Spinoza-Deleuze : lectures croisées 2847888136, 9782847888133

Voici le premier ouvrage en langue française consacré à Spinoza et Deleuze. La chose peut paraître étonnante : quiconque

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French Pages 192 [195] Year 2016

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Table of contents :
Introduction
I. L’affect-Spinoza
1. Spinoza / Deleuze : le moment propice
2. De Différence et répétition à Mille Plateaux, métamorphose du système à l’aune de deux lectures de Spinoza
3. Le pouvoir d’être affecté : modes spinozistes et singularités chez Deleuze
II. « Deleuze lecteur »
4. Deleuze en deux chevaux
5. « Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza
6. Deleuze lecteur de Spinoza – La tentation de l’impératif
III. « La confrontation »
7. Deleuze-Spinoza : la structure Autrui
8. Deleuze et Spinoza : les deux corps du moi
9. L’oiseau de feu : puissance, expression et métamorphose. Sur la rencontre Spinoza-Deleuze
10. Spinoza pour Deleuze : immanence des signes
Bibliographie
Index
Table des matières
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Spinoza-Deleuze : lectures croisées
 2847888136, 9782847888133

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées sous la direction de Pascal Sévérac et Anne Sauvagnargues

ENS ÉDITIONS

L A C RO I S ÉE D ES C H EM I N S

Collection dirigée par Pierre-François Moreau et Michel Senellart

Recherches, héritages, controverses : telles sont quelques-­unes des formes que prend le mouvement des idées. L’histoire de la pensée ne se limite pas à des systèmes grandioses et fermés sur eux-­mêmes ; elle est constituée également par des discours accumulés, des polémiques, des migrations conceptuelles d’un secteur de la pensée à un autre. La collection « La croisée des chemins » publie des textes consacrés à l’histoire intellectuelle et à ses retentissements actuels : philosophie, théorie politique et juridique, esthétique et enjeux des pratiques scientifiques. Elle s’emploie également à faire connaître la recherche étrangère en ces domaines et à donner à lire les textes fondamentaux qui ont marqué les grands moments de cette histoire.

L A C RO I S ÉE D ES C H EM I N S

Spinoza-Deleuze : lectures croisées Sous la direction de Pascal Sévérac et Anne Sauvagnargues

ENS  ÉDI T IONS

2016

Éléments de catalogage avant publication Spinoza-Deleuze  : lectures croisées / sous la direction de Pascal Sévérac et Anne Sauvagnargues – Lyon, ENS Éditions, impr. 2016 – 1 vol. (190 p.) : couv. ill. ; 22 cm. (La croisée des chemins, ISSN 1765-8128) Bibliogr. : p. 181-184. Index : p. 185-186. ISBN 978-2-84788-813-3 (br.) : 19 EUR

Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, ePub et PDF : http://books.openedition.org/enseditions/ Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute repré­ sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.

Illustration de couverture : Alexandre (photographe), Franz Gorke (éditeur), Die Kunst in der Phtotographie, 1903 © Bnf Cet ouvrage a été publié avec le soutien du LIS-EA 4395 Lettres, Idées, Savoirs

© ENS  ÉDITIONS 2016 École normale supérieure de Lyon 15 Parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07 ISBN 978-2-84788-813-3

Les auteurs

Saverio Ansaldi

Laurent Bove

Université de Reims Champagne-Ardenne Université de Picardie Jules-Verne

Vincent Jacques École nationale supérieure d’architecture de Versailles Chantal Jaquet

Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

Kim Sang Ong-Van-Cung

Université Bordeaux-Montaigne

Antonio Negri

Charles Ramond

Anne Sauvagnargues Pascal Sévérac

Ariel Suhamy

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Université Paris-Ouest-Nanterre

Université Paris-Est-Créteil

Université de Picardie Jules-Verne

Avertissement

Les ouvrages de Spinoza sont cités par leur seul titre (sauf pour l’Éthique, abrégée E). Le titre est suivi éventuellement des indications suivantes :   – pour l’Éthique, des numéros de la partie et de la proposition (E, I, 1 se lit donc Éthique, partie I, proposition 1 ; les éventuels démonstrations, scolies, corollaires, etc., sont ensuite mentionnés sans abréviation). Sauf indication contraire, la traduction utilisée est celle de Bernard Pautrat (Paris, Seuil, 1988) ;   – pour le Traité théologico-­politique, des numéros du chapitre et du paragraphe (TTP, I, 1 se lit donc Traité théologico-­politique, chapitre i, paragraphe 1). La traduction utilisée est celle de Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau (Paris, PUF, 1999). La pagination est précisée. Pour les autres ouvrages de Spinoza, l’édition et la traduction utilisées sont précisées à chaque fois en notes. Les ouvrages de Deleuze sont cités également par leur seul titre. On en trouvera dans la bibliographie, en fin d’ouvrage, les références complètes. Toutes les références aux autres ouvrages sont indiquées en notes.

Introduction

Voici le premier ouvrage en langue française consacré à Spinoza et Deleuze1. La chose peut paraître étonnante : quiconque a entendu parler de Deleuze connaît sa grande proximité avec la philosophie spinoziste ; quiconque a travaillé sur Spinoza sait que l’un de ses commentateurs les plus inspirés est Deleuze. Or, bien qu’il existe des études éparses consacrées au rapport entre philosophie spinoziste et philosophie deleuzienne2, nul ouvrage ne s’était encore arrêté sur cette rencontre – décisive pourtant pour chacune d’entre elles. Décisive pour Deleuze, la rencontre avec Spinoza l’a été en tant qu’elle fut un réel compagnonnage, une amitié philosophique au long cours : Deleuze avoue ainsi que la philosophie spinoziste fut celle qu’il a travaillée le plus « sérieusement », c’est-­à-dire selon les canons 1

Cet ouvrage est issu du colloque international « Deleuze et Spinoza », organisé par Anne Sauvagnargues et Pascal Sévérac les 29 et 30 avril 2011 à l’ENS de Paris et à l’Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne (avec le soutien du CERPHI de l’ENS de Lyon et du CIEPFC de l’ENS de Paris). 2 On pense par exemple, du côté des spinozistes, à l’article de Pierre Macherey « Deleuze dans Spinoza » (dans Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 237-244), ou, du côté des deleuziens, à certains passages de Deleuze (Paris, Vrin, 2008) de Pierre Montebello ou de Deleuze. L’empirisme transcendantal (Paris, PUF, 2009) d’Anne Sauvagnargues. On sait aussi que l’un des grands commentateurs de Spinoza, François Zourabichvili, était également un spécialiste de Deleuze, bien qu’il ait peu publié sur le croisement de ces deux pensées (voir toutefois « Deleuze et Spinoza », Spinoza au xx e siècle, Olivier Bloch éd., Paris, PUF, 1993, p. 237-246). À l’étranger, notons parmi les travaux sur Spinoza et Deleuze : Gillian Howie, Deleuze and Spinoza. Aura of Expressionism, Londres, Palgrave Macmillan, 2002 et de Moira Gatens  « Feminism as “password” : re-­thinking the “Possible” with Spinoza and Deleuze » dans Hypathia, vol. 15, issue 2, 2000, p. 59-75.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

consacrés de l’histoire de la philosophie. Mais cette philosophie a surtout été pour lui, avec la philosophie de Nietzsche, un opérateur de constitution, et même de transformation, de sa propre philosophie : le spinozisme de Deleuze est celui d’un nouvel empirisme, d’une pensée du corps comme patient expérimentateur, d’une saisie de « l’affect comme évaluation immanente »3 – Spinoza étant pour Deleuze avant tout le nom d’une puissance sensible de décomposition et de recomposition, d’un véritable « balai de sorcières »4, comme il aimait à dire, qui emporte, qui déporte, qui sollicite cette déprise de soi-­même et de ses propres cadres de pensée. Décisive pour Spinoza, la rencontre avec Deleuze le fut aussi dans la mesure où, après Deleuze, il ne fut plus possible de lire Spinoza de la même manière : d’un post-­cartésien certes original mais s’inscrivant dans le grand courant du rationalisme de l’âge classique, Spinoza sub specie Deleuze devenait un philosophe radical (celui de l’immanence absolue) et actuel (celui d’une éthique entendue comme pratique). Les deux livres qu’il consacra à la philosophie spinoziste, Spinoza et le problème de l’expression en 1968 et Spinoza. Philosophie pratique en 1981 demeurent ainsi des références pour des générations de lecteurs, rendus sensibles à des concepts ou des schèmes de pensée qui travaillent la doctrine spinoziste sans toujours être thématisés par elle : l’expression comme problème central du spinozisme, l’univocité de l’être comme formule de l’immanence, la distinction formelle comme dépassement de la distinction réelle, le pouvoir d’être affecté comme définition de la puissance corporelle… « On ne sait pas ce que peut un corps » : ce petit bout de phrase au détour d’un scolie de l’Éthique ne peut désormais plus être lu sans qu’y soit entendu le grand écho deleuzien. Le présent ouvrage s’organise d’abord autour de deux axes forts. Le premier, « l’affect-Spinoza », étudie ce que Spinoza fait à Deleuze, en tâchant d’examiner le spinozisme au travail dans les œuvres du philosophe français, de Différence et répétition à Qu’est-­ce que la philosophie ?, en passant notamment par Mille Plateaux. Le deuxième axe, « Deleuze lecteur », s’arrête quant à lui sur le commentaire deleuzien de la philosophie spinoziste : il s’agit de voir ce que Deleuze fait à Spinoza. Mais bien évidemment, puisque la frontière entre 3 4

Cinéma 2. L’image-­temps, p. 184-185. Dialogues, p. 22.

Introduction

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ouvrages d’histoire de la philosophie et ouvrages de philosophie est chez Deleuze, peut-­être plus que chez n’importe quel autre auteur, hautement brouillée, il y aura toujours de « l’affect-Spinoza » dans la lecture deleuzienne de la philosophie spinoziste, et du « Deleuze lecteur » dans l’expérience de pensée affective qu’est le spinozisme pour la philosophie deleuzienne. À ces deux axes, nous ajouterons un troisième, qui montre comment Spinoza et Deleuze peuvent être articulés pour penser certains objets déterminés (Autrui, le Corps, la Puissance, le Signe) : ainsi s’accomplit une véritable « confrontation » entre nos deux philosophes, entendue non plus seulement comme analyse de ce qu’il y a de Spinoza dans Deleuze, ou de Deleuze dans Spinoza (et dans l’histoire du spinozisme), mais comme composition de deux puissances de problématisation, qui jamais ne sont parfaitement compatibles, mais qui toujours produisent des effets inattendus.   La première partie « L’affect-Spinoza » s’ouvre avec un texte d’Antonio Negri, dont le livre sur Spinoza, L’anomalie sauvage, fut en son temps salué par une préface de Deleuze qui en soulignait toute l’originalité5. Dans cette étude intitulée « Spinoza/Deleuze : le moment propice », Antonio Negri montre en quel sens la philosophie spinoziste a constitué un véritable kairos pour la pensée deleuzienne : une occasion, un moment opportun, pour sortir du structuralisme, et de sa fermeture à l’égard du devenir, afin de s’ouvrir, via cette philosophie de l’auto-­ expression, à une pensée du communisme comme construction du commun, comme dynamique de constitution d’une démocratie « absolument absolue », selon le mot de Spinoza. « Ici : une flèche décochée par Spinoza, et qui atteint Deleuze. Ce kairos, quand une rencontre de ce genre a lieu, et qu’un nom devient commun, révèle une augmentation d’être »6. 5

La préface de Deleuze (la première des trois préfaces que lui consacrèrent également Pierre Macherey et Alexandre Matheron) commençait par ces mots : « Le livre de Negri sur Spinoza, écrit en prison, est un grand livre, qui renouvelle à beaucoup d’égards la compréhension du spinozisme. Je voudrais insister ici sur deux des thèses principales qu’il développe », à savoir l’anti-­juridisme de Spinoza, et la composition des corps par la puissance de l’imagination matérielle (L’anomalie sauvage, Paris, PUF, 1982, p. 9-12). 6 Voir infra, p. 15.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

L’étude suivante,  « De Différence et répétition à Mille Plateaux, métamorphose du système à l’aune de deux lectures de Spinoza » de Vincent Jacques, approfondit, dans le détail, l’effet du spinozisme dans la formation et la transformation de la philosophie deleuzienne. En 1968 paraissent Spinoza et le problème de l’expression et Différence et répétition ; en 1981 Spinoza. Philosophie pratique et Mille Plateaux : entre ces deux dates s’opère un renouveau conceptuel de la pensée deleuzienne où s’affirme de plus en plus fortement la figure de Spinoza, qui permet à Deleuze de passer d’une philosophie de l’acte créateur (marquée par l’expérience exceptionnelle du schizo) à une philosophie de l’expérimentation (marquée par l’expérience prudente de l’enfant). Se démarquant alors du mathématisme de l’Éthique par une lecture affective des scolies, Deleuze use de la philosophie spinoziste comme problématisation de la question de l’individuation. Cette question de l’individuation est retravaillée par le troisième article de cette première partie : « Le pouvoir d’être affecté – modes spinozistes et singularités chez Deleuze ». Kim Sang Ong-Van-Cung y montre comment Deleuze reprend dans sa propre philosophie la conception spinoziste de l’individuation comme désubjectivation – la stabilité enveloppée par la notion de « forme » étant alors défaite au profit de celle de « rapport de forces » – pour la faire jouer dans son analyse de la vie de couple, à partir de sa lecture de La Fêlure de F. Scott Fitzgerald. L’individuation comme désubjectivation apparaît alors solidaire d’une « résolution éthique : aller jusqu’au bout de sa puissance d’agir, au bout de ce qu’on peut, au bout qui n’est pas un horizon mais une rupture, une ligne de fuite qu’on s’invente »7.   La deuxième partie, « Deleuze lecteur », est constituée de trois études soulignant la très singulière méthode qu’adopte Deleuze dans son commentaire de la philosophie spinoziste. Ariel Suhamy dans « Deleuze en deux chevaux » analyse cette méthode à partir de la phrase apocryphe que Deleuze prête à Spinoza, « il y a plus de différence entre le cheval de labour et le cheval de course qu’entre le premier et un bœuf, car ils ont les mêmes affects en commun »8, invention d’autant plus troublante qu’elle est consti7 Voir infra, p. 49. 8 Voir infra, p. 54.

Introduction

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tuée d’éléments réels. La méthode deleuzienne, selon Ariel Suhamy, est celle de l’extrapolation (le décollage et le collage) ; elle permet à Deleuze de faire de Spinoza celui qui lance des cris, des programmes, et de constituer ainsi, de façon polémique, des familles de pensée pour en mesurer les écarts et surtout les proximités – un affect dominant cette méthode deleuzienne : l’admiration. Dans l’étude suivante, « “Un balai de sorcières” : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza », Chantal Jaquet souligne en quoi le rapport de Deleuze à Spinoza est exemplaire de ce que recherche Deleuze en tant qu’historien de la philosophie : la combinaison d’un effort de lecture rigoureux, qui emprunte les codes académiques du commentaire philosophique, et un effet de courant d’air, qui permet d’échapper à la logique castratrice de l’histoire de la philosophie. Avec Spinoza, Deleuze explore sa méthode d’« enculage » d’un auteur, consistant à lui faire un enfant dans le dos : on aboutit ainsi à « un autoportrait de Deleuze en Spinoza, à la fois vent calme et vent de la colère, vent du concept et vent des affects, avec une préférence marquée pour le vent des affects, le vent du cœur. Cet autoportrait en Spinoza est expressif de l’alliance chez Deleuze de la systématicité la plus grande et du chaos, de la fulgurance et de l’éclair »9. L’article de Charles Ramond « Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif » clôt la deuxième partie en s’attachant au style d’écriture de Deleuze lorsqu’il commente Spinoza : un style fait de formules injonctives ou interdictives, exprimant certes la nécessité logique mais aussi – ce qui est beaucoup plus surprenant – une forme de devoir-­être. Or, en superposant les deux dimensions du descriptif et du prescriptif, qu’il analyse chez Spinoza lui-­même, Deleuze entend, selon Charles Ramond, établir une défense : celle de la doctrine qui ne saurait ainsi être prise en défaut. La position de Deleuze en histoire de la philosophie, et plus particulièrement dans sa lecture de Spinoza, n’est donc pas celle du critique des textes, qui en discuterait les difficultés, voire les fragilités, afin d’en faire progresser la compréhension ; mais celle du « guide protecteur » qui, dans le champ des idées, se bat contre les passions tristes.  

9 Voir infra, p. 75.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

La dernière partie du présent ouvrage, « La confrontation », examine certains objets ou problèmes au prisme conjoint des philosophies de Spinoza et de Deleuze. Dans « Deleuze-Spinoza : la structure Autrui », Laurent Bove étudie quel sens les philosophies spinoziste et deleuzienne donnent à la figure d’autrui. Spinoza pose le problème de la « structure autrui » à partir du principe de l’imitation des affects du semblable, comme le montre Laurent Bove en analysant l’histoire spinoziste du premier homme. Deleuze, lui, conçoit autrui comme l’expression d’un monde possible, mais paraît se méfier de l’imitation affective, qui reconfigure autrui dans les catégories du Je et du Moi. Toutefois, le spinozisme permet d’échapper à cet enfermement identitaire, dans la mesure où il révèle que la structure autrui est autant d’imitation que de résistance, et qu’elle pose la question – toute deleuzienne – de savoir non pas tant qui est mon semblable, mais comment il peut le devenir, à travers la construction d’une communauté réelle. Pascal Sévérac ensuite, dans « Deleuze et Spinoza. Les deux corps du moi », se donne comme objet l’élucidation de ce qu’est l’essence d’un corps, en travaillant la distinction qu’établissent les perspectives spinoziste et deleuzienne entre les deux sens de la corporéité : le corps n’est pas seulement corps physique, organisme, complexe hiérarchisé d’organes aux fonctions déterminées ; il est aussi corps affectif, puissance sensible, ce que Deleuze appelle « corps sans organes ». Le problème est alors d’interroger ce que peut le corps à l’égard de ses images, de ses strates, de ses enchaînements (voire de ses chaînes) d’affects, qui bien souvent polarisent sa puissance. Si la libération du corps consiste à se faire un corps sans organes, que signifie alors, concrètement, cette conquête de puissance ? Saverio Ansaldi développe cette logique de la puissance dans son article « L’oiseau de feu : puissance, expression et métamorphose. Sur la rencontre Spinoza-Deleuze ». Il montre de quelle façon les deux philosophes nous permettent d’envisager le processus de métamorphoses plurielles de la puissance  : d’abord, à partir d’un nouveau naturalisme, est élaborée une ontologie de l’immanence, qui libère un devenir traversé de métamorphoses infinies ; ensuite, à partir des trois niveaux d’expression que sont les signes, les concepts et les percepts, est déterminée une anthropogenèse radicalement nouvelle, pour laquelle « connaître, c’est agir, et agir signifie exprimer un pouvoir d’af-

Introduction

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fecter et d’être affecté »10 ; enfin, à partir de la puissance nomade des corps, Deleuze et Spinoza donnent les moyens de penser la métamorphose de l’éthique et de la politique, dans l’articulation entre appareils identitaires de l’État (état social) et machines de guerre du désir (état de nature). Enfin, dans « Spinoza pour Deleuze  : immanence des signes », Anne Sauvagnargues montre comment, en portant son attention sur le problème de l’expression, Deleuze réorganise toute l’œuvre de Spinoza autour de la lutte contre l’analogie, la transcendance et l’équivocité, et le met au travail sur le chantier d’une nouvelle conception du sens dont l’enjeu est directement politique : cesser de rapporter le sens à une signification transcendante, antécédente, éminente pour le concevoir comme production. Cette critique de l’allégorie confère aux signes un nouveau statut : d’un régime analogique où les signes interprétés, impératifs valent comme véhicule équivoque d’un sens transcendant, on passe à un régime productif. Compris comme signes-­affects, ils expriment l’individuation réelle et sociale de nos corps. Les signes ne relèvent plus d’une morale de l’interprétation, rapportant leur corps matériel à une forme intelligible, une signification, mais expriment une éthique, comprise comme éthologie des rapports effectifs, des milieux ambiants, une écologie des modes d’existence. Ce tournant dans le régime des signes répond à une construction de l’immanence qui ne se réduit pas à l’univocité (répétition monotone d’un dire), mais à la production d’un sens dont la consistance idéelle et formelle ne relève plus d’une donation éminente, ni d’une causalité matérielle, mais d’une construction de problème.

10 Voir infra, p. 127.

I. L’affect-Spinoza

1.  Spinoza / Deleuze : le moment propice Antonio Negri

Traduit de l’italien par Judith Revel

Quand, à l’approche de 1968, Deleuze commence à écrire sur Spinoza, c’est un moment propice. Comme on s’en souvient, il était alors en train de travailler à Différence et répétition. Il y était arrivé à travers Bergson, dans la mesure où il voulait découvrir dans le flux la possibilité d’une ouverture, d’une détermination en mouvement, et montrer la force productive de la différence. On a dit que sa philosophie se définissait alors comme une « ontologie du virtuel » – le virtuel n’est bien entendu pas ici « l’actuel, mais possède en tant que tel une réalité ontologique qui conteste et excède toute logique du possible »1. Pour démolir la logique du possible (la logique de la dunamis et de l’acte, et de la cause qui les lie), était-­il suffisant de souligner le principe bergsonien selon lequel « le temps n’est pas l’espace », et de le retravailler ? À première vue, il semble que Deleuze cherche simplement à démultiplier l’effet bergsonien. La conclusion de son texte sur le bergsonisme, en 1966, en arrivait en effet à ceci : Nous nous demandions au début : quel est le rapport entre les trois concepts fondamentaux de Durée, de Mémoire et d’Élan vital ? […] Il nous semble que la Durée définit essentiellement une multiplicité virtuelle […]. La Mémoire apparaît alors comme la coexistence de tous les degrés de différence dans cette multiplicité, dans cette virtualité. L’Élan vital enfin désigne l’actualisation de ce virtuel selon des lignes de différenciation qui correspondent avec les degrés.2

Mais en réalité cela ne lui suffit pas. Deleuze découvre qu’il est un philosophe du concret, de la détermination ontologique. Son problème 1 2

Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 116. Le bergsonisme, p. 119.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

devient alors : comment durcir la virtualité dans le rapport au réel, c’est-­ à-dire en en conservant la puissance d’imagination mais en l’arrachant à toute fixation catégorielle, à toute fonction, ou toute idée du simulacre ou de la représentation ? Avant 1968, le bergsonisme pouvait bien servir à affaiblir l’architecture solide que le structuralisme avait finalement offerte à l’organisation de la pensée philosophique après-­guerre. Mais il n’était désormais plus suffisant pour obtenir les effets que, dans le tremblement de terre de 1968 dont on pressentait déjà l’imminence, Deleuze recherchait. Comme il le rappelait lui-­même, le structuralisme avait mis en œuvre un projet de neutralisation de la puissance qui consistait en la fixation de relations statiques avec le réel, et de topologies rigides de l’espace conceptuel, en la description d’un rapport différentiel des fonctions symboliques et du mouvement sériel de la structure, et se présentait pour finir avec la teinte de la relation structurelle considérée comme « inconsciente ». Comment rompre avec tout cela – avec cette tentative de neutralisation de la puissance, d’exorcisme de la différence ? Si une nouvelle lecture de Bergson nous avait fait entrer sur ce terrain, il restait cependant beaucoup à faire, c’est-­à-dire avant toute chose à garantir l’immanence de l’accroc ontologique que le virtuel porte avec lui. C’est ici que la présence de Spinoza s’est imposée de manière formidable – en même temps que celles de Duns Scot et de Nietzsche. Mais alors que chez Duns Scot – nous dit Deleuze –, l’être, son univocité, sont pensés de manière neutre, indifférente au fini et à l’infini ; et que chez Nietzsche, la différence se manifeste comme le paradoxe inachevé d’un principe en devenir, il n’y a que chez Spinoza que l’être univoque est objet d’affirmation pure, et que la substance est une puissance expressive, dont les degrés sont des intensités de l’être, et dont les modes sont des étants singuliers. Ce qui avait été dit de la Durée, de la Mémoire et de l’Élan vital, en tant que concepts, doit désormais être repris « par le bas », là où les apories du sujet et de l’objet ont été dépassées, là où le champ d’immanence se présente comme vie. Deleuze utilise Spinoza comme un « passeur » afin de sortir du structuralisme, et comme un architecte de cette trame vitaliste qu’il avait héritée de Bergson – plus exactement encore : une trame à laquelle Deleuze avait été amené par Bergson. À présent, le projet est accompli, parce que – si l’on suit Spinoza – le vitalisme est ordonné (et remplace la raideur de l’univers structuraliste) et expressif (ce qui fait que les puissances, en s’exprimant comme singularités désirantes, éliminent

Le moment propice

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les conditions métaphysiques résiduelles qui hantaient encore le bergsonisme). Deleuze pense que l’ontologie de Spinoza est auto-­expressive. On peut la saisir non pas comme un ordre objectif mais sous la forme d’une pensée en acte, vivante, en mouvement. Qu’elle soit inspirée ou pas de Martial Gueroult (ce qu’affirme Deleuze lui-­même dans ses notes sur l’œuvre spinozienne de celui-­ci), cette approche part de l’interprétation des huit premières propositions de la première partie de l’Éthique, afin de montrer comment la substance n’est pas – et ne peut pas être – transcendante à elle-­même, puisque, dans la mesure où elle se compose d’une infinité d’attributs, elle constitue sa propre production, une généalogie qui se renouvelle continuellement, une consistance que les modes décrivent dans le moment présent. La duplication de l’origine, quand la substance est retenue à l’intérieur d’un rapport causal, est effacée – il reste simplement l’expression, l’auto-­expression. L’onto-­ téléologie, qu’elle soit panthéiste ou panenthéiste, et les alternatives qui la traversent – et les conséquences que l’on tire de celles-­ci –, n’ont par conséquent plus aucune raison d’être.   C’est aussi un moment propice pour Spinoza. À l’approche de 1968, l’immanentisme de Spinoza cesse d’être reconduit à des définitions théologiques (encore une fois : panthéistes ou panenthéistes, puisque c’est ainsi que la tradition historico-­philosophique avait neutralisé Spinoza – voir l’enseignement de Hegel). Il faut dire tout de suite que l’univocité expressive que Deleuze redécouvre chez Spinoza ne constitue pas un exploit interprétatif, et qu’elle est en réalité mise en évidence par toute une nouvelle génération de lecteurs – de Martial Gueroult à Alexandre Matheron, et à Pierre Macherey. Qu’y a-­t-il de spécifiquement deleuzien dans cette double mise à l’écart du panthéisme et du structuralisme ? Il y a que là où le panthéisme et le structuralisme existaient sur le fond d’un déterminisme, Deleuze insiste sur le fait que l’ontologie de Spinoza l’est au contraire très peu ; parce que l’univocité de l’être, si on la considère de manière radicale, distribue la substance dans l’intensité des modes. Ce qui signifie que toute distinction interne à la substance qui – à la manière de Descartes – pouvait encore demeurer, est désormais évacuée ; et que les attributs eux-­mêmes sont passés sous silence, et que les modes (en s’exprimant comme si c’était Dieu lui-­même qui s’exprimait) montrent la liberté qui caractérise et remplit l’activité univoque de l’être.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

Il s’ensuit alors des effets absolument importants. Ontologiquement parlant, l’univocité de l’être déborde la substance, elle la transforme en un champ transcendantal, en un plan d’immanence absolu. Sur lequel, du point de vue épistémologique, l’idée – c’est-­à-dire la manière dont la pensée s’exprime de manière adéquate à travers ses propres déterminations – ne doit se soumettre à aucun ordre externe. La notion commune doit être définie comme la fusion entre une information vraie et une communication efficace, entre un acte de connaissance et une virtualité commune. Pour finir, au niveau anthropologique : l’autorégulation des modes, des choses singulières, est placée dans le sillage de l’organisation des affects humains.   Une nouvelle conception matérialiste du corps se forme ainsi au sein de l’anthropologie spinoziste. « Nul ne sait ce que peut un corps », nous dit Spinoza. Mais nous commençons à le découvrir, contre cette éminence de l’esprit que Descartes avait voulue, parce que « l’ordre des actions et des passions de notre corps correspond (simul sit) par nature à l’ordre des actions et des passions de l’esprit »3. Deleuze commente ce scolie en insistant sur le fait que l’ordre des actions et des passions de notre Corps est simultané par nature par rapport à l’ordre des actions et des passions de l’Esprit4. Mais il y a là un nouveau saut, parce que cette simultanéité des actions et des passions au sein même de l’expérience détruit tout isolement de la pensée, et l’auto-­affirmation de l’être ne fait même plus référence à la détermination des attributs, mais se donne directement à travers les modalités singulières de l’existence. La logique de l’expression se montre ainsi pour ce qu’elle est, c’est-­ à-dire une « philosophie pratique ». L’expression est immanence de la pensée (des expériences et de l’affect) à la nature, et le cheminement de l’expression s’enfonce dans la nature, et construit un acte, des formes de vie, un ethos concret. Ce processus est désirant – la « philosophie pratique » n’est pas le repli réflexif de la pensée sur l’action mais la même machine qui imprime de l’organisation au développement de l’action. 3 4

E, III, 2, scolie. On pourra consulter, en italien, G. Deleuze, Cosa può un corpo ? Lezioni su Spinoza, a cura di Aldo Pardi, Vérone, Ombre Corte, 2007 ; et en français : « Les cours de Gilles Deleuze », webdeleuze, cours de Vincennes sur Spinoza [http://www.webdeleuze.com/php/liste_texte.php?groupe=Spinoza] (consulté le 19 mai 2016).

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La raison n’est pas une puissance séparée ; elle naît au contraire comme la cellule émotionnelle de toute action : le désir est action construite sur la simultanéité de la pensée et de l’affect. C’est ainsi que Deleuze réussit à sortir de cette « structure sans structure » à l’intérieur de laquelle il craignait que Différence et répétition l’ait enfermé. Pour y parvenir, il fallait que la pensée redevienne à nouveau productive. Mais elle ne pouvait l’être que si le Corps et l’Esprit s’entrelaçaient l’un à l’autre de manière étroite. C’est ici que Deleuze rencontre Félix Guattari : […] je travaillais uniquement dans les concepts, et encore de façon timide. Félix m’a parlé de ce qu’il appelait déjà les machines désirantes : toute une conception théorique et pratique de l’inconscient-­machine, de l’inconscient schizophrénique. Alors j’ai eu l’impression que c’était lui qui était en avance sur moi.5

Mais Spinoza aussi était en avance, et on ne pouvait désormais avancer que sur ce terrain-­là – là où le Corps et l’Esprit sont absolument assimilés l’un à l’autre, là où l’être n’est plus ordre mais production d’ordre, multiplicité des modes, fusion, c’est-­à-dire puissance. « Corps sans organes » : Deleuze se demande alors : « Finalement le grand livre sur le CsO, ne serait-­il pas l’Éthique ? » Et il se répond à lui-­même : Les attributs, ce sont les types ou les genres du CsO, substances, puissances, intensités Zéro comme matrices productives. Les modes sont tout ce qui se passe : les ondes et les vibrations, les migrations, seuils et gradients, les intensités produites sous tel ou tel type substantiel […]. Le problème, ce n’est plus celui de l’Un et du Multiple, mais celui de la multiplicité de la fusion qui déborde effectivement toute opposition de l’un et du multiple […]. Continuum ininterrompu du CsO. Le CsO, immanence, limite immanente […]. Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir.6

C’est donc là que l’immanence, l’infini, deviennent une vie.

  Mais revenons à Spinoza. Cet élargissement de l’anthropologie de la liberté – de l’ontologie au mouvement des passions – comporte une ouverture ultérieure : une ouverture à la politique. Ici aussi, c’est à 5

L’Arc, no 49, « Sur capitalisme et schizophrénie. Entretien avec Félix Guattari et Gilles Deleuze », nouvelle édition 1980 (1re édition, 1972), p. 47. 6 Mille Plateaux, p. 190-191.

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travers Deleuze et beaucoup d’autres –  mais Deleuze de manière fondamentale – que l’on découvre à quel point Spinoza a combattu l’absolutisme souverain – mieux encore : il l’a annihilé par la polémique philosophique et démocratique. De ce point de vue, l’utilitarisme métaphysique de Hobbes – qui était assimilé, dans la vulgate interprétative, à la pensée spinozienne – est au contraire balayé par la critique de Deleuze. Comme il le montre bien au début de la quatrième Leçon sur Spinoza (celle du 9 décembre 1980)7, si Hobbes et Spinoza conçoivent l’un comme l’autre l’acte de la raison comme un ajout, comme la formation d’un tout, pour Hobbes il s’agit d’un calcul, alors que pour Spinoza c’est une composition de rapports qui est l’objet d’une intuition. Une intuition : quand Deleuze reprend à Bergson cette fonction de l’intelligence, il en reconnaît immédiatement la force productive. L’intuition est une méthode. Lorsqu’on y a recours, on reconnaît que « le réel n’est pas seulement ce qui se découpe suivant des articulations naturelles ou des différences de nature, il est aussi ce qui se recoupe, suivant des voies convergeant vers un même point idéal ou virtuel »8. Ce qui signifie que si l’on affirme que, pour Spinoza, l’acte de connaissance est intuitif, alors l’acte politique ne provoque pas une renonciation au droit naturel ; au contraire, il en produit le développement puissant. Permettez-­moi cependant de souligner que, chaque fois que l’on parle de « droit naturel » chez Spinoza, il faudrait immédiatement ajouter que ce « droit naturel » ne veut pas dire production de normes, comme chez Hobbes, mais au contraire production de « formes de vie ». Chez Spinoza, comme chez Machiavel, les normes font partie des formes de vie, elles y sont incluses, et elles sont exprimées dans les expériences de la vie. Au contraire de ce qui se passe chez Hobbes, où les formes de vie sont toujours produites par les normes. Quand, dans la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza construit le concept d’une cupiditas qui « ne peut pas avoir d’excès »9 – ce qui est vraiment une drôle de manière de comprendre le droit de nature ! –, 7 Voir Cosa può un corpo ? Lezioni su Spinoza, ouvr. cité, p. 85-87. Voir aussi « Les cours de Gilles Deleuze », webdeleuze, cours de Vincennes sur Spinoza du 9 décembre 1980. [http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=9&groupe=Spinoza &langue=1] (consulté le 19 mai 2016). 8 Le bergsonisme, p. 21. 9 E, IV, 61.

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et qu’il place ce désir dans une certaine dimension d’éternité10, nous voyons cette « cupiditas qui ne peut avoir d’excès » poussée jusqu’à la refondation de la « vie commune » dans l’État à travers le crescendo des propositions qui en découlent jusqu’à la conclusion de la quatrième partie – un concept d’État (Civitas) qui est conçu comme un refus de la solitude et comme construction d’une vie « ex communi decreto ». La définition de la démocratie comme vie libre collective sous le commandement de la raison est alors placée sub quadam æternitatis specie ; mais la species æterna est elle-­même productive, c’est un moteur, un multiplicateur productif. Deleuze souligne alors particulièrement le point suivant, reprenant à la lettre le texte spinozien : si deux individus composent entièrement leurs rapports, ils forment naturellement un individu deux fois plus grand, qui a un droit de nature deux fois plus grand. L’État de raison ne supprime pas l’État de nature ni ne le limite, il l’amène à une puissance sans laquelle celui-­ci demeurerait irréel et abstrait. En définissant la coopération productive et la multiplication de la valeur du travail qui en est la conséquence, Marx utilise presque les mêmes mots que ceux que Deleuze retrouve chez Spinoza, quand il définit la valeur ajoutée de l’association politique. Mais nous pouvons aller plus loin encore – parce que chez Spinoza, le « commun » n’est pas simplement la Civitas, l’État, c’est-­à-dire une expansion de la souveraineté (du droit public), mais ce processus qui s’accroît à partir des puissances désirantes, de l’autovalorisation des singularités, des prétentions singulières, jusqu’à arriver à ce droit du commun qui est absolu, et qui, politiquement, s’exprime comme « autre » de la souveraineté en ce qu’il est produit par la « démocratie absolue » de la multitude.   Une démocratie non-­souveraine ? Les ambiguïtés de lecture peuvent être nombreuses ; il n’en reste pas moins que la démocratie, ici, n’est plus cette troisième forme, particulière, de gestion du gouvernement – équivalente aux deux autres formes, la monarchie et l’aristocratie – que la tradition classique nous a léguée. Nous pouvons donc lire tout autrement ce que Spinoza affirme au terme de sa politique : À l’homme, rien de plus utile que l’homme ; les hommes, dis-­je, ne peuvent rien souhaiter de supérieur pour conserver leur être que d’être d’accord en 10 Voir E, IV, 62, démonstration.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées toutes choses, de façon que les esprits et les corps de tous se composent pour ainsi dire un seul esprit et un seul corps, et qu’ils s’efforcent tous en même temps, autant qu’ils peuvent, de conserver leur être, et qu’ils cherchent tous en même temps ce qui est utile à tous. D’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c’est-­à-dire les hommes qui cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est utile, ne désirent rien pour eux-­mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes, et par conséquent sont justes, de bonne foi et honnêtes.11

La lecture deleuzienne représente donc un moment propice pour introduire Spinoza dans le débat philosophique et politique contemporain. Elle permet de mettre hors jeu toutes les répétitions du refrain « théologico-­politique » utilisé dans la définition du pouvoir, c’est-­à-dire aussi bien quand celui-­ci servait à justifier la souveraineté, sa légitimité et la possibilité de son « exceptionnalité », que, dans le sens contraire, quand la critique démythifiante, inspirée par l’Entzauberung wébérienne, même lorsqu’elle sacrifiait ces justifications, les gardait en réalité comme objet d’analyse. Cette tendance est aujourd’hui tout aussi perverse que la première l’a été autrefois – dans la critique post-­wébérienne de la sécularisation du pouvoir ou dans l’apologie de sa désacralisation –, parce qu’elle répète et sous-­entend l’hypothèse d’un fondement théoriquement non-­visible, problématiquement non-­soluble, c’est-­à-dire un numinosum de la souveraineté. Mais c’est encore ce « théologico-­politique » que le Traité spinozien tente de détruire en construisant pour cela une définition de la démocratie qui est irréductible à la souveraineté.   Je dirais donc que chez Spinoza, le thème constituant des passions, le réalisme machiavélien dans sa conception de l’histoire – ou dans celle de l’antagonisme comme essence du politique –, le caractère « absolu » de la démocratie constituent une synthèse qui tire sa vision du politique en direction de ce que nous appellerions aujourd’hui une perspective essentiellement biopolitique. J’entends par biopolitique, en suivant ici les indications que nous laisse Michel Foucault, tout à la fois la manière dont des rapports de pouvoir investissent la vie et en font l’objet et l’enjeu de leur application, et la manière dont cette même vie – c’est-­à-dire des modes de vie, des types d’existence, des formes 11 E, IV, 18, scolie.

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de coopération, bref : la vie dans ses déterminations matérielles et historiques – répond au pouvoir qui l’objective en affirmant sa puissance productive, son « excédence », son irréductibilité. Comme nous l’avons déjà esquissé, il faut ajouter à cette conception radicale de la démocratie le dépassement de toutes les conceptions individualistes du lien social. En effet, la multitude est à la base de la démocratie absolue, et la multitude est précisément le contraire de la solitude. De la solitude, l’individu remonte à la pluralité sociale à travers un soi-­ disant processus contractuel dont le contenu conceptuel est construit sur les plus fantasques connexions à des dispositifs idéologiques de toute la modernité. Spinoza refuse l’hypothèse contractuelle – il ne peut pas ne pas le faire, parce qu’il s’agit d’une pensée négative concevant le contrat comme un renoncement à la puissance, comme une fuite hors de la plénitude de la vie, comme une expérience de neutralisation de la mort. Bien au contraire, l’individu spinozien ne pense pas à la mort ; sa tension à l’égard de l’autre, en direction d’une construction sociale, n’est pas enracinée dans la peur de la mort mais dans une volonté de joie. Deleuze a saisi avec une force très grande cette constitution positive de la singularité, cette conception naturaliste et antagoniste du conatus : elle donne lieu à un processus affirmatif (c’est-­à-dire à l’augmentation commune de la puissance d’agir, au développement commun des passions joyeuses) considéré comme tendance du réel. Cela signifie persévérer dans l’existence et agir sous la conduite de la raison dans la constitution commune de la Cité. Une fois, alors que je l’interviewais, Deleuze m’a dit : « Félix et moi sommes restés marxistes »12. J’ai toujours soupçonné que cela n’était pas vrai, et que La grandeur de Marx, dont certains ont cru que c’était sa dernière œuvre en chantier, n’existait en réalité pas en dehors de notre imagination et de nos souhaits. Je crois plutôt que Deleuze voulait dire : nous sommes toujours restés communistes. Mais il est évident que leur communisme consistait précisément en cette construction d’un commun qui allait au-­delà du simulacre catégoriel ou du fétichisme des biens communs naturels, et qui i­nterprétait plutôt ­l’autovalorisation des singularités au sein de la multitude et la composition du commun comme un projet de production et de vie « éternelle ». 12 Pourparlers, p. 232.

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  Un dernier point. J’ai parlé d’un « moment propice » pour Spinoza et pour Deleuze, et j’ai essayé d’interpréter cet événement comme la construction d’un nom commun : une affirmation de désir « qui ne connaît pas l’excès » et la constitution du commun – une rencontre qui possède des effets ontologiques évidents. Il faut plus largement se demander s’il n’est pas possible de trouver dans la rencontre de tel ou tel grand auteur philosophique un moment où les noms communs, générés et établis par un projet théorique, représentent une expression de kairos. Ici : une flèche décochée par Spinoza, et qui atteint Deleuze. Ce kairos, quand une rencontre de ce genre a lieu, et qu’un nom devient commun, révèle une augmentation d’être. Le nom commun recueille et promeut de nouvelles singularités, de nouvelles puissances ; et dans cet entrecroisement interprétatif, la notion commune trouve alors une épaisseur nouvelle. La puissance du « moment propice » a trouvé un développement plein, et l’imagination en soutient l’expression : une projection constructive de l’être vers l’avenir. Dans le cas qui nous occupe, dans le rapport entre Gilles Deleuze et Baruch Spinoza, la notion commune de la démocratie est déplacée de la communauté de l’épistémè au commun ontologique. Le nom commun de démocratie devient ainsi la trace puissante qui unit les événements interprétatifs dans la construction d’une communauté à venir. Insistons encore sur la puissance d’interprétation qui a rendu ce moment propice possible : sans doute pouvons-­nous aussi être introduits à une autre modalité de l’être – quand l’entrecroisement des passions raisonnables construit ce que nous appelons la praxis.

2.  De Différence et répétition à Mille Plateaux, métamorphose du système à l’aune de deux lectures de Spinoza Vincent Jacques1

En 1968, Deleuze publie Différence et répétition, sa thèse de doctorat et le premier grand livre où il expose sa propre philosophie. 1968, c’est aussi l’année de publication de la thèse complémentaire sur Spinoza, Spinoza et le problème de l’expression. Bien des années plus tard, en 1980, après la rencontre avec Guattari, Deleuze publie avec ce dernier Mille Plateaux, livre offrant une profonde mutation du système élaboré depuis les années soixante. 1981, soit une année plus tard, est publiée l’édition augmentée de Spinoza. Philosophie pratique2. Cette correspondance entre les deux œuvres majeures de Deleuze et les deux lectures de Spinoza n’est pas fortuite ; au contraire, selon nous, l’écart entre les deux premières s’apprécie tout particulièrement à l’aune du rapport entre les deux livres sur Spinoza. De Différence et répétition à Mille Plateaux, s’il y a un profond renouveau conceptuel qui transforme le système (plus essentiellement que le fait l’Anti-Œdipe, malgré sa virulence et sa radicalité3), celui-­ci se comprendrait en grande 1

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Vincent Jacques est maître assistant titulaire à l’ENSA-V (École nationale d’architecture de Versailles) et chercheur au laboratoire LéaV, membre de l’équipe de recherche « Actualité des modernismes – histoire, architecture, urbanisme, sociétés » (AM : HAUS) et membre associé de l’équipe « Philosophie et esthétique » du laboratoire Histoire des Arts et des Représentations (HAR – EA 4414 – Université Paris-Ouest-Nanterre). La première édition fut publiée en 1970, sans les chapitres iii, v et vi de l’édition de 1981. Apparaissent dans ces trois chapitres les thèmes de la rencontre, des notions communes comme « Idées pratiques », de l’expérimentation, ainsi que la nouvelle définition du corps. Comme nous le verrons, un symptôme de ce changement profond est la disparition

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partie par l’intégration étendue et développée de Spinoza dans le système, intégration rendue possible par une nouvelle lecture du spinozisme. Cette hypothèse que nous avons développée ailleurs, il n’est bien sûr pas question de l’exposer ici dans toute sa complexité ; nous nous concentrons plutôt sur le deuxième moment, celui des années 1980-1981 où la seconde lecture de Spinoza donne à celui-­ci une place essentielle et déterminante dans le système. Dans les années soixante, Spinoza joue pourtant un rôle très important dans l’élaboration de la philosophie de Deleuze. Il lui est essentiel dans la mise en place du cadre conceptuel d’une philosophie de l’expression, notion qui lui sert à définir la philosophie de Spinoza dans sa thèse complémentaire, et qui, en outre, caractérise la forte cohérence de ses propres travaux de cette époque. À la recherche d’un nouvel empirisme, Deleuze vise alors la refonte du transcendantal kantien, en le dégageant de son idéalisme et de son abstraction. Pour ce faire, dans Différence et répétition, il développe un concept original de problème qu’il emprunte entre autres à Gilbert Simondon, son contemporain. Un an après, en 1969, Logique du sens reprend la question de la refonte du transcendantal, Simondon et le concept de problème, mais cette fois sous l’aspect du sens, à l’aide de Lewis Carroll, du structuralisme et de la théorie stoïcienne des incorporels. On semble alors très loin de Spinoza (cité une seule fois dans Logique du sens, p. 316). Pourtant, Logique du sens participe à la même visée que Différence et répétition, qui consiste à conceptualiser une pensée de la productivité expressive, concernant aussi bien la matière que le sens, et ce contre la pensée de la représentation. Le système de productivité expressive est clairement exposé dans la thèse complémentaire sur Spinoza qui dégage les premiers linéaments de cette réversibilité entre l’être et le sens propre « au Christ de la philosophie » champion de l’immanence de Qu’est-­ce que la philosophie ? (1991), réversibilité qu’expose patiemment Deleuze dans ses deux grands livres des années soixante. En effet, entre Différence et répétition et Logique du sens, on remarque une forte complémentarité : si le premier ouvrage insiste sur l’individuation « physique », le du thème de l’expérience radicale, limite, dont l’ultime héros est le personnage conceptuel extrême du schizo, et l’apparition de la figure conceptuelle de l’enfant, parfait petit personnage spinoziste, héros de l’expérimentation prudente et affective au quotidien (rapport « problématique » à la réalité).

De Différence et répétition à Mille Plateaux

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second se concentre sur le sens. Pour reprendre les termes de Qu’est-­ce que la philosophie ?, on peut dire que les deux livres explorent les deux versants du système deleuzien, celui de la « matière de l’être » et celui de la « pensée ». C’est ce que la thèse complémentaire Spinoza et le problème de l’expression expose comme la double origine ontologique et logique constitutive du concept de l’expression portée à son accomplissement par Spinoza4. On peut donc dire que Deleuze place d’emblée son système dans la continuation du spinozisme. Quasiment absent de Logique du sens tout comme d’ailleurs de l’Anti-Œdipe, Spinoza occupe en revanche une place non négligeable dans Différence et répétition, même s’il y est critiqué par deux fois. La première fois à propos du court historique de l’univocité de l’être, où malgré un éloge manifeste, Deleuze reproche à Spinoza de maintenir la différence sous la tutelle du même, c’est-­à-dire de la substance ; c’est alors Nietzsche qui est crédité de développer pleinement la pure affirmation de la différence pour elle-­même avec l’éternel retour5. La deuxième critique est celle qui va nous occuper ici ; elle apparaît dans une note de bas de page (p. 209) : « Et chez Spinoza, aucun “problème” n’apparaît dans la méthode géométrique. » Cette critique semble plus embêtante que la première pour l’intégration de Spinoza dans le système. En effet, Deleuze résout la première critique dans la thèse complémentaire où il tend à dissoudre la substance dans le champ d’affirmation des attributs et assimile les essences à sa théorie des quantités intensives6. Pour résumer l’opération, on peut reprendre la 4

« Nous avons vu que le concept de l’expression avait comme deux sources : l’une ontologique, qui concerne l’expression de Dieu, qui naît à l’abri des traditions de l’émanation et de la création, mais qui les conteste profondément ; l’autre, logique, qui concerne l’exprimé des propositions, qui naît à l’abri de la logique aristotélicienne, mais la conteste et la bouleverse », Spinoza et le problème de l’expression, p. 300-301. 5 « Pourtant subsiste encore une indifférence entre la substance et les modes : la substance spinoziste apparaît indépendante des modes, et les modes dépendent de la substance, mais comme autre chose. Il faudrait que la substance se dise elle-­ même des modes, et seulement des modes », Différence et répétition, p. 59. Ainsi, selon Deleuze, chez Spinoza, les différences modales resteraient tributaires du principe d’identité qu’est la substance. 6 Ainsi, si d’un côté Deleuze critique le primat de la substance dans sa thèse, de l’autre, dans sa thèse complémentaire, il en minore l’importance en la résorbant dans la productivité des attributs. Sur ce dernier point, voir l’article de F. Zourabichvili, « Deleuze et Spinoza », art. cité.

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belle formule d’Alexandre Matheron : « La substance n’est pas un fond dont les modes seraient la surface, nous ne sommes pas des vagues à la surface de l’océan divin, mais tout est résorbé à la surface »7. Ainsi interprétée, l’ontologie spinoziste se coule alors dans la métaphysique deleuzienne. Il en va tout autrement de la question du problème ; comment, en effet, concilier Spinoza avec l’empirisme supérieur prôné par Deleuze, empirisme où l’expérience réelle se produit dans la rencontre qui déroute les schèmes de recognition ordinaire et provoque la création d’un problème ? La solution de Deleuze viendra plus tard, début 1980 et sera aussi radicale qu’étonnante ; si aucun « problème » n’apparaît dans la méthode géométrique, n’est-­ce pas que le problème est caché par l’exposition et l’organisation des axiomes, des définitions et des propositions ? Il faudra alors lire Spinoza en faisant fi de sa méthode, passer outre axiomes, définitions et propositions. La chose ne va pas de soi, car si « l’ordre géométrique » de Spinoza est tributaire d’un rationalisme qui se réfère au modèle de rigueur que sont les mathématiques à l’époque, il n’est en revanche nullement extrinsèque au système. Il est en effet nécessaire à un mode d’exposition qui n’est pas linéaire et qui revient sans cesse sur lui-­même pour enrichir et approfondir une étape déjà parcourue8. Qui plus est, comme le remarque François Zourabichvili, « certains commentateurs ont été attentifs à la dimension éthique de la mise en ordre géométrique : loin d’être une forme extérieure au contenu, cette mise en ordre participe de l’exécution concrète du projet de maîtrise des passions »9. L’ordre géométrique serait donc consubstantiel à la visée pratique de l’Éthique ; son rejet par Deleuze dans Spinoza. Philosophie pratique, n’en est-­il pas d’autant plus étonnant ? Non, si l’on considère que la visée éthique et 7

Préface à L’anomalie sauvage d’A. Negri, ouvr. cité, p. 20 ; la lecture de Negri et celle de Deleuze se rejoignant sur de nombreux points, la formule s’applique à merveille à la lecture deleuzienne. 8 Comme le dit très bien P. Cristofolini : « Il s’ensuit nécessairement (là encore au-­ delà d’Euclide) que les concepts définis au début, loin d’être clairs une fois pour toutes, et loin d’être épuisés par la définition, sont susceptibles d’enrichissements continuels et de surdéterminations, à mesure que se développe l’exposé et que le matériel devient de plus en plus complexe », Spinoza. Chemins dans l’« Éthique », Paris, PUF (Philosophies), 1996, p. 16. 9 F. Zourabichvili, « La langue de l’entendement infini », Lectures contemporaines de Spinoza, C. Cohen-Boulakia, M. Delbraccio et P.-F. Moreau éd., Paris, PUPS, 2012, p. 249-259.

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pratique de Deleuze n’est pas tout à fait la même que celle de Spinoza, en ce que la maîtrise des affects reste chez Deleuze profondément liée à l’idée toute nietzschéenne de création. En revanche, l’importance accrue de Spinoza dans l’œuvre à partir de Mille Plateaux peut s’évaluer à l’aune de la substitution du modèle éthique nietzschéen du créateur franchissant la limite dans une expérience extraordinaire qui trouve son apogée dans la figure du schizo de l’Anti-Œdipe par la figure de l’expérimentateur qui procède prudemment (caute ?) à la construction de son corps sans organes10. Ainsi, si d’un côté la lecture de la philosophie pratique de Spinoza atténue fortement la figure nietzschéenne du créateur aussi rare que radical, de l’autre le thème de l’expérimentation mis en avant dans cette seconde lecture est symptôme de l’irréductible nietzschéisme de l’éthique deleuzienne. Disons alors que la critique de l’absence de « problème » dans la méthode géométrique vise bien un aspect important du système, et qu’en oblitérant de façon volontaire la méthode spinoziste, Deleuze peut sembler faire violence au texte, y introduisant même le bacille de la création nietzschéenne, mais dévoile à ce prix une nouvelle figure étonnante de la philosophie spinoziste. En révélant un Spinoza empiriste, Deleuze y découvre enfin le problème absent en 1968, et en retour, la notion de problème élaborée dans les années soixante finit par acquérir une valeur pratique et éthique. C’est en privilégiant une entrée dans le système par les notions communes et les affects que Deleuze explore une autre facette du système et y trouve ce qu’il déplore ne pas trouver en 1968, c’est-­àdire quelque chose qui s’apparente à un « problème ». En revanche, si Deleuze finit par trouver une théorie du « problème » chez Spinoza en l’abordant par le biais pratique, il ne le restreint pas pour autant à la sphère pratique humaine. Bien au contraire, la lecture empiriste de Spinoza va permettre à Deleuze de développer une définition du corps comme proposition épistémologique forte, épistémologie spinoziste qu’il retrouve en éthologie chez Jacob von Uexküll, et qu’il propose 10 Dans Dialogues, il est fait mention de « la curieuse modestie des hommes de ligne, la prudence de l’expérimentateur ». Et parlant de l’expérimentation déployant le corps sans organe, voici ce que disent Deleuze et Guattari : « Libérez-­le [le corps sans organe] d’un geste trop violent, faite sauter les strates sans prudence, vous vous serez tué vous-­même, enfoncé dans un trou noir, ou même entraîné dans une catastrophe, au lieu de tracer le plan », Mille Plateaux, p. 199.

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de substituer à l’approche psychanalytique. Ainsi, Deleuze développe finalement le potentiel « scientifique » de Spinoza en rompant avec une lecture insistant sur le rationalisme procédant par définitions et axiomes pour y substituer une approche empiriste, enfin problématique11. En lisant Spinoza par le milieu, en découvrant dans les notions communes une logique des rencontres et en valorisant la petite physique de l’Éthique, Deleuze développe une interprétation affective et problématique du spinozisme. À ce propos, il insiste sur les différentes manières d’entrer et de s’orienter dans l’Éthique ; ainsi plutôt qu’une lecture théorématique par axiomes et propositions, il opte pour une lecture problématique affective par les scolies. La lecture de 1980 résout alors la deuxième objection de 1968, et Spinoza devient le héros de la philosophie deleuzienne, celui qui sans aucune concession à la transcendance propose une métaphysique soutenant une éthique, individuelle et collective. La comparaison des titres du premier et du deuxième livre sur Spinoza, Spinoza et le problème de l’expression et Spinoza. Philosophie pratique est symptomatique de l’inflexion de la lecture du spinozisme qui passe des questions de l’univocité et de l’immanence à celle de l’expérimentation concrète et pratique. Spinoza peut alors prendre toute son ampleur dans le système, le modifier et y provoquer de nouveaux développements. Avec Spinoza, un Spinoza problématique, la philosophie de Deleuze se veut maintenant pratique ; le thème de l’expérience réelle perd alors son lyrisme, rompt définitivement avec le modèle de l’expérience exceptionnelle des années soixante dont l’Anti-Œdipe offre l’ultime personnage conceptuel avec le schizophrène. L’expérience réelle se comprend dès lors comme expérimentation et évaluation immanente et affective des rencontres.

11 Mentionnons toutefois que ce potentiel scientifique du spinozisme, Deleuze en parle déjà dans les années soixante à propos du débat entre Georges Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sur l’évolution ; alors que le premier serait plutôt aristotélicien car procédant par fonction et analogie, le second se placerait dans la filiation de Spinoza en ce qu’il privilégie la structure des corps, structure que Deleuze assimile à la fabrica du scolie de la proposition 2 d’Éthique III : « Car personne jusqu’ici n’a connu la structure (fabrica) du corps si exactement qu’il ait pu en expliquer toutes les fonctions » (cité dans Spinoza et le problème de l’expression, p. 257).

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Spinoza par le milieu : notions communes et expérimentation La nouvelle entrée dans Spinoza se fait selon le postulat que Deleuze trouve chez les empiristes : tout ce qui est important est au milieu, c’est-­ à-dire est relation, dans la vie comme dans la méthode12. Les empiristes n’ont pas de premier principe, ils s’installent toujours au milieu ; c’est ce que va effectuer Deleuze avec Spinoza pour en faire une lecture empiriste, c’est-­à-dire par le milieu, et transformer du coup le rationaliste de la tradition en un auteur empiriste. Il s’agit donc d’« essayer de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu »13, de court-­circuiter l’organisation et le développement de la raison axiomatique pour s’installer d’emblée dans le mode, ses affects et ses rencontres, le Spinoza du « connaît-­on ce que peut un corps ? », formule tirée de l’Éthique qui devient un leitmotiv deleuzien14. Lire par le milieu, c’est s’insinuer dans le système par le chapitre central de l’Éthique, le de affectibus où Deleuze concentre son analyse sur une lecture de l’affect comme variation continue (« l’affect, variation continue de la force d’agir ou d’exister »15). 12 « Les relations sont au milieu, et existent comme telles. Cette extériorité des relations, ce n’est pas un principe, c’est une protestation vitale contre les principes. […] Les empiristes ne sont pas des théoriciens, ce sont des expérimentateurs : ils n’interprètent jamais, ils n’ont pas de principes », Dialogues, p. 69. 13 Spinoza. Philosophie pratique, p. 164. 14 La formule est tirée du scolie de la proposition 2 d’Éthique III : « Et, de fait, ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé. » Avec le tournant pratique, le problème est ce qui se crée en butant sur l’impensable, la vie affective dynamique du corps ; selon Deleuze, la notion se place alors dans la filiation du renversement philosophique institué par Spinoza et Nietzsche : « “Donnez-­moi donc un corps” : c’est la formule du renversement philosophique. Le corps n’est plus l’obstacle qui sépare la pensée d’elle-­même, ce qu’elle doit surmonter pour arriver à penser. C’est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l’impensé, c’est-­à-dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais obstiné, têtu, il force à penser, et force à penser ce qui se dérobe de la pensée, la vie. […] “Nous ne savons même pas ce que peut un corps” : dans son sommeil, dans son ivresse, dans ses efforts et ses résistances », Cinéma 2. L’image-­temps, p. 246. Il faut bien sûr entendre ici corps comme corps sans organes et non comme organisme. 15 « Les cours de Gilles Deleuze », webdeleuze, cours de Vincennes sur Spinoza du 24  janvier 1978 [http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=11&groupe=Spinoza&langue=1] (consulté le 19 mai 2016).

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La lecture de Deleuze est étonnante, mais n’en suit pas moins l’esprit du texte spinoziste dont l’œuvre principale ne s’appelle pas pour rien l’Éthique : en insistant sur les modes, l’accent est mis sur la pragmatique expérimentale que Deleuze souligne en valorisant le deuxième genre de connaissance, toujours le milieu16, les notions communes aptes à dégager un art concret des manières d’être, car « les notions communes sont des Idées pratiques » (ibid., p. 161). Ainsi,  « les notions communes sont un Art, l’art de l’Éthique elle-­même : organiser les bonnes rencontres, composer les rapports vécus, former les puissances, expérimenter » (ibid.) ; via les notions communes, Deleuze retrouve en Spinoza la question de l’expérience réelle et problématique, car procédant de rencontres. Par ce biais d’une lecture qui fait de l’Éthique « une science pratique des manières d’être »17 vont alors être rapprochés deux moments de l’ouvrage, la petite physique de la deuxième partie, proposition 13 et la troisième (et quatrième) partie sur les affects, pour proposer la définition du corps selon la dualité axiale cinétique et dynamique. Par ce pli du texte sur le corps comme variation continue, Deleuze obtient une définition du corps selon les axes cinétique et dynamique qu’il appelle plan de composition. Là où le geste est radical, c’est qu’il résorbe ainsi la substance dans le mode ; en effet, d’un mode à l’autre, selon des rapports mouvants de composition, il n’y a en définitive qu’un plan ou une nature univoque variant selon de multiples manières : « Ce n’est plus l’affirmation d’une substance unique, c’est l’étalement d’un plan commun d’immanence où sont tous les corps, toutes les âmes, tous les individus » (ibid., p. 164). Il n’y a en fait maintenant qu’un seul plan d’univocité biface, pensée et manière d’être, c’est-­à-dire un plan où il n’y a que des événements (signalons que Émile Bréhier dit de l’attribut incorporel stoïcien qu’il « est non un être, mais une manière d’être »18 ; remarquons aussi qu’un traducteur contemporain de Spinoza, Bernard Pautrat, traduit modus par manière plutôt que mode19). Il n’y a alors qu’un seul plan modal comme radicalisation de l’immanence, c’est-­à-dire immanence « sans fond (subs16 « Le statut central des notions communes est bien indiqué par l’expression “second genre de connaissance”, entre le premier et le troisième », Spinoza. Philosophie pratique, p. 130. 17 Spinoza. Philosophie pratique, quatrième de couverture. 18 Cité dans Logique du sens, p. 14. 19 « C’est que le modus, avant d’être ce mode qui sent son savant de Sorbonne, se borne

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tance) » dont la texture est celle des événements qui s’y produisent, ou, plus précisément, plan immanent des modes d’individuation par affects et rapports de vitesse et de lenteur.

Variation continue problématique  et nouvelle définition du corps À l’aide de Spinoza, Deleuze propose une nouvelle vision du corps, une vision corporelle problématique de composition modale qui s’oppose à une appréhension comme unité, forme et fonction (recognition). La vision du corps ordinaire, Deleuze la caractérise par un plan d’organisation qui « concerne toujours des formes et leurs développements, des sujets et leurs formations »20. Le plan d’organisation est un plan de transcendance ou micro-­transcendance ordinaire qui « bloque les mouvements, fixe les affects, organise des formes et des sujets »21. Je croise un inconnu et, a priori, je reconnais en lui une forme (genre, position sociale, etc.) par rapport à laquelle je module mon comportement ; je ne fais pas alors de rencontre à proprement parler, une micro-­ transcendance (forme) oriente mon agir. On n’expérimente jamais sur ce plan d’organisation, on le subit en portant des formes qui nous assujettissent, nous découpent et modulent nos rencontres selon des stases molaires ou strates ; autrement dit, sur ce plan, l’individuation est toujours conditionnée de l’extérieur. On n’expérimente pas, car il n’y a pas de rencontre, tout est joué d’avance selon des schèmes préétablis. L’analyse du mode spinoziste offre la vision alternative d’un corps qui s’appréhende comme un plan intensif immanent source de variation continue. Deleuze développe l’activité modale affection/affect en deux axes qu’il nomme cinétique (affection) et dynamique (affect). Selon un premier axe dit cinétique, tout corps « se définit par des rapports de mouvement et de repos, de lenteurs et de vitesse entre ­particules »22 à être, plus simplement, une manière, de penser ou d’être étendu », Éthique, Paris, Seuil, 1988, préface, p. 10. 20 Spinoza. Philosophie pratique, p. 172. 21 Dialogues, p. 160. 22 Spinoza. Philosophie pratique, p. 165.

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(voir la proposition 13 d’Éthique II), et non comme substance, forme ou fonction. Chaque individualité se compose d’une infinité de parties extensives qui sont sa propriété sous un certain rapport (lui-­même plus précisément un complexe de rapports). C’est le premier nœud problématique de l’individu, rapport différentiel de repos et de lenteur comme complexe de forces mouvant car ouvert à la rencontre incessante d’autres forces qu’il se subordonne (avec lesquelles il se compose) ou qui risquent de le décomposer. Et si cet état de force est mouvement, c’est que comme processus, il doit être constamment prolongé, c’est-­à-dire que le plan doit être construit comme « manière de vivre » : C’est par vitesse et lenteur qu’on glisse dans les choses, qu’on se conjugue avec autre chose : on ne commence jamais, on ne fait jamais table rase, on se glisse entre, on entre au milieu, on épouse ou on impose des rythmes. (Ibid., p. 166)

D’un autre côté, selon l’axe dynamique, le corps se définit par son « pouvoir d’affecter et d’être affecté » (ibid.) ; en effet, l’état de force renvoie toujours à une variation de puissance. Chaque mode est un quantum de puissance, c’est-­à-dire une quantité intensive ; si l’axe cinétique est la variation extrinsèque ou l’affection causale extensive, à celle-­ci correspond une variation intrinsèque ou intensive que Deleuze interprète comme l’essence du mode, puissance toujours remplie à différents degrés. La distinction entre l’axe cinétique et l’axe dynamique se base donc sur la différence spinoziste entre affectio, affection, et affectus, affect, l’affection concernant l’état de forces en extension, à tel ou tel moment, auquel correspond un quantum de puissance dont la fluctuation est passage d’un degré à l’autre, série de variations affectives intensives (durée) : « Ce sont des passages, des devenirs, des montées et des chutes, des variations continues de puissance, qui vont d’un état à un autre »23. Le quantum de puissance se définit donc par un seuil maximal et un seuil minimal, bornes qui nous permettent de saisir autrement l’individu, c’est-­à-dire selon sa capacité d’affects. 23 Critique et clinique, p. 173. On voit comment à partir de Spinoza, Deleuze vient fédérer ses acquis : état (rapport) de forces nietzschéen, dualité stoïcienne et durée bergsonienne. Sur la dualité stoïcienne : « À la suite des Stoïciens, Spinoza brise la causalité en deux chaînes bien distinctes : les effets entre eux, à condition de saisir à leur tour les causes entre elles », (ibid., p. 175) ; sur le rapprochement entre les affects et la durée bergsonienne : « L’affection n’est pas seulement l’effet instantané d’un corps sur le mien, elle a aussi un effet sur ma propre durée, plaisir ou douleur, joie ou tristesse », (ibid., p. 173).

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Il y a alors changement de perspective : selon Deleuze comme le montrerait Spinoza, « il y a de plus grandes différences entre un cheval de labour ou de trait, et un cheval de course, qu’entre un bœuf et un cheval de labour »24. Par cet exemple qu’il aime à répéter, Deleuze démontre que chez Spinoza, la définition par formes et fonctions propres aux biologistes ne tient plus. Il s’agit alors pour lui d’en tirer les conséquences : si l’individu se définit par sa capacité d’affects, on peut alors en faire la liste. On peut ainsi trouver chez Jacob von Uexküll une description des mondes animaux correspondant à la définition spinoziste du pouvoir d’affecter et d’être affecté. En effet, la tique « se définit par trois affects, c’est tout ce dont elle est capable en fonction des rapports dont elle est composée, un monde tripolaire et c’est tout »25. Le monde de la tique, sa vie, sa mort se condensent dans une liste de trois affects (qui répondent à autant d’affections, à ce que l’animal perçoit du monde) : affectée par la lumière, elle la capte en haut d’une branche, affectée par l’odeur du mammifère, elle l’« attrape » alors en se laissant tomber sur lui et, finalement, affectée par la chaleur, elle va chercher l’endroit le moins poilu de l’animal qu’elle perce de sa trompe pour y boire le sang, ce après quoi elle tombe de la bête et meurt. La tique n’est pas ici conçue selon ses organes et leurs fonctions, mais par le biais de sa capacité d’affects, c’est-­à-dire trois affects circonscrits entre deux seuils ou limites, le seuil pessimal de son jeûne, attente qui peut être très longue, et celui, optimal, de son dernier repas avant le trépas. Uexküll est donc spinoziste en ce qu’il définit l’animal par son pouvoir d’affecter ou d’être affecté, mode d’analyse qu’il partage avec tous les éthologues. Deleuze en tire la conclusion que l’Éthique est une éthologie, science de l’immanence qui se caractérise par une analyse en termes de composition de vitesses et de lenteurs et de pouvoir 24 Spinoza. Philosophie pratique, p. 167. « Ce qui revient à dire que le cheval de labour et le bœuf sont pris dans le même agencement et que leur degré de puissance est plus proche l’un de l’autre que n’est proche le degré de puissance cheval de course et cheval de labour. On fait un pas de plus, à savoir que cette pensée des degrés de puissance est liée, non plus à une conception des genres et des espèces, mais à une conception des agencements dans lesquels chaque être est capable de rentrer », « Les cours de Gilles Deleuze », webdeleuze, cours de Vincennes sur Spinoza du 24 janvier 1978 [http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=11&groupe=Spinoza&langue=1] (consulté le 19 mai 2016). 25 Dialogues, p. 74-75. « Quelle puissance pourtant ! » poursuit Deleuze.

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­d ’affecter et d’être affecté ; la compréhension des modes d’individuation relève toujours de cette éthologie qui ne fait plus de différence entre l’animal et l’humain, ni entre la nature et l’artifice, pas plus qu’elle ne s’arrête aux différences de formes et de fonctions. Le cas du petit Hans analysé par Freud fournit aussi un bel exemple d’une liste d’affects. Confronté à un cheval de trait tel qu’on en trouve en ville à l’époque, l’enfant ne le décrit pas selon une forme, ou une fonction, mais selon une liste d’affects : « Être fier, avoir des œillères, aller vite, tirer une charge lourde, s’écrouler, être fouetté, faire du charivari avec ses jambes, etc. »26 Le cheval, ici, n’est plus le décalque du cheval générique a priori que le système de récognition sociale met dans la tête de chaque enfant (en tant qu’il devient adulte), mais une carte d’intensité ou de distribution d’affects, « constellation affective »27 qui concerne le cheval en tant qu’il pose problème à l’enfant ou plutôt en tant que l’enfant en a une vision problématique. Et, si cette vision est pratique, c’est que l’enfant fait ainsi problème avec le cheval, c’est-­àdire que la « constellation affective » dégagée par le petit Hans l’emporte dans un devenir commun avec le cheval (devenir-­animal), dans une nouvelle symbiose affective : d’où cette formule « Les enfants sont spinozistes »28. C’est cette circulation d’affects que Freud n’a pas vue, lui qui fait du problème pratique du petit Hans un théâtre familial, casant ainsi son élaboration en tant que problème (blocage du désir) ; au contraire la pratique schizo-­analytique, elle, préconise la prise en compte de la position de problème qu’est la circulation d’affects et sa poursuite : « En quoi le problème de Hans avancerait-­il, en quoi une issue précédemment bouchée s’ouvrirait-­elle ? »29 Dans la circulation des affects, le lecteur de Deleuze reconnaîtra la répétition problématique que Différence et répétition définissait comme résonance d’après Gilbert Simondon30, et qui, ici, prolonge la critique de la psychanalyse grâce à Spinoza. Partant du concept de problème exposé et développé dans Différence et répétition, Deleuze arrive à dégager un spinozisme « problématique », où « l’affect comme évaluation imma26 27 28 29 30

Spinoza. Philosophie pratique, p. 167. Critique et clinique, p. 84. Mille Plateaux, p. 313. Ibid., p. 315. Sur la notion de résonance (répétition problématique) dans Différence et répétition, voir p. 155, p. 162, p. 256, p. 258, p. 354 et suiv., p. 357.

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nente »31 se comprend comme l’exploration (expérimentation) d’une liste d’affects, implication individuante dans le monde (modulation) plutôt que jugement et reconnaissance de formes (face à face avec un monde que l’on repousse selon des normes a priori ou cas de solution donnés à l’avance). Ainsi l’enfant expérimente, là où l’adulte raisonne, interprète, c’est-­à-dire ânonne selon des schèmes de recognition préétablis. S’il s’agit bien d’une éthique et non d’une morale, c’est que l’éthique comme mode problématique cinétique et dynamique est toujours manière de vivre, allure, ethos, ou, selon Nietzsche, création à chaque fois singulière d’un mode d’existence : Car celui-­ci se crée par ses propres forces, c’est-­à-dire par les forces qu’il sait capter, et vaut par lui-­même, pour autant qu’il fait exister la nouvelle combinaison. C’est peut-­être là le secret : faire exister, non pas juger.32

Précisons que faire exister se comprend selon deux points de vue. Si, d’une part, un certain rapport de vitesse et de lenteur concerne tout d’abord les compositions et les décompositions relatives à tel ou tel mode, les forces qu’il sait capter pour augmenter sa propre puissance, d’autre part c’est aussi la création de nouvelles combinaisons plus étendues, c’est-­à-dire la composition des rapports de vitesse et de lenteur élargie et la composition de puissances pour former une puissance supérieure. Alors, « il ne s’agit plus des utilisations et des captures, mais des sociabilités et communautés »33. Tout se compose donc à l’infini, ce pourquoi, la question du corps n’est jamais strictement personnelle, mais d’emblée collective. Si nous récapitulons, comprendre ce que peut un corps, c’est en faire la cartographie. Selon une distinction médiévale reprise par les géographes, Deleuze soutient que le corps se définit selon sa latitude et sa longitude. Qu’est-­ce que s’orienter dans la pensée (dans le monde) selon Spinoza ? D’un côté, la longitude est « l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement […] entre éléments non formés », de l’autre, la latitude est « l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, c’est-­à-dire les états intensifs d’une force anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté) » (ibid., p. 171). Tels sont 31 Cinéma 2. L’image-­temps, p. 184-185. 32 Critique et clinique, p. 169. 33 Spinoza. Philosophie pratique, p. 169.

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donc les deux axes de tout agencement individué, la longitude comme captation/composition de parties extensives, éléments non formés ou matières, sous un certain rapport, et latitude comme partie intensive sous une certaine capacité. Selon la latitude et la longitude, tout corps est donc susceptible d’être cartographié, et s’il s’agit d’une question pratique c’est qu’elle concerne d’abord et avant tout l’apprentissage. En effet, il s’agit de distinguer deux plans, plan d’organisation et plan de composition, deux visions des choses, des objets et des sujets, deux façons d’être au monde (qui, bien sûr, ont de nombreuses implications théoriques et épistémologiques). Précisons tout de même que le dualisme est ici outil d’analyse et que le concret est toujours un mixte (en fait les deux plans sont inséparables, il y a basculement perpétuel de l’un à l’autre). Le plan d’organisation et de développement est un plan de transcendance en ce sens qu’il « n’existe que dans une dimension supplémentaire à ce qu’il donne »34 ; c’est un principe qui est caché, qui donne la raison du donné, mais qui n’est pas lui-­même donné. Il peut être aussi bien principe divin, puissance profonde de la nature ou organisation de pouvoir d’une société, il caractérise des écoles de pensée aussi différentes que la pensée idéaliste, naturaliste ou matérialiste ; structural ou génétique aussi bien que structural et génétique ce genre de plan « concerne toujours des formes et leur développement, des sujets et leurs formations »35. Dans la formation des sujets, on peut reconnaître aisément cette grande école allemande de l’apprentissage, celle de la Bildung. Faire de sa vie une scansion méthodique, c’est bien ce qu’est « incapable » de faire Heinrich von Kleist, lui qui dans ses multiples « plans de vie » projette autant de relais dans un processus où les hiatus, les vides et les ratés font partie de cette « aventure de l’involontaire » qu’est l’apprentissage problématique comme mode d’être au monde ; ainsi chez Kleist, « le plan n’est pas principe d’organisation, mais moyen de transport »36, plan de composition, plutôt que d’organisation et de développement. Le plan de composition est le plan qui se pose en soi-­même, celui qui se crée à même le processus, sans dimensions supplémentaires qui en seraient la cause ; c’est le plan de la 34 Mille Plateaux, p. 325. 35 Spinoza. Philosophie pratique, p. 172. 36 Mille Plateaux, p. 328.

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multiplicité intensive, cette accumulation involutive du virtuel : « C’est un plan dont les dimensions ne cessent de croître, avec ce qui se passe, sans qu’il perde rien pourtant de sa planitude » (ibid., p. 326). Le plan de composition est une composition de vitesses et d’affects, il est ce qui passe, ce qui fuit entre les strates ou plan d’organisation37. Bien sûr sujets et objets existent, ils ont leurs stases dans le temps de la succession chronologique (chronos), mais le plan de composition, lui, est l’insistance d’Aiôn (temps de coexistence), la force du temps comme affect et vitesse, là où il n’y a que des événements. Sur le plan de composition, il n’y a que des événements ; une vie selon un continuel processus immanent. Relu à travers Spinoza, ce temps du suspens problématique qui esquive tout présent, « qu’est-­ce qui va se passer ? » et « qu’est-­ce qui vient de se passer ? » développé dans Logique du sens, ce temps devient vitesses et affects : « Catatonies figées et mouvements accélérés, éléments non formés, affects non subjectivés »38 (ou bien, sur le plan de l’affect, violence de l’affect impersonnel : « La catatonie, c’est “cet affect est trop fort pour moi”, et la fulguration, “la force de cet affect m’emporte” »39). Catatonie et fulguration, combat de lutteur sumo à la limite du perceptible, ou dramaturgie des affects propres à Kleist, violence de la puissance affective qui emporte, déporte et dissout le sujet, voilà comment Deleuze enfourche le balai de sorcière spinoziste.   En centrant son analyse sur la petite physique de l’Éthique, se saisissant de la question du corps (« on ne sait pas ce que peut un corps »), en centrant son analyse sur les affects et les notions communes, Deleuze, qui, en 1968, ne trouvait pas de « problème » dans la méthode géométrique, en la contournant, trouve en 1980 un Spinoza répondant à ses vœux. Ainsi, la critique de Différence et répétition n’a plus lieu d’être, et Spinoza prend alors une place centrale dans le système. N’était-­ce pas finalement qu’une répugnance passagère et quelque peu nietzschéenne ? On se rappellera que sentant tout d’abord une très grande affinité avec Spinoza, Nietzsche finira par le rejeter ­violemment sous prétexte de sa 37 « C’est que le plan d’organisation ou de développement couvre effectivement ce que nous appelions stratification : les formes et les sujets, les organes et les fonctions sont des “strates” ou des rapports entre strates », (ibid., p. 330). 38 Spinoza. Philosophie pratique, p. 173. 39 Mille Plateaux, p. 440.

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méthode géométrique : « Et que penser de ce charlatanisme de forme mathématique, sous lequel Spinoza cuirasse et masque sa philosophie » (I, 6, Par-­delà bien et mal). Ce mathématisme gêne aussi Deleuze40 car il semble oblitérer l’essentiel, c’est-­à-dire le problème à la source de toute individuation, chose ou pensée. L’accent mis sur le devenir par les deux auteurs semble inconciliable avec le rationalisme et la rigueur de l’ordre géométrique. En revanche, Deleuze, contrairement à Nietzsche, croit en la vertu de la philosophie en tant que système. Un système ouvert, certes, mais qui n’en est pas moins rigoureux, au diapason de la science contemporaine qui, avec la physique quantique, dévoile une « indétermination objective » en deçà de la causalité de la physique classique. Cette « indétermination objective », c’est ce que, à la suite de Gilbert Simondon, Deleuze développe en philosophie avec la notion essentielle à son système, le problème. Et le plus étonnant, c’est que grâce à une lecture patiente de Spinoza, cette « indétermination objective » trouve finalement ses harmoniques dans l’éthique exposée dans les dernières œuvres.

40 On se rappelle la formule de la p. 209 de Différence et répétition citée plus haut : « Et chez Spinoza, aucun “problème” n’apparaît dans la méthode géométrique. »

3.  Le pouvoir d’être affecté : modes spinozistes et singularités chez Deleuze Kim Sang Ong-Van-Cung1

Pour Deleuze, Spinoza est le nom propre de l’immanence en tant qu’inspiration. Dans Qu’est-­ce que la philosophie ? Deleuze dit que Spinoza a instauré le plan d’immanence le plus pur, parce qu’il ne se donne pas au transcendant ni ne redonne du transcendant2. Le plan d’immanence est en effet le sol absolu sur lequel la philosophie crée ses concepts. Penser, c’est engendrer dans la pensée la possibilité même de penser et proposer une nouvelle image de la pensée. Pour créer ses concepts, la philosophie s’instaure, en dressant un plan d’immanence. Pour Deleuze, Spinoza a achevé la philosophie, parce qu’il a rempli cette supposition pré-­philosophique. Si la philosophie commence avec la création de concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré-­philosophique. Il est donc présupposé. Cela ne signifie pas que le philosophe pose librement le réel qu’il veut penser, mais plutôt que la pensée donne ses conditions à l’être et l’être ses conditions à la pensée, simultanément. Avec le plan d’immanence, la matière de l’être est transcendantale et l’image de la pensée est ontologique. En quel sens y a-­t-il une telle inspiration spinoziste de l’immanence ? L’absolu, le constructivisme, la vitesse infinie sont des inspirations. Spinoza a compris que l’immanence n’est qu’à soi-­même. Il ne fait pas d’elle ce qui se rapporte à la substance et aux modes, mais les concepts spinozistes de substance et de modes se rapportent au 1 2

Kim Sang Ong-Van-Cung est professeur à l’Université Bordeaux-Montaigne et membre du laboratoire « Sciences, Philosophies, Humanités » (SPH – EA 4574). Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 59.

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plan d’immanence comme à leur présupposé. « Chez Spinoza l’immanence n’est pas à la substance, mais la substance et les modes sont dans l’immanence »3. Comme l’absolu se dit chez Spinoza de l’absolument infini comme Nature, l’inspiration spinoziste est un constructivisme. Les concepts de substance et d’attributs montrent l’immanence comme plan, avec ses deux faces, étendue et pensée, ou plutôt avec ses deux puissances : puissance d’être et puissance de pensée qui affirment la réversibilité absolue, pli ou doublure, de l’être et de la pensée. Il y a enfin une inspiration spinoziste, parce que Spinoza trouve la seule liberté qui soit dans l’immanence, dans son plan parcouru par les mouvements de l’infini et ses ordonnées intensives, les modes, qui sont envisagés comme des rapports complexes de vitesse et de lenteur4. Cette inspiration, Deleuze la désigne aussi comme un vertige de l’immanence, un vertige auquel beaucoup de philosophes tentent d’échapper en vain. Car il est vain de vouloir échapper au pouvoir d’être affecté par la rencontre d’un dehors, qui est en même temps le dedans de la pensée. Car les êtres lents, que nous sommes, sont toujours déjà rattrapés, ou attrapés, par la sensibilité. Vertigo, un affect. Il y a ainsi un vertige, parce que dresser une image de la pensée, c’est sauter dans le cercle de l’immanence. « L’horizon absolu, nous y sommes toujours et déjà, sur le plan d’immanence » (ibid., p. 40). Il y a ainsi un vertige, parce qu’il y a vitesse infinie. Ce qui définit le mouvement infini, c’est un aller et retour, qui ne va pas vers une destination, sans déjà revenir vers soi. En effet, si le mouvement de la pensée consiste à se tourner vers le vrai, ce dernier se tourne immédiatement vers la pensée. Le mouvement infini est cette réversibilité, cet échange immédiat, instantané, tel un éclair. Donc avec Deleuze, le spinozisme est un agencement d’énoncés remarquables qui dressent le meilleur plan d’immanence. Dans ses livres sur Spinoza, il ne s’agit pas pour lui de faire « ressemblant », de simplement redire ce que Spinoza a écrit, mais il est plutôt question de produire la ressemblance, en dégageant à la fois le plan d’immanence et 3 4

Deux régimes de fous,  « L’Immanence : une vie… », p. 360. Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 49-50 : « Il a fait le mouvement de l’infini, et donné à la pensée des vitesses infinies dans le troisième genre de connaissance […]. Il y atteint des vitesses inouïes, des raccourcis si fulgurants qu’on ne peut plus parler que de musique, de tornade, de vent et de cordes. » Sur le mode comme rapport complexe de vitesse et de lenteur, voir Spinoza et le problème de l’expression, p. 135.

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les nouveaux concepts qu’il a créés5. En montrant le geste de Deleuze qui constitue le spinozisme comme une métaphysique et une philosophie pratique de l’immanence, je voudrais néanmoins décoller Spinoza du spinozisme selon Deleuze. Et je voudrais montrer ce que chacun des deux fait à propos de l’affect et du sentiment de soi et qui n’est pas tout à fait la même chose. Dans cet aller et retour, je vais prendre la question de l’individu chez Spinoza comme fil directeur, en particulier la question de l’unité de l’âme et du corps, ou encore du se sentir pris dans la relation entre l’idée du corps que je suis et l’idée du corps que j’ai, dont la métaphysique de l’expression et de l’univocité ne rend pas compte et qu’elle a peut-­être même tendance à dissoudre avec la notion de parallélisme qui n’est pas spinoziste. On mesure alors que les choses singulières chez Spinoza ne recouvrent pas le sens deleuzien de la singularité. Avec Deleuze, le vertige est un vacillement, c’est la perception du grondement de l’immanence. Car le plan étant pré-­philosophique, il n’opère pas avec des concepts ; il implique une sorte d’expérimentation tâtonnante. Son tracé recourt à des moyens peu avouables, peu rationnels et raisonnables. Ce sont des moyens de l’ordre du rêve, de processus pathologiques, d’expériences ésotériques, d’ivresse ou d’excès. On court à l’horizon, sur le plan d’immanence ; on en revient les yeux rouges même si ce sont les yeux de l’esprit. Même Descartes a son rêve. Penser, c’est toujours suivre une ligne de sorcière. (Ibid., p. 44)

C’est tracer un plan sur le chaos. Or le vertige, l’effondrement central de la pensée, son impouvoir, est une souffrance sans gloire qui n’est pas, chez Spinoza, la condition de la pensée.

L’immanence deleuzienne, une métaphysique de l’expression et de l’univocité Dans Spinoza et le problème de l’expression, Deleuze fait de l’idée d’expression le vecteur d’une reprise de l’univocité de l’être en direction de l’immanence. L’expression concerne d’abord les attributs. Le s­ colie 5 Voir Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 55.

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de la proposition 10 d’Éthique I, met en relief les trois différentes manières dont l’attribut est dit exprimer la substance. En tant qu’il exprime en son genre l’être ou la réalité de la substance l’attribut exprime une certaine essence éternelle et infinie. L’essence de la substance enveloppant son existence, chaque attribut exprime l’existence substantielle, c’est-­à-dire l’éternité. En raison de l’immanence divine, le mode aussi est expressif. À ce second niveau, on a affaire à une expression de l’expression. Les attributs s’expriment à leur tour, dans les modes qui en dépendent. Les choses particulières sont des modes des attributs de Dieu, des affections de la substance, par lesquels les attributs de Dieu s’expriment de manière précise et déterminée6. Le premier niveau de l’expression relève de la constitution, au sens de l’engendrement de la substance à partir de l’infinité de ses attributs infinis ; le second de la production des choses. Les deux niveaux recouvrent la différence entre Nature naturante et Nature naturée, dans le scolie de la proposition 29. On trouve deux synonymes d’exprimer : envelopper (involvere) et expliquer (explicare). Les deux termes ne sont pas contraires ; ils indiquent deux aspects de l’expression. D’une part, l’expression est une explication : développement de ce qui s’exprime, manifestation de l’Un dans le multiple (manifestation de la substance dans ses attributs, puis des attributs dans leurs modes). Mais d’autre part, l’expression multiple enveloppe l’Un. L’Un reste enveloppé dans ce qui l’exprime, imprimé dans ce qui le développe, immanent à tout ce qui le manifeste : en ce sens l’expression est un enveloppement.7

Deleuze désigne ainsi, chez Spinoza, le mouvement de l’infini dans le plan de constitution. L’absolu y est doublement appréhendé : il se développe ou se déplie dans ses attributs et ses modes qui l’expliquent (de l’Un au multiple) et l’absolu est enveloppé dans ce qui l’explique. L’absolu est dehors (développé ou expliqué) et en même temps dedans (enveloppé ou impliqué) et c’est le rapport dedans/dehors que l’expression traduit chez Spinoza. En langage deleuzien, le Penser est une invagination du Dehors et non une activité intérieure et le Dehors est toujours déjà un pli de la pensée et non une présence extérieure. La lecture deleuzienne de l’expression réinscrit donc le spinozisme dans une histoire de l’univocité de l’être. Deleuze fait de l’univocité 6 Voir E, I, 25, corollaire. 7 Spinoza et le problème de l’expression, p. 12.

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de l’être une théorie du sens. La distinction formelle de Duns Scot permet alors de soutenir que l’attribut exprime un sens de la substance, sans la diviser ni l’amenuiser. Les attributs forment une multiplicité de sens pour un désigné commun et tous les désignés renvoient à un exprimable, autrement dit à l’essence de la substance. L’être et le sens passent l’un dans l’autre avec l’univocité, comme l’être et la pensée dans l’immanence. La notion scotiste de distinction modale signifie avec Deleuze la variation intensive de la différence du fini et de l’infini dans chaque attribut. Les modes spinozistes sont ainsi des quantités intensives, variant de l’infini au fini ; ce sont des variétés intensives des attributs. Ce qui distingue les modes, ce n’est pas qu’ils soient de nature différente, modes infinis ou finis, mais qu’ils soient des degrés individuants différents de la même substance, considérée sous un attribut quelconque. Les modes sont des degrés individuants, des degrés de puissance, et le multiple est ce qui diffère en intensité, bien que sa différence s’entende toujours en un même sens. L’univocité signifie l’unité ontologique des sens multiples. « L’univocité de l’être ne signifie pas qu’il y ait un seul et même être, au contraire, les étants sont multiples et différents, toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-­mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta »8. Avec Deleuze, l’heccéité change de sens par rapport à Duns Scot : une heccéité c’est un degré de puissance ou d’intensité qui se compose avec d’autres, et auquel correspond un pouvoir d’affecter et d’être affecté, c’est un événement, un devenir intensif, par exemple, une vie, une saison, un climat, un vent, une bataille, cinq heures du soir sont des individuations qui ne sont ni des choses ni des sujets. Ainsi « par singularité, il ne faut pas entendre quelque chose qui s’oppose à l’universalité, mais un élément quelconque qui peut être prolongé jusqu’au voisinage d’un autre, de manière à obtenir un raccordement : c’est une singularité au sens mathématique »9. L’histoire deleuzienne de l’univocité de l’être n’est pas scotiste, puisqu’il s’agit en réalité pour Duns Scot d’éviter le réalisme des universaux qui résulterait de l’identification de l’essence ou de la nature commune et de l’universel, et non de lutter contre le panthéisme. Et pour Duns Scot l’univocité de l’être n’est en aucun cas une pensée de 8 Logique du sens, p. 210. 9 Deux régimes de fous, « Réponse à une question sur le sujet », p. 327.

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l’immanence. Cette histoire de l’univocité, s’il faut qu’il y en ait une, n’est pas non plus spinoziste, et Spinoza n’évoque à vrai dire nulle part l’univocité de l’être. Dans la geste deleuzienne de l’univocité, Spinoza occupe une place importante, bien que Nietzsche en soit, au moment de Différence et répétition, le terme ultime. Spinoza accède au statut de prince des philosophes, dès lors que la différence entre la substance et les modes n’est plus un obstacle à la radicalité de l’affirmation de l’immanence comme distribution nomade des singularités, et que Deleuze réalise que la production des modes a peut-­être de plus réelles affinités avec le plan de consistance que le coup de dés de l’éternel retour. Spinoza est alors celui qui a accompli l’univocité comme affirmation de l’immanence, grâce à l’identification de la puissance et de l’acte dans l’essence divine. Dieu est en effet, chez Spinoza, cause de toute chose, au sens même où il est cause de soi par ses attributs10. Deleuze souligne ainsi que toute puissance entraîne un pouvoir d’agir et un pouvoir d’être affecté qui lui correspond et en est inséparable. À la potentia correspond une aptitudo ou une potestas. Ce pouvoir est nécessairement rempli. Il en découle qu’une essence de mode est aussi une puissance ; il est une partie expressive, un degré intensif, de la puissance divine. Le conatus est en effet un certain quantum de la puissance infinie qui définit l’essence actuelle de la chose11. Ainsi le mode n’a d’autre puissance qu’actuelle. À chaque instant, il est tout ce qu’il peut être ; sa puissance est son essence. Étant une partie de la nature, son pouvoir est donc toujours rempli, soit par des affections produites par les choses extérieures (affections passives), soit par des affections qui s’expliquent par sa propre essence (affections dites actives). La distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte, au niveau du mode, disparaît au profit d’une corrélation entre deux puissances également actuelles, puissances d’agir et de pâtir, qui varient en raison inverse, mais dont la somme est constante et constamment effectuée.

10 Voir E, I, 16. (Nous donnons la traduction de B. Pautrat, avec certaines modifications parfois.) 11 Voir E, III, 6-7.

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Le parallélisme et les deux puissances Le problème de l’expression est bien sûr plus deleuzien que spinoziste. Il se manifeste par l’insistance avec laquelle Deleuze soutient que les deux mouvements de l’involvere et de l’explicare, ne s’opposent pas. Il importe en effet à Deleuze que l’expression n’ait pas seulement une portée ontologique, mais aussi une portée gnoséologique12. Car l’immanence consiste chez lui dans la réversibilité de l’être et de la pensée. En s’appuyant sur la proposition 7 d’Éthique II, et son corollaire, Deleuze redistribue, selon deux puissances, l’infinité des attributs, dont nous ne connaissons que la Pensée et l’Étendue. L’absolu a une infinité d’attributs, même si nous n’en connaissons que deux. Mais il a deux puissances, puissance d’être ou d’agir et puissance de penser, qui ne sont pas relatives à notre connaissance. Le corollaire de cette proposition dit en effet que la puissance de penser en Dieu est égale à sa puissance d’agir. Chez Spinoza, cela signifie que tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu, suit objectivement de l’idée de Dieu dans le même enchaînement. Avec Deleuze, cette redistribution de l’infinité des attributs dans le redoublement de la puissance justifie l’introduction du lexique non spinoziste de parallélisme. Dans la lecture de Deleuze, l’expression implique le parallélisme. Le parallélisme signifie l’identité d’ordre ou de correspondance entre les modes des attributs différents. Sont parallèles, dit Deleuze, deux choses ou deux séries de choses qui sont dans un rapport constant, tel qu’il n’y ait rien qui n’ait dans l’autre un correspondant, toute causalité réelle étant exclue13. Le parallélisme est une correspondance entre des modes d’attributs différents ; ces attributs étant distincts, l’identité d’ordre exclut l’action causale des uns sur les autres. Or si le parallélisme se dit des modes, il se fonde sur la substance et les attributs. Il y a une égalité de principe dans des séries qui sont autonomes ou indépendantes. En langage deleuzien, on dira qu’on a affaire à une émission, ou à une répartition nomade, des singularités. Le parallélisme, comme l’univocité, est une manière de s’exclamer sur un mode deleuzien : « une seule voix pour la clameur de l’être ». 12 Voir Spinoza et le problème de l’expression, p. 10. 13 Voir ibid., p. 95.

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L’absolument infini consiste en une infinité d’attributs formellement distincts. L’égalité des attributs signifie qu’ils sont égaux par rapport à la puissance d’exister et d’agir qu’ils conditionnent. L’essence absolue de Dieu est, dans la deuxième puissance, objectivement puissance de penser et de connaître. L’attribut Pensée est à la puissance de penser ce que les attributs, y compris la Pensée, sont à la puissance d’exister et d’agir. Les pseudo-­contradictions du parallélisme s’évanouissent si l’on distingue deux arguments très différents : celui des puissances et de leur égalité, celui des attributs et de leur égalité. Le parallélisme épistémologique découle de l’égalité des puissances. Le parallélisme ontologique découle de l’égalité des attributs (par rapport à la puissance d’exister). (Ibid., p. 112)

Dans l’Introduction de Spinoza et le problème de l ’expression, Deleuze note cependant que, dans un cas précis, les mouvements de l’involvere et de l’explicare s’opposent. Et quand, au chapitre ix,  « L’inadéquat », il envisage ce cas qui n’en est pas vraiment un chez Spinoza, Deleuze soutient la thèse que l’idée inadéquate est l’idée inexpressive14, car, avec elle, le mot envelopper n’est plus corrélatif de expliquer ou exprimer. L’idée inadéquate est l’idée des affections de notre corps, elle enveloppe de manière confuse la nature du corps humain et celle des corps extérieurs, et cette idée n’explique ni la nature de notre propre corps ni celle des corps extérieurs. Mais avons-­nous vraiment affaire, dans ces propositions, à un cas particulier du problème de l’expression ? S’agit-­il pour Spinoza d’affirmer que l’idée adéquate est un mode de l’attribut pensée, une chose qui exprime la puissance divine, et qui, comme toute individualité, est expressive ? Du point de vue deleuzien, il resterait pour Spinoza à rendre compte de l’idée inadéquate, dont tout l’intérêt consisterait à mettre en relief la dévalorisation spinoziste de la conscience15. Et Spinoza remplacerait alors la question « pourquoi avons-­nous des idées inadéquates ? » par celle de savoir comment nous arriverons à des idées adéquates. Or Spinoza ne dit pas que l’idée adéquate est expressive ni que l’idée inadéquate est inexpressive. Il explique certes que les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l’état de notre corps 14 Voir ibid., p. 130. 15 Voir Spinoza. Philosophie pratique, p. 28 et suiv.

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que la nature des corps. Et cependant comme Deleuze le souligne lui-­ même, la logique de l’expression n’est pas celle de l’indication, ou du signe. Les idées des affections du corps enveloppent la nature du corps humain et en même temps celle du corps extérieur, mais elles n’en fournissent pas de connaissance adéquate. Spinoza utilise le verbe « exprimer » à propos du rapport entre un mode de l’étendue et l’idée de ce mode : « Un mode de l’étendue et l’idée de ce même mode sont une seule et même chose, mais exprimée de façon différente »16. Or ce qui est en jeu dans la séquence du début de l’Éthique II, ce n’est pas l’application de l’expression aux idées, mais la compréhension de l’unité de l’âme et du corps, le rapport de l’idée que je suis aux idées que j’ai. Il s’agit de montrer que ce qui constitue l’être actuel de l’âme humaine est l’idée d’une chose existant en acte et que cette chose est le corps. Bref, il est question de penser l’individu que nous sommes : « L’Esprit et le Corps, c’est un seul et même Individu, que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue »17. Ce corps est celui dont Descartes dit pour sa part qu’il peut, à bon droit, être nommé mien. Mais ce corps, Spinoza commence par le laisser dans l’anonymat : « Nous sentons qu’un certain corps – corpus quoddam – est affecté de beaucoup de manières »18. Il y a un anonymat du corps, certes, mais néanmoins un sentir de l’unité. « Le Corps humain existe tel que nous le sentons »19. L’individu que nous sommes, nous le sentons, au sens cependant où nous percevons les choses en tant qu’elles affectent notre corps. « L’Esprit humain perçoit la nature d’un très grand nombre de corps en même temps que la nature de son corps »20. Il n’y a pas d’auto-­affection sans hétéro-­affection, ou plutôt l’aptitude à être affecté ou à affecter s’accompagne d’une sensation du corps comme corps affecté ou affectant. Les idées sont inadéquates, parce que nous ne percevons pas les choses telles qu’elles sont, mais en relation événementielle avec le corps. Et nous n’avons pas non plus de notre corps une idée adéquate, dans le premier genre de connaissance, car nous le/nous sentons affecté/s de multiples façons. « L’Esprit 16 17 18 19 20

E, II, 7, scolie. E,II, 21, scolie. E, II, axiome IV. E, II, 13, corollaire. E, II, 16, corollaire I.

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humain ne se connaît pas lui-­même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps »21. L’idée inadéquate ne vaut pas comme un cas précis du problème de l’expression ; c’est le sentir de l’union de l’âme et du corps dans le premier genre de connaissance. Ce sentir possède une certaine vérité, en tant qu’il est l’idée que je suis, autrement dit, la façon dont l’âme s’affirme dans la durée, en affirmant l’existence d’un certain corps. Aussi inadéquate que soit cette conscience, elle est l’effort de persévérer dans son être rapporté à l’âme et au corps ; elle est désir, c’est-­à-dire essence affectée. Une certaine vérité du sentir est impliquée, en général, dans le se sentir. Ainsi, la certitude de l’idée vraie consiste à sentir le vrai, autrement dit à sentir que l’on comprend, à produire le vrai dans la pensée ou dans la démonstration et à sentir la nécessité de l’enveloppement ou de l’implication interne entre l’effet et sa cause. Dans le second genre de connaissance, quand l’idée vraie est réflexive, le se sentir n’est autre que la joie de comprendre. C’est l’union de l’entendement et du vrai. Il y a bien un se sentir dans les démonstrations – « nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels »22. L’expérience de la démonstration nous fait éprouver le sentiment de l’éternité de notre essence. L’unité de l’âme et du corps est concernée par le troisième genre de connaissance, au sens où l’âme reste l’idée du corps, et l’éternité l’existence même, en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle 23. Mais il n’y a pas de sentir sans union, l’âme s’affirme, en affirmant l’essence du corps. Or, ce sentir de l’éternité n’est pas une promesse d’au-­delà, mais une jouissance dans l’existence ; autrement dit, il y a un lien entre l’essence et l’existence qui les unit et qui les distingue, mais qui en fait un lieu de résonance affective, qui accompagne l’advenir de la chose finie que nous sommes. Car l’éthique est chez Spinoza une éthique de la proportion. Autrement dit, ce que nous avons dit de l’éternité concerne toutes les âmes, donc toutes les choses singulières, et tous les hommes. Mais ce qui fait la perfection de certains et ce qui les singularise, c’est la part d’éternité qu’ils conquièrent, autrement dit, ils sont capables de produire plus d’idées adéquates que d’idées indéquates, de sorte que c’est une plus 21 E, II, 23. 22 E, V, 23, scolie. 23 E, I, définition VIII.

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grande part d’idées adéquates qui occupent leur esprit. Chez Spinoza, la perfection est la proportion d’idées adéquates qu’on est capable de produire et qui l’emporte sur la part des idées inadéquates. Et c’est ce sentir dont la notion de parallélisme, introduite par Deleuze, ne rend pas compte. C’est la raison pour laquelle je m’attache à décoller ou désimpliquer le geste spinoziste de la lecture expressive qu’en donne Deleuze, non pour enlever à l’une ou à l’autre sa force respective, mais pour en mesurer la différence et en tirer les conséquences. Dans les chapitres xii et xiii de Spinoza et le problème de l’expression, Deleuze envisage ainsi deux individuations différentes, mais parallèles : l’existence, comme ensemble divisible de parties extensives et l’essence comme partie intensive, qu’il nomme ensuite respectivement longitude et latitude, dans Spinoza. Philosophie pratique (voir p. 111). Partons de la définition du corps composé d’une pluralité de corps. Les parties qui constituent une telle union entre corps se communiquent les unes aux autres leurs mouvements, selon un certain rapport précis – certa quadam ratione24 –, et elles composent toutes ensemble un seul corps ou individu, qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps. Ainsi, bien qu’il soit composé, l’individu se définit par une certaine forme d’indivisibilité de son tout, parce qu’il consiste dans un certain rapport de communication du mouvement des parties, si bien qu’il peut conserver sa nature tout en se modifiant. Spinoza souligne que la forme d’un individu consiste en une union entre corps, qui malgré un échange continu de corps, sera maintenue. Or, chez Deleuze, le plan de consistance ne connaît que des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur entre éléments non formés, ou relativement formés, molécules ou particules emportés par des flux (longitude), et des affects, des intensités (latitude). Dans sa lecture de Spinoza, Deleuze souligne aussi qu’exister pour le mode, c’est avoir un grand nombre de parties. Ces parties composantes sont extérieures à l’essence du mode, et extérieures les unes aux autres : ce sont des parties extensives. Un corps existe, en composant un rapport de rapports, au sens d’un ensemble fluctuant de particules matérielles qui appartiennent à un corps sous une certaine caractéristique. Mais une essence de mode est pour sa part un degré déterminé d’intensité, 24 E, II, définition, après la proposition 13.

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un degré de puissance. Quand le mode existe, il possède actuellement un très grand nombre de parties extensives qui correspondent à son essence ou à son degré de puissance. Le rapport longitudinal connaît une certaine fluctuation. Dans sa variation même, il exprime un degré de puissance, une latitude, qui fluctue entre la naissance et la mort. La latitude est le seuil de variation intrinsèque de puissance qui résulte des variations extrinsèques, autrement dit, des rencontres, que le corps fait. Le rapport entre la longitude, comme rapport de vitesse et de lenteur, et la latitude, comme pouvoir d’affecter et d’être affecté est ainsi une réinterprétation de la distinction spinoziste entre affection (variation, au sens de la modification quantitative des parties extensives) et affect (variation, au sens de l’augmentation ou de la diminution de la puissance d’agir). L’affection concerne les rencontres que subit un corps à tel instant ponctuel, les compositions de mouvement dont il est affecté. L’affect concerne les variations de puissance qu’implique le passage d’un état à un autre. On a ainsi affaire à une éthique de la variation chez Deleuze qui défait les formes au profit des vitesses et des lenteurs, et des intensités affectives. Les deux individuations que Deleuze voit à l’œuvre chez Spinoza défont la notion de forme, au profit de l’état ou du rapport des forces. Spinoza souligne pour sa part que la conservation d’un corps suppose un échange avec les autres corps. On peut certes parler d’un horizon de décomposition virtuelle au sein de l’existence modale, au niveau du premier genre de connaissance, du fait des rapports concurrentiels, passionnels ou conflictuels avec autrui, puisque dans la coopération, dans le partage des notions communes, cet horizon est plutôt la dynamique affirmative de l’imitation des affects actifs. En un sens, la mort n’est tout de même pas rien chez Spinoza. En effet, le corps humain a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre d’autres corps. Quand le rapport de mouvement et de repos, qu’ont les parties du corps entre elles, se conserve, cela conserve la forme du corps, et fait qu’il peut être affecté ou peut affecter les corps extérieurs de multiples manières. On se souvient que la perfection des corps, et des âmes, se mesure à la capacité d’être affecté et d’affecter les corps extérieurs de multiples façons. La mort qui survient au corps est conçue comme un remplacement de forme ; les parties du corps entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos. La mort ne se résume pas pour le corps à se changer en cadavre, elle a lieu

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à chaque fois qu’un homme subit un tel changement qu’on a bien du mal à dire qu’il est le même, à l’instar du poète espagnol qui a oublié qu’il a écrit ses fables ou ses tragédies ou de l’homme adulte qui croit difficilement qu’il est le même que le bébé qu’il a été25. Chez Spinoza la considération de la forme n’est pas absente de la pensée des choses singulières ; même si l’on n’affirme pas que telle forme vaut mieux en soi qu’une autre. La théorie du mode fini s’accomplit, chez Deleuze, comme vision éthique du monde. En instituant le corps comme modèle, elle permet d’acquérir une connaissance des puissances du corps pour découvrir parallèlement les puissances de l’esprit qui échappent à la conscience, et pouvoir ainsi comparer les puissances. Par la conscience, nous sommes seulement dans la situation de recueillir ce qui arrive à notre corps, ou à notre âme, c’est-­à-dire l’effet d’un corps sur le nôtre ou d’une idée sur la nôtre. Mais l’ordre des causes est un ordre de composition et de décomposition qui affecte à l’infini la nature entière. Le bon pour nous, c’est quand un corps compose directement son rapport avec le nôtre et augmente notre puissance, tel un aliment ; le mauvais pour nous, quand un corps décompose le rapport du nôtre, tel un poison, bien qu’il se compose encore avec nos parties, mais sous d’autres rapports que ceux qui correspondent à « notre essence », écrit Deleuze, en contournant la notion de forme. L’Éthique est une typologie des modes d’existence immanents : le bon (ou libre, ou raisonnable, ou fort) est celui qui s’efforce d’organiser les rencontres, de s’unir à ce qui convient à sa nature, et par là d’augmenter sa puissance, le mauvais (l’esclave, l’insensé ou le faible) est celui qui vit au hasard des rencontres. Le virage de la métaphysique de l’expression et de l’univocité en une philosophie pratique de l’immanence est ainsi le détour que Deleuze fait pour n’être pas passé par le sentir de l’union de l’âme et du corps et la compréhension de l’individu humain. On a ainsi d’un côté une éthique de la proportion chez Spinoza, et de l’autre une éthique de la variation chez Deleuze. Elles reposent sur une conception différente de l’individualité et de la singularité. L’individu que nous sommes se ressent en sentant les choses extérieures ou en expérimentant le vrai dans une démonstration. Ce sentir est 25 Voir E, II, 24, démonstration, et E, IV, 39, scolie.

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le sentir de l’unité qui doit toujours pouvoir accompagner l’individu, néanmoins dans une certaine limite. Ainsi, la chose singulière, c’est la chose finie chez Spinoza, la chose qui est limitée par une autre de même nature. Néanmoins, on peut envisager une légère différence entre la singularité et le mode fini, car du point de vue de l’essence, d’une essence qui s’éprouve ou se sent dans l’existence, la chose singulière ne fait pas l’expérience d’elle-­même comme limitée par une autre de même nature. Elle fait plutôt l’expérience de son advenir dans la plus grande proportion d’idées adéquates qu’elle est en mesure de produire et qui occupe son esprit. La forme de l’individu cherche à se conserver, à s’affirmer en se stabilisant dans le mouvement même de son advenir, sous l’affect de l’acquiescentia in seipso, le contentement ou le repos en soi-­même. Avec Deleuze, la variation est la possibilité d’un devenir qui défait les individus au profit des heccéités. Le vertige, l’impouvoir de la pensée, c’est l’exercice transcendant des facultés qui pousse, au cœur de la possibilité même de la pensée, un devenir imperceptible. Et c’est ce devenir imperceptible, cette désubjectivation que, pour sa part, Deleuze propose que nous accompagnions.

La mort ou le pouvoir d’être affecté La mort consiste, selon Spinoza, dans la transformation du rapport de mouvement et de repos qui constitue un corps complexe comme ce corps, ayant une forme qui se conserve dans la durée. La forme du corps est une union entre corps, reposant sur un certain rapport précis de communication de mouvement entre ses parties, et qui persiste malgré un échange continu de corps avec les corps extérieurs que l’individu rencontre. Ainsi, pour un individu, un changement de forme qui équivaut à l’effondrement ou à la dissolution de son individualité constitue une mort. Et il est tout à fait possible que nous ayons à affronter plusieurs morts dans notre vie. Car je n’ai pas l’audace de nier que le Corps humain, quoique subsistent la circulation du sang et d’autres choses qui font, croit-­on, vivre le Corps, puisse néanmoins échanger sa nature contre une autre tout à fait différente. Car aucune raison ne me force à penser que le Corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; bien mieux, l’expérience elle-­même semble persuader du

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contraire. Car il arrive parfois qu’un homme pâtisse de changements tels que j’aurais bien du mal à dire qu’il est le même, comme j’ai entendu dire d’un certain poète espagnol, qui avait été frappé par la maladie et qui, quoique guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu’il ne croyait pas que les Fables et les Tragédies qu’il avait faites fussent de lui, et à coup sûr on aurait pu le prendre pour un bébé adulte s’il avait aussi oublié sa langue maternelle. Et, si ça a l’air incroyable, que dire des bébés ? Leur nature, un homme d’âge avancé la croit tellement différente de la sienne qu’il ne pourrait jamais se persuader d’avoir jamais été bébé, s’il n’en faisait d’après les autres la conjecture pour lui-­même.26

Le poète espagnol est mort comme poète, du moins comme le poète qu’il fut, c’est-­à-dire que cet individu qu’il fut est mort. Dans son corps, les habitudes, ou encore les associations d’images habituelles qui lui sont restées sont celles de la locomotion et de la maîtrise corporelle de l’espace et aussi celles de la phonation et de l’écriture de sa langue maternelle. Et c’est la seule raison pour laquelle on ne peut pas dire que cet homme soit retombé en enfance27. Mais ce qu’il a perdu, c’est la capacité de s’identifier soi-­même dans le temps comme ce soi qu’il était. On pourrait nommer l’expérience du poète espagnol une expérience de désubjectivation, dans la mesure où tous les efforts de persévérance de l’être quantum in se est de la chose singulière sont soumis à l’épreuve du changement et à l’éventualité nécessaire de l’effondrement. Si l’individualité consiste, comme le dit Étienne Balibar, en un processus d’individuation et d’individualisation28, alors elle est exposée à un risque de destruction, que je proposerais de nommer désubjectivation. Spinoza n’a pas soutenu une conception moderne de la subjectivité de l’individu humain, puisqu’il n’y a qu’une seule substance, Dieu ou la Nature, et que l’homme est un mode parmi les autres. Néanmoins la production d’un individu qui est exposé à l’éventualité de sa propre destruction est un processus d’individuation qui enveloppe celui de sa désubjectivation. Dans le terme désubjectivation, en effet, il y a autre chose que ce qu’il faut mettre sous celui de transindividualité, il y a un se sentir, une auto-­affection, que je me suis efforcée de mettre en relief 26 E, IV, 39, scolie. 27 Voir E, V, 39, scolie. 28 É. Balibar, « Individualité et transindividualité chez Spinoza », Architectures de la raison. Mélanges offerts à Alexandre Matheron, P.-F. Moreau éd., Paris, ENS Éditions Fontenay/Saint-Cloud, 2002, p. 35-46.

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grâce à la conception spinoziste de l’unité de l’âme et du corps pour l’individu humain. Et la différence entre une éthique de la proportion et une éthique de la variation se joue donc en ce point : le franchir ou non ? Or il y a une grande différence entre Deleuze et Spinoza dans le traitement de cette désubjectivation. L’individuation, qu’il s’agisse des corps individuels ou des corps collectifs, comme la civitas, est toujours instable ou risquée. Pour les corps individuels, elle repose en effet sur des échanges avec l’extérieur qui parfois peuvent se retourner contre le corps, comme c’est le cas du poète espagnol qui a contracté une maladie. Quant aux corps collectifs, leur unité ne repose pas toujours sur la raison, comme l’a montré Alexandre Matheron, mais plus souvent sur l’imagination et les passions, telle l’indignation, et elle est donc d’autant plus instable qu’elle est en butte aux passions antisociales de la nature humaine29. Spinoza peut rendre compte de la nécessité qui a présidé historiquement à l’effondrement d’un certain corps, il peut proposer des suggestions issues de l’expérience, mais il n’accompagne pas cet effondrement, autrement dit, il ne décrit pas l’effondrement de l’intérieur, comme s’il en suivait la ligne incorporelle. Lorsqu’il évoque le cas du poète espagnol qui a oublié ses fables et ses tragédies, il marque ainsi une petite pause, juste pour reconnaître que l’histoire peut paraître incroyable. Et pour lui donner un peu plus de crédit, il compare le poète espagnol à un homme d’âge avancé qui peut douter qu’il ou elle a été un bébé. Spinoza considère que la connaissance que nous avons d’avoir été des nourrissons est conjecturale. Il est vrai que nous n’avons pas de souvenirs conscients du temps où nous étions nourrissons et que nous reconstruisons le bébé que nous avons pu être à partir de récits qu’on nous en fait, et de nos jours, grâce à des images, photos, films, etc. Mais ce qui est intéressant dans la démarche de Spinoza, c’est qu’il va simplement de l’avant. Il termine le scolie sur une pause finale : « Mais, pour ne pas donner aux superstitieux matière à de nouvelles questions, je préfère laisser cela en suspens. » Le silence de Spinoza désigne le 29 Voir « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », Études sur Spinoza et les philosophes de l’âge classique, d’A. Matheron, Lyon, ENS Éditions, 2011, p. 219-229. Sur les passions antisociales, voir le chapitre xvii du Traité théologico-­politique, et le commentaire de ces passages par P.-F. Moreau dans Spinoza, État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005.

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seuil entre une éthique de la proportion – avoir plus d’idées adéquates que d’idées inadéquates – et une éthique de la variation qui va au bout du pouvoir d’être affecté. Autrement dit, nous avons plusieurs vies dans une seule, et plusieurs morts dans cette vie. C’est une affaire entendue. C’est l’expérience que chacun fait peut-­être. C’est aussi le bout de notre quête sur la mort, car nous ne voudrions pas affecter, écrit Spinoza, les lecteurs de craintes et d’espérances illusoires. Avec Deleuze, on est au-­ delà de cette réserve, car il veut au contraire accompagner notre mort et notre désubjectivation. « Il faut s’accompagner soi-­même, d’abord pour survivre, mais y compris quand on meurt »30. Je voudrais ainsi, pour finir, commenter brièvement quelques passages de Deleuze à propos de La Fêlure de F. Scott Fitzgerald dans Logique du sens (1969), et Mille Plateaux (1980) écrit avec Félix Guattari. Dans Logique du sens, Deleuze suit un cadre de pensée stoïcien ; il reprend à son compte la distinction entre corps et événements qui sont incorporels. En substance, la logique stoïcienne s’écarte de la manière dont Aristote envisage la proposition catégorique comme composition entre un sujet grammatical et un prédicat, liés ensemble par la copule : le verbe être. La proposition catégorique est l’attribution d’une propriété à un sujet. La logique stoïcienne considère que seuls les corps existent. La proposition doit donc être comprise comme ayant deux composants : un sujet (un corps), affecté par un événement incorporel, par exemple « un doigt » et un événement « être coupé ». Les événements n’existent pas, ils subsistent. Ils sont incorporés lorsqu’ils affectent des corps, quand par exemple un doigt est coupé. C’est cette logique stoïcienne que Deleuze utilise dans sa lecture de La Fêlure. Nous sommes au cœur de la terrifiante histoire d’un couple, Fitzgerald et sa femme Zelda. Ils avaient a priori tout pour être heureux : en effet, ils sont beaux, charmants, riches, et ils ont du talent. Mais quelque chose arrive qui les fêle comme une vieille assiette de porcelaine. Le couple est devenu à présent le tête-­à-tête mortel de la schizophrène et de l’alcoolique. Ce qui est intéressant est qu’on ait affaire à la dyade et non à l’individu, et que la désubjectivation s’expérimente dans la vie du couple31. Et la question est : « Qu’est-­ce qui s’est passé ? » 30 Logique du sens, p. 188. 31 La dyade n’est pas l’unité de deux individus, mais un agencement de singularités, de points singuliers où les individualités sont déplacées et produites par la trajectoire

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées Bien sûr, beaucoup de choses se sont passées, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur : la guerre, le krach financier, un certain vieillissement, la dépression, la maladie, la fuite du talent. Mais tous ces accidents bruyants ont déjà leurs effets sur le coup ; et ils ne seraient pas suffisants par eux-­mêmes s’ils ne creusaient, n’approfondissaient quelque chose d’une tout autre nature, et qui, au contraire, n’est révélé par eux qu’à distance et quand il est trop tard : la fêlure silencieuse. « Pourquoi avons-­nous perdu la paix, l’amour, la santé, l’un après l’autre ? » Il y avait une fêlure silencieuse, imperceptible, à la surface, unique Événement de surface comme suspendu sur soi-­même, planant sur soi, survolant son propre champ. La vraie différence n’est pas entre l’intérieur et l’extérieur. La fêlure n’est ni intérieure ni extérieure, elle est à la frontière, insensible, incorporelle, idéelle. […] Tout ce qui arrive de bruyant arrive au bord de la fêlure et ne serait rien sans elle ; inversement, la fêlure ne poursuit son chemin silencieux, ne change sa direction suivant des lignes de moindre résistance, n’étend sa toile que sous le coup de ce qui arrive. Jusqu’au moment où les deux, où le bruit et le silence s’épousent étroitement, continuellement, dans le craquement et l’éclatement de la fin qui signifient maintenant que tout le jeu de la fêlure s’est incarné dans la profondeur du corps, en même temps que le travail de l’intérieur et de l’extérieur en a distendu les bords.32

Dans ce passage, Deleuze oppose les accidents bruyants et la fêlure silencieuse. Les accidents sont l’actualisation d’un événement dans le corps. Ils sont bruyants parce que leurs effets ont lieu « sur le coup », ils sont immédiatement perceptibles : la guerre est accompagnée par les morts, le krach financier par le chômage, la vieillesse par les rides, les cheveux blancs, la fatigue, etc. Mais on ne se fêle pas parce qu’on est fatigué, ou parce qu’on devient pauvre ou malade, mais parce que ces éléments se rejoignent dans la fêlure qui est à l’œuvre comme un unique Événement de surface. La fêlure est caractérisée par son silence, par son imperceptibilité, et parce qu’elle est révélée seulement quand il est trop tard. même du couple. Dans Mille Plateaux, p. 252, Deleuze et Guattari citent ce passage de Fitzgerald : « À la fin rien n’avait d’importance. Nous nous sommes détruits. Mais en toute honnêteté, je n’ai jamais pensé que nous nous sommes détruits l’un l’autre. […] Elle aime l’alcool sur mes lèvres. Je chéris ses hallucinations les plus extravagantes. » 32 Logique du sens, « Vingt-­deuxième série : porcelaine et volcan », p. 180-181. Sur le contraste entre les événements bruyants et la fêlure imperceptible, voir l’article très intéressant de M. Beaucamp,  « Deleuze et La Fêlure de Francis Scott Fitzgerald de Logique du sens à Mille Plateaux », Klesis, 2011. En ligne : [http://www.revue-­klesis. org/pdf/Klesis-Philosophie-­et-­litterature-7-Beaucamp.pdf ] (consulté le 20 mai 2016).

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Si étroite soit leur jonction, il y a là deux éléments, deux processus qui diffèrent en nature : la fêlure qui allonge sa ligne droite incorporelle et silencieuse à la surface, et les coups extérieurs ou les poussées internes bruyantes qui la font dévier, qui l’approfondissent, et l’inscrivent ou l’effectuent dans l’épaisseur du corps. (Ibid., p. 182)

Deleuze illustre sa pensée avec la conception de la mort que propose Maurice Blanchot : il y a la mort comme un événement, jamais réellement présent, et qui étend en même temps son ombre sur le passé et sur le futur, la mort comme virtualité pure, et donc toujours déjà là ou toujours déjà à venir ; et il y a la mort personnelle, l’association d’un corps et d’un événement, qui arrive et qui est actualisée dans le présent le plus dur. La jonction de ces deux lignes peut se faire de multiples façons : suicide, folie, les voies les plus rapides, et l’alcool et l’usage de la drogue, les deux derniers moyens étant pour Deleuze peut-­être les plus parfaits parce qu’ils prennent du temps. Un peu plus loin, dans cette même vingt-­deuxième série de Logique du sens, Deleuze donne une description saisissante des effets de l’alcoolisme, ou plutôt de l’effet alcoolique, d’une intensité qui meut un corps et l’effondre, le déplace dans l’espace et le temps en un vague flottement de la vie qui le traverse et le creuse dans l’induration du présent, en le faisant devenir un passé composé : j’ai-­bu. La question de la fêlure ou de la désubjectivation devient chez Deleuze éthique. Fitzgerald écrit : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition… »33 Deleuze questionne éthiquement la formule : « S’il y a la fêlure à la surface, comment éviter que la vie profonde ne devienne entreprise de démolition, et ne le devienne “bien entendu” ? »34 La perspective qu’il soutient relève d’une affirmation de la fêlure, car « si l’on demande pourquoi la santé ne suffirait pas, pourquoi la fêlure est souhaitable, c’est peut-­être parce qu’on n’a jamais pensé que par elle et sur ses bords, et que tout ce qui fut bon et grand dans l’humanité entre et sort par elle, chez des gens prompts à se détruire eux-­mêmes, et que plutôt la mort que la santé qu’on nous propose » (ibid., p. 188). Tout ceci est bien romantique, non ? Deleuze donne un autre nom à cette geste créatrice : c’est vouloir l’événement, 33 F. S. Fitzgerald, La Fêlure, traduction de D. Aury et S. V. Mayoux, Paris, Gallimard (Folio), 1963, p. 475. Cité par Deleuze dans Logique du sens, p. 180. 34 Logique du sens, p. 183.

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pour parler en stoïcien, c’est la volonté tragique, l’amor fati, dans un style nietzschéen. Deleuze donne une réponse éthique en termes de contre-­effectuation d’un événement, mais il n’est pas sûr qu’il soit tout à fait satisfait par cette réponse. La contre-­effectuation est une volonté, un vouloir l’événement, comme l’acteur qui joue son rôle (exemple stoïcien) ou le danseur le dansant (exemple nietzschéen). Y a-­t-il une autre santé, […] une reconquête vitale ? Il est vrai que la fêlure n’est rien si elle ne compromet pas le corps, mais elle ne cesse pas moins d’être et de valoir quand elle confond sa ligne avec l’autre ligne, à l’intérieur du corps. On ne peut pas dire d’avance, il faut risquer en durant le plus de temps possible, ne pas perdre de vue la grande santé. On ne saisit la vérité éternelle de l’événement que si l’événement s’inscrit aussi dans la chair ; mais chaque fois nous devons doubler cette effectuation douloureuse par une contre-­effectuation qui la limite, la joue, la transfigure. Il faut s’accompagner soi-­même, d’abord pour survivre, mais y compris quand on meurt. La contre-­effectuation n’est rien, c’est celle du bouffon quand elle opère seule et prétend valoir pour ce qui aurait pu arriver. Mais être le mime de ce qui arrive effectivement, doubler l’effectuation d’une contre-­effectuation, l’identification d’une distance, tel l’acteur véritable ou le danseur, c’est donner à la vérité de l’événement la chance unique de ne pas se confondre avec son inévitable effectuation, à la fêlure la chance de survoler son champ de surface incorporel sans s’arrêter au craquement dans chaque corps, et à nous d’aller plus loin que nous n’aurions cru pouvoir. (Ibid.)

Avec Mille Plateaux, Deleuze et Guattari reviennent sur la nouvelle de Fitzgerald dans le plateau « 1874 : Trois nouvelles ou “Qu’est-­ce qui s’est passé ?” ». Deleuze a abandonné les questions concernant la surface et la profondeur qui étaient centrales à Logique du sens, pour décrire ce qui arrive aux individus et aux groupes au travers de trois lignes, enveloppant chacune leur propre danger. Il y en a trois au moins, de segmentarité dure et bien tranchée, de segmentarité molaire, et puis la ligne abstraite, la ligne de fuite, non moins mortelle, non moins vivante. Sur la première il y a beaucoup de paroles et de conversations, questions ou réponses, interminables explications, mises au point ; la seconde est faite de silences, d’allusions, de sous-­entendus rapides, qui s’offrent à l’interprétation. Mais si la troisième fulgure, si la ligne de fuite est comme un train en marche, c’est parce qu’on y saute linéairement, on peut enfin y parler « littéralement », de n’importe quoi, brin d’herbe, catastrophe ou sensation, dans une acceptation tranquille de ce qui arrive où rien ne peut plus valoir pour autre chose.35 35 Mille Plateaux, p. 242.

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La première ligne renvoie aux accidents bruyants, aux coupures trop signifiantes qui nous déplacent d’un terme à l’autre, dans des choix binaires successifs  : riche/pauvre, jeune/vieux, talent/fuite du talent. Ce sont « les grandes poussées soudaines qui viennent ou semblent venir du dehors, celles dont on se souvient, auxquelles on attribue la responsabilité des choses, et dont on parle à ses amis aux instants de faiblesse », dont parle Fitzgerald36. La deuxième ligne renvoie à la fêlure. Celle dont Fitzgerald écrit : « Il existe des coups d’une autre espèce, qui viennent du dedans – qu’on ne sent que lorsqu’il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, et qu’on s’aperçoit définitivement que dans une certaine mesure on ne sera plus jamais le même. » Dans Logique du sens, Deleuze a préféré remplacer l’opposition dedans/ dehors par celle de surface/profondeur, et surtout mettre en valeur une ligne incorporelle qui s’effectue dans le corps sans qu’on le sache, alors que la coupure donne, au contraire, l’impression de se produire vite. La fêlure se produit sans presque qu’on le sache, mais on en prend conscience vraiment d’un seul coup. On ne s’aperçoit donc d’un coup sur la ligne de fêlure que quand ce qu’on ne sentait pas sur cette ligne s’est déjà passé sur l’autre, sur la ligne de coupure. Que s’est-­il passé ? Imperceptiblement, on s’aperçoit que ce moi qui aurait pu recevoir ou accueillir le coup est déjà mort. Je me rendis compte que pendant ces deux années, pour préserver quelque chose – un silence intérieur peut-­être, et peut-­être non – je m’étais sevré de toutes les choses que j’aimais, que tous les actes de la vie, me brosser les dents le matin et avoir des amis à dîner le soir, me demandaient désormais un effort. Je m’aperçus que depuis longtemps je n’aimais plus les gens ni les choses, mais que je continuais tant bien que mal et machinalement à faire semblant de les aimer. Je m’aperçus que même l’amour que je portais à ceux qui m’étaient le plus proches était devenu tentative d’aimer. (Ibid., p. 480)

La troisième ligne est la ligne de fuite et elle correspond à la contre-­ effectuation de Logique du sens, elle consiste à s’accompagner pour survivre et même quand on meurt, pour y expérimenter un devenir-­ imperceptible. C’est ce que l’on peut voir à partir du bref récit qui précède la nouvelle et qui est fait par Arnold Gingrich, rédacteur en chef de la revue Esquire. Quand il lui demande des textes, Fitzgerald en proie à l’alcool répond qu’il ne peut plus écrire. Mais la réception d’un 36 La Fêlure, ouvr. cité, p. 475.

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manuscrit de Fitzgerald, quel qu’il soit, est impérative pour les administrateurs de la revue. Ironiquement, même une douzaine de pages, où Fitzgerald recopierait « Je ne peux pas écrire, je ne peux pas écrire, je ne peux pas écrire… », pourrait satisfaire leur attente ! « C’est bon, répondit Scott. Je vais écrire tout ce que je peux écrire sur le fait que je ne peux pas écrire. » Résolution éthique : aller au bout de sa puissance d’agir, au bout de ce qu’on peut, au bout qui n’est pas un horizon mais une rupture, une ligne de fuite qu’on s’invente. C’est en ce point remarquable qu’être affecté peut être compris, avec Deleuze, comme un pouvoir, c’est-­à-dire comme la capacité d’être affecté, capacité susceptible de se remplir jusqu’à un certain seuil d’intensité de la souffrance ou de la joie, et susceptible de produire un devenir dans une certaine intensité. Virtualité pure que Spinoza n’accomplit pas. Le silence des classiques dit sans doute beaucoup. Au moins qu’il ne dit rien de cela. Mais c’est sur cela que Deleuze poursuit, c’est de cela qu’il écrit. Car c’est dans cela que naît la littérature. J’en vins à l’idée que ceux qui avaient survécu avaient accompli une vraie rupture. Rupture veut beaucoup dire et n’a rien à voir avec rupture de chaîne où l’on est généralement destiné à trouver une autre chaîne ou à reprendre l’ancienne. La célèbre « Évasion » ou « la fuite loin de tout » est une excursion dans un piège, même si le piège comprend les mers du Sud, qui ne sont faites que pour ceux qui veulent y naviguer ou les peindre. Une vraie rupture est quelque chose sur quoi on ne peut pas revenir ; qui est irrémissible parce que le passé a cessé d’exister. (Ibid., p. 495)

La rupture, ce n’est pas s’évader, au contraire, il fallait continuer d’être écrivain puisque c’était la seule façon de vivre, mais on pouvait cesser d’essayer d’être quelqu’un, et devenir uniquement écrivain, vivre une absence de bonheur mitigée, au lieu d’un désir de plus de délicatesse ou d’un effort de constance qui ajoutent à cette absence de bonheur. C’est une ligne de rupture, expérimentée, inventée, un de ces devenir-­imperceptible, une des façons de faire comme tout le monde qui rompt avec le simple fait d’être comme tout le monde, car ce survivre accompagne une mort qui a déjà eu lieu. Il y a du désespoir dans ces lignes. Le problème consiste en effet dans les dangers spécifiques à chaque ligne. La rigidité ou le durcissement est le danger de la première ligne, l’ambiguïté est celui de la deuxième, et pour la troisième ligne, le danger

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est de retomber dans l’une ou l’autre ligne, de tomber ainsi dans le fascisme ou la destruction. Et c’est la raison pour laquelle cette ligne comporte « pour son compte un désespoir si spécial, malgré son message de joie, comme si quelque chose la menaçait jusqu’au cœur de sa propre entreprise, une mort, une démolition »37. Deleuze avait besoin de trois lignes et non plus de deux pour être fidèle à l’immanence comme philosophie affirmative. La troisième ligne souligne, dans l’amor fati, le caractère proprement créateur de ce qui n’est plus « contre », comme l’est peut-­être encore la contre-­effectuation, mais autre, un devenir-­ imperceptible qui est un devenir-­autre. Et, en effet, « nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement dans la vie. Les lignes de fuite, n’est-­ce pas le plus difficile ? Certains groupes, certaines personnes n’en auront jamais. Certains groupes, certaines personnes manquent de telle sorte de ligne, ou l’ont perdue » (ibid., p. 248).   Dans cet aller et retour de Spinoza à Deleuze, de Spinoza et Deleuze, la différence entre choses singulières et singularités deleuziennes est manifeste dans le silence de Spinoza à la fin du scolie sur le poète espagnol, et dans une certaine discrétion où le sentir de soi est le sentir de notre corps vivant, pris dans un processus d’individuation, dans lequel l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort. Et lorsqu’on retrouve Spinoza, à la fin de l’œuvre de Deleuze, lorsqu’il s’agit moins de proposer une lecture que de réaffirmer une inspiration, alors certains peuvent s’avancer dans le et, dans le déplacement provoqué par ces deux corpus qui se joignent et se rejoignent. C’est franchir le pas, adhérer à la sensibilité contemporaine qui se sent traversée par des forces différentes, par la différence comme multiplicité de forces, et qui en éprouve le vertige autant qu’elle en affirme l’inspiration créatrice, en allant au bout du pouvoir affecté. « Individus ou groupes, nous sommes traversés de lignes, méridiens, géodésiques, tropiques, fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n’ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent, nous disions trois sortes de lignes. Ou plutôt des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple » (ibid., p. 247). Les lignes sont celles de l’immanence ; elles s’inscrivent sur un 37 Mille Plateaux, p. 251.

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corps sans organes où tout se trace et fuit, sur un CsO dont on pourrait dire qu’il est infini, au sens du degré zéro de la création et de la vie. Et alors, à titre d’inspiration, il est possible de demander : […] finalement le grand livre sur le CsO, ne serait-­il pas l’Éthique ? Les attributs, ce sont les types ou les genres de CsO, substances, puissances, intensité Zéro comme matrices productives. Les modes sont tout ce qui se passe : les ondes et vibrations, les migrations, seuils et gradients, les intensités produites sous tel ou tel type substantiel, à partir de telle matrice. (Ibid., « 28 novembre 1947 – Comment se faire un Corps sans Organes ? », p. 190)

II. Deleuze lecteur

4.  Deleuze en deux chevaux Ariel Suhamy1

Comment commenter un commentateur ? Qu’il nous invite à lui emboîter le pas – il a défriché un terrain, indiqué une direction, énoncé une méthode – ou à le critiquer (non pour le mauvais plaisir de corriger, mais parce que l’erreur éclairée est éclairante), dans tous les cas, ce qui nous intéresse, c’est l’auteur dont il parle ; il paraît donc quelque peu déplacé de commenter les commentateurs, surtout lorsqu’ils sont à l’évidence plus grands que nous. Il est vrai que le cas Deleuze est un peu différent puisqu’il n’est pas seulement un commentateur, qu’il ne l’est même peut-­être pas du tout, malgré les apparences. Je crois que tout le monde, et moi en particulier, mais aussi les grands exégètes du spinozisme (je pense à Alexandre Matheron) ont éprouvé une admiration, voire une fascination pour ses textes sur Spinoza. Mais l’admiration, précisément, même si Deleuze n’en parle guère parce qu’il s’intéresse peu au détail des affects, est pour Spinoza, hostile en cela à un courant majoritaire de la philosophie, un affect qui bloque la pensée plutôt qu’il ne la féconde.   De fait, c’est bien en ce qui me concerne la découverte de Spinoza et le problème de l’expression qui m’a gagné au spinozisme ; mais d’autre part, bien que j’aie lu et relu ce livre jusqu’à en copier des pages entières, je m’en suis très peu servi par la suite, car il n’était pas question de le singer (j’essaierai de dire pourquoi), et d’autre part, je ne l’ai pas non plus pris en faute, je n’ai même jamais osé penser qu’il pouvait avoir 1

Ariel Suhamy est post-doctorant à l’Université de Picardie Jules-Verne et collabore au projet Ethica (projet d’édition numérique).

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tort, ou si l’on préfère, je n’ai pas trouvé chez lui d’erreur intéressante, qui donne à penser. À mon sens, Deleuze jouissait d’une sorte d’impunité royale, d’infaillibilité papale, en vertu d’un accès direct et intuitif à ce dont je ne saurais, moi, m’approcher que par un lent travail de fourmi. Tandis que je n’ai pas hésité à contester les plus reconnus des commentateurs – j’en ai même fait, je l’avoue, une méthode –, je n’ai guère pensé que cela soit possible dans le cas de Deleuze : quand j’ai vu par exemple mon ami Pascal Sévérac entreprendre de contester la formule selon laquelle on pourrait être séparé de sa propre essence ou de ce qu’on peut2, je cherchai à disculper Deleuze au motif qu’il modulait son affirmation par un « en quelque sorte », ce qui indiquait assez selon moi qu’il avait bien conscience du problème. En fait, j’ai pu récemment constater que dans les dernières pages de Spinoza et le problème de l’expression3, le « en quelque sorte » saute assez vite et que Deleuze fait effectivement comme si on pouvait réellement être séparé de ce qu’on peut, ce qui lui permet de résoudre très vite (importance du très vite dans la lecture deleuzienne de Spinoza), d’un seul coup, le problème éthique. Et rapprochant cette méthode de la fameuse formule, qui m’a également toujours fasciné dans la mesure où justement je n’étais pas sûr de bien la saisir, sur la vitesse infinie de la pensée, je me disais que Deleuze avait le talent pour résoudre les problèmes au moment même où il les posait. N’est-­ce pas ce qu’établit le chapitre sur les problèmes dans Différence et répétition : poser un problème et le résoudre sont contemporains, puisque la solution repose dans la manière dont le problème est posé4 ? En rapprochant le dogme assez mystérieux de la vitesse infinie et cette thèse d’inspiration bergsonienne sur les problèmes, j’en étais naturellement arrivé à la foi en une infaillibilité deleuzienne, au moins dans l’évocation des problèmes. En l’occurrence, le problème est celui de la coexistence dans le spinozisme d’une « double inspiration, physique et éthique » ; la solution consistant à affirmer l’unité de cette double inspiration. Je 2 P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 28. 3 Spinoza et le problème de l’expression, p. 286 : « Nous naissons séparés de notre puissance d’agir ou de comprendre : nous devons, dans l’existence, conquérir ce qui appartient à notre essence. » 4 Différence et répétition, p. 206-207 : « La solution découle nécessairement des conditions complètes sous lesquelles on détermine le problème en tant que problème, des moyens et des termes dont on dispose pour le poser. »

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me disais que Deleuze avait royalement formulé le problème, et qu’à travers son expression « en quelque sorte », il mettait l’accent (l’accent est une notion éminemment deleuzienne), il indiquait et ouvrait un champ de recherche pour des successeurs, certes, mais non pas pour des contestataires. Tel est le poids de l’autorité. À mes yeux, Deleuze devait inspirer, mais demeurait indiscutable. On le sait, les philosophes ne discutent jamais… Je me suis donc abstenu de discuter Deleuze, et lui ai ménagé une place de Juge suprême, doué d’un don de double vue : celui qu’on va consulter au préalable, pour libation, avant de redescendre sur terre et de mener l’enquête avec ses propres moyens – le pire étant de singer le maître, c’est-­à-dire de prétendre opérer par sentences et fulgurances. Ce n’est que récemment que j’ai été conduit à m’interroger plus précisément sur cette fascination qu’exerce Deleuze sur les spinozistes en général et sur moi en particulier. Il y a quelque temps j’ai eu à rédiger un petit ouvrage introductif dont l’inspiration me semblait d’ailleurs assez deleuzienne : aborder le spinozisme à partir des seuls exemples animaliers qui parcourent le corpus spinoziste5. Tout le monde connaît l’importance que Deleuze accorde aux questions animales, et le lumineux rapprochement qu’il opère entre le spinozisme et l’éthologie. En faisant mes relevés d’occurrence, je me suis demandé ce que j’allais pouvoir dire de neuf sur la question de l’affect, avec l’exemple du cheval de labour et du cheval de course. C’est comme on sait un exemple souvent évoqué par Deleuze : il y a plus de différence entre le cheval de labour et le cheval de course qu’entre le premier et un bœuf, car ils ont les mêmes affects en commun. Car comme Deleuze nous l’a appris, n’est-­ce pas, Spinoza définit les êtres vivants par leur capacité à être affectés, par les affects dont ils sont capables, et non pas, comme le veut la tradition aristotélicienne, normative et moralisante, par une forme, une fonction, une finalité, un devoir-­être : car derrière toute définition de la nature d’une chose, il y a une normativité, dont Spinoza nous libère. En quoi il appartient, nous dit encore Deleuze, à la grande famille qui va de Geoffroy Saint-Hilaire à l’éthologie contemporaine, fondée par Jakob von Uexküll6. 5 Voir A. Suhamy, Spinoza par les bêtes, illustré par A. Daval, Paris, Ollendorff, 2008. 6 Voir Spinoza. Philosophie pratique, chapitre vi « Spinoza et nous » (notamment p. 167).

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Cet exemple et cette thèse, très forte, « très belle » comme dirait Deleuze, exerçaient sur moi une telle emprise que je n’avais jamais pensé à vérifier sur pièces. Car de fait, Spinoza parle bien de cheval, il parle bien d’une opposition entre affects, entre individus selon les affects. Tous les éléments y sont. Mais, en cherchant le texte auquel Deleuze semblait faire référence, sur le cheval de trait et le cheval de labour, il a bien fallu constater qu’il n’existait nulle part. Il s’agit donc d’une phrase apocryphe, comme celle, régulièrement citée et faussement attribuée à Spinoza, selon laquelle « l’homme n’a pas besoin de la perfection du cheval » (encore le cheval !) qui vient si je ne me trompe d’Alain. Quelqu’un m’a même écrit à ce sujet pour me demander où elle se trouve chez Spinoza. Nulle part, encore une fois. Cela fait deux phrases apocryphes (et chevalines) prêtées à Spinoza par deux éminents commentateurs… Bon, pour Alain, ça peut s’expliquer par son père maquignon… mais Deleuze ? Une invention est d’autant plus troublante qu’elle est constituée tout entière d’éléments réels ; or le problème est que ces éléments, pris dans leur contexte, disent plutôt l’inverse de ce que la formule deleuzienne indique. Il y a d’abord les scolies des propositions 18 et 40 de l’Éthique II, qui portent sur la psychologie humaine : le paysan et le soldat confrontés à des traces de cheval associent ces traces à leur imaginaire propre, l’un de guerre, l’autre de culture ; il n’est pas interdit de penser que l’un imagine un cheval de trait et l’autre un coursier. Si c’est ainsi qu’a procédé l’imaginaire deleuzien, il serait ainsi passé de la psychologie humaine à une ontologie animale assez curieuse, d’autant plus qu’elle paraît aux antipodes de ce que Spinoza ne cesse de répéter au sujet des essences animales, à savoir leur fixité. Car ailleurs en effet, il est bien question des affects de cheval : les affects des animaux diffèrent des affects des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine7. Le cheval et l’homme sont portés par un désir de procréer, mais le premier par une libido de cheval, le second par une libido d’homme (c’est cela sans doute qui a inspiré la formule d’Alain). De même aussi les libidos et appétits des insectes, des poissons et des oiseaux, doivent différer les uns des autres, etc. On peut même dire que c’est un des points essentiels de la doctrine : on ne peut ni ne doit confondre les espèces humaines et animales ; c’est 7 Voir E, III, 57, scolie.

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là, dit le scolie de la proposition 68 de l’Éthique IV, le péché d’Adam, qui a cru les bêtes semblables à lui et s’est mis à imiter leurs affects. Loin de contester les différences spécifiques, Spinoza les maintient puisque c’est à elles qu’il rapporte les différences affectives, sans pourtant préciser – et c’est là qu’il y a difficulté – en quoi consistent ces différences. Sans doute on remonte de l’affect à l’essence, on ne connaît l’essence que par l’affect ; mais on ne nie pas qu’il y ait essence spécifique. Là où ça se complique, c’est qu’aussitôt après Spinoza applique cette distinction à des différences intra-­spécifiques en ce qui concerne l’homme : il y a aussi une différence entre l’affect de l’ivrogne et celui du philosophe, en vertu « de la nature dont chacun jouit ». Est-­on ivrogne ou philosophe par nature ? N’y a-­t-il pas un devenir, où se joue donc le choix, la différence éthique – et c’est bien la question qui intéresse à juste titre Deleuze, le point sur lequel il a pu prêter le flanc à la critique de Pascal Sévérac. Je ne veux cependant pas ici dénoncer le devenir-­animal, chez Deleuze, puisque celui-­ci nous met régulièrement en garde : devenir animal, ce n’est pas du tout passer d’une espèce à l’autre, se métamorphoser en une autre nature, c’est une rencontre, une variation modifiant d’ailleurs autant l’homme que la bête. L’animal qu’on devient est lui-­même un animal qui devient8. Mais mon propos n’est pas ici la philosophie de Deleuze. Quant à l’idée de comparer non plus deux hommes mais deux animaux, elle vient peut-­être d’un autre passage où Spinoza évoque deux chiens qui, par la pratique, en viendraient à échanger leurs affects, le chien de chasse devenant chien domestique et inversement. Exemple qu’il ne reprend pas vraiment à son compte, d’ailleurs, puisqu’il vient dans la préface de l’Éthique V illustrer la doctrine stoïcienne reprise par Descartes, et que Spinoza révoque. Il est assez curieux d’observer à ce propos que Spinoza lui aussi invente une citation apocryphe puisqu’il attribue cet exemple aux stoïciens alors qu’on ne l’y trouve, à ma connaissance, nulle part : ce serait plutôt, si je ne me trompe, un souvenir de Plutarque évoquant un discours de Lycurgue (De l’éducation des enfants, 4). Toujours est-­il qu’en l’occurrence, c’est une seule et même espèce qui modifie ses affects, alors que Deleuze force le trait jusqu’à poser qu’un cheval peut avoir plus en commun avec un bœuf qu’avec un autre cheval. Or le problème, tel qu’il se dégage des 8 Dialogues, p. 88-91.

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exemples que Spinoza prend, est, je crois, le suivant : comment modifier ses affects sans sortir de sa nature ? Il faut prendre en compte à la fois la nature et l’affectivité, sans réduire l’un à l’autre. C’est pourquoi l’exemple des deux chevaux, pris à la lettre, est contraire à la doctrine puisqu’il a l’air de faire abstraction des différences de nature, ou de réduire celles-­ci aux affects ; c’est pourquoi il pourrait y avoir plus de différence entre les deux chevaux qu’entre un cheval et un bœuf. Mais en attelant au même joug, si l’on peut dire, le cheval et le bœuf, Deleuze ne rejouerait-­il pas la fausse folie d’Ulysse ? On peut d’ailleurs remarquer à ce sujet une évolution : dans sa thèse de doctorat, Deleuze concède que Spinoza ne conteste pas la notion même d’espèce et de genre9 ; par la suite néanmoins il donne à l’exemple une place prépondérante, ce qui lui permet de faire de Spinoza une figure importante dans son rhizome historique, où Spinoza devient le héraut d’une tradition alternative. On voit donc que la relecture de Deleuze n’est pas absolument fausse ; mais elle donne la solution avant même de formuler le problème, et du coup elle occulte la difficulté, qui est de penser en même temps l’impossibilité physique de sortir de sa nature, et la nécessité éthique de modifier ses affects. C’est bien le problème qu’a repéré Deleuze : la coexistence d’une inspiration physique et d’une inspiration éthique. En occultant la première, Deleuze nous donne d’emblée une solution élégante, fascinante, mais qui n’est pas dans le texte ! D’où la fascination : Deleuze pose le problème, y répond en même temps… mais en l’évacuant, en faussant le texte, en reconstituant un Spinoza imaginaire, composé d’éléments authentiques, biaisés. On peut voir d’ailleurs dans cette thèse d’une double inspiration un souvenir de la lecture de Ferdinand Alquié ; mais tandis que ce dernier y voyait l’indice d’une contradiction grevant le système spinoziste, Deleuze au contraire en affirme la positivité ; là où Alquié dénonce un effet de langage, Deleuze célèbre la violence faite au langage ; et c’est encore au même Alquié qu’il emprunte la solution : organiser les bonnes rencontres, recourir à l’expérience pour comprendre ce que le langage ne saurait saisir à lui seul. L’expérience seule enseigne ce qui convient à ma nature, ce qui ne lui convient pas. 9 Spinoza et le problème de l’expression, p. 256.

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Ce qui est remarquable ici, c’est la technique du collage : collage de textes divers de Spinoza, collage de commentaires de Spinoza, enfin collage de textes non spinozistes. Spinoza, saint patron de la lignée Geoffroy Saint-Hilaire, Jacob von Uexküll et l’éthologie – en passant par Freud, puisque Deleuze évoque encore le petit Hans qui avise les animaux selon leur puissance d’agir et d’être affectés. Le Spinoza de Deleuze apparaît ainsi comme une sorte d’enfant de la philosophie (« les enfants sont spinozistes »), ignorant les classements abstraits de la science et revenant à un empirisme immanent et innocent. S’il a pu rester attaché à la spécificité, c’est une scorie dont Deleuze nous délivre. Observons la méthode : d’une part l’extrapolation, le collage, le décollage, et enfin la famille. Une association d’éléments pour dessiner une figure, une sorte d’anagramme qui enferme tous les problèmes et les résout en même temps. D’autres exemples peuvent illustrer cette procédure. Prenons la célèbre formule « on ne sait ce que peut le corps » dont Deleuze a fait un véritable slogan, repris partout et par tous. Cette fois la formule existe vraiment, on la trouve dans le scolie de la proposition 2 de l’Éthique III. Deleuze l’a rendue célèbre en l’arrachant à son contexte. Spinoza dit : on parle d’un pouvoir de l’âme sur le corps alors qu’on ignore ce que peut le corps laissé à lui-­même. Le prétendu pouvoir de l’âme sur le corps n’est que l’expression d’une ignorance. Deleuze fait de la même formule un programme (par concaténation avec la proposition 13 d’Éthique II et avec la partie V ) : explorer le pouvoir du corps, développer ses affects, organiser les rencontres avec ce qui lui convient, constituer des notions communes. Tout cela est loin d’être contraire au spinozisme, bien entendu. Mais il est vrai aussi que ce n’est pas ce que dit le texte à ce moment-­là. On a là un exemple, peut-­être de la vitesse d’une pensée qui rapproche d’un coup d’œil des textes très différents pour leur faire produire un programme, ou, pour reprendre le terme de Deleuze : un « cri »10. Spinoza lance des cris, des programmes, prétend modifier le cours de la philosophie. La concaténation procède aussi par rapprochements intuitifs non plus avec d’autres fragments de l’œuvre, mais avec d’autres philosophes, ou non-­philosophes. Il ne s’agit pas seulement de repérer des convergences, mais de se servir des concepts de l’un pour éclairer l’autre. 10 Spinoza et le problème de l’expression, p. 235 ; Spinoza. Philosophie pratique, p. 168.

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Ainsi la vie de Spinoza, telle que Deleuze la résume au début de Spinoza. Philosophie pratique, est plutôt celle de Nietzsche :  « Avant Nietzsche, il dénonce toutes les falsifications de la vie, toutes les valeurs au nom desquelles nous déprécions la vie » (p. 40). Il anticipe aussi la critique du système du Jugement (Lawrence, Artaud) ; ou même les grandeurs intensives (Kant, Bergson) alors qu’il n’est nulle part explicitement question de grandeur intensive dans le texte spinoziste. Alors on dira, là encore, que ces intuitions indiquent des problèmes et signalent des solutions : qu’ils font les deux à la fois. Se dégage ainsi une philosophie syncrétique, faite de Lucrèce-Spinoza-Nietzsche, qui est peut-­être celle de Deleuze, je n’en sais rien. C’est son propre portrait qu’il fait à travers les portraits des philosophes du passé, sans grand souci d’exactitude historique. Très bien. Ce qui me gêne davantage cependant c’est le caractère polémique du procédé. On voit se constituer une famille contre une autre famille : les subjectivistes, les spiritualistes, les partisans de la transcendance, etc., Hegel, Goethe qui se prétendent spinozistes d’ailleurs, mais qui ne le sont pas vraiment, tandis que le sont d’autres sans le savoir. D’où cette posture, constante chez Deleuze, de la dénonciation, de l’indignation, dirigées contre les figures typologiques, le prêtre, le tyran, le superstitieux ; ceux qui séparent les puissances de ce qu’elles peuvent. Me voici donc amené, à mon tour, à me demander si cela est bien « spinoziste », pour employer un adjectif dont Deleuze fait grand usage. Spinoza dénonce en général non des personnes, mais des discours, des modes de pensée. À l’exception, il est vrai, de certains scolies. Mais les termes bon et mauvais, si je ne me trompe, ne sont jamais appliqués à des types humains comme le fait Deleuze en vertu d’une extrapolation nietzschéenne : […] par voie de conséquence bon et mauvais ont un second sens, subjectif et modal, qualifiant deux types, deux modes d’existence de l’homme. Sera dit bon (ou libre, ou raisonnable) celui qui s’efforce d’organiser les rencontres […] sera dit mauvais, ou esclave […] celui qui vit au hasard des rencontres, se contente d’en subir les effets, quitte à gémir ou à accuser chaque fois que l’effet subi lui révèle sa propre impuissance.11

C’est donc là qu’il devient pour moi difficile de suivre Deleuze sur Spinoza. Dire que le désir n’est pas séparé tout seul, qu’il y a des vilains 11 Spinoza. Philosophie pratique, p. 35.

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(plus particulièrement une vilaine famille de philosophes) qui nous en séparent, qui sont les ennemis à combattre… Oui, sans doute il y a des gens qui tirent parti de nos faiblesses ; mais le moyen de lutter contre cela n’est pas de lutter contre ces gens, pas même de lutter contre nos propres faiblesses, mais de renforcer nos puissances. Pour Spinoza, me semble-­t-il, ce ne sont jamais à proprement parler les autres hommes qui peuvent être causes de notre impuissance. Désigner des boucs émissaires ne fait qu’aggraver l’impuissance. Ainsi le tyran. Il ne s’agit pas de dénoncer le tyran, mais les causes qui font la tyrannie, et qui forcent n’importe quel dirigeant à imiter le tyran qui l’a précédé, par peur de la colère du peuple. La question du tyran est donc celle de la tyrannie : question institutionnelle, et initiale12. Même chose pour le prêtre, l’interprète des causes finales : il n’est que l’effet d’un système, le système finaliste, auquel nous sommes tous enclins par nature, auquel s’ajoute celui de la superstition, qui naît de la peur. On ne luttera contre leur emprise qu’en y substituant un autre mode de pensée ; il ne suffit pas de contester de front, même si cela peut être utile ponctuellement. Quitte à citer un apocryphe, je préférerais celui-­ci, d’Alain encore :  « Je sentis sur mon épaule une petite voix, légère comme un oiseau : c’était l’ombre de Spinoza qui voulait me parler à l’oreille : “Prends garde, dit la faible voix, d’imiter en toi-­même les passions que tu veux combattre. Le piège est ancien : il y a des siècles que la colère s’élève contre la colère, que la pitié va à la violence, et l’amour à la haine ; toujours une armée remplace une armée ; toujours les mêmes moyens déshonorent d’autres fins. Ne considère point volontiers ce qui est triste” »13, etc. De même encore, les philosophes : il ne s’agit pas tant de constituer des familles de pensée contre d’autres (par exemple on force la lettre de Spinoza sur les matérialistes antiques en en faisant une déclaration de proximité), que, au contraire, de mesurer la proximité, plus ou moins grande. Ainsi Descartes est moins éloigné du vrai que les scolastiques sur la liberté divine. Je me demande donc s’il n’y a pas quelque chose d’illogique à ériger la fameuse immanence (il me semble que pour Deleuze, tout philosophe a son plan d’immanence à partir duquel il construit ses concepts) en principe d’exclusion au motif qu’elle est niée par certains 12 Voir Traité théologico-­politique, XVIII, 7. 13 Alain, Propos du 12 juillet 1921, Spinoza, Paris, Gallimard, 1949, p. 182.

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philosophes de la subjectivité et de la transcendance. Ne faudrait-­il pas au contraire les intégrer, comprendre pourquoi Hegel ou Goethe font eux aussi partie du système tout en le niant apparemment, de même que les partisans du finalisme s’intègrent dans le schéma général de l’appendice ? Si les superstitieux prospèrent, c’est à cause du cadre finaliste qui les précède et qui les explique. Ce n’est pas eux qui l’ont produit et le propos de Spinoza n’est pas de leur faire porter toute la responsabilité de ce schéma qui traverse tous les esprits. On développerait ainsi une diplomatie spinoziste plutôt qu’une guerre. Deleuze, lui, procède par mots d’ordre, par slogans, par cris de guerre, où il s’agit de parler vite, sans souffrir de réplique. « Le langage n’est pas information ou communication, mais prescription, ordonnance ou commandement », écrivait Deleuze dans sa préface au livre de Guy Hocquenghem14. On ne déploie pas une argumentation, on lance des fusées, on fait exploser des formules qui éblouissent les uns en foudroyant les autres. Cette méthode conduit finalement à une sorte de méthode paranoïa-­ critique. Si je suis séparé de ce que je peux, ce n’est pas ma faute, ça ne peut pas l’être : c’est nécessairement que je suis victime de ces profiteurs, de ces sangsues qui vivent de séparer les autres de leur puissance, de la vie, etc. Or encore une fois je crois que Spinoza montre tout l’inverse : si les tyrans et les prêtres prospèrent, c’est à cause de la faiblesse de notre esprit, et c’est sur lui qu’il faut travailler, non contre ces gens. Et j’ai l’impression que cette réduction polémique du spinozisme vient de la volonté de constituer, en simplifiant et en faisant ces collages transhistoriques dont j’ai parlé, des clans, des familles, qui jettent des cris de guerre contre d’autres clans, d’autres familles. L’affect qui domine cette méthode est l’admiration, même si Deleuze parle d’amour, qu’il réduit d’ailleurs, on l’a vu, à la bonne rencontre (ce qui pourrait être discuté… mais on ne discute pas !). Il s’agit de cavalcader à toute allure en laissant la seule marque des sabots sur le sol. Il faut que tout soit dit, une fois pour toutes, et qu’on garde indélébile le souvenir du martèlement de la bête et du cavalier, ou pour parler deleuzien du devenir-­bête du cavalier. Et pour revenir aux deux chevaux, ou aux deux hommes qui les imaginent, le paysan et le soldat – l’un pense à des images de labour, de 14 G. Hocquenghem, L’après-­mai des faunes, préface de G. Deleuze, Paris, Grasset, 1974.

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moisson, de patience et de confiance ; l’autre à la guerre, à la prise de force, à l’imposition d’une marque. Tous deux sont de la même espèce. Dans la lecture deleuzienne, une logique de guerre se superpose à la logique de labour. Plus rien ne peut naître, qu’un ressassement de cette logique, ou plutôt de cette typologie. Dès lors il s’agit de classer selon les affects supposés les philosophes – les « bons » qui luttent contre les prêtres : Lucrèce, Nietzsche, Spinoza ; les mauvais qui sont à la botte des prêtres : Kant, Hegel, Platon. On agite les drapeaux, les oriflammes de reconnaissance, les formules sacrées que chacun ne peut que répéter – des ritournelles ! Contresens ? ce serait trop dire. Il est sûr d’ailleurs qu’un contresens intelligent est plus précieux que l’exactitude sans relief. Faut-­il s’abstenir d’extrapolation pour comprendre un philosophe ? Certes non, mais il convient de se défier de l’admiration, dont les ressorts ou aboutissants tendent souvent du côté de la polémique. C’est cela, finalement, peut-­être que pour ma part j’ai appris de Deleuze et ce n’est pas un enseignement négligeable. Mais surtout, il me semble que Deleuze renouvelle, pérennise et donne des lettres de noblesse à la figure récurrente du « spinoziste », à l’origine plutôt négative. Figure qui, on le sait, entretient avec la philosophie de Spinoza un rapport non faux, certes, mais assurément problématique.

5.  « Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza1 Chantal Jaquet2

Nul plus que Deleuze n’amène à bousculer le découpage strict entre philosophie et histoire de la philosophie et à récuser les clivages académiques qui tendent à opposer facticement les spécialistes de la pensée d’un auteur, humbles tâcherons besogneux voués au métier d’antiquaire, et les philosophes de haut vol affranchis de toute dette à l’égard du passé. Deleuze est fils de son temps, il a subi le joug de l’histoire de la philosophie et son cortège d’inhibitions qui débouchent sur l’interdit de philosopher en nom propre3. Il se présente comme un rescapé de l’histoire de la philosophie et, pour reprendre une métaphore qu’il affectionne, il s’est sauvé du naufrage non pas en nageant à contre-­courant, en s’opposant frontalement à la vague mais d’abord en composant avec elle et en se laissant porter par la vitesse de philosophes qui déferlent contre la tradition rationaliste, Lucrèce, Hume, Spinoza, Nietzsche, tous unis au-­delà de l’espace et du temps par un lien secret : « La critique du négatif, l’amour de la joie, la haine de l’intériorité, l’extériorité des forces et relations et la dénonciation du 1

Une première version de ce texte a été publiée dans le volume L’art du portrait conceptuel, Deleuze et l’histoire de la philosophie, A. Cherniavsky et C. Jaquet éd., Paris, Classiques Garnier, 2013. Nous la reproduisons avec l’aimable autorisation de l’éditeur. 2 Chantal Jaquet est professeur à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne (CHSPM – EA 1451). 3 Voir Pourparlers, Lettre à un critique sévère, p. 14 : « L’histoire de la philosophie exerce en philosophie une fonction répressive évidente, c’est l’Œdipe proprement philosophique : “Tu ne vas quand même pas oser parler en ton nom, tant que tu n’auras pas lu ceci ou cela, et cela sur ceci, et ceci sur cela”. »

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­pouvoir  » (ibid., p. 14). Deleuze échappe à la logique castratrice de l’histoire de la philosophie par une logique de la compensation fondée sur une double jouissance, celle de l’amour d’auteurs rassemblés par affinités électives dans un panthéon souterrain ou de livres, comme celui sur Kant4, qui démontent les rouages de l’ennemi, et celle de l’enculage ou de l’enfantement monstrueux5. Cette logique du cul et du cœur embrasse une famille de pensée qui tend vers la grande identité Spinoza-Nietzsche. L’auteur de Par delà bien et mal est d’ailleurs présenté comme un spinoziste accompli6. Dès lors on peut se poser la question de la pertinence de la tentative de penser la relation entre Deleuze et un auteur, que ce soit Spinoza ou un autre, de façon séparée sans embrasser les familles de pensée et cerner les filiations secrètes7. Avec la pratique du collage, l’expérience de l’écriture à deux, le refus d’une lecture du dedans, Deleuze fait voler en éclats la notion traditionnelle d’auteur et promeut des identités bigarrées aussi bien dans ses monographies que dans sa philosophie, de sorte que le portrait de Nietzsche en spinoziste n’est sans doute que le revers d’un tableau de Spinoza « nietzschéisé » ou  « bergsonisé », selon le jeu des affects, la multiplicité des rencontres et les flux de pensée. 4 Voir ibid., p. 14 : « […] mon livre sur Kant, c’est différent, je l’aime bien, je l’ai fait comme un livre sur un ennemi dont j’essaie de montrer comment il fonctionne, quels sont ses rouages, tribunal de la Raison, usage mesuré des facultés, soumission d’autant plus hypocrite qu’on nous confère le titre de législateurs. » 5 Voir ibid., p. 15 : « Ma manière de m’en tirer à cette époque, c’était je le crois bien, de concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage, ou ce qui revient au même d’immaculée conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Mais que l’enfant soit monstrueux, c’était nécessaire aussi, parce qu’il fallait passer par toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes qui m’ont bien fait plaisir. » 6 « Goethe ou même Hegel à certains égards ont pu passer pour spinozistes. Mais ils ne le sont pas vraiment parce qu’ils n’ont pas cessé de relier le plan à l’organisation d’une Forme et à la formation d’un sujet. Les spinozistes, ce sont plutôt Hölderlin, Kleist, Nietzsche, parce qu’ils pensent en termes de vitesses et de lenteurs, catatonies figées et mouvements accélérés, éléments non formés, affects non subjectivés », Spinoza, Philosophie pratique, p. 173. 7 C’est ce que nous avions fait dans un article, « Deleuze y su lectura conjunta de Spinoza y de Nietzsche », Instantes y Azares, escrituras nietzscheanas, numéros 4 et 5, viiie année, Buenos Aires, La Cebra, printemps 2007.

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Cette manière de lire en rapport avec le dehors n’exclut pas pour autant la pensée d’une spécificité des philosophes en question et la reconnaissance de leur singularité. De ce point de vue, Deleuze met lui-­même l’accent sur une double particularité de sa lecture de Spinoza : C’est sur Spinoza que j’ai travaillé le plus sérieusement selon les normes de l’histoire de la philosophie, mais c’est lui qui m’a fait le plus l’effet d’un courant d’air qui vous pousse dans le dos chaque fois que vous le lisez, d’un balai de sorcière qu’il vous fait enfourcher. Spinoza, on n’a même pas commencé à le comprendre, et moi pas plus que les autres.8

Avec la métaphore fluviale, la comparaison de la lecture de Spinoza avec un vent rafale ou un balai de sorcière revient à plusieurs reprises sous la plume de Deleuze9. Le philosophe français confesse que Spinoza est à la fois celui qu’il a le plus cherché à comprendre en historien de la philosophie et celui qui lui est resté le plus incompris. Il décrit une expérience de pensée très paradoxale : il a moins compris Spinoza que Spinoza ne l’a compris, l’emportant dans son système plus qu’il ne pouvait l’importer dans le sien. C’est sur cette singularité mystérieuse de Spinoza qu’il va s’agir ici d’insister en analysant le double mouvement d’appréhension et d’échappée qui caractérise la lecture deleuzienne de l’Éthique. L’objectif est de comprendre à la fois l’effort et l’effet auxquels Deleuze fait allusion : effort sans précédent de lecture d’un auteur selon les normes de l’histoire de la philosophie, d’une part, effet de courant d’air et de balai de sorcière, d’autre part.

L’effort de lecture en historien de la philosophie. À la différence de ses autres monographies, dont il sous-­entend qu’elles n’ont pas le même sérieux, Deleuze présente son travail sur Spinoza comme celui qui est le plus conforme aux exigences de l’histoire de la philosophie. La question se pose bien évidemment de savoir quelles sont ces normes de l’histoire de la philosophie auxquelles il se réfère. 8 Dialogues, p. 22. 9 On la retrouve notamment dans l’épigraphe de Spinoza. Philosophie pratique, p. 7, et en conclusion, p. 175.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

Sans entrer dans des débats qui excèdent notre propos, on peut supposer que Deleuze fait allusion à une interprétation des textes qui ne soit pas simple prétexte à l’exposé d’une philosophie propre, et qu’il renvoie au souci d’expliquer un auteur en lui-­même et par lui-­même, en ne s’autorisant des incursions hors du corpus que dans la mesure où elles éclairent la pensée et sont requises pour son intelligibilité. À cet égard, Deleuze peut bien être envisagé sous les traits d’un historien de la philosophie spinoziste. Historien de la philosophie, premièrement, car malgré ses réserves il ne récuse pas radicalement ce titre. Quoiqu’il ait mis en place des stratégies pour s’en tirer, il ne cache pas avoir fait longtemps de l’histoire de la philosophie10. Bien qu’elles ne soient pas radicalement séparées et qu’elles ne cessent de s’entrelacer, il est en effet possible de distinguer la période où Deleuze rédige des monographies de celle où il fait un usage des philosophes dans sa philosophie. Lorsqu’il retrace son cheminement de pensée jusqu’à la publication du Pli. Leibniz et le baroque, il reprend grosso modo à son compte la description de son itinéraire par les critiques en trois périodes dont la première serait constituée par des livres d’histoire de la philosophie, culminant avec la monographie sur Nietzsche, la seconde par l’élaboration d’une philosophie propre avec Différence et répétition, Logique du sens et les travaux avec Guattari, et la troisième par des travaux sur la peinture et le cinéma11. Historien de la philosophie spinoziste, deuxièmement, car à la différence de ses autres monographies, Deleuze s’est davantage plié aux exigences de cette discipline. Il est clair en effet que Spinoza et le problème de l’expression, publié en 1968, est un ouvrage relativement conforme aux normes universitaires, puisque le livre a été présenté comme une thèse complémentaire sous le titre « l’idée d’expression dans la philosophie de Spinoza ». Certes, il s’agit d’une thèse originale, passible d’une double lecture, selon que l’on considère Deleuze en philosophe, ou en historien de la philosophie. Elle peut être lue comme une préfiguration de la future philosophie deleuzienne de l’immanence, car elle fait de l’expression le concept central qui permet de penser l’univocité de l’être et d’unir sous sa bannière les trois déterminations fondamentales de l’être, du connaître, et de l’agir ; mais si on la considère, comme c’est le cas ici, sous 10 Voir Pourparlers, p. 14. 11 Voir Pourparlers, sur la philosophie, p. 185-188.

« Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza

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l’angle de la « pure » histoire de la philosophie, il faut observer qu’elle ne contrevient pas aux canons académiques de la thèse avec son cortège d’éruditions, de notes savantes et d’interprétations audacieuses sans être aventureuses. Lorsque Deleuze prend des libertés avec le texte de Spinoza, en y important des concepts empruntés à Duns Scot – comme celui de l’univocité de l’être, selon lequel l’être se dit au même sens de tout ce qui est, fini ou infini, ou celui de la distinction formelle –, il reconnaît en thésard rigoureux et prudent que ces termes ne figurent pas littéralement. Lorsqu’il soutient par exemple que « Spinoza restaure la distinction formelle, lui assurant même une portée qu’elle n’avait pas chez Scot »12, il prévient l’objection selon laquelle l’auteur de l’Éthique n’emploie pas ce terme et il explique pourquoi le terme de distinction réelle lui a été préféré13. Il connaît parfaitement les limites canoniques de l’interprétation dans une thèse et il en joue. Il reconnaît ainsi qu’« à proposer l’image d’un Spinoza scotiste et non cartésien, nous risquons de tomber dans certaines exagérations » (ibid.) et il se défend de cette accusation en déplaçant le problème et en montrant que ce qui est intéressant, c’est la manière dont l’auteur de l’Éthique utilise et retravaille les notions de distinction formelle et d’univocité. À cet égard, il n’est pas faux de parler d’univocité de l’être, car l’être peut se dire en un seul et même sens de la substance, qui est en soi et cause de soi, et des modes, qui sont en elle et causés par elle, puisque l’effet n’est rien d’autre que la cause modifiée. Deleuze montre ainsi comment chez Spinoza s’opère une refonte de l’univocité sous la forme de l’immanence. Avec Spinoza, l’univocité devient l’objet d’affirmation pure. La même chose, formaliter, constitue l’essence de la substance et contient les essences de mode. C’est donc l’idée de cause immanente, qui, chez Spinoza, prend le relais de l’univocité, libérant celle-­ci de l’indifférence et de la neutralité où la maintenait la théorie d’une création divine. Et c’est dans l’immanence que l’univocité trouvera sa formule proprement spinoziste : Dieu est dit cause de toutes choses au sens même (eo sensu) où il est dit cause de soi. (Ibid., p. 58)

12 Spinoza et le problème de l’expression, p. 57. 13 Ibid. : « On demandera alors pourquoi Spinoza n’emploie jamais ce terme, mais parle seulement de distinction réelle. C’est que la distinction formelle est bien une distinction réelle. Ensuite, Spinoza avait tout avantage à utiliser un terme que Descartes, par l’emploi qu’il en avait fait, avait en quelque sorte neutralisé théologiquement ; le terme “distinction réelle” permettait alors les plus grandes audaces, sans ressusciter d’anciennes polémiques. »

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

Il est donc manifeste que Deleuze fait ici œuvre d’historien de la philosophie rigoureux, sans être servile, car s’il prend des licences avec la littéralité du texte, en parlant d’univocité, il en retrouve la lettre en renvoyant à la cause immanente qui s’y substitue, et par là il fait mieux saisir l’esprit de ce concept, et donne à voir sa portée et sa nouveauté en le mettant en perspective par rapport à la tradition. Certes, il est possible de faire remarquer que cette lecture de Spinoza s’apparente parfois à un coup de force. En effet, loin de restituer pas à pas l’ordre démonstratif du système ou d’en expliciter les concepts clés, Deleuze opère des glissements, se décentre des concepts fondamentaux et se focalise sur des notions apparemment mineures, voire étrangères au système. Ainsi, non seulement le concept d’« expression » n’occupe pas chez Spinoza une place aussi centrale que ceux de substance, d’attributs et de modes, non seulement il ne fait pas l’objet d’une définition en bonne et due forme, mais pris à la lettre, il ne figure pas. Comme on l’a souvent remarqué14, Spinoza n’emploie pas le substantif « expression », mais uniquement le verbe exprimere. En substantifiant une action, Deleuze, toutefois, révèle sa puissance et son importance. Par cette torsion, il met l’accent sur des points nodaux restés inaperçus, à savoir la dynamique inhérente à l’essence des choses, leur productivité en acte, et il élabore une interprétation qui prend toute la mesure du système en en déployant les plis. Il ne se fonde pas sur un examen de l’architectonique du système et de ses premiers principes, mais, selon sa propre formule, il essaie « de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu »15. « Généralement on commence par le premier principe d’un philosophe. Mais ce qui compte, c’est aussi bien le troisième, le quatrième, ou le cinquième principe » (ibid.). Être au milieu de Spinoza, c’est choisir par exemple de s’installer sur le plan modal des corps plutôt que de commencer par la substance. Cette démarche par le milieu donne ainsi à voir la pensée de Spinoza sous un jour nouveau. Il n’y a rien là cependant de fondamentalement étranger à une approche d’historien de la philosophie, car le propre des grands commentateurs est toujours de faire travailler les normes, de déplacer les perspectives et les angles d’approche, afin de renouveler les manières de lire et de restituer aux textes toute leur puissance 14 Voir notamment P. Macherey, « Deleuze dans Spinoza », art. cité, p. 241. 15 Spinoza. Philosophie pratique,  « Spinoza et nous », p. 164.

« Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza

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spéculative. L’histoire de la philosophie n’est pas une discipline figée et monolithique, et du structuralisme au pointillisme méthodologique, l’art de commenter s’est enrichi et a beaucoup évolué. Deleuze fait ainsi bouger les normes, de sorte qu’après lui on ne lit plus Spinoza comme avant. De ce point de vue, Deleuze a renouvelé les méthodes d’approche en les fondant moins sur un modèle structural que sur un modèle pictural. Il redéfinit ainsi l’histoire de la philosophie en la concevant sous la forme d’un art du portrait conceptuel. Cet art ne reproduit pas la ressemblance, il la produit non pas en redisant ce que le philosophe a dit mais en disant ce qu’il ne dit pas. « L’histoire de la philosophie doit non pas redire ce que dit un philosophe, mais dire ce qu’il sous-­entendait nécessairement et qui est pourtant présent dans ce qu’il dit »16. De la même manière, le petit livre sur Spinoza, paru aux PUF en 1970, et republié dans une édition revue et augmentée sous le titre Philosophie pratique, constitue dans sa première version une présentation classique générale de la pensée de Spinoza selon les normes de l’histoire de la philosophie, avec un premier chapitre consacré à la vie de Spinoza, un second, à la différence entre l’éthique et une morale, suivi d’un index très clair et rigoureux des principaux concepts de l’Éthique. Le choix des entrées est indiscutable dans l’immense majorité des cas et les explications sont très pédagogiques et très utiles, aussi bien pour l’étudiant qui fait ses premiers pas avec Spinoza que pour le spécialiste plus chevronné. On peut évidemment toujours en pareil cas contester le choix de certaines entrées de l’index. On peut ainsi s’étonner par exemple de l’absence du concept de Dieu, ne serait-­ce que pour le renvoyer à celui de substance – comme c’est le cas pour ceux de passions ou de sentiments qui sont renvoyés à affects. On peut inversement remarquer la présence de celui d’éminence, auquel une page et demie de critique est consacrée, alors que Spinoza congédie très vite ce concept dans la lettre lvi et n’en fait pas un usage massif dans l’Éthique. Ces manquements à la rigueur et à l’exhaustivité d’un index peuvent être interprétés comme la marque du philosophe qui transparaît à travers l’historien de la philosophie, tant il est vrai que la disparition du concept de 16 Pourparlers, sur la philosophie, p. 186.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

Dieu et la critique de l’éminence trahissent le souci de valoriser l’immanence. À cet égard, l’écart entre la première édition du Spinoza et la deuxième, rebaptisée Spinoza. Philosophie pratique est intéressant. L’un des trois nouveaux articles introduits lors de la réédition du volume en 1981, « Spinoza et nous »17, porte davantage la patte du philosophe que celle de l’historien de la philosophie, car il s’agit de penser notre rapport à Spinoza, de le comprendre par le milieu, de s’installer sur son plan d’immanence. L’éthique y est décrite comme une éthologie, c’est-­à-dire comme une composition des rapports de vitesse et de lenteur et Deleuze insiste sur le style et le rythme du livre qui épouse ce mouvement cinétique et il retrouve des thèmes qui lui sont chers et qu’il a développés par ailleurs dans sa philosophie. Il est clair que la distinction entre commentateur et philosophe est délicate à établir et qu’elle tend à s’estomper au fur et à mesure du développement de la réflexion de Deleuze. Ainsi dans les textes plus tardifs, comme l’article de 1993, « Spinoza et les trois éthiques »18, le philosophe hollandais devient une sorte de personnage conceptuel qui incarne avec ses trois éthiques, celles des propositions, des scolies, et du livre V, la trinité deleuzienne des affects, concepts et percepts19. Peut-­on alors crier à la trahison et considérer que Deleuze a fait selon sa propre expression, « un enfant dans le dos à Spinoza »20 ?

De l’enfant dans le dos au balai de sorcière Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord remarquer que Deleuze lui-­même émet des réserves quant à la conformité de son travail sur Spinoza par rapport à celui d’un historien de la philosophie. En effet, pour reprendre sa propre formulation dans les Dialogues avec

17 Paru en partie pour la première fois dans la Revue de Synthèse, janvier 1978. 18 Critique et clinique, p. 172-187. 19 « L’Éthique présente trois éléments qui ne sont pas seulement des contenus, mais des formes d’expression  : les Signes ou affects ; les Notions ou concepts ; les Essences ou percepts. Ils correspondent aux trois genres de connaissance, qui sont aussi des modes d’existence et d’expression », Critique et clinique, p. 172. 20 Voir Pourparlers, Lettre à un critique sévère, p. 15. Texte cité plus haut, note 1.

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Claire Parnet 21, citée en introduction, il ne dit pas que c’est sur Spinoza qu’il a sérieusement travaillé selon les normes de l’histoire de la philosophie, mais le plus sérieusement. Il relativise ainsi son propos laissant entendre qu’il a fait travailler ces normes en retour et ne s’y est pas adapté de façon rigide et scolaire. La question de savoir si Deleuze a pratiqué ou non une sorte d’enculage ou d’immaculée conception avec Spinoza est ouverte, car le cas de l’auteur de l’Éthique n’est pas traité comme tel. Si Bergson est expressément présenté comme celui à qui on fait des enfants dans le dos, Nietzsche à l’inverse est celui qui retourne la situation : « Des enfants dans le dos, c’est lui qui vous en fait », dixit Deleuze (ibid., p. 15). L’auteur de Pourparlers distingue ainsi deux figures de l’enculage, celle de l’enculeur enculant et celle de l’enculeur enculé. Dans le cas des rapports textuels Spinoza-Deleuze, il est bien difficile de savoir qui fait un enfant dans le dos à qui et sans doute, faut-­il plutôt pencher pour une logique de la réciprocité et de l’inversion des rôles. D’un côté, il est possible de soutenir que Deleuze fait un enfant dans le dos à Spinoza, notamment lorsqu’il le définit comme philosophe de l’immanence, car il lui fait dire ce qu’il ne dit pas, mais qui est pourtant présent chez lui. En effet, l’immanence, à rigoureusement parler, n’est pas un concept spinoziste. Spinoza n’emploie jamais ce substantif, mais seulement l’adjectif « immanent » pour qualifier la causalité de la substance. L’idée est donc bien présente sans être formulée comme telle et revêtir la radicalité qui lui est prêtée. Ainsi il ne serait pas faux de dire que l’immanence est une forme d’immaculée conception. Néanmoins, c’est un enfant dans le dos qui n’a rien d’un bâtard ; il fait même plutôt envie tant il s’accompagne d’admiration et de reconnaissance sous la plume de Deleuze : Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-­même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza. Aussi est-­il le prince des philosophes. Peut-­être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance, à l’avoir pourchassée partout. Il a fait le mouvement de l’infini, et donné à la pensée des vitesses infinies dans le troisième genre de connaissance dans le dernier livre de l’Éthique, il y atteint des vitesses inouïes, des raccourcis si fulgurants qu’on ne peut plus parler que de musique, de tornade, de vent et de 21 Ibid., p. 12.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées cordes. Il a trouvé la seule liberté dans l’immanence. Il a achevé la philosophie, parce qu’il en a rempli la supposition pré-­philosophique. Ce n’est pas l’immanence qui se rapporte à la substance et aux modes spinozistes, c’est le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de modes qui se rapportent au plan d’immanence comme à leur présupposé. Ce plan nous tend ses deux faces, l’étendue et la pensée, ou plus exactement ses deux puissances, puissance d’être et puissance de penser. Spinoza, c’est le vertige de l’immanence auquel tant de philosophes tentent en vain d’échapper.22

Spinoza se voit donc décerner le titre de prince des philosophes, ce qui peut se comprendre au sens fort de princeps : il est le fondement de la philosophie, car il a établi le plan d’immanence et il en est le chef de file, car il est le premier et le seul à avoir rompu totalement avec la transcendance et avoir achevé la philosophie dans l’immanence radicale. C’est pourquoi, d’un autre côté, il faudrait ranger Spinoza plutôt dans le camp nietzschéen que dans le camp bergsonien, en vertu du vertige qu’il suscite. En effet, si Nietzsche est de l’aveu exprès de Deleuze, celui à qui il est impossible de faire des enfants dans le dos23, il faut noter que Spinoza ne se laisse pas faire non plus, puisqu’il fait l’effet d’un grand vent qui vous pousse dans le dos. Et de ce point de vue, pourrait-­on dire « des enfants dans le dos, c’est lui qui vous en fait ». Deleuze, de son propre aveu, se fait balayer et retourner parce que la lecture de Spinoza agit sur lui comme un puissant courant d’air, l’ensorcelle et lui fait perdre le contrôle. Cette idée d’une pensée rafale qui vous fait enfourcher un balai de sorcière est empruntée à un personnage de Bernard Malamud, dans L’homme de Kiev, que Deleuze cite en épigraphe de son Spinoza. Philosophie pratique. L’homme de Kiev est ce pauvre juif, qui a acheté pour 1 kopek un volume de Spinoza chez un brocanteur tout en regrettant de gaspiller un argent durement gagné et qui confesse : Plus tard j’en ai lu quelques pages, et puis j’ai continué comme si une rafale de vent me poussait dans le dos. Je n’ai pas tout compris, comme je vous l’ai dit, mais dès que l’on touche à des idées pareilles, c’est comme si on enfourchait un balai de sorcière. Je n’étais plus le même homme.24

La formule est belle et renvoie à l’idée d’un enchantement ou d’une magie opératoire propre à la philosophie de Spinoza. Mais que 22 Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 50. 23 Voir Pourparlers, p. 15. 24 Cité dans Spinoza. Philosophie pratique, p. 7.

« Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza

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signifie-­t-elle au juste ? La comparaison de Spinoza à un grand vent et à un balai de sorcière s’inscrit plus largement dans l’idée que la philosophie bouscule, transporte, balaie à la manière d’un flux qui vous emporte. Une rencontre philosophique vous souffle, vous secoue, elle produit des tempêtes sous un crâne, vous emmène au loin, vous empêchant de rester amarré à un rivage. Cette expérience n’est pas un simple effet subjectif. Elle implique que la logique d’un système elle-­même n’ait rien d’un équilibre ou d’un ordre rationnel stable, mais qu’elle soit en proie à la vitesse, au flux, à des accélérations brutales, des ruptures de rythme. « La logique d’une pensée est comme un vent qui nous pousse dans le dos, une série de rafales et de secousses. On se croyait au port, et l’on se trouve rejeté en pleine mer, suivant une formule de Leibniz »25. Deleuze applique non seulement cette logique de pensée à Spinoza, mais la prête éminemment à Michel Foucault26 : elle lui paraît la marque d’un grand penseur. C’est ainsi d’ailleurs que Deleuze, dans Qu’est-­ce que la philosophie ?, en vient à dire que « Penser c’est toujours suivre une ligne de sorcière » (p. 44). De ce point de vue, il n’est guère étonnant qu’il lise l’Éthique, en suivant cette ligne. Est-­ce à dire alors que la comparaison de Spinoza à un vent ou à un balai de sorcière n’ait rien de spécifique et qu’il soit un philosophe comme les autres ? Loin s’en faut, car il possède une particularité, un caractère unique, qui en fait un philosophe paradoxal. Deleuze insiste à plusieurs reprises sur le fait que l’auteur de l’Éthique, en dépit de la complexité de son système géométrique, qui requiert les talents du savant ou du spécialiste pour être compris, peut faire l’objet d’une approche immédiate par les non-­philosophes : […] il y a un curieux privilège de Spinoza, quelque chose qui semble n’avoir été réussi que par lui. C’est un philosophe qui dispose d’un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement poussé, systématique et savant ; et pourtant il est au plus haut point l’objet d’une rencontre immédiate et sans préparation, tel qu’un non philosophe, ou bien quelqu’un dénué de toute culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un “éclair”. C’est comme si on se découvrait spinoziste, on arrive au milieu de Spinoza, on est aspiré, entraîné dans le système ou la composition.27

25 Pourparlers, La vie comme œuvre d’art, p. 129. 26 Voir ibid., p. 129. 27 Spinoza. Philosophie pratique, p. 173.

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

Le propre de Spinoza est d’être un vent d’une nature particulière, un double vent qui souffle pour le philosophe et pour le non-­philosophe : Beaucoup de commentateurs aimaient suffisamment Spinoza pour invoquer un Vent quand ils parlaient de lui. Et en effet, il n’y a pas d’autre comparaison que le vent. Mais s’agit-­il du grand vent calme dont parle Delbos en tant que philosophe ? Ou bien du vent rafale, du vent de sorcière, dont parle l’homme de Kiev, non philosophe par excellence, pauvre juif qui a acheté l’Éthique pour un kopek et ne saisissait pas l’ensemble ? Les deux, puisque l’Éthique comprend à la fois l’ensemble continu des propositions, démonstrations et corollaires, comme le mouvement grandiose des concepts et l’enchaînement discontinu des scolies, comme un lancer d’affects et d’impulsions, une série de rafales. Le livre V est l’unité extensive extrême, mais parce qu’il est aussi la pointe intensive la plus resserrée. (Ibid., p. 175)

Cette aspiration dans le système comme sous l’effet d’une rafale ou d’un courant d’air concerne donc aussi bien les philosophes que les non-­philosophes. Par son style, Spinoza parle au cœur et à la raison. Il fait entendre sa petite musique comme un chant de sirènes et la philosophie comme un opéra avec sa trilogie, affects, concepts et percepts28. La puissance irrésistible de sa pensée entraîne non seulement le non-­philosophe à devenir philosophe, mais le philosophe à devenir non-­philosophe en lui inspirant de nouveaux affects et percepts29. Sans doute, la distinction deleuzienne des trois éthiques peut-­elle laisser perplexe, car si les scolies sont parfois polémiques et introduisent une rupture de ton, ils s’inscrivent dans l’ordre géométrique à titre de conséquence et n’en brisent pas la continuité. Sans doute, ne voit-­on pas toujours bien pourquoi la partie V, qui comporte elle aussi des démonstrations et des scolies, devrait être mise à part et constituer une troisième éthique, opérant la synthèse du concept et de l’affect sous un percept. Vue sous l’angle de l’histoire de la philosophie, la systématisation à laquelle Deleuze se livre dans Critique et clinique en faisant correspondre la trilogie, affect, concept, percept, aux trois genres de connaissance, à la triple logique du signe, du concept, de l’essence, ou encore aux trois éléments, l’eau, le feu et l’air30 a quelque chose d’outrancier et peut apparaître comme l’œuvre d’un kantien défroqué en proie à la manie des catégories et à leur belle symétrie. À bien des 28 Voir Pourparlers, Lettre à Reda Bensmaïa sur Spinoza, p. 224. 29 Voir ibid., p. 223. 30 Voir Critique et clinique, « Spinoza et les trois éthiques », p. 172-187.

« Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza

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égards, le personnage de l’auteur de l’Éthique est plus un autoportrait de Deleuze en Spinoza, à la fois vent calme et vent de la colère, vent du concept et vent des affects, avec une préférence marquée pour le vent des affects, le vent du cœur. Cet autoportrait en Spinoza est expressif de l’alliance chez Deleuze de la systématicité la plus grande et du chaos, de la fulgurance et de l’éclair. Mais qu’importe la stricte ressemblance ; malgré une systématicité en partie étrangère à la pensée de Spinoza, la lecture deleuzienne est révélatrice d’une vérité profonde : Spinoza ne laisse pas indifférent et indemne. Deleuze a bien perçu le phénomène affectif qui fait que l’engouement pour Spinoza excède le cadre des spécialistes. Par son style propre, l’auteur de l’Éthique touche philosophes et non-­philosophes, orchestre leur rencontre et les unit dans une communauté de vie. En le lisant, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes spinozistes. À part Nietzsche peut-­être, quel philosophe peut en dire autant aujourd’hui ? On se revendique spinoziste, rarement, humien, kantien ou bergsonien. Avec Spinoza, on ne fait pas simplement de l’histoire de la philosophie, on vit la philosophie comme une pratique. En ce sens, la lecture deleuzienne de Spinoza est salutaire ; elle nous fait sortir des faux débats qui opposent philosophie et histoire de la philosophie et elle nous invite à dire oui au balai de sorcière.

6.  Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif Charles Ramond1

Chacun2 sait la place que Deleuze fait à Spinoza, particulièrement les lecteurs et interprètes de Spinoza, qui ont tous lu et médité avec passion aussi bien le Spinoza et le problème de l’expression de 1968 (désormais SPE) que le Spinoza. Philosophie pratique de 1991 (désormais SPP). C’est par exemple à partir d’options de lectures très proches au départ de celles développées par Deleuze dans le premier de ces ouvrages, notamment l’attention portée d’abord sur tout ce qui relève du quantitatif et du qualitatif dans la philosophie de Spinoza, que j’ai pu développer depuis une vingtaine d’années une lecture finalement divergente, privilégiant, pour le dire d’un mot, une vision extensive plutôt qu’intensive du spinozisme3. Mon propos ne sera pas ici de revenir directement sur le fond de la lecture deleuzienne de Spinoza, mais de tenter une lecture de la façon assez particulière dont Deleuze 1

Charles Ramond est professeur à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis et membre du Laboratoire d’études et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie (LLCP – EA 4008). 2 Une première version de ce texte, prononcée d’abord au Colloque Spinoza-Deleuze, GRS / CERPHI / CIEPFC, Paris, 29-30  avril 2011, a été publiée sous le titre  « Deleuze et Spinoza – La tentation de l’impératif », A. Jdeyéd., Les Styles de Deleuze – suivi de cinq lettres inédites de Gilles Deleuze, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles (Réflexions Faites), 2011, p. 49-72. Substantiellement modifiée et améliorée, une deuxième version de ce texte a été publiée dans notre Spinoza contemporain (Paris, L’Harmattan, 2016, p. 135-153). Elle est reprise ici avec l’aimable autorisation de l'éditeur. 3 Voir notamment C. Ramond, Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza (PUF, 1995), traduction du Traité Politique (PUF, 2005), et Dictionnaire Spinoza (Ellipses, 2007).

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

écrit sur Spinoza, en laissant pour d’autres travaux ou d’autres occasions la question de savoir si ces observations et ces analyses pourraient ou non être généralisées à la façon dont Deleuze écrit sur les autres philosophes ou sur l’histoire de la philosophie – intuitivement, et en l’attente de vérifications poussées, je donnerais d’ailleurs une réponse plutôt positive à une telle question, tant Deleuze est lui-­même dès qu’il s’agit de Spinoza. Pour Deleuze, la philosophie est une affaire de « vitesses » – tout particulièrement celle de Spinoza, et surtout dans l’Éthique4. L’écriture de Deleuze, à son tour, entraîne souvent le lecteur dans une philosophie à grande vitesse, dans une sorte d’ivresse du flux. Pour tenter d’apercevoir le style de Deleuze lorsqu’il écrit sur Spinoza, un puissant effort de freinage s’est donc avéré nécessaire. Il a fallu arrêter le regard sur ce qui pouvait sembler des détails stylistiques (formes rhétoriques, emploi des majuscules, des guillemets, des italiques, voire des crochets droits), sachant que l’attention extrême portée par Deleuze à la question du « style » interdisait a priori toute hiérarchisation entre « fond » et « forme », et légitimait au contraire la prise en compte de tous ces éléments de style à titre de dimension constitutive de la création philosophique. L’examen attentif, à ras du texte, des traces deleuziennes sur celles de Spinoza, pouvait ainsi conduire – tels du moins furent le pari et l’ambition de la présente étude – à former une image assez précise du « personnage conceptuel » que fut et reste Gilles Deleuze. On trouvera dans les pages qui suivent l’essai de cette reconstitution.

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« Le livre V se présente comme un accéléré ou un précipité de démonstrations. […] Les démonstrations n’y ont pas le même rythme que dans les livres précédents, et comportent des raccourcis, des éclairs. En effet, il s’agit alors du troisième genre de connaissance, comme une fulguration. Il ne s’agit même plus ici de la plus grande vitesse relative, comme au début de l’Éthique, mais d’une vitesse absolue qui correspond au troisième genre » (Spinoza. Philosophie pratique, p. 152, n. 4 [souligné par Deleuze]) ; formules reprises dans le texte « Spinoza et nous », SPP, p. 170. Voir aussi le célèbre passage de Spinoza. Philosophie pratique, p. 42-43 :  « L’Éthique est un livre simultané écrit deux fois : une fois dans le flot continu des définitions, propositions, démonstrations et corollaires, qui développent les grands thèmes spéculatifs avec toutes les rigueurs de la tête ; une autre fois dans la chaîne brisée des scolies, ligne volcanique, discontinue, deuxième version sous la première, qui exprime toutes les colères du cœur et pose les thèses pratiques de dénonciation et de libération. »

Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif

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Injonctions, Interdictions La première chose qui frappe, dans la façon dont Deleuze écrit sur Spinoza, est la présence constante de formules injonctives ou interdictives, dans des exposés qui pourtant sembleraient appeler un autre type de formulations. On reconnaît assez facilement un passage de Deleuze à la présence de telles formules, qui de ce fait peuvent être considérées (en première approximation) comme des marqueurs de l’écriture deleuzienne. Toutes ces formules ont en commun d’exprimer des devoirs ou des interdictions en matière d’histoire de la philosophie ou d’interprétation des textes. Selon une progression du plus neutre au plus caractéristiquement « deleuzien », on trouve d’abord des formules en « il faut / il ne faut pas » (je souligne dans tous les cas, sauf indications contraires) : (1) « Il faut prendre à la lettre une métaphore de Spinoza qui montre que le monde produit n’ajoute rien à l’essence de Dieu. » (SPE, p. 87) (2) « C’est chacun de ces points qu’il faut analyser. » (SPE, p. 114) (3) « Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers lieux, à la manière d’un ermite, d’une ombre, voyageur, locataire de pensions meublées. C’est pourquoi il ne faut pas imaginer Spinoza rompant avec un milieu juif supposé clos. » (SPP, p. 11) (4) « Il faut comprendre en un tout la méthode géométrique, la profession de polir des lunettes et la vie de Spinoza. » (SPP, p. 23) (5) « Pour saisir […] il ne suffit pas de […] ; il faut plutôt […]. » (SPP, p. 27)

  On trouve ensuite des formulations, bien plus nombreuses, en « nous devons / nous ne devons pas » (parfois « on doit / on ne doit pas ») : (6) « De toutes façons, il ne suffit pas de dire que le vrai est présent dans l’idée. Nous devons demander encore : qu’est-­ce qui est présent dans l’idée vraie ? » (SPE, p. 11) (7) « Nous devons demander comment Spinoza s’insère dans la tradition expressionniste, dans quelle mesure il en est tributaire, et comment il la renouvelle. » (SPE, p. 13) (8) « L’expression se présente comme une triade. Nous devons distinguer la substance, les attributs, l’essence. » (SPE, p. 21)

100 Spinoza-Deleuze : lectures croisées (9) « Parmi les nombreux sens du mot “formel”, nous devons tenir compte de celui par lequel il s’oppose à “éminent” ou à “analogue”. Jamais la substance ne doit être pensée comme comprenant éminemment ses attributs. » (SPE, p. 50) (10) « Nous avons une idée de Dieu : nous devons donc affirmer une puissance infinie de penser comme correspondant à cette idée ; or la puissance de penser n’est pas plus grande que la puissance d’exister et d’agir ; nous devons donc affirmer une puissance infinie d’exister comme correspondant à la nature de Dieu. » (SPE, p. 76) (11) « On ne doit donc pas s’étonner que la preuve a posteriori […]. » (SPE, p. 77) (12)  « Surtout l’on ne doit pas se hâter de considérer l’ordre et la connexion […] comme strictement synonymes. » (SPE, p. 95) (13)  « C’est pourquoi nous devons attacher de l’importance aux termes “mode” et “modification”. » (SPE, p. 98) (14)  « D’une part nous devons attribuer à Dieu une puissance d’exister et d’agir identique à son essence formelle ou correspondant à sa nature. Mais d’autre part, nous devons également lui attribuer une puissance de penser, identique à son essence objective ou correspondant à son idée. » (SPE, p. 103) (15)  « Reste que nous devons distinguer deux points de vue. » (SPE, p. 108) (16) « Là comme ailleurs, nous ne devons pas confondre absolument ce qui s’exprime et l’exprimé. » (SPE, p. 127 – derniers mots soulignés par Deleuze) (17) « Quelles sont les conséquences de cette théorie spinoziste de la vérité ? Nous devons d’abord en chercher la contre-­épreuve dans la conception de l’idée inadéquate. » (SPE, p. 130) (18) « Nous devons distinguer deux aspects dans l’idée inadéquate. » (SPE, p. 135) (19) « Nous devons donc demander. » (SPE, p. 177) (20) « Une essence de mode s’exprime éternellement dans un rapport, mais nous ne devons pas confondre l’essence et le rapport dans lequel elle s’exprime. » (SPE, p. 191) (21)  « C’est pourquoi nous ne devons surtout pas confondre les essences et les rapports, ni la loi de production des essences et la loi de composition des rapports. » (SPE, p. 193) (22) « Nousdevons encore demander. » (SPE, p. 287) (23) « Comment opéra la lente conversion philosophique qui le fit rompre avec la communauté juive, avec les affaires, et le conduisit à l’excommunication de 1656 ? Nous ne devons pas imaginer homogène la communauté d’Amsterdam. » (SPP, p. 11)

Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif 101 (24) « Quand Spinoza parle de la nocivité des révolutions, on ne doit pas oublier que la révolution est conçue en fonction des déceptions que celle de Cromwell inspira. » (SPP, p. 17) (25)  « Le conatusne doit surtout pas être compris comme une tendance à passer à l’existence. » (SPP, p. 135)

  Enfin, toujours dans le même sens, les formulations les plus caractéristiques de l’écriture de Deleuze (telle qu’on peut l’analyser dans ses deux ouvrages sur Spinoza) consistent en l’usage fréquent du futur de l’indicatif, à entendre comme un impératif, le plus souvent sous forme négative : « On ne confondra pas / on ne dira pas / on ne s’étonnera pas / on ne croira pas / on évitera de », etc. : (26) « Spinoza dit que les attributs sont “conçus comme réellement distincts”. Dans cette formule on ne verra pas un usage affaibli de la distinction réelle. […] Pas davantage on ne croira que Spinoza fasse de la distinction réelle un usage seulement hypothétique ou polémique. » (SPE, p. 28) (27) « On ne confondra pas l’existence de l’essence avec l’existence de son corrélat. » (SPE, p. 35) (28)  « Dès lors on ne pourra pas penser que Dieu contienne la réalité ou perfection d’un effet sous une forme meilleure que celle dont dépend l’effet. » (SPE, p. 59) (29) « On ne s’étonnera pas qu’il y ait des points communs fondamentaux dans la réaction anticartésienne de la fin du xviie siècle. » (SPE, p. 63) (30)  « Dès lors, on ne pourra pas dire que Dieu produise le monde, l’univers ou la nature naturée, pour s’exprimer. » (SPE, p. 87 [« pour » souligné par Deleuze]) (31) « On ne se hâtera pas de dénoncer les incohérences du spinozisme. Car on ne trouve d’incohérence qu’à force de confondre, chez Spinoza, deux principes d’égalité très différents. » (SPE, p. 106) (32) « Tel est le premier privilège de l’attribut pensée […]. On ne confondra pas ce premier privilège avec un autre, qui en découle. » (SPE, p. 109) (33) « À cet égard, on ne verra nulle différence entre l’Éthique et le Traité de la Réforme de l’Entendement. » (SPE, p. 115) (34) « Spinoza reconnaît que […]. On n’y verra pas une insuffisance de la méthode, mais une exigence de la méthode spinoziste. » (SPE, p. 122) (35) « En quel sens l’idée de Dieu est-­elle “vraie” ? On ne dira pas d’elle qu’elle exprime sa propre cause : formée absolument, c’est-­à-dire sans l’aide d’autres idées, elle exprime l’infini. » (SPE, p. 126 [« exprime l’infini » souligné par Deleuze])

102 Spinoza-Deleuze : lectures croisées (36) « On ne s’étonnera donc pas qu’il arrive à Spinoza de dire que […]. » (SPE, p. 129) (37) « On ne croira pas qu’en réduisant ainsi les créatures à des modifications ou à des modes, Spinoza leur retire toute essence propre ou toute puissance. » (SPE, p. 150) (38) « On évitera de croire que l’extension soit un privilège de l’étendue. […] On ne s’étonnera donc pas que, outre l’infini qualitatif des attributs qui se rapportent à la substance, Spinoza fasse allusion à deux infinitifs quantitatifs proprement modaux. » (SPE, p. 174) (39) « On ne confondra pas la théorie spinoziste [sur les essences] avec une théorie cartésienne en apparence analogue. » (SPE, p. 176) (40) « On évitera de donner des essences particulières spinozistes une interprétation leibnizienne. » (SPE, p. 181) (41) « On ne confondra pas “infinité de façons” et “très grand nombre de façons”. » (SPE, p. 198) (42) « On évitera de prêter à Spinoza des thèses intellectualistes qui ne furent jamais les siennes. » (SPE, p. 200) (43) « On ne dira donc pas que les notions plus universelles expriment Dieu mieux que les notions moins universelles. On ne dira surtout pas que l’idée de Dieu soit elle-­même une notion commune, la plus universelle de toutes : en vérité, chaque notion nous y conduit, chaque notion l’exprime, les moins universelles comme les plus universelles. » (SPE, p. 278) (44) « On ne croira pas que dans sa période quasi professorale Spinoza fût [sic] jamais cartésien. » (SPP, p. 16) (45) « Quoi qu’il y ait dans toute rencontre des rapports qui se composent, et que tous les rapports se composent à l’infini dans le mode infini médiat, on évitera de dire que tout est bon, que tout est bien. » (SPP, p. 76) (46) « Une chose finie existante renvoie à une autre chose finie comme cause. Mais on évitera de dire qu’une chose finie est soumise à une double causalité, l’une horizontale constituée par la série indéfinie des autres choses, l’autre verticale constituée par Dieu. » (SPP, p. 78) (47) « On ne confondra pas les privilèges réels de l’attribut pensée […] avec les ruptures apparentes […]. » (SPP, p. 97) (48) « On ne confondra pas [les deux puissances d’exister et de penser] avec les deux attributs infinis que nous connaissons. » (SPP, p. 135) (49) « On ne les identifiera donc pas aux attributs et modes infinis. Ce serait à la fois trop large et trop étroit. » (SPP, p. 162, n. 17)

Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif 103 Les listes ci-­dessus recensent la totalité des formules présentes dans les deux livres consacrés par Deleuze à Spinoza. Les tournures remarquables y apparaissent avec une grande régularité, sauf dans les chapitres xv (« Les trois ordres et le problème du mal »), et xvi (« Vision éthique du monde ») de Spinoza et le problème de l’expression, où Deleuze semble soudain écrire dans une sorte d’enthousiasme positif (qui le conduit, à la fin du chapitre xvi, à copier des passages de plus en plus longs de Spinoza, dans une sorte d’osmose avec lui), et où, toute dimension négative ayant presque disparu, on cesse aussi de rencontrer ces injonctions qui rythmaient les autres chapitres. Mais en général le retour très régulier de ces injonctions, positives ou négatives, installe chez Deleuze une certaine ambiance d’écriture que je voudrais maintenant essayer de caractériser.

L’impératif : forclusion et persistance On sera peut-­être étonné, d’abord, de lire de l’histoire de la philosophie à l’impératif. Un certain nombre d’explications ou d’atténuations viendront donc, sans doute, à l’esprit. L’histoire de la philosophie, pensera-­t-on, restitue la logique des thèses et des positions, cherche à établir ou à rétablir des liens logiques (c’est-­à-dire nécessaires) entre les arguments esquissés ou développés par les auteurs. Or, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une philosophie démontrée more geometrico comme l’est celle de Spinoza, le vocabulaire de la nécessité logique est parfois impossible à distinguer de celui de l’impératif. Ne trouve-­t-on pas, à la fin de chaque démonstration de l’Éthique, la formule Quod erat demonstrandum,  « Ce qu’il fallait démontrer », sans voir là la moindre trace d’un « devoir » ? En ce sens, les formules relevées, y compris dans l’utilisation du verbe « devoir », rapprocheraient le style d’historien de Deleuze du style géométrique de Spinoza, ce qui serait au fond assez logique et naturel. Par exemple, la citation (14) : (14)  « D’une part nous devons attribuer à Dieu une puissance d’exister et d’agir identique à son essence formelle ou correspondant à sa nature. Mais d’autre part, nous devons également lui attribuer une puissance de penser, identique à son essence objective ou correspondant à son idée. » (SPE, p. 103)

104 Spinoza-Deleuze : lectures croisées peut et doit se comprendre d’un point de vue logique : « Nous devons attribuer à Dieu » signifie ici « il est nécessaire logiquement d’attribuer à Dieu », etc. De même, bon nombre des tournures en « on ne s’étonnera pas » consistent à souligner le caractère logique et nécessaire de la liaison entre deux thèmes ou deux arguments. De ce fait, exactement comme chez Spinoza, le travail philosophique consistera à dépasser l’étonnement initial de celui qui n’a pas compris la nécessité de l’ordre des choses. C’est manifestement le sens des citations (11), (29), (36) et (38). Dans la citation (11), par exemple, (« On ne doit donc pas s’étonner que la preuve a posteriori […] », SPE, p. 77), l’expression « on ne doit donc pas s’étonner que » est équivalente à « il n’est donc pas surprenant que », ou, plus simple et plus net, à « par conséquent ». On pourrait assez facilement multiplier les exemples, et soutenir que cette façon de s’exprimer « à l’impératif » est en réalité une façon « seulement rhétorique », pour Deleuze, d’exprimer la nécessité logique, ou encore, faire l’hypothèse qu’il s’agirait là d’un simple « tic » d’écriture chez Deleuze, si brillant et maître de ses énoncés soit-­il en général. Mais quand bien même on accorderait tout cela, aurait-­on vraiment progressé ? Sommes-­nous vraiment autorisés ici à distinguer entre un « sens véritable » des énoncés, et leur « mise en forme » qui serait « seulement rhétorique » ? Une telle distinction, naïve en général, serait tout particulièrement inappropriée chez un auteur comme Deleuze, théoricien du « plan d’immanence » et du « style » comme démarche philosophique à part entière. Et pour ce qui serait des « tics » d’écriture, en bonne analyse, un « tic » ne constitue pas, mais au contraire demande, une explication5. Sans doute la nécessité logique peut-­elle se dire à l’impératif. Mais elle peut aussi s’exprimer autrement. La question revient donc toujours : pourquoi Deleuze choisit-­il, ou adopte-­t-il, de façon constante et régulière, cette façon d’écrire plutôt qu’une autre ? De façon très frappante, cette question de la différence entre un discours descriptif, logique, neutre moralement, et un discours injonctif, et moral en son fond, est si peu ignorée par Deleuze qu’il y revient souvent avec une insistance toute particulière, comme l’un des points 5 En SPE, p. 149, n. 20, Deleuze relève une inversion dans une citation de Spinoza faite par P. Lachièze-Rey, et pense qu’elle doit recevoir une explication plus solide que celle d’un « simple lapsus ».

Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif 105 décisifs soulevés par Spinoza. Bien loin en effet de se satisfaire du fait que, souvent, la distinction entre la description et l’injonction est impossible ou indécidable, comme par exemple lorsqu’on écrit : (28)  « Dès lors on ne pourra pas penser que Dieu contienne la réalité ou perfection d’un effet sous une forme meilleure que celle dont dépend l’effet. » (SPE, p. 59),

 –  bien loin, donc, de souligner l’intérêt de, d’insister sur, ou de se tenir délibérément en ce lieu rhétoriquement indécis, Deleuze revient à plusieurs reprises sur la distinction conceptuelle profonde, voire infranchissable, introduite à ses yeux par le passage du descriptif au prescriptif, distinction dont le mérite sinon la gloire devraient selon lui être attribués à Spinoza. Il s’agit d’Adam. Selon l’interprétation que propose Spinoza, Dieu aurait révélé à Adam que le fruit défendu était mauvais pour lui (que, lit Deleuze, ce fruit était pour Adam une « mauvaise rencontre », qu’il  « empoisonnerait » Adam6). Dieu a donc révélé à Adam une loi naturelle, il lui a révélé ce qui était, il a fait à Adam une description partielle de l’ordre des choses. Or Adam a mal compris, il a cru que cette description était un ordre, un commandement. Il a pris pour une interdiction, pour un impératif négatif (« tu ne mangeras pas de ce fruit ») ce qui n’était qu’un énoncé nécessaire (« ce fruit est mauvais pour toi »). Deleuze ne cesse de revenir sur cet exemple et sur cette distinction, auxquels il attache la plus grande importance en soi et pour la compréhension de Spinoza. Surtout, Deleuze dévalorise constamment et avec vigueur, dans sa lecture de Spinoza, la confusion par laquelle on perçoit ou exprime sous la forme d’un « impératif » ce qui relève de la raison, de la logique, ou des lois de la nature. Il découvre en effet avec bonheur chez Spinoza une forme de production sans commandement parce que sans volonté : (50) « Dieu ne produit pas parce qu’il veut, mais parce qu’il est. » (SPE, p. 92) 6 « […] Dieu révèle à Adam que le fruit l’empoisonnera parce qu’il agira sur son corps en en décomposant le rapport ; mais, parce que Adam a l’entendement faible, il interprète l’effet comme une sanction, et la cause comme une loi morale, c’est-­àdire comme une cause finale procédant par commandement et interdit (lettre 19 à Blyenbergh). Adam croit que Dieu lui fait signe. C’est ainsi que la morale compromet toute notre conception de la loi, ou plutôt que la loi morale défigure la droite conception des causes et vérités éternelles (ordre de composition et de décomposition des rapports) » (SPP, p. 144).

106 Spinoza-Deleuze : lectures croisées L’impératif est alors mis du côté des confusions et des illusions de la moralité : (51) « L’impératif n’est pas une expression, mais une impression confuse qui nous fait croire que les vraies expressions de Dieu, les lois de la nature, sont autant de commandements. » (SPE, p. 165) (52) « Il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. Il est clair qu’une loi, dès que nous ne la comprenons pas, nous apparaît sous l’espèce morale d’un “il faut”. » (SPE, p. 36)7

Deleuze dénonce donc, à travers et avec Spinoza, les superpositions du descriptif et du prescriptif, au moment même où il pratique régulièrement lui-­même, dans ses textes sur Spinoza, de telles superpositions. Comment, dès lors, ne pas voir dans l’écriture de Deleuze le retour de ce que les thèses de Deleuze refoulent ou censurent par ailleurs vigoureusement ? La tentation de l’impératif… Pourquoi sinon, en effet, l’irruption de ce vocabulaire du « devoir » ou plutôt du « ne pas devoir » ou du « devoir ne pas », au moment où l’on discute de la vérité d’une doctrine, de son ordre, de sa logique, de ce qu’elle est ? Si Deleuze recourt au type de formulations que nous avons relevées, au moment même où par ailleurs il dénonce les confusions qu’elles enveloppent, c’est en effet, très vraisemblablement, parce que ces formulations sont les mieux adaptées, voire les seules qui puissent convenir, à une certaine position ou posture existentielle de philosophe et d’historien de la philosophie, qui est la sienne et que nous essayons de cerner ici. Tous ces énoncés ont en commun, d’abord, d’être orientés vers le futur. Sans doute, là encore, il s’agit parfois d’un futur « rhétorique », comme lorsque Deleuze écrit « on pensera peut-­être que » (SPE, p. 117), ou « on objectera que » (SPE, p. 119-120). Mais dans tous les cas, il est 7 Spinoza renvoie, dans les lignes qui suivent, à l’exemple de la « quatrième proportionnelle », que les ignorants peuvent trouver en appliquant une règle qu’ils ne comprennent pas et qu’ils perçoivent donc comme un impératif, et à l’erreur de compréhension et de formulation d’Adam concernant le fruit qu’il ne fallait (devait) pas manger. Voir également SPE, p. 48 où, à propos du Traité théologico-­politique, Deleuze distingue la Parole divine qui relève du « commandement » ou de « l’impératif », de celle qui relève de « l’expression » et qui concerne l’« essence » : « En vérité, l’Écriture est bien Parole de Dieu, mais parole de commandement : impérative, elle n’exprime rien [souligné C.R.], parce qu’elle ne fait connaître aucun attribut divin. » Dans tous les cas, « l’impératif » est critiqué. Et aussi SPE, p. 49 : « Il suffit de mal comprendre une loi naturelle pour la saisir comme un impératif ou un commandement. »

Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif 107 au moins certain que ce type de formulations ne vise pas un passé précis, ayant existé. Deleuze évoque des objections que l’on pourrait soulever, ou être tenté de soulever. Il évoque des erreurs qu’il faudrait éviter de commettre (« on ne confondra pas », « on ne s’étonnera pas », « on évitera de », « on ne dira pas que », etc.). Mais, sauf exception rarissime, Deleuze ne dénonce, ne relève, ou ne rectifie jamais d’erreurs ayant été effectivement commises, c’est-­à-dire commises au passé, figurant dans des livres effectivement publiés, chez des éditeurs ayant effectivement existé, par des auteurs ayant effectivement rédigé tel texte plutôt que tel autre, à telle page et à telle ligne plutôt qu’à telle autre. Toutes les erreurs, comme tous les livres, appartiennent au passé. Mais Deleuze, il l’a souvent répété, n’est pas intéressé par les « discussions ». On comprend donc que son temps d’historien de la philosophie, paradoxalement, soit le futur, qu’il s’agisse d’un futur temporel ou d’un futur logique (c’est-­à-dire de ce qui est seulement virtuel, ou potentiel). De ce point de vue, et malgré les rapprochements que nous avons pu être amené à faire supra, il y a une grande différence entre les formulations deleuziennes relevées au début du présent texte, et les formules par lesquelles Spinoza, ou tout autre géomètre, conclut ses démonstrations. Lorsqu’on écrit, en effet, Quod erat demonstrandum,  « Ce qu’il fallait démontrer », à la fin (après, à l’issue) d’une démonstration, on vise, malgré l’emploi du verbe « falloir », le passé, et non pas le futur (en latin comme en français, ces sentences sont à l’imparfait). On désigne ce que l’on vient de faire, la démonstration effectivement écrite, offerte de ce fait à la lecture et à la discussion. C’est tout autre chose que de dire « on ne croira pas que », « on ne s’étonnera pas que », « on ne se hâtera pas de », sans viser aucune « croyance », aucun « étonnement », aucune « hâte » effectifs, assignés précisément et explicitement à tel ou tel auteur dans tel ou tel texte qui existe, c’est-­à-dire qui appartienne à la fois au présent et au passé. Le refus de discuter, enveloppé dans le futur de l’indicatif, est également présent à sa façon dans la dimension impérative (au sens d’impérieuse), jamais tout à fait absente, des formules deleuziennes. Les formules à l’impératif négatif appartiennent traditionnellement au genre des « commandements » : « Tu ne tueras point », « Tes père et mère honoreras », etc. Cette dimension, sans doute, n’est pas la seule dans les formules deleuziennes, elle n’est même pas toujours ­dominante, nous l’avons reconnu. Cependant, elle est assez souvent présente, par

108 Spinoza-Deleuze : lectures croisées exemple dans « on ne doit pas se hâter » (12), « nous devons encore demander » (22), « on évitera de » (38), (40), (42). Cette note quelque peu impérieuse n’est pas toujours facile à entendre, car elle est le plus souvent mêlée à, voire recouverte par d’autres. Mais elle s’accorde avec suffisamment de dimensions de l’écriture de l’histoire deleuzienne de la philosophie pour nous permettre ici d’essayer de la dégager et de la rendre perceptible.

Les prophètes et les guides Le discours du commandement à l’impératif négatif, sans être nécessairement celui du prophète8, est celui du « guide », au sens large. Il s’agit d’amener les gens en un certain endroit, et de leur éviter, pour cela, certaines difficultés ou certains « dangers » : (53) « Comment arrivons-­nous à notre puissance d’agir ? Tant que nous en restons à un point de vue spéculatif, ce problème reste insoluble. Deux erreurs d’interprétation nous semblent dangereuses dans la théorie des notions communes : négliger leur sens biologique au profit de leur sens mathématique ; mais surtout négliger leur fonction pratique au profit de leur contenu spéculatif. » (SPE, p. 260, souligné C.R.)

De quel « danger » peut-­il ici être question ? Un guide de haute montagne doit éviter à ses clients les « dangers » des crevasses et du mauvais temps : dangers pour leur vie. Mais de quels « dangers » un historien de la philosophie doit-­il protéger, ou prémunir, ses lecteurs ? Question assez mystérieuse. Bien sûr, on pensera que le « danger » ici est celui de « se tromper ». Et pourquoi en effet ne pas considérer « se tromper » comme une activité « dangereuse », fût-­ce en un sens assez large ? Pour autant, est-­ce le rôle d’un historien de la philosophie que de protéger ses lecteurs (voire l’auteur qu’il commente) contre d’éven8 Les « prophètes », selon Deleuze, pourraient avoir dans une certaine mesure superposé heureusement le prescriptif et le descriptif : « D’abord nous avons vu que l’état civil tenait lieu de raison, préparait la raison et l’imitait. Cela serait impossible si les lois morales et les signes impératifs, malgré le contresens qu’ils impliquent, ne coïncidaient d’une certaine manière avec l’ordre véritable et positif de la nature. Ainsi ce sont bien les lois de la Nature que les prophètes saisissent et transmettent, bien qu’ils les comprennent inadéquatement » (SPE, p. 273).

Deleuze lecteur de Spinoza – la tentation de l’impératif 109 tuelles erreurs ? Quoi qu’il en soit, c’est la posture adoptée par Deleuze, jusque dans le choix de ses modes et de ses temps, et c’est certainement une posture possible en histoire de la philosophie, puisque c’est également celle de Martial Gueroult9 et d’Alexandre Matheron (pour citer deux éminents interprètes de Spinoza qui publient exactement à la même période que Deleuze) – et à ce titre elle mérite qu’on s’y attarde un peu.   Dans ses ouvrages sur Spinoza, Deleuze, sans aucune exception, déploie donc toute son intelligence et tous ses efforts intellectuels pour « protéger », non pas seulement les lecteurs de Spinoza des erreurs d’interprétation qu’ils pourraient commettre, mais, de façon plus inattendue, la doctrine même de Spinoza contre toutes les erreurs d’interprétation dont elle pourrait être victime. Le résultat général de cette inlassable activité de protection se résume facilement : la philosophie de Spinoza ne peut jamais être prise en défaut, ses interprètes, toujours. On peut difficilement être plus protecteur. Le schéma est invariable. Une difficulté semble surgir à la lecture de Spinoza. Mais un examen plus attentif des textes révèle que la difficulté, ou la contradiction, etc., étaient illusoires. Il n’y a donc ni difficultés ni contradictions chez Spinoza. La réponse de Spinoza aux objections de Tschirnhaus  « risque[rait] »-t-­elle  « de décevoir » le lecteur ? En réalité, « nous ne sommes déçus que parce que nous confondons des problèmes très divers soulevés par la méthode » (SPE, p. 16). Ce sujet collectif (« nous confondons ») n’est pas désigné : le « nous », comme auparavant le « on » des impératifs négatifs (« on ne se hâtera pas de », etc.) désignent un lecteur ou un objecteur éventuels, virtuels – personne en particulier. L’hypothèse selon laquelle certains lecteurs pourraient ne pas se tromper n’est pas évoquée : à la différence de l’auteur, tout lecteur est susceptible de se tromper. La « confusion » revient à l’objecteur, la doctrine en est 9 J’ai toujours été frappé de la proximité des thèses de Deleuze sur l’histoire de la philosophie, notamment sur l’impossibilité de discussions utiles en cette matière, avec les thèses développées par M. Gueroult dans sa Philosophie de l’histoire de la philosophie (Paris, Aubier, 1979), où Gueroult soutient que, en dépit d’un espoir très ancien, aucune discussion philosophique ne peut espérer être tranchée par référence au monde, parce qu’il n’existe pas de monde avant la philosophie, parce que de ce fait il n’y a pas de monde commun, tant et si bien que les diverses philosophies sont comme des mondes distincts, séparés, sans référent commun possible.

110 Spinoza-Deleuze : lectures croisées indemne. Le Court Traité pourrait-­il être vu comme un texte hétérogène, imparfait, hésitant ? « Il ne semble pas qu’il en soit ainsi », répond aussitôt Deleuze : « Les textes du Court Traité ne seront pas dépassés par l’Éthique, mais plutôt transformés » (SPE, p. 33). Donc même les œuvres de jeunesse, même les œuvres inachevées de Spinoza, ne peuvent être critiquées, sont  « indépassables ». À propos des premières démonstrations de l’existence de Dieu dans l’Éthique, on pourrait croire un instant être « en droit de s’étonner » de voir Spinoza procéder apparemment « par l’infiniment parfait » ; le lecteur pourrait même se croire « en droit de réclamer une démonstration plus profonde et préalable » (SPE, p. 64). Deleuze ne conteste pas ce « droit » à son lecteur, mais le rassure tout de suite : « Ce que le lecteur est en droit de demander, Spinoza l’a précisément fait » (ibid.). La réclamation n’était donc pas recevable. Suivent alors, dans le texte de Deleuze, huit lignes entièrement en italiques, qui correspondent typographiquement à une insistance toute particulière, comparable au fait de crier ou d’élever nettement la voix. Comme si le lecteur était fermement invité à ne pas abuser à l’avenir de ce « droit » à « réclamer », et à bien retenir, une fois pour toutes, ce qu’il en est de la façon de lire correctement Spinoza. Sommes-­nous « déconcertés » par le début de la seconde partie de l’Éthique (SPE, p. 99) ? Risqu[eri]ons-­nous à cet égard de « confondre » certains points de la doctrine (SPE, p. 103) ? La réponse (voire la réplique) ne tarde pas à arriver : « On ne se hâtera pas de dénoncer les incohérences du spinozisme. Car on ne trouve d’incohérence qu’à force de confondre, chez Spinoza, deux principes d’égalité très différents » (SPE, p. 106) ; et finalement « Il n’y a là, semble-­t-il, aucune contradiction, mais plutôt un fait ultime » (SPE, p. 107 – souligné par Deleuze). Il n’y a donc « aucune contradiction » dans le spinozisme (SPE, p. 112 :  « Les pseudo-­contradictions du parallélisme s’évanouissent si l’on distingue », etc.), et la conclusion est donnée une fois de plus, p. 107 sous la forme d’un résumé de quatre lignes entièrement en italiques d’insistance – procédé qui revient d’ailleurs assez fréquemment dans Spinoza et le problème de l’expression. Spinoza lui-­même  « reconnaît »-il, dans le Traité de la réforme de l’entendement, « qu’il ne peut pas immédiatement exposer “les vérités de la nature” dans l’ordre dû » (SPE, p. 122) ? Il peut parfaitement le reconnaître, sans la moindre crainte : « On n’y verra pas une insuffisance de la méthode, mais une exigence de la méthode spinoziste » (ibid.). Il ne peut pas y avoir « d’insuffisance » de la méthode spinoziste.

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Il arrive à Deleuze, à propos des « vitesses » dans l’Éthique, de sembler faire un imperceptible reproche au « livre V », c’est-­à-dire à la « Cinquième Partie » de l’Éthique. « Le livre V », écrit en effet Deleuze, « se présente comme un accéléré ou un précipité de démonstrations. On croirait même parfois que le livre V n’est qu’une ébauche. » Il est difficile de savoir si ce « on » (« on croirait même parfois ») désigne seulement Deleuze, ou d’autres commentateurs – car l’idée d’un inachèvement de la Cinquième Partie de l’Éthique est un thème assez connu chez les lecteurs de Spinoza. Quoi qu’il en soit, le recul intervient immédiatement : « Mais plutôt, c’est que les démonstrations n’y ont pas le même rythme que dans les livres précédents, et comportent des raccourcis, des éclairs. En effet, il s’agit alors du troisième genre de connaissance, comme une fulguration. Il ne s’agit même plus ici de la plus grande vitesse relative, comme au début de l’Éthique, mais d’une vitesse absolue qui correspond au troisième genre »10. Ce qui pourrait sembler une faiblesse du texte (il ne serait qu’une « ébauche ») est immédiatement non seulement défendu, mais survalorisé en  « éclairs »,  « fulgurations »,  « vitesse absolue ». On perçoit ici une sorte d’effroi devant la tentation d’avoir critiqué le Texte (qui semble se mettre à jeter des éclairs menaçants), suivi d’une profession de foi renouvelée, ostensible, exagérée, exaltée…, pour effacer jusqu’au souvenir, jusqu’à la possibilité, de cette tentation11. Cette infaillibilité des auteurs ne s’arrête pas à Spinoza. Deleuze l’étend, dans Spinoza et le problème de l’expression, à Descartes, en négligeant le fait que Descartes est l’objet de critiques profondes et violentes 10 SPP, p. 152, n. 4, souligné par Deleuze ; thèses reprises dans le texte « Spinoza et nous » dans SPP, p. 170. 11  On trouve un mouvement quasiment semblable en SPP, p. 156-157 : l’introduction de la théorie des « notions communes », dans l’Éthique, est jugée par Deleuze comme un « progrès » par rapport aux ouvrages précédents de Spinoza, ce qui implique nécessairement la possibilité d’une critique, même légère, de ces derniers, dans lesquels subsisteraient encore des « ambiguïtés » concernant les « êtres géométriques ». La critique n’est tout de même pas dévastatrice… Mais c’est encore trop, et le mouvement de recul intervient immédiatement : « Mais une fois que Spinoza a inventé le statut des notions communes », écrit Deleuze, « ces ambiguïtés s’expliquent […] ; si bien qu’en dégageant la notion commune on libère du même coup la méthode géométrique des limitations qui l’affectaient et qui la forçaient à passer par des abstractions » : comme s’il y avait une sorte d’effet rétroactif des « notions communes » sur les ouvrages où elles n’apparaissaient pas encore.

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dans toute l’œuvre de Spinoza. Parlant des « Secondes Réponses » de Descartes, Deleuze écrit en effet :

(54)  « Ce texte, qui n’existe que dans la traduction française de Clerselier, suscite de graves difficultés : F. Alquié les souligne dans son édition de Descartes (Garnier, t. II, p. 582). Nous demandons toutefois, dans les pages suivantes, si le texte ne peut pas être interprété à la lettre. » (SPE, p. 141, n. 1 [je souligne dans tous les cas])

On voit ici les conséquences poussées à l’extrême de l’attitude de Deleuze selon laquelle il ne saurait y avoir de véritables « difficultés » chez un auteur, et selon laquelle l’histoire de la philosophie est une activité fondamentalement protectrice, sinon réparatrice. Contrairement en effet à ce que déclare ici Deleuze, il existe bel et bien, pour ce passage, un texte latin de Descartes. La traduction de Clerselier est seulement un peu plus développée que le latin, entraînant ainsi une certaine confusion non seulement dans le français, mais aussi lorsqu’on compare le français et le latin. Tel est du moins le point de vue de Ferdinand Alquié. Dans la note évoquée par Deleuze (« Garnier, t. II, p. 582 »), Alquié exprime en effet quelque embarras, essayant, dans une ébauche de Cartésiodicée, d’imputer les difficultés du passage à des défauts de la traduction de Clerselier, sans pour autant oser en exempter totalement Descartes, puisque ce dernier est censé avoir relu, et donc authentifié, ladite traduction. Or, très significativement, Deleuze poursuit et amplifie ce mouvement, si contradictoire soit-­il, en choisissant de penser que la traduction de Clerselier, puisqu’elle a été revue par Descartes, ne peut pas comporter de difficultés de fond, quand bien même elle semblerait dire autre chose que ce que dit le texte latin original. Et Deleuze consacre alors plusieurs pages de subtiles analyses à établir ce point. Ainsi se comprend rétrospectivement sa proposition étonnante, du point de vue d’un historien de la philosophie, d’interpréter ce passage « à la lettre », c’est-­à-dire justement de ne pas l’interpréter, comme si le texte d’un « philosophe » avait quelque chose de sacré, d’intouchable, de toujours fiable, quand bien même les deux versions (latine et française) dont on en disposerait ne s’accorderaient pas entièrement. Dans Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 35, Deleuze mettra des guillemets au mot « critique » lorsqu’il écrira (deux fois dans la page, deux fois avec des guillemets) : « Kant “critique” Descartes. » Le mot « critique », même à propos de Kant, ne peut pas être vraiment prononcé, repris, sans précautions. Il y faut la barrière prophylactique

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des guillemets. Personne ne peut « critiquer » Descartes, puisque Kant lui-­même ne le peut pas, ne peut que le « “critiquer” » entre guillemets12. Il n’y a pas de philosophie critique…

Les auteurs et les interprètes On peut facilement imaginer, sur de telles bases, le sort que Deleuze réserve aux « interprètes » de Spinoza. Deleuze est généralement défavorable, voire hostile, à tout ce qui peut se présenter comme « interprétation » d’un texte. Il n’y a pas à discuter les auteurs, parce qu’ils ont toujours raison, et il n’y a pas à discuter les interprètes, parce qu’ils ont toujours tort13. Dans les deux ouvrages sur Spinoza, la très importante 12 L’objection faite par Kant à Spinoza dans la Critique de la faculté de juger (§ 73) « ne semble pas légitime » à Deleuze (SPE, p. 113). Sur cette question, voir C. Ramond, « Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la Critique de la faculté de juger », Dieu et la Nature – La question du panthéisme dans l’idéalisme allemand, C. Bouton éd., Hildesheim / Zürich / New York, Olms (Europaea Memoria – Studien und Texte zur Geschichte der europäischen Ideen), 2005, p. 55-74. 13  De là peut-­être cette pratique assez fréquente de décatégorisation / recatégorisation, qui permet à Deleuze de décrire (ou de récrire) Spinoza, non pas en discutant les interprétations de tel ou tel commentateur précisément situé, mais en reprenant à d’autres philosophes des catégories d’abord décontextualisées. Par exemple, à Kant (SPE, p. 27) :  « Il n’y a pas plusieurs substances de même attribut [souligné par Deleuze]. D’où l’on conclut, du point de vue de la relation, qu’une substance n’est pas produite par une autre ; du point de vue de la modalité, qu’il appartient à la nature de la substance d’exister ; du point de vue de la qualité, que toute substance est nécessairement infinie » (souligné C.R.) ; le point de vue de la quantité sera discuté par la suite (voir également SPE, p. 46 : « Les propres [chez Spinoza] ne sont ni négatifs ni affirmatifs ; en style kantien, on dirait qu’ils sont indéfinis » (souligné C.R.). Ou encore à Hegel (SPE, p. 21) : « La triade [de l’expression chez Spinoza] est telle que chacun de ses termes, en trois syllogismes, est apte à servir de moyen par rapport aux deux autres » (souligné C.R.). Ou encore à Husserl (SPE, p. 83 : « Toute essence [chez Spinoza] est essence de quelque chose. »). Les catégories de Kant seront appliquées de la même façon à Descartes (SPE, p. 151) : « Dans la philosophie de Descartes, certains axiomes reviennent constamment. Le principal est que le néant n’a pas de propriétés. Il en découle, du point de vue de la quantité, que toute propriété est propriété d’un être : donc tout est être ou propriété, substance ou mode. Et aussi, du point de vue de la qualité, toute réalité est perfection. Du point de vue de la causalité [sic, pour « relation », sans doute], il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans l’effet ; sinon quelque chose serait produit par le néant. Enfin, du

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et très riche littérature secondaire, ou critique, sur Spinoza, est traitée avec un dédain ostensible. Dans les premières pages de Spinoza et le problème de l’expression, Deleuze fait une allusion aux « meilleurs commentateurs » de Spinoza qui, pourtant, n’auraient pas tenu compte de « l’importance » de la notion d’expression (SPE, p. 13). Mais si quelques rares noms de commentateurs sont alors cités (par exemple Émile Lasbax, censé faire partie en 1968 des « interprètes récents » avec sa thèse de 1919 ; un peu plus loin André Darbon, Pierre LachièzeRey – SPE, p. 28), aucun passage particulier d’un commentaire n’est cité ou discuté. Un peu plus loin (SPE, p. 122 et n. 24), Deleuze évoque l’hypothèse d’une « lacune » qui serait supposée dans le Traité de la réforme de l’entendement par, écrit-­il, « la plupart » des traducteurs (dont seul le nom d’Alexandre Koyré est cité)14. Deleuze contre-­attaque aussitôt : « Il ne nous semble pas qu’il y ait la moindre lacune ; […] et loin que l’Éthique corrige ce point, elle le maintient rigoureusement. » Nous avons déjà rencontré ce schéma. Tout le passage cité figure non seulement en note, mais entre crochets dans la note : pratique d’écriture rare et remarquable, puisqu’écrire en notes est déjà une manière d’écrire entre crochets. Deleuze relègue ici les interprètes dans un statut deux fois subalterne, comme si le texte du philosophe devait être protégé par une double barrière (notes, et crochets dans la note) point de vue de la modalité, il ne peut y avoir d’accident à proprement parler, l’accident étant une propriété qui n’impliquerait pas nécessairement l’être auquel on le rapporte » (souligné C.R. dans tous les cas). Et les catégories spinozistes sont à leur tour utilisées pour décrire, hors contexte, la philosophie de Leibniz (SPE, p. 67) : « [Chez Leibniz, chaque forme] est simple et irréductible, conçue par soi, index sui. » Sans doute Deleuze justifie-­t-il en SPE cette pratique de décatégorisation / recatégorisation (SPE, p. 96 : Leibniz crée le mot « parallélisme », « mais, pour son compte, il l’invoque de manière très générale et peu adéquate […]. Inversement, Spinoza n’emploie pas le mot “parallélisme” ; mais ce mot convient à son système, parce que », etc.), qui relève par ailleurs de sa théorie du « concept » dans Qu’est-­ce que la philosophie ?. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’autant de façons de ne pas prendre en compte les commentateurs, de rester entre philosophes. 14  Cette discussion sera reprise dans SPP, p. 151 et note 3, p. 152 et note 5. Deleuze écrit, dans le texte, qu’« on a pris tellement l’habitude de croire que Spinoza devait commencer par Dieu que les meilleurs commentateurs conjecturent des lacunes dans le texte du Traité, et des inconséquences dans la pensée de Spinoza » (souligné C.R.). La note ne cite que A. Koyré (Lagneau sera cité précisément un peu plus loin, p. 158, n. 12), et, tout en déclarant une phrase du Traité de la réforme de l’entendement « généralement déformée par les traducteurs » (souligné C.R.), ne cite pas d’autre traduction que celle de Koyré.

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de l’éventuelle contamination de toute discussion interprétative. Le même phénomène se produit dans la note suivante (note 25), à propos de « beaucoup de traducteurs » dont aucun n’est cité. Évoquant plus loin certaines difficultés du Traité de la réforme de l’entendement (SPE, p. 122), Deleuze écrit : (55) « Il arrive que les interprètes déforment ces textes. Il arrive aussi qu’on les explique comme s’ils se rapportaient à un moment imparfait dans la pensée de Spinoza. Il n’en est pas ainsi. »

Il ne peut pas y avoir de « moment imparfait » chez Spinoza, et « les interprètes » (sans plus de précisions), comme « les traducteurs » plus haut,  « déforment » les  « textes »15. Dans l’article « Esprit et corps (parallélisme) » de son « Index des principaux concepts de l’Éthique », (SPP, p. 92 et suiv.), Deleuze déclare que « le mot “âme” n’est pas employé dans l’Éthique, sauf dans de rares occasions polémiques », et que « Spinoza y substitue le mot mens – esprit ». C’est négliger délibérément les nombreuses et riches discussions sur ce point, et pour commencer celles de Martial Gueroult, que Deleuze pouvait difficilement ignorer, puisqu’il a fait le compte rendu du livre de Gueroult dans la Revue de métaphysique et de morale – livre dont le deuxième tome s’appellera Spinoza, 2. L’âme (et non pas « L’esprit »). Ce dédain hostile affiché à l’égard des textes des commentateurs16 n’est que l’envers de la confiance dans l’intégrité de la doctrine, jusqu’à l’intégrité presque sacrée de son texte, pour un seul et unique geste de protection et de défense.   Replacées dans un contexte plus général, les formules que nous avons relevées chez Deleuze au début de la présente étude (« on ne c­ onfondra 15  Voir aussi SPE, p. 187, n. 10 : « Nous ne voyons pas pourquoi A. Rivaud, dans son étude sur la physique de Spinoza, voyait ici une contradiction », etc. Il n’y a pas de contradictions chez Spinoza. Thèse reprise dans le corps du texte, p. 188 et suiv. 16  Deleuze, bien qu’il ait été les deux au plus haut point, oppose souvent le « penseur » et le  « professeur ». Voir SPP, p. 15 :  « Avec les Principes se termine l’œuvre “professorale” de Spinoza. Peu de penseurs échappent à la brève tentation d’être professeurs de leurs propres découvertes, tentation séminaire d’un enseignement spirituel privé » ; SPP, p. 20 : « Spinoza fait partie de cette lignée de “penseurs privés” qui renversent les valeurs et font de la philosophie à coups de marteau, et non pas des “professeurs publics” (ceux qui, suivant l’éloge de Leibniz, ne touchent pas aux sentiments établis, à l’ordre de la Morale et de la Police) » ; SPP, p. 23 :  « La méthode géométrique cesse d’être une méthode d’exposition intellectuelle ; il ne s’agit plus d’un exposé professoral, mais d’une méthode d’invention » (souligné par Deleuze).

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pas », « on évitera de croire », « on ne se hâtera pas de », « on ne s’étonnera pas », etc.), tout comme certaines pratiques typographiques (italiques, guillemets, crochets droits) s’avèrent ainsi particulièrement adaptées à la posture un peu particulière d’historien de la philosophie, adoptée par Deleuze dans ses ouvrages sur Spinoza. L’histoire de la philosophie y est pratiquée autant comme un moyen de protéger les textes philosophiques que comme un moyen de les comprendre. Certains historiens de la philosophie (on peut penser, à propos de Spinoza, à Ferdinand Alquié) cherchent à mettre en évidence les fragilités ou les difficultés des philosophies dont ils traitent, en estimant, à la suite d’une longue tradition d’histoire philosophique de la philosophie, que l’histoire de la philosophie n’est féconde que dans la mesure où elle peut déceler les impasses des systèmes, et en rendre raison. Ce serait plutôt ma propre position, et ma propre pratique. Mais chez Deleuze, l’histoire de la philosophie est conçue comme une défense, et non pas une critique, des textes étudiés. Or, se placer en position de protecteur ou de défenseur, c’est se chercher autant des alliés que des raisons. C’est choisir un camp. C’est faire preuve, si nécessaire, de l’autorité, voire de l’agressivité d’un chef, comme on le voit très clairement dans un passage du dernier ouvrage de Deleuze et GuattariQu’est-­ce que la philosophie ?, dans lequel les auteurs s’en prennent avec violence aux « critiques » ou à tous ceux qui cherchent seulement à « discuter » (p. 32-33) : (56) « Ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l’évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-­là sont la plaie de la philosophie. Ils sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d’eux-­mêmes en faisant s’affronter des généralités creuses. »

Il y aurait eu bien d’autres choses à dire encore, dans cette approche « par l’écriture » des livres de Deleuze sur Spinoza : le brio de tant de passages, de tant de formules17, le sourire, voire le rire aux éclats, d’un humour ciselé18, qui appartiennent autant au « style » qu’au 17 Voir par exemple, entre mille autres : « L’idée inadéquate, c’est l’idée inexpressive et non expliquée : l’impression qui n’est pas encore expression, l’indication qui n’est pas encore explication » (SPE, p. 136). 18 Voir par exemple SPP, p. 87-88, « Index des principaux concepts de l’Éthique », article « Éminence »  : « On prête à Dieu des traits empruntés à la conscience humaine […] ; et, pour ménager l’essence de Dieu, on se contente de les élever à l’infini, ou de dire que Dieu les possède sous une forme infiniment parfaite que

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personnage et au créateur que fut Deleuze. Si nous n’avons pas insisté sur ces traits, c’est parce qu’ils sont tout de même bien connus, qu’ils vont de soi – tandis que l’analyse des formules prescriptives si régulièrement présentes dans Spinoza et le problème de l’expression comme dans Spinoza. Philosophie pratique, ainsi que de quelques traits stylistiques plus discrets encore, nous a permis, du moins nous l’espérons, de dégager cette « tentation de l’impératif » et cette position de guide protecteur, moins apparentes, mais bien présentes dans la pratique, sinon dans la conception, de l’histoire de la philosophie écrite par Deleuze sur Spinoza.

nous ne comprenons pas. Ainsi nous prêtons à Dieu une justice et une charité infinies ; un entendement législateur et une volonté créatrice infinis ; ou même une voix, des mains et des pieds infinis » (!!! Je souligne). Deleuze atteint là à un sens de l’absurde très spinoziste (« mouches infinies », « tables qui parlent », « hommes vivant pendus au gibet », etc.) – mais on doit préciser que « voix », « mains », et surtout « pieds infinis » sont des créations de Deleuze (tout est dans l’enchaînement vers le plus absurde), et ne se trouvent pas chez Spinoza, quoiqu’ils l’illustrent admirablement.

III. La confrontation

7. Deleuze-Spinoza : la structure Autrui Laurent Bove1

Dans une note de son article sur le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Deleuze écrit : « La théorie de Sartre, dans L’être et le néant est la première grande théorie d’autrui »2. Sartre a eu le mérite, en effet, de dépasser l’alternative habituelle en philosophie, de concevoir autrui soit comme un objet, soit comme un sujet. Un dépassement qui sera en définitive raté, note cependant Deleuze, en ce que Sartre retrouve le sujet et l’objet dans et par l’importance accordée à une problématique du regard, qui lui fait perdre, en dernière analyse, les bénéfices et l’originalité de sa découverte. Malgré cela, Deleuze tient l’auteur de L’être et le néant pour  « le précurseur du structuralisme car il est le premier à avoir considéré autrui comme structure ou spécificité irréductible à l’objet et au sujet »3. 1 Laurent Bove est professeur émérite à l’Université de Picardie Jules-Verne et membre de l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans la modernité (IHRIM – UMR 5317). 2 Logique du sens,  « Michel Tournier et le monde sans Autrui », p. 360, note 11. 3 Ibid. : « La théorie de Sartre dans L’être et le néant est la première grande théorie d’autrui, parce qu’elle dépasse l’alternative : autrui est-­il un objet (fût-­ce un objet particulier dans le champ perceptif ) ou bien est-­il sujet (fût-­ce un autre sujet pour un autre champ perceptif ) ? Sartre est ici le précurseur du structuralisme, car il est le premier à avoir considéré autrui comme structure propre ou spécifié irréductible à l’objet et au sujet. Mais, comme il définissait cette structure par le “regard”, il retombait dans les catégories d’objet et de sujet, en faisant d’autrui celui qui me constitue comme objet quand il me regarde, quitte à devenir objet lui-­même quand je parviens à le regarder. Il semble que la structure Autrui précède le regard ; celui-­ci marque plutôt l’instant où quelqu’un vient remplir la structure : le regard ne fait qu’effectuer, actualiser une structure qui doit être définie indépendamment. »

122 Spinoza-Deleuze : lectures croisées ­L’article sur Tournier, est publié pour la première fois dans Critique en 1967 puis republié en Appendices de Logique du sens en 1969. Entre-­ temps Deleuze a publié sa thèse complémentaire, Spinoza et le problème de l’expression (aux Éditions de Minuit en 1968). La déclaration de Deleuze à propos de Sartre nous conduit alors à penser que Deleuze ne lit pas, dans l’œuvre de Spinoza, une théorie originale ou du moins une « grande théorie d’autrui », c’est-­à-dire une conception d’autrui qui se serait rendue indépendante des catégories de sujet et d’objet. Et rien, en effet, dans le travail d’historien de la philosophie de Deleuze ne vient évoquer la présence d’une théorie spinoziste originale d’autrui alors que Deleuze – en tant que philosophe – s’intéresse avec constance à la question et ce, depuis les débuts de son œuvre comme en témoigne le manuscrit des années cinquante intitulé « Cause et raisons des Îles désertes »4. Dans cet article, Deleuze écrit qu’une île ne cesse pas nécessairement d’être déserte parce qu’elle est occupée par des hommes – par exemple des naufragés. Si le « mouvement » qui amène l’homme sur l’île « reprend et prolonge l’élan qui produisait celle-­ci comme île déserte ; [alors] loin de le compromettre il le porte à sa perfection, à son comble. L’homme dans certaines conditions qui le rattachent au mouvement même des choses ne rompt pas le désert, il le sacralise » (ibid., p. 13). Si bien que l’homme qui peuple l’île « originaire » et « océanique » (suivant les expressions de Deleuze), l’homme quand il est « suffisamment, c’est-­à-dire absolument séparé » du continent, est aussi corrélativement « absolument créateur ». Bref, écrit Deleuze, c’est « une Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan […]. Voilà l’homme qui se précède lui-­même. Une telle créature sur l’île déserte serait l’île déserte elle-­même en tant qu’elle s’imagine et se réfléchit dans son mouvement premier » (ibid.). Or cet homme séparé et créateur, « qui se précède lui-­même » et qui est de la race des dieux, c’est celui d’un monde sans Autrui que Deleuze retrouve avec bonheur dans et par la formidable mutation romanesque que Michel Tournier fera subir, quelques années plus tard, à Robinson5, mutation de laquelle Deleuze offre alors un magnifique commentaire. 4 Étude qui ouvre aujourd’hui le recueil L’île déserte. 5 M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967.

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Avant cela, la question d’autrui était réapparue dans Proust et les signes en 1964, comme elle continue à être posée et traitée dans Différence et répétition (en 1968) et aussi à être donnée comme exemple de concept au tout début de Qu’est-­ce que la philosophie ? (en 1991).   Mon propos va être d’ouvrir la question d’une théorie d’Autrui chez Spinoza tout en interrogeant le regard que Deleuze porte – ou ne porte pas – sur les textes qui, chez Spinoza, donnent les éléments fondamentaux pour une telle théorie. Pour cela nous examinerons essentiellement « l’histoire du premier homme », une histoire tenue explicitement par Spinoza pour une « parabole »6, une histoire qui est plusieurs fois commentée par Deleuze, et que nous utiliserons – de même qu’a pu l’être le thème de Robinson chez Daniel Defoe et chez Michel Tournier – comme un véritable instrument de recherche.   Spinoza revient plusieurs fois sur l’histoire du premier homme qu’il interprète comme le moyen d’un enseignement vrai de la loi divine que la lumière naturelle peut concevoir rationnellement c’est-­àdire « comme une vérité éternelle et nécessaire »7. Un enseignement vrai qu’Adam lui-­même a reçu de Dieu mais qu’il n’a pu saisir que sous la forme d’un commandement en raison « du défaut de sa connaissance ». L’histoire du premier homme « semble signifier, en effet, écrit Spinoza, que Dieu a prescrit à Adam de bien agir et de chercher le bien en tant que bien et non en tant que contraire au mal, c’est-­à-dire de chercher le bien par amour du bien, non par crainte du mal ». Et Spinoza de se référer alors à sa propre éthique : Nous l’avons montré, dit-­il : celui qui pratique le bien par vraie connaissance et amour du bien, agit librement et avec constance ; celui qui le fait par crainte du mal agit sous la contrainte du mal, servilement, et vit sous le commandement d’autrui. Donc cette unique prescription de Dieu à Adam comprend toute la loi divine naturelle et s’accorde entièrement avec le commandement de la lumière naturelle. Il ne serait pas difficile d’expliquer sur ce principe toute l’histoire ou la parabole du premier homme.8

  6 TTP, IV, 11, p. 200-201. 7 Ibid., IV, 9, p. 194-195. 8 Ibid., IV, 11, p. 200-201.

124 Spinoza-Deleuze : lectures croisées Dans la lettre 19 à Guillaume de Blyenbergh, Spinoza souligne aussi que c’est pour augmenter la connaissance d’Adam et par cela même sa perfection, que Dieu a révélé au premier homme les « conséquences mortelles qu’aurait l’ingestion » du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal9. C’est également le sens de la leçon du scolie de la proposition 68 d’Éthique IV. Spinoza écrit : On n’y conçoit en effet pas d’autre puissance de Dieu que celle par laquelle il a créé l’homme, c’est-­à-dire une puissance par laquelle il a veillé seulement à l’utilité de l’homme, et c’est en ce sens qu’on raconte que Dieu avait interdit à l’homme libre de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et que, dès qu’il en mangerait, aussitôt, il craindrait la mort plutôt qu’il ne désirerait de vivre.

Le scolie se poursuit avec une explication de la plus haute importance car elle donne, par-­delà la métaphore de l’ingestion mortelle, le principe du processus naturel qui va expliquer la conduite d’Adam et sa conséquence, la mort ou la décomposition de son être ; ce principe c’est celui de l’imitation des affects : Ensuite, que, écrit Spinoza, l’homme ayant trouvé la femme, laquelle convenait tout à fait avec sa nature, il connut qu’il ne pouvait y avoir dans la nature rien qui pût lui être plus utile qu’elle ; mais que s’étant mis à croire que les bêtes étaient semblables à lui, aussitôt il commença à imiter leurs affects et à laisser échapper sa liberté [et Spinoza nous renvoie à la proposition 27 de la partie III qui pose le principe de l’imitation affective].10

Deleuze commente longuement et à plusieurs reprises l’histoire d’Adam du point de vue de la théorie physique de la composition et de la décomposition des rapports mais il laisse sans commentaire la dernière partie du scolie de la proposition 68. Deleuze ne s’en explique pas mais il a des raisons légitimes de ne pas trop prendre au sérieux 9

Nous adoptons la traduction de C. Apphun, Œuvres de Spinoza, Paris, Flammarion, 1966, vol. 4, p. 185. 10 Remarquons qu’une Scène d’auberge (1658) de Frans van Mieris (peintre de Leyde, de grande notoriété de son vivant), qui montre des chiens qui copulent entre deux couples dont les intentions sont elles-­mêmes assez explicites, rend « on ne peut plus claire la relation entre l’homme et la femme », telle que le peintre, contemporain de Spinoza, la met ici en scène. C’est le commentaire que donne Tzvetan Todorov de ce tableau (qui se trouve au Cabinet royal de peintures Mauritshuis de La Haye sous le titre Brothel Scene) dans son ouvrage l’Éloge du quotidien. Essai sur la peinture hollandaise du xviie siècle, Paris, Adam Biro, 1998, p. 48 et 50.

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l’histoire d’Adam telle qu’elle est reprise précisément dans le contexte de la proposition 68 car l’histoire s’inscrit ici dans une hypothèse que Spinoza juge lui-­même fausse : à savoir que le premier homme était  « libre ». Comment interpréter, cependant aussi, l’indifférence de Deleuze envers la partie du scolie où, dans un contexte théorique qui est celui de la convenance des êtres selon leur similitude, similitude réelle (avec Ève – ce qu’enseigne aussi, explicitement, le texte de la Genèse) ou imaginaire (avec les bêtes), Spinoza fait intervenir l’identification au semblable et l’imitation de ses affects (selon un récit qui est inédit – celui de l’imitation des bêtes – car ce récit ne se trouve pas dans le texte de la Genèse ; et aussi selon un principe anthropologique qui est propre à Spinoza – le principe de l’imitation de l’affect du semblable – que le philosophe fait ici jouer de manière assez complexe et paradoxale puisque c’est l’animal que l’homme imagine être son semblable…) ? Là encore, sur le silence de Deleuze, on peut avancer une raison décisive, interne celle-­là non plus au texte de Spinoza mais interne à la philosophie deleuzienne elle-­même, raison que Deleuze n’explicite pas mais que l’on peut, peut-­être, comprendre à partir des pages de Différence et répétition consacrées à Autrui. Deleuze y conçoit Autrui comme structure qui, « dans un système psychique Je-Moi, fonctionne comme un centre d’enroulement, d’enveloppement, d’implication »11. C’est ainsi qu’« il n’y a pas d’amour qui ne commence par la révélation d’un monde possible en tant que tel, enroulé dans autrui qui l’exprime » (ibid.). D’où la thèse deleuzienne : Autrui c’est l’expression d’un monde possible. Un monde que le Je et le Moi auront pour fonction de développer ou d’expliquer. Mais ce sera alors en annulant la structure Autrui en elle-­même… Et sans doute Deleuze conçoit-­il que le procès spinoziste de l’imitation des affects se déroule tout entier dans et par les fonctions représentatives de la forme d’identité du Je et de la matière d’un Moi constituée par une continuité de ressemblances, rabattant ainsi la structure Autrui sur les catégories du sujet et de l’objet. On comprend alors que Deleuze, commentant l’originalité prospective de Spinoza, ne s’intéresse qu’aux vitesses et aux lenteurs, aux compositions et 11 Différence et répétition, p. 335.

126 Spinoza-Deleuze : lectures croisées ­ écompositions physiques des similitudes/dissimilitudes objectives en d deçà d’une hypothétique structure Autrui ici-­toujours-­déjà dissoute au profit des catégories de la représentation : Le Je et le Moi, écrit-­il en effet dans Différence et répétition, se caractérisent immédiatement par des fonctions de développement ou d’explication : […] ils tendent à expliquer, à développer le monde exprimé par autrui, soit pour y participer [et l’on peut placer ici la propagation mimétique12] soit pour le démentir (je déroule le visage effrayé d’autrui, je le développe en un monde effrayant dont la réalité me saisit, ou dont je dénonce l’irréalité). Mais ces relations de développement, qui forment aussi bien nos communautés que nos contestations avec autrui, dissolvent sa structure, et le réduisent dans un cas à l’état d’objet, dans l’autre cas le portent à l’état de sujet. C’est pourquoi, pour saisir autrui comme tel, nous étions en droit de réclamer des conditions d’expérience spéciales, si artificielles fussent-­elles : le moment où l’exprimé n’a pas encore (pour nous) d’existence hors de ce qui l’exprime.13

Qu’il soit possible de trouver chez Spinoza des éléments (et des arguments) pour une théorie d’Autrui, non formulée en tant que telle mais dont l’enjeu et l’effectivité s’avèrent cependant essentiels en ce qu’ils portent sur le statut même de l’imagination et sur ce que l’on peut appeler l’effectivité historique et politique d’une anthropogenèse, c’est ce que nous voudrions à présent montrer. Tout en gardant à l’esprit le commentaire deleuzien qui, bien qu’il ne s’intéresse pas directement à la question de la structure Autrui chez Spinoza, n’ignore cependant pas l’importance, dans l’œuvre du philosophe hollandais, de l’imagination matérielle et de son alliance dynamique avec l’entendement. C’est même une des deux thèses (dite « majeure ») que Deleuze retient de sa lecture de l’ouvrage d’Antonio Negri, L’anomalie sauvage, comme on peut le lire dans la préface que Deleuze consacre à ce livre en 198214. Dans Spinoza. Philosophie pratique, Deleuze écrivait déjà que l’imagination entretient une « double relation » avec les « notions communes » : D’une part, une relation extrinsèque : car l’imagination ou l’idée d’affection du corps n’est pas une idée adéquate, mais quand elle exprime l’effet sur nous d’un corps qui convient avec le nôtre, elle rend possible la formation de la notion commune qui comprend du dedans et adéquatement la convenance. D’autre 12 C’est nous qui ajoutons cette précision. 13 Différence et répétition, p. 334-335. 14 L’anomalie sauvage, ouvr. cité, p. 11.

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part, une relation intrinsèque : car l’imagination saisit comme effets extérieurs des corps les uns sur les autres ce que la notion commune explique sur les rapports internes constitutifs ; il y a donc, conclut-­il, une harmonie nécessairement fondée entre les caractères de l’imagination et ceux de la notion commune, qui fait que celle-­ci s’appuie sur les propriétés de celle-­là.15

Deleuze souligne donc bien un lien étroit entre imagination et idées vraies ou adéquates comme il souligne aussi le sens « biologique » de la notion commune qui est la représentation d’une composition puissante entre deux ou plusieurs corps et d’une unité vivante de cette composition. Avant d’être communes aux esprits, les notions dites communes expriment les rapports réels de convenances ou de compositions des corps existants. Cependant, parce que pour saisir Autrui comme tel il fallait passer par des conditions d’expérience spéciales voire artificielles ou fictionnelles, Deleuze est conduit à traiter d’abord séparément les processus de composition « et » la construction imaginaire de la réalité humaine. Si, en effet, dans Différence et répétition (dans un contexte théorique plutôt nietzschéen), Autrui est le représentant des facteurs individuants opprimés par le système Je-Moi, dans « Michel Tournier et le monde sans Autrui » (et là dans un contexte théorique plutôt spinoziste), Autrui est la structure imaginaire et transcendante qui écrase, bien au contraire, les processus d’individuation. Le monde spinoziste de la nécessité absolue étant alors celui – in fine – d’un processus initiatique de catharsis intégrale de cet imaginaire étouffant enveloppé dans la structure Autrui dont Deleuze explore, dans son commentaire, les effets de l’absence. Une structure, à la fois condition de possibilité d’une vie humaine (trop humaine), mais aussi et surtout obstacle majeur à la « grande santé » du corps de Robinson, corrélative de la communion cosmique d’un individu élémentaire (« l’homme qui se précède lui-­même  »), avec les Éléments constituants de l’île déserte. Cet « étrange spinozisme » (selon la formule employée dans la conclusion du commentaire), nous éclaire peut-­être alors sur ce que Deleuze pense de ce qu’il en est de la structure Autrui chez Spinoza (et/ou les raisons de son absence) : totalement absorbée et dissoute dans les formes identificatoires et oppressives du Je et du Moi, Autrui et ses identifications ne pouvaient effectivement qu’être rejetés/oubliés avec 15 Spinoza. Philosophie pratique, p. 132.

128 Spinoza-Deleuze : lectures croisées le Je-Moi et son organisation. Pour que se dise alors, avec Tournier, ce très « étrange » troisième genre de connaissance, radicalement déshumanisé.   Or, chez Spinoza – de même que chez Deleuze –, c’est bien une structure Autrui qui est condition nécessaire des facteurs individuants.   Revenons, à nouveau, au scolie de la proposition 68 et à Adam qui, curieusement, dès la première rencontre, « connut » sa similitude objective avec Ève. Comment expliquer la possibilité même de cette connaissance ? D’abord, si l’on suit l’hypothèse de la proposition, il est facile de répondre qu’Adam qui est libre « n’a que des idées adéquates » et qu’il est donc logique qu’il connaisse ce qui lui est utile et plus particulièrement le plus utile à savoir un être de même nature que lui. Mais cette réponse logique se heurte immédiatement à la suite du scolie puisqu’on y apprend qu’Adam a cru aussi que les bêtes étaient ses semblables… et qu’aussitôt il s’est mis à imiter leurs affects ! On pourrait avancer que cette contradiction interne au texte est voulue par Spinoza afin de montrer l’absurdité de l’histoire d’un premier homme tenu par les théologiens pour réellement libre… On peut cependant trouver aussi une cohérence à ce texte si l’on considère que Spinoza entend par liberté du premier homme non pas la conduite effective de l’homme libre selon la seule raison, mais une conduite qui, du fait des conditions exceptionnelles de son exercice, est équilibrée, « sans excès », et, de même que sous la conduite de la raison, accompagnée d’effets rationnels ou raisonnables. Adam bénéficie, en effet, du total secours de Dieu qui a entièrement organisé le monde pour lui. Il se trouve ainsi dans la situation analogue à celle d’un enfant choyé, adéquat au monde et à lui-­même, qui ne peut paradoxalement relever de son propre droit qu’à la condition d’observer strictement la loi divine – pour Adam, non seulement l’interdiction de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, mais aussi les préceptes positifs de cette loi tels qu’ils ont été précisés dans le chapitre iv du Traité théologico-­politique. La « liberté » d’Adam, son adéquation, est alors celle d’un homme à l’état de nature bénéficiant d’un secours de Dieu si parfaitement favorable, qu’il instaure la jouissance indéfinie d’une joie de l’équilibre de toutes les parties du corps pareillement affectées que, dans la démonstration de la proposition 42 de la partie IV

La structure Autrui 129 de l’Éthique, Spinoza désignait par la notion d’Hilaritas. Une  « liberté » si l’on considère que l’Hilaritas d’Adam révèle, en vérité, la positivité intrinsèque d’une nature consistante qui ne manque de rien, et par laquelle, grâce à l’Hilaritas, s’ouvre la voie dynamique d’une véritable constitution autonome du contentement interne dont l’origine serait alors effectivement la raison (et c’est en ce sens que l’on peut comprendre ainsi que Dieu, pour le perfectionnement d’Adam, a révélé au premier homme les conséquences mortelles qu’aurait l’ingestion du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, comme le précisait la lettre 19 à Blyenberg). Dans le Traité politique (chapitre iv, article 5), Spinoza dira bien aussi que l’homme à l’état de nature possède une « liberté » qui est celle même de la « nature humaine » par laquelle cet homme est, écrit-­il, « tenu, afin de relever de son propre droit, de ne pas être son propre ennemi et de ne pas se tuer »16. Et c’est ce qu’enseigne précisément Dieu à Adam, à savoir la fidélité à la nature même, intrinsèquement positive de son conatus, effort d’une nature qui « n’a en soi-­même rien qui puisse la détruire » (comme l’indique la démonstration de la proposition 4 d’Éthique III). Pour Adam, comme pour l’homme à l’état de nature, cette « prudence » [sane cautio] à laquelle chacun est logiquement tenu par sa propre nature, et que rappelle la loi divine, n’est pas, à proprement parler « une obéissance [non obsequium], c’est au contraire – écrit Spinoza dans le Traité politique – la liberté de la nature humaine [sed humanæ naturæ libertas est] ». Ce qu’enseigne, en vérité, Dieu à Adam, c’est donc, en dernière analyse, les conditions effectives de sa liberté…   Cette solution, par l’Hilaritas, aux incohérences de la parabole du premier homme, telle qu’elle est reformulée par Spinoza dans le scolie de la proposition 68, permet alors de comprendre qu’Adam ait pu, de fait, laisser échapper son très fragile équilibre (l’Hilaritas se concevant plus facilement qu’on ne l’observe) et qu’il ait pu, et cela si fugitivement soit-­il, avoir aussi une connaissance de son utile propre du fait de la joie éclairante de cet affect porté à son comble par la présence d’Ève. Le scolie, qui fait référence à la proposition 27 d’Éthique III, laisse entendre le moyen plus précis encore de cette connaissance : c’est 16 Nous citons le Traité politique d’après notre édition aux « Classiques de Poche », Paris, Le Livre de Poche, 2002.

130 Spinoza-Deleuze : lectures croisées l’identification. Une identification qui laisse pourtant, d’abord, Adam et Ève séparés au sens où l’âme d’Adam ne peut percevoir Ève que par les idées des affections de son propre corps. Mais si la joie d’Adam est, comme nous le suggérons, celle, totale, de l’Hilaritas et que cette joie s’accompagne de l’idée d’Ève comme de sa cause – c’est-­à-dire si Adam aime Ève –, le procès d’identification se fait infiniment plus profond comme il prend aussi un tout autre sens. Celui proche sans doute du sens énigmatique que Spinoza a exploré dans l’amour du père pour son fils dans la lettre 17 à Pierre Balling. Spinoza, dans cette lettre, suggère à Balling, qui pense avoir eu la prémonition de la mort de son fils, une explication par la participation, dans l’amour, de l’essence du père à l’essence du fils. Alexandre Matheron commentant ce texte, dans Individu et communauté chez Spinoza, ouvre une perspective tout à fait stimulante : Pourquoi, interroge Matheron, notre identification passionnelle à autrui n’aurait-­elle pas […] pour condition de possibilité éternelle une communion intellectuelle encore presque inconsciente entre les parties éternelles de nos esprits ? Dans ce cas, la communion intellectuelle explicite qu’instaure le troisième genre de connaissance ne serait que la mise en lumière de l’éternel fondement de tout amour interhumain.17

Et cette perspective est essentielle quant à la possibilité d’une théorie spinoziste d’Autrui. Autrui, en effet – qui n’est personne – se révélerait, selon cette perspective, dans tout processus d’identification actuel, à la charnière (à la coïncidence et/ou à l’adéquation) de ce qui est éternel (la communion des essences) et de ce qui est de l’ordre de la durée, comme la structure même de l’affect de la similitude dans et par l’actualisation de convenances aussi bien objectivement réelles que réellement imaginaires (selon « l’harmonie », soulignée par Deleuze, entre conception et imagination). Or cette explication peut aussi fonctionner pour Adam. Adam a pu, à la fois, connaître actuellement et fugitivement – comme à travers un nuage… – le monde de l’affirmation du nouveau corps commun qu’il constitue avec Ève, tout en n’actualisant ce commun que sous le seul modèle animal selon l’identification à l’affect et à l’image des bêtes 17 A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969, p. 600.

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tenues pour des semblables et imitées en tant que tels, par transfert et projection. Or, cette expérience c’est l’expérience partagée par tous de la petite enfance – dans laquelle on peut retrouver la fragile équilibration d’une possible et fugitive Hilaritas – et la nécessaire constitution d’une histoire sur la base des passions. L’expérience, écrit Spinoza, montre en effet que : Les enfants parce que leur corps est continuellement comme en équilibre […] rient ou pleurent pour cela qu’ils en voient d’autres rire ou pleurer ; et tout ce qu’ils voient encore faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin, ils désirent pour eux-­mêmes tout ce qu’ils imaginent être agréable aux autres ; c’est que les images des choses sont les affections mêmes du Corps humain, autrement dit des manières dont le Corps humain est affecté par les causes extérieures, et disposé par elles à faire ceci ou cela.18

Première leçon de notre analyse. Bien qu’elle ne puisse qu’être actuelle, dans et par nos identifications passionnelles et l’imagination du semblable, la structure Autrui est une structure a priori car elle a des conditions de possibilité éternelles dans et par la Gloire du troisième genre de connaissance et l’identification des essences qu’elle suppose. Nous pouvons, ici encore, appuyer notre raisonnement sur le commentaire d’Alexandre Matheron qui précise, à partir du corollaire de la proposition 36 d’Éthique V, qu’« en aimant Dieu nous aimerons les essences de nos semblables » et, qu’ainsi, notre amour intellectuel de Dieu en se prolongeant en amour envers « les hommes » est effectivement identique à l’amour de Dieu envers les hommes. Or la Gloire, comme Béatitude (évoquée dans le scolie de la proposition 36), nous conduit à penser une identification « poussée jusqu’à son terme » ; c’est-­ à-dire une identité radicale entre l’amour que nous portons à nous-­ même, l’amour intellectuel de Dieu, l’amour de Dieu envers nous-­ même comme envers tous les hommes « et » l’amour que les autres nous portent et par lequel aussi nous nous aimons. C’est l’identification circulaire parfaite, de soi et d’autrui, dans et par l’amour que nous lui portons et qu’il nous porte. Une identification que nous ne pouvons qu’expérimenter très fragmentairement dans la coïncidence éthique de la durée et de l’éternité dont nous serons, dans notre vie, capables. Ou 18 E, III, 32, scolie ; à propos de l’imitation affective comme identification, voir aussi E, III, définition 33 des affects, explication.

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cette identification que nous pourrions, aussi, éprouver au cœur même de l’imagination et de nos passions, dans le type d’expérience fugitive examinée par Spinoza dans la lettre 17 à Pierre Balling.   Quels sont alors les caractéristiques et les effets principaux de la structure Autrui comme disposition (corporelle/mentale), affect constant devenu  « manière d’être » ou  « nature » (nostra natura) ? Cette structure est d’abord et immédiatement imitative, cela nous le savons. Elle est aussi immédiatement une structure de résistance à la domination, lorsque le semblable – seulement tenu pour tel dans et par la structure Autrui – entre, par logique passionnelle, dans le délire de vouloir imposer, aux autres, son désir. C’est dire que la structure est, par là même aussi, la condition d’apparition de la singularité en tant que telle, une singularité-­qui-­résiste, qui refuse de se plier au modèle et au commandement d’un autre. De la « vaine gloire » (de l’état d’enfance ou l’état de barbarie) à la Gloire du troisième genre de connaissance, c’est donc la structure de la similitude qui est la condition (au premier abord paradoxale) de l’apparition du singulier en tant que tel et de sa force de résistance. Pas de singularité effective sans structure de la similitude. Sans Autrui il n’y a pas de singularité effective ni de force de résistance et/ou de production de soi. Spinoza fait, dans ses œuvres politiques, de ce désir structurel du singulier de-­ne-­pas-­être-­ dirigé-­par-­son-­semblable, un principe constituant, non seulement constituant du Corps politique mais, corrélativement, constituant des singuliers en tant que tels. La structure Autrui est ainsi la condition du processus même d’individuation (d’un devenir autonome de l’individu) et d’individualisation (du devenir singulier) par lequel et dans lequel s’engendrent et s’enchevêtrent indéfiniment, imagination et communication des essences, histoire et éternité. Remarquons que ce principe de résistance à la domination du semblable pourrait expliquer aussi – si l’on revient à notre scolie de la proposition 68 – la désobéissance d’Adam, quand on sait, en effet, qu’Adam « ignora que Dieu était omniprésent et omniscient ; car, dit Spinoza, il se cacha de Dieu et essaya d’excuser son péché devant Dieu comme s’il était devant un homme »19. Or si l’homme (Adam) ne désire 19 TTP, II, 14, p. 131 (je souligne) ; voir aussi E, IV, 9.

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pas se soumettre aux commandements de celui qu’il tient pour son semblable, c’est que la structure de la similitude a immédiatement aussi pour effet un principe d’égalité. Et l’on sait que Spinoza fait du désir de ne pas être dirigé par un égal-­semblable le principe même de la construction démocratique de la multitude (en Traité politique VIII, 12). La structure d’un Autrui anonyme qui exprime la matrice ontologique de la Gloire, dans et par l’imagination actuelle du semblable (de la vaine gloire à la gloire du troisième genre de connaissance), serait donc ainsi, dans le présent vivant de la durée (et l’imagination matérielle dont elle est inséparable), l’insistance résistante de la matrice éternelle de la communication des essences. Une résistance qui ne se limite d’ailleurs pas au désir de ne pas être dirigé par l’égal-­semblable, mais qui se dit aussi dans et par la défense du droit d’autrui comme s’il s’agissait de notre propre droit. Cette défense-­active solidaire, qui suppose, dans l’imaginaire comme dans le réel, l’identification à celle ou celui qui est tenu pour un égal-­semblable, Spinoza dans l’article 5 du premier chapitre du Traité politique, la définit comme « amour du prochain ». Et c’est cet amour qu’enveloppe éternellement la structure Autrui, sans que l’on puisse voir là une quelconque position téléologique car cette structure, comme cet amour qui insiste en elle et par elle, sont, en eux-­mêmes, sans objet20. Dans la partie III de l’Éthique, en effet, la productivité du désir, à partir de la définition du conatus (dans la proposition 6), est une productivité du désir sans objet (ou le désir comme production sans fin, sans objet ni manque. La définition 1 du Désir comme « affect primaire » mettra elle-­même l’accent sur la nature productive de l’essence en fonction de ses affections sans développer la dimension du désir comme désir d’objet – ou manque qui le porte vers l’objet). L’objet du désir n’advient, effectivement, qu’avec l’amour passionnel et la confusion de la cause du désir et de la chose désirée, reconnue comme ce qui manque et qui doit être activement recherché. Et ce désir d’objet est alors la matrice imaginaire des opérations affectives (celles que Spinoza examine à partir de la définition de l’amour dans le scolie de 20 Sur l’« amour sans objet », voir notre étude « Objet de l’amour et amour sans objet dans la politique spinoziste », Spinoza, philosophe de l’amour sous la direction de C. Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, p. 145-161.

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la proposition 13 jusqu’à la proposition 26). Dans ces analyses, la relation objectale doit être ainsi tenue pour une branche de la constitution imaginative de la réalité, ce qui signifie que le désir essentiel à l’œuvre dans ces mécanismes affectifs, déborde en vérité de toute part le désir d’objet qui n’est que l’opération ultime qui apparaît à la conscience, d’un désir de persévérance en son être qui demeure essentiellement méconnu et inconscient pour le sujet lui-­même (et pour ses stratégies subjectives). Spinoza traite donc de la relation objectale, pour elle-­ même, c’est-­à-dire que ni la relation objectale ne dépend de la relation mimétique (qu’il n’aborde qu’à partir de la proposition 27), ni celle-­ci de celle-­là, même si elles sont, toutes deux, des cas de solution des mêmes corps complexes (comme le sont les corps humains) dans et par leur procès de persévérance21. Si bien que dans l’amour intellectuel de Dieu, la relation objectale sera entièrement dissoute (et avec elle, les catégories imaginatives du Je-Moi et de l’objet), alors que la structure Autrui demeure dans un procès d’identification au semblable qui est celui de la Gloire, identification qui supprime toute séparation comme toute altérité au profit, dans le circuit de production de la puissance divine, de l’avènement des singuliers qui coïncident communicationnellement avec leurs semblables dans et par l’affirmation de leur différence. Répétons-­le cependant, la structure Autrui, en elle-­même bien qu’a priori, ne peut être que celle d’un corps complexe qui construit, en acte, sa structure dans et par la matérialité de ses identifications imaginaires. C’est la voie d’une anthropogenèse selon les différents régimes de puissance productive dont va être capable la structure sur la base des affections du corps. À son plus haut niveau de productivité, cette structure détermine ainsi à vouloir, pour tous les hommes, le bien que nous désirons pour nous-­mêmes. Et c’est ce qu’explique la fin du scolie de la proposition 68. Par l’imitation des bêtes, Adam a perdu sa liberté, laquelle, poursuit Spinoza, « fut ensuite recouvrée par les Patriarches, conduits par l’Esprit du Christ, c’est-­à-dire par l’idée de Dieu, de laquelle seule dépend que l’homme soit libre et désire pour les autres hommes le bien qu’il désire pour lui-­même, comme nous 21 Nous traitons de la conception du conatus comme « désir sans objet » dans notre présentation de la partie III de l’Éthique, dans Lectures de Spinoza, sous la direction de P.-F. Moreau et C. Ramond, Paris, Ellipses, 2006, chapitre viii, p. 109-131.

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l’avons montré plus haut (à la proposition 37) ». Par cette précision est bien indiquée (avec la référence aux Patriarches) la dimension proprement historique et le rôle constitutif de l’imagination dans la constitution du commun. Avec Abraham (qui est, étymologiquement, le père de la multitude) et l’alliance éternelle de connaissance et d’amour qui est alors nouée avec Dieu, débute véritablement l’histoire des hommes (et/ ou les processus multiples de l’humanisation du genre humain). Une voie immanente de la construction du commun (dans et par l’alliance éternelle et l’imagination constituante) qui n’est pas réductible à celle de l’explication du Moi-Je de la structure Autrui deleuzienne, ni à la simple réalisation historique d’une essence.   C’est que Spinoza explorait une voie théorique, éthico-­politique, nouvelle. Une voie qui ouvre, en actes, le champ des possibles dans et par la puissance même des corps, étant donné que les limites de l’imagination du semblable sont inassignables. C’est dire que la structure Autrui n’est pas l’expression d’une essence humaine (posée a priori) qu’elle aurait pour mission de réaliser, ni, inversement, la détermination existentielle d’une essence à-­faire. Quelles que soient ses fixations et ses crispations historiques effectives (sur telle ou telle image qui pourra prétendre, de manière mystificatrice, fixer une essence), cette structure est, en elle-­même, infra et supra spécifique. La structure Autrui délimite certes, de fait, le champ du semblable en répondant à la question « qui est mon semblable ? qui est mon égal ? » ; pourtant la structure ne subsume jamais la question sous ses propres réponses ; la question insiste comme l’ouverture indéfinie d’un problème en résonance immanente du champ d’enveloppement qui est celui de la communion éternelle des essences. Absolument parlant, Adam ne se trompe donc pas en imaginant que les animaux sont ses semblables, comme d’ailleurs et surtout le philosophe spinoziste – nous pensons encore ici à Alexandre Matheron dans son article sous forme interrogative, « L’anthropologie spinoziste ? »22. Matheron qui imagine et conçoit que les animaux supérieurs, et aussi les êtres au corps humain mais sans raison, comme des êtres doués de la raison mais qui ne nous ressembleraient pas (des extraterrestres par exemple), tous ces individus différents, humains et 22 A. Matheron,  « L’anthropologie spinoziste ? », Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, ouvr. cité, p. 15-24.

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non-­humains, entrent pourtant dans notre champ éthico-­politique du semblable. Adam se trompe seulement en n’inscrivant pas son image identificatoire dans un champ beaucoup plus vaste qui est celui de l’idée adéquate de la similitude des êtres et des exigences éthiques que cela implique pour « une vie humaine » qui n’est pas réductible « à la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux », mais qui se caractérise « par la véritable vie de l’esprit, par la raison et la vertu », comme l’écrit Spinoza dans l’article 5 du chapitre v du Traité politique23. D’où la chute d’Adam (qui est l’effondrement de la puissance humaine dont Dieu l’avait rendu capable) de l’Hilaritas à une Titillatio animalisante qui détruit effectivement sa première nature et la possibilité, toute théorique, d’une voie de perfectionnement qui aurait pu être directe et royale, de l’Hilaritas à la Beatitudo, mais qui s’avère, de fait, impraticable. D’où la nécessité pour le genre humain, d’abord animal et assujetti (par l’imagination du semblable) au règne animal, d’inventer et de produire en commun, avec ses semblables (par l’imagination encore), les voies de son humanité.   La complexité et la richesse du processus d’identification plonge ainsi les hommes dans l’histoire réelle et les aventures, aussi diverses que multiples, de la constitution imaginaire, plurielle et indéfinie, de la réalité humaine ; mais un imaginaire inséparable, au présent, de l’ontologie de la communication des essences éternelles. L’extraordinaire et puissant paradoxe de la philosophie de Spinoza, c’est de forger un concept positif et productif d’identification, en dehors de tout manque, qui permet de penser ce mouvement réel de la production immanente 23 La constitution de l’humain implique ainsi nécessairement la reconnaissance, dans le champ du semblable, d’êtres qui peuvent n’être ni « humains » (extraterrestres ou animaux), ni des êtres-­de-­raison (animaux ou débiles mentaux). Car c’est parce que je peux reconnaître comme mon semblable un être différent de moi (aussi différent qu’il pourrait n’avoir aucun des caractères donnés en TP V, 5 – vie véritable de l’esprit, raison, vertu... qui définissent « une vie humaine ») que je peux me construire en tant qu’humain dans et par « une vie humaine ». Si je ne reconnais comme semblables que ceux que j’imagine me ressembler (parce que ce sont ceux qui me sont les plus proches – dans le seul rapport spéculaire), alors je m’animalise... Sur ce processus d’animalisation (qui n’est pas une réduction à l’animal – qui, lui-­même, a ses propres complexités et perfections), voir notre étude « “Bêtes ou Automates”. La différence anthropologique dans la politique spinoziste », Lectures contemporaines de Spinoza, ouvr. cité, p. 157-178.

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du réel, dans et par la communication même, constituante, des singuliers/différents. Soit d’écrire une ontologie politique tout à fait nouvelle qui est indissociable – via l’imagination matérielle qui parcourt tout le réel – d’une anthropogenèse.   Or cette leçon essentielle, c’est bien celle que retiendront finalement, dans leur recherche propre, Gilles Deleuze et Félix Guattari quand, dans L’Anti-Œdipe, ils écrivent que la communication des inconscients doit être tenue pour la « norme » et le principe même de l’exploration de l’expérience schizophrénique. Citons, à ce propos, et pour terminer, la note du début du chapitre sur l’« Introduction à la schizo-­analyse ». Après avoir écrit que Freud a rencontré ce phénomène de la communication des inconscients « de façon marginale » alors qu’il « constitue en fait la norme », une note précise : « C’est aussi dans la perspective des phénomènes marginaux de l’occultisme que le problème, pourtant fondamental, de la communication des inconscients fut posé, d’abord par Spinoza dans la lettre 17 à Balling, puis par Myers, James, Bergson, etc. »24 La référence à Spinoza s’impose ici, avec une restriction cependant ; une restriction qui porte sur la façon seulement marginale dont Spinoza a abordé le problème ; une restriction qui explique, peut-­être alors et finalement pourquoi Deleuze n’a pas envisagé, chez Spinoza, la possibilité effective d’une théorie d’Autrui.

24 L’Anti-Œdipe, p. 328, note 4.

8.  Deleuze et Spinoza : les deux corps du moi Pascal Sévérac1

La confrontation entre Spinoza et Deleuze que nous voudrions ici mener a un but : essayer de mieux comprendre ce qu’est, chez Spinoza, l’essence d’un corps, son activité essentielle. Il ne s’agit donc pas de voir directement en quoi le spinozisme a constitué telle ou telle dimension de la philosophie deleuzienne ; il ne s’agit pas même, d’emblée, de puiser dans les travaux de commentaire que Deleuze a proposés de la philosophie spinoziste (et qui sont sans doute déjà des travaux de constitution d’une philosophie proprement deleuzienne) ; mais d’aller chercher chez Deleuze, dans sa philosophie propre (quoique ce terme soit lui-­même impropre : ce propre étant déjà commun à Deleuze et Guattari ; et ce partage du « ceci est à moi, ceci est à toi » n’étant lui-­même sans doute pas très deleuzien), de quoi mieux éclairer ce qui demeure un problème chez Spinoza – et tant mieux si jamais, à rebours, cette confrontation permet de mieux saisir certaines zones difficiles de la pensée deleuzienne. Or, disons-­le d’emblée, c’est l’idée deleuzienne de corps sans organes, de CsO comme disent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, qui peut être convoquée pour appréhender ce qu’il en est de l’activité essentielle d’un corps chez Spinoza. Sur l’activité mentale, on dispose de suffisamment d’éléments théoriques chez Spinoza pour se faire une idée assez précise de ce qu’elle est : je ne mentionnerai que la théorie des notions communes, la théorie de la production adéquate 1

Pascal Sévérac est maître de conférences à l’Université Paris-Est-Créteil (ESPÉ de Créteil) et membre du laboratoire « Lettres, Idées, Savoirs » (LIS – EA 4395).

140 Spinoza-Deleuze : lectures croisées des idées, la théorie de l’enchaînement déductif – démonstratif – des idées qui expliquent, et partant s’expliquent à elles-­mêmes, ce qu’elles pensent. En revanche, se pose – et est souvent posée par les lecteurs de Spinoza – la question du corrélat corporel de cette activité intellectuelle : en effet, lorsque l’esprit est actif, le corps l’est également, et simultanément, nous dit Spinoza ; et il l’est par ses propres moyens, par sa puissance propre, il ne l’est pas à cause de l’esprit ; le corps est actif par lui-­même, à cause de lui-­même – justement parce qu’il est cause adéquate de ses propres effets. Mais comment donc appréhender, au niveau du corps lui-­même, cette activité qui, en vertu de l’unicité de la substance s’exprimant en attributs différents (la Pensée et l’Étendue notamment), est une activité indissolublement psycho-­physique ? Qu’est-­ce qu’être, ou devenir actif pour le corps humain2 ? Si on en croit la définition de l’agir donnée au début de la partie III de l’Éthique, le corps est actif lorsqu’il produit un effet qui peut s’expliquer en totalité par sa propre puissance, autrement dit un effet qui suit entièrement de sa propre essence. L’activité corporelle est entièrement déductible de l’essence du corps, comme l’activité intellectuelle de l’essence de l’esprit. Il faut donc saisir ce qu’est l’essence actuelle et active du corps pour en comprendre son devenir actif. L’essence du corps se dit de deux façons : soit comme « rapport de mouvement et de repos », si on considère le corps de façon discrète, isolée, en interne si on veut, soit comme « aptitude à être affecté et à affecter », si on considère le corps dans ses rapports avec l’extériorité, dans son « commerce », comme dit Spinoza, avec les autres corps. Le corps est persistance d’un « rapport de mouvement et de repos » si on le considère de façon statique, du point de vue de la conservation de son être, et il est « aptitude à être affecté et à affecter » si on le considère de façon davantage dynamique, du point de vue de ses échanges multiples avec son milieu. Mais en fait, ces deux points de vue (« rapport de mouvement et de repos » et « aptitude à être affecté et à affecter ») sont intrinsèquement liés, comme l’indiquent la proposition 39 de la partie IV de l’Éthique, sa démonstration, et surtout son fameux scolie, sur le poète espagnol amnésique. La proposition 39 s’énonce ainsi : 2 Nous poursuivons ici l’étude d’un problème que nous avons déjà travaillé, notamment dans « Le devenir actif du corps affectif », Asterion, nº 3, 2005. En ligne : [https://asterion.revues.org/158] (consulté le 07 juillet 2016).

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Les choses qui font que se conserve le rapport de mouvement et de repos que les parties du corps humain ont entre elles sont bonnes ; et au contraire mauvaises celles qui font que les parties du corps humain ont entre elles un autre rapport de mouvement et de repos.

La démonstration procède par plusieurs étapes : elle rappelle un postulat de la petite physique, selon lequel le corps a besoin pour se conserver d’un très grand nombre d’autres corps ; la démonstration assimile ensuite « conservation du rapport de mouvement et de repos du corps », « conservation de sa forme » et partant, en convoquant deux nouveaux postulats de la petite physique, « capacité du corps à être affecté et à affecter de bien des manières par les autres corps ». Ce qui explique ce passage de la conservation du rapport à l’aptitude affective, c’est le fait que le corps humain est un corps complexe, un individu constitué par l’union d’une multiplicité d’individus, et que chacun ayant son aptitude à être modifié par l’extériorité, ou à la modifier, dès lors le corps humain dispose lui-­même d’une très grande aptitude affective. Au fond pour Spinoza, ce qui est à expliquer, ce n’est pas tant qu’un corps soit une aptitude ou une sensibilité affective, mais c’est que cette sensibilité soit plus ou moins grande ; or elle est d’autant plus grande qu’est grand le nombre de parties (ou d’individus) qui entre sous le rapport de mouvement et de repos. C’est pourquoi est bon ce qui conserve cette liaison, cette relation globale, ce ratio des mouvements relatifs des parties corporelles entre elles, mouvements relatifs qui nous permettent de considérer certaines parties comme dures, molles ou fluides, et partant comme plus ou moins « aptes à tracer et à être tracées »3, parties liées entre elles et capables de composer au total ce qu’on peut appeler une sensibilité affective du corps. A contrario, ce qui change le rapport de mouvement et de repos est mauvais, car cela contraint le corps à revêtir une autre forme4 ; et ce changement de forme fait, selon la fin de la démonstration de la proposition 39, « que le corps est détruit, et par conséquent qu’il est rendu tout à fait inapte à pouvoir être affecté de plusieurs façons ». ­Remarquons au 3 4

Voir les analyses de L. Vinciguerra sur le corps et sa trace dans Spinoza et le signe. La genèse de l’imagination, Paris, Vrin, 2005. « […] ut corpus humanum aliam formam induat [de telle sorte que le corps humain revêt une autre forme] » : on retrouve ici presque la même formule du scolie de E, IV, 20 sur le suicide.

142 Spinoza-Deleuze : lectures croisées passage l’insistance de Spinoza sur la nécessité pour le corps d’être rendu apte à être beaucoup affecté : être beaucoup affecté ne signifie donc pas beaucoup pâtir ; au contraire, la passivité équivaut à une réduction, ou une destruction de l’aptitude à être affecté, et l’augmentation de cette aptitude à être modifié, disposé, affecté, quant à elle, est bonne – bonne pour la conservation du corps, bonne aussi, on pourrait le montrer, pour son devenir actif. Mais doit ici nous arrêter au premier chef une expression qu’on trouve dans cette démonstration : est mauvais ce par quoi le corps est détruit et conséquemment est mauvais ce par quoi il « est rendu tout à fait inapte [omnino ineptum reddatur] à pouvoir être affecté de plusieurs façons [ne possit pluribus modis affici] ». Ce qui est remarquable, et étonnant, c’est que Spinoza ne dit pas, tout simplement : est mauvais ce qui détruit le corps, et par conséquent ce qui le rend tout à fait inapte à pouvoir être affecté – ce qui le rend absolument inapte à être affecté, « tout court ». Il précise bien plutôt : la destruction du corps le rend certes tout à fait inapte, mais tout à fait inapte à pouvoir être affecté de plusieurs façons, ou encore, par de nombreux modes [pluribus modis]. Comme si la destruction du corps ne signifiait pas la destruction complète de son aptitude à être affecté, mais laissait intacte une certaine aptitude affective, comme si la destruction du corps ne rendait pas impossible une aptitude à être affecté d’un petit nombre de façons, ou encore par peu de modes. Le soupçon naît donc en cette fin de démonstration : y a-­t-il une possibilité pour le corps d’être détruit du point de vue de sa forme (de son rapport de mouvement et de repos) sans l’être complètement du point de vue de son aptitude affective ? Soupçon confirmé, nous allons le voir, par le scolie. Il faut être d’autant plus sensible à cet espace ouvert à l’hypothèse d’une destruction corporelle qui n’élimine pas toute aptitude affective, mais la réduit seulement, qu’on lit en effet dans le scolie la formulation d’un doute sur l’identification de toute forme de mort à la destruction biologique, au devenir cadavérique : Je n’ose pas nier que le corps, alors que sont maintenues la circulation sanguine et d’autres choses, en raison desquelles le corps est jugé vivre, puisse néanmoins changer sa nature en une autre tout à fait différente. Car aucune raison ne me force à poser que le corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; et à la vérité l’expérience semble persuader d’autre chose.5 5

E, III, 39, scolie.

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D’où l’exemple d’un poète espagnol qui, suite à une maladie, fut frappé d’une telle amnésie qu’il ne reconnaissait plus ses propres productions littéraires – il se souvenait seulement de sa langue maternelle. Le scolie s’achève certes sur une précaution, qui consiste à laisser la réflexion en suspens pour ne pas donner aux superstitieux matière à de nouvelles questions : il s’agit là en effet d’une affaire de transformation, de métamorphose diront certains, de mort en tout cas, c’est-­à-dire de choses bien souvent objets de crainte – et on sait que le fonds de commerce affectif du superstitieux, c’est la crainte. Mais s’il est permis ici, malgré tout, d’essayer de lever ce « suspens » ou ce « suspense », alors déduisons quelques conséquences de cette hypothèse d’une mort non cadavérique, en nous aidant de Deleuze. Nous avons rapproché plus haut la formule de la démonstration de IV, 39 « corpus humanum aliam formam induat [le corps humain revêt une autre forme] », d’une formule que nous trouvons dans le scolie sur le suicide (IV, 20), en disant que c’était presque la même. Or, justement, ce n’est pas tout à fait la même, puisque la formule du scolie d’Éthique IV, 20, est la suivante : dans le suicide, le corps « aliam naturam priori contrariam induat », le corps revêt bien une autre nature, mais contraire à la première. Voilà ce qui se passe lorsque la mort change le corps en cadavre. Cependant, le corps peut mourir autrement – d’une mort non cadavérique – lorsqu’il revêt une autre nature, certes différente, mais pas forcément contraire à la première. C’est ce que précise le scolie : le corps peut encore vivre, selon le jugement commun, dans la conservation de choses comme la circulation sanguine, alors qu’il échange sa nature contre une autre tout à fait différente (« in aliam naturam a sua prorsus diversam mutari »). Prorsus diversa ne signifie pas nécessairement priori contraria : la nouvelle nature du corps n’est pas dite contraire à la première, mais juste (et c’est déjà beaucoup) absolument différente. On n’est donc pas dans la contrariété qui produit la mort biologique, la transformation du corps en cadavre ; mais dans la différence radicale qui maintient en vie, ou laisse intactes des fonctions organiques, tout en déterminant un autre type de mort. Dès lors, si on est conduit à distinguer différentes sortes de mort comme le suggère ici Spinoza, il est possible de distinguer différentes formes de vie pour le corps, ou du moins de porter différentes considérations sur le corps :  –  D’une part, on peut déceler une vie organique du corps, et donc considérer le corps comme complexe d’organes, plus ou moins vitaux. Le

144 Spinoza-Deleuze : lectures croisées corps est alors pensé comme organisme vivant, comme corps organisé selon des fonctions organiques – et cette vie-­là du corps est généralement, indique Spinoza, celle par laquelle on estime que le corps vit. Vie organique qui d’ailleurs ne doit pas être négligée, puisque c’est elle qui est prise en charge par la médecine, cet art dont la préface de la partie V nous dit qu’il est nécessaire pour parfaire le corps (comme est nécessaire la logique pour parfaire l’entendement). Or, cette dimension du corps qui est objet de la médecine, ce corps en tant qu’il est considéré comme organisme, on peut l’appeler corps physique, ou mieux : corps organique. C’est ce corps qui, pour partie, survit, est retenu, lorsque pourtant celui-­ci change sa nature contre une autre tout à fait différente – comme il semble que ce soit le cas sinon chez le poète espagnol (qui conserve quand même le souvenir de sa langue maternelle), du moins chez le bébé devenu adulte.  –  D’autre part, il y a chez Spinoza une pensée du corps comme complexe d’images, ou d’affections produites depuis l’enfance par l’habitude : n’est plus ici appréhendée la dimension organique du corps, c’est-­à-dire le corps comme organisme vivant, comme organisation des fonctions biologiques, mais le corps en tant qu’il est composé de liaisons d’affects, c’est-­à-dire en tant qu’il est traversé par des affections, ou des enchaînements d’affections, qui augmentent ou diminuent sa puissance d’agir : cette dimension du corps, considéré en tant qu’il est composé d’affects, et qui est proprement le corps dont traite l’Éthique, nous l’appellerons, pour le distinguer du corps organique, le corps affectif. Or, ce qu’a expérimenté le poète espagnol, ou ce qu’il a seulement approché puisque se conserve en lui la mémoire de sa langue maternelle (qui est aussi une mémoire affective), c’est la mort de ce corps affectif, de cette organisation affective du corps : tout en conservant le même organisme, et notamment certaines fonctions organiques essentielles comme la circulation sanguine, le poète espagnol a perdu la plupart de ces enchaînements d’images qui constituent la mémoire de son corps. Sans doute des lésions organiques – des lésions du cerveau, par exemple – peuvent accompagner cette mort affective, mais le plus important, selon Spinoza, reste ici la mort des liaisons affectives, qui équivaut non pas seulement à une destruction des termes en rapport (les affects-­souvenirs), mais surtout à une destruction de l’organisation mémorielle liée à l’ancien rapport lui-­même. Une maladie – qu’il faut bien appeler ici mortelle – peut donc entraîner pour le corps la

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disparition du rapport déterminé qu’avaient entre eux certains affects ; et partant, le corps du poète espagnol est rendu absolument inapte à être affecté par beaucoup de choses – notamment par ses productions littéraires, qui ne sont plus perçues comme siennes, qui ne sont plus incorporées dans des liaisons d’images-­souvenirs. Ceci étant dit, la mort affective, la mort du corps affectif, c’est-­àdire la destruction de la forme affective du corps, ne signifie pas la destruction radicale de l’aptitude du corps à être affecté et à affecter : l’aptitude affective est réduite, considérablement diminuée sans doute, mais elle n’est pas totalement détruite – le poète espagnol étant encore apte à être affecté par les mots de sa langue maternelle, et aussi, peu à peu, par d’autres modalités de l’existence. Le cas clinique du poète espagnol nous rend donc sensibles à la persistance d’une minimale aptitude affective, malgré la mort totale ou partielle du corps affectif, et alors que se conserve le corps organique. Une mort peut donc advenir au corps affectif, entendue comme destruction du rapport de mouvement et de repos entre ses parties affectives, alors que subsiste la dimension organique du corps, et que persiste, à travers le corps organique, ce qui peut-­être le fait vivre plus sûrement que ses fonctions organiques, à savoir une vie ou une puissance affective, une aptitude à être affecté et à affecter – la persistance de cette aptitude affective pouvant bien prendre le nom de conatus, ce qui compte toutefois étant que le corps est appréhendé essentiellement, activement, comme une sensibilité affective, comme aptitude, même minimale, à être affecté, à être traversé d’affects, de variations de puissance d’agir, de variations d’intensité affective. Or, ce qui peut être compris chez Spinoza comme la limite du corps organique, du corps vécu, comme son essentielle aptitude affective, c’est d’une certaine manière ce que Deleuze a tenté de penser sous la catégorie de « corps sans organes ». Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, disent en effet du corps sans organes, du CsO, qu’il est « ce qui reste quand on a tout ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément le fantasme, l’ensemble des signifiances et des subjectivations »6 : ce corps se conquiert donc notamment contre la pulsion interprétative de la psychanalyse, qui cherche un sens, une signification, une représentation 6 Mille Plateaux, p. 188.

146 Spinoza-Deleuze : lectures croisées derrière tout affect, toute expérimentation affective – et chez Deleuze le CsO est avant tout un exercice, une expérimentation, une ascèse même. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas ce qu’a, malgré lui, expérimenté le poète espagnol, qui s’est presque débarrassé de tout sentiment de propriété, de toute assignation d’un soi à un « ceci est à moi », et du coup à un « ceci est moi » ; ont été détruites ses propres liaisons d’images-­affects (ne lui restent que les mots-­affects), qui lui permettaient la reconnaissance des autres, et partant de soi : c’est une identité stable et personnelle qui, dans l’amnésie, s’envole – et dont la disparition laisse advenir une sensibilité affective certes diminuée, mais réelle. S’est donc passé malgré lui, chez le poète espagnol, ce qui est l’objet d’un programme, d’une expérimentation sur soi chez Deleuze et Guattari : Il s’agit de faire un corps sans organes, là où les intensités passent, et font qu’il n’y a plus ni moi ni l’autre, non pas au nom d’une plus haute généralité, d’une plus grande extension, mais en vertu de singularités qu’on ne peut plus dire personnelles, d’intensités qu’on ne peut plus dire extensives.7

Des deux corps du moi – le corps organique et le corps affectif –, le premier l’emporte sur l’autre, occupe l’attention, le rend invisible ; mais dès lors que s’affirme le corps affectif, que passent les intensités (entendues comme singularités affectives), alors s’effacent le moi, et sa recherche narcissique du corps bien organisé. On pourrait cependant objecter au rapprochement opéré ici entre CsO deleuzien et sensibilité affective spinoziste que s’il s’agit chez Deleuze d’en finir avec les investissements objectaux de la libido, avec l’image d’un soi constitué, c’est pour faire advenir, pour émanciper la puissance essentielle du corps, pour libérer la vie emprisonnée, pour que s’affirme pleinement un désir d’ordinaire trahi mais toujours tapi sous les territorialisations, les strates organisées ; alors qu’il ne s’agit pas du tout de cela chez Spinoza : même si l’analyse du cas du poète espagnol révèle la persistance de la puissance affective par-­delà la mort du corps affectif, par-­delà la destruction du rapport des mouvements que les parties du corps se communiquent entre elles, néanmoins, et contrairement à ce qu’on lit chez Deleuze, il n’y a aucune promotion dans la philosophie spinoziste d’une destruction du corps, au sens 7 Mille Plateaux, p. 194

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d’une autodestruction, pour faire advenir en lui son activité essentielle. Qui plus est, ce que promeut Deleuze, c’est une désorganisation organique du corps, une destruction du corps organique entendu comme organisme, comme organisation des organes requérant un centre organisateur et unifié. Comme il le dit dans Francis Bacon. Logique de la sensation : Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace dans le corps des niveaux ou des seuils d’après les variations de son amplitude.8

Dans Mille Plateaux, ces ondes qui traversent le CsO sont les ondes dolorifères du maso, ou les ondes frigidaires du drogué. Dans Logique de la sensation, l’onde est déterminée comme onde nerveuse, comme émotion vitale, comme sensation – et le sommet de cette logique de la sensation, chez Bacon et d’après Deleuze, c’est la « sensation colorante ». Il s’agit d’une sensation, dit encore Deleuze, qui cesse d’être représentative pour devenir une vibration réelle, l’expérience même d’une intensité, ou plutôt la condition empirique de l’expérience des intensités, puisque le CsO est par lui-­même « l’intensité = 0 », intensité non pas négative, mais intensité qui est la condition même de toute expérience intensive, et ce avant même toute opération de stratification, d’ossification et d’organisation des strates – ces strates étant, selon Mille Plateaux « l’organisme, la signifiance et la subjectivation »9. Cependant, quoiqu’il y ait des différences réelles entre les perspectives deleuzienne et spinoziste, il est possible même sur ce point d’approfondir encore leurs points d’accord. Premier point : Spinoza distingue une double dimension dans l’idée d’une affection corporelle, dans ce que lui appelle une « sensation » : « Le corps humain existe tel que nous le sentons », affirme le corollaire d’Éthique II, 13, et nous sentons ce corps exister, et tel qu’il existe, à travers les idées (et les idées d’idées) des affections qui le traversent – c’est-­à-dire à travers les affects, qui sont les affections qui font varier sa puissance d’agir. Or, précise Spinoza, l’idée d’une affection indique l’état, la constitution de notre corps, et souvent – si 8 Francis Bacon. Logique de la sensation, p. 33. 9 Mille Plateaux, p. 197.

148 Spinoza-Deleuze : lectures croisées c’est l’idée d’une image, si cette idée est une imagination – représente un corps extérieur : double dimension de l’idée d’une affection-­image, donc, dimension indicative d’un état du corps propre, dimension représentative d’un corps extérieur. Or de ces deux dimensions, la sensation chez Spinoza renvoie à la première, à la dimension indicative du corps ; la sensation fait signe vers un état du corps, et même, pourrait-­on dire, vers la force d’exister du corps vécu et vivant, du corps propre, telle qu’elle est modifiée : un signe qui n’est pas à interpréter, mais un signe indicatif qui est tout aussi bien expressif, un signe, une indication qui est expression de l’aptitude affective telle qu’elle est constituée, et peut-­être même « stratifiée », pour reprendre un mot de Deleuze. Il y a donc un grand accord entre la sensation non représentative, la sensation-­vibration chez Deleuze, et la sensation affective, expression d’une variation de puissance chez Spinoza. La différence resterait que chez Spinoza, la sensation affective s’accompagne le plus souvent d’imagination représentative, alors que chez Deleuze, la sensation-­vibration s’affirme contre la représentation signifiante. Deux questions toutefois : peut-­on vraiment, chez Deleuze, expérimenter en tant que tel le corps sans organes – ce que nous appelons la sensibilité affective chez Spinoza –, indépendamment de l’organisation du corps et de ses strates de signification ? « Et si le CsO est une limite, répond Mille Plateaux, si l’on n’a jamais fini d’y accéder, c’est parce qu’il y a toujours une strate derrière une autre strate, une strate encastrée dans une autre strate » (ibid.) : la sensation-­vibration s’expérimenterait donc toujours à même les sensations représentatives. À l’inverse, ne peut-­on pas concevoir chez Spinoza l’affectivité du troisième de connaissance (cet amour si particulier qu’est la béatitude) comme une intensité non représentative, comme une « sensation » (d’éternité) sans imagination ? Mais il y a plus encore : ce qu’est la strate chez Deleuze peut rendre compte d’un certain type d’affectivité chez Spinoza. Un affect, un désir par exemple, est mauvais lorsqu’il ne tient pas compte du tout du corps, lorsqu’il se fait « affect qui adhère tenacement » selon une formule récurrente de l’Éthique, lorsqu’il réduit donc la normativité du corps, cette aptitude à vivre selon une multiplicité de normes affectives, pour être polarisée par la norme d’un seul affect (il y a là une proximité également entre la perspective de Spinoza et celle de Georges Canguilhem) :

Les deux corps du moi 149 Posons par exemple qu’une partie A du corps soit, par la force de quelque cause extérieure, renforcée de telle sorte qu’elle prévale (selon la proposition 6 de cette partie) sur les autres, cette partie dès lors ne s’efforcera pas de perdre ses forces pour que les autres parties du corps s’acquittent de leur fonction. Elle devrait en effet avoir la force ou la puissance de perdre ses forces, ce qui (selon la proposition 6 de la partie III) est absurde. Donc cette partie s’efforcera, et par conséquent (selon les propositions 7 et 12 de la partie III) l’esprit aussi s’efforcera, de conserver cet état ; et par conséquent un désir, qui naît d’un tel affect de joie, ne tient pas compte du tout.10

Or cette prévalence d’une partie du corps sur les autres peut être entendue comme la prévalence d’un organe, ou d’un groupe d’organes, qui organise le corps sous sa coupe : ou mieux, cette prévalence organique peut être entendue comme la prévalence d’un affect ou d’un complexe affectif lié à un ou plusieurs organes. Lorsque nous sommes mus, par exemple, par un affect de luxuria (de gourmandise), c’est-­à-dire par un désir immodéré de manger, le palais, la langue, la gorge – entre autres – sont plus sollicités, « titillés » que d’autres organes corporels (la joie locale, organique, est Titillatio chez Spinoza) : à travers l’affect de gourmandise, le corps ne serait plus que bouche, en même temps que ventre. Dans le cas d’un affect de libido, sont les plus excités les organes génitaux : nous aurions affaire alors à un corps-­sexe – même si nous pouvons imaginer (ou expérimenter) que la libido puisse mobiliser beaucoup d’autres parties du corps physique, puisque nous ignorons jusqu’où vont se loger les zones érogènes de chaque corps individuel : en ce sens aussi nous ne savons pas ce que peut un corps. Autrement dit, les polarisations du corps affectif sont également à comprendre comme des fixations du corps organique ; et c’est contre ce type de fixation, justement, que Deleuze encourage, avec une grande prudence néanmoins comme le précise Mille Plateaux, l’autodestruction de l’organisme et la constitution du CsO. De la peinture de Bacon, Deleuze affirme ainsi : Libérant les lignes et les couleurs de la représentation, elle libère en même temps l’œil de son appartenance à l’organisme, elle le libère de son caractère d’organe fixe et qualifié : l’œil devient virtuellement l’organe indéterminé polyvalent, qui voit le corps sans organes, c’est-­à-dire la Figure, comme pure présence. La peinture nous met des yeux partout : dans l’oreille, dans le ventre, dans les poumons (le tableau respire…). C’est la double définition 10 E, IV, 60, démonstration.

150 Spinoza-Deleuze : lectures croisées de la ­peinture : subjectivement elle investit notre œil, qui cesse d’être organique pour devenir organe polyvalent et transitoire ; objectivement, elle dresse devant nous la réalité d’un corps, lignes et couleurs libérées de la représentation organique.11

À la prévalence d’une partie du corps – à la prévalence d’un organe, ou d’un affect investi dans un organe, adhérant tenacement à lui –, Deleuze oppose la polyvalence de l’organe, ce qui implique une désorganisation du corps, une déterritorialisation de l’organe : la fonction n’est plus soumise à l’organe, l’organe est libéré et affecte tout l’organisme. Chez Spinoza, la réforme éthique passe non pas tant par une réforme du corps organique, que par une transformation du corps affectif, bien souvent occupé par un affect prévalent, obsessionnel, qui absorbe la puissance du corps sans tenir compte du tout, qui le jette dans une prévalence qui nuit à sa polyvalence, à la multiplicité normative de son aptitude affective. D’ailleurs, dans ces affects prévalents que sont l’avaritia (le désir excessif d’argent) et l’ambitio (le désir immodéré de gloire), on aurait un peu de mal à repérer une localisation des parties organiques qui seraient plus sollicitées que les autres. Néanmoins, il y a quand même chez Spinoza l’idée que le danger, du point de vue du corps, vient de l’affect qui se prend pour le centre organisateur ; le danger vient de l’affect à travers lequel le corps affectif se conduit comme un organisme territorialisé : un tel affect est mauvais en tant qu’il bloque le devenir actif du corps affectif, en tant qu’il polarise et partant nie la sensibilité affective, l’essence active du corps. Il s’agit donc bien chez Spinoza, également, de détruire une certaine organisation affective : il s’agit même peut-­être de devenir actif par une certaine mort du corps affectif, tel qu’il est d’ordinaire stratifié, ossifié, fixé. N’est-­ce pas ce que nous dit la deuxième proposition de la partie V – qui parle de défaire certaines liaisons affectives, de délier nos émotions des idées de causes, surtout ces idées de causes extérieures imaginées simplement, comme libres, comme toutes-­puissantes ? N’est-­ce pas aussi ce que déclare la proposition 10 de cette même partie, lorsqu’elle énonce que, tant que nous ne sommes pas en proie à un affect mauvais (c’est-­à-dire polarisant), nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un 11 Francis Bacon. Logique de la sensation, p. 37

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ordre pour l’entendement ? Ce qui signifie que le devenir actif du corps, l’affirmation de son aptitude affective, renvoie à ce que Deleuze dit du CsO dans Mille Plateaux, à savoir qu’il « se révèle pour ce qu’il est, connexion de désirs, conjonction de flux, continuum d’intensités »12. Tel est le corrélat d’une activité intellectuelle qui procède notamment chez Spinoza, comme on le sait, par enchaînement déductif, par explication des causes ou des propriétés communes, c’est-­à-dire, finalement, par démonstrations. Il faudrait ainsi prendre à la lettre l’idée spinoziste que les yeux de l’esprit, ce sont les démonstrations. En effet, le corps sans organe, qui chez Deleuze vient d’un horizon qui n’est pas directement spinoziste (ce concept de CsO se constitue plutôt à partir des pensées de Simondon, Canguilhem, Geoffroy Saint-Hilaire – et en premier d’Artaud bien sûr), ce corps avec ses organes polyvalents, avec ses yeux partout, nous permet d’éclairer le fameux passage du scolie de la proposition 23 d’Éthique V où Spinoza déclare : Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels [cette éternité étant d’abord celle de l’existence d’une essence corporelle comme force positive, puissance sensible, expression de la puissance éternelle de Dieu]. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit en comprenant que celles qu’il a en mémoire. En effet, les yeux de l’esprit, par le moyen desquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-­mêmes.

À travers Deleuze, affirmant dans Logique de la sensation que  « l’esprit, c’est le corps lui-­même, le corps sans organe », nous saisissons que chez Spinoza, les démonstrations, comme la peinture, peuvent nous mettre des yeux partout, et que l’activité intellectuelle est une façon – la façon spinoziste – de se constituer un corps sans organes.

12 Mille Plateaux, p. 199.

9.  L’oiseau de feu : puissance, expression et métamorphose. Sur la rencontre Spinoza-Deleuze Saverio Ansaldi1

La puissance est modeste, à l’opposé de la prétention. (G. Deleuze, Critique et clinique) Moi, j’ai “fait” longtemps de l’histoire de la philosophie, lu des livres sur tel ou tel auteur. Mais je me donnais des compensations de plusieurs façons : d’abord en aimant des auteurs qui s’opposaient à la tradition rationaliste de cette histoire (et entre Lucrèce, Hume, Spinoza, Nietzsche, il y a pour moi un lien secret constitué par la critique du négatif, la culture de la joie, la haine de l’intériorité, l’extériorité des forces et des relations, la dénonciation du pouvoir…, etc.). Ce que je détestais avant tout, c’était le hégélianisme et la dialectique.2

La rencontre entre Deleuze et Spinoza se présente selon une double perspective : d’une part, elle constitue l’une des lignes de force de son travail universitaire ; de l’autre, elle échappe au cadre rigide et aux règles strictes de l’histoire de la philosophie. Deleuze publie sa thèse complémentaire, Spinoza et le problème de l’expression, en 1968, la même année que sa thèse principale, Différence et répétition. En 1968 paraît également le premier volume du Spinoza de Martial Gueroult. Les deux textes sont néanmoins incomparables. Le travail de Gueroult représente le sommet de la méthode française du commentaire systématique. Dans l’optique de Gueroult, il s’agit de restituer la pensée de l’auteur dans toute sa cohérence à travers l’analyse interne de ses 1 Saverio Ansaldi est maître de conférences HDR à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et membre de l’Institut d’histoire de la pensée classique (IHPC – UMR 5037). 2 Pourparlers, p. 14.

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concepts et de ses notions, en mettant en lumière la structure homogène qui les détermine. L’ouvrage de Deleuze, quant à lui, relève plutôt de l’art du portrait ou mieux encore d’un « tableau vivant ». Il ne s’agit pas de faire de l’histoire de la philosophie à partir d’un commentaire « interne », mais d’agencer la pensée de Spinoza à des forces extérieures, à un « en-­dehors » qui lui confère son sens véritable. Il faut en ce sens prendre Spinoza « par le milieu, et non pas par le premier principe (substance unique pour les attributs) »3. Deleuze saisit ainsi le mouvement même de la philosophie de Spinoza – son « dehors » : la conception de la puissance. La puissance spinozienne n’est en aucun cas un « possible » devant se réaliser ou tendant téléologiquement à s’affirmer. Une puissance est toujours actuelle et active. « L’identité de la puissance et de l’acte s’explique par ceci : toute puissance est inséparable d’un pouvoir d’être affecté, et ce pouvoir d’être affecté se trouve constamment et nécessairement rempli par des affections qui l’effectuent »4. Une puissance s’affirme dans son effectuation actuelle, c’est-­à-dire dans la modalité absolue de sa causalité. Une puissance actuelle ne peut être que cause d’elle-­même. Cette actualité définit son activité causale. L’essence d’une puissance est sa capacité « actuelle » de produire des effets et rien d’autre. Une puissance est par conséquent toujours autonome ou libre : en étant cause d’elle-­même, ses effets découlent directement de son pouvoir d’être affecté. La liberté de la puissance ne renvoie pas ainsi à une volonté, à un pouvoir ou à une autorité. Spinoza prend soin de distinguer avec clarté et fermeté la puissance (potentia) du pouvoir (potestas). Dès la Première Partie de l’Éthique, il insiste sur la nécessité de ne pas confondre la puissance de Dieu avec un pouvoir royal ou tyrannique. L’effectuation d’une puissance n’est pas affaire de modèles et de hiérarchies : une puissance n’est conforme qu’à sa propre cause, c’est-­à-dire à son actualité et à sa liberté. C’est pourquoi cette conception de la puissance implique une théorie de l’expression. Toute puissance est expressive. Et toute forme d’expression renvoie nécessairement à une puissance actuelle d’être et d’agir. Nous supposons que l’idée d’expression est importante, à la fois pour la compréhension du système de Spinoza, pour la détermination de son rapport avec le système de Leibniz, pour les origines et la formation des deux systèmes 3 4

Dialogues, p. 74. Voir à cet égard, P. Macherey, « Deleuze dans Spinoza », art. cité. Spinoza. Philosophie pratique, p. 134.

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[…] Chez Leibniz, comme chez Spinoza, l’expression a une portée à la fois théologique, ontologique et gnoséologique.5

En effet, « l’expression enveloppe, implique ce qu’elle exprime, en même temps qu’elle l’explique et le développe » (ibid., p. 12). Toute l’originalité de la conception spinozienne de la puissance réside selon Deleuze dans cette définition de l’expression comme explication-­ développement d’une puissance actuelle et active. Il faut à cet égard souligner le fait que pour Deleuze l’idée d’expression ne constitue pas une « théorie » pouvant s’appliquer à un objet déterminé, en l’occurrence la puissance. L’idée d’expression ne doit pas « expliquer » ou « interpréter » la notion spinozienne de puissance. L’expression est immanente et constitutive à l’affirmation d’une puissance. La puissance, c’est l’expression, car la puissance n’existe que dans le processus d’explication-­développement de son effectuation actuelle. La puissance ne peut être saisie que par l’idée d’expression, c’est-­à-dire par un « concept » inséparable de sa « réalité ». Le binôme puissance-­ expression se révèle ainsi comme étant le « milieu » même de la philosophie de Spinoza – le foyer lumineux et vivant de son système. Or, une puissance exprime toujours un seuil de variation impliquant des manières d’être, d’agir et de penser – c’est-­à-dire un pouvoir d’affecter et d’être affecté. C’est pourquoi toute puissance est en métamorphose. Une puissance ne cesse d’être active et actuelle, de se transformer en s’agençant à des relations et à des forces – à une extériorité. La métamorphose désigne le potentiel de transformation de la puissance elle-­même dans l’effectuation de son actualité. C’est ici que l’idée d’expression révèle toute son utilité et son efficacité. De ce point de vue, la philosophie de Spinoza peut être considérée comme un empirisme radical aboutissant à un nouveau rationalisme6. La conception spinozienne de la puissance comme expression est ainsi inséparable d’une pratique de la métamorphose. Si la philosophie de Spinoza n’est pas une théorie ou un système conceptuel abstrait, mais une éthique de la puissance, c’est parce qu’elle est capable de définir les trajectoires réelles et effectives des métamorphoses de la vie.

5 Spinoza et le problème de l’expression, p. 13. 6 Voir ibid., p. 134.

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En ce sens, la métamorphose n’indique pas un changement ou une modification de la forme mais toujours une variation de ­puissance : « L’important, c’est de concevoir la vie, chaque individualité de vie, non pas comme une forme, ou un développement de forme, mais comme un rapport complexe entre vitesses différentielles, entre ralentissement et accélération de particules »7. Dans un processus de métamorphose, c’est le rapport ou l’agencement entre la causalité actuelle et le dehors qui désigne le seuil d’expression de la puissance. Une métamorphose, c’est une ligne de vie traversée par des rapports de puissance, c’est-­à-dire par des trajectoires expressives variables, prises dans le mouvement perpétuel de leur liberté et de leur désir d’autonomie. « Il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus “étendu”, ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus “intense” » (ibid., p. 169). La ligne de vie de la puissance permet ainsi de dessiner un plan de composition des rapports affectant les métamorphoses possibles d’un être. Ce plan de composition est celui de l’expression8. Le  « constructivisme » au centre du spinozisme se fonde précisément sur ces métamorphoses de la puissance : comment passe-­t-on de la passivité à l’activité ? Comment peut-­on avoir une idée adéquate ? Comment la tristesse devient-­elle de la joie ? Quelle est la force qui passe dans un corps en le rendant capable de plusieurs choses ? Comment devient-­on libre ? Ainsi, la puissance, l’expression et la métamorphose représentent le « dispositif » faisant fonctionner l’ensemble de la philosophie de Spinoza9. Cette triade rythme les mouvements et les processus multiples de l’œuvre spinozienne : « La philosophie devient ici l’art d’un fonctionnement, d’un agencement »10. Deleuze parle à ce propos d’éthologie : L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum 7 Spinoza. Philosophie pratique, p. 165. 8 Dialogues, p. 12 : « À chaque combinaison fragile, c’est une puissance de vie qui s’affirme, avec une force, une obstination, une persévération dans l’être sans égale. » 9 Voir  « Qu’est-­ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, Seuil, 1989, p. 185-195. 10 Dialogues, p. 77.

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et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-­à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose.11

Le dispositif « puissance-­expression-­métamorphose » permet de tracer le plan définissant le sens même de l’entreprise philosophique spinozienne : faire « fonctionner » la vie pour en extraire des lignes de transformation et des rapports de composition en vue d’une expérimentation perpétuelle de notre devenir : « L’expérimentation sur soi-­même, est notre seule identité, notre chance unique pour toutes les combinaisons qui nous habitent »12. C’est en métamorphosant notre puissance dans l’expérimentation de nous-­mêmes et dans l’agencement avec l’extériorité, que nous devenons réellement expressifs – autrement dit capables de fuir les forces contraires à notre devenir. Il ne s’agit pas de parvenir à une « identité » ou une « forme » après les processus des métamorphoses – comme dans un parcours dialectique ou égologique – mais de traverser par les côtés toutes les virtualités de la vie, en organisant les rencontres et les fuites. « Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite […] Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée » (ibid., p. 47). L’éthologie et la cartographie constituent ainsi le véritable dispositif de la philosophie spinozienne, s’opposant à tout dualisme, à tout idéalisme et à toute tentative d’introduire la représentation du concept dans le mouvement virtuel de la vie. À cet égard, Deleuze distingue trois plans principaux dans le processus de métamorphose de la puissance expressive. Ces trois plans structurent le « fonctionnement éthologique » de la pensée de Spinoza.

L’ontologie comme constitution d’un plan d’immanence La question à laquelle l’ontologie de Spinoza doit répondre est la suivante  : « Quels sont les liens logiques entre l’immanence et 11 Spinoza. Philosophie pratique, p. 168. 12 Dialogues, p. 18.

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­l’expression ? »13 L’ontologie spinozienne construit sa réponse en s’opposant radicalement au platonisme ; en effet, « toute réaction contre le platonisme est un rétablissement de l’immanence dans son extension, et dans sa pureté qui interdit le retour d’un transcendant »14. Que signifie pour Spinoza s’opposer au platonisme ? Cela signifie substituer la puissance de l’expression aux doctrines de la participation et de l’émanation. Chez Platon, le principe de participation est avant tout cherché du côté du participant. La participation apparaît le plus souvent comme une aventure qui survient du dehors au participé, comme une violence subie par le participé […]. Même lorsque Platon traite de la participation des Idées entre elles, la puissance correspondante est saisie comme puissance de participer, plutôt que d’être participé.15

Le problème de la participation est renversé par le néo-­platonisme. Son principe est désormais cherché du côté du participé, dans le modèle ou dans le paradigme idéal. C’est pourquoi la participation devient émanative ; l’émanation implique à son tour une causalité par donation. Ainsi, « la véritable activité est celle du participé ; le participant n’est qu’un effet, et reçoit ce que la cause lui donne » (ibid., p. 154). Chez Spinoza, la définition de la cause immanente ne donne lieu à aucune donation d’être mais détermine au contraire une implication réciproque de la cause et de l’effet. L’effet ne sort pas de la cause, il est « immané » en elle. C’est pourquoi, « l’immanence à l’état pur exige un Être univoque qui forme une Nature, et qui consiste en formes positives, communes au producteur et au produit, à la cause et à l’effet […]. L’immanence s’oppose à toute éminence de la cause, à toute théologie négative, à toute méthode d’analogie, à toute conception hiérarchique du monde. Toute est affirmation dans l’immanence » (ibid., p. 157). L’ontologie spinozienne de l’immanence est une ontologie de l’affirmation univoque et de la causalité s’opposant à tout processus de constitution du réel fondé sur une hiérarchisation transcendante de l’être. L’équivocité, l’éminence et l’analogie perdent toute fonction au sein de l’ontologie spinozienne : l’univocité expressive fonde en effet une égalité d’être entre Dieu et le monde. 13 Spinoza et le problème de l’expression, p. 153. 14 Critique et clinique, p. 171. 15 Spinoza et le problème de l’expression, p. 153.

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Dieu s’exprime lui-­même dans le monde ; le monde est l’expression de Dieu, l’explication d’un Dieu-­être ou de l’Un qui est. Le monde est promu en Dieu, de telle manière qu’il perd ses limites ou sa finitude, et participe immédiatement de l’infinité divine. (Ibid., p. 160)

L’univocité ontologique de l’immanence est à l’origine de ce que Deleuze appelle un « nouveau naturalisme ». Il s’agit en effet, contre le platonisme et le cartésianisme, « de restaurer les droits d’une Nature douée de forces et de puissance » (ibid., p. 211). L’expression du plan d’immanence coïncide avec la productivité infinie de la Nature – sa puissance. Cette productivité, toujours active et purement actuelle, s’affirme dans les métamorphoses infinies des agencements modaux. Le réseau infini des causes et des effets se déployant sur le plan d’immanence définit la productivité incessante de la puissance naturelle – son expression univoque et sa métamorphose. C’est dans Mille Plateaux que Deleuze tire toutes les conséquences du nouveau naturalisme spinoziste. La Nature entière est une multiplicité de multiplicités parfaitement individuée. Le plan de consistance de la Nature est comme une Machine abstraite, pourtant réelle et individuelle, dont les pièces sont les agencements ou les individus divers qui groupent chacun une infinité de particules sous une infinité de rapports plus ou moins composés. Il y a donc unité d’un plan de nature, qui vaut aussi bien pour les inanimés que pour les animés, pour les artificiels et les naturels […]. C’est un plan d’étalement, qui est plutôt comme la section de toutes les formes, la machine de toutes les fonctions, et dont les dimensions croissent pourtant avec celles des multiplicités ou individualités qu’il recoupe. Plan fixe, où les choses ne se distinguent que par la vitesse et la lenteur. Plan d’immanence ou d’univocité, qui s’oppose à l’analogie.16

La philosophie de la nature de Deleuze, comme celle de Spinoza, aboutit à la détermination d’un « devenir » traversé par les métamorphoses infinies s’exprimant dans le plan d’immanence. Toute la Nature se présente comme un « diagramme-­machine » dont les devenirs de puissance organisent sans cesse les métamorphoses et les agencements expressifs des éléments qui le composent : corps, concepts, affects, individus. Il faut essayer de penser ce monde où le même plan fixe, qu’on appellera d’immobilité ou de mouvement absolus, se trouve parcouru par des éléments 16 Mille Plateaux, p. 311.

160 Spinoza-Deleuze : lectures croisées ­informels de vitesse relative, entrant dans tel ou tel agencement individué d’après leurs degrés de vitesse et de lenteur. Plan de consistance peuplé d’une matière anonyme, parcelles infinies d’une matière impalpable qui entrent dans des connexions variables. (Ibid., p. 312-313)

Le « réel » tout entier n’est ainsi rien d’autre que la surface infinie des « événements » produits par les connexions ou les rencontres des puissances en devenir : chaque événement exprime toutes les virtualités ou les métamorphoses d’un agencement/dispositif – individuel et collectif à la fois.

La métamorphose de la puissance modale comme condition d’une anthropogenèse radicale Cette anthropogenèse structure trois niveaux d’expression : les signes, les concepts et les percepts. À son tour, chacun de ces trois niveaux détermine des modalités ou des manières de vivre – les agencements ou les connexions affectives comme devenirs de puissance sur le plan d’immanence. L’anthropogenèse présuppose d’abord une nouvelle conception du corps. Deleuze ne cesse d’insister sur la vérité axiomatique de l’affirmation spinozienne : « Nul ne sait ce que peut un corps. » Spinoza, à la différence de Descartes, ne pense pas le corps à partir de ses organes ou de ses fonctions mais à partir de son pouvoir d’affecter et d’être affecté. Un corps est toujours un « corps sans organes », c’est-­à-dire une variation de puissance prise dans un rapport ou dans un agencement. La variation de cette puissance d’agir produit l’affect. L’affirmation de la puissance d’agir suivant le rythme de la variation affective est à l’origine des métamorphoses caractérisant la nature humaine. C’est ici que surgit la question de l’anthropogenèse. « La grande question qui se pose à propos du mode existant fini est donc : Arrivera-­t-il à des affections actives, et comment ? Cette question est à proprement parler la question “éthique” »17.

17 Spinoza et le problème de l’expression, p. 199.

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Le devenir expressif de la puissance modale humaine, comme pouvoir d’affecter et d’être affecté du corps, implique le seuil mouvant et ouvert de ses métamorphoses. Chaque affect se double d’une métamorphose déterminant une manière d’être, d’agir et de penser. Les trois niveaux de connaissance permettent d’expliciter l’expression de ces métamorphoses. Les signes témoignent de l’effet exercé par les causes extérieures sur notre propre puissance d’agir. Ils indiquent la variation de notre puissance d’agir dans le rapport qui nous lie à l’extériorité d’une rencontre. Ainsi, « les signes n’ont pas pour référent direct des objets. Ce sont des états de corps (affections) et des variations de puissance (affects) qui renvoient les uns aux autres. Les signes renvoient aux signes »18. De ce point de vue, les signes sont les expressions de nos métamorphoses passives et des variations sur la ligne de vie dont nous ne sommes pas cause adéquate. Les concepts ou les notions communes, à la différence des signes, appréhendent les causes des objets ou la signification des rapports s’affirmant sur le plan d’immanence de la Nature. L’expression des concepts débouche sur une autre métamorphose – celle de l’activité et de la puissance actuelle affectée de joie. La cause remplace l’effet dans la production d’un affect. Ce qui est décisif dans la définition du concept est la constitution d’un horizon commun d’expérience et d’action. Comme tous les rapports se composent dans la Nature tout entière, la Nature présente du point de vue le plus général une similitude de composition valable pour tous les corps. On passera d’un corps à l’autre, si différent soit-­il, par simple variation du rapport entre les parties ultimes de l’un […]. Voilà ce que Spinoza appelle une « notion commune ». La notion commune est toujours l’idée d’une similitude de composition dans les modes existants.19

Le concept fonctionne comme une « idée biologique », c’est-­à-dire comme outil de compréhension nécessaire pour saisir les rapports de composition utiles à l’expression de notre devenir et à la détermination de nos agencements de puissance. Les métamorphoses induites par les notions communes permettent de cette manière de produire de l’immanence dans l’immanence – d’intensifier l’effectuation actuelle de notre puissance d’agir dans le plan ou la surface de la Nature. 18 Critique et clinique, p. 175. 19 Spinoza et le problème de l’expression, p. 254.

162 Spinoza-Deleuze : lectures croisées Les percepts, quant à eux, renvoient directement aux essences des choses. C’est pourquoi « les essences sont des vitesses absolues qui ne composent pas l’espace par projection, mais l’emplissent en une fois, d’un seul coup »20. L’essence exprime le pur degré d’intensité ou de puissance d’une chose saisie dans la production événementielle s’effectuant sur le plan d’immanence de la Nature infinie. La connaissance des essences implique une métamorphose de la puissance en joie active, que Spinoza appelle « amour intellectuel » de Dieu, correspondant au troisième genre de connaissance. C’est dans le troisième genre que le système de l’expression trouve sa forme finale. La forme finale de l’expression, c’est l’identité de l’affirmation spéculative et de l’affirmation pratique, l’identité de l’Être et de la Joie, de la Substance et de la Joie, de Dieu et de la Joie. La joie manifeste le développement de la substance elle-­même, son explication dans les modes et la conscience de cette explication.21

Les signes, les concepts et les percepts tracent ainsi les processus et les vecteurs de variation de l’anthropogenèse spinozienne comme métamorphose de la puissance expressive : connaître, c’est agir, et agir signifie exprimer un pouvoir d’affecter et d’être affecté. L’expression de cette puissance implique toujours la variation vectorielle des métamorphoses possibles pour la nature humaine. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une anthropogenèse. La constitution de la « nature humaine » dépend des métamorphoses de la puissance d’agir produisant les possibilités expressives et affectives du mode fini : signes, concepts, percepts. Partie ou mode du plan d’immanence, la nature humaine ne peut renvoyer qu’à un corps sans organes, à une multiplicité d’intensités et de rencontres singularisées par des « manières d’être » s’affirmant dans la pure actualité de la puissance d’agir.

20 Critique et clinique, p. 184. 21 Spinoza et le problème de l’expression, p. 289.

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Les métamorphoses de l’éthique et de la politique, fondées sur la puissance du corps et l’expression nomade de son désir  « Toute l’Éthique se présente comme une théorie de la puissance, par opposition à la morale comme théorie des devoirs »22. C’est ici que l’on retrouve les métamorphoses de la puissance comme éthique de l’expérimentation. Aller jusqu’au bout de ce qu’on peut, est la tâche proprement éthique. C’est par là que l’Éthique prend pour modèle le corps ; car tout corps étend sa puissance aussi loin qu’il le peut. En un sens, tout être, à chaque moment, va jusqu’au bout de ce qu’il peut. “Ce qu’il peut”, c’est son pouvoir d’être affecté, qui se trouve nécessairement et constamment rempli par la relation de cet être avec les autres.23

L’identification spinozienne entre le droit et la puissance renvoie pour Deleuze à la détermination d’un « devenir-­actif » se confondant avec la nécessité éthique d’une métamorphose expressive. À l’inverse de Hobbes, Spinoza n’élabore pas une théorie contractualiste de l’État ; la constitution du droit commun passe directement par l’affirmation affective et la recherche de l’utile. En ce sens, « le souverain est le tout ; le contrat se fait entre les individus, mais qui transfèrent leurs droits au tout qu’ils forment en contractant. C’est pourquoi la cité est décrite par Spinoza comme une personne collective, corps commun et âme commune » (ibid., p. 245). La société politique se présente ainsi comme le véritable plan d’immanence de la puissance commune. L’espace du droit civil ne désigne jamais le blocage normatif d’une loi étatique se substituant à la loi naturelle mais au contraire la pleine correspondance entre le droit de nature – la puissance – et la loi du corps – le pouvoir d’affecter et d’être affecté. Le droit commun – qui peut aussi ne pas coïncider avec l’État de droit – se révèle ainsi comme étant la condition nécessaire pour l’affirmation d’une anthropogenèse de la métamorphose. On 22 Spinoza. Philosophie pratique, p. 143. 23 Spinoza et le problème de l’expression, p. 248.

164 Spinoza-Deleuze : lectures croisées pourrait affirmer à cet égard qu’un État libre est celui qui permet le plus de métamorphoses possibles aux corps agissant et connaissant. La « liberté d’expression » est la liberté de la métamorphose pour la métamorphose, c’est-­à-dire la liberté d’organiser les rencontres ou d’établir des agencements afin d’expérimenter notre devenir actif. Il est impossible ainsi de séparer le domaine de l’éthique de celui de la politique : chez Spinoza, le plan d’immanence ou la Nature douée de force compose en un seul mouvement la loi du corps avec le droit de la puissance – dans l’événement toujours renouvelé de la métamorphose anthropogénétique des affects. C’est encore dans Mille Plateaux que cette problématique spinozienne trouve son élaboration la plus accomplie. La puissance de la métamorphose s’exprime comme désir nomade ou machine de guerre, devenir intensif fuyant l’appareil d’État. « Ce n’est pas en termes d’indépendance, mais de coexistence et de concurrence, dans un champ perpétuel d’interaction, qu’il faut penser l’extériorité et l’intériorité, les machines de guerre à métamorphoses et les appareils identitaires d’État, les bandes et les royaumes, les mégamachines et les empires »24. La puissance de la machine de guerre ne se substitue pas à l’appareil d’État – elle invente à chaque instant des heccéités-­événements composant des lignes de vie sur un espace lisse de connexion. Le plan d’immanence parcouru par les machines de guerre désirantes compose ainsi le flux des métamorphoses ; « ce flux opératoire et expressif est aussi bien naturel qu’artificiel : il est comme l’unité de l’homme et de la Nature » (ibid., p. 506). Le corps sans organes du désir redécouvre sa puissance de métamorphose en traçant des rapports infinis d’expérimentation – comme pure invention d’une expression active et joyeuse. Finalement le grand livre sur le CsO, ne serait-­il pas l’Éthique ? Les attributs, ce sont les types ou les genres de CsO, substances, puissances, intensités Zéro comme matrices productives. Les modes sont tout ce qui se passe : les ondes et vibrations, les migrations, seuils et gradients, les intensités produites sous tel ou tel type substantiel, à partir de telle matrice […]. Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir (là où le désir se définit comme processus de production, sans référence à aucune instance extérieure, manque qui viendrait le creuser, plaisir qui viendrait le combler). (Ibid., p. 190-191)

24 Mille Plateaux, p. 446.

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La pensée de Spinoza, comme celle de Nietzsche, permet selon Deleuze de répondre à la question : qu’est-­ce que la philosophie ? Le constructivisme qui caractérise la pensée de Spinoza est inséparable de la position d’une vie qui ne veut pas sa puissance mais qui la traverse suivant les lignes imperceptibles de son dehors et de points de rencontre appelant ses métamorphoses. Vie par un corps sans organes, tracé d’affects, parcouru par une expérimentation déniant toute emprise identitaire d’un Moi totalisant et narratif. Plus de récit, d’histoire de soi ou de mémoire – mais composition en métamorphoses d’une machine collective d’expression, immanence pure dans le plan infini du devenir. On dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre. Elle n’est pas immanence à la vie, mais l’immanence qui n’est en rien est elle-­même une vie. Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue : elle est puissance, béatitude complètes.25

25 Deux régimes de fous,  « L’Immanence : une vie… », p. 360.

10.  Spinoza pour Deleuze : immanence des signes Anne Sauvagnargues1

Si Spinoza lui-­même ne s’est guère intéressé aux signes, l’impact de son œuvre et sa fécondité pour l’esthétique se dégagent de manière éclatante dans la lecture qu’en propose Deleuze. Pour Deleuze, Spinoza est d’abord le philosophe par excellence, la référence privilégiée pour la rigueur de son système autant que pour l’exemplarité de sa vie. Parce qu’il a réussi à penser l’immanence sans la réduire à une transcendance, Spinoza s’affirme comme le penseur décisif pour une métaphysique résolument empiriste, salué comme « le premier parmi les philosophes »2. Cela, pour Deleuze, marque sa puissance théorique et vitale : l’éthique s’affirme comme pratique de vie. Cette confluence entre la pensée et la vie montre que Deleuze lit Spinoza avec Nietzsche. Il insiste toujours sur cette amitié stellaire qui lie Nietzsche à Spinoza, et ouvre pour la philosophie une voie dans laquelle il s’inscrit lui-­même. Spinoza est le penseur le plus vivant, le « Grand Vivant » : « La joie éthique est le corrélat de l’affirmation spéculative », dit-­il dans Spinoza. Philosophie pratique (p. 43)3. Car la vie n’est pas une idée, mais une manière d’être, et seul le penseur a « une vie 1 2 3

Anne Sauvagnagues est professeur à l’Université Paris-Ouest-Nanterre et membre du laboratoire Histoire des Arts et des Représentations (HAR – EA4414). Qu’est-­ce que la philosophie ?, p. 50. « Cette vie frugale et sans propriétés, minée par la maladie, ce corps mince, chétif, ce visage ovale et brun avec des yeux noirs éclatants, comment expliquer l’impression qu’ils donnent d’être parcourus par la Vie même, d’avoir une puissance identique à la Vie ? Dans toute sa manière de vivre comme de penser, Spinoza dresse une image de la vie positive, affirmative, contre les simulacres dont les hommes se contentent » (ibid., p. 21).

168 Spinoza-Deleuze : lectures croisées puissante et sans culpabilité ni haine » (ibid. p. 23). La méthode géométrique de Spinoza ne consiste donc pas seulement en une méthode d’exposition intellectuelle particulièrement efficace, elle propose d’abord une méthode de rectification vitale capable d’amplifier la pensée, de la rendre plus puissante. « Non pas que la vie soit dans la pensée. Mais seul le penseur a une vie puissante et sans culpabilité ni haine, seule la vie explique le penseur » (ibid.). Sous l’ordre de l’acquisition, non sous l’ordre de l’exposition, la méthode spinoziste s’avère ainsi un exercice vital : « Un Art, l’art de l’Éthique elle-­même : organiser les bonnes rencontres, composer les rapports vécus, former les puissances, expérimenter » (ibid., p. 161). Mais Deleuze, qui s’intéresse à l’art depuis ses premiers écrits, ne mesure l’impulsion décisive de Spinoza concernant l’art que lentement, après avoir rompu avec un ensemble de traditions qui maintiennent l’art dans la dépendance d’une signification discursive, enferment l’imagination dans une conscience privée, et cantonnent finalement l’art à un rôle récréatif, distraction élitiste de la vie sociale. Dans la première partie de son œuvre, Spinoza est sans doute le philosophe décisif s’agissant d’une conquête métaphysique de l’immanence, mais non la référence la plus actuelle concernant les débats sur art et littérature et symptomatologie qui intéressent Deleuze avant 1968. Ces problèmes concernant le texte, le sens dans sa dimension littérale de production inconsciente et asignifiante passent plutôt par des références à la psychanalyse, la frontière du sens et du non-­sens (Carroll, Artaud), la vocation symptomatologique de l’art et sa capacité à explorer les frontières de la normalité sexuelle, sociale et psychique (Proust, Artaud, Wolfson, Klossowski, Kafka). Mais avec le retentissement de mai 1968, Deleuze avec Guattari élabore une critique politique des modes de subjectivation qui conçoit les signes comme régimes de signes, dans leur double acception diététique et politique, comme écologie politique. L’Éthique contribue alors à transformer les catégories des signes, en passant d’un signe interprété à un signe-­affect, heccéité, composition de rapports et variation de puissance.

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De la critique spinoziste du signe à la définition de l’art comme critique et clinique chez Deleuze Si Deleuze se rapporte toujours à Spinoza pour la métaphysique, il semble négliger ou contourner la critique spinoziste du signe et de l’imagination, dans la mesure où, depuis ses premiers écrits sur la littérature, Proust et les signes, en 1964, jusqu’à ses travaux sur le cinéma, l’Image-­mouvement, en 1983 et l’Image-­temps en 19854, toute sa philosophie de l’art tourne autour des signes et de l’image. « Tout ce que j’ai écrit […] constituait une théorie des signes », précise-­t-il dans un entretien de 19885. En réalité, Deleuze intègre la critique spinoziste du signe et la leçon du Traité théologico-­politique. Comme la prophétie, les régimes construits de signes artefactuels doivent s’entendre comme pièces d’un dispositif social de subjectivation, qui inclut domination et servitude. Les signes servent le pouvoir en s’adressant à notre imagination et nous font prendre un principe d’obéissance pour un modèle de connaissance : « Il suffit de ne pas comprendre une vérité éternelle, c’est-­à-dire une composition de rapports, pour l’interpréter comme un impératif. » De tels signes impératifs « n’ont pas d’autre sens que de nous faire obéir »6. Deleuze reprend entièrement cette critique politique, qui concerne moins cependant l’existence effective des régimes de signes sociaux que l’usage qu’on en fait, ou le plan de transcendance au sein duquel on les fait fonctionner. De tels régimes de signes relèvent bien d’une analyse critique, qui concerne la mise à plat de leurs enjeux et leurs modes de fonctionnement. Ici, la critique spinozienne rejoint le formalisme structural auquel Deleuze s’intéresse à la même 4

En fait, Deleuze conserve la critique spinoziste de l’image : dans Proust et les signes, le chapitre conclusif s’appelle « L’image de la pensée », et constitue une critique des pouvoirs d’illusion de la pensée : image de la pensée prend bien image dans le sens de la critique spinoziste des images. Seulement, Deleuze développe lentement, sous l’influence de Bergson, une conception toute différente de l’image comme rapport de forces matérielles, complexe d’action et de réaction, en posant avec Bergson la perception dans les choses, puissance de subjectivation, qui pense l’émergence de la conscience et de la subjectivité au sein de la matière. 5 Pourparlers, p. 196. 6 Spinoza. Philosophie pratique, p. 144.

170 Spinoza-Deleuze : lectures croisées période, pour analyser la production du sens à partir de jeux sériels asignifiants. Ainsi, cette analyse critique ne porte pas sur l’exégèse de leur signification présumée, elle porte sur la physique ou l’exposition réelle des rapports de composition corporels dont ils sont affectés et par lesquels ils nous affectent. Il en résulte que les signes réclament d’abord une pragmatique, l’exposition des rapports de domination dans lesquels ils s’insèrent, qu’ils servent et contribuent souvent à renforcer. Mais dès que l’on applique à l’art et aux constructions de signes une telle critique immanente, si on expose les rapports effectifs par lesquels ils produisent leurs effets, l’expérimentation, comme principe d’explication pour l’art, remplace l’interprétation ou l’herméneutique. Voilà le résultat très fort de l’Éthique. Spinoza remplace la morale, qui rapporte l’existence à l’éminence de valeurs transcendantes (un sens posé comme origine, réserve ou donation) par une éthique, c’est-­àdire « une typologie des modes d’existence immanents »7. Deleuze, qui, depuis ses premières œuvres, salue toujours Spinoza comme le penseur de l’immanence, indique alors comment ce résultat transforme radicalement le statut des construits de signes en quoi consistent l’art et la littérature. Les œuvres, quels que soient leurs supports, ne doivent plus faire l’objet d’une morale de l’interprétation, rapportant leur corps matériel à une forme intelligible, une signification, mais d’une éthique, d’une éthologie des forces effectives, des milieux ambiants, une écologie des modes d’existence. Cela dégage une conception des signes comme force affectante, non comme signification. Mais le signe en ce second sens n’est plus un trait psychique humain, ni une configuration inadéquate de l’imagination : c’est un affect, affaire de rencontre et de capture, composition de rapports et variation de puissance. C’est du point de vue d’une telle écologie que la philosophie de l’art comme signalétique matérielle peut se constituer. Il s’agit donc de transformer le statut du signe, de passer d’un signe interprété, impératif, à un affect, un signe-­affect, mode d’individuation clinique et critique. Le statut des signes ainsi délivré de l’interprétation peut être pensé comme rencontre réelle et composition de rapports : c’est en cela, me semble-­t-il, que l’interprétation, l’herméneutique et 7 Ibid., p. 35  : « Voilà donc que l’Éthique, c’est-­à-dire une typologie des modes d’existence immanents, remplace la morale, qui rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes. »

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toute phénoménologie de la donation, laissent la place chez Deleuze à l’expérimentation. D’où ce résultat très fort, inattendu sans doute pour Spinoza, mais parfaitement rigoureux. Si les régimes de construits de signes en quoi consiste l’art transforment nos pouvoirs d’affecter et d’être affecté, cette transformation n’opère que lorsqu’elle expose des rapports de subjectivation réels quoique non encore répertoriés par lesquels nous sommes socialement agencés. L’art augmente par conséquent nos modes d’individuation en nous rendant sensibles aux types de subjectivation auxquels nous sommes soumis ou en nous proposant de nouvelles formules individuantes qui détraquent ou recomposent nos rapports. Deleuze peut alors développer une nouvelle philosophie de l’art. L’art n’est pas seulement un tel agencement de mouvements et d’affects, une composition de signes forçant l’obéissance, il est aussi une expérimentation sur les modes vitaux réels, sociaux et techniques, une esthétique technique, une esthechnique des corps. De sorte que ce que nous appelons art ou littérature consiste en une symptomatologie des rapports réels qui s’avère en même temps clinique. La clinique des relations contient une puissance critique d’élucidation des modes d’asservissement par lesquels notre puissance d’agir peut se trouver diminuée tout comme elle nous permet de sentir, penser et de rire des complexes de normes qui nous subjectivent. Ainsi pour Kafka, l’art n’opère sa fonction critique de libération qu’en s’en tenant strictement au plan des compositions de rapports de forces effectifs. La capture de forces immanentes, modeste, remplace l’invention ou la reproduction de formes signifiantes : il ne s’agit ni de reproduire les formes existantes (imitation), ni d’en inventer de nouvelles (abstration), mais de « capter » des modes réels d’existence, ce qui fait de l’art un opérateur, sur le terrain d’une symptomatologie des forces ou d’une éthologie strictement immanente. La clinique se situe donc sur le plan des effets réels, et non de l’imaginaire : elle est factuelle et réaliste. Mais en même temps, elle est critique. Parce qu’elle se situe sur le plan factuel d’une exposition des forces réelles mais non perçues qui travaillent le champ social, l’œuvre d’art comprend aussi une dimension critique, qui lui vient de son aspect thétique même. Dans Kafka. Pour une littérature mineure, la clinique est déclinée avec force comme la triple dimension expérimentale, machinique et politique qui définit la littérature créatrice, appelée « mineure » parce qu’elle subvertit la langue

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autant que les codes sociaux et ceux de la littérature. L’art, la littérature explorent les devenirs réels des corps sociaux, et la littérature reçoit une fonction politique, qui actualise la dimension critique de la clinique. Le concept de machinique, élaboré avec Guattari, qualifie ce mode opératoire qui permet une définition fonctionnaliste et non plus signifiante de la littérature (Rhizome, 19768). Machinique et politique recouvrent exactement la polarité de la clinique critique. De sorte que la définition de l’art et de la littérature comme critique et clinique reprend Spinoza : on passe d’une vision morale des significations à une production de sens, une éthologie pragmatique des signes. L’éthologie spinoziste se combine avec la leçon de Nietzsche et avec les approches structurales : l’art est une symptomatologie, parce qu’il expose et fait fonctionner les modes signalétiques par lesquels nos modes d’existence sociaux se combinent. On peut alors qualifier de spinozienne la philosophie de l’art de Deleuze. L’art comme clinique des rapports réellement existants (l’Éthique) est une critique des modes de domination usuels (Traité théologico-­politique). Ce sont moins les signes en eux-­mêmes que les méthodes d’exégèse ou d’interprétation qu’on leur applique qui confortent les signes dans leur statut d’auxiliaires de la servitude. Ici, Deleuze se sépare de Spinoza. Les signes eux-­mêmes ne sont pas vecteurs de servitude. La force de l’art, son importance dans la culture tient au contraire à sa puissance démystifiante, à sa faculté d’exposer des rapports de forces matériels, de sorte que la littérature, la peinture, le cinéma sont des agencements de signes qui provoquent et libèrent la pensée, non parce qu’ils contiennent une signification transcendante, mais parce qu’ils exposent un complexe sensori-­moteur, une zone de subjectivation que Deleuze se met à appeler « image » dans la dernière partie de son œuvre. C’est donc à l’art que revient, chez Deleuze, la tâche qui était celle de la connaissance dans l’Éthique : rendre plus libre par immanence, par exposition de rapports. Non que l’art remplace la philosophie : mais à côté d’elle, sans privilège ni hiérarchie, il opère la même fonction d’augmentation de notre puissance cognitive, affective et perceptuelle, quoique ses moyens soient ceux de l’individuation (affect 8 Ce texte, repris dans Mille Plateaux, forme le premier des mille plateaux.

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et percept), et non ceux de la construction de concept (philosophie). C’est que la pensée, chez Deleuze, est création, et non exclusivement connaissance : cette conclusion n’est pas spinoziste. Elle accorde à l’art et à la science la même faculté de création, d’invention et de libération qu’à la philosophie. Il vaudrait mieux d’ailleurs dire construction, car création conserve un accent théologique fâcheux. Dans tous les cas, la fonction de libération n’est plus réservée à la pensée théorique parce que la pensée ne se définit plus par son adéquation, mais sa capacité de renouvellement, sa compétence diagnostique, de sorte que la philosophie n’a plus non plus l’apanage de la pensée : l’art et la science pensent tout autant, quoiqu’ils ne pensent pas par construction de concepts. Nous avons vu comment la critique spinoziste du signe assure chez Deleuze une nouvelle philosophie de l’art comme critique et clinique. Montrons maintenant ce qu’apporte Spinoza à la définition du signe et de l’image.

Immanence et art L’importance décisive de Spinoza tient ainsi à sa critique de l’éminence, plus qu’à sa théorie de l’univocité. Il m’a semblé qu’en réorganisant toute l’œuvre de Spinoza autour du problème de l’expression dans sa thèse complémentaire en 1967, Deleuze ne se contentait pas de proposer un axe original à l’égard des conceptions prévalentes, qui mettent alors l’accent sur la raison. Il le met directement au travail sur le chantier d’une nouvelle conception du sens dont l’enjeu est directement politique : cesser de rapporter le sens à une signification transcendante, antécédente, éminente pour le concevoir comme production. « Cette univocité est la clé de voûte de tout le spinozisme »9 : en déclarant la philosophie de Spinoza « inintelligible si l’on n’y voit pas une lutte constante contre les trois notions d’équivocité, d’éminence et d’analogie »10, Deleuze scande, par ces italiques, la solidarité entre l’immanence et un certain statut des signes. Car ces trois statuts (il s’agit de statuts plus que de notions) s’impliquent réciproquement. Ils forment le système 9 Spinoza. Philosophie pratique, p. 88. 10 Spinoza et le problème de l’expression, p. 40.

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de l’analogie : l’éminence, qui postule un Dieu radicalement transcendant implique qu’il ne puisse être compris que sur un mode équivoque, puisqu’il ne peut être dit cause efficiente du créé au même sens où il est dit cause de soi. Mieux : le système de l’analogie ne garantit l’éminence qu’à travers l’équivocité. Ce n’est que lorsque l’être ne se dit pas en un seul sens (équivocité) que la cause suprême peut être installée dans cette position à la fois séparée et dominante (éminence), si bien que le régime des signes implique à la fois la transcendance du sens (un sens déjà là, une donation) et une sociologie des herméneutes experts (hiérarchie sociale des interprètes « autorisés », prêtres ou savants, régime de clivage entre ceux qui ont accès au sens propre et ceux qui s’en tiennent au figuré, ceux qui commandent et ceux qui obéissent sans comprendre, une attitude rationnelle et un rapport imaginatif magique). Ce que Deleuze définit ainsi, c’est un régime analogique, au sens où il parlera dans Mille Plateaux de régimes de signes, c’est-­ à-dire d’un mode social d’usage (des signes) qui s’appuie sur la transcendance. Ce régime analogique définit bien ce que Deleuze en 1978 appellera un plan de transcendance, conception hiérarchique de l’organisation qui rapporte tout fonctionnement à un principe constituant séparé « qui vient d’en haut, et qui se rapporte à une transcendance, même cachée » : qu’il s’agisse d’un « dessein dans l’esprit d’un Dieu » (critique spinozienne du Traité théologico-­politique) ou d’« organisation de pouvoir d’une société », le statut métaphysique du sens implique immédiatement une critique politique des régimes de signes. Cette métaphysique de l’immanence dégage au moins quatre conséquences déterminantes pour toute philosophie de l’art et des signes : d’abord, une nouvelle conception des formes comme composition de rapports de forces et de matériaux (modulation) et non signification imaginaire ou modèle structural symbolique. Deuxièmement, la critique de l’analogie débouche sur le refus ferme de toute doctrine de l’interprétation, de toute herméneutique, de toute phénoménologie. Deleuze remplace la métaphore par la métamorphose, propose une théorie de l’art non comme imitation mais comme devenir, qui le conduit à refuser les modèles dominants des sciences littéraires, le formalisme idéalisant ou personnaliste d’une certaine psychanalyse ou d’une stylistique linguistique, tout comme le causalisme d’une certaine sociologie. L’art doit donc troisièmement être défini comme effet réel, et la sémiotique remplace la sémiologie d’obédience linguistique, qui

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confond l’effet matériel de l’art (composition de rapports) avec une signification discursive (sens transcendant). Deleuze développe alors une éthique et même une écologie des images. C’est la critique clinique : l’art vise ainsi la libération. Enfin, les concepts nodaux de la philosophie de Deleuze, le statut du signe, de l’image, de la capture de forces, dépendent ainsi tous du même principe d’immanence. Montrons d’abord comment Spinoza permet une nouvelle conception des signes, indifférente à la distinction entre signes naturels et construits sociaux, qui s’effectue dans la petite physique après le scolie d’Éthique II, 13, entraîne une nouvelle conception des corps qui déclenche la rupture avec toute philosophie du sujet et de la substance, par suite avec toute conception analogique du signe, scindé entre sens éminent et corporéité équivoque. Tous les corps doivent être définis en logique spinoziste comme des compositions de rapports. Il me semble que Deleuze fait de ce résultat le noyau de sa conception de l’art. Dans le texte « Spinoza et nous », dernier chapitre de Spinoza, philosophie pratique, paru pour la première fois en 1978 dans la Revue de synthèse, Deleuze montre bien comment ce résultat transforme toute philosophie politique des signes. « Comment Spinoza définit-­il un corps ? » (p. 165). Non par sa forme transcendante, ni par ses organes constituants, mais seulement comme une composition de rapports de forces : ce sont les rapports de vitesses et de lenteurs entre particules qui définissent un corps. L’individu se compose d’une infinité de parties extensives, qui lui appartiennent sous un rapport caractéristique. La singularité de ce rapport détermine une individualité corporelle, comme multiple, comme état de forces, « mouvement et repos », dit Spinoza (en Éthique, II, 13), « vitesses et lenteurs », dès lors qu’on ne comprend plus le repos comme une absence de mouvement mais comme une lenteur relative à une certaine vitesse. Mais deuxièmement, ce rapport existant, cette cinétique qui compose l’individuation d’un individu multiple exprime aussi un degré de puissance. Car le corps n’est pas seulement une composition de rapports de forces (cinétique), il est aussi pouvoir d’affecter et d’être affecté (dynamisme). Deleuze reprend à sa lecture de Spinoza la distinction entre deux individuations « très différentes » : l’existence, comme ensemble divisible de parties extensives (la longitude) et l’essence, comme partie intensive (la latitude). C’est la théorie de l’heccéité, qui propose une nouvelle cartographie du corps d’après sa longitude (rapport caractéristique de

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vitesses et de lenteurs qui constitue un corps) et sa latitude (variation de puissance, ou affects dont ce corps est capable). Tel corps existe en composant un rapport de rapports, qu’il faut entendre matériellement comme cet ensemble fluctuant de particules matérielles qui appartiennent à un corps sous tel rapport caractéristique (longitude) ; ce rapport lui-­même connaît une certaine fluctuation, une « latitude » dans la mesure où il exprime un degré de puissance qui n’est pas toujours constant, mais fluctue entre la naissance et la mort11. La longitude concerne donc l’état des forces, la latitude, l’intensité de leur puissance. La longitude est extensive, extrinsèque et cinétique, la latitude est intrinsèque, et dynamique : elle évalue le passage d’un degré de puissance à un autre, elle borde l’état cinétique des forces d’un vecteur tranformationnel qui marque les variations intensives, les fluctuations de puissance à l’intérieur d’un certain seuil, celui d’une individuation provisoire. La latitude exprime donc le seuil de variation intrinsèque de puissance qui résulte des modifications extrinsèques, ou des rencontres que fait le corps : ainsi, la théorie du mal comme rapport positif quoiqu’indésirable, chez Spinoza. Spinoza permet donc à Deleuze de développer cette conception modale et intensive des formes individuantes qu’il nomme des heccéités12. Cette conception intensive de la forme vient de Spinoza à travers les sciences de la vie, Geoffroy Saint-Hilaire et la théorie de l’information et du signal chez Gilbert Simondon. En découle directement la théorie du corps sans organes, où l’organisation n’est plus analogiquement rapportée à une forme éminente, mais à une modulation précaire de matériaux s’agençant, s’in-­formant. L’on peut alors s’intéresser aux formes, aux normes et aux genres de l’art à condition de définir ces formes comme résultat d’un agencement variable de matériaux qui composent un régime de signes. Il s’agit donc moins de répudier les formes que d’en proposer une conception nouvelle, forme matérielle, variable, signalétique et intensive, et non signification abstraite donnée. La forme, chez Deleuze, comme composé de rapports de forces, entraîne une conception politique du formalisme ouvert sur l’historicité de son agencement, cas par cas. Il n’y a donc rigoureusement que des compositions de forces, et les formes consistent en 11 Voir Spinoza. Philosophie pratique, p. 111. 12 Voir ibid., p. 172.

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un devenir de ces compositions. C’est un corps intensif, que Deleuze appelle « le corps sans organes », c’est-­à-dire un corps non limité par une conception organique de la hiérarchie et de la centralisation des composés corporels. Bacon peut ainsi s’en tenir préférentiellement au corps humain et au portrait, genres classiques, il n’en renouvelle pas moins profondément la voie de la peinture : et sa puissance créatrice ne doit pas être mesurée à l’aune du « sujet » de la peinture, ni à une quelconque déconstruction du genre, mais à la violence par laquelle il rejoue, avec la question du portrait, celle de l’individuation. La forme est donc question de forces lorsqu’elle se rapporte à la sensation, alors qu’elle reste une reproduction de clichés lorsqu’elle s’en tient à la reprise ou à la contestation de formules picturales du passé, et cela est valable pour la littérature, comme pour la peinture, le cinéma ou la musique. Appliquée à l’art, cette conception immanentiste et intensive de la forme produit deux résultats connexes : la critique radicale de toute théorie de l’interprétation ; une nouvelle conception de l’effet de l’art comme image (affect et percept). La critique de l’interprétation découle directement du principe d’immanence. Pas de sens transcendant le texte, pas d’intelligibilité éminente figurée analogiquement par le matériau de l’œuvre. L’art ne peut pas faire l’objet d’une herméneutique, si l’herméneutique désigne la recherche d’un sens propre invariant, se présentant par analogie dans la matière signalétique, le corps de l’œuvre. Deleuze, grâce à Spinoza, peut opérer une critique de toutes les démarches qui visent à réduire l’art à l’expression d’un sens éminent. Les arts non discursifs, la peinture, le cinéma ne sont pas non plus réductibles à des effets de sens discursifs qu’ils envelopperaient par analogie. Non qu’ils soient privés d’intelligibilité : nous verrons comment la pensée est produite par l’image. Mais cette pensée, cela aussi est spinoziste, n’est pas l’acte d’une conscience privée. On passe de la forme signifiante (analogie) à l’exposition d’individuations réelles (éthologie), de modes d’existences qui incluent leurs milieux (écologie). Au lieu d’appliquer une fois de plus à l’art et la littérature le modèle analogique de la ressemblance qui imite un modèle, Deleuze montre que tout rapport d’individuation produit un devenir. Cela permet à Deleuze de refuser tous les modèles de l’interprétation littéraire qui comprennent la figure comme identification imaginaire ou correspondance de rapports. À la métaphore, qui suppose le transport du mot

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Spinoza-Deleuze : lectures croisées

d’une zone de sens propre vers un sens figuré, Deleuze substitue une variation continue, un devenir des forces. Avec le sens propre tombe le sens figuré, sans pour autant que la littérature ne se prive du transport du sens. Mais ce transport est une transformation, une métamorphose, un devenir métabolique, non symbolique. S’il y a figure, c’est au titre de métamorphoses réelles, non de métaphores imaginaires ou correspondances analogiques de structures. L’image littéraire se fait capture, voisinage, composition intensive entre deux termes qui restent pourtant distincts, « devenir-­chien de l’homme et devenir-­homme du chien »13, c’est-­à-dire non-­imitation d’un terme par un autre, mais rencontre et composition de rapports. C’est pourquoi Kafka dit qu’il hait les métaphores. Le devenir-­animal de Gregor Samsa n’est pas métaphorique, mais métamorphique. Il y a bien transport, mais non analogique. Ce transport dégage une zone de transformation, non une substitution de formes, mais déformation ou nouvelle heccéité, individuation, image. L’art est réel, il opère des effets réels, sur le plan des forces individuantes et non celui des formes signifiantes. Il en résulte un déplacement très original de la fracture entre imaginaire et réel, l’imaginaire cessant d’être tenu pour une fiction mentale, et l’art pour une distraction de la culture. Tandis que la critique de l’interprétation, formulée à propos de la littérature, insiste sur la dimension réelle, non imaginaire ou symbolique, des figures, Deleuze insiste constamment sur l’aspect réel de l’imaginaire, de sorte que les images doivent être prises sur un mode « littéral » et non « signifiant », et qu’il s’agit de restituer la pensée qu’elles produisent par « extraction » et non par « abstraction ». L’imaginaire n’a rien d’irréel et n’est pas un phantasme personnel, un monde privé ; non pour autant que la dimension fictionnelle soit absente, mais elle consiste en une indiscernabilité du réel et de l’irréel14, une capture. D’où la réforme décisive du statut du signe. On passe d’une conception analogique du signe (croire que les images, les signes, les indices perceptuels signifient un contenu de pensée) à une conception immanentiste du signe comme affect, comme image individuante. Il y a là un chant de guerre pour les arts non discursifs, qui ne sont pas astreints à la redite ou à la déconstruction des formes et ne relèvent pas du régime signifiant. Non qu’ils soient pour autant privés d’intelligibilité 13 Kafka. Pour une littérature mineure, p. 40. 14 Voir Pourparlers, p. 93.

Spinoza pour Deleuze : immanence des signes

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ni de pensée, mais celles-­ci ne sont pas réductibles à une signification, encore moins à une signification discursive. Si les signes sont toujours des effets, on peut préciser en quoi consistent les images, telles que Deleuze les conçoit, à la suite de Bergson et de Matière et mémoire, et qu’il analyse dans ses livres sur le cinéma. L’image n’est pas une copie, un doublet mental, mais un mode d’individuation sensori-­moteur et l’effet de l’art doit s’entendre sur ce plan strictement effectif. L’image n’est plus une représentation de la conscience (une donnée psychologique), ni un représentant de la chose (une visée d’objet). Ainsi définie, l’image n’est plus du tout reléguée au plan des représentations, mais prend une existence physique et cognitive : elle se fait individuation et à ce titre, implique d’ouvrir les arts sur les modes d’individuation technosensoriels et moteur. Il resterait à montrer, ce que j’ai effectué ailleurs, que l’image définie ainsi comme individuation débouche sur une conception non plus esthétique, mais esthésiologique et technique, esthechnique des signes construits de l’art. En conclusion, l’apport de Spinoza à la conception deleuzienne des signes est décisif, bien que Spinoza ne soit pas le seul auteur mis à contribution par Deleuze. Bergson, Nietzsche, Simondon, nous l’avons indiqué rapidement, sont aussi décisifs. Mais le principe d’immanence, auquel Deleuze se rapporte toujours détermine cette éthologie des forces, cette clinique critique, cette conception intensive des formes qui constituent le nerf de la philosophie de l’art de Deleuze. Les œuvres d’art sont des corps, définis sur le mode spinoziste non comme des formes données, mais comme des heccéités, composition de rapports de force et variation de puissance, qui entrent avec nous dans des rapports variables, ménageant de bonnes ou de mauvaises rencontres, exactement comme elles nous permettent de transformer le rapport que nous entretenons avec le monde social qui nous entoure. Parce qu’il porte à l’expression des rapports de forces effectifs que nous n’avions pas encore sentis, et que par conséquent, notre pensée n’avait pu explorer, l’art augmente notre puissance d’agir. L’art n’est donc pas la distraction inoffensive d’une élite cultivée, mais une propriété socioéthique de riposte et d’exploration de nos modes de subjectivation. Ainsi, il ne constitue pas un privilège anthropologique. En ce sens, l’art est image, effet d’individuation qui se produit dès qu’un vivant transforme son milieu en composant avec lui un rapport expressif (c’est la théorie de la ritournelle, exposée dans Mille

180 Spinoza-Deleuze : lectures croisées Plateaux), dès qu’un vivant se détermine en transformant son milieu par déterritorialisation : l’image technosensorielle compose dans des matériaux extérieurs des affects et des percepts qui nous subjectivent. Pour autant, l’art humain n’est pas dissous dans ses opérations vitales : sa propriété culturelle dans les sociétés humaines consiste à exposer, dans la consistance de matériaux qui peuvent être très divers, et qui varient selon les agencements sociaux, non pas un sens transcendant, une signification analogique, une éminence spirituelle mais un effet, un bouquet d’affects, qui consiste dans un matériau. Ce qui fait art, c’est donc la rencontre du matériau et d’une pensée qui s’éveille à l’affect du matériau (image cinématographique, littéraire, picturale). Ces affects se définissent eux aussi comme heccéité, longitude (composition de mouvements) et latitude (variation de puissance), et ils varient selon les matériaux et procédés qui distinguent les différents arts. Mais ils « répondent tous à la communauté d’un même problème » : capturer des forces sur le plan de la sensation, provoquer la pensée par la violence irruptive du signe et l’obliger à former de nouveaux concepts. L’effet de l’art réside dans le choc sensoriel de sa rencontre, qui provoque la pensée. Loin d’être une fiction de la culture, un critère anthropologique, l’art, chez Deleuze, prend la consistance et l’innocence d’un effet de subjectivation, qui fait palpiter des affects dans les constituants matériels et techniques qui composent nos régimes sociaux d’existence.

Bibliographie

Œuvres de Spinoza Spinoza, Œuvres, édition publiée sous la direction de Pierre-François Moreau, Paris, PUF (vol. 1, Premiers écrits, texte établi par Filippo Mignini, traduction par Michèle Beyssade pour le Traité de la réforme de l’entendement et par Joël Ganault pour le Court Traité, 2009 ; vol. 3, Traité théologico-­politique, texte établi par Fokke Akkerman, traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, 1999 ; vol. 5, Traité politique, texte établi par Omero Proietti, traduction par Charles Ramond, 2005). Œuvres de Spinoza, traduites et annotées par Charles Appuhn, Paris, Garnier ; réédition Garnier-Flammarion, 1964-1966, 4 vol. (vol. 1, Traité de la réforme de l’entendement, Court Traité, Les principes de la philosophie de Descartes, Pensées métaphysiques ; vol. 2, Éthique ; vol. 3, Traité théologico-­politique  ; vol. 4, Traité politique, Lettres).

Traité de la réforme de l’entendement Traité de la réforme de l’entendement et de la meilleure voie à suivre pour parvenir à la vraie connaissance des choses, texte latin ; traduction et notes par Alexandre Koyré, Paris, Vrin, 1990. Traité de la réforme de l’entendement, texte latin ; établissement du texte, traduction, introduction et commentaires par Bernard Rousset, Paris, Vrin, 1992. Traité de l’amendement de l’intellect, texte latin ; traduction par Bernard Pautrat, Paris, Allia, 1999.

182 Spinoza-Deleuze : lectures croisées

Éthique Éthique, traduction d’André Guérinot, Paris, Éditions d’art Édouard Pelletan, 1930 ; Paris, Éditions Ivrea, 1993. Éthique, texte latin, traduction par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988 ; édition revue et augmentée en 1999 pour la collection « Points Essais ».

Traité politique Tractatus politicus, Traité politique, texte latin, traduction par Pierre-François Moreau, index informatique par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse, Paris, Réplique, 1979. Traité politique, traduction par Bernard Pautrat, Paris, Allia, 2013.

Correspondance Spinoza. Correspondance, présentation et traduction par Maxime Rovère, Paris, Flammarion, 2010.

Abrégé de grammaire hébraïque Abrégé de grammaire hébraïque, introduction, traduction et notes par Joël Askénazi et Jocelyne Askénazi-Gerson, Paris, Vrin, 1968 ; Vrin-Reprise, 1987.

Œuvres de Deleuze Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, PUF, 1953. Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962. La philosophie critique de Kant – Doctrine des facultés, Paris PUF, 1963. Nietzsche, Paris, PUF, 1965. Proust et les signes, Paris, PUF, 1964 ; édition augmentée en 1970. Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966. Présentation de Sacher-Masoch, suivi du texte intégral de La Vénus à la fourrure, Paris, Minuit, 1967.

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Présentations générales de la philosophie de Spinoza Gueroult Martial, Spinoza, 2 vol., 1. Dieu (Éthique I), 2. L’âme (Éthique II), Paris, Aubier Montaigne, 1968 ; Paris, Aubier, 1997. Jaquet Chantal, Spinoza ou la prudence, Paris, Quintette, 1997. Macherey Pierre, Introduction à l’Éthique de Spinoza, Paris, PUF, 5 vol. (La première partie, la nature des choses, 1998 ; La deuxième partie, la réalité mentale, 1997 ; La troisième partie, la vie affective, 1995 ; La quatrième partie, la condition humaine, 1997 ; La cinquième partie, les voies de la libération, 1994). Matheron Alexandre, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969. Moreau Pierre-François, Spinoza et le spinozisme, Paris, PUF,  « Que sais-­je ? », 2003. Moreau Pierre-François et Ramond Charles, Lectures de Spinoza, Ellipses, 2006. Ramond Charles, Dictionnaire Spinoza, Paris, Ellipses, 2007. Sévérac Pascal, Spinoza. Union et désunion, Paris, Vrin, 2011. Suhamy Ariel et Daval Alia, Spinoza par les bêtes, Paris, Ollendroff & Desseins, 2008.

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Index

A Adam – 75, 105-106, 123-124, 128130, 132, 134-135 Alain – 74, 79 Alquié Ferdinand – 76, 112, 116 Ansaldi Saverio – 7, 14, 153 Artaud Antonin – 78, 151, 168 B Bacon Francis – 147, 149, 177 Balibar Étienne – 59 Balling Pierre – 130, 132, 137 Beaucamp Maxime – 62 Bergson – 19-21, 24, 78, 84, 91-92, 95, 137, 169, 179 Blyenbergh Guillaume de – 105, 124 Bove Laurent – 7, 14, 121 Bréhier Émile – 36 C Canguilhem Georges – 148, 151 Caroll Lewis – 30, 168 Christ – 30, 134 Cristofolini Paolo – 32 Cuvier Georges – 34 D Darbon André – 114 Defoe Daniel – 123

Descartes – 21-22, 47, 53, 75, 79, 87, 111-113, 160 Duns Scot – 20, 49, 87 E Ève – 125, 128-130 F Fitzgerald Francis Scott – 12, 61-66 Foucault Michel – 26, 93, 156 Freud – 40, 77, 137 G Gatens Moira – 9 Gingrich Arnold – 65 Goethe – 78, 80, 84 Guattari Félix – 23, 29, 33, 61-62, 64, 86, 116, 137, 139, 145-146, 168, 172 Gueroult Martial – 21, 109, 115, 153 H Hegel – 21, 78, 80-81, 84, 113 Hobbes – 24, 163 Hocquenghem Guy – 80 Hölderlin – 84 Howie Gilian – 9 Hume – 83, 95, 153 Husserl – 113 J Jacques Vincent – 7, 12, 29

186 Spinoza-Deleuze : lectures croisées James William – 137 Jaquet Chantal – 7, 13, 83, 133 K Kafka – 168, 171, 178 Kant – 30, 78, 81, 84, 94-95, 112-113 Kleist Heinrich von – 42, 84 Klossowski Pierre – 168 Koyré Alexandre – 114 L Lachièze-Rey Pierre – 104, 114 Lagneau Jules – 114 Lagrée Jacqueline – 5 Lasbax Émile – 114 Lauwrence D. H. – 78 Leibniz – 86, 93, 114-115, 154 Lucrèce – 81, 83, 153 Lycurgue – 75 M Macherey Pierre – 9, 11, 21, 88, 154 Malamud Bernard – 92 Marx – 25, 27, 184 Matheron Alexandre – 11, 21, 32, 59, 60, 71, 109, 130-131, 135 Mieris Franz van – 124 Montebello Pierre – 9 Moreau Pierre-François – 5, 32, 59, 60, 134 Myers Frederic W. H. – 137 N Negri Antonio – 7, 11, 19, 32, 126 Nietzsche – 10, 20, 31, 33, 35, 38, 41, 44, 50, 64, 78, 81, 83-84, 86, 91-92, 95, 127, 153, 165, 167, 172, 179 O Ong-Van-Cung Kim Sang – 7, 12, 45

P Parnet Claire – 91 Pautrat Bernard – 5, 36, 50 Platon – 81, 158 Proust – 168 R Ramond Charles – 7, 13, 97, 113, 134 Rivaud Albert – 115 S Saint-Hilaire Geoffroy – 34, 73, 77, 151, 176 Sartre – 121, 122 Sauvagnargues Anne – 7, 9, 15, 167 Sévérac Pascal – 7, 9, 14, 72, 75, 133, 139 Simondon Gilbert – 30, 40, 44, 151, 176, 179 Stoïciens – 36, 38, 61, 64 Suhamy Ariel – 7, 12, 71, 73, 133 T Todorov Tzvetan – 124 Tournier Michel – 121-123, 127 U Uexküll Jacob von – 33, 39, 73, 77 Ulysse – 76 V Vinciguerra Lorenzo – 141 W Weber Max – 26 Wolfson Louis – 168 Z Zourabichvili François – 9, 31-32

Table des matières

Introduction 9

I. L’affect-Spinoza 1. Spinoza / Deleuze : le moment propice

19

Antonio Negri

2. De Différence et répétition à Mille Plateaux, métamorphose du système à l’aune de deux lectures de Spinoza

29

Vincent Jacques

3. Le pouvoir d’être affecté : modes spinozistes et singularités chez Deleuze Kim Sang Ong-Van-Cung

45

188 Spinoza-Deleuze : lectures croisées

II. Deleuze lecteur 4. Deleuze en deux chevaux

71

Ariel Suhamy

5. « Un balai de sorcière » : Deleuze et la lecture de l’Éthique de Spinoza

83

Chantal Jaquet

6. Deleuze lecteur de Spinoza – La tentation de l’impératif

97

Charles Ramond

III. La confrontation 7. Deleuze-Spinoza : la structure Autrui

121

Laurent Bove

8. Deleuze et Spinoza : les deux corps du moi

139

Pascal Sévérac

9. L’oiseau de feu : puissance, expression et métamorphose. Sur la rencontre Spinoza-Deleuze 153 Saverio Ansaldi

10. Spinoza pour Deleuze : immanence des signes

167

Anne Sauvagnargues

Bibliographie 181 Index 185

Cet ouvrage, composé avec les caractères Adobe Caslon Pro et Seria, a été mis en page par les soins du service des éditions de l’École normale supérieure de Lyon. Il a été achevé d’imprimer par Jouve en octobre 2016. N° d’impression : Dépôt légal novembre 2016

imprimé en france

Spinoza-Deleuze : lectures croisées

« Lectures croisées » de Spinoza et Deleuze : comment l’entendre ? D’abord, il s’agit de voir comment Deleuze a lu Spinoza : sur quels thèmes il s’est arrêté, à quels problèmes il a été sensible, et surtout comment le spinozisme a été décisif pour la constitution de sa propre philosophie, depuis Différence et Répétition jusqu’aux dernières œuvres. Ensuite, il s’agit de voir comment la lecture deleuzienne de Spinoza a été décisive pour Spinoza lui-même, en tout cas pour l’histoire du spinozisme : peut-on lire l’Éthique aujourd’hui sans y entendre l’écho de la lecture deleuzienne ? Peut-on lire Spinoza, le comprendre, le commenter, le discuter, mais aussi le pratiquer, le vivre, être par lui affecté, sans se confronter (voire s’opposer) à la lecture deleuzienne ? Enfin, il s’agit de croiser les philosophies de Spinoza et de Deleuze en les prenant comme instruments de lectures du monde, afin de produire de nouvelles problématisations et de créer de nouvelles perspectives : que peuvent-elles nous dire du corps, de la puissance, des signes, d’autrui… ? C’est à ces multiples lectures croisées qu’est consacré cet ouvrage, le premier en langue française sur « Spinoza et Deleuze ».

isbn 978-2-84788-813-3 19 euros