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Spinoza et la médecine Éthique et thérapeutique
HIPPOCRATE ET PLATON
Études de philosophie de la médecine Collection dirigée par Jean Lombard L’unité originelle de la médecine et de la philosophie, qui a marqué l’aventure intellectuelle de la Grèce, a aussi donné naissance au discours médical de l’Occident. Cette collection accueille des études consacrées à la relation fondatrice entre les deux disciplines dans la pensée antique ainsi qu’à la philosophie de la médecine, de l’âge classique aux Lumières et à l’avènement de la modernité. Elle se consacre au retour insistant de la pensée contemporaine vers les interrogations initiales sur le bon usage du savoir et du savoir-faire médical et sur son entrecroisement avec la quête d’une sagesse. Elle vise enfin à donner un cadre au dialogue sur l’éthique et sur l’épistémologie dans lequel pourraient se retrouver, comme aux premiers temps de la rationalité, médecins et philosophes.
Déjà parus Jean Lombard, L’épidémie moderne et la culture du malheur, petit traité du chikungunya, 2006. Bernard Vandewalle, Michel Foucault, savoir et pouvoir de la médecine, 2006. Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’hôpital, 2007. Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie, le temps de l’émergence, 2007. Simone Gougeaud-Arnaudeau, La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique, 2008. Jean Lombard, Éthique médicale et philosophie, l’apport de l’Antiquité, 2009. Gilles Barroux, Philosophie de la régénération, médecine, biologie, mythologies, 2009. Victor Larger, Devenir médecin, phénoménologie de la consultation médicale, 2011.
Bernard Vandewalle
Spinoza et la médecine Éthique et thérapeutique
© L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54963-0 EAN : 9782296549630 Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
I UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE
NOTRE but n’est pas du tout de proposer une interprétation d’ensemble de l’ontologie de Spinoza, qui supposerait un travail d’une autre nature. L’enjeu est plus modeste mais, aussi bien, décisif. Il s’agit de montrer que Spinoza s’est nourri de la pensée et de la pratique médicales de son temps et que cela n’a pas été sans effet sur la constitution de sa philosophie. Spinoza se donne les moyens de penser la médecine et ses enjeux à la lumière de l’extraordinaire révolution scientifique de son temps. La pratique de la médecine lui sert aussi à penser la spécificité de l’activité philosophique en tant que processus thérapeutique. L’appendice de la première partie de l’Éthique s’achève – et ce n’est certainement pas par hasard – sur la notion de soin ou de purgation : emendare, soigner ou expurger, soit le terme même utilisé comme substantif dans le titre du Traité de la réforme de l’entendement, selon la traduction usuelle qui substitue la notion politique ou juridique de réforme à celle, plus exacte, d’amendement ou d’épuration, terminologie en tout cas d’inspiration clairement médicale. Mais pour comprendre l’importance de ce modèle médical, tant sous l’angle de l’épistémologie que sous celui de l’éthique, il faut d’abord mettre en place les concepts fondamentaux de l’ontologie spinoziste qui ont rendu possible la constitution d’une des plus grandes philosophies de la nature de toute l’histoire de la pensée. Ce qui caractérise nombre d’interprétations de Spinoza, c’est trop souvent la volonté de tirer la pensée de notre auteur du côté de telle ou telle
influence : le panthéisme de la Renaissance, la philosophie juive, le mécanisme et la science galiléenne, etc. Or Spinoza offre à son lecteur une pensée qui est unique, singulière et reconnaissable immédiatement dans son écriture et ses effets de vie. Sa philosophie ne ressemble qu’à elle-même et elle se révèle irréductible à telle ou telle influence. À partir d’une très grande diversité de traditions philosophiques, Spinoza a su élaborer une philosophie, sa philosophie, qui ne se prétend pas la meilleure, mais simplement une philosophie vraie, comme il le souligne lui-même dans une lettre célèbre à Albert Burgh. C’est toujours la question ontologique de l’un et du multiple qui se trouve posée ici, comme dans la philosophie de Platon et notamment l’étourdissante construction du jeu dialectique du Parménide. Comment, en effet, passer du multiple à l’un et de l’un au multiple ? La forme platonicienne demeure-t-elle identique à elle-même dans les choses multiples ou bien au contraire se fragmente-t-elle à l’infini dans la diversité des choses ? En termes spinozistes faut-il privilégier la plénitude de la substance infinie dans son adhésion à soi ou la formidable puissance qui s’exprime dans la productivité des modes ? Il nous semble que Spinoza conjugue les deux mouvements : ascendant vers la substance et descendant vers les modes, dans une grande pensée de l’immanence. Chaque chose singulière exprime l’infinie puissance de la substance, qui elle-même n’est que par et dans la multiplicité infinie de ses affirmations modales, comme dans la symphonie de la quatrième hypothèse du Parménide. L’élément de toute connaissance humaine est pour Spinoza la connaissance de Dieu{1}. C’est qu’il s’agit dans le de Deo, soit la première partie de l’Éthique, de connaître la totalité du réel. Car tout ce qui est réel est pleinement intelligible. La pensée et la connaissance ne sont donc en rien l’œuvre d’un sujet, comme si elles étaient de nature subjective, mais elles coïncident avec un processus immanent au réel lui-même. Et c’est ce processus de production du réel dans la productivité infinie de la substance que décrit la première partie de l’Éthique. Il n’y a ni fondement subjectif, ni sujet de la connaissance, puisque l’entendement n’est pas le pouvoir d’un sujet mais la propriété de la Pensée comme attribut infini de la substance ou bien comme mode infini de l’entendement de Dieu. Les premières propositions de l’Éthique font assister à l’autoproduction du réel dans l’affirmation absolue de la substance infinie.
Spinoza part de l’intelligence en acte qui est la vie de l’esprit. Toutes les définitions par quoi commence l’Éthique, en effet, sont rapportées à un acte de l’intelligence (intelligo, « je comprends »). L’Éthique commence certes par une première définition relative à l’infini, celle de la cause de soi, mais elle aborde aussitôt la question du fini dans sa deuxième définition{2}. Le fini se comprend par l’infini, mais c’est bien lui qu’il s’agit de changer dans le double projet d’une cathartique de l’esprit (le purifier des maladies de l’esprit) et d’une libération éthique (la clinique des affects). Il est essentiel de comprendre que l’entreprise de Spinoza a d’abord un sens éthique, dont nous analysons ici la portée « thérapeutique ». La réalité coïncide ainsi avec le processus immanent de la cause de soi identifiée à Dieu. Le mouvement du de Deo ira en conséquence, comme l’a bien noté Pierre Macherey, de ce que Dieu est en soi (in se) à tout ce qu’il fait exister dans la productivité infinie de sa puissance (a se). Et il y a réciprocité pleine entre ce que Dieu produit et ce qu’il comprend. Dieu est donc substance infinie qui enveloppe tout ce qui existe et tout ce qui peut être compris. Mais l’idée de Dieu n’apparaît que dans la définition VI et la proposition XI, de sorte qu’on ne commence pas par Dieu, contrairement à une idée reçue, mais qu’on y parvient à partir de la constitution des notions de cause de soi, de substance et d’attribut. La substance infinie est plénitude d’être et affirmation pure. Dieu est l’être infini dont l’essence enveloppe nécessairement l’existence (aséité ontologique et épistémologique : Dieu est l’être qui existe par lui-même et qui se comprend par soi), là où les choses finies se caractérisent par le fait que leur essence n’implique en rien leur existence (propositions XX et XXIV). Là où la substance est suffisance, le mode, lui, n’existe que comme affection de la substance et donc par elle. Comme effet, le mode existe nécessairement en autre chose. C’est que Dieu ou la substance infinie est à la fois cause de soi et cause de toutes choses. Mais pour comprendre comment la puissance infinie de Dieu ou de la nature peut être constitutive de toute chose finie, il faut faire intervenir une notion qui est commune à Dieu et aux modes, celle d’attribut. Les attributs, en effet, sont constitutifs de la substance infinie. Chacun d’entre eux est puissance infinie qui exprime l’essence infinie de la substance dans un genre d’être qui est qualitativement distinct, ainsi, pour ceux que nous connaissons, de l’Étendue ou de la Pensée. Ainsi, l’infini de la substance se trouve constitué par une infinité d’infinis (les attributs). L’attribut est bien ce qui permet à la
puissance infinie de la substance d’exprimer son infinie force d’être dans un genre d’être particulier et il est aussi bien ce que l’intellect perçoit de la substance. Toute la substance est dans chaque attribut, tout de même que toute l’étendue est dans chaque goutte d’eau ou toute la pensée dans chaque idée. Constitutifs de la substance, les attributs sont producteurs des modes : l’infini est immanent au fini, Spinoza plaçant l’infini au cœur de la productivité de tout être fini (la proposition XV montre que tout ce qui est, est en Dieu et que rien sans Dieu ne peut être ni se concevoir, tout de même que la proposition XVIIII souligne que Dieu est de toutes choses cause immanente et non transitive). La diversité infinie des modes renvoie ainsi à la productivité infinie de la substance, comme autant d’affections de celleci. C’est la thèse fameuse de l’univocité de l’être qui se dit de la même manière dans sa réalité finie (modale) ou infinie (substantielle). La substance n’est donc pas un étant ou un être privilégié, de nature transcendante, mais tout ce qui est existe et peut, aussi bien, être compris. Car le même ordre substantiel et la même connexion s’effectuent dans tous les attributs. C’est ici la non moins fameuse thèse du parallélisme (le concept est de Leibniz et non de Spinoza). Entre les modes finis et les attributs exprimant la substance, on trouve des modes infinis qui désignent l’ensemble infini des modes finis. Un mode infini médiat est la Face de l’Univers entier qui reste toujours le même (Facies totius Universi), soit l’état du monde concret dans lequel nous vivons, à quoi correspondent deux modes infinis immédiats, pour la Pensée l’intellect infini et pour l’Étendue le mouvement et le repos{3}. La nature de l’homme est en conséquence modale et non pas substantielle, dans un retournement conceptuel anticartésien. Par le corps, l’homme est un effet de l’attribut Étendue de la substance infinie, par son esprit il est effet de l’attribut Pensée. Il n’est donc en rien, selon la célèbre formule de Spinoza, un empire dans un empire. Car le propre d’une chose finie est de pouvoir être limitée par une autre de même nature (définition II). Toute réalité finie, et donc aussi bien l’être humain, peut en conséquence se trouver altérée ou modifiée par une autre réalité. Comme partie de la nature, l’être fini est nécessairement limité, limitation qui est extérieure et non intérieure. Cette approche a une portée à la fois éthique et épistémologique relativement à la conception spinoziste de la médecine. Il y a donc bien une fragilité constitutive de la chose singulière, par nature
exposée à une multiplicité de déterminations causales et d’actions provoquées par des réalités plus puissantes qu’elle. Nous verrons l’importance de ceci quant à l’approche spinoziste de la maladie. Il n’y a pas de clôture sur soi de la réalité finie, laquelle modifie les autres en permanence et se trouve à son tour modifiée par elles. Au sens strict du terme, la philosophie de Spinoza n’est pas un panthéisme, où chaque chose serait Dieu comme l’unité de la totalité des choses. Le terme n’apparaîtra en effet qu’en 1705 avec J. Toland. C’est que Spinoza impose sa marque philosophique propre à la question traditionnelle de l’un et du multiple évoquée plus haut. Dieu n’est pas l’Un, puisque aussi bien l’intuition du troisième genre nous délivre la multiplicité infinie des essences singulières sans jamais l’épuiser. Et on sait que Spinoza sera amené à commenter durement la référence platonicienne. Notre univers, ce que Spinoza appelle la Face totale de l’Univers entier, n’est que le mode infini médiat de l’un des attributs de la substance, lesquels attributs sont en nombre infini. De sorte qu’une identification simple de Dieu à la nature ou à notre monde, comme le veut la théorie du panthéisme telle que les querelles du 18ème siècle la fera apparaître, n’est pas envisageable. Simplement, la nature naturée, soit tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu et ne peut se comprendre sans lui car étant en lui, doit être rapportée à la nature naturante, soit ce qui étant en soi et par soi est Dieu même comme cause libre (scolie de la proposition XXIX). De fait, la fameuse formule Deus sive natura n’intervient que deux fois dans l’Éthique, comme le souligne Pierre Macherey, et à chaque fois pour caractériser le lien qui unit l’être de Dieu et l’effectuation de sa puissance dans le réel{4}. C’est que nature naturée et nature naturante sont une seule et même chose considérée de deux points de vue différents. Car l’infini peut se dire sous la forme de l’existence modale ou bien de l’existence substantielle. Il n’y a pas en ce sens d’infériorité ontologique ou de moindre dignité de la nature naturée par rapport à la nature naturante (la même causalité s’y exerce), si ce n’est qu’elle ne peut exister et se comprendre par soi{5}. La pensée de Spinoza n’est pas non plus un matérialisme, puisque de la substance infinie qu’est Dieu ou la Nature, nous connaissons deux attributs : l’étendue, mais aussi la pensée. L’attribut de la Pensée constitue, tout aussi bien que l’Étendue, l’essence de Dieu : « je crois en effet qu’il y a dans la nature une puissance infinie de penser et que cette puissance contient
objectivement, dans son infinité, la nature tout entière, les pensées particulières qu’elle forme s’enchaînant en même manière que les parties de la nature qui est l’objet dont elle est l’idée »{6}. Il y a donc une pensée dans la nature au niveau de l’entendement infini de Dieu et des entendements finis qui sont les nôtres. Et l’entendement infini de Dieu est aussi bien ce qui donne une intelligibilité universelle à la nature. Notre pensée modale, elle-même, n’est qu’un effet de la pensée-cause qu’est l’attribut de la pensée. L’existence de deux attributs interdit de même une assimilation de la pensée spinoziste à l’idéalisme, car l’étendue n’est pas en dehors de la substance divine : la substance infinie exprime sa puissance dans l’univers matériel. On sait que Spinoza refuse de même tout théisme, car Dieu n’est pas une personne séparée du monde, transcendante, pas plus qu’elle n’est créatrice de ce monde : « je n’établis pas entre Dieu et la nature la même séparation que les auteurs à ma connaissance ont établie », souligne Spinoza{7}. La causalité de Dieu est bien immanente{8} : Deus sive natura. Enfin, la thèse de l’athéisme de Spinoza soutenue à la suite de Bayle par certains commentateurs se révèle bien problématique. Car Spinoza part de Dieu (et non pas de la conscience comme Descartes, ou bien des créatures, comme les scolastiques), selon la célèbre formule de Tschirnhaus. Dieu est substance infinie constituée d’une infinité d’attributs : il se suffit à luimême et se comprend par soi. Il épuise par conséquent tous les corps existants, puisque toutes les choses du monde existent et vivent en Dieu et par Dieu. Tous les corps individuels sont ainsi intégrés à l’unité indivisible d’une totalité structurée, de sorte qu’ils ne forment pas une simple collection indéfinie d’êtres singuliers, même si Spinoza ne conçoit pas Dieu comme une personne ou comme une réalité transcendante, puisque la puissance infinie de Dieu s’exprime dans la totalité du réel. Toutes ces assimilations deviennent ainsi problématiques à un moment ou à un autre, ce qui interdit de rabattre la pensée de Spinoza sur un quelconque monisme. Concluons : Spinoza n’est comparable qu’à lui-même et ce jeu d’associations n’a comme but que de tenter de cerner une pensée hors norme, la fameuse anomalie sauvage de la pensée de Spinoza, selon le mot célèbre d’Antonio Negri. Cette grande philosophie de la nature constitue philosophiquement un vaste plan d’immanence dans lequel s’exprime l’infinie productivité des choses (nature naturée) et donc aussi bien de la substance (nature naturante). Dieu est un principe d’activité
présent en tout être, il est une puissance de vie et de mouvement dans les choses, à ce titre producteur d’une infinité d’effets{9}. Mais n’oublions pas, aussi, que l’œuvre centrale de Spinoza est une éthique : il s’agit d’abord de faire comprendre au lecteur quelles sont les voies possibles de son bonheur. Spinoza propose une doctrine du salut par la connaissance de Dieu. Le but est clair : conduire more geometrico l’homme à la connaissance de son âme et à la béatitude. D’où la construction d’une éthique de la joie qui veut libérer toute la puissance affirmative de la vie en l’homme. Or cet enjeu éthique est régulièrement présenté par Spinoza lui-même comme une thérapeutique et une recherche de santé de l’âme, indissociable de la santé du corps, en vertu du parallélisme : un même événement s’exprime de deux manières, selon l’étendue (le corps) et selon la pensée (l’esprit), puisque Pensée et Étendue sont les deux grands attributs qui permettent de comprendre la productivité infinie de la substance. Augmenter les aptitudes de l’âme suppose nécessairement, dans le même temps, de développer les potentialités du corps. Aussi bien existe-t-il chez Spinoza toute une psychologie des affects, une psychiatrie des formes du délire humain, une médecine de l’âme, une diététique, donc une pensée du régime de vie, une théorie de l’usage des plaisirs. La médecine constitue ainsi un paradigme fondamental, constamment à l’œuvre dans la pensée de Spinoza. Non que toute sa pensée puisse s’y réduire : au final, la béatitude suppose de dépasser le simple enjeu d’une thérapeutique philosophique, mais la cure constitue un moment nécessaire du parcours philosophique proposé par Spinoza. Ce n’est pas hasard si un disciple de Spinoza, parmi les meilleurs, Tschirnhaus, a proposé, précisément, une Médecine de l’âme (Medicina mentis). On trouve également dans la vie et dans l’œuvre de Spinoza les marques d’un intérêt constant pour l’art médical. Entouré de médecins, Spinoza avait une forte connaissance de l’anatomie de son temps. Et si sa philosophie est l’une des premières à s’interroger, dans un renversement ontologique majeur, sur la puissance du corps (on connaît la célèbre question : qu’est-ce que peut un corps ?), c’est sans doute, pour une large part, que Spinoza a été influencé par un certain matérialisme qui a fini, c’est notre hypothèse, par marquer l’ensemble de sa pensée. La réflexion sur la médecine joue ainsi à deux niveaux : d’abord sur la pratique et la connaissance médicales, ensuite sur la constitution de la philosophie elle-même en pratique médicale. Et il
s’agit bien au final de rechercher et la santé du corps et la santé de l’âme, dans une véritable thérapeutique philosophique. Ce modèle médical a été trop peu exploré, au bénéfice, sans doute, du paradigme euclidien ou bien du modèle physique de la dynamique galiléenne. Une fois encore, il ne s’agit pas d’en faire la clé unique permettant d’entrer dans la citadelle philosophique de l’Éthique, car il y a plusieurs entrées légitimes, dans la mesure où les effets conceptuels engendrés par la pratique philosophique ne sont possibles que sur la base d’un gigantesque travail du concept portant sur les matériaux les plus divers (songeons, par exemple, aux incroyables ressources herméneutiques et exégétiques que suppose une œuvre comme le Traité théologico-politique). De manière significative, Leibniz achève une lettre adressée à Spinoza en le qualifiant de médecin{10} [emendator] : Spinoza, médecin du corps et de l’âme ? Il est loisible à chaque lecteur de ressentir les effets proprement thérapeutiques de la philosophie de Spinoza en faisant sienne la lecture de l’Éthique. Le lecteur trouvera dans la suite de cet ouvrage une étude des connaissances médicales de Spinoza et de son rapport personnel à la maladie, tel que ses biographes peuvent nous permettre de les comprendre (chapitre II), puis de ses propres conceptions physiologiques centrées sur la fabrique du corps (chapitre III). On voit apparaître dans l’œuvre de Spinoza une théorie des maladies de l’esprit (chapitre IV), en particulier avec le Traité de la réforme de l’entendement, qui ne sera pas sans alimenter une très longue postérité philosophique, ainsi qu’une clinique des affects comme dans l’Éthique (chapitre V). C’est qu’il s’agit de mettre en œuvre une thérapeutique philosophique (chap. VI) dont le but est la béatitude ou la grande santé de l’âme (chap. VIII). Mais il y a aussi toute une politique de la médecine qui constitue un ressort fondamental de la pensée spinoziste (chap. VII), à mesure que l’individu ne saurait être pensé comme une monade close sur elle-même, puisque sa nature est d’entrer dans une multiplicité de rapports de composition avec d’autres individus. Chaque étude peut être lue pour elle-même en fonction de ses propres intérêts de lecture, même si le parcours d’ensemble possède une cohérence et suggère une logique d’interprétation globale. Au final, il revient évidemment à chacun de construire dans l’œuvre de Spinoza son itinéraire personnel.
II SPINOZA ET LA PENSÉE MÉDICALE
LA légende d’un Spinoza vivant reclus et solitaire ne tient pas. Rappelons quelques éléments biographiques. Spinoza est né le 24 novembre 1632 à Amsterdam dans une famille juive d’origine portugaise versée dans le commerce spécialisé des denrées coloniales. Très vite, par sa vivacité intellectuelle et par sa liberté de penser, Spinoza s’est heurté à l’autorité des rabbins. Notons que ses démêlés avec les autorités juives sont associés à ceux d’un médecin andalou qui avait soutenu sa thèse à Tolède, le Docteur Juan de Prado. Des témoins interrogés par l’Inquisition auraient affirmé avoir vu ensemble Spinoza et Juan de Prado, tous deux bannis de la communauté juive et partageant la même approche hérétique d’un Dieu conçu exclusivement de manière philosophique{11}. Une fois banni de la communauté juive à la suite du fameux Herem du 27 juillet 1656, Spinoza fut contraint de quitter Amsterdam et il vécut entouré d’un petit groupe d’amis et de disciples, tirant ses ressources de la taille et du polissage de lunettes pour microscopes et télescopes. S’il est bien clair que Spinoza est le maître, à la fois de pensée et de vie, du groupe qui s’est formé autour de lui, il n’en reste pas moins que sa vie et son travail intellectuel se sont inscrits dans un certain nombre de réseaux de relations et d’amitiés qu’il faut prendre en compte si on veut comprendre comment sa pensée s’est constituée au fil des années. Spinoza et son cercle d’amis médecins
Un réseau important s’est sans doute constitué, dès les années d’apprentissage du latin, dans l’école de l’ex-jésuite Van den Enden. Mais la culture de Spinoza est d’abord issue, chronologiquement, des écoles juives de l’association Talmud Tora et donc de l’étude assidue, en hébreu, des textes bibliques, dont il avait une excellente connaissance. Et l’un de ses professeurs, Manasseh Ben Israël, était réputé comme « un maître de l’art médical », ainsi que le remarque Madeleine Francès{12}. On sait aussi que Spinoza maîtrisait parfaitement les auteurs juifs du Moyen Âge. Et les juifs marranes bénéficiaient souvent d’une culture scientifique et médicale. On y compte un certain nombre de médecins. La conception spinoziste de la vie est certainement tributaire de la tradition juive du Dieu vivant et Henri Meschonnic note en ce sens dans son Spinoza Poème de la pensée que connaître, en hébreu biblique, unit la joie du corps et la joie dans la connaissance [yada']. Aussi bien le salut n’est-il pas, chez Spinoza, séparé de la connaissance par l’âme du corps dont elle est l’idée : maximum de l’affect et maximum de connaissance de l’essence vont de pair{13}. Dans son célèbre ouvrage Le guide des égarés, Moïse Maïmonide souligne que le mot 'Hay se dit de tout ce qui est vivant, qui a la croissance et la sensibilité, de celui qui guérit d’une maladie, mais aussi de l’acquisition de la science : le savoir est bien vie de l’âme{14}. Spinoza parlera, dans le même ordre d’idées, de la source de vie (Fons vitae) dans son Traité théologico-politique. Dieu en tant qu’il produit une infinité d’effets comme nature naturante est un principe d’activité qui est présent en tout (nature naturée). N’oublions pas que natura vient de naître (nasci). La nature, c’est la puissance qui fait croître (le phuein des grecs). Lucas, lui-même médecin à Rouen, fait dans sa biographie de Spinoza la même remarque : « Pour ce qui est de l’Âme, partout où l’Écriture en parle, ce mot d’Âme se prend simplement pour exprimer la Vie, ou pour tout ce qui est vivant »{15}. Cette thématique de Dieu comme vie du monde reste proche de la pensée juive, de même que l’idée d’une résidence (Chekina) de Dieu dans le monde. Spinoza suit Maïmonide dans sa théorie de la vie vraie, en distinguant la vie absolument parlant, soit la vie authentique ou la vie divine de la vie au sens étroit, soit dans l’état de régime, selon la distinction posée par l’Abrégé de grammaire hébraïque entre l’état plein d’un nom (absolu) et son état de régime qui suppose un accommodement (relatif). Ainsi, la vie est justiciable d’une distinction fondamentale entre
son sens absolu et son sens relatif dans ce qui relève d’une véritable grammaire philosophique{16}. Spinoza, qui aimait à lire Maïmonide, ne pouvait que se souvenir de ce passage du Livre de la connaissance : « Quel est le recours pour les maladies de l’âme ? Que celui qui en souffre se rende auprès des Sages qui sont les médecins des âmes et qui guériront son mal en lui enseignant les dispositions morales grâce auxquelles il sera remis dans le droit chemin »{17}. Plus loin, une lecture que Spinoza n’aurait sans doute pas reniée : « C’est suivre les voies de Dieu que d’avoir un corps sain et intact, puisqu’on ne saurait en étant malade acquérir aucune des notions et connaissances qui forment la connaissance de Dieu. Aussi faut-il fuir toutes les habitudes préjudiciables au corps et s’attacher à un régime salutaire à sa santé »{18}. Ce pourquoi Maïmonide et Spinoza proscrivent un ascétisme excessif qui mortifie le corps, loin d’un usage raisonnable des plaisirs et de la vie en soi. Maïmonide évoque également « ceux dont l’âme est malade et qui ignorent ce qui est leur est utile et ce qui leur est nuisible ». Et « pour ceux dont l’âme est malade, mais qui n’en ont pas conscience et ne se font pas soigner, leur destinée est celle du malade qui, poursuivant son plaisir et ne se faisant pas soigner, court sûrement à sa perte »{19}. On trouve dans la pensée de Spinoza des notations du même ordre, dans lesquelles l’ignorant qui ne fait que dérouler la nécessité de sa nature court à sa perte, de même qu’a contrario le sage se doit de rechercher ce qui lui est utile. La pensée médicale de Spinoza trouve certainement l’une de ses principales origines dans la culture juive et l’importance qu’elle attache au corps, dans la mesure où la bonne santé du corps participe de celle de l’âme et de l’accès à Dieu{20} : « Ainsi, à ce point de vue, l’art de la médecine sera une très importante préparation [à l’acquisition] des vertus, à la connaissance de Dieu et à la poursuite de la véritable félicité ; et l’enseignement [de cette discipline], ainsi que son étude assidue, constitue des occupations de premier ordre » note Maïmonide{21}. L’usage des plaisirs préconisé par Maïmonide est proche de celui de Spinoza. Il propose en effet de chasser la mélancolie en écoutant des chants et de la musique, en se promenant dans les jardins et les beaux édifices, en admirant les œuvres d’art ou par toutes les distractions analogues « qui rassérènent l’âme et dissipent les pensées tristes »{22}. Décidément, Dieu n’est pas l’ennemi du corps{23}. Si, par exemple, une attention trop ardue à des sujets difficiles fatigue l’âme, celle-ci doit se recréer dans le plaisir des
sens, comme dans la contemplation des belles choses, des tableaux ou des ornements{24}. La culture de Spinoza, enfin, s’étend également à l’espagnol, de par les origines portugaises qui sont les siennes : l’espagnol était alors la langue de culture et le portugais la langue de la maison et de la vie pratique. Ce qui lui manquait à l’évidence, c’était bien entendu le latin, qu’il apprendra dans l’école fort réputée de Van den Enden. Cela lui permettra d’entrer dans un deuxième réseau de relations. Curieux personnage que ce Van den Enden, un ancien jésuite qui appliquait des méthodes pédagogiques originales, recourant en particulier au théâtre, puisqu’il faisait jouer des comédies de Térence à ses élèves. On pense ainsi que Spinoza a fait du théâtre. La légende veut d’ailleurs qu’il ait reçu un coup de couteau d’un fanatique juif au sortir, précisément, de la comédie. Quand on sait également que son ami médecin, Louis Meyer, était un fou de théâtre, on ne peut manquer de souligner l’importance de l’expérience esthétique dans la pensée de Spinoza{25}. Une pièce de théâtre mise en scène par Van den Enden sera ainsi jouée en 1664. Rembrandt, qui a assisté à une représentation, s’en est servi pour son tableau Lucretia (1664){26}. Le destin de Van den Enden sera tragique puisqu’il finit pendu après avoir subi le supplice des brodequins, suite à l’échec de la conspiration insensée du chevalier de Rohan contre Louis XIV. Car Van den Enden était docteur en médecine, même si on n’a pas pu trouver mention de sa thèse et de sa soutenance dans les registres universitaires{27}. Il semble avoir été amené à s’expatrier en France avec le projet de devenir médecin du roi. Il est probable qu’il a initié Spinoza à l’anatomie et que celui-ci a rencontré chez lui ses futurs amis Louis Meyer et Johann es Bouwmeester, tous les deux médecins{28}. Madeleine Francès a mis en évidence son goût pour la modernité scientifique de l’époque, suite et conséquence de la diffusion de la pensée cartésienne{29}. Les relations de Spinoza, pour l’essentiel, se distribuent ainsi entre deux grandes catégories sociales : les marchands et les médecins. La figure du marchand cultivé [Mercator sapiens] est bien connue. Les deux milieux cultivaient une forme de liberté d’esprit qui ne pouvait que convenir à Spinoza. Jarig Jelles et Pieter Balling, deux de ses grands amis, étaient commerçants. Jarig Jelles était négociant en épices{30}. Il financera l’impression des Principes de la philosophie de Descartes en 1663. Un autre ami de Spinoza, Simon Joosten de Vries, lui offrit un refuge pendant l’épidémie de peste, entre décembre 1664 et février 1665, dans un domaine
agricole, le Grand Verger. Avec eux, on pouvait discuter de Descartes et de la philosophie nouvelle. Or, la philosophie cartésienne tente d’expliquer le vivant par les lois mécaniques de la nature. On connaît l’hypothèse artificialiste de Descartes : « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible […] »{31}. La machine sert ici de modèle épistémologique de visibilité et de compréhension du vivant. Descartes donne comme exemple les automates des grottes et des jardins des rois, comme ceux qu’il a pu voir en Allemagne, réalisés par Salomon de Caus, auteur de l’ouvrage Les Raisons des forces mouvantes [1615]. C’est que le corps est comme une horloge ou une fontaine artificielle et doit s’expliquer par les mêmes lois de la mécanique. Aussi bien, les nerfs sontils comme des tuyaux, les muscles comme des ressorts, le cœur comme la source, la respiration, comme le mouvement de l’horloge et l’âme, enfin, comme le fontainier lui-même Celui qui a la curiosité d’entrer dans les églises pour voir le fonctionnement des orgues y trouvera de même un modèle du vivant, dit Descartes. Descartes qui diffusera la découverte de Harvey, fût-ce avec une description en elle-même erronée : il contribuera ainsi de manière décisive à la constitution d’une physiologie mécaniste et objective. Descartes écrit en ce sens au Père Mersenne : « La multitude et l’ordre des nerfs, des veines, des os et des autres parties d’un animal, ne montre point que la nature n’est point suffisante pour les former, pourvu qu’on suppose que cette nature agit en tout suivant les lois exactes des mécaniques, et que c’est Dieu qui lui a imposé ses lois. En effet, j’ai considéré non seulement ce que Vezalius et les autres écrivent de l’anatomie, mais aussi plusieurs choses plus particulières que celles qu’ils écrivent, lesquelles j’ai remarquées en faisant moi-même la dissection de divers animaux. C’est un exercice où je me suis souvent occupé depuis onze ans, et je crois qu’il n’y a guère de médecin qui y ait regardé de si près que moi »{32}. Mais Descartes note lui-même les difficultés d’application de son modèle au vivant et avoue dans la même lettre ne pas être capable de guérir un rhume. Quant à l’érésipèle du bon père, il se révélait tout aussi résistant. Descartes se garde bien de prétendre posséder ces fameuses connaissances médicales qu’il recherche. « La conservation de la santé a été de tout temps, le principal but de mes études, et je ne doute point qu’il n’y ait moyen d’acquérir beaucoup de connaissances, touchant la médecine, qui ont été
ignorées jusqu’à présent »{33}. À défaut d’une connaissance assurée, chacun doit se faire le médecin de lui-même en déterminant ce qui lui est utile ou nuisible et ce dès trente ans, selon le mot célèbre de Tibère{34}. On trouve là un thème fort proche des considérations spinozistes fréquentes sur la recherche de l’utile propre. Comme pour Descartes, le corps, celui de l’animal ou celui de l’homme, doit s’expliquer par les lois qui régissent l’ordre de la nature. Mais Spinoza était trop original pour ne pas bâtir sa propre théorie, même s’il s’est par ailleurs formé par la lecture assidue des ouvrages de Descartes qu’il possédait (dont le Traité de l’homme). Il a donc sans doute cherché à approfondir sa culture médicale en fréquentant les médecins de son temps. Le groupe des médecins formé autour de lui ne compte pas moins que celui des marchands{35}. Une fois banni de la communauté juive, Spinoza a trouvé refuge auprès des mennonites et des collégiants. Il a été mis en relation, d’une manière ou d’une autre, avec un grand nombre de médecins comme l’anabaptiste Galenus Abrahamsz de Haan aux idées libérales{36}, ou Johann es Hudde qui cherchait à étudier la génération avec des loupes{37}, ou le docteur Abraham van Berckel{38} ou encore le chirurgien Jacob Ostens{39}. Dans le cercle de Spinoza figure également un ami de Kerckring et de Hudde, apothicaire à La Haye, qui fut nommé prælector en anatomie et chirurgie, Frederik Ruisch{40}, dont le cabinet d’anatomie était réputé : on disait que les morts avaient l’air d’y être vivants. Un autre ami très important de Spinoza, Louis Meyer, était médecin. C’est lui que Spinoza fit appeler à la toute fin de sa vie et qui l’a sans doute assisté dans ses derniers moments le 20 février 1677. Il avait fait ses études à l’université de Leyde comme un grand nombre d’amis de Spinoza. Il est l’auteur de la préface aux Principes de la philosophie de Descartes de Spinoza. Il avait dirigé le théâtre municipal d’Amsterdam de 1665 à 1669, puis fondé une société littéraire et dramatique, Nil Volentibus Arduum (Rien n’est difficile à ceux qui veulent){41}. Un autre ami commun, Johannes Bouwmeester, était lui aussi médecin, issu de la même université{42}. Dans une lettre, Spinoza souffrant de fièvre tierce et ayant subi une saignée lui demande de lui envoyer de la confiture de roses pour se soigner. Il est l’auteur du poème à la louange de Spinoza figurant en épigraphe du texte sur Descartes (J.B.M.D. Johann es Bouwmeester Medicinæ Doctor){43}, préfacé par ailleurs par Louis Meyer{44}. Il a commencé ses études de
médecine à Leyde en 1651 et les a achevées en 1658. Sa thèse de médecine, De pleuritide, porte sur la maladie dont souffrait Spinoza{45}. Un autre membre du cercle spinoziste, Simon de Vries{46}, Mennonite issu d’une riche famille de négociants qui voulut servir de mécène à Spinoza, a reçu de son maître le conseil de suivre des études de médecine. Notons aussi que les deux disciples allemands de Spinoza, qui ont sans doute servi à Leibniz d’informateurs, Georg Hermann Schuller, qui a assisté aux dernières heures de Spinoza, et le chevalier Ehrenfeld Walter von Tschirnhaus, étaient médecins{47}. Enfin, Spinoza était en relation avec un personnage important de l’époque, médecin à Utrecht (Spinoza l’a peut être rencontré dans son fameux voyage) : Lambert van Velthuysen [1622-1685]. Avec lui, les relations furent longtemps difficiles, avant qu’une réelle estime réciproque n’apparaisse. Spinoza possédait un ouvrage de lui sur La rate et les phénomènes de reproduction, paru en 1657{48}. S’il est souvent difficile d’évaluer avec précision le degré de proximité des uns et des autres avec Spinoza, la conclusion est pourtant claire : Spinoza a été amené à fréquenter de nombreux médecins. Comment ne pas penser que la pratique de la médecine, par l’attention prêtée au corps qui joue précisément un si grand rôle dans la pensée de Spinoza, a eu un retentissement considérable sur l’élaboration des concepts spinozistes ? Dans le cercle de Spinoza, on a certainement beaucoup échangé sur les questions d’anatomie et de médecine du temps, ce qui a sans aucun doute nourri la spéculation philosophique. Cela correspond parfaitement à la vision de l’individu qui est défendue par Spinoza : il n’est pas une monade close sur elle-même, mais il s’inscrit nécessairement dans les différents réseaux de sociabilité qui lui permettent de vivre. C’est que la pensée n’est pas une opération subjective sur le modèle cartésien, mais une affirmation de l’idée en chacun qui procède de l’entendement infini de Dieu même. S’il y a un « sujet » de la pensée, c’est d’abord le procès de circulation des idées et des signes. Or le cercle de Spinoza, véritable collectif intellectuel, fonctionne précisément comme un réseau de circulation des idées. Spinoza appartient à une histoire concrète qu’il faut bien comprendre si l’on veut avoir une chance d’appréhender sa pensée. Une grande santé philosophique
Il faut aussi mettre en évidence un autre élément biographique majeur. Si la biographie d’un philosophe n’explique pas tout, elle constitue tout de même ce qui peut éclairer le sens d’une démarche de pensée mais aussi de vie. On sait que Spinoza ne jouissait pas d’une grande santé : « Spinoza étoit d’une constitution très foible, mal sain, maigre & attaqué de Phtisie depuis plus de vingt ans ; ce qui l’obligeoit à vivre de régime, & à être extrêmement sobre en son boire & en son manger »{49}, souligne Colerus. Son autre biographe, Lucas, remarque sa « santé fort languissante » et note qu’il « avait besoin de relâche »{50}. Le rapport à la maladie de Spinoza semble avoir exclu la plainte sur la modèle du sage stoïcien : « depuis qu’il étoit tombé en langueur, il avoit toujours marqué, dans les maux qu’il souffroit, une fermeté vrayement stoïque, jusqu’à réprimander les autres lui-même, lorsqu’il leur arrivoit de se plaindre & de témoigner dans leurs maladies peu de courage ou trop de sensibilité »{51}. Spinoza avait adopté un régime frugal, même s’il se permettait de fumer un peu de tabac à pipe avec son logeur ou un pot de bière à l’occasion. Une soupe au lait accommodée d’un peu de beurre lui aurait suffi pour la journée{52}. Comme nous le verrons, Spinoza a une théorie très précise de l’usage [usus] de la vie, de ses plaisirs et de la recherche de l’utile propre. C’est que chaque individu doit connaître sa nature singulière et envisager la diététique qui lui convient. Le régime frugal de Spinoza, c’est d’abord un tempérament, et sans doute aussi la volonté de ne pas dépendre des autres, tel le serpent qui forme un cercle la queue dans la bouche : à la fin de l’année, il ne lui reste rien, mais aussi bien il ne lui a rien manqué{53}. Lucas souligne la même chose : « N’ayant point eu de santé parfaite pendant tout le cours de sa vie, il avait appris à souffrir dès sa plus tendre jeunesse ; aussi jamais homme n’entendit mieux cette science que lui. Il ne cherchait de consolation que dans lui-même et s’il était sensible à quelque douleur, c’était à la douleur d’autrui. Croire le mal moins rude quand il nous est commun avec plusieurs personnes, c’est, disait-il, une grande marque d’ignorance, et c’est avoir bien peu de bon sens, que de mettre les peines communes au nombre des consolations »{54}. Spinoza défend une vision très particulière du rapport à la maladie, qui se déduit de sa conception du mal. Il n’y a en effet ni bien ni mal dans la nature. Ceux-ci ne sont que des êtres de raison ou d’imagination et procèdent d’un jugement de valeur relatif à nos désirs et à nos besoins.
Inutile donc de se plaindre de la maladie ou de la faiblesse de notre constitution qui relève, comme aussi bien la santé, de la nécessité de la nature. Verrait-on ainsi un triangle rectangle se plaindre de ce que son angle ne fût pas droit ? « Personne ne peut adresser de reproches à Dieu parce que Dieu lui a donné une nature faible ou une âme sans vigueur. Comme il serait absurde en effet que le cercle se plaignît parce que Dieu ne lui a pas donné les propriétés de la sphère, ou un enfant qui souffre de la pierre, parce que Dieu ne lui a pas donné un corps sain […] Rien de plus, en effet, n’appartient à la nature d’aucune chose que ce qui suit nécessairement de sa cause telle qu’elle est donnée. »{55} La maladie n’est pas un châtiment de Dieu, pas plus que la santé n’est un effet de sa miséricorde, puisque Dieu, en tant que cause immanente de toutes choses, n’a ni désir, ni volonté. La maladie ne sert pas à expier une faute, aussi n’y a-t-il aucune Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies comme pour Blaise Pascal. La maladie, comme la santé, procède de la nécessité de la nature. Inutile donc de se plaindre, de rire si l’on a la santé ou de pleurer si l’on est malade, comme le veut la fameuse formule spinoziste. Il importe seulement de comprendre la nécessité de la nature et celle de notre nature singulière. Plus généralement, Spinoza s’interdit tout ce qui souligne l’imperfection ou la faiblesse de l’homme. C’est là le sens d’une grande pensée de l’affirmation. Ce qui explique aussi qu’il n’y ait nul secours à espérer dans la comparaison avec les maux des autres ou bien dans la déploration commune, pourtant tant pratiquées l’une et l’autre par les hommes. Le négatif n’est que l’ombre du positif qu’il convient seul d’affirmer. Il ne faut donc pas mépriser l’homme ou souligner tout ce qui peut contribuer à le diminuer. Il s’agit tout au contraire de se situer du côté de l’affirmation de la vie et de sa puissance. Déplorer la maladie, ajouter le mal au mal, c’est se diminuer encore davantage. La sagesse spinoziste est une méditation de la vie et non point de la mort – et donc aussi bien de la santé et non de la maladie. Affirmons tout ce qui procède de notre puissance d’exister et de vivre. On comprend alors pourquoi la petite santé physiologique de Spinoza s’accompagne d’une telle vitalité, d’une telle puissance d’affirmation. Le Spinoza chétif, pâle, phtisique, miné par les maladies respiratoires, fait place à un grand rayonnement de vitalité et à l’affirmation d’une grande puissance de vie. Ce que Spinoza a découvert, c’est la possibilité d’une grande santé philosophique qui a peu à voir avec la réalité d’une
constitution faible{56}. Il est ce que Gilles Deleuze nommait avec bonheur un « Grand Vivant »{57}. Dans une lettre adressée à Bouwmeester en juin 1655, il lui demande comme remède des conserves de roses rouges et il mentionne une fièvre quarte (une forme de paludisme). Heureusement, dit-il, « par une bonne règle de vie, j’ai réussi à la chasser et à l’envoyer paître ; où a-t-elle bien pu aller ? Je l’ignore, mais je m’arrangerai pour qu’elle ne revienne pas »{58}. Or on sait que ce mélange de boutons de rose est source de vitamine C et qu’additionné d’une quantité égale de sucre, cuit dans l’eau et réduit ainsi en gelée, il passait alors pour un remède contre les maladies respiratoires{59}. On sait aussi que les poussières soulevées par le travail de polissage des lentilles ont certainement aggravé l’état déjà bien fragile de Spinoza. Schuller écrit, dans une lettre à Leibniz du 6 février 1677 : « pthisis, morbus ipsi (Spinosae) hereditarius »{60}. Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel fera de la maladie de Spinoza une expression de son système philosophique, la phtisie évoquant l’évanouissement de la singularité ou de la particularité dans l’unité de la substance infinie. Dans cette mort à petit feu, c’est comme si l’individualité rejoignait le tout en s’évanouissant progressivement. Cet orientalisme philosophique aurait ainsi trouvé à se dire, sous des espèces pathologiques, dans les affections et la maladie du philosophe comme individu. Pierre Macherey parle en ce sens de « philosophie poitrinaire » pour commenter la lecture hégélienne de la maladie de Spinoza comme symptôme de sa philosophie{61}. Le savoir médical de Spinoza L’inventaire de la bibliothèque de Spinoza montre la précision et la qualité de son information scientifique, qu’il s’agisse d’astronomie, d’algèbre, de géométrie ou de médecine. Spinoza possédait de nombreux ouvrages d’anatomie et de médecine{62}. Même si l’on ne lit pas toujours les ouvrages que l’on possède chez soi, on voit par là que Spinoza cherchait à s’informer au mieux de l’état de la science médicale de son temps, sans pour autant oublier les classiques, à l’exemple d’œuvres d’Hippocrate, sans doute ses Aphorismes{63}. Parmi les ouvrages d’anatomie, on découvre les travaux d’anatomistes issus de toute l’Europe : un allemand, Jean Vesling, un français, Jean Riolan, ainsi que deux médecins hollandais, Théodore Kerckring et
Lambert Van Velthuysen, et un médecin danois, Thomas Bartholin. L’inventaire note également la présence d’œuvres de Nicolas Tulp [Tulpii Observationes Med., 1672] dont le portrait à été peint par Rembrandt dans sa très célèbre Leçon d’anatomie du professeur Tulp{64}. Par ailleurs, Spinoza s’intéressait beaucoup aux expériences physiques de son temps ainsi qu’à la méthode expérimentale, comme en témoigne par ailleurs sa Correspondance, ainsi de l’hydrostatique de Boyle. Sa bibliothèque contient aussi des œuvres de Bacon. Il s’est intéressé aux expériences d’alchimie réalisées par Johannes Helvetius, médecin personnel du prince d’Orange. Celui-ci, ayant dérobé un morceau de pierre philosophale à un alchimiste, avait mis un fragment dans un creuset, l’avait fait fondre avec du plomb et avait ainsi, disait-il, réalisé une transmutation en or{65}. Or Spinoza, en dépit des rires, enquêta sur le sujet : il voulait se rendre compte par lui-même, sans a priori, et comprendre intuitivement chaque phénomène singulier dans son essence. Il s’intéressait ainsi à la chimie et aux expériences que l’on pouvait alors réaliser. Amsterdam comptait de très nombreux chimistes et alchimistes. On sait que Van den Enden assista fréquemment à des expériences chimiques réalisées dans le laboratoire de Johannes Glauber, notamment sur le nitre vers 1650{66}. Oldenburg lui fait également part dans ses lettres d’expériences anatomiques pratiquées en Angleterre{67}. L’inventaire de la bibliothèque de Spinoza donne une idée assez précise de ses connaissances médicales. Il semble avoir lu les œuvres des médecins anatomistes importants de son temps et avoir disposé d’une information de première main très spécialisée. Ainsi du médecin français Jean Riolan, dit le jeune (son père était aussi un médecin fort connu) qui fut médecin d’Henri IV, de Marie de Médicis et de Louis XIII{68}. Surnommé « le prince des anatomistes » pour ses Œuvres anatomiques publiées en 1628, il a donné son nom à l’amphithéâtre d’anatomie à Paris en 1620. Il était réputé pour ses études sur les maladies de la peau, mais aussi pour son hostilité à la théorie de la circulation du sang de Harvey, comme d’ailleurs la plupart des membres de la faculté de médecine de Paris, à l’exemple de Guy Patin{69}. Il est intéressant de noter que Spinoza possédait dans sa bibliothèque des œuvres anatomiques des tenants des deux théories, circulationnelle (comme celles de Nicolas Stenon) et anti-circulationnelle (comme celles de Riolan ou de Vesling). Il est possible qu’il ait cherché à confronter les avantages épistémologiques respectifs des deux théories, même s’il fait l’erreur de
s’opposer lui-même à la thèse de la circulation du sang. Spinoza lisait donc encore, mais c’est d’époque, les tenants du galénisme le plus académique. Spinoza possédait également les œuvres d’un autre grand anatomiste et médecin du temps, sans doute plus progressiste, Nicolas Stenon{70}. Celui-ci fréquentait les salons du médecin du Prince de Condé, Bourdelot{71}. Ce qui ne peut qu’évoquer le mystérieux voyage que fit Spinoza pour rejoindre les troupes françaises dans le but de rendre visite au Prince, qui voulait s’entretenir avec lui et lui procurer une pension du roi. On sait que la rencontre ne se fit pas, mais il est possible qu’un certain matérialisme médical{72} ait trouvé plusieurs canaux de diffusion dans les milieux intellectuels de l’époque, notamment celui des libertins. Le médecin danois s’était spécialisé dans l’anatomie des glandes sécrétoires (on connaît le canal de Sténon, canal excréteur de la parotide donnant issue à la salive). Il avait également travaillé sur la motricité propre des fibres dans le muscle squelettique, comme on le voit dans sa Description géométrique des muscles de 1667. On connaît aussi sa découverte de la nature de l’ovaire avec Régnier de Graaf. Il enseignera quelque temps en Italie et collaborera avec Borelli à Pise. Dans son célèbre Discours sur l’anatomie du cerveau tenu à Paris en 1669 dans la résidence d’été de Melchisédec Thévenot à Issy, il critique les erreurs factuelles de Descartes et oppose la nécessité de la dissection à l’utilisation simple de l’observation{73}. C’est un véritable travail programmatique d’étude de l’encéphale qu’il initie alors. Il y établit la forme et la localisation précise de l’épiphyse (on est loin de la glande pinéale de Descartes). Il aura ainsi imposé une orientation décisive à l’étude des glandes, des muscles et du cerveau{74}. On sait qu’il a aussi envoyé de Florence une longue lettre à Spinoza{75}. Meinsma, au vu de l’ensemble de ces éléments, pense qu’il ne devait pas être inconnu de notre philosophe{76}. Nous savons aujourd’hui qu’il a fait la rencontre de Spinoza lors de ses études de médecine à Amsterdam, puis à Leyde entre 1660 et 1663{77}. Thomas Bartholin, médecin danois, a démontré quant à lui que la prétendue semence féminine n’est en fait qu’une sécrétion produite par les glandes situées de part et d’autre du vagin, auxquelles il donne son nom{78}. Il travaille sur la circulation lymphatique, de sorte qu’il figure parmi les grands noms de l’anatomie du 17ème siècle comme Sténon et Riolan{79}. Il est aussi un pionnier de la presse médicale avec ses Acta medica et philosophica hafniensia qu’il rédige à Copenhague depuis 1673 et qui sont
issus d’examens nécroscopiques donnant les résultats des autopsies et des observations anatomo-pathologiques qu’il fait dans son amphithéâtre à Copenhague. Il est présenté comme l’exemple typique de l’anatomie comparée au 17ème siècle{80}. On sait aussi que Leibniz s’informait de ses travaux et de ceux de Sténon par Tschirnhaus. On voit que l’information médicale et anatomique de Spinoza était à la pointe de son temps et fort spécialisée. Si l’on ajoute à cela que Spinoza pouvait prolonger son information ou chercher à préciser tel ou tel point avec ses nombreux amis médecins, on mesure l’étendue et la précision de ses connaissances médicales. Il semble que Spinoza ait connu personnellement le médecin Dirk Kerckring [1639-1683], puisqu’ils ont étudié tous les deux dans l’école de latin de Van den Enden. Il possédait d’ailleurs plusieurs ouvrages de son ancien condisciple dans sa bibliothè que{81}. Dans une lettre à Jarig Jelles datée du 19 avril 1673, il fait référence à celui-ci et à un échange relatif à des questions d’anatomie{82}. Kerckring avait étudié le latin avant d’entrer en faculté de médecine à Leyde en 1659. Dans un ouvrage d’anatomie, il loue Van den Enden et le crédite de l’avoir initié au savoir et à la philosophie. Une étude commune dans une école aussi marquante que celle de l’ancien jésuite ne peut qu’avoir constitué un lien, sinon fort, du moins évident. On sait que ce médecin examina l’eau d’Amsterdam pour étudier plusieurs maladies endémiques. S’il n’a jamais terminé ses études, il devint un médecin et un anatomiste important. Il utilisait des lentilles fournies par Spinoza lui-même{83}. On voit par là que Spinoza ne pouvait que se trouver avec les scientifiques et les médecins de son temps dans une relation aussi bien professionnelle qu’intellectuelle. Fabriquant des instruments de haute précision – un Spinoza petit artisan est une légende, on l’a vu – il a été amené inévitablement à discuter de la qualité de ses instruments d’optique, des microscopes ou des télescopes. Les livres d’optique de sa bibliothèque en témoignent. Une histoire, probablement apocryphe, oppose même Kerckrinck à Spinoza dans une lutte pour obtenir la main de la fille de Van den Enden, Clara. Kerckrinck l’aurait emporté d’après Colerus, au prix d’un collier de perles. Et de même, l’influence de Nicolas Tulp, le médecin peint par Rembrandt, ne saurait être sous estimée. Il est en effet l’auteur d’observations originales sur les polypes et les cancers dans ses
Observationes ana-tomicae, ex cadaveribus eorum, quos sustulit apoplexia de 1658{84}. Enfin, il ne faut pas oublier Adriaan Kœrbagh, dont le sort tragique{85} a fort probablement joué un rôle important dans la rédaction du Traité théologico-politique. Ce médecin aux idées libérales et progressistes, qui faisait partie de l’entourage proche de Spinoza, a instruit une réflexion politique et sociale sur la médecine qui est fort intéressante. En effet, il s’est attaché à constituer un dictionnaire dans un but éducatif et pédagogique : rendre accessible le savoir au plus grand nombre possible{86}. La médecine joue un rôle important dans cette entreprise. Kœrbagh s’attache par exemple à substituer des dénominations hollandaises aux termes latins utilisés par la faculté. C’est que le lexique médical participe d’une stratégie d’intimidation, en réservant le savoir à une minorité défendant ses privilèges. Dans le même ordre d’idée, il cherche à donner au peuple la connaissance des herbes et substances médicales essentielles. C’est s’en prendre directement au monopole des médecins, en permettant aux couches populaires d’accéder directement à une médication. La lutte des frères Kœrbagh prend ainsi de front toutes les autorités, religieuses, politiques mais aussi médicales ou doctrinales. Kœrbagh écrit dans le même sens un article fort intéressant sur les charlatans et fait l’apologie d’une corporation méprisée et assimilée alors aux barbiers, celle des chirurgiens. C’est qu’il avait perçu les vertus pratiques et empiriques d’une pratique de soin, bien loin du dogmatisme et de la stérilité trop récurrentes, malheureusement, dans la médecine des facultés. Ce travail lexicographique sur le vocabulaire de la botanique et de la médecine présente ainsi un intérêt majeur, dans ses effets à la fois politiques et épistémologiques. Son article consacré au démoniaque renvoie de manière significative ce phénomène non à la religion mais au matérialisme médical : il s’agit simplement d’une maladie ou d’une infirmité causée par une mauvaise condition et une faiblesse du cerveau{87}. Spinoza et l’optique de son temps Spinoza vivait, comme on sait, de la taille de lentilles et de verres optiques. Sa bibliothèque témoigne de la qualité de son information sur l’optique du temps. Aussi la qualité des verres qu’il fabriquait était-elle réputée. Or, il s’agissait de verres destinés à des télescopes, mais aussi à des microscopes.
Kerckrinck, son ancien condisciple à l’école de Van den Enden, fait état, dans ses Observationes Anatomicae, de la très grande qualité du travail artisanal de Spinoza : « Je possède un microscope de toute première qualité fabriqué par ce Benedictus Spinoza, ce noble mathématicien et philosophe, qui me permet de voir les faisceaux vasculaires lymphatiques. Eh bien, ce que j’ai découvert clairement au moyen de mon merveilleux instrument est en lui-même encore plus merveilleux »{88}. Spinoza s’intéressait à l’anatomie et à l’observation physiologique à un double titre, du point de vue de l’information scientifique exigeante qu’il réclamait et du point de vue de l’observation en elle-même et des instruments optiques qu’elle suppose. Lucas, son biographe, s’en fait écho : « Il employait tous les jours quelques heures à préparer des verres pour des Microscopes et des Télescopes, en quoi il excellait, de sorte que si la mort ne l’eût prévenu, il est à croire qu’il eût découvert les plus beaux secrets de l’Optique »{89} Leibniz soumit à Spinoza une dissertation sur l’optique, Notitia opticae promotae, en sollicitant ses remarques : « Entre autres mérites que la renommée vous attribue, j’ai appris que vous aviez une connaissance remarquable de l’optique. C’est pourquoi j’ai voulu vous adresser un certain mien essai : j’aurais peine à trouver meilleur juge en la matière »{90}. Dans une lettre à Thomasius du 21-31 janvier 1672, Leibniz parle d’un opticien éminent et d’un fabricant de lunettes très remarquable{91}. On sait que Huygens [1629-1695] avait mis au point une nouvelle technique de polissage des lentilles pour l’astronomie. Or il écrit de Paris à son frère Constantin, comme le souligne Jean Préposiet : « Je me souviens toujours des petites lentilles que le Juif de Voorburg avait dans ses microscopes, qui étaient étonnamment bien polies, mais pas sur toute la surface […]. Il est vrai que l’expérience confirme ce que dit Spinoza : à savoir que de petits objectifs donnent dans le microscope une image bien plus nette que des grands avec une ouverture proportionnelle, et à cela il y a certainement une raison, bien que ni M. Spinoza ni moi ne la connaissions sur l’heure »{92}. La correspondance de Spinoza montre bien qu’il s’entretient régulièrement avec Huygens de la fabrication des microscopes et des télescopes. On sait aussi qu’un praticien lié à Spinoza, Johannes Hudde, qui avait fait ses études de médecine à Leyde en 1657, avait confié à un médecin d’Utrecht sa volonté d’observer au microscope des processus de reproduction animale{93}.
Le mot microscope sur le modèle du mot télescope apparaît en 1625 avec Johannes Faber von Bamberg. L’observation histologique des tissus animaux est l’œuvre de Marcello Malpighi (description des ganglions lymphatiques, de la structure vésiculaire fine du poumon, de la substance du tissu cérébral, découverte des vaisseaux capillaires confortant la théorie circulatoire de Harvey). Or l’autre grand précurseur dans l’usage du microscope est justement un hollandais, le très célèbre Antonie Van Leeuwenhoek, né à Delft en 1632. Celui-ci, pourtant scientifique amateur, n’eut de cesse de faire parvenir ses informations (375) à la Royal Society de Londres dont il devint membre{94}. On lui doit nombre de découvertes relatives aux capillaires et aux globules sanguins, à la striation des fibres musculaires du squelette, à la structure lamellaire du cristallin ainsi qu’aux cellules en bâtonnets de la rétine. Il décrit également les infusoires et en 1683, selon Roger Dachez dans son Histoire de la médecine, les premières bactéries observées dans du tartre dentaire. L’observation révélait ainsi la présence de tout petits corpuscules dans les substances examinées, comme le sperme ou un écoulement urétral suite à une blennorragie (observation d’un étudiant de Leyde en 1677, année de la mort de Spinoza, et confirmée par Leeuwenhoek{95}). Le travail scientifique et technologique de Spinoza coïncide ainsi avec une véritable révolution, celle de l’observation du monde microscopique. On comprend alors que Spinoza ait pris dans sa Correspondance l’image célèbre du vermisseau. Cet apologue montre que nous sommes, comme partie de la nature, dans un rapport à celle-ci tout à fait comparable à un petit ver (vermiculus) qui vivrait dans le sang de l’homme et percevrait les différentes particules sanguines (lymphe, chyle …) en les considérant nécessairement comme un tout et non comme une partie (dans la circulation générale du sang){96}. Notre rapport à la nature est ainsi tout à fait comparable à celui d’un ver au corps qui l’abrite. Le travail de Spinoza s’inscrit donc dans l’essor considérable de la pensée médicale en Hollande, qui aboutit, et ce n’est pas par hasard, à la grande figure de Hermann Boerhaave, né peu après la mort de Spinoza. Son enseignement à la faculté de Leyde dès 1701 préconisera une médecine pratique, rigoureuse dans ses observations et ses raisonnements. Leyde devint grâce à lui l’un des principaux centres de la médecine en Europe, au point qu’il fallut abattre les murs des remparts pour accueillir de nouveaux étudiants{97}. On a vu l’importance de cette ville et de sa faculté dans la vie
de Spinoza. On voyait alors en Boerhaave le communis totius Europae praeceptor, le maître commun de toute l’Europe, rien de moins – notamment sur la base de ses Instructions médicales de 1708. Spinoza ne pouvait que se faire une haute idée du travail manuel, puisque dans sa pensée les aptitudes du corps et leur développement participent de l’accès à une perfection plus grande et ainsi à la puissance infinie de Dieu même. Si l’âme est l’idée d’un corps existant, sa perfection suppose celle du corps. Il n’y a donc pas lieu de séparer les aptitudes du corps de celles de l’esprit. Cultiver la précision technique de ses gestes dans leur bonne acribie et l’acuité de ses perceptions participe de l’activité du sage et donc, au total, de l’accès à la béatitude. On connaît la célèbre formule de Héraclite affirmant que les dieux habitent aussi la cuisine. On pourrait dire aussi que Dieu habite un atelier de polissage de lentilles optiques, comme celui, si renommé, de Spinoza. De ce point de vue, la médecine est certes un savoir, mais aussi un art. Spinoza ne pouvait qu’être sensible à la dimension pratique du soin et de la médecine – et en particulier de la chirurgie (proprement l’art de la main, kheir), pourtant si méprisée à l’époque. C’est qu’il y a une intelligence de la main qu’Aristote avait bien perçue, au point d’en faire l’organe représentatif dans sa polyvalence de l’intelligence humaine, véritable instrument (organon) donnant accès à tous les instruments comme autant de prolongements possibles. Cette intelligence de la main n’est jamais qu’un aspect de la puissance énigmatique du corps tant soulignée par Spinoza. Le fameux tableau de Rembrandt, La leçon d’anatomie du docteur Nicolas Tulp de 1632, est centré sur une leçon consacrée à la grande obsession du 17ème siècle, le mouvement. On y voit, comme l’ont établi les analyses d’Alain Masquelet{98}, une dissection de l’avant-bras et de la main, destinée à montrer ce qui rend organiquement possible le mouvement de la main et la préhension. Aussi bien le chirurgien donne-t-il alors à voir ce qui permet par ailleurs sa propre dextérité professionnelle en tant qu’homme de l’art. Le mouvement est ainsi à la fois le sujet (le geste démonstratif du scalpel de l’anatomiste tenu d’une main et la ponctuation pédagogique de l’autre main) et l’objet du tableau (l’avant-bras et la main disséqués). Rembrandt donne à voir la médecine comme pratique et comme savoir objectif, comme techné et comme objet de connaissance{99}. Or Spinoza définit lui-même le vivant par le désir de persévérer dans l’être, véritable équivalent biologique de la force d’inertie galiléenne. De même qu’un corps
en mouvement persévérera dans sa trajectoire si rien ne vient l’arrêter, l’individu spinoziste va aussi loin que sa puissance le lui permet, tant qu’aucune cause extérieure ne vient l’arrêter. Galilée, Rembrandt, Spinoza donnent ainsi à percevoir l’un des grands objets épistémologiques du siècle qui est le mouvement, chacun le faisant dans son registre propre, scientifique, pictural, philosophique. Rembrandt ressaisit un instant privilégié, celui du dévoilement du mouvement{100}, avec tout l’effort de concentration intellectuelle que cela exige et dont témoigne l’attitude des auditeurs de la leçon. La clarté épistémologique dans laquelle le cadavre dévoile sa vérité médicale et anatomique avec le clair-obscur du tableau suppose l’effort de concentration extrême des observateurs. Ce que nous montre Rembrandt, c’est le rapport de l’extériorité et de l’intériorité, de l’hyper-visibilité de l’exposition anatomique et de l’effort de méditation que suppose l’apprentissage du savoir médical. De même, La leçon d’anatomie du docteur Joan Deyman de 1656 montre une dissection anatomique du cerveau sous le regard lui aussi extraordinairement concentré d’un élève. Spinoza préconise, dans le cadre de la constitution de sa méthode, d’acquérir une connaissance de la nature suffisante, de constituer une mécanique, mais aussi une philosophie morale, une science de l’éducation des enfants et, enfin, « comme la santé est un moyen non négligeable pour la poursuite de cette fin, il faudra élaborer une médecine honnête »{101}. La constitution d’une médecine participe ainsi du programme épistémologique de Spinoza. Que peut-on savoir alors, sur la base d’une telle information scientifique, des théories de Spinoza en matière de physiologie et de médecine ? Comment concevait-il la fameuse fabrique du corps qu’il évoque, sur le modèle de Vésale, dans son célèbre texte de l’Éthique ?
III LA FABRIQUE DU CORPS
SI l’âme n’est autre que l’idée du corps, il est évident que sa connaissance ne peut être que tributaire de celle du corps{102}. Esprit et corps en effet ne sont jamais qu’un seul et même individu perçu soit sous l’angle de l’attribut Pensée, soit sous celui de l’Étendue (scolie de la proposition XXI, partie II). Mais dans le même temps, la connaissance du corps occupe une place relativement marginale dans la partie II de l’Éthique{103}, l’enjeu majeur restant celui d’une libération éthique de l’âme. La béatitude sollicite et le corps et l’âme mais elle ne peut se connaître que par l’âme. Spinoza n’a de cesse de rappeler que la connaissance du corps reste confuse : une connaissance précise et détaillée de sa structure ou de sa fabrique fait toujours défaut. On peut y voir tout aussi bien l’indice d’une ouverture programmatique à une multiplication des recherches et des expériences, que le bouillonnement intellectuel du Siècle d’or en Hollande traduit parfaitement. On a vu, déjà, comment Spinoza pouvait s’inscrire tout naturellement dans cet essor scientifique que la multiplication des études médicales et physiques en ce siècle exprime nettement, même s’il fait preuve d’une grande prudence dans l’analyse de la pertinence exacte des connaissances médicales avancées alors. La théorie physiologique de l’individu Les conceptions physiologiques de Spinoza sont exposées dans ce que l’on nomme la « petite physique » de la partie II de l’Éthique, qui suit fort logiquement la proposition XIII définissant le corps comme l’objet de l’idée
constituant l’Esprit humain, de sorte qu’ainsi que l’énonce le corollaire, l’homme est bien constitué d’un Esprit et d’un Corps, qui « existe tel que nous le sentons ». Cette physique des corps prend la forme d’une série d’axiomes, de lemmes et de postulats dans laquelle on passe progressivement d’une physique des corps en général à une physiologie du corps humain. Les axiomes et les lemmes correspondent aux premiers ; les postulats, aux seconds. Une mécanique et une cinétique du mouvement sont donc à la base de la médecine et on passe ainsi des corps simples, comme des abstractions nécessaires au raisonnement, aux corps concrets individualisés les plus complexes{104}. Ce qui distingue les corps, c’est leur quantité de mouvement ou leur vitesse (Lemme I), chaque corps étant déterminé au mouvement et au repos par un autre, lequel est lui-même déterminé à cela par un autre et ainsi de suite (Lemme III). De sorte que chaque corps va maintenir son rapport de mouvement et de repos tant qu’il n’est pas affecté en sens contraire par un autre. C’est la formulation spinoziste du principe d’inertie (la définition V définissait déjà la durée comme la continuation indéfinie de l’exister). On voit ainsi que ce monde physique est fait d’interactions constantes où rien ne saurait être isolé car tout communique avec tout. La nature de la réalité modale est profondément relationnelle et, comme telle, régie par les lois de la mécanique. On mesure ici l’ampleur de la rupture philosophique et ontologique accomplie par Spinoza : de même que l’esprit humain possède, certes, des spécificités mais doit d’abord se comprendre dans les différentes modalités de sa vie psychique en tant qu’il est soumis aux lois de la nature comme les corps physiques (en ce sens il y a de la pensée en toutes choses comme l’idée de la chose), le corps humain est à son tour pensé comme n’importe quel autre corps physique. Spinoza refuse de constituer une nature humaine fictive, de nature substantielle, qui bénéficierait d’une sorte de privilège d’extra-territorialité dans l’ordre de la nature dont pourtant il dépend. Spinoza instruit ainsi une critique virulente de la création philosophique de chimères et autres fictions ontologiques. Le but de cette analyse des corps simples est en réalité de comprendre la structure des corps composés. Ce qui définit le corps composé, c’est sa forme (forma) ou sa figure (figura). On s’élève ainsi dans une échelle de complexité dans laquelle on ira progressivement, par intégration croissante, jusqu’à des individus composés eux-mêmes d’individus, avec l’idée limite
que la nature entière est un unique individu composé de tous les éléments individués{105}. La définition VII définissait déjà la chose singulière comme la combinaison de plusieurs individus : ce qui définit la réalité singulière, c’est l’existence d’une action commune ou le fait d’être cause du même effet et donc aussi bien sa capacité à être composée d’une multiplicité d’individus qui concourent à la même activité. Ce qui apparaît ici, c’est l’idée que le corps composé n’a de configuration stable que de pouvoir maintenir une cohésion sur la base du flux constant de transformations auquel il est soumis du fait de la multiplicité des échanges qu’il entretient avec les autres réalités singulières. Car la vie cherche à maintenir une permanence dans le fluant et le mouvant, une stabilité, toujours provisoire, dans un monde héraclitéen de changement{106}. Elle peut ainsi se définir comme le maintien d’une forme sur la base d’un échange continu avec d’autres corps (démonstration du Lemme IV). Les propriétés essentielles du vivant se trouvent alors définies : la nutrition (se séparer de certains corps et en recevoir d’autres, Lemme IV) ; la croissance (conserver le même rapport de mouvement et de repos dans la variation des parties composant l’individu, Lemme V) ; la flexibilité (Lemme VI) et la mobilité (Lemme VII){107}. Ce qui définit également le vivant, c’est sa capacité d’être affecté ou sa sensibilité. L’individu, affecté d’une multiplicité de manières par les corps qui l’entourent, garde néanmoins sa nature. Mais Spinoza refuse d’interpréter la structure de ces corps composés complexes en termes finalistes{108}. Il note ainsi dans l’appendice de la partie I de l’Éthique que la complexité du corps humain, où tout semble fait pour qu’aucune partie n’en lèse une autre, suscite la stupeur des hommes qui refusent alors d’y voir l’effet d’un art mécanique : l’organisme semble relever de l’art divin. L’organicisme est ainsi la caution idéale du finalisme{109}. Cependant, la liaison des parties du corps composé ne relève pas d’une finalité interne mais bien des lois de la mécanique et donc de la pression exercée par les causes à l’œuvre dans la nature. Le corps dépend, afin de maintenir le rapport qui le compose dans son existence, des conditions extérieures et du jeu mécanique des forces qui s’exercent sur lui. Le problème repose ainsi sur la question de savoir de quoi procède cette stabilité du corps : uniquement d’une détermination extrinsèque par la pression des causes extérieures ou bien encore d’un principe intrinsèque, à l’image du conatus. L’individu organique se définit par la cohésion interne
de ses parties et le maintien d’une forme. Comme mode, il est un élément de la nature naturée, soumis à ce titre aux lois de la mécanique qui régissent l’ensemble de la nature. Mais il n’existe aussi bien que d’exprimer la causalité de la nature naturante, donc la puissance infinie de Dieu. Ses interactions avec les autres corps sont soumises aux lois cartésiennes de la mécanique, mais on voit aussi s’exprimer l’idée d’un effort spécifique du vivant pour se conserver, ce que la partie III de l’Éthique définira comme conatus, dans la nécessité de conserver une structure organique dans un changement incessant. Une double détermination apparaît ainsi : la détermination mécanique par les lois et les causes et la détermination dynamique propre au conatus. Le conatus est un effort pour persévérer dans l’existence, précisément de ce qu’il ne cesse d’affronter des obstacles extérieurs dans l’affirmation de son développement{110}. En lui-même, comme ne cesse de l’affirmer Spinoza, il n’enveloppe ni négation, ni limitation, ni même de détermination temporelle. Comme nous le verrons, la mort reste une idée extérieure à l’esprit humain. On voit que si la pression mécanique des causes s’exerçant sur le corps rend possible un certain rapport entre ces parties, le corps aura tendance à persévérer dans ce qui le définit et à s’affirmer comme essence agissante. Le corps a une existence comme rapport mécanique entre des parties étendues mais aussi une essence comme degré d’intensité singulier. Dans cette essence singulière s’affirment la puissance infinie de la nature et une force d’être de l’individu, et cela de manière indissociable{111}. On peut ainsi aborder la réalité singulière sous l’angle de son principe interne ou bien comme une partie de la nature soumise aux contraintes externes. Chacune d’elles est aussi bien une partie de la nature qu’un tout pour elle- même. C’est donc la richesse de sa composition organique et sa grande capacité d’intégration qui font la complexité du corps humain (postulat I){112}. C’est aussi sa capacité de maintenir le rapport qui le définit dans une situation de très grande variation de figure ou de mouvement grâce à ses parties dures ou molles (postulat II) ou bien face à une multiplicité d’affections externes (postulat III) ou encore en étant confronté à un afflux de corps extérieurs, par exemple ceux qui servent à le régénérer (postulat IV){113}. C’est enfin son aptitude à garder trace de ses affections grâce à la diversité de ses tissus (postulat V) et à agir sur les corps extérieurs (postulat VI).
Ces postulats qui achèvent la petite physique de Spinoza permettent en fait de construire une théorie originale de la santé. Qu’est-ce que la santé, en effet, sinon la capacité de maintenir un rapport organique en étant confronté à une grande pression et variation du milieu ambiant ? Qu’est-elle d’autre qu’une capacité à se conserver tout en étant affecté d’une grande diversité de manières par les corps environnants en tant qu’ils ne cessent d’agir sur nous ? Le concept de santé ainsi obtenu est de nature dynamique : face à une variation incessante, il n’y a pas de norme préétablie mais un ajustement continuel. Spinoza ne propose aucun concept normatif de la santé ou de la maladie. La santé a à voir avec l’affirmation d’une réalité singulière et non avec une introuvable nature humaine. Notons que la physiologie proposée par Spinoza apparaît entre la proposition XIII qui définit le corps et la proposition XIV qui établit une corrélation entre l’aptitude à percevoir de l’esprit et la diversité des manières dont le corps peut être disposé. Elle ouvre ainsi immédiatement sur la question d’une majoration concomitante des aptitudes du corps et de celles de l’esprit : il s’agit bien d’affirmer la puissance de l’être humain dans un but éthique. Or la médecine consiste précisément à tenter de diminuer l’impact des causes extérieures sur nous et ainsi de « réduire l’écart entre la force des choses et la faiblesse de la nature humaine » ou bien encore à majorer la dynamique de puissance non moins présente en l’homme{114}. Réduire donc le pouvoir des causes produisant leurs effets sur nous ou augmenter notre puissance propre. Elle peut s’adosser à la faiblesse constitutive de l’être humain comme réalité modale soumise à la puissance de la nature aussi bien qu’à ce qui fait sa force comme conatus et puissance d’être. De même, la médecine cherche de manière active à modifier le milieu de l’être humain pour favoriser sa santé de sorte qu’il souffre le moins possible du hasard des rencontres{115} avec les corps qui peuvent l’affecter dangereusement (virus, bactéries). On le voit, la conception spinoziste des corps est riche d’implications médicales d’une très grande portée, jusque dans l’approche extrêmement prudente et réaliste de Spinoza, qui sait fort bien que la durée du corps dépend fondamentalement « de l’ordre commun de la nature et de l’état des choses », de sorte que nous ne pouvons qu’imaginer ce que pourrait être la durée de notre propre corps dont nous n’avons ainsi aucune connaissance adéquate (proposition XXX et démonstration).
La santé se définit ainsi par la possibilité de maintenir une proportion constante de mouvement et de repos entre les parties composant le corps, à l’image des particules de lymphe et de chyle qui réalisent une proportion de leurs mouvements favorable à la totalité que représente le sang{116}. Si à l’inverse, sous la pression des causes extérieures, cette composition des mouvements n’est plus possible, alors la maladie apparaît jusqu’à la dissolution possible du tout qui s’était ainsi formé. La destruction de cette proportion du mouvement et du repos signifie la mort de l’individu. On voit que l’organisation, donc le vivant, sert de modèle pour l’ensemble des corps, de la pierre à l’homme, de sorte qu’il n’y a pas de privilège du corps humain{117}, tout de même que cette organisation est régie par les lois de la mécanique. Ainsi, être en bonne santé, c’est être capable de maintenir cette proportion de mouvement et de repos dans une situation de variation constante des éléments servant à la composition du corps, et ce sous la pression des causes extérieures. Et cela suppose une bonne composition et le maintien d’un rapport de mouvements favorable à chaque niveau de l’organisation, donc dans la multiplicité des individus gouvernés par l’individu total représenté par l’organisme… La façon dont Spinoza conçoit la notion de réalité singulière est non moins passionnante. On l’a vu, celle-ci n’est faite que d’une composition momentanée d’individus unis par la même activité (définition VII). À ce titre, on peut parfaitement concevoir l’idée que la médecine, dans sa capacité à suppléer aux déficits du corps ou à majorer ses aptitudes par les biotechnologies, œuvre précisément à rendre possibles des réalités singulières neuves, par exemple le corps d’un homme auquel se trouvent joints des prothèses, des capteurs et autres technologies. Une nouvelle réalité singulière apparaît ainsi à chaque fois dans un rapport original des parties engagées dans le même processus et la même activité : il s’agit de prolonger simplement son existence physiologique ou bien d’optimiser ses performances en remplaçant telle ou telle partie de son corps par telle autre. La puissance du corps : un bouleversement ontologique Après avoir présenté sa théorie physiologique dans le scolie de la proposition XIII, Spinoza met aussitôt en corrélation les aptitudes de l’âme et celles du corps : plus le corps est apte à être affecté par les corps qui l’entourent et à entrer en relation avec eux, plus l’âme est apte à percevoir
davantage de choses (proposition XIV). Si l’esprit est l’idée du corps, il ne peut chercher qu’à affirmer son corps, même s’il ne sait pas toujours comment, de même qu’il ne peut se connaître lui-même qu’en percevant les affections de son corps comme idées (proposition XXIII). Ce que Spinoza met en évidence alors, c’est une dimension originale de l’expérience humaine : celle de la vie immédiate de l’âme et du corps. La perception et l’imagination, en tant que propriétés du corps, rendent en effet possible un savoir-vivre fondamental qui permet d’évoluer dans le monde des choses et la chaîne infinie des effets qui s’exercent sur nous. C’est une capacité vitale de s’orienter dans le monde immédiat de la perception. Multiplier ces dispositions est utile comme est nuisible (toxium), le fait de les restreindre{118}. Cette vie immédiate de l’imagination ne cesse de mêler les affections du corps et l’effet sur nous des corps extérieurs, de sorte que les corps extérieurs ne sont jamais perçus comme tels, pas plus que notre propre corps. Nous ne connaissons jamais notre corps sans que les impressions des corps extérieurs ne se mêlent à la perception que nous en avons, tout de même que la perception des corps extérieurs est filtrée en quelque sorte par les affections de notre propre corps. Ce mélange des impressions et des affections est caractéristique de la vie immédiate des sens et de l’imagination qui, comme aspect de notre vie mentale, enveloppe tout un mécanisme corporel. Imaginer, c’est percevoir les corps extérieurs à travers les affections de son propre corps. Mais ce serait une erreur de rejeter l’imagination dans la passivité. Elle possède tout au contraire une utilité vitale et le problème est plutôt de la rendre active en la tournant vers ce qui augmente la puissance de l’homme{119}. Le scolie conclusif du De Mente met ainsi en évidence la relation décisive de la connaissance avec la notion fondamentale d’usage de la vie (usum vitae). Capacité de concevoir de l’esprit, richesse de l’imagination et complexité du corps vont ainsi de pair. L’imagination nous permet en ce sens de nous orienter dans notre commerce quotidien avec les choses qui nous affectent dans le but de conserver notre être. Notre vie mentale dans ses formes les plus immédiates met chaque fois en jeu tout un mécanisme corporel, ainsi de la perception hallucinatoire : si le corps a été une fois affecté par un corps extérieur, l’idée de cette affection peut se reproduire indéfiniment sur la base de l’impression de cette affection telle qu’elle est conservée par le corps. Il y a ici une sorte d’automatisme corporel qui
conduit l’âme à percevoir des choses absentes comme étant pourtant présentes (proposition XVII, corollaire et scolie). Dans le même ordre d’idées, la mémoire est fondée sur un mécanisme non moins corporel par reproduction mentale dans l’association des idées de ce qui est inscrit dans le corps dans l’enchaînement de ses affections : la présence d’un seul élément suffit à provoquer l’apparition de l’autre. On trouve ici une théorie de la mémoire du corps dans l’histoire de ses affections telles qu’elles se sont inscrites en lui au fil de la vie (proposition XVIII et scolie). L’ordre des affections du corps est au principe de l’enchaînement des images mentales, ainsi du soldat voyant des traces de cheval dans le sable et qui pensera de suite à un cavalier puis à la guerre, là où le paysan pensera à la charrue et au champ. L’automatisme mental (enchaînement des pensées) renvoie à l’automatisme corporel (succession habituelle des affections du corps). En vertu du parallélisme, l’aptitude de l’âme à la connaissance n’est pas ainsi séparable de l’aptitude du corps : « l’âme n’est pas toujours également apte à penser à un certain objet, mais suivant que le corps est plus apte à évoquer l’image de tel ou tel objet, l’âme est aussi plus apte à contempler tel ou tel objet »{120}. De même, l’aptitude de l’esprit à percevoir les choses de manière adéquate renvoie à l’aptitude du corps à entrer en communauté avec d’autres corps et à multiplier les rapports avec eux (corollaire de la proposition XXXIX). De fait, c’est bien la convenance universelle des corps qui explique la formation d’une raison commune aux hommes. Plus le corps s’unit à d’autres corps en multipliant ses rapports avec eux, plus l’esprit est capable à son tour de produire des notions communes. Il y a ainsi toute une fabrique du commun à la fois corporelle, épistémologique (dans le deuxième genre de connaissance par notions communes) et politique (la connaissance n’ayant d’intérêt que d’être utile et en particulier à « la société commune [communis societas] »{121}). Vivre pour l’homme, c’est vivre en commun, de ce que rien n’est plus utile à l’homme que l’homme, selon la célèbre formule de Spinoza. Il y a une dynamique expansive et intégratrice qui est à l’œuvre aussi bien dans la théorie de la connaissance que dans l’éthique et dans la politique spinozistes. La santé du corps et celle de l’esprit – et même celle du corps politique – participent de ce processus fondamental. « L’âme humaine ne peut avoir connaissance que de ce qu’enveloppe l’idée d’un corps existant en acte ou de ce qui peut s’en déduire », de ce que l’âme elle-même est l’idée d’un corps existant en acte. À ce titre, comme
mode de pensée, elle a Dieu pour cause. Et cette idée du corps enveloppe elle-même la connaissance de Dieu, sous l’attribut de l’Étendue cette fois{122}. En ce sens, il n’y a dans la pensée de Spinoza qu’une physique, et aucune métaphysique au sens traditionnel du terme. L’ontologie de Spinoza n’est pas une métaphysique{123}, car il n’y a de réalité que singulière comme l’idée d’une affection d’un corps déterminé et donc d’un mode déterminé de l’étendue. Spinoza n’a de cesse de critiquer l’usage verbeux des universaux. La seule chose qui est pensable, c’est un individu singulier qui ne se comprend que par la nature de son corps propre{124}. Il n’y a qu’une seule occurrence du terme de métaphysique dans l’Éthique, ainsi que l’ont noté les commentateurs. Aussi le scolie de la proposition XL vise-t-il à distinguer les notions communes à la fois utiles et véritablement adéquates des entités métaphysiques non fondées. Or Spinoza montre bien que la production de ces transcendantaux est gouvernée par un mécanisme tout corporel. Dépourvues de signification déterminée, elles ne font que traduire le débordement des capacités du corps par les images des choses, ce qui le conduit précisément à former des idées confuses (l’homme en général, l’Être ou la Chose en général). Ces idées vagues ne sont pas de véritables concepts, mais des mots ou des images. Ainsi la notion universelle d’homme n’est qu’un mot et un jeu de langage qui n’a pas plus de valeur que la notion de « pierrité » par exemple, pour l’ensemble des pierres singulières. L’incapacité de l’imagination à intégrer tous les individus singuliers, associée à ce qui affecte le plus souvent le corps ou à ce que l’on se rappelle le plus aisément, aboutit à la formation de telle ou telle image commune de l’homme (doué de la station droite, animal rationnel). Les querelles des philosophes ne renvoient ainsi qu’à la disposition respective de leurs corps et à l’ordre de leurs affections corporelles. Querelle de mots et de noms, donc, tout aussi bien que d’images et d’affections{125}. La puissance du corps s’exprime ainsi jusque dans les arguties métaphysiques les plus abstraites dans lesquelles on confond les concepts avec les idées confuses et les mots avec les choses. Chaque plan d’activité ne peut donc se comprendre que par lui-même, l’esprit par l’esprit et le corps par le corps. Aussi un corps ne peut-il être cause d’une pensée et une pensée d’un corps. En conséquence, l’esprit ne peut agir sur le corps, ni le corps sur l’esprit. On voit bien que ce retournement ontologique consiste à attribuer autant d’importance au corps
qu’à l’esprit, mais précisément pas plus. Il ne s’agit en rien de rapporter la puissance de l’esprit à celle du corps{126}, dans un réductionnisme qui n’a aucun sens chez Spinoza. On ne peut séparer le corps de l’esprit, pas plus qu’on ne peut détacher l’esprit du corps : c’est bien un même événement de la nature qui s’exprime dans les deux registres de l’Étendue et de la Pensée. Exalter la puissance du corps au détriment de l’esprit n’a donc pas de sens. De même, chercher chez Spinoza des considérations d’ordre psychosomatique n’a pas plus de sens : l’esprit n’agit pas sur le corps. Le scolie de la proposition II de la partie III de l’Éthique procède à un renversement ontologique majeur en soulignant le fait que personne ne sait « ce que le Corps peut faire par les seules lois de la nature ». Une double méconnaissance est observée ici, relative à la fois à la structure du corps et à sa puissance propre. Spinoza montre en ce sens que la structure du corps humain dépasse de très loin les possibilités de la technique humaine, comme si elle relevait d’un art ou d’un artifice supérieur. Nous avons d’ailleurs déjà souligné combien l’illusion finaliste de l’homme peut y trouver un aliment essentiel. Déterminer ce que peut réellement le corps et comprendre sa structure, c’est s’inscrire dans un programme scientifique à la fois anatomique, médical et éthique majeur dont Spinoza a ici l’intuition, à mesure que la révolution scientifique de son temps appelle bien des bouleversements. En effet, que fait la médecine sinon se demander ce que peut le corps et chercher en conséquence à majorer sa puissance propre ? Une ontologie problématique de la maladie et de la mort La maladie – comme le mal en général – n’enveloppe rien de positif pour Spinoza. Cette affirmation découle de la proposition selon quoi toute chose est aussi parfaite qu’elle peut l’être. Il y a ainsi une identité ontologique entre l’essence et la perfection : il n’y a pas d’autre perfection que la réalité même. Chaque réalité est aussi parfaite qu’elle peut l’être en elle-même, de sorte que son imperfection ne peut apparaître qu’à la condition de la comparer à une autre plus parfaite qu’elle. La privation n’est donc qu’une manière de penser relative issue du fonctionnement de notre entendement, mais qui n’a aucun sens du point de vue de l’entendement infini de Dieu (et on ne saurait comparer la nature qui est le tout à rien d’autre, sauf par délire imaginatif). Tout être est parfaitement ce qu’il est et rien ne saurait donc
manquer au réel, sauf par soustraction imaginaire. Un aveugle, par exemple, ne peut être dit privé de la vue que si nous le comparons dans l’imagination à un autre homme clairvoyant{127}. Une maladie n’est donc qu’une privation relative et jamais absolue, d’une possibilité physiologique ou psychique. Et cette privation ne contient rien de positif{128}. De même, le faux n’est que l’absence de l’idée, soit l’idée incomplète ou mutilée. L’idée qu’un demi-cercle tourne est fausse ne tient ainsi qu’au fait que cette pensée n’est pas jointe à celle de sphère{129}. L’erreur, c’est l’absence d’idées adéquates. Dans une certaine mesure le refus spinoziste de l’existence du vide, qui est tout particulièrement présent dans la correspondance avec Boyle, procède d’une thèse ontologique : la plénitude de l’être ne peut qu’exclure le vide. Or Spinoza propose également une éthique de la plénitude visant à expulser de l’être le négatif, le mal, le vide. L’adhésion du vivant à lui-même dans sa manière d’acquiescer à la vie doit être pleine, sans faille. La plénitude de la substance infinie trouve un équivalent dans la constitution éthique d’une individualité pleine. Aussi la maladie n’est-elle que l’absence de la santé. Et la maladie procède nécessairement de l’essence singulière de chacun, de sorte qu’il est inutile de se plaindre de ne pas être en bonne santé : ce serait comme si un cercle se plaignait de ne pas avoir les propriétés de la sphère{130}. « L’insensé donc et le débile d’esprit ne sont pas plus tenus par le droit de nature de régler sagement leur vie, que le malade d’avoir un corps sain », souligne également le Traité politique{131}. Puisque le droit de chaque être est relatif à sa puissance propre et à son désir de conservation, on peut parfaitement concevoir que la folie, l’infirmité et la maladie ne font qu’appartenir à l’ordre de la nature et dépendent ainsi étroitement de ses lois. C’est ce qui permet de comprendre la critique constante que Spinoza adresse à la théorie du péché originel. Si le premier homme bénéficiait de la santé et de la prudence, comment comprendre qu’il soit sorti de cet état ? Disposant d’une nature saine, son désir naturel de persévérer dans l’être et de se conserver en bonne santé ne peut qu’exclure la tentation du mal et la chute dans une nature viciée{132}. La coïncidence pleine avec soi dans l’état de santé ne peut que se prolonger indéfiniment si rien de l’extérieur ne vient l’affecter et changer son rapport : « Il [le premier homme] a donc nécessairement conservé son âme en santé et n’a pu être trompé ».
La maladie exprime ainsi la nécessité de la nature de tout un chacun, sans envelopper en elle-même rien de positif. Aussi peut-on comparer la maladie aux évènements extérieurs, comme le fait Spinoza pour les phénomènes humains, comparés à des intempéries dans le Traité politique. La maladie est semblable à une éclipse, une pluie ou un tremblement de terre. Ajouter à la maladie une dimension morale ou religieuse de culpabilité, de châtiment ou d’expiation est encore plus étranger à la pensée de Spinoza. Le mal de la maladie n’a rien à voir avec un mal moral, qui de toute façon n’existe pas dans la nature. Ne moralisons pas à propos de la maladie, qui est par-delà le bien et le mal. Il n’y a rien à juger dans la maladie : n’ajoutons pas la tristesse de l’âme à la souffrance du corps, ce qui n’est jamais en vertu du parallélisme que diminuer encore la puissance du corps. La déploration de la maladie ajoute la tristesse à la tristesse, la diminution d’être à la diminution d’être. C’est qu’il y a une jouissance morbide à stigmatiser les faiblesses de l’homme, autant morales que physiologiques. Il s’agit de comprendre et non, selon la formule célèbre, de rire ou de pleurer, en tournant en dérision la nature et en se lamentant{133}. Moraliser, tout à l’inverse, c’est ne plus comprendre, c’est faire d’une cause naturelle un signe imaginatif. C’est tout rapporter à soi comme si nous étions un empire dans un empire en substituant la finalité à la cause naturelle : cela devait m’arriver à moi, de toutes les façons cela n’arrive qu’à moi … Le mode se prend alors de manière imaginaire pour une substance, en ignorant que ce qui lui arrive procède de la nature et de sa nécessité. Ce qui libère, c’est au contraire de former des notions communes en comprenant les causes. Ce qui m’arrive n’est en rien spécifique, c’est ce qui procède de la nature de tout homme et plus encore de la nature en général. La conséquence est bien éthique : il faut « savoir attendre et supporter d’une âme égale l’un et l’autre visage de la fortune »{134}. Or les maladies participent à l’évidence de ces « choses de fortune », qu’il faut savoir supporter avec un esprit égal (aequo animo) et dans une attitude typiquement stoïcienne. Mais l’homme n’a de cesse de transformer cette nécessité aveugle, sans commencement ni fin et dépourvue de sens, telle qu’elle est à l’œuvre dans la nature, en un événement pourvu de sens. Il faut noter le fait que le fameux appendice de la partie I de l’Éthique ne cesse de faire référence à la maladie comme un exemple significatif de cette tendance humaine irrépressible consistant à « finaliser » tous les événements pouvant survenir
dans une existence. Ce finalisme indu peut d’ailleurs lui-même apparaître comme une véritable maladie de l’esprit{135}. Si penser le réel en termes de causalité et de nécessité s’apparente à la santé de l’esprit, le finalisme avec tout son appareil de séduction relève quant à lui de la pathologie de l’esprit humain et donc aussi bien de la nécessité d’une cathartique de l’esprit. Car à l’arrière-plan du finalisme, on trouve toujours présente la peur de l’être humain écrasé par la puissance des choses extérieures. Pourquoi un accident mortel arrive-t-il à tel homme et non à tel autre ? Le finalisme joue d’un questionnement inévitable pour tout homme confronté au jeu aveugle de la nécessité. Comment se satisfaire de l’idée qu’il est victime des lois de la mécanique ou de la biologie ou bien des lois du mouvement et du repos ? À mesure que la nécessité est peu habitable, on parlera de fatalité ou de destin. L’ignorance humaine des causes naturelles ajoutée au mécanisme consistant à projeter sur le réel de la nature le schéma finaliste propre à l’action humaine explique ce type d’illusion ou de préjugé. On peut dire que la structure propre de l’action gouverne ici de manière illusoire la connaissance ou ce qui se prend pour tel. Notons que Spinoza place à l’origine de cette généalogie de la finalisation du réel la recherche humaine constante de l’utile (utilis). Toute la nature, interne et externe, finit par être convoquée comme fin au titre de la recherche de l’utile. Les yeux servent ainsi pour voir, comme les dents pour mâcher. L’ensemble de la nature se trouve ainsi disposé en vue d’une fin, comme si celle-ci répondait à une intention créatrice pourvue de sens. De cela procède la superstition religieuse d’un Dieu providentiel ayant crée le monde pour l’homme et à son usage. Mais comment expliquer alors la présence d’incommodités desservant l’homme au lieu de favoriser ses intérêts ? Spinoza cite les tremblements de terre, les intempéries et les maladies (le terme latin utilisé est morbus, mauvais état du corps). L’illusion finaliste consiste à donner sens à la maladie, en y voyant par exemple un effet de la colère de Dieu engendrée par les péchés des hommes : la maladie ne serait jamais que la rançon du péché, son châtiment. On voit ainsi comment la maladie peut entrer dans une lecture finaliste du monde, dont la vocation est clairement théologicopolitique. Il s’agit bien de gouverner sur les peurs des hommes et qu’est-ce qui peut faire le plus peur, sinon la catastrophe climatique ou la maladie ? Cette analyse reste d’une étonnante actualité. Le finalisme, c’est le renversement de la structure de la causalité, qui fonctionne en quelque sorte
la tête en bas : l’effet devient cause, l’après se substitue à l’avant et réciproquement. Si la pierre tombe du toit et tue l’homme, c’est la volonté de Dieu. Cet événement doit posséder un sens (châtiment, destin). Alors qu’il repose seulement sur l’entrecroisement de séries causales (climatiques, physiques ou humaines) et donc aussi bien sur le hasard, comme dans la célèbre définition de Cournot. Car la causalité semble rendre nécessaire une régression à l’infini : l’homme passait par là, mais pourquoi ? Et pourquoi la tempête s’est-elle déchaînée à tel moment ? De manière remarquable, Spinoza note le fait que le finalisme n’a de plus précieux refuge que la structure même du corps humain, où tout semble disposé en vue d’un but{136} et non sous l’effet de causes aveugles. Il emploie l’expression de structure du corps humain ou de fabrique du corps (fabrica corporis humani) reprise de Vésale. Ignorant les causes qui expliquent le fonctionnement du corps humain, les hommes substituent à une explication par l’art mécanique une interprétation par l’art divin. L’ignorance de la physiologie humaine et des causes anatomiques offre ainsi un terreau fertile à l’illusion finaliste. Et la complexité de la fabrique du corps engendre, souligne Spinoza, une véritable stupeur, à mesure de notre ignorance{137}. On assiste ainsi à un déplacement de la finalité externe à la finalité interne à l’œuvre dans le corps humain. Cette finalité interne repose sur l’ajustement harmonieux des parties du corps humain Outre la généalogie de l’illusion finaliste comme préjugé religieux et anthropologique, Spinoza propose une généalogie des valeurs humaines, telles que le bien ou le mal, le beau ou le laid, le péché et le mérite, qui n’a rien à envier à celle que proposera Nietzsche. Spinoza part pour ce faire du phénomène fondamental de la santé (valetudo). Ce qui contribue à la santé, en effet, est nommé bien par les hommes et le contraire mal{138}. La langue latine, elle-même, a connu ce type de déplacement de ce qui est bon pour le corps ou pour l’homme à ce qui est bien. Valere signifie d’abord, en effet, être fort, efficace ou en bonne santé (la racine val exprimant l’idée de vigueur et de santé), puis renvoie à la valeur au sens éthique. Valetudo, c’est la bonne santé, puis un état de santé bon ou mauvais par litote, d’après les dictionnaires étymologiques courants, tout de même que Valetudinarius renvoie au malade chronique. C’est ainsi l’affection humaine qui préside à l’évaluation des choses en termes de bon ou de mauvais, de sain ou de pourri{139}. De même, c’est un mouvement reçu par les nerfs à partir des objets favorables à la santé qui sera jugé beau et le mouvement contraire qui
sera perçu comme étant laid{140}. C’est que l’imagination confond les choses et leurs effets sur nous : nous mêlons nos affects et le réel même. La beauté et le bon sont ainsi des valeurs vitales justiciables d’une généalogie philosophique précise. Santé et maladie, bien et mal témoignent d’un rapport fondamentalement imaginatif au monde. De manière significative, le de Deo se clôt par une généalogie des erreurs finalistes, après avoir exposé le réel dans son intelligibilité pleine et sa vérité substantielle. Et l’appendice s’achève, d’une manière non moins significative, sur la nécessité de se corriger de ses erreurs ou préjugés. Or le terme utilisé est emendare{141}, qui renvoie au lexique médical du soin ou de l’expurgation (emendatio), bref à la catharsis. Spinoza reprend ainsi le titre même du Traité de la réforme de l’entendement : Tractatus de intellectus emendatione, que l’on pourrait traduire littéralement par Traité de l’expurgation ou du soin de l’entendement{142}. Si le préjugé finaliste relève de la maladie de l’esprit, il suppose fort logiquement l’institution d’une médecine de l’esprit humain, par quoi l’acte philosophique est assimilé au soin médical sous les espèces de la purgation ou de la cathartique. Passer d’un rapport d’imagination au monde à un rapport d’entendement suppose d’identifier les conditions d’une médecine de l’esprit humain. La maladie constitue un terrain d’expérience décisif pour cela, dans la mesure où elle voit se concurrencer les forces antagonistes de l’entendement (explication causale de la maladie par la médecine positive) et de l’imagination (la maladie enveloppe tout un rapport d’imagination au monde). Spinoza, en réponse à une lettre de son ami Pierre Balling, développe en ce sens une analyse intéressante des représentations imaginaires que l’on peut se faire de la maladie. C’est que le rapport à la maladie enveloppe tout un imaginaire du corps et de l’âme. En effet, son correspondant prétendait avoir entendu son enfant gémir exactement de la même manière que lors de son agonie, mais en un temps où il n’était pas malade, ce qui avait pour lui valeur de présage. Interrogé sur ce sujet, Spinoza cherche visiblement à réconforter son ami. Mais la théorie qu’il développe à cette occasion ne manque pas d’intérêt. Il y voit l’effet de l’imagination, celle-ci pouvant être provoquée par la constitution du corps (comme à l’occasion d’un délire fiévreux) ou par celle de l’âme. Dans ce cas précis, l’âme peut, dans une certaine mesure, pressentir de manière confuse ce qui sera. Car « l’âme du père participe de l’essence idéale du fils, de ses affections et de leurs conséquences »{143}. Au fond, l’entendement infini de Dieu enveloppe à la
fois l’essence idéale du père et du fils et leurs affections propres. Ce qui explique qu’une sorte de notion commune se soit formée entre le père et le fils qui ait eu valeur d’anticipation. Rien de surnaturel donc, puisque cela ne fait que procéder de la nécessité de la nature. On pourrait aussi bien évoquer aujourd’hui un fonctionnement commun au père et au fils de leurs inconscients. Retenons que le rapport à la maladie enveloppe tout un imaginaire, en particulier dans la relation à un proche. C’est dans cette même lettre que Spinoza évoque la fameuse image obsédante, particulièrement vivace, d’un « certain brésilien noir et crasseux » apparue au réveil et qui ne consentait pas à disparaître. On le voit, la maladie ne procède pas d’une nécessité interne. En fait, le modèle spinoziste de la maladie est celui de la rencontre et donc de l’extériorité. La maladie est à la fois extériorité et nécessité. C’est que chaque être est animé par le désir de persévérer dans son être ou conatus, sur le modèle physique de la force d’inertie galiléenne. Et ce désir de persévérer dans l’être déroulera les effets de sa puissance naturelle aussi longtemps qu’il le pourra, sauf à rencontrer une cause extérieure plus puissante seule susceptible de l’arrêter. La destruction provient donc non d’une cause intérieure et donc de la nature d’un être, mais d’une rencontre avec une cause extérieure. La maladie est extériorité et non propriété interne du vivant. Elle suppose ainsi toute une ontologie de la rencontre et témoigne de la puissance des choses extérieures. « Mais les moyens qui servent à vivre en sécurité et à conserver son corps résident principalement dans les choses extérieures, et par suite sont appelés dons de fortune, parce qu’ils dépendent à un haut degré du gouvernement des causes extérieures, lequel est ignoré de nous ; de telle sorte que, à cet égard, l’insensé est presque aussi heureux ou malheureux que le mieux avisé »{144}. La maladie pour une large part ne dépend donc pas de nous, puisque nous subissons ce que Spinoza nomme le gouvernement des choses extérieures. Sur ce plan, l’insensé peut avoir plus de chance que le plus prudent des hommes. La rencontre avec des corps et les causes extérieures plus puissantes que nous nous rend malades suscitant alors une sorte d’insurrection du particulier contre le général. Certaines parties du corps s’affirment dès lors au détriment de l’ensemble du corps et de son intérêt vital, comme si les organes affirmaient leur conatus propre au détriment du conatus du corps. De même, les affects peuvent, investis de leur énergie propre, se détacher du conatus de l’individu en affirmant leur puissance propre. On entre alors
proprement dans la pathologie. On voit que l’individu, dans sa réalité physique et mentale, est le théâtre d’une opposition agonistique entre certaines parties et le tout ou bien entre un affect et l’ensemble de la vie affective, comme l’ivrogne se réduit à la boisson qui devient le tout de son alimentation, à un palais qui remplace la totalité du corps. La maladie est l’insurrection du particulier contre la totalité. La santé, a contrario, multiplie les rapports et les compositions en engendrant des unités plus vastes et plus puissantes. Restriction au particulier dans un cas et intégration à des ensembles plus vastes dans l’autre. Si la maladie témoigne du triomphe de l’extériorité des causes naturelles, notre corps étant affecté par des corps plus puissants que le sien qui débordent infiniment sa capacité d’être affecté, reste qu’il doit y avoir quelque chose de commun, fût-ce a minima, entre le corps qui nous affecte en cherchant à nous détruire et notre propre corps. Aussi la maladie doit-elle également exprimer la structure d’activité propre à l’organisme malade{145}. Car il faut bien qu’un rapport commun s’établisse entre le corps affectant et le corps affecté. Qu’est-ce qui dans le corps malade le dispose à telle ou telle affection ? Ce qui apparaît ici, c’est bien la question du système immunitaire dont Spinoza ne pouvait rien savoir mais que les concepts philosophiques qu’il propose permettent néanmoins de penser. On voit ainsi Gilles Deleuze évoquer le cas des maladies auto-immunes qui proviennent de l’intérieur même de l’être vivant. Il note en ce sens l’intérêt de Spinoza pour les phénomènes apparents de destruction de soi : en raison de l’action exercée par un agent extérieur comme un virus, des parties de notre corps se mettent à former un rapport neuf, étranger à l’organisme et à son système habituel. Il peut aussi y avoir une confusion du propre et de l’étranger, le système immunitaire se mettant à détruire des cellules saines{146}. Reste que la décomposition du rapport formé par notre corps suppose toujours, même de manière infime, que l’activité de l’organisme malade soit sollicitée et qu’un rapport commun soit établi entre les deux corps, affectant et affecté. La question est aussi bien éthique, qui consiste toujours à savoir en quoi les choses nous conviennent ou bien différent de nous ou enfin s’opposent à nous (scolie de la proposition XXIX du De Mente). Qu’est-ce qui peut se composer avec moi de manière favorable dans la production de rapports positifs ? La question vaut aussi bien pour l’alimentation, que pour la relation avec les autres, peut-être aussi pour le climat, l’environnement, etc. Il s’agit toujours
de savoir ce qui m’affecte favorablement en augmentant mon degré de puissance et en composant de nouveaux rapports ou bien, à l’inverse, ce qui risque de venir décomposer les rapports qui me forment. Mais qu’est-ce que la mort d’un point de vue spinoziste ? Elle suppose, comme on l’a vu, une décomposition des rapports qui forment l’être vivant. Dans la mort, l’être est appelé à entrer dans un nouveau rapport de mouvement et de repos entre ses parties, de sorte que l’état précédent ne peut plus être effectué. Ce qui faisait le rapport dominant du corps et qui le caractérisait comme tel se trouve détruit, comme lorsque le poison vient décomposer le sang dans l’intoxication, modèle du mal pour Spinoza. Le Court traité assigne une limite au rapport de mouvement et de repos qui caractérise le corps, soit un rapport de un à trois. Au-delà, le corps ne saurait subsister et donc l’âme, comme idée du corps, est à son tour anéantie, sauf à s’être unie à la substance infnie par l’amour et la connaissance{147}. L’Éthique reviendra sur cette question de la mort jugeant même insuffisante une approche strictement physiologique de la mort du point de vue de la circulation du sang et des fonctions du corps. Ainsi le fameux poète espagnol de la quatrième partie de l’Ethique, ayant perdu l’esprit et la mémoire, a subi de tels changements qu’il est en un sens mort à lui-même, ne reconnaissant même plus les œuvres qu’il a écrites. La mort consiste pour le corps à entrer dans un autre rapport de mouvement et de repos, mais on peut aussi changer radicalement de nature sur le plan de l’Esprit à l’image de l’aliénation mentale (scolie de la proposition XXXIX, partie IV). Comme on le voit, la mort ne contient aucun néant radical : elle consiste à faire entrer le corps dans un autre rapport de mouvement et de repos. Spinoza refuse ici encore de créditer le négatif de quelque forme d’affirmation que ce soit. La mort est de nature privative : on perd un certain rapport de mouvement et de repos de son corps. Notons d’ailleurs le fait que Spinoza a une vision purement mécanique de la mort comme changement de rapport. Mais la vie ne se défnit pas par elle, jamais. La mort est transformation (mutatio) et non destruction radicale, ce qui reviendrait à donner une positivité au négatif. Elle est une privation d’existence et non une réalité positive ; non l’autre de la vie, comme si elle avait un caractère absolu, mais un évènement de la vie du corps. Elle est en somme un état de la vie qui a changé. Spinoza propose ainsi une anthropologie de la limitation de l’homme mais non de la finitude humaine.
Le vitalisme de Spinoza n’est pas un mortalisme comme chez Bichat affirmant que la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort et disséminant dans le mouvement même de la vie une multiplicité de petites morts, comme Michel Foucault l’a bien montré dans le magnifique commentaire de Bichat qui se trouve dans la Naissance de la clinique. Aussi « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (proposition LXVII, Éth. IV). Il ne s’agit pas, en effet, de vivre en craignant la mort, mais bien d’affirmer la vie. La sagesse est une méditation de la vie et non de la mort, contre le Memento mori qui alimente l’essentiel de la tradition philosophique depuis au moins Platon. Ce que Spinoza nous recommande, c’est de prendre soin de la vie en la méditant (de mederi, soigner). On ne saurait en effet méditer ce qui n’est pas (le non-être), mais seulement ce qui est (la vie). Méditer est la manière dont l’homme peut prendre soin de sa vie et de la vie. Rien de moins spinoziste que de craindre la mort. Fort logiquement, Spinoza recommande de détourner son attention et sa pensée de la mort. La vie est affirmation pure d’elle-même dans la trilogie spinoziste de l’agir, de l’être et de la conservation. Et le mortalisme est le terreau des passions tristes et de la superstition. Spinoza a bien compris que la servitude théologico-politique se nourrit de la peur des hommes et de leur crainte de la mort. Aussi un homme libre doit-il toujours méditer et affirmer la vie. Il s’agit ainsi non de fuir la mort, mais d’affirmer la vie. L’hypocondrie et la peur de la mort sont déjà des signes d’une vie malade qui s’affaiblit. Le positif est affirmation pure qui ne se déduit d’aucune négation préalable. Et le négatif lui-même ne recèle aucune positivité, qui est d’essence privative. Or la privation ne se comprend que par l’affirmation et la positivité qui la précède. La vie est résolument et absolument première. S’il y a une seule injonction spinoziste, c’est celle de vivre. La mort est ainsi pure extériorité. Le corps est vaincu par la puissance des causes extérieures, le rapport de mouvement et de repos est modifié. Ce pourquoi Spinoza récuse la possibilité d’une mort volontaire, à l’image des stoïciens. Celui qui se suicide est en réalité détruit par la puissance des choses extérieures et son geste est de fait l’expression d’une impuissance. La mort vient toujours de l’extérieur et elle ne saurait reposer sur une condition interne à l’individu. Il n’y a pas de pulsion de mort chez Spinoza, ni de thanatophilie. Seule la biophilie lui importe véritablement.
Une affirmation de la santé À mesure que le négatif du mal ou de la maladie ne contient rien de positif, il convient non de lutter contre la maladie, mais d’affirmer la santé. La thèse est constante chez Spinoza : ne luttons pas contre la tristesse, mais affirmons la joie. N’ayons pas peur de l’erreur, mais affirmons la nécessité de l’idée vraie. Faisons le bien pour lui-même et non par crainte du péché. Ne cherchons pas à éviter la mort, mais plutôt à affirmer la puissance de notre vie. La dernière proposition de l’Éthique souligne le fait que la béatitude ne s’obtient pas de la réduction de nos appétits sensuels. C’est bien plutôt l’épanouissement de notre être dans la béatitude qui accompagne la maîtrise des désirs : l’affirmation est toujours première. Aussi la méditation de Spinoza renvoie-t-elle à la vie et non à la mort, à la santé et non à la maladie, à l’affirmation et non à la négation qui s’accompagne toujours de la tristesse et de la diminution d’être. Puisque le mal n’est que l’ombre portée du bien, il faut d’emblée s’installer dans l’épanouissement de la vie, toute positive. La pensée de Spinoza est une grande philosophie affirmative de la vie. Il ne s’agit pas, par exemple, comme le malade de manger ce que l’on déteste par peur de la mort, mais comme l’homme sain de prendre plaisir à la nourriture : jouir de la vie et non avoir peur de la mort. Il est particulièrement intéressant de noter que lorsque son correspondant Henri Oldenburg lui demande un exemple de relation des parties au tout, Spinoza propose une illustration physiologique dans laquelle ne cessent de se composer les rapports et les rapports des rapports au sein du corps humain. Ainsi les particules de la lymphe et du chyle doivent composer leur figure et leur mouvement dans le sang. Il y a donc santé si ces parties se composent pour rendre possible le tout formé par le sang et maladie si leur ajustement n’est plus possible, de sorte qu’ils forment alors eux-mêmes un tout et non une partie. La maladie est donc, ontologiquement, l’insurrection des parties organiques qui prétendent à leur tour former déjà un tout. À l’inverse, la santé suppose l’inscription harmonieuse des parties dans un tout plus complexe et donc dans des rapports plus larges. Plus les rapports qui forment mon corps et mon âme (en vertu du parallélisme) peuvent s’intégrer à des rapports plus larges et plus complexes et plus je suis en bonne santé. Plus la partie à l’inverse s’isole du tout, plus je suis malade.
La santé est en somme un processus de totalisation de plus en plus large, de composition des rapports et des rapports de rapports de plus en plus étendue. Être en bonne santé, c’est être capable de composer de nouveaux rapports, de s’intégrer à une nouvelle totalité. On voit aussi que la maladie est extériorité pure : si des causes extérieures ne viennent pas communiquer une nouvelle figure ou de nouveaux mouvements à la totalité formée par le sang, celle-ci se conservera en l’état. Si les causes extérieures s’en mêlent, le sang de tout devient partie et les rapports se décomposent, éventuellement jusqu’à la mort. Tous les corps composant la nature sont ainsi dans une réciprocité d’action permanente (le tout du sang s’inscrit dans le tout du corps humain, celui-ci à son tour dans la totalité de la nature). Notre corps n’est donc qu’une partie de la nature selon l’attribut Étendue, comme notre pensée est une partie de l’entendement infini de Dieu. La théorie spinoziste de la connaissance dit ainsi dans son ordre propre exactement ce qu’énonce la théorie des corps. L’imagination, en séparant le phénomène de sa cause, ne produit que des idées inadéquates et mutilées. Elle provoque la confusion du sujet et de la substance : dans l’imagination, la partie se prend pour le tout, se considère comme un empire dans un empire et tombe alors dans les vicissitudes affectives engendrées par la domination des causes extérieures. Mais la formation des notions communes dans le deuxième genre de connaissance contribue à réinscrire les parties de la nature dans un tout plus vaste, jusqu’à l’amour intellectuel de Dieu où les essences singulières sont comprises dans la substance infinie de la nature. Nous sommes donc comme le vermisseau de la lettre à Oldenburg : nous prenons de manière imaginaire le mode pour la substance, la partie pour le tout, de même que le ver prend une particule du sang pour le sang même. On voit par là que la béatitude n’est jamais que la composition de rapports la plus grande possible. Elle est bien une grande santé dans laquelle le mouvement d’expansion de la vie est allé aussi loin qu’il le pouvait. On comprend alors pourquoi Spinoza s’est d’abord donné comme but d’étudier les maladies de l’esprit, à l’exemple de cette confusion imaginative de la partie et du tout, comme s’il s’agissait de purifier l’entendement de ses erreurs dans une véritable cathartique de l’esprit.
IV LES MALADIES DE L’ESPRIT
LA thématique de la purification de l’entendement trouve l’une de ses sources essentielles dans la philosophie de la science de François Bacon. Celui que l’on considère comme le fondateur de la méthode inductive et scientifique moderne se méfie du fonctionnement de l’entendement (intellectus), qu’il considère comme un miroir déformant de la nature, sur laquelle il ne cesse de projeter ses croyances propres, les fameuses idoles. Les idoles de l’esprit humain imposent, selon le célèbre Novum organum, une rectification de l’entendement, qu’il s’agit de purger ou d’expurger [expurgandi] de ses erreurs. Les Idola tribus renvoient à ces superstitions qui nous font nous représenter l’activité de la nature sur le modèle de l’activité humaine. La critique spinoziste de la finalité trouve sans doute là l’une de ses origines philosophiques. De même, Bacon, comme Spinoza, se méfiait des Idola theatri, illusions engendrées par le théâtre conceptuel des systèmes philosophiques, en particulier ceux de Platon et d’Aristote. La grande thématique centrale du Traité de la Réforme de l’entendement est sans aucun doute d’inspiration baconienne. La purification de l’entendement C’est qu’il s’agit de purifier l’entendement de ses erreurs dans ce qui apparaît comme une véritable cathartique de l’esprit. Mettre en place une « science de l’entendement purifié »{148}, c’est en effet se donner les moyens de former des idées adéquates, en lieu et place des idées inadéquates qui empoisonnent l’esprit. Bernard Rousset, dans son commentaire du Traité
[Tractatus de Intellectus Emendatione], parle d’un nettoyage{149} de l’esprit de ses erreurs initiales sous le nom d’Emendatio, terme qui est traduit le plus souvent par réforme. Or, le terme est clairement médical : il s’agit bien de soigner l’entendement, de le guérir en l’expurgeant de ses erreurs qui sont comme autant de maladies de l’esprit. Ce que propose le Traité, c’est donc effectivement une médecine de l’entendement. Avant de construire une philosophie morale, une science de l’éducation des enfants, « une médecine honnête » et une mécanique, il faudra en effet « trouver un moyen de guérir l’entendement et de le purifier autant qu’on peut le faire au début [de l’entreprise], afin qu’il comprenne les choses facilement, sans erreur, et le mieux possible »{150}. La philosophie est pensée ici comme une pratique thérapeutique, en tous cas d’inspiration médicale. Si l’entendement est malade de ses idées inadéquates, il faut le purger de ses erreurs. La logique spinoziste sera une cathartique de l’esprit et une thérapeutique, tout de même que l’Éthique proposera une véritable clinique des affects. Emendatio, expurgandi, medendi : les termes qui sont utilisés traduisent tous cette orientation médicale de la philosophie de l’entendement. Mais avant de filer cette métaphore, et bien plus encore de l’appliquer littéralement à chacune de ses étapes – clinique des maladies de l’esprit, thérapeutique baconienne de la purge de l’entendement, définition médicale d’un entendement sain – il faut souligner et commenter l’extraordinaire métaphore médicale qui commande entièrement le prologue du Traité de la Réforme de l’entendement. La maladie à la mort de l’âme : vers la guérison spirituelle Le début de ce Traité condense en effet toute une expérience éthique et humaine en proposant une extraordinaire méditation sur le vrai bien et les moyens de le découvrir. C’est que le « je » de la méditation doit chercher à épuiser le sens de son expérience de vie pour introduire au « je » visant à purifier son entendement de ses erreurs logiques. L’entame du prologue porte sur la vanité et la futilité de la vie ordinaire, en quoi on peut sans doute reconnaître, outre le lieu commun stoïcien et moral, une certaine mélancolie propre à la complexion (ingenium) de Spinoza lui-même.
C’est qu’il s’agit de rechercher le vrai bien et donc d’instituer la vie vraie, en lieu et place des faux biens dont la vie ordinaire est pleine. Ce qui caractérise le vrai bien, c’est sa capacité de donner « pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue »{151}, là où les biens relatifs ne donnent qu’un plaisir discontinu, le plus souvent suivi de tristesse ou accompagné de crainte. Le « je » qui s’exprime dans ce prologue renvoie à son expérience propre de la vie ordinaire et de la futilité de ses biens, au « je » méditant qui dégage le sens de cette expérience, mais aussi au « je » engagé dans un cheminement spirituel (« je vis que », « je dis : finalement, je me décidai », « je voyais bien », « je tournais donc dans mon esprit »). Ce « je » de l’expérience et de la méditation prend des décisions (chercher le vrai bien), fait des essais (conserver les biens relatifs tout en cherchant le vrai bien, ne pouvant se résoudre à abandonner tout à fait ces biens). Pour l’essentiel, les biens recherchés dans la vie ordinaire sont les richesses, les honneurs et la volupté. Or ceux-ci ne laissent aucune place à la recherche d’autre chose qu’eux-mêmes. Ce qui n’est qu’un bien partiel (légitime s’il reste à sa place de simple moyen) devient un tout et finit toujours par valoir absolument par soi-même comme un bien en soi. C’est nous qui servons alors la volupté, les richesses ou les honneurs, loin qu’ils nous servent, comme s’ils vivaient en nous. On est bien loin de la conservation de soi et de la recherche de l’utile propre. Rechercher ces biens, c’est donc se rendre incapable de trouver le vrai bien et même de hiérarchiser les différents biens en fonction de l’utilité propre. Le « je » méditant ne peut ainsi trouver son salut qu’en étant forcé de rechercher ce qui lui serait le plus utile. Il s’agit en effet de rien moins que d’instituer la vraie vie en épuisant le sens de l’expérience de la vie ordinaire. La boussole, dans cette entreprise, c’est l’utilité vitale de l’individu. Il n’est pas question alors de parier, comme Pascal, en échangeant des biens temporels certains contre un bien éternel incertain, mais plutôt de troquer des maux certains contre un bien incertain, mais essentiel. « Je me voyais en effet plongé dans le plus grand danger et forcé de chercher de toutes mes forces un remède, quoique incertain ; de même qu’un malade atteint d’une maladie mortelle, et qui prévoit une mort certaine à moins qu’il n’applique un remède, est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain qu’il soit »{152}. L’expérience de vie placée au cœur du prologue du Traité est présentée comme l’histoire d’une maladie mortelle [Lethali morbo, terme cicéronien] et d’une guérison par le remède [remedium] adéquat. Et quelle est la maladie mortelle
évoquée ici, sinon la mélancolie engendrée inévitablement par la vie ordinaire et ses faux biens qui impose de rechercher un remède ? Quant au remède lui-même, il ne saurait être préconisé par la foule dont les buts « ne fournissent aucun remède pour la conservation de notre être [ad nostrum esse conservandum] »{153}. On le voit, l’expérience éthique qui ouvre le Traité est présentée comme l’histoire d’une guérison dans la découverte du seul remède adéquat, le vrai bien, de même que la logique qui suit fonctionne comme une cathartique médicale de l’esprit. Dans les deux cas, il s’agit de purifier l’esprit humain des faux biens qui l’obsèdent et des erreurs qui l’encombrent, comme s’il fallait commencer par l’en purger. La guérison spirituelle préside à la guérison intellectuelle, de même que la maladie mortelle que recèle l’existence est première par rapport aux maladies de l’esprit qu’il s’agira de traquer. Le « je » méditant de l’expérience éthique et spirituelle du début du Traité se donne les moyens de guérir de la mélancolie de la vie avant même de rechercher les conditions d’une thérapeutique de l’esprit. Pour cela, il doit comprendre que les remèdes préconisés par la foule sont en fait autant de poisons et qu’ils perdent ceux qui les possèdent ou sont possédés par eux. Là où le vrai bien est un principe de vie, les faux biens sont un principe de mort, qui pousse à leur perte ceux qui en sont la victime. Le bien relatif présenté comme un absolu est destructeur. Ce n’est plus nous qui le possédons, mais nous sommes littéralement possédés par lui. Ce n’est plus le propre que nous affirmons mais l’autre en nous, comme si nous avions perdu notre nature dans des hybrides monstrueux : homme-argent, hommeplaisir, homme-foule{154}. L’alternative est donc claire : se perdre ou bien se conserver, guérir ou bien mourir. Le Traité associe en fait deux guérisons : celle de l’âme et celle de l’esprit. Mais cette guérison est faite de rechutes dans la maladie, tant il est difficile de se départir des biens relatifs. « Or ce n’est pas sans raison que j’ai employé ces mots : pourvu que je pusse m’engager à fond. En effet, si clairement que je perçusse tout cela par mon esprit, je ne pouvais cependant pour cela renoncer entièrement à l’avarice, à la passion charnelle et à la gloire »{155}. Tout cela suppose une résolution de tous les instants et un engagement total. Le « je » qui rechute dans la maladie dialogue avec le « je » qui veut guérir en s’en donnant tous les moyens. Et c’est bien ce qui se produit : « je voyais que ces maux ne sont pas d’une nature telle qu’ils ne
veuillent céder aux remèdes ». Considérer le vrai bien, en effet, permet progressivement de se détacher des faux biens, dans des intervalles, souligne Spinoza, de plus en plus longs. Les rémissions sont donc de plus en plus fréquentes et longues, jusqu’à la guérison spirituelle complète. À ce stade, il devient même possible d’user avec mesure et de manière raisonnable de ces biens relatifs qui font partie de la vie, dans l’usage des plaisirs ou encore des richesses en vue du progrès des arts et de la médecine ou bien pour conserver son existence. Les biens relatifs n’ont en fait de sens que d’être subordonnés à la recherche de la santé et de la conservation propre. Volupté et richesses n’ont de valeur que relativement à la conservation du vivant, à son conatus. Le prologue du Traité hiérarchise ainsi les biens dans la vie humaine selon un critère qui est celui de la santé de l’individu. C’est la considération du vrai bien qui est le remède, en ce qu’elle porte en elle la capacité de détacher l’individu des faux biens. Il ne s’agit donc pas d’abord de nier les faux biens, ce qui est encore une manière non spinoziste d’être dans le négatif, mais d’affirmer le vrai bien comme étant le remède. Ce sont bien les étapes d’une lente guérison de l’âme qui sont décrites ici, à la recherche du remède souverain. Et cette médecine de l’âme introduit à une médecine de l’esprit qui est au centre de la logique de Spinoza. La cathartique de l’esprit Rappelons maintenant les acquis essentiels du Traité et la vision spinoziste de la méthode. Ce que la méthode fait connaître, c’est la force et la puissance de l’entendement. Elle est réflexivité ou idée de l’idée (on sait et on sait que l’on sait), ce qui montre qu’elle ne précède pas le processus de connaissance mais qu’elle ne fait que l’exprimer ou le réfléchir (§ 38). Car chaque idée dans son essence formelle (comme « réalité ») peut être objet d’une autre essence objective donc « objet de pensée » pour une autre idée, et ainsi de suite. C’est que nous avons une idée vraie (idea vera) selon l’expression célèbre du Traité de la Réforme de l’entendement, de sorte qu’il faut produire des idées pour pouvoir ensuite identifier les conditions de leur production (§ 33). Il ne s’agit donc en rien de garantir juridiquement le procès de connaissance, mais plutôt de facto de laisser se dérouler en nous, dans tous ses effets conceptuels, la productivité infinie de l’idée. Il faut
ainsi suivre l’ordre nécessaire de production des idées, en congédiant l’idée cartésienne d’un premier principe ou d’une première idée nécessaire. L’idée vraie, nous l a possédons déjà (« habemus enim ideam veram »). De même que le premier forgeron n’a pas eu besoin d’un premier outil forgé, nous n’avons pas besoin d’un premier principe, car la première idée venue fait l’affaire (c’est un fait que l’homme pense). Le procès de production des idées est sans commencement assignable, pas plus qu’il n’est, d’un point de vue téléologique, garanti dans sa fin. L’idée n’est donc pas une représentation passive des choses comme un tableau, mais fondamentalement activité. Aussi le procès de la connaissance déroule-t-il nécessairement ses effets conceptuels dans un ordre identique à celui des choses. La cause de l’idée, c’est la puissance productrice de l’entendement comme mode, lui même effet de l’attribut infini de la Pensée. Il n’y a donc en rien attribution de la pensée au pouvoir d’un sujet singulier sur le mode cartésien. Le Traité de la Réforme de l’entendement de Spinoza est un discours contre la méthode cartésienne. L’activité de l’idée ne renvoie pas à un sujet. La pensée ne s’entend pas d’un sujet singulier ou du cogito mais de l’attribut de la substance infinie, dans la théorie de l’automate spirituel (§ 85), où les idées s’enchaînent l’une l’autre selon un ordre nécessaire qui est le même que celui des choses entre elles. Enfin, l’idée est vraie en elle-même de manière intrinsèque (théorie de la causalité interne de l’idée), sans qu’on la réfère de manière extrinsèque à un objet extérieur (§ 69). Le caractère adéquat de l’idée reste une détermination intrinsèque de l’idée qui n’a de rapport qu’à soi et aux autres idées, dans la productivité infinie de la substance selon l’attribut de la Pensée. Pour finir, l’idée vraie est à elle-même sa propre norme et celle du faux qu’elle indique [verum index sui et falsi]. Elle peut rendre compte d’elle-même ainsi que du faux, car l’idée fausse ne comporte rien de positif puisqu’elle n’est que défaut de connaissance (§ 110). L’idée fausse est l’idée mutilée, rapportée dans l’imagination à notre propre existence corporelle. Elle exprime les effets sans les rapporter à leurs causes. Au fond, l’erreur consiste à rapporter le réel à soi, à un sujet imaginaire qui se prend pour un empire dans un empire et qui comprend tout par rapport à ses fins propres tant il est pris par le jeu de son imagination. L’erreur, c’est le principe cartésien d’un univers centré sur un cogito singulier{156}. Pourquoi faut-il purifier l’esprit, jusqu’à l’expurger de toutes ses erreurs logiques ? Quelles sont ces fameuses maladies de l’esprit qui nécessitent
une cure, celle de la pensée vraie ? On l’a vu, il importe d’abord de purifier l’esprit de ses erreurs cartésiennes, en particulier celle qui rapporte le procès de production des idées à l’activité d’un sujet individuel. La première maladie de l’esprit consiste à forger l’illusion d’un mode se prenant pour une substance pensante, au lieu de diriger l’esprit selon la norme de l’être le plus parfait, donc à partir de l’idée de l’origine et de la source de toute la Nature. Il y a bien une maladie cartésienne de l’esprit, qui consiste à confondre le mode subjectif et la substance. Il est également intéressant de noter que Spinoza, tout comme Wittgenstein{157}, pense que les maladies de l’esprit sont en fait des maladies du langage humain, plus exactement de notre tendance à confondre les mots et les choses. Les hommes ont tendance à attribuer aux choses abstraites qu’ils ont du mal à comprendre des noms familiers, pour ensuite les imaginer comme ils le font pour ces choses habituelles{158}. Dans un usage abusif du langage, le nom familier est ainsi confondu avec la chose abstraite et non familière. L’erreur procède là d’une maladie du langage. On voit alors que bien penser, c’est nécessairement bien formuler les choses dans un langage adéquat. Spinoza étudie en ce sens la manière dont l’esprit humain peut produire des fictions. Ainsi lorsque l’homme utilise le mot âme en le rappelant à sa mémoire et se forme dans le même temps une image corporelle, alors naît la fiction d’une âme corporelle si « l’on ne distingue pas le nom de la chose elle-même »{159}. Moins l’esprit connaît la nature, plus il produit des fictions, à l’image de la superstition (spectres apparaissant dans des miroirs, dieux transformés en bêtes ou en hommes). Cela suppose que l’esprit, dans son délire, n’ait aucune idée claire et distincte de ce dont il parle, « si bien qu’il n’y a dans l’esprit aucun concept, c’est-à-dire, aucune idée ou accord d’un sujet et d’un prédicat »{160}. La fiction, par abus de langage, mêle plusieurs idées confuses entre elles en prenant la partie d’une chose pour son tout. « Nous affirmons et nous nions beaucoup de choses parce que ces affirmations et ces négations sont conformes à la nature des mots et non pas [parce qu’elles le sont] à la nature des choses ; si bien que si nous l’ignorions, nous prendrions facilement pour vrai quelque chose de faux »{161}. Beaucoup de fictions sont ainsi issues d’une composition confuse des mots dans la mémoire, en fonction de la disposition du corps. Spinoza propose même une généalogie du langage, formé en fonction de la foule et donc des signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination et non
dans l’entendement (§88). Les premiers mots, positifs, ont été attribués aux choses sensibles, de sorte qu’il n’est resté que des mots négatifs pour les choses intelligibles (infini, incorporel). L’imagination des choses est donc première dans le langage et sa rectification par l’usage clair de l’entendement ne vient qu’ensuite. Spinoza propose ainsi une généalogie particulièrement intéressante du langage métaphysique dans sa capacité à nous égarer. Il donne aussi une théorie intéressante de l’erreur comme rêve éveillé. Se tromper, c’est en réalité rêver les yeux ouverts{162}. Il y a ainsi une sorte d’onirisme de l’erreur qui peut aller jusqu’au délire véritable. Il s’agit donc de ne pas délirer ou rêver les yeux ouverts en confondant les idées qui procèdent de l’imagination et celles qui sont produites par l’entendement. Purifier l’entendement, c’est se donner les moyens de voir clair en cette vie en éradiquant toutes les idées trompeuses issues de l’expérience vague ou de la connaissance par ouïe dire, telles qu’elles se sont sédimentées en nous. C’est également expurger l’entendement de toutes les idées fausses engendrées par l’imagination mêlant les affections du corps aux sensations reçues des choses mêmes ou bien encore de sa tendance à forger des fictions ou des idées superstitieuses par ignorance de la nécessité de la nature. Une optique médicale Pour comprendre les maladies de l’esprit et les moyens de le guérir, Spinoza recourt à un autre modèle qui lui est familier, celui de l’optique médicale. En effet la théorie des genres de connaissance procède indéniablement du modèle de l’optique. Spinoza était à la fois, nous l’avons vu, fabricant renommé de verres optiques et philosophe. Dans une sorte de réversibilité, l’optique chez lui est philosophique comme la philosophie elle-même devient optique, à mesure que, selon la formule célèbre, les démonstrations sont les yeux de l’âme. Hegel a bien noté dans son histoire de la philosophie l’importance de l’optique pour Spinoza. Il compare en ce sens la lumière à l’identité absolue de Spinoza, dans une sorte d’orientalisme philosophique. La vision spinoziste du corps humain procède à l’évidence de l’optique, chaque organisme abritant une multiplicité de parties formant elles-mêmes un tout pour d’autres parties. L’exemple célèbre du ver dans le sang procède de l’exploration microscopique du corps humain et de son système sanguin,
c’est-à-dire de ce pullulement d’organismes auquel fait accéder le microscope. C’est ainsi que chaque genre de connaissance possède son régime optique propre, en représentant un degré d’activité. L’imagination grossit ses objets et les déforme, produisant des idées mutilées et confuses. La perception sensible de la chose singulière est alors déformée. Dans l’expérience vague, par exemple, je n’ai pas la perception directe de la chose, mais j’en ai entendu parler, comme de la nécessité de la mort pour moi et pour les autres{163}. L’inadéquation de l’idée dans sa distorsion est analogue à l’aberration sphérique du plan optique{164}. La raison, dans le second genre de connaissance, fait quant à elle coïncider les images singulières des choses pour découvrir les rapports et les notions communes qui unissent les objets singuliers, ce qui lui permet de tirer déductivement des conclusions sur la base de propriétés générales et universelles. Cette optique conceptuelle voit la succession ordonnée des propositions dans la discursivité de la raison. L’intuition, enfin, propre à la science intuitive du troisième genre voit l’essence de chaque chose singulière dans son articulation à la nécessité universelle avec l’œil de l’esprit, à la lumière de l’éternité. Il ne s’agit donc pas d’une vue synoptique de la totalité sur le modèle de l’intuition intellectuelle de Kant mais plutôt d’apprendre à voir chaque chose singulière comme expression de la substance infinie de Dieu. C’est ce qui explique que les genres de connaissance sont présentés comme des modes de perception [modi percipiendi] par le Traité de la Réforme de l’entendement (§ 19). Je peux ainsi percevoir le réel de manière déformée et confuse dans l’imagination, en composant les rapports dans les notions communes de la raison ou bien enfin en ayant l’intuition de chaque chose singulière aussi bien dans son être propre que dans sa participation à l’éternité de la substance. Trois régimes optiques donc, mais représentant à chaque fois un degré d’activité plus ou moins élevé. Cette optique nourrit tout l’imaginaire théologico-politique. Elle permet de comprendre comment la multitude perçoit en lieu et place de sa libération véritable ce qui n’est que sa servitude prolongée. De même, le roi ou le puissant est perçu comme un être d’exception doué de facultés supérieures et non comme l’homme qu’il est. L’imaginaire théologicopolitique (on pense à la fameuse camera obscura de Marx où les images réelles sont renversées) suppose toute une optique passionnelle et un régime systématique de déformation des images. Le prophète est également celui
qui a des visions hors de portée de l’homme commun en raison de la vivacité de son imagination. L’optique philosophique proposée par Spinoza consiste à rectifier ces images déformées et confuses issues du jeu déréglé de l’imagination en apportant les outils correctifs appropriés. Il s’agit en somme d’enlever aux affects leur opacité passionnelle. Le troisième genre de connaissance, à l’issue de ce processus optique de rectification de la vision, nous permet de voir chaque chose singulière comme participant de la productivité infinie de la substance éternelle. Nous apprenons ainsi à voir autrement le monde que nous regardons habituellement avec l’œil du corps affecté par le jeu de son imagination. Il s’agit en somme d’ouvrir l’œil de l’esprit. Les concepts philosophiques sont ainsi autant de verres optiques permettant de produire des effets concrets sur notre représentation du monde, en rapprochant les choses ou en les éloignant. Le concept est une loupe ou bien une lunette d’approche, dont on a vu l’essor dans la Hollande de Spinoza. Il enveloppe ainsi tout un régime de visibilité. En produisant des effets optiques concrets, il permet de lutter contre la déformation des images qui est propre à l’imagination superstitieuse des hommes. La thérapeutique philosophique procède ainsi d’une rectification optique des images. Il s’agit de se rapprocher de la source de toute activité qu’est la lumière de Dieu pour faire converger toutes les énergies des choses singulières, au départ diffractées, sur le foyer optique de la raison{165}. Une psychiatrie du délire humain Spinoza, au fil notamment des scolies de l’Éthique, jette aussi les bases d’une psychiatrie de l’Esprit humain qui constitue le dernier modèle médical de purgation de l’entendement humain que nous voudrions étudier. On voit ainsi la figure de la folie revenir régulièrement, à l’image du fameux poète espagnol, sans doute inspiré des Nouvelles exemplaires de Cervantès. Dans ce scolie de la proposition XXXIX de l’Éthique IV consacré à la mort, Spinoza veut montrer que la mort, qui suppose que les parties du corps soient entrées dans un autre rapport de mouvement et de repos, procède de la fin de la circulation du sang et autres fonctions physiologiques, mais sans se réduire à cela. De fait, certaines maladies de l’esprit laissent subsister cette circulation sanguine et ces fonctions du corps mais en changeant l’être humain du tout
au tout. Ainsi, justement, de ce poète espagnol qui ne se souvenait plus du tout de sa vie passée, dans une sorte d’amnésie radicale ne lui permettant même plus de savoir qu’il avait, dans une autre vie, composé des Fables et des Tragédies. Il devient une sorte de bébé adulte, véritable contradiction ou oxymore vivant. D’une certaine façon, ce poète espagnol est mort, tant son aliénation l’a, au sens propre, rendu étranger à lui-même. Le poète est mort en lui, comme sa vie passée, et s’il vit en apparence de la même vie physiologique, il est pourtant mort à lui-même. L’aliénation au sens psychiatrique s’assimile de la sorte à une mort de l’esprit et de l’individu. S’il avait perdu sa langue maternelle, le poète serait comme un bébé à l’âge adulte. Spinoza voit de même le passage à l’âge adulte comme la mort de l’enfance. Pour que vive l’adulte comme sujet raisonnable, il faut que meure l’enfant comme figure même de l’impuissance. La maladie de l’esprit peut se penser comme la durée continuée de l’enfance ou bien comme la persistance de l’enfant dans l’adulte. Mourir, c’est changer radicalement de nature. Et la folie est bien en ce sens propre une mort de l’esprit. Il n’y a pas que la mort du corps, car celui-ci peut se conserver en apparence tandis que l’esprit est en réalité bel et bien mort à lui-même. Ce qui montre aussi que la vie de l’esprit suppose une capacité de remémoration. La santé de l’esprit n’est possible que de maintenir une certaine unité dans la diversité des événements et des moments de la vie. La fable du poète espagnol pose au fond la question de l’identité de l’esprit. De même, Spinoza analyse de manière fort stimulante ce qu’il nomme le délire. Il y voit la prévalence d’un affect sur les autres, dans laquelle une partie du corps est plus affectée que les autres. En conséquence, l’Esprit se trouve pour ainsi dire retenu dans la contemplation d’un seul objet. Il y a ici une ligne continue : un seul affect, une seule partie du corps, un seul objet. Ce qui intrigue Spinoza, c’est l’adhésion tenace à un seul et même affect. Les hommes vivent presque tous en effet dans une sorte de pluralisme affectif, attirés par une multiplicité d’objets dans une sorte de polyvalence affective. L’homme fou au contraire est monomaniaque : un seul objet l’intéresse, un seul affect le mobilise. Et cette monovalence affective est la matrice du délire, qui va jusqu’à l’hallucination consistant à croire voir l’objet de son affect devant soi (scolie de la prop. XLIV, Éthique, IV). Mais c’est le propre de la passion que de mettre de l’absolu dans le relatif et de privilégier un affect au détriment des autres. Spinoza donne alors les exemples de la sexualité et de l’obsession d’une maîtresse ou d’une
prostituée dans la lubricité ou bien encore de l’avarice dans le rapport à l’argent, ou enfin de l’ambition dans le rapport à la gloire. Où passe ici la limite entre la passion et la folie ? Spinoza note d’ailleurs les variations de l’évaluation sociale qui fait de l’amour une folie ou un délire{166} mais non de l’avarice ou de l’ambition, car le premier porte au rire et les secondes à la détestation, tant elles sont pénibles. Pour Spinoza, il s’agit cependant tout autant de délires, même si on ne compte pas celles-ci au rang des maladies. On le voit, le délire est ce à quoi porte l’excès de l’affect dans la monovalence affective qui conduit à ne plus penser qu’à un seul objet. La santé psychique, a contrario, est pluraliste et polyvalente, elle sait investir son énergie dans une pluralité d’objets et de sentiments, sans faire du reste du réel un désert affectif. Spinoza construit ainsi une théorie du délire, après avoir caractérisé l’aliénation comme la mort spirituelle de l’esprit. Ce faisant, il instruit la possibilité d’une théorie de la psychiatrie de l’esprit humain qui semble courir de scolie en scolie au fil de l’Éthique, dans sa vocation fondamentalement clinique et thérapeutique. D’autres affects peuvent aussi bien nourrir le délire de l’esprit humain. Ainsi de la prétention (superbia) qui conduit proprement à ce qu’un individu rêve les yeux ouverts (homo oculis apertis somniat) formant ainsi une espèce de délire (species delirii){167}. Spinoza note le caractère cyclique de l’alternance de cette prétention avec l’abattement (abjectio), ce qui correspond fort bien au cycle maniaco-dépressif, ou bipolaire comme on dit aujourd’hui. Il note également la rareté de ces affects délirants, l’être humain étant plus porté à l’optimisme par instinct{168}. Quels en sont les mécanismes affectifs ? L’abattement, comme figure de la dépression, s’auto-entretient dans la recherche permanente de ce qui peut conforter cette vision lugubre du monde. Il y a ainsi une complaisance et une jouissance à entretenir le négatif, que Spinoza a fort bien comprises. C’est le délire d’une tristesse et d’une dépression en quelque sorte auto entretenues. Tout ce qui peut conforter l’abattement est ainsi bienvenu. Il y a là une symptomatique fine de la dépression et de ce que les psychanalystes nomment la jouissance. Car l’être humain peut éprouver une satisfaction morbide à se complaire dans son mal. Ce pourquoi il cherche aussi bien à diffuser son mal et à le retrouver tout autour de lui dans une sorte de contagion affective du malheur. On le voit, cette psychiatrie du délire humain comme forme extrême de l’égarement de l’esprit ne peut que nous engager à étudier les mécanismes et les ressorts profonds de notre vie
affective. Or c’est bien ce que propose Spinoza, qui offre à son lecteur une véritable clinique des affects, préambule nécessaire à la mise en place d’une thérapeutique philosophique.
V LA CLINIQUE DES AFFECTS
L’ÉTHIQUE recherche les conditions d’un passage de la façon de vivre commune des hommes à ce que Spinoza nomme la façon correcte de vivre [de recta vivendi]. La question est alors de savoir ce que peut l’Esprit pour maîtriser ses affects. Notons que Spinoza invite chacun à rechercher à la fois ce que peut son corps et ce que peut son esprit, la même puissance produisant ses effets dans les deux ordres parallèles du corps et de l’esprit. Il faut chercher à connaître ce que sont les affects dans le but de déterminer ce que peut l’Esprit sur eux. La clinique des affects La connaissance des affects suppose de les considérer comme des choses naturelles [de rebus naturalibus] et non comme des choses hors nature, en tant qu’ils sont soumis à des causes et aux lois communes de la nature. C’est qu’il n’y a pas d’empire humain subjectif ou cartésien autonome dans l’empire de la nature, comme le souligne la préface de la troisième partie de l’Éthique. Partant, il ne saurait y avoir de vice dans la nature, puisque la même puissance s’y exerce partout. Aussi bien l’impuissance humaine n’est-elle jamais un vice qui ne fait que procéder, sur un mode déterminé, de la puissance de la nature. Spinoza montre ainsi que le passage d’une forme de la nature à une autre{169} (et qu’est d’autre une maladie ?) est toujours soumis aux lois de la nature : l’impuissance de la nature humaine procède toujours de la nécessité naturelle, ce qui explique que l’on puisse en rechercher les causes et les mécanismes.
C’est pour cela que Spinoza propose toute une géométrie des affects considérés selon une célèbre formule comme des lignes, des plans ou des corps physiques. De même que la partie II de l’Éthique étudie la chose mentale en général et non l’esprit humain en particulier, les affects se rapportent ici à des choses [res], à l’ensemble des êtres vivants et non à des sujets humains. En témoigne l’étonnant scolie de la proposition LVII portant sur les affects des animaux et qui oppose la lubricité du cheval et celle de l’homme. Il s’agit d’abord de comprendre [intelligere] rationnellement et non de rire, de pleurer ou encore de maudire ou de déplorer{170}. Toutes ces réactions affectives sont négatives : elles ne font qu’ajouter la tristesse à la tristesse et vont dans le sens de la diminution d’être. Il faut alors sortir radicalement du registre affectif en se situant sur le plan purement rationnel de la compréhension. Cette coupure épistémologique va supposer de médicaliser en quelque sorte le discours en substituant le regard froid de la clinique à la réaction affective. En témoigne à l’évidence le travail du concept opéré par Spinoza autour de la notion d’affect qu’il préfère à celle de passion. Pierre Macherey a bien souligné l’importance de ce point : il s’agit de contrôler les aléas de la vie affective de l’homme en en déterminant les causes, ce qui suppose de médicaliser le point de vue{171}. Ainsi, il y a des maux de l’âme comme il y a des maladies du corps et l’étude objective, clinique et médicale des affects doit se substituer à une étude morale des passions comme dans la tradition classique. Préférer l’affect [affectus] à la passion [passio]{172}, c’est à la fois promouvoir une approche médicale de la vie affective de l’homme et rendre possible un travail éthique. Car si toutes les passions sont des affects, tous les affects ne sont pas des passions. La distinction est d’importance, puisque le but de l’éthique est précisément de multiplier les affects actifs et donc, tout aussi bien, de diminuer l’impact en nous des affects passifs. La clinique des affects enveloppe immédiatement la possibilité d’une thérapeutique. Il s’agit bien d’accroître et la puissance du corps et celle de l’esprit en nous rendant capables de multiplier nos affects actifs. Au lieu de subir sur un registre passionnel l’impact des choses extérieures et des évènements [passio procède du verbe pati, subir ou supporter], nous sommes invités, en quelque sorte, à agir nos affects. C’est la raison pour laquelle la partie trois de l’Éthique se termine à la fois sur l’analyse de nos affects actifs et des situations dans lesquelles la puissance de notre âme peut maîtriser les affects, à l’image de la fermeté ou de la force de caractère (fortitudo),
comme le désir de conserver son être sous la seule dictée de la raison (scolie de la proposition LIX) ou encore de la générosité, comme le désir d’aider les autres hommes. Qu’est-ce que la médecine en ce sens, sinon l’entretien d’une fermeté et d’une générosité ? L’éthique se place alors sous le signe de la joie engendrée par la puissance de comprendre et la multiplication des idées adéquates dans une puissance d’agir accrue. Ce qui importe ici, c’est la satisfaction de soi-même (acquiescentia in se ipso), comme la joie par laquelle l’homme contemple sa puissance d’agir. La géométrie des affects annoncée laisse ainsi bien vite place à une clinique, puisqu’aussi bien la compréhension rationnelle des mécanismes qui régissent notre vie affective enveloppe immédiatement la nécessité de produire en nous des effets éthiques d’émancipation. Non qu’il s’agisse d’agir de manière psychosomatique comme on dirait aujourd’hui, car l’esprit n’agit pas sur le corps, pas plus que le corps n’agit sur lui (proposition II, du fait qu’esprit et corps sont une seule et même chose comprise sous l’attribut soit de la Pensée, soit de l’Étendue. Un événement corporel a des causes corporelles, de même qu’un événement mental à des causes mentales. Notre vie affective procède ainsi de la vie commune du corps et de l’âme. Qu’est-ce qu’un affect ? C’est l’ensemble des affections du corps qui augmentent ou diminuent la puissance d’agir du corps et aussi bien les idées de ces affections (définition III). Car le corps humain peut être affecté de bien des manières différentes, sa puissance d’agir restant identique ou variant en plus ou en moins (postulat I) et « l’homme ne se connaît pas luimême, sinon à travers les affections de son Corps et leurs idées » (démonstration de la proposition LIII). Il s’agit ici de traiter des affects en relation avec l’esprit et non au corps seul, comme le rire, la pâleur ou le sanglot. Spinoza distingue trois affects primaires [affectus primarii], scolie de la proposition XI : le désir (cupiditas), la joie (laetitia) et la tristesse (tristitia). Le désir est la conscience de l’appétit qui n’est autre que le conatus ou effort pour persévérer dans l’être rapporté à la fois au corps et à l’esprit (rapporté au seul esprit, il est volonté). Ce qui est premier, c’est donc bien l’effort pour affirmer l’existence de notre corps et l’idée que nous en avons (démonstration de la proposition X). Ainsi, l’individu se définit d’abord par son conatus, soit par l’impulsion ou la tendance qui le pousse à vivre, à désirer et à agir. Et l’impulsion de son désir n’est pas a priori fixée ou orientée, de même que chez Freud, sur tel ou tel objet.
Notons aussi le fait que le désir s’affirme d’abord de manière inconsciente avant de se ressaisir de manière consciente comme appétit. Spinoza y reviendra dans la Définition des affects qui clôt la partie trois de l’Éthique : l’appétit est le même qu’il soit conscient ou non. Une impulsion vitale s’affirme d’abord en nous, qui va se cristalliser sur tel ou tel objet ou en relation avec tel ou tel autre sujet de désir et ce sur la base de nos complexes affectifs propres ou de notre imaginaire. De sorte que c’est notre imagination qui nous pousse à désirer les choses, et nous croyons alors les désirer parce qu’elles sont bonnes, alors qu’elles sont telles pour nous précisément du fait que nous les désirons. Notre vie affective repose ainsi sur les jeux de notre imagination « en tant que nous sommes affectés d’un affect qui enveloppe la nature de notre Corps et la nature d’un corps extérieur » (démonstration de la proposition LVI). Cette force de vie en nous peut varier du plus ou moins selon que l’Esprit passe à une plus grande perfection (joie) ou au contraire à une perfection moindre (tristesse). La tristesse est ce qui diminue ou contrarie la puissance d’agir de l’homme, la joie, ce qui l’augmente (proposition XXXVII). Notre force d’être ou conatus peut ainsi se trouver contrariée ou favorisée. Il est donc, à l’évidence, dans la nature de l’homme de chercher à éloigner la tristesse et donc aussi bien à conserver la joie, ce qui est conforme à son impulsion vitale fondamentale. Toute thérapeutique de l’âme ne peut que s’adosser à ce mécanisme affectif essentiel, car « quand l’Esprit se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d’agir, il est joyeux » (Proposition LIII). Apparaît alors sur la base des trois affects primaires du désir, de la joie et de la tristesse une véritable clinique de nos états affectifs entre allégresse et mélancolie, chatouillement ou douleur, soient la joie ou la tristesse rapportées à la fois à l’Esprit et au corps (scolie de la proposition XI). Notons le fait que la douleur est centrée sur une des parties de l’homme, tandis que la mélancolie affecte toutes ses parties à égalité. La mélancolie, en tant que diminution d’être, engage une affection globale de l’homme, ce dont la thérapeutique doit absolument tenir compte. Toute notre vie affective se déroule ainsi sur un nuancier qui est compris entre les pôles extrêmes de la joie et de la tristesse, de l’augmentation de notre perfection ou de sa diminution. De sorte que chaque affect constitue un passage [transition], chaque état affectif étant toujours susceptible d’une augmentation ou d’une diminution. Spinoza insiste sur ce point, comme
dans sa Définition des affects : « Je dis passage [dico transitionem] »{173}. Ainsi, la joie n’est pas la perfection même qui, si on la suppose donnée à l’homme ou native, serait sans affect. Elle procède en fait de l’acte même qui fait passer à une plus grande perfection, tout de même que la tristesse signe le passage à une moins grande perfection. La tristesse accompagne non une moindre perfection, selon le principe fondamental qu’une privation n’est rien, mais le passage à une perfection moindre. Ici encore, il n’y a pas de grandeur du négatif : il n’existe pas de moindre perfection, mais seulement une perfection moindre. Et ce qui est ressenti, c’est toujours la modification d’un état et la variation de notre puissance d’exister. Il ne saurait donc à ce stade y avoir d’activité pure (il y a toujours passion au moins a minima), pas plus qu’il n’y a de passivité pure. La tristesse n’est pas, en ce sens, le contraire absolu de la joie : privatio nihil est. Il n’y a de négativité qu’extrinsèque et jamais intrinsèque. L’enjeu thérapeutique est majeur : s’il pouvait y avoir une tristesse totale, constituant la négation absolue de la joie, nulle guérison ni thérapeutique ne seraient alors possibles. On est ici aux antipodes d’une approche kantienne de la grandeur du négatif. Mais une approche hégélienne ne convient pas plus. Lutter contre la tristesse, par exemple, en partageant la tristesse d’autrui par compassion ne permet aucune affirmation véritable. Aucune affirmation authentique ne procède de la négation d’une négation. Aussi bien il s’agit toujours d’affirmer la joie et non de nier la tristesse. Il n’y a chez Spinoza ni négation absolue, ni relève spéculative comme négation de la négation, mais seulement une théorie de l’affirmation pure de la vie et de la joie. À ces trois affects primaires, Spinoza ajoute deux affects fondamentaux, l’amour (joie accompagnée d’une cause extérieure) et la haine (tristesse accompagnée d’une cause extérieure), ce qui lui permet de mobiliser une sorte de combinatoire affective dans laquelle apparaîtront les lois fondamentales de notre vie affective. Non qu’il s’agisse d’une sorte de développement génétique des affects primaires aux affects secondaires. Il s’agit plutôt d’une explication structurelle. Le scolie final de la partie trois de l’Éthique revient sur le fait que l’ensemble des affects décrits dans le de Affectibus procède de la composition de ces trois affects primitifs dans leur capacité à se composer les uns avec les autres en une multiplicité d’affects rapportés eux-mêmes à autant d’objets et d’individus différents. Le scolie de la proposition XV semble anticiper bien des enseignements de la
psychanalyse. Spinoza y montre comment nous pouvons aimer ou haïr apparemment sans raison. Or notre sympathie ou notre détestation procède en fait d’une ressemblance essentielle de l’objet qui nous préoccupe avec un affect habituel de joie ou de tristesse. Il y a une sorte de chaîne associative qui relie ces deux objets et qui explique que le second suscite une telle sympathie ou au contraire une vive antipathie. Aussi bien, si une chose qui nous affecte de tristesse ressemble à une autre qui nous affecte usuellement de joie, nous serons plongés dans ce que Spinoza nomme la fluctuation de l’âme (scolie de la proposition XVII). La fluctuation de l’âme est une marque essentielle de notre vie affective : nous aimons et détestons en même temps, nous espérons et craignons dans le même mouvement, etc. Les psychanalystes ont bien souligné le fait que l’inconscient ignore le principe de contradiction. Spinoza propose ainsi toute une clinique de la fluctuation de la vie affective. Chaque partie du corps humain peut être affectée d’une multiplicité de manières, complexité qui se redouble du fait qu’il contient lui-même une grand nombre d’individus de nature diverse eux-mêmes susceptibles d’être affectés de bien des manières. On le voit, l’affect renvoie toujours à un état du corps [corporis constitutio] dont il est l’idée et sa complexité renvoie au final à celle du corps. De cette fluctuation affective témoigne au premier chef l’oscillation constante entre l’espoir (joie inconstante née de l’image d’une chose future) et la crainte (tristesse inconstante née de l’image d’une chose douteuse). La vie corporelle et la vie affective sont faites d’aléas incessants, ne faisant qu’exprimer les variations concomitantes de notre puissance d’exister dans le corps et dans l’esprit. Elles ne sont d’ailleurs que l’expression d’une seule et même réalité, l’affect étant toujours une affection du corps et l’idée de cette affection. Espoir et crainte apportent à l’analyse une dimension fondamentale, celle du temps. C’est que notre imagination suppose une expérience temporelle dans laquelle nos affects sont sans cesse confrontés à la fois au regret ou au remords du passé, au présent de l’occasion rencontrée ou à l’espoir nourri de crainte qui nous porte vers l’avenir. On ne saurait à ce titre valoriser l’espoir, qui reste toujours marqué par le passif antérieur de la crainte, fût-il justifié en confiance face à l’avenir. De la négation d’une négation (comme ici de la tristesse ou de la crainte) ne procède aucune affirmation. Spinoza note en ce sens que l’amour précédé de la haine est d’autant plus fort, ce qui n’est bien entendu pas une raison pour chercher à favoriser la haine ou la tristesse
pour majorer la joie qui suit. Ce serait en effet comme « souhaiter la maladie dans l’espoir de la convalescence ». Chercher en effet à écarter le négatif de la tristesse reste l’impulsion vitale fondamentale{174}. Spinoza montre également fort bien que le négatif n’est jamais absolu, ainsi de la haine ou des affects négatifs dont la joie qu’ils peuvent nous procurer est toujours marquée au sceau de la tristesse qui nous affecte dans notre relation à un être semblable à nous (démonstration de la proposition XLVII). Désirer, c’est toujours éprouver de la joie ou de la tristesse, aimer ou haïr, espérer ou craindre. La question est de chercher à connaître les mécanismes imaginaires qui vont fixer notre désir sur tel ou tel objet. Des traces de nos rencontres passées sont inscrites dans notre organisation corporelle{175} et les rencontres présentes vont mobiliser toute une série de mécanismes affectifs qu’il faut identifier. Car un affect naît d’une rencontre, d’un choc [commotio] ou d’un ébranlement de l’âme et, de fait, nous ne cessons de faire des rencontres ou de subir des secousses affectives{176}. « D’où il appert que les causes extérieures nous agitent de bien des manières, et que, comme les eaux de la mer agitées par des vents contraires, nous sommes ballottés sans savoir quels seront l’issue et notre destin » (scolie de la proposition LIX). Un autre mécanisme affectif fondamental est celui de l’imitation des affects [imitatio affectuum] qui succède à la ressemblance ou contiguïté des objets de nos affects ou à leur fluctuation. C’est que nos affects se forment en se fixant sur des objets au hasard des rencontres, mais aussi en relation avec les autres individus désirants et avec la représentation imaginaire que nous nous faisons de leur désir et de ce qu’ils désirent. Il y a bien un aspect fondamentalement mimétique du désir humain. Nous désirons ce que les autres désirent, nous aimons ce qu’ils aiment. Les affects se fixent ainsi sur des objets (ce sont nos investissements diraient les psychanalystes), mais ils circulent aussi entre les individus{177}. Ainsi nos affects imitent ceux des autres et réciproquement. Nous imaginons les affects d’autrui sur la base de nos propres complexes affectifs, tout de même que nous désirons que les autres vivent selon ce que notre propre complexion corporelle ou tempérament nous fait être (proposition XXXI, scolie), car le bien est pour nous ce que notre affect nous fait juger tel (scolie de la proposition XXXIX){178}. Et par dessus tout, nous désirons plaire aux autres, être reconnus aurait dit Hegel, dans
l’ambition qui nous anime laquelle peut se consommer en envie (invidia) si nous croyons qu’autrui est davantage aimé que nous. Les hommes sont en conséquence animés tout naturellement par l’ambition ou par l’envie. Chacun désirant que les autres approuvent ce qu’il aime, la haine ne peut qu’apparaître dans ce qui s’apparente à l’insociable sociabilité kantienne. Spinoza n’a de cesse de souligner le rôle moteur de l’ambition comme le désir qui alimente et renforce tous les autres affects (définition de l’ambition, explication), en allant jusqu’à dire qu’il peut à peine être surmonté, ce dont témoigne le philosophe lui-même qui porte son nom sur son ouvrage, tout en méprisant la gloire. L’orgueil (superbia) procède d’ailleurs d’une psychiatrie du délire humain comme le délire par lequel l’homme croit pouvoir atteindre ce que son imagination lui fait miroiter. Selon une expression que Spinoza affectionne, on l’a vu, l’homme rêve alors les yeux ouverts. Une autre forme de délire apparaît avec la jalousie qui marque un flottement de l’âme ballottée entre amour et haine dans l’expression de son envie. Dans un curieux passage, Spinoza traite de la jalousie amoureuse sur un registre résolument physiologique puisqu’il y voit l’image de la chose aimée mêlée aux parties honteuses et aux excréments de l’autre. La jalousie (zelotypia) apparaît ainsi comme un étrange affect et une figure tératologique de l’affectivité dont témoigne le lexique emprunté directement au grec, qui en souligne la portée quasi psychiatrique. Le dernier scolie de la partie III de l’Éthique s’achève de manière significative sur l’idée que Spinoza a décrit les principaux affects qui manifestent les conflits de l’âme (animi conflictus) et les troubles ou fluctuations (animi fluctuationes) de l’esprit humain. La clinique des affects se résout ainsi en une véritable psychopathologie de l’esprit. Cependant une telle clinique n’a de sens que de distinguer ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain, et cela pose la question de savoir ce qui permet d’attribuer une valeur à telle ou telle modalité de d’être. S’il y a des valeurs vitales, qu’est-ce qui les rend non seulement possibles mais nécessaires ? Une généalogie des valeurs vitales Pour Spinoza, il n’y a pas de péché ou de mal comme l’entend l’Église. Ceux-ci ne sont que des êtres d’imagination ou de raison, à mesure que ce que l’Écriture et les hommes appellent lois ne sont en fait que des causes. Il
n’y a donc rien de bon ou de mauvais en soi, puisque tout procède de la nécessité de la nature, qui ne connaît ni bien ni mal. Il n’y a que le réel naturel, en lui-même ni bon ni mauvais, puisque Dieu n’est pas une personne ou un juge, mais la Nature même, et ce de manière immanente. Aussi bien rien ne plaît ni déplaît à Dieu, pour qui il n’y a ni offense ni récompense. Est-ce à dire que si bien et mal n’existent pas, tout se vaut ? Non, car chacun doit rechercher son utile propre et affirmer sa nature. Le conatus pousse chacun à persévérer dans l’être, même si bien des hommes confondent par le jeu déréglé de leur imagination ce qui leur est utile et ce qui leur est nuisible et se perdent en croyant se sauver. Aussi ce que la Bible appelle le péché n’est que la révélation par Dieu des conséquences nuisibles de l’ingestion du fruit. « C’est ainsi que nous savons par la lumière naturelle qu’un poison donne la mort »{179}. Il est intéressant de noter que Spinoza rapporte le péché au modèle médical de l’intoxication ou de l’indigestion. Faire le mal, c’est en fait s’empoisonner, détruire son être, diminuer la puissance de vie en soi. C’est faire entrer les rapports qui composent son corps avec les rapports d’autres corps qui ne nous conviennent pas{180}. Tout à l’inverse, ce qu’il faut entendre par bien est à chercher dans les valeurs contraires de l’expansion de la force de vie et de l’affirmation de son conatus. Il faut se souvenir en ce sens que la notion de valeur est issue de la santé (valere, se bien porter), comme l’a fortement souligné Georges Canguilhem. Une valeur éthique n’est jamais qu’une valorisation de la vie. Or Guillaume de Blyenbergh, moins obtus qu’on ne le dit trop souvent dans son échange épistolaire avec Spinoza, note qu’on ne peut savoir si une substance est un poison qu’en en voyant les effets sur soi ou en les ayant vus à l’œuvre sur les autres{181}. Il faut en somme en avoir fait l’expérience, ce qui ne laisse pas de faire problème, car sinon comment savoir que c’est bien un poison et en quel sens alors parler de connaissance ou de révélation ? Et d’après Blyenbergh, Spinoza s’abstient du vice comme il le ferait d’un aliment qui ne convient pas à sa nature et non pas parce que c’est en soi un vice{182}. Comment peut-on faire d’un dégoût vital une vertu positive ? Au fond, Spinoza substituerait aux commandements de la religion une simple diététique de l’existence ou bien une théorie toute médicale du régime à suivre. Ce qui est bon ou mauvais ne vaut donc pas en soi, mais pour soi, relativement à sa nature propre. Aussi Spinoza va-t-il jusqu’à dire que s’il convient à un être de se pendre plus que de se mettre à table, il serait
insensé de ne pas le faire, tout de même que se comprend nécessairement le crime pour le criminel{183}. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas le punir, car la société fait surgir les notions de bien et de mal et elle peut même se débarrasser des individus nuisibles, de la même façon qu’on émonde les arbres. Il faut donc substituer au modèle théologique du bien et du mal{184}, inexistants dans la nature, celui, médical, de ce qui est bon ou mauvais pour tel ou tel être (en bon nominaliste, Spinoza ne reconnaît que la réalité de l’homme singulier et non de l’humanité en général). Le critère est ici l’utile propre et la conservation ou l’élévation de son être. Qu’est-ce qui peut contribuer à augmenter la puissance de mon essence ? Le microbe est ontologiquement parfait en lui-même ni bon ni mauvais, puisque faisant partie de la nature et procédant comme tel de la puissance infinie de Dieu. Mais il est évidemment mauvais pour moi{185}. Il y a donc du bon et du mauvais, aussi tout ne se vaut-il pas. Mieux vaut la santé que la maladie à l’évidence, même si cette dernière fait partie de la nécessité de notre nature si elle vient à apparaître, comme le remède est préférable au poison. Même si le problème est que le remède peut se révéler poison, comme tout pharmakon. La musique est bonne pour le mélancolique, mais mauvaise pour l’affligé, souligne Spinoza. Et il décide en conséquence de laisser vivre chacun selon sa complexion{186}. À chacun de savoir s’il veut vivre pour la vérité comme Spinoza ou comme l’ignorant de se perdre en croyant se sauver. Ce qui explique que nous appelions bon ce que nous désirons, sans que nous désirions jamais ce qui est au préalable jugé bon en soi. Ainsi, le désir est normatif et la vie en nous possède une puissance active d’évaluation. Est bon tout ce qui développe la perfection de la nature humaine, tout ce qui augmente l’être de chacun et la puissance affirmative de la vie en lui, mauvais le contraire. Chacun évalue alors ce qui est bon pour lui selon son affect et son utile propre. Le bien est ce qui nous est utile et l’effort pour se conserver est l’origine de la vertu. Il y a bien une dimension d’égoïsme biologique (le désir de persévérer en tant qu’il sous-tend un système d’évaluations vitales), comme les commentateurs l’ont bien souligné. C’est une part importante de la philosophie de Spinoza, mais qui ne fait bien entendu pas toute sa philosophie. Car il s’agit aussi bien de vivre sous la conduite de la raison en recherchant la vérité et rien n’est plus utile à l’homme de raison qu’un autre homme de raison. Spinoza propose une
véritable généalogie des valeurs et de la normativité en les rapportant au désir. L’origine de toute évaluation du réel procède du phénomène fondamental que constitue le désir de persévérer dans l’être à l’œuvre dans tout être vivant. Dans le même ordre d’idées, le Court Traité illustre de façon intéressante les deux premiers genres de connaissance et le type de désir qu’ils peuvent nourrir par deux comparaisons d’ordre médical. « Si quelqu’un a ouï dire de quelque chose que ce soit qu’elle est bonne, il en a l’appétit et la convoitise. Comme on le voit dans un malade qui, par cela seul qu’il entend dire à un médecin que tel ou tel remède est bon pour son mal est tout aussitôt porté vers lui »{187}. Le désir humain peut ainsi procéder de la connaissance par ouï-dire. Je désire telle ou telle chose par le fait que j’ai entendu dire qu’elle est bonne, comme le malade angoissé se tourne nécessairement vers le remède qu’il a entendu vanter. Ainsi, le bon est ce que je désire, de sorte qu’il n’y a de bon et de mauvais que sur la base d’une évaluation vitale dont l’origine est le désir et la conservation du sujet (ce qui lui est utile sur le modèle du remède médical, ce qui lui est nuisible sur le modèle du poison qui décompose ses rapports). Mais le désir peut aussi bien procéder de la croyance fondée non plus sur l’ouï-dire, mais sur l’expérience : « Le désir naît aussi de l’expérience comme on le voit dans la pratique des médecins qui, ayant trouvé un certain remède bon quelque fois, ont coutume de le considérer comme une chose infaillible »{188}. Notons que la médecine procède usuellement de la connaissance du deuxième genre, soit de manière empirique : le remède qui s’est trouvé bon est simplement réessayé et jugé alors bon en général. L’expérience du médecin (deuxième genre) rencontre alors l’ouï-dire du malade (premier genre). Le désir du bon procède en ce cas de l’expérience. Mais il est à espérer que la médecine puisse participer du troisième genre, dans la classification qui est celle du Court Traité, soit de la construction de notions rationnelles. On n’est donc pas surpris de voir que la haine procède d’une confusion fondamentale sur la nature du bon et du mauvais : « Pour la haine, qui naît de l’opinion, il est certain qu’elle ne doit avoir aucune place en nous, puisque nous savons qu’une seule et même chose est à un certain moment bonne pour nous, à une autre mauvaise, ainsi qu’on l’a toujours reconnu pour les herbes officinales »{189}. Dans l’affect de haine, le mauvais est réifié, transformé en une substance qui est toujours mauvaise. Or, chaque
chose est imparfaite sous un certain rapport, mais elle possède une forme de perfection sous un autre. Le poison est quelque fois remède, comme le remède peut être poison sous d’autres rapports. C’est la définition même du pharmakon. Le modèle du bon et du mauvais est ici plus que jamais clairement médical. Une même chose peut être bonne ou mauvaise, exactement comme un remède médical. Le modèle de la recherche de l’utile propre est ici pharmacologique : y a-t-il intoxication, décomposition de rapports ou bien au contraire fortification, augmentation de la puissance d’être ? De même, l’amour des choses périssables (honneurs, richesses et volupté), comme dans le Traité de la Réforme de l’entendement, est marqué par « le poison et le mal »{190}. C’est qu’il ne fortifie pas, car ces choses ne sont pas salutaires mais en réalité nuisibles. L’alternative est donc claire : le salut ou la perte, l’utile ou le nuisible. À l’inverse, l’amour de Dieu, donc d’un bien impérissable, fait que l’amant et l’aimé forment ensemble un même tout. Ce qui fortifie, c’est ce qui intègre l’individualité à une totalité supérieure ; ce qui affaiblit, voire détruit, c’est ce qui décompose un rapport ou ce qui défait une totalité. Le sentiment même de l’agrément procède d’une affection mesurée des choses « suivant la proportion de mouvement et de repos dont ils se composent »{191}. Il n’y a donc rien d’agréable ou de désagréable en soi, mais relativement à notre nature propre et au rapport singulier de mouvement et de repos qui nous compose. L’agrément suppose un rapport mesuré selon quoi deux corps se rencontrent. La Préface de la partie IV de l’Éthique établit la généalogie minutieuse des idées de perfection et d’imperfection, de bien et de mal : l’être humain forge des idées universelles dont il fait les modèles de toutes les choses, naturelles ou artificielles, comme de véritables causes finales. Or la finalité n’est qu’une catégorie anthropologique du désir humain. Ce que les hommes nomment Dieu est en réalité un processus sans commencement ni fin qui définit un ordre nécessaire dépourvu de finalité. La cause efficiente (le désir humain) est la seule qui existe et elle est projetée ainsi en cause finale à titre d’illusion anthropologique, de sorte que les idées de perfection et d’imperfection n’ont pas de valeur absolue, puisqu’elles ne sont que des manières de penser et de comparer deux individus de la même espèce. L’imperfection ne traduit pas un défaut essentiel, intrinsèque à la chose dont on parle. Elle renvoie plutôt à la manière dont notre Esprit est affecté par
elle, c’est-à-dire plus faiblement que par une chose jugée parfaite. Spinoza refuse de penser la positivité du négatif, il n’y a pas chez lui de grandeurs négatives au sens où l’entendra Kant. Sa philosophie est une grande pensée de l’affirmation dans laquelle réalité et perfection sont une seule et même chose. De sorte que ce que nous appelons l’impuissance comme ce qui enveloppe une limite ou une négation traduit non une réalité positive, mais la manière dont notre Esprit est affecté par les choses et les compare entre elles{192}. Toute chose est ainsi aussi parfaite qu’elle peut l’être. De même, bien et mal ne sont que des manières de penser le réel qui « ne désignent non plus rien de positif dans les choses »{193}. Pourtant, ces vocables ou manières humaines de parler des choses doivent être conservés. Il est même utile qu’ils le soient et Spinoza y insiste. Il faut ainsi distinguer le plan pratique qui est en vue ici, du plan théorique pour qui ces manières humaines de penser sont dépourvus de pertinence. Car il s’agit bien de libérer l’être humain et pour cela il faut définir un modèle de la nature humaine dont il faut chercher à s’approcher. Est bien en conséquence ce qui nous rapproche de ce modèle, mauvais ce qui nous en éloigne. Le bien, c’est fondamentalement ce qui augmente la puissance d’être et d’agir de l’homme. Même si le bien et le mal renvoient à des manières humaines de penser et de dire le réel, ils ont une vocation et une utilité pratique en ce qu’ils vont orienter tout le projet éthique de libération de l’homme. Vivre, c’est bien instituer des valeurs, distinguer des régions dans la Nature, à l’exemple de l’utile et du nuisible, de ce qui va dans le sens de notre conservation ou bien au contraire de notre destruction. Et le désir de vivre joue ici un rôle fondamental comme point de départ de toute évaluation et orientation dans la vie. Vivre, c’est bien évaluer ou estimer. Dans cette généalogie des valeurs vitales, Spinoza va montrer rapidement toute l’importance des notions d’utilité et de conservation, qui vont régir l’entreprise éthique de libération de l’homme. Car le bien ou le mal doit être identifié à ce qui sert ou à ce qui nuit à la conservation de notre être (démonstration de la proposition VIII, partie IV). Et ce qui nous donne la connaissance du bien ou du mal, c’est justement l’affect de joie ou de tristesse (proposition VIII, partie IV). Joie et tristesse sont les signatures affectives de ce qui est bon ou mauvais pour nous. Car la joie traduit l’augmentation de notre puissance d’être, tandis que la tristesse exprime au contraire sa diminution. De sorte qu’il nous faut appeler mal ce qui est
cause de Tristesse (démonstration de la proposition XXX, partie IV). Cette grande pensée spinoziste de la conservation de soi est aussi bien une philosophie de la joie. Bien et mal n’auront ainsi de capacité effective de contrarier un affect que s’ils sont eux-mêmes un affect (proposition XIV), le problème étant de savoir ce que peut la Raison dans la maîtrise des affects. Le propos de la partie IV ne traitant que de l’impuissance humaine a pour vocation d’acheminer à la partie V, centrée sur la libération et la puissance de la Raison (scolie de la proposition XVII). Il s’agit ainsi de bien vivre et de bien agir dans une logique de réalisation de ses intérêts vitaux essentiels. Les valeurs vitales et pratiques du bon et du mauvais sont apparues dans le prolongement du mouvement de la vie tel qu’il s’exprime en l’homme comme réalité singulière et comme autant d’orientations possibles de celuici. Ces valeurs procèdent de la tendance fondamentale à affirmer notre nature et à la conserver et donc aussi bien au désir d’échapper à la servitude, à quoi le projet spinoziste de libération va s’adosser. Conservation de soi et recherche de l’utile propre Le concept d’utilitas joue un rôle central dans la philosophie de Spinoza : chacun tend naturellement à se conserver et à rechercher ce qui lui est utile. On connaît l’origine stoïcienne de ce concept. L’oikeiôsis stoïcienne montre en effet que chacun recherche ce qui lui est propre, en privilégiant toujours ce qui est favorable à sa conservation. C’est la tendance ou l’inclination commune à tout être vivant{194}. Chacun cherche ainsi l’harmonie avec soimême dans une sorte d’équilibre qui fait qu’il se sent chez soi (oikos, la maison). Chaque être s’aime soi-même d’un amour naturel, comme si le vivant recherchait l’adéquation spontanée de la vie en soi. Comprendre l’inscription nécessaire de chaque chose singulière dans l’éternité de la substance, n’est-ce pas expressément découvrir que ce qui semble étranger est en fait propre ? N’est-ce pas accéder à l’idée que la vie singulière participe nécessairement de la vie du monde ? C’est aussi une manière d’habiter le monde et sa vie propre qui permet précisément de se sentir chez soi dans un acquiescement à la vie. On retrouve cette thématique de la conservation de soi et de la recherche de la perfection propre dans l’animisme et dans le panthéisme de la pensée de la Renaissance, à l’exemple du dominicain de Calabre Campanella{195}.
La substance n’est-elle pas l’oikos dans lequel s’inscrit chaque chose singulière, même si celle-ci a tendance à s’imaginer qu’elle est un empire dans un empire ? Or cette délimitation du propre et de l’étranger est l’acte fondamental de l’organisme vivant pour qui la confusion des deux définit précisément la pathologie dans laquelle l’étranger devient propre ou le propre l’étranger, comme dans les agressions virales ou les maladies autoimmunes. L’homme passionné ou l’ignorant n’a de cesse de confondre le propre et l’étranger. Il prend pour son utile propre ce qui en réalité risque de le détruire ou d’entamer sa puissance d’être. En sorte que l’ignorance passionnelle, c’est une vie déréglée qui confond le propre et l’étranger dans une véritable pathologie de l’identité : on ne sait plus reconnaître son utile propre et a fortiori participer activement à la vie de la nature. Le dérèglement imaginatif propre à la tentation finaliste consiste tout à l’inverse à croire que le sujet, sur le modèle cartésien, peut constituer un domaine propre exempt des lois globales de la nature. Confusion ici encore du propre et de l’étranger. Le Court Traité élabore une première théorie du conatus sous le nom de providence, comme la tendance de chaque être à conserver son être propre ou à s’élever à un état meilleur{196}. Mais le concept le plus décisif ici est sans conteste celui d’élément. Sans la souveraineté de l’entendement, en effet, « nous vivons comme en dehors de notre élément »{197}. Un peu plus loin, Spinoza prend l’image du poisson qui voudrait vivre hors de l’eau pour illustrer l’absurdité de l’attitude de celui qui ne croyant pas à la vie éternelle prétendrait rechercher son propre bien : le mode prétendant vivre par soi hors la substance éternelle serait ainsi comme un poisson cherchant à vivre hors de son élément. C’est dire qu’a contrario, le mode réintégrant la substance infinie par la connaissance de Dieu est comme un poisson dans l’eau. La philosophie éthique de Spinoza est tendue vers la nécessité de déterminer quel est l’élément de vie qui nous convient. Vivre dans son élément, voilà l’enjeu. La difficulté essentielle repose sur le fait que bien souvent l’homme confond son salut avec sa perte, sa conservation avec sa destruction, l’élément de vie qui lui convient avec un élément mortifère. Déterminer quel est son élément propre participe de la nécessité de rechercher ce qui nous est véritablement utile. Ce faisant s’esquisse toute une philosophie éthique du progrès. De la connaissance par la raison, nous
nous élevons d’un degré supplémentaire pour arriver à la connaissance intuitive en quoi se réalise notre perfection même. Cette notion cruciale de l’utile propre apparaît comme un véritable fil conducteur de la partie IV de l’Éthique consacrée, comme chacun sait, à l’analyse de la servitude humaine. Car libérer l’homme suppose d’abord de comprendre les causes de la servitude passionnelle. La servitude, c’est l’impuissance de l’homme en tant qu’il est soumis aux affects et aux jeux changeants de la fortune, qu’il ne maîtrise pas. Pourtant, connaître les causes de notre servitude, c’est nous donner les moyens de nous libérer en augmentant notre puissance (Potentia). Notons que la partie IV de l’Éthique se centre résolument sur l’homme dans une visée fondamentalement pratique. L’Éthique est le traité de la libération de l’homme. Et l’exposé sur la servitude humaine (servitas humana) a en vue la liberté humaine (libertas humana). Connaître l’homme asservi (servum), c’est en effet rendre possible l’homme libre (liberum). Or ce grand projet de libération de l’homme suppose de comprendre ce qui est utile à l’homme et, plus encore, de permettre à chacun de comprendre par quelles voies il peut déterminer en quoi réside son utile propre. La première grande figure de la servitude consiste à confondre l’utile et le nuisible, à chercher un mode de conservation de soi dans ce qui en réalité nous détruit ou affaiblit notre puissance. Il faut souligner en ce sens le fait que la première définition de la partie IV de l’Éthique définit précisément le Bien par l’utile : est bien ce que nous savons avec certitude nous être utile, ce qui n’est pas autre chose que ce qui contribue à la conservation de notre être. Que demande en effet la nature, sinon que chacun s’aime lui-même et n’ait de cesse de rechercher ce qui lui est utile ? Spinoza identifie en conséquence la fondement de la vertu avec l’effort pour conserver son être propre. Il y reviendra dans les propositions XVIII (scolie) et XXIV. Il est clair qu’une médecine du corps et de l’esprit ne peut que s’adosser à cette recherche à la fois individuelle et collective de l’utile. Négliger de conserver son être, c’est l’impuissance même (démonstration de la proposition XX). La médecine est l’expression directe du conatus ou de l’effort de l’homme pour conserver son être. Qu’est-elle d’autre que le désir de l’homme de persévérer dans son être ? Ce qui revient à intégrer les limites que tout être vivant affronte dans son désir d’affirmation propre{198}. Elle est même la forme instituée, comme savoir et comme pouvoir, de ce conatus.
Plus encore, la pratique médicale ne peut que chercher ce qui est utile ou nuisible pour chaque individu et peut-être même l’aider à découvrir par où passe cette ligne de partage essentielle entre ce qui lui convient et ce qui ne lui convient pas (aliments, lieux, modes de vie, types de rencontre). Car est bonne une chose qui convient à notre nature et plus elle convient à notre nature, plus elle nous est utile (proposition XXXI et corollaire). De manière générale, l’être humain a besoin de choses extérieures pour vivre et pour conserver son être (suum esse conservare), car il lui faut entretenir un commerce avec elles. C’est pourquoi il est sain pour l’homme de s’ouvrir aux choses extérieures et de multiplier les rencontres qui augmentent sa puissance d’être. Toute la difficulté consiste en fait à déterminer quelles sont les choses qui conviennent à notre nature. Et il y a en conséquence toute une théorie spinoziste des bonnes et des mauvaises rencontres. Chacun doit apprendre à reconnaître ce qui lui convient et ce qui lui est utile. Tel est l’enjeu essentiel de la thérapeutique spinoziste. Qu’est-ce qui s’accorde avec ma nature ? Qu’est-ce qui me convient ? À chacun de se poser la question pour son propre compte. De ce que rien n’est plus utile à l’homme que l’homme, Spinoza déduit la nécessité d’une composition des corps en un corps collectif d’hommes libres gouvernés par la recherche de l’utile commun de tous (omnium commune utile), comme dans le scolie de la proposition XVIII (partie IV) {199} . Aussi la recherche éthique de l’utile propre introduit à la détermination sociale de l’utile commun dans une véritable politique du corps. Une impulsion vitale fondamentale nous pousse effectivement à nous unir aux autres. Spinoza fait place à la thématique du secours que l’homme peut porter à l’homme en cas de nécessité. Ainsi, l’homme libre ne recherche pas les bienfaits des ignorants, mais Spinoza souligne autant qu’il le peut{200}. Nul, en effet, ne peut préjuger du secours qu’il peut espérer de son semblable en telle ou telle circonstance. Aussi est-il essentiel de nouer des relations comme ce qui est utile pour les hommes et d’enchaîner les hommes par des liens qui en fassent comme un seul, ce que Spinoza nomme aussi le fait d’affermir les amitiés (chap. XII, Éth. IV, appendice). Une thématique proche de celle de secours est le nécessaire soin des pauvres qui pour Spinoza incombe à la société tout entière au titre de l’utilité commune (chap. XVII, Éth. IV). S’ouvre ici le volet social et politique d’une médecine qui doit prendre en compte l’assistance aux plus pauvres.
En un certain sens, tout l’effort de connaissance entrepris par l’Éthique est conforme à la recherche humaine de l’utile, puisque ce qui est utile à l’Esprit, c’est justement de comprendre (proposition XXVI) et que le Bien est en conséquence ce qui conduit à comprendre (proposition XXVII). À chacun alors de comprendre ce qui est utile pour soi-même (suum utile) dans la recherche de l’utile propre (proprium utile), tant il est vrai qu’un projet éthique de libération suppose que chacun recherche les voies spécifiques de sa conservation. De même, les chapitres IV et V de l’Appendice de la partie IV souligneront l’utilité dans la vie de parfaire son intellect, car il n’est pas de vie rationnelle sans intelligence. Il s’agit ainsi de jouir de la vie de l’Esprit. La médecine procède à l’évidence de ce conatus, au sens où en elle l’être humain cherche à se conserver comme espèce et comme individu. Car ce conatus se heurte à la puissance des choses extérieures et à l’axiome fondamental selon quoi toute chose singulière dans la nature suppose l’existence d’une autre chose plus forte et plus puissante. Car « la force par laquelle l’homme persévère dans l’exister est limitée, et la puissance des causes extérieures la surpasse infiniment »{201}. Et l’essence d’aucune chose singulière n’enveloppe une durée d’exister déterminée comme l’a souligné la Préface de la partie IV de l’Éthique. C’est un peu comme si le conatus humain luttait par la médecine contre la puissance des causes extérieures, tout en ne faisant par là que suivre l’ordre commun de la Nature. La partie IV de l’Éthique se clôt d’ailleurs sur un chapitre aux accents stoïciens qui fait le constat des limites de la puissance humaine et sur le fait que l’homme n’a pas le pouvoir absolu d’adapter les choses extérieures à son usage. Au final, si notre puissance est débordée, et elle l’est souvent, il ne reste qu’à supporter d’une âme égale ce qui nous arrive, comme le fait le sage stoïcien, ce qui est aussi bien affirmer la meilleure part de nous-mêmes à savoir notre faculté de comprendre, par quoi nous coïncidons avec l’ordre de la nature entière. La fin de la partie IV de l’Éthique est incontestablement à tonalité stoïcienne. Il est conforme à notre nature et à notre conatus de chercher à conserver notre être, donc de nous soigner ou d’entretenir notre corps, mais si cela ne suffit pas, il ne reste qu’à consentir à la nécessité de la nature.
VI LA THÉRAPEUTIQUE PHILOSOPHIQUE
CE QUI est bon et utile pour l’homme, c’est d’accroître la capacité de son corps à être affecté par les autre choses et à les affecter en retour, comme le montre la proposition XXXVIII de l’Éthique IV. De même, tout ce qui permet de conserver le rapport de mouvement et de repos spécifique du corps est bon, et nuisible ce qui tend à le modifier (proposition XXXIX). Il s’agit ainsi de maintenir un certain rapport dans des échanges incessants avec les autres corps, ce qui définit aussi bien la santé. En sorte que Spinoza place très haut la culture des aptitudes du corps ainsi que sa capacité d’affection, puisque l’aptitude de l’Esprit ne saurait se penser sans elles. Une des conséquences du parallélisme est bien de promouvoir simultanément la culture des aptitudes du corps et celle de l’Esprit. La culture des aptitudes du corps Le partage spinoziste des affects selon leur utilité procède de ce principe{202}. Ainsi, la joie est la signature affective de la promotion de la puissance d’agir du corps (proposition XLI, Éthique IV), la tristesse renvoyant à une puissance contrariée ou diminuée. Ceci explique que la mélancolie soit toujours mauvaise. En effet, il faut toujours chercher à augmenter notre joie et à diminuer notre mélancolie, l’enjeu n’étant pas ici vulgairement psychologique mais bien ontologique, puisqu’il ressort de la constriction de notre être ou à l’inverse de son exaltation ou de son
épanouissement. Ainsi, l’allégresse exprime une affection commune de toutes les parties du corps dans le sens de la joie par laquelle le même rapport de mouvement et de repos qui définit le corps est conservé (démonstration de la proposition XLII). L’allégresse (hilaritas) est toujours bonne, de même que la mélancolie (melancholia) est toujours mauvaise, qui traduit une diminution globale de notre être dans laquelle la puissance du Corps, comme celle de l’Esprit est systématiquement contrariée. L’allégresse spinoziste peut être comparée au Lebensgefühl kantien, tel qu’il apparaît dans la Critique de la faculté de juger à la faveur du sentiment de promotion de la vie que recèle le sentiment du beau dans son institution esthétique. Dans les deux cas, il y a un sentiment d’intensification de la vie qui affecte globalement notre être comme une sorte de promotion généralisée de sa puissance de vivre, d’être et d’agir. La philosophie de Spinoza est une grande pensée de l’allégresse. Mais Spinoza est plus réticent en ce qui concerne les affections du corps centrées sur quelques parties du corps seulement et qui sont fort puissantes, ainsi qu’en témoigne le chatouillement (titillatio). Dans la description de l’économie physiologique et affective du chatouillement, Spinoza nous livre en réalité sa pensée du plaisir, toujours guetté par l’excès. Or une promotion exagérée de l’affection de certaines parties du corps ne peut que diminuer la capacité d’affection globale du corps et donc aussi bien son aptitude. Et c’est pour cette raison que Spinoza voit dans la douleur à la fois, et sans contradiction, une tristesse qui est donc mauvaise à titre général mais qui peut être bonne à titre particulier si elle vient contrarier les excès du chatouillement du plaisir. La force de la douleur (dolor) vient ainsi contrarier les excès de puissance du plaisir et permettre alors de rétablir un certain équilibre du corps et donc la santé. En sorte qu’il y a un rôle positif de la douleur dans sa capacité de modération du chatouillement (proposition XLIII, Éthique IV) et donc, aussi bien, une certaine utilité vitale de celle-ci. Spinoza y reviendra dans le scolie de la proposition LVIII en faisant de la douleur le signe indiquant que la partie du corps n’est pas encore pourrie. On le voit, ce qui importe c’est l’utilité de l’homme tout entier, ce pourquoi il faut se méfier d’un désir naissant d’une joie ou d’une tristesse ne se rapportant qu’à une ou quelques unes des parties du corps (proposition LX). Le risque constant est que la joie ne concerne qu’une partie du corps et que nous croyons conserver par là notre être, pourtant au détriment de notre santé tout entière (scolie de la proposition LX){203}. L’utilité doit se
comprendre selon le rapport de la partie au tout mais aussi selon la durée, ce qui est tout aussi problématique{204}. En effet, nous n’avons pas le plus souvent de connaissance adéquate de la durée des choses. Et nous avons tendance à préférer un moindre bien présent au détriment d’un plus grand bien futur, ou encore à aspirer à un bien présent qui présage pourtant d’un grand mal futur, comme le montre le scolie de la proposition LX d’Éthique IV. Ainsi, notre rapport à ce qui est bon et mauvais pour nous reste marqué par l’imaginaire plus que par l’appréciation rationnelle{205}. Ce qui est difficile, au fond, c’est d’affirmer ce que Spinoza appelle « les choses premières dans la vie », comme le fait l’homme libre qui détermine à partir de là sa règle de vie, là où l’esclave est mené par la variabilité de l’affect et de l’opinion (scolie de la proposition LXVI, Éth. IV). C’est donc bien une question d’évaluation de ce qui vaut vraiment dans la vie. La question de l’appréciation de l’utile pose ainsi le problème de la relation partie – tout, de la prise en compte de la durée et au final celui de l’évaluation elle-même. L’Éthique de Spinoza propose donc en ce sens une évaluation concrète des biens et des maux en cette vie dans le but d’optimiser le bien et de diminuer le mal. Car la vie concrète n’a que faire de l’opposition abstraite du bien et du mal, puisqu’elle suppose de se situer sur une échelle de degrés placés entre ces deux extrêmes. Davantage de bien et moins de mal, en somme, autant qu’il est possible, pour améliorer notre condition au fil de la vie. Tous ces affects d’allégresse ou de mélancolie, de chatouillement ou de douleur sont des dispositions corporelles en tant qu’elles retentissent dans l’Esprit, ce pourquoi Spinoza décrit ici des sentiments fondamentalement physiques. Mais la thérapeutique spinoziste est placée résolument du côté de la promotion de l’allégresse et de la lutte contre la mélancolie qui, contrairement à la douleur, n’est jamais bonne. Le partage opéré dans les affects du point de vue de leur utilité vitale pour l’homme exclut ainsi tous les affects négatifs de la tristesse, de la mélancolie, de la haine, de la vengeance, du ressentiment… L’usage spinoziste des plaisirs Spinoza ne propose en rien une pensée ascétique qui proscrirait tout usage des plaisirs. Ce qui lui importe, comme en témoigne la petite morale du Traité de la Réforme de l’entendement, c’est de ne pas faire du plaisir une
fin en soi, puisqu’aussi bien la jouissance ne peut qu’aboutir à la tristesse et à une diminution d’être. Aussi la règle II préconise-t-elle de subordonner le plaisir qui a sa place dans la vie humaine à la santé, soit « De ne jouir de plaisir qu’autant qu’il en faut à la conservation de la santé »{206}. Si l’excès de volupté hâte la venue de la mort{207}, un usage modéré des plaisirs participe au contraire de la conservation de la vie. De même, la recherche de l’argent n’est pas en soi un mal, si elle se limite à ce qu’il « faut pour entretenir la vie et la santé »{208}. Et les richesses peuvent être poursuivies « en vue de la santé et du progrès des sciences et des arts [augmentum scientiarum et artium] »{209}. On le voit, richesses et plaisirs ont leur place dans la vie humaine, même s’ils sont des biens périssables. Simplement, il faut les soumettre hiérarchiquement à un bien fondamental, la recherche de la santé et, plus généralement, la conservation de soi, bref à ce qui est utile à notre fin et à notre recherche de la liberté. La méditation sur la valeur relative des biens humains qui constitue le prologue du Traité de la Réforme de l’entendement ne congédie en rien les biens périssables, simplement elle les réordonne et les distribue selon une échelle hiérarchique qui place très haut la santé. Faire un usage modéré des plaisirs participe, d’une manière incontestable, de la recherche de l’utile propre. On comprend alors que le concept de récréation joue un rôle fondamental dans l’éthique spinoziste. Ainsi, le mélancolique Saül doit faire appel sur le conseil de ses esclaves à un musicien « pour le récréer en jouant de la flûte »{210}. Il n’est pas difficile de percevoir sous les traits de Saül la mélancolie d’un Spinoza recherchant précisément dans un subtil usage des plaisirs à dépasser ces moments de tristesse mélancolique qui diminuent l’âme aussi bien que le corps. Car Spinoza sait fort bien faire place à une éthique au quotidien et il consent volontiers à donner sa règle de vie, notamment en ce qui concerne l’usage des plaisirs, comme en témoigne le fameux scolie de la proposition XLV d’Éthique IV. Dans la grande tradition matérialiste faisant l’apologie du rire à l’image de Démocrite s’opposant à la célèbre mélancolie d’Héraclite, Spinoza affirme la nécessité du rire (risus) et de la plaisanterie (jocus), car dit-il, le rire est joie pure et simple (mera laetitia). Il note d’ailleurs le fait que la superstition et donc la servitude théologico-politique sont, elles, du côté de la tristesse et de la dépréciation du rire et de l’allégresse. Aussi faut-il, tout au contraire, chasser la mélancolie (melancholiam expellere), et pour cela Spinoza donne
l’exemple de sa règle de vie. Il parle en son nom propre donnant à voir une expérience de vie singulière. Cette règle est aussi bien un portrait de Spinoza tel qu’en lui-même. Crainte et sanglots sont des manifestations d’impuissance tandis que la joie signe le passage à une perfection plus grande. Se délecter (delectari) est donc une bonne chose pour l’homme. Mais l’essentiel repose sur l’usage que nous pouvons faire des plaisirs. La théorie de l’utile propre et commun de l’Éthique IV débouche ainsi naturellement sur une théorie de l’usage de la vie, dans une véritable pragmatique de l’existence. C’est que les notions de bien et de mal, d’utile et de nuisible n’ont de sens que relativement à la capacité d’agir de l’homme, si elles n’en ont pas du point de vue théorique de la connaissance de la nécessité de la Nature dépourvue d’origine et de fin. Un plaisir est bon s’il est sans excès, car alors il tourne à la nausée et à l’écœurement. Le plaisir devient alors douleur et la joie bascule en tristesse. Chacun sait bien que la mélancolie guette toujours l’excès des plaisirs. Ce qui était expérience singulière et intensité d’un moment d’exception devient routine et réitération du même dans la tristesse. Il s’agit d’abord de savoir user des choses, ce qui est d’un homme sage. Tout est question d’usage, terme récurrent et véritable fil rouge du scolie que nous commentons ici. Car le plaisir permet à l’homme de se recréer et de se refaire. C’est la douceur même de la vie, dont Aristote avait si bien parlé à propos du pur sentiment d’exister. L’être humain, en effet, a besoin d’un échange constant avec les autres choses singulières, ce qui explique qu’il doive se régénérer sans cesse. Et la joie pure du plaisir est précisément ce qui vient exprimer cette régénération. Mais si le plaisir tourne à l’excès, elle ne manifestera plus que la diminution, voire la décomposition des rapports du corps. Spinoza fait place alors à la diététique de l’existence dans l’art du boire et du manger. Boire et manger sont des activités essentielles car elles permettent notre régénération, ou au contraire elles risquent de favoriser la décomposition des rapports de notre corps. Et il y a une joie simple dans le fait de s’alimenter au sens noble du terme. Mais il y a aussi l’usage des odeurs : ce que nous sentons affecte notre corps et son équilibre. Les arômes et les parfums, si l’on sait en user sans s’en rendre esclaves, participent de la joie simple d’exister. Il nous faut aussi savoir s’entourer de belles choses qui nous conviennent et Spinoza donne l’exemple des plantes vertes ou des parures. Un beau vêtement ou un intérieur agréable participent aussi de cette culture de la vie
quotidienne. Il y a donc ici une attention micrologique au détail de la vie, aux petites choses, aux riens qui jouent pourtant un rôle si important dans nos vies. Spinoza se fait ici le peintre de la vie quotidienne, donnant à voir quelque chose qui ressemble à un intérieur du siècle d’or de la Hollande, comme chez Vermeer dont il fut le contemporain. C’est un peu le dimanche de la vie revu par Spinoza à l’aune d’une esthétique de la vie simple et du quotidien. Ce magnifique scolie fait écho au stilleven, à cette vie silencieuse des choses qui est dans dans les natures mortes de la peinture hollandaise{211}. Enfin, ce scolie fait également la proposition d’une véritable esthétique de l’existence en faisant place à l’usage des arts, notamment la musique et le théâtre dont on sait que Spinoza s’y est intéressé, notamment à l’école de Van den Enden ou par l’entremise de son ami Louis Meyer, directeur de théâtre. De même, la Préface de la partie IV de l’Éthique avait déjà noté le caractère positif de la musique pour le mélancolique. Les arts sont de puissants auxiliaires pour chasser la mélancolie et pour promouvoir la joie d’exister. Tous ces plaisirs sont autant de manières d’alimenter et notre Corps et notre Esprit, de les vivifier et de renforcer leurs aptitudes. C’est même, précise Spinoza, tout le corps dans sa globalité qui en bénéficie. Au final, cette règle de vie définissant le bon usage des plaisirs est la meilleure de toutes. On le voit, l’éthique spinoziste prend explicitement la forme d’une diététique. L’éthique consiste bien à définir un régime de vie et l’aliment est à prendre au sens large de ce qui vient nous affecter ou contribuer à nous régénérer. La question est donc pour tout un chacun de trouver les aliments qui lui conviennent et de définir sa diététique de l’existence comme dans Ecce homo de Nietzsche. Il y a dans le plaisir spinoziste une affirmation pure de la vie, tant il s’agit non de fuir le mal et la mort, mais d’affirmer la vie et la joie de vivre. Ainsi, faire le bien ne procède nullement de l’éviction du mal ou de la Crainte (proposition LXIII, Éth. IV). De même, il s’agit toujours de rechercher directement le bien et seulement de façon indirecte de fuir le mal : l’affirmation est première. Les superstitieux, a contrario, pris au jeu de leurs passions tristes, préfèrent réprouver les vices plutôt que d’enseigner les vertus{212}. Le scolie de cette même proposition oppose avec une grande force les deux figures de l’homme malade et de l’homme sain. Ce dernier prend plaisir à la nourriture et jouit de la vie. Il est une figure de
l’affirmation pure de la vie. L’homme malade, au contraire, est hanté par la peur de la mort, ce qui le conduit à manger ce qu’il déteste, comme cela arrive dans un régime contraint. Spinoza aurait sans doute vu dans notre hygiénisme forcené le symptôme d’une bien petite santé, car toute réactive et procédant du négatif : peur de la vieillesse, de la mort, de la maladie, là où il s’agit toujours de partir de l’affirmation pure de la vie et de la simplicité de la joie de vivre. La nécessité de souligner la possibilité de parfaire la vertu ou la puissance de l’homme au lieu de déplorer au contraire l’impuissance humaine en rapportant ses vices procède de la même exigence philosophique (cf. le chapitre XXV, appendice d’Éth. IV). La diététique spinoziste (théorie du régime et de l’aliment) Le Court traité admet, à l’inverse de l’Éthique, un effet possible de l’âme sur le corps et ses esprits animaux ou bien en retour un effet du corps sur l’âme. Ainsi, l’âme peut éprouver une certaine impuissance quand le mouvement des esprits animaux est trop diminué ou bien, au contraire, augmenté. C’est qu’il y a une « quantité habituelle de mouvement » qui caractérise le corps et qui peut être altérée par une course excessive ou bien encore par « l’absorption d’une quantité insuffisante de nourriture », ou bien, enfin, en cas d’ivresse et d’absorption excessive de vin, auquel cas l’âme ne peut plus diriger le corps{213}. Il y ainsi une quantité de mouvement caractéristique du corps qui ne peut être altérée que dans certaines limites et qui définit précisément la santé physiologique du corps. Ce qui impose un apport mesuré, en termes par exemple de nourriture ou bien encore de vin ou d’alcool entre la mort par inanition et épuisement du corps ou bien par excès d’excitation. Une diminution excessive du mouvement des esprits animaux par un apport trop faible tue, aussi bien qu’un apport excessif, trop riche, que le rapport habituel de mouvement et de repos du corps ne peut assimiler (c’est la théorie propre au Court traité, l’Éthique proposant une théorie différente). On peut parler en ce sens, on l’a vu, d’une véritable diététique spinoziste et d’une théorie générale de l’aliment bénéfique ou nuisible. Un corps a besoin d’aliments spécifiques, qui lui conviennent, selon une certaine mesure elle-même spécifique s’il veut conserver les rapports qui le composent. L’aliment participe, à l’échelle de l’entretien du corps, de la
rencontre des corps qui peut être bénéfique ou nuisible, d’où l’urgence et l’importance d’une diététique qui est aussi bien physiologique (théorie de l’aliment utile) ou éthique (théorie du régime de vie qui nous convient) que spirituelle (théorie de la vraie nourriture de l’esprit). Combien de mouvement faut-il apporter au corps par l’aliment ou bien à l’inverse de repos par le régime ? Plus loin, comme exemple d’action d’objets sur notre corps, Spinoza parle de celui qui est dans la tristesse et que l’on égaye par le vin ou par le chatouillement. Ce que la médecine{214} (ou le vin) peuvent faire, c’est ainsi d’écarter les esprits animaux du cœur qu’ils oppressent. Il faut donc agir sur les esprits animaux qui à leur tour agissent sur l’âme. On ne saurait donc agir directement sur la tristesse de l’âme, s’il faut au préalable agir sur le corps. La théorie de l’union de l’âme et du corps dans le Court Traité n’a rien à voir décidément avec celle de l’Éthique. Soigner, c’est rétablir une certaine proportion de mouvement et de repos caractéristique du corps en agissant sur les esprits animaux. C’est augmenter le mouvement du corps (d’où la sensation de chaleur) ou bien plutôt le diminuer (sensation de froid). La fièvre, en ce sens, est excès de mouvement et de vitesse. La santé repose ainsi sur une cinétique précise, soit sur le constat que chaque individualité vivante suppose un certain degré de vitesse et donc aussi bien une thermie spécifique{215}. De sorte qu’il y a une oscillation de la quantité de mouvement et de chaleur des corps entre deux limites, qui définit l’état de santé. La diététique du corps suppose une connaissance précise de la nature de chaque individualité et du rapport de mouvement et de vitesse qui la caractérise. Dans l’exemple médical donné dans le Court Traité, agir sur la tristesse de l’âme, c’est écarter du cœur les esprits animaux qui l’oppressent. La tristesse, tout comme étymologiquement l’angoisse, est physiologiquement de l’ordre de l’oppression. La tristesse comme diminution d’être est ainsi, d’un point de vue physiologique, compression, tout de même que la joie est dilatation de l’être. Ontologie et physiologie ne font que décrire un seul et même phénomène naturel, soit le mouvement même du réel. Notons que Spinoza donne fréquemment l’exemple de la mélancolie, de la tristesse (parle-t-il aussi bien de son tempérament propre ?) et des moyens de les chasser, comme ici par l’usage du vin{216}. C’est qu il y a bien, comme on l’a vu, un usage spinoziste des plaisirs.
Mais une autre possibilité existe dans laquelle il ne s’agit plus de faire agir un corps sur un autre, mais de rendre l’âme elle-même intégralement active : « car, lorsqu’elle agit, les égaiements sont certes d’une tout autre sorte : ce n’est plus un corps qui agit sur un autre corps, mais l’âme intelligente use du corps comme d’un instrument et conséquemment, plus l’âme agit, plus parfait aussi est le sentiment »{217}. Il y a ici une très belle théorie de l’usage du corps par l’âme comme d’un instrument : au final, la perfection de l’âme suppose que le corps puisse la servir comme un instrument. On le voit, il y a toute une pensée spinoziste de la régénération et de la recherche prophylactique et thérapeutique des apports vitaux utiles à l’homme, puisqu’une chose singulière n’existe que dans le commerce incessant qu’elle entretient avec les autres choses et par les apports qu’elle en retient. Sont en effet utiles les choses qui peuvent alimenter et nourrir le corps en ses différentes parties (chap. XXVII de l’appendice d’Éth. IV), pour qu’elles puissent accomplir leurs différentes tâches et que le corps se conserve. Nourrir le corps comme il faut, dit Spinoza, suppose d’user d’un grand nombre d’aliments, où l’on voit que c’est la définition du bon que de renvoyer à ce qui peut aider les parties du corps à s’acquitter de leurs tâches (chapitre XXX). Ce faisant, chacun doit s’efforcer de bien faire et d’être joyeux. Ce qui nous empoisonne, a contrario, c’est la haine, le ressentiment ou la tristesse. Spinoza bannit la haine de soi et la jouissance mauvaise qui procède de la destruction de soi. Il remarque également que le malheur et la tristesse sont contagieux : l’homme triste se réjouit de la tristesse des autres et n’aime rien tant que souligner la bassesse de l’homme (scolie de la proposition LVII), ce qui repose sur la nécessité d’un mécanisme affectif et imaginatif de l’esprit humain. Il s’agit pour Spinoza, tout au contraire, de rechercher la satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso) soit la joie par laquelle l’homme contemple sa propre puissance d’agir (proposition LII, partie IV de l’Éthique). Ce qui explique sa volonté constante de ne pas déprécier les hommes ni de stigmatiser des vices ou des péchés. Il s’agit de comprendre leurs affects comme des propriétés naturelles, ni plus, ni moins. Une cathartique de l’esprit : thérapeutique de l’imagination et cure psychologique
La recherche de l’utile propre préconisée par Spinoza participe du souverain droit de nature (chap. VIII, appendice d’Éth. IV). Elle conduit, on l’a vu, à une pratique de l’usage des plaisirs et à la conception d’une diététique de l’existence. L’utilité comme droit fondamental du vivant conduit à une théorie des usages de la vie. C’est que la vie ordinaire et l’action commune supposent de simples conjectures et non une démonstration certaine de la validité de chaque geste : ainsi l’homme périrait de faim ou de soif s’il fallait à chaque fois démontrer que nourriture et boisson sont profitables à l’homme{218}. La vie concrète du corps s’accompagne ainsi d’un système d’évaluations vitales et de conjectures qui rend possible la conservation de notre être. Aussi s’agit-il de prendre soin de notre corps et de notre âme, l’un se révélant indissociable de l’autre. Et, de fait, les vingt premières propositions de la cinquième partie de l’Éthique sont destinées à explorer les formes que peuvent prendre cette cathartique de l’esprit et cette thérapeutique du corps. Non qu’il s’agisse ici à proprement parler de la médecine comme technè spécifique. On a vu que Spinoza attachait beaucoup d’importance à l’idée d’un essor nécessaire de la médecine qu’il définit justement dans la préface de la dernière partie de l’Éthique comme l’art qui permet de prendre soin du corps{219}. Qu’est-ce d’autre en effet que la médecine sinon l’art de prendre soin du corps de manière à ce qu’il puisse s’acquitter de ses fonctions ? Mais la logique comme l’art de parfaire l’intellect et la médecine comme cet art du soin du corps représentent des savoirs spécialisés ou des technè, placés en aval, qui ne relèvent pas à proprement parler du projet d’une éthique. Ce qui ne signifie pas, nous le verrons, que celle-ci ne fasse pas usage du modèle médical omniprésent dans cette dernière partie de l’œuvre majeure de Spinoza. En effet, cette cinquième partie est dédiée à l’étude des voies de la libération de l’homme quand il sait faire usage de la puissance de son intellect (potentia intellectus) ou de la puissance de la raison (potentia rationis). Or celle-ci suppose de définir les conditions du bon fonctionnement de notre organisation corporelle et mentale. La question est donc, comme le rappelle fortement la préface, de voir ce que peut la raison sur les affects. Spinoza écarte l’idée stoïcienne d’une emprise absolue de la raison sur les affects en soulignant l’importance d’un exercice et d’une application constants. Cette thématique de l’exercice ou de l’ascèse quotidienne joue un rôle fondamental dans cette cinquième partie. De même, Spinoza instruit la
critique du Traité des passions de Descartes supposant à tort que les jugements fermes de l’âme peuvent discipliner les mouvements du corps par la glande pinéale. Le projet de Spinoza est tout autre : il s’agit de rechercher, par l’intelligence seule, les remèdes aux affects. Cette formulation médicale du projet éthique va revenir à plusieurs reprises dans la cinquième partie du maître ouvrage de Spinoza. En premier lieu dans la préface (« par la seule intelligence, nous déterminerons les remèdes aux affects »), puis dans le scolie de la proposition IV (« on ne peut inventer de meilleurs remèdes aux affects qui dépende de notre pouvoir ») et dans celui de la proposition XX (« par là j’ai embrassé tous les remèdes aux affects », « j’ai rassemblé dans ces quelques Propositions tous les remèdes aux affects ») qui récapitule les acquis de la thérapeutique proposée dans ces vingt premières propositions. Un commentateur aussi avisé que Macherey souligne l’importance de cette référence médicale aux remèdes des affects (affectuum remedia) en parlant d’un « régime d’hygiène mentale », d’une « thérapeutique mentale », d’une « cure » sur le modèle analytique{220}. Il s’agit bien de traiter au sens médical du terme les maux de l’âme et du corps dans une « thérapie psychophysiologique » (propositions I à X) ayant pour but de déterminer un « type de guérison » (proposition XI à XX){221}. S’il ne s’agit pas de présenter un traité de médecine, reste que l’éthique met en œuvre les voies d’une libération de l’homme en proposant de définir les conditions d’une véritable thérapeutique de l’âme humaine en proie aux affects. En témoigne l’axiome I qui, d’entrée de jeu, souligne la nature à la fois conflictuelle et processuelle d’un « sujet » en proie aux excitations de deux actions contraires. Car l’esprit est le théâtre d’un conflit permanent entre la puissance des affects et le pouvoir de la raison. Aussi bien, les affects ne cessent pas de s’opposer entre eux, comme si leur conatus propre devait l’emporter et Spinoza, justement, montrera la nécessité de multiplier les affects actifs pour faire concurrence aux affects passifs qui empoisonnent notre âme Non qu’il s’agisse de favoriser l’action de l’esprit sur le corps comme dans la psychosomatique, puisque cette interaction de l’esprit et du corps n’a pas lieu d’être dans la pensée de Spinoza Ce qui s’exprime dans l’ordre corporel, comme les affections et les mouvements du corps, se trouve simultanément traduit dans l’ordre de l’esprit comme autant de pensées et d’idées, car l’âme est l’idée du corps Si un même événement a une traduction simultanément mentale et physiologique, il faut alors soigner
à la fois l’esprit et le corps dans une thérapeutique psychophysiologique dans le but d’augmenter en même temps la puissance de l’esprit et celle du corps. Aussi bien, Spinoza nous propose à la fois d’enchaîner et de maîtriser les mouvements du corps et les représentations de l’esprit (proposition I) Ce qui passe par la nécessité de rapporter l’affect à notre propre nécessité interne et non à la représentation d’une cause extérieure (proposition II) C’est qu’il s’agit de se soustraire à l’aléa représenté par la rencontre avec les choses extérieures, pour éviter la fluctuatio animi et l’oscillation affective qui fait basculer un affect dans son contraire, comme de l’amour à la haine. Séparer l’affect de la pensée d’une cause extérieure est essentiel. C’est une sorte de désobjectivation de l’affect qui n’est plus rapporté alors à l’extériorité d’une cause. Spinoza a compris comment nos appétits peuvent se focaliser sur des « objets » qui représentent autant d’investissements psychiques qui nous aliènent. Ainsi de l’amant tourmenté par la jalousie et sa maîtresse, de l’ivrogne et de sa bouteille ou de l’avare et de l’argent. Ce faisant il s’agit d’accéder à une connaissance claire et distincte de nos affects (proposition III) dans un but de réappropriation de notre vie affective. Cette connaissance des affects est libératoire, comme dans la cure analytique. Pierre Macherey souligne le fait qu’il s’agit de se considérer à distance avec une froideur toute clinique{222}. Cette entreprise de clarification de l’esprit permet à l’affect de devenir actif. De la connaissance des affects au pouvoir que nous pouvons prendre sur eux, la conséquence est bonne. C’est le principe fondamental de toute analytique de l’esprit ou cathartique de l’âme humaine. Spinoza nous enjoint à faire œuvre de clarification pour ordonner notre désordre mental. L’âme passe ainsi d’une succession incohérente d’impressions affectives liées aux rencontres et aux accidents de la vie à un régime représentatif clair et distinct. Cette thérapeutique vise à favoriser certaines associations de représentations dans un automatisme mental salutaire et à s’émanciper ainsi d’autres formes de consécutions aliénantes comme dans la répétition névrotique. Le principe de la simultanéité de la traduction de tout événement dans l’ordre mental et dans l’ordre corporel impose de clarifier de la même manière les affections du corps (proposition IV). Car l’âme comme idée du corps perçoit ce qui se passe en lui et les affections du corps et de l’âme sont strictement corrélées. Aussi faut-il clarifier la confusion de
la vie du corps et la succession désordonnée des événements qui l’affectent. Pour l’affect de l’esprit comme pour l’affection du corps, le processus est le même : il s’agit bien d’arracher l’évènement à sa singularité passionnelle afin de le rapporter à la généralité des causes et des lois qui le déterminent, ce que Spinoza appelle aussi bien construction de notions communes. À ce stade, il n’y a pas de santé absolue du corps et de l’esprit. Tout le mouvement entamé dans ces propositions est marqué par l’idée d’une conquête progressive dans le fait qu’il s’agit de pâtir moins et donc d’augmenter notre puissance d’agir graduellement. Il s’agit peu à peu de pacifier l’âme en recherchant un effet d’apaisement (acquiescentia). Ainsi, « chacun a le pouvoir de se comprendre clairement et distinctement, ainsi que ses affects, sinon absolument, du moins en partie, et de faire par conséquent qu’il en pâtisse moins » (scolie de la proposition IV). On le voit, l’esprit ne saurait être ici absolument actif, tout de même que la guérison ne saurait être absolue : on n’a jamais fini de débrouiller la confusion de nos affects et d’augmenter la puissance de notre raison en multipliant les effets curatifs de cette cathartique permanente, car lacunaire ou partielle (« sinon absolument, du moins en partie » dit Spinoza). Il y a toujours un résidu de passivité et de méconnaissance, sans quoi nous verrions ce qui se passe en nous comme si cela se produisait dans l’intellect infini de Dieu. « Autant que faire se peut » est le leitmotiv de ces propositions. Car notre vie affective fait que nous sommes naturellement soumis aux affects et à leur fluctuation. Il ne s’agit pas ainsi de proscrire les affects mais de les réorienter dans le sens d’un régime d’activité et non de passivité. Seul le caractère excessif de l’affect est préjudiciable. Spinoza note en ce sens qu’un même affect fondé sur le désir que les autres vivent selon notre complexion peut être passif (l’ambition) ou actif (la piété). Cette « vraie connaissance » est bien le meilleur remède aux affects. Et elle est ouverte à tous, comme si Spinoza voulait marquer le fait que chacun peut s’emparer de cette outil d’auto-analyse en diminuant le nombre d’affects engendrés par des idées inadéquates et confuses et donc en augmentant ceux que la raison peut produire. La vocation de ce scolie est d’ailleurs pédagogique. Il s’agit de ménager une pause pour récapituler le bénéfice thérapeutique des propositions précédentes en faisant le bilan des acquis. Le scolie invite le lecteur à un exercice de méditation personnelle et aussi bien à une ascèse conduite en son nom propre.
Ce qui est mis en œuvre alors, c’est une véritable thérapeutique de l’imagination, comme en témoigne la bascule opérée entre la proposition V et la proposition VI. De l’une à l’autre, on passe en effet de la plus grande passivité de l’âme dans sa vie imaginative à sa plus grande activité possible. Le passage du premier au deuxième genre de connaissance ne suppose pas de rompre avec l’imagination, comme si on pouvait la congédier au bénéfice d’un exercice purifié de l’entendement. Car l’imagination est une faculté fondamentalement pratique : elle gouverne nos vies quotidiennes et le déroulement de notre vie affective. Cependant, il y a des régimes différents de l’imagination. L’imagination simple nous aliène en ce qu’elle ne fait que représenter la succession chaotique d’évènements rapportés à des choses isolées et détachées de l’ordre des causes qui les rendent possibles. Mais il y a aussi une imagination plus distincte et déliée dans laquelle nous pâtissons moins de nos affects, en ce que nous comprenons que les choses sont nécessaires, car déterminées « à opérer par le nœud infini des causes » (proposition VI, démonstration). Cette imagination plus distincte et vive témoigne d’une plus grande puissance de l’Esprit sur ses affects. Cet usage de l’imagination produit, dit Spinoza, un effet d’apaisement, comme dans le cas de la tristesse causée par la perte d’un bien quand nous comprenons que rien ne pouvait l’éviter. Spinoza donne ici un exemple d’une technique d’apaisement de l’âme. Soigner l’esprit et le corps suppose de mobiliser toutes les ressources de cet art de l’imagination décisif dans toutes les circonstances de nos vies ordinaires. L’imagination devient alors peu à peu capable de comprendre la nécessité des choses et ainsi de se discipliner en majorant sa capacité de distinction. Ce faisant, elle se révèle de plus en plus favorable au fonctionnement de notre intellect et de notre puissance rationnelle. La cathartique de l’esprit humain ne peut que chercher à diminuer la confusion de nos associations imaginaires dans leur désordre affectif. Ce qui passe, par exemple, par le fait de multiplier les bonnes rencontres : personnes, lieux, aliments, remèdes, en augmentant les rapports qui nous définissent par la rencontre avec des choses qui nous conviennent vraiment. Pour cela, il faut nécessairement avoir clarifié et discipliné l’enchaînement de nos représentations imaginaires. Alors il est possible de favoriser les affects rationnels se rapportant « nécessairement aux propriétés communes des choses » (proposition VII, démonstration). Les affects
passifs sont instables et désordonnés car ils sont tributaires de la rencontre avec les choses extérieures et des revirements incessants de fortune. C’est alors une condition proprement pathétique où l’on subit les choses de la vie. L’affect rationnel est plus stable qui reste toujours le même (identité à soi). Il s’agit donc bien d’apprendre à user de notre imagination dans le sens de l’activité et de la constance (imaginer les choses toujours de la même manière) en replaçant chaque fois l’évènement dans un cadre plus vaste, car un affect issu de plusieurs causes est plus grand que celui qui procède d’une seule cause (proposition VIII). Spinoza nous enjoint à penser large. Car l’âme en bonne santé est celle qui pense bien et sait multiplier les notions communes. D’une certaine façon, l’affect le plus large sera l’amour intellectuel de Dieu comme sentiment cosmique embrassant la totalité des choses. La proposition IX y revient et Spinoza insiste : le mauvais (malus) autrement dit ce qui est nuisible (noxius) – on pourrait dire toxique – donc le mal au sens médical, c’est de ne pas pouvoir penser. Noxius vient, on le sait, de nocere, qui signifie d’abord ce qui cause la mort. La principale cause de l’empoisonnement de l’esprit réside dans son incapacité de penser. Ainsi, un affect qui nous détermine à contempler un objet unique est plus nuisible que celui qui détermine l’Esprit à contempler plusieurs objets à la fois. La proposition X et son scolie absolument décisif ménagent une pause, comme dans le scolie IV, en résumant le bénéfice thérapeutique de la cure entreprise depuis la proposition I. Le but de cette cathartique est bien « le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du Corps suivant un ordre pour l’intellect ». Le scolie va introduire la nécessité d’une sorte de parénétique de la vie ordinaire, qui se justifie tant que nous n’accédons pas à la connaissance parfaite de nos affects. Car dans l’attente, il faut, un peu comme dans la morale provisoire de Descartes, concevoir une règle de vie correcte fondée sur des principes de vie précis. Spinoza montre alors à son lecteur de quelle façon l’imagination peut s’imprégner de ces règles en les traduisant au quotidien dans autant de schèmes d’action et de pensée permettant de répondre aux évènements. Il s’agit en somme d’habituer l’imagination à appliquer ses règles pour réagir aux rencontres incessantes qui sont le lot de nos vies. Ces schèmes représentatifs vont se graver dans la mémoire comme autant d’habitus permettant une vie correcte. Spinoza insiste, comme dans les écoles hellénistiques, sur la nécessité de les avoir toujours sous la main. Et, de fait, il faut méditer sans cesse ces règles et
s’exercer à les appliquer en favorisant leur incorporation dans des habitudes de vie favorables (intelligence du corps et automatismes libérateurs de l’esprit). Il faut, par exemple, savoir répondre aux torts que l’on nous fait non par la haine mais plutôt par la générosité ou bien encore avoir toujours à l’esprit la règle de notre utilité. Il y a ici une sorte d’automatisme mental et corporel qui se met en place, dans lequel la colère est proscrite ou la fermeté est substituée à la crainte. Méditer les dangers de la vie et leur associer des affects actifs est une nécessité par laquelle seule peut advenir le « suprême apaisement de l’esprit » [summa animi acquiescentia]. Cette technique de régulation de la vie mentale et physique peut seule nous accorder avec nous-mêmes et nous pacifier. Les affects passifs occupent alors une part minime de l’imagination, si celle-ci sait le plus souvent imaginer comment les affects actifs doivent répondre aux événements de la vie. À la jouissance du mal doit se substituer la capacité de voir le bon en toute chose pour favoriser les affects de joie. On trouve ici une théorie de l’usage des représentations qui n’est pas sans rapport avec la célèbre théorie stoïcienne. Chacun doit par exemple faire un usage correct de la gloire en interrogeant son rapport à l’ambition pour ne pas être aliéné par son affect. Spinoza donne en exemple quelques figures de l’impuissance humaine, ainsi de l’avare pris par son désir de la richesse des autres, de l’amant éconduit qui est prisonnier de sa jalousie ou de l’ambitieux qui est victime de son envie. À tout un chacun ainsi de voir quels usages il fait de ses affects et d’interroger la manière dont ceux-ci s’investissent dans leurs « objets » d’élection. Le scolie se clôt par un dernier bilan portant sur la maîtrise des affects et la connaissance des vertus en réaffirmant la nécessité d’un exercice constant. Cette cathartique de l’esprit est bien une ascèse au sens étymologique du terme (askesis). À ce prix, l’âme, dit Spinoza, pourra se remplir de contentement.
VII POLITIQUE ET MÉDECINE
L’ÉCRITURE philosophique de Spinoza recourt, on l’a vu, à plusieurs modèles complémentaires : mathématique euclidienne, physique galiléenne ou encore médecine. Le paradigme mathématique permet d’éviter toute dérive finaliste et de se centrer sur la nécessité des essences. Quel est l’apport propre de la pensée médicale ? Météorologie passionnelle ou médecine des affects ? Il y a, à l’évidence, un réalisme médical qui conduit à voir le corps et l’esprit de l’homme tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être idéalement. On se souvient de la triade balzacienne du Curé de Tours, celle des hommes en noir qui connaissent la nature humaine dans sa vérité : l’homme de loi, le prêtre et le médecin. C’est que le médecin possède une expérience concrète de la vie humaine lisible à même le corps de l’homme. Or ce souci de réalisme est placé par Spinoza au cœur de sa pratique de la philosophie, en particulier dans le champ de la politique, comme en témoigne l’entame célèbre du Traité politique. Spinoza stigmatise alors une philosophie de type idéaliste, théorique à l’excès, qui s’adresse à « une nature humaine qui n’existe nulle part »{223}. Substituer une nature humaine idéale à sa nature réelle est le travers fondamental de la philosophie idéaliste. Les affects de l’homme sont alors perçus comme des vices ou des défauts qu’il convient de tourner en dérision (par la satire) ou de déplorer. Rire ou pleurer, ce n’est jamais que prolonger par l’expression le cycle de l’espoir et de la crainte dont Spinoza montre parfaitement qu’il ne peut
qu’aboutir à une diminution d’être et, au final, à la servitude passionnelle. Cette substitution du devoir-être à l’être occulte le réel dans sa nécessité, car il n’y a ni bien ni mal dans la nature mais seulement l’affirmation pure d’une nécessité. Il y a une sorte de surenchère idéaliste qui conduit à traiter les affections humaines d’une manière elle-même affective, comme si l’analyse théorique se plaçait sur le même terrain que son objet. On ajoute en somme de l’affect à l’affect dans une contagion sentimentale et passionnelle. Or, selon le mot célèbre, il s’agit tout au contraire de comprendre la nécessité des affects et non de rire ou de pleurer. Il ne faut pas se laisser aveugler par le désir de voir l’homme autrement qu’il n’est, ce qui ne saurait aboutir qu’à la déception et à la déploration, car celles-ci sont proportionnelles à l’attente et à l’illusion de départ. Les politiques, nous dit Spinoza, tout à l’inverse, ne voient que le négatif en l’homme ce qui conduit à une politique elle-même négative : prévenir la malice inévitable de l’homme. Ce faisant, ils jettent le bébé avec l’eau du bain. Les moyens politiques sont bien disponibles (à l’inverse de la philosophie idéaliste inapplicable), mais les fins authentiques (diriger les hommes au mieux dans le sens de l’intérêt commun) tendent à disparaître. Le concept philosophique pur ou idéal est vide, mais l’intuition et l’expérience politiques sont elles-mêmes aveugles, à mesure qu’elles sont sans concept ou orientation de pensée. Il s’agit donc d’étudier la nature humaine telle qu’elle est et telle qu’elle se manifeste dans l’expérience. Le premier obstacle épistémologique à lever, on l’a vu, est bien celui de la réaction affective (tourner en dérision, pleurer). Comme le médecin ne perd pas son temps à se scandaliser de l’existence du mal mais cherche plutôt à comprendre la nécessité de la nature et à soigner au mieux, il s’agit d’abord de substituer la compréhension à l’émotion, la raison à la déploration. Car la vie passionnelle de l’homme procède de la nécessité de sa nature. Pour la comprendre, il faut donc la rapporter aux causes qui la déterminent. Les affects humains sont autant de propriétés de la nature humaine, « des manières d’être qui lui appartiennent comme le chaud et le froid, la tempête, le tonnerre et tous les météores appartiennent à la nature de l’air »{224}. Il y a ici quelque chose comme une physique ou une météorologie de l’âme humaine et de ses passions. La haine, la colère, l’envie, l’amour sont aussi naturels que peuvent l’être la pluie ou la foudre et donc aussi bien nécessaires, car soumis, comme ces éléments, à des causes que l’on peut et
doit comprendre. Nous sommes pareils aux vagues de la mer mues par des vents contraires, dit Spinoza en son Éthique, au sens où nous sommes ballottés par les évènements que nous rencontrons. La vie passionnelle est météorologique, c’est-à-dire inconstante, comme les tempêtes de l’âme. L’individu est divers et inconstant, comme le montre le fait qu’un même objet peut l’affecter de manières différentes (prop. XXXIII, Éth. IV). La fluctuatio animi [état d’esprit qui naît de deux affects contraires] est l’autre nom de notre impuissance et de notre soumission à une multitude de causes qui nous dépassent. Aussi ne cessons-nous jamais de passer de l’espoir à la crainte dans l’oscillation propre à l’inquiétude{225}. Mais ce qui compte dans la thérapeutique philosophique, c’est de transformer ces fluctuations en transitions dans une augmentation continue de notre puissance d’être{226}. Une dynamique passionnelle doit permettre de comprendre ces mouvements de l’âme. Et comprendre la nécessité, souligne Spinoza, donne une liberté d’esprit égale à celle de la recherche mathématique, car cette physique des affects s’est débarrassée de toutes les préventions morales ou théologiques qui font écran et occultent le réel tel qu’il est : ni bien, ni mal, mais nécessaire. La compréhension apporte de la joie, là où la déploration théologique ou morale ne peut qu’engendrer de la tristesse et donc diminuer notre puissance d’être. La connaissance est ontologiquement libératrice : elle libère un surcroît de puissance et donc de joie. Il y a bien en ce sens une joie de la connaissance. Le travail du concept se marque ainsi par une intensité affective spécifique : « et quand l’âme a la connaissance vraie de ces choses, elle en jouit tout de même que la connaissance des choses qui donnent à nos sens de l’agrément »{227}. Plénitude du concept et plénitude de l’affect vont de pair. Toute étude politique doit ainsi se déduire d’une analyse approfondie de la nature humaine telle qu’elle est : « Je pars en effet de l’effort universel que font tous les hommes pour se conserver, effort qu’ils font également, qu’ils soient sages ou insensés. De quelque façon que l’on considère les hommes, qu’ils soient conduits par une affection ou par la raison, la conclusion sera donc la même, puisque la démonstration, nous venons de le dire, est universelle »{228}. Spinoza procède ainsi rigoureusement de manière déductive. Son anthropologie pratique lui permet de constituer une politique réaliste, mais non cynique (sur le modèle du politicien roué évoqué au § 2 du Traité politique). Ce réalisme consiste à comprendre que les hommes ne suivent jamais spontanément les conseils de la raison mais agissent plutôt
en suivant leurs affects. Par exemple un homme a tendance plus naturellement à chercher à se venger qu’à éprouver de la pitié. Spinoza propose ainsi toute une politique des passions. C’est qu’il faut comprendre les ressorts affectifs et passionnels qui font agir les hommes pour pouvoir les contrôler, assurer la sécurité collective et promouvoir le bien public. Il faut en ce sens prendre conscience de l’existence d’un ressort affectif fondamental, celui qui fait que « chacun désire que les autres vivent conformément à sa propre complexion »{229}. Il existe ainsi toute une dynamique passionnelle de la circulation des affects dans la cité et de l’imitation affective : nous aimons à imiter ce que font les autres, à valoriser ce qu’ils valorisent ou aussi bien à vouloir qu’ils aiment ce que nous aimons ou détestent ce que nous détestons. Chacun aimerait ainsi que tous vivent de la même manière que lui, c’est-à-dire selon les spécificités de sa complexion physique et affective. Cette dynamique des affects aboutit à une véritable politique médicale : l’action des hommes est régie par la nécessité d’étendre les réquisits de sa complexion propre au monde entier. L’analyse politique spinoziste déductive s’adosse ainsi à un constat physiologique majeur, celui de la détermination de l’action sociale de l’homme par sa complexion, composante essentielle de la nature humaine. La détermination des caractéristiques des pouvoirs publics dépend ainsi étroitement de la définition de la nature commune des hommes qui est donnée. Il s’agit même de déduire les fondements naturels des pouvoirs publics. « La Cité pèche donc quand elle agit ou permet d’agir de telle façon que sa propre ruine puisse être la conséquence des actes accomplis : nous dirons alors qu’elle pèche dans le sens ou les philosophes et aussi les médecins disent que la nature peut pécher, ce qui signifie que la Cité pèche quand elle agit contrairement aux commandements de la raison »{230}. Il s’agit donc de trouver un mécanisme politique qui pourrait contraindre les hommes (patriciens détenant le pouvoir et plèbe) à servir l’intérêt général et à vivre selon la raison, sans qu’ils soient disposés à le faire par des raisons morales ou bien par caprice. En ce sens, le motif intérieur importe peu si l’action est conforme au bien de la cité (§ 6 du Traité politique). En politique, ce qui compte c’est l’acte et non le mobile, qu’il soit moral ou pas. Il y a bien ici séparation méthodique et ontologique du champ de l’action politique et du domaine moral. Spinoza donne l’exemple de la distinction du courage comme vertu privée et éthique et de la sécurité
comme nécessité politique. Ce qui compte d’un point de vue politique, c’est de garantir la sécurité de tous et non le courage ou la lâcheté de tel ou tel. Ce mécanisme politique doit par exemple faire que ceux qui ont la charge de l’État servent l’intérêt commun en visant la satisfaction de leurs propres intérêts (§ 24, chap. 8, Traité politique). De même, l’appétit naturel de la richesse doit être utilisé dans le sens du bien de la cité. Le grand nombre se laissera également diriger par les affections les plus profitables à l’État (§ 6 chap. 10). Qu’il s’agisse ainsi des gouvernants ou de la masse, dans tous les cas il faut mobiliser les ressorts affectifs et passionnels les plus favorables au bien de la cité. Un affect contrebalancera plus facilement un autre affect qu’un appel à la raison, à l’exemple de la crainte de la mort et du désir d’acquérir des richesses ou le bien d’autrui (§ 10, chap. 10). Il y a donc constitution d’une série : connaissance des affects, mobilisation des affects favorables à la cité, puis détermination de l’action publique. En effet, « chacun défend la cause d’autrui dans la mesure où il croit par là consolider sa propre situation »{231}. Puisque chacun désire vivre selon sa complexion propre, il faut faire en sorte que les hommes croient suivre leur propre complexion en travaillant pour le bien de la cité{232}. Les hommes croient ainsi se mener alors qu’ils sont menés. Spinoza propose d’utiliser politiquement le désir humain universel de vivre selon sa complexion. L’Éthique, dans sa partie IV, offre de même une véritable généalogie de la vie sociale et de l’utile commun de la proposition XXXII à la proposition XXXVII. La vie passionnelle est source de discordance entre les hommes, car chacun voudrait que les autres vivent selon son propre affect ou tempérament. Aussi les hommes sont-ils pour « la plupart, envieux, et pénibles les uns aux autres » (scolie de la prop. XXXV, partie IV). Il s’agit même pour Spinoza, au final, de rechercher « les fondements de la cité » (scolie 1, prop. XXXVII, partie IV). À la discordance en nature des hommes répond l’inconstance affective fondamentale présente en chacun. Les hommes ne peuvent en conséquence convenir en nature que s’ils vivent sous la conduite de la raison. Et ce qui est le plus utile à l’homme, c’est l’homme vivant sous la conduite de la raison. Spinoza montre la nécessité d’une réciprocité des utilités : la recherche de l’utile propre renvoyant nécessairement à l’utile commun et réciproquement. L’humanité et la douceur ne peuvent être obtenues qu’en cherchant à conduire les autres par la raison.
Conservation de soi, puissance vitale et droit naturel La théorie spinoziste du droit naturel se déduit ainsi tout naturellement de l’analyse de la complexion de l’homme et de la nécessité qu’elle enveloppe. Le droit naturel se fonde sur le désir constant de l’homme de se conserver et de persévérer dans l’être. Le droit n’enveloppe ainsi aucune normativité juridique distincte de l’être même, puisque le droit de la nature coïncide pleinement avec les règles mêmes de la nature. Il n’y a de droit que de l’être même, au sens où dans la nature rien n’est licite ou illicite, bien ou mal. De la puissance de vie de chaque être singulier à la définition de son droit, la conséquence est bonne. Il y a bien alors coïncidence pleine du droit et de la puissance vitale, puisque chaque être a autant de droit qu’il a de puissance. Tout de même que la nature a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, chaque être a autant de droit qu’il a lui-même de puissance. Et la puissance de chaque être singulier n’est elle-même qu’une expression de la puissance de Dieu ou de la nature : « Par suite le droit naturel de la Nature entière et conséquemment de chaque individu s’étend jusqu’où va sa puissance, et donc tout ce que fait un homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d’un droit de nature souverain, et il a sur la nature autant de droit qu’il a de puissance »{233}. Le droit naturel de chaque être n’est ainsi que la manifestation de son appétit de vie. En sorte que la puissance de vie que recèle le conatus est placée par Spinoza au principe du droit naturel : il n’y a de droit que de conservation de la puissance vitale. « Chaque individu a un droit souverain de persévérer dans son état »{234}. C’est ce qui explique que tout ce qui suit du désir humain est conforme au droit de la nature, comme la tromperie, la haine ou bien encore la lutte. Car ce qui nous paraît spontanément mauvais n’est que l’effet d’une vue partielle de l’ordre de la nature. Cependant la lutte est inévitable, puisque chacun désire que les autres vivent selon sa complexion. Être dans la dépendance de l’autre, c’est vivre selon la complexion de l’autre, dans la crainte perpétuelle qui s’empare du corps et de l’âme. Au contraire, être son propre maître, c’est « vivre selon sa propre complexion »{235} sans espoir, ni crainte{236}. Si les hommes sont naturellement ennemis les uns des autres en ce qu’ils sont déterminés par leur complexion, ils ont également intérêt à joindre leurs puissances pour être plus forts. Le droit naturel de la puissance ne peut se concevoir que si se forme le désir de « vivre suivant une volonté commune à tous »{237}.
Chacun aura alors autant de droit sur la nature que ce que lui confère la puissance commune. Il faut en effet pouvoir cultiver la terre en commun et assurer la conservation de tous et donc aussi bien de la puissance commune. La puissance du nombre, le quantum qui est formé par la puissance de tous, définit alors ce que l’on nomme le pouvoir public qui garantit les lois communes. On le voit, les lois communes et le droit positif de la cité sont fondés sur la nécessité de la conservation commune. Il s’agit de promouvoir l’utile commun et la puissance de la cité. De même que le droit naturel s’adosse au conatus vital de chaque être individuel, le droit de la cité se fonde sur le conatus de la vie collective. Chaque cité désire ainsi naturellement persévérer dans son être et accroître la puissance de sa vie collective. Le désir de garantir la paix, la tranquillité commune et la sécurité dérivent nécessairement du conatus collectif. Spinoza souligne le fait que dans l’état de nature, l’homme, bien souvent, est accablé par une maladie de l’âme ou du corps ou encore par la vieillesse (§ 11, chap. 3 du Traité politique). C’est que l’institution d’un secours médical ne peut se penser que dans l’état civil, au sens où elle suppose l’apparition de la notion d’utile commun. Si dans l’état de nature il n’y a rien de licite ou d’illicite et donc rien qui ne soit proprement interdit (est bon ou mauvais ce que chacun décide en fonction de sa propre complexion{238}, c’est le jus vivendi ex suo ingenio), le bien et le mal, le péché et le salut n’apparaissent qu’avec l’État. La loi définit alors ce que chacun peut ou ne peut pas faire relativement au droit et au consentement communs. C’est donc la puissance collective et donc aussi bien le conatus de la cité qui fait le droit. La justice (attribuer à chacun le sien) ne saurait ainsi apparaître qu’avec la cité, puisque la loi commune détermine ce qui appartient à chacun et fait respecter de par sa puissance propre ce partage. Dans la nature, au contraire, tout est à tous, puisque le droit n’est jamais que l’expression de la puissance de l’individu. Ainsi « on ne peut en aucune façon concevoir que la règle de la Cité permette à chaque citoyen de vivre selon sa propre complexion : ce droit naturel par lequel chacun est juge de lui-même, disparaît donc nécessairement dans l’état civil »{239}. Ce qui ne signifie pas que le droit naturel n’existe plus dans l’état-civil : chacun continue de veiller à sa conservation propre et donc à rechercher ce qui lui est utile, mais cette fois selon une règle de vie commune et sans pouvoir décider par lui-même de ce qui est juste ou injuste. Alors, « il veille à sa propre sécurité et à ses intérêts
suivant sa complexion ». De même, le Droit Civil privé est « la liberté qu’a l’individu de se conserver dans son état, telle qu’elle est déterminée par les édits du pouvoir souverain et maintenue par sa seule autorité »{240}. Les scolies I et II de la proposition XXXVII de l’Éthique IV montrent de même comment s’opère le passage de l’état de nature à l’état civil. Le droit de nature fait que chacun ne songe qu’à suivre la nécessité de sa nature en suivant son propre tempérament et en jugeant du bon ou du mauvais suivant son propre intérêt. Chacun cherche alors à conserver ce qu’il aime et à détruire ce qu’il déteste. Aussi les hommes se montrent-ils contraires les uns aux autres : le heurt des passions naturelles nourrit la discorde. Mais le besoin d’aide mutuelle, d’assurance et de confiance engendre la nécessité d’une règle de vie commune et l’apparition d’un droit de la Cité définissant le juste et l’injuste. Le conatus de la Cité se substitue alors aux heurts destructeurs des conatus individuels. Car la société se donne « le pouvoir de se conserver » en opposant les lois et les menaces aux affects des hommes. Ainsi naît la justice commune ou la volonté d’attribuer à chacun le sien. Vivre pour l’homme, c’est bien vivre en commun, selon le droit de la cité et la détermination politique de l’utile commun. Dans le domaine de la foi, Spinoza défend la liberté de pensée et d’interprétation dans son Traité théologico-politique : « Je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses œuvres seulement »{241}. À chacun donc de définir ses opinions religieuses selon son ingenium propre, puisque ce qui suscite le rire de l’un et l’objet du plus grand respect de l’autre. Le rapport individuel à la religion est ainsi rapporté à la complexion singulière de chaque individu dans une lecture matérialiste{242}. Tout homme vivant sous la conduite de la raison ne peut en conséquence que chercher à se placer sous une règle de vie commune, ce en quoi il ne fait encore que rechercher son utile propre : l’unique objet des lois de la raison humaine est « l’utilité véritable et la conservation des hommes »{243}. Ainsi, le conatus continue à produire ses effets, mais sous un régime neuf, celui de l’état civil. Spinoza remarque que dans l’état civil il ne saurait être question de se dessaisir de sa faculté de juger, de porter témoignage contre soi, de ne pas chercher à éviter la mort ou bien d’aller soi-même au supplice (§ 8, chapitre 3 du Traité politique). La loi commune ne saurait aller contre la nécessité du conatus et la recherche individuelle de l’utile propre. De
telle sorte que le pouvoir de la cité admet une limite qui est celle de la conservation de soi de l’individu. Car personne ne peut être contraint à être ennemi de soi ou à se détruire, puisque cela serait contraire à la nature humaine (chap. 4, § 5). L’adhésion à soi du vivant constitue ainsi une limite absolue du politique. Le pouvoir de la Cité est de la sorte rapporté en dernière instance à la puissance vitale de l’individu et de la multitude. Le concept spinoziste fondamental d’indignation montre comment la Cité peut être amenée à se dissoudre si une telle limite est franchie{244}. La puissance vitale, de l’individu ou de la multitude, est bien constituante. Aussi aucune loi civile ne peut-elle porter atteinte à ce principe fondamental de la conservation du vivant, sauf à aboutir au moment où la crainte commune se transforme en révolte. Mais la relation des États entre eux relève à son tour de l’état de nature. Deux cités sont naturellement ennemies, dit Spinoza, comme deux hommes à l’état de nature. L’antagonisme des puissances est donc inévitable, chaque conatus collectif se heurtant nécessairement aux autres. Aussi un traité de paix ne peut-il exister que tant que la crainte d’un mal ou l’espoir d’un profit sont présents. La paix est un état positif et non la simple absence de guerre. Elle est vertu et force d’âme et non simple inertie des sujets. Spinoza instruit une virulente critique de Hobbes et plus généralement des absolutismes ou des despotismes (en ayant sans doute en vue les figures politiques de son temps, Guillaume d’Orange et Louis XIV). Il ne cesse de mettre en garde contre le danger de la tyrannie : supprimer un tyran, ce n’est pas faire disparaître les causes de la tyrannie. S’en remettre pour son salut à un seul homme, à un sauveur providentiel est bien dangereux. On risque de perdre sans retour la liberté qu’on croyait avoir cédée pour un moment seulement. Soumettre une population, c’est la condamner à l’inertie, sans qu’elle puisse affirmer sa puissance d’être et de vie. « Sur une population libre l’espoir exerce plus d’influence que la crainte ; sur une popu-lation soumise par la force au contraire, c’est la crainte qui est le grand mobile, non l’espérance. De la première, on peut dire qu’elle a le culte de la vie, de la seconde qu’elle cherche seule-ment à échapper à la mort : celle-là, dis-je, s’efforce à vivre par elle-même, celle-ci reçoit par contrainte la loi du vainqueur »{245}. Il y a ainsi deux régimes affectifs bien distincts selon que l’on parle d’une population libre (dominante : l’espoir) ou soumise (dominante : la crainte). L’une est dans le négatif : échapper à la mort ou au mal ; l’autre dans le positif d’une affirmation de la vie et de sa
puissance propre. Dans un despotisme, on cherche à échapper à la mort ; dans un régime politique libre, on a le culte de la vie. Pulsion de mort d’un côté, affirmation de la vie de l’autre. De la même façon que le conatus individuel doit, selon Spinoza, chercher à affirmer la vie en lui et non fuir la mort, le conatus collectif doit ontologiquement affirmer sa puissance d’être. La peur du mal n’est pas l’affirmation du bien. L’affirmation de la santé n’équivaut pas à la peur de la maladie, de même que cultiver la vie, ce n’est pas chercher simplement à éviter la mort. Il y a bien ici une ontologie de la puissance de vie qui vaut aussi bien pour l’éthique que pour la politique. La vie connaît des degrés de puissance, d’affirmation intensive et quantitative de sa puissance d’être. Un peuple soumis vit d’une vie végétative, réduite à l’entretien de ses fonctions physiologiques : « Quand nous disons que l’État le meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, j’entends qu’ils vivent d’une vie proprement humaine, d’une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l’accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux, mais principalement par la raison, la vertu de l’âme et la vie vraie »{246}. Le despotisme réduit le peuple au degré le plus bas de la vie commune, c’est-à-dire à l’entretien purement animal de la vie dans la reproduction du même. Ce qui est donc manqué alors, c’est la vie vraie, dans la réduction du bios humain à la zoê animale. Qu’est-ce qui peut augmenter ma puissance de vie et celle des autres ? Telle est la question spinoziste centrale, à la fois éthique et politique. La politique, en particulier dans le cas de l’absolutisme ou du despotisme, relève donc d’une critique pleinement ontologique. Ainsi, « les hommes doués de raison n’abandonnent jamais leur droit à ce point qu’ils cessent d’être des hommes et deviennent tels qu’un bétail »{247}. De même, le Traité théologico-politique montre que les préjugés engendrés par la superstition religieuse et monarchique « réduisent des hommes raisonnables à l’état de bêtes brutes »{248}. Supprimer la liberté de jugement, celle qui permet de distinguer le vrai du faux, c’est obliger le peuple à vivre d’une vie animale. Le bios suppose la possibilité d’une vie selon la raison dans laquelle soit préservée la lumière naturelle de l’entendement. La monarchie, avec sa technologie politique qui lui permet de gouverner la multitude par la crainte en manipulant les opinions religieuses et politiques, court ainsi toujours le risque de rabattre la vie humaine sur la vie animale nue. Spinoza évoque la nécessité de remédier au mal qui peut affecter un État pour le ramener à ses principes fondamentaux. Ce remède fonctionne alors
comme un véritable traitement médical, dans la mesure où le corps politique [imperii corpus] est comparable à un corps humain. La métaphore médicale est reprise de Machiavel et de ses Discorsi : « La première cause possible de la dissolution [de l’État aristocratique] est celle qu’observe le très pénétrant Florentin (Machiavel) dans son premier discours sur le troisième livre de Tite-Live : dans un État, tous les jours, comme dans le corps humain, il y a certains éléments qui s’adjoignent aux autres et dont la présence requiert de temps à autre un traitement médical{249} ; il est donc nécessaire, dit-il, que parfois une intervention ramène l’État aux principes sur lesquels il est fondé. Si cette intervention fait défaut, le mal ira en croissant à ce point qu’il ne pourra plus être supprimé, sinon par la suppression de l’État lui-même »{250}. Il faut donc, dit Spinoza, appliquer « le remède [remedium{251}] convenable », porter « remède au mal » et « appliquer des remèdes s’accordant avec sa nature [l’État] ». Il y a donc un rapport des parties internes à l’État, comparable à celui qu’enveloppe tout corps humain. Et le corps politique a besoin d’un traitement médical, tout comme le corps de l’homme, quand ce rapport est modifié, par exemple par l’ajout d’éléments extérieurs. Il est lui-même sujet à la corruption et à la dissolution par la destruction du rapport de parties qui le compose. En somme, il s’agit d’une médecine de l’État qui doit appliquer le remède à temps, comme pour l’individu. Le facteur temps est décisif : agir à contretemps, ou trop tard, en laissant échapper le kairos, c’est laisser libre cours au mal. Prendre soin du conatus collectif, avoir le culte de la vie, augmenter la puissance d’être de chaque individu et du collectif tels sont les enjeux politiques fondamentaux pour Spinoza. La politique n’est ainsi qu’une thérapeutique du corps de la cité, veillant à lui trouver le régime de vie le plus adéquat et à éviter sa dissolution et sa mort. Spinoza connaissait Juste Lipse et sa célèbre formule ure, seca [brûle, coupe] : comme le médecin doit user de tous les moyens pour guérir le malade, l’homme politique doit user de la force pour maintenir la cohésion de l’État. Il réinvestit ici l’analogie médicale, mais en cherchant à produire des effets conceptuels et politiques différents du néo-stoïcisme de Juste Lipse. L’imagination théologico-politique et la complexion physique
Prendre soin de la cité, c’est aussi bien comprendre les ressorts profonds de la superstition religieuse et, plus généralement de l’appareil d’obéissance que la monarchie a su mettre en place. Le génie de Spinoza est d’avoir compris comment ce que nous appellerions aujourd’hui une idéologie religieuse ou politique peut se mettre en place. Gouverner la multitude suppose en effet de manipuler ses opinions en constituant tout un imaginaire superstitieux. Le Traité théologico-politique offre en ce sens une lecture généalogique rigoureuse de cet imaginaire de la servitude. Ainsi, une véritable illusion d’optique fait confondre l’image des rois avec celle de Dieu. Cependant pour libérer les hommes, il faut aussi pouvoir séparer la foi de la crédulité. Cela suppose de proposer une méthode d’interprétation rigoureuse des écritures comme Spinoza le fait dans son traité. Spinoza va en premier lieu proposer une lecture originale de la connaissance prophétique. Comment comprendre les différentes prophéties révélées dans les écritures ? Ce qui singularise le prophète, c’est la vivacité de son imagination : « Nous affirmons donc que, sauf le Christ, personne n’a reçu de révélation de Dieu sans le secours de l’imagination, c’est-à-dire sans le secours de paroles et d’images, et en conséquence que, pour prophétiser, point n’est besoin d’une pensée plus parfaite, mais d’une imagination plus vive »{252}. Ce n’est pas une connaissance d’entendement que dispense le prophète mais une parole d’imagination. Son imagination exaltée ne peut ainsi que frapper l’imagination des masses. Si les hommes leur attribuent l’esprit de Dieu, c’est précisément qu’ils ignorent les causes de cette imagination prophétique. Fondamentalement, l’imagination superstitieuse est ignorance des causes. « On voit, par suite, pourquoi les Prophètes ont presque toujours perçu et enseigné toutes choses sous forme de paraboles et d’énigmes et pourquoi ils ont donné des choses spirituelles une expression corporelle : tout cela s’accorde mieux avec la nature de l’imagination »{253}. La révélation prophétique monnaye sous des espèces corporelles ce qui relève du spirituel, car le corps et le tempérament du prophète jouent un rôle décisif dans l’inspiration prophétique. Ce qui caractérise les prophètes, c’est donc la vivacité particulière de leur imagination. C’est aussi le tempérament corporel spécifique qui est le leur : « la révélation même différait, comme nous l’avons dit, dans chaque Prophète suivant la disposition de son tempérament corporel [dispositione temperamenti corporis], de son imagination et en rapport avec les opinions
qu’il avait embrassées auparavant »{254}. À prophète hilare, une prophétie joyeuse, à prophète triste et pris par le dégoût de la vie, comme Jérémie, l’annonce de quantité de maux et de calamités. La prophétie témoigne ainsi de la prégnance du corps et du tempérament singulier de chacun, de son idiosyncrasie. Il y a toute une physiologie médicale des prophètes qui, articulée à une psychologie fine, permet de dresser une sorte de typologie des prophètes. On le voit, la révélation prophétique n’a rien à voir avec l’entendement. Aussi ne dispense-t-elle aucun savoir philosophique. Elle est d’abord d’imagination et d’une imagination qui enveloppe toute une sédimentation des expériences du corps accumulées par chacun. Cette mémoire du corps enveloppe toutes les rencontres faites depuis le début de la vie ainsi que les affections ressenties, ensemble qui forme l’ingenium ou le tempérament de chacun. Et c’est ce tempérament singulier qui transparaît dans la prophétie de tel ou tel. Il est à noter que Spinoza rapporte le complexe passionnel propre à chacun au corps et à ses dispositions. La diversité des individus est rapportée à leurs déterminations corporelles singulières{255}, c’est-à-dire à leurs tempéraments et au jeu particulier de leurs humeurs (tempérament mélancolique ou sanguin, etc.). À la limite, la prophétie enveloppe un jeu particulier du corps et de ses humeurs qui peut se révéler proche de l’hallucination. La notion de complexion vaut pour l’individu, mais aussi bien pour le peuple ou la nation. Ainsi Moïse demande un secours particulier de Dieu, car il connaît la complexion particulière de son peuple, en l’espèce son caractère insoumis{256}. Et « pour former et conserver une société toutefois, une complexion et une vigilance peu ordinaires sont requises »{257}. Conserver son peuple, donc aller dans le sens de son conatus, c’est s’adapter à sa complexion propre. C’est d’ailleurs le propre de la prudence que de savoir s’adapter à la complexion des autres et de la masse{258}. Spinoza avoue une inquiétude constante en ce qui touche à la versatilité de la multitude : « Qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude est près de désespérer d’elle », car la multitude, sous l’œil médical de la clinique des affects humains, est gouvernée non par la raison mais par les affects{259}. Chacun veut gouverner les autres selon sa propre complexion. S’il faut s’adapter à la diversité des complexions, la liberté de philosopher doit être défendue, car elle se révèle alors favorable à la piété (comme elle l’est aussi bien pour la paix civile). L’argument physiologique de la complexion joue un rôle majeur dans le travail conceptuel pour
légitimer la liberté de conscience en matière religieuse. Spinoza est l’un des premiers à construire ce concept de liberté de conscience au sens où on l’entend encore aujourd’hui. Démocratie et vie substantielle de la cité La politique est ainsi destinée à permettre aux conatus individuels de se coaliser en augmentant de manière réciproque leur puissance propre dans un processus unitaire. Car deux individus joignant leurs forces forment un individu qui est deux fois plus puissant. Tous les Esprits et tous les Corps doivent ainsi chercher à composer un seul Esprit et un seul Corps, dans la recherche de la conservation commune et de l’utilité de tous (scolie de la prop. XVIII, Éth. IV) : il s’agit de produire la plus grande puissance d’exister individuelle et collective. Un régime politique sera donc évalué uniquement à l’aune de ce critère de la puissance de vie. Chaque changement institutionnel devant promouvoir plus de rationalité et plus de puissance de vie. C’est en somme toute la vie substantielle de la cité qu’il s’agit d’intensifier{260} et de promouvoir à mesure que le conatus collectif y trouvera son expansion maximale. Quel régime politique est le plus favorable au conatus ? Quelle constitution des pouvoirs publics est le plus conforme au désir de persévérer dans l’être ? Assurément, celle qui favorise la paix et la concorde. En ce sens, la démocratie est bien le régime absolu, celui qui intensifie le plus la vie substantielle de la cité. La paix et la concorde{261} permettent de composer davantage de rapports et d’intégrer ceux-ci à des rapports plus vastes, comme si toute la vie substantielle de la cité s’accroissait dans le même temps. Individualité et communauté sont décidément indissociables. Le conatus collectif est alors amené à sa plus grande puissance dans ce que Spinoza nomme parfois un État sain{262}. La démocratie se révèle ainsi le régime qui rejoint le mieux l’état de nature, celui dans lequel les hommes agissent par un commun décret{263}. C’est que Spinoza ne fait nullement l’apologie d’une quelconque expérience mystique du sage supposé se retrancher de la masse pour accéder à une béatitude qui n’appartiendrait qu’à lui. Le conatus individuel ne peut que s’inscrire dans le conatus collectif, de même que l’individualité de chacun doit se composer avec d’autres pour former des rapports plus vastes. D’un autre côté, il est non moins clair que l’ascèse que s’impose le
sage ne peut concerner tous les hommes. Il y aura donc deux cheminements possibles vers davantage de rationalité et davantage de puissance, adaptés à la vie du sage ou bien à la vie de la foule. Il y a un réalisme naturaliste de Spinoza : l’État est souverain dans la mesure où il n’est défini par rien d’autre que par sa puissance propre et son désir de l’affirmer. Le refus spinoziste de tout arrière-monde idéaliste ou théologique suit de cette lecture immanente du réel : il n’y a de souveraineté que du désir, comme fait absolument premier, à la fois pour l’individu et pour la cité. Seul compte ce mouvement immanent au réel qui fait que chaque être aspire à accroître sa puissance de vivre. Le seul fait d’exister, qui est le point de départ de la philosophie éthique aussi bien que politique, enveloppe un désir d’affirmation. Et la seule question qui vaille est celle de savoir quelle est la forme optimale de vie [optima ratio vivendi], celle qui donne la plus grande jouissance de l’être [fruitio essendi] qui soit, dans ce que Spinoza nomme la « vie vraie ». Aussi faut-il diriger ce désir d’affirmation de l’existence dans la bonne direction, celle qui ne confond pas l’utile imaginaire avec l’utile réel pour l’individu ou pour la Cité. Ce réalisme politique fait place aussi bien au pouvoir du souverain qu’à la puissance de la multitude ou de l’individu. Le droit de la puissance de l’individu, c’est aussi l’affirmation, irréductible, d’un minimum de pensée individuelle. Si le pouvoir du souverain est tenté de légiférer et de contrôler jusqu’aux âmes, il ne peut faire que l’individu abandonne totalement son pouvoir de juger par lui-même du vrai ou du faux et le libre usage de sa raison. Les hommes jugeront toujours de par leur complexion propre. C’est comme si un minimum incompressible d’affirmation de la puissance vitale se faisait jour en l’individu, qu’aucun pouvoir ne saura absolument contraindre ou éradiquer. Aussi la fin de l’État n’est-elle pas de transformer des êtres raisonnables en bêtes brutes ou en automates{264}. Il y a quelque chose dans la vie qui résiste au pouvoir, dans une affirmation de la vie par laquelle celle-ci fait échec à toutes les formes de son assujettissement. Et cette affirmation est celle de la vie vraie, selon la raison, irréductible à une vie seulement physiologique ou animale comme l’espère la souveraineté si elle se veut absolue. La politique de Spinoza est bien une politique de la vie.
VIII LA BÉATITUDE OU LA GRANDE SANTÉ DE L’ÂME
COMME mode, notre existence se déroule dans la durée, tandis que la compréhension de notre appartenance à la durée infinie nous fait faire en quelque manière l’expérience de l’éternité. Car la distinction du mode et de la substance est aussi bien celle de la durée et de l’éternité, comme le souligne la fameuse lettre de Spinoza à Louis Meyer : « Sous le concept de Durée nous ne pouvons concevoir que l’existence des modes, tandis que celle de la Substance est conçue comme Éternité, c’est-à-dire comme une jouissance infinie de l’existence ou de l’être »{265}. Sous le rapport de la durée, de ce que nous sommes des modes et donc des effets, notre jouissance ne saurait être que finie et limitée. Mais notre appartenance à la Substance infinie, nous rapporte à l’éternité et à ce qui représente une jouissance infinie de l’être. Ainsi, la substance éternelle appelle une jouissance infinie de l’être{266}. La cause absolue de soi enveloppe dans sa plénitude d’être une joie infinie. Qu’est-ce ainsi que la substance, sinon une joie infinie, la plus grande jouissance possible portée à l’infini, comme le sont les deux attributs de la Pensée et de l’Étendue ? La vie de l’esprit Le temps n’est qu’une manière de penser, dit Spinoza, c’est-à-dire d’imaginer, là où l’entendement seul peut nous rapporter à l’éternité. L’expérience du mode est forcément temporelle, en tant qu’effet de
l’imagination. Mais il nous est possible de ressentir qu’en quelque manière nous sommes éternels. « Le fruit que j’ai retiré de mon pouvoir naturel de connaître, sans l’avoir jamais trouvé une seule fois en défaut, a fait de moi un homme heureux. J’en jouis, en effet, et tâche à traverser la vie non dans la tristesse et les pleurs, mais dans la tranquillité d’âme, la joie et la gaieté, et m’élève ainsi d’un degré », dit magnifiquement Spinoza à son correspondant Guillaume de Blyenbergh{267}. Il y a bien une jouissance de la connaissance, le concept se révélant inséparable de l’affect. « Celui-là donc est nécessairement le plus parfait et participe le plus à la souveraine béatitude, qui aime par-dessus tout la connaissance intellectuelle de Dieu, c’est-à-dire de l’être tout parfait, et en tire le plus de délectation »{268}. La connaissance intellectuelle de Dieu est donc délectation. Spinoza cite longuement Salomon dans le chapitre 4 du Traité théologico-politique, en particulier en ce qu’il appelle l’entendement humain « une fontaine de vie vraie » ou « une source de vie », de sorte que le fruit de l’entendement est la seule vie vraie{269}. Il y a ainsi, on l’a vu, une source hébraïque importante dans la théorie spinoziste de la vie. La vie humaine la plus achevée, la plus parfaite, celle qui fait accéder au plus haut degré d’être et à la plus grande puissance de vie, c’est donc la vie selon l’intellect, seule vie vraie. Cultiver l’entendement, c’est aussi le mieux pourvoir à sa propre conservation{270}. La vraie vie, celle de l’intellect non séparé, on l’a vu, de l’affect et de la culture des dispositions du corps, coïncide pleinement avec l’utile réel que chacun doit rechercher. Spinoza se souvient sans doute d’Épicure et de ses Sentences vaticanes [27], associant le plaisir au fait d’apprendre. Mais dès le Court traité Spinoza avait assigné clairement à l’éthique une finalité thérapeutique, dans le cadre de la recherche de la vie vraie et de la santé de l’âme. Ce qui est en jeu, comme l’indique le sous-titre de l’œuvre, c’est bien la santé de l’âme [De Dieu, de l’homme et de la santé de son âme{271}]. Le terme néerlandais utilisé prête à discussion : Welstand. Appuhn traduit par santé, qu’il rapporte à valetudo. C’est bien le sens littéral du terme (bien-être), confirmé par tous les dictionnaires courants, que d’autres traducteurs (Caillois et M. Francès dans l’édition de la Pléiade) choisissent de traduire par « état bienheureux » ou encore par félicité (Sylvain Zac) ou bien enfin par béatitude (beatitudo){272}. Or il semble que la traduction d’Appuhn ne renonce pas au sens médical qu’enveloppe ce terme. Le débat engagé par les traducteurs montre que les deux significations sont en fait
indissociables, ce qui est conforme à la pensée de Spinoza. Si l’on ne peut dissocier la culture des aptitudes de l’âme de celles du corps en vertu du parallélisme, la béatitude de l’âme enveloppe aussi bien la santé du corps et celle de l’esprit. Plus encore, santé et félicité sont intimement liées dans la pensée de Spinoza. Le court texte porté en préface insiste sur l’usage collectif du texte préconisé par le cercle de disciples et d’amis formé autour de Spinoza. Il est en effet destiné « à l’usage des amis de la vérité » pour « l’entraide en vue de la santé de l’âme »{273}. Et il s’agit bien de « guérir enfin ceux qui sont malades en leur entendement ». Le soin de l’âme engagé ici suppose un véritable travail collectif de lecture, de commentaire et de méditation des disciples autour du texte de Spinoza. On retrouvera plus tard, on l’a vu, la nécessité de guérir un entendement malade en le purifiant dans le Traité de la Réforme de l’entendement et la recherche de la béatitude ou de la grande santé de l’âme dans l’Éthique. Notons que cette préface file constamment la métaphore thérapeutique. Par ailleurs, le sommaire donné au Court Traité souligne le fait que Spinoza a montré « en quoi consiste la santé d’âme d’un homme parfait »{274}. Préface et sommaire usent ainsi d’abondance de la notion de santé de l’âme. Le corps même du texte revient régulièrement sur la nécessité de rechercher les conditions de la santé de l’âme : « Sachant maintenant ce qu’est le Bien et le Mal, la Vérité et la Fausseté, comme aussi en quoi consiste la santé d’âme d’un homme parfait, il sera temps d’en venir à l’étude de nous-mêmes et de voir une fois si c’est par libre volonté ou en vertu d’une nécessité que nous arrivons à un tel état de santé »{275} [chapitre XVI, deuxième partie]. « Nous voyons donc que l’homme comme étant une partie de l’ensemble de la Nature, de laquelle il dépend et par laquelle il est aussi gouverné, ne peut rien faire de lui-même pour son salut et la santé de son âme » [chap. XVIII, deuxième partie]{276}. Ce que Spinoza congédie ici, c’est la théorie cartésienne du libre-arbitre. La seule forme de liberté qui existe n’est pas exclusive de la nécessité, bien au contraire, puisqu’elle consiste à agir par la seule nécessité de sa nature. L’homme est absolument déterminé par les causes qui l’entourent, de ce qu’il n’est qu’une partie de la nature, effet modal et non substance. Ainsi, rechercher les conditions de son salut, c’est-à-dire aussi bien de la santé de l’âme, procède non d’un librearbitre fictif, mais de la nécessité de notre nature : « De même l’homme, aussi longtemps qu’il est une partie de la Nature, doit suivre les lois de la
Nature, ce qui est le véritable service divin ; et, aussi longtemps qu’il agit ainsi, il se maintient dans sa santé. Si cependant Dieu, pour ainsi parler, voulait que l’homme ne le servît plus, ce serait exactement la même chose que de le dépouiller de sa santé et le détruire, car tout ce qu’il est consiste à servir Dieu »{277}. Ainsi, coïncider avec la substance infinie dans l’amour de Dieu, soit suivre les lois de la nature, est ce que Spinoza nomme le service divin, condition même de la santé de l’âme. Ce que confirme l’entame du chapitre XIX{278} : « Après avoir vu la multiple utilité de la Croyance Droite, nous nous efforcerons de remplir la promesse faite antérieurement ; à savoir de rechercher si, par la connaissance que nous avons acquise de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, de ce qu’est la Vérité et la Fausseté et de ce qu’est d’une manière générale l’utilité de tout cela, si par là, dis-je, nous pouvons parvenir à notre santé, c’est-à-dire à l’Amour de Dieu, en quoi consiste, comme nous l’avons observé, notre souveraine félicité ; et aussi de quelle façon nous pouvons nous délivrer des passions que nous avons reconnues mauvaises ». On le voit, tout le Court traité est gouverné par la recherche de l’utile propre qui coïncide au final, dans sa forme achevée, avec l’amour de Dieu réalisant pleinement la santé de l’âme. C’est ce programme dont l’Éthique sera la réalisation. Vers la guérison spirituelle : amour de Dieu et santé de l’âme Et de fait Spinoza achève son Éthique en montrant à son lecteur ce que peut être véritablement la santé de l’âme. À partir de la proposition X et jusqu’à la proposition XX de la dernière partie, en effet, Spinoza décrit le bénéfice engendré par la cathartique de l’esprit et l’art du corps qui font l’objet des propositions précédentes. Car le suprême contentement de l’âme réside dans la paix procurée par l’amour intellectuel de Dieu. En effet, l’esprit humain peut rapporter toutes les affections du corps à l’idée de Dieu et le fait de se comprendre soi-même et ses affections consiste proprement à aimer Dieu (propositions XIV et XV). De plus, cet amour envers Dieu doit occuper la plus large part de l’esprit (proposition XVI) et il croît à mesure que nous imaginons plus d’hommes tournés vers le même amour (proposition XX). Ce sentiment cosmique de la totalité passe par une totalisation des hommes dans la recherche d’une amitié commune.
L’amour envers Dieu constitue ainsi l’affect à la fois le plus stable, le plus actif et le plus constant. Il est la forme ultime de la guérison spirituelle de l’homme et la forme la plus haute de paix à laquelle il puisse accéder. À l’amour pour les choses inconstantes qui diminue notre puissance se trouve ainsi substitué un amour envers une chose immuable et éternelle. On entre alors dans un autre registre, celui de la durée de l’esprit en tant qu’il est sans relation au corps. Mais comment faut-il penser cette rupture de la proposition XXI ? Car au modèle résolument médical d’un art du corps accompagnant une cathartique de l’esprit cherchant à remédier aux affects semble ainsi succéder un modèle spirituel dans lequel l’esprit est désormais pensé sans relation aux corps. Semble en témoigner un hiatus entre l’amour envers Dieu (amor erga Deum) et l’amour intellectuel de Dieu (amor intellectualis Dei). Le premier semble être placé dans la continuité du mouvement de l’imagination et de l’affectivité ; le second, être de nature purement intellectuelle. Comment passe-t-on d’une représentation de l’imagination à un concept de la raison ? Dans un cas, l’âme est en relation avec le corps (durante corpore), dans son existence actuelle et sa durée propre et donc aussi bien avec l’imagination ; dans l’autre, l’âme est libérée de toute considération du corps, au moins sur le plan de son existence. C’est un peu comme si à la vie présente, avec un Spinoza fort attentif à la phénoménologie la plus concrète de la vie ordinaire (scolie de la proposition XX), succédait une considération de nature bien différente, celle de la vie éternelle. En effet, il reste quelque chose d’éternel de l’esprit humain et qui donc ne saurait être absolument détruit (proposition XXIII), tout de même qu’il y a en Dieu une Idée exprimant sous une espèce d’éternité l’essence de tel ou tel corps humain (proposition XXII). C’est ce qui, selon l’illustre formulation de Spinoza, fait que nous sentons et avons aussi bien l’expérience que nous sommes éternels{279}. Pourtant, il est clair que l’idée de Dieu est placée dans la continuité d’un mouvement de notre affectivité et de notre imagination. C’est un peu comme s’il y avait une sorte de dynamique expansive de l’une et de l’autre qui, à force de multiplier les images de choses possibles, finissait par pouvoir rapporter tout ce qui arrive à l’idée de la totalité des choses existant nécessairement et aux lois de la nature. Ce qui apparaît alors, c’est la joie de comprendre la nécessité de toutes choses, en remontant de la pluralité des causes à une cause unique, de la multiplicité des images des choses à une
Idée unique. Des idées issues des affections des corps aux idées procédant de la nature de Dieu, la conséquence est bonne. Ainsi, l’amour intellectuel de Dieu fait considérer toutes choses du point de vue de l’éternité, l’âme participant ainsi de l’infinité de Dieu. Nous pensons en tant que nous sommes partie de l’intellect infini de Dieu, tout de même que Dieu est la cause de toutes les idées que nous formons. Alors il semble que se réconcilient l’affectivité et la rationalité en nous, dans un amour non pathétique, non affecté, puisque aussi bien la connaissance du troisième genre suppose les émotions de joie et d’amour. De même, le corps conserve une place décisive, au moins à titre d’essence, puisque Spinoza fait expressément le lien entre la majoration des aptitudes du corps et l’éternité de la plus grande part de l’homme (proposition XXXIX). Si l’esprit est l’idée du corps, le corps comme essence ne peut que participer de notre éternité. Et nous ne pouvons aimer Dieu qu’avec notre corps. L’amour de Dieu se révèle ainsi aussi bien corporel que spirituel, d’abord comme existence actuelle du corps, puis sur le plan de son essence. On ne saurait ainsi libérer l’âme sans le corps et Spinoza fait ici retour à une vision médicale. La santé du corps et la culture de ses aptitudes participent de l’amour de Dieu et la guérison spirituelle est dans le même temps corporelle : l’âme ne saurait être en paix sans le corps. La grande paix de l’âme est aussi bien celle du corps et la béatitude ne suppose en rien que nous soyons désincarnés. Elle a toujours trait à notre condition de vivants, dans laquelle le corps et l’âme sont indissolublement liés. La proposition XXXIX nous paraît constituer le tournant de la dernière partie de l’Éthique : « Qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses, a un Esprit dont la plus grande part est éternelle »{280}. De même, plus nous comprenons de choses et moins nous avons peur de la mort (proposition XXXVIII). Bien penser et bien vivre forment ainsi le meilleur remède contre la mort. La clarté et la distinction de l’esprit rendent d’autant moins nuisible l’idée de la mort, qui ne parvient plus alors à empoisonner notre âme. Plus que jamais, il apparaît ici que la philosophie est une méditation non de la mort mais bien de la vie. Le scolie de la proposition XXXIX articule nettement la culture des aptitudes du corps, l’éternité de la plus grande part du corps et une peur de la mort quasi absente. Spinoza nous enjoint en quelque manière de considérer notre corps spirituellement et notre esprit corporellement, dans le but de dépasser le dualisme traditionnel qui les oppose et la valorisation spiritualiste attachée à l’esprit.
Ainsi, parcourir l’essentiel de la vie dans un corps et un esprit sains est ce que l’on peut communément nommer le bonheur. Spinoza va jusqu’à dire que la détermination de l’utile et de la règle de vie correcte a pu être achevée sans la considération de la question de l’éternité de l’esprit (démonstration de l’avant-dernière proposition de l’Éthique). Il est fait ainsi retour à une éthique très humaine de la vie présente des hommes. Il est également à noter que Spinoza compare le vulgaire qui préfèrerait une vie de lubricité, si aucun châtiment ni vie éternelle ne l’attendent au-delà de la mort, à l’insensé qui choisirait de s’intoxiquer de poisons et de choses mortifères s’il ne pouvait nourrir son corps de bons aliments dans l’éternité. On retrouve ici, à la fin de l’Éthique, le modèle de l’intoxication et de l’aliment dont nous avons montré l’importance dans le cadre de la diététique spinoziste. Le bénéfice thérapeutique le plus haut de tout le mouvement entrepris par l’éthique spinoziste réside dans cette paix de l’âme qu’engendre le troisième genre de connaissance (acquiescentia, de quies, la paix), ainsi que l’indique la proposition XXVII. Comme le montre le scolie de la proposition XXXI, plus on est conscient de soi et de Dieu, plus on est parfait et bienheureux. C’est même, dit Spinoza, une source de délectation : tout ce qui procède du troisième genre de connaissance nous donne du plaisir (delectamur, proposition XXXII). De telle sorte que la béatitude (beatitudo) est la joie engendrée par la perfection même de l’esprit (scolie de la proposition XXXIII). Paix, joie qui accompagne l’idée de soi (laetitia), jouissance (gaudere), délectation, sont les maîtres mots du final de l’Éthique. Et la proposition ultime de l’éthique spinoziste se clôt, ce n’est pas un hasard, sur la béatitude qui n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même, équivalence sur laquelle Spinoza fonde une expérience de jouissance (gaudere). La béatitude spinoziste est bien une expérience essentielle de jouissance. Et la paix du sage vient ainsi s’opposer à l’agitation stérile de l’ignorant que nous ne cessons jamais d’être tout à fait.
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{1} J.-T. Desanti le remarque bien : « C’est bien l’entendement (intellectus) qui se trouve ici installé au cœur de l’infini comme foyer éternellement productif des idées. L’idée de Dieu n’est plus seulement un contenu de pensée que je découvre en l’âme. Mais bien davantage le point de réflexion, au sein de l’attribut infini nommé pensée, de l’infinité de la substance ellemême. Voilà ce que signifie le commencement a Deo. La possibilité du savoir humain se trouve inscrite dans l’indivisible et infinie productivité de la substance. L’idée adéquate ne laisse aucun résidu », Le philosophe et les pouvoirs et autres dialogues, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2008, p. 64. Le processus de la connaissance n’est donc astreint à aucune enquête sur ses conditions a priori. De même, la raison a quelque chose d’absolu, de sorte que la totalité du réel est pleinement intelligible. On est bien ici aux antipodes d’une philosophie de type critique sur le modèle kantien : ou Spinoza ou Kant… {2} Sur ces questions abondamment analysées par les commentateurs, voir le beau petit livre de Paolo Cristofolini, Spinoza, Chemins dans l’« Éthique », P.U.F., Philosophies n° 69, 1998 [1996], pp. 15 et 32. L’auteur invite chaque lecteur à s’approprier l’œuvre de Spinoza en élaborant ses propres chemins de lecture et aussi bien de vie. De fait, nous proposons ici un chemin parmi d’autres dans la vaste cartographie conceptuelle de la philosophie de Spinoza, celui d’une médecine de l’âme et du corps. La métaphore du chemin est intéressante, car elle interdit de réduire la complexité de la pensée de Spinoza à un seul de ces chemins et donc à un fil conducteur unique. {3} Lettre à Schuller du 29 juillet 1675. {4} Il s’agit ici de la Préface de la 4e partie de l’Éthique. Voir le commentaire de P. Macherey qui constitue un guide sûr, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La première partie, La nature des choses, P.U.F., 2001 [1998], p. 13 et note 1. {5} Dans la lettre XLIII à J. Osten, Spinoza montre qu’il y a peu de différence entre le Deus sive natura et l’identification de Dieu à l’univers (Universum esse deum) : « Je ne demande pas ici pourquoi c’est tout un ou peu différent de juger que tout découle nécessairement de la nature de Dieu
et d’identifier Dieu à l’univers », in Œuvres 4, Traité politique, Lettres, cité désormais Lettres, p. 274. La différence est celle précisément de la nature naturante et de la nature naturée. Mais ceci ne permet pas d’identifier purement et simplement Dieu à la nature. « Toutefois croire, comme le font quelques-uns uns, que le Traité théologico-politique se fonde sur ce principe que Dieu et la nature (par où l’on entend une certaine masse ou matière corporelle) sont une seule et même chose, c’est se tromper complètement », Lettre LXXIII à Henri Oldenburg, Lettres, p. 335. Car Dieu s’exprime aussi bien dans l’attribut Pensée et on ne saurait ainsi le réduire à la matière corporelle. La même lettre montre que Dieu est cause immanente et non transitive de toutes choses qui se meuvent ainsi en Dieu. {6} Lettre XXXII, Lettres, pp. 237-238. {7} Lettre VI, Lettres, p. 143. Dans cette même lettre Spinoza montre bien qu’il réaménage la ligne de séparation entre les attributs de Dieu et les choses créés et ce contre les auteurs de la tradition. {8} Comme le note Pierre Macherey, le terme immanens n’intervient que deux fois, dans la proposition XVIII du de Deo, pour mettre en évidence la permanence d’un principe causal infini (Dieu) dans les choses, op. cit., p. 149. {9} Antonio Negri montre l’existence d’une anomalie hollandaise, au sens où la Hollande a vécu une parenthèse historique et une phase d’expansion économique qui l’ont préservée un certain temps de la crise baroque propre au 17ème siècle. La fraîcheur de l’humanisme renaissant est ainsi restée intacte dans la Hollande du Siècle d’or : cf. L’anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza, Éditions Amsterdam, 2007, pp. 42-43. La pensée de Spinoza resterait marquée, au moins dans sa première phase, par cette pensée de la Renaissance qu’elle subvertirait radicalement dans une grande pensée matérialiste de l’être comme surface, plénitude, positivité, dans l’infinie productivité des choses singulières. Telle serait l’anomalie sauvage de Spinoza. Si l’idée d’une anomie spinoziste est séduisante, cette lecture matérialiste reste problématique dans ses excès, au vu des textes euxmêmes. Par ailleurs, l’auteur récuse toute idée de thérapeutique spinoziste [p. 238, note 25], sans guère fournir d’arguments, hormis l’absence
d’individualisme chez Spinoza. Mais, nous semble-t-il, il y a une réflexion politique chez Spinoza, d’inspiration médicale ou physiologique (voir plus loin notre chapitre VII). {10} Lettre XLV, Gebhardt, Spinoza Opera, Heidelberg, 1924, vol. 4, p. 231. Le terme n’est pas reproduit dans l’édition de la Pléiade ni dans celle d’Appuhn en GF. La dernière édition en date de la correspondance de Spinoza comporte cette lettre s’achevant sur ces mots : « À Monsieur Spinoza Médecin très célèbre et philosophe très profond par couvert à Amsterdam » in Spinoza, Correspondance, GF, 2010, traduction et présentation de Maxime Rovere, Lettre 45, p. 277 (cité désormais Correspondance, Rovere). {11} Voir Jean Préposiet, Spinoza (1632-1677), Éditions Tallandier, 2007, p. 47 et suivantes. Prado avait obtenu un emploi de médecin personnel de l’archevêque de Séville, nommé membre du collège des cardinaux à Rome, Domingo Pimental, ce qui lui permit de quitter l’Espagne sous le contrôle de l’Inquisition pour ensuite venir à Amsterdam. Cf. également Steven Nadler, Spinoza, Une vie, Bayard, 2003, p. 172. {12} Spinoza dans les Pays néerlandais de la seconde moitié du XVIIe siècle, Première partie, Librairie Félix Alcan, 1937, p. 126. {13} Henri Meschonnic, Spinoza Poème de la pensée, MaisonneuveLarose, 2002, p. 90. Le maximum d’affect et le maximum du concept coïncident. Il y a bien en ce sens une délectation dans le troisième genre de connaissance, soit une jouissance infinie d’exister, op. cit., p. 103. L’éternité enveloppe une plénitude d’existence, sur laquelle nous reviendrons. {14} Moïse Maïmonide, Le guide des égarés, Éditions Verdier, collection. « Les dix paroles », 1979, p. 95. {15} Lucas, La vie de M. Benoît de Spinoza, in Spinoza, Éthique, Points Seuil, 1999, p. 606. {16} Soit la distinction entre HaY et HéY, in Abrégé de grammaire hébraïque, Paris, Vrin, 2006, trad. Joël Askénazi et Jocelyne Askénazi-
Gerson, pp. 27 et 85. Spinoza est un grand penseur du langage et des effets conceptuels de la grammaire. {17} Moïse Maïmonide, Le livre de la connaissance, Quadrige / PUF, 1990, pp. 116-117. {18} Maïmonide, Le livre de la connaissance, op. cit., p. 126. {19} Maïmonide, Traité des huit chapitres, op. cit., p. 651. {20} Maïmonide note en ce sens que le disciple des Sages ne sera pas autorisé à résider dans une ville ne comportant pas dix éléments fondamentaux, dont un médecin, un chirurgien, un établissement de bains. Notons aussi la nécessité d’y trouver aussi, outre une synagogue, un maître élémentaire, Le livre de la connaissance, op. cit., p. 136. Le soin médical et l’éducation jouent, on le sait, un rôle fondamental dans la culture juive. {21} Maïmonide, Traité des huit chapitres, op. cit., p. 661. {22} Ibid. {23} Traité des huit chapitres, op. cit., p. 655. La catégorie de l’utile propre est fondamentale chez Maïmonide, aussi bien que chez Spinoza. {24} Traité des huit chapitres, op. cit., p. 663. Il y a une grande proximité des formulations de Maïmonide et de Spinoza, qui critique par ailleurs sa méthode d’exégèse de l’Écriture au chapitre VII du Traité Théologicopolitique. {25} Rembrandt a vécu dans le quartier juif d’Amsterdam. Il est bien possible que Spinoza l’ait rencontré, mais nous n’en avons aucune preuve. Le portrait de David dans le tableau de Rembrandt Saul et David aurait, selon la tradition, été inspiré par Spinoza lui-même. Spinoza dessinait, si on en croit du moins son biographe Colerus, et il serait l’auteur d’un pécheur napolitain et chef de rebelles qui serait un autoportrait. Que Spinoza ait fait le portrait d’un chef de rebelles n’est pas un hasard. Colerus dit avoir eu entre les mains un livre entier de portraits à l’encre et au charbon. On sait
aussi que Spinoza a vécu chez des peintres, Daniel Tijdeman à Voorburg et Hendryk van der Spyck à La Haye. Pour une comparaison entre l’univers pictural de Vermeer et l’univers philosophique de Spinoza, cf. Pontus Hulten, Vermeer et Spinoza, L’Échoppe, 2002. Esthétique ou optique, mathématique bien sûr, médecine enfin, il y a plusieurs clés pour accéder à la pensée de Spinoza. {26} Voir Meinsma, Spinoza et son cercle, Vrin, 2006, p. 140. {27} Id. p. 134, note b. Un chant de louanges de l’époque y fait pourtant explicitement référence : « Et qu’Apollon vous ait formé et instruit, tel son fils, Dans les secrets des graines et des herbes » (p. 137). {28} Ibid., pp. 142 et 151. {29} Spinoza dans les pays néerlandais, op. cit., p. 245. Ainsi l’ascétisme chrétien se serait vu concurrencé par la connaissance de soi de l’homme, acquise sur le plan de la nature. Dans le même temps, la cohabitation de la théologie et de la science était fréquente, à l’image du docteur Tulp, de conviction calviniste, dont nous reparlerons. C’est que la médecine peut être perçue comme un don de Dieu destiné à soulager les hommes. Le panthéisme de Van den Enden serait ainsi de teinte naturaliste, p. 269, note 1. {30} Spinoza lui-même avait une expérience du commerce, ayant dirigé quelque temps l’entreprise familiale à la mort de son père. {31} Descartes, L’homme, XI, 119-120, cité par G. Rodis-Lewis, Descartes, Textes et débats, Le Livre de Poche, 1984, p. 480. On sait que se rendre comme maître et possesseur de la nature est utile pour s’exempter de la peine liée au travail par l’art mécanique, mais aussi pour la conservation de la santé, le premier des biens. S’exempter d’une infinité de maladies et de l’affaiblissement de la vieillesse est de première importance [sixième partie du Discours de la méthode]. Le Discours de la méthode, qui a une vocation propédeutique par rapport aux essais scientifiques qu’il précède, accorde ainsi à la médecine une place fondamentale dans l’échelle des savoirs et des techniques. Selon la célèbre image de la préface des Principes de la
philosophie, l’arbre de la philosophie a des racines métaphysiques, un tronc physique et trois grandes branches : la mécanique, la morale et la médecine. Dans une certaine mesure, Spinoza rapporte l’éthique à la médecine, au sens où l’éthique spinoziste est pour partie présentée comme une thérapeutique de l’âme et du corps. {32} Descartes, Lettre à Mersenne du 20 février 1639, in Geneviève RodisLewis, Descartes, op. cit., p. 479. {33} Descartes, Lettre à Newcastle d’octobre 1645, in Geneviève RodisLewis, Descartes, op. cit., p. 544. Ainsi, Descartes cherche à expliquer les fièvres par des infections sanguines. {34} Le fameux Entretien avec Burman se termine précisément par ce mot de Tibère sur la nécessité pour un homme de trente ans de savoir lui-même « ce qui lui est utile ou nuisible, et être ainsi son propre médecin [Ita sibi medicus esse] », in Œuvres et Lettres, nrf Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 1402. De manière tout aussi significative, Descartes préconise une sorte d’adhésion à soi immédiate du vivant, comme dans la vie des bêtes. Il vaut mieux manger ce qui plaît que prendre des médicaments rebutants… C’est que la nature reste la même dans la santé et dans la maladie par quoi elle cherche à se restaurer, et il faut lui obéir. {35} Pierre-François Moreau note l’importance de la culture médicale de Spinoza et l’influence d’un certain matérialisme médical lié au cercle de médecins que fréquentait Spinoza, in Spinoza et le spinozisme, PUF, Que sais-je ? n° 1422, 2007, pp. 26 et 43. {36} Meinsma, Spinoza et son cercle, op. cit., p. 112. {37} Id., p. 160. {38} Ibid., p. 173. {39} Ibid., p. 207. {40} Ibid., p. 215.
{41} Voir Nadler, Spinoza, p. 205. Il est à noter que son ouvrage La philosophie, interprète de l’Écriture Sainte est publiée sous de fausses attributions et sous trois titres différents dont deux font référence à des ouvrages de médecine : la Totius medicinae idea nova de Franciscus de le Boe Sylvius, professeur à l’université de Leyde, déjà décédé, et les Opera chirurgica omnia, recueil de traités médicaux de Francisco Henriquez de Villacorta (Nadler, p. 377). {42} L’Université de Leyde était réputée, à l’époque, pour son ouverture aux idées modernes, c’est-à-dire cartésiennes. De Raey [1622-1707] y enseignait la philosophie et la médecine, Steven Nadler, Spinoza, op. cit., pp. 197-198. Que la plupart des amis médecins y aient fait leurs études, comme Spinoza lui-même, peut-être, ne relève pas du hasard. Même l’installation de Spinoza à Rijnsburg participe sans doute de la proximité de ce bourg avec la ville universitaire aux idées libérales, où les collégiants et les cartésiens devaient se sentir plus à l’aise. Spinoza loge d’ailleurs à partir de l’été 1661 chez Herman Homan, lui-même chirurgien et apothicaire, Nadler, op. cit., p. 219. {43} J. Préposiet, op. cit., p. 217, note 24. {44} Madeleine Francès note aussi l’existence d’un terrain d’expérience médicale commun à Spinoza et à Bouwmeester, op. cit., p. 257. {45} Voir Spinoza, Correspondance, Rovere, p. 24. {46} « J’ai commencé d’aller à un cours d’anatomie. Je suis presque à la moitié du cours ; quand il sera achevé, je commencerai la chimie et ainsi, suivant vos conseils, je parcourrai toute la médecine », Lettre à Spinoza de S. J. de Vries du 24 février 1663, in Lettres, p. 148. Dans cette lettre, il explique également comment le groupe lit les textes du maître et quelle est sa méthode de travail. {47} On sait que celui-ci, scientifique subtil, est à l’origine de la fabrication de verres optiques de taille inusitée pour l’époque, Jean Préposiet, Spinoza, op. cit., p. 99. Il se situe ainsi clairement dans la filiation de Spinoza, jusque
dans ses livres aux titres révélateurs, comme Medicina mentis [Médecine de l’esprit, ou principes généraux de l’art de découvrir, Strasbourg, 1980]. Il est également l’auteur d’une Médecine du corps [Medicina corporis, 1686]. Voir de Rienk Vermij « Le spinozisme en Hollande : le cercle de Tschirnhaus », in Cahiers Spinoza n° 6, printemps 1991, pp. 145-168. {48} Madeleine Francès, op. cit., p. 312. {49} Colerus, La vie de B. de Spinoza, op. cit., p. 594. {50} Lucas, La vie de M. Benoît de Spinoza, op. cit., p. 615. Lucas remarque aussi, comme médecin, que Spinoza avait préféré La Haye à Amsterdam, car l’air y était plus sain, op. cit., p. 615. Sur le choix de La Haye et de Rijnsburg comme domiciles pour des motifs médicaux et sur la santé fragile de Spinoza, voir également Madeleine Francès, op. cit., pp. 146, 206. Elle note aussi que Spinoza surveillait son état de santé et s’était donné une règle de vie appropriée en échangeant avec ses amis médecins des conseils d’hygiène pratique, op. cit., p. 270. Le jour de sa mort, Spinoza aurait parfaitement compris la nature de ses symptômes et fait appeler un praticien ami en conséquence. {51} Colerus, La vie de B. de Spinoza, op. cit., pp. 596-597. {52} Colerus, La vie de B. de Spinoza, op. cit., p. 567. {53} Voir Colerus, La vie de B. de Spinoza, op. cit., p. 567. En terme deleuziens, il y a un devenir animal de Spinoza, puisque l’homme n’a nulle supériorité ontologique sur les animaux. Le fameux combat d’araignées dont Spinoza aimait à se faire spectateur est aussi une contemplation de la nécessité de la nature et de l’expression de la puissance propre. Comment reprocher aux araignées d’être ce qu’elles sont et donc d’exprimer leur nature, comme le font d’ailleurs les hommes pour leur propre compte ? Cela participe également du goût spinoziste pour les expériences de pensée imaginaires. {54} Lucas, La vie de M. B. de Spinoza, op. cit., p. 619.
{55} Lettre à Henri Oldenburg du 7 février 1676, in Lettres, p. 347. {56} Sur la littérature et la philosophie comme entreprises de santé, sur l’écrivain comme médecin de soi-même et du monde et l’exemple de Spinoza, cf. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les Éditions de minuit, 1993, p. 14. {57} Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, éditions de Minuit, 1981, p. 10. {58} Meinsma, Spinoza et son cercle, op. cit., pp. 222-223. {59} Steven Nadler, Spinoza, op. cit., p. 266. {60} Meinsma, op. cit., p. 318, note f. Leibniz, informé par Tschirnhaus, savait déjà (1676) que Spinoza avait travaillé sur un livre traitant de Dieu, de l’esprit, du salut, ou du concept de l’homme parfait, de la réforme de l’entendement et du corps [Medicina mentis et Medicina corporis]. Tschirnhaus utilisera les mêmes termes pour ses propres ouvrages, Meinsma, p. 338 et note y. {61} « Le spinozisme, c’est la philosophie poitrinaire, déclinant progressivement vers la disparition de toute réalité effective, s’exténuant dans l’affirmation d’un absolu qu’elle ne peut représenter que de l’extérieur, inactif et sans vie », Hegel ou Spinoza, Editions La Découverte, Paris, 1990, p. 39. On peut se demander ici quelle serait la pathologie représentative de la philosophie spéculative de Hegel lui-même. {62} INVENTAIRE DES LIVRES formant la bibliothèque de BÉNÉDICT SPINOZA, publié d’après un document inédit, avec des notes biographiques et bibliographiques et une introduction par A.J. Servaas Van Rooijen, Archiviste de La Haye, La Haye W.C. Tengeler-Paris, Paul Monnerat, 1888, reproduit in Spinoza, Éhique, trad. Bernard Pautrat, Points Essais, 1999, p. 629 et suiv. Madeleine Francès remarque aussi que Spinoza possédait un nombre étendu d’ouvrages de médecine et d’anatomie et que Leibniz le qualifiait de médecin dans sa correspondance, sans qu’il en possède le titre, op. cit., p. 270.
{63} N° 7, Hippocratis, 2 vol. 1554, in Éthique, op. cit., p. 674. Ainsi sans doute que Nicotius 1613 Francof., c’est-à-dire Nicolius ou Nicolai : Aphorismos Hippocratis. {64} N° 4 p. 648, Veslingii Syntagma Anatomicum, 1647 (Vesling [15981649] aurait découvert le tronc commun des vaisseaux lactés et lymphatiques) ; n° 6 p. 650 : Riolani Anatomica Paris, 1626 (Riolan, professeur français d’anatomie et de botanique) ; n° 9, p. 651 : Kerckingii Spicilegium anatomicum 1670 (anatomiste qui prétendait faire de l’or sur la base de recettes secrètes) ; n° 5, p. 673 : Bartholini anatomia 1651 (professeur d’anatomie à Copenhague) ; n° 2, p. 685 : Velthusius de Liene et Generatione ; n° 33, p. 693 : Stetonis Observ. Anat (Observations anatomiques). Enfin, Nicolas Tulp, Observationum medicarum, Amst., 1672, n° 18, p. 678. {65} Voir Steven Nadler, Spinoza, op. cit., p. 312. {66} Id., p. 232. {67} Voir la lettre XXXIII du 5 décembre 1665 sur des anatomistes d’Oxford ayant trouvé la trachée-artère de moutons et de bœufs et un médecin d’Oxford ayant trouvé du lait dans le sang d’une jeune fille, Lettres, p. 241. {68} Jean Riolan fils [1580-1657]. Voir Roger Dachez, Histoire de la médecine, de l’Antiquité au XXe siècle, Tallandier, 2004, pp. 418-419. Il parle de « mains oculaires » pour caractériser sa pratique d’anatomiste et de médecin. Voir sur ce point L’examen clinique à travers l’histoire de JeanFrançois Hutin, éd. Glyphe, « Société, histoire et médecine », Paris, 2006, p. 131. {69} Guy Patin avait tort d’un point de vue épistémologique, mais il était un redoutable polémiste. On le voit utiliser le terme latin circulator désignant les charlatans ambulants pour caractériser les tenants de la théorie de Harvey dans la grande querelle de la circulation au 17e siècle : cf. Dachez, op. cit., p. 419. Il est sans doute l’un des modèles du Diafoirus père
dans Le malade imaginaire de Molière. La doctrine de Harvey n’a été autorisée par l’absolutisme royal qu’en 1675 dans le cadre du Jardin du Roi, par Dionis, donc au grand dam de la faculté. On sait par ailleurs que Harvey se sentit obligé de répondre à Guy Patin par deux lettres en 1649. {70} Niels Stensen, 1638-1686. {71} Voir La vie médicale au XVIe XVIIe et XVIIIe siècles du Dr Paul Delaunay, Paris, 1935, p. 464. {72} Dans une réponse à Hugo Boxel, Spinoza affirme clairement une filiation matérialiste, se recommandant de Démocrite, de Lucrèce et des atomistes plus que des tenants des qualités occultes, des esprits, des espèces intentionnelles ou formes substantielles, qu’il traite de fadaises : « L’autorité de Platon, d’Aristote, etc. n’a pas grand poids pour moi ». Il fait état des tentatives de l’école idéaliste pour discréditer l’autorité de Démocrite, jusqu’à brûler ses livres, Œuvres 4, p. 300. De même, dans le Traité théologico-politique, il discrédite les « billevesées » d’Aristote et ses fictions qui conduisent un Maïmonide à torturer inutilement l’Écriture, Œuvres 2, chap. 1, p. 36. {73} Mirko D. Grmek, La première révolution biologique, Réflexions sur la physiologie et la médecine du XVIIe siècle, Éditions Payot, 1990, p. 240. {74} Voir Histoire de la pensée médicale en Occident, 2. De la Renaissance aux Lumières, « La machine du corps », sous la direction de Mirko D. Grmek, Éditions du Seuil, 1997, pp. 24-25. {75} Qui figure dans l’édition de Gebhardt sous le numéro 67 bis. Stensen s’était converti au catholicisme et devait alors s’opposer frontalement à Spinoza, voir la lettre 43 A, in Correspondance, Rovere, p. 263 et suivantes. {76} Meinsma, Spinoza et son cercle, op. cit., p. 173. {77} Voir Correspondance, Rovere, p. 25.
{78} Voir Dachez, op. cit., p. 442. {79} La vie médicale aux XVIe XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit., p. 457. {80} Histoire de la pensée médicale en Occident, op. cit., t. 2, « Mesure et expérimentation », p. 68. {81} Madeleine Francès note qu’il possédait deux ouvrages de Dirk Kerckring, Commentarium in currum triomphalem Antimonii de 1661 et Spicilegium anatomicum de 1670, op. cit., p. 271, note 2. {82} Lettre 48 B, Correspondance, Rovere, p. 287. Cette lettre ne figure pas dans l’édition Appuhn. {83} L’ensemble de ces informations est tiré de la grande biographie de Steven Nadler, Spinoza, Une vie, Bayard, 2003, p. 134. {84} M. Francès note la présence des Observationes medicæ de N. Tulp dans sa bibliothèque, op. cit., p. 270. {85} Il ne fait pas bon être chercheur, en vérité. Adrian et son frère Johannes furent condamnés à de longs séjours en prison, compte-tenu de leurs positions religieuses jugées hérétiques, mais également de leurs convictions politiques. Adrian mourut dès 1669, peu après sa condamnation, et Johannes en 1672. Spinoza semble avoir été considérablement marqué et par leur procès et par leur destin tragique. M. Francès remarque que « la personnalité en lui du médecin modèle sa plus intime pensée », op. cit., p. 269. {86} Meinsma, Spinoza et son cercle, op. cit., pp. 243 et 257, note 1. Le titre complet mérite d’être cité intégralement : Un jardin fleuri composé de toutes sortes de choses aimables, plantées par Paisible Bouchesincère, chercheur en vérité, à l’usage et au profit de tout homme qui voudra en tirer usage et profit. Soit une traduction et une explication de toutes les façons de parler bâtardes tirées de l’hébreu, du grec, du latin, du français et d’autres langues étrangères et qui sont usitées (ce qui est déplorable) en théologie, droit et médecine et dans tous les arts et toutes les sciences et même dans
l’usage quotidien de la langue néerlandaise [1668]. Notons les piques de Paisible Bouchesincère : l’entreprise se veut au service de tout homme et non d’une minorité accaparant le savoir. Ensuite, la langue pseudo-érudite, celle des trois grandes facultés de droit, de théologie et de médecine, est une façon bâtarde de parler. {87} Meinsma, Spinoza et son cercle, op. cit., p. 249. Cet ouvrage constitue un document majeur sur la vie de Spinoza. {88} Steven Nadler, Spinoza, op. cit., p. 221. {89} Lucas, La vie de M. Benoît de Spinoza, op. cit., p. 615. {90} Lette d’octobre 1671, citée par Jean Préposiet, Spinoza, op. cit., p. 58. {91} Dans une lettre à Oldenburg (XXXII), Spinoza dit sa préférence pour le polissage des lentilles à la main par rapport à l’usage d’une machine à polir comme le faisait Huygens, Lettres, p. 238. Cf. aussi la lettre XXVI, p. 226, et sur la fabrication de cuvettes à polir le verre, p. 249, lettre XXXVI à Hudde. Une lettre à Oldenburg (30) fait état d’un échange avec Huygens sur sa Dioptrique, Correspondance, Rovere, p. 200. {92} Lettres des 14 octobre 1667 et 4 mai 1668, Jean Préposiet, Spinoza, op. cit., pp. 58-59. Une présentation de ces lettres est désormais disponible, Correspondance, Rovere, p. 398-410. {93} Madeleine Francès, op. cit., p. 305. {94} Voir sur ces différentes informations Dachez, Histoire de la médecine, op. cit., pp. 435-439. {95} Un autre savant hollandais joue un rôle considérable dans cette constellation épistémologique, Reinier De Graaf, à qui Leeuwenhoek avait transmis ses premières observations, en tant que membre de la Royal Society. Il décrit les follicules pré-ovulatoires et identifie les ovaires dans son traité Des organes de la femme servant à la génération.
{96} Lettre à Oldenburg du 20 novembre 1665, in Lettres, op. cit., pp. 236237. {97} Anecdote rapportée par Roger Dachez dans son Histoire de la médecine, op. cit., p. 459. {98} Alain C. Masquelet, « La leçon d’anatomie de Rembrandt (1632) », Journal français d’orthopédie. {99} Quand Spinoza montre que les choses de la nature ne sont pas belles ou laides en elles-mêmes mais relativement à l’effet produit sur un sujet, il utilise l’exemple de la main la plus belle qui soit, mais qui vue au microscope nous paraîtrait bien laide, Lettre LIV à Hugo Boxel, Lettres, p. 291. {100} Le dévoilement du mouvement est un thème récurrent dans l’œuvre de Rembrandt. Par exemple, la célèbre Ronde de Nuit analyse une imminence, un ébranlement, une origine naissante. Sur cette question de la représentation de ce qui va advenir et de la peinture du temps de l’action chez Rembrandt, cf. Jean Lombard, Peinture et société dans les Pays-Bas du XVIIème siècle, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 169 et suivantes. {101} Traité de la réforme de l’entendement, Vrin, 1984, p. 12. {102} « Mais nul ne pourra comprendre l’Esprit humain lui-même de manière adéquate, autrement dit distincte, s’il ne connaît d’abord de manière adéquate la nature de notre Corps », Éthique II, op. cit., p. 117. De même, il y a un parallélisme des aptitudes : « plus un Corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et à pâtir de plus de manières à la fois, plus son Esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de choses à la fois », p. 119. Puissance du corps et puissance de l’esprit vont de pair, tout comme le développement de leurs aptitudes. {103} « Mais, cette nature je ne peux l’expliquer ici, et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer », Éthique II, op. cit., p. 119. « Si l’intention avait été de traiter du corps ex professo, j’aurais dû l’expliquer et le démontrer de façon plus prolixe. Mais, je l’ai déjà dit, c’est autre chose
que je veux… », Éthique II, op. cit., p. 129. Macherey note que Spinoza ne cesse d’oublier le corps pour en redécouvrir toujours l’importance, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La seconde partie, la réalité mentale, Paris, PUF, 1997, p. 14. {104} On a ainsi une cinématique des corps simples, une physique ou une chimie des corps composés et une physiologie du corps humain, Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza II, op. cit., p. 154. La complexité du corps humain est du degré le plus élevé : il est composé d’un très grand nombre d’individus dont chacun est lui-même très composé (Postulat I, Éthique II, op. cit., p. 129). {105} On a ainsi des corps simples, puis des corps composés de corps simples, enfin des corps composés de corps eux-mêmes composés. La nature serait à la limite un seul Individu se conservant dans la variation infinie de ses parties, Éthique II, op. cit., p. 129, scolie. Mais il n’y a pas de totalisation possible de la multiplicité infinie des effets de la substance. L’idée de totalité reste ainsi relative, comme le sang peut être une totalité par rapport aux particules qui le composent. {106} Nous reprenons ici l’analyse de Pierre Macherey, op. cit., pp. 150152. {107} Id., p. 151. R. Bouveresse note que la complexité de l’individu et sa capacité de subsister dans une grande variation de ses parties le font échapper à un mécanisme trop simple, Spinoza et Leibniz, L’idée d’animisme universel, Vrin, 1992, p. 69. Spinoza aurait ainsi l’anticipation de la notion d’organisation, op. cit., p. 129. « Non seulement il nous semble possible de voir dans la philosophie de Spinoza comme un appel vers la constitution d’une biologie et d’une médecine, sciences spécialisées et déterminées à l’intérieur de la science de la Nature ; mais encore, on peut trouver dans le spinozisme certaines anticipations de la médecine moderne, et de la notion moderne d’organisme », op. cit., p. 134. Elle note aussi que si Dieu est la vie, l’homme et les choses singulières ont la vie, op. cit., p. 124. On peut dire que la médecine procède précisément de cet écart de l’être et de l’avoir. Avoir la vie, c’est la nécessité immédiate de l’entretenir
et d’en prendre soin. C’est précisément parce que nous ne sommes pas la vie que nous pouvons à chaque instant tomber malades ou nous blesser. {108} Comme le montre Renée Bouveresse, pour Spinoza la vie n’échappe pas aux phénomènes physico-chimiques. De même, il y a chez lui un antivitalisme (l’âme n’est pas le principe de vie du corps), un anti-finalisme et une construction de l’idée d’organisme, op. cit., p. 140. {109} Éthique I, appendice, p. 87. {110} Voir sur ce point l’excellent livre de François Duschesneau : Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Vrin, Mathesis, 1998, p. 134. Si le conatus n’est pas à proprement parler une force vitale, Spinoza n’en a pas moins une conception originale du vivant dans sa structure modale et relationnelle, qui se révèle irréductible à un concept trop simple du mécanisme. Il reprend ainsi l’héritage cartésien en lui imposant sa marque propre. Duschesneau analyse de même les Lemmes IV à VII sous l’angle d’une modélisation des fonctions organiques, op. cit., p. 141. Maintenir une structure dans un système de variations suppose ainsi un mécanisme complexe. {111} Comme l’énonce le scolie de la proposition XLV du De mente, « il reste que la force par laquelle chacune [des choses singulières] persévère dans l’exister suit de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu ». La notion de force (vis) qui conduit chaque réalité singulière à prolonger son existence aussi bien qu’à refuser ce qui la détruit est décisive. {112} Le corps humain est formé de parties constituées par des individus très composés qui peuvent s’en séparer et entrer dans d’autres rapports avec d’autres corps sans que la forme et la nature globales du corps s’en trouvent aucunement modifiées (démonstration de la proposition XXIV). {113} La démonstration de la proposition XIX revient sur le fait que le corps humain se caractérise par le besoin d’un très grand nombre de corps venant le régénérer continuellement.
{114} Nous reprenons ici une formulation de Saverio Ansaldi qui, si elle ne traite pas directement de la médecine, n’en pointe pas moins fort bien cette dualité de perspectives opposant la faiblesse modale de notre être confronté à la puissance de la nature et sa capacité de résistance et d’affirmation de plus en plus présente, dans l’Éthique [in Nature et puissance, Giordano Bruno et Spinoza, Éditions Kimé, Paris, 2006, p. 105 et 110]. Dans un autre ouvrage, le même auteur oppose Spinoza et Giordano Bruno, le second misant davantage sur les possibilités offertes par les technè, dont la médecine, en termes de métamorphose de la nature humaine, Spinoza et la Renaissance (dir.), Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2007, p. 81. {115} Thématique constante chez Spinoza, ainsi de la contemplation des choses en tant qu’elle est déterminée par la rencontre fortuite des choses (scolie de la proposition XXIX). {116} Voir Martial Guéroult, Spinoza II – L’âme, Aubier-Montaigne, 1997 [1974], pp. 174-177 et Appendice n° V, sur la mort comme la fin de cette proportion constante de mouvement et de repos, p. 556. {117} Id., p. 184. Au sens où il est régi par les mêmes lois de la nature que les autres corps plus simples, mais il se distingue par la complexité de son organisation et sa capacité d’intégration, comme on l’a vu. {118} P. Macherey, Introduction II, op. cit., p. 169. {119} Cet « art d’imaginer » participe « d’une thérapeutique de la vie affective », telle qu’on la verra se formuler dans les vingt premières propositions de la partie V de l’Éthique : cf. P. Macherey, Introduction II, p. 186. {120} Lettre XVIII à Schuller, Lettres, p. 305. {121} Scolie conclusif du De mente, op. cit., p. 197. La politique vise en ce sens à multiplier les notions communes et les rapports entre les hommes, en tant qu’ils sont des citoyens et non des esclaves. Le despotisme, tout à l’inverse, va dans le sens de l’atomisation et du repli contraint sur la désolation d’une monade individuelle dévastée. On mesure l’importance de
l’affirmation selon quoi il y a des notions communes aux hommes. La possibilité (et la nécessité) des notions communes enveloppe une conséquence immédiatement politique. {122} Lettre LXIV à Schuller du 29 juillet 1675, Lettres, p. 314. Tschirnhaus lui demande d’ailleurs avec une certaine perspicacité pourquoi l’âme ne perçoit que la seule expression par l’étendue qui est le corps humain et non par d’autres expressions par d’autres attributs, op. cit., p. 316 (Lettre LXV). {123} Ainsi, il ne s’agit pas de réfléchir sur l’Être (Ens) en général ou la chose (res) en général. Voir Pierre Macherey, Introduction II, op. cit., p. 305. {124} Voir l’excellent petit livre de Julien Busse, Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 16 et suivantes. {125} « Car l’essence des mots et des images est constituée seulement de mouvements corporels, qui n’enveloppent pas du tout le concept de la pensée », scolie conclusif du De mente. {126} Cf. J. Busse, op. cit., p. 98. La neurobiologie contemporaine trouve dans le paradigme spinoziste des éléments théoriques utiles pour penser la relation de l’esprit et du corps ou bien encore le rapport de la pensée et du cerveau. Esprit et corps expriment de manière parallèle, en effet, la même substance. Aussi Spinoza, dans l’affirmation de l’identité du corps et de l’esprit, apporterait-il une solution révolutionnaire à un problème que le modèle cartésien dualiste laisse quant à lui définitivement dans l’aporie. Voir Antonio Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 210. De même, pour l’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux, ce sont les connexions synaptiques du cerveau et sa structure physiologique qui expliquent sa pensée. Mais rapporter la pensée au cerveau dans un néopositivisme, n’est-ce pas dénaturer la pensée de Spinoza, chez qui le corps n’a ontologiquement aucune prévalence sur l’esprit (pas plus qu’il ne lui serait ontologiquement inférieur) ? Voir J.-P. Changeux et P. Ricœur, La nature et la règle, Ce qui
nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998. L’épistémè médical contemporain comprend ainsi tout un spinozisme neuro-biologique. {127} Lettre XXI à Guillaume de Blyenbergh du 28 janvier 1665, Lettres, p. 206. Sur la comparaison de la montre qui marche et de celle qui ne marche pas, on se reportera au Court Traité, Œuvres 1, p. 75. {128} La proposition XXXIII du De Mente montre en ce sens que l’idée fausse ne comporte rien de positif. Il n’y a pas de positivité du négatif chez Spinoza, qui propose davantage une pensée de la différence affirmative qu’une conception dialectique de la contradiction, comme l’a montré Gilles Deleuze. Aussi le vrai est-il à lui-même sa propre norme, comme ce qui permet de construire (de norma, l’équerre) et d’enchaîner un raisonnement dans la productivité de l’idée adéquate. Seule la lumière peut à la fois se manifester elle-même ainsi que les ténèbres, scolie de la proposition XLIII du De Mente. {129} Voir Alain, Spinoza, Tel / Gallimard, 1986, p. 42. {130} Lettre XIX à Guillaume de Blyenbergh du 3 janvier 1665, in Lettres, pp. 182-183. {131} Traité politique, Œuvres 4, chap. 2, § 18, p. 22. {132} Traité politique, Œuvres 4, chap. 2, §6, p. 17. {133} Dans une fameuse lettre à Oldenburg (anglais d’origine allemande), Spinoza répond à celui-ci qui évoquait la guerre entre l’Angleterre et les Pays-Bas en disant que ces troubles l’incitent non à la déploration (diminution d’être) mais à mieux observer la nature humaine et donc à philosopher davantage (augmentation de la puissance de penser et donc d’être). Il évoque d’ailleurs Démocrite (« ce personnage fameux qui riait de tout »), s’inscrivant ainsi dans une lignée philosophique matérialiste, comme il le fait à d’autres moments et ce n’est pas par hasard. S’apitoyer sur soi ou bien sur l’homme en général (sur ses maladies, ses faiblesses, ses incapacités), c’est forcément diminuer sa puissance d’être, Lettre XXX à Oldenburg, in Lettres, p. 232.
{134} Scolie conclusif du De mente, op. cit., pp. 195-197. {135} Voir Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, I, op. cit., p. 235. {136} Éthique I, p. 87 : « Et il en va de même quand ils voient la structure du corps humain, ils sont stupéfaits, et de ce qu’ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent que ce n’est pas un art mécanique qui l’a construite, mais un art divin ou surnaturel, constitué de telle manière qu’aucune partie n’en lèse une autre ». {137} Comme le note Pierre Macherey, il s’agit d’une limite de fait et non de droit, la possibilité d’une connaissance médicale ou physiologique restant ouverte et même programmatique, op. cit., p. 254 et note 1 sur le renvoi au de Corporis Humani Fabrica de Vésale publié en 1544. L’ordre du vivant est bien justiciable des lois de la mécanique et donc d’une connaissance positive. {138} Éthique I, op. cit., p. 87 : « ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, ils l’ont appelé Bien, et ce qui leur est contraire, Mal ». {139} Éthique I, op. cit., p. 89 : « ils la disent bonne ou mauvaise, saine ou pourrie et corrompue, selon que cette chose les affecte ». {140} Éthique I, op. cit., p. 89 : « Par ex., si le mouvement que reçoivent les nerfs à partir des objets qui se représentent par les yeux contribue à la santé, les objets qui le causent sont dits beaux, et ceux qui excitent un mouvement contraire, laids ». {141} B. Pautrat propose corriger, op. cit., p. 90, Appuhn traduit par guérir, de manière sans doute plus exacte, Œuvres 3, p. 68, comme Roland Caillois dans la traduction de la Pléiade. {142} Voir Pierre Macherey, Éthique I, op. cit., p. 269. {143} Lettre XVII à Pierre Balling du 20 juillet 1664, in Lettres, p. 177.
{144} Traité théologico-politique, Œuvres 3, chap. III, p. 72. {145} Cf. Julien Busse, Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza, op. cit., p. 103. {146} La destruction et la maladie sont ainsi toujours rejetées dans l’extériorité, ce qui ne laisse pas de poser problème. Cf. Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, op. cit., p. 60. {147} Court Traité, Œuvres I, p. 87, XII-XV. {148} Traité de la Réforme de l’entendement, Paris, Vrin, 1992, traduction et commentaires B. Rousset, p. 28 (noté TRE, Rousset). {149} TRE, Rousset, op. cit., p. 145. Notons que le Traité « contient beaucoup de choses très belles et utiles », comme l’indique l’avertissement au lecteur. Il est ainsi placé sous le signe de l’utilité vitale, comme l’ensemble de la philosophie de Spinoza. {150} Traité de la Réforme de l’entendement, Paris, Vrin, 1984, trad. Koyré, § 16, p. 12 (noté TRE, Koyré). « Il faut produire par la pensée une façon de soigner l’entendement et de l’expurger lui-même » traduit Bernard Rousset, op. cit., p. 65. Les termes latins utilisés sont medendi [soigner] et expurgandi [expurger, purifier], terme baconien : Koyré renvoie à l’Instauratio magna, distributio operis, car elle est présentée comme une doctrina de expurgatione intellectus, note 16 p. 99, op. cit. {151} TRE, trad. Koyré, p. 4. {152} TRE, trad. Koyré, p. 8. Voir le commentaire de Pierre-François Moreau : « En cours de route, la métaphore s’est transformée en description : la vie parmi les biens usuels ressemble tellement à une maladie mortelle qu’elle est une maladie mortelle. Ce qui menace le narrateur n’est pas autre chose que ce qui menace l’homme atteint morbo læthali », Spinoza, L’expérience et l’éter-nité, Paris, PUF, 1994, p. 164. « On est donc
entré maintenant dans le règne d’une thérapeutique positive et démultipliée, qui passe par la connaissance », id., p. 166. {153} TRE, trad. Koyré, p. 8. Notons ici l’ébauche de la notion de conatus au travers de la conservation de soi. C’est qu’il s’agit d’instituer une vie vraie en recherchant ce qui est le plus utile pour notre vie. {154} Sur cette belle lecture deleuzienne d’une vie décentrée, devenue étrangère à soi, en ce qu’elle s’est perdue en confondant le propre et l’autre, la conservation de soi et la destruction dans un devenir autre qu’humain, voir François Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza, Enfance et royauté, Paris, PUF, 2002, p. 82. {155} TRE, trad. Koyré, p. 10. {156} Ainsi l’idée est déjà là, disponible (inutilité d’un principe premier). Elle est réflexive, idée de l’idée, et la méthode spinoziste n’est que cela. Elle est pure activité et non représentation passive du réel. La vérité est une détermination interne de l’idée qui est à elle-même sa propre marque et celle du faux. Enfin, elle n’est pas rapportée à l’activité fondatrice d’un sujet mais à la productivité infinie de l’attribut Pensée de la substance. Sur cette lecture althussérienne du procès nécessaire d’engendrement des idées sans garantie ni fin ontologiques, voir le beau commentaire de Pierre Macherey, in Hegel ou Spinoza, Paris, La Découverte, 1990, pp. 43-94. {157} « La philosophie est la lutte contre l’ensorcellement de notre entendement par les moyens de notre langage », § 109 des Investigations philosophiques. « Les résultats de la philosophie consistent en la découverte d’une quelconque absurdité comme des bosses que l’entendement s’est faites en courant à l’assaut des frontières du langage. Ce sont les bosses qui nous permettent de reconnaître la valeur de cette découverte », § 119. « Il n’existe pas une méthode philosophique, bien qu’il y ait effectivement des méthodes, comme différentes thérapies », § 133, trad. P. Klossowski, Tel / Gallimard, 1999, pp. 165, 166, 169. Il y a un certain spinozisme de Wittgenstein, sur le plan de la critique philosophique du langage, de l’intérêt porté à la question de l’éthique ou de la conception du monde.
{158} TRE, trad. Koyré, p. 18, note 2. {159} TRE, Koyré, p. 48, note. On peut même « énoncer tout cela en paroles », tout en connaissant la nature de l’âme et en n’étant plus capable de forger la fiction d’une âme carrée. {160} Id., p. 50. Plus loin, Spinoza montre qu’il se soucie de l’affirmation intellectuelle et peu de l’affirmation verbale, p. 80. {161} Id., p. 74. {162} Id., p. 52, note 1, et p. 54. On songe ici à la théorie du somnambulisme social de Gabriel Tarde, l’état social n’étant pour lui qu’un état de rêve, véritablement hypnotique : « N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées ». Voir Les lois de l’imitation, Étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1911, p. 83. {163} Notons que les deux premiers genres de connaissance du Traité de la Réforme de l’entendement se rapportent l’un à la naissance (connaissance par ouï-dire), l’autre à la mort (connaissance par expérience vague), donc aux deux extrémités de l’existence. C’est d’ailleurs l’expérience vague qui me permet de savoir « à peu près tout ce qui se rapporte à la conduite de la vie », TRE, Koyré, p. 18. L’usage ordinaire de la vie se fait dans les deux premiers genres de connaissance pour l’essentiel (dans l’antéprédicatif du monde de la vie dirait Husserl). Notons aussi que pour évaluer le meilleur mode de perception des choses, Spinoza fixe quelques critères dont la nécessité de connaître ce que les choses peuvent souffrir ou bien au contraire ne pas pouvoir subir. Il y a ainsi une connaissance nécessaire, d’ordre biologique et médical, du degré d’affection de chaque chose. C’est sans doute pour cela qu’un peu plus loin, Spinoza, en note, se propose de revenir sur l’expérience, la méthode des empiriques (les médecins, sans doute) et les philosophes nouveaux (Bacon), Koyré, p. 22, note 1. {164} Voir la Géométrie des passions, Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique de Remo Bodéi, Paris, PUF, 1997, p. 246 qui renvoie aux travaux de D. Parrochia. Cet ouvrage contient d’excellents développements sur Spinoza, particulièrement éclairants.
{165} Remo Bodéi, Géométrie des passions, op. cit., p. 322. {166} Spinoza revient régulièrement sur ce sujet : ainsi du chapitre XIX de l’appendice de la partie IV de l’Éthique, notant que l’amour se change facilement en haine et que s’il est causé par autre chose que la liberté de l’âme, il devient une espèce de délire nourrissant la discorde et la détestation {167} Proposition XXVI de la partie III de l’Éthique, scolie. Voir le commentaire de Pierre Macherey in Introduction à l’Ethique de Spinoza, La quatrième partie, La condition humaine, Paris, PUF, 1997, p. 304. {168} Voir la note 2, p. 310, du commentaire de Pierre Macherey, op. cit. {169} Éthique, III, préface, op. cit., p. 201. Mais la puissance du corps peut aussi bien varier positivement ou ses transformations s’accomplir du moins au plus, sans quoi une médecine ne serait guère concevable. {170} On reconnaît ici des formulations proches des paragraphes 1et 4 du chapitre I du Traité politique : non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere qui propose ce que nous avons nommé une météorologie passionnelle pour traiter des affects politiques : prolégomène absolument nécessaire à toute analyse de l’effectivité politique. {171} Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La troisième partie, la vie affective, P.U.F., 1995, p. 16. L’auteur note la précision du regard clinique de Spinoza. {172} Comme le note également Pierre Macherey, quand Spinoza revient à la fin de la troisième partie de l’Éthique au vocabulaire de la passion en définissant l’affect comme la passion [affectus seu passio animi] ou en substituant au latin passio le terme issu du grec pathema, c’est sans doute en se référant au vocabulaire de la médecine et toujours dans le but de « désubjectiver » le débat sur l’affectivité en soulignant l’importance d’une approche scientifique froide, ibid., p. 19.
{173} Éthique, op. cit., p. 307 (définition de la joie, explication). {174} Proposition XLIV, scolie, op. cit., p. 273. Cet exemple montre bien comment la négation d’une négation n’apporte aucune affirmation authentique. On ne cesserait en effet dans cette situation de rechercher la maladie pour recouvrer la santé ou la tristesse pour la joie qui lui succède, ce qui est absurde. {175} P. Macherey note l’importance des modifications apportées à la constitution du corps et de la conservation de ces traces corporelles dans la lecture spinoziste de la formation de nos mécanismes affectifs, op. cit., p. 147, note 1. {176} Voir la note de Pierre Macherey, op. cit., p. 43. Les affects sont autant de signatures affectives et imaginaires de nos rencontres avec les autres corps. L’individu n’existe que dans le commerce incessant qu’il entretient avec les autres corps qui l’affectent ainsi qu’avec les autres individus désirants. Aussi bien sa vie affective ne peut-elle que varier de manière continue. Comprendre l’histoire d’un individu, c’est déterminer quelles furent les occasions et les rencontres qui ont marqué sa constitution corporelle. Ici encore la proximité avec la théorie psychanalytique est frappante. {177} Le complexe affectif se comprend ainsi par référence à quelque chose (aliquid) mais aussi par rapport à quelqu’un (aliquis) : une chose aimée ou détestée peut à son tour être affectée d’amour ou de haine, de joie ou de tristesse, P. Macherey, op. cit., p. 185. C’est l’apparition de la chose semblable à nous (res nobis similis). {178} Ainsi le bien ne saurait être pour l’ambitieux que la gloire, comme le malheur d’autrui pour l’envieux ou bien la boisson pour l’ivrogne. Ce qui distingue les hommes, c’est la différence de leur affect qui est aussi bien celle de leur jugement : c’est l’affect qui juge en réalité en l’homme (scolie de la proposition LI). {179} Lettre XIX à Guillaume de Blyenbergh du 3 janvier 1665, Lettres, p. 185.
{180} « Spinoza le rappelle avec obstination : tous les phénomènes que nous groupons sous la catégorie du Mal, les maladies, la mort sont de ce type : mauvaise rencontre, indigestion, empoisonnement, intoxication, décomposition de rapport », Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, op. cit., p. 34. Au Jugement théologique, Deleuze oppose le modèle physico-chimique de l’épreuve ou de l’expérimentation, op. cit., p. 58. Il s’agit pour tout un chacun d’expérimenter sur soi-même ce qui est bon ou mauvais, poison ou remède. Quelles sont les mauvaises toxines pour moi ? Qu’est-ce qui excède mon pouvoir d’être affecté ? Qu’est-ce qui tout à l’inverse fortifie le rapport de mouvement et de repos constitutif de mon être ? Le philosophe spinoziste devient sous la plume de Deleuze le chimiste ou le médecin de soi-même qui conduit toutes les expériences sur soi nécessaires. {181} Lettre XX de Guillaume de Blyenbergh du 16 janvier 1665, in Lettres, pp. 200-201. {182} Lettre XXII de Guillaume de Blyenbergh du 19 février 1665, in Lettres, p. 216. Cette fameuse correspondance sur le mal doit être lue in extenso, donc en lisant attentivement les lettres du célèbre courtier en grains, plus subtil qu’on ne veut bien le dire, trop souvent. L’antagonisme des tempéraments était par trop évident entre le philosophe de la nature et l’homme de religion attaché à la lettre des Écritures. {183} Lettre XXIII à Guillaume de Blyenbergh du 13 mars 1665, Lettres, pp. 221-222. {184} La partie IV de l’Éthique revient sur ce problème dans le scolie de la proposition LXVIII qui rapporte l’interdiction faite par Dieu à l’homme de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal au fait que manger ce fruit amènerait l’homme à craindre la mort, plus qu’à désirer de vivre. Le mal consiste ainsi à vivre dans le négatif de la crainte, ici de la mort, au lieu d’affirmer positivement le désir de vivre à quoi se rapporte dans tous les cas ce qu’il faut nommer le bon et qui fait justement l’objet d’une détermination éthique au titre de la recherche de l’utile propre et de la conservation de soi.
{185} Voir l’article « Spinoza » d’André Comte-Sponville in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique CantoSperber, Quadrige / PUF, 2004, tome 2, p. 1840. Comme le souligne fort bien l’auteur, une idée vraie l’est aussi bien en moi que dans l’entendement infini de Dieu, mais une valeur non, qui n’est jamais que relative à l’homme. {186} Comprendre la nature humaine dans sa nécessité, c’est bien laisser vivre chacun selon sa complexion, l’ignorant comme le sage, Lettre XXX à Oldenburg, Œuvres 4, p. 232. À chacun également d’établir ce qui convient spécifiquement à sa nature propre, soit au rapport spécifique de mouvement et de repos qui est le sien. {187} Court Traité, Œuvres I, p. 94. {188} Ibid. {189} Court Traité, Œuvres I, p. 103. {190} Id., p. 100. Tout le Court Traité est hanté par la nécessité de rechercher ce qui fortifie, ce qui régénère, soit ce qui fait accéder à un degré supérieur de vitalité. Cette vie vraie, celle de l’entendement et de l’amour de Dieu, conjugue fortification du corps et épanouissement de l’âme. {191} Id., pp. 135-136, note 4 et correction p. 10. {192} Spinoza refuse de penser quelque chose comme une pulsion de mort, à l’exemple d’une destructivité inhérente à l’être humain au sens où les psychanalystes pensent la jouissance. C’est pourquoi le suicide est toujours pensé par Spinoza comme le triomphe des causes extérieures (scolie de la proposition XVIII, partie IV). L’homme ne peut par une nécessité de sa propre nature se suicider ou négliger de se conserver. Ainsi le geste de Sénèque doit se comprendre par la puissance du tyran et donc aussi bien d’une cause extérieure et non par une volonté propre, positive, de mettre fin à ses jours (scolie de la proposition XX, partie IV).
{193} Nous commentons ici le texte célèbre de la préface de la partie IV de l’Éthique, op. cit., pp. 339-341. {194} Voir Cicéron, Des fins des biens et des maux, III, 5, 16. Sur la source stoïcienne de l’inclination à se conserver, voir Harry Austryn Wolfson, La philosophie de Spinoza, Paris, nrf Gallimard, 1999, pp. 559, 561 et 602. Sur la thérapeutique spinoziste, voir le chap. XX, I, « Une métaphysique pour les âmes bilieuses », ainsi de la maladie de l’âme ou du chagrin (animi aegritudo) ou de l’usage de la terminologie médicale dans l’entretien entre Tschirnhaus et Leibniz, celle d’une médecine du corps et de l’âme, à propos de l’éthique spinoziste, ibid., p. 619. {195} Pour une part, la pensée de Spinoza reste proche du panthéisme de la Renaissance, en particulier de la philosophie italienne, telle celle de Giordano Bruno, dans sa conception de la substance de la Vie (la « vie qui vivifie toutes choses ») comme principe dynamique immanent : Dieu, comme activité, est présent dans toute la nature. Il n’est plus transcendant mais immanent au monde, comme un artiste intérieur : l’indéfinie multiplicité exprime l’insaisissable unité infinie. La Nature est donc la véritable puissance divine. Il y a là un principe à la fois vitaliste, animiste et panthéiste. De même, chez Giordano Bruno, la mort et la corruption de la maladie relèvent de l’accident inexplicable et du heurt de figures incompatibles. On se souvient de la théorie spinoziste de l’extériorité de la mort. On sait que Bruno fut brûlé par l’Église sur le Campo dei Fiori à Rome. D’autres analogies peuvent être observées avec Telesio (pour qui le bien et le mal procèdent de la volonté naturelle de se conserver) ou Patrizi (avec la théorie de la Panaugia ou de l’immanence de la lumière à toute chose). {196} C’est ce que Spinoza nomme dans ce texte la providence particulière distinguée de la providence universelle par quoi chaque chose est produite et maintenue dans l’existence, Court Traité, Œuvres 1, p. 71. {197} Court Traité, Œuvres I, p. 153. {198} Voir Maxime Rovere, Exister, Méthodes de Spinoza, CNRS Éditions, 2010, p. 128, sur l’importance du verbe persévérer. Par ailleurs, l’auteur fait
état des connaissances anatomiques de Spinoza, ainsi des ganglions lymphatiques, ibid., p. 102. Sa référence à la singularité de l’expérience pourrait également constituer un point commun entre l’activité philosophique et la pratique médicale, p. 265. On n’est pas surpris alors de trouver une métaphore d’inspiration médicale consistant à montrer que les notions communes sont comparables à des instruments chirurgicaux que l’on appliquerait aux affections (ibid., p. 307). {199} Spinoza reviendra sur ce point dans la proposition LXXIII montrant que la vie libre de l’homme raisonnable suppose de vivre selon le décret commun de la Cité selon la règle de l’utilité commune. {200} Scolie et démonstration de la proposition LXX, Éthique, IV. {201} Éthique, IV, proposition III, op. cit., p. 349. {202} Spinoza revient régulièrement sur cette idée qu’il s’agit d’évaluer les affects de l’homme du point de vue de leur utilité. Il le fait d’ailleurs en parlant à la première personne, ce qui n’est pas anodin : ainsi du scolie fondamental de la proposition LVII d’Éthique IV. La partie III a traité des mécanismes affectifs en général, la partie IV va les évaluer en fonction de leur utilité vitale pour l’homme et dans le cadre d’une thérapeutique des affects, qui s’achèvera dans la partie V et dernière. Ainsi, la clinique des affects est bien gouvernée par un projet thérapeutique. On ne s’étonne donc pas de voir que le salut renvoie étymologiquement à la santé. Et c’est une grande santé qui définira la béatitude constituant le point d’orgue de l’éthique spinoziste. {203} On voit ainsi que la maladie procède d’une mauvaise alimentation, au sens global d’un mauvais échange avec les autres réalités singulières dont nous avons besoin pour nous régénérer. La santé consiste au contraire à promouvoir la joie de l’être entier (l’allégresse) contre les illusions d’une joie partielle dans l’excès de la titillatio propre au plaisir. C’est que l’être humain ne sait pas toujours par où passent les voies de sa conservation. Notons également le fait que Spinoza s’arrête dans les scolies sur les indications pratiques que ceux-ci peuvent donner, notamment en termes de diététique ou de thérapeutique au quotidien. Les scolies introduisent ainsi à
une éthique locale, propre à l’immanence de la vie de chacun dans la recherche de ses intérêts vitaux et de ses formes propres de conservation. De même, il donne à la fin de la partie IV de l’Éthique un regroupement qui permet de prendre une vue synoptique de ce qui a été présenté en ordre dispersé au préalable, à savoir la règle de vie correcte. {204} Sur cette question et plus généralement sur l’importance du modèle de l’hygiène dans la construction éthique de Spinoza ainsi que sur l’opposition de la santé (valetudo) et de la maladie (morbus), voir le commentaire de Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La quatrième partie, op. cit., p. 340, note 1 et p. 362. Cf. aussi le parallélisme entre l’appréciation du bien et la situation de l’homme en bonne santé par opposition à celui qui se met dans la position du malade en prenant comme norme d’appréciation le mal, op cit., p. 361. {205} Voir aussi le chap. XXX de l’appendice d’Éth. IV, qui souligne le fait que l’affect fait prévaloir ce qui est agréable au présent, au détriment de l’évaluation des choses futures. {206} TRE, trad. Koyré, p. 14. {207} Id., p. 8. {208} Id., p. 14. {209} Id., p. 6. On sait que Spinoza acceptait de recevoir l’aide financière de ses amis, mais à hauteur simplement de ses besoins, qui étaient fort modestes. La référence est ici baconienne. Cf. le commentaire de Bernard Rousset, op. cit., p. 151. {210} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. 1, p. 41. {211} Sur la nature morte et la thématique de la vie silencieuse non comme secteur du réel mais comme mise en rapport plastique et logique des objets dans les tableaux, voir Jean Lombard, Peinture et société dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, Essai sur le discours de l’histoire de l’art, L’Harmattan, 2001, p. 57 et note 2. Le terme de « vie silencieuse » serait né dans le jargon
des ateliers de peinture vers 1650. Un certain hédonisme se heurte à la dénonciation habituelle de la fragilité du plaisir et de la fausse séduction des sens propre aux vanités. On retrouve dans l’art pictural des Provinces Unies tous les motifs de la table servie, des fleurs, des plantes, que décrit le scolie de Spinoza. L’usage spinoziste des plaisirs renvoie au stilleven de la peinture hollandaise dans le sens d’un hédonisme modéré et contrôlé, dans un éthos où est reconnaissable une certaine pratique de la vie propre à ce temps historique. Mais bien entendu chaque époque peut autoriser un certain usage de la vie et de ses plaisirs, de sorte que le propos de Spinoza n’est pas réductible à un éthos historiquement situé. {212} Sur ce même thème, dans le même vocabulaire, voir aussi le chapitre XIII de l’appendice d’Éth. IV. {213} Court traité, Œuvres 1, p. 134. « Chaque chose corporelle n’est rien d’autre qu’une proportion déterminée de mouvement et de repos », p. 165. Si le mouvement diminue et donc que le repos s’accroît, se produit alors la tristesse du froid. Ou bien si le mouvement croît, c’est la douleur nommée chaleur qui apparaît. « Et d’autre part si le changement, qui s’introduit dans quelque partie, est cause que cette partie se trouve ramenée à sa proportion primitive de mouvement et de repos, il suit de là la joie, que nous nommons repos, exercice agréable et gaieté », p. 166. De manière significative, le Court traité se clôt sur l’amour de Dieu et une philosophie de la joie. D’un point de vue physiologique, la joie enveloppe une coïncidence avec une certaine proportion de mouvement et de repos qui nous caractérise. Plus généralement, les mouvements affectifs de l’âme supposent une oscillation de cette quantité de mouvement et de repos dans certaines limites. {214} Court Traité, Œuvres I, chap. XX, p. 138, note 2. {215} Sur l’équilibre thermique et dynamique du corps dans un certain rapport de mouvement et de chaleur, voir Martial Guéroult, Spinoza, t. II, L’âme, p. 557 et 562. {216} Il y a une théorie spinoziste de l’essai ou de l’expérience nécessaire : quel rapport spécifique de lenteur et de mouvement mon corps peut-il tolérer en fonction de son idiosyncrasie individuelle ? Quelles sont mes
limites ? Quels aliments me conviennent ou bien au contraire me sont nuisibles ? C’est un Spinoza pré-nietzschéen qui apparaît ici. On le voit, la différence individuelle repose sur la capacité d’affection. Spinoza, dans ce texte, ne distingue pas la médecine du vin : voir François Zourabichvili, Spinoza, Une physique de la pensée, PUF, 2002, p. 53. {217} Court traité, Œuvres I, p. 136, note 4. {218} Lettre à Hugo Boxel, Lettres, p. 298. {219} C’est ainsi que Pierre Macherey traduit ce passage dans son Introduction à l’Éthique de Spinoza, La cinquième partie, les voies de la libération, Paris, PUF, 1994, p. 18 [qua arte corpus sit curandum ut possit suo officio recte fungi]. {220} Pierre Macherey, op. cit., pp. 40-41. Voir aussi l’analogie avec le travail d’analyse des affects qui est proposé par le thérapeute dans l’ouvrage de David Rabouin, Vivre ici, Spinoza, Éthique locale, Paris, PUF, 2010, p. 164. {221} Ibid., p. 50. {222} Ibid., p. 61. {223} Traité politique, Œuvres 4, chap. 1, §1, p. 11. Voir également la trilogie proposée par le scolie de la prop. XXXV d’Éthique IV : le satirique se moque des choses humaines, le théologien les maudit et le mélancolique loue la vie rustique et sauvage. Or la société commune est plus avantageuse que nuisible à l’homme. « L’homme est un dieu pour l’homme » dit Spinoza. {224} Traité politique, Œuvres 4, chap. 1, § 4, p. 12. {225} Sur le modèle de l’oscillation du pendule et du Horologium oscillatorium de Christian Huygens, voir D. Parrochia, « Physique pendulaire et modèles de l’ordre dans l’Éthique de Spinoza », in Cahiers Spinoza, V (1984-1985), pages 71 à 92.
{226} Voir le superbe livre de Rémo Bodéi, Géométrie des passions, Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique, op.cit., p. 278. {227} Traité politique, Œuvres 4, chap. 1, § 4, p. 13. « Et de leur considération véritable l’âme tire autant de plaisir [gaudet] que de la connaissance des choses agréables aux sens », traduction de Charles Ramond dans l’édition des P.U.F., Spinoza, Œuvres V, Traité politique, Paris, PUF, 2005, p. 91. {228} Traité politique, Œuvres 4, chap. 3, § 18, p. 32. {229} Traité politique, Œuvres 4, Chap. 1, § 5, p. 13. Le terme d’ingenium est traduit par complexion. Il renvoie usuellement aux qualités ou dispositions naturelles ou encore au caractère inné. {230} Traité politique, Œuvres 4, chap. 4, §4, p. 34 (nous soulignons). {231} Traité politique, Œuvres 4, chap. 7, § 8, p. 57. {232} Id., chap. 10, § 8, p. 109. {233} Traité politique, Œuvres 4, chap. 2, § 4, p. 16. {234} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. XVI, p. 262. {235} Traité politique, Œuvres 4, chap. 2, § 9, p. 19. {236} Qui vit dans l’alternance de la crainte et de l’espoir ne saurait être son propre maître. Il n’y a donc a contrario de pouvoir que dans la manipulation de la crainte, c’est-à-dire aussi bien de l’espoir, et dans la maîtrise de leur oscillation. Tout exercice du pouvoir suppose ainsi une technologie politique des affects, en particulier de la peur et de l’espoir, qui ne représentent de toutes les manières que les deux faces d’une même pièce. {237} Traité politique, Œuvres 4, chap. 2, § 15, p. 21.
{238} « Personne en effet n’est tenu de complaire à un autre par droit de nature à moins qu’il ne le veuille et aucune chose n’est bonne ou mauvaise pour lui, sinon ce que en vertu de sa propre complexion il décide qui est un bien ou un mal », Traité politique, Œuvres 4, chap. 2, § 18, p. 22. Il y a bien ici une évaluation vitale du bon ou du mauvais, relative à la complexion de chaque être. Le principe évaluateur n’est donc rien d’autre que la complexion physique de chacun. {239} Traité politique, Œuvres 4, chap. 3, § 3, p. 26. {240} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. XVI, p. 269. {241} Traité théologico-politique, Œuvres 2, préface, p. 26. {242} Tout de même que la superstition fait l’objet d’une généalogie qui la déduit comme effet en la rapportant à ses causes propres : tristesse de l’âme et oscillation pendulaire permanente de l’affectivité humaine entre la crainte et l’espoir. C’est que la superstition relève d’abord de la technologie de gouvernement appliquée à l’opinion de la multitude. La religion fonctionne alors comme un « appareil » [Préface du TTP, p. 21] destiné à produire de l’obéissance en diffusant la crainte. La préface du Traité théologicopolitique est sans doute le texte le plus impitoyable écrit sur les ressorts cachés de la monarchie (arcana imperii), avec les Trois discours sur la condition des grands de Pascal. Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? Le Traité théologicopolitique est une redoutable machine de guerre conceptuelle dirigée contre certaines autorités théologiques (les calvinistes hollandais, disciples de Franciscus Gomarus, rêvant d’une nouvelle théocratie dont Spinoza démontre l’impossibilité) et politiques (les Orangistes et l’autorité du Stathouder représentant le roi d’Espagne dans les Provinces). On connaît de même l’opposition des Orangistes aux Régents, favorables aux « remontrants », soit à un calvinisme modéré, celui de Jacobus Arminius, qui dominent la politique hollandaise de 1650 à 1672, notamment avec Jean de Witt. {243} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. XVI, p. 263.
{244} Voir Laurent Bove, La stratégie du conatus, Affirmation et résistance chez Spinoza, op. cit., p. 293, sur l’indignation comme le signe d’une santé collective du corps politique recouvrée dans un processus d’auto-guérison. Il y a, en effet, de saines colères et une capacité vitale d’indignation sans quoi nous perdons notre dignité. {245} Traité politique, Œuvres 4, chap. 5, § 6, p. 39, voir également le § 8, chapitre 10, p. 109. La traduction proposée dans l’édition de la Pléiade affadit, nous semble-t-il, le texte : « L’une essaie de faire quelque chose de sa vie, l’autre se contente d’éviter la mort », Œuvres complètes, op. cit., p. 951. L’édition des P.U.F. propose de son côté : « L’une s’applique à cultiver la vie, l’autre seulement à éviter la mort », op. cit., p. 137. Cultiver la vie, voilà une excellente définition de l’éthique et de la politique spinozistes. {246} Traité politique, Œuvres 4, chap. 5, § 5, p. 38. « Vraie valeur et vraie vie de l’esprit » propose l’édition de la Pléiade, op. cit., p. 951. L’éthique et la politique spinozistes recherchent effectivement les conditions de la vie vraie. {247} Traité politique, Œuvres 4, chap. 7, § 25, p. 66. {248} Traité théologico-politique, Œuvres 2, préface, p. 23. {249} « Les apports quotidiens entraînent de temps en temps le besoin d’une purge », propose Charles Ramond dans sa traduction du Traité politique aux P.U.F., op. cit., chap. X, § 1, p. 257. Le terme utilisé [cura] renvoie au soin, au traitement médical, au fait de nettoyer. Notons que le terme est commun à l’administration politique et à la cure médicale, au souci politique et au soin thérapeutique. Il s’agit bien d’évacuer les humeurs politiques pernicieuses, d’imposer une diète, d’évacuer un trop plein, dans une vigilance relative à la manière dont le corps politique recompose ses rapports propres. Le terme d’apport est intéressant aussi relativement à l’idée de régime, aussi bien politique que médical, celui qui contribue à régler la manière dont un corps se nourrit et se régénère. De quels apports le corps individuel aussi bien que politique a-t-il besoin ? Il y a ici toute une diététique du corps, à la fois médicale et politique. La métaphore est fréquente sous la plume de Machiavel. Il y a bien une politique de la
médecine. La politique peut se penser en termes médicaux tout comme la médecine d’un point de vue politique. {250} Traité politique, Œuvres 4, chap. X, §1, p. 105. « Un État, comme un corps humain, s’incorpore des éléments nouveaux chaque jour ; il a donc besoin de temps à autre de se purifier par une médecine », propose l’édition de la Pléiade, op. cit., p. 1033. Le corps de l’État a donc besoin, exactement comme le corps de l’individu, de se purifier par une médecine. On sait que la métaphore médicale est fréquente sous la plume de Machiavel, et si Spinoza choisit de le citer, ce n’est pas par hasard. La croissance du corps politique impose de rechercher régulièrement le remède adéquat. {251} On sait que la méditation renvoie étymologiquement au soin (meditari est le fréquentatif de mederi, soigner). Méditer, c’est prendre soin de l’objet que l’on se donne dans sa méditation, c’est avoir le souci de bien penser ce qui est alors en jeu. L’exercice intellectuel a ainsi à voir avec la thérapeutique du soin. De même, penser et panser dérivent étymologiquement du même terme : pensare. Ici encore, penser se rapporte au soin. {252} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. 1, p. 38. {253} Id., p. 45. {254} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. II, p. 52. {255} Voir Pierre-François Moreau, Spinoza, L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 398. La conception de l’ingenium développée par Huarte aurait été décisive pour Spinoza. C’est par une caractérisation a posteriori que l’ingenium est connu, comme en atteste l’expérience ordinaire, la déduction mathématique a priori de la proportion de mouvement et de repos propre à l’individualité se révélant problématique, au moins en fait sinon en droit, pour l’esprit humain. {256} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. III, p. 78. Sur le Christ s’adaptant à la complexion du peuple, cf. chap. 4, p. 93.
{257} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. III, p. 72. Cet ouvrage est parsemé de réflexions sur la nécessité de se montrer prudent. Ainsi de la référence aux Proverbes de Salomon : « Quand la science entrera dans ton cœur et que la sagesse te sera douce, alors ta prévoyance veillera sur toi et la prudence te gardera », Traité théologico-politique, in Œuvres 2, chap. IV, p. 96. Qu’est-ce que la prudence, sinon la vertu de la conservation de soi conforme au conatus ? On sait que la devise de Spinoza était Caute et que son cachet portait une rose avec ses épines : la vie du sage n’est pas toujours facile dans la cité et il lui faut agir avec prudence la multitude pouvant se déchaîner brutalement, comme en témoigne l’assassinat des frères de Witt en 1672. Spinoza voulut alors, dit-on, placarder une affiche portant Ultimi Barbarorum, acte pour le moins imprudent, mais il fut heureusement retenu par son logeur. La rose de la sagesse n’est jamais sans épines. {258} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. 4, p. 90. {259} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. XVII, pp. 279-280. {260} Sur l’accroissement de l’État, cf. par exemple le Traité théologicopolitique, chap. XVI, p. 270. {261} Dans le Traité théologico-politique, chap. XVI, Spinoza se prononce explicitement en faveur de la démocratie, de ce que, entre autres raisons, ce type de régime est le plus favorable à la paix et la concorde, Œuvres 2, pp. 266-267. Tout le chapitre est régi par la nécessité de déterminer ce qui est utile au bien commun. De même, la description de l’État des Hébreux au chapitre XVII permet stratégiquement de défaire le modèle monarchique, associé à la guerre et aux troubles, au profit d’un règne du peuple permettant le respect des lois. {262} Celui où la justice est maintenue, à l’exemple de Moïse voulant « constituer une société politique saine », Traité théologico-politique, Œuvres II, chap. VII, p. 144. {263} Traité théologico-politique, Œuvres II, chap. XX, p. 334.
{264} Traité théologico-politique, Œuvres II, chap. XX, p. 329. {265} Lettre XII à Louis Meyer du 20 avril 1663, Lettres, p. 158. {266} Voir également le Court Traité, Œuvres 1, p. 82 sur la jouissance infinie de l’entendement. {267} Lettre XXI, in Lettres, p. 204. {268} Traité théologico-politique, Œuvres 2, chap. 4, p. 88. {269} id., pp. 94-95. Ce texte constitue déjà une sorte de condensé étonnant de l’Éthique. {270} Id., p. 96. {271} Dans la traduction Appuhn, Œuvres 1, p. 23. Pourtant les traducteurs de l’édition de la Pléiade notent eux-mêmes « l'état de mieux-être, auquel toute la nature aspire, atteint son maximum chez l'être humain capable de béatitude religieuse ». L'état bienheureux est donc aussi bien un état de mieux-être. Voir note 4, pp. 1372-1373 et, de même, note, p. 1389, où ils remarquent que welstand, rendu par état le meilleur, a le sens très général de bien-être. Il nous semble au contraire que le sens est ici très précis, de ce que le bien-être ou le mieux-être enveloppe justement l'état bienheureux. La coïncidence pleine des deux significations est conforme à toute la pensée de Spinoza. {272} Le Court traité aurait été écrit en latin, mais nous ne disposons que de deux manuscrits le traduisant en hollandais. Voir la note 3 du Court Traité, in Œuvres complètes, op. cit., p. 1361. Il est vrai que Louis Meyer faisait état en 1666 d’un ouvrage dont le titre était Tractatus De Deo, Anima rationali et summa hominis Felicitate, voir note 2, p. 1360. Mais s’agit-il bien du même ouvrage ? {273} Préface du Court Traité, Œuvres 1, p. 41. La fin du Court traité en appelle au sens de l'amitié et à la prudence nécessaire, en particulier relativement à la communication des éléments philosophiques contenus
dans ce texte et plus généralement dans l'enseignement dispensé par Spinoza, Œuvres I, pp. 156-157. {274} Sommaire du Court Traité, Œuvres 1, pp. 34-35. De même, on lit un peu plus loin que le troisième genre de connaissance « n’est pas en état de nous conduire à la santé de l’âme » [p. 36], ce qui est réservé à l’amour du quatrième genre, soit à une jouissance et à une union immédiate avec Dieu qui représente la plus haute félicité. De la santé de l’âme à la félicité, la conséquence est bonne. La jouissance du Court Traité introduit également à la délectation du 3e genre de l’Éthique. {275} Court Traité, Œuvres I, p. 122 [« le bienheureux état d’un homme parfait » en Pléiade, p. 65]. {276} Court Traité, Œuvres I, p. 129 [« l’état bienheureux » en Pléiade, p. 72]. {277} Id., p. 130. {278} Id., p. 131. « Puis donc que la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la santé de l’âme, il reste à examiner si nous pouvons y parvenir par le quatrième et dernier mode de connaissance » souligne le chapitre XXII, qui traite de la connaissance vraie et de la régénération, Œuvres I, p. 144. Ce que les notions rationnelles du troisième genre ne peuvent faire, la connaissance intuitive du quatrième genre l’apportera : la santé de l’âme ou encore la félicité en Dieu en quoi consiste la régénération vraie. Cette régénération est assimilée par Spinoza a une seconde naissance. La première naissance est physiologique dans le monde des biens périssables. La seconde naissance est spirituelle dans l’élément de la vie vraie, soit l’amour d’un bien impérissable : Dieu ou la totalité de la Nature. {279} Notre propos n’est pas ici de commenter sur un plan technique ces textes extraordinairement difficiles, mais simplement d’éclairer la difficulté que semble manifester le passage d’une expérience de type médicale, selon les mots mêmes de Spinoza, à une expérience d’un autre ordre, sans doute spirituelle dont nous avouons d’ailleurs ne pas avoir, pour notre compte, d’intuition personnelle. Le lecteur peut se reporter à l’ouvrage fondamental
de Pierre-François Moreau, Spinoza, L’expérience et l’éternité, Paris, P.U.F., Épiméthée, 1994. {280} Pour une autre lecture, même si elle insiste sur l'importance de l'accomplissement physique, on consultera. Charles Ramond, « Un seul accomplissement (hypothèses sur Spinoza, Éthique V, 39) », in Le corps, Paris, Vrin, 2005, sous la direction de Jean-Christophe Goddard, pp. 121143. Sur le corps se maîtrisant lui-même en s'imposant sa propre loi dans une sorte de Yoga, mais bien entendu sans intervention de l'âme sur le corps, pour les raisons que nous avons vues, cf. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 586.