, n'avait-on pas usé de la popularité d'un animateur fort apprécié du public ? Les clins d'oeil au spectateur, l'appel à sa participation (par lettre, par téléphone) sont devenus une constante préoccupation des producteurs. S'il faut ainsi le solliciter, le mobiliser, n'est-ce pas (comme le mot d'ailleurs l'indique) que la fonction de « spectateur » con-

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d'images

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damne à une relative inertie, et que, par conséquent, la communication reste plus apparente que réelle ? 3.

Facteurs physiologiques, facteurs culturels, facteurs sociaux.

L'examen rapide de thèses récentes incite à plus de circonspection dans l'utilisation et l'étude des moyens de communication visuels. Est-il cependant possible de mieux définir les problèmes, de jeter les bases des futures recherches ? 3.1. Facteurs physiologiques. Le spécialiste de l'image, pour commencer, ne saurait négliger les facteurs physiologiques de la perception visuelle ; de délicats éléments entrent en compétition pour que l'information sensorielle transmise au cerveau soit utilisable. De même les études expérimentales d'esthétique et de psychologie sur la discrimination des couleurs et des formes, le « balayage » de l'image par les mouvements oculaires, les temps de rétention sont autant de mécanismes qu'on aurait beaucoup trop tendance à oublier. 3.2. Facteurs culturels. Plus grave peut-être est l'ignorance des facteurs anthropologiques et sociaux de la perception. Pour paraphraser un mot célèbre, « le spectateur moyen » des travaux contemporains est trop souvent un spectateur « adulte, blanc et civilisé ». Or la perception est aussi, et très largement, non pas un mécanisme inné et inamovible, mais un processus culturel ; on apprend (inconsciemment) à regarder, comme on apprend à lire, même si ce n'est pas l'objet d'un apprentissage scolaire. Nous faisons volontiers nôtre la formule de Christian Metz : « Le professeur d'images... ne pourra que se transformer en un professeur de civilisation ». 3.3. Facteurs sociaux. Parmi les concepts de la psychologie sociale, indispensables à qui veut réellement étudier la communication visuelle, citons les théories de l'apprentissage, les études sur les motivations, les travaux sur la personnalité, en ce qui concerne « l'individu ». Non moins précieuses sont ici les recherches de dynamique de groupe et d'interaction sociale, bref du « contexte » affectif et formel dans lequel se trouve placé le spectateur. Qu'il nous soit permis d'éclairer tout ceci par deux exemples : Des études précises (André Glucksmann, par exemple) montrent que la violence au cinéma n'a pas un effet direct sur l'enfant ; il faut une analyse qualitative ; d'une part, savoir s'il s'agit d'un western, d'un film policier, d'une scène d'actualités ; d'autre part, si l'enfant est seul, entouré de camarades, des membres de sa famille ; quelles sont ses relations affectives avec son entourage. Un autre exemple portera sur la psychologie génétique. Deux adolescents, l'un de treize ans, l'autre de dix-huit ans, peuvent regarder le même film et le comprendre ; mais leur développement

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intellectuel différent se traduira par une forme différente d'intellection. Aussi est-il indispensable, pour mesurer la communication visuelle, d'abandonner les grossières évaluations quantitatives, du type pourcentages de téléspectateurs, audiences, progression du chiffre des ventes, et de procéder à des analyses qualitatives beaucoup plus fines et nuancées. 4. Le consommateur d'images. Il existe cependant quelques caractères spécifiques du consommateur d'images, que nous croyons devoir rappeler. 4.1. Intérêt pour le monde extérieur et disponibilité. Tout d'abord, le taux d'attention générale, l'intérêt pour le monde extérieur, sont ici d'une très grande importance ; on sait, par exemple, que 80 % des affiches publicitaires sont vues mais pas regardées, que les émissions de télévision sont reçues dans un fond sonore important, et qu'il est presque impossible de se concentrer devant le petit écran. En second lieu, intervient un facteur de disponibilité, lié au mode d'appréhension du message. Selon qu'une campagne publicitaire utilise les murs de la ville, un luxueux salon d'attente, l'enceinte d'une salle de spectacle, le spectateur sera plus ou moins disposé à recevoir ce message. A l'importance des lieux s'ajoute celle des formes (couleur ou noir et blanc, dimensions, photographies, ou dessins, ou diapositives, ou films animés), et là encore l'intérêt du spectateur est mobilisé de façon différente, sans référence au contenu du message : ici, l'habit fait le moine. 4.2. Intelligibilité. Le souci poussé du degré d'intelligibilité du message doit caratériser l'émetteur soucieux de communiquer. Certaines formes de montage cinématographique, les métaphores, jeux de mots, la savante bousculade des règles traditionnelles de mise en page, de typographie, autant d'éléments signifiants qui exigent à la fois, pour renvoyer au signifié, de l'agilité intellectuelle, une attention à caractère synthétique, une appréhension rapide. Contrairement à ce que pensent les intellectuels, habitués « aux longues chaînes de discours », les messages visuels, pour être réellement compris, requièrent un apprentissage et une culture. La communication visuelle ne va pas de soi, elle n'est ni naturelle, ni spontanée. 4.3. Connotations. Parmi les facteurs culturels acquis, constituant le réservoir où sont puisés les signifiants, se trouvent d'abord des objets culturels qu'il est nécessaire de reconnaître, d'identifier pour pouvoir suivre la progression dramatique ou le slogan publicitaire. La vue d'une tondeuse à gazon ne susciterait aucune réaction chez l'enfant esquimau. La statue de la Liberté, à l'entrée du port de New York, ne peut devenir un symbole que si le spectateur voit en

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elle autre chose que « la statue d'une femme, le bras levé ». Et ce n'est là qu'un infime exemple des connotations innombrables sur lesquelles repose un message visuel, c'est-à-dire autre chose, au-delà de ce que l'on montre. En publicité, où les rapports du texte et de l'image sont plus travaillés que partout ailleurs (car, ailleurs, l'un ne sert qu'à illustrer l'autre, et réciproquement), le spectateur doit continuellement se référer à la culture (la populaire comme la savante), à la littérature, au mode de vie. C'est dans la sagesse proverbiale des nations que l'émetteur comme le récepteur puisent les stéréotypes, les associations d'idées. Un slogan publicitaire, pour être efficace, doit faire « lever » chez le consommateur d'images toute une étrange constellation, fort hétéroclite d'ailleurs, de couleurs, habitudes, sentiments, clichés, jeux de mots. Sinon, même diffusé à des centaines de milliers d'exemplaires, il n'aura aucune prise sur le public. Pour qu'il y ait communication visuelle, il faut que l'émetteur et le récepteur puisent ensemble dans le fonds culturel, qu'ils se réfèrent à une commune et active mémoire. Selon la plus ou moins grande zone d'interférence, la communication sera plus ou moins satisfaisante. 4.4. Taux d'implication. Un dernier facteur, plus proprement sociologique, est le taux d'implication, ce que le langage courant appelle « se sentir concerné ». Ce facteur à son tour se subdivise en deux : l'un est lié au contenu du message, par exemple « la drogue » ou les « placements en bourse » ; l'autre est lié au mode de vie et se définit par les catégories socio-professionnelles des spectateurs d'images, par exemple, la combinaison de l'âge, du sexe, de la profession. 4.5. L'inconscient. Il existe encore d'autres facteurs liés au niveau d'affleurement de l'inconscient, mais il est juste de dire qu'on en soupçonne l'existence sans être encore capable de les mesurer. Il s'agit de la sensibilité particulière à chaque individu, qui le rend plus ou moins réceptif aux couleurs, au rythme, aux formes. Ces éléments n'interviennent pas de façon « intellectuelle », ni « critique », mais ils peuvent très sensiblement augmenter l'attention du spectateur, ou l'atténuer, provoquant parfois un véritable blocage. Les recherches publicitaires concernant ces facteurs sont encore menées de façon très empirique. 4.6. La connaissance du public. Nous nous proposions d'apporter non des résultats, mais une meilleure définition des problèmes. Afin de montrer qu'il ne s'agit pas de spéculations, mais que ce type de recherche entre dans les faits, nous reproduisons un document de travail (1970) aimablement communiqué par le Service de Recherche de l'ORTF que dirige Pierre Schseffer.

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Outre la récapitulation de ce qui a été dit plus haut, ce document permet de distinguer les phénomènes diffus, à évolution lente (au centre du schéma) ; les réactions et mesures à tel programme particulier, qui sont encore, hélas, trop souvent purement quantitatives (à droite du schéma) ; les dispositifs d'observation, encore assez généraux (à gauche du schéma) ; enfin, ce qui nous paraît le plus important, l'analyse des réactions de retour (ou « feedback ») qui permettent une analyse qualitative, et aussi (du moins faut-il l'espérer) une meilleure communication entre l'émetteur et le récepteur (double trait).

FIGURE 2.

5. Attitudes psychologiques. Avant de conclure, nous voudrions ajouter des observations, d'ordre qualitatif encore, sur les attitudes psychologiques envers les différents media. Des études en cours, mais bien loin d'être achevées, permettent de proposer quelques couples d'opposition, qui déterminent aussi des lignes de clivage dans les attitudes et les fonctions. 5.1. Message sémantique et message esthétique. L'opposition entre message sémantique et message esthétique n'est pas sans rapeler celle du fond et de la forme ; le contenu explicite, traduisible sans perte d'information dans un autre système de signes, préexiste à l'acte de communiquer, tandis que le message esthétique repose sur des éléments de perception implicites, souvent même inconscients. Selon Moles, ils constituent « une surcharge de l'acte de communication ». Ils se rattachent à la sensualité des couleurs, des formes, des rythmes et sont instables. Ils peuvent cependant constituer, dans

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d'images

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l'esprit du spectateur-consommateur, des regroupements, des sédiments statistiques, autour des pôles de la mythologie personnelle. De ce fait, bien souvent le message de l'émetteur se trouve dissocié, voire désintégré lorsqu'il atteint le récepteur. Inversement, le spectateur qui cherche un contenu philosophique ou politique dans un message qui, aux yeux de l'émetteur, était purement esthétique, altère la communication. Tout récemment, le cinéaste Piotr Kamler demandait qu'on regarde ses films avec l'état d'esprit de celui qui se rend au concert et non pour y déchiffrer un message. 5.2. Infini et défini. On en arrive ainsi à un deuxième couple d'oposition, celui de l'infini et du défini. Dans son usage le plus courant, la parole associée à l'image, sous forme de télévision, de reportage, informe, montre, commente. Le spectateur voit « des deux yeux » l'événement qui acquiert ainsi, du fait de son réalisme, une simplicité qui confine à la platitude. Un combat, une grève, captés sur le rectangle du téléviseur sont parfaitement « définis » et deviennent spectacle. Drames et élans sont toujours chosifiés. 5.3. Auditeur, spectateur, téléspectateur. Le cinéma et la radio provoquent des attitudes bien différentes. On sait le rôle joué, lors des luttes arabes ou en mai 1968, par les postes à transistor. Faut-il seulement retenir la supériorité de la radio en rapidité d'information ? Il semble nécessaire de tenir compte du fait que le son est plus affectif que l'image. Le son seul met, par la force des choses, l'imagination en marche. Privé des détails extérieurs, presque coupé du réel, l'auditeur est plus disponible, plus vulnérable, que le spectateur. Orson Welles aurait-il pu faire croire, en 1940, aux habitants de New York, que la guerre était chez eux, grâce à la télévision ? La radio présentait, par le son, un univers mal défini qui pouvait devenir obsessionnel, beaucoup plus qu'une suite d'images. Selon Michel Cournot, « la radio mobilise, la télévision démobilise ». Au cinéma également, en raison de l'obscurité, les phénomènes de participation sont nettement plus intenses que devant la télévision. Comme l'a minutieusement analysé E. Morin dans Le cinéma ou l'homme imaginaire, une sorte de complicité s'établit dans l'ombre entre les spectateurs, l'écran acquiert plus de réalité que les sensations et perceptions provenant de la salle. Le spectateur de cinéma peut se comparer à un lecteur, tant il est absorbé par son activité ; l'auditeur de radio oscille entre le « fond sonore » et 1' « envoûtement ». Mais la télévision, avec le récepteur trônant dans la salle à manger, le cliquetis des fourchettes rythmant les canons du Biafra, fait perdre aux événements comme aux hommes leur dimension tragique. Elle est trop quotidienne, trop familière, trop familiale, pour conserver un registre noble. Même les causes les plus dignes, comme l'Institut Pasteur, deviennent prétexte à jeux de kermesse.

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6. Conclusion. En conclusion, que retenir de ces quelques remarques ? Comme il a été souvent dit dans le cadre de ces conférences, derrière le système de communication, et plus importante que lui, se profile l'intention de communiquer. Le domaine qui a été abordé ici en fournit un exemple particulièrement topique, même si nos conclusions enlèvent à l'audio-visuel une part de son prestige actuel. 6.1. Sur le plan culturel, les moyens modernes de communication, parce qu'ils sollicitent constamment le spectateur, finissent par amoindrir ses capacités d'attention générale, et il existe un gaspillage incroyable entre la production et la réception des messages audio-visuels. 6.2. Sur le plan de la recherche, on prend conscience de manière aiguë de la nécessité d'études qualitatives sur les spectateurs : typologie, mode de relation, importance du contexte familial, autant de facteurs qui infléchissent et parfois dénaturent les messages émis. La communication a toujours un caractère relationnel. 6.3. Sur le plan des buts, on peut se demander si la forme des messages (leur connotation, leur informations esthétiques) n'est pas, à long terme, plus importante que leur contenu explicite. La communication audio-visuelle s'adresserait plus à l'imagination qu'à l'intellect, plus aux sens qu'à l'esprit. Par-delà le règne déclinant de la chose imprimée, les moyens de communication les plus modernes rejoignent peut-être, en définitive, les procédés magiques de l'humanité à sa naissance.

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LE PROCESSUS DE LA COMMUNICATION

LITTERAIRE

« La reproduction en couleurs du Prisonnier de Georges de La Tour, que j'ai piquée sur le m u r de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans n o t r e condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, p a s u n réfractaire qui n'ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La f e m m e explique, l'emmuré écoute. Les m o t s qui t o m b e n t de cette terrestre silhouette d'ange rouge sont des m o t s essentiels, des m o t s qui p o r t e n t immédiatement secours. Au f o n d d u cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l ' h o m m e assis. Sa maigreur d'ortie sèche, je ne vois pas u n souvenir p o u r la faire frissonner. L'écuelle est u n e ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la f e m m e donne naissance à l'inespéré mieux que n ' i m p o r t e quelle aurore. Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec u n dialogue d'êtres humains. »* Si j e commence en citant ce texte des Feuillets d'Hypnos de René Char, c'est qu'il nous fournit d'emblée u n e définition de la communication esthétique. Le poète et ses compagnons du m a q u i s puisent dans le tableau de Georges de La Tour le sens de leur condition, y voient représentés leur s o u f f r a n c e et leur espoir. Chaque tableau, chaque livre renvoie ainsi à celui qui le regarde, qui le lit, l'image de ce qu'il éprouve et de ce qu'il vit. Ce qui nous p o r t e vers les œuvres d'art, c'est ce besoin de trouver u n écho à nous-mêmes, u n sens à ce que nous vivons. Envisagé d u point de vue d u créateur, cette fois, le phénomène de l'art en général, et de la littérature en particulier, semble également remplir à l'évidence cette fonction de dialogue dont parle René Char dans son texte : u n a u t e u r a « quelque chose à dire », il en fait p a r t a u lecteur a u moyen d u livre qu'il écrit. Ce r a p p o r t que l'écrivain entretient avec les autres p a r le livre semble si évident et fonda1. R.

CHAR,

Fureur et mystère,

p. 145.

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mental qu'on peut y voir l'essence même de la littérature : c'est précisément sur ce rapport de communication auteur/lecteur que Robert Escarpit fonde sa définition du livre « littéraire ». Est littéraire, écrit-il, tout livre qui a pour but la communication 2 . Parler à autrui, rendre commune une expérience personnelle, « donner à voir » aux autres, c'est bien en effet sous ce jour qu'apparaît la fonction la plus immédiate de l'œuvre écrite. Ne citons dans ce sens que l'exemple de Robert Antelme, qui explique, dans l'avant-propos de L'espèce humaine, le besoin qui s'est emparé de lui à son retour des camps de concentration d'écrire un livre où raconter son expérience, où renouer avec le monde des vivants, où reprendre un dialogue trop longtemps impossible : « Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. » 3 On pourrait multiplier les exemples, les emprunter à des registres différents, la littérature apparaîtrait toujours comme un instrument de communication, comme un dialogue entre un auteur et un lecteur, comme un chemin — quel que soit le sens dans lequel on l'emprunte —, qui mène d'un cœur à un autre cœur, d'un esprit à un autre esprit. Cependant, si, à première vue, la littérature est dialogue, à y mieux regarder, la communication est problématique. L'œuvre impose son sens, sans qu'on puisse interroger ni contester sa parole. On ne peut entretenir avec elle un véritable échange. Socrate, le premier, s'est élevé contre cette imposture de l'œuvre écrite, à laquelle il préfère, en homme prudent qui ne s'en laisse pas conter, le dialogue avec un interlocuteur que l'on peut entretenir de vive voix. Les œuvres écrites sont comme les chênes et les pierres qui dictaient aux hommes de jadis la parole des dieux. Mais les hommes d'aujourd'hui aiment savoir le nom de l'orateur et le pays d'où il vient : on ne communique pas avec un oracle. « C'est que l'écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s'ils étaient vivants ; mais pose leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu'ils parlent en personnes intelligentes, mais demande leur de R. 3. R.

2.

ESCARPIT, ANTELME,

La révolution du livre, p. 45. L'espèce humaine, p. 9.

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de la communication

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t'expliquer ce qu'ils disent, ils ne répondent qu'une chose, toujours la même. » 4 Avec l'œuvre écrite, le lecteur ne sait donc jamais à qui il a affaire. A la limite, on ne sait pas qui les écrit, elles n'ont pas d'auteur. On voit qu'en partant de la réflexion de Socrate, il suffit de se laisser porter dans le même sens, de glisser légèrement pour retrouver des théories plus modernes, qui nient également que l'œuvre soit communication, dans la mesure où l'auteur en est comme absent. Mallarmé, qui voulait « la disparition élocutoire du poète », écrit : « Impersonnifié, le volume, autant qu'on s'en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant. » 5 Le livre, impersonnel comme un objet n'a pas d'auteur. Ajoutons que l'auteur, même si l'on admet son existence, est insaisissable, sans doute parce que, selon Proust, l'œuvre est le produit d'un autre moi que celui de l'auteur manifeste dans sa vie. On sait très peu de choses des écrivains, malgré tous ces livres qui prétendent nous conduire « vers le vrai Racine » ou le vrai Rimbaud. Il apparaît donc, dans ce premier temps, que plusieurs positions se dessinent contre le concept de communication : le lecteur communique à la rigueur avec l'œuvre, mais pas avec l'auteur. Il ne saurait donc être question de parler de communication, puisqu'un terme de la relation auteur/lecteur manque : le pôle auteur. Il peut aussi sembler, mais pour la raison inverse cette fois, parce que c'est le pôle lecteur qui est défaillant, que la communication est impossible. En effet, dans le prétendu dialogue auteur/lecteur, le rôle de l'auteur est privilégié. L'image du dialogue peut être exacte pour le conteur et valoir pour les littératures dites orales, ou encore à une époque où le public était si restreint que l'auteur et ses lecteurs demeuraient en contact étroit. Mais, à l'époque moderne, ce rapport est déséquilibré. Comment peut-il y avoir dialogue entre un écrivain et une multitude de lecteurs inconnus ? Bien loin qu'il y ait communication, l'auteur parle dans le noir. A l'époque de l'édition massive qui est la nôtre, ce phénomène est aggravé par le fait que le lecteur, si l'on en croit Lucien Goldmann, est devenu passif en face des productions intellectuelles. Avant, un livre, un spectacle s'appréciaient ; aujourd'hui, ils se consomment. Il n'y a plus de lecteurs, il n'y a plus qu'un marché des lecteurs, et l'écrivain ne saurait plus trouver auprès d'eux des interlocuteurs. La littérature n'est donc pas un phénomène de communication parce que, dans la relation auteur/lecteur, manque soit l'un, soit 4 . PLATON, Phèdre, 5 . S . MALLARMÉ «

p. 372.

Classiques Garnier-Flammarion, p. 166. L'action restreinte », in : Variations sur un sujet, Pléiade,

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l'autre terme. Mais on peut aussi, dans l'optique ouverte par la citation de Mallarmé, nier purement et simplement que ce concept ait quelque valeur. Soutenir, par exemple, que l'écrivain, enfermé dans la solitude de sa création, ne se soucie pas de ses lecteurs : seule lui importe la perfection de son art. Un personnage des Mandarins de S. de Beauvoir, l'écrivain Lewis Brogan, déclare ainsi brutalement : « Un écrivain ne se pose pas de questions à qui ? pourquoi ? Il écrit, c'est tout. » On peut également prétendre qu'écrire est selon la formule de Roland Barthes, « un verbe intransitif » ; la littérature est avant tout exploration du langage, production d'un espace qui est le texte. L'écrivain n'a donc pas « quelque chose à dire », pas de « message » à transmettre. Cette position est défendue aujourd'hui par le groupe Tel Quel, qui œuvre dans le sillage, entre autres, de Barthes et de Derrida. Pour eux, parler de communication littéraire, c'est adopter une hiérarchie qui accorde, sur le modèle théologique, la primauté au Créateur sur la créature, à l'auteur sur le lecteur, qui reproduit le système d'exploitation de la société bourgeoise. Pour eux, l'auteur ne saurait être ce privilégié, ce « capitaliste du sens » 6 , ni le lecteur cet opprimé à qui l'on refuserait les moyens de son expression. Il n'y a donc plus ni auteur ni lecteur, écriture et lecture devenant les deux moments simultanés d'un processus dialectique. Dans cette optique, on ne saurait donc parler de communication, mais de production. Les arguments que l'on vient d'énumérer rejetaient plus ou moins radicalement la notion de communication. Mais, même si on accepte cette notion, les difficultés ne manquent pas de s'élever dès qu'on cherche à la préciser. La situation, par exemple, est un obstacle à la communication : comment un écrivain peut-il communiquer avec un lecteur qui ignore les circonstances de la genèse de l'œuvre ? Comment un lecteur peut-il communiquer avec une œuvre qui ne surgit pas de son monde historique et culturel ? Georges Mounin, dans un article intitulé « De la notion de situation en linguistique et poésie » 7 , montre à propos de quelques exemples tirés de René Char ou de Paul Eluard que certains poèmes sont incompréhensibles à qui ne connaît pas, par exemple, les événements de la résistance ou la petite histoire du surréalisme. Surtout, il semble délicat de vouloir englober sous la même notion de communication l'expérience de la littérature, qui est multiple. Bien loin d'être réductible à une notion unique, la littérature, pensons-nous, est un ensemble de phénomènes : comment admettre, dès lors, qu'il s'agisse du même processus de communication lorsqu'on lit un auteur du passé et un contemporain, un romancier, un 6. La formule est de J . - L . B A U D R Y , Tel Quel : Théorie d'ensemble, 7. Repris dans La communication poétique, Paris, 1969.

p. 127.

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dramaturge et un poète, un auteur « difficile », un poète hermétique et un écrivain au style familier, un auteur étranger qui relate une expérience bien particulière et un auteur du terroir ? Comment peut-on dire que l'on communique à la fois avec Sophocle et Joyce, Balzac, Samuel Beckett et Christiane Rochefort, avec Saint-John Perse, Nazim Hikmet et René-Guy Cadou, avec Richard Wright et Jean Giono, avec Marcel Proust, Céline, Claude Simon et Chester Himes ? L'étude de la communication littéraire devrait donc être analyse de la communication poétique, de la communication théâtrale 8, de la communication romanesque, pour ne s'en tenir qu'à ce premier partage grossier. On voit qu'il s'agit donc d'un travail d'une précision et d'une ampleur devant lesquelles nous ne pouvions ici que reculer. De même que le phénomène littéraire est multiple, il est difficile de parler d'une façon générale du lecteur et d'envisager un processus unique de communication. Il n'y a pas, en effet, d'entité abstraite qui serait Le Lecteur : il n'y a que des lecteurs. Plus, un même lecteur n'est pas toujours disponible pour une œuvre, et l'on devrait, en bonne logique, parler non de lecteurs, mais de lectures. Pour bien traiter, par conséquent, de la communication littéraire, il conviendrait de l'étudier de façon précise et rigoureuse, selon une typologie des publics. Faute de quoi notre exposé pourra paraître plus littéraire que véritablement sociologique. Une autre lacune sera évidente : on s'attendrait, en effet, à ce qu'une étude des processus de la communication soit, dans une large mesure, linguistique, et s'interroge sur les moyens que la langue et les formes littéraires mettent à la disposition de l'écrivain pour atteindre ses lecteurs. Greimas, en particulier, devrait être mis à contribution, dont la Sémantique structurale et le livre récent, Du sens, contiennent des remarques insistantes sur la méthodologie du problème. Pour terminer ce bref tour d'horizon introductif, qui visait à souligner l'ampleur des difficultés que pose le problème de la communication en littérature, notons que le terme de communication a deux sens : a) un sens affectif, subjectif, d'échange intellectuel ou sentimental ; b) un sens objectif, comme lorsqu'on parle de vases communicants. Nous aurons présente à l'esprit cette distinction au cours de l'exposé que nous abordons maintenant, en nous plaçant successivement 1° du point de vue de l'auteur et 2° du point de vue du lecteur. Enfin, 3° la littérature, verrons-nous, établit une communication de lecteur à lecteur.

8. Cf. R. Ravar et P. Andrieu, Le spectateur

au théâtre, Bruxelles, 1964.

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Le point de vue de l'auteur

Nous nous voyons d'ailleurs forcé, dans le cadre restreint de cet exposé, de n'envisager que deux ou trois aspects du problème, sur lesquels, de plus, il nous faudra être bref. Nous choisirons ainsi d'évoquer le problème du développement de la littérature de masse, de commenter les propos du personnage des Mandarins que nous citions, d'analyser enfin le nouveau rapport entre écrivain et lecteur, qui se manifeste dans la littérature moderne. 1. A une époque où l'éducation appartient au petit nombre, où l'édition est réduite, l'écrivain a un petit public avec qui il communique directement ; il rencontre ses lecteurs ; il les connaît. « Le public de Corneille, de Pascal, de Descartes, c'est Mme de Sévigné, le chevalier de Méré, Mme de Rambouillet... On lit parce qu'on sait écrire. Avec un peu de chance, on aurait pu écrire ce qu'on lit. » 9 Mais lorsque l'éducation s'étend, que la lecture devient un phénomène de masse, lorsque les progrès de l'imprimerie permettent d'augmenter considérablement les tirages, à partir du premier quart du xix" siècle notamment, la littérature sort du cercle étroit où elle s'enfermait, et la conséquence en est la rupture qui s'installe entre l'auteur et son public. Si l'écrivain peut encore se faire une vague idée du public à qui il s'adresse, à qui il choisit de parler, il ignore tout de son public réel et de son public virtuel. L'échange ne se produit plus : l'écrivain ne connaît pas le visage de celui qui le lit et ne sait pas comment ce lecteur anonyme réagit — simplement ses livres se vendent ou ne se vendent pas ; le lecteur sait, quant à lui, que le livre, selon toute probabilité, ne lui est pas destiné. Cette rupture de la communication auteur/lecteur revêt un caractère de plus en plus grave dans le monde moderne où le développement des moyens culturels de masse et de la société de consommation semble ôter au lecteur jusqu'à la possibilité ou l'idée de dialoguer avec celui qu'il consomme passivement, comme il achèterait n'importe quel produit. L'auteur, après avoir perdu son public, perdrait jusqu'à ses lecteurs avec qui communiquer : il n'aurait plus que des acheteurs ! Lucien Goldmann, reprenant à la suite de Lukacs l'analyse de la réification de la société capitaliste, voit dans ce phénomène la marque la plus importante et la plus grave de la détérioration de la vie culturelle à notre époque. Auparavant, notet-il dans Pour une sociologie du roman 10, un livre, une pièce de théâtre étaient lus, écoutés ; on les acceptait ou on les refusait, mais on restait en tout cas en discussion, en communication avec le 9. J.-P. SARTRE, Qu'est-ce 10. P . 241.

que la littérature ?, p. 134.

Le processus de la communication

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texte et le spectacle. Au contraire aujourd'hui, la radio, la télévision, les journaux, la publicité, les éditions de poche font qu'on reste au niveau de la consommation passive, de la distraction et du loisir. Face à cette passivité des lecteurs, l'écrivain peut jouir d'une vie matérielle meilleure, il ne peut cependant plus s'attendre à se voir aider dans sa création, à trouver devant lui des interlocuteurs véritables. Ne voit-on pas une édition de poche de Rimbaud préfacée... par Belmondo ? Il s'agit, de toute évidence, non de préparer un meilleur accès à l'œuvre, mais d'atteindre de nouveaux acheteurs, de vendre du Rimbaud à des lecteurs qui fréquentent plus habituellement Cinémonde ou le roman-photos. Nous sommes loin, quant à nous, de partager le pessimisme de Lucien Goldmann et de penser que la diffusion massive des livres ne présente que des inconvénients. Au contraire. La difficulté d'accès à une œuvre ne saurait être le critère de la profondeur de la communication. Mieux vaut multiplier le nombre des récepteurs de l'œuvre plutôt que d'en réserver l'accès à un petit nombre de privilégiés — l'auteur dût-il être pris de vertige et se sentir perdu. Au reste, le véritable problème posé par la littérature de masse n'est absolument pas de savoir si l'auteur communique encore avec des lecteurs plus ou moins passifs, il est dans la diffusion sur une grande échelle de modèles idéologiques répandus par les livres : c'est parce que la littérature est un phénomène de masse qu'elle acquiert une dimension sociologique. Nous reviendrons d'ailleurs sur cette notion de modèles, qui est au centre de nos préoccupations et qui constitue pour nous l'essentiel du phénomène littéraire. 2. La position de l'écrivain des Mandarins, qui postule l'isolement de l'artiste aux prises avec la perfection de son art et l'expression de soi-même, relève d'une idéologie de la création littéraire 11 historiquement datée. Nous renvoyons ici, pour plus de détails, à la fois à Sartre 1 2 et Raymond Williams 13, dont les analyses se rejoignent. Disons simplement que l'artiste, à partir du xix" siècle, et dans la seconde moitié du siècle de façon aiguë, entre en conflit avec son public et se réfugie dans une conception de plus en plus ésotérique de la littérature. Pour Sartre, c'est qu'il ne supporte pas l'horrible platitude du régime bourgeois qui vient d'installer sa pesante domination ; pour Williams, l'artiste est, d'une part, économiquement plus indépendant, d'autre part, il trouve dans une éthique de la pureté un refuge contre la civilisation industrielle. 11. « Les œuvres d'art sont d'une infinie solitude » ( R . M . jeune poète). 12. Op. cit., chap. : « Pour qui écrit-on ? ». 13. Culture and. Society, 1963.

RILKE,

Lettres à un

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Cependant, cette prétention de l'artiste à l'autonomie est un leurre. Il ne peut en effet faire abstraction des œuvres de ses prédécesseurs et de ses confrères qui influencent et déterminent en partie son projet créateur 14 . Il n'échappe pas au « poids du monde » 15 . Ainsi Hugo se promettait-il d'être « Chateaubriand ou rien », Mallarmé se proposait-il de reprendre à la musique le bien de la poésie, et Valéry, de faire des décasyllabes qui eussent l'ampleur des alexandrins. Le public intervient, d'autre part, dans la création de l'artiste : selon P. Bourdieu, il renvoie à l'écrivain le reflet objectif de son œuvre. D'où, par exemple, le curieux jugement contradictoire que Robbe-Grillet, se soumettant en cela au verdict de son public, porte, à huit ans d'intervalle, sur ses premiers romans, les prétendant d'abord « scientifiques et descriptifs », les reconnaissant par la suite « parfaitemnt subjectifs » 16 . 3. Nous aimerions maintenant aborder un phénomène nouveau et typiquement moderne qui se manifeste dans le rapport auteur/ lecteur : c'est ce que l'on peut appeler, en reprenant la formule d'Umberto Eco, le phénomène de l'ouverture de l'œuvre. Une certaine forme de la modernité en art, qu'il s'agisse des lettres, de la peinture ou de la musique, se caractérise, en effet, par le fait que le lecteur, le spectateur ou l'auditeur est appelé à jouer un rôle beaucoup plus important que dans le passé. Dans certains morceaux de musique contemporaine, le choix de l'ordre des séquences ou de la durée des notes est laissé à l'exécutant, qui propose ainsi son propre montage de l'œuvre. En peinture, les tableaux ne racontent plus rien, sont un assemblage de couleurs, de formes, d'objets plus ou moins hétéroclites. Depuis les collages et compositions dadaïstes ou surréalistes — l'urinoir que Duchamp baptisa fontaine —, depuis certaines inventions des artistes révolutionnaires en URSS — le cube surmonté d'un cornichon peint en rouge et intitulé « Portrait de Lénine » —, depuis les surfaces géométriques de Mondrian, l'art brut de Dubuffet, les compositions du « pop art » et les tableaux faits de boîtes de conserves ou de taches de couleurs laissées par l'empreinte d'un corps humain comme chez Yves Klein, l'artiste ne cherche plus à communiquer un message individuel, mais à fournir un matériel que le spectateur interprétera à son gré. De même en littérature : Ulysse de Joyce se lit selon plusieurs grilles. Quant au lecteur de Finnegan's Wake, qu'il se retrouve dans ce labyrinthe de mythes, et de mots. Le lecteur des œuvres récentes 14. Cf. P . BOURDIEU, « Champ intellectuel et projet créateur », Temps modernes, novembre 1966. 1 5 . Cf. M . DUFRENNE, « Phénoménologie et ontologie de l'œuvre d'art », in : Les sciences humaines et l'œuvre d'art, Bruxelles, 1969. 1 6 . C f . BOURDIEU, op.

cit.

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est ainsi en présence d'un univers jalonné de peu ou de pas de repères ; à lui d'ordonner cet univers, de proposer un sens. A ranger, évidemment, dans cette littérature sans message les auteurs du « nouveau roman », par exemple, Mobile de Butor, et tout particulièrement les auteurs du groupe Tel Quel : il ne s'agit pas de communiquer un sens au lecteur, mais de produire un texte, et d'inviter le lecteur à produire une lecture qui devient ainsi véritablement écriture d'un texte qui se fait. Comment interpréter cette technique contemporaine de l'œuvre ouverte, cet appel à la participation du lecteur ? Me Luhan explique ce phénomène par un changement de sensibilité né de « l'âge électrique » : sous l'influence de ce qu'il appelle les « média froids », c'est-à-dire peu chargés de signification, en particulier le jazz et la télévision, l'homme ne peut plus garder cette passivité imposée par les média chauds — c'est-à-dire d'un contenu fortement expressif — des époques passées, en particulier par l'imprimerie. Ainsi, pour Me Luhan, l'ère de la consommation passive est morte ; nous entrons dans celle de l'intervention, de la participation active, à tous les niveaux, et en particulier dans le domaine de l'art et de la littérature. Aux considérations générales de Me Luhan sur l'évolution de la sensibilité à l'ère électrique, on peut opposer des arguments plus nettement politiques. En effet, toute grande littérature, pensonsnous, est contestataire, problématique (Lukacs). Or cette contestation, parce que la littérature est prise dans le système commercial de toute production dans notre société, tend à être récupérée. Les anti-modèles sont détournés, par le succès, de leur voie subversive et rentrent dans le rang : le rebelle, le bagnard deviennent thèmes littéraires, l'avant-garde n'est plus levier de révolution ; Papillon dîne avec le préfet de police, avant d'être couronné, comme Vautrin, préfet de police lui-même, peut-être ; Ionesco finit à l'Académie française. Le seul moyen de subversion consiste donc à lutter contre le mode même de la production littéraire, contre le fait que le système littéraire traditionnel, comportant auteur et lecteur, est foncièrement conformiste, quelles que soient les idées que l'écrivain essaie de communiquer. Convenir en effet que l'échange littéraire repose sur un auteur et un lecteur qui reçoit son message, c'est reconnaître qu'il y a des gens faits pour dire et d'autres pour écouter, qu'il y a ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent. La seule subversion possible est donc bien celle qui s'attaque à ce schéma traditionnel, qui refuse les notions d'auteur et de lecteur, qui fait du lecteur, non plus un consommateur mais un producteur. Tel est donc le changement de rapport que l'écrivain souhaite entretenir aujourd'hui avec son lecteur. Et cet appel à la participation, cette

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multiplication des producteurs nous semblent bien plus intéressants que les prétendus dangers nés, selon Lucien Goldmann, de la multiplication des récepteurs. « Tous les hommes doivent devenir artistes, fût-ce au prix de la mort de l'art », déclare Peter Gorsen 1T . En fait, on rejoint ici Marx, qui trouvait dans la division du travail, dans la répartition forcée des hommes en travailleurs et en artistes, l'origine de l'aliénation, et qui voyait dans le socialisme un moyen de mettre fin à cette division. Néanmoins, nous n'en sommes pas là, et nous constatons, entre les intentions de ces écrivains et leur accueil par le public, une contradiction fondamentale. Ils veulent transformer la société en transformant le schéma littéraire traditionnel, mais qui est prêt à les suivre ? qui les lit ? Il apparaît que le lecteur n'est pas capable — n'est pas encore capable — d'accomplir le saut qui lui est demandé par les théoriciens de la production littéraire moderne. Loin donc d'être nécessairement révolutionnaire, cette littérature risque d'être récupérée à son tour, en apparaissant comme une littérature de classe, comme des exercices réservés à une coterie d'intellectuels. Nous voilà donc dans l'impasse, entre une littérature sans pouvoir et une littérature sans public ! Nous ne pensons pas que la littérature nouvelle se fourvoie forcément ; nous ne jugeons pas vaines ses recherches. Certains chefsd'œuvre, du reste, sont nés d'une aventure qui entraînait, pour la grandeur de la littérature, au bord de l'incommunicable : que l'on pense à Mallarmé ! Et c'est, sans aucun doute, l'honneur de l'écrivain de choisir, selon le mot du poète J. Dupin, « le versant abrupt », comme c'est l'honneur du penseur, nous rappelle Heidegger, de s'engager sur les « chemins qui ne mènent nulle part ». Il faut reconnaître cependant que le phénomène littéraire reposé encore largement sur une conception de la littérature, qui voit dans l'œuvre la relation d'une expérience, l'expression d'une certaine vision du monde. Pour parler comme Socrate, on aime toujours savoir le nom de qui parle et le pays d'où il vient. Et, face à la théorie nouvelle, la position traditionnelle est encore bien vivace, qui pense par exemple, avec J. Gracq, que, si la littérature moderne a une fonction, c'est de redonner à l'homme d'aujourd'hui sa respiration 18. Citons également dans ce sens René Char, qui écrit magnifiquement dans sa préface à Rimbaud que le poète est libre de la liberté qu'il fait naître chez ses lecteurs : « Ce qu'on obtient, on ne l'obtient que pour autrui. Le poète ne jouit que de la liberté des autres » 19 . 17. P. GORSEN, Les sciences humaines et l'œuvre d'art, op. cit., p. 238. 18. Préférences. 19. « Arthur Rimbaud », in : Recherche de la base et du sommet, p. 104.

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Nous avons donc évoqué successivement le problème de la communication à l'heure de la littérature de masses, le rapport objectif qui unit toujours l'écrivain à son public et son champ culturel, le nouveau rapport, encore problématique, que la littérature moderne tente d'instaurer entre auteur et lecteur, enfin, la relation traditionnelle de l'écrivain, qui « donne à lire », et du lecteur. Cela nous permet de conclure cette partie sur ce classement, schématique et que nous dressons à titre d'hypothèse, mais qui nous semble avoir l'avantage de clarifier le problème de la communication en littérature : a) Il y a une littérature traditionnelle, disons « humaniste », dans laquelle l'écrivain s'adresse à son public et communique avec lui, qu'il se propose le but éthique de « montrer à l'homme le lieu mental où bâtir sa demeure » 20, ou l'intention, plus politique, de « prendre parti pour ou contre quelque chose » 21. b) Il y a une littérature mass-médiatique, qui ne s'adresse à aucun public particulier et ne repose donc pas sur un rapport de communication affective entre écrivain et lecteur. c) Il y a une littérature de recherche, qu'on peut dire sans public, qui bouleverse le rapport traditionnel de communication et tente de faire du lecteur un producteur de l'œuvre 22. Il

Le point de vue du lecteur

Là encore, nous ne pouvons que laisser dans l'ombre certains aspects de la question. Il faudrait en particulier aborder le problème, souvent débattu, de la communication avec les œuvres du passé 23 , le problème de l'unicité ou de la pluricité de l'interprétation 24 , la contradiction entre l'expérience du lecteur et celle de l'écrivain 26 , etc. Nous insisterons donc uniquement sur cet aspect de la communication entre lecteur et auteur qui se manifeste sous la forme de l'influence que l'écrivain exerce sur son lecteur : c'est qu'on touche là, pensons-nous, le point fondamental de la sociologie de la littérature. L'expression est de J . BEAUFRET, Héraclite et Parménide. 21. On reconnaît dans cette formule la position marxiste orthodoxe. 2 2 . Pour plus de précisions, cf. J . DEMORGON et H . ZALAMANSKY, « Progrès assez lents en sociologie de la littérature contemporaine », Discours social, 1. 2 3 . Cf. L . GOLDMANN, Sciences humaines et philosophie ; J . DUVIGNAUD, Sociologie du théâtre, etc. 2 4 . Pour deux opinions contradictoires, cf. G . MOUNIN, La communication poétique et R. ESCARPIT, Creative Treason as a Key to Literature. 20.

2 5 . C f . MOUNIN, op.

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En effet, si le lecteur se porte vers les livres qui répondent à sa problématique, le phénomène inverse se produit, et le livre transmet au lecteur sa vision du monde. Cette influence opère au niveau conscient, et l'on peut citer maint exemple de livre ayant joué un rôle déterminant dans le choix d'une carrière, d'une philosophie ou d'une manière de vivre. Le livre imprime ses modèles idéologiques dans l'esprit du lecteur, et ce phénomène ne saurait être souligné avec trop d'insistance. Bien des auteurs ont protesté contre cette naïveté étonnante du lecteur à modeler son existence d'après la fiction de ses lectures. On peut citer le Quichotte de Cervantès, Candide de Voltaire, Madame Bovary de Flaubert, etc. — autant de satires de l'intrusion trop indiscrète des livres dans l'esprit des lecteurs. Jusqu'à cette jeune femme, victime, comme l'écrit Raymond Jean dans sa préface, « d'avoir confondu la littérature et la vie ». Plus près de nous, Vailland note dans Bon pied bon œil que deux personnages ne veulent pas se marier, alors qu'ils semblent bien s'entendre : c'est qu'ils estiment devoir se réserver « pour l'être unique... pour la passion, qui est sans commune mesure avec les liens de la tendresse, du plaisir et des convictions partagées qui les unissent actuellement. C'est un reliquat de leur passé romanesque et de leurs lectures surréalistes ; toute cette génération croit obscurément à l'Amour fou. » 2 6 Cette communication n'est pas toujours l'objet d'un choix et l'influence des livres pas toujours consciente. Il y a une communication forcée, si l'on peut risquer cette alliance de mots, dans la mesure où un livre répand ses modèles idéologiques, sa vision du monde, et contribue à créer le climat intellectuel dans lequel vivent les lecteurs. Un livre, pour peu qu'il soit diffusé à un certain nombre d'exemplaires, répand certains thèmes, certaines manières de voir les choses qui imprégneront obligatoirement la conscience ou l'inconscient collectif. C'est pourquoi nous envisageons l'approche sociologique de la littérature comme le repérage de ces thèmes et de ces problèmes, qui à la fois reflètent et influencent l'inconscient collectif de notre époque. A cet égard, le problème que pose Goldmann concernant l'évolution de la lecture de la participation active à la consommation passive est secondaire, car les lecteurs passifs sont encore plus influencés par ce qu'ils lisent que les lecteurs actifs, dans la mesure où ils opposent moins de résistance aux idées qui courent. Au contraire, les analyses de Goldmann au début de Pour une sociologie du roman nous semblent extrêmement fécondes. Goldmann, en effet, se pose le problème de savoir pourquoi, à l'exception 26. R. VAILLAND, Bon pied bon œil, Livre de Poche, p. 13.

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de Balzac, la conscience réelle et les aspirations de la bourgeoisie n'ont jamais réussi à créer des chefs-d'œuvre littéraires. Et Goldmann répond qu'il ne peut y avoir création artistique et littéraire de valeur là où il n'y a pas aspiration au dépassement de l'individu et recherche de valeurs qualitatives trans-individuelles. Par conséquent, aucune manifestation littéraire d'importance ne peut épouser l'idéologie bourgeoise, qui est essentiellement individualiste. Seul l'artiste critique et opposé à la société peut produire une œuvre de valeur. Cependant, il n'y a pas que les œuvres de grande valeur qui méritent qu'on s'y intéresse. La bourgeoisie a ainsi fait naître, parallèlement à la grande forme romanesque, des romans comportant des héros non problématiques et ne remettant rien en question. « Il serait intéressant, conclut Goldmann, de suivre les méandres de ces formes romanesques secondaires. » Nous le pensons aussi. Bien que nous ne nous placions pas sur le plan de la valeur de l'œuvre mais de son influence, c'est-à-dire de sa diffusion dans le public, et que nous nous refusions donc à toute différenciation d'ordre esthétique, pour ne retenir que le critère, mesurable, du succès, nous adoptons cette distinction qu'entretient Goldmann entre les œuvres qui adhèrent à l'idéologie de la société, qui en répandent les modèles, et celles qui la combattent, qui diffusent des anti-modèles. La difficulté consiste à définir avec précision ce qui est modèle et ce qui est anti-modèle. Peut-être un inventaire de ce genre est-il toujours discutable, pour peu que l'on sorte des évidences et que l'on pénètre un peu finement dans les choses. Mais, a priori, on trouve des livres qui reprennent les idées conformes à notre société, et d'autres qui s'insurgent contre elles. Ainsi, Delly ou Guy des Cars, Troyat ou Cesbron correspondent au premier groupe, Boris Vian ou Christiane Rochefort au second. L'étude des contenus de ces auteurs, assortis d'une étude de leur public, permettra l'analyse des structures psychiques des groupes sociaux, et notamment des couches moyennes 2T. 27. Nous ne livrons ici, évidemment, qu'une présentation très superficielle du problème. Le concept de modèle, qui est à l'œuvre en mathématiques et en linguistique, par exemple, doit être défini et précisé par rapport à notre domaine, où l'on n'a pas coutume de l'employer. Comment définir ainsi ce que l'on entend par modèle en littérature? pourquoi a-t-on besoin de ce concept, et comment le rendre opératoire ? Si l hypothèse est aisée à poser : un certain contenu se manifeste pour le lecteur comme réponse, plus ou moins cohérente, à sa problématique, en revanche il est difficile de définir le processus : comment se constitue le modèle dans l'œuvre ? dans quelle mesure se transmet-il au lecteur, et comment procéder à cette mesure ? Nous nous heurtons ainsi à des problèmes méthodologiques importants, que le structuralisme génétique et la sociologie nous aideront, entre autres, à résoudre, mais auxquels nous avouons, à ce stade de nos recherches, ne pas être en mesure de répondre.

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170 III

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La communication entre lecteurs

Abordons maintenant le problème de la communication sous un troisième aspect : la communication que la littérature favorise entre les lecteurs. A priori, le phénomène semble improbable : il y a de fortes chances pour que des lecteurs étrangers les uns aux autres, lisant le livre dans leur solitude, ne communiquent pas. Admettant même qu'ils se connaissent, on sait que le monde de la littérature et celui de la réalité sont deux univers souvent étanches ; la personnalité que l'on met en œuvre, que l'on libère dans la lecture peut se clore, rentrer dans sa coquille une fois le livre refermé, et ne pas trouver le chemin difficile de la communication avec autrui. C'est d'ailleurs là le charme, le pouvoir de la littérature, de nous permettre de donner toute notre mesure, de nous exprimer, alors que la complexité des problèmes réels nous refuse ce privilège. Il y a une pureté, une plénitude dans l'expérience littéraire que l'existence nous permet rarement d'atteindre. C'est pourquoi, à côté de la fonction mimétique de la littérature, sur laquelle nous avons insisté précédemment, il faut mentionner ici sa fonction cathartique : c'est dans le monde imaginaire du livre que se trouve réalisé ce qu'il nous est interdit, pour la plus grande quiétude de la société, de vivre dans le concret. Notons, à ce propos, que Me Luhan dresse un parallèle entre l'art et le sport ou les jeux : dans des sociétés industrielles, l'art et le sport — seule forme d'art accessible à bien des esprits — sont des réactions qui permettent de se libérer des modèles conventionnels. Cependant, la littérature est un phénomène sociologique et joue un rôle non négligeable dans les relations inter-humaines : on se prête des livres, on fera allusion aux contenus de ces livres au cours de conversations ; on échangera tels bons mots ; il y aura ainsi une relation de connivence et de familiarité créée entre personnes, que le livre aura contribué à forger. Le fait d'offrir un livre est un acte chargé de signification affective. Nombre d'amitiés, notamment dans l'adolescence, à l'époque où l'on découvre la vie, naissent de la rencontre d'un livre. Le livre est ainsi un instrument de communication avec autrui ; c'est à travers lui que l'on échange avec les autres, que l'on apprend à se connaître. Cette communication à travers les livres pousse ainsi les lecteurs à se regrouper, à former des micro-sociétés dont la raison d'être est l'admiration d'un auteur ou d'un certain monde intellectuel et littéraire. Sans parler du club des Amis de Stendhal, on voit des familles spirituelles se former autour de Boris Vian, de la littérature de la beat génération, autour des bandes dessinées somptueuses de chez Losfeld ; il y a la communauté des lecteurs d'ouvrages éro-

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tiques ; il y a les Lovecraftiens, etc. Sans doute peut-on voir dans ee phénomène de regroupement des individus autour de certains livres une tentative pour sortir de la solitude à laquelle réduit l'énormité écrasante de la société, un essai de refaire par le groupe un monde à la mesure de l'individu, de redonner un sens, une cohérence à un ordre de choses qui laisse désemparé. Une volonté, dirait R. Escarpit, de retrouver la mesure du « manipule ». A côté de ce rapport affectif de communication, nous trouvons, comme précédemment, le sens objectif de ce rapport : les lecteurs lisant les mêmes livres possèdent le même univers culturel, sont soumis aux mêmes modèles idéologiques, aux mêmes pressions intellectuelles. Cela explique, notons-le en passant, que l'on ait si souvent du mal à communiquer avec les étrangers : c'est que leurs références culturelles nous échappent, que leur univers intellectuel n'est pas le nôtre. Depuis l'école, l'esprit des gens est travaillé par les mêmes lieux communs, les mêmes façons de penser : il y a là un terrain, préparé de longue date, sur lequel ils ne peuvent pas ne pas se rencontrer. Ce qui est vrai pour le passé l'est aussi pour le présent : des gens qui vivent dans un certain monde où l'on produit une certaine littérature ne peuvent pas ne pas avoir les mêmes références mentales. C'est pourquoi, à une époque où les livres sont distribués massivement, il nous semble de la première importance de repérer ces références mentales, ces modèles véhiculés par les livres qui font pression sur la conscience collective.

Conclusion

Tenter une synthèse, au terme d'un exposé, certes partiel et décousu, semblera arbitraire, sinon utopique. Aussi nous borneronsnous à conclure sur ces deux points : a) On peut maintenir, semble-t-il, que la littérature est bien un phénomène de communication, et qu'il existe, en dépit de tentatives modernes encore restreintes, un rapport subjectif entre l'auteur et le lecteur. Notons cependant que, dans cet échange, l'auteur et le lecteur sont d'autant plus fictifs l'un pour l'autre que le public est plus vaste et la production littéraire plus massive. b) Il existe un rapport objectif entre l'écrivain et son public, entre le lecteur et le livre. C'est ce rapport objectif, cette imprégnation par le livre de l'univers mental des groupes sociaux qui nous semblent, on l'aura compris, les aspects les plus intéressants du problème de la communication littéraire. C'est pourquoi nous concevons la tâche d'une sociologie de la littérature, appliquée notam-

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ment à notre époque, comme le repérage des problèmes et des thèmes qui définissent, pour reprendre le concept de P. Bourdieu, le « champ culturel » d'une société.

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LA COMMUNICATION ET LE LANGAGE L I T T E R A I R E

M. Zalamansky a tenté, avec succès je crois, de poser le problème de la communication littéraire dans sa plus grande généralité, d'en déterminer les tenants et les aboutissants. Je voudrais l'aborder à mon tour d'une manière plus pratique, plus technique, du point de vue d'un professeur de lettres dont le métier consiste à rechercher, en compagnie de ses élèves ou de ses étudiants, les processus de la communication littéraire, à les rendre évidents, manifestes. La lecture universitaire des textes littéraires n'est pas en effet une lecture naïve, désintéressée ; c'est une lecture de spécialiste, qui se veut consciente, avec d'ailleurs tous les dangers que cela comporte inévitablement, mais qu'il nous faut accepter. Dans sa pratique quotidienne, tout maître de lecture (pour employer une expression moderne, qu'on voudrait substituer à celle jugée trop ambiguë de professeur de lettres) se comporte en homme qui a réfléchi au problème de la communication littéraire, et s'il ne l'a pas fait lui-même, d'autres heureusement l'ont fait à sa place et depuis fort longtemps, depuis, nous le savons bien, les rhétoriciens de l'Antiquité grecque et latine. Sinon, il n'y aurait pas d'enseignement littéraire possible, ce qui serait fort dommage. C'est donc sur une connaissance plus ou moins scientifique, objective en tout cas, de ces processus que cet enseignement littéraire repose tout entier. Tel est l'objet que j e pourrais assigner à la réflexion que je vais mener ici. Voici comment il me semble commode de poser ce problème : le processus de communication, nous l'avons vu depuis un certain nombre de semaines, n'est pas limité, bien sûr, à la communication littéraire, loin de là. C'en est un tout petit aspect et je crois qu'il serait bon de chercher où réside et en quoi consiste la spécificité de cette communication littéraire. Or, on peut constater, je crois, assez facilement que cette spécificité n'existe pas ou n'existe guère au niveau des moyens, des média. Et, par exemple, le schéma général fourni par O. Burgelin est parfaitement applicable, aussi bien à la

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communication littéraire qu'à d'autres communications, par exemple celle de l'information pratique, ou politique, ou scientifique. Je pense qu'il est inutile de rappeler ce schéma fort détaillé, fort précis qui nous montrait les relations existant entre quatre pôles : d'une part, le réalisateur et le producteur, d'autre part, le consommateur et l'oligopole qui lui fournit un message, chaque transmission de message s'accompagnant d'un versement, d'une certaine somme d'argent (salaire ou prix) en sens inverse. Ce schéma peut parfaitement s'appliquer à la communication littéraire, du moins à l'ère des mass média, et c'est justement elle qui d'ailleurs est récusée pour des raisons d'ordre d'esthétique et de politique, comme l'a montré M. Zalamansky, par tout un groupe d'écrivains et d'artistes. Il n'empêche qu'elle existe, mais elle existe aussi bien pour la littérature que pour toute autre sorte de message. Donc, à première vue, ceci me paraît une donnée que nous fournit le sens commun, le bon sens vulgaire : la spécificité de la communication littéraire ne peut résider dans les média, mais elle doit se trouver quelque part dans le message. Ce message lui-même de quoi est-il constitué ? Eh bien, nous constatons (la constatation n'est pas difficile) qu'il est composé d'éléments simples, eux-mêmes non spécifiques, qui sont les mots. Ces mots peuvent également servir à toutes sortes d'autres communications non littéraires. Et il semble donc qu'il faille chercher la spécificité du message littéraire non pas dans les mots euxmêmes mais dans Je choix ou l'arrangement particulier des mots ; dans ce qu'on pourrait appeler le « style littéraire », si ce mot n'était pas dangereusement multivoque comme j'essaierai de le montrer tout à l'heure. Voici donc la question que je me pose : qu'est-ce que le langage littéraire ? Je sais bien qu'on peut faire à cette manière de procéder un certain nombre d'objections. D'abord, on peut dire, et j'en suis tout à fait conscient, que c'est là un point de vue technique, étroit, extérieur, qui semble laisser de côté, peut-être, l'essentiel. Bien sûr, la littérature se sert de mots, mais est-ce que précisément l'essentiel de ce qu'elle transmet ou de ce qu'elle apporte ne se situe pas dans un au-delà des mots ? C'est un problème que je ne méconnais pas ; je pense qu'il est tout de même prudent d'accepter au moins provisoirement de rester au niveau des mots. Je crois d'abord qu'on verra bien à l'usage si l'essentiel laissé de côté n'est pas atteint par cette méthode et qu'on pourra alors mieux le cerner, et puis il me semble tout à fait capital, au début de cette étude, de me réfugier dans un point de vue qui permette une totale objectivité. L'autre objection a été faite depuis très longtemps aussi ; c'est qu'une telle entreprise est impossible. Sans doute trouve-t-on cette objection formulée avec le plus de rigueur et même de passion, voire de fanatisme, chez

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certains disciples de Hegel, notamment chez Benedetto Croce. Dans l'Esthétique, Croce souligne que toute création littéraire procède d'une intuition synthétique, indivisible et immédiate qui échappe à toute analyse. Par conséquent, selon lui, il serait vain de chercher à analyser en quoi consiste la spécifité du langage littéraire. Seulement Croce, et on le lui a bien fait remarquer depuis, escamote la nécessité de communiquer qui s'impose à l'artiste tout autant que celle de créer, et l'expression qui découle de cette inspiration synthétique, indivisible et immédiate, ne saurait être, elle, complètement intuitive et immédiate. Seul le processus créateur échappe à l'analyse du lecteur, du critique et dans une large mesure de l'auteur luimême, de l'artiste, mais l'œuvre créée, c'est-à-dire l'objet sur lequel repose le processus de communication, est toujours, lui, accessible à l'analyse ; d'abord, parce que c'est un objet social, que c'est un objet matériel. Par conséquent, il me semble qu'en dépit de ces positions extrêmes, comme celle de Croce, l'entreprise ne doit pas être impossible. Par quel bout l'aborder ? Eh bien, je m'aiderai sur ce point d'un certain nombre de travaux qui sont fort connus, par exemple l'ouvrage de René Wellek, Théorie de la littérature, qui reprend lui-même un certain nombre de travaux antérieurs, notamment ceux de Léo Spitzer et aussi ceux d'un chercheur américain qui s'appelle Thomas Pollock. L'ouvrage de Pollock est intitulé The nature of Literature. Pollock et Wellek distinguent trois types de langage. C'est une distinction, en effet, qui paraît assez évidente ; il faut l'accepter comme une sorte de postulat. Elle ne repose pas sur une analyse particulièrement minutieuse, sur des méthodes particulièrement scientifiques, mais en gros on peut constater que les mots, le langage, peuvent servir à trois usages. Il y a d'abord le langage spontané ou quotidien, celui dont nous nous servons pour tous les besoins de la communication avec les autres, dans la rue, en société. Deuxièmement, il y a le langage scientifique et troisièmement, enfin, le langage littéraire. La distinction est facile entre le langage scientifique et le langage littéraire. Le langage scientifique en effet, est, ou du moins tend à être, comme l'écrit Wellek, « dénotatif ». Je préférerais un autre mot, plus explicite, qui est également employé par les linguistes. Il tend à être « monosémique », c'est-à-dire qu'à un signe correspond une seule signification. C'est absolument nécessaire dans le langage scientifique qui doit écarter tout risque de méprise ou d'erreur. Le type de ce langage scientifique, c'est bien sûr le langage dont se servent les chimistes : à un symbole déterminé correspond toujours le même corps et inversement. Mais ce langage dit scientifique peut s'appliquer également dans des activités qui ne sont pas

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essentiellement scientifiques ; par exemple, les panneaux du code de la route (bien qu'il ne s'agisse pas exactement d'un langage, nous sommes ici dans le domaine de la sémiologie, non dans celui de la linguistique), doivent être également monosémiques, sous peine de catastrophe ; et de même le langage juridique est, ou du moins tend à être, un langage monosémique ou dénotatif. Il faut que chaque comportement considéré comme délictueux ou comme entraînant des dommages pour autrui soit exactement défini pour qu'il ne puisse pas y avoir de confusion. A vrai dire, ce langage n'est pas tout à fait monosémique ; la preuve c'est qu'il existe un certain nombre d'institutions judiciaires qui ont justement pour tâche d'interpréter, c'est-à-dire de supprimer les éléments de polysémie qui auraient pu se glisser dans ce langage. Le type de ces institutions, c'est la cour de cassation. Là nous sommes sur un terrain tout à fait solide et sûr et on peut dire que le langage littéraire est, en somme, l'inverse du langage scientifique. C'est un langage qui, lui, est polysémique, un langage dans lequel à un signe correspond plus d'une signification et quelquefois un nombre infini de significations (du moins, c'est ce que certains poètes voudraient nous faire croire). Le problème qui se pose c'est de distinguer dans le langage polysémique ce qui est littéraire de ce qui ne l'est pas. En effet, nous constatons que le langage spontané ou quotidien lui aussi est polysémique et cependant il n'est pas un langage littéraire. Le problème, c'est de distinguer ces deux langages. L'hypothèse retenue par Pollock et par ses disciples est qu'il y a une différence de nature entre langage spontané ou quotidien et langage littéraire. Comment rendre compte de cette différence de nature ? Il y a un premier type de réponse suggéré par Wellek : c'est une solution qu'on pourrait appeler de type béhavioriste, ou pragmatique, ou encore de type situationnel. Il faut se souvenir que Wellek est devenu Américain et qu'il n'a pu manquer d'être influencé dans ses contacts avec la linguistique par une tradition très américaine qui est justement celle du béhaviorisme (par exemple, lorsqu'un linguiste comme Bloomfield veut construire une sémantique, définir ce qu'est la signification, le sens, il définit le sens du mot essentiellement par la situation ; le sens qu'a ce mot pour le locuteur coïncide avec la situation dans laquelle il se trouve). Certainement, Wellek a été influencé par des réflexions de ce type. Ainsi, pour lui, le langage quotidien est spontané, il correspond à telle situation, à un certain comportement et sert à la communication et à l'action. Bien sûr, il peut y avoir quelquefois confusion dans l'apparence, mais très rapidement on s'en aperçoit ; le comique peut même naître d'une confusion de ce genre : je pense à la fameuse scène du Bourgeois

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gentilhomme, où le prétendu maître de philosophie apprend à Monsieur Jourdain qu'il fait de la prose sans le savoir, et où Monsieur Jourdain est tout fier de découvrir que lorsqu'il dit : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et ma robe de chambre... », il fait de la prose. Pourquoi est-il fier ? Parce qu'il pense que c'est de la prose littéraire. C'est un usage quotidien du langage, d'ailleurs là parfaitement dénotatif, sans aucune espèce de polysémie, mais qui est destiné à obtenir un certain effet utilitaire, pratique. Notons que cette théorie connaît des avatars extrêmement nombreux et inattendus, et que, par exemple, la distinction introduite par Roland Barthes entre écrivains et écrivants n'est pas complètement exempte d'une réflexion de ce type ; les écrivains sont des gens dont la visée se situe au niveau du langage lui-même, tandis que les écrivants sont ceux qui mettent le langage au service d'une utilité qui, pour Barthes, est de type politique ou social. Au contraire, le texte littéraire se définirait par un certain nombre d'autres situations : le texte littéraire serait le lieu de la contemplation désintéressée, du jugement esthétique, et, bien sûr, cette différence de situation se retrouverait au niveau du créateur, de l'émetteur de message ; le locuteur banal, quotidien vise à obtenir un certain effet pratique, comme nous l'avons vu, tandis que l'écrivain ne vise pas un effet de ce genre et essaie de créer simplement de la beauté. Cette théorie comporte certainement une grande part de vérité. Sa faiblesse est que, comme le note Wellek lui-même, elle reste en grande partie fluide et incertaine. Il y a des franges, des zones d'ambiguïté extrêmement vastes ; il y a par exemple des genres littéraires où l'écrivain est aussi écrivant (c'est d'ailleurs ce que note Barthes). Il y a la poésie révolutionnaire ou la satire politique ; il y a la poésie didactique, si l'on se réfère à l'Antiquité. Les Géorgiques étaient une œuvre poétique, mais ausi un manuel d'agriculture. Nous avons du mal à concevoir cela, mais nous avons aujourd'hui des genres qui représentent une confusion équivalente. Inversement, il y a des cas où le langage spontané ou quotidien est dépourvu, au fond, de tout aspect utilitaire, ne traduit aucun besoin de communication : Wellek lui-même cite le cas du bavardage du petit enfant qui est seul dans son coin, avec ses jouets, et qui babille, souvent sans aucun auditeur ; il n'y a chez lui aucune intention de communication. C'est là au premier chef du langage spontané mais qui n'est ni communicatif, ni utilitaire. Il y a une autre solution, un autre critère pour essayer de faire le départ entre le langage spontané ou quotidien et le langage littéraire ; à la différence de la solution béhavioriste proposée par Wellek, qui est en somme extrinsèque, extérieure au texte lui-même, dont les traits caractéristiques ne sont pas mis en évidence, cette

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solution-là, au contraire, tâche de faire apparaître l'intention littéraire, l'intention créatrice, non pas de façon vague et abstraite mais dans une opération concrète et technique. Cette opération, on pourrait l'appeler l'exploitation délibérée et systématique des ressources du langage. C'est une expression que je n'invente pas, elle se trouve un peu partout ; je l'ai vue citée notament par Léo Spitzer et par un linguiste suisse, Charles Bally. Il y aurait donc un moyen de définir de façon objective et concrète le langage littéraire : ce serait de faire l'inventaire de ces ressources du langage et plus particulièrement de celles d'entre elles qui ont une utilisation ou une valeur littéraire. C'est une entreprise qui est très ancienne et très connue, celle qui reçoit, d'ailleurs un peu indûment, le nom de rhétorique. La rhétorique traditionnelle c'est cela, du moins dans l'expression « figure de rhétorique ». Les figures dites de rhétorique, qu'il vaudrait peut-être mieux appeler de style, que sont-elles ? Eh bien, selon une définition fort traditionnelle, ce sont les formes particulières qu'on donne à sa pensée pour la rendre plus frappante et plus belle. Les Anciens avaient établi une typologie de ces figures. Ils les divisaient en trois catégories dont une surtout nous retiendra. C'étaient d'abord les figures de pensée, telles, par exemple, que l'antithèse, ou l'exclamation, ou l'interrogation, bref, les moyens de rendre sa pensée plus frappante, sinon plus belle. Il y avait, en second lieu, ce qui me paraît plus important, les figures dites de mots, qu'on appelait également des « tropes », ce qui signifie « tours », façons de tourner sa pensée. Les figures de mots ou tropes se rapportent au changement de sens ou d'emploi des mots : la métaphore, la métonymie (emploi d'un mot à la place d'un autre) ou encore beaucoup d'autres figures qui portent des noms barbares et pittoresques. Troisième type de figures : les figures dites de construction, qui concernent la syntaxe (figures telles que l'ellipse). Ces figures et ces tours de style étaient en somme le matériel qu'avaient à leur disposition les prosateurs et les poètes de l'Antiquité ; il faut se référer surtout, pour les comprendre, à un contexte littéraire qui est celui de l'Antiquité. On a vraiment ici une analyse de la structure objective du langage littéraire. L'artiste, qu'on pourrait appeler plutôt artisan, comme Aristote, dans la Poétique, se sert d'outils : ses outils, ce sont ces procédés et on jugera l'habileté, la conscience avec laquelle il les manie. Seulement, bien sûr, une telle réponse, une telle solution, ne peut plus guère nous satisfaire, pas seulement parce qu'elle se réfère à un contexte littéraire qui est déjà un peu dépassé, mais surtout parce que cette rhétorique n'est qu'un catalogue de procédés dont on peut douter qu'ils puissent définir en totalité, dans son essence, dans sa finalité, la communication littéraire. Si la rhétorique, en

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effet, se prend comme fin, eli bien, on n'a plus qu'une pure virtuosité verbale, qui n'est qu'une caricature de l'art. La rhétorique, telle qu'elle était conçue dans l'Antiquité et encore à l'époque classique, n'était qu'un catalogue, qu'un inventaire des moyens, et cette pure viruosité verbale qui naît d'une confusion entre la fin et les moyens, on la trouve aux époques de décadence littéraire ; je rappellerai simplement un fait d'histoire littéraire, qui est je crois connu de tout le monde : à la fin du Moyen Age, ou plus exactement au début du xvi e siècle, il existait en France une école poétique qu'on appelait celle des Grands Rhétoriqueurs et qui est en somme la dernière manifestation de l'esthétique médiévale avant la Renaissance. Cet abus de la rhétorique serait donc un phénomène de décadence. Et d'autre part, nous pouvons remarquer aussi que le problème n'est pas entièrement résolu du fait que cette rhétorique peut se mettre indifférement au service d'une expression littéraire, comme c'est le cas dans la poésie lyrique ou épique, mais aussi au service d'une expression non littéraire, et le terme de rhétorique doit tout de même, ici, nous alerter : la rhétorique était l'art de persuader de l'avocat ou du politicien et nous avons ici affaire à des gens qui sont, au sens que Barthes donne à ces termes, des écrivants et non pas des écrivains. Sans doute, cette rhétorique traditionnelle repose sur une conception trop intellectualiste de l'expression littéraire, et on trouve une critique implicite mais décisive de la rhétorique ( j e la retiens, car elle me paraît ouvrir la voie à un dépassement de la rhétorique traditionnelle) chez un stylisticien qui est cependant un spécialiste de la rhétorique ancienne, formé à son école, un homme à qui on n'a pas encore suffisamment rendu justice : Jules Marouzeau. Dans un article publié en 1959, dans la Revue des cours et conférences et intitulé « Aspects de la question du style », après avoir repris, en la modernisant, en invoquant par exemple Léo Spitzer, la conception traditionnelle de la rhétorique comme mise en œuvre méthodique, c'est-à-dire choix raisonné des éléments fournis par la langue, Marouzeau ajoute une restriction qui est d'importance : « Il est vrai, dit-il, que le langage n'exprime pas plus littéralement les démarches de notre esprit qu'une pièce de théâtre ne représente la vie, ou un tableau, la nature. Celui qui se sert de la parole pour communiquer avec ses semblables obéit à des nécessités, à des influences, à des préoccupations dont il ne soupçonne pas la tyrannie et la complexité. Son langage est la traduction de son moi total, représente l'ensemble des réactions de sa sensibilité, de son imagination, en même temps qu'il traduit les démarches de son entendement, si bien que le domaine de ce qu'il est conduit à exprimer, à force d'être complexe, se trouve mal défini et se prête à tous les ajustements, ce qui fait que, pratique-

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ment, le domaine du choix, donc du style, est presque illimité. » Nous nous trouvons ramenés à cette situation d'indécision, d'indétermination entre langage spontané et langage littéraire, dans laquelle nous nous trouvions au départ. Mais nous trouverons peut-être dans cet échec un moyen de progresser, grâce à une hypothèse différente : supposons qu'il y ait non pas différence de nature, mais au contraire identité de nature, et seulement différence de degré, ou variation, entre langage spontané et langage littéraire. Il nous faut donc, à partir des données de la stylistique, essayer de montrer comment des mécanismes identiques peuvent aboutir à des effets différenciés, depuis les créations éphémères du langage individuel, qui jaillissent dans la conversation, jusqu'aux éclairs de génie de poète. Ce qui nous amènera donc, dans un second temps, à poser le problème du style. Premier temps de notre recherche : quelle est cette propriété essentielle commune au langage spontané et au langage littéraire ? On trouve une réponse à cette question dans une étude qui, malgré sa relative ancienneté, le caractère un peu désuet de sa terminologie, me paraît garder une bonne part de son actualité : une étude de Charles Bally, publiée en 1952 sous le titre Le langage et la vie. Un chapitre est consacré à ce que Bally appelle le mécanisme de l'expressivité linguistique. La propriété commune au langage littéraire et au langage spontané est appelée affectivité (notion déjà exprimée dans l'article de Marouzeau, cité ci-dessus lorsqu'il est question du « moi total » du locuteur). Pour Bally, l'affectivité est la marque intérieure de l'intérêt personnel que nous prenons à la réalité, à la vie. En fait, Bally est un peu gêné pour définir l'affectivité, il tend à l'assimiler à « sensibilité », ce qui est peut-être confondre l'effet et la cause. Cela tient peut-être à ce que Bally reste fidèle au schéma saussurien traditionnel : le signe conçu comme ensemble d'un signifiant et d'un signifié. Mais dans ce schéma, la présence de la réalité n'apparaît pas clairement, et plus récemment on a proposé des modèles linguistiques plus complexes, tripolaires, où figure le référent. Mais l'intuition de Bally, quelle que soit la façon dont il l'exprime, garde toute sa valeur. « Il est temps de ne plus considérer la langue littéraire comme une chose à part, une sorte de création ex nihilo : elle est avant tout une transposition spéciale de la langue de tous ; les motifs sociaux et biologiques de cette langue deviennent motifs esthétiques. » Langue littéraire et langage spontané traduisent à chaque mot la relation au monde du locuteur et de l'auditeur. Quels sont les mécanismes de l'expressivité ? Où et comment se greffe-t-elle sur les mots, puisque la langue constitue un système parfaitement rationnel ? Bally énumère trois réponses possibles :

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l'émotion peut naître des mots ou des termes que la langue fournit ; ou bien de la manière plus ou moins personnelle dont telle phrase a été prononcée, de gestes significatifs, d'une mimique expressive, de mots employés dans des acceptions inédites : en un mot, du langage propre au parleur ; ou bien encore, l'émotion peut naître de la réalité pure et simple dont la parole est la traduction matérielle, de la situation (donc d'un élément extérieur à la langue). Il est indiscutable qu'aucune de ces trois solutions n'est à écarter complètement. La situation joue sans doute un rôle déterminant : l'intensité de l'émotion déclenchée par une phrase quelconque est en relation directe avec l'étroitesse des rapports qui unissent le locuteur et l'auditeur à la réalité évoquée par cette phrase. La situation offre, selon Bally, des cas limites entre procès et procédé, entre indice et signe. Le rôle de l'intonation, du langage propre au parleur n'a pas besoin d'être souligné. Et la langue ? Reste-t-elle complètement neutre ? Pas tout à fait. Mais elle est relativement autonome par rapport à l'affectivité qu'elle transporte, et reste en tout cas insuffisante pour l'expression affective. Il ne suffit pas d'employer les tours, même très variés qui sont à la disposition du locuteur, pour que l'émotion soit transmise automatiquement ; on peut même affirmer à la limite que l'usage de tours particulièrement recherchés nuit à l'émotion plutôt qu'elle ne la crée. Il y a même, selon Bally, une sorte d'antinomie fondamentale entre langue et expressivité, entre communication et expression. C'est que la langue se compose d'un ensemble de structures à caractère abstrait et qui tendent à se dégager au contraire de tout élément personnel d'affectivité. C'est cependant avec ce matériel que l'écrivain ou le simple usager de la langue doit transmettre son émotion. Cette antinomie est-elle irréductible ? C'est ici que l'étude des mécanismes de l'affectivité à l'intérieur de la langue est révélatrice. On retrouve ici les vieilles figures de rhétorique, interprétées différemment. Bally constate que l'expressivité tend toujours à attaquer et à altérer, au moins de façon minimale, la valeur linguistique des mots, et à la déplacer en quelque façon. Si l'on veut marquer une émotion, si l'on veut produire un effet psychologique ou littéraire, le langage va tendre à s'écarter de la norme et l'on va utiliser des tours qui sont des sortes d'infractions volontaires au code de la langue. Par quelles catégories peut-on réduire à l'unité toutes ces dérogations, toutes ces figures de style, spontanées ou littéraires ? Pour Bally, cette catégorie unique est celle de la transposition (comme l'indique le nom générique de trope). Toutes ces figures constituent un déplacement, une infraction à l'ordre naturel ou intellectuel de la langue, et constituent aussi, dans une large mesure, une sorte de jeu. On peut ainsi montrer que

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la métaphore est l'interversion de deux catégories logiques (le personnage dont on dit qu'il est « un fin renard » est ainsi déplacé de la catégorie des êtres humains vers celle des animaux) ; que toute figure de mots ou figure de syntaxe est une transposition d'une catégorie grammaticale dans une autre (Bally cite le cas extrêmement répandu de l'adjectivation). On peut appliquer ces analyses aussi bien aux tournures familières d'un langage courant qu'à un certain nombre de vers célèbres de notre anthologie poétique : ainsi le célèbre « pâtre promontoire au chapeau de nuées », de V. Hugo ; il y a ici un double glissement : grammatical, puisque le procédé de l'apposition est ici réversible, et logique (échange entre les attributs respectifs des concepts de « pâtre » et de « promontoire »). Tout cela constitue une sorte de jeu (dans ce dernier cas, de jeu poétique). L'esprit n'est jamais tout à fait dupe de l'interversion des catégories : personne ne prendra jamais un promontoire pour un pâtre, ni inversement. On sent très bien qu'il y a là procédé et non procès, signe expressif et non indice. Si l'on confronte ce caractère fondamental de l'expressivité qui est l'implication synthétique, le mélange des catégories, avec les tendances profondes du langage orienté vers la communication, on surprend dans le langage expressif, littéraire et spontané, une double infraction constante au double idéal que poursuit la communication : linéarité et monosémie. La linéarité nécessaire des signifiants, puisque la voix et la main ne peuvent prononcer ou écrire qu'un seul signe à la fois, devrait entraîner celle des signifiés et des référents : or, l'expressivité détruit cette linéarité, chaque mot étant, comme on dit, inséparable de son contexte ; la lecture d'un texte littéraire est faite de retours et d'anticipations du sens. De même, toute implication expressive entraîne une polysémie, et le langage cesse alors d'être instrument idéal de communication : connotation, sens figuré, etc. Il nous reste à préciser les différences entre langage spontané et langage littéraire, que régit la loi commune de l'expressivité. Nous passons du problème de la stylistique à celui du style (concept éminemment multivoque), qui est aussi, dans une certaine mesure, celui de la littérarité. Le problème du style a été analysé en termes modernes, de façon systématique, par les formalistes russes, qui étaient précisément à la recherche de la « littérarité ». Leur démarche procédait d'une réflexion sur le langage poétique, notamment sur le procédé de la « singularisation ». La singularisation est une sorte de rupture volontaire des automatismes de la perception. A partir de ces constatations élémentaires, on a vu se développer plusieurs théories du style dont la plus connue est celle de « l'écart ». Il y aurait phénomène de style chaque fois que l'on

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s'écarterait d'une « norme » de la langue. Beaucoup de stylisticiens ont été, à un moment de leur réflexion, tentés par cette théorie : Marouzeau, Spitzer, Jakobson (qui définit le style comme « l'attente déçue »), Riffaterre (pour qui la valeur stylistique s'attache à toute forme linguistique qui avait une faible probabilité d'apparition). Cela a été quelquefois formulé autrement, en termes de théorie de l'information (notament par Martinet). La difficulté et l'insuffisance de cette théorie tiennent à ce que tout écart ne fait pas style ; l'hermétisme n'est pas la quintessence de l'expression littéraire. On a donc cherché à perfectionner cette théorie en introduisant le concept d'élaboration (qu'on retrouve également chez Jakobson) : la visée du message littéraire coïncide avec le message lui-même, c'est dans la formulation que réside l'essentiel du message. Mais là encore on peut objecter que l'art le plus volontaire n'est pas toujours le meilleur ; d'excellents artisans de la forme peuvent être de médiocres artistes. Une théorie plus récente, plus moderne, retrouve cette notion d'affectivité dans le langage : le style serait une individuation du message, et reposerait avant tout sur le jeu des connotations (les connotations étant tout ce qui, dans l'emploi d'un mot, n'appartient pas à l'expérience de tous les utilisateurs de ce mot, mais seulement à quelques-uns). En somme, la manifestation du style serait l'empreinte du locuteur, à travers le choix et l'élaboration des expressions, empreinte qui n'est sensible que si ces connotations du style peuvent être perçues et partagées par un certain nombre d'auditeurs ou de lecteurs. Peut-être ces trois théories, plutôt que d'être opposées, devraientelles être utilisées concurremment pour définir trois niveaux du langage littéraire. Effectivement, l'écart est la condition nécessaire du style (l'écart par rapport à une norme, à ce que Marouzeau avant Barthes appelait déjà le degré zéro du style). Mais l'écart n'est pas suffisant : on peut user dans la conversation d'un style compliqué, alambiqué, sans être pour autant un créateur, un écrivain. A un second niveau, on trouverait l'élaboration : l'artiste serait celui dont les « écarts de langage », si je puis dire, seraient gouvernés par une visée, sinon consciente, du moins volontaire. Mais la valeur littéraire du style, donc du texte, serait liée à la richesse des connotations. Cette théorie permettrait peut-être de répondre à l'objection que j'avais formulée à l'encontre de ma propre démarche, au début de cette enquête : celle d'une trop grande technicité, qui laisserait finalement échapper l'essentiel. J'avais posé la question de savoir si l'on peut définir la nature et la qualité de la communication littéraire à partir des éléments constitutifs du message littéraire, des mots. Il me semble que les conclusions provisoires auxquelles j'ai

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abouti permettent de mieux cerner les rapports étroits qui existent entre le langage littéraire et la vie. Le concept de « connotation » traduit la reconnaissance de ces rapports et de leur complexité mouvante. Un texte littéraire est composé de signes, les mots, mais dans ce cas, les référents sont d'un type particulier, comme le souligne Roland Barthes : « Le texte littéraire est semblable au vaisseau Argo : les pièces, les substances, les matières de l'objet changent, elles sont par définition variables, au point que l'objet est périodiquement neuf, et cependant, le nom, l'être de cet objet reste toujours le même » (je cite de mémoire). C'est que la littérature (comme la mode ou d'autres systèmes d'expression) est un système « homéostatique », dont la fonction n'est pas de communiquer avec un signifié objectif, extérieur, préexistant au système, mais de créer seulement un équilibre de fonctionnement, une signification en mouvement. « Le sens second d'un texte littéraire, l'audelà des mots (ce que Bally appelait la situation, le contexte), est peut-être quelque chose de vide, d'évanescent, bien que le texte ne cesse de fonctionner comme le signifiant de ce sens vide. » Sens vide ? On peut discuter cette expression. Sur ce point, je me référerais volontiers à l'ouvrage essentiel de Northrop Frye, Anatomy of Criticism. Le sens du texte littéraire, pour Frye, ne serait pas un sens vide, mais plutôt un sens hypothétique, imaginaire. Le langage littéraire serait une sorte de manifestation privilégiée de l'imagination symbolique. Il renvoie à une réalité possible, et dont la possibilité d'existence se définit par rapport à la conscience humaine. Et, par là, il me semble que l'homme se trouve impliqué tout entier, aussi bien dans sa dimension subjective, psychologique, voire psychanalytique, que dans sa dimension sociale. Gilbert Durand écrit, à propos de La Chartreuse de Parme, que le décor, dans une œuvre romanesque, est destiné à compenser l'absence de réalité dans la littérature, l'absence des référents. Et, pour cette raison, dit-il, la littérature doit surenchérir sur le décor. Mais cela ne signifie pas nécessairement réalisme objectif, descriptif : ce que recherche le grand romancier, c'est, « à travers l'épaisseur sémiologique et banale du langage, toucher au cœur du lecteur ces grands ressorts archétypaux qui structurent en secret les désirs, les rêveries et les préoccupations les plus intimes. Le décor est donc, autant qu'il se peut, subjectif, mais d'une subjectivité universalisable. » Il me semble que nous touchons là, avec ce sémantisme profond du texte, la caractéristique essentielle de la communication littéraire : elle fait appel à une subjectivité universalisable. On pourrait insister aussi sur l'aspect social de cette communication, sur ce que Chombart de Lauwe appelle la sociologie des aspirations. Précisément par son caractère hypothétique

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et imaginatif, le langage littéraire apparaît comme le langage humain par excellence. Il resterait à se poser une question : pourquoi y-a-t-il une expression et une communication littéraires ? La littérature participe de la même nécessité que le langage spontané, que toute expression langagière : la nécessité de prendre conscience des choses et de réagir par rapport aux choses (c'est ce que traduit la notion d'affectivité ou d'expressivité). Mais en plus, l'expression littéraire, avec son caractère volontaire, élaboré, ses références à un donné qui n'est pas matériel et extérieur mais intérieur et imaginaire, traduit la nécessité de la conscience de soi, qui est inséparable de la conscience des choses. Désir de se sentir essentiel par rapport au monde, où Sartre voit le moteur de la création littéraire. Jeu, sans doute, mais où l'homme tout entier se trouve engagé.

TZVETAN TODOROV

L'ART SELON ARTAUD

Artaud a si bien et si abondamment dit ce qu'il a « voulu dire », qu'on pourrait se demander s'il n'est pas superflu de s'interposer, en exégète, entre son texte et ses lecteurs — passés ou à venir. Poser cette question, c'est soulever en même temps toute la problématique liée au statut de ce qu'on appelle aujourd'hui la lecture. En effet, le commentaire docile dont la limite est la paraphrase se justifie mal à l'égard d'un texte dont la compréhension première ne soulève pas de difficultés hors mesure. Mais le danger inverse est plus inquiétant encore : en fuyant le très particulier, on risque d'atteindre le trop général, et de priver le texte commenté de toute sa spécificité ; celui-ci se transforme alors en simple exemple d'un schéma abstrait et anonyme. Ce danger est évoqué, sous la forme d'une dénégation caractéristique, dans les deux meilleurs commentaires d'Artaud. Blanchot, dans le Livre à venir, écrit : « Il serait tentant de rapprocher ce que nous dit Artaud de ce que nous disent Hôlderlin, Mallarmé... Mais il faut résister à la tentation des affirmations trop générales. Chaque poète dit le même, ce n'est pourtant pas le même, c'est l'unique, nous le sentons. » Derrida, dans L'écriture et la différence, examine longuement ce qu'il appelle « la violence de l'exemplification », et commence sa lecture par le refus de « constituer Artaud en exemple de ce qu'il nous enseigne » ; il la termine cependant par la constatation d'un certain échec ( « la violence de l'exemplification, celle-là même que nous n'avons pu éviter au moment où nous entendions nous en défendre... »). La lecture ne pourra se constituer qu'en évitant ce double écueil, la paraphrase et l'exemplification. Elle sera respectueuse du texte, jusqu'à sa littéralité même ; en même temps elle ne se contentera pas de son ordre apparent, mais cherchera à rétablir le système textuel. Elle procédera par choix, déplacement, superposition : autant d'opérations qui bouleversent l'organisation immédiatement observable d'un discours. Pour formuler ce système, on sera amené à traduire en des termes différents certains des éléments qui le constituent. On cherchera une fidélité non à la lettre, ni d'ailleurs à un « esprit » hypothétique, mais au principe de la lettre. Ce faisant,

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cependant, on saura que la lecture ne parvient à écarter l'un des dangers symétriques qui la guettent qu'en se rendant vulnérable à l'égard de l'autre ; pour nous la lecture est une ligne de partage plutôt qu'un territoire. Je me contenterai, ici, d'une matière moins complexe que l'ensemble des écrits d'Artaud : ce sont les textes théoriques qu'il a produits entre 1931 et 1935, autrement dit Le théâtre et son double et les écrits qui l'accompagnent. C'est déjà là un choix extrêmement important : d'abord parce que les textes de cette période sont relativement homogènes et ne permettent donc de poser aucun problème d'évolution. D'autre part — et ceci est plus grave —, cette période est probablement la seule où l'on puisse isoler les « textes théoriques » du « reste », ou, si l'on veut, « l'œuvre » de la « vie ». Car, précisément, Artaud rend cette division (comme tant d'autres) impossible. Chez lui, la rupture entre la Chair et le Verbe n'existe pas. Prisonnier de nos catégories traditionnelles, on reste perplexe devant ses écrits, que l'on voudrait tantôt lire comme des « documents » sur sa vie, tantôt comme une « théorie », tantôt comme des « œuvres ». Le texte du Théâtre et son double, cependant, nous autorise à mettre provisoirement entre parenthèses les autres aspects de cette production, et à la considérer comme théorie. Nous interrogerons celle-ci dans la perspective de ce concept ambigu (mis en question par Artaud lui-même), qui nous semble avoir ici une utilité stratégique : l'Art. La réflexion d'Artaud sur le théâtre pourrait être résumée par une formule beaucoup plus facile aujourd'hui qu'il y a quarante ans ; mais elle ne nous apprend rien si nous nous contentons de sa brièveté : il faut considérer le théâtre comme un langage. Cette affirmation revient sans cesse au long des pages du Théâtre et son double ; j'en citerai ici une seule formulation que l'on trouve dans la description du théâtre balinais : « A travers leur dédale de gestes, d'attitudes, de cris jetés dans l'air, à travers des évolutions des courbes qui ne laissent aucune portion de l'espace scénique inutilisée, se dégage le sens d'un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots » (80-81) *. Le théâtre est un langage différent de celui que nous utilisons quotidiennement ; circonscrire cette différence, c'est comprendre le sens de la formule d'Artaud ; le théâtre et le langage entrent dans un rapport qui n'est pas analogique, mais de contiguïté. Un certain langage, le langage verbal a provoqué la mort du théâtre ; un autre langage, le langage symbolique, peut le faire ressusciter. * Les chiffres entre parenthèses renvoient : pour Le théâtre et son double, aux pages de l'édition de poche « Idées » ; pour tous les autres textes, aux volumes et aux pages des Œuvres complètes, Paris, Gallimard.

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Il faut donc commencer par faire le procès du langage verbal ou, plus exactement, des « Idées de l'Occident sur la parole » (V, 14). Le principal titre d'accusation — dont les autres ne sont que des ramifications — est le suivant : ce langage est le résultat d'une action, au lieu d'être l'action même. Le langage verbal, tel que nous le concevons en Europe, est seulement l'aboutissement d'un processus, comme le cadavre est l'aboutissement d'une vie, et il faut se débarrasser de cette conception cadavérique du langage. « Par nature, et à cause de leur caractère déterminé, fixé une fois pour toutes (les mots) arrêtent et paralysent la pensée au lieu d'en permettre, et d'en favoriser le dévelopement » (167-8). La création du langage est coupée de son résultat, les mots. Au théâtre, cette « coupure » se trouve symbolisée par le rôle accordé au mot écrit : lui qui n'est, jusqu'à son signifiant même, qu'un résultat immuable, et non un acte. « Pour le théâtre, tel qu'il se pratique ici, un mot écrit a autant de valeur que le même mot prononcé (...). Tout ce qui touche à l'énonciation particulière d'un mot, à la vibration qu'il peut répandre dans l'espace, leur échappe » (179). Si l'on peut réduire aussi facilement la différence qu'il y a entre énonciation présenté et absente (l'énonciation n'étant d'ailleurs qu'une partie de la création du langage), c'est que nous nous sommes habitués à identifier le langage avec l'énoncé isolé et fixe. Le procès du langage verbal définit, dans son creux, ce qu'est le langage symbolique (dont le théâtre est le meilleur exemple). Un langage qui n'est pas séparé de son devenir, de sa propre création. Alors que le langage verbal se contente d'être le point final d'un processus, le langage symbolique sera un trajet entre la nécessité de signifier et son résultat. « Le théâtre se retrouve exactement au point où l'esprit a besoin d'un langage pour produire ses manifestations » (17). Ce nouveau « langage part de la nécessité de la parole beaucoup plus que de la parole déjà formée (...). Il refait poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage » (167). On voit maintenant qu'il faut entendre la création dans un sens beaucoup plus large que l'énonciation : celle-ci crée une phrase, dans une langue déjà existante ; celle-là est la constitution du langage lui-même. Le premier caractère donc des langages symboliques — et plus particulièrement du théâtre — est qu'ils ne disposent pas d'un système de signes préétablis ; parler un langage symbolique signifie précisément l'inventer, la répétition sera donc la limite de l'art. Néanmoins l'énonciation mime la création et tire de ce mimétisme un privilège. D'où l'attention que porte Artaud à la parole dite ; d'où aussi sa préférence pour ce qui — par l'explicitation des deux interlocuteurs — dans l'écriture se rapproche le plus de la parole : la

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lettre adressée à quelqu'un. Il est étonnant de voir quelle place occupent, dans les Œuvres complètes d'Artaud, les écrits ayant forme de lettres : depuis la « Correspondance avec Jacques Rivière » jusqu'aux « Lettres de Rodez ». Et il l'explique : « Permettez-moi de vous adresser un article sous forme de lettre. C'est le seul moyen que j'ai de lutter contre un sentiment absolument paralysant de gratuité et d'en venir à bout depuis plus d'un mois que j'y pense... » (IV, 293). Ce premier trait constitutif du langage symbolique (que « les signes s'inventeront au fur et à mesure » : V, 37), a de quoi surprendre celui qui utilise le terme de langage dans son sens classique. Son pôle d'attraction n'est plus l'Ordre mais le Chaos : « Le langage de la scène, s'il existe et s'il se forme, sera par nature destructeur, menaçant, anarchique, il évoquera le chaos » (IV, 290). Or, le langage verbal est un principe d'organisation et de classification, grâce à ce qui en sous-tend le fonctionnement : la répétition. Ce sera donc précisément sur la répétition qu'Artaud fera tomber sa condamnation la plus dure : « Laissons aux pions les critiques de textes, aux esthètes les critiques de formes, et reconnaissons que ce qui a été dit n'est plus à dire ; qu'une expression ne vaut pas deux fois ; que toute parole prononcée est morte et n'agit qu'au moment où elle est prononcée, qu'une forme employée ne sert plus et n'invite qu'à en rechercher une autre, et que le théâtre est le seul endroit au monde où un geste fait ne se recommence pas deux fois » (115). On pourrait penser que ce virulent refus de la répétition équivaut à un éloge de l'improvisation ; d'autant qu'Artaud dira aussi : « Ce langage... tire son efficacité de sa création spontanée sur la scène » (58). Il a dénoncé, d'autre part, la suprématie de l'auteur au théâtre, dont le résultat est que le spectacle devient un simple reflet du texte (et le reflet d'un mort n'est pas non plus vivant). « L'auteur est celui qui dispose du langage de la parole et... le metteur en scène est son esclave... Ainsi, nous renoncerons à la superstition théâtrale du texte et à la dictature de l'écrivain... » (187). Donc, pas de texte pré-écrit. Mais l'improvisation ne trouve pas plus de grâce à ses yeux : « Mes spectacles n'auront rien à voir avec les improvisations de Copeau. Si forts qu'ils plongent dans le concret, dans le dehors, qu'ils prennent pied dans la nature ouverte et non dans les chambres fermées du cerveau, ils ne sont pas pour cela livrés au caprice de l'inspiration inculte et irréfléchie de l'acteur » (166). Il ne faut pas confondre « l'inspiration inculte », qui n'est rien d'autre que la projection d'un texte non conscient, avec la liberté recherchée par Artaud. Cette apparente contradiction peut se retrouver dans les limites d'une phrase : « Les spectacles seront faits directement sur la scène...

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ce qui ne veut pas dire que ces spectacles ne seront pas rigoureusement composés et fixés une fois pour toutes avant d'être joués » (V, 41). Le spectacle ne doit être ni spontané, ni pré-écrit : c'est là encore une opposition qui perd sa pertinence aux yeux d'Artaud. Un langage qui s'invente au fur et à mesure est irréconciliable avec l'idée d'un pré-texte ; mais, pour qu'il soit langage, une précision mathématique devra régir son fonctionnement. Cette précision ne pourra être atteinte qu'à travers une lente élaboration sur scène qui, une fois terminée, demande à être notée. « Ces images, ces mouvements, ces danses, ces rites, ces musiques, ces mélodies tronquées, ces dialogues qui tournent court, seront soigneusement notés et décrits, autant qu'il se peut avec des mots et principalement dans les parties non dialoguées du spectacle, le principe étant d'arriver à noter ou à chiffrer, comme sur une partition musicale ce qui ne se décrit pas avec des mots » (194). Un post-texte coupera donc court à tout essai d'improvisation. Revenons maintenant à la description du langage symbolique, et essayons d'en relever les traits spécifiques. Son signifiant, d'abord, particulièrement riche au théâtre (c'est en cela, entre autres, que le théâtre est privilégié par rapport aux autres arts) : Artaud en a énuméré, à plusieurs reprises, les composantes. « Tous les moyens d'expression utilisables sur une scène, comme musique, danse, plastique, pantomime, mimique, gesticulations, intonations, architecture, éclairage et décor » (55-56). Le théâtre doit obligatoirement se servir de ce signifiant multiple ; « la fixation du théâtre dans un langage : paroles écrites, musique, lumière, bruits, indique à bref délai sa perte, le choix d'un langage prouvant le goût que l'on a pour les facilités de ce langage » (17). Mais — nouvelle dichotomie levée par Artaud — cette multiplicité des signifiants ne signifie pas une pluralité de langages ; bien au contraire, le langage théâtral ne peut se constituer que si, en lui, la musique cesse d'être musique, la peinture, peinture, et la danse, danse. « Il serait vain de dire qu'il fait appel à la musique, à la danse, ou à la mimique. Il est évident qu'il utilise des mouvements, des harmonies, des rythmes, mais seulement en ce qu'ils concourent à une sorte d'expression centrale, sans profit pour un art particulier » (137). Le signifiant doit être à la fois divers et un ; on pourrait décrire le trait spécifique du langage symbolique par le débordement du signifiant, une surabondance (et une surdétermination) de ce qui signifie par rapport à ce qui est signifié. Pour atteindre une « mathématique réfléchie » dans l'utilisation du langage symbolique, on doit l'inventorier, c'est-à-dire rendre compte avec minutie de chacune de ses couches signifiantes. Artaud en a déjà esquissé le programme. Ainsi de la mimique : « Ces dix

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mille et une expressions du visage, prises à l'état de masques, pourront être étiquetées et cataloguées, en vue de participer directement et symboliquement à ce langage concret de la scène... » (143). Ainsi des éclairages : « Pour produire des qualités de tons particulières, on doit réintroduire dans la lumière un élément de ténuité, de densité, d'opacité, en vue de produire le chaud, le froid, la colère, la peur, etc. » (145). Ainsi, surtout, des souffles, auxquels il consacre plusieurs textes : « Il est certain qu'à chaque sentiment, à chaque mouvement de l'esprit, à chaque bondissement de l'affectivité humaine correspond un souffle qui lui appartient... » (196). Le signifiant du langage symbolique est différent de celui du langage verbal ; il en est de même pour le signifié : l'un et l'autre ne parlent pas de la « même chose : « ... Les pensées qu'exprime (ce langage physique concret) échappent au langage articulé » (54) ; « dans le domaine de la pensée et de l'intelligence (il y a) des attitudes que les mots sont incapables de prendre et que les gestes et tout ce qui participe du langage dans l'espace atteignent avec plus de précision qu'eux » (107-108). Quels sont ces deux signifiés distincts ? Celui du langage verbal est bien connu : il est irremplaçable pour « élucider un caractère, raconter les pensées humaines d'un personnage, exposer des états de conscience clairs et précis » (59) ; c'est en somme tout ce qu'on pourrait désigner comme la « psychologie ». Il est évidemment beaucoup plus difficile de désigner le signifié du langage symbolique à l'aide de mots, et Artaud évoque à plusieurs reprises cette difficulté (« J'avoue qu'il m'a été difficile de préciser avec des mots, la sorte de langage extraverbal que je veux créer » V, 161). C'est pourquoi il faudra se contenter ici d'indications générales : ce sont les « choses de l'intelligence » (95), des « sentiments, des états d'âme, des idées métaphysiques » (99), « des idées, des attitudes de l'esprit, des aspects de la nature » (57). On ne trahira pas la pensée d'Artaud en disant que ce signifié est plutôt d'ordre « métaphysique ». Deux réseaux sémantiques semblent se tisser derrière cette opposition : la répétition, le psychologique, le verbal, dans l'un, alternent avec la différence, le métaphysique, l'a-verbal, dans l'autre. On rencontrera ailleurs une distribution inversée de la répétition et de la différence. La relation entre signifiant et signifié n'est pas la même dans lé langage verbal et le langage symbolique. Dans le premier, cette relation est purement abstraite, ou, comme nous disons aujourd'hui, arbitraire : il n'y a aucune raison particulière pour que tels sons, telle graphie évoquent une idée plutôt qu'une autre. Dans le second, en revanche, les idées évoquées doivent « ébranler au passage tout un système d'analogies naturelles » (164). Qu'est-ce qu'une analogie

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naturelle ? Voici l'exemple cité par Artaud : « Ce langage représente la nuit par un arbre sur lequel un oiseau qui a déjà fermé un œil commence à fermer l'autre » (57). La nuit représentée par l'oiseau qui dort, c'est, en termes rhétoriques, une synecdoque, la relation entre les deux est motivée (la partie pour le tout). Ou voici encore l'évocation des acteurs balinais : « Les acteurs avec leurs costumes composent de véritables hiéroglyphes qui vivent et se meuvent » (91). L'acteur cesse d'être une présence pleine, il est le signe qui renvoie à une absence ; celle-ci non plus n'est pas un mot — de même que la nuit, appellation de commodité, ne l'était pas dans le cas précédent. La propriété caractéristique du hiéroglyphe est encore autre : c'est le rapport d'analogie entre le signifiant et le signifié, entre l'image graphique et l'idée. Artaud n'utilise pas le terme de métaphore (l'associant probablement à un esthétisme gratuit) ; mais la ressemblance (l'analogie) et la contiguïté (la synecdoque) forment la matrice de toutes les figures rhétoriques. Celles-ci ne seraient alors rien d'autre qu'un inventaire des relations possibles entre signifiants et signifiés dans les langages symboliques. C'est, en tout cas, le postulat d'Artaud : « Je prends les objets, les choses de l'étendue comme des images, comme des mots que j'assemble et que je fais se répondre l'un l'autre suivant les lois du symbolisme et des vivantes analogies. Lois éternelles qui sont celles de toute poésie et de tout langage viable ; et entre autres choses celles des idéogrammes de la Chine et des vieux hiéroglyphes égyptiens » (168). Les figures rhétoriques sont le code du symbolisme. Le principe analogique explique les efforts d'Artaud pour découvrir les « doubles » du théâtre (en particulier dans les articles qui inaugurent Le théâtre et son double) : la peste, la peinture de Lucas Van den Leyden, l'alchimie. « Le théâtre... comme la peste... refait la chaîne de ce qui est et de ce qui n'est pas » (38) ; « cette peinture est ce que le théâtre devrait être » (52) ; « Il y a encore entre le théâtre et l'alchimie une ressemblance plus haute » (71). Ce principe lui apparaît même comme tellement essentiel qu'il détermine le titre de son livre: « Ce titre répondra à tous les doubles du théâtre que j'ai cru trouver depuis tant d'années : la métaphysique, la peste, la cruauté » (V, 272). Il ne faut pas confondre la relation entre le signifiant et le signifié avec celle du signe et de son référent. Alors que la première doit être renforcée par l'analogie, la seconde doit être, au contraire, dénaturalisée : il faut rompre l'automatisme qui nous fait prendre le mot pour la chose, considérer l'un comme le produit naturel de l'autre. Cette relation, nous rappelle Artaud, est purement arbitraire : « Il faut bien admettre que tout dans la destination d'un objet, dans

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le sens ou dans l'utilisation d'une forme naturelle, tout est affaire de convention. La nature, quand elle a donné à un arbre la forme d'un arbre, aurait tout aussi bien pu lui donner la forme d'un animal ou d'une colline, nous aurions pensé arbre devant l'animal ou la colline, et le tour aurait été joué » (61). La fonction du langage symbolique est de mettre en évidence cet arbitraire : « On comprend par là que la poésie est anarchique dans la mesure où elle remet en cause toutes les relations d'objet à objet et des formes avec leurs significations » (62). Voici que, par un autre biais, le langage symbolique touche à nouveau le Chaos. L'analogie qui s'instaure à l'intérieur du signe ébranle les fausses analogies à l'extérieur : « La poésie est une force dissociatrice et anarchique, qui par l'analogie, les associations, les images, ne vit que d'un bouleversement des rapports connus » (V, 40). Un langage qui n'est pas isolé du processus de sa création ; un signifiant multiple, « débordant » et concret ; un signifié métaphysique, qui ne se laisse pas désigner par des mots ; une relation analogique entre le signifiant et le signifié : telles sont les principales caractéristiques du « langage symbolique », plus exactement des arts, plus particulièrement encore du théâtre. Toutes ces propriétés ont été dégagées par opposition avec le langage verbal. Cependant, Artaud l'observe par ailleurs, il n'est pas impossible de manier le langage verbal comme un langage symbolique. La différence est moins, nous l'avons déjà noté, entre deux types de langage indépendants, qu'entre deux conceptions du langage ( « orientale » et « occidentale»), et par conséquent entre deux emplois (ou fonctions) du langage. Artaud écrira : « A côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens » (189). Il suffit donc d'accentuer la fonction magique, plutôt que la fonction logique, du langage verbal, pour qu'il se range à côté des autres systèmes symboliques. Comment s'opère cette transformation ? Par la mise en place de toutes les propriétés que nous venons d'énumérer ; et aussi par une concrétisation du signifiant. Le langage utilisé dans sa fonction logique tend à effacer le signifiant, à remplacer les sons réels par des sons abstraits ; pour faire aparaître la fonction magique *, il faut « que l'on revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, * Mais redonner au langage son « efficacité magique », c'est en même temps renoncer à une autre conception « occidentale » qui veut que le langage s'oppose à l'action. Or, comme le dit Artaud, « l'état magique est ce qui entraîne à l'acte » (IV, 281). Ce serait là le dernier trait spécifique des langages symboliques : ils retrouvent, « en mode matériel, immédiatement efficace, le sens d'une certaine action rituelle et religieuse » (V. 114-115). Le langage est action.

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actives du langage, que l'on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donné naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique et affectif, c'est-à-dire que les mots, au lieu d'être pris pour ce qu'ils veulent dire grammaticalement parlant, soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements » (181-182). Le signifiant requiert ici une autonomie dont il était privé par l'emploi logique du langage : « Les sons, les bruits, les cris sont cherchés d'abord pour leur qualité vibratoire, ensuite pour ce qu'ils représentent » (124). C'est pourquoi, dans ses descriptions du travail au théâtre, Artaud insiste toujours sur l'élaboration du son pur : « Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes. Il pilonne des sons » (138). Il s'instaure donc un processus double. D'une part, l'acteur, le décor, le geste, perdant leur matérialité opaque, cessent d'être une substance présente pour devenir signe. D'autre part — mais dans ce même mouvement —, le signe cesse d'être abstrait, il n'est pas un simple renvoi mais devient une matière dont la rugosité arrête le regard. Rien n'est plus précieux pour Artaud dans cette vision du langage théâtral que « le côté révélateur de la matière qui semble tout à coup s'éparpiller en signes pour nous apprendre l'identité métaphysique du concret et de l'abstrait » (89). Le langage symbolique (le théâtre) abolit l'opposition de ces deux catégories, il doit devenir « une sorte de démonstration expérimentale de l'identité profonde du concret et de l'abstrait » (164). Ce n'est pas la première dichotomie que le texte d'Artaud rend caduque. L'homme et l'œuvre, l'un et le multiple, le prescrit et l'improvisé, l'abstrait et le concret : autant d'oppositions que sa pensée refuse d'admettre. Ce n'est pas un hasard : la structure oppositionnelle caractérise le langage verbal et la logique qui s'en dégagent. « Ceci » et « le contraire » ne sont plus pertinents, en revanche, pour le langage symbolique, les lois de l'identité et du tiers exclu n'y fonctionnent pas. Plus même : cela tient de la nature du langage symbolique que de combattre la logique oppositionnelle, de réitérer incessamment l'oxymoron, de « résoudre par des conjonctions inimaginables et étranges pour nos cerveaux d'hommes encore éveillés, résoudre ou même annihiler tous les conflits produits par l'antagonisme de la matière et de l'esprit, de l'idée et de la forme, du concret et de l'abstrait... » (78). Une semblable dichotomie se trouve pulvérisée dans la réponse que donne Artaud à une autre grande question : pourquoi l'art ? (alors que tout ce qui précède peut être considéré comme la réponse à : qu'est-ce que l'art ?). L'art pour l'art, l'art en dehors de la vie est une idée purement « occidentale » et limitée : « Nous en sommes

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venus à n'attribuer à l'art qu'une valeur d'argument et de repos et à le faire tenir dans une utilisation purement formelle des formes » (105). Cette limitation absurde de l'art doit cesser : « Nous sommes tous excédés des formes purement digestives du théâtre actuel qui n'est qu'un jeu sans efficacité » (318) ; «... s'il est encore quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c'est de s'attarder artistiquement sur les formes au lieu d'être comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers » (18). Remarquons d'ailleurs que la conception réaliste (l'art comme imitation de la vie) n'est qu'une variante du modèle de l'art pour l'art : l'une comme l'autre maintiennent l'isolation de l'art et de la « vie ». Mais l'attitude inverse, celle qui veut soumettre l'art à des objectifs précis, est tout aussi intenable. « Nous avons besoin d'action vraie, mais sans conséquence pratique. Ce n'est pas sur le plan social que l'action du théâtre s'étend. Encore moins sur le plan moral et psychologique » (75). Asservir le théâtre à des objectifs politiques, c'est trahir à la fois le théâtre et la politique. Voici un texte d'Artaud qui ne laisse aucun doute quant à sa position devant ce problème : « Je crois en l'action réelle du théâtre, mais pas sur le plan de la vie. Inutile de dire après cela que je considère comme vaines toutes les tentatives faites en Allemagne, en Russie, ou en Amérique ces temps derniers, pour faire servir le théâtre à des buts sociaux et révolutionnaires immédiats. Et cela, si nouveaux que soient les procédés de mise en scène employés, les procédés, du fait qu'ils consentent et qu'ils se veulent asservis aux données les plus strictes du matérialisme dialectique, du fait qu'ils tournent le dos à la métaphysique qu'ils méprisent, demeurent de la mise en scène selon l'acception la plus grossière du mot » (V, 36). Ce geste — faire un théâtre asservi — est chargé d'une idéologie indépendante de (et plus puissante que ) l'idéologie qu'un tel théâtre veut défendre. Soumettre le théâtre (à quoi que ce soit) c'est faire de la « mise en scène » dans le sens limité et étroit qu'a donné à cette expression la tradition occidentale ; c'est accepter du même coup tous les présupposés de cette tradition, et les voir écraser ce à quoi on prétendait soumettre le théâtre. Cette idée n'est d'ailleurs pas neuve, chez Artaud, à l'époque du Théâtre et son double. Quelques années auparavant avait eu lieu sa rupture retentissante avec les surréalistes, auxquels il reprochait précisément de vouloir soumettre l'art à des objectifs politiques immédiats, et par là même de le garder prisonnier d'une lourde tradition métaphysique. « Le surréalisme n'est-il pas mort du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate

L'art selon Artaud

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l'aboutissement d'une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau », écrit Artaud en 1927. L'art ne doit être ni gratuit, ni utilitaire ; il faut écarter les deux termes de cette fausse alternative, et prendre conscience de sa fonction essentielle. Or elle est, comme l'écrit Artaud, métaphysique. Loin de se satisfaire d'un pur jeu de formes ou d'une modification dans les conditions matérielles externes de l'homme, le théâtre doit chercher à atteindre l'être humain en ce qu'il a de plus profond, et le modifier. « Le théâtre doit poursuivre, par tous les moyens, une remise en cause, non seulement de tous les aspects du monde objectif et descriptif externe, mais du monde interne, c'est-à-dire de l'homme considéré métaphysiquement » (140). Le théâtre « doit chercher à atteindre les régions profondes de l'individu et créer en lui une sorte d'altération réelle, quoique cachée, et dont il ne percevra les conséquences que plus tard » (106). L'art n'a pas à représenter la vie, dans ce qu'elle a de plus essentiel, il doit l'être. Le trajet est donc le suivant : l'art doit tendre vers une autonomie totale, vers une identification avec son essence. Mais aussitôt que la limite est atteinte, cette essence même s'évanouit, et le terme d'art n'a plus de sens. Atteindre le centre, c'est le faire disparaître : l'art supérieur n'est pas autre chose que la vie, ou la métaphysique. La voie qui conduit à la plus grande efficacité passe par le désintéressement le plus extrême. Le « centre » est miné aussi d'une autre manière : par la relation nécessaire qui existe entre les systèmes symboliques et le devenir (et, à travers lui, le chaos). « Le plus bel art est celui qui nous rapproche le plus du Chaos » (290). L'art comme système symbolique refuse l'idée même de l'essence stable, donc morte ; aussitôt fixée, cette essence lui devient étrangère, puisque l'art se définit par un renoncement au repos : « Les idées claires sont des idées mortes » (59). Il est une remise en question permanente de sa propre définition, ou si l'on veut encore : l'art n'est rien d'autre qu'une quête désespérée de son essence.

ALAIN

LABRUFFE

LA COMMUNICATION DANS LES ENSEMBLES AUTOMATISES ET LES DIFFICULTES DE SON ANALYSE PSYCHOLOGIQUE

L'ILTAM nous a demandé d'exposer le point de nos recherches concernant la place du concept de communication. Or ce concept occupe dans nos travaux une importance centrale du point de vue psychologique — qui est le nôtre en général —, et plus précisément du point de vue ergonomique — qui constitue l'aspect particulier sous lequel nous l'envisageons. Précisons tout de suite que notre action a eu pour cadre un certain nombre d'ateliers situés dans diverses usines « d'un grand monopole d'Etat », pour reprendre une expression chère à Crozier 1 . Nous avons, en effet, accordé à ce concept de communication un rôle bien particulier — « ergonomique » — et nous avons essayé de lui donner une dimension pratique, concrète. La communication a été pour nous un instrument ayant pour mission de favoriser et de faciliter la tenue d'un poste de travail d'un ensemble automatisé ; mission aussi de nous servir de modèle pour tenter de quantifier la charge mentale impliquée par un tel poste (ce concept constituant le thème central de nos recherches). I

Qu'entendons-nous par « ensemble automatisé » ?

Ce terme recouvre une réalité complexe mais que nous définissons, à travers un exemple précis et pour éclaircir un peu les choses, comme un « groupe de machines comportant divers systèmes de régulations et de contrôles automatiques remplaçant des fonctions autrefois assurées manuellement et directement par le conducteur ». Ces machines ont été regroupées autour d'un poste de travail unique, dont la tenue est assurée par une équipe homogène (pour des raisons ergonomiques, dans le détail desquelles il n'y a pas lieu d'entrer ici). II s'agit, dans cet exemple, de machines séparées spatialement et 1. M.

CROZIER,

Le phénomène

bureaucratique,

Paris, 1963.

200

Alain Lahr uffe

assurant une même fonction de production. Ce peut être aussi, dans d'autres cas, un groupe de machines occupant un espace plus ou moins restreint, assurant une grande diversité de fonctions : de la production à l'encartonnage du produit, par exemple. La caractéristique commune essentielle de l'ensemble automatisé reste dans ses capacités d'autorégulation. Or, et toujours dans notre exemple, chaque machine porte la trace de son fonctionnement, ou des incidents de ce fonctionnement, sous forme de signaux regroupés analytiquement par l'intermédiaire d'un tableau synoptique et, plus globalement, en une tour de signalisation comportant trois signaux : vert, orange, rouge, couleurs traditionnelles, et disposés spatialement sur le même modèle que les feux routiers bien connus ; ces signaux sont destinés à alerter l'équipe de conduite aux fins d'intervention. Un autre signal permet d'instaurer une visite de contrôle systématique toutes les x minutes (VS). Le signal orange définit deux interventions temporisées différemment : orange fixe à 30 minutes ; orange clignotant à moins de 90 secondes. La totalité de ces signaux particuliers, afférents à chaque machine, est à son tour répétée au poste de conduite sur des répétiteurs disposés à hauteur des yeux des équipiers qui, en marche idéale, sont assis sur des chaises confortables et disposent, ceci dit au passage, d'un meuble de rangement pour leurs affaires personnelles. Les originalités de ce poste ne manquent pas : l'une d'entre elles, outre la signalisation schématisée rapidement ci-dessus, est la formule adoptée pour conduire le poste, répondant au souci de résoudre le problème majeur de l'automatisation (la charge mentale et nerveuse), et constituée par la formule de conduite à distance (CAD), dont l'importance sera soulignée dans la suite de notre propos.

SCHÉMA

1. — Ensemble automatisé.

La communication

201

et les ensembles automatisés

Il Apport théorique du concept de communication à notre exemple concret Pour expliquer un peu l'organisation de ce poste de travail, et en valider la portée, nous avons eu recours à des schémas théoriques ; nous avons considéré que l'ensemble automatisé et l'équipe de travail forment un groupe homogène dans lequel les processus de communication existent et se développent comme dans n'importe quel groupe. Nos sources de référence pour ce faire ne manquent pas. Pour citer des auteurs ayant pratiqué dans le même secteur de recherches de psychologie appliquée à l'industrie, J. Leplat 2 a été l'un des premiers en France à reprendre, à la fin des années 50, le modèle de Chapanis3, qui considérait la relation Homme-Machine comme un système isolé, existant par lui-même et évoluant d'après un schéma cybernétique simplifié. Nous verrons plus loin de quelle façon ce modèle se transforme, en l'appliquant à un ensemble automatisé tel que celui défini par notre exemple.

SCHÉMA

2.

Un apport intéressant nous est venu de C. Flament 4 qui définit la communication comme « un échange de significations où les échanges sont intentionnels ». Nous avons interprété cette notion d'une façon extensive : d'une part, les signaux de l'ensemble automatisé appellent quelqu'un, parmi les membres de l'équipe de conduite, dans le but d'obtenir une intervention ; d'autre part, les équipiers réagissent afin d'assurer le fonctionnement normal de l'ensemble automatisé. C'est un premier pas. Mais cette communication comporte aussi une transmission matérielle du message. Dans ce cas, « la communication suppose une infrastructure concrète, matérielle, sans laquelle — je cite à nouveau Flament — la communication est impossible ». Nous avons essayé de réaliser ce point en formalisant les signaux à l'aide d'un support matériel constitué par : 1° un tableau synoptique, 2° une minuterie de visite systématique, 3° une tour de signalisation, et surtout, 4° un tableau répétiteur du poste de CAD. 2. M . DE MONTMOLLIN, Les systèmes Homme-Machine, Paris. 3. X . CHAPANIS, Man Machine System. 4. C . FLAMENT, « La communication », in : FRAISSE et PIAGET

de psychologie

sociale, vol. IX, Paris.

(eds.),

Traité

202

Alain

Làbrufje

Par ailleurs, la conduite de cet ensemble automatisé comporte un certain nombre de contraintes inhérentes à tout poste de conduite, comme Meigniez l'a si bien montré dans son modèle de formalisation 5. Ce modèle indique, en effet, les grandes lignes du fonctionnement d'un poste de travail dont le responsable doit satisfaire aux conditions suivantes : 1) Etre en état de connaître l'objectif à atteindre. 2) Pouvoir prendre ou recevoir des informations pertinentes sur la situation. 3) Pouvoir interpréter ces informations de façon à dégager : a) les facteurs fondamentaux qui déterminent la situation, b) la hiérarchie des objectifs intermédiaires, c) les moyens accessibles pour agir sur ces facteurs en fonction de ces objectifs. 4) Pouvoir mettre en œuvre ces moyens, ou convertir l'interprétation de la situation en une action cohérente. 5) Pouvoir prendre connaissance du résultat obtenu sous une forme qui permette de mesurer son écart au résultat visé. 6) Pouvoir intégrer cet écart de manière à corriger les moyens mis en œuvre. 7) A tout moment de ce processus, être en état de connaître et d'intégrer (et pour cela, dans une certaine mesure, de prévoir) les changements advenus, ou en devenir proche, d'une manière dépendante ou indépendante de l'action poursuivie. Ce modèle, à l'apparence un peu aride, n'en n'est pas moins parfaitement transposable à la réalité, comme nous pouvons le constater dans notre exemple. Le premier impératif du modèle de Meigniez a été pris en charge par une formation attentive et adaptée du personnel affecté à l'ensemble automatisé. Plus intéressant à notre propos est le second point, réalisé par la traduction du processus de fabrication sous forme d'un ensemble organisé de signaux. Le troisième point s'en trouve plus facilement réalisable, les signaux étant les supports privilégiés de l'interprétation. Le quatrième point ne rencontre pas de difficultés particulières dans le cas de notre exemple ; nous nous sommes cependant attaché à faire en sorte que le personnel de conduite soit aidé par la hiérarchie, le régleur, la monitrice d'apprentissage. Il est permis aussi par l'utilisation des signaux et la formation attentive du personnel. Les cinquième et sixième points sont pris en charge par l'automatisation du poste et concernent des aspects purement techniques. 5. R.

MEIGNIEZ,

Pathologie

sociale de l'entreprise,

Paris, 1964, p. 4.

La communication

et les ensembles

automatisés

203

Le septième point, par contre, nous a permis d'instaurer un poste de conduite à distance sur signaux, ce qui constitue l'originalité du poste dans la mesure où cette solution allait en contradiction aussi bien avec les anciennes habitudes de conduite du personnel, qu'elle impliquait un aspect nouveau du traitement de l'information donnée par le poste de travail traditionnel. Analyse Interprétation

Signaux Symboles SCHÉMA 3 .

SCHÉMA 4 .

En effet, la communication dans le système Homme-Machine devient, du fait de la transformation du système lui-même, une communication triangulaire (schématisée par le schéma 3), où les signaux constituent des relais dans le système Homme-Machine, ayant pour mission de codifier et de systématiser l'information. L'action de l'homme sur les signaux se fait alors par l'action sur la machine. Il faut remarquer que persiste cependant un type de communication (illustré par le schéma 4) que nous analyserons plus loin. Nous pouvons résumer ce qui précède dans le tableau suivant : TABLEAU I .

— Le modèle de Meigniez appliqué à un PC d'un ensemble automatisé.

1) Connaissance de l'objectif 2) Prendre-recevoir des informations . . . 3) Interpréter 4) Action

5) Connaître le résultat et l'écart 6) Correction de cet écart 7) Connaître et prévoir constamment les changements

Formation. Signaux. ) Analyse. Signaux ; Synthèse. Synthèse Pas d'obstacles particuliers signaux-formation, aide de la hiérarchie, du régleur, de la monitrice. Automatisation. Automatisation. Signaux + CAD.

204 III

Alain

Labruffe

L'analyse de la communication

Une étude attentive nous a permis d'analyser la situation réelle, telle qu'elle se présente par rapport à l'organisation que nous avons essayée de mettre en place. Il semble tout d'abord nécessaire d'expliquer la signification des divers signaux utilisés, notamment en ce qui concerne les trois couleurs fondamentales apparaissant sur les tours de signalisation et sur les répétiteurs (tableau II) : — Le vert indique que les machines de référence fonctionnent parfaitement ; — L'orange fixe indique qu'il sera nécessaire d'opérer une intervention d'approvisionnement sur la machine concernée dans un délai assez long, à moyen terme ; ce signal apparaît dans un temps t moins M, M pouvant tendre jusqu'à 1 minute ; — L'orange clignotant signale une intervention urgente, impérative, à réaliser afin d'éviter une série d'incidents graves ou l'arrêt de la machine ; ce signal apparaît dans un temps t moins 1, t moins 1 pouvant devenir égal à i ; — Le rouge clignotant signale l'arrêt d'une machine ; il est nécessaire de la remettre en marche ; l'intervention se situe alors à un instant supérieur à t, elle est impérative mais non urgente ; — Le rouge fixe, représenté par un voyant différent du précédent, signale l'échéance de la visite de contrôle systématique. L'intervention se situe à un instant supérieur à t, mais sans urgence. TABLEAU I I .

COULEURS DES SIGNAUX FORMALISÉS

SIGNIFICATION

INTERVENTION

Tout va bien, normal

Néant

Orange fixe

Approvisionnement à prévoir

Différée à n + t

Orange clignotant

Urgence, imminence d'un incident

Différée à 1 + t

Rouge clignotant

Remise en route nécessaire

t+

Vert

Rouge fixe

Contrôle

La communication

et les ensembles

automatisés

205

Or, que se passe-t-ïl lors de l'exécution de la tâche ? 1) On constate que la communication s'effectue selon des modalités bien particulières, que l'on peut systématiser de la façon suivante : — Les signaux que nous avons essayé de matérialiser, de formaliser, sont aussi des symboles. Ils sont utilisés en tant que signaux formels, et l'on observe (pour reprendre une expression qui a fait fortune à Bordeaux 6) une « obéissance à la consigne » stricte, ou aux consignes afférentes aux différents signaux dans ce cas. Mais ils sont aussi utilisés en tant que symboles, et constituent à ce niveau-là des signaux informels, c'est-à-dire qu'ils sont le support favorisant une communication qui ne répond plus aux exigences définies par les consignes de tenue du poste, et qui ne sont pas codifiés. — Il existe par ailleurs d'autres catégories de signaux informels, qui ne sont pas formalisés sous forme de signaux, mais qui n'en constituent pas moins une communication : les bruits des machines (un changement de rythme peut signifier que telle opération est en cours, un bruit spécifique peut préluder à une intervention déterminée, de la même façon qu'un cliquetis de moteur a une signification précise pour un conducteur de voiture : il sait qu'il devra opérer un rodage de soupapes ou qu'il a coulé une bielle, par exemple). La liste des signaux informels n'est pas limitative. Signalons qu'ils peuvent être constitués par les appels directs, oraux ou gestuels, entre équipiers : les expressions de découragement ou de contentement, les remarques du personnel hiérarchique ou de réglage, etc. — Il y a enfin l'ensemble des réactions affectives, conscientes ou inconscientes, parfaitement irrationnelles par rapport au système mis en place, mais perçues en tout cas au niveau du groupe de travail. Leurs influences sont manifestes, ces réactions affectives étant perçues comme signaux et font que l'on note une réponse incorrecte par rapport au modèle de la tâche, à ses impératifs, aux consignes y présidant. 2) D'autre part, et de la même façon que l'on peut catégoriser les diverses informations échangées en communication formelle et communication informelle, on peut envisager l'utilisation qui est faite de ces informations en : — utilisation formelle, celle qui suit stricto sensu les exigences de l'obéissance aux consignes, et — utilisation informelle, qui répond d'une façon assez floue aux exigences du poste, et qui peut constituer, dans certains cas, un 6. J . CHATEAU,

Attitudes

intellectuelles

et spatiales

dans le dessin, Paris,

1964.

206

Alain Lab rufje

réel danger pour le fonctionnement de l'ensemble automatisé, ou au contraire, un réel soulagement pour le personnel qui réagit de cette façon (tableau III).

TABLEAU

III.

UTILISATION FORMELLE

1w H

INFORMELLE

Distorsion des consignes

FORMELLE

Obéissance à la consigne et aux exigences du poste

Signaux formalisés sur machines et répétiteurs

Respect de la méthode de formation

Comportement « parasite » et qui peut être dangereux

Exigences du poste marginales

Comportement « parasite » et affectif

Entraide

Comportement traduisant des exigences psychologiques