Sociologie du conflit 2200627270, 9782200627270


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Sociologie du conflit
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Sociologie du conflit

Sylvaine Bulle Federico Tarragoni

Sociologie du conflit

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Sylvaine Bulle  Federico Tarragoni

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Collection U Sociologie

Illustration de couverture : © Birdog Vasile-Radu/shutterstock Mise en pages : Nord Compo

© Armand Colin, 2021 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert 92240 Malakoff www.armand-colin.com ISBN : 978‑2-200‑62727‑0

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« Le conflit est père de toutes choses, roi de toutes choses. » Héraclite

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Sommaire

Introduction Federico Tarragoni 9 PARTIE 1

LES CONFLITS SOCIAUX COMME OBJET DE LA SOCIOLOGIE Federico Tarragoni Chapitre 1  Le conflit comme fait social

25

Chapitre 2  Le conflit comme question fondatrice de la sociologie

33

Chapitre 3  Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie

69

Chapitre 4  L’institutionnalisation de la sociologie du conflit

81

Chapitre 5  Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit

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PARTIE 2

LES NOUVEAUX OBJETS DU CONFLIT © Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Sylvaine Bulle Chapitre 6 Du conflit de classe à l’éclatement du conflit : la sociologie du conflit au xxie siècle

141

Chapitre 7 Le renouvellement du mouvement social. De l’altermondialisme aux luttes terrestres

163

Chapitre 8 Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène

173

Chapitre 9  Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes

193

Chapitre 10  « Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité

217

Conclusion  Un bilan contrasté des nouveaux conflits Sylvaine Bulle

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Bibliographie241 Table des matières

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Introduction

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Federico Tarragoni

« L’homme qui se lève », écrivait Michel Foucault en 1979, « est finalement sans explication ; il faut un arrachement qui interrompt le fil de l’histoire, et ses longues chaînes de raisons, pour qu’un homme puisse, “réellement”, préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir » (2015, p. 1325). Dans ces quelques lignes rédigées « à chaud » sur la Révolution iranienne, Foucault pose clairement le problème de l’explication scientifique du conflit social. « Les soulèvements, écrit-il, appartiennent à l’histoire. Mais, d’une certaine façon, ils lui échappent » (p. 1325). Les conflits sont le produit des sociétés dans lesquelles ils prennent place ; mais le mouvement par lequel un groupe d’individus prend le risque de se soulever, lui, est irréductible. En d’autres termes, il ne peut pas être réduit à un système de causalités mécaniques – aux « longues chaînes de raisons » de l’histoire – qui épuiseraient, à elles seules, l’immense complexité du geste de la révolte. Depuis sa naissance au xixe  siècle, la sociologie n’a cessé de ressasser cette énigme  : pourquoi se révolte-t-on ? Qu’est-ce qui fait que, lors même que le coût de la révolte paraît exorbitant et son issue incertaine, un conflit social apparaît ? Ou, pour renverser la question : pourquoi les individus ne se révoltent-ils pas lorsqu’ils auraient d’excellentes raisons de le faire ? Attachée au double impératif d’expliquer et de comprendre, la sociologie a fait une place centrale à ces questions : depuis ses origines, elle a cherché à expliquer causalement les conflits sociaux et à décrypter les raisons d’agir de leurs acteurs. Elle a été facilitée dans la tâche par une conceptualisation très particulière de la « Société » et du « social », qui tend aujourd’hui à être oubliée. Dans les médias et dans le discours ordinaire, on présente souvent la « Société » des sociologues comme un tout organisé, structuré et cohérent qui se reproduirait mécaniquement dans le temps. La société désignerait un ordre social s’imposant tel quel aux individus, et que les individus reproduiraient, malgré eux et à leurs dépens, par l’action. Malgré son simplisme, cette vulgate continue d’être enseignée dans les universités. En réalité, elle est aux antipodes de la définition que la sociologie a donnée de la vie sociale. En dépit de ses différentes traditions nationales, la discipline s’est construite au xixe  siècle comme une science de l’ordre social et de ses

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remises en cause systématiques. La conflictualité a donc revêtu une place centrale dans son dispositif scientifique. Depuis Marx, en passant par Weber, Durkheim et Simmel, et jusqu’aux recherches contemporaines, la socio­logie a insisté sur les antagonismes qui structurent les sociétés modernes. Ses enquêtes ne cessent de documenter, dans une multiplicité de mondes sociaux (entreprises, quartiers, école, famille, etc.), des conflits qui renvoient à des rapports sociaux de domination. Pourquoi alors, à l’exception d’un vieux manuel de philosophie sociale de Julien Freund (1983), ­n’existe-t-il pas à ce jour une synthèse sur les approches sociologiques du conflit ? La réponse est simple. Dans les trente dernières années, la sociologie a laissé l’objet « conflit social » aux mains de la science politique, qui l’a progressivement réduit à l’action collective. Ce faisant, elle a certes produit un savoir robuste et cumulatif sur les déterminants structurels, les institutions et les logiques de cadrage propres aux mobilisations collectives (Neveu, 2011). Mais elle a délaissé, en retour, le lien que la sociologie avait patiemment construit entre conflit social et organisation sociale, d’un côté, et entre conflit social et changement social, de l’autre. Tout se passe alors comme s’il n’y avait pas de conflit en deçà et au-delà des moments de mobilisation collective – de la grève à l’émeute, de la manifestation au sit-in –, et comme si les effets de la conflictualité sur le monde social se réduisaient à l’efficacité desdites mobilisations. Une efficacité qui dépend d’ailleurs, bien souvent, de l’ouverture relative de la « structure des opportunités politiques » (Fillieule et Mathieu, 2020). La critique de ce réductionnisme est la raison d’être de ce manuel. Celui-ci cherche à délimiter un territoire propre à l’analyse sociologique du conflit social. Un tel projet suppose de l’analyser dans sa dimension tant manifeste –  l’action collective et les mouvements sociaux  – que latente  : toutes ces critiques de la domination, ces contestations des autorités, ces oppositions entre groupes qui parcourent le monde social sans toutefois donner lieu à une action collective organisée. Les mouvements sociaux constituent, en ce sens, un des objets de la sociologie du conflit, mais guère son seul objet. Celle-ci tâche plutôt d’expliquer de manière compréhensive les dynamiques sociales de la critique des rapports de domination, suivant deux axes : l’intensité de la critique et son degré d’organisation. Suivant leur intensité, les conflits sociaux affectent de façon plus ou moins durable les relations sociales. Suivant leur degré d’organisation, ils ont plus ou moins de chance de transformer durablement l’ordre social. La sociologie du conflit cherche, depuis les pères fondateurs de la discipline jusqu’aux recherches plus contemporaines, à expliquer pourquoi et comment des conflits surgissent dans des mondes sociaux différents, et à comprendre leurs effets sur les individus et leurs collectifs d’appartenance.

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Le conflit est-il mauvais ? Le terme « conflit » vient du latin « conflictus » qui désigne, à l’origine (ier  siècle av. J.-C.), le heurt physique d’un corps contre l’autre (« con » et « fligere » : heurter ensemble). En réalité, dans le latin classique, ce sont les termes seditio et secessio qui désignent le conflit social. L’historien Tite-Live (59 av. J.-C.-17 ap. J.-C.) les utilise, par exemple, pour décrire le conflit entre plébéiens et patriciens dans la Rome républicaine, ayant abouti aux célèbres « sécessions » de la plèbe sur l’Aventin en 494 et 449 av. J.-C. (Hellegouarc’h, 1972, p.  135). Comme l’a montré Émile Benveniste dans ses études séminales de linguistique comparative, les termes seditio et secessio ont une racine ­commune dans l’indo-européen : la racine « *swe ». Celle-ci apparaît dans tous les mots désignant « à la fois la distinction d’avec tout le reste, [le] retranchement sur soi-même, l’effort pour se séparer de tout ce qui n’est pas le *swe, et aussi, à l’intérieur du cercle discriminatif ainsi formé, la liaison étroite avec tous ceux qui en font partie » (Benveniste, 1969, p. 332). La racine *swe indiquerait, en d’autres termes, une « liaison dans la séparation » (Botteri, 1989, p. 96). On la retrouve dans le terme grec stásis, utilisé dans l’Athènes classique pour désigner ce « dissensus irréductible » qui divise et, en même temps, intègre la polis (Loraux, 1987). Les Grecs le distinguaient du polémos, qui désignait à proprement parler la guerre extérieure ou civile (analogue du latin bellum). Dans son acception contemporaine, le terme « conflit » remonte plutôt au latin tardif (ive siècle ap. J.-C.), lorsqu’il assume la signification du combat entre deux adversaires. Son sens devient de plus en plus abstrait, jusqu’à prendre l’acception contemporaine d’« antagonisme ou opposition d’idées ». À suivre le Dictionnaire Littré (1873‑1877), cette signification apparaît pour la première fois dans une Oraison funèbre pour M. Le Tellier, écrite en 1686 par l’évêque de Nîmes Esprit Fléchier. Associé au combat, le mot est de plus en plus employé au xixe siècle, pour devenir d’usage courant au xxe siècle. Il connaît alors, dans le langage ordinaire, une acception essentiellement péjorative : le conflit mobiliserait une agressivité qui nuit à l’harmonie sociale ; il serait négatif, tant pour l’individu qui en fait les frais, que pour les collectifs qui le subissent. Cette vue du sens commun, inscrite dans l’histoire du mot « conflictus », est renforcée dans nos sociétés contemporaines par un ensemble de clichés qui ponctuent le discours des médias et de la classe dirigeante : il faut éviter à tout prix le conflit, et privilégier la concertation et la négociation ; les syndicats cherchent le conflit lors même qu’il faudrait viser l’apaisement ; les mouvements sociaux, dominés par des « individus contestataires », « ensauvageraient » notre démocratie, en la rapprochant d’un état barbare de guerre de tous contre tous… L’appréhension ordinaire des dynamiques conflictuelles, que ce soit dans les relations interpersonnelles ou à l’échelle des groupes sociaux, est

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grevée par ce jugement normatif : le conflit est de part en part pathologique. On comprend la logique de ce jugement : entre l’harmonie et la dysharmonie, la paix et le conflit, on tend spontanément à choisir les premières. Nos individus contemporains ne diffèrent guère, en ce sens, des Anciens qui ont forgé le mot en lui donnant une acception négative : la seditio et la stásis étaient assimilées à la discorde et à la dysharmonie civile. Qui préférerait, dans son rapport aux autres et à soi-même, la mésentente à l’entente, la dysharmonie à l’harmonie ? Et toutefois ce jugement, aisément compréhensible à l’échelle individuelle, n’est guère évident à l’échelle collective et sociale. Dans leur Petit traité des conflits ordinaires, les psychologues Dominique Picard et Edmond Marc (2006) font remarquer, par exemple, que dans les relations interpersonnelles il est tout aussi normal (et bénéfique !) de s’entendre que de se disputer. Cela ne renvoie pas à une nature prétendument agressive de l’être humain, ancrée dans son origine animale, mais plutôt au fait que les relations interpersonnelles supposent l’expression de soi et la compréhension de l’autre : deux contraintes de la vie collective qui suscitent naturellement des conflits. Ces deux contraintes structurent, par ailleurs, la vie sociale des animaux dont l’homme descend en ligne directe : les grands singes avec lesquels nous partageons le 98,7 % de notre patrimoine génétique. Comme l’a montré le primatologue Frans De Waal (1995) en étudiant des colonies de chimpanzés et de bonobos, les hominidés tiennent des singes supérieurs les deux propriétés fondant leur vie en collectivité : l’agressivité et l’empathie. Plus particulièrement chez les chimpanzés, les conflits pour l’hégémonie dans le groupe, étroitement liés à la compétition pour disposer des femelles, ne sont pas sans activer des logiques de réconciliation, qui mobilisent une capacité de ces primates « à se mettre en imagination à la place de la victime » (De Waal, 2011, p. 12‑13). À la lumière de ces travaux, il apparaît que « l’empathie et la solidarité ne sont pas moins “naturelles” que la compétition et la lutte » (Monod, 2014, p. 76). Une telle conclusion remet en question l’idée que les conflits sociaux renverraient à la nature supposément « agressive » des hominidés. Ce postulat avait été défendu par l’éthologue Konrad Lorenz (1969, p.  232), qui considérait que la sélection naturelle chez les primates les avait peu à peu dépouillés des « modes d’inhibition de l’agressivité » présents chez les grands carnivores. La thèse avait été préalablement énoncée par l’archéologue André Leroi-Gourhan (1965, p. 236‑237). Dans ses recherches sur les sociétés préhistoriques, il avait conclu que la guerre y était un prolongement de la chasse – une « chasse à l’homme » –, du  fait d’une agressivité naturelle que les hominidés auraient héritée de leurs ancêtres primates. Cette idée est en passe d’être déconstruite par la primatologie contemporaine : tant chez les primates que chez l’homme, il n’est pas de lutte sans solidarité, ni d’entente sans mésentente.

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Il n’est pas de société sans conflit Les sociétés humaines, comme celles des ancêtres de l’homme, ne peuvent donc pas se passer du conflit. Les Grecs l’avaient bien compris, lorsqu’ils avançaient que le conflit social crée un « lien de la division » (stásis)  : il intègre en divisant et divise en intégrant. C’est d’ailleurs pour cette raison que les conflits sociaux, sans toujours et nécessairement s’en prendre au gouvernement, à l’État ou aux instances du pouvoir, sont de part en part politiques. Tout conflit social met en jeu cet « être ensemble » d’une communauté qui est sa condition proprement politique d’existence (Rancière, 1995). Pour reprendre les deux acceptions anglo-saxonnes du « politique », les conflits sociaux, même là où ils ne remettent pas en question les rapports entre gouvernants et gouvernés (politics), créent une division dans la société qui met en jeu les frontières de la communauté (polity), les limites de ce qui nous est commun (Leca, 2001). D’où un enjeu essentiel, sur lequel le politiste Eric Schattschneider insistait dès 1960  : en prenant pour exemple l’émergence progressive de la question raciale et multiculturelle aux États-Unis, il soulignait que les clivages politiques évoluent avec les conflits qui structurent les sociétés. Lorsque ces clivages s’avèrent en décalage avec la conflictualité sociale, ils se vouent à une extinction progressive (Schattschneider, 1960). Cette conflictualité structure les sociétés mais également le rapport que chaque individu entretient avec soi-même. L’image d’un individu vivant dans une sorte de béatitude absolue, de conciliation parfaite avec soi, est une vue de l’esprit  : pour la simple et bonne raison que chacun se définit par rapport aux autres, et que cette relation sociale suppose toujours une part de conflictualité. Comme l’écrit Georg Simmel (2010b [1908], p. 266) dans l’un des ouvrages fondateurs de la sociologie du conflit, « la contradiction et le conflit […] précèdent l’unité psychique [de l’individu] [et] ils sont à l’œuvre à chaque instant de sa vie » ; en ce sens, « un groupe qui serait tout simplement centripète et harmonieux », à l’instar de « la société des saints que Dante aperçoit dans la rose du Paradis », « non seulement n’a pas d’existence empirique, mais encore ne présenterait pas de véritable processus de vie ». Les deux réalités, l’individuelle et la collective, sont étroitement liées : il n’est pas de société harmonieuse dénuée de conflit, tout comme il n’est pas d’individu béat qui ne soit pas traversé de contradictions psychiques irrésolues. Cette conflictualité psychique a été à l’origine de la psychanalyse. Comme le montre Sigmund Freud, tout individu est traversé de conflits intrapsychiques qui mettent en jeu les trois instances constitutives de la personnalité : le ça (avec ses pulsions inconscientes et anarchiques), le moi (avec les aspirations sociales constitutives de la personnalité) et le surmoi (avec ses disciplines et ses censures émanant des interdits sociaux). Aucun individu n’est à l’abri de cette conflictualité, qui peut évoluer en névrose si l’opposition n’est pas assimilée ou résolue. La psychanalyse montre aussi que l’individu

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se construit, bien souvent, dans l’opposition aux proches, et plus particulièrement à la famille. Une telle opposition, lorsqu’elle est mal « digérée » par l’individu, peut donner lieu à des psychoses ou des troubles, que la psychanalyse prend en charge de façon clinique. La conflictualité sociale a été, quant à elle, à l’origine de la sociologie. Cette discipline nous montre que dans toute société il y a une part irréductible de conflictualité, que ce soit en raison des logiques sociales de concurrence ou de compétition pour les ressources rares, des rapports sociaux de domination et de pouvoir, ou encore du caractère intolérable pour certains groupes sociaux des normes en vigueur. Pour nous en convaincre, faisons un petit effort d’imagination : que seraitce une société sans conflictualité ? Comment imaginer une société régie par une entente généralisée, une paix perpétuelle, un accord naturel des êtres qui l’habitent ? Comment une société faite d’individus différents et aux intérêts potentiellement antagoniques, pourrait-elle produire un accord aussi « naturel » ? La littérature nous apporte des réponses : ces sociétés prétendument « harmonieuses » ne sauraient être autre chose que des sociétés totalitaires. La littérature dystopique les met en scène, en montrant clairement que les ressorts d’une telle « entente » renvoient en réalité à la fabrication d’une obéissance totale et inconditionnelle. Entre les sociétés imaginées par Evguéni Zamiatine en 1920 (Nous autres), Aldous Huxley en 1931 (Le meilleur des mondes), Karin Boye en 1940 (La Kallocaïne), George Orwell en 1949 (1984), Ray Bradbury en 1953 (Fahrenheit 451) ou, plus près de nous, Alain Damasio (La zone du dehors), les logiques de production de l’harmonie sociale sont nombreuses : la répression policière, la surveillance de la population, la réécriture systématique du passé, l’hypnose et l’hypnopédie, les psychotropes produisant un état artificiel de sérénité, les drogues annihilant les émotions et apaisant les êtres, la mise au ban de la littérature comme source de dérèglement de l’imaginaire… Des sociétés sans conflit ne sauraient être que d’horribles monstres totalitaires où l’entente est fabriquée par un pouvoir tyrannique et omniprésent, intériorisée par les individus et reproduite à travers la peur et la délation. Dans de telles sociétés, le conflit social persiste sous des formes souterraines, dans les nombreuses pratiques – éducatives, culturelles, familiales, sexuelles – où les individus peuvent se construire une image d’eux différente de celle que leur projette le pouvoir. À travers une expérience fictionnelle de pensée, la littérature dystopique pose une question sociologique cruciale : comment le conflit social persiste-t-il dans des sociétés qui le récusent formellement ? Bien sûr, dans nos sociétés modernes il en va tout autrement. Des sociétés où les dispositifs de pouvoir – aussi invasifs soient-ils – n’empêchent pas les individus de faire usage de leur autonomie, font du conflit une dynamique non seulement normale, mais bénéfique. C’est en luttant que les individus font évoluer ces types de sociétés, et produisent l’histoire. Une telle affirmation pourrait paraître choquante, ou prêter à sourire aujourd’hui. Dans nos sociétés contemporaines, marquées par une forme

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de « néolibéralisme autoritaire » (Chamayou, 2018), certaines pratiques de répression policière, de surveillance généralisée et de fichage biométrique de la population évoquent les pires cauchemars de la littérature dystopique (Codaccioni, 2021). Dans ce contexte, l’idée que le conflit social est normal et bénéfique n’a décidément pas bonne presse. Prenons le cas de la France d’Emmanuel Macron. En reprenant l’essentiel de l’arsenal juridique de l’état d’urgence antiterroriste, désormais constitutionnalisé, le gouvernement français a fait passer, entre 2018 et 2020, une loi pénalisant l’expression des libertés publiques (la loi Anticasseurs) et une autre transformant en délit toute perturbation de la vie des campus universitaires (le volet « sécuritaire » de la LPR). Deux lois dont le principe légitimateur n’est rien d’autre que la pathologisation du conflit  : dans nos sociétés menacées par tout un ensemble de risques (sanitaires, climatiques, économiques, financiers, terroristes), l’expression du conflit social constituerait, au fond, un risque supplémentaire dont le gouvernement devrait se prémunir. Depuis la fin des années 1980, l’accusation fourre-tout de « populisme » est venue étayer cette pathologisation des conflits sociaux (Tarragoni, 2019a). D’autres termes sont venus en renfort de cette doxa, comme lorsque le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, appelé à se prononcer sur les violences sociales engendrées par l’immigration, a repris délibérément un poncif de l’extrême droite : « il faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société ». Or, pour qu’une démocratie reste vivante, elle a besoin d’être régulièrement « ensauvagée » par les conflits sociaux (Chollet, 2019). « Là où la sensibilité au droit se diffuse », écrivait déjà le philosophe Claude Lefort (1979, p. 23), « la démocratie est nécessairement sauvage et non pas domestiquée ». Toute tentative, précisait-il, « de l’apprivoiser, de l’enfermer dans des bornes, dans l’espoir de restaurer un modèle de hiérarchie et d’autorité, d’établir des mécanismes de pouvoir et de juridiction qui simulent un ordre rationnel » finit par la vider de son contenu (Lefort, 1979, p. 11). Dans une telle perspective, plus l’espace d’expression du conflit social se réduit, plus la démocratie s’affaiblit (Vitiello, 2011) ; plus aussi, la société perd sa vitalité car « l’ordre [social] n’est pas institué à partir d’une rupture avec le désordre ; il se fond avec un désordre continu » (Lefort, 1986, p. 724). Malgré sa remise en cause croissante, l’idée que le conflit social est statistiquement normal, socialement fonctionnel et politiquement utile dans les sociétés modernes, a été partagée par tous les pères fondateurs de la socio­ logie. Ainsi, selon Auguste Comte, inventeur du néologisme « socio­logie » et fondateur de la discipline en France, la conflictualité est le moteur qui permet aux sociétés de tenir dans le temps (Comte, 1969 [1854]). En tant que facteur de changement des sociétés, le conflit fait partie de la « dynamique sociale » ; en tant que facteur stabilisateur de l’ordre social, il  a une  influence sur la « statique sociale ». Aussi le sociologue du conflit doit éviter deux écueils symétriques  : celui de « minorer » la part du conflit dans l’organisation sociale ou, tout au contraire, de la « majorer » (Rivière, 1978). D’un côté on

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trouve ces sociologues qui, souvent d’obédience conservatrice, considèrent le conflit comme dysfonctionnel et anomique, et en font une menace pour l’ordre social. De l’autre, on trouve ceux qui, souvent d’obédience révolutionnaire, le considèrent comme le moteur par excellence du changement social, et occultent son potentiel désagrégateur. D’un côté, on a une vision radicalement négative de la conflictualité, de l’autre une vision totalement laudative. D’un côté comme de l’autre, le jugement normatif tend à aveugler l’analyse, en préemptant l’observation empirique des causes, des dynamiques et des effets des conflits sur la vie sociale. Or c’est précisément là la tâche explicative de la sociologie. Son but est de répondre, par l’observation et l’enquête, à trois séries de questions : comment et pourquoi des conflits sociaux surgissent dans une société donnée ? Quels effets produisent-ils sur l’organisation sociale et sur les liens sociaux ? Quelle pratique de la sociologie suppose l’objectivation de ces conflits comme facteur de changement social ?

Qu’est-ce que le conflit social ? Encore faut-il, avant de pouvoir enquêter sur quoi que ce soit, savoir ce dont on parle. Quelle définition du conflit social le sociologue doit-il adopter ? Quelle définition lui permet de disposer, derrière cet objet, d’une classe de phénomènes sociaux comparables, auxquels poser les mêmes questions ? Le terme « conflit social » est éminemment polysémique : il désigne, dans les travaux sociologiques qui lui sont consacrés, un large spectre de phénomènes allant des clivages sociaux aux antagonismes culturels, des guerres inter­étatiques aux émeutes, des mouvements sociaux aux guerres inter­ethniques, des conflits violents aux pratiques de résistance ordinaire à la domination. Or, toutes ces manifestations de la conflictualité sociale ne font pas forcément appel aux mêmes logiques fondamentales. Délimiter un territoire pour les sociologies du conflit suppose, au contraire, d’identifier des phénomènes aux logiques compa­ rables. D’où l’importance d’une définition sociologique rigoureuse de l’objet. Il faut commencer par distinguer le conflit social des clivages sociaux (cleavage structures), puis de l’action collective, enfin de la violence : trois champs phénoménaux qu’il recouvre partiellement, mais auxquels il ne se réduit pas. Commençons avec les clivages sociaux. On doit à Seymour Martin Lipset et Stein Rokkan (1967) d’avoir abordé les conflits sociaux comme des « clivages structurels ». En analysant l’évolution des sociétés occidentales depuis la Réforme protestante et la Contre-réforme catholique (xvie-xviie  siècles), ces politistes identifient trois matrices d’opposition : le Culturel (renvoyant au religieux, aux identités linguistiques et ethniques) ; l’Économique (renvoyant à la structure de la propriété foncière et aux asymétries entre économies rurale et urbaine) ; le Territorial (renvoyant au degré d’unification nationale et étatique du territoire). Ces trois matrices donnent lieu à de nombreux clivages

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sociaux : ville vs campagne, État vs Église, langue nationale vs langue minoritaire, etc. Ils structurent les antagonismes partisans  : le montrer est le but de Lipset et Rokkan. En ce sens, bien qu’ils restent assez évasifs sur la définition de leur objet, on peut souscrire à ce qu’en dit Hanspeter Kriesi : « Un clivage implique une division sociale qui sépare la population en au moins deux groupes distingués l’un de l’autre sur la base d’un critère social tel que la classe, la religion ou l’ethnie. Un clivage a donc une base structurelle mais pour qu’il se manifeste politiquement, il est nécessaire que les groupes en question soient conscients de leurs identités collectives mutuelles et que le clivage s’exprime au niveau organisationnel. C’est-à-dire que le clivage doit être articulé par un parti politique, un syndicat, une église ou une autre organisation qui donne une forme institutionnelle aux intérêts liés à l’un ou l’autre groupe de la division structurelle » (Kriesi, 1994, p. 215). Comme le montre cette définition, un clivage social apparaît lorsque des groupes s’opposent sur la base de différents critères. Cependant, en principe, les sources d’opposition sont tout aussi nombreuses que les modalités de constitution des groupes sociaux : tout groupe se construit comme un « Nous » opposé à un « Eux ». Comment passer alors de la multiplicité des clivages qui structurent la vie collective à quelques « clivages structurels » sociologiquement pertinents ? La réponse nous est donnée par Kriesi : lorsque ces clivages s’institutionnalisent politiquement. D’où toute la différence entre clivages sociaux et conflits sociaux : les clivages sociaux sont des conflits construits par les organisations politiques comme structurels, ce qui n’est évidemment pas le cas de tous les conflits sociaux réels. Voyons maintenant la différence entre conflit social et action collective. Le conflit social est l’expression, dans l’action individuelle et dans le fonctionnement des groupes, d’un antagonisme structurel – économique, politique ou culturel –, qui renvoie à l’organisation de la société dans son ensemble. Ce conflit peut ou non donner lieu à une action collective, et c’est ce caractère potentiellement latent qui le distingue du mouvement social. Prenons le livre La France conteste (1986) de Charles Tilly, l’un des ouvrages fondateurs de la sociologie de l’action collective. La question de Tilly est la suivante : comment les répertoires des mobilisations ont-ils changé en fonction de l’évolution de la société française ? Le conflit social est réduit à l’action collective : les dynamiques contestataires ne deviennent analysables que lorsqu’elles donnent lieu à une confrontation publique avec les institutions du pouvoir (Tilly et Tarrow, 2008). Or, les conflits sociaux ne donnent pas nécessairement lieu à des mobilisations collectives et, d’ailleurs, seul une infime part de celles-ci est audible comme confrontation publique. « Le résultat est constant, quel que soit le pays étudié : l’immense majorité des événements protestataires ne fait pas l’objet d’une couverture médiatique puisque ce sont entre 2 et 5 % des manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un écho dans la presse écrite nationale » (Fillieule et Favre, 2020, p. 366). Pour emprunter le langage de la théorie mathématique des ensembles, les mobilisations dotées

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d’un droit d’existence dans l’espace public (médiatique) constituent un sousensemble très restrictif des événements contestataires réels, qui constituent à leur tour un sous-ensemble très restrictif des conflits sociaux traversant une société donnée. Aussi les sociologies du conflit posent-elles une question beaucoup plus générale (et d’un certain point de vue, beaucoup plus ambitieuse) que la sociologie de l’action collective : quel type de conflits la société, avec sa structure, son organisation interne, sa « division fonctionnelle du travail » comme dirait Durkheim, génère-t-elle ? La différence avec la violence, enfin. Bien que le conflit social comporte toujours une part de violence, celle-ci est canalisée et institutionnalisée, et s’avère instrumentale à la production d’un rapport de force qui ne vise pas à éliminer l’adversaire. La violence est un moyen du conflit, non pas sa fin. Cette distinction entre le conflit social et la violence (et donc la guerre) vaut surtout pour les sociétés modernes. En tant que sociétés démocratiques, elles sont fondées sur ce que Lefort appelle la « division originaire du social ». Cette division est consubstantielle à des sociétés se pensant comme des productions de l’agir humain, et des valeurs plurielles et antagonistes dont il procède : des sociétés « autonomes » au sens de Castoriadis (1975). Pour que ces sociétés acceptent la division originaire du social, il a fallu des institutions à même de contrôler la charge de violence permanente, et le risque de guerre civile latente, qu’induit l’idée que les groupes sociaux sont en lutte pour le monopole des ressources économiques, politiques, symboliques, culturelles. La principale de ces institutions est l’État. C’est Norbert Elias (2003 [1975]) qui nous explique le chemin à la fois historique et sociologique de cette évolution. Dans les sociétés prémodernes, la violence est latente dans toutes les relations sociales. Dans les sociétés modernes, elle tend à être intériorisée d’un côté (le Surmoi) et extériorisée de l’autre : l’État acquiert le monopole de la violence légitime, c’est-à-dire la faculté lui permettant d’user en dernier recours de la violence dans la gestion des relations sociales. Elias montre que notre modernité résulte de trois processus imbriqués  : la densification des relations interpersonnelles du fait de la complexification de l’organisation sociale ; la naissance de l’individu autonome et maître de soi-même, qui contrôle ses pulsions ; la genèse de l’État, exerçant le monopole de la violence légitime. Dans ces sociétés, la violence est ainsi refoulée par l’individu, pris dans un processus d’autocontrôle pulsionnel, et régulée par l’État. Les conflits sociaux participent de ce processus : ils sont l’expression même, contrôlée et institutionnalisée – pacifiée en un sens –, de la violence tolérable dans ce type de sociétés. En parallèle, la violence guerrière se voit projetée à l’extérieur de ces sociétés, l’État développant, à la faveur de l’industrialisation, un secteur militaire fonctionnellement indépendant de l’État mais tributaire de sa puissance (Giddens, 1987).

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Le cadre posé par Elias nous conduit ainsi à exclure les guerres civiles de ce livre. Si la guerre est indubitablement un type de conflit social, ses effets structurants sur les sociétés ne sont guère comparables avec ceux des conflits régulés, légitimés et institutionnalisés dont nous parlions supra.  Au sens d’Elias, la guerre civile procède plutôt d’un processus de décivilisation, de « retour du refoulé » de la violence maîtrisée et canalisée dans la modernité (Elias, 2017 [1989]). Plus globalement, les guerres civiles apparaissent lorsque l’État ne parvient plus à réguler la conflictualité sociale, un groupe choisissant de prendre les armes pour l’exproprier, à proprement parler, de son monopole de la violence légitime. En ce sens, les conflits armés constituent un paroxysme et une figure limite du conflit social  : c’est le type de conflit qui apparaît lorsque la possibilité d’une conflictualité sociale régulée et institutionnalisée se voit évacuée. C’est ce qu’affirment Raul Magni-Berton et Sophie Panel (2020) à propos des guerres civiles interethniques. Elles se produisent souvent dans des conjonctures de défaillance de l’État, l’ethnie majoritaire prenant les armes contre le pouvoir et l’ethnie minoritaire pour éviter d’être attaquée à son tour. Ces configurations de guerre civile, tout en ayant un potentiel d’organisation, de structuration et, malgré la violence en jeu, de cohésion des sociétés (Baczko, Dorronsoro et Quesnay, 2016), constituent une figure limite des conflits sociaux examinés dans ce livre. C’est ce caractère limite qui nous conduit à les mettre de côté dans ce qui suit. L’objet de ce livre sera un autre : cette conflictualité sociale régulée et institutionnalisée, interne aux sociétés, impliquant une part de violence mais différente de la guerre civile ; une conflictualité bien plus diffuse et latente que les rares moments d’action collective pourraient nous le faire croire ; une conflictualité consubstantielle à l’organisation des sociétés modernes.

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Conflits et changements sociaux Le conflit est consubstantiel à l’organisation des sociétés modernes  : so what ? En réalité, derrière l’étayage par la sociologie de cet énoncé, git sa principale contribution à l’analyse du changement social. Il y a là un sujet classique de dissertation, tant pour les étudiants de première et terminale de la section ES, que pour les agrégatifs de Sciences économiques et sociales (SES)  : « Conflits et changements sociaux ». Un sujet doté d’un statut de quasi-évidence, mais qui s’avère l’un des plus ardus à traiter. En effet, les sociologues ont davantage expliqué comment l’ordre social se maintient dans le temps, plutôt que les raisons en vertu desquelles il se transforme. Or, montrer que l’ordre social est traversé de conflits conduit à l’appréhender autrement. Une société n’a rien d’un système mécanique qui se reproduit à l’identique dans le temps : les conflits font évoluer la structure sociale, sans que d’ailleurs la direction de ce changement puisse être

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prédéfinie. Des conflits peuvent engendrer des changements sociaux progressifs : ainsi en fut-il, par exemple, de la Révolution française ; d’autres peuvent produire des changements sociaux régressifs  : l’invasion du Capitole par les militants trumpistes en 2020 en restera le triste souvenir. Toujours est-il que la société change avec les conflits sociaux, y compris lorsqu’ils restent « en sourdine ». Un tel énoncé astreint le sociologue à deux règles de conduite. Premièrement, il se doit d’adopter une « anthropologie implicite », c’est-à-dire une vision de l’acteur (ou de l’agent) fondée sur le refus de l’hypo­ thèse de l’aliénation. Si le conflit social ne se réduit pas à l’action collective, s’il est beaucoup plus répandu que celle-ci ne l’est, il incombe au sociologue d’objectiver les critiques de l’ordre social qui apparaissent de façon souterraine, et là où on ne les attend pas forcément. Là où le postulat de l’aliénation conduit à adopter un regard fixiste sur la société (rien ne bouge car les individus incorporent l’ordre social et le reproduisent dans l’action), la sociologie du conflit adopte au contraire un regard dynamique sur la société (tout bouge car les individus, ayant incorporé les structures sociales, sont réflexifs dans l’action). Deuxièmement, le sociologue du conflit doit concevoir son savoir comme un dispositif de visibilisation des paroles conflictuelles qui traversent le monde social, notamment lorsqu’elles émanent de publics illégitimes ou invisibles. En visibilisant des conflits réduits au silence, le sociologue participe activement au changement social. L’anthropologie a précédé la sociologie sur ce terrain. Dell Hymes proposait, dès le début des années 1970, une «  advocacy anthropo­logy » au service des groupes subalternes (1972). De son geste fécond naquirent les premiers dispositifs de recherche-action, visant à transformer une parole populaire illégitime en conflit social organisé. La sociologie n’y est parvenue que très tard, notamment par le biais de la « public sociology » introduite aux États-Unis par Michael Burawoy (2005), à partir de l’étude des conflits au travail. Aussi la question de l’engagement du sociologue (Shukaitis et Graeber, 2007), et du protocole de recherche le plus adapté à en faire un mode de production du savoir scientifique, se pose-t-elle centralement dans la sociologie du conflit. Ces deux règles directrices s’avèrent particulièrement d’actualité dans le contexte de la pandémie de la Covid-19. Cette crise sanitaire a constitué une rupture radicale de l’ordre social, avec ses normes et ses routines. Du point de vue du conflit social, elle a marqué un arrêt de tout ce qui rend possible la construction collective d’un conflit : la possibilité de s’emparer de l’espace public, d’entretenir des liens et de partager des indignations ou des revendications, de contester des décisions politiques (impossible lorsque les décisions sont prises au nom d’une légitimité extrapolitique, comme celle médicale ou scientifique). Même si les sociétés du globe traversent une période tout à fait unique de glaciation du conflit, celui-ci n’a guère disparu. Il est présent dans le rapport critique que chacun de nous entretient vis-à-vis du

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gouvernement, de la police, des institutions sociales qui disciplinent et normalisent les comportements individuels : la famille, l’école, l’université, l’entreprise, la science. Il est difficile de savoir ce que cette conflictualité latente dans le corps social va donner dans les années à venir. La réduire à une supposée hostilité tous azimuts aux consignes gouvernementales (le mouvement anti-masques par exemple), ce serait rater l’essentiel. Prenons le travail, par exemple : il est fort probable que la généralisation du télétravail et la hiérarchisation entre activités « essentielles » et « inessentielles » engendrent une forte conflictualité inter- et intraprofessionnelle. Prenons l’école, avec des enseignants subissant des politiques erratiques d’ouverture et de fermeture, et dont le risque sanitaire est systématiquement sous-estimé par rapport au corps médical. Confrontés au désir des familles de voir leurs enfants scolarisés, et face à une jeunesse de plus en plus désemparée, ces enseignants ont toutes chances d’entrer en colère. Dans ce contexte, il est d’ailleurs fort possible que les incompréhensions entre agents de l’institution scolaire se multiplient, et avec elles les expériences de mépris et d’humiliation pâties par les élèves peu dotés socialement : d’où un nouveau réservoir de colère. Pensons, enfin, à l’hôpital : cette institution investie de la plus glorieuse des missions en temps de pandémie, après des années de réductions budgétaires dans le cadre des politiques du new public management  : la contradiction risque d’être criante pour les travailleurs de la santé. Cette colère gronde et trouvera, à l’avenir, des exutoires  : pour la simple raison qu’elle aura eu le temps de marquer durablement la subjectivité des individus pendant la crise sanitaire. La sociologie du conflit nous conduit, d’une certaine manière, à en prendre le « pouls », pour comprendre les dynamiques de changement qui traversent les sociétés et les projettent vers l’avenir.

De la sociologie classique aux nouvelles sociologies du conflit Ces préalables étant posés, un territoire scientifique, avec ses auteurs, ses controverses, ses paradigmes et méthodes d’analyses, apparaît clairement. Pour le présenter, ce livre sera structuré en deux grandes parties. La première montrera comment un certain regard sur les conflits sociaux, entre la fin du xixe siècle et les années 2000, a fait émerger la sociologie du conflit comme mode de problématisation spécifique et champ de recherches à part entière (partie « Les conflits sociaux comme objet de la sociologie »). La seconde partie s’attachera à inscrire le renouvellement du conflit, en tant que réalité sociale et comme objet de connaissance, dans la période ultra-­contemporaine de la modernité tardive (partie « Les nouveaux objets du conflit »). Dans la première partie, on se penchera tout d’abord sur l’historicité des conflits sociaux et les précurseurs de la sociologie du conflit, en particulier

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Machiavel et La Boétie (chap. 1 « Le conflit comme fait social »). Nous présenterons ensuite ce que Randall Collins (2016 [1975]) appelait, dans un manuel déjà classique, la « conflict tradition » en sociologie : les apports fondateurs de Marx et ses héritiers, de Durkheim, Weber et Simmel (chap.  2 « Le conflit comme question fondatrice de la sociologie »). L’anthropologie a largement contribué à cette tradition intellectuelle, en insistant sur la centralité des conflits sociaux dans les sociétés traditionnelles, sur les dispositifs symboliques et rituels permettant de les mettre en scène et de les conjurer, et sur leur capacité à produire le changement social (chap. 3 « Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie »). Sur la base de ces contributions séminales, la sociologie du conflit s’est constituée, entre les années  1960 et 1970, en domaine scientifique à part entière. Si elle est restée essentiellement « macro », d’autres travaux ont abordé, à la même époque, les logiques individuelles et intersubjectives du conflit social (chap. 4 « L’institutionnalisation de la sociologie du conflit »). Les sociologies contemporaines du conflit voient s’affronter deux paradigmes concurrents (l’actionnalisme et les sociologies critiques) et plusieurs théories « régionales » du conflit social, dans les domaines de la ville, du travail et des organisations (chap. 5 « Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit »). Dans la seconde partie, on se penchera sur le tournant ultra-contemporain de la modernité tardive. Définie par l’accélération du changement social à l’heure de la globalisation, elle a pour conséquence un éclatement et un élargissement des conflits, qui vont désormais des luttes de placement au désir d’auto­nomie des acteurs, jusqu’à l’émergence de particularités identitaires n’exprimant plus la cohérence de la société. Le sixième chapitre dresse l’état des lieux des conflits ultra-contemporains (chap.  6 « Du conflit de classe à l’éclatement du conflit  : la sociologie du conflit au xxie  siècle »). Le  septième chapitre est consacré en particulier au déclin des identités ouvrières dont l’alter­mondialisme est une conséquence (chap. 7 « Le renouvellement du mouvement social. De l’altermondialisme aux luttes terrestres »). Le huitième chapitre envisage le conflit comme un mode de renouvellement de la démocratie : il met l’accent sur les nouvelles formes d’expression des collectifs, en prenant en compte les interrogations sur la crise climatique (chap. 8 « Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène »). Le neuvième chapitre s’attache à comprendre l’irruption des luttes minoritaires, comme des questions singulières dans l’espace public et scientifique (chap. 9 « Face à l’État. Les luttes minoritaires et subalternes »). Le dixième et dernier chapitre se penche sur les perspectives de changement social portées par certains conflits ultra-­contemporains. Le cadre dans lequel s’expriment des aspirations antiétatistes et antiautoritaires notamment peut être contradictoire avec ceux de la démocratie instituée (chap. 10 « Contre l’État. Une conflictualité de haute intensité »).

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Partie 1

Les conflits sociaux comme objet de la sociologie Federico Tarragoni

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Chapitre 1

Le conflit comme fait social

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Lorsque la sociologie s’empare du conflit, elle en fait donc un fait collectif structurant les sociétés. En d’autres termes, le conflit est un fait social. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nous disposons, à suivre le philosophe Bruno Karsenti (1994), de deux définitions concurrentes du « fait social », l’une énoncée par Durkheim et insistant sur l’idée de contrainte collective, l’autre par Mauss, insistant sur l’idée de totalité symbolique. Pour caractériser sociologiquement le conflit, il est sans doute plus opportun de reprendre la deuxième définition. Le conflit n’est pas un fait social en raison du « pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les individus » (Durkheim, 1960 [1895], p. 11), mais dans la mesure où l’individuel et le collectif participent d’une même activité de symbolisation. À l’instar du don, fait social par excellence pour Mauss, le conflit symbolise la vie sociale dans sa totalité : il est inhérent à la vie collective. Dans ce chapitre, on situera les évolutions historiques qui ont permis à cet énoncé de prendre sens dans les sociétés modernes, et la contribution singulière que la philosophie politique a donnée à son intelligibillité.

Le conflit est inhérent à la vie collective Cet énoncé fonde la sociologie à la fin du xixe siècle. Il ne devient énonçable qu’avec le tournant des sociétés démocratiques qui se produit entre la fin du xviiie et la fin du xixe siècle : c’est dans ces sociétés, en raison de l’émergence des États démocratiques et des transformations de l’action collective, que la sociologie peut s’en emparer comme l’une de ses questions fondatrices. Toute autre était la réalité des sociétés d’Ancien Régime : des conflits s’y produisaient constamment, mais ces sociétés ne se pensaient pas comme étant structurées par la conflictualité, du fait de l’emprise d’une vision organiciste de l’ordre social où les fonctions et les ordres sociaux se rapportaient à un ordre naturel et divin. C’est toutefois au cœur même de ces sociétés, via l’observation de la conflictualité, que naissent les prémices de la sociologie du conflit dans la pensée de Machiavel et La Boétie.

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Quelques jalons historiques C’est vers la fin du Moyen Âge que naissent, sous des formes embryonnaires, des espaces politiques concurrentiels, c’est-à-dire des espaces semi-libres d’expression d’opinions et d’appartenances politiques divergentes. La ville médiévale en est le lieu par excellence. Lieu d’exercice des libertés intellectuelles (libertas scolastica), de circulation, de commerce et d’entreprise, la ville favorise l’émergence de nouveaux groupes sociaux et l’expression d’une conflictualité socio-politique (Weber, 2014a [1921]). Ces conflits s’inscrivent dans l’horizon de la longue genèse de l’État moderne : la construction d’un pouvoir central disposant, pour utiliser la formule wébérienne, du « monopole de la violence légitime » avec ses prérogatives régaliennes : la conscription, la levée de l’impôt et la légitimation par le droit. Que l’on pense, par exemple, aux combats entre les fractions des classes dirigeantes pour le monopole du pouvoir étatique : ceux entre les Guelfes et les Gibelins en Italie (xiiie-xive  siècle), entre les Armagnacs et les Bourguignons en France (xive-xve siècle), entre le pouvoir royal et le Parlement en Angleterre (xviie siècle). Il n’y a pas là de simples combats entre clans antagonistes : ces fractions des classes dirigeantes sont toutes dotées d’une légitimité à gouverner et, par là même, d’une assise sociale. C’est pourquoi leurs affrontements constituent des conflits sociaux dépassant de loin la sphère du pouvoir. Il faut y ajouter les luttes entre gouvernants et gouvernés. Elles accompagnent, elles aussi, la lente gestation de l’État-nation. Les groupes subalternes des sociétés d’Ancien Régime, essentiellement paysans, légitiment le pouvoir du roi à la condition expresse que celui-ci s’engage à garantir le juste prix du grain. Aussi les révoltes frumentaires et les jacqueries paysannes sont-elles la principale forme de conflit social sous l’Ancien Régime (avec les cahiers de doléances paysannes qui naissent dans la plupart des pays européens au xviie siècle) (Bercé, 1974). Cependant, à cette époque on cherche par-dessus tout le consensus. On est loin de nos sociétés contemporaines où le conflit, participant de la vie démocratique, est considéré comme fonctionnel, nécessaire et irréductible. Depuis le Moyen Âge, le conflit est renvoyé aux notions latines de discordia et de seditio, que l’historien Tite-Live emploie, dans son Histoire romaine, pour qualifier la Sécession de la plèbe sur l’Aventin (494 av. J.-C.), la première grève ouvrière de l’histoire occidentale. Le conflit est donc connoté négativement en termes moraux, et représenté comme une dynamique destructrice de la cité. L’une des premières illustrations en est la célèbre Allégorie du « bon » et du « mauvais » gouvernement, peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1338 pour la ville républicaine de Sienne. Comme le montre l’historien Patrick Boucheron, l’une des craintes exprimées dans cette fresque est la peur de l’« insignorimiento », le retour de la tyrannie (la seigneurie). La ­commune siennoise redoute de perdre ce qu’elle a de plus cher  : la « conflictualité

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propre au système communal », le fait que la haine entre les hommes ne se manifeste pas à l’état de la violence pure, mais se voie médiatisée et pacifiée par le débat public. La fresque de Lorenzetti est donc un éloge de la conflictualité civique. Cependant, c’est la Concorde, équipée d’un rabot pour aplanir les disputes, qui trône dans l’Allégorie du bon gouvernement ; les conflits sociaux, comme les insurrections paysannes, sont assimilés aux pillages dans l’Allégorie du mauvais gouvernement (Boucheron, 2013). Cet idéal de l’harmonie sociale est très ancien. Il remonte à l’« idéologie trifonctionnelle » que les sociétés médiévales et d’Ancien Régime puisent dans l’Antiquité et, plus loin encore, dans les structures mythiques et langagières des cultures indo-européennes (Le Goff, 1979). Qu’est-ce que cette « idéologie trifonctionnelle » ? C’est l’idée que l’ordre social repose sur l’accomplissement par chaque groupe de la fonction à laquelle il est destiné par nature, soitelle nourricière, gouvernementale ou militaire. Ces sociétés se représentent comme des corps vivants dont toute « sécession interne », toute source de conflictualité, menace l’intégralité de l’organisme. Cette représentation se répercute sur leur organisation sociale. Le pilier des sociétés médiévales et d’Ancien Régime est la corporation artisanale et ouvrière. Structurées par la norme de la fraternité et une idéologie de l’harmonie, les corporations répondent à cette vision organiciste du social qui laisse peu de place au conflit. Et pourtant, si on regarde de plus près, des conflits ne cessent d’apparaître en leur sein, opposant une élite de dirigeants généralement composée d’officiers, et une minorité de maîtres dissidents qui supportent mal la reproduction d’un rapport de subordination auquel ils croyaient avoir échappé à l’issue du compagnonnage (Kaplan, 2002). Connotée négativement, la conflictualité sociale reste donc omniprésente. Elle renvoie à la perception, de la part des groupes subalternes, d’une entorse à ce qui leur est dû de la part des classes dominantes (nourriture, biens, reconnaissance symbolique).

Des précurseurs de la sociologie du conflit : Machiavel et La Boétie Cette omniprésence des conflits sociaux n’a d’ailleurs pas laissé indifférents les savants de l’époque. Deux en particulier, marqués par les émeutes qui agitent les villes européennes, comme les Ciompi florentins entre 1378 et 1342 : Nicolas Machiavel (1469‑1527) et Étienne de La Boétie (1530‑1563). Ces deux  philosophes sont les précurseurs de la sociologie du conflit. Ils  sont travaillés par la même exigence  conceptuelle  : comprendre la nature humaine dans ses aspects politiques par l’observation des sociétés concrètes et, en particulier, des tumultes qui les traversent. Fondateurs de la pensée politique moderne, ils abordent tous deux la conflictualité sociale

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à partir de la domination, dans une sorte de relation dialectique. Machiavel pense cette relation comme une « division originaire du social » : la verità effettuale de toute cité, sa vérité factuelle ou empirique, alors qu’on la souhaiterait orientée vers l’harmonie et la concorde, est d’être divisée entre les grands (grandi) ou nobles (nobili) et le peuple (popolo). C’est la thèse des deux humeurs énoncée dans Le Prince (1532). « En effet, dans toute cité, on trouve ces deux humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni écrasé par les grands, et que les grands désirent commander et écraser le peuple : et de ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou la liberté ou la licence » (IX, 2). On la retrouve dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live (1531)  : « il y a dans chaque république deux humeurs différentes, celle du peuple et celle des grands » (I, 4). Cette opposition entre deux groupes sociaux, renvoyée à celle entre deux humeurs politiques, l’une propre aux dominants, l’autre aux dominés, est selon Machiavel « le moteur même de la vie de la cité » (Zancarini, 2001). Bien que la dichotomie entre les grands et le peuple ne soit pas constante chez Machiavel, qui n’hésite pas à égrener les divisions internes à ces deux groupes, les humeurs, elles, sont toujours pensées en opposition binaire : d’un côté le désir des dominés de ne plus l’être, de l’autre celui des dominants de le rester. Toute société « tient » sur l’opposition dialectique de ces deux humeurs. Une vision proche de celle d’Étienne de La Boétie, qui y ajoute un élément clé : le fait que le conflit soit toujours latent dans un rapport de domination, dans la mesure où ce rapport doit être légitimé par celles et ceux qui en pâtissent les effets. « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres », écrit-il dans son Discours de la servitude volontaire, car « l’habitude qui, en toutes choses exerce un si grand empire sur nos actions, a surtout le pouvoir de nous apprendre à servir » (1976 [1576], p. 202, 210). Bien que sa réflexion fasse l’économie des conditions pratiques de cette liberté, elle « souligne l’importance de la relation tant dans la soumission que dans la domination. En somme, [qu’]elle fait de la soumission et de la domination une relation dialogique » (Messu, 2012). La Boétie aborde la logique sociale de la domination dans le cadre des sociétés d’Ancien Régime, avec l’image suggestive d’une pyramide : « cinq à six ont eu l’oreille du tyran […] Ces six, en ont sous eux six cents qu’ils dressent, qu’ils corrompent aussi comme ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille » (1976, p. 212). L’habitude de la servitude s’acquiert donc, à toutes les échelles de la société, par la structure hiérarchique du pouvoir, qui fait de chacun un tyrannisé et un tyran suivant les circonstances : on accepte d’être le sujet du maître « d’en haut » pour être maître des sujets « d’en bas ». Cette explication qui fait des dominés des complices de la domination (comme le dira plus tard Pierre Bourdieu) ne les enferme pas pour autant dans la sujétion. Comme l’affirme Paul Zawadzki (2016), l’analyse

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laboétienne est structurée en deux plans  : la domination avec sa verticalité, et l’amitié avec son horizontalité. Non seulement la nature, écrit La Boétie, « nous a tous pétris de la même pâte, afin que, comme en un miroir, chacun pût se reconnaître dans son voisin », mais de surcroît « elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage » (1976, p. 185). La fraternité humaine est ce qui rend possible le regard et la mise à la place de l’autre (l’empathie) ; ce que la chaîne de commandement vise précisément à détruire, en rendant les êtres aveugles les uns aux autres. Dans la mesure où la nature nous a rendu capables d’empathie, le conflit est toujours possible : il suffit pour cela de se reconnaître dans la souffrance de l’autre. Le collectif qui surgit de cette expérience n’est pas fusionnel pour autant : on fraternise par le conflit et dans le conflit. C’est pour penser une telle dynamique que La Boétie invente cette expression remarquable  : « La nature ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns » (1976, p. 119).

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Le tournant des sociétés démocratiques modernes La pensée politique de Machiavel et de La Boétie inaugure, au sein même des sociétés d’Ancien Régime, régies par le pouvoir du tyran ou du prince, une réflexion sur le caractère irréductible de la conflictualité dans les sociétés avançant vers la modernité. Cependant, dans leur pensée, les dispositions au fondement de la conflictualité sont renvoyées à la nature humaine (des humeurs ou des penchants des êtres humains). La donne change entre les xviiie et xixe siècles. Les sociétés occidentales sont bouleversées et « instituées symboliquement », pour reprendre le mot de Castoriadis (1975), par les conflits sociaux émergents. La conflictualité ne renvoie donc plus à une nature humaine imaginaire ; son caractère massif en fait désormais une propriété des nouvelles sociétés qui voient le jour avec les révolutions européennes. C’est une nouvelle vision du conflit social qui débute  : il devient l’horizon du pouvoir et de l’action humaine, et est considéré comme créateur d’histoire. La Révolution française est un moment nodal d’affirmation de ce nouvel imaginaire social. L’historien Michel Biard insiste sur le changement qui s’opère entre les révoltes paysannes de l’été 1789, que les contemporains interprètent encore sous la forme traditionnelle et proto-politique de la jacquerie ou de la révolte frumentaire, et la manière dont ces mêmes événements seront analysés, et inscrits dans une nouvelle mémoire historique, trois ans plus tard (Biard, 2010). D’acteur économique, le seigneur devient ainsi le détenteur d’un pouvoir et de privilèges, et donc un acteur politique à part entière ; le peuple, de sujet social et naturel, devient aussi, à son tour, un sujet politique (Cohen, 2010). Cette transformation de l’imaginaire social,

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touchant l’ordonnancement des groupes sociaux et la légitimité dont ils sont tributaires dans la cité, change aussi les pratiques de ceux qui font de la politique leur métier. Les hommes politiques deviennent des représentants, en ce sens qu’ils se sentent liés par un contrat invisible aux représentés. Dans Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires (1997), l’historien Timothy Tackett montre comment ce sentiment de devoir représenter des invisibles, des sans-voix, a joué un rôle fondamental dans la radicalisation des députés du Tiers État lors des états généraux de 1789. En s’appuyant sur leurs témoignages directs, retranscrits dans leurs échanges épistolaires, l’historien montre comment ces notables, tous familiers de la philosophie des Lumières, ont été peu à peu excédés par l’arrogance, le mépris et les manigances du clergé et de l’aristocratie, alors que cette même pratique du pouvoir ne posait guère problème avant. Elle faisait partie de la gestion traditionnelle du pouvoir et de l’État. Certes, la démocratie populaire des sections sans-culottistes sera rapidement balayée par le nouveau gouvernement représentatif en cours de constitution, comme ce sera encore le cas en juin 1848. Mais le changement des représentations du conflit social est de taille. C’est également au cours de la Révolution française que le champ politique prend la forme d’une arène, avec des affrontements idéologiques entre un « côté droit » et un « côté gauche », à l’origine d’un clivage qui deviendra très structurant au début du xxe siècle (Crapez, 1998). De son côté, l’historien Haïm Burstin (2013) montre comment la Révolution met en scène, pour la première fois, des groupes subalternes aspirant à « faire » l’Histoire : on trouve dans les archives de cette période, les premières traces d’individus de classes populaires se pensant comme des protagonistes de l’histoire en train de se faire. Le matériau empirique à partir duquel il découvre cette nouvelle expérience est constitué des demandes envoyées au nouvel État révolutionnaire par de nombreux citoyens d’origine populaire, pour que leur soit reconnue, tant symboliquement que matériellement, leur participation à la prise de la Bastille. Ils considèrent que non seulement leur lutte est légitime, mais qu’elle a changé le cours de l’histoire : celle de leur pays, la leur, et celle du monde entier. Burstin appelle cette expérience collective « protagonisme populaire ». Avec la consolidation des États-nations et des démocraties de masse, la fin du xixe siècle voit l’émergence de formes plus institutionnalisées et régulées du conflit social. La démonstration appartient à Charles Tilly (1986). En dépouillant les archives nationales et départementales (les versements des préfectures), ainsi que les statistiques publiées par l’Office du travail à partir de 1890, le sociologue analyse 18  000 grèves à l’aide de l’analyse factorielle multivariée. Il montre que les répertoires de mobilisation deviennent, au xixe  siècle, plus rationnels, efficaces et économes en moyens, en profitant des trois évolutions concomitantes : la nouvelle stratégie de négociation sociale des États-nations (les « conventions sociales ») ; la diffusion plus large

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de l’information rendue possible par les nouvelles techniques de communication de masse ; la formation d’un marché du travail national. Du xviie siècle à 1850, le répertoire de mobilisation populaire tourne essentiellement autour de la lutte contre le capitalisme imposé par l’État, avec l’effet de prolétarisation qui s’ensuit (révoltes frumentaires, révoltes antifiscales, bris des machines). À la fois anticapitalistes et antiétatiques, les conflits sociaux sont éphémères, spontanés et désorganisés. À partir de 1850, tant leurs formes que leurs finalités changent. Avec la consolidation européenne du syndicalisme à partir de l’exemple des Trade Unions anglaises, les objectifs de la lutte sociale se spécialisent, et les conflits se situent sur des enjeux spécifiques (Shorter et Tilly, 1974). Cela est dû au fait que, entre-temps, la structure des opportunités politiques s’est « ouverte » : les chances qu’ont les conflits de s’imposer dans l’agenda politique sont devenues plus importantes que par le passé. En même temps, les conflits changent leur morphologie sociale  : on assiste à une pluralisation des répertoires, de la manifestation à la grève, du sit-in à l’occupation ; l’échelle des conflits devient nationale, alors que sous l’Ancien Régime elle était essentiellement locale. Cette montée en échelle vient, justement, de l’apparition concomitante d’un marché du travail national et d’une société de masse. La pensée sociale qui apparaît vers la moitié du xixe siècle accompagne ce processus d’institutionnalisation du conflit. Les courants les plus politiques, comme le socialisme et le conservatisme, insistent, pour le meilleur ou pour le pire, sur l’irréductibilité des nouveaux conflits qui déchirent l’ordre social traditionnel. La pensée évolutionniste, à mi-chemin entre le social et le biologique, fait de la compétition entre groupes sociaux l’analogue, dans les sociétés modernes, de la sélection des espèces en nature. La sociologie naissante, enfin, essaie d’aborder ces conflits sociaux de manière scientifique  : d’en comprendre rationnellement les causes et les enjeux sur la vie collective, et d’y voir le produit de l’organisation des sociétés modernes, régies par la rationalité, la science, la technique et le profit. À cet égard, la « question sociale » que la sociologie cherche à rendre intelligible, pour y apporter des solutions morales et politiques, est indissociable de la conflictualité ouvrière (Mucchielli, 1998 ; Cingolani, 2003). On pourrait dire, en suivant Jean-Michel Berthelot (1990), que la conflictualité a été l’un des grands « schèmes analytiques » avec lesquels la sociologie, depuis sa naissance jusqu’à nos jours, a conféré une intelligence au social. Un « schème » est une matrice d’opérations épistémiques, ayant une certaine cohérence interne, capable de rendre compte scientifiquement d’un ensemble de faits collectifs qualifiés de « sociaux ». Berthelot distingue des « schèmes de dépendance » servant à caractériser la relation entre faits sociaux (schème  causal et schème fonctionnel), des « schèmes de sens » servant à caractériser la signification des faits sociaux (schème structural et schème herméneutique) et des « schèmes de procès » servant à caractériser la

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causalité des faits sociaux (schème actanciel et schème dialectique). L’analyse du conflit social renvoie au schème dialectique, qui postule que la cause structurante d’un fait social est une relation conflictuelle, le conflit devenant ainsi le moteur (à la fois réel et explicatif ) de l’organisation sociale. Aussi, en plus d’être un objet et une préoccupation fondatrice de la sociologie, le conflit social est l’une de ses grandes matrices (ou grammaires) explicatives : une sorte de « cortex » du cerveau sociologique. C’est pourquoi la sociologie du conflit n’est pas un sous-champ parmi d’autres de la discipline, à l’instar de la sociologie des arts, de la sociologie économique ou de la sociologie du travail, mais l’une de ses colonnes portantes.

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Chapitre 2

Le conflit comme question fondatrice de la sociologie

Cette ambition de décrire et analyser les sociétés modernes comme étant structurées par le conflit apparaît clairement chez les fondateurs de la tradition sociologique  : Marx, Durkheim, Weber et Simmel. Randall Collins l’appelle la « conflict tradition » dans la pensée sociale occidentale (Collins, 1975). Plus précisément, Collins distingue deux grandes traditions de la sociologie du conflit, qui pensent différemment le rapport entre conflit social et changement social : une tradition qui renvoie à Marx et une autre à Weber. La première postule une finalité historique dans les conflits sociaux, la ­deuxième cherche à comprendre contextuellement leur impact sur les structures de domination.

Staséologie et polémologie

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En dehors de la sociologie, des domaines de savoir spécifiques se sont constitués autour de l’analyse de la conflictualité sociale, comme la staséologie (du concept grec de stásis) et la polémologie (du concept grec de polemos). Ils n’ont eu toutefois aucune postérité scientifique et sont tombés dans un relatif oubli. La staséologie est systématisée par le sociologue Jean Baechler (1937-) dans son ouvrage Les phénomènes révolutionnaires (1970)  : elle désigne la branche de la sociologie qui doit s’occuper spécifiquement des révolutions, en tant que manifestations de haute intensité de la conflictualité sociale. Chargée de décrypter la genèse, les mécanismes et les issues des processus révolutionnaires, de manière à la fois dynamique et comparative, elle doit également expliquer la diversité des modes de canalisation sociopolitique du conflit : la conservation comme mode de refoulement ; la réforme comme mode de négociation ; la révolution comme mode de cristallisation (Baechler, 2004). Une entreprise analogue, bien que différente dans la définition de son objet, a été tentée par le juriste et sociologue Gaston Bouthoul (1896‑1980). Il invente une « science totale » du conflit : la polémologie. En faisant dialoguer la socio­ logie, la démographie, l’économie, la  psychologie et la géographie, celle-ci

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doit analyser les facteurs déclencheurs de l’agressivité collective, sa fixation sur un ennemi précis (l’« animosité ») et son éventuelle généralisation guerrière. Dans les intentions de son fondateur, cette polémologie devait remplacer le pacifisme militant, jugé sans impacts réels sur les sociétés car dépourvu d’une connaissance positive du conflit, par un « pacifisme scientifique » capable de prévenir, réguler et endiguer la conflictualité. Malgré la fondation aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale d’un Institut de polémologie à l’université de Strasbourg avec Louise Weiss, puis d’une revue spécialisée, Guerre et Paix, l’engouement s’avère de courte durée. Bien au contraire, la prolifération des conflits guerriers dans le monde après la fin de la Guerre froide, et l’intervention croissante des institutions internationales et humanitaires, feront émerger une discipline aux antipodes des vœux de Bouthoul, dont la diffusion sera bien plus importante : l’irénologie, la science étudiant les conditions sociales, économiques et culturelles de la paix (en anglais les Peace and Conflict Studies). ■

Chacun des fondateurs de la sociologie construit une problématique spécifique du conflit social. Chacun, en d’autres termes, insiste sur une modalité singulière de production des sociétés modernes par le conflit. Pour Marx et ses héritiers, le conflit entre les détenteurs des moyens de production et les travailleurs, entre les propriétaires et les non-propriétaires est la force qui produit le changement social. Pour Durkheim, les conflits doivent être compris à l’intérieur d’une sociologie de l’intégration, comme ce qui régule et, en même temps, peut faire dysfonctionner la société. Pour Weber, le conflit est une dimension irréductible de la vie sociale en tant qu’il renvoie à la légitimité toujours conjoncturelle de la domination. Enfin, Simmel a consacré au conflit un ouvrage fondateur : chez lui, le conflit est un mode de sociation humaine car, tout en opposant les individus, il les relie entre eux. Il fait partie alors, comme l’imitation ou la hiérarchie, des formes « pures » de socialisation  : des modes de sociation humaine qui peuvent fonctionner pour une multitude de contenus particuliers.

Le conflit produit le changement social : Marx et ses héritiers Pour Karl Marx (1818‑1883), le conflit entre classes sociales aux intérêts antagonistes est le véritable moteur de l’histoire  : comme il l’écrit avec Friedrich Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1954 [1847]), « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a jamais été que l’histoire des luttes de classes ». L’origine de la conflictualité sociale est à situer dans les contradictions de la structure des rapports sociaux de production car « les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants

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de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles » (Marx, 1957 [1859], p. 4). Cette idée vient à Marx de la pensée sociale du xixe siècle, et en particulier de celle de Saint-Simon dans L’organisateur (1819)  : c’est Saint-Simon le premier à avoir jugé, de manière tout aussi évolutionniste que Marx mais en accordant au progrès social une signification différente, que les conflits sociaux accouchent l’histoire de demain et permettent à l’humanité d’évoluer. Pour ce théoricien du matérialisme dialectique qu’est Marx, cette évolution va dans le sens d’une plus grande maîtrise des producteurs sur les fruits de leur travail ; pour ce théoricien du positivisme socialiste qu’est Saint-Simon, elle suppose un « accroissement des capacités positives [de l’humanité] d’inter­vention sur la nature et la société elle-même » (Cuin, Gresle et Hervouet, 2017, p. 16). Cette lutte sociale prend, dans la société capitaliste moderne, la forme de l’affrontement structurel entre les capitalistes et le prolétariat ; un conflit qui ne pourra être supprimé que dans une société sans classes, la société commu­ niste. Le conflit de classes découle, d’un côté, de la stratification objective des sociétés capitalistes en classes, comme le souligne Nicos Poulantzas (1974) : c’est parce que les sociétés capitalistes sont inégalitaires et hiérarchisées que ceux qui sont « en bas » luttent contre ceux qui sont « en haut ». Mais, d’un autre côté, une telle lutte n’est possible que parce que la stratification en classes a des effets subjectifs sur les individus et les groupes sociaux : ils se perçoivent de facto comme des classes en lutte. En ce sens, la conscience de classe est toujours une conscience des intérêts collectifs du groupe dont on fait partie, et de la nécessité de les revendiquer face à des intérêts antagoniques. Comme Marx et Engels l’écrivent dans L’idéologie allemande (1968 [1845‑46], p. 93), les individus n’appartiennent à une classe sociale que dans la mesure où ils s’opposent à une autre classe. Résumons. Le conflit social apparaît chez Marx au niveau de la structure des rapports sociaux de production, lorsque les groupes qui concentrent l’essentiel des forces productives prennent conscience de l’injustice qui leur est faite par les détenteurs des moyens de production. Cette expérience se produit au cœur même du travail (l’usine pour Marx), car ce n’est qu’autour de l’expérience partagée du travail que les producteurs peuvent prendre conscience de leur appartenance commune à un groupe social. Lorsque des organisations, comme les Trade Unions, parviennent à traduire cette expérience commune de l’injustice dans un langage revendicatif, un conflit social voit le jour. Celui-ci s’attaque alors au nœud même de la structure : le droit qui codifie des rapports entre forces productives en rapports sociaux de production. Cette manière de penser la phénoménologie du conflit, ses causes et ses modes d’apparition, débouche toutefois sur deux impasses. La première, c’est que Marx postule que toute société humaine est structurée par une

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conflictualité fondamentale, mais ce vers quoi tend, à l’âge capitaliste, cette conflictualité est une société sans conflit : la société communiste fondée, à la suite de l’abolition des classes, de la propriété privée et de l’État, sur une « association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale » (Marx, 1993 [1867], p. 90). Dans ce « règne de la liberté » où « le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » (Marx et Engels, 1954 [1847], p.  49), aucune lutte pour la liberté n’aurait lieu d’être tant celle-ci se serait réalisée substantiellement. Une telle définition du communisme paraît problématique car elle entre en contradiction avec celle, sociologique, sur laquelle Marx se base pour analyser les sociétés réellement existantes, tant du passé que du présent. Cette contradiction méthodologique a été creusée par la théorie politique post-marxiste, en particulier par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Comme l’écrit cette dernière, « antagonismes, luttes et opacité partielle du social ne disparaîtront jamais. [...] C’est pourquoi le mythe du communisme comme société transparente et réconciliée, qui implique très clairement la fin de la politique, doit être abandonné » (Mouffe, 2010, p. 85). L’autre contradiction, sur laquelle on s’attardera davantage, est que du fait de l’existence objective des Trade Unions et des premiers syndicats dans la « grande industrie » analysée par Marx, celui-ci est porté à croire que l’appartenance de classe produit nécessairement une conscience de classe. Autrement dit que la deuxième est une conséquence logique et mécanique (sans être toutefois purement automatique) de la première. Or, ces deux modes d’identification collective renvoient à des expériences totalement différentes du monde social : on peut avoir un sentiment d’appartenance à un groupe sans toutefois considérer que cette appartenance traduit un système d’intérêts, de valeurs et de visions du monde partagés, à opposer à un système d’intérêts, de valeurs et de visions du monde jugés antagonistes. C’est cette traduction conflictuelle de l’appartenance collective qu’on peut appeler la « conscience de classe » : pour reprendre une distinction de Marx lui-même, ce n’est que la lutte sociale qui produit une classe « pour soi », là où le partage objectif des mêmes conditions matérielles d’existence et d’oppression génère une « situation commune » qu’on peut appeler la « classe en soi ». C’est là que les problèmes commencent. Car pour Marx, cette « situation commune » produit déjà une « pensée de résistance – coalition » autour du maintien du salaire : ici le philosophe sousestime que cet enjeu purement économique et monétaire, le maintien des rétributions, est historiquement le résultat d’un long conflit social, et donc d’une classe « pour soi » organisée politiquement par les Trade Unions. C’est la lutte sociale qui a produit chez les ouvriers la conscience d’appartenir à un groupe, et par là même les intérêts communs qui le structurent économiquement (leur « situation commune ») : c’est la conscience de classe qui engendre

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logiquement et nécessairement l’appartenance de classe, et non l’inverse. Cette démarche constructiviste inverse les hypothèses de Marx : les frontières symboliques d’un groupe social ne sont pas créées ex nihilo par l’économie productive, qui ferait office de « nature  fondamentale » du social, mais par l’action revendicative de ses membres.

Du conflit à l’usine au conflit de classe

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Dans Misère de la philosophie, écrit contre Proudhon en 1847, Marx écrit : « La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance – coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du salaire. Dans cette lutte – véritable guerre civile – se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là, l’association prend un caractère politique. Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour ellemême. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique » (Marx, 1972 [1847], p. 177 sq.). ■

Gramsci : conflits sociaux et hégémonie Une partie considérable de l’analyse marxiste au xxe siècle s’est orientée vers ce questionnement, en y apportant des réponses précieuses pour la socio­ logie du conflit. Certaines d’entre elles ont surgi de l’observation empirique de la classe ouvrière : cela a conduit certains théoriciens marxistes à repenser la dialectique structure – superstructure dans l’explication de la conflictualité sociale. Le principal théoricien qui a répondu à cette impasse est Antonio Gramsci (1891‑1937). Le philosophe italien part de l’échec du biennio rosso (« les

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deux années rouges »), les deux ans d’occupations d’usines à Turin et à Gênes (1919‑20). Cette expérience lui montre toutes les difficultés de l’alliance du prolétariat industriel du Nord et de la paysannerie du Sud (le Mezzogiorno). Il réfléchit alors longuement, dans un texte intitulé « Quelques thèmes sur la question méridionale » (1975a [1930]), à ce dialogue impossible entre les deux bastions des classes populaires nationales, auquel on doit la para­lysie d’une conjoncture pourtant révolutionnaire, et, sur un mode paradoxal, l’émergence immédiatement successive du fascisme. Selon Gramsci, si un « bloc moral et politique » populaire n’a pas vu le jour en 1919, c’est pour deux raisons. Tout d’abord, car les militants marxistes persistent à croire que les facteurs structurels de l’économie prédisposent mécaniquement une société à la révolution. Or, comme le montre le cas de la Révolution bolchevique, l’alliance entre les opprimés contre les structures sociales d’exploitation ne se produit pas nécessairement en présence de certaines conditions structurelles (le capitalisme). En ce sens, la révolution bolchevique, qui se produit dans une société féodale et autocratique en invalidant tous les pronostics théoriques des marxistes, peut bien être considérée comme une « révolution contre le Capital », comme Gramsci la qualifie dans un article du 1er décembre 1917 (1975b). Une révolution non pas tellement contre le capital des capitalistes, mais contre l’œuvre de Marx et la philosophie de l’histoire des marxistes. Aussi, bien que la convergence des intérêts du prolétariat industriel et de la paysannerie méridionale fût réelle en Italie, une alliance des classes n’avait en réalité rien d’automatique. Elle aurait dû être construite symboliquement, culturellement et politiquement. Cela suppose désormais d’abandonner les catégories de pensée qui y font obstacle : si les militants du biennio rosso ont échoué à rallier la paysannerie, ce n’est pas seulement qu’une telle alliance a été jugée, en raison de leur prisme économiciste, totalement automatique. C’est aussi que leur mépris culturel de la paysannerie l’a rendue impossible. Dans « Quelques thèmes sur la question méridionale » (1975a [1930]), Gramsci parle de « colonialisme interne » : une domination symbolique interne aux classes populaires, que les prolétaires industriels du Nord, modernes et « civilisés », continuent d’exercer vis-à-vis des paysans du Sud, jugés traditionnels et barbares. C’est la raison pour laquelle Gramsci choisit délibérément, en précurseur, d’abandonner la focalisation marxiste sur le prolétariat comme classe révolutionnaire et agent de l’émancipation universelle. Bien au contraire, ce que montre le cas italien c’est que le prolétariat n’est qu’une classe opprimée parmi d’autres ; ce qu’exige la révolution communiste est une alliance entre toutes les classes opprimées, ce qui suppose de revoir également la « classe » comme catégorie de pensée. Gramsci la remplace progressivement avec la notion de « groupe subalterne », introduite dans son 25e  Cahier de prison, intitulé « Aux marges de l’histoire (Histoire des groupes sociaux subalternes) » (1992 [1934]). Là où le concept de « classe »

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fait primer, dans sa construction par le savant, une approche purement économiciste (un « économisme vulgaire » dit Gramsci), le concept de « groupe subalterne » privilégie l’expérience d’une domination – économique, culturelle, politique, raciale, sexuelle, coloniale – et d’une invisibilisation symbolique (Liguori, 2016). Les femmes, les paysans, les prolétaires, les colonisés… il y a là autant de groupes subalternes dont il faut désormais penser les conditions d’une nouvelle alliance révolutionnaire. D’où le deuxième facteur d’échec. Si le biennio rosso a échoué à rallier la paysannerie, en favorisant sa captation politique par le fascisme naissant, c’est aussi qu’il ne s’est pas doté d’intellectuels capables de construire les conditions culturelles d’une alliance des subalternes. Ces conditions définissent une nouvelle « hégémonie » : une nouvelle manière d’appréhender, se représenter et catégoriser organiquement le monde social pour le changer ; une nouvelle vision du monde (Weltanschauung) partagée par les subalternes au principe d’un nouveau pouvoir légitime (un pouvoir alliant « coercition » et « consentement » dit Gramsci). En analysant l’avènement du fascisme, Gramsci met l’accent sur le fait que, depuis l’Unité italienne de 1861, les intellectuels ayant dominé la culture nationale sont des notables d’extraction petite-bourgeoise, souvent enracinés dans le « bloc agraire » du Sud. Cela les a prédéterminés à défendre, de manière réactionnaire, le statu quo sociopolitique ou, tout au plus, à en envisager une réforme très modérée. Giustino Fortunato et, surtout, l’intellectuel libéral Benedetto Croce (qui, tout en étant l’auteur du Manifeste antifasciste de 1925, minimisera le phénomène fasciste comme une « parenthèse » dans l’histoire italienne), constituent les exemples prototypiques de cette intelligentsia prétendument « sans attaches » (Mannheim), mais en réalité, selon Gramsci, organique à la cause capitaliste bourgeoise. D’où son idée de créer un nouveau type d’intellectuel, organique aux groupes subalternes dans toute leur diversité, à opposer à cette intelligentsia libérale : c’est le sens de la célèbre proposition de l’« intellectuel organique ». Pour résumer, c’est l’incapacité de structurer une vision commune propre au(x) monde(s) populaire(s) qui a précipité, selon Gramsci, l’échec d’une révolution sociale qui s’était pourtant accomplie, comme le préconisait Marx, au cœur même des usines. C’est également cette incapacité qui a favorisé le ralliement des intellectuels et des notables inféodés à la cause bourgeoise, ainsi qu’une partie des classes populaires, au fascisme naissant. Celui-ci a bien réussi, en effet, à produire une hégémonie favorisant leur alliance sociale, axée sur les passions revanchistes et ultranationalistes éveillées en Italie par le dénouement de la Première Guerre mondiale. C’est le dernier point sur lequel insiste Gramsci. Si le fascisme est devenu, dans les années 1920, le substitut organique de la révolution communiste en Italie, c’est aussi qu’il a su donner un sens politique (une « hégémonie » justement) à une colère populaire qui remontait à la Première Guerre mondiale. Comme Gramsci l’écrit dans son 15e  Cahier de Prison (1990 [1933],

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p. 253‑258), la formation de l’État démocratique italien s’est faite par la voie d’une « révolution passive ». Ce concept, que Gramsci emprunte au philosophe napolitain Vincenzo Cuoco, désigne un changement sociopolitique « par le haut », enclenché par l’État dans un contexte de passivité politique des groupes subalternes, n’aboutissant à aucune transformation structurelle des rapports de propriété. Contrairement au cas du jacobinisme français, l’État démocratique moderne a été créé en Italie par des notables bourgeois redoutant fortement, malgré leurs différentes orientations politiques (entre un Cavour et un Mazzini), une mobilisation populaire. Les masses ont vécu ainsi la grande révolution démocratique nationale, le Risorgimento, dans un état de totale passivité politique, contrairement aux sans-culottes français mobilisés par les jacobins révolutionnaires. Dans cette configuration, la Première Guerre mondiale a été vécue par les classes populaires comme une première mobilisation nationale : une mobilisation pour une nation à laquelle elles n’avaient toutefois développé aucun attachement démocratique. Envoyées aux tranchées dans une totale impréparation, et pour défendre un gouvernement de notables bourgeois élu par les fractions possédantes de la société (800 000 électeurs jusqu’à l’adoption, en 1919, du suffrage universel masculin), les masses populaires développeront un très fort ressentiment. Une partie de cette colère se déversera dans le biennio rosso. Mais sa raison d’être n’avait pas grand-chose à voir avec le système capitaliste. Elle était essentiellement liée à l’expérience de la guerre : une guerre qui, malgré des efforts humains incommensurables, et la victoire de l’Entente que l’Italie avait rejointe en 1915, s’était soldée par l’humiliation italienne à Versailles. En d’autres termes, cette conscience nationale-populaire qui avait fait défaut au Risorgimento, s’était formée pendant la guerre et le revanchisme qui l’avait suivie. Faute d’une réflexion stratégique à gauche à la hauteur de cette complexité socio-historique, le fascisme avait déjà, d’une certaine manière, conquis les masses avant d’aller au pouvoir. En prétendant représenter les classes populaires, en « singeant » leurs discours et leurs revendications (tel un « peuple de singes » écrit Gramsci en janvier 1921), le parti fasciste représentait en réalité les intérêts de  la  petite bourgeoisie. Celle-ci craignait de tout perdre face à la classe ouvrière révolutionnaire et de se voir devancée par la grande bourgeoisie industrielle, qui s’était enrichie pendant la guerre (Gramsci, 2007 [1921]). Ajoutons à cela la peur, partagée par les classes moyennes et supérieures, d’une révolution communiste après le biennio rosso, et les conditions sont réunies pour une révolution conservatrice sous l’étendard fasciste. Comme Gramsci l’écrit de façon métaphorique dans ses Cahiers de prison, la bourgeoisie libérale se comportera avec Mussolini comme un castor chassé pour la valeur médicinale de ses testicules qui déciderait de se les arracher tout seul. Elle décidera d’arracher son plus grand trésor, ses testicules – les libertés démocratiques – afin de préserver sa fourrure – sa position hégémonique dans la société.

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Un discours à la Chambre Le 16 mai 1925, lors de son premier (et dernier) discours à la Chambre en tant que député du Parti communiste italien (PCI), Gramsci insiste sur la légitimation bourgeoise du fascisme, que Mussolini, en l’interrompant constamment, s’emploie à nier. Son intervention a lieu dans le cadre de l’examen du projet de loi Mussolini-Rocco visant à interdire les associations, et particulièrement la franc-maçonnerie, une des principales institutions de la « société civile bourgeoise ». Gramsci y voit, à juste titre, la volonté d’interdire tout parti ou syndicat qui ne soit pas fasciste : dessin qui se réalisera, un an après, avec les lois fascistissime. Le 8 novembre 1926, Gramsci sera arrêté et condamné à vingt ans de prison. L’échange contradictoire entre Gramsci et Mussolini reproduit ci-après, traduit pour la première fois en français depuis la version publiée le 23  mai 1925, possède des tonalités théâtrales qui font songer à La résistible ascension d’Arturo Ui de Brecht. Il est surtout un document historique précieux de la mise en application de l’analyse gramscienne du conflit social. « Gramsci (G) : La “révolution” fasciste n’est que le remplacement d’un personnel administratif par un autre. Mussolini (M) : D’une classe à l’autre, comme cela s’est passé en Russie, comme cela se passe normalement dans toutes les révolutions, comme nous le ferons méthodiquement ! G : Une véritable révolution jaillit d’une nouvelle classe. Le fascisme n’est basé sur aucune classe qui n’ait pas déjà été au pouvoir.

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M : Mais si la plupart des capitalistes sont contre nous, je vous cite quelques très grands capitalistes qui votent contre nous, et qui sont dans l’opposition : les Mottas, les Conti […]. La grande banque n’est pas fasciste, vous le savez ! G : La réalité est que la loi contre la franc-maçonnerie n’est pas principalement contre la franc-maçonnerie ; avec les francs-maçons, le fascisme arrivera facilement à un compromis. M : Les fascistes ont brûlé les loges des francs-maçons avant de faire la loi ! Il n’y a donc pas besoin d’aménagements. G : En ce qui concerne la franc-maçonnerie, le fascisme applique, en l’intensifiant, la même tactique qu’il a appliquée à tous les partis bourgeois non fascistes : dans un premier temps, il a créé un noyau fasciste dans ces partis ; dans un deuxième temps, il a essayé d’extraire des autres partis les meilleures forces qui lui convenaient, n’ayant pas réussi à obtenir le monopole qu’il se préfixait. […] Le fascisme n’a pas complètement réussi à absorber tous les partis dans son organisation. Avec la franc-maçonnerie, il a employé la tactique politique du noyautage (en français dans le texte), puis le système terroriste de l’incendie des loges, et enfin aujourd’hui l’action législative, de sorte que certaines personnalités de la grande banque et de la haute bureaucratie finiront par rejoindre les dominateurs pour ne pas perdre

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leur place […]. Que fait-on lorsqu’un ennemi est fort ? D’abord on lui casse les jambes, puis on fait un compromis dans des conditions d’évidente supériorité. M : D’abord on lui casse les côtes, puis on le fait prisonnier, comme vous avez fait en Russie ! Vous avez fait vos prisonniers et puis vous les gardez, et vous en avez besoin ! G : Faire des prisonniers signifie précisément faire un compromis : c’est pourquoi nous affirmons qu’en réalité la loi est spécialement conçue contre les organisations ouvrières. Pourquoi, depuis plusieurs mois, sans que le PCI ait été déclaré association de malfaiteurs, les carabiniers arrêtent nos camarades  à chaque fois qu’ils les trouvent réunis à trois ou plus ? M : On fait ce que vous faites en Russie… G : En Russie, il y a des lois qui sont respectées : vous avez vos propres lois… […] En réalité, l’appareil policier de l’État considère déjà le PCI comme une organisation secrète. M : Ce n’est pas vrai ! […] G : En Italie, le capitalisme a pu se développer parce que l’État a fait pression sur la paysannerie, surtout dans le Sud. Aujourd’hui vous ressentez l’urgence de ces problèmes, c’est pourquoi vous promettez un milliard pour la Sardaigne, promettez des travaux publics et des centaines de millions à tout le Mezzogiorno ; mais pour faire un travail sérieux et concret, vous devriez commencer par rendre à la Sardaigne les 100‑150 millions d’impôts que vous extorquez chaque année à la population sarde ! Vous devriez rendre au Mezzogiorno les centaines de millions d’impôts que vous extorquez chaque année à la population du Sud. M : On ne fait pas payer de taxes en Russie ! .... G : Ce n’est pas la question, cher collègue […]. Il ne s’agit pas du normal mécanisme bourgeois des impôts : il s’agit du fait que l’État extorque chaque année aux régions du Sud une somme d’impôts qu’il ne restitue d’aucune manière, ni avec des services d’aucune sorte… M : Ce n’est pas vrai. G  : Ce sont des sommes que l’État extorque aux populations paysannes du Sud pour donner une base au capitalisme dans le Nord de l’Italie. […] Vous, fascistes, vous gouvernement fasciste, malgré toute la démagogie de vos discours, vous n’avez pas surmonté cette contradiction qui était déjà profonde ; au contraire, vous l’avez faite sentir plus durement aux classes populaires. […] Vous pouvez “conquérir l’État”, vous pouvez changer la loi, vous pouvez essayer d’empêcher les organisations politiques d’exister sous la forme sous laquelle elles ont existé jusqu’à présent ; vous ne pourrez pas l’emporter sur les conditions objectives dans lesquelles vous êtes obligés de vous démener. Vous ne ferez que forcer le prolétariat à chercher une autre direction que celle qui était privilégiée jusqu’ici par les partis de masse. Voilà ce que nous voulons dire au prolétariat et aux masses paysannes italiennes du haut de cette tribune : que les forces

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révolutionnaires italiennes ne se laisseront pas écraser, que votre rêve trouble ne parviendra pas à se réaliser. […] Vous ne parviendrez pas à étouffer les manifestations organisationnelles de leur vie de classe, car contre vous est tout le développement de la société italienne » (Gramsci, 2016 [1925], p. 323‑329, traduit par l’auteur). ■

Derrière son analyse « à chaud » de la tragédie fasciste, Gramsci lègue à la sociologie marxiste un enseignement méthodologique fondamental pour l’analyse du conflit social. Les contradictions du capitalisme produisent des conflits sociaux ; ceux-ci doivent être rapportés à la structure de classes que le mode de production capitaliste engendre : c’est là la singularité même d’une sociologie marxiste du conflit. Mais cette conflictualité sociale, étant aussi le produit d’une contingence historique (et donc d’une certaine conjoncture de crise) ne suit aucune loi de développement préétablie. La croyance dans le caractère historiquement nécessaire d’une révolution socialiste, à partir des conflits sociaux en jeu, ne saurait être qu’un « substitut de la prédestination » et, in fine, une forme d’« autosuffisance imbécile » (voir encadré infra). La dynamique proprement politique d’un conflit social dépend toujours de la signification culturelle que les collectifs produits par la lutte parviennent à construire ou non (auquel cas d’autres groupes s’en chargent à leur place). D’où le rôle central du parti, véritable « Prince moderne » selon Gramsci, modelant le collectif conflictuel suivant sa vision du monde.

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Le déterminisme mécaniste du marxisme : un fatalisme irresponsable Dans un passage de son 11e Cahier de Prison (§  12, note 4), Gramsci écrit  : « On peut observer comment l’élément déterministe, fataliste, mécaniste a été un “parfum” idéologique immédiat de la philosophie de la praxis [NDA  : le marxisme], une forme de religion et d’excitant (mais à la façon des stupéfiants), rendue nécessaire et justifiée historiquement par le caractère “subalterne” des couches sociales déterminées. Lorsque l’on n’a pas l’initiative dans la lutte et que la lutte elle-même finit par conséquent par s’identifier avec une série de défaites, le déterminisme mécaniste devient une force formidable de résistance morale, de cohésion, de persévérance patiente et obstinée. “Je suis défait momentanément, mais la force des choses travaille pour moi à longue échéance, etc.” La volonté réelle se travestit dans un acte de foi, dans une certaine rationalité de l’histoire, dans une forme empirique et primitive de finalisme passionné qui apparaît comme un substitut de la prédestination, de la providence, etc., des religions confessionnelles. Il faut insister sur le fait que même en un tel cas il existe réellement une forte activité du vouloir, une intervention directe sur la “force des choses”, mais précisément sous une forme implicite, voilée, qui a honte d’elle-même […]. Il faut insister sur la façon dont le fatalisme

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n’est que le manteau de faiblesse que revêt une volonté active et réelle. Telle est la raison pour laquelle il faut sans cesse démontrer la futilité du déterminisme mécaniste, lequel, explicable en tant que philosophie naïve de la masse […], devient, lorsqu’il est assumé comme philosophie réfléchie et cohérente de la part des intellectuels, une cause de passivité, d’autosuffisance imbécile – et il faut le démontrer sans attendre que le subalterne soit devenu dirigeant et responsable. Une partie de la masse, même subalterne, est toujours dirigeante et responsable, et la philosophie de la partie précède toujours la philosophie du tout, non seulement comme anticipation théorique, mais comme nécessité actuelle » (Gramsci, 2011 [1932], p. 116‑117). ■

Edward P. Thompson et la construction conflictuelle de la classe ouvrière L’analyse historique d’Edward P. Thompson dans La formation de la classe ouvrière anglaise (2017 [1963]) confirme, dans ses grandes lignes, cette conclusion gramscienne. Elle la radicalise même, en abolissant in fine la distinction méthodologique entre infrastructure (économique) et superstructure (politico-culturelle). Cette distinction n’a plus lieu d’être, dans la mesure où la conflictualité sociale est le produit d’une culture de classe, qui émerge à travers l’agir en commun, à travers l’agir politique. En observant l’histoire des clubs jacobins en Angleterre à la fin du xviiie siècle, puis celle des sociétés mutualistes et du chartisme au xixe, Thompson retrace le long cheminement d’une « vision ouvrière du monde » qui permettra, justement, aux Trade Unions d’émerger : une vision structurant de manière culturelle les intérêts de la classe ouvrière, en les associant à autant de valeurs et d’idéaux démocratiques, et les opposant aux intérêts d’un autre groupe, la bourgeoisie. Thompson montre ainsi que la structure économique est un produit symbolique de la superstructure culturelle, exactement à l’inverse de ce que présupposent des marxistes orthodoxes (économicistes) comme Louis Althusser (Thompson, 2015a [1979]). En d’autres termes, les rapports sociaux de production ne deviennent « performatifs » dans la lutte sociale –  en ce sens qu’on peut les considérer légitimement comme des causes déterminantes en dernière instance du conflit  – qu’à la condition d’être préalablement traduits dans des « visions du monde » (Weltanschauungen) propres à des groupes antagonistes. Ces « visions du monde », avec leurs idéologies, leurs utopies, leurs images, leurs valeurs, leurs symboles, sont le résultat de l’action politique en commun. En réalité, selon Thompson, le conflit qui structure tout ordre social, de l’Ancien Régime à nos jours, des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, n’est pas celui entre les détenteurs et les non-­détenteurs des moyens de production, comme le

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pense Marx. C’est celui entre les possédants et les non-possédants (ou les dépossédés) des ressources collectivement valorisées, incluant les moyens de production bien sûr, mais aussi et surtout les droits civiques et politiques, la capacité à influer sur la décision des classes dirigeantes, l’autonomie juridique sur un territoire donné (la « coutume » traditionnelle), la dignité symbolique du groupe dans la société. C’est lorsque les non-­ possédants s’organisent pour revendiquer leur droit égalitaire à posséder ce qui leur est nié, que naît un conflit social. Le groupe mobilisé se dote alors, par ses pratiques revendicatives, d’une conscience collective, qui ancre l’expérience de ses membres dans une vision commune du monde social. La perception d’avoir des intérêts économiques communs, et celle analogue que se forgent en retour leurs adversaires, sont les résultantes de ce processus. Cela permet légitimement de douter de la pertinence analytique des concepts de « rapport social de production », et plus globalement de celui de « structure matérielle », considérés comme les déterminants en dernière instance du conflit social. L’œuvre de Thompson, à l’instar de celle de Gramsci, peut ainsi être considérée comme un prolongement critique ou une refonte méthodologique globale de la sociologie marxiste du conflit. On a parlé, à leur propos, de « post-marxisme » ou de « constructivisme »  : une méthode qui a eu une large postérité dans la sociologie contemporaine, et dont l’exemple le plus connu reste, dans le monde francophone, Les cadres de Luc Boltanski (1982). Le sociologue découvre, lors de ses visites au Mouvement des cadres chrétiens, un journal syndical qui retrace l’histoire de cette catégorie socioprofessionnelle, ses combats, sa vision du monde. Cette découverte le conduit à la conclusion que la catégorie des cadres, introduite dans la nomenclature socioprofessionnelle au début des années 1950, n’a aucune objectivité statistique  : elle ne correspond pas à un groupe social préexistant ; elle a été le résultat des combats collectifs d’un ensemble d’individus qui ont constitué symboliquement un groupe. La difficulté à situer sociologiquement les cadres, entre les cadres moyens et les cadres supérieurs, entre les fonctions d’encadrement, les fonctions intellectuelles et les fonctions administratives, est d’une certaine manière irréductible et indépassable. Car ce groupe s’est formé, dans son hétérogénéité constitutive, non pas à partir d’une prétendue similitude des conditions matérielles d’existence, comme le voudrait la sociologie marxiste (et bourdieusienne), mais à partir de combats politiques ayant produit une vision homogène du monde social. Le groupe s’est constitué via l’action collective et syndicale dans les années 1930, autour de la revendication d’un régime spécifique de sécurité sociale : une revendication qui devait, justement, visibiliser ce groupe jusque-là peu présent dans l’opinion publique et la décision politique.

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L’« économie morale de la foule » Un des concepts thompsoniens les plus employés dans l’analyse des conflits sociaux contemporains est l’« économie morale de la foule » (Thompson, 2015b [1971]). L’historien l’élabore pour analyser les révoltes frumentaires sous l’Ancien Régime : le principal répertoire d’action collective populaire aux xviie et xviiie siècles en Europe. Ces émeutes paysannes ont longtemps été caractérisées (et stigmatisées) comme des poussées mécaniques de violence face à la faim. Cette motivation biologique a souvent été appréhendée comme le marqueur d’une dimension prépolitique de ces soulèvements : le peuple s’insurgerait en étant poussé par ses besoins naturels, sans émettre de véritables revendications politiques. Cette thèse, que Hannah Arendt reprend à son compte pour critiquer la Révolution française, obnubilée par la question de la misère populaire à tel point d’en oublier le désir de liberté, a été démolie par Thompson. L’historien montre que, derrière l’argument apparent de la « faim », la paysannerie critique en réalité la logique de fixation des prix du blé, en revendiquant un « juste prix » face à des régimes politiques qui s’acheminent lentement vers le « laissez faire, laissez passer » libéral. La critique des prix des grains laisse ainsi entrevoir une conception spécifiquement populaire de la justice : les gouvernés acceptent la sujétion au roi dans le cadre d’un contrat implicite de gouvernement, où l’on doit obéissance tant que le souverain parvient à se charger de la subsistance de ses sujets. Lorsque cette subsistance est mise en péril, le contrat est rompu et l’insoumission légitimée. Ce contrat repose sur une interprétation strictement morale des catégories économiques : lorsque les prix sont jugés « injustes », le gouvernement est moralement répréhensible. Le concept d’économie morale de la foule, de par sa capacité à restituer la dimension politique de conflits sociaux apparemment prépolitiques, a eu une grande postérité dans les travaux anthropologiques sur les conflits sociaux dans les sociétés extra-occidentales (Fassin, 2009). Plus généralement, il a été employé pour analyser tous ces conflits dont les protagonistes sont des individus dépourvus de compétences, capitaux ou capacités politiques. Le dernier exemple en date a été la mobilisation des Gilets jaunes en 2018‑2019. Derrière la lutte contre la hausse prévue de la taxe carbone, les classes populaires mobilisées ont surtout critiqué, avec un registre moral, une économie sur laquelle elles n’avaient plus de prise et un contrat de gouvernement ne faisant aucune place à la justice sociale (Hayat, 2018). ■

L’École de Francfort : culture et conflit social En partant de la méthode marxienne, mais en la greffant à des problématiques nietzschéennes et freudiennes, les fondateurs de l’École de Francfort creusent cette hypothèse que la culture, et non l’économie, fournit aux subalternes une grammaire symbolique du conflit. Cette École, basée à l’Institut

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de recherche sociale (Institut für soziale Forschung) créé à Francfort en 1923 en parallèle de l’Institut psychanalytique, s’est déployée entre l’Allemagne et les États-Unis, et compte trois générations de chercheurs : les fondateurs de la « théorie critique » (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer et Walter Benjamin) et du « freudo-marxisme » (Herbert Marcuse) ; les théoriciens de « l’agir communicationnel », autour de Jürgen Habermas ; les théoriciens de la reconnaissance, autour d’Axel Honneth. Entre ces différents paradigmes analytiques, les problématisations du conflit social évoluent sensiblement. Pour les fondateurs de la théorie critique, il s’agit surtout de comprendre comment l’art et la culture, dans un contexte techno-capitaliste qui les réduit, à l’instar de ce que pensait Marx, à des outils d’aliénation sociale, peuvent fournir aux opprimés des armes pour résister à la domination. On assiste ici à la déconstruction la plus poussée de l’économisme du schéma « structure –  superstructure ». Ainsi, selon Adorno (1903‑1969), les œuvres d’art « authentiques », en révolutionnant le champ du sensible et du pensable d’une société donnée, mettent en forme des contradictions irrésolues de la structure sociale. Comme le sociologue l’écrit à partir de la musique dodécaphonique d’Arnold Schönberg, de la littérature de Franz Kafka et du théâtre de Samuel Beckett, « les antagonismes non résolus de la réalité se reproduisent dans les œuvres d’art comme problèmes immanents à leur forme. C’est cela, et non la trame des moments objectifs, qui définit le rapport de l’art à la société » (1974 [1970], p.  21). Les contradictions de la structure sociale se manifestent ainsi, à l’état esthétique, sous la forme d’autant de dissonances, d’aspérités, de chocs : l’art réécrit l’histoire en conservant le souvenir de la souffrance sociale accumulée, en ouvrant un espoir d’émancipation dans un mode rationalisé et techno-capitaliste régi par la violence des rapports sociaux. Le principal problème d’une telle théorie est qu’elle manque d’un volet de réception : Adorno parie sur la réappropriation conflictuelle de cet art émancipateur par la classe ouvrière, sans se donner véritablement les moyens d’observer empiriquement les modes d’une telle appropriation, qu’il juge possible uniquement chez des spectateurs esthétiquement compétents (l’« auditeur expert »). Son collègue Walter Benjamin (1892‑1940) tentera de répondre à ce dilemme, en s’attaquant, lui aussi, au nerf de la question  : la dialectique marxienne entre structure et superstructure. Ainsi, dans Paris capitale du xixe siècle. Le livre des passages (1989, p. 476), il précise que « Marx expose la corrélation causale entre l’économie et la culture, ici ce qui importe c’est la corrélation expressive. Il faut présenter non plus la genèse économique de la culture, mais l’expression de l’économie dans la culture ». Exemple  : la modernisation capitaliste qui se met en place en France sous le Second Empire, avec la montée en puissance de l’industrie et de la finance, s’exprime également au niveau culturel par un certain type d’architecture (l’architecture en fer qui se généralise à Paris) et par l’émergence de certains espaces,

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comme les passages ou les expositions universelles. Ces « temples du capital marchand » sont chargés de créer des « fantasmagories » à partir de l’exposition des marchandises (Benjamin, 1989, p. 849). Cette culture capitaliste qui « ensorcelle la ville » se sert d’images utopiques, renvoyant au vieux mythe populaire du pays de Cocagne, que les classes opprimées peuvent se réapproprier de façon révolutionnaire. En travaillant sur les archives du xixe siècle, et en particulier sur la pensée de Baudelaire et les socialismes utopiques (Fourier et Saint-Simon), Benjamin cherche ainsi à comprendre comment la pénétration de la culture capitaliste dans le tissu social a pu produire, en réactivant certaines forces mythiques, un « travail émancipateur du mythe sur le rêve et du rêve sur le mythe » du côté des masses opprimées (Abensour, 1999). Pour le xixe siècle, il s’agit surtout de montrer comment le mythe du progrès, construit par le capitalisme triomphant, a pu devenir, pour la classe ouvrière mobilisée, une clé de son utopie égalitaire. Comment un élément de la superstructure capitaliste a-t-il pu devenir, à la suite d’une réappropriation sociale par les opprimés, une dimension de leur culture contestataire ? Benjamin prolonge cette réflexion par une analyse des arts techniquement reproductibles au xxe siècle (cinéma et photographie), dont il considère qu’ils peuvent fournir aux masses, par leur diffusion et leur accessibilité, des clés symboliques pour mettre en forme le conflit social.

Le cinéma, lieu d’expression du conflit social ? En songeant au cinéma d’Eisenstein, Lang et Chaplin, Benjamin écrit « une toile invite le spectateur à la contemplation ; devant elle il peut s’abandonner à ses associations d’idées. Rien de tel devant les prises de vues du film. À peine son œil les a-t-il saisies qu’elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer, ni comme une peinture, ni comme une chose réelle. Le processus d’association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose. C’est de là que vient l’effet de choc exercé par le film et qui, comme tout choc, ne peut être amorti que par une réflexion renforcée. Le cinéma est la forme d’art qui correspond au lourd danger de mort auquel doit faire face l’homme d’aujourd’hui. Il correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif, celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de la grande ville, à l’échelle de l’histoire, quiconque combat l’ordre social de notre époque » (2000 [1935], p. 107). Pour comprendre cet extrait, et son apport à une réflexion sur le conflit social, il faut revenir à l’hypothèse centrale de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935‑1939)  : celle de l’aura. Selon Benjamin, l’expérience sociale de l’art a été marquée, depuis le Moyen Âge, par la valorisation de l’authenticité : devant une œuvre singulière, signée par l’artiste, on fait l’expé­ rience de l’unique (l’aura de l’original, justement). Or une telle expérience est indissociable, sociologiquement parlant, de la distribution sociale des

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œuvres d’art. Ce sont les classes supérieures qui, en monopolisant les œuvres et en les soustrayant au regard des masses, ont inventé les catégories de l’expérience légitime de l’art, et notamment la contemplation de l’original. En tant que catégorie fondatrice du rapport bourgeois à l’art, la contemplation « accable » selon Benjamin ceux qui ne disposent pas des compétences pour déchiffrer l’œuvre, y prendre du plaisir et en tirer une expérience. Lorsque les arts deviennent infiniment reproductibles, et qu’il n’est plus possible de distinguer l’original de la copie, comme dans le cas de la photo­graphie et du cinéma, l’aura se voit liquidée. Du fait que les arts s’ouvrent alors à un regard social plus vaste, par leur diffusion sur de multiples supports, les catégories par lesquelles on les appréhende collectivement changent aussi. Prenons le cas du cinéma  : l’œuvre est signée par un collectif (qui apparaît dans le générique de fin) et vue par un collectif en présence (le public « dans le noir »). Par l’enchaînement des images qui le caractérise, il rend impossible la contemplation solitaire et passive. Du fait que l’univers qui y est représenté appartient à chacun et à tout le monde, le cinéma produirait donc, chez le spectateur, une valorisation de son expérience quotidienne  : un rehaussement de son vécu à l’échelle de l’art (Tarragoni, 2017). Une telle expérience pousserait, selon Benjamin, les opprimés à revendiquer ce qui leur est nié : une hypothèse hardie qu’il reste à vérifier sur le plan empirique, en particulier sur la réception populaire du « cinéma politique », « social » ou « engagé ». ■

Tant Adorno que Benjamin inscrivent leur sociologie du conflit dans une sociologie de la connaissance. Il s’agit d’expliquer, avec une démarche qu’on qualifierait volontiers aujourd’hui d’« essayiste », les conditions phénoménologiques de possibilité d’un conflit social : les catégories, les images, les contenus psychiques qui rendent perceptible, pensable et imaginable un conflit social à un moment donné, et qui expliquent, ensemble avec les conditions matérielles d’exploitation des groupes sociaux, qu’il surgisse historiquement. C’est cette même question, lue avec un prisme freudien, qui est au cœur du travail de H.  Marcuse (1898‑1979), figure tutélaire de la jeunesse de Mai  1968 qui fit de son Homme unidimensionnel (1964) l’un des manifestes du mouvement (Petrucciani, 2010, p.  140, 150). Marcuse fonde son « freudo-marxisme » sur la proposition suivante : avec les dispositifs de mise en scène de la marchandise, notamment la publicité, le capitalisme asservit les désirs collectifs à une logique de consommation. Aussi les seuls conflits sociaux dignes de ce nom sont ceux qui développent des désirs s’opposant à cette logique. Comme il l’écrit dans L’Homme unidimensionnel, « les gens se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute-fidélité, leur maison à deux niveaux, leur équipement de cuisine. Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il fait

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naître » (1968 (1964), p. 34). Il s’agit donc de refuser ces besoins artificiels (Keucheyan, 2019) pour repousser le contrôle social. Afin de combattre un capitalisme qui asservit la culture au culte de la marchandise, dans une triple dynamique de rationalisation, d’homogénéisation et de standardisation, il faut créer une nouvelle culture s’opposant à l’économisme, qui permette aux individus de se fabriquer des styles de vie autonomes (Marcuse, 1970). Une telle culture ne peut qu’être fondée, selon Marcuse, sur de nouveaux désirs : sur une réappropriation collective de la libido détournée par le travail, le ­profit et la consommation, dans le sens d’une libération tant morale que physique (sexuelle) de l’individu (Marcuse, 1963 [1955]). La génération suivante de l’École de Francfort change de cadre théorique : les questions culturelles passent peu à peu au second plan, au profit d’une reproblématisation d’ensemble de la question de la rationalisation capitaliste. Sous la plume de la figure tutélaire de cette troisième génération de chercheurs, J. Habermas (1929-), la rationalisation n’est plus considérée comme une tendance mortifère de la modernité techno-capitaliste, mais comme le champ autour duquel une nouvelle conflictualité sociale peut apparaître. Si le techno-capitalisme se régit sur une rationalité purement instrumentale, au principe d’une « colonisation du monde vécu » (Lebenswelt), d’autres usages de la rationalité existent, capables de la réconcilier avec l’expérience que font les individus du monde social. Contre la rationalité instrumentale des appareils techno-capitalistes, du marché et de la science, Habermas propose ainsi un nouveau type de rationalité, à même de canaliser la conflictualité sociale : la rationalité délibérative. Débattre ensemble sur des problèmes publics crée une relation sociale entre les individus au moyen de l’expression de leurs griefs : c’est un « agir communicationnel » (Habermas, 2001 [1981]). Il les pousse à se comprendre les uns les autres, à argumenter selon un principe commun de rationalité, et à chercher des compromis. Aussi, à travers le langage, le conflit social peut tendre, selon Habermas, à une forme de consensus instaurateur de nouvelles règles partagées, contre l’arbitraire d’une norme qui s’impose sans discussion. La figure collective et historique d’une telle théorie du conflit social n’est autre que la société civile, à l’origine de cet « espace public » bâti dans les salons bourgeois qui fut, à la fin du xviiie siècle, le principal rempart des libertés collectives contre l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique (Habermas, 1988 [1962]). Une telle vision de la conflictualité est toutefois grevée par un sérieux paradoxe. Bien que le langage permette d’exprimer, rationnellement et collectivement, une conflictualité sociale, celle-ci se voit projetée vers son contraire même : le consensus et l’entente. Par ailleurs, comme le souligne Oskar Negt (2007 [1978]), le modèle d’Habermas fait primer la délibération dans l’indignation collective, alors que de nombreux conflits subalternes sont structurés par des affects partagés et une tradition protestataire. À l’espace public « policé » d’Habermas, tributaire d’une psychologie bourgeoise, Negt

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oppose ainsi le modèle d’un espace public « oppositionnel », pensé à partir des conflits ouvriers des xixe et xxe siècles. La quatrième et dernière génération de l’École de Francfort remet le conflit social au cœur de l’analyse. Dans sa Critique du pouvoir (2016 [1986]), Axel Honneth (1949-) oppose ainsi son modèle sociologique de la « lutte pour la reconnaissance » à la conceptualisation irénique du monde social d’Habermas. Cette dernière génération se recentre aussi sur des questions éthiques : le moteur du conflit social devient la quête de dignité de celles et ceux qui se voient meurtris par la société (Guéguen et Malochet, 2014, p. 40‑54). Toute lutte sociale est, en ce sens, une lutte pour la reconnaissance. Ce qui pousse un individu à s’engager dans une lutte est, selon Honneth, le sentiment de « honte » (Scham) qui se dégage du mépris (Mißachtung) de l’autre envers soi. « À la différence de tous les modèles utilitaristes, écrit Honneth, (on) suggère que les motifs de résistance et de révolte sociale se constituent dans le cadre d’expériences morales qui découlent du non-respect d’attentes de reconnaissance profondément enracinées. De telles attentes sont liées, sur le plan psychique, aux conditions de formation de l’identité personnelle, pour autant qu’elles renvoient aux modèles sociaux de reconnaissance qui permettent au sujet de se savoir respecté dans son environnement socioculturel, comme un être à la fois autonome et individualisé ». Le sentiment de mépris devient alors le déclencheur d’une résistance collective lorsque des « expériences de mépris jusque-là isolées, assimilées sur un plan purement privé, fournissent les motifs moraux d’une lutte collective pour la reconnaissance » (Honneth, 2002 [1992], p. 195). Ce modèle repose sur la psychologie de l’attachement de Donald Winnicott, sur la psychosociologie de George H. Mead et sur la ­sociologie d’Émile Durkheim. Voici les ressources scientifiques qui permettent à Honneth de comprendre ces « conditions de formation de l’identité personnelle » qui sont troublées par l’expérience du mépris. Au fondement même de la personnalité, on trouve ainsi le sentiment de sécurité que l’enfant a éprouvé dans sa relation aux parents. C’est sur ce plan que l’expérience du mépris a ses effets les plus traumatiques, et aussi les moins convertibles en un conflit collectif. La relation à autrui, construite dans les groupes de pairs, est une étape intermédiaire de la formation de la personnalité : l’expérience du mépris est ici moins traumatisante, mais tout aussi peu propice à la conversion en conflit social. C’est dans la socialisation professionnelle, que Durkheim place au cœur de la formation de l’identité individuelle, que le mépris peut se convertir en conflit. Lorsque sa contribution à la société est niée, lorsque l’individu est renvoyé à l’invisibilité et à l’inutilité sociale, les conditions sont réunies pour que l’expérience du mépris puisse être partagée collectivement. Encore faut-il, toutefois, que « le sujet [soit] en mesure de formuler [les sentiments de mépris] dans un cadre d’interprétation intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout entier »

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(2002 [1992], p. 195). Ce n’est pas toujours évident lorsque l’exclusion sociale produit de l’isolement ou un renforcement pervers de la concurrence interindividuelle pour la survie. Le paradoxe est d’autant plus saisissant que le sociologue dont s’inspire Honneth, Durkheim, entretient un rapport pour le moins ambivalent avec la notion de conflit social : celle-ci, loin d’être au cœur de sa théorie sociologique, semble plutôt la mettre en échec en tant que théorie fonctionnaliste de l’intégration.

Le conflit (dés)intègre et (dé)régule la société : Durkheim Émile Durkheim (1858‑1917) n’a consacré aucun texte à la question du conflit social en soi. Cependant, cette question traverse, comme une préoccupation fondamentale, toute sa sociologie. Pour le sociologue français, les conflits doivent être compris à l’intérieur d’une théorie de l’intégration sociale, comme ce qui régule et, en même temps, peut faire dysfonctionner la société. Toute société, en tant que société politique, a besoin d’une dose de conflit pour fonctionner. Mais dans les sociétés modernes, l’illimitation des désirs et l’accroissement de l’égoïsme produisent un affaissement des solidarités. Dans ce cadre, le conflit ne fait qu’augmenter la disharmonie. La société étant un ensemble intégré de normes, règles et valeurs, se manifestant chez l’individu comme des rôles sociaux prescrits, le conflit ne peut qu’être un phénomène de déréglage, tant de la société que des individus. Parsons tendra à accentuer cette dimension dysfonctionnelle, voire pathologique, du conflit présente déjà chez Durkheim : le conflit devient chez lui une « maladie de la société » (Coser, 1982 [1956], p. 21). Durkheim aborde le conflit social dans De la division du travail social (1893) et, plus particulièrement, dans le chapitre 2 du livre 3 intitulé « La division du travail contrainte ». Lorsque la division du travail est « spontanée », l’interdépendance fonctionnelle entre les individus et les groupes produit la solidarité organique ; dans ces conditions, « non seulement […] les individus ne sont pas relégués par la force dans des fonctions déterminées, mais encore […] aucun obstacle, de nature quelconque, ne les empêche d’occuper dans les cadres sociaux la place qui est en rapport avec leurs facultés » (Durkheim, 1973 [1893], p. 370). Or, en réalité, la division du travail est souvent contrainte car l’« harmonie entre les natures individuelles et les fonctions sociales » (p.  369) n’est pas donnée au préalable et, surtout, car des rapports de domination viennent réguler (ou plutôt déréguler) l’organisation sociale. C’est ainsi que des individus se voient contraints d’être à une place sociale qui ne leur correspond pas forcément, et de se plier à une activité dont les règles et le sens leur échappent. Cette contrainte est proprement « pathologique » selon Durkheim, car elle suppose l’imposition d’une souffrance

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injuste  : « Sans doute ne sommes-nous pas, dès notre naissance, prédestinés à tel emploi social ; nous avons cependant des goûts et des aptitudes qui limitent notre choix. S’il n’en est pas tenu compte, s’ils sont sans cesse froissés par nos occupations quotidiennes, nous souffrons et nous cherchons un moyen de mettre un terme à nos souffrances. Or, il n’en est pas d’autre que de changer l’ordre établi et d’en refaire un nouveau » (p. 368). Voici comment naissent, selon Durkheim, les « guerres de classes ». Par leur nombre et intensité tout à fait  anormaux (en termes statistiques), ces conflits sociaux montrent l’écart, au sein des sociétés modernes, entre « la réalité des rapports de production capitalistes » et l’« idéal social  que partagent les membres des sociétés différenciées », autrement dit « les normes communes de justice » qui structurent des sociétés fondées sur la liberté, l’autonomie et l’épanouissement des individus (Hulak, 2020, p. 21 sq.). En insistant sur le fait que ces conflits sociaux mettent en jeu un idéal partagé de justice, Durkheim pointe leur utilité politique. En luttant contre l’injustice sociale, les individus réaffirment en effet le socle moral des sociétés modernes, c’est-à-dire ce qui permet à la solidarité organique d’exister : la sacralité de la personne humaine (Durkheim, 2020a [1898]). Ces conflits sociaux sont, selon Durkheim, le véritable « noyau » des sociétés modernes. Premièrement, ils poussent l’État à réguler, par le droit et la puissance publique, les dysfonctionnements de la division du travail social en palliant la souffrance sociale qui en découle. Deuxièmement, ils font contrepoids à l’ingérence excessive de l’État dans la vie sociale, ou à ses errements, comme lors de l’affaire Dreyfus (1898) où n’importe quel citoyen doté de « bon sens » peut s’insurger contre une action publique injuste : « pour savoir s’il est permis à un tribunal de condamner un accusé sans avoir entendu sa défense, il n’est pas besoin de lumières spéciales. C’est un problème de morale pratique pour lequel tout homme de bon sens est compétent et dont nul ne doit se désintéresser » (Durkheim, 2020a [1898], p. 291). Les conflits sociaux créent ainsi une sorte d’équilibre politique entre l’intervention sociale de l’État et la préservation des libertés démocratiques  : comme le synthétise le sociologue, « c’est de ce conflit de forces sociales que naissent les libertés individuelles » (Durkheim, 2020b [1900], p. 121). L’État peut être considéré, en ce sens, comme le produit historique de cette conflictualité sociale. Nourri de la dynamique oppositionnelle des groupes politiques intermédiaires (syndicats, associations, partis,  etc.), l’État devient un « organe réflexif et conscient » de la vie sociale, grâce auquel la société démocratique peut délibérer et agir sur la base d’un socle de valeurs partagées. Cependant, comme le remarque Yves Sintomer, le sociologue « reste pris dans une vision consensuelle de la politique », en évitant de « thématiser sérieusement comme contrepoids le contrôle de constitutionnalité, la mobilisation des communautés locales, ethniques ou religieuses, les syndicats, les mouvements sociaux, la lutte des classes ou les pouvoirs de fait comme la presse. Tout se passe comme si la

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délibération gouvernementale avait besoin de répondant dans la société, mais pas de contre-pouvoirs citoyens » (Sintomer, 2020, p. 451‑452). C’est d’autant plus gênant que pour Durkheim les conflits sociaux menacent de facto l’intégration des sociétés modernes industrielles. Ces « tristes conflits de classe », comme il les qualifie avec inquiétude dans « La conception matérialiste de l’histoire » (2020c [1897], p. 368), risquent de faire imploser une société conçue comme un organisme vivant. L’analogie organiciste que Durkheim reprend à la biologie expérimentale tend ici à faire obstacle à l’appréhension de la conflictualité. Que serait un conflit dans une société conçue comme un corps dont les fonctions (l’économie, le politique, le juridique, etc.) sont les organes, et les individus les cellules qui la composent, sinon une perturbation, une affliction ou, plus gravement, une pathologie ? En tant qu’ils résultent d’un dérèglement de la division du travail social, qui devrait accorder les fonctions sociales aux goûts et aptitudes naturelles de chacun, ces « tristes conflits de classe » ne peuvent qu’être « pathologiques ». Dans la préface à la 2e édition de De la division du travail social, publiée en 1902, le sociologue comprend cette pathologie à l’aide du concept d’« anomie » développé dans Le Suicide. « Les conflits sans cesse renaissant, et les désordres de toute sorte » du monde économique génèrent, écrit-il, une « anomie juridique et morale ». Seules de nouvelles communautés, résultant de la division du travail, peuvent y remédier. C’est la principale solution durkheimienne aux conflits sociaux : les corporations professionnelles. Il leur incombe d’élaborer « dans chaque profession, un corps de règles […] qui fixe la quantité de travail, la rémunération juste des différents fonctionnaires, leur devoir vis-à-vis les uns des autres et vis-à-vis de la communauté » (1973 [1902], p. II, III, XXXV). Cependant, Durkheim exclut les syndicats de sa définition du « groupement corporatif », alors même qu’à l’époque où il écrit – le début du xxe siècle – ils fixent en Europe les règles qu’il appelle de ses vœux : la raison est « qu’une morale commune ne lui paraît pas pouvoir sortir du conflit et du contrat ; mais de l’unité et de l’institution commune » (Reynaud, 1979, p.  370‑371). On revient à la même conclusion : le conflit est pathologique ; ce qui le régule ne peut pas provenir du conflit lui-même, mais d’un État super partes. Aux côtés des corporations professionnelles, Durkheim esquisse une deuxième voie pour remédier aux conflits sociaux. Charles-Henry Cuin (2004) l’appelle la « solution social-démocrate ». Lors même que les fonctions sociales et leurs rapports organiques doivent être réglementés pour prévenir l’anomie, l’accès à ces fonctions doit demeurer libre et égalitaire, rien ne venant « gêner les initiatives des individus ». Le sociologue décline cette « absolue égalité dans les conditions extérieures de la lutte » sous deux formes : une justice distributive, assimilable à l’égalité méritocratique des chances, et une justice rétributive, assimilable à l’égale valorisation des produits du travail. Le principal dispositif remédiant aux « conflits sans

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cesse renaissant » du monde économique est alors la suppression de l’héritage  : « [lorsqu’] une classe de la société est obligée, pour vivre, de  faire accepter à tout prix ses services, tandis que l’autre peut s’en passer grâce aux ressources dont elle dispose et qui pourtant ne sont pas nécessairement dues à quelque supériorité sociale, la seconde fait injustement la loi à la première. Autrement dit, il ne peut pas y avoir des riches et des pauvres de naissance sans qu’il n’y ait des contrats injustes […] Enfin, alors même qu’il ne reste, pour ainsi dire, plus de trace de tous ces vestiges du passé, la transmission héréditaire de la richesse suffit à rendre très inégales les conditions extérieures dans lesquelles la lutte s’engage » (Durkheim, 1973 [1893], p. 378, 372). C’est alors à la condition que ces « conditions extérieures de la lutte » soient égalisées, que « l’harmonie entre les natures individuelles et les fonctions sociales ne peut manquer de se produire, du moins dans la moyenne des cas. Car, si rien n’entrave ou ne favorise indûment les concurrents qui se disputent les tâches, il est inévitable que ceux-là seuls qui sont les plus aptes à chaque genre d’activité y parviennent […]. Ainsi se réalise de soimême l’harmonie entre la constitution de chaque individu et sa condition » (1973 [1893], p. 369). L’école a une fonction essentielle dans ce processus. Lorsqu’il en parle, Durkheim montre que le véritable but n’est d’ailleurs pas tellement d’égaliser les « conditions extérieures de la lutte », mais de préparer cette « harmonie entre la constitution de chaque individu et sa condition sociale ». L’école, écrit-il, doit « susciter et […] développer chez l’enfant un  certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui la société politique dans son ensemble  et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné » (1966 [1922], p. 41). On revient encore à la même conclusion : le conflit doit être évité, en prédisposant les individus à ne pas réclamer ce que la société ne peut pas leur donner au vu de leur condition sociale. Dans ce même texte où il reconnaît que les conflits ouvriers ont fait avancer l’égalité dans les « conditions extérieures de la lutte », Durkheim énonce ainsi le véritable but de toute société, qui est de rendre le conflit ouvrier… impossible ! Voici ce qu’il énonce dans Le  socialisme  : « Ce qu’il faut pour que l’ordre social règne, c’est que la généralité des hommes se contentent de leur sort ; mais ce qu’il faut pour qu’ils s’en contentent, ce n’est pas qu’ils aient plus ou moins, c’est qu’ils soient convaincus qu’ils n’ont pas le droit d’avoir plus. […] S’il ne sent pas au-­dessus de lui une force qu’il respecte et qui l’arrête, qui lui dise avec autorité que la récompense qui lui est due est atteinte, il est inévitable [que l’individu] réclame comme lui étant dû tout ce qu’exigent ses besoins et, comme dans l’hypothèse ces besoins sont sans frein, leurs exigences sont nécessairement sans bornes » (1971 [1928], p. 227). En conclusion, Durkheim reste prisonnier d’une ambivalence. D’un côté, en raison de ses engagements socialistes de jeunesse et de son

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rapport singulier à la Révolution française, il considère que les conflits peuvent faire avancer les libertés politiques et l’égalité sociale. De l’autre, les conflits typiques des sociétés modernes – les conflits de classe résultant de la division du travail social – lui semblent menacer l’ordre social et sa capacité d’intégration. Potentiellement pathologiques, ils doivent être évités à tout prix, par une régulation étatique des relations professionnelles, des inégalités socio-économiques et de l’éducation : le but est alors de parvenir à une société harmonieuse d’où le conflit, créateur d’anomie, serait évacué. Cette même ambivalence se retrouve dans l’analyse structuro-fonctionnaliste des conflits sociaux, notamment chez Talcott Parsons. Le sociologue américain insiste, comme Durkheim dont il fut un lecteur attentif, sur la dimension pathologique du conflit social. Là où les individus contestent les normes qui structurent et garantissent l’ordre social, ils affaiblissent la principale des fonctions au cœur de cet ordre : celle d’intégration, « I » dans le paradigme AGIL (Parsons, 2012 [1951]). Parsons teste cette hypothèse sur les conduites individuelles : il en vient ainsi à exploiter une idée qui était présente in nuce chez Durkheim. Les conflits sociaux se manifestent toujours, avant de prendre une dimension massive, organisée et institutionnalisée, par la subversion de la part de plusieurs individus des rôles prescrits  : ils cessent de respecter les normes que la société prescrit pour endosser un ou plusieurs de leurs statuts sociaux. Ils cessent de se conformer, par exemple, aux rôles prescrits d’ouvrier, de femme ou d’étudiant  : en faisant cela, ils affaiblissent ces mêmes normes sociales qui, quoique injustes et arbitraires, leur permettent d’avoir des statuts et donc des rôles à jouer dans la vie sociale. Il faudra attendre Merton et Coser pour revenir sur ce postulat de l’analyse fonctionnaliste qui, ébauché par Durkheim, est systématisé par Parsons. En critiquant la théorie des fonctions sociales de Parsons, ils reviendront tous deux, en jetant les bases du structuro-fonctionnalisme critique, sur l’utilité du conflit social.

Le conflit structure les rapports sociaux : Weber Pour le lecteur de Max Weber (1864‑1920), le concept le plus proche du « conflit » est celui de « lutte » (Kampf), abordé dans le §  8 du tome  1 d’Économie et société sur les « catégories fondamentales de la sociologie » (2016 [1920], p.  139‑142). Or ce concept, marginal dans l’analyse wébérienne, est fourvoyant pour comprendre la place, absolument centrale, du conflit social dans l’œuvre du sociologue allemand. Au moyen du concept de « lutte », repris à Darwin et Spencer, et partagé avec Durkheim et Simmel, Weber aborde les différentes modalités de la lutte sociale pour la survie,

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dont la forme typiquement moderne est la concurrence. Or, l’originalité de la sociologie wébérienne est d’avoir abordé le conflit non pas en relation à cette compétition générique entre individus, qu’elle vise l’appropriation de chances « également convoitées par d’autres », la « survie » ou celle « d’un patrimoine génétique » (p. 139). Son originalité est d’avoir abordé le conflit social en relation à la question de la « domination » (Herrschaft), différenciée de celle de la « puissance » (Macht). La domination désigne pour lui « la chance de trouver pour un commandement de contenu déterminé des personnes données qui lui obéissent » (2016 [1920], p. 159). La légitimation par les dominés (p. 161) est ce qui différencie, selon Weber, la réalité sociale de la domination de celle de la puissance en général (Macht). Celle-ci désigne « toute chance d’imposer, au sein d’une relation sociale, sa volonté propre, y compris contre ce qui lui résiste, et ce quels que soient les fondements de cette chance ». La puissance est, en ce sens, un concept « sociologiquement amorphe » car « toutes les qualités concevables d’une personne et toutes les constellations concevables sont en mesure de mettre quelqu’un en état d’imposer sa volonté dans une situation donnée » (p. 159‑160). C’est pourquoi, en tant que concept sociologique, la domination doit désigner quelque chose de plus précis : la relation sociale entre un ou des dominants à même d’imposer un ordre et un ou des dominés qui, « en le tenant pour légitime » (p. 137), s’y soumettent. La spécificité de la domination est donc sa légitimité, qui renvoie à la structure sociale : « la soumission à des ordres imposés par un ou plusieurs individus présuppose la croyance en un pouvoir de domination légitime » (p. 138). Lorsque cette croyance est suspendue ou ébranlée, individuellement et collectivement, se produisent « des conséquences de grande ampleur »  : « chez les dominants et les dominés, la domination a bien plutôt l’habitude d’être étayée intérieurement par des fondements juridiques (Rechtsgründe) qui sont à la base de sa “légitimité”, et l’ébranlement de cette croyance en la légitimité a habituellement des conséquences de grande ampleur » (2014b [1922], p. 292). Weber reprend ici la conceptualisation marxienne du droit comme outil de légitimation de la domination sociale  : le droit transforme l’extraction de la plus-value par les capitalistes en un vol légitime, scellé par le contrat de travail. Cependant le sociologue ajoute deux considérations fondamentales par rapport à Marx. Premièrement, c’est la croyance subjective en la légitimité que ces « fondements juridiques » confèrent à la domination, qui est le ressort de l’obéissance des dominés. Lorsque cette croyance disparaît, de nouvelles représentations prennent sa place chez les dominés ; ces nouvelles croyances les relient entre eux autrement que ne le fait le rapport de domination. Deuxièmement, le droit, dans sa forme moderne rationnelle, n’entre en jeu que dans un type de domination (légale-rationnelle) ; ce n’est pas le seul qu’on repère dans les sociétés contemporaines, même s’il tend à y acquérir

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un primat structurel. Dans nos sociétés, on trouve également des rapports de domination dont les fondements juridiques renvoient à la tradition ou à l’autorité charismatique. A fortiori, la domination légale-rationnelle sollicite ces fondements : « Pour autant que la croyance dans une légitimation contribue à leur stabilité, le maintien de la plupart des rapports de domination au caractère fondamentalement légal repose sur des fondements mixtes. L’habitude traditionnelle profondément assimilée et le “prestige” [charismatique] se rapprochent de la croyance –  finalement, de la même manière profondément intériorisée – dans l’importance de la légalité formelle : l’ébranlement de l’un d’eux par des exigences envers les dominés inhabituelles au regard de la tradition, par une maladresse, un malheur inhabituels qui anéantissent le prestige, ou par une violation de ce qui est, d’habitude, légalement et formellement correct, vient également ébranler la croyance en la légitimité » (2014b [1922], p. 299). Ainsi, dans les sociétés contemporaines, un rapport de domination figé par la loi peut vaciller aussi lorsque les dominés jugent que les dominants violent la tradition qui fonde leur pouvoir, ou lorsque leur prestige personnel, source de leur aptitude à gouverner, est entaché. Dans ce cas de figure, un conflit surgit : une nouvelle relation sociale entre les dominés structurée par la croyance en l’illégitimité des dominants. Du fait que le basculement dans le conflit social est toujours l’effet d’une mutation des croyances des dominés, Elisabeth Kauffmann conclut que, d’une façon quelque peu paradoxale, chez Weber la rupture de la légitimité place « la liberté du côté des dominés » (Kauffmann, 2014, p. 311). Cette conflictualité se produit parfois au sein des rapports de domination, mais pas toujours. Il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse qui consisterait à voir de la conflictualité partout, écueil opposé de celui conduisant à considérer la domination comme totale. Premièrement, les relations sociales, y compris lorsqu’elles mettent en jeu des rapports agonistiques ou conflictuels, ne sont pas toujours analysables en termes de domination (Martuccelli, 2017, p.  175‑179). Les cas prototypiques sont le concours scolaire et la compé­tition sportive. Ces cas sortent, à proprement parler, du territoire que Weber attribue à la sociologie du conflit. Suivant son approche, il y a conflit social lorsqu’une domination particulière structure les rapports sociaux (de classe, de genre, de race, etc.), et lorsque les individus agissent en faisant de la distanciation ou de l’opposition au contenu de son ordre, la maxime de leur action. Deuxièmement, la genèse d’un conflit social ne peut être rapportée à aucune détermination univoque. Comme Weber l’écrit dans ses Œuvres politiques (2004 [1895‑1919]) à propos des révolutions russes de 1904 et 1917, le conflit social apparaît toujours au croisement d’une multiplicité de facteurs causaux, certains endogènes, d’autres exogènes. La tâche du sociologue est alors de relever empiriquement les « chances » qu’ont, dans une certaine configuration des rapports de force sociaux, les dominés de critiquer la domination. Ces chances sont symétriquement opposées à celle qu’ont les

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dominants de parvenir à l’imposer efficacement (ces « chances du pouvoir » ou Machtchancen). Cette vision probabiliste et antidéterministe de la conflictualité est un des legs les plus précieux de Weber à la sociologie du conflit. À une échelle microsociologique, le conflit désigne ainsi, comme tous les phénomènes sociaux chez Weber, un certain type d’action sociale : un type de conduite orientée vers autrui dont le sens subjectivement visé par l’individu renvoie à la volonté de ne pas ou plus être dominé. Cette conduite rentre dans le type wébérien de l’« action en communauté » (Gemeinschaftshandeln), en cela qu’elle « se déploie au sein d’une “communauté”, au sens large d’un espace commun d’action à plusieurs » (Grossein, 2005, p.  695). Différemment des « groupements politiques » toutefois, que Weber définit comme des « entreprises institutionnelles de domination » (2016 [1920], p. 161‑164), les « groupements communautaires » (Gemeinde) créés par l’agir conflictuel ne sont ni institutionnels ni structurés par la domination. Ils peuvent le devenir, bien sûr, mais ne le sont pas au moment de leur genèse, lorsque se produit cette « “metanoia” [conversion] centrale dans l’état d’esprit des dominés » (Weber, 2014 [1910‑14], p. 280) qui les conduit à rejeter la légitimité de la domination. Ces groupements produits par l’action conflictuelle ne sont rien d’autre que les collectifs virtuels auxquels se réfèrent les individus lorsque, conscients que la domination qu’ils pâtissent est partagée, ils universalisent leurs critiques. Même à défaut d’institutionnalisation, sous l’espèce de l’action collective, ces collectifs agissent sur les structures de domination des groupements politiques, car ils en minent la légitimité partagée. C’est cette articulation spécifique entre la dynamique de l’agir conflictuel (renvoyant à la critique ordinaire de la domination) et celle des groupements politiques institutionnels, qui fait toute la singularité de l’appréhension wébérienne du politique et, plus largement, de l’émancipation (Tarragoni, 2016a). À une échelle macrosociologique, le conflit est, pour Weber, une dimension irréductible de la vie sociale en tant qu’il renvoie aux luttes d’intérêts et de valeurs, aux luttes économiques et symboliques qui la structurent en profondeur. Sa macrosociologie du conflit, comme le souligne Pierre Bourdieu (1971), s’exprime pleinement dans son analyse comparative des religions mondiales. Le conflit découle en effet des inégalités matérielles et statutaires entre groupes sociaux ; mais il ne voit le jour que là où les prérogatives symbo­ liques des dominants, assumées comme une « théodicée du bonheur », sont remises en cause par les dominés (qui revoient, au passage, leur « théodicée du malheur »). Qu’est-ce cette « théodicée » ? Le terme, introduit par le philosophe Leibniz en 1710, renvoie à l’explication rationnelle de l’apparente contradiction entre l’existence du mal et la providence divine. Chez Weber, le concept vient désigner le système de croyances et d’arguments rationnels que chacun se donne pour justifier sa place dominante ou dominée dans l’échelle sociale. Les dominants justifient leur « bonheur » via un ensemble de raisons signalant leur supériorité ou leur élection personnelle ; les dominés justifient

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leur « malheur » avec des arguments confortant leur fatalisme. Un conflit social débute lorsque ces systèmes de raisons, qui relèvent de la doxa, sont infirmés par la réalité des pratiques : les dominants ne parviennent plus à tenir leur rang, et les dominés n’acceptent plus la passivité à laquelle les astreint le leur. Autrement dit, le conflit n’a pas seulement à voir avec la hiérarchisation de la société, mais avec la légitimité symbolique de la hiérarchie qui fonde des rapports de domination situés ; il n’est pas de conflit tant que l’obéissance est garantie, et que la domination (traditionnelle, ­charismatique et légale-­ rationnelle) est légitimée. Souvent d’ailleurs, l’obéissance se brise à l’aide de références culturelles issues d’une autre sphère que celle où se déploie le rapport de domination. En effet, selon Weber (1996 [1915]), l’une des caractéristiques fondamentales de la modernité est l’autonomisation et la rationalisation des sphères d’activité (le droit, le religieux, le politique, etc.), ainsi que de leurs valeurs respectives (leurs « lois internes »). Weber appelle cet état le polythéisme des valeurs : la « lutte des dieux » (1959 [1917], p. 83 sq.). Les acteurs dominés dans une sphère d’activité peuvent ainsi recourir à d’autres valeurs, extérieures à la sphère d’activité elle-même, pour délégitimer le rapport de domination. C’est le cas de ces paysans des sociétés d’Ancien Régime, par exemple, qui remettent régulièrement en cause l’autorité seigneuriale en sollicitant des valeurs religieuses, comme l’égalité chrétienne de tous face à Dieu. Il suffit de penser à ces révoltes millénaristes qui émaillent l’histoire moderne, comme la révolte de Thomas Müntzer en Allemagne (1524‑1525). Un autre cas, sur lequel insiste E. P. Thompson (2015b), est celui des contestations paysannes qui s’appuient sur les valeurs du droit coutumier, pour exiger la sauvegarde, par exemple, des ressources communes. Mais les exemples sont aussi nombreux que le sont les conflits sociaux particuliers : tout conflit mobilise des valeurs pour contester des rapports de domination situés ; plus précisément, dans tout conflit social les intérêts des acteurs contestataires sont construits culturellement par les valeurs mobilisées, contre les normes qui structurent le rapport de domination, qui renvoient aux intérêts du groupe antagoniste. Cette centralité des valeurs dans la genèse des conflits sociaux renvoie à la conviction profonde que toute pratique contestataire met en jeu une certaine créativité éthique par rapport aux normes : un style de vie. C’est une conviction anthropologique que Weber reprend à Nietzsche et qui, via le philosophe allemand, le rapproche, tant sur le plan de l’analyse des rapports de domination que de leur critique par les dominés, de Michel Foucault et Giorgio Agamben (Tarragoni, 2019b). Les valeurs sont une création humaine  ; lorsqu’elles donnent lieu à des rapports de pouvoir, elles se rigidifient et se transforment en normes ; ces normes, incarnées dans des institutions, « pétrifient » la vie psychique et culturelle. C’est la fameuse « carapace dure comme de l’acier » (stahlhartes Gehäuse) évoquée à la fin de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (2003 [1904‑1905], p. 251‑252). Cependant ces

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normes n’empêchent pas que, dans d’autres types de pratiques, une nouvelle créativité éthique voie le jour ; aussi de nouvelles valeurs, liées à de nouvelles pratiques collectives, pourront critiquer les normes dominantes. C’est de cette manière que Weber envisage la contribution sociologique et historique des conflits sociaux au changement social. De ce point de vue, il ne saurait y avoir pour Weber de société débarrassée de la conflictualité  : une telle société aurait, tout simplement, supprimé la vie, et serait figée dans un état statique absurde où les dominants dominent et les dominés obéissent, quoiqu’il arrive. C’est une ultérieure différence entre Marx et Weber. Contrairement à Marx, Weber ne croit pas possible l’avènement d’une société réconciliée avec elle-même, d’où disparaîtraient les conflits sociaux : aussi en raison du fait que l’origine des conflits est culturelle pour Weber, et qu’elle met en jeu des valeurs qui peuvent apparaître dans n’importe quelle sphère d’activité sociale, là où pour Marx cette genèse renvoie uniquement à la sphère économique. Pour Weber, il ne saurait y avoir de détermination en dernière instance du social par l’une de ses dimensions, car cette idée, davantage que refléter la complexité de la réalité sociale, est plutôt l’effet du monisme causal du savant : on ne peut donc jamais réconcilier la société avec elle-même, car les causes des conflits qui la déchirent ne renvoient jamais à un seul système de pratiques –  les pratiques économiques capitalistes –, mais à la pluralité irréductible des pratiques sociales des individus. Pour Marx, au contraire, dans la mesure où le capitalisme est à l’origine de la conflictualité sociale, il suffirait de l’abolir pour que les conflits disparaissent : le communisme décrit cet état d’harmonie sociale, fondé sur l’abolition de la propriété privée, des classes et de l’État.

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Le conflit socialise les individus : Simmel Georg Simmel (1858‑1918) peut être considéré comme l’initiateur de la sociologie du conflit. Il a consacré au conflit un ouvrage fondateur : Der Streit (Le conflit). Pour Simmel, le conflit est un mode de sociation humaine car, tout en opposant les individus, il les relie entre eux. Avant d’entrer dans son ouvrage séminal, il convient toutefois d’évoquer un autre texte, où Simmel aborde la question de la liberté  : « Domination et subordination » (2010a [1908]). Selon le sociologue allemand, le conflit procède toujours, en effet, d’une volonté de liberté, individuelle et collective, par rapport à un système de contraintes. Dans « Domination et subordination », Simmel introduit deux énoncés fondamentaux de la sociologie du conflit. Le premier est qu’il n’y a conflit que lorsque les individus acceptent de payer le « prix » de la révolte contre le confort subjectif de la domination. Simmel insiste, comme Weber, sur la légitimité de toute relation de domination, mais aborde la dimension plus subjective, plus intime, de cette opération

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de (dé)légitimation. La domination, dit Simmel, se fonde sur une « action réciproque » (Wechselwirkung) qui produit une certaine subjectivité chez le dominant et le dominé : en ce sens, quelle que soit la contrainte ou la violence exercée dans la domination, le dominé n’est jamais privé de « spontanéité ». Sa subjectivité psychique n’est pas annihilée par la domination, même si elle est produite dans son cadre.

« Domination et liberté : Simmel vs Fanon » « Jusque dans les rapports d’assujettissement les plus écrasants et les plus cruels, il reste toujours une part considérable de liberté personnelle. Seulement nous n’en sommes pas conscients, parce que dans ces cas-là, nous devons consentir pour elle des sacrifices qu’en général il n’est pas du tout question de prendre sur nous. La contrainte “absolue” qu’exerce sur nous le tyran le plus cruel est en réalité toujours une contrainte tout à fait déterminée, c’est-à-dire déterminée par le fait que nous voulons échapper aux châtiments dont on nous menace ou aux autres conséquences de notre insubordination. À y regarder de près, le rapport de dominant à dominé ne détruit la liberté du dominé que dans le cas de violences physiques immédiates ; sinon il ne fait qu’exiger un prix que nous ne sommes pas enclins à payer pour réaliser notre liberté, et s’il peut resserrer de plus en plus le cercle des conditions extérieures dans lesquelles elle est réalisable, ce n’est jamais, sauf dans ce cas de supériorité physique, jusqu’à sa disparition totale. Ce n’est pas l’aspect moral de cette considération qui nous concerne ici, mais bien son aspect sociologique : l’action réciproque, c’est-àdire l’action déterminée réciproquement qui ne se produit que du point de vue des personnes, existe aussi dans ces cas de domination et de subordination, ce qui en fait une forme sociale, même là où, selon la conception populaire, la “contrainte” par une des parties prive l’autre de toute spontanéité, et par là de toute véritable “action” qui serait l’un des côtés de l’action réciproque » (Simmel, 2010a [1908], p. 162‑163). « J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques –  et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : “Y a bon banania.” Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? Pourtant, je ne voulais pas cette reconsidération, cette thématisation. Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier. Mais je refusais toute tétanisation affective. Je voulais être homme, rien qu’homme. D’aucuns me reliaient aux ancêtres miens, esclavagisés, lynchés  : je décidai d’assumer.

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C’est à travers le plan universel de l’intellect que je comprenais cette parenté interne – j’étais petit-fils d’esclaves au même titre que le président Lebrun l’était de paysans corvéables et taillables […]. Oui, nous sommes [les nègres] arriérés, simples, libres dans nos manifestations. C’est que le corps pour nous n’est pas opposé à ce que vous appelez l’esprit. Nous sommes dans le monde. […]. Le Blanc en tant que maître a dit au nègre : Désormais tu es libre. Mais le nègre ignore le prix de la liberté, car il ne s’est pas battu pour elle. De temps à autre, il se bat pour la Liberté et la Justice, mais il s’agit toujours de liberté blanche et de justice blanche, c’est-à-dire de valeurs sécrétées par les maîtres. L’ancien esclave, qui ne retrouve dans sa mémoire ni la lutte pour la liberté ni l’angoisse de la liberté dont parle Kierkegaard, se tient la gorge sèche en face de ce jeune Blanc qui joue et chante sur la corde raide de l’existence. Quand il arrive au nègre de regarder le Blanc farouchement, le Blanc lui dit : “Mon frère, il n’y a pas de différence entre nous.” Pourtant le nègre sait qu’il y a une différence. Il la souhaite. Il voudrait que le Blanc lui dise tout à coup : “Sale nègre”. Alors, il aurait cette unique chance – de “leur montrer”… » (Fanon, 2011 [1952], p. 155‑156, 166, 241‑242). ■

On retrouve la problématique simmélienne de la liberté dans certains passages de Frantz Fanon sur la psyché du colonisé dans Peau noire, masques blancs (1952). Selon le psychiatre antillais, le  Noir construit sa subjectivité dans le cadre de la domination raciste : il est aliéné par l’image stéréotypée que le Blanc lui impose dans toute interaction ordinaire. Mais, du fait qu’il participe à cette interaction avec sa propre subjectivité, avec sa propre « expérience » en tant que Noir, il garde toujours une marge de liberté personnelle : malgré l’emprise de la violence et de l’aliénation, il y aura toujours un écart entre la manière dont le Blanc se rapporte au Noir, et celle dont le Noir se rapporte au Blanc. C’est cet écart qui, creusé, est au principe de la conflictualité sociale. Aussi la remise en cause de la domination fait apparaître une autre action réciproque, où tout est nouveau et incertain  : la critique de la domination suppose toujours, comme le dira Albert O.  Hirschman (1995 [1970]), une prise de risque. C’est pourquoi le conflit (voice), souvent larvé, se manifeste rarement dans la vie sociale. Dans chaque situation de mécontentement, les individus peuvent choisir en effet entre quatre stratégies qui sont plus confortables, tant subjectivement que matériellement, que l’entrée en conflit : 1) la défection (exit) consistant à chercher la réponse au mécontentement ailleurs qu’à sa source supposée ; 2) accepter le mécontentement comme un inconvénient déplaisant ne remettant pas en cause la loyauté à l’ordre social (loyalty) ; 3) considérer le mécontentement comme une faute individuelle et s’en juger personnellement responsable ; 4) critiquer la source du mécontentement mais sans entrer en conflit ouvertement.

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Le deuxième énoncé sur lequel Simmel fonde la sociologie du conflit est que, malgré la remise en cause collective de la domination, rien ne nous prémunit contre sa possible réapparition sous de nouvelles formes. Le sociologue pointe ainsi le caractère potentiellement ambivalent de la liberté : même là où elle affranchit les individus, elle peut traduire de nouvelles relations de domination. « Il y a une différence typique – écrit Simmel à propos des révoltes contre l’esclavage dans l’Antiquité  – quand on veut se protéger contre des dangers, abolir les injustices, acquérir des valeurs désirées, entre la suppression de la forme sociologique qui était le vecteur de tous ces aspects négatifs, et le maintien malgré tout de cette forme » (2010a [1908], p. 239). Simmel cite en exemple l’assujettissement des individus aux Guildes au Moyen Âge : la corporation garantit leurs intérêts et leur liberté, mais ils doivent se soumettre au groupe. Tout conflit suppose, en tant que dynamique collective, une sujétion au collectif porteur du conflit et donc, de ce point de vue, la reproduction de rapports de domination internes au groupe. Venons-en enfin au texte séminal Le conflit (2010b [1908]). Comme « Domination et subordination », ce texte est fondateur pour la sociologie du conflit non pas tant par ses analyses sociologiques et empiriques, mais par les intuitions philosophiques dont il est parsemé. Intuitions qui, comme c’est souvent le cas chez Simmel, ont une valeur contre-intuitive, et peuvent donc orienter les hypothèses que le sociologue formule sur la vie sociale. Simmel argue que le conflit fait partie, comme l’imitation ou la hiérarchie, des formes « pures » de socialisation  : c’est-à-dire des modes de sociation humaine qui peuvent fonctionner pour une multitude de contenus particuliers, et dont la sociologie, différemment des sciences humaines descriptives comme l’économie, l’histoire ou le droit, doit faire son propre domaine de recherche. « Dans les faits » écrit Simmel, « ce sont les causes du conflit, la haine ou l’envie, la misère ou la convoitise, qui sont véritablement l’élément de dissociation ». Mais « une fois que le conflit a éclaté pour l’une de ces raisons, il est en fait […] une voie qui mènera à une sorte d’unité ». Aussi tout conflit social est-il « une synthèse d’éléments, un contre autrui qu’il faut ranger avec le pour autrui sous un seul concept supérieur » (Simmel, 2010b [1908], p.  265). Par ailleurs, Simmel est le premier à systématiser l’énoncé par lequel la sociologie s’empare du conflit  : l’idée qu’il est consubstantiel aux sociétés humaines, car il est inhérent à la vie psychique des individus. « La contradiction et le conflit », écrit-il, « non seulement précèdent l’unité psychique [de l’individu], mais ils sont à l’œuvre à chaque instant de sa vie » (p. 266). Or, ces dynamiques conflictuelles qui peuvent apparaître aux individus comme négatives, destructrices et nuisibles, n’agissent pas « de la même façon à l’intérieur de la totalité de la relation » (p. 268), c’est-à-dire à l’échelle de la société où elles peuvent recouvrer, au contraire, une fonction constructrice du lien social. La psychologie sociale (Tajfel, 1981) a largement montré, du point de vue empirique, ce que l’effet socialisateur du conflit doit, dans

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un groupe donné (in-group), au ciblage d’un groupe externe comme bouc émissaire (out-group). Le texte de Simmel constitue, ensuite, une longue digression phénoménologique sur les différentes manifestations possibles du conflit : le conflit qui, exceptionnellement, ne génère pas d’unité ; les situations dans lesquelles l’appartenance à un contexte social commun aiguise le conflit ; les conflits provoqués par des contenus psychiques spécifiques comme la jalousie, le dépit ou l’envie ; les conflits se manifestant sous la forme générale de la concurrence ; les cas où le conflit rend avantageux pour les deux parties leur structuration interne ; les issues possibles du conflit, telles que la victoire, le compromis ou la réconciliation. Comme souvent chez Simmel, ces différentes situations, illustrées ad hoc par l’histoire lointaine ou plus récente, viennent esquisser une typologie formelle, qui n’a toutefois rien de systématique, les exemples de chaque type de conflit étant contredits par des contre-exemples. Deux considérations générales dans ce texte nourrissent toutefois, encore aujourd’hui, l’analyse que les sociologues font des conflits sociaux. Tout d’abord Simmel est le premier à insister sur le fait que le conflit, en tant que mode de sociation humaine, s’il suppose un certain usage de la violence, la canalise et la régule par ce qu’il appelle « l’objectivité collective de la lutte ». Dans le conflit social, différemment des conflits interpersonnels où le degré de violence employée est sujet à l’appréciation de chacun, la violence s’« abstractise » et s’« objectivise » (comme le conflit, qui devient une forme sociale). Simmel évoque l’exemple du boycott par les ouvriers des brasseries berlinoises en 1894. « Ce fut l’une des luttes locales les plus violentes de ces dernières décennies, menées des deux côtés avec la dernière énergie, mais sans aucune haine personnelle – alors qu’on pouvait s’y attendre – de la part des instigateurs du boycott contre les brasseries ou des directeurs envers ceux-ci. Et en plein milieu du conflit, deux des leaders ont même exposé dans la même revue leur opinion sur celui-ci, tous deux présentant objectivement les faits, et donc tout à fait d’accord, ne divergeant que dans les conséquences pratiques, chacun selon son parti. En évacuant tout élément subjectif et personnel, ce qui limite quantitativement l’antagonisme, de sorte qu’un respect mutuel, une entente sur tout ce qui est personnel deviennent possibles, et que l’on reconnaît que chacun est porté par des nécessités historiques, – le combat n’est pas pour autant devenu moins intense, moins irréductible ou moins acharné du fait de cette base commune, il l’est même devenu davantage » (2010b [1908], p. 286). Cette canalisation des haines dans le conflit social évacue « tout élément subjectif et personnel » (p. 286), ce qui permet aux acteurs en présence de se rapporter les uns aux autres suivant la forme sociale de l’affrontement. Ils peuvent ainsi lutter sur la base d’un minimum de respect mutuel ou d’entente qui rend possible l’issue du conflit, par la victoire, le compromis ou la

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négociation. Aussi le conflit unit des individus divisés en les conduisant à s’accorder, au moins, sur l’importance de l’enjeu en dispute : c’est cet accord minimal qui caractérise le conflit social. Cette considération simmélienne permet de distinguer à nouveau, comme nous l’avons fait en Introduction, le conflit social (avec ses intensités spécifiques) d’une notion proche, celle de violence (avec ses intensités spécifiques).

Violence et guerre Simmel considère la guerre comme une manifestation du conflit social (2010b [1908], p. 336‑339), ce qui suppose, pour reprendre ses considérations sur la violence, que celle-ci est également « objectivée » et « abstractisée » dans les phénomènes guerriers, autrement dit canalisée, encadrée et régulée par les collectifs en présence. L’apparition d’un droit international de la guerre, depuis la Paix de Westphalie de 1648, en est d’ailleurs la manifestation la plus évidente. Dans Guerres justes et injustes (2006 [1977]), Michael Walzer insiste sur ce point, en montrant que la guerre a historiquement produit un jus in bello, réglementant la manière dont les combats sont menés, et un jus ad bellum, statuant sur la légitimité du recours ultime à la force. La distinction entre le conflit et la guerre a été systématisée en sociologie par Raymond Aron (1962, p. 343) : le conflit est une relation entre plusieurs personnes ou groupes poursuivant des buts incompatibles ; la guerre (civile ou interétatique) est une forme de conflit caractérisée par l’affrontement violent entre groupes organisés. Classiquement, la sociologie a abordé le conflit social comme une relation interindividuelle et collective structurant les sociétés ; c’est la science politique, et en particulier sa branche des relations internationales, qui a rapproché le conflit social de la guerre. Apparenter ces objets revient toutefois à adopter une focale beaucoup trop large pour l’analyse des conflits sociaux, et à considérer qu’on peut mettre sur le même plan ontologique des guerres interétatiques et des luttes pour la reconnaissance. C’est ce que fait Julien Freund avec sa définition du conflit social : « Le conflit consiste en un affrontement ou heurt intentionnel entre deux êtres ou groupes de même espèce qui manifestent les uns à l’égard des autres une intention hostile, en général à propos d’un droit, et qui pour maintenir, affirmer ou rétablir le droit essaient de briser la résistance de l’autre » (Freund, 1983, p. 65). Le sociologue fait de la violence la logique commune à ces manifestations de la conflictualité. Un tel parti pris est critiquable, tant sur le plan philosophique que sur celui de l’analyse sociologique. ■

La deuxième considération que Simmel a laissée en héritage à la sociologie du conflit est que dans les sociétés modernes, il tend à recouvrer une forme générale et indépendante, sur laquelle Durkheim s’était aussi penché dans De la division du travail social, à savoir la concurrence. Dans cette

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forme « matricielle » du conflit dans les sociétés différenciées, la socialisation s’opère selon Simmel par relation avec un tiers à séduire, persuader ou convaincre pour gagner la lutte : « un homme se bat avec un autre, certes, mais pour un troisième » (2010b [1908], p. 303). Dans cette relation conflictuelle, davantage que dans toutes les autres, la violence est euphémisée, rendue neutre, indirecte, invisible aux acteurs en compétition. « Dans le cas [de la concurrence], la lutte consiste seulement dans le fait que chacun des concurrents vise le but pour lui-même, sans employer de force contre l’adversaire. Le coureur qui compte sur sa seule rapidité, le commerçant sur le seul prix de sa marchandise, le propagandiste sur la seule force persuasive de sa doctrine : voilà des exemples de cette étonnante sorte de combat, qui n’est pas moins violent ni moins passionnément acharné que les autres, que seule la conscience d’une action réciproque avec le combat de l’adversaire pousse à ce degré extrême, et qui pourtant, vu de l’extérieur, donne l’impression qu’il n’existe aucun adversaire au monde, mais seulement le but à atteindre » (p. 298‑299). Tout en faisant l’éloge de ses bienfaits dans l’organisation sociale, Simmel insiste sur ce refoulement de la violence : celle-ci peut toujours ressurgir dans le cadre des différentes interactions concurrentielles (économiques, scolaires, professionnelles, etc.), et a fortiori lorsque toute la société, comme c’est le cas des sociétés néolibérales, est régie par son idéal. La violence est ainsi incorporée, tant par les dominants que par les dominés des sociétés de concurrence : les effets psychiques et psycho-pathologiques de cette incorporation sont puissants.

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Chapitre 3

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Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie

L’anthropologie a largement contribué à cette réflexion sur la conflictualité sociale. En se penchant sur des sociétés traditionnelles considérées comme l’« enfance de l’humanité », elle a eu tendance à assimiler le conflit social à la guerre, dont ces sociétés étaient souvent friandes. Cependant, une observation plus fine de leur fonctionnement a très vite alerté les anthropologues sur l’irréductibilité du conflit social, entendu comme une dynamique d’organisation et de structuration sociale, à la violence guerrière. Tout d’abord, les logiques de compétition et de concurrence entre groupes qui structuraient l’univers primitif pouvaient se manifester autrement que par la guerre, par exemple par l’échange, la lutte contre le pouvoir ou la rébellion. Ensuite, la conflictualité pouvait trouver d’autres exutoires que la violence : de nombreux dispositifs, notamment rituels, venaient réguler l’expression du conflit. Enfin, la guerre primitive elle-même a fait l’objet d’un nouveau regard anthropo­ logique, moins ethnocentrique : au plus loin d’une sorte de « sauvagerie traditionnelle », d’une absence de culture et de droit, la guerre mettait en jeu des logiques symboliques et culturelles spécifiques, plus complexes que la simple explosion de violence d’un groupe envers l’autre. Trois ensembles de travaux peuvent, plus particulièrement, être considérés fondateurs de la sociologie du conflit. Le premier est la théorie du don de Marcel Mauss : l’anthropologue y insiste sur la dimension agonistique de l’acte de donner et de rendre ; le don régule les conflits entre groupes, en les transformant symboliquement. Le travail de Pierre Clastres sur les Guayaki est une autre pierre angulaire de la sociologie du conflit : Clastres décrit une société entièrement fondée sur la critique du pouvoir, les détenteurs de l’autorité étant sommés de justifier leur place. L’anthropologie sociale donne, enfin, de nombreux exemples de sociétés primitives dont la structure repose

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sur la compétition (les Nuer d’Evans-Pritchard, l’État primitif zulu de Max Gluckman et la société kachin d’Edmund Leach) : les rites permettent en leur sein de contrôler les forces centrifuges activées par la conflictualité sociale.

Le don comme régulateur du conflit : Mauss L’essai sur le don de Marcel Mauss (1872‑1950) peut être considéré comme la première réflexion anthropologique sur le conflit social dans et à partir des sociétés « primitives » ou « archaïques ». L’objectif de Mauss est de ­comprendre les formes et les logiques de l’échange dans ces sociétés, à partir du seul type de prestation économique qui y est observable : le don. Ici point de marché organisé, avec ses logiques utilitaristes, et ses processus complexes de production, de consommation et de distribution, comme dans les sociétés modernes. La forme par excellence de l’échange économique primitif est le don : on donne, on accepte ce qui est donné et on rend ce qu’on a accepté. D’où la question de Mauss : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » (2013 [1923‑1924], p. 148). Répondre à cette question permet aussi, selon l’anthropologue, de mieux comprendre les logiques de l’échange dans nos sociétés modernes, fondées sur le marché capitaliste : dans le don comme forme élémentaire de l’échange, se trouve, selon Mauss, un de ces « rocs humains » (p. 148) sur lesquels sont bâties nos sociétés, en dépit de la centralité qu’y revêtent les valeurs de l’intérêt et de l’utilitarisme. Quel est le lien entre une telle problématique et celle du conflit ? De prime abord, aucun  : le don n’est-il pas, en tant que manifestation d’altruisme et de fraternité, aux antipodes de l’antagonisme ? En réalité, le don dans les sociétés traditionnelles n’a pas grand-chose à voir avec l’altruisme. Il relève, tout au contraire, d’une forme d’antagonisme social, d’agôn pour reprendre le mot grec : une « compétition ». Mauss passe en revue, plus particulièrement, deux systèmes d’échange analysés dans les toutes premières ethnographies de terrain : le potlatch chez les Indiens d’Amérique du Nord, observé par Franz Boas dans son enquête sur les Kwakiutl, et le kula dans les îles Trobriand en Papouasie-Nouvelle Guinée, analysé par Bronislaw Malinowski dans son livre Les argonautes du Pacifique occidental. Le potlatch (cf. encadré) correspond à une pratique de « destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival » (p. 152) : dans ce genre de situations, les objets offerts sont rendus « usurairement », en surplus, « de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés » (p.  200). Il y a là, tout d’abord, une pratique sociale de légitimation des chefs. Comme l’a montré Paul Veyne dans son étude sur l’évergétisme du patriciat romain dans l’Antiquité, les élites sociales se légitiment politiquement par des dépenses

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somptuaires en faveur de la collectivité : le pouvoir est, comme l’écrit Mauss, « à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier » (p. 200). Mais la logique de ces dépenses va au-delà de la légitimation des chefferies. Dans le don, l’objet qu’on donne porte l’âme de son propriétaire : c’est la conclusion à laquelle était arrivé l’anthropologue Robert Hertz, membre de l’école durkheimienne et proche de Mauss, dans ses études sur les pratiques d’échange des Maoris néo-zélandais. « En droit maori, écrit Mauss, le lien de droit, lien par les choses, est un lien d’âmes, car la chose elle-même a une âme [hau], est de l’âme » (p. 160). Aussi, lorsqu’on donne à quelqu’un, on en fait son obligé : il y a, dans l’acte même de donner et dans l’obligation d’accepter qui en est corrélative, un lien agonistique (une rivalité) et un conflit en puissance. C’est pourquoi à l’obligation d’accepter est liée, selon Mauss, l’obligation de rendre : suivant la manière dont on rend, la rivalité sera plus ou moins forte, et le pouvoir qu’elle met en jeu plus ou moins asymétrique. Dans le potlatch, la rivalité prend l’allure d’un conflit ouvert : il s’agit de rendre systématiquement plus, pour se soustraire à l’emprise de l’autre ou exercer une emprise sur lui. Cette lutte de richesses est, pour paraphraser Clausewitz, « une continuation de la guerre par d’autres moyens » ; une guerre où la violence passe par les choses et les symboles des choses, et non pas par les injures ou les blessures physiques. Dans le kula, cet échange rituel entre Trobriandais, le conflit semble moins évident. L’objet qu’on rend (le contre-don) n’a pas vocation à exercer un pouvoir sur l’autre, mais plutôt à entretenir une réciprocité sociale. Pour les Trobriandais, il est d’autant plus important de maintenir ce lien social qu’ils vivent dans des îles à plusieurs centaines de kilomètres les unes des autres. Leurs échanges de dons et contre-dons, portant sur des objets auxquels ils n’accordent pas de valeur (des coquillages), servent à entretenir les sociabilités et à maintenir la cohésion sociale. N’empêche que la dimension agonistique du don reste latente : entre le moment où on donne et celui où on rend la chose donnée, une obligation surgit entre les êtres, qui met en jeu une concurrence, une compétition, une lutte entre eux.

Le potlatch amérindien « [Dans le] langage courant des Blancs et des Indiens de Vancouver à l’Alaska, “Potlatch” veut dire essentiellement “nourrir”, “consommer”. Ces tribus, fort riches, qui vivent dans les îles ou sur la côte ou entre les Rocheuses et la côte, passent leur hiver dans une perpétuelle fête : banquets, foires et marchés, qui sont en même temps l’assemblée solennelle de la tribu. […] Mais ce qui est remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes [leurs] pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à  la  destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé (d’ordinaire grand-père,

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beau-père ou gendre). Il y a prestation totale en ce sens que c’est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait, par l’intermédiaire de son chef. Mais cette prestation revêt de la part du chef une allure agonistique très marquée. Elle est essentiellement usuraire et somptuaire et l’on assiste avant tout à une lutte des nobles pour assurer entre eux une hiérarchie dont ultérieurement profite leur clan. Nous proposons de réserver le nom de potlatch à ce genre d’institution que l’on pourrait, avec moins de danger et plus de précision, mais aussi plus longuement, appeler : prestations totales de type agonistique. […]. Nulle part le prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés. La consommation et la destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatchs on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. C’est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. Le principe de l’antagonisme et de la rivalité fonde tout. Le statut politique des individus, dans les confréries et les clans, les rangs de toutes sortes s’obtiennent par la “guerre de propriété” comme par la guerre, ou par la chance, ou par l’héritage, par l’alliance et le mariage. Mais tout est conçu comme si c’était une “lutte de richesse”. Le mariage des enfants, les sièges dans les confréries ne s’obtiennent qu’au cours de potlatchs échangés et rendus. On les perd au potlatch comme on les perd à la guerre, au jeu, à la course, à la lutte. Dans un certain nombre de cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire, afin de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende. On brûle des boîtes entières d’huile d’olachen (candle-fisch, poisson-chandelle) ou d’huile de baleine, on brûle les maisons et des milliers de couvertures ; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l’eau, pour écraser, pour “aplatir” son rival. Non seulement on se fait ainsi progresser soi-même, mais encore on fait progresser sa famille sur l’échelle sociale » (Mauss, 2013 [1923‑1924], p. 151‑153, 200‑202). ■

Les Guayaki contre l’État : Clastres L’analyse de Pierre Clastres (1934‑1977) est construite en opposition à celle de Claude Lévi-Strauss. Le fondateur de l’anthropologie structuraliste avait tiré des sociétés Bororo et Nambikwara, un modèle d’organisation qu’il avait ensuite généralisé à toutes les sociétés primitives, via l’hypothèse d’une « pensée sauvage » : la société fonctionne sur le mode de l’échange généralisé des biens, des mots et des femmes. Pour Lévi-Strauss (2017 [1949]), ce qui fait société est l’échange : les groupes sociaux développent des liens durables en échangeant des femmes (par l’exogamie), des biens (comme le kula trobriandais) et des mots (via une diplomatie traditionnelle). Ces échanges permettent de réguler les conflits potentiels entre groupes. Selon Clastres, ce modèle n’est nullement universel, et surtout il ne permet pas de répondre à

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une question fondamentale : comment expliquer que dans les sociétés primitives la guerre ne soit pas un simple accident de la négociation entre groupes, mais qu’au contraire elle revête un rôle central dans leur fonctionnement ? Clastres trouve une réponse à ce questionnement dans la société Guayaki : une société de chasseurs-cueilleurs nomades des forêts paraguayennes ; une société amérindienne, comme celle observée par Lévi-Strauss au Brésil, mais avec la différence fondamentale de ne pas être hiérarchisée, et surtout de ne pas avoir de structures de pouvoir en son sein. Les Guayaki ont des chefs, comme toutes les tribus amérindiennes, et notamment des chefs de guerre, mais ne disposent d’aucune structuration durable du pouvoir politique. Chez les Guayaki, Clastres découvre un autre modèle d’organisation des sociétés primitives, différent de celui généralisé par Lévi-Strauss, et comme lui tout à fait généralisable : des sociétés fondées sur la guerre. Des sociétés qui passent une partie considérable de leur temps à guerroyer avec leurs voisins, mais qui tissent aussi des alliances diplomatiques avec eux. Comment expliquer cette coprésence de paix et de guerre, de négociation et de violence ? Clastres répond à cette question dans un court article intitulé «  Archéologie de la violence  : la guerre dans les sociétés primitives » (1980 [1977]). Il explique cela, tout d’abord, par la structure économique des sociétés primitives  : ce sont des « sociétés d’abondance », comme les appelle l’anthropo­ logue Marshall Sahlins (1976 [1972]), qui visent l’autarcie économique. Elles cherchent à ne pas dépendre d’autrui pour leur subsistance. Or, « l’idéal d’autarcie économique en dissimule un autre, dont il est le moyen  : l’idéal d’indépendance politique » (1980 [1977], p. 185‑186). Les sociétés primitives pensent cette indépendance politique à partir de deux données de l’expérience collective – l’habitat et la maîtrise du territoire –, et de l’exclusion d’un « Autre », les groupes voisins. C’est avec eux qu’on entre régulièrement en guerre : « c’est justement l’Autre comme miroir – les groupes voisins – qui renvoie à la communauté l’image de son unité et de sa totalité. C’est face aux communautés ou bandes voisines que telle communauté ou bande déterminée se pose et se pense comme différence absolue, liberté irréductible, volonté de maintenir son être comme totalité une. […] l’indivision interne et l’opposition externe se conjuguent, chacune est condition de l’autre. Que cesse la guerre, et cesse alors de battre le cœur de la société primitive. La guerre est son fondement, la vie même de son être, elle est son but : la société primitive est société pour la guerre […]. La guerre est le mode d’existence privilégié de la société primitive en tant qu’elle se distribue en unités sociopolitiques égales, libres et indépendantes : si les ennemis n’existaient pas, il faudrait les inventer » (p.  192, 203‑204). Comme la stásis grecque, la guerre primitive sert donc à structurer un « lien de la division ». Elle permet de maintenir un équilibre entre groupes voisins fondé sur l’autonomie politique de chacun, et à ressouder chaque communauté par-delà ses clivages internes.

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Le risque est toutefois la destruction mutuelle : « toute guerre, on le sait, finit par laisser en présence un vainqueur et un vaincu » (p.  195). Habiles guerriers, les Guayaki le savent très bien : ils cherchent volontairement à éviter que le conflit ne débouche sur une défaite définitive de l’adversaire, qui entraînerait la dépendance des vaincus et ainsi de nouvelles divisions sociales au sein de la communauté. C’est pourquoi ils mènent, en parallèle de leurs attaques meurtrières, des entreprises diplomatiques visant à « régler » le jeu de la guerre afin qu’il n’aille pas trop loin. Parallèlement, en raison du rejet d’une politique fondée sur l’amitié et l’échange, ces alliances diplomatiques ne reposeront pas sur la confiance, relation durable faite de promesses et d’engagements. Le moment venu, l’alliance pourra toujours être brisée et la guerre reprendre. À l’inverse de Lévi-Strauss qui considère la guerre comme un « raté accidentel de l’échange » (p. 200), Clastres voit l’échange comme un correctif de la guerre. Celle-ci n’est pas un dysfonctionnement, une explosion aveugle de violence que devraient maîtriser les « mœurs  douces » du ­commerce, comme le croyait déjà Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748). Dans certaines sociétés primitives, attachées à leur autonomie, la guerre a sa propre rationalité politique. En raison de cet idéal d’indépendance, la société Guayaki – et toutes les sociétés primitives qui en épousent le modèle d’organisation  – s’est aussi opposée à l’émergence de l’État. Ce dernier est en effet « l’organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent » (Clastres, 1980 [1977], p. 205). Déjà divisées par leurs conflits internes, les sociétés étatiques sont ultérieurement déchirées par l’opposition entre gouvernants et gouvernés (Abensour, 1987). Les premiers accumulent des richesses, au moyen des échanges qu’ils contrôlent, des prédations qu’ils dirigent, des tributs qu’ils réclament de leurs sujets ou des villages soumis : ainsi, à la constitution d’un pouvoir séparé de la société correspond l’accumulation primitive du capital. Les sociétés contre l’État (que les anthropologues ont jugées erronément, en insistant sur la négativité et l’absence, « sans État ») s’opposent à une chose et à l’autre. Premièrement, elles s’opposent à ce que des chefs s’isolent de la communauté et l’obligent par leur pouvoir  : « la communauté veut persévérer en son être indivisé et empêche pour cela qu’une instance unificatrice se sépare du corps social – la figure du chef commandant – et y introduise la division sociale entre le Maître et les Sujets » (Clastres, 1980 [1977], p.  204). Dans les sociétés contre l’État, les chefs sont obligés par la société, et non l’inverse : « c’est la société en elle-même – lieu véritable de pouvoir – qui exerce comme telle son autorité sur le chef. C’est pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport à son profit, de mettre la société à son propre service, d’exercer sur la tribu ce que l’on nomme le pouvoir : jamais la société primitive ne tolérera que son chef se transforme en despote » (Clastres, 1974, p. 176). La fonction des chefs est purement symbolique : produire par leur

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discours l’unité symbolique de la communauté. À cette fonction correspond un pouvoir ritualisé, strictement limité dans son exercice, car le « chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance » (1974, p. 175). Il ne dispose de ce pouvoir de représentation de la société, que tant qu’il parvient à se légitimer auprès des autres par ses exploits guerriers. Deuxièmement, les sociétés contre l’État s’opposent à toute accumulation primitive. Sociétés d’abondance, elles s’opposent sciemment à toute « rentabilisation » du travail. « Si l’homme primitif », écrit Clastres dans sa préface à la traduction française d’Âge de pierre, âge d’abondance, « ne “rentabilise” pas son activité, comme aiment dire les pédants, c’est non pas parce qu’il ne sait pas le faire, mais parce qu’il n’en a pas envie » (Sahlins, 1976, p. 15). Les sociétés primitives se prémunissent contre toute tentation individuelle d’améliorer son sort, et ainsi d’enclencher la logique perverse de l’accumulation. Dans ces sociétés, la principale loi est « Tu ne vaux pas moins qu’un autre, tu ne vaux pas plus qu’un autre » (Clastres, 1974, p. 159). Cette loi est incorporée lors des rites de passage, au sens fort du terme. Elle est inscrite sur les corps des individus par des scarifications : on apprend ainsi « à la connaître dans la douleur » (p. 158). Les sociétés primitives, à l’image de la terrifiante machine kafkaïenne de La Colonie pénitentiaire, marquent les corps de leurs membres du seul précepte qui les constitue en tant que communautés politiques : l’égalité radicale. Dans son analyse anthropologique, Clastres met l’accent sur deux points essentiels pour la sociologie du conflit. Tout d’abord, toutes les sociétés, qu’elles échangent ou fassent la guerre, qu’elles soient primitives ou modernes, sont traversées par des conflits. En ce sens, l’échange et la guerre sont deux modalités pour symboliser et politiser cette conflictualité, renvoyant à deux modes d’organisation sociale différents. Deuxième point  : l’État, en tant qu’institution politique de la modernité, renvoie à une de ces deux formes d’organisation, celle qui est devenue hégémonique à l’échelle de la planète. Dans les sociétés étatiques, la matrice de la conflictualité tend ainsi à recouper l’opposition centrale entre les gouvernants et les gouvernés : les significations du conflit social épousent alors la critique du pouvoir (Scott, 2019). Dans les sociétés antiétatiques, que l’anthropologie livre à l’observation tel des restes de civilisations en voie de disparition, il en va tout autrement. L’opposition est entre la société elle-même et les tendances extérieures qui la poussent, de façon centrifuge, à l’implosion ; le conflit social apparaît comme un moyen d’opposer une volonté d’autonomie à un environnement qui prive le collectif de son autonomie. Il en va ainsi, par exemple, dans les sociétés nomades berbères de l’Atlas marocain, analysées par l’anthropo­logue Ernest Gellner (2003 [1969]), à peu près au même temps que les Guayaki par Clastres. Les tribus berbères sont structurées par des réseaux de parenté agnatique et de solidarité tribale (‘asabyyia en berbère), ce qui rend impossible l’émergence de structures de pouvoir durables, et ce d’autant plus que leur mode

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d’occupation du territoire est fondé sur le nomadisme. C’est donc en luttant contre l’emprise croissante de la civilisation urbaine étatique sur leurs modes de vie, que ces sociétés s’autodésignant « sauvages » (badyyia en berbère) se construisent en tant que communautés politiques. On retrouve cette même manière d’envisager la conflictualité sociale dans les ZAD contemporaines, qui se définissent en tant que communautés politiques dans la lutte contre une civilisation capitaliste étatique toujours susceptible de menacer leur autonomie, leur indépendance, leur autarcie. Nous reviendrons plus tard en détail sur ces « micro-communautés contre l’État » qui apparaissent dans nos sociétés modernes étatiques.

Le conflit comme dynamique de changement social Une troisième tradition anthropologique a apporté une contribution séminale à la sociologie du conflit. Il s’agit de l’anthropologie sociale dynamique, qui a mis l’accent sur les modalités concrètes à travers lesquelles les conflits sociaux apparaissent, sont régulés dans les sociétés traditionnelles, et contribuent activement à leur évolution dans le temps. Le premier ouvrage à s’y intéresser est celui d’Edward E. Evans-Pritchard (1902‑1973) consacré aux Nuer (1968 [1940]), une société pastorale nomade de la vallée du Nil. L’anthropologue y développe l’idée que les sociétés organisées de manière segmentaire (c’est-à-dire sans centralisation du pouvoir, ni délimitation d’un territoire où s’exerce sa souveraineté) sont structurées par une sorte d’« anarchie ordonnée ». Chez les Nuer, éleveurs de bétail nomades, les conflits sociaux sont omniprésents. Ils ont pour objet l’appropriation des têtes de bétail, ressource rare et symboliquement chargée dans un milieu naturellement hostile (en raison de l’alternance de sécheresses et de fortes pluies). Ces conflits s’expriment et sont régulés, en l’absence de chefs ou de représentants des différents lignages et tribus, par le biais d’un ensemble de rites collectifs qui prémunissent cette société nomade de l’éclatement ou de l’implosion. Chaque segment de cette société pastorale est une tribu, c’est-à-dire un groupe de parenté suivant un système spécifique (ici patrilatéral). Chaque tribu partage avec les autres une loi générale, qui fixe les règles de la coexistence pacifique au sein et entre les territoires occupés par les groupes de parenté. Cette loi dispose d’un volet punitif et d’un volet de négociation. Le volet punitif s’applique à la vendetta, à savoir l’exercice légitime d’une violence par la victime d’un tort, en guise de compensation matérielle et symbolique. Le volet de négociation s’organise autour d’un médiateur sacré, le « chef à peau de léopard », personnage dénué de toute autorité politique mais capable de régler les conflits sociaux au moyen d’un rituel. En raison de la relative équivalence des tribus,

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et notamment du fait qu’aucune d’entre elles ne peut aspirer à dominer les autres ou à en conquérir les territoires (qui d’ailleurs ne sont jamais fixés en raison du nomadisme), la voie de la négociation est le véritable pilier de la société Nuer. En son sein, l’expression des conflits est jugée fondatrice de l’ordre social, dans la mesure où elle met en jeu sa dimension rituelle, toujours à performer.  Aussi les conflits sociaux se manifestent sous la forme du rite et sont régulés collectivement par le rite : on ritualise le conflit pour en apprivoiser le potentiel destructeur, et pour en canaliser le potentiel de changement. Evans-Pritchard a inventé, à ce propos, une expression promise à une longue postérité en anthropologie : « l’anarchie ordonnée ». « Remarquable, écrit-il, est chez les Nuer l’absence d’organes de gouvernement, d’institutions juridiques, de commandement déclaré et plus généralement de vie politique organisée. Leur état est une parenté acéphale : seule une étude du système de parenté permet de bien comprendre comment l’ordre se maintient, comment les rapports sociaux s’établissent et s’entretiennent sur toute l’étendue de vastes régions. L’anarchie ordonnée où ils vivent s’ajuste à merveille à leur caractère : à qui vit au milieu d’eux, l’idée de les voir menés par des chefs est inconcevable » (1968 [1940], p. 210‑211). De nombreux anthropologues ont depuis relativisé cette vision, quelque peu idéaliste et bucolique, d’une « anarchie ordonnée » fondée, en réalité, sur la mise sous silence du rapport que ces sociétés segmentaires entretenaient avec des États-Nations constitués ; d’autres ont pointé le lien entre la théorie de l’« anarchie ordonnée » et la mission proprement coloniale d’Evans-Pritchard, au service de l’État britannique et chargé par lui de trouver des chefs afin de mettre en place un « gouvernement indirect » (indirect rule) (Ciavolella et Wittersheim, 2016, p.  51‑52). Mais ce que la sociologie peut en tirer est précieux  : l’idée que toute société est dotée de dispositifs rituels (symboliques, religieux, juridiques) permettant d’exprimer la conflictualité et de la réguler collectivement. Une idée qui a été finalement peu exploitée par les pères fondateurs de la sociologie. L’École de Manchester, fondée par l’anthropologue Max Gluckman (1911‑1975), radicalise ce postulat. Son point de départ est une critique de la vision fixiste de l’anthropologie structuro-fonctionnaliste, que partage encore, malgré ses intuitions, Evans-Pritchard. Pour Gluckman, les sociétés traditionnelles ne se situent pas dans une temporalité vide (des sociétés « sans histoire »)  : en tant qu’elles sont traversées par des conflits sociaux, elles changent continuellement à travers eux. Ce postulat est au cœur de ce que Georges Balandier (2004 [1971]) appelle l’« anthropologie dynamique » : une méthode chargée d’analyser comment les sociétés traditionnelles, ­traversées par les tumultes de la décolonisation, changent dans le temps à travers les conflits sociaux. Selon Gluckman il ne faut pas toutefois présupposer, de manière quelque peu idéaliste, que ces changements soient toujours

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structurels  : ils peuvent être tout à fait marginaux au vu de l’organisation des rapports de pouvoir. Comme l’anthropologue le souligne en opposant les « révolutions » dans les sociétés occidentales aux « rébellions » dans les sociétés tribales de l’Afrique australe, ces dernières conduisent bien souvent à des changements des détenteurs du pouvoir, mais non pas des systèmes sociaux de domination (Gluckman, 1963). Il n’empêche que des critiques sociales du pouvoir voient le jour régulièrement, dans des sociétés organisées –  contrairement aux Nuer d’Evans-Pritchard  – autour de chefferies puissantes et d’États « primitifs ». Gluckman (1940) l’observe, en particulier, dans la société zulu d’Afrique du Sud : une société monarchique fondée sur une organisation pyramidale du pouvoir. Il généralise ses conclusions à toutes les sociétés tribales où le pouvoir est centralisé et exercé de manière hiérarchique : le conflit s’y manifeste sous la forme de la contestation de l’autorité, qui apparaît à la fois fragile, mais qui peut aussi se régénérer au moyen de l’expression des conflits. Cela arrive, par exemple, lorsque le chef parvient à s’emparer des procédures juridiques formelles pour régler le conflit au sein de sa communauté, ou à désigner un bouc émissaire sur lequel portera le rituel d’expiation (Gluckman, 1959)  : une stratégie qui ne le mettra toutefois pas à l’abri d’éventuelles nouvelles contestations de son autorité. Ces contestations deviennent d’autant plus importantes que, à la faveur de la colonisation, les autorités indigènes entrent progressivement en conflit avec les autorités coloniales. Dans ce contexte, les gouvernés jouent de plus en plus sur l’incohérence des structures de pouvoir, caractérisées par des modes de légitimation et de loyauté différents et concurrents (par exemple entre le droit colonial et la coutume traditionnelle), « pour se révolter contre l’un des pouvoirs en s’appuyant sur l’autre » (Ciavolella et Wittersheim, 2016, p. 84). D’où une recrudescence et une complexification des conflits sociaux dans des sociétés où les structures de pouvoir traditionnelles et coloniales tendent, non sans contradictions, à s’interpénétrer. C’est cette même opposition entre détenteurs du pouvoir et contestataires, que constate l’anthropologue Edmund Leach dans son terrain sur les hautes terres de Birmanie (1972 [1954]). À l’intérieur des sociétés birmanes, coexistent deux principes d’organisation politique opposés : l’un horizontal, anarchiste et égalitaire (le gumlao de l’ethnie Kachin) et l’autre vertical, centralisé et hiérarchisé (le gumsa de l’ethnie Shan). L’affiliation à ces deux systèmes politiques n’est pas pérenne, et les individus peuvent aisément circuler entre les deux (et leurs modes respectifs d’identification ethno-culturelle), au gré de leurs stratégies de conquête ou d’évitement du pouvoir. Suivant les possibilités sociales de chacun et les opportunités stratégiques des contextes, les individus peuvent ainsi changer d’ethnie, de mode d’identification sociale et de référencement politique, pour s’allier à certains groupes et monter dans l’échelle sociale et dans celle du pouvoir. C’est cette dynamique, dans laquelle les deux systèmes politiques s’affrontent en tant que visions du monde, qui

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fait évoluer la société birmane traditionnelle. L’anthropologie contemporaine a en partie fait le deuil de ce modèle « ethnique » ou « inter-ethnique » de conflictualité, qui fait souvent écran au repérage des affinités profondes entre les conflits sociaux « traditionnels » et « modernes ». Des affinités qui justifieraient même l’abandon de la dichotomie « tradition-modernité ». C’est la voie qu’ont suivie Olivier de Sardan et Thomas Bierschenk (1994) dans leur analyse des conflits ruraux en Afrique de l’Ouest. Lorsque des disputes foncières éclatent, c’est l’ensemble des acteurs de ces sociétés paysannes qui s’affrontent de manière réglée, autour de factions, représentées par des leaders, défendant des intérêts opposés. Cette « arène stratégique » n’est pas si différente de ce que pourrait être une organisation sociale, comme une école, une université ou une entreprise, avec ses acteurs s’affrontant autour d’intérêts divergents : le patronat et le syndicat, la direction et les représentants des travailleurs. Par ailleurs, sa dynamique n’est pas différente de celle des « arènes publiques » dans les sociétés modernes  : des lieux d’affrontement stratégique de groupes sociaux opposés, ayant une vision différente du problème public que leur affrontement contribue à créer (Cefaï et Trom, 2001). Dans d’autres sociétés étudiées par l’anthropologie, l’identité ethnique, tout en restant prégnante dans la catégorisation du monde social, n’est en réalité que le support formel d’affrontements de ce type. C’est ce que décrit, dans une enquête restée célèbre, Clifford Geertz dans son analyse du combat des coqs à Bali (1983 [1973]). Derrière ce combat hautement ritualisé, ce sont les différentes lignes de clivage de la société balinaise qui sont mises en scène, et derrières elles des groupes sociaux aux intérêts divergents s’affrontant dans une compétition réglée pour le pouvoir.

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Chapitre 4

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L’institutionnalisation de la sociologie du conflit

Sur la base de cette tradition, la sociologie du conflit s’est progressivement constituée en domaine scientifique, notamment sous la houlette du marxisme, du structuralisme et du fonctionnalisme critique. Il s’agit de l’« époque dorée » de la sociologie du conflit. Elle occupe, entre les années 1960 et 1970, une place de premier rang dans la conceptualisation de la société industrielle et post-industrielle. Le contexte est particulièrement favorable. Longtemps hégémonique, la sociologie de Parsons, fondée sur l’idée d’« ordre social », entre en crise (Gouldner, 1970) ; en même temps, de nouveaux conflits sociaux apparaissent sur la scène américaine. Au sein du fonctionnalisme, une nouvelle perspective critique juge le conflit utile à la société industrielle, en ce qu’il a un effet socialisateur sur les individus et intégrateur sur leurs groupes d’appartenance. Les courants marxistes sont à cette époque à leur apogée : ils voient dans les contestations traversant les sociétés capitalistes, autant de remises en cause des hiérarchies de classe et des autorités légitimes. Si cette sociologie est essentiellement « macro », d’autres travaux ont abordé, à la même époque, les logiques individuelles et intersubjectives du conflit. C’est le cas de l’individualisme méthodologique, qui considère les conflits comme des effets pervers de l’agrégation des choix rationnels. Une autre tradition scientifique, la microsociologie américaine, explique les conflits sociaux comme la résultante de lectures opposées des règles sociales en vigueur.

Le conflit social à l’échelle macro La sociologie du conflit s’est structurée, en tant que champ disciplinaire, dans des sociétés fordistes marquées par le mouvement ouvrier et l’institutionnalisation des acquis de ses luttes sous forme de nouveaux droits sociaux. Ce contexte a été, en même temps, source d’interrogation : en quoi les sociétés

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fordistes des Trente Glorieuses déjouent-elles les analyses des pères fondateurs de la sociologie du conflit ? Faut-il revoir les thèses classiques de Marx, Durkheim, Weber et Simmel, à la lumière des conflits sociaux contemporains ? Aussi, dans ses leçons professées à la Sorbonne entre 1956 et 1957, Raymond Aron (1964) pointe une différence de taille entre les sociétés industrielles de masse et celles de la seconde moitié du xixe siècle : la stabilité de leur taux de croissance économique. Les luttes de classes des années 1950 n’ont plus grand-chose à voir avec celles qu’avaient connues les « classiques », en raison de la progression de la mobilité sociale et de l’évolution conséquente de la stratification. Marx serait-il derrière nous ? Aron conclut par la négative : si la thèse marxienne de la baisse tendancielle du taux de profit a été infirmée par l’histoire, des conflits de classe perdurent dans les sociétés occidentales. Il faut donc œuvrer à une nouvelle synthèse entre les apports des classiques et l’observation des tendances conflictuelles dans les sociétés contemporaines. C’est précisément la tâche que se donnent les macro-sociologues du conflit : actualiser les intuitions de Marx, Durkheim, Weber et Simmel, dans une nouvelle théorie sociologique générale.

Inégalités de pouvoir, conflits et structure sociale Un premier courant, qu’on pourrait appeler « structuro-marxiste », se centre sur la filiation marxo-wébérienne de la sociologie du conflit. Une de ses principales figures est Ralf Dahrendorf (1929‑2009). En se penchant sur la bureaucratisation des sociétés industrielles, il montre que l’enjeu des conflits sociaux tend à se déplacer, au cours des Trente Glorieuses, de la structure des rapports de production à celle des rapports d’autorité. Son ouvrage principal, Classes et conflits de classe dans la société industrielle (1972 [1957]), démontre que les conflits sociaux contemporains cherchent à conserver ou à modifier la répartition de l’autorité dans une « sphère de vie » particulière, afin de permettre à certains groupes d’imposer leurs vues et leurs intérêts. À travers une réflexion sur la société industrielle des années 1950, Dahrendorf revient ainsi sur un point aveugle de l’analyse marxiste : le fait que, derrière les conflits de classe, il n’y ait pas seulement des conflits entre forces productives, mais aussi entre groupes différemment positionnés dans des échelles hiérarchiques multiples. Le conflit n’est pas seulement dû aux inégalités de propriété des moyens de production, mais aussi aux inégalités de distribution de l’autorité. Le sociologue parvient à cette conclusion en observant l’industrie des années 1950, par opposition à l’usine que décrit Marx. Dans l’espace de l’usine, les rapports hiérarchiques recouvrent, de façon binaire, les inégalités de détention des moyens de production : d’un côté les propriétaires du capital, de l’autre les travailleurs qui travaillent pour eux. Entre les deux, Marx identifie un groupe de contremaîtres

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qui, tout en faisant partie de la classe ouvrière, font les intérêts des propriétaires. Dans l’industrie du xxe siècle, fruit de l’émergence, au sein d’une classe d’ingénieurs, d’une pensée de l’organisation rationnelle du travail, ce recouvrement entre inégalités productives et inégalités d’autorité n’est plus observable. Parmi les ouvriers, une partie considérable dispose d’une autorité presque comparable à celle des cadres, du fait de leur position nodale dans la surveillance et le contrôle du processus productif. La complexi­fication des organigrammes dans le cadre de la rationalisation bureaucratique des entreprises – et de toutes les organisations sociales – correspond aussi à une complexification de la chaîne d’autorité. Dans ce contexte, la classe ne peut plus être définie, comme chez Marx, par la possession ou non des moyens de production. Elle désigne plutôt l’expérience de la contestation de la « distribution différentielle de l’autorité ». Ces réflexions restent toutefois, en termes empiriques, à un très grand niveau de généralité et d’abstraction. Un autre sociologue influencé par Marx et Weber, Charles Wright Mills (1916‑1962), complétera ces réflexions en les dotant d’un volet proprement empirique. Mills reconnaît, comme Dahrendorf, que limiter l’analyse des conflits dans les sociétés de masse à l’opposition « prolétariat vs bourgeoisie » s’avère réducteur. Comme le sociologue allemand, il insiste sur la primauté des rapports hiérarchiques pour comprendre les causes des conflits sociaux, et leur cible. Aussi, dans Character and Social Structure (1953), écrit en collaboration avec Hans Gerth, le sociologue américain distingue, au sein des sociétés de masse modernes, cinq ordres  : un ordre politique (distribuant le pouvoir), un ordre économique (distribuant les ressources et les services), un ordre militaire (régulant l’usage de la violence légitime), un ordre domestique (organisant la division sexuelle du travail) et un ordre religieux (produisant des biens symboliques), chacun structuré de façon hiérarchique suivant une logique propre de prestige et d’honneur. En ayant à l’esprit cette différenciation wébérienne des sphères de vie (qui deviendra, chez Bourdieu, l’autonomisation des champs), ils en viennent à distinguer des conflits de classe (dus à des inégalités de propriété entre groupes), des conflits statutaires (dus à des oppositions de valeurs et de styles de vie) et des conflits politiques (dus à des inégalités de pouvoir). Le principal apport de leur analyse est de montrer que ces différents conflits peuvent entrer en contradiction et se parasiter mutuellement, comme Mills l’avait montré à propos des Cols blancs (1966 [1951]) : ces travailleurs salariés de classe moyenne qui, agents de la bureaucratisation des entreprises américaines, constituent le noyau de la société de masse des années 1950. Ils ont, selon Mills, un sentiment de supériorité envers la classe ouvrière, qui leur vient du prestige de leur profession (le niveau d’éducation, le lieu d’exercice). Ce sentiment de prestige les empêche toutefois de lutter contre un système social qui les opprime, car « au travail, la quête de prestige est fondamentalement insuffisante (compte tenu de la standardisation et de la

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bureaucratisation des activités), mais elle est aussi un facteur d’aliénation dans la mesure où elle est facilement instrumentalisée par la hiérarchie » (Le Goff, 2015, p. 14). Il reste encore à savoir comment ces conflits émergent concrètement, à l’échelle individuelle et collective. Il faudra attendre l’ouvrage de Barrington Moore Jr. (1913‑2005), Injustice. The Social Bases of Obedience and Revolt, pour répondre à cette question. Le sociologue cherche à concilier une approche marxo-wébérienne de la conflictualité avec les avancées de la psychanalyse et de la psychologie cognitive. Le but est de comprendre cette donne de toutes les sociétés humaines : la capacité des humains à supporter souffrances et abus ; une capacité, ajoute Moore, « tragiquement impressionnante » (2015 [1978], p. 8). Sans une telle capacité, l’humanité aurait d’ailleurs disparu depuis longtemps, car aucune société ne saurait exister durablement sans que les normes qui la fondent n’engendrent une part de souffrance sociale. Si cette souffrance devait donner lieu à chaque fois à une violence collective réparatrice de la part de celles et ceux qui la pâtissent, l’ordre social ne pourrait jamais se stabiliser. Aucune société humaine ne serait alors possible. La question est donc de savoir à quelles conditions restrictives cette souffrance devient moralement intolérable : dans quelles situations sociales typiques, un sentiment d’injustice naît-il chez les opprimés ? En suivant la méthode wébérienne, Moore compare alors plusieurs configurations historiques, afin de comprendre le jeu qui se noue autour des normes sociales entre les dominants et les dominés : « pour savoir jusqu’où ils peuvent pousser le bouchon », c’est-à-dire quelles sont les « limites de l’obéissance et de la désobéissance » (p. 18). Il insiste, tout d’abord, sur les raisons sociologiques pour lesquelles les opprimés ne se révoltent pas (p. 49). Deux facteurs généraux sont pointés : le prestige moral (moral authority) associé à la souffrance, transformé par les opprimés en éthos ascétique, soit en lien avec des normes religieuses (comme dans le cas des Intouchables indiens), soit dans un contexte de domination totale (comme dans le cas des camps de concentration nazis) ; le fait que les normes culturelles en vigueur dans chaque société fixent les limites de l’acceptable et de l’inacceptable. Moore décrit ensuite trois mécanismes sociologiques qui inhibent ou étouffent « tout effort collectif pour identifier, réduire ou résister aux causes sociales de la souffrance » (p. 79) : 1) la solidarité des opprimés pour réprimer tout geste de révolte individuel émanant de leur groupe. La raison de cette solidarité contre-productive est manifeste : il s’agit de préserver l’unité physique et symbolique du groupe contre les représailles qui pourraient s’abattre sur lui ; 2) la destruction délibérée par les groupes dominants des liens sociaux et des normes morales des opprimés, suivant le procédé romain du divide et impera ; 3) la fragmentation sociale, à savoir la division des dominés en plusieurs sous-groupes très soudés, suivant des critères ethniques, religieux ou administratifs. À l’inverse du mécanisme précédant, celui-ci aboutit

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à une intensification des liens sociaux, qui peut être tout aussi néfaste pour l’apparition d’un sentiment d’injustice que leur destruction, car « trop de soutien social, ou d’un soutien social peu adapté à la situation, peut rendre l’individu aussi impuissant, et peut-être lui infliger autant de souffrances, que l’absence totale de soutien » (p. 80). Comment vaincre alors le sentiment de fatalité qui s’empare des dominés lorsqu’ils sont sous l’emprise de ces différents mécanismes sociaux ? Selon Moore, la remise en question de la légitimité de la domination se fait par trois modalités socioculturelles récurrentes. La première, déjà mise en lumière par le juriste allemand Carl Schmitt, est la création d’une frontière entre « amis » et « ennemis », entre un « Nous » et un « Eux ». La deuxième est le renversement des formes de solidarité des opprimés qui servent l’oppresseur, au profit de nouvelles solidarités collectives (p. 87). Le sociologue se rapproche ici des analyses de l’historien Edward P. Thompson (remercié au début de l’ouvrage, p. XVIII) dans son livre Customs in Common. L’historien insistait, dans son analyse de la société anglaise des xviie-xviiie siècles, sur la défense par les paysans des droits scellés par la tradition, comme l’usage collectif des terres, le droit de glanage, de ramassage du bois de chauffage, de vaine pâture dans les chemins ou sur les chaumes. « Puisque les détenteurs du pouvoir peuvent rarement régenter tous les aspects des tâches à exécuter, écrit Moore, leurs subordonnés élaborent leurs propres pratiques qui acquièrent au fil du temps l’autorité morale de la tradition. Toute remise en cause de celle-ci, ou des modes de comportement créés par les subordonnés pour sauvegarder à la fois leurs intérêts face à leurs supérieurs et l’intégrité de leur groupe, a des chances de soulever des réactions d’indignation morale. En Angleterre au xviie siècle les paysans développaient souvent un tel sentiment d’injustice lorsque les propriétaires terriens violaient les coutumes et défiaient les droits collectifs associés à la tradition » (p. 30‑31). La troisième modalité « est de nature culturelle plutôt que sociale : il faut établir des critères de condamnation qui permettent d’expliquer et de juger les souffrances actuelles » (p. 87). Moore reprend ici la typologie des classes dirigeantes élaborée par le fondateur italien de la science politique, Gaetano Mosca  : la théocratie, l’élite militaire, la ploutocratie et l’État-providence bureaucratique. À chacune de ces classes correspond un certain mode de légitimation morale et politique. C’est sa critique qui fait émerger le conflit social. Elle se place, selon Moore, dans un continuum entre deux pôles : un pôle « particulariste » et un pôle « universaliste ». Du côté du premier pôle, les opprimés s’indignent contre un membre de la classe dirigeante, lorsqu’il échoue à remplir les obligations morales et sociales associées à sa position d’autorité. Le pôle opposé suppose une montée en généralité  : c’est ce qui se passe lorsque les opprimés « se demandent si une fonction sociale donnée, supposant un rapport d’autorité, nécessite d’exister en soi, si la société ne pourrait pas, en fin de compte, se

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passer des rois, des prêtres, des capitalistes, ou même des bureaucrates révolutionnaires » (p. 510). C’est là, selon Moore, la critique « la plus subversive » à laquelle le sentiment de justice puisse donner lieu socialement et historiquement. Comme dans tout idéal-type, ces deux pôles de l’expression sociale des sentiments d’injustice ne se retrouvent jamais à l’état pur. Dans toute indignation contre les défaillances contingentes de la classe dirigeante, on trouve, en creux, une contestation de sa légitimité à gouverner ; toute critique générale de cette légitimité suppose, quant à elle, un ciblage sous-jacent des membres moralement répréhensibles de la classe dirigeante. Mais les conflits sociaux peuvent prendre, suivant les contextes, une forme plus particulariste ou plus universaliste. Leurs effets politiques et historiques seront alors différents en fonction de ces modalités. Continuum du conflit social Critique particulariste

Critique universaliste

Critique d’un membre ou d’une défaillance de la classe dominante

Délégitimation de la fonction sociale de la classe dominante

Figure 1 : L’expression sociale des sentiments d’injustice

Obéir ou résister à l’autorité ? Moore se confronte aux avancées contemporaines de la psychologie cognitive sur les mécanismes irréfléchis d’obéissance à l’autorité, en particulier autour des expériences de Solomon E. Asch (1951) et Stanley Milgram (1965). La première, conduite sur un groupe d’étudiants, démontre les effets du conformisme social sur la rationalité individuelle. Chacun des cobayes doit répondre à une question simple : laquelle des trois lignes d’une figure est l’égale d’une ligne de référence. Le protocole suppose que les complices donnent au début la bonne réponse, mais qu’ils changent d’idée unanimement au fil de l’expérience. Sans pression manifeste de la part des complices, plus d’un tiers des sujets, appelés à se prononcer en derniers, en vient à se conformer à ce mauvais jugement, contre l’évidence de leurs propres sens. L’effet du conformisme tend à baisser avec la taille du groupe des complices : face à une seule personne, le sujet maintient son indépendance de jugement. Face à deux personnes, 13,6 % des sujets acceptent la mauvaise réponse. À partir de trois complices, le taux de mauvaises réponses atteint celui découvert dans l’expérience : son plafond (un tiers environ des cas). La deuxième expérience, celle de Stanley Milgram, montre les effets de l’obéissance à l’autorité sur le jugement moral. Le psychologue convie des individus

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de différents milieux sociaux et avec différents niveaux d’éducation, à une expérience censée étudier scientifiquement l’efficacité des punitions sur la mémorisation des élèves. Les cobayes doivent endosser le rôle d’un enseignant, chargé de dicter des mots à un élève (un comédien) attaché sur une (fausse) chaise électrique dans une pièce séparée par une fine cloison. À chaque erreur de mémorisation, ils doivent, sur demande de l’expérimentateur qui supervise l’expé­rience, enclencher une manette envoyant une décharge électrique croissante à l’étudiant qui se contorsionne de douleur. Au cours de l’expérience, 62,5 % des sujets infligent à l’étudiant, pour trois fois consécutives, la décharge électrique maximale de 450 volts, dont la manette est située juste après celle faisant mention de « Attention, choc dangereux ».

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Loin d’invalider la possibilité d’une critique de l’autorité, ces expériences montrent parfaitement, selon Moore, les conditions sociales de possibilité d’une telle critique. Pour s’arracher à l’obéissance, lorsque celle-ci semble fondée en raison (comme dans le cas de l’autorité scientifique), il faut bénéficier d’un « soutien social ». « L’expérience (de Milgram) donne à penser que l’autonomie morale à l’état pur, sous forme de résistance solitaire à une autorité apparemment bénigne, est très rare. […]. Ce que révèlent les données est l’importance du soutien social pour parvenir à un raisonnement moral juste » (Moore, 2015 [1978], p. 97). Dans une variante de l’expérience de Milgram, poursuit Moore, la figure d’autorité s’en va et communique ses consignes par téléphone  : le niveau d’obéissance chute aussitôt. Dans une autre variante, l’expérimentateur laisse aux sujets de l’expérience le choix de l’intensité des décharges à administrer  : ils optent alors pour le niveau de décharge le plus faible possible.  Cela montre que, si les conditions sont réunies pour que l’empathie avec la victime puisse opérer, l’obéissance à l’autorité est remise en cause. Par contre, ce « soutien social » ne doit pas contraindre, comme dans le cas de l’expérience d’Asch, le raisonnement moral individuel, sous peine de se transformer en injonction conformiste. ■

Le caractère fonctionnel et socialisateur du conflit social Un deuxième courant sociologique, qu’on pourrait appeler « structurofonctionnaliste », actualise les intuitions de Durkheim et Simmel. L’un de ses protagonistes est Robert K. Merton (1910‑2003). En revenant sur l’analyse durkheimienne de l’anomie, ce sociologue américain ouvre la voie à une reconsidération de la conflictualité sociale. On lui doit deux distinctions conceptuelles qui font voler en éclats la « Big Theory » de Talcott Parsons : celle entre « fonction manifeste » et « fonction latente » permettant d’appréhender l’ordre social, et celle entre valeurs et normes permettant de rendre intelligible l’action sociale. Premièrement, Merton souligne que tout phénomène collectif remplit une fonction « manifeste » dans le maintien de l’ordre social, explicitée

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dans les intentions des acteurs, mais également une fonction « latente », qui renvoie aux conséquences inattendues de leur action. C’est une idée qui avait été entrevue par Weber dans son célèbre « paradoxe des conséquences » (Cherkaoui, 2006). Cela veut dire que tout conflit social remplit une fonction manifeste, qui est, comme l’avait compris Parsons, de pousser les individus à remettre en cause les normes qui structurent l’ordre social, mais aussi une fonction latente qui est de changer progressivement ces mêmes normes. La deuxième distinction conduit Merton à radicaliser cette hypothèse. Dans un célèbre article intitulé « Structure sociale et anomie » (1965 [1949], p. 187), il distingue les « buts, fins et intérêts culturellement définis » (ou valeurs), qui constituent les raisons d’agir des individus, des « modes de réalisation » (ou normes), apparaissant comme autant de prescriptions ou proscriptions. Dans les configurations d’« harmonie sociale », les normes sont ajustées aux valeurs, et ce pour la plupart des conduites collectives  : c’est le cas limite de la structure sociale qu’observe Parsons. Dans les configurations de « désharmonie sociale », cet ajustement ne s’opère pas, en tout cas pas pour toutes les conduites collectives : certains groupes sociaux ne disposent pas des moyens nécessaires pour accomplir les buts valorisés dans la société. Cette situation déviante, que Ted Gurr appelle de « frustration relative » (1970), est désignée par Merton comme « innovation ». Lorsque ce désajustement conduit les individus à refuser en bloc les valeurs et les normes, la déviance sociale  en est intensifiée  : Merton appelle cette configuration « retrait » (retraitism). Lorsque ce désajustement les conduit à proposer des nouvelles normes et valeurs, se produit une situation de « rébellion » qui permet au système social d’évoluer. L’anomie devient ici « créatrice », quand bien même, à suivre P. Besnard (1978), Merton ne parvient pas vraiment à se doter d’une définition stable et empiriquement fiable de l’anomie. Tableau 1 : Anomie et conflit social chez R. K. Merton* Normes sociales

Buts valorisés Acceptés (+)

Rejetés (-)

Acceptées (+)

Conformité

Ritualisme

Rejetées (-)

Innovation

Retrait Rébellion

*Cases blanches : situations d’harmonie sociale ; cases grisées : situations de désharmonie (déviance) sociale ; surligné : situations de conflit social.

Le travail de Lewis A.  Coser (1913‑2003) s’inscrit dans cette reproblématisation de l’anomie et du conflit social. Le sociologue insiste sur deux  éléments clé lui permettant de considérer que les conflits sociaux

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créent, contrairement à l’hostilité en général, une relation sociale durable : le premier, qu’il reprend à Simmel, est que dans le conflit social des groupes ou  des  sous-groupes qui s’ignoraient auparavant sont conduits à s’allier contre un tiers ; le deuxième, qu’il reprend à la théorie des relations internationales en plein essor à cette époque de guerre froide, est que « vu que le pouvoir ne peut souvent être apprécié que par son usage effectif, un arrangement ne peut souvent être atteint que lorsque les adversaires ont mesuré leur force respective à travers le conflit » (1982 [1956], p. 135). L’argument peut paraître contre-intuitif  : le conflit maintient le système social car il permet à des groupes en lutte de mesurer leur force respective et, donc, de ne pas entrer en conflit ouvert. Mais il est tout à fait pertinent dès lors qu’on pense, comme le suggère Marc Jacquemain, le conflit « non sous la forme apocalyptique du désir mutuel d’anéantissement mais comme mode de relation sociale récurrent » (2010, p. 18). Faute de cette épreuve mutuelle entre adversaires, un ordre social serait impensable : comment des ouvriers ou des patrons pourraient-ils appréhender l’ordre social d’une usine, sans faire l’expérience de la capacité de mobilisation des uns et de la capacité à y réagir des autres ? Les conflits sociaux exercent donc une fonction socialisatrice sur les individus, et intégratrice pour l’ordre social. Mais la relation inverse est également vraie : plus une société est intégrée et institutionnalisée, plus elle est propice à accueillir des conflits sociaux ou, en tout cas, à en réguler l’issue (Coser, 1967). Sur la base de ces hypothèses, développées sous la forme d’un commentaire en seize propositions de l’œuvre de Simmel, Coser construit une typologie des conflits sociaux. Il relie, pour ce faire, deux variables sociologiques. La première est le type de conflit, suivant la forme de sa manifestation. Coser distingue, tout d’abord, des conflits dans les règles du jeu et des conflits portant sur les règles du jeu. L’exemple le plus évident des premiers est le conflit entre partis politiques, ou plus généralement entre acteurs institutionnels se réclamant d’un même cadre juridique pour s’affronter. Les deuxièmes puisent, au contraire, à la critique de la règle du jeu pour justifier leur légitimité  : c’est le cas de tous les conflits anti-institutionnels, comme ceux ayant convergé en Mai 1968. La plupart des conflits sociaux se placent entre ces deux pôles. Dans une même organisation, par ailleurs, le même acteur collectif peut, suivant les circonstances, s’engager dans un conflit dans les règles ou sur les règles : lorsqu’un syndicat négocie une augmentation des salaires avec l’administration d’une entreprise, il lutte dans les règles ; lorsqu’il plaide pour une plus grande participation du personnel dans les instances de pouvoir de l’organisation, il lutte sur les règles. Coser distingue ensuite des conflits réalistes, orientés vers l’obtention d’un gain de cause sur une question spécifique à l’origine de la frustration des membres du groupe, et des conflits irréalistes, qui ne visent pas à obtenir gain de cause, mais à exprimer une

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agressivité accumulée. On pourrait dire que dans le premier type prime le modèle wébérien de la rationalité « par rapport aux moyens », et dans le deuxième celui de la rationalité « par rapport aux valeurs » : dans les conflits réalistes, on cherche à obtenir gain de  cause ; dans les conflits irréalistes on lutte pour le plaisir moral, esthétique ou psychologique de la lutte en soi. La deuxième variable sociologique est le type de groupe suivant sa prédisposition à la conflictualité. Coser distingue ici des groupes « sectaires », où les conflits internes sont strictement contrôlés du fait d’une adhésion forte des individus au groupe, et où la conflictualité tend à apparaître sous sa forme « irréaliste », et des groupes « ecclésiaux », où l’adhésion des individus est plus périphérique, la conflictualité interne plus importante, et où les conflits tendent au réalisme. L’exemple du premier type de groupe est le Parti communiste, celui du second les organisations socioprofessionnelles (comme les chambres de commerce ou les syndicats). Dans le type « sectaire », le refoulement des conflits internes génère, en termes psychosociologiques, une agressivité refoulée qui tend à s’exprimer, à l’extérieur du groupe, par des conflits irréalistes. Dans le type « ecclésial », la plus grande tolérance à la conflictualité interne génère une accoutumance au conflit, qui pousse les individus à privilégier, à l’extérieur du groupe, des luttes réalistes. On voit bien le principe de la démonstration de Coser  : plus la conflictualité est réprimée, plus elle aura tendance à s’exprimer sous des formes anarchiques, incontrôlées et incontrôlables ; plus elle est tolérée, plus elle aura tendance à s’exprimer sous des formes contrôlées et régulées. Le schéma suivant propose un croisement des deux variables de l’analyse de Coser : le type de conflit et le type de groupe. Les conflits dans les règles portés par des groupes sectaires ont tendance à prendre la forme du réformisme  : la volonté de réformer le système social sans le transformer radicalement. Un exemple historique est le révisionnisme de la 2e Internationale socialiste défendu par Serge Bernstein et Karl Kautsky : la mission des partis socialistes révolutionnaires devient de changer l’ordre politique de l’intérieur, dans le respect des règles du jeu démocraticoélectoral. Les conflits sur les règles portés par des groupes sectaires ont, quant à eux, tendance à prendre la forme révolutionnaire : la volonté de faire tabula rasa des règles en vigueur pour en créer d’autres. Les conflits dans les règles portés par les groupes ecclésiaux ont tendance à prendre la forme du consociativisme, fondé sur la cogestion du pouvoir, comme dans le modèle de la « démocratie consociative » allemande. Les conflits sur les règles portés par les groupes ecclésiaux ont tendance, quant à eux, à prendre la forme de l’action collective routinière, avec ses répertoires normalisés et banalisés.

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Tableau 2 : Formes typiques des conflits sociaux chez L. Coser Type de groupe

Type de conflit

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Conflits dans les règles du jeu Conflits sur les règles du jeu Groupe sectaire

Réformisme

Révolution

Groupe ecclésial

Consociativisme

Action collective

Que le conflit intègre et produise de la cohésion sociale, c’est une hypothèse empiriquement robuste. Mais ni Merton, ni Coser, ni Simmel avant eux, ne le prouvent véritablement par l’enquête. Les travaux ayant caractérisé le potentiel socialisateur des conflits sociaux sont très nombreux aujourd’hui. Certains d’entre eux, sur la socialisation politique et militante, ont montré que le conflit social génère un lien plus ou moins durable dans le temps, suivant l’intensité de l’événement qui l’a engendré et des solidarités collectives qui ont surgi : aussi Mai 1968 a construit des liens sociaux intergénérationnels (Pagis, 2014). D’autres travaux ont montré la relation symétriquement inverse, qui a échappé à Merton et Coser, mais qui est présente en sourdine chez Simmel : un conflit est d’autant plus socialisateur que le groupe dispose, au préalable, d’un capital social et relationnel. La démonstration en a été faite par Oberschall (1973), dans sa célèbre enquête sur le mouvement afro-américain au Nord et au Sud des États-Unis. Oberschall s’est penché sur un phénomène social contre-intuitif : comment expliquer que les Afro-Américains se soient mobilisés plus massivement dans les États du Sud, où persistait une culture ségrégationniste et discriminatoire envers les Noirs, que dans les États du Nord ? Il a pointé que dans les États du Sud, les communautés afro-américaines étaient davantage intégrées, notamment en vertu des sociabilités de voisinage et des institutions religieuses, qui fournissaient un capital social préalable à la mobilisation. Dans cette même veine, Robert D. Benford et David A. Snow (2012 [2000]), en s’inspirant de la frame analysis d’Erving Goffman, ont montré que le conflit social est d’autant plus socialisateur que ses acteurs parviennent à réaliser un travail d’« alignement des cadres »  : à fédérer les perceptions des participants au conflit. Mais on est déjà, dans ces travaux, à une autre échelle d’analyse du conflit social, entre le « méso » et le « micro ». C’est à ce recentrage de l’échelle que nous allons procéder maintenant.

Le conflit social à l’échelle micro Entre les années 1960 et 1970, les approches macrosociologiques du conflit sont hégémoniques. Cependant, cette hégémonie n’est pas sans susciter des critiques. De nombreux sociologues, attachés à l’analyse de l’expérience individuelle, critiquent les tropismes « holistes » de ces approches

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(Tarragoni,  2018). Celles-ci occultent en effet les logiques pratiques de production des conflits sociaux, en en imputant l’origine uniquement à la structure sociale. On doit cette critique à deux courants très différents  : d’un côté l’individualisme méthodologique, autour du paradigme du « choix rationnel » ; de l’autre la microsociologie américaine, avec l’interactionnisme méthodo­logique et l’ethnométhodologie.

La logique rationnelle du conflit La position de l’individualisme méthodologique est radicale  : les groupes sociaux n’existant pas, la conflictualité qui traverse la vie sociale ne peut qu’être attribuée aux conduites individuelles. Les partisans de ce courant reviennent sur la position « extrême » du conflit social dans les approches macrosociologiques. Soit, comme chez les fonctionnalistes, le conflit n’existe qu’à la marge, et la vie sociale se compose essentiellement, pour parler comme les théoriciens des jeux, de « jeux purement coopératifs ». Soit, comme chez les marxistes, il est au contraire omniprésent, mais sous sa seule forme de « jeu à somme nulle », la classe dominante accaparant sous forme de bénéfices tout ce que perd la classe dominée (Boudon et Bourricaud, 2006 [1982], p. 91). Pour ces lecteurs de la théorie mathématique des jeux (Morgenstern et von Neumann, 1944 ; Nash, 1950) que sont les partisans de l’individualisme méthodologique, la conflictualité sociale coïncide rarement avec ces deux cas limites. Pourquoi ? Parce que les « matrices » des jeux sociaux, c’est-à-dire ce que les acteurs gagnent ou perdent à jouer la coopération ou le conflit, changent suivant les contextes. De surcroît, le caractère dynamique de la vie sociale et le fait que les interactions, ainsi que les paris qui les structurent, se répètent dans le temps, font qu’un jeu initialement coopératif peut devenir conflictuel, et inversement. Tout dépend des calculs des acteurs en présence. Voyons un exemple du premier cas  : une situation d’harmonie sociale devenant conflictuelle. C’est « le cas des systèmes agricoles à organisation semi-féodale où l’augmentation du rendement agricole profite dans un premier temps au propriétaire agricole et au métayer, et dans un deuxième temps au seul métayer dans la mesure où elle réduit son endettement et prive le propriétaire d’une partie des revenus qu’il tire de l’usure » (Boudon et Bourricaud, 2006 [1982], p.  92). Un conflit pourra surgir, à moyen ou long terme, entre ces deux groupes sociaux aux intérêts et aux rationalités progressivement antagoniques. Un exemple du deuxième cas nous est donné par le politiste américain Harold L. Nieburg, lorsqu’il montre « que les explosions de violence des années 1960 dans les ghettos noirs américains ont été stoppées moins par les mesures en faveur des Noirs édictées par l’administration que parce que les ghettos avaient accumulé un armement qui finit par dissuader la police de toute intervention “imprudente” »

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(p. 92). Voici comment un jeu conflictuel devient, à travers les calculs coûtsbénéfices et coûts-­opportunités des acteurs, coopératif. On retrouve dans cet exemple le principe de dissuasion qui explique une partie de la dynamique des conflits sociaux : comme disaient les Latins, « si vis pacem, para bellum » (« si tu veux la paix, prépare la guerre »). Lorsque les individus s’opposent dans le monde social, ce principe structure puissamment leurs stratégies, qu’il s’agisse de feindre des forces que l’on n’a pas, ou de se replier au bon moment pour ne pas tout perdre. On doit à l’économiste Thomas C. Schelling (1921‑2016) de l’avoir formalisé. Lauréat avec le mathématicien Robert Y. Aumann du prix Nobel d’économie en 2005, cette distinction lui vaut d’avoir « fait progresser notre compréhension des conflits et de la coopération par le biais d’analyses utilisant la théorie des jeux ». Bien que sa réflexion prenne place dans le domaine des politiques publiques et des relations internationales, elle a nourri la socio­ logie du conflit et, plus particulièrement, les théoriciens de l’« individualisme méthodologique » (Frozel Barros et Motta, 2019). C’est le fondateur de ce paradigme, Raymond Boudon (1934‑2013), qui, après avoir été le premier sociologue français à citer Schelling, se chargera de traduire son œuvre principale, Stratégie du conflit (1986 [1960]). Le point de départ de Schelling est la guerre froide, et la conduite des négociations internationales menant à une politique de limitation des armements stratégiques par les deux blocs. En apprenant des modalités de leur affrontement, Schelling s’est par la suite focalisé sur toutes ces situations de conflit, latent ou ouvert, entre deux acteurs en situation de dépendance mutuelle. C’est le cas, bien entendu, de la plupart des conflits internationaux, mais aussi et surtout, de la majorité des conflits sociaux traditionnels  : les grèves, les mobilisations, les résistances collectives à l’autorité, etc. Dans ces jeux dits « à somme non nulle » ou « à somme variable » (la somme dépendant des stratégies mises en œuvre par les parties en présence), l’interdépendance des acteurs impose une certaine coopération ou tolérance, implicite ou explicite, visant à éviter la destruction mutuelle. Dans cette configuration, la structure du jeu est influencée par l’idée que chaque partie se fait du choix éventuel de son opposant, chacun cherchant à apprécier l’effet que son éventuel choix aura sur les attentes de l’autre. Les coups stratégiques des uns et des autres, incluant des menaces, des promesses ou des bluffs, feront ainsi évoluer le conflit dans une direction ou une autre : d’une certaine manière, la dynamique sociale du conflit dépendra des stratégies mises en œuvre par ses acteurs, et de la manière dont elles seront perçues, anticipées ou contrées. L’appétence pour la modélisation mathématique se retrouve également chez Boudon. Cependant, sa problématique n’est pas l’affrontement – tel une partie d’échecs –, entre deux acteurs soucieux de maximiser leurs gains et minimiser leurs pertes. Elle est plutôt issue du paradoxe wébérien des conséquences : si la vie sociale peut être comprise comme l’agrégation des choix

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rationnels des individus, quelle est la part des effets collectifs ni désirés, ni prévus par les acteurs ? L’hypothèse de Boudon (1977) est que les conflits sont liés à ces effets pervers de l’action individuelle  : des résultats sous-­ optimaux (au sens de Pareto) de l’agrégation de décisions individuelles tout à fait rationnelles. L’exemple le plus évident est celui des révolutions, analysé par le sociologue James C.  Davies (1962) avec sa célèbre « Courbe en J ». En compa­rant la Révolution française, la rébellion menée par T.  W.  Dorr (1841‑1842) à Rhodes Island (États-Unis), la Révolution mexicaine de 1910, la Révolution bolchevique de 1917 et la Révolution nassérienne en Égypte de 1952, Davies parvient au constat suivant : les révolutions se produisent souvent lorsqu’une longue période de progrès économique et social s’arrête brutalement, en générant une frustration due à l’écart entre les aspirations des individus et leurs gratifications réelles (voir fig. 2). ∞ Expected need satisfaction

NEEDS

Actual need satisfaction

An intolerable gap between what people want and what they get A tolerable gap between what people want and what they get

Revolution occurs at this time

0

TIME

Source : Davies (1962, p. 6).

Figure 2 : La « Courbe en J » de Davies

Le calcul de chacun de ces individus « frustrés » au temps t est tout à fait rationnel : il est raisonnable d’espérer obtenir ce à quoi la période t-1 nous avait habitués. Mais l’agrégation collective de leurs colères – c’est-à-dire le conflit social –, résulte, elle, d’un effet pervers : lorsque les colères se multiplient dans une escalade de violence, les individus perdent de vue le fait que leur frustration est due, en réalité, à une augmentation proportionnelle de leurs attentes. La cible du conflit social est aussi irrationnelle. Du fait que le niveau de bonheur de certains groupes sociaux croit plus vite que celui des autres, les individus se mettent en colère contre… cette même société qui a nettement amélioré leurs conditions globales de vie ! Le paradoxe est saisissant. Il a d’autant plus de chances de se produire que, comme Boudon

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l’explique à partir de la théorie de la « socialisation référentielle » de Merton, on tend à envier davantage ceux qui sont proches de soi que ceux qui sont relativement éloignés  : ce sont donc, la plupart du temps, de petits écarts relatifs de niveaux de vie qui conduisent aux frustrations les plus intenses, et aux conflits sociaux les plus violents.

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Des lectures conflictuelles des règles sociales L’École de Chicago a été un autre laboratoire d’analyse microsociologique des conflits sociaux. La première génération de cette École (1920‑1940), animée par Robert E. Park, Ernest Burgess et Roderick D. McKenzie, inscrit les conflits sociaux dans l’espace urbain. Dans cette « écologie urbaine » très influencée par Simmel (dont Park fut l’élève à Berlin), l’enquête porte sur les relations de concurrence et d’affrontement entre groupes sociaux à l’échelle du territoire  : on pense alors les groupes sociaux comme des espèces animales partageant le même écosystème (Joseph et Grafmeyer, 2009). Nous reviendrons plus loin sur cette analyse sociologique des conflits urbains. Pour l’instant, remarquons que la singularité de cette école fut aussi, et surtout, d’étudier les conflits sociaux à partir des interactions ordinaires. La trajectoire d’un être aux marges, une conversation ordinaire, une interaction quotidienne aux apparences anodines : tout cela devient le symptôme ou la concrétisation d’un conflit social latent. Aussi, par exemple, la figure du Hobo, ce vagabond débrouillard étudié par Nels Anderson (2018 [1923]), n’est pas seulement celle d’un être marginal qui montre par son existence les normes qui structurent la vie sociale. C’est aussi une contestation vivante de ces mêmes normes. Si la première École de Chicago fait de l’être marginal, dans son exceptionnalité, le prototype du refus des normes sociales, c’est la deuxième génération, réunie autour de la méthode interactionniste, qui fera de la conflictualité une dynamique tout à fait ordinaire de la vie quotidienne. Pour Erving Goffman (1922‑1982), la vie sociale est une trame d’interactions performant les normes collectives, suivant la liberté d’interprétation, variable avec les contextes, des individus. La conflictualité est donc omniprésente, du fait des lectures contradictoires des normes sociales qui peuvent surgir, à tout moment, dans la vie ordinaire. Les individus cherchent souvent, avec des « échanges réparateurs » (Goffman, 1973 [1971], p.  74, 139‑142), de régler ces conflits d’interprétation ; mais lorsqu’une réparation n’est pas possible, la conflictualité surgit. Le cas de la déviance, analysé par Howard S. Becker (1928-), est l’un des plus évidents. Lorsque des individus n’agissent pas, dans une situation donnée, conformément aux rôles prescrits, et que la normalité de l’interaction ne peut pas être restaurée, un « étiquetage » déviant a toute chance d’apparaître. Cet étiquetage astreint son auteur et sa victime à se positionner explicitement face à la norme sociale violée dans l’interaction.

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L’un et l’autre s’interrogeront ainsi sur le caractère « allant de soi » (taking for granted) de la norme en question, l’un pour justifier son étiquetage déviant, l’autre pour l’assumer  : c’est ainsi que fumer de la marijuana peut devenir un acte contestataire pour celles et ceux qui seront jugés déviants (Becker, 1985 [1963], p. 64‑82). Ces interactions ordinaires sont loin d’être anodines. Selon Becker, elles répondent à des structures sociales sous-jacentes. D’un côté, on trouve des groupes socialement, symboliquement et politiquement influents au point d’imposer certaines normes sociales : ce sont les « entrepreneurs de morale » (p.  171‑188). De l’autre, on trouve des groupes outsiders qui contestent leur légitimité symbolique et cherchent à changer les normes en vigueur (competitors). Dans ce même ordre d’idées, le sociologue Aaron Cicourel (1928-) a analysé les conflits normatifs à l’œuvre dans la production, par les « agences de protection de l’ordre » (la police et la justice), du phénomène de la « délinquance juvénile » (Cicourel, 2017 [1968]). En suivant les « ethnométhodes » – les démarches cognitives et pratiques des acteurs – à l’œuvre dans le repérage, le traitement puis la judiciarisation d’un cas de « jeune délinquant », il montre qu’elles peuvent entrer en conflit. Derrière ces conflits d’appréciation de la « menace » que suppose un comportement donné pour l’ordre social, s’affrontent différents groupes sociaux, chacun exerçant un pouvoir légitime dans la sphère du droit. Une voie alternative a été proposée par Randal Collins (1941-). Son but est d’appréhender, à l’instar de la macroéconomie contemporaine, les « fondations microsociales » des phénomènes « macrosociaux » (Collins, 1975). Le sociologue part d’une donne « macrosociale » propre à toute collectivité humaine : le fait, mis à jour par Weber, que le pouvoir de coercition légitime appartient toujours à une minorité, qui peut l’exercer pour obtenir des biens et ressources rares, ainsi qu’une certaine satisfaction émotionnelle. La simple éventualité de cette coercition constitue, pour la majorité qui peut toujours virtuellement en faire les frais, une « source inépuisable de conflits ». « C’est pour cela que tout usage de la contrainte par une minorité dans un champ donné suscite inévitablement des conflits qui pourront se transformer en antagonismes, ces derniers résultant précisément du refus des uns d’être dominés par d’autres » (Ferret, 2015, p.  158). Jérôme Ferret synthétise les trois axiomes de la microsociologie du conflit de Collins : « 1. Les hommes vivent dans des mondes subjectifs auto-construits ; 2. Certains d’entre eux ont la capacité de contrôler l’expérience subjective d’un grand nombre d’individus ; 3. Cette prétention au contrôle produit des conflits. La vie sociale doit alors être fondamentalement conçue comme une lutte pour le statut dans laquelle personne ne peut vraiment se permettre d’être insensible à la puissance des autres autour de lui, sur lui » (p. 159). La grande originalité de Collins a été donc de recentrer l’analyse de la conflictualité à l’échelle subjective. Lorsque l’exercice de la contrainte par une minorité se traduit par une baisse des ressources matérielles (revenu,

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statut social) et symboliques (honneur, prestige, dignité, satisfaction émotionnelle) auxquelles les individus peuvent légitimement aspirer, un conflit voit le jour. Son moteur se situe au niveau de la subjectivité individuelle : c’est une indignation dont le ressort est à la fois moral et émotionnel. Cette indignation génère selon Collins une « tension confrontationnelle » dont les trois issues possibles sont la fuite, la tétanisation (l’impasse) et la violence. La violence est empiriquement la plus rare des trois. Pourquoi ? Car elle suppose de dépasser la peur de nuire aux autres, typique des sociétés modernes travaillées par le processus de « civilisation des mœurs » (Collins, 2008). Pour le montrer, Collins reprend les études du sociologue de l’armée Samuel L. A. Marshall (1947), qui avait montré que seuls 15 % à 25 % des soldats américains engagés dans la Seconde Guerre mondiale avaient effectivement fait usage de leurs armes à feu durant les combats. On retrouve ces mêmes ordres de grandeur dans la photographie militaire. À l’aide d’un corpus de clichés sur les guerres au Vietnam, en Irak et dans d’autres pays envahis par les États-Unis au xxe siècle, Collins conclut qu’en moyenne 13 % à 18 % des soldats représentés sont en train de tirer (fig. 3a). Les coûts psychologiques de l’exercice de la violence ne disparaissent donc pas après la Seconde Guerre mondiale. Par contre, ils sont de plus en plus « internalisés » dans la formation militaire, à l’aide de simulations au cours desquelles les soldats s’entraînent à tirer mécaniquement sur des cibles simultanées, comme dans les jeux vidéo (Grossman, 1995, p. 257‑260). Une autre stratégie, plus ancienne, consiste à maximiser la distance de tir : elle apparaît déjà dans les manuels distribués par l’Armée rouge à ses soldats en 1942, afin de les former à calculer rapidement la distance optimale pour ne pas être saisis par le visage, le regard ou les émotions de l’ennemi (fig. 3b).

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Percentage of troops firing in combat photos All photos

No. of troops in photos

Photos where at least 1 is firing

No. in photos

18%

342

46%

133

Other twentiethcentury wars

7-13%a

338-640a

31%

146

Iraq

8-14%b

63-103%b

28-50%b

10-50b

Vietnam

One photo shows a Russian infantry attack in World War I, in which no one in a massed battalion of 300 appears to be firing. The higher firing percentage is based on excluding this photo. b One photo shows a Marine Corps platoon of forty men in a tight firing line. My estimate of how many are firing may be inaccurate. Excluding this photo gives 8 percent firing for all photos, 28 percent firing for photos in which at least one person is firing. a

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2 000 M

21 KM

1 000 -

- 2 000 M

18 KM

400 -

- 1 000 M

8-11 KM 3-5 KM

200 -

- 400 M

3 KM 2 KM

100 -

- 200 M 1 KM 100

850 M

500 M

200 M

Visibility of targets at various distances: 1942 Soviet sniping manual.

Source : Collins (2008, p. 53, 386)

Figure 3a-b : L’issue violente de la « tension confrontationnelle »

En conclusion, le conflit violent apparaît uniquement lorsque les acteurs s’avèrent capables de surmonter la « tension émotionnelle » que génère l’usage de la violence, et de faire preuve d’une certaine compétence dans

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l’usage de la force contre autrui. C’est ce que montre chaque émeute urbaine : le conflit direct avec la police est souvent évité, la police étant défiée à distance, l’insulte étant préférée à la confrontation violente. Comme l’écrit Collins, « cela ne signifie pas que l’être humain soit par nature non violent, génétiquement opposé au conflit, mais plutôt que le conflit soit plus facile à organiser à distance, verbalement ou symboliquement » (Collins, 2010, p.  3). Cette approche conduit à critiquer certaines apories des sociologies plus « macro », comme l’explication des conflits par la misère, le racisme ou l’exclusion sociale. Selon Collins, cette interprétation ne correspond pas à la réalité empirique de la plupart des interactions conflictuelles, y compris lorsque, comme dans les émeutes, l’issue violente est privilégiée. Une explication microsociologique plus robuste suppose de décomposer le conflit social en « chaînes d’interactions rituelles » (Collins, 2004), et de comprendre comment chacune d’elles prépare et présuppose celles à venir, tant du point de vue du sens que les acteurs donnent à leurs actes, que des contextes dans lesquels ils se déploient.

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Chapitre 5

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Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit

Entre les années 1950 et 1970, ces deux approches – l’une macrosociologique, l’autre microsociologique  – ne communiquent pas vraiment entre elles. Davantage que d’autres objets, comme le travail, la famille ou l’éducation, le conflit social a été abordé à l’aide d’une échelle ou de l’autre, l’approche « macro » ayant largement prédominé. Il faudra attendre les années 1980 pour que deux paradigmes, l’un issu de la sociologie industrielle (celui d’Alain Touraine), l’autre de la sociologie critique (celui de Pierre Bourdieu), proposent deux synthèses alternatives permettant d’imbriquer étroitement un regard « macro » et un autre « micro » sur les conflits sociaux. Si le paradigme de l’actionnalisme n’est pas parvenu à se renouveler au-delà de l’étude pionnière des « nouveaux mouvements sociaux » dans les années 1980, celui de la sociologie critique a connu une scission entre le courant structuraliste de Pierre Bourdieu et le courant pragmatique de Luc Boltanski. Le premier analyse les structures de la domination afin de penser les conditions d’(im)possibilité des conflits sociaux ; le deuxième se centre sur l’expérience morale des individus pour comprendre la genèse des conflits sociaux. Aux côtés de ces paradigmes structurés, on trouve dans la sociologie contemporaine des analyses « locales » des conflits sociaux. Trois champs ont particulièrement investi cet objet : la sociologie urbaine, avec son analyse des logiques de concurrence, de compétition et d’affrontement dans l’organisation de la ville ; la sociologie du travail, depuis toujours penchée sur les « conflits industriels » résultant des rapports sociaux de production ; la sociologie des organisations, attentive aux conflits engendrés par la distribution inégalitaire de l’information, du pouvoir et de l’influence au sein des collectifs organisés.

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La synthèse de l’actionnalisme La première synthèse « macro-micro » est produite par Alain Touraine (1925-). Elle débute avec une interrogation sur la conscience ouvrière dans les sociétés industrielles des années 1950. Son enquête sur les ouvriers de Renault, menée pendant l’expérimentation d’un nouveau modèle de voiture, vise à la fois à répondre à la question de l’influence du progrès technique sur la condition ouvrière, et à celle des permanences et des mutations de l’identité ouvrière dans les sociétés des Trente Glorieuses. Touraine (1955) observe une transformation de taille : le remplacement d’une aristocratie ouvrière par une autre. L’ancienne élite ouvrière du xixe siècle, fière de posséder un savoir-faire artisanal et de le transmettre par la voie du compagnonnage ou de l’association, est désormais liquidée par le progrès technique, dont les ressorts sont maîtrisés par les cadres techniques et commerciaux. La montée parallèle des cadres dans l’organisation de l’entreprise ne produit pas toutefois une séparation étanche des domaines de compétence, entre un groupe d’ingénieurs monopolisant les fonctions de conception et d’encadrement, et une classe ouvrière reléguée aux fonctions d’exécution. Une nouvelle aristocratie ouvrière voit le jour, en appui technique aux machines, à mi-chemin entre conception, contrôle et exécution. C’est l’aube d’une nouvelle organisation du travail, qui donnera lieu plus tard au toyotisme et à la production en « flux tendus », l’ouvrier devenant peu à peu un « expert » de la machine capable d’intervenir à tous les stades du processus productif. Touraine achève cette enquête convaincu que si la condition ouvrière a changé, les ressorts symboliques et politiques de la conscience ouvrière, en tant que conscience de classe, ont changé à leur tour. L’enquête lui montre que les significations culturelles qu’un groupe social injecte dans le conflit ne sont pas immuables, comme pouvait encore le penser Marx pour le prolétariat industriel, mais qu’elles changent avec le progrès technique, les valeurs, la culture des sociétés (Touraine, 1966). À la suite de Mai 1968, ce constat se radicalise : le mouvement ouvrier n’apparaît plus comme le seul mouvement social agglutinant les grandes significations historiques de la modernité, et donc ses grands combats. Aux côtés de lui, et de plus en plus en son remplacement, surgissent de « nouveaux mouvements sociaux » qui sont à la fois le produit d’un changement de l’organisation sociale, des valeurs et de la culture des sociétés des Trente Glorieuses, et les producteurs de ce changement. C’est le début d’une sociologie qui fait des conflits sociaux le moteur de l’action sociale et de l’histoire : Touraine (1965 ; 1973) l’appelle « actionnalisme » ou « sociologie de l’action ».

Du côté micro : la question du Sujet La sociologie du conflit d’Alain Touraine repose sur l’observation du changement social qui s’opère dans les années 1960 et 1970. Touraine reprend les analyses des sociologues de la modernité « post-industrielle » (Bell, 1976 [1973]),

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Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 103

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« réflexive » (Beck, 2001 [1986]) ou « avancée » (Giddens, 1994 [1990]). Selon ces auteurs, l’entrée dans une phase nouvelle de la modernité se manifeste, à l’échelle microsociologique, par une intensification du désir de liberté des individus, que ce soit vis-à-vis des traditions héritées, des institutions socialisatrices ou des rôles sociaux prescrits. Dans cette nouvelle phase de la modernité, les individus sont davantage réflexifs vis-à-vis de leur identité sociale que ceux qui les ont précédés. Touraine (1992) résume ce constat dans la montée en puissance d’une « idéologie du Sujet » : une nouvelle orientation culturelle propre aux sociétés post-68, qui met en avant le regard réflexif et distancié que chacun entretient vis-à-vis de sa propre identité. Ce processus change considérablement les significations du conflit social. Dans les sociétés contemporaines, les individus critiquent de plus en plus leurs statuts assignés (ascribed status), les rôles prescrits qui en découlent, et les institutions chargées de forger ces statuts et ces rôles. C’est cette réflexivité critique qui irrigue les « nouveaux mouvements sociaux » qui apparaissent au seuil des années 1970 (Touraine, 1978). Chambre de résonance des nouvelles significations de la modernité, ces conflits ne cessent de produire la société et de la faire évoluer. La créativité éthique dont font preuve les individus en s’inventant comme Sujets de leur expérience, se trouve ainsi « diffusée », par l’intermédiaire des conflits sociaux auxquels ils et elles participent, à l’échelle de toute la société. Celle-ci est constante autoproduction et réinvention d’elle-même. D’où l’intérêt pour la sociologie de se défaire d’une vision statique et monolithique de la « Société », prise comme une entité objective et surplombant les individus, au profit d’une définition plus contingente, liée aux pratiques et aux significations sociales. La sociologie tourainienne du conflit dessine une boucle rétroactive : la société moderne, par son idéologie du Sujet, produit des individus en quête d’épanouissement et de singularisation ; en contestant l’ordre social pour se réaliser en tant que Sujets, les individus produisent ainsi la société (Touraine, 1984a).

Du côté macro : les nouveaux mouvements sociaux Les nouveaux mouvements sociaux qui voient le jour entre les années 1970 et 1980, sont la principale manifestation collective des changements subjectifs de la modernité. Leur principale différence avec le mouvement ouvrier est, tout d’abord, leur pluralité irréductible  : mouvements antinucléaires, luttes occitanes, mouvements néo-nationalistes ou régionalistes (comme au Québec), luttes urbaines, mouvements des femmes (Touraine et al., 1982). Là où le mouvement ouvrier était le principal mouvement social des sociétés industrielles, du fait qu’il cristallisait les principales significations, attentes et aspirations de ces sociétés (le désir des travailleurs de bénéficier des fruits de la croissance), ces nouveaux mouvements sociaux sont, par

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définition, pluriels. Ils le sont car chacun d’eux reprend un volet de l’insurrection des Sujets contre les statuts sociaux assignés, les rôles sociaux prescrits, les traditions oppressantes pour l’individualité. Ils le sont aussi, et surtout, car contrairement au mouvement ouvrier dont l’objectif était matériel et exprimable par un certain nombre de « gains », ils sont projetés vers un objectif immatériel et, par définition, irréalisable sous un seul de ses volets : le bonheur. Touraine reprend ici la thèse de Ronald Inglehart (1977), qui insiste sur le primat des revendications post-matérialistes (de type culturel) sur celles matérielles (de type économique) dans les mouvements sociaux post-68. Les nouveaux mouvements sociaux reprennent différentes dimensions de ce « bonheur » revendiqué contre des statuts sociaux oppressants : la révolte contre l’école et la famille, pour les mouvements estudiantins ; la révolte contre la discipline sexuelle des sociétés patriarcales, pour les mouvements de la deuxième vague féministe ; la révolte contre les statuts sexuels binaires, pour les mouvements homosexuels ; la révolte contre le nucléaire, dans les premières mobilisations écologistes aspirant à une forme de bonheur pour l’humanité ; la révolte contre la globalisation marchande, pour les premiers mouvements altermondialistes ; la révolte contre les identités culturelles hégémoniques, pour les mouvements indigènes et autochtones. En conclusion, ces nouveaux mouvements sociaux sont à la modernité avancée (et aux sociétés post-industrielles) ce que le mouvement ouvrier était à la modernité classique (et aux sociétés industrielles) (Touraine, 1969). Ces mouvements partagent trois propriétés restrictives qui en font des véritables « producteurs de la société », et que l’on ne retrouve pas dans tous les conflits sociaux. Elles composent ce qu’on peut appeler le « modèle OIT ». La première propriété est le principe d’opposition (O) : ces mouvements s’opposent tous à un projet de société. Le mouvement ouvrier s’opposait au projet capitaliste ; les nouveaux mouvements sociaux s’opposent à la « Société » comme entité rigide et contraignante pour les individus. La deuxième propriété est le principe d’identité (I)  : ils portent tous un projet de subjectivation, c’est-à-dire de constitution d’un Sujet. Celui du mouvement ouvrier était lié à la conscience de classe, dans le cadre des sociétés nationales capitalistes. Les nouveaux mouvements sociaux ne se définissent ni par rapport à des identités de classe, ni par rapport à des identités nationales, mais visent l’épanouissement libre, pluriel et post-national de la subjectivité (Edelman, 2001). La troisième propriété est le principe de totalité (T)  : c’est surtout là que se joue la différence entre mouvement social et « lutte sociale » (Touraine, 1984b, p. 8). Un mouvement social ne se limite pas à revendiquer gain de cause sur des enjeux déterminés ; il propose, derrière ses revendications, une vision globale et totalisante de la société à venir. C’est ce projet de société qui, endossé par les individus en lutte, transforme la société de l’intérieur

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(Melucci, 1978). Le mouvement ouvrier visait un partage plus égalitaire de la valeur ajoutée ; les nouveaux mouvements sociaux visent désormais l’égalisation des chances vis-à-vis du bonheur. Un projet qui est, en partie, déjà derrière nous.

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La synthèse des sociologies critiques Le paradigme de la sociologie critique ne subordonne pas son analyse de la conflictualité sociale à une enquête sur les logiques de la modernité. Il cherche plutôt à caractériser les conditions sociales de possibilité d’une critique de la domination. Pierre Bourdieu (1930‑2002) considère ces conditions très restrictives. Il construit sa sociologie critique sur une analyse des mécanismes, conscients et inconscients, qui pérennisent la domination sociale souvent à l’insu de celles et ceux qui la pâtissent. Face à cette sociologie critique qui aboutit, paradoxalement, à l’incapacité à penser la conflictualité – lors même qu’elle ne cesse d’en proclamer la nécessité aux dominés – Luc Boltanski (1940-) accomplit un tournant. Issu de cette même sociologie critique, il en achemine progressivement la démarche vers une « sociologie de la critique » : une analyse des démarches cognitives et pratiques à travers lesquelles les rapports de domination sont appréhendés réflexivement par les individus. En inventant une méthode pour cette sociologie de la critique –  l’analyse pragmatique des démarches de justification  – et un outil conceptuel –  le modèle des « cités », Boltanski répond à la question de Barrington Moore jr. Si les gens se révoltent si peu, c’est aussi que la focale du sociologue contribue à occulter ce qu’ils pensent et font concrètement par rapport à la domination. Le tournant des subaltern studies, encore peu connu en France, radicalise cette posture sur la base d’une réinterprétation du marxisme gramscien. Né en Inde dans les années 1980, ce courant anthropologique se focalise sur les groupes sociaux subalternes, en complexifiant, dans le sillage de Gramsci, l’analyse marxiste de la domination (Guha, 2011). Dans les sociétés post-coloniales, de l’Inde à l’Amérique latine en passant par l’Afrique, le prolétariat organisé, sujet par excellence du marxisme, n’avait pas la centralité qu’il avait connue dans les Empires occidentaux. La paysannerie faisait office de majorité sociale opprimée. Or, cette oppression ne se manifestait pas uniquement sous la forme de l’impérialisme capitaliste ; elle incluait également une dimension coloniale qui donnait lieu à une multiplicité de rapports de domination (de sexe, de race, culturels) irréductibles à la structure des rapports de production. Bien qu’inorganisée, cette paysannerie n’était pas passive politiquement. Les subalternists en viennent ainsi à récuser, comme Boltanski, l’hypothèse de l’aliénation

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au cœur de la sociologie critique  : ils refusent de considérer l’individu comme étant aliéné, du fait de ses faibles ressources socio-économiques, culturelles, linguistiques, symboliques, cognitives. Mais ils vont encore plus loin que les sociologues pragmatiques. Là où ceux-ci se limitent à analyser les rapports réflexifs à la domination, en montrant comment ils structurent les interactions quotidiennes, les subalternists donnent à cette réflexivité une dimension politique : ils y voient autant de détournements, de critiques, de résistances à la domination.

Une sociologie de la domination pour indigner Le principal apport de la sociologie bourdieusienne à l’analyse du conflit social a été de rapprocher deux processus que le sens commun tient pour séparés et opposés : l’inertie de l’ordre social et sa transformation par les luttes. Comme le note Jacques Bouveresse (2002, p. 5), « Pierre Bourdieu a toujours cherché […] à la fois à expliquer pourquoi [les choses] sont si difficiles à changer et à montrer comment elles peuvent ou pourraient changer ». Toute sa sociologie vise à affranchir les individus de l’emprise d’une domination dont ils sont bien souvent inconscients, à l’aide du dévoilement de ses mécanismes cachés. En ce sens, « la possibilité réelle de parvenir à une transformation du monde social » tient, selon lui, à « une meilleure connaissance des mécanismes qui le gouvernent » (Bouveresse, 2002, p. 4). En effet, « les instruments conceptuels construits par Pierre Bourdieu (habitus, champ, violence symbolique  etc.) qui permettent d’analyser la reproduction, l’inertie de l’ordre social, permettent également d’étudier sa remise en cause » (Mauger, 2002, p. 56). La fécondité d’une telle conception du monde social « tient à ce qu’elle s’attache à penser le changement et la conservation avec les mêmes instruments » (Mathieu et Roussel, 2002, p. 134). En synthèse, la sociologie du conflit de Pierre Bourdieu procède de deux postulats. Tout d’abord, elle se veut une sociologie réaliste, qui ne s’illusionne pas sur les capacités réelles des dominés à lutter contre la domination. C’est une sociologie qui, dépassant cette illusion, souhaite livrer aux dominés, sur la base de ce réalisme épistémologique, des outils pour s’affranchir de la domination. Comme Bourdieu l’écrit avec des accents spinoziens dans Questions de sociologie, « Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible » (2002 [1984], p. 44‑45) car « de même qu’elle dénaturalise, la sociologie défatalise » (p. 46). Deuxième postulat  : les conflits sociaux ne sont pas, dans une vision irénique, des moments d’affranchissement définitif de la domination. La sociologie vise, au contraire, à débusquer en leur sein des dynamiques paradoxales de reproduction de l’ordre social qui, y compris dans les conjonctures critiques, ne

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cessent de faire agir à leur insu les individus. L’extrait suivant des Méditations pascaliennes synthétise ces deux postulats : si « l’extraordinaire inertie qui résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps n’incite guère à croire aux vertus de la “prise de conscience”, la sociologie ne peut pas pour autant ignorer les grèves, les révoltes ouvrières et paysannes, les révoltes étudiantes (de la critique de la famille et de l’université à celle de l’ordre social), les conflits de générations au sein des différents champs de l’espace social, entre “détenteurs” (portés à l’orthodoxie) et “prétendants” (portés à l’hérésie), les révoltes féministes,  etc., les résistances individuelles et collectives, ordinaires et extraordinaires, durables et ponctuelles, passives et actives, bref les ruptures – au moins temporaires – avec “l’ordre des choses” » (Bourdieu, 2003 [1997], p. 206). Selon Bourdieu, l’apparition d’un conflit social suppose toujours, du point de vue de ses acteurs, un arrachement à la « violence symbolique ». Ce concept est le pilier de sa théorie de la domination : « La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des “attentes collectives”, des croyances socialement inculquées » (1994, p.  188). Lorsqu’elle se transforme en habitus, en prisme cohérent et structuré d’appréhension et de classement du monde social, l’individu qui la subit oublie ses conditions génétiques de production. Or, c’est précisément la connaissance de ces conditions qui rend possible la prise de distance par rapport à elle et, ipso facto, la volonté de lutter contre elle. C’est l’oubli –  autre nom de l’aliénation  – qui conduit les dominés à devenir « complices » de leur propre domination. Prenons l’exemple des femmes, que Bourdieu aborde dans « La domination masculine » (1990). C’est dans la mesure où la socialisation genrée conduit à forger un certain type d’habitus incorporé, que les femmes sont amenées à valoriser certains comportements – l’émotivité ou la tendresse – et à adopter certaines pratiques – comme l’autocensure dans le choix des filières scolaires les plus valorisées. Ces pratiques reproduisent la même domination qui les a socialisées en tant que femmes. À chaque fois que les dominés ajustent leur manière de voir, de sentir, de percevoir et de se représenter le monde social sur la vision que les dominants ont d’eux, ils reproduisent la domination qu’ils pâtissent. Le mécanisme de la violence symbolique est un cercle infernal  : les individus agissent en fonction de l’habitus ; or, cet habitus est le produit d’une socialisation qui inclut les rapports de domination, soient-ils de classe, de sexe ou de race ; les individus reproduisent donc la domination en agissant conformément à cet habitus, et en suivant la règle de l’amor fati, de la nécessité faite vertu. L’habitus produit « cette sorte de soumission immédiate à l’ordre qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à vouloir l’inévitable » (1980, p. 90).

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L’enquête permet de démontrer empiriquement ce mécanisme diabolique. Bourdieu s’y attelle avec son équipe dans La misère du monde, gigantesque chantier d’enquête sur des individus aux prises avec la souffrance sociale dans toutes ses formes : travailleurs immigrés, habitants de banlieue, élèves en ZEP, petits agriculteurs, infirmières, policiers… Autant d’individus ressentant, selon Bourdieu, les affres d’une « misère de position »  : l’incapacité à se réaliser socialement suivant ses aspirations, en raison d’obstacles structurels qui échappent à l’action de l’individu.  C’est le cas de l’élève que la socialisation familiale prédispose à l’échec scolaire, et qui subit le verdict de l’institution ; c’est le cas du travailleur immigré dont le statut socio-racial favorise un traitement discriminatoire, dans le marché du travail ou du logement. « Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable », écrit Bourdieu, « ce n’est pas les neutraliser ; porter au jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre. Mais, pour si sceptique que l’on puisse être sur l’efficacité sociale du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ; et en faisant connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes. Constat qui, malgré les apparences, n’a rien de désespérant : ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. » (1993, p. 1453‑1454). La seule manière de casser le cercle infernal de la violence symbolique est donc de rendre les dominés conscients des structures sociales de production de leur habitus. Cela devrait leur permettre de transformer la souffrance induite par la «  misère de position  » en opposition à la domination. Or, un tel pari suppose une certaine réceptivité des dominés au discours de cette sociologie libératrice : une réceptivité qui n’a rien d’évident lorsqu’on connaît la faible diffusion sociale de la sociologie, les attaques dont elle fait régulièrement l’objet par les pouvoirs publics et les médias, et les inégalités sociales d’accès au savoir sociologique (Mauger, 2002). Face à ce problème, Bourdieu émet une hypothèse  : la réceptivité des dominés à ce discours libérateur serait particulièrement forte dans le cas des  habiti désajustés ou « clivés ». Les individus davantage prédisposés à critiquer la domination seraient ceux dont l’habitus, forgé dans un certain état des structures sociales, entre en décalage avec le présent vécu : le fils d’ouvrier devenu cadre ou le cadre déclassé, le travailleur immigré (socialisé dans son pays d’origine et travaillant dans son pays d’accueil), le paysan confronté à l’extinction progressive de son groupe social, ou encore l’homo­sexuel stigmatisé pour ses préférences sexuelles. Dans tous ces cas, le clivage de l’habitus est au principe d’un malaise profond, d’une souffrance que l’individu retourne souvent contre lui-même, sous la forme de la

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haine de soi. La sociologie leur offre une chance d’explicitation et de publicisation d’un malheur dont ils se considèrent seuls responsables. C’est par ailleurs ce phénomène qui explique, selon Bourdieu, le « moment critique » de Mai 1968 : cette mobilisation étudiante que rien ne permettait, quelques mois avant, de prévoir. Les étudiants mobilisés étaient dans leur majorité issus des classes moyennes supérieures, et faisaient, pour la première fois, l’expérience douloureuse d’un décalage social. La stagnation du taux de création des postes de cadres au milieu des années 1960, conséquence de la baisse de la productivité de l’économie française, ne leur garantissait plus la possibilité de convertir leurs titres scolaires en positions sociales favorisées sur le marché du travail. Mai  1968 devient ainsi l’occasion pour ces étudiants en voie de déclassement, aux prises avec la « déqualification structurale des diplômes », de convertir leur souffrance en conflit (Bourdieu, 1984a, p.  207‑250). C’est cette même explication, mutatis mutandis, qui pourrait être convoquée aujourd’hui pour les « mouvements des places », organisés par des jeunes diplômés des classes moyennes supérieures, et apparaissant à la suite d’un double mouvement de massification de l’enseignement supérieur et de précarisation du marché du travail. Bourdieu ajoute une deuxième condition propice à l’apparition d’un conflit social : l’existence de porte-parole qui, issus du groupe social dominé, parviennent à le constituer en groupe social mobilisé. « Dans le cas limite des groupes dominés, écrit-il, l’acte de symbolisation par lequel se constitue le porte-parole, la constitution du “mouvement”, est contemporain de la constitution du groupe ; le signe fait la chose signifiée, le signifiant s’identifie à la chose signifiée, qui n’existerait pas sans lui, qui se réduit à lui. Le signifiant n’est pas seulement celui qui exprime et représente le groupe signifié ; il est ce qui lui signifie d’exister, qui a le pouvoir d’appeler à l’existence visible, en le mobilisant, le groupe qu’il signifie » (1984b, p. 50). Or, dans l’acte même d’instituer le groupe, le porte-parole le réduit à lui ; ainsi, tout en ouvrant un espace pour la conflictualité sociale, le porte-parole reproduit des rapports de domination au sein même du processus de « visibilisation » et d’émancipation qu’il rend possible. Ces deux conditions, très restrictives, expliquent, en plus des préconditions nécessaires à l’apparition d’une mobilisation collective (l’existence d’un réseau préexistant, de ressources économiques et d’un capital social, l’ouverture relative de la structure des opportunités politiques), les faibles chances de conversion de la souffrance sociale en conflit. Mais alors comment expliquer que, pour reprendre les mots de Bourdieu, « la sociologie ne [puisse] pas ignorer » les révoltes et les révolutions, les conflits et les émeutes ? Le sociologue reconnaît que, en dépit de « l’extraordinaire inertie » de l’ordre social, de temps à autre apparaissent des « ruptures avec l’ordre des choses ». C’est le cas, par exemple, des grèves de 1995, dans lesquelles il voit une résistance collective contre le néolibéralisme et son lot

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de nouvelles souffrances sociales, et contre le retrait de la « main gauche » de l’État (Bourdieu, 2001).

Un sociologue de combat : Bourdieu à la gare de Lyon Le 12 décembre 1995, Bourdieu prononce un discours retentissant devant les cheminots grévistes réunis à la gare de Lyon contre la réforme de la protection sociale d’Alain Juppé. En voici quelques extraits : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent depuis trois semaines contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail. Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire à la fois le désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons aussi ; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons que trop) ceux qui ne le comprennent pas, tel ce philosophe [Paul Ricœur] qui, dans le Journal du Dimanche du 10 décembre, découvre avec stupéfaction “le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde”, incarnée, selon lui, par Juppé – il le dit en toutes lettres – “et le désir profond des gens”. Cette opposition entre la vision à long terme de “l’élite” éclairée et les pulsions à courte vue du peuple ou de ses représentants est typique de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays ; mais elle prend aujourd’hui une forme nouvelle, avec la noblesse d’État, qui puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans l’autorité de la science, économique notamment : pour ces nouveaux gouvernants de droit divin, non seulement la raison et la modernité, mais aussi le mouvement, le changement, sont du côté des gouvernants, ministres, patrons ou “experts” ; la déraison et l’archaïsme, l’inertie et le conservatisme du côté du peuple, des syndicats, des intellectuels critiques. C’est cette certitude technocratique qu’exprime Juppé lorsqu’il s’écrie : “Je veux que la France soit un pays sérieux et un pays heureux.” Ce qui peut se traduire : “Je veux que les gens sérieux, c’est-à-dire les élites, les énarques, ceux qui savent où est le bonheur du peuple, soient en mesure de faire le bonheur du peuple, fut-ce malgré lui, c’est-à-dire contre sa volonté ; en effet, aveuglé par ses désirs, dont parlait le philosophe, le peuple ne connaît pas son bonheur – en particulier son bonheur d’être gouverné par des gens qui, comme M. Juppé, connaissent son  bonheur mieux que lui.” Voilà comment pensent les technocrates et comment ils entendent la démocratie. Et l’on comprend qu’ils ne comprennent pas que le peuple, au nom duquel ils prétendent gouverner, descende dans la rue – comble d’ingratitude ! – pour s’opposer à eux. Cette noblesse d’État, qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose.

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Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie. […]. Cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, et tant d’autres, activement ou passivement engagés dans le mouvement, ont posé, par leurs manifestations, par leurs déclarations, par les réflexions innombrables qu’ils ont déclenchées et que le couvercle médiatique s’efforce en vain d’étouffer, des problèmes tout à fait fondamentaux, trop importants pour être laissés à des technocrates aussi suffisants qu’insuffisants : comment restituer aux premiers intéressés, c’est-à-dire à chacun de nous, la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics, la santé, l’éducation, les transports […] ».

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Source : « Combattre la technocratie sur son terrain », Libération, 14 décembre 1995. ■

Cependant, les effets de ces contestations sociales demeurent souvent limités ; très rares sont, selon Bourdieu, les résistances collectives qui parviennent réellement à changer l’ordre des choses. Pourquoi ? En plus de « l’extraordinaire inertie » de l’ordre social, il y a une autre raison, à laquelle le sociologue fait allusion à la fin de son discours à la gare de Lyon. Pour « combattre efficacement la technocratie », affirme-t-il, il faut « l’affronter sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, en opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés ». Une fois de plus, la connaissance libère.  Notamment la connaissance sociologique  : elle est la voie royale pour qu’une contestation sociale puisse se doter d’arguments efficaces, mesurés à ceux des ennemis auxquels elle s’affronte. Un mouvement social ne peut réellement changer l’ordre des choses qu’en produisant une science de cet ordre capable de déconstruire les arguments de l’idéologie dominante. Or, de façon paradoxale, ce n’est pas dans l’action collective que Bourdieu trouve ce modèle d’une contestation dotée d’une science de son propre objet, mais dans les champs artistique et littéraire. Il y découvre ces ruptures définitives de l’ordre symbolique qu’il attendait tant dans le champ social : des révoltes qui mettent à mal le système catégoriel qui structure l’ordre social, et en vertu duquel les dominants se pensent dominants, et les dominés restent dominés. On doit, selon lui, à Gustave Flaubert et à Édouard Manet ces « révolutions symboliques » qui, tout en instituant l’autonomie de leurs champs artistiques vis-à-vis du pouvoir, de l’argent et de la presse, ont mis à mal les catégories de la morale bourgeoise. Cette évolution, qui place Bourdieu sur les traces de l’École de Francfort (Tarragoni, 2021), reflète le paradoxe d’une socio­ logie critique qui, fondée sur l’hypothèse de la latence des contestations sociales, finit par buter sur leur absence, et les cherche ailleurs que dans les résistances des dominés.

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Une sociologie de l’indignation pour émanciper La sociologie de Pierre Bourdieu met davantage en avant la manière dont les individus sont agis par le monde social, que ce qu’ils sont capables de faire en son sein. Élève, puis collaborateur de Bourdieu, Luc Boltanski (1940-) creuse ce point. Il insiste sur une double singularité des sociétés contemporaines à laquelle son mentor reste, selon lui, aveugle. Tout d’abord, elles sont des « sociétés critiques » (Boltanski, 1990a), c’est-à-dire des sociétés où la forme publique « affaire » tend à l’emporter sur la forme publique « scandale ». Dans les sociétés d’Ancien Régime, les conflits publics se manifestaient sous la forme d’une mise en accusation conduisant à un châtiment collectif, comme dans la pratique du lynchage ou dans les punitions corporelles ordonnées par le pouvoir. Le conflit prenait l’allure du scandale : il rompait la stabilité de l’ordre social pour être aussitôt « réparé » par la sanction collective, réaffirmant l’ordre. Dans les sociétés modernes, les conflits publics se manifestent (majoritairement) sous la forme de disputes  : d’un côté les accusateurs, de l’autre les « accusateurs des accusateurs », comme dans cette affaire prototypique que fut l’Affaire Dreyfus à la fin du xixe siècle (Boltanski et al., 2007). Dans un tel contexte, les individus, y compris lorsqu’ils ne parviennent pas à se faire entendre, sont éduqués à la critique. Il semble difficile de présupposer qu’ils restent passifs face à l’injustice sociale, comme conduit à le penser le concept de « violence symbolique ». Deuxièmement, nos sociétés contemporaines sont réflexives. Elles se pensent de plus en plus, à partir des années 1970, à l’aide des catégories des sciences sociales et, en particulier, du discours critique de la sociologie. Prenons l’exemple des inégalités sociales à l’école. En plus d’être un best-seller à sa sortie (six rééditions entre 1964 et 1971, 36  400 exemplaires vendus) (Masson, 2005, p. 83), Les Héritiers de Bourdieu et Passeron devient aussitôt une référence pour les médias et pour les politiques de « démocratisation de l’école ». Avec la création parallèle des premières filières de « Sciences économiques et sociales » et des Licences de sociologie, dans un contexte d’accélération de la démocratisation scolaire, les catégories de la sociologie vont toucher un public de plus en plus large. Qu’ils soient réceptifs au discours médiatique, au discours politique et/ou au discours scolaire, les individus sont ainsi de plus en plus armés pour comprendre cet ordre social qui, selon Bourdieu, les ferait pourtant agir à leur insu. Dans le renversement qu’il accomplit de la sociologie critique, Boltanski ne fait, au fond, que suivre le présupposé bourdieusien des effets émancipateurs du savoir sociologique. Si ce présupposé est viable, en raison de la diffusion croissante de ce savoir dans le corps social, on ne peut plus assumer l’hypothèse de la violence symbolique. Il faut, au contraire, présupposer que les individus sont équipés pour penser réflexivement leur domination  : ils sont capables de se positionner dans l’échelle sociale, d’énoncer des aspirations réalistes et de s’indigner

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lorsque ces aspirations sont contrariées. Dans une société réflexive, ils sont réflexifs. En creusant l’antinomie de principe entre le pari bourdieusien de la « sociologie qui libère » et son hypothèse d’une violence symbolique omniprésente, entre une perspective émancipatrice et une analyse qui postule l’aliénation, Boltanski en vient à abandonner progressivement la sociologie de la domination. Plus précisément  : une sociologie qui postule que la domination se reproduit à l’insu de ses victimes. Le principe de symétrie, énoncé par le sociologue des sciences David Bloor, permet de critiquer ce postulat. Il astreint à traiter, dans les controverses scientifiques, les théories qui finissent par s’imposer – auxquelles on attribue a posteriori un statut supérieur de « rationalité » –, de manière équivalente à celles qui finissent par échouer – auxquelles on attribue a posteriori un statut inférieur de « rationalité ». Appliqué aux rapports sociaux de domination, ce principe oblige à ne pas préjuger de leur issue en raison des statuts « dominant » ou « dominé » de leurs acteurs. En d’autres termes, il s’agit de ne pas présupposer que le dominant l’emportera toujours en tant que dominant, et le dominé courbera toujours l’échine en tant que dominé. S’il y a bien dans le passé et dans le présent des groupes sociaux dominants et des groupes sociaux dominés, leur statut n’est pas figé. Il est réversible au gré de la lutte sociale : sinon comment les sociétés changeraient-elles ? Tout rapport de domination est soumis à des épreuves, c’est-à-dire à des vérifications régulières de la concordance entre les représentations et la réalité. Il s’expose par là même à une conflictualité irréductible, lorsqu’un doute surgit quant à la stabilité de la réalité sociale qu’il permet de décrire. On pourrait dire que Boltanski a opérationnalisé empiriquement le concept wébérien de légitimité. Un conflit social surgit lorsque la réalité, telle que la décrit un rapport de domination donné, ne correspond plus à la matérialité du monde qu’on éprouve en tant qu’individu. C’est cette « épreuve de réalité » qui constitue de facto les dominants et les dominés en tant que positions symboliques antagonistes. En ce sens, le dominant pourra toujours devenir dominé, et inversement. Tout dépendra des épreuves de réalité et de la manière dont elles affecteront la légitimité des dominants à exercer la domination. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1985a) parlent de « réciprocabilité symbolique des rapports de force ». Ils analysent une image tirée d’une tablette proto-élamite de 2900 av. J.-C  : un taureau maîtrisant deux lions, et un lion maîtrisant deux taureaux (voir fig. 4). Magnifique illustration, issue d’une civilisation morte depuis cinq millénaires, de l’impossibilité à déduire de la structure de la compétition sociale qui en sortira gagnant. En exergue de l’image, les auteurs placent un « exercice préliminaire »  : « trouver l’animal dominant ». Quelle leçon en tirer ? Tout rapport de domination contient, in nuce, la possibilité de son renversement.

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Empreinte de tablette proto-élamite (Suse, fin de période de Djemdet-Nasr). Source : Grignon et Passeron (1985a, p. 1).

Figure 4 : « Trouver l’animal dominant »

Pour apprécier cette possibilité à sa juste hauteur, il faut prendre « au sérieux les prétentions à la justice manifestées par les personnes en de nombreuses occasions de la vie quotidienne » (Boltanski, 1990b, p. 65). Le sociologue doit observer comment elles appréhendent leur condition sociale, justifient ce à quoi elles croient avoir droit, s’indignent et critiquent l’ordre des choses. Cela suppose, à l’inverse de Bourdieu, d’accorder une place centrale à leur discours. À Boltanski de privilégier donc les méthodologies qualitatives (l’analyse des conversations ordinaires, des entretiens et des corpus lexicographiques) aux méthodologies quantitatives, comme l’analyse des correspondances multiples prisée par Bourdieu, qui tendent à occulter le vécu individuel. D’ailleurs, la critique des statistiques a été l’un des points de départ de l’entreprise boltanskienne. Le sociologue a commencé par montrer, dans le sillage d’E. P.  Thompson, que les groupes sociaux sont construits par la représentation que s’en font leurs membres. Les statistiques nous donnent l’illusion de la « naturalité » d’un groupe social, que ce soit la classe (à l’objectivité de laquelle s’attaque Thompson) ou les groupes socioprofessionnels, au cœur de la nomenclature des CSP introduite par l’INSEE en 1954. Or, en réalité, les groupes sociaux n’existent que dans la perception de leurs membres, et notamment dans les revendications qu’ils portent pour les faire exister. C’est le cas, par exemple, des cadres au début du xxe siècle. Dans une enquête axée sur leurs organisations syndicales, mêlant documentation historique et entretiens, Boltanski (1982) montre que ce groupe s’est doté d’une appartenance collective – comme la classe ouvrière de Thompson – via le conflit social : en revendiquant des droits sociaux et des formes spécifiques de protection sociale.

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Mais le véritable tournant de la « sociologie de la critique » s’accomplit dans une enquête que Boltanski réalise en collaboration avec Yann Darré et Marie-Ange Schiltz (1984). Ils ont l’occasion d’accéder à 275 lettres reçues par le Service des informations générales du journal Le Monde, entre 1979 et 1981. 76 % d’entre elles « comportent, explicitement ou non, une dénonciation d’injustice » (p.  4). Dans ces lettres, des individus (toutes positions sociales et niveaux de diplôme confondus) s’indignent en utilisant des chiffres, des argumentations sociologiques, des concepts des sciences économiques et sociales, contre une domination qu’ils pâtissent au quotidien. Ils accomplissent, de façon « rapide », le travail de dévoilement que Bourdieu prétendra faire pour eux (et à leur place) dans La misère du monde. Interrogés par les enquêteurs, les journalistes du Monde avouent lire ces lettres « sans trop d’illusion, par devoir professionnel, dans l’espoir qu’elles contiendront peut-être une information intéressante dont il leur faudra ensuite vérifier le bien-fondé. Mais l’interrogation sur la vérité des énoncés est subordonnée à la question préalablement posée à toutes les lettres reçues et qui est celle de leur normalité » (p.  5). Qu’est-ce qu’une dénonciation normale ? Selon les journalistes interviewés, cette normalité met en jeu deux dimensions : une dimension proprement psychique, nombre de lettres émanant, à les suivre, d’individus dérangés, maniaques ou paranoïaques, ou encore pris par la « folie des grandeurs » ; une dimension proprement normative, certaines de ces lettres dérogeant aux critères basiques de présentabilité d’une plainte publique (et donc de publication dans un journal). Les enquêteurs comprennent alors quelque chose de fondamental. Pour autant que la plupart des individus soit capable d’adopter un regard réflexif sur la domination, la recevabilité publique d’une plainte dépend du respect d’un ensemble de conditions de base. Premièrement, il faut que les acteurs « montent en généralité ». Ils doivent se montrer capables de dépasser le caractère irréductiblement singulier et contextuel de leur situation, en la mettant en équivalence avec d’autres situations comparables. C’est un processus que l’ethnométhodologie appelle « désindexicalisation » (Garfinkel et Sacks, 1970). Deuxièmement, ils doivent rapporter leur injustice vécue à un « type général » de justice, valable universellement  : c’est le principe même de l’argumentation publique (Breviglieri, Lafaye et Trom, 2009). Ces conditions sociales d’énonciation de la critique deviennent alors l’objet d’une nouvelle sociologie : la sociologie pragmatique. Celle-ci se voit obligée d’emblée de répondre à une objection. On pourrait voir en effet dans ces indignations ordinaires, le « vernis langagier » (pour reprendre le terme de Vilfredo Pareto) que les individus apportent, à leur insu, sur des démarches fondamentalement intéressées ou stratégiques. Le soupçon émane des sociologues bourdieusiens, plutôt réticents à accorder une valeur scientifique aux discours que les individus tiennent sur leurs pratiques : ne passent-ils pas leur temps, en réalité, à s’illusionner sur les véritables mobiles de leurs conduites ?

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Boltanski répond à cette objection dans un article programmatique intitulé « Sociologie critique et sociologie de la critique » (1990a), dans lequel il se démarque de Bourdieu sans jamais le citer, mais en le rapportant à l’intention critique de la « sociologie classique » (p. 127).

De la sociologie critique à la sociologie de la critique « Le cadre présenté […] a pour objet principal de fournir un instrument pour analyser les opérations qu’accomplissent les acteurs lorsque, se livrant à la critique, ils doivent justifier les critiques qu’ils avancent, mais aussi lorsqu’ils se justifient face à la critique ou collaborent dans la recherche d’un accord justifié. Il a donc pour objet privilégié des situations soumises à un impératif de justification qui, comme l’attestent les recherches empiriques qui ont accompagné la construction de [ce cadre], sont loin d’être rares dans la vie quotidienne. Il rompt par là avec les constructions qui, visant à rapporter toutes les relations sociales à des rapports de force en dernière analyse – comme ce fut souvent le cas des travaux d’inspiration marxiste ou, comme dans les différentes formes de socio­logie dérivées de l’utilitarisme  –, aux stratégies mises en œuvre par les acteurs pour optimiser leurs intérêts, ne pouvaient être attentives à l’exigence de justice exprimée par les personnes, traitées comme autant de masques idéologiques quand elles n’étaient pas simplement ignorées. Construit au moyen d’une série d’aller et retour entre le travail de terrain et la modélisation, il a pour vocation de servir des recherches empiriques sur la façon dont les personnes mettent en œuvre leur sens de la justice pour se livrer à la critique, justifier leurs actions ou converger vers l’accord. Mais c’est dire aussi qu’il ne s’agit pas d’une théorie de la société, prétendant entrer en concurrence avec les nombreuses théories déjà proposées pour rendre compte du social. [Ce] cadre ne propose pas, en effet, des principes d’explication permettant de réduire la disparité des phénomènes sociaux en les rapportant à des causes sous-jacentes. Il ne se fonde pas sur l’établissement de liens statistiques stables entre des faits sociaux d’ordre morphologique, démographique ou économique, et ne s’appuie pas sur la référence à des structures sociales ou à des systèmes. S’il s’inscrit bien par là dans le cadre d’une théorie de l’action, plutôt que dans celui d’une théorie des faits sociaux, il ne vise pas pour autant à rendre compte de la conduite des agents en les rapportant aux déterminismes qui les feraient agir. Il n’a donc pas pour objet de mettre à jour des déterminations qui, inscrites une fois pour toutes dans les agents, guideraient leurs agissements quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent placés. […] Le cadre d’analyse présenté […] est orienté vers la question de la justice. Il vise à fournir un modèle du genre d’explications auxquelles se livrent les acteurs lorsqu’ils se tournent vers la justice et des dispositifs sur lesquels ils peuvent prendre appui, dans les situations concrètes où se déploient leurs actions, pour asseoir leurs prétentions à la justice, qui ne se limitent pas, bien évidemment, aux cas […] dans lesquels ils portent leurs affaires devant l’arbitrage de l’appareil judiciaire. » (Boltanski, 1990a, p. 124). ■

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Le « cadre » dont il est question dans l’extrait reproduit dans l’encadré est celui que Boltanski a entre-temps élaboré avec l’économiste Laurent Thévenot. Publié de façon confidentielle en 1987, leur modèle, intitulé « Les économies de la grandeur », connaît une diffusion considérable à partir de sa republication en 1991. Son principe de base est le suivant  : ce sont les contraintes sociales –  langagières, interactionnelles et situationnelles  – d’énonciation de la critique qui la distinguent de l’élaboration d’une stratégie ou d’un calcul d’intérêt, mais également d’autres « régimes d’activité » comme l’amour (ou agapé), la paix, la violence ou la compassion (Boltanski, 1990b). La principale contrainte de toute opération critique est le suivi d’un « sens de la justice » universalisable. Cela empêche d’imputer, de façon déterministe et mécanique, une telle opération à d’autres régimes d’activité. Les pragmatistes en tireront leurs deux principales consignes méthodologiques : l’antiréductionnisme, à savoir le principe de non-imputation du sens d’une activité sociale à un autre régime d’activité, et le pluralisme, c’est-à-dire le principe d’irréductibilité de l’action à une détermination structurelle univoque (Lemieux, 2018, p. 13‑15, 30‑33). Le modèle des « économies de la grandeur » repose sur de nombreux travaux de terrains : des enquêtes sur les conflits au travail, sur les conflits syndicaux, sur les conflits d’évaluation d’un dossier scientifique, sur les conflits de voisinage, sur les conflits d’appréciation d’une faute professionnelle (journalistique, médicale, etc.), sur les conflits de valorisation d’une œuvre d’art. Avec cet aller-retour entre le travail de terrain et la modélisation, Boltanski et Thévenot parviennent à une typologie de six grammaires générales de la critique ordinaire : des « cités ». Chacune d’elles est construite à partir d’une œuvre de philosophie morale et politique l’ayant, d’une certaine manière, « formalisée » : la cité inspirée (qu’on doit à Saint Augustin dans La Cité de Dieu), où la grandeur est conçue sous la forme d’une relation immédiate à un principe transcendant, qui en est la source première ; la cité domestique (qu’on doit à Bossuet dans la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte), où la grandeur dépend de la position hiérarchique des individus dans une chaîne de dépendances traditionnelles ; la cité du renom (formalisée par Hobbes dans le Léviathan), où la grandeur découle de l’opinion des autres ; la cité civique (formalisée par Rousseau dans Du contrat social), où la grandeur dépend du bien commun auquel chacun aspire en renonçant à son état de particulier ; la cité marchande (formalisée par Smith dans La richesse des nations), où la grandeur est liée à la valeur des biens ; la cité industrielle (formalisée par Saint Simon dans L’industrie), où la grandeur est fondée sur l’efficacité du travail et de l’investissement. Bien que les individus ne soient pas tous, loin s’en faut, de fins connaisseurs de philosophie, ni d’habiles rhéteurs, ils sont tous, selon Boltanski et Thévenot, familiers avec ces logiques générales d’argumentation. En d’autres

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termes, ces cités sont à la libre disposition des individus, quelles que soient leurs conditions de socialisation, et donc leurs capitaux scolaires, linguistiques et symboliques. Elles constituent l’« équipement moral et politique » de base de chacun, lorsqu’il cherche à rendre audible une expérience d’injustice pour obtenir réparation. À l’instar des catégories innées du jugement pratique de Kant, ces cités permettent donc aux individus de tisser des liens durables entre eux à travers l’expression de la conflictualité. On retrouve la problématique de Simmel : le conflit est socialisateur. Cet « équipement moral et politique » de l’individu constitue en soi une possibilité d’émancipation, et ce quels que soient le degré, l’intensité et la violence des rapports de domination. Boltanski aborde ce point dans De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (2009). Il y développe une distinction entre la « réalité » et le « monde ». La première renvoie à ce que chacun se représente comme étant « normal » et « attendu » dans une situation sociale donnée. C’est la réalité telle qu’elle est construite et cadrée par les institutions sociales, à la fois support et vectrices des rapports sociaux de domination. Le concept de « monde », repris à Wittgenstein, renvoie à ce dont on fait l’expérience dans la vie ordinaire, à la manière dont elle nous affecte matériellement et symboliquement. La critique apparaît ainsi lorsque l’expérience vécue des acteurs – leur « monde » – entre en contradiction avec le formatage de la « réalité »  : lorsque l’expérience collective produit des catégories d’appréhension de la réalité qui montrent, justement, le caractère construit et arbitraire d’un rapport social donné. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsqu’on rapporte son vécu en tant que femme à une expérience collective des femmes, en remettant en cause la naturalité de la division sexuelle du travail. Être femme devient alors un « nom » du monde (un « Nous ») et une catégorie nouvelle pour déconstruire la réalité (comme la classe, le sexe, la race, le « sans-papier », etc.). C’est ainsi que les dominés peuvent « trouver la force nécessaire pour accéder à une grandeur à laquelle ils ne peuvent pas, chacun pris isolément, non seulement atteindre, mais même prétendre » (Boltanski, 2009, p. 227). Malgré une hypothèse de départ plus plausible que celle de la violence symbolique, les sociologues pragmatiques perdent toutefois de vue, bien souvent, les conditions sociales d’énonciation de ces critiques. Le primat du langage dans ce courant, hérité de la philosophie pragmatiste et analytique et reproduit dans la méthodologie d’enquête (l’analyse conversationnelle), donne une sociologie très formelle, où le monde social est réduit à ce qu’en disent les acteurs. Dans leurs comptes rendus d’interactions, les socio­ logues pragmatiques isolent et décontextualisent les énoncés des individus. Le monde social apparaît ainsi comme une trame langagière désincarnée et lisse, comme un tissu d’énoncés d’où tendent à disparaître les inégalités structurelles et les rapports de domination : tout ce qui fait, d’une certaine manière, la « consistance » du social. C’est à ce problème que répondent les

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subaltern  studies. Tout en reprenant à leur compte la critique du postulat de la violence symbolique, ces recherches influencées par A.  Gramsci et E. P. Thompson réinscrivent les énoncés critiques des acteurs dans la structure de leurs relations sociales.

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Une sociologie du pouvoir d’agir pour visibiliser Au début des années 1980, de nombreux anthropologues des pays du Sud, notamment en Inde (Merle, 2004), reviennent sur les impasses d’une analyse du conflit social qui ne prendrait pas en compte les spécificités de la situation coloniale. Contre la vision défendue par l’historiographie britannique d’une « nation indienne » créée par le pouvoir impérial et les élites autochtones lui servant d’intermédiaire – la caste des brahmanes –, Ranajit Guha (1922-), le fondateur des subaltern studies, insiste sur le primat des groupes subalternes (Guha, 1999 [1983]). Selon lui, la nation indienne est le produit historique des conflits sociaux portés par la paysannerie qui ont fait émerger, « par le bas », une conscience nationale-populaire. Or, cette paysannerie se situe au croisement de nombreux rapports de domination : une domination économique, quasi féodale, des propriétaires terriens et des prêteurs à gage sur les non-propriétaires ; une domination coloniale, exercée par l’Empire britannique sur ses sujets, toutes religions et ethnies confondues ; une domination religieuse, exercée par les hindous sur les bouddhistes ; une domination ethnique, exercée par les castes supérieures (les « deux fois nés ») sur les castes inférieures (shudras) et, plus particulièrement, sur ces « hors-caste » que sont les Intouchables (dalit). Chacun de ces rapports de domination a été historiquement contesté par une partie de la paysannerie. Ces conflits sont donc irréductibles à la seule matrice de classe. On retrouve, transposée à la problématique de l’identité nationale, l’explication thompsonienne de la formation de la classe ouvrière britannique. À l’instar des luttes démocratiques contre les « propriétaires » qui ont progressivement doté les ouvriers d’une conscience de classe, les conflits ruraux que Guha exhume des archives (entre  1783 et 1900) ont peu à peu fait surgir une conscience commune des intérêts nationaux de la paysannerie. Tout comme les catégories de la classe ouvrière renvoient chez Thompson à des représentations culturelles et morales qui « construisent » les intérêts économiques partagés, les catégories de la nation indienne renvoient à des représentations religieuses et ethniques qui sont au plus loin du stéréotype occidental du « citoyen national » (Chandavarkar, 2012). Reléguer ces représentations à un stade prépolitique du fait de leur différence avec la conception occidentale de l’« universel national », serait faire preuve d’ethnocentrisme (Chatterjee, 2009 [2004]). Derrière cette considération, il y a un enjeu méthodologique fondamental. Renvoyée à l’incapacité et à l’archaïsme tant par l’historiographie coloniale

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que marxiste, la paysannerie indienne possède en réalité ses propres logiques d’action. Dans son travail séminal de 1983, Elementary Aspects  of Peasant Insurgency in Colonial India, Guha identifie six catégories de la conflictualité paysanne : l’opposition, l’ambiguïté, l’autonomie du répertoire contestataire, la solidarité de proximité, l’informalité de l’espace public et l’inscription territoriale. Les paysans contestataires développent tout d’abord une conscience oppositionnelle (negation) : ils aspirent à invertir les rôles des dominants et des dominés. Ils se focalisent, bien souvent, sur les symboles et les lieux du pouvoir, tels les bureaux de collecte des loyers agricoles pour les propriétaires terriens, les maisons des prêteurs à gages, les offices fiscaux et les prisons pour le pouvoir étatique. Ces lieux sont systématiquement vandalisés. D’où la deuxième catégorie, l’ambiguïté (ambiguity) : ces pratiques conflictuelles apparaissent comme des illégalismes, lors mêmes qu’elles sont de part en part politiques. À travers ces actes rituels de destruction, les paysans défient l’autorité et présentent leur groupe comme seul dépositaire de la souveraineté nationale (modality). La contestation crée ainsi des liens de solidarité, entre villages, clans et groupes ethno-religieux, et un sens d’appartenance collective (solidarity). Ces groupes deviennent les principaux vecteurs de l’information, sous le mode privilégié de la rumeur anonyme (transmission). L’opposition aux détenteurs de l’autorité et la définition d’un groupe d’appartenance structurent symboliquement un espace géographique, lieu d’inscription de la contestation (territoriality). Ces pratiques sont d’autant plus autonomes, quand bien même les archives qui les documentent aient été écrites par les élites coloniales, que le pouvoir contre lequel elles se dressent n’est pas aussi « puissant » qu’on pourrait l’imaginer. Comme le souligne Guha dans un ouvrage postérieur, le gouvernement colonial britannique, malgré son emprise politique et symbolique (sa « dominance »), n’est jamais parvenu à construire une véritable hégémonie au sens gramscien (« hegemony ») : un système cohérent et organique de visions du monde, suscitant l’adhésion sans faille des groupes subalternes (Guha, 1997). À la suite de Guha, de nombreux chercheurs découvrent ainsi avec émerveillement la panoplie des « armes » dont dispose ce groupe – la paysannerie dans les mondes post-coloniaux – que la sociologie marxiste jugeait victime de l’aliénation et du fatalisme. Les enquêtes se multiplient. Elles sillonnent l’Afrique, la Chine, le Sud-Est asiatique, l’Amérique latine, la Palestine, l’Irlande… Des anthropologues comme James C. Scott (1985), Steven Feierman (1990) et Roger M. Keesing (1992) découvrent la vaste panoplie des « tactiques » à l’aide desquelles les paysans malais, tanzaniens, mélanésiens, détournent les relations de domination. Influencés par les cultural studies et leur hypothèse que les pratiques des dominés mettent en jeu une certaine autonomie, ils en viennent à critiquer les postulats de la sociologie de la domination. Comme l’écrira plus tard l’un d’eux, l’enquêteur rencontre rarement des individus pour qui « il est “normal” de refuser ce qui vous est

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refusé » (Scott, 2014, p.  910). Scott vise ici la célèbre définition de l’habitus de Pierre Bourdieu, ce système de dispositions durables et transposables qui incline « à refuser le refusé ». Or, ce point de vue « dominocentrique » (Grignon et Passeron, 1985b) conduit à penser que les dominés se conforment en tout et pour tout à la vision que les dominants ont d’eux. La domination, processus socialement ambivalent en ce qu’il suppose toujours la légitimation des dominés, tend ainsi à se confondre avec l’aliénation. L’hypothèse de la « fausse conscience » des dominés produit une « vision pauvre de la domination » (Scott, 2009 [1990], p.  90). En réalité, selon les subalternists, toute domination met en jeu deux forces sociales contradictoires : l’une qui tend à reproduire l’ordre social, via l’assentiment à la domination ; l’autre qui le change souterrainement car, même lorsque la domination n’est pas contestée, « intérieurement [les individus] ne perdent jamais de vue leurs propres espoirs et leurs exigences d’une vie meilleure » (Lüdtke, 2015, p.  51). Ces états subjectifs produits par la domination deviennent manifestes lorsqu’elle est contestée ; dans ce cas, ils structurent puissamment l’agir des dominés. Les subaltern studies parlent, plus précisément, d’agency. On pourrait le traduire par « pouvoir d’agir ». L’enquête ethnographique de James C. Scott (1936-) sur les paysans de l’État malais du Kedah en est peut-être l’un des exemples les plus connus. Dans le sillage de l’« économie morale de la foule » thompsonienne, l’anthropologue montre que la manière dont les paysans critiquent la domination des propriétaires terriens et de l’État mélange curieusement des catégories morales, renvoyant à la dignité, et des intérêts personnels, rappelant l’impératif de « ne pas se faire avoir ». « Ignorer le côté intéressé et égoïste de la résistance paysanne revient à ignorer le contexte dans lequel sont pris les comportements politiques […] de la plupart des classes dominées. […]. Lorsqu’un paysan dissimule une partie de sa récolte pour éviter de payer l’impôt, il remplit son estomac en même temps qu’il prive l’État de grains. Lorsqu’un paysan déserte l’armée parce que la nourriture n’est pas bonne et que le temps de la moisson arrive, il se préoccupe de ses intérêts en même temps qu’il retire à l’État l’apport de ses bras » (Scott, 1985, p. 26). Dans l’activité interprétative qui se met en place entre l’anthropologue et ses enquêtés, de nombreuses pratiques apparemment anodines apparaissent ainsi comme des conflits sociaux en puissance. Cela implique, pour reprendre les termes de Boltanski, de « prendre au sérieux » les acteurs. Autrement dit  : ne pas les considérer agis par des « mécanismes structurels ou inconscients » tels des « marionnettes » (Scott, 1985, p.  42). Cela implique aussi de ne pas être dupe des catégories « libérales-bourgeoises » du conflit social. Tout observateur des pratiques subalternes doit partir de l’hypothèse que les individus socialement et symboliquement exclus de la politique –  les « gouvernés »  –, ont des manières de formuler et de pratiquer le conflit social qui ne cadrent pas avec le référentiel de la « société civile ». Celui-ci met l’accent sur les revendications universalisables et les

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droits subjectifs. Au contraire, les conflits subalternes ont une dimension très particulariste. Ils puisent leurs catégories à la gouvernementalité étatique (le prélèvement de l’impôt, les politiques urbaines et sociales, la construction publique d’un groupe comme « minoritaire » ou « déviant »). Comme l’écrit Partha Chatterjee (1947-) à partir des bidonvilles contemporains de Calcutta, l’enjeu des conflits subalternes est de transformer un groupe de population produit par « les activités des agences gouvernementales » « en une forme de communauté moralement constituée » (Chatterjee, 2009, p. 90‑91). En reliant ses recherches de terrain à une enquête sur la littérature romanesque, James C. Scott en est venu à distinguer quatre modalités typiques du conflit subalterne. Chacune met en relation l’individu avec des collectifs aux frontières variables, considérés victimes de la même domination (Scott, 1985, p. 255‑273). Les voici : la flatterie cérémonielle à l’égard des élites ; les critiques de la domination qui se produisent en coulisses, et qui vont de la dérision à la récrimination (le « texte caché » de la domination) ; les critiques publiques, mais anonymes, de la domination, jouant sur le ragot ou l’euphémisation ; la révolte, lorsque se rompt le « cordon sanitaire » entre le « texte public » et le « texte caché » de la domination (Scott, 2009 [1990]). Aussi l’anthropologue signale que la révolte est une des modalités sociales de la critique de la domination, la plus radicale dans ses conséquences pour les individus : celle qui intervient lorsque la possibilité « infrapolitique » de critiquer à l’abri des regards se voit invalidée. Par ailleurs, la révolte met aussi en jeu des intensités et des degrés variables. Son « degré zéro » est cet « art du débinage » que Richard Hoggart attribuait aux classes populaires dans leur rapport aux autorités : « Les membres des classes populaires ont souvent recours à des moyens symboliques pour échapper au poids de l’autorité. Je pense d’abord à l’art populaire du “débinage”, au pied de nez que l’on peut faire à l’autorité en la singeant ou en la dégonflant. L’agent de police vous fait bien des ennuis, mais on peut aussi fredonner un refrain sur ses grands pieds » (Hoggart, 1970 [1957), p. 122). Aussi anodin cela puisse paraître, « fredonner un refrain » face à un agent de police lorsqu’il est dans l’exercice de ses fonctions, est déjà un acte d’insubordination. Cela revient à ne pas tenir son rôle face à un groupe social disposant du monopole de la coercition légitime, et donc à critiquer en sourdine la domination. C’est une révolte purement individuelle et à faible coût car, comme toute interaction, elle peut, si la moquerie ne devient pas intolérable, donner lieu à des « échanges réparateurs ». À l’opposé, le degré maximal de la révolte correspond à une mobilisation collective où la critique de la domination est clairement affichée et explicitée. Les subaltern studies montrent ainsi tout l’intérêt de dépasser l’opposition sociologique entre assujettissement et résistance, peu réaliste empiriquement. En se centrant sur la genèse « par le bas » des conflits sociaux, les subalternists cherchent à comprendre, dans les termes de Lüdtke, c­ omment on « passe de l’assujettissement (Übermächtigtwerdens) au pouvoir d’agir

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(Eigenmächtigkeit) » (Lüdtke, 2015, p.  27‑28). Il s’agit de construire un « gradient » de la domination : d’analyser les pratiques sociales des dominés en y décelant tous les écarts à la domination, allant de la distanciation subjective vis-à-vis de l’image que les dominants ont d’eux, à la dérision ou à la contestation en coulisses, de la critique ouverte à la mobilisation collective. Ces modalités donnent lieu, chez les acteurs, à des significations différentes qui peuvent expliquer, au-delà des ressources organisationnelles disponibles, pourquoi une action collective ne voit pas toujours le jour. C’est tout l’apport de l’« histoire du quotidien » (Alltagsgeschichte) d’Alf Lüdtke (1943‑2019), parfaitement compatible avec une perspective subalterniste. Dans son enquête sur les ouvriers allemands sous le nazisme, l’historien montre que, tout en étant forcés par la direction patronale à la coopération, ils « faisaient, à de multiples égards, preuve de distance. Ils se jouaient des tours, innocents mais aussi méchants et pratiquaient le “sens de soi” (Eigen-sinn). […]. Ces formes d’expression ne signifient pas résistance aux exigences du “sommet”. Elles permettent plutôt de détourner du temps et de l’espace pour soi-même et révèlent le “sens du soi” […] qui desserrait l’étau des obligations et des nécessités de l’usine, tout au moins pour quelques instants » (Lüdtke, 1991, p. 74). Nous sommes loin ici du boycott ou du piquet de grève. Cependant le conflit social est bien présent (quoique latent), car les ouvriers ne se conforment pas à la vision du « bon travailleur » qui leur est renvoyée par la direction. Dans le même ordre d’idées, on trouve le travail anthropologique de John et Jean L. Comaroff (1991) sur les Tshidi d’Afrique du Sud. Cette communauté ethnique vit dans une totale subordination v­ is-à-vis des missions chrétiennes et de l’État. Davantage encore que les paysans malaisiens de Scott, les Tshidi ont naturalisé la domination de l’Église et d’un appareil étatique très coercitif. Cependant, dans le privé, ils adoptent des croyances et des rites religieux dont les catégories déjouent l’idéologie dominante. À travers ces croyances et ces rites, les Tshidi s’approprient leurs corps autrement que par le biais des normes dominantes, et se forgent une certaine autonomie subjective. Comme pour les ouvriers dans les usines nazies, ces pratiques, qui s’accomplissent à l’abri des regards du pouvoir, forgent un « sens de soi » qui marque la distance entre l’image que les dominants se font des dominés, et celle que les dominés ont d’eux-mêmes.

L’ambivalence de la domination et le pouvoir de la littérature La sociologie de la domination tend à insister sur les dynamiques qui poussent les dominés à se conformer à l’image que les dominants ont d’eux. C’est oublier que les dominants ont aussi une image à tenir face aux dominés, au risque de perdre leur légitimité. Pour le démontrer, James Scott utilise un exemple issu de  la littérature  : un extrait de la nouvelle autobiographique « Comment j’ai tué un éléphant » (1936) de George Orwell. L’auteur y raconte un épisode de

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sa carrière d’ancien fonctionnaire britannique en Birmanie. Un éléphant devenu agressif a écrasé un coolie. Sous la pression d’une foule de Birmans en colère, l’officier britannique doit le retrouver et le tuer. En plus de son absurdité, la mission s’avère ardue car l’éléphant s’est entre-temps calmé et, surtout, n’est pas si facile à tuer… « Et brusquement je sus qu’il me faudrait, malgré tout, tuer cet éléphant. C’était ce que cette foule attendait de moi, et j’allais devoir m’exécuter. […]. Je compris à cet instant que lorsque l’homme blanc devient un tyran, c’est sa propre liberté qu’il détruit. Il devient une sorte de mannequin, une carcasse vide qui prend des pauses, il n’est plus que la représentation conventionnelle du sahib. Car pour pouvoir exercer sa domination, il faut qu’il passe sa vie à tenter d’impressionner les “indigènes”, ce qui veut dire qu’à chaque moment décisif, il doit se conformer à ce que les “indigènes” attendent de lui. Il porte un masque, et son visage finit par épouser les contours de ce masque. […]. Un sahib doit agir en sahib. Il doit se montrer résolu, savoir ce qu’il veut, adopter en toutes circonstances un comportement sans équivoque. Avoir parcouru tout ce chemin, l’arme à la main, suivi par deux mille personnes, puis m’en retourner benoîtement, sans avoir rien fait – non, c’était impossible. Je serais la risée de la foule. Et ma vie entière, la vie de tout homme blanc en Orient, n’était qu’un long et patient effort pour ne pas être l’objet de risée » (cité in Scott, 2009 [1990], p. 24‑25). À partir du récit d’Orwell, Scott pointe toutefois une différence majeure entre la domination des dominés et la domination des dominants. « Si l’esclave transgresse le scénario, il risque d’être battu, alors qu’Orwell ne risque lui que le ridicule » (p.  25). Au-delà de cet exemple ponctuel, on doit à Scott d’avoir, en pionnier, fait de la littérature un matériau pertinent pour l’analyse du conflit social.  En quoi un roman ou une autofiction pourraient-ils servir d’appui au sociologue de terrain ? La réponse pourrait surprendre. La littérature, en dépit du fait qu’elle crée des mondes fictifs, produit des hypothèses vraisemblables sur le monde social. Certaines sont même plus réalistes que celles des théoriciens de la « fausse conscience », car elles poussent plus loin l’introspection psychologique et la description du quotidien des dominés. La littérature nous familiarise ainsi avec d’autres hypothèses théoriques sur le monde social que celles auxquelles nous sommes accoutumés en tant que sociologues. Surtout, elle nous pousse à étudier les phénomènes macrostructurels, comme la domination, sans jamais perdre de vue le fait qu’ils se réalisent sous la forme d’un ensemble d’expériences subjectives. En ce sens, la littérature est un outil essentiel pour le sociologue attaché à comprendre la genèse subjective des conflits sociaux : ces « dynamiques intérieures, [c]es conflits imperceptibles, [c]es rêves inexprimés, [c]es torts qui travaillent et transforment la subjectivité » (Tarragoni, 2019c, p. 184). Le roman Martin Eden (1909) de Jack London en est un magnifique exemple, à partir de l’itinéraire d’un transfuge de classe marqué par son expérience de l’autodidaxie et de l’humiliation par les classes supérieures. ■

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Toute la difficulté de ces recherches est le caractère invisible, sourd et souterrain des pratiques qu’elles cherchent à documenter. Faute d’une contestation ouverte, dans l’espace public, quelles pratiques observer du « texte caché » de la domination ? Ne risque-t-on pas de confondre des pratiques de survie ou de « débrouille » des dominés, avec des critiques en bonne et due forme de la domination ? Comment éviter l’écueil de la surinterprétation des données (Lahire, 1996) ? Le subalternist est astreint à l’immersion ethnographique. Seule une connaissance intime et quotidienne des enquêtés lui permet de repérer les pratiques auxquelles ils donnent une signification conflictuelle (comme la dissimulation des récoltes chez le paysan malaisien). À défaut d’explicitation dans l’entretien, c’est donc au sociologue d’utiliser ses qualités d’observateur et de mettre les acteurs en situation de restituer le sens conflictuel de leurs pratiques. Une telle méthodologie suppose aussi un changement d’échelle. Les sociologues considèrent habituellement que l’appartenance sociale –  de classe, de genre, de race, communautaire, territoriale,  etc. –  dicte, d’une certaine manière, les logiques d’indignation. Ce qui ressort des subaltern studies, c’est que le conflit surgit à l’échelle des individus, dans le cadre de leurs relations sociales de proximité, et produit par décantation la conscience d’appartenir à un groupe. L’enquêteur doit prêter à cette focale une attention toute particulière. Lorsqu’il se penche sur la genèse d’un conflit social « par le bas », il doit chercher à comprendre la nature du lien entre les individus et les collectifs qu’ils nomment comme porteurs de leur tort. Dans le cas des paysans malaisiens de Scott, ce lien n’est autre que le lien de voisinage  : les voisins partagent des ragots, des moqueries, des récriminations vis-à-vis des dominants. Mais le groupe peut aussi dépasser les appartenances sociales concrètes, lorsque l’indignation individuelle est référée à un collectif en puissance : c’est le cas de la « classe ouvrière » de Thompson, qui inclut des ouvriers, des artisans, des exploitants agricoles, partageant une même critique de l’ordre sociopolitique en place. La « classe » désigne alors, comme la « nation post-coloniale », un collectif politique associé à une certaine expérience sociale de la domination. Le concept de subjectivation politique décrit très précisément ce raccord entre un individu qui, dans ses pratiques, s’affranchit de la domination, et le collectif politique virtuel auquel il rapporte son expérience. Il désigne ce « processus de reconfiguration du rapport à soi qui engage une liberté ou une autonomie vis-à-vis des normes, des assignations, des ancrages sociaux, et qui suppose la genèse d’un collectif porteur d’un conflit » (Tarragoni, 2016b, p. 127). Ces collectifs pourront ensuite s’organiser dans une action collective ou en rester à un état purement virtuel. Dans un cas comme dans l’autre, la conflictualité produira des changements sociaux. Dans le cas d’une contestation organisée, ces changements s’apprécieront à la capacité des groupes mobilisés à obtenir gain de cause. Dans le cas d’une

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contestation inorganisée, ils s’apprécieront à l’échelle des individus qui se sont « subjectivisés » par le conflit. Parallèlement à leurs vies, leurs mondes sociaux auront aussi changé, quoique de façon plus souterraine que dans une contestation organisée.

Enquêter sur la subjectivation politique La prise de parole est un exemple significatif de ce processus de subjectivation politique (Tarragoni, 2014a). Que les individus s’engagent ou non, qu’une action collective se dégage ou non de leur action, le fait de prendre la parole pour surmonter la domination a des effets considérables sur eux. On l’a vu à partir de 2017, avec la libération de la parole des victimes de harcèlement sexuel (Me too), d’inceste (après l’affaire Duhamel) ou de discrimination raciale (après le meurtre de G. Floyd). Dans une enquête réalisée sur un dispositif de démocratie participative (Conseil communal) dans les quartiers populaires vénézuéliens (2007‑2011), ces effets émancipateurs de la prise de parole étaient déjà manifestes (Tarragoni, 2014b). Dans les assemblées hebdomadaires de leurs quartiers, ces habitants aux prises avec une extrême précarité prenaient la parole pour évoquer leurs nombreux problèmes personnels : les pratiques vexatoires des gangs de narcotrafiquants, l’intimidation policière, les pénuries d’eau et d’électricité, les soucis de garde d’enfants pour les familles monoparentales, le mépris et le racisme subis de la part des classes supérieures, les inefficiences bureaucratiques en matière de politique sociale. Quand bien même ces problèmes fussent décrits et vécus à la première personne, ils étaient tous énoncés comme étant du ressort d’un collectif, aux frontières symboliques variables  : la communauté de voisinage, les classes populaires, la nation vénézuélienne, le peuple démocratique souverain. Interviewés après la prise de parole avec des entretiens semi-directifs ou des récits de vie (n = 87), ces habitants avaient l’impression d’avoir réagi, souvent pour la première fois, à une situation de domination qui les avait longtemps voués au silence, au déni et à l’humiliation. Ils et elles avaient l’impression d’avoir changé intérieurement en énonçant un tort, rapporté à un collectif. Une impression qui s’avérait très performative  : ils entamaient alors, en cours d’entretien, un retour réflexif sur qui ils étaient socialement, sur les statuts qui composaient leur identité (femme, chômeur, etc.), analysés comme autant de dimensions de la domination vécue. Il serait erroné de penser qu’un tel processus concerne uniquement les milieux populaires et précaires, en tant qu’ils font partie des « classes dominées ». L’enquête sur la subjectivation politique ne fait pas de la domination un attribut de certains groupes sociaux, mais un opérateur de l’expérience (Martuccelli, 2004). Son intérêt est donc d’observer la « régionalisation » de l’expérience sociale de la domination. Quelle que soit la position de

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l’individu dans la structure sociale, et donc son appartenance aux classes supérieures ou aux classes inférieures, il devient sujet politique lorsqu’il se déprend d’un (ou plusieurs) rapport(s) de domination particulier(s) : la domination de classe, lorsque l’oppression est liée au mode de production économique de la société ; la domination de genre, lorsqu’elle est liée à la division sexuelle du travail ; la domination de race, lorsqu’elle puise ses racines dans l’ordre colonial, puis post-colonial ; la domination que les gouvernants ou les agences de contrôle social exercent sur les gouvernés ; la  domination que les plateformes internet exercent, via la surveillance par traçage, sur les usagers ; la domination de la nature, pâtie par les êtres vivants non-humains, et dénoncée par les humains qui s’en font les ­porte-parole… ■

Le principal problème des subaltern studies est, d’un certain point de vue, leur principale force. En orientant leur regard sur le pouvoir d’agir de celles et ceux qu’on juge, d’habitude, incapables d’agir, elles penchent souvent vers une forme de « romantisme populiste » (Pouchepadass, 2004, p. 68) : un écueil symétrique à celui, « misérabiliste », des approches qu’elles dénoncent. Plus profondément, le centrage sur le pouvoir d’agir des acteurs peut trahir une vision « intentionnaliste » ou « stratégique » de l’agir politique (Bertrand, 2008). Une telle vision empêche de « faire le lien entre l’expérience de répression et les possibilités d’action des pauvres et des exclus » (Bayart, 2010, p. 71). On retrouve ce tropisme dans l’un des derniers livres de Scott, consacré au massif continental du Sud-Est asiatique (la « Zomia »), « la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas encore été complètement intégrés à des États-nations » (2013a [2009], p. 9). Ses 100 millions d’habitants auraient constitué, selon l’auteur, leurs territoires en « zones-refuges » à l’abri de la pénétration de l’État. Scott en vient ainsi à affirmer que toutes leurs pratiques sociales sont assimilables à des pratiques délibérées, intentionnelles et stratégiques de résistance vis-à-vis de l’État : « Pratiquement tout, dans les modes de vie, l’organisation sociale, les idéologies et (de manière plus controversée) les cultures principalement orales de ces peuples, peut être lu comme des prises de position stratégiques [nous soulignons] visant à maintenir l’État à bonne distance. Leur dispersion physique sur des terrains accidentés, leur mobilité, leurs pratiques de cueillette, leurs structures de parenté, leurs identités ethniques malléables ainsi que le culte que ces peuples vouent à des chefs prophétiques ou millénaristes, tout cela permet en effet d’éviter leur incorporation au sein d’États et d’éviter qu’eux-mêmes ne se transforment en États » (2013 [2009], p. 10). Du tout-domination on passe ainsi au toutrésistance. D’un côté comme de l’autre, le risque de la surinterprétation des données est réel.

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Des sociologies par objets La sociologie contemporaine ne voit pas seulement s’affronter des écoles, des courants ou des paradigmes différents, proposant des méthodes alternatives pour objectiver les conflits sociaux. Elle voit également s’opposer des théories « régionales » du conflit social ou, pour utiliser le terme de R. K. Merton, des « théories de moyenne portée » : des théories élaborées, de manière inductive, sur des ensembles spécifiques de conflits sociaux, à l’aide desquels on cherche à généraliser. Trois domaines ont été investis en particulier : la ville, le travail et les organisations.

Les conflits urbains Depuis sa naissance au sein de l’École de Chicago, la sociologie urbaine est profondément marquée par la question du conflit social. Ses fondateurs, Robert E. Park, Ernest Burgess, Roderik D. McKenzie et Louis Wirth, ont donné à leur réflexion sur la ville un statut proprement « écologique ». « Laboratoire social » par excellence, suivant l’expression de Park (2004 [1929]), la ville était selon eux un espace de compétition et d’affrontement entre groupes sociaux, comme l’espace naturel pour les espèces animales. Les yeux rivés sur la ville de Chicago, ces « écologues urbains » partent de l’hypothèse que les migrations sont vécues par les habitants comme autant d’« invasions ». Entrant en compétition pour l’occupation de l’espace, les groupes sociaux s’opposent mutuellement. Ce conflit, souvent latent, s’exprime par une multitude de pratiques sociales, et ce bien après le premier contact entre « envahisseurs » et « envahis ». La compétition pour l’espace finit par donner lieu à un « effet de composition » (Grafmeyer, 1999) qui la stabilise dans le temps : la ségrégation urbaine. Cette concentration des groupes sociaux dans des espaces donnés peut être subie (lorsqu’on est assigné à un espace par un groupe dominant) ou choisie (lorsqu’on cherche l’entre-soi social ou ethnique). Or cette dynamique ségrégative, si elle stabilise les relations sociales au sein de la ville, ne place pas les individus à l’abri d’un retour de la conflictualité. La ségrégation urbaine suppose, en effet, une distribution très inégalitaire des ressources économiques, culturelles et politiques, qui est un motif récurrent de conflit. Par ailleurs, la concentration d’un groupe discriminé dans le même espace facilite l’apparition du conflit social. Issus d’un « mouvement de séparation » dû à un « préjugé racial », les ghettos ont pour effet « d’établir un intérêt commun entre toutes les couleurs et les classes de la race » (Park, 2008 [1913], p. 282). Aussi les conflits urbains sont, pour Park, à la fois le produit de la ségrégation et le principal conflit social visant à en contrer les effets pernicieux (Carlier, 2016). En ayant à l’esprit la théorie de l’espace public de John Dewey, le premier manuel américain de

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sociologie, coécrit par Burgess et Park, présente ces conflits urbains comme des moments privilégiés de conversion d’une relation spatiale en relation morale et politique : autrement dit, de transformation d’un espace commun en communauté politique. C’est là, selon les auteurs, « l’issue naturelle des conflits » (Burgess et Park, 1921, p. 666). Or, ceux-ci mettent également en jeu une violence qui fait obstacle à la constitution d’une communauté politique  : l’écologie urbaine l’a amplement documentée, notamment dans ses recherches de terrain sur les conflits interethniques (Rudder, 2002). Le moment de l’École de Chicago est assurément fondateur pour la question des conflits urbains. Ceux-ci retrouvent une nouvelle centralité dans la sociologie urbaine au milieu des années 1970. Les solutions que les États avaient imaginées pendant les Trente Glorieuses pour gouverner la « question urbaine », comme la politique du logement en France (Amiot, 1986) et la War on poverty aux États-Unis (Huret, 2008), sont de plus en plus critiquées. La démocratie participative et la décentralisation des politiques territoriales, avatar d’une nouvelle « gouvernance urbaine », sont désormais chargées de réguler ces conflits inédits tant par leur intensité que par leurs formes (Le  Galès, 1995). Entre-temps, les médias et les acteurs politiques ont constitué les « conflits urbains » en véritable problème public, au sens de Joseph Gusfield (2009 [1981]). Entre les pays du Nord et ceux du Sud, ces conflits sont le fait d’habitants, toutes classes sociales confondues, aspirant à davantage de contrôle sur leur habitat et sur le territoire urbain en tant que « territoire vécu » (Villeneuve et al., 2009). Les contenus de ces conflits varient en fonction des contextes sociaux et nationaux. Dans certains cas, les habitants réclament une meilleure accessibilité des services collectifs de proximité ou des espaces publics, comme dans les barrios latino-américains pendant les cures d’austérité du FMI (Baldó et Bolivar, 1996) ou dans les quartiers populaires états-uniens pris dans la dynamique du community organizing (Talpin, 2016). Dans d’autres cas, ils défendent le paysage contre des projets d’aménagement non souhaités : c’est le cas des conflits de type « NIMBY », Not In My Backyard (Trom, 1999). Dans d’autres contextes, ils revendiquent la propriété collective du sol ou du bâti contre des logiques de prédation économique, ou encore luttent pour un droit universel au logement, comme dans le cas des conflits post-franquistes en Espagne (Vaz, 2015). Enfin, dans d’autres configurations, ils cherchent à visibiliser des identités sociales, ethniques ou culturelles liées à un quartier en voie de changement : c’est le cas des conflits liés à la gentrification du South End de Boston examinés par Sylvie Tissot (2010). Cette vague de conflits urbains n’a pas suscité le seul intérêt des sociologues de la ville ; elle a conduit à une réflexion plus globale sur les transformations des conflits sociaux dans les sociétés post-industrielles et globalisées. On doit à un élève d’Alain Touraine, Manuel Castells (1942-), d’avoir systématisé cette grille de lecture. Dans son ouvrage The City and

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the Grassroots (1983), le sociologue considère ces « nouveaux mouvements urbains » comme l’épiphénomène d’une transformation profonde des sociétés modernes, s’exprimant par une crise de ce « lieu central » de la modernité qu’est la ville. En se focalisant, chacun à sa manière, sur le « droit à la ville », ces conflits répondent ainsi à la « spatialisation » croissante du capital dans le contexte de la globalisation : un processus étroitement lié à la naissance de métropoles hors de contrôle et de plus en plus invivables (Harvey, 2001). Dans cette configuration, les conflits urbains tendent à jouer, tant par leurs revendications que par les acteurs qui les guident, la fonction de l’ancien conflit de classe. Pour le démontrer, Castells se base sur trois études de cas : les luttes des minorités ethniques (latino) et sexuelles (gay) pour défendre l’identité de leurs quartiers dans la ville de San Francisco ; les mouvements de résidents des grands ensembles de la région parisienne ; les mobilisations des habitants des bidonvilles et des cités-dortoirs dans la ville de Madrid après le franquisme. Trois différences structurelles apparaissent entre ces conflits urbains et les anciens conflits de classe. Tout d’abord, l’échelle d’action : ils investissent le « local » contre la dimension « nationale » ou « internationale » visée par l’ancien mouvement ouvrier. Ensuite, les enjeux : participant de la dynamique des « nouveaux mouvements sociaux », théorisée par Alain Touraine, ils mettent en avant des enjeux culturels et subjectifs (la qualité de vie) par rapport à des enjeux économiques (la valorisation monétaire). Enfin, leur mode d’organisation : à la lutte des classes et leurs syndicats, ces conflits opposent une logique interclasses (ou en tout cas une identité collective non réductible à la classe) et des acteurs institutionnels issus essentiellement de la société civile (églises, associations, comités de quartier). La thèse du remplacement des conflits de classe par les conflits urbains a fait couler beaucoup d’encre. Elle ne semble pas avoir convaincu, tant elle est guettée par deux écueils. Tout d’abord, certaines des revendications visibles dans les conflits urbains, comme la lutte contre les discriminations sociales inscrites dans l’organisation de la ville, sont de part en part des conflits de classes. Ensuite, le caractère inédit des conflits urbains des années 1980 est questionnable. Castells semble d’ailleurs le reconnaître, lorsqu’il situe l’origine des « nouveaux mouvements urbains » dans une longue généalogie, qui passe par les conflits des Comunidades castillanes de 1520‑1522, la Commune de Paris de 1871, les grèves de loyers à Glasgow en 1915 et à Veracruz (Mexique) en 1922. À partir des années 2000, une nouvelle catégorie de conflits urbains, de nature plus émeutière, retient l’attention publique. Ils surgissent, eux aussi, aux quatre coins du globe, et deviennent de plus en plus importants statistiquement (Bertho, 2009). Pour la France, l’acmé est atteinte en 2005  : ayant touché près de 300 communes et quartiers « sensibles », ainsi que des espaces ruraux à proximité des villes, les « émeutes des banlieues » font l’objet d’une couverture médiatique inédite. Ces conflits signent l’avènement

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d’une nouvelle « économie morale » des quartiers populaires : à travers eux, s’exprime la colère d’une jeunesse issue de l’immigration, confrontée à l’expérience quotidienne de la violence policière, de la discrimination raciale, de l’invisibilisation sociale dans les cités (Lapeyronnie, 2006). Ce qui est en jeu, en lien avec l’analyse thompsonienne de l’« économie morale de la foule », « ce sont ni plus ni moins une protestation morale et une demande de respect » (Kokoreff, 2006, p. 524). « Économie morale » qui se retrouve, mais avec des contenus sociaux différents, dans le récent mouvement des Gilets jaunes, lui aussi inscrit dans une configuration spatiale bien précise : la transformation des ronds-points en lieux de vie politiques (Jeanpierre, 2019). Au fond, si les conflits urbains des années 1980 marquaient l’avènement d’une « crise de la ville », ceux des premières décennies du xxie  siècle scellent l’apparition d’une nouvelle conflictualité sociale, où la demande de dignité, de visibilité et de reconnaissance s’exprime par la « visibilisation » collective dans l’espace urbain. En ce sens, les incendies des voitures dans les banlieues en 2005 auraient la même fonction symbolique, du point de vue sociologique, que le gilet routier revêtu par les acteurs contestataires en 2018 : marquer une existence sociale invisibilisée en se rendant visibles dans l’espace urbain.

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Les conflits au travail Le travail est sans doute l’objet le plus ancien, désormais « classique », à partir duquel la sociologie a pensé la dimension conflictuelle de la vie sociale. La Révolution démocratique et sociale de 1848 fut le moment de cristallisation de cette conflictualité liée au travail. Les ouvriers réclamaient le droit au travail pour toutes et tous, et des droits du travail : la réduction des temps de travail et l’introduction des congés payés, la reconnaissance des responsabilités de l’employeur dans les accidents professionnels et l’introduction des sécurités et protections sociales liées au salariat (chômage, retraite, etc.). Ce cadre juridique, qui a mis un siècle à se consolider depuis la Révolution de 1848, est devenu la « grammaire de base » des conflits au travail. Avec leurs organisations syndicales, les travailleurs s’en sont progressivement emparés pour lutter contre les injustices dont ils étaient victimes et pour obtenir de nouveaux droits. Ainsi l’histoire des sociétés modernes a décidément donné tort à Alexis de Tocqueville (1805‑1859), lorsqu’il dénonçait, dans un célèbre discours prononcé à l’Assemblée, les revendications ouvrières du droit au travail comme le prélude vers un nouvel âge de « servitude » (1991 [1848], p.  1143). « Combien de fois, s’écrie-t-il le 12  septembre 1848, derrière les barricades de juin, n’ai-je point entendu sortir ce cri : Vive la république démocratique et sociale ! Qu’entend-on par ces mots ? Il s’agit de le savoir ; il s’agit surtout que l’Assemblée nationale le dise. […]. La démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l’égalité ; mais remarquez la

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différence : la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et dans la servitude. Il ne faut donc pas que la révolution de Février soit sociale. […]. Il n’y a rien qui donne aux travailleurs un droit sur l’État ; il n’y a rien qui force l’État à se mettre à la place de la prévoyance individuelle, à la place de l’économie, de l’honnêteté individuelle ; il n’y a rien là qui autorise l’État à s’entremettre au milieu des industries, à leur imposer des règlements, à tyranniser l’individu pour le mieux gouverner, ou, comme on le prétend, insolemment, pour le sauver de lui-même » (1991 [1848], p. 1141, 1147, 1152). Si l’histoire avait suivi la voie tracée par Tocqueville, les conflits au travail ne pourraient pas exister  : si l’État ne s’était pas « entremis » au milieu des industries pour réguler le marché, les travailleurs n’auraient pas de cadre juridique sur lequel s’appuyer pour revendiquer des droits. C’est au sein de ce cadre que le travail a pu devenir un « fait social total » au sens maussien (Lallement, 2008a). Autrement dit : la principale pratique où s’exprime la conflictualité des sociétés modernes, qu’elle renvoie à leur dimension capitaliste, à la rationalisation ou au primat de la technique, à la division du travail, à la bureaucratisation, etc. Après la sociologie classique, qui a abordé cette question dans sa généralité, c’est la sociologie du travail qui s’en empare à partir des années 1930 aux États-Unis, puis en France dans les années 1950. Aux États-Unis, les conflits au travail sont abordés dans le cadre des relations inter et intraprofessionnelles, à partir des hiérarchies morales et normatives qui structurent les métiers. C’est ainsi la délégation de ce que E. C. Hughes appelait le « sale boulot » (Lhuilier, 2005) dans chaque monde social, à l’hôpital ou à l’école, dans un syndicat ou dans une usine, qui explique le surgissement des conflits. Celles et ceux qui se chargent des activités les plus dévaluées, les moins reconnues, les plus dégradantes, sont les mieux placés pour contester l’injuste « division morale du travail » qu’ils vivent au quotidien. En France, les problématiques de la sociologie du travail sont davantage tributaires du marxisme (Metzger, 2006). Aussi la conflictualité est rapportée essentiellement au mouvement ouvrier, bien que le Centre d’études sociologiques de la Sorbonne animé par Georges Friedmann (1902‑1977), lieu phare de la sociologie du travail dans les années 1950 et 1960, reste très à l’écoute de la sociologie des professions états-unienne (Marcel, 2011). Cette assimilation des conflits du travail au conflit ouvrier marque durablement la sociologie française. Du moins jusqu’aux années 1970, elle reste pour l’essentiel une « sociologie industrielle ». Elle s’intéresse aux conflits dans l’industrie car c’est le foyer de la condition ouvrière et la clé de voûte des sociétés modernes (les sociétés industrielles). D’où, aussi, une réduction des conflits du travail à la grève, principal répertoire de la contestation ouvrière depuis la moitié du xixe siècle (Tilly, 1986). Cette centralité du conflit ouvrier est désormais derrière nous. Dès 1973, Alain Touraine recommande d’abandonner la notion de « conflit social », selon lui typique des sociétés industrielles, au profit de celle de « mouvement social », désignant les dynamiques

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conflictuelles propres aux « sociétés programmées » post-industrielles (Touraine, 1973). Bien que des grèves importantes se soient produites encore dans les années 1980, notamment autour des ouvriers issus de l’immigration (Gay, 2021), le constat de leur perte de centralité semble sans appel. Les données de la Direction de l’animation de la recherche, des études et de la statistique (DARES) sur le nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève, en témoignent fortement. Pour 1 000 salariés en emploi, hors fonction publique, on est passé de 3 506 JINT en 1975 à seulement 71 en 2017 (Sainsaulieu, 2017, p. 27‑28 ; DARES, 2017). Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce déclin. Le principal, et le plus objectivable, est la chute du taux de syndicalisation, passé d’environ 30 % dans les années 1950 à 20 % dans les années 1970, puis à 10 % dans les années 1990 et 8 % aujourd’hui, quand bien même des écarts considérables subsistent entre le secteur privé et le secteur public (DARES, 2016). Cette évolution place la France tout en bas de l’échelle des pays riches, son taux de syndicalisation étant deux fois moins important que la moyenne des pays de l’OCDE : par contraste, dans les pays du Nord de l’Europe, il dépasse 50 % (OCDE, 2019). Mais d’autres facteurs sont traditionnellement invoqués : l’individualisation des rapports au travail et la déstructuration conséquente des collectifs professionnels ; la précarisation des statuts d’emploi et une organisation du travail, calquée sur les méthodes du New Management, mettant l’accent sur la performance individuelle davantage que sur la coopération ; enfin, et surtout, le déclin progressif de la classe ouvrière comme référentiel du conflit social. Tous ces facteurs participent d’une déstructuration progressive des collectifs de travail ; or, ceux-ci constituent la condition même de possibilité d’une grève. Ce déclin de la grève a contribué à l’effacement progressif de la question des conflits du travail dans la sociologie française (Hyman, 2001 ; Beaud, 2008). Or, la conflictualité au travail reste un phénomène central dans les sociétés contemporaines, bien que sous une forme différente des grandes protestations ouvrières des Trente Glorieuses (Denis, 2005). Tout d’abord, si on élargit la focale géographique, le déclin de la grève ne concerne pas toutes les sociétés du monde. On ne le retrouve pas dans de nombreuses sociétés du Sud ou dans les nouveaux pays industrialisés, qui ont connu au contraire, dans les vingt dernières années, un regain des grèves. C’est le cas, par exemple, des pays du Maghreb/Machreck, de la Chine, du Brésil, du Bangladesh, du Cambodge et de l’Afrique du Sud (Quijoux, 2014). Ensuite, si on revient au cas de la France, des données statistiques plus fines poussent à relativiser le constat d’un déclin structurel de la grève. Par exemple, l’enquête diachronique REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) mise en place par la DARES au début des années 1990, a montré que les grèves, loin de disparaître, se sont plutôt transformées. Elles sont devenues plus courtes et localisées, au plus loin des mythiques « journées d’action nationale » des Trente  Glorieuses. Ce caractère plus intermittent explique

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aussi leur invisibilisation croissante, tant dans les statistiques publiques que dans les médias et le champ politique (Béroud et al., 2008). Par ailleurs, les conflits au travail ne se réduisent pas aux grèves : entre le refus des heures supplémentaires et le sabotage/freinage de la production, en passant par l’absen­téisme et le turn-over, les répertoires de mobilisation se sont pluralisés. Au demeurant, de nombreux conflits n’en empruntent pas vraiment. C’est le cas, par exemple, des mobilisations à l’hôpital analysées par Ivan Sainsaulieu (2012). En luttant au quotidien pour définir des règles de travail acceptables, le personnel soignant cherche surtout à souder un collectif de travail divisé par de multiples hiérarchies et disciplines médicales : on aurait affaire à des mobilisations « consensuelles » plutôt que « contestataires ». C’est le cas, plus généralement, de toutes ces microrésistances par lesquelles les individus font valoir leur vision d’un travail « plus vivable, plus tenable » – c’est-à-dire leurs valeurs –, contre une organisation qui produit de la souffrance et de l’aliénation (Linhart, 2009, p. 72). Les conflits du travail se manifestent essentiellement aujourd’hui dans ces « décalage(s) entre travail prescrit et travail réel » (p. 71). Enfin, ces conflits ne se réduisent plus aux frontières canoniques du «  monde du travail » pensé par la sociologie industrielle des Trente  Glorieuses  : ce monde de salariés aux emplois stables, hommes et blancs, syndicalisés et grévistes, œuvrant dans le public ou dans le privé (Groux, 1998). Pour l’univers du salariat, c’est la sociologie des relations professionnelles qui s’est chargée de le démontrer. Avec la précarisation croissante des formes d’emploi, les conflits sociaux tendent aujourd’hui à se centrer sur la question de la durabilité et de la stabilité de l’emploi salarié (Lallement, 2008b, p. 68‑89). Mais d’autres conflits se produisent en dehors du salariat. Pensons par exemple aux luttes féministes autour du salaire domestique (Wages for Housework), menées à l’échelle internationale entre 1972 et 1977 (Toupin, 2014). Ce combat visait à faire reconnaître comme du « travail » les activités domestiques des femmes. Il s’agissait donc d’un conflit au travail et du travail : un conflit surgi dans des lieux de travail invisibilisés – les foyers –, portant sur les catégories sociales du travail, et par là même sur les dynamiques de l’exploitation capitaliste (Federici, 1975). Une partie considérable des conflits contemporains porte sur ces enjeux de reconnaissance. Ils questionnent les frontières du travail domestique ou gratuit, ou encore ces activités comme le « travail reproductif » qui ne cessent d’être marchandisées par le capitalisme, sous la forme du care (Federici et al., 2020). Certaines d’elles sont essentiellement le fait des populations racisées. Leurs grèves, comme celles des personnels de nettoyage des hôtels de luxe en 2015‑2016, mettent ainsi en jeu la dimension intersectionnelle (genre-race-classe) de leur marché du travail (Almberg, 2016). On est ici au plus loin du « monde du travail » de la sociologie industrielle. Le processus contemporain d’ubérisation a contribué à le faire éclater. Avec l’émergence d’un capitalisme de plateforme, les frontières du travail

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gratuit se sont ultérieurement élargies, en même temps que l’extraction de la valeur a atteint des niveaux sans précédents (Cingolani, 2021). Pensons à ces livreurs des plateformes d’e-commerce immortalisés dans l’un des derniers films de Ken Loach, Sorry We Missed You (2018) : comment contester un travail qui colonise l’intégralité de la vie quotidienne, jusqu’aux nuits, qui empêche toute pause et toute évasion ? Les luttes menées par les travailleurs de la mode à Milan ou par les coursiers de Deliveroo à Paris, visant à maintenir leur marge d’autonomie dans le travail, montrent toute la spécificité des conflits traversant nos sociétés ubérisées. Une perspective anthropologique peut déconstruire ultérieurement les vieilles habitudes de la sociologie industrielle. Comme le montre Aihwa Ong (1987), la conflictualité au travail peut s’exprimer par des langages culturels autres que des revendications économiques ou de justice sociale. C’est le cas des résistances des ouvrières malaisiennes dans l’industrie agricole de Selangor et au Japon, qu’elle a étudiées de près. Elles puisent à une symbolique religieuse. Ces ouvrières sont périodiquement sujettes, pendant le travail, à des « crises démoniaques » et à des phénomènes d’ensorcellement. Selon Ong, ce sont les symptômes psychosociaux d’une transition trop rapide d’un modèle de société paysanne à un autre de société industrielle, qui plus est dépendant dans la division internationale du travail. Mais ces « possessions démoniaques » témoignent aussi d’une forme de résistance, par l’irrationnel et le religieux, aux disciplines imposées par le nouvel ordre industriel : une forme de résistance qu’on retrouve, avec d’autres systèmes de croyances, dans les toutes premières contestations ouvrières de la discipline industrielle (Thompson, 2004 [1967]).

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Les conflits au sein des organisations De nombreux travaux sur les conflits au travail les abordent dans une perspective organisationnelle. Ce regard a tout son intérêt  : certaines configurations organisationnelles se prêtent particulièrement à l’éclatement de conflits et, a fortiori, certains d’eux structurent la vie sociale des organisations –  entreprises, administrations publiques, établissements publics, associations. On doit à Jean-Daniel Reynaud (1926‑2019) d’avoir refondé la sociologie des organisations autour de cette perspective. Selon ce spécialiste du travail et des syndicats, les conflits sociaux génèrent de nouvelles règles collectives, de nouveaux arrangements entre les acteurs qui composent toute organisation (Reynaud, 1982). C’est en ce sens que les organisations tiennent et changent grâce aux conflits qui les traversent : une lecture qu’on pourrait appliquer, telle quelle, à la société dans son ensemble. En réalité, les premières enquêtes sur les conflits organisationnels étaient aux antipodes de cette perspective. Elles ne visaient pas tellement à les

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analyser, mais plutôt à en empêcher le surgissement. C’est le cas, par exemple, de la théorie des « systèmes sociotechniques » établie par Frederick E. Emery et Eric L. Trist (1965). Dans une enquête de  1946, ces chercheurs du Tavistock Institute of Human Relations de Londres l’avaient conçue comme une réponse organisationnelle aux conflits miniers qui avaient émaillé le Royaume Uni après-guerre, dus selon eux à l’inefficacité de l’organisation tayloriste du travail. Étudier les conflits dans les organisations devait ainsi permettre de les juguler : proche du management, la sociologie des organisations est née comme un savoir « anti-conflits », résolument antimarxiste. Il faudra attendre le « paradigme stratégique » pour que les conflits organisationnels soient documentés empiriquement dans une visée davantage positive que normative. On doit à Michel Crozier (1922‑2013) et Erhard Friedberg (1942-) d’avoir systématisé, dans L’acteur et le système (1977), cette perspective de recherche. S’étant formé comme sociologue par l’observation des syndicats américains et de la « conscience de classe » des employés de bureau, Crozier avait contribué dès les années 1960 à alimenter ce type d’analyse. L’enquête qui donnera lieu au Phénomène bureaucratique (1963) était centrée sur les relations conflictuelles au sein de l’entreprise française SEITA (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes). Crozier avait observé de nombreux conflits au sein de cette entreprise : certains liés à la hiérarchie, entre les ouvriers d’entretien et les chefs d’atelier ; d’autres liés aux rapports sociaux de genre, entre les ouvriers d’entretien et les ouvrières de production (Crozier, 1963, p. 157‑182). Au cours de son enquête, le sociologue avait déjà remarqué que ces conflits étaient dus aux stratégies élaborées par les acteurs pour s’imposer les uns aux autres, « toujours dans la limite où l’autre, jamais dépourvu non plus de ressources, peut en retour négocier sa participation à l’action » (Martin, 2012, p. 98). Dans la SEITA, chaque groupe d’acteurs cherchait à « tirer son épingle du jeu » en jouant sur ses prérogatives : les dirigeants imposaient les normes de travail et de production en jouant sur leur place dans l’organigramme ; les ouvriers d’entretien étaient les seuls à savoir réparer des machines qui tombaient régulièrement en panne ; les ouvrières de production comptaient sur leur nombre, nécessaire pour faire tourner l’entreprise. L’acteur et le système systématise cette découverte sous la forme d’une sociologie générale. Il place la conflictualité au cœur de toute organisation. Sa cause est à chercher, selon Crozier et Friedberg, dans la distribution inégalitaire de l’information, du pouvoir et de l’influence. Étant donné que la rationalité des acteurs est limitée (March et Simon, 1958), les asymétries d’information sont à l’origine du pouvoir dans l’organisation. La compétition pour le pouvoir (et donc le conflit social) est ainsi une compétition pour la maîtrise de l’information. C’est d’autant plus vrai que, dans les organisations sociales modernes, la bureaucratie laisse subsister des « zones d’incertitude »  : des « failles » des règlements ou de l’organigramme où se loge la prise de décision.

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Aussi la capacité à obtenir de l’information et à exercer une influence sur ses réseaux de proximité, se transforme en pouvoir réel de décision. En conclusion, Crozier et Friedberg montrent que le conflit social n’est pas réductible à la seule logique verticale opposant les plus puissants aux moins puissants à partir de l’organigramme de l’organisation. Il se joue aussi, et surtout, sur une logique horizontale et transversale, opposant des groupes d’acteurs luttant pour la maîtrise du pouvoir décisionnel au sein de l’organisation. La théorie de la « régulation sociale » de Jean-Daniel Reynaud complète ce tableau. Elle cherche à comprendre l’articulation concrète qui se met en place, dans toute organisation, entre logique conflictuelle et négociation, en dépassant la vision purement stratégique et utilitaire de L’acteur et le système (Reynaud, 1994). Si Reynaud admet que le conflit est toujours dû aux stratégies concurrentes des acteurs, il reconnaît aussi que celles-ci ne se produisent pas dans le vide. Elles voient le jour dans un espace social doté d’une certaine consistance, régulé par des normes formelles (comme la hiérarchie et les règlements) et des conventions informelles (résultant de l’histoire de l’organisation).  Par ailleurs, aucune organisation ne pourrait survivre dans un état de conflictualité aussi latent qu’anarchique que le décrivent Crozier et Friedberg. La stabilité collective n’est pas seulement l’effet du pouvoir, mais également de la concertation entre acteurs. Leurs conflits dans les règles et sur les règles aboutissent à autant de « régulations conjointes » qui, à l’image des conventions collectives du travail, stabilisent les organisations dans le temps. Transformées en normes ou en conventions, ces « régulations conjointes » deviennent par la suite le cadre à partir duquel de nouveaux conflits pourront surgir (Adam et Reynaud, 1978). En effet, différemment de la « conscience collective » durkheimienne, fondée sur l’amour inconditionnel de chacun envers le collectif, ces régulations produisent des « rapports de méfiance, de tolérance et de respect » entre acteurs (Reynaud, 1979, p. 271). Aussi elles dépendent des rapports de force au sein de l’organisation : c’est pourquoi « dans une telle conception de la régulation, celle-ci ne s’oppose pas au conflit. Au contraire, elle en est la solution provisoire. Et, parce que cette solution est provisoire, l’étude du conflit est indispensable pour c­ omprendre la portée et la solidité de cette solution » (p. 272). Parmi ces « régulations conjointes », Reynaud distingue des « régulations de contrôle » et des « régulations autonomes » (1988). Les premières sont formalisées dans la hiérarchie de l’organisation et opèrent de façon verticale, du sommet vers la base ; les deuxièmes sont issues des conduites collectives au sein de l’organisation et opèrent de façon horizontale, entre les différents groupes qui la composent. Un conflit apparaît lorsque les « régulations autonomes » entrent en contradiction avec les « régulations de contrôle » : c’est-à-dire, lorsque les règles créées par l’interaction sociale ordinaire entrent en contradiction avec les normes qui la contraignent au départ. Plus précisément, le conflit social surgit lorsque la règle collective, tributaire de

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l’autonomie des acteurs, se heurte à une norme restreignant drastiquement leur « espace de jeu » avec les règles (Reynaud, 1989). En ce sens, la théorie de la régulation sociale va au-delà de l’analyse des conflits dans les organisations. C’est une théorie générale du social, opposant un « paradigme décisionnel », fondé sur l’autonomie des acteurs et leur capacité à se saisir des règles, à un « paradigme déterministe », fondé sur la primauté des normes dans l’action sociale (Reynaud, 1995, p. 218‑223). Comme le montre Reynaud, le conflit recèle une fonctionnalité qui peut être systémique. Il maintient en vie les systèmes sociaux, en canalisant l’entropie propre à tout collectif et en créant des formes plus ou moins durables de consensus (Monroy et Fournier, 1997). Dans une perspective psychosociologique, certains travaux ont approfondi le volet psychique de cette hypothèse. Un ouvrage fondateur de la sociologie clinique, L’emprise de l’organisation (1979), analyse ainsi la montée en puissance d’un modèle d’organisation –  l’organisation hyper-moderne –  dont sont prototypiques les multinationales. À travers leurs techniques de management, fondées sur le principe de l’isolement des travailleurs, ces organisations parviennent à exercer une emprise psychique sur l’inconscient de leurs membres, qui paralyse leur capacité critique. En empêchant « la construction de véritables relations amoureuses, donc conflictuelles, entre les individus, en les remplaçant par une relation amoureuse centrale au niveau proprement imaginaire, d’où tout conflit est exclu » (p.  197), l’organisation aliène, à proprement p ­ arler, ses acteurs. Le conflit devient la seule réponse possible à cette aliénation tant sociale que psychique. Il est un exutoire à la fois pour l’individu et pour l’organisation. C’est pourquoi le sociologue, s’il donne à son travail de recherche un volet clinique d’intervention sociale, doit accompagner les membres des organisations dans la construction des conflits sous-jacents à leur vie ­collective (Enriquez, 1992).

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Les nouveaux objets du conflit Sylvaine Bulle

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Chapitre 6

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Du conflit de classe à l’éclatement du conflit : la sociologie du conflit au xxie siècle

Il s’agit désormais de se pencher sur les renouvellements ultra-contemporains des conflits sociaux. La réalité sociale, telle qu’elle se déroule sous nos yeux, permet de nous emparer d’une hypothèse centrale. La conflictualité sociale est aujourd’hui plus large et plus aiguisée que celle qui a été décrite dans la tradition sociologique. Elle a désormais en son cœur la fragilité du lien social et l’individuation propres aux sociétés de masse, qui sont aussi des sociétés démocratiques. Cette hypothèse nous permettra de rendre compte au fil des chapitres de conflits variés, avec différents types d’acteurs, d’objets, d’espaces. Certains renvoient à la perspective d’une transformation sociale, qui inclut les préoccupations identitaires et les différentes subjectivités. D’autres sont davantage tournés vers le changement social, axé sur l’action collective historique. Avant de dresser le tableau de ces conflits, il convient d’établir le contexte général à l’intérieur duquel ils prennent une signification. Le moment sociologique actuel est la modernité tardive (Rosa, 2012) qui se caractérise par un ensemble de fragmentations et d’incertitudes liées à une phase de changements et d’accélérations notamment technologiques remettant en cause les principes du progrès. Cette phase contemporaine repose sur trois constats. Le premier tient au fait que le social, traditionnellement défini comme l’ensemble des traits et des conditions de vie qui permettent de définir une société, n’est plus un bloc homogène avec des identités identifiées, de la bourgeoise aux ouvriers. La sociologie critique et marxiste a contribué à donner une large place à ces derniers. Le ­deuxième constat est la fragmentation de l’unité de temps et d’espace au sein des sociétés actuelles, en raison de la globalisation et de l’accélération

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du temps. Le dernier constat est la place accordée à l’autonomisation des individus. Il se traduit par le différencialisme et le particularisme identitaire, au détriment de l’universalisme et du rôle de la nation qui furent des formes sociales et politiques assurant la cohésion sociale. Pour résumer ces trois dimensions, nous pouvons évoquer l’émergence d’une société d’individus qui revendiquent une autonomie sociale, professionnelle, personnelle ou culturelle. C’est la raison pour laquelle en Europe et dans le monde, nous voyons apparaître depuis trois décennies de nouvelles formes de conflictualité sociale et politique, souvent dissociées du cadre habituel des revendications auxquelles appartiennent les manifestations syndicales et les luttes partisanes. Au sein des sociétés néolibérales ou post-­industrielles (Bell, 1997), la conflictualité se déplace : de la société de classes vers l’individu, qui s’impose désormais comme le véritable acteur de la transformation sociale. Les individus n’apparaissent plus comme de simples agents sociaux, mais comme des êtres affirmant leurs expériences singulières. Nous pouvons mentionner la souffrance sociale au travail, dans les lieux de vie, le souci d’avoir des pratiques culturelles singulières ou de s’engager dans des causes. L’individuation implique donc des formes d’action collective qui ne se résument pas à des luttes instrumentales pour obtenir ou conserver un statut au sein d’un ordre social, voire réaffirmer celui-ci. Au contraire, les mouvements pour les droits ou pour les places présentent des effets cumulatifs pour le changement social.

Des sociétés de classes sans conflit de classe ? Le tournant majeur des sociétés post-industrielles réside dans une lutte pour les places qui donne lieu à de nouveaux modes d’action collective. L’origine des conflits est multisituée. À la différence des luttes de classes, les conflits actuels reposent de moins en moins sur une représentation unifiée de la classe ouvrière et du travail salarial que les syndicats étaient chargés de promouvoir. Un autre phénomène apparaît au tournant des années 1990. Des catégories que la sociologie croyait stables, comme l’école chargée d’attribuer une place dans la société, ou la famille se sont profondément transformées. L’éclatement de la cellule familiale traditionnelle, constaté depuis quelques décennies, traduit l’accélération des mobilités et des déplacements, tout comme la place prise par l’économie dans les comportements individuels (Bauman, 2004) avec de nouveaux modes de vie nomades et flexibles. Dans le même sens, une tension s’exprime au sein du modèle scolaire traditionnel, particulièrement en France, entre le principe républicain d’égalité des places et la demande croissante d’égalité des chances. Elle donne lieu à de nombreuses luttes pour la réussite scolaire, dont témoignent les stratégies

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d’évitement au sein de quartiers, de groupes, d’écoles, lorsque ceux-ci sont considérés comme des obstacles pour l’épanouissement des parcours individuels. Ces transformations ont pour corollaire la montée de l’individualisme au sein d’une société qui n’est plus unifiée par ces piliers qui étaient garants de la cohésion sociale. Ces changements ont amorcé une véritable transformation du sujet social. Ni l’idéal marxiste des luttes, ni l’éthos traditionnel du gréviste n’ont été dopés par la globalisation et la montée de l’individualisme. Pourtant les sociétés post-industrielles se caractérisent par le paradoxe apparent lié au fait que des individus de condition sociale différente partagent une expérience commune qui se traduit par leur participation à des mobilisations échappant à toute unification idéologique. Il s’agit des luttes des sans-papiers, des lesbiennes gays bisexuels et transgenres (LGBT), des étudiants et des fonctionnaires déclassés en passant par les travailleurs du milieu hospitalier, ou les parents d’élèves. Elles ont pour objectif de renforcer les identités individuelles ou collectives. Le sociologue Alberto Melucci avait défini ces mobilisations comme de nouveaux mouvements sociaux (Melucci, 2016), dans la mesure où ils donnent lieu à des nébuleuses post-politiques, qui reflètent une décomposition sociale révélatrice des sociétés post-industrielles. Ils sont à mettre en rapport avec le désinvestissement des États en matière de protection sociale et de solidarité, destinées à la régulation des inégalités. Le sociologue pointe le fait que ces nouveaux mouvements, à l’image de la jeunesse, témoignent d’une exigence d’autonomie individuelle qui s’applique aux relations sociales. Ils ont des conséquences en matière d’action collective en mettant en avant le caractère culturel et social du conflit lié, dans le cas de la jeunesse et des mouvements écologiques, au désenchantement du monde. La post-modernité est l’époque qui met en lumière les subjectivités individuelles, notamment à partir de lieux connectés et de la démocratie numérique. À travers eux, l’individu apparaît comme soucieux de défendre une place personnelle, tout en affichant une véritable participation dans la vie sociale et collective.

Un tournant pour la sociologie ? La nécessité d’une bonne connaissance des acteurs Cette évolution, dessinée à grands traits, a une conséquence sur le renouvellement de la sociologie. Celle-ci a été contrainte de revoir l’ensemble de ses modes de connaissance de la réalité. Les années d’après-guerre correspondent sur le plan scientifique au fonctionnalisme de Parsons, dans la mesure où le système social reposait alors sur des statuts sociaux lisibles et sur une conflictualité de faible intensité. L’ordre social était alors stabilisé. La période post-soixante-huit a vu émerger la critique sociale et la sociologie

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de la domination, marquées par le souci de dévoiler un ordre social ou l’illusion des acteurs par rapport aux différentes contraintes qui pèsent sur eux. Ces sociologies étaient toutes vouées à la réification du social et de l’individu. C’est au philosophe Michel Foucault que l’on doit d’avoir signifié la nécessité d’un changement de paradigme. Selon cet auteur majeur, si le sujet post-moderne est entièrement gouverné par le social, il reste parfaitement en mesure d’agir en tant que sujet libre. Sa pensée a eu des effets sur la sociologie et au-delà. La sociologie de l’action d’Alain Touraine (1978, 1984a) a été l’une des premières à revisiter la sociologie critique et à avoir désencastré l’individu de ses déterminations sociales, afin de prendre en compte sa capacité réflexive. Touraine et d’autres sociologues, comme François Dubet (1994), Didier Lapeyronnie (1993), Robert Castel (1995), appartenant à la sociologie du conflit, perçoivent la nécessité de penser les transformations sociales autrement que comme une opposition entre ordre symbolique ou social et collectifs « classistes ». Ils analysent la métamorphose de la question sociale à partir de la société salariale et des formes de fragilité sociale. Ils font référence au conflit social, non plus seulement comme un conflit de classe, mais comme un ensemble de demandes sociales de la part d’individus, ayant conscience d’eux-mêmes, et qui souhaitent participer à la production de la société et non pas seulement à sa reproduction, telle qu’elle est étudiée par la sociologie de la domination. Ils se démarquent de l’individualisme méthodologique, incarné par le sociologue Raymond Boudon, qui consacre le maintien du système social à partir d’une approche interindividuelle et limitée du conflit. À la suite de la sociologie de l’action, la théorie de la reconnaissance (Honneth, 2002) conforte la place des individus qu’elle définit comme des sujets de souffrance sociale, cherchant à être valorisés, au sein des sociétés post-modernes. C’est donc dans un cadre renouvelé que des approches plus dynamiques de la sociologie se font jour. Elles prennent mieux en compte l’emboîtement des phénomènes sociaux. Depuis ce tournant sociologique, les sciences humaines ont adopté des démarches processuelles, qui tiennent compte des événements biographiques, des déplacements dans l’espace social, des trajectoires interpersonnelles au sein de démarches à la fois diachroniques et synchroniques, comme l’ont bien montré Andrew Abbott et sa théorie du turning-point (2009). Grâce à ces démarches, les sociologues ont trouvé d’autres champs de bataille que le mouvement social historique, en se penchant sur une forme de « pensée par cas », selon le nom de l’ouvrage éponyme du sociologue Jean-Claude Passeron et de l’historien Jacques Revel (2005). Ils intègrent la nécessité de prendre en compte les singularités des mécanismes qui participent à l’indignation des acteurs.

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De la lutte des classes aux luttes des places D’autres données sociales nous permettent de saisir ces évolutions. Nous l’avons mentionné  : le modèle politique de l’égalité des places, qui avait cherché à réduire les écarts entre les positions sociales, a perdu de sa robustesse. Il fut porté par le mouvement ouvrier puis par les États-providence. Cependant, la crise pétrolière des années 1970 a créé un chômage de masse, qui a accentué les déséquilibres sociaux entre ceux qui sont les mieux inscrits dans un ordre social, et qui accèdent à la mobilité sociale, au détriment de ceux qui rencontrent des obstacles en raison d’une inégalité géographique, professionnelle, de genre, voire d’origine. Les démocraties ont désormais intégré dans leur fonctionnement des correctifs à ces situations. Cela se traduit par l’importance factuelle ou symbolique accordée à l’égalité des chances (Dubet, 2010). On a vu naître différentes compétitions sociales : à l’école, dans le monde du travail, autour du mérite des individus afin d’encourager ceux qui ne bénéficient pas d’une position favorable. Le modèle de la discrimination positive basé sur la prise en compte de la diversité ethnique et les coups de pouce aux élèves défavorisés, s’imposent dans les démocraties libérales comme le moyen de pondérer symboliquement ou concrètement les injustices. L’égalité des chances, selon l’expression passée dans le langage ordinaire, a certes modifié l’image et la représentation des sociétés républicaines traditionnellement définies par une relative stabilité des positions au sein de la structure sociale. Au bout du compte, si elle tend à s’instaurer comme modèle de fonctionnement social, elle ne gomme pas le ressentiment de ceux qui sont en échec par rapport à ceux qui ont su saisir leurs chances. L’objectif d’atteindre une société plus juste au moyen d’un bricolage institutionnel ou économique se heurte à des conflits de « statut », selon le terme du sociologue Joseph Gusfield qui montre, dans La culture des problèmes publics (2009), l’importance d’une reconnaissance symbolique et publique par ceux qui se sentent dévalorisés. Particulièrement dans le cas de la France, l’idéal républicain est questionné par les membres des minorités qui souhaitent avoir toute leur chance et demandent que les identités multiculturelles ou d’appartenance, comme la religion, soient plus lisibles dans les épreuves administratives, les organisations collectives, l’école ou la santé. La définition de la cohésion sociale, telle que l’avait posée Durkheim, notamment dans De la division du travail social (1973 [1902]), est remise en cause à travers des luttes pour la reconnaissance. Cependant, le conflit ne perd pas son potentiel instituant. Les enjeux se sont déplacés et induisent une conflictualité mouvante et à géométrie variable, en rupture avec la solidarité de classe et avec la centralité de la classe ouvrière. Dans ce contexte, une question précise concerne l’expression de ces conflits d’un type nouveau. Avec quels acteurs et quel type de représentation ?

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Du mouvement social aux conflits multisitués. Quels types de conflits ? Le problème que posent les sociétés contemporaines, au-delà de leur nature industrielle, est la démultiplication et l’accroissement d’une division du travail. Elle entraîne l’individualisation et la compétition sociale, bien que les individus soient de plus en plus interdépendants avec leur milieu social. La lutte des placements a remplacé la lutte des classes. On entend par exemple s’élever des revendications pour plus de solidarité et simultanément pour plus de liberté et de reconnaissance des efforts individuels. Il s’agit d’une évolution par rapport au mouvement social et à la lutte des classes. À travers celle-ci, le « sujet social » et ouvrier demeurait indissociable des mondes auxquels il appartenait et des imaginaires politiques que véhiculaient ses représentants politiques ou syndicaux. Le mouvement social, terme qui se renouvelle dans les années 1990, met désormais l’accent sur des protestations portées par des sujets pluriels, traversés par de multiples identifications. Un des temps forts de la conflictualité sociale contemporaine provient par exemple de l’émergence des mouvements sociaux « périphériques », c’est-à-dire venant des marges de la société. Nous avons cité les luttes des sans-papiers, celles des étudiants et des LGBT dans les années de gestion post-SIDA auxquelles il convient d’ajouter les mouvements de solidarité en faveur des réfugiés et des migrants, des travailleurs précaires. Dans ce registre, la classe ouvrière et les luttes unitaires deviennent des signifiants flottants. Autre temps fort des années 1990 : l’apparition de mouvements de libération nationale, régionale et transnationale. Ils sont liés aux causes nucléaires et environnementales, aux causes féministes ou antifascistes, aux souhaits d’accéder à une indépendance territoriale. L’agir démocratique est dans ce cas tourné vers une transformation sociale marquée par la conscience collective. Il suppose une réflexivité des groupes qui permet de tenir ces derniers à distance d’une stricte velléité identitaire. La méthode de l’intervention sociologique, prônée par Alain Touraine et développée au Centre de recherches et d’Interventions Sociologiques (CADIS) aux côtés de Michel Wieviorka, de François Dubet et d’autres, est apparue dans les années 1980, pour appuyer ces mouvements. Il s’agit, en matière de sociologie de la connaissance et de méthodes, de mettre en avant une conception très élaborée du travail des sociétés sur elles-mêmes pour relancer la maîtrise de leur historicité. À cet égard, les décennies antérieures aux années 2000 ont été riches en événements consacrant le sujet social. En témoignent : le mouvement d’envergure nationale Solidarność en Pologne (1980) et les mouvements sociaux brésiliens et argentins (1990‑2001). En Europe, d’autres luttes ont soldé l’idéologie communiste et sont solubles dans le tournant libéral, en donnant lieu à des anti-mouvements, sur fond de nationalisme et de religion, comme c’est le

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cas en Hongrie, Russie et dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Les décennies des « trente piteuses » (1980‑2010) voient également apparaître des partis hybrides, moteurs d’une politisation ordinaire, comme le montrent le parti conservateur Tea Party aux États-Unis, ou le Mouvement des Cinq Étoiles en Italie apparu en 2009, puis devenu parti gouvernemental. Le cas français avec l’importance prise par le parti de droite-extrême permet de souligner une crise de représentation de l’imaginaire national, celui-ci n’étant plus partagé par tous. Pour résumer, ce contexte fournit un schéma d’analyse des avancées et des reculs dans l’organisation de la vie collective. Il semble que les conflits soient multisitués dans la mesure où ils expriment des luttes de différents groupes pour leur légitimation. Cela suggère que le besoin de transformation sociale est profond, quelles que soient les voies par lesquelles il s’exprime. Serait-ce la fin de l’acteur collectif ? Les mouvements post-politiques, sans gravité, diffus, analysés par Alberto Melucci (2016), tendent à conforter cette hypothèse.

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La démocratie dans le conflit. Reconflictualiser la démocratie ou reconflictualiser la société ? La nouveauté tient au fait que le conflit se cristallise sur la critique des formes prises par la démocratie. Différentes luttes et demandes peuvent se cumuler et converger vers une demande de changement social, qui s’exprime dans un cadre ou une demande démocratique. L’effervescence politique qui a lieu à partir de 2011 et en particulier la vague des mouvements du « dégagisme » (Printemps arabes, Iran, Asie, France, etc.) le montrent. Des citoyens ordinaires ont manifesté jusqu’à destituer des gouvernants en place, comme ce fut le cas des « révolutions arabes ». Des vagues successives ont souligné au Brésil, en Israël, en passant par la Corée du Sud, l’épuisement de la démocratie représentative. Différentes actions des « Indignés » (Espagne), d’Occupy (mouvement mondial) se sont disséminées sur toute la planète durant l’année 2014. En France récemment, le mouvement Nuit debout (2016), puis celui des Gilets jaunes (2018‑2019) ont incontestablement exprimé un tournant. Ils se sont dressés contre l’État, comme en témoignent les attaques réelles de lieux symboliques du pouvoir et la remise en cause des corporations des juges, des forces de l’ordre, des policiers. Sont-ils à la recherche d’une contredémocratie (Rosanvallon, 2006) marquant une défiance vis-à-vis de la sphère publique, ou d’un nouveau démos ? Ce qui se dessine à partir de ces mouvements est la remise en cause de la capacité des collectifs constitués ou des corps intermédiaires à répondre aux demandes de justice sociale. Il convient donc de distinguer une nouvelle

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fois le conflit du mouvement social, dans la mesure où le premier est un questionnement qui s’exprime dans l’espace de la politique et dépasse les espaces formels du politique. Le peuple est-il lui-même devenu le lieu de la conflictualité ? À travers l’expression populaire, il n’est pas uniquement question de demander des droits subjectifs (cas des luttes subalternes) ou une stricte amélioration de la performance économique (cas des Gilets jaunes), mais d’exiger des services publics de demeurer des piliers de la solidarité, avec une meilleure prise en compte de la souveraineté du peuple. Nous pouvons évoquer une lutte pour la démocratie ou un conflit de type démocratique, comme le montrent les interventions croissantes des groupes de citoyens organisés dans les affaires et dans les décisions quotidiennes qui les concernent. Il y a lieu de voir, dans le cas des « mouvements des places », une radicalisation de la démocratie (Laugier et Ogien, 2014). Un processus similaire de politisation ordinaire est à l’œuvre dans le cas des organisations militantes présentes dans les quartiers populaires dénonçant des injustices sociales et ethniques et trouvant à partir de l’empowerment et de la participation de nouveaux modes d’action collective. La sociologue Nina Eliasoph (2010) a particulièrement étudié l’engagement de personnes pauvres dans les banlieues américaines, lui permettant de parler de citoyenneté active, à propos de personnes peu habituées à intervenir dans le champ politique. Les conflits pour la démocratie donnent la possibilité au sociologue de penser celle-ci comme une forme de vie, c’est-à-dire comme le lieu d’expression d’un perfectionnisme moral. Différentes échelles de politisation ordinaire apparues récemment montrent que des éléments puisés dans la vie quotidienne –  l’éducation et la santé, l’économie, l’écologie et l’environnement – sont désormais des engagements en faveur de la démocratie. L’objectif pour les citoyens engagés dans un conflit n’est pas la recherche d’un confort individualiste et privatif, mais d’une expérience collective et souvent solidaire, en vue de la définition de la vie en commun et l’exercice de la souveraineté populaire. La conflictualité est donc le ressort critique d’actions permettant de décrire le travail démocratique des sociétés. Bon nombre d’expériences allant de l’engagement de proximité, des occupations de place, aux contestations juridiques s’appuient sur une description de la réalité sociale par les acteurs eux-mêmes. Les disputes, les affaires étudiées en particulier par  Luc Boltanski et la sociologie pragmatique des épreuves justifiées (Boltanski, 1990b ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Auray et Bulle, 2016), sont autant de façons de maintenir une conflictualité nécessaire à la démocratie et au vivre-ensemble. Elles permettent de mettre l’accent sur des injustices variées et de dévoiler l’ordre social porté par les institutions et par le gouvernement du monde (cas de l’altermondialisme ou de l’autonomie politique). D’autres opérateurs de la conflictualité peuvent apparaître à travers le rôle croissant des milieux vivants et des croyances spirituelles (cas de l’écologie). Tous donnent une place à l’agir et sa visibilité. Une sociologie du conflit doit

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donc tenir compte de deux plans devenus inséparables : celui du signifiant politique qui est véhiculé et, en second, celui de la forme prise par le premier à travers différents engagements, et en permettant de lui donner du sens. Ce cadre est par exemple familier des sociologies pragmatiques, attachées à regarder les coordinations d’acteurs.

La visibilisation et la publicisation des conflits : un enjeu pour la sociologie

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Lire les nouveaux conflits suppose d’accorder une importance aux modes d’apparaître dans l’espace public, celui-ci étant au cœur de la lutte démocratique. Ce n’est pas un hasard si les mouvements les plus vibrants ont été, dans la dernière décennie, ceux remettant en cause des régimes totalitaires et leurs cohortes de restriction, dont celle de manifester. Une multitude de dispositifs est à mettre à l’actif des protestations, désignant les deux plans superposés du politique et de l’action. On a vu par exemple fleurir des termes : comme ceux de « dégagisme » et de « la parole au peuple ». Ils font appel à un langage désignant le besoin de contester les institutions et les pouvoirs en place. Ces slogans n’ont-ils pas été brandis aussi par les assemblées d’Occupy à travers le monde ? Par les personnes manifestant « aux ronds-points » en France ? Ils expriment donc des revendications fortes se rapportant à l’égalité démocratique. Spécifiquement, le rassemblement, comme le montrent les philosophes Judith Butler (2016) ou Jacques Rancière (1995) dans leurs essais respectifs sur les voix en public, est lui-même une forme politique dans la mesure où il exprime le droit à avoir une place, excédant en cela les manifestations de quelqu’un ou de quelques minorités. L’apparition en public, que l’on peut nommer visibilisation, fait donc incontestablement partie de l’être démocratique, quand elle n’est pas une traduction de l’existence au monde, voire une ontologie démocratique, comme l’écrit Butler (2016). Un autre élément est le rôle joué par l’espace. « L’apparaître » ne peut pas être séparé de l’action, dans la mesure où parole et politique sont entremêlées (Arendt, 1992). L’indissociabilité entre apparition et action nécessite qu’il existe un espace public permettant la réunion des individus qui se reconnaissent. Ce type de configuration est central dans les mouvements récents. En tant que voix de la démocratie ordinaire, les protagonistes-citoyens doivent être vus et entendus, y compris au sein de véritables dispositifs communicationnels organisant leur parole. C’est ainsi que l’on a vu fleurir dans la période récente : des assemblées des places, des parlements avec leur cohorte de commissions, exprimant le sens à donner à une démocratie qui ne soit plus seulement participative, mais directe. Il est donc nécessaire que le sociologue tout comme le politiste accordent de l’attention à la signification que prend l’espace, dans sa matérialité, à travers différents agencements visuels, physiques et cognitifs ou numériques, dans la mesure où ils font partie de l’exposition commune. Il suffit ici de rappeler les exemples au-delà du cas des Printemps arabes, des Gilets jaunes, d’Occupy ou

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de Nuit debout, celui d’Extinction Rebellion intervenant fortement dans l’espace (chapitre 8). De telles actions collectives mobilisent des rues et des ronds-points, des places ou des boulevards et des bâtiments, quelquefois des friches permettant de configurer, à partir de la visibilité des participants et de leurs gestes critiques, un espace public. Là encore ces actions ont gagné tous les pays, d’Est en Ouest, de l’Espagne à la Grèce, à l’Iran, aux territoires palestiniens. ■

Repenser l’engagement : compétences militantes et savoirs profanes dans les conflits Il est aujourd’hui clair qu’il existe une dialectique entre la démocratie appréhendée comme un régime politique, vue à partir de ses institutions de la vie en commun, et la démocratie directe. Celle-ci est une aspiration à une vie collective, appelant à se déprendre des formes habituelles de la vie politique, tout en utilisant certains de ses espaces symboliques en vue de réarmer la conflictualité (Bulle, 2013 ; Emperador, 2019). D’autres évolutions sont à prendre en compte. Que devient la lutte en démocratie, si elle se passe par exemple de médiations ? Quelle est la partie réelle jouée par les citoyens ? La sociologie, à travers différents objets, se voit incitée à considérer les différents modes d’agir en démocratie. Ceux-ci ne renvoient plus seulement aux activités publiques protestataires, qui se passent dans les urnes, dans les manifestations, ou à l’occasion de crises. Elle implique de prendre en cause l’intervention du citoyen, non pas seulement dans le cadre des arènes délibératives ou d’un travail militant ; mais au sein de différentes scènes plus marginales. Ainsi on voit fleurir les enquêtes participatives menées en dehors des autorités publiques, auxquelles sont associés les habitants pour faire valoir leurs attachements à une série d’objets et de causes. Les enquêtes peuvent concerner l’environnement et l’urbanisme, la santé et les préoccupations sanitaires, auxquels sont sensibles les citoyens périphériques qui se considèrent comme invisibilisés par les pouvoirs locaux et nationaux. Le constat tend à rejoindre la sociologie des controverses. Rappelons que celle-ci permet de documenter différentes causes, comme la défense de l’environnement, les risques sanitaires (Barthe, 2006 ; Chateauraynaud et Torny, 1999), et est propice à la formation des publics oppositionnels, sur la base de collectifs argumentant et se disputant, fabriquant quelquefois leurs instruments de mesure. La controverse peut se traduire en montée en généralité et prend alors la forme d’une crise ou d’un problème public. Ce qui émerge davantage dans les démocraties libérales est l’existence de groupes qui ne cherchent pas un haut niveau de publicisation d’un problème. Ce sont en l’occurrence des citoyens, qui ne sont ni spécialistes ou experts,

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qui souhaitent s’exprimer au sein de dispositifs d’enquêtes, d’assemblées, de pièces de théâtre mimées et à travers lesquels ils manifestent leur condition existentielle. Nous pouvons donc parler de publics et d’objets oppositionnels et de l’enquête comme justification (Boltanski et Thévenot, 1991). Ces démarches sont-elles nécessairement politiques et en quoi renseignent-elles la sociologie des conflits ?

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Enquêter et participer : le rôle des publics oppositionnels Les interventions de proximité en particulier, tout comme la démocratie numérique que l’on a vu surgir dans les dernières décennies, montrent que les citoyens se laissent difficilement dominer par le savoir des experts et par la science de gouvernement. Ils se donnent la possibilité à travers leurs propres raisonnements, de justifier de l’importance qu’ils accordent à un cadre de vie, à des valeurs, notamment quand celles-ci sont menacées par des projets ou des interventions extérieurs, jugés tyranniques. Ces compétences font partie de la démocratie et montrent que les citoyens sont susceptibles de coconcevoir ou de coconstruire des expertises, afin d’y insérer leurs propres visions du monde, à partir de leurs récits, comme en témoignent en France les enquêtes sur les productions habitantes et la ville « d’en-bas » (Rosa Bonheur, 2019). Nous pouvons déceler à travers ces derniers un méliorisme en faveur de la démocratie. Ces engagements dans la proximité donnent l’occasion aux professionnels, détenteurs de savoirs experts, de revoir leurs propres approches face aux critiques qui leur sont formulées, comme nous l’avons vu dans le cas de la remise en cause de grands projets urbains et d’infrastructures. Cet aspect rend crédible l’idée selon laquelle la démocratie s’exprime par une communauté d’enquêteurs (Dewey 2011), réarmant une conflictualité sans que celle-ci ne soit nécessairement élevée. Les savoirs populaires reposent sur le regard que portent les acteurs sur un ensemble de problèmes publics et exprimant un démocratisme du jugement. Les formats expressifs (comme les récits intimes, les conférences mimées, décrivant le monde du travail ou les institutions), la production de supports visuels et de différents dispositifs jouent un rôle dans l’agir démocratique car ils permettent de médiatiser les émotions. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les enquêtes populaires, qui se traduisent par une capacité d’organisation des citoyens en collectifs « hybrides », peuvent être appréhendées comme une politisation ordinaire. En effet, ces pratiques prennent tout leur sens si l’on tient compte de l’existence d’une critique formulée, énoncée et rendue dicible par les acteurs eux-mêmes, incluant leur propre compréhension d’un ordre de la réalité ; sans passer par des médiations professionnelles et politiques, ni par le concours de sociologues. Ces tendances vont donc de

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pair avec le désinvestissement des circuits habituels de la démocratie (comme le vote) au profit d’autres scènes (chapitre 8). En témoigne l’essor des collectifs de solidarité durant la crise sanitaire de 2020. Il traduit une remise en cause symbolique des institutions à partir de la valorisation d’autres modes d’organisation (brigades de solidarité, distribution de nourriture et aide de proximité). Il faut en tenir compte dans le régime de connaissance sociologique dans la mesure où celui-ci, à l’image de la sociologie critique, a longtemps considéré que les actions individuelles ne parviennent pas à modifier l’ordre social. D’autres données sont venues confirmer ce tableau. Avec Internet, les termes de l’expérience politique ont évolué. Des formes nouvelles et d’« expérimentation » désignent désormais des besoins d’expression en dehors des arènes publiques (Allard et Blondeau, 2007). Les outils proposés par les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettent en effet la dissémination de la parole et donc de la critique ordinaire, avec l’objec­tif quelquefois de se distinguer du militantisme. À première vue, ces nouvelles formes de résistance médiatique émanant d’individus inter­ connectés semblent proches de l’individualisme et sont propres à le renforcer. Elles peuvent par conséquent accentuer les segmentations des différentes commu­nautés. Pourtant, comme on l’a vu avec les « printemps des peuples » en 2011 (monde arabe, Canada, Iran, Asie) et avec les Gilets jaunes en France, c’est un vase mouvement démocratique que permet la contestation numérique. Dans le même sens, le féminisme et l’antiracisme se sont largement renouvelés avec les différents formats numériques (comme les hashtags et les témoignages sur Tweeter et Facebook), véritable laboratoire des identités. C’est encore le cas des campagnes de boycott, de la démultiplication des pétitions et des campagnes d’opinion. Ce médiactivisme pose plusieurs questions au sociologue des conflits. Permet-il de créer un « nous » collectif ? Ou s’agit-il strictement de mouvements labiles et peu structurants ? Quelle est la portée des témoignages numériques par rapport à l’approche biographique et des trajectoires, dont la sociologie politique des mouvements sociaux se saisit habituellement ? Deux éléments sont à noter. Le médiactivisme jette un trouble dans la sociologie politique, voire la science politique, tout comme dans la sociologie des médias. C’est ce qu’analyse le sociologue Dominique Cardon (Cardon et al., 2013). L’activisme numérique tend à s’autonomiser des instances de délégation ou de représentation démocratique, tout en réaffirmant les enjeux de conflit social en se passant du travail sociologique. D’une part, il permet à de nouveaux publics actifs de s’informer et surtout de circuler d’un événement à un autre, comme en témoignent les nombreuses mobilisations via internet pour soutenir des luttes et des causes. D’autre part, il donne naissance à des supports d’information alternatifs, couvrant les rassemblements, ce qui traduit un besoin de démocratisation de l’information face à l’hégémonie des médias traditionnels.

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Pour résumer, l’éclatement des conflits met en lumière l’évolution des publics oppositionnels, qui repose sur une désidentification à la démocratie délibérative et aux organisations syndicales ou sociales, avec de nouvelles exigences en matière de visibilité et de modes d’action propres à réarmer la conflictualité. Le film Merci patron réalisé en 2016 par François Ruffin, député de La France insoumise, l’illustre parfaitement. En choisissant de placer sous les projecteurs des personnes ordinaires, soumises à l’épreuve du chômage, l’homme politique démontre les échelles intimes du conflit social et la légitimité des actes et des paroles proférées par « N’importe qui ». N’est-ce pas aussi le signe d’un enchevêtrement des échelles locales et globales, situées et structurelles ?

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Le tournant « terrestre » On assiste depuis deux décennies à l’essor de pratiques citoyennes, rurales et citadines qui prennent comme socle les territoires. Elles vont de l’entraide à l’écologie, en passant par le soin et l’hospitalité. Elles visent à mettre en adéquation des modes de vie avec des modes d’engagement afin de conjurer la réalité sociale et les différentes formes de violence qui s’exercent sur les cadres de vie. Ces engagements sont-ils incompatibles avec une échelle globale des luttes ou avec une compréhension générale des phénomènes mondiaux ? Que nous apprennent-il du conflit social ? Des pratiques politiques ordinaires comme celles que nous avons citées incitent à dépasser la modernité libérale, les injonctions économiques et l’innovation qui lui sont adossées pour se repositionner sur des lieux de vie « vivables » et maîtrisables, où l’intelligence collective peut se déployer, d’association en association, de personne à personne, et de proche en proche. Comment expliquer ce phénomène ? Les sociétés contemporaines éprouvent le besoin de réactiver des liens à partir de nouvelles formes d’action, de nouveaux espaces du conflit, sans que celles-ci ne soient identitaires ou exclusivement sectorielles. C’est la raison pour laquelle l’échelle locale s’impose comme la mesure pertinente des relations sociales par l’agir en commun, à travers lequel les individus confèrent du sens à leur action, en la pensant par rapport aux actions émanant d’autres. La définition assez classique du conflit donnée par la sociologie historique convient pour définir aussi une relocalisation de la politique qui se traduit à l’échelle de la proximité. Qui aurait anticipé ce changement ? Alors qu’on avait pris l’habitude de voir la critique sociale se déployer sous la forme de la mobilisation organisée, des mouvements comme les Gilets jaunes, des associations comme les Brigades de solidarité apparues lors de la crise sanitaire de 2019, des associations pour l’écologie populaire,

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proposent un autre cadrage de l’action collective qui passe par le réinvestissement de lieux de vie. Ils expriment ainsi la volonté de retrouver un rapport local au monde que le sociologue Bruno Latour a récemment appelé « terrestre » (2017), par opposition à la politique « hors-sol » des experts et des gouvernements, acteurs qu’il considère comme surplombants, et vus comme incapables de se soucier des affaires du quotidien et communes aux vivants. Un autre sens de cet « atterrissage » politique est clair : il repose sur la critique de la nouvelle division du travail. Les salariés sont de plus en plus dépendants des groupes industriels mondialisés, mais ceux-ci sont paradoxalement stationnés dans des régions ou des villes en voie de délitement. La remise en cause de la modernité liquide qui se traduit par ces phénomènes, tout comme les interrogations portant sur le cadre de vie, sont autant de façons de retrouver un rapport au réel, qu’exprime le paradigme de la reterrestrialisation, en contrepoint des entités abstraites et mondiales. D’autres exemples actuels en  témoignent, comme le rejet du mode de vie métropolitain (Faburel, 2020) et la fuite vers des régions moins peuplées et plus vivables. S’ajoute à cela l’adhésion aux modèles politiques d’un nationalisme fermé qui est, pour certains, un moyen de mettre fin à l’errance humaine produite par les mobilités et les circulations mondiales. Ces variations ne sont donc pas erratiques. Au sein des nouvelles luttes locales, appelées terrestres, il est question de renouer des relations avec des milieux naturels, écologiques et avec des modes d’existence qui avaient été délaissés par les sociétés industrielles. C’est dans ce contexte qu’une tendance politique et sociale a émergé à partir des années 1990, prenant mieux en compte les milieux de vie (Umwelt) comme élément de la démocratie. Comme nous le verrons plus loin (chapitre 8), les environnements et le monde vivant sont aujourd’hui appréhendés comme des « actants », susceptibles de faire partie d’alliances permettant de questionner les manières d’habiter le monde. Ce qui compte à travers eux est la reconnaissance des interdépendances de nos existences avec le milieu écologique, et qui entre dans la réflexion politique sur le devenir du monde. Il arrive que ces conflits éclatés dans le temps et dans l’espace, parfois minuscules, s’expriment par la violence. Ce paradigme est à intégrer dans l’analyse.

Réinterroger la démocratie par les marges Il y a matière à s’interroger sur la signification d’un activisme hautement conflictuel, notamment quand il surgit au niveau local, dans des endroits ruraux ou urbains inattendus. C’est le cas de certaines révoltes actuelles, allant des cortèges de tête, aux manifestations sauvages, aux actions de

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sabotage en passant par des émeutes sociales. Ils posent de nombreuses questions d’ordre définitionnel. Si l’opinion publique et la sphère médiatique tendent à considérer que de tels phénomènes sont résiduels, ou au contraire qu’ils signent une « nouvelle radicalité », que signifie le retour de l’activisme conflictuel ? La tentation est grande de vouloir lire un type de violence exacerbée, comme le résultat d’une relation fonctionnelle, voire routinière entre des acteurs violents et le pouvoir ; alors qu’elle est au contraire une forme de contestation sourde, disparate et centrifuge, une résistance aux formes traditionnelles d’enregistrement de la contestation politique. Elle est liée au contexte international, dans la mesure où les régimes démocratiques prennent des voies autoritaires et répressives, en raison des enjeux sécuritaires, et sanitaires, ces derniers étant apparus cruciaux avec la pandémie de 2020. Elle peut exprimer plus nettement une critique d’une série de rapports de domination, où figurent l’aliénation marchande, la tyrannie de différentes autorités policières et judiciaires, ­auxquelles il s’agit de s’opposer physiquement. C’est le cas des Black Blocs, des Zad et des occupations autonomes. Nous pouvons inclure les nombreux récits qui émanent des groupes effondristes, tout comme ceux qui font du sacré et de différentes croyances un point d’appui pour développer un retour vers le « terrestre ». Différents investissements moraux et psycho­logiques prennent comme base le « local », les attachements au non-humain ou à la communauté biotique. Ils priment sur la réalité, révèlent un  véritable régime politique de l’angoisse en raison de l’incertitude radicale qui pèse sur le monde. Dans tous ces cas, il est crucial de se situer à l’aval des figures classiques du conflit social, ou des controverses, en prenant en compte des scènes inégalement accessibles à l’observation. La conflictualité, dès lors qu’elle ne trouve pas les cadres susceptibles d’embrasser ce qui ne fait pas consensus, tend à s’exprimer dans des espaces autres que ceux des arènes démocratiques. La remise en cause de la réalité peut s’exprimer à travers la violence. Certes, la violence est loin d’être un impensé de la sociologie du conflit ou de la philosophie politique. Historiquement, elle résonne comme l’expression d’un conflit grégaire entre des individus ou des groupes, comme l’a bien montré Elias dans La civilisation des mœurs (1973). La problématique peut encore s’étendre à celle de la crise, imbriquant des échelles macrosociales et microsociales d’injustice, qui se répercutent à l’échelle intime (Collins, 2008). Il faut aussi compter avec une définition politique et contemporaine de la violence, lorsqu’elle émane de groupes portant la terreur à un niveau eschatologique ; comme c’est le cas des attentats-suicides, au caractère religieux, voire rédempteur. Ce que révèle concrètement le cycle de protestations, notamment lorsqu’elles sont émeutières, est le changement de paradigme en ce qui concerne l’expression de la démocratie.

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Ce point a été particulièrement souligné par les philosophes du politique, comme Jacques Rancière, Miguel Abensour et Claude Lefort, désignant tous les trois la conflictualité aux marges, comme une forme de vitalité démocratique. Sur un plan sociologique, et comme nous le verrons plus loin à partir d’exemples au chapitre 10, la violence est une catégorie descriptive des sociétés contemporaines. Qu’il s’agisse des cortèges de tête, des saccages de bâtiments ou de l’appropriation de biens privés, ces formes se présentent d’abord comme une demande de renouvellement de la démocratie, susceptible de devenir plus antagoniste, et en vue de rendre possible la réinvention permanente des sociétés. D’où les épithètes de démocratie « sauvage », « anarchique », « insurgeante » ou insurrectionnelle, employés à leur égard. Le conflit est donc loin de se dissoudre dans un ensemble flou. Il prend comme cible les entités institutionnelles, l’abstraction des modes de gouvernement, la démocratie instituée, représentative et le conformisme qui la caractérise. Ce sont des éléments susceptibles de nourrir la conflictualité et qui expriment une frustration démocratique. Le constat de l’éclatement ne s’arrête pas là. Il attire l’attention sur les nouveaux traits des sociétés, avec une importance donnée aux identités raciales, de genre en particulier.

Des luttes intersectionnelles ou globales ? L’apparition des minorités au sein des conflits globaux La volonté de voir persister, dans l’organisation des sociétés, des traits communautaires est une des hantises des sociétés politiques modernes. Pourtant, en France notamment, la montée du chômage des années  1990 combinée à l’impuissance des partis humanistes et de gauche a favorisé les logiques identitaires ; avec d’un côté, le succès du Front national devenu Le Rassemblement national, et de l’autre l’accusation de racisme dans la police par des groupes d’origine étrangère. S’y ajoute la place des classes populaires racisées qui demandent à construire leurs propres axes de luttes. La « question » identitaire est devenue une catégorie politique et publique, comme le montrent les nombreuses controverses ou les débats publics. Ils concernent le constat et l’explication des tensions intercommunautaires, des cas de discriminations, les accusations d’« islamo-gauchisme » adressées au milieu académique, en passant par celles d’islamophobie et d’antisémitisme. Ces causes examinées plus loin donnent lieu à une démultiplication de conflits, éclatés ou convergents. Qui aurait pu anticiper de tels phénomènes ? Le cas français est plus que symbolique dans la mesure où il révèle un état du social au sein d’une République construite sur les valeurs universelles.

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Le constat s’applique en premier lieu à l’importance prise dans la société et dans le débat public par les identités ethniques, notamment lorsqu’elles se combinent à la religion, et que celle-ci progresse et joue un rôle central dans la décomposition du lien social. Si l’on ajoute à cela la frustration ou l’impuissance des habitants des quartiers populaires, qui peut se convertir en adhésion à une métaphysique religieuse, sans attache à une quelconque communauté autre que celle de la religion ; on approuvera alors l’état des lieux dressé par les sociologues ou les responsables politiques et commentateurs, selon lequel l’attachement au commun ou à la « République » n’est plus un point cardinal de la société. De quelle sociologie relève l’ensemble de ces débats théoriques ou empiriques, autour de la race et du genre ? De la sociologie des inégalités ou des individus ? De la sociologie du conflit ? On pourra épaissir le trait de cette interrogation, en prenant en compte d’autres problématiques, donnant lieu à des divergences sur leurs interprétations. C’est le cas des revendications post-coloniales, nées dans le sillage de l’antiracisme et dénonçant l’expansion dominatrice de l’Occident sur le reste du monde. Elles sont vues par certains comme un nouveau type de « groupisme » qui émerge au détriment de la conscience collective et du  corps social, et donc porteur de régression sociale. De même, l’apparition des mouvements de genre qui transforment le féminisme peut être lue comme une menace pour les luttes sociales classiques. Pour d’autres au contraire, l’influence et le succès de nouveaux mouvements autour des identités raciales et ethniques ou de genre reposent sur le besoin de disposer d’un nouveau langage politique, qui prête attention à des voix qui étaient jusqu’ici considérées comme inaudibles. Le fil rouge de toutes ces démarches est la demande de justice sociale ou de réparation. En témoignent en particulier les controverses sur le colonialisme qui animent la sphère publique en France depuis une décennie. La conflictualité aiguise les savoirs qui renvoient à des concepts et des ontologies différentes. S’il revient, in fine, aux sciences sociales tout comme à la philosophie de s’interroger sur ces catégories, il est alors nécessaire d’abord de se défaire de réflexes consistant à faire de la race ou du genre des évidences, qu’elles soient sociales ou biologiques. Au contraire, la complexité des thèses d’origine non-essentialistes, puisque telle est la définition des revendications minoritaires (au sens de l’Occident), nous impose de remonter à leur source philosophique. Pour le dire rapidement, ce type de revendications se sont structurées autour de la tension entre « immanence » et « transcendance » ; comme l’ont montré les importants travaux du philosophe Michel Foucault portant sur les subjectivités, et à sa suite, ceux de la philosophe Judith Butler concernant la nécessité d’une approche reconstructive des identités, notamment dans le genre, et qui assume les différents conflits ontologiques dans ce domaine. Nous retrouvons à certains égards une démarche similaire chez les sociologues Axel Honneth (2002) ou Stuart Hall (2017), ce dernier posant la reconnaissance des

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identités culturelles comme un enjeu de citoyenneté et d’inclusivité nationale. Pour ces deux sociologues, c’est d’une reconnaissance sociale, et non pas seulement ontologique, dont il est question, dans la mesure où elle est débattue dans des luttes ou dans l’espace public et où elle fait émerger des conflits normatifs. En effet, comment décider qu’une cause prime sur une autre ? C’est un des problèmes qui interroge fortement la sociologie des conflits et qui a été soulevé par exemple par Nancy Fraser, dans sa théorie des sphères de justice (2012). La philosophe y reconsidère les théories libérales de la justice posées par son collègue John Rawls (1987). À la différence de ce dernier qui privilégie un « classement » des injustices et définit une politique redistributive au sein de laquelle le plus fort peut aider le plus faible, Fraser articule plusieurs sphères de reconnaissance (économique, symbolique, démocratique), articulées entre elles. Cette idée est proche de l’intersectionnalité examinée plus loin et permet de lire sous un jour social la question identitaire.

L’appel de la décolonisation Sur un plan épistémologique encore, l’éclatement des conflits, qui témoigne de l’expression croissante des individualités ou des « particularismes », rend inévitable le débat sociologique autour du constructivisme. C’est la grande aventure théorique des années 1990. Elle a supplanté les théories qui l’ont précédée. S’il y a conflit ici, c’est dans le domaine des connaissances et des modèles pour penser les questions liées aux subjectivités sociales et politiques. Le terme de globalisation était apparu dans les années 1980 pour rendre compte des mobilités et des circulations intellectuelles et économiques à travers la planète. C’est au cours de cette période que le structuralisme est remis en cause, dans la mesure où il renvoie à l’emprise de la pensée occidentale, comme l’écrit l’historien Edward Saïd, auteur de L’Orientalisme (2005). La critique s’adresse également aux sociologies marxiste et de la reproduction, qui ont dominé la sociologie de la connaissance durant la  période. Nous l’avons mentionné, on a reproché à ces sociologies d’accorder trop de poids à une loi des inégalités qui serait universelle, de clôturer le champ des possibles, en condamnant les individus, voire des groupes, à un devenir gravé dans le marbre de la reproduction. Le constructivisme qui émerge en réaction au structuralisme réfute ce type d’argument de la « gravitation » sociale. De même, il récuse le paradigme du dévoilement des conditions sociales des acteurs, dévoilement qui est fondamental dans l’activité du sociologue critique, et par conséquent qui est indispensable aux conditions sociales d’émergence de la vérité. Le constructivisme accorde une place aux parcours et aux trajectoires en raison de la variabilité des situations. Surtout, il se saisit d’un autre paradigme  : celui de l’agency, comme configuration

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possible d’actions, selon les perceptions et les représentations des acteurs et comme pouvoir d’agir de ces derniers. L’agency est ainsi devenu un modèle heuristique central pour penser le rapport aux identités blessées, aux minorités de genre et de race, invitées à défendre leurs capacités d’agir et à transformer leur condition. Enfin, au terme de ce parcours sur les évolutions du champ scientifique ou intellectuel, il s’agit de prendre en compte en particulier le rôle joué par les pensées postcoloniales dans le débat académique et public. Ces théories, portées par exemple par les intellectuels Gayatri Chakravorty Spivak ou Homi Bhabha, inspirent largement la sphère militante dans la mesure où elles traduisent, sur un plan critique, l’état inégal des représentations culturelles au sein des sociétés et au sein de la connaissance. Le courant post-colonial tout comme le courant subalterniste qui lui est proche, disent la nécessité de remettre en cause un schéma occidentalo-centré, qui oppose le Nord impérial et le Sud colonisé, et plus précisément les dominants et les dominés, au profit d’un pouvoir d’agir des minorités. Pour le dire autrement, les récits des non-dominants permettent de réviser les discours idéologiques sur la modernité rationalisante et occidentale, comme le montrent l’anthropologue James C.  Scott (2009) ou les historiennes Joan Scott (2009) et Ann Laura Stoler (2013) qui affirment la nécessité d’une histoire non impérialiste venant des marges. Ainsi, les trois dernières décennies ont été marquées par une impressionnante production dans le champ des études littéraires et critiques. Les chercheurs et auteurs ont l’ambition de déconstruire la modernité occidentale, en livrant des œuvres hétérogènes, privilégiant l’oralité, la polyphonie, l’intertextualité et le féminisme. En témoignent les écrits de la théoricienne Donna Haraway (2007, 2020) dont l’ambition est de jeter un trouble dans les connaissances établies. Il est question, à travers ces apports, de repenser l’espace mental et symbolique où se déroulent des conflits et des luttes. Ainsi pour Haraway, précédée par Starhawk (2003), les récits, mi-réels, mi-fictionnels, la force des narrations et de l’action doivent transfigurer les luttes indigènes ou minoritaires et sont autant de moyens de repenser les identités et de déplacer la signification des luttes collectives. Sur un plan différent, les travaux déjà mentionnés de Judith Butler, auteure pionnière de l’agency, portent sur les moyens de rendre visibles les minorités dans l’espace politique et questionnent la dimension publique de la vulnérabilité. Ainsi, ils battent en brèche l’idée d’une séparation entre sphère privée et publique, lorsqu’il s’agit des luttes de genre et de race. À travers les textes de la philosophe, il n’est plus seulement question de lutte pour conquérir des droits, mais de la nécessité d’une politique d’apparition dans l’espace public, s’étendant aux minorités de genre et de race qui souhaitent être reconnus. L’affirmation des conditions d’égalité entre les êtres passe, selon Butler, par la visibilité des personnes, par leur présence publique, pour traduire en actes la condition minoritaire. De cela, témoignent des

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mobilisations inconnues jusque dans les années 1980, comme l’activisme anti-sida, les luttes en faveur de la reconnaissance de droits pluriels et individuels (mariage pour tous, loi sur la procréation assistée, luttes transgenres et transidentités, luttes des quartiers populaires). Nous pouvons les appréhender comme des luttes mettant en équation l’égalité et l’individualité, et qui visent à modifier un ordre des places, qui soit en faveur des sans-parts, comme le suggère le philosophe Jacques Rancière (1990).

Une généalogie des courants postmodernes : agency, wokisme et intersectionnalité L’agentivité (ou le pouvoir d’agir) est un instrument de connaissance et d’action qui prend comme point de départ les individus eux-mêmes. Tout comme l’inter­ sectionnalité, il est le fruit d’une approche conceptuelle qui a rencontré une approche militante. Toutes deux prônent l’éveil aux capacités d’agir en partant des expériences blessantes ou des interactions collectives. Sur l’axe conceptuel, on trouve ainsi un corpus issu de la philosophie sociale et de la théorie politique autour de trois influences : les luttes pour la reconnaissance et les approches normatives (Honneth), le « dualisme perspectiviste » (Haraway, Fraser) qui veut faire émerger la diversité des points de vue et remettre en cause le dualisme natureculture. Nous pouvons également les ranger aux côtés des approches subversives et anti-fondationnalistes, d’inspiration foucaldienne (Butler), qui sont une troisième influence. C’est l’accumulation d’outils empruntant à ces trois hémisphères qui ont fourni des références importantes pour les luttes féministes trans­continentales, post-coloniales, pour les études sur la blanchéité émanant du monde angloaméricain, et pour les minorités qui sont appelées des identités agressées en raison de leur caractéristique (race, sexe, genre). Il est possible de suivre leur progrès dans différents champs : comme les slavery studies, les subaltern studies et les whiteness studies. Elles sont présentes sur les continents non occidentaux où se développent les approches post-coloniales et perspectivistes, et elles défendent une épistémologie des points de vue situés (féministes, afrocentriques, indigènes) qui sont des leviers pour l’agir. Si l’on ajoute à cela les aspects environnementaux et la critique du capitalisme dans les colonies (le plantationocène), on comprend que l’inter­ sectionnalité se pose de plus en plus et paradoxalement comme une épistémologie dominante ou comme une épistémo-politique. Sur l’axe des pratiques sociales, l’intersectionnalité nourrit des luttes très récentes de groupes (groupisme) et le wokisme (stratégies d’éveil et de vigilance des minorités). C’est le cas du collectif Black Lives Matter apparu en 2013 sur le continent américain, qui agit non seulement contre le « profilage » policier et les violences ciblant les noirs, mais pour la défense des homosexuels. En France, la tendance est à l’œuvre dans les comités pour la « convergence des luttes », tout comme différents mouvements dénonçant le racisme « institutionnel » et ayant importé les catégories jusqu’ici étrangères au débat, telles que « racisés » et « blanchisés » (chapitre 9). ■

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Universalisme vs fragmentation ? Le tournant actuel des luttes Nous avons cerné les origines et les ressorts des conflits actuels et de leur éclatement. Trois interrogations ont traversé ce chapitre et la résument. La première est de savoir si l’ensemble des problématiques abordées et montrant une fragmentation des causes traduit véritablement un recul de l’universalisme et de la tradition intégrative, y compris par le conflit (notamment en France), ou au contraire une avancée en faveur de la reconnaissance ? Dans quelle mesure des luttes de reconnaissance ou minoritaires réactivent-elles les conflits latents que l’impératif d’intégration empêchait de voir ? D’autre part, quel est le rapport entre des luttes situées ou éclatées et des changements globaux ? Enfin, que signifie la violence politique ? Ces variables sont approfondies dans les chapitres suivants à partir de conflits abordés selon différentes thématiques : les conflits globaux, la démocratie, les identités, les imaginaires autonomes qui permettent de mieux saisir ces différentes variables. Dans chacun de ces cas, les conflits sont abordés comme des objets réels et de connaissance. Tous reposent sur une pluralité d’acteurs tournée vers l’expérience collective, combinée avec leur capacité à maîtriser les moyens d’information et la démocratie numérique. Cette dernière permet une internationalisation des luttes, reliées entre elles, comme c’est le cas pour les mouvements altermondialistes examinés dans le chapitre 7. Nous mentionnons également dans les luttes démocratiques la place prise par l’écologie et le mouvement mondial pour la justice climatique, constitué sur la base de réseaux transnationaux, et englobant les causes des populations indigènes et menacées d’extinction ou celles des non-humains. Elles n’excluent pas un fort retour sur des engagements autochtones et locaux. Certains d’entre eux, comme les luttes ethno-raciales, renvoient à une diversification des objets du conflit qui nécessitent une attention particulière. Quels que soient les courants (multi-culturalistes, classistes ou post-­colonialistes) par lesquels ces questions sont abordées, c’est un problème intégratif qui est posé à travers les luttes minoritaires. La question de l’égalité peut entrer en conflit avec les principes qui structurent la vie collective. La reconnaissance de différentes identités qui ne sont plus seulement sociales, mais religieuses ou ethniques doit se synchroniser avec les principes d’égalité et de laïcité. En France notamment, les institutions détiennent un rôle fort dans le maintien du pacte qui lie l’individu et le collectif. De surcroît, la neutralité de l’État, s’il s’agit des droits religieux, entre en ligne de compte. L’analyse s’ouvre donc sur la diversité comme vecteur de conflictualité. La question ethno-raciale entraîne un renouvellement de la sociologie, qui doit reconnaître le multiculturalisme et les différences ethno-raciales comme variables d’analyse, sans glisser vers un essentialisme. Les conflits situés (par exemple en ce qui concerne les minorités)

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ne signifient pas pour le sociologue que les personnes ne soient pas conscientes des logiques sociales globales et de la diversité du ressenti des situations (Lamont et al., 2016). Comme nous le verrons, une sociologie peut privilégier une approche sociale de l’ethnicité, en différenciant, à partir de travaux empiriques et d’objets commensurables, ce qui relève de la diversité et renvoyant à une approche du changement social, de ce qui relève de la discrimination. Enfin, le « retour » de la violence politique dans les sociétés contemporaines est examiné comme un ressort de la conflictualité dans la mesure où il relève d’une désidentification des citoyens à la démocratie représentative, aujourd’hui dégradée, et d’une méfiance par rapport aux collectifs organisés. C’est le cas des tensions confrontationnelles et antiétatistes qui ne peuvent être ramassées sous les termes de militantisme ou d’action collective et qui, par conséquent, doivent être vues avec d’autres lunettes, dans la mesure où elles ne visent pas la cohésion sociale selon le vocable durkheimien. Cela oblige à aiguiser la connaissance d’un régime spécifique de la conflictualité, que l’on peut appeler conflictualité de haute intensité. Elle est d’abord politique et consiste à réinterroger la démocratie comme forme politique pertinente, à partir de modalités spécifiques, marginales, mais de forte portée. L’usage de la violence et les modes d’agir propres aux collectifs autonomes et antiautoritaires sont destinés à créer un point de rupture au sein de la démocratie (chapitre 10).

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Chapitre 7

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Le renouvellement du mouvement social. De l’altermondialisme aux luttes terrestres

Les sociétés contemporaines sont secouées par des crises et des moments de tension qui font vaciller les autorités. En France, ce fut le cas de Mai 1968, puis de la longue grève intersectorielle de 1995, et plus récemment du mouvement des Gilets jaunes en 2019. Au cours de ces moments historiques, un imaginaire instituant propre aux manifestants s’est substitué aux pouvoirs institués. Le conflit ouvrier n’apparait plus central au sein de ces mobilisations qui expriment une résistance plus large au système économique et social et une volonté de transformation sociale. Pour chacun de ces exemples, le terme de conflit social exprime une volonté de changement comprenant des demandes tantôt divergentes, tantôt convergentes, où se croisent et s’affrontent différentes interprétations du monde. Dès le début du vingtième siècle, Georg Simmel montrait, dans Le conflit (2010b), à quel point le changement entraîne des résistances, des dissensions, qui se traduisent par le double phénomène d’attirance et de crainte. C’est ce que nous a appris la crise de Mai 68 perçue par certains comme un moment d’ouverture des possibles, et par d’autres comme un moment de régression. Trois décennies plus tard, les grèves de 1995 ont elles aussi cherché à perpétuer un changement. Pour la première fois depuis la grande histoire des mouvements sociaux et dans la continuité de soixante-huit, des avancées étaient obtenues à partir d’une grève générale, obligeant les pouvoirs publics à battre en retraite sur leur programme politique. Nous pouvons citer, dans une histoire récente des conflits, les grèves contre les réformes scolaires, des retraites ou de l’université, la récurrence des manifestations pour la défense des services publics ou pour celle de corporations (avocats, journalistes, infirmiers). Tout cela a concouru à renouveler

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le mouvement social historique et à faire exister une sociologie contemporaine des mouvements sociaux. Les années 2000 le montrent  : les sociétés sont gagnées par la globalisation et par le libéralisme qui s’imposent comme un programme pour les mouvements sociaux, eux-mêmes davantage en prise avec les réalités mondiales. Est-ce à dire que la classe ouvrière et les syndicats ont perdu de leur importance à l’heure de la mondialisation ?

De la classe ouvrière au salariat mondialisé : transformations de la conflictualité Dans les sociétés industrielles et post-industrielles, la sociologie des conflits démarre dans les lieux de travail, bien que la conscience ouvrière s’amenuise. Comme il l’a été mentionné au chapitre  6, un champ large d’études concerne les conflits au sein du salariat : avec l’histoire du Parti communiste et de la Confédération générale du travail (CGT) en passant par la socio­ logie des associations ouvrières dans les milieux industriels et dans les mines. De nombreux travaux sociologiques ont également montré les clivages au sein des usines, avec différents univers sociaux, différentes confrontations entre groupes, selon la hiérarchie entre ouvriers et cadres et entre groupes ethniques. Le sociologue Olivier Schwarz décrit, par exemple dans son étude sur les ouvriers du Nord (1990), l’existence de sous-groupes de travailleurs, n’ayant ni les mêmes dispositions, ni le même sentiment d’appartenance à des bases populaires. Cependant, ils forment une « classe en soi ». Du reste, dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, l’usine ne demeurait-elle pas le lieu de la politisation collective ? À partir des années 1980, la dénaturalisation du monde ouvrier par la sociologie et par les partis politiques a affaibli la portée de l’analyse en termes de classe. Depuis la fin des année 1990, la proportion du salariat ouvrier dans la population active s’est considérablement réduite, et les nouveaux travailleurs précaires, faiblement qualifiés, s’identifient peu à la « classe ouvrière ». Ils résident souvent dans les périphéries des villes et dans les quartiers périurbains. Les caractéristiques sociales (emplois dans l’industrie et les entreprises de services) renforcent le sentiment d’appartenance de ces salariés à des mondes sociaux définis par la proximité et par le désir de réussite sociale (Girard, 2013). Parallèlement, les jeunes ouvriers des banlieues, que l’on désigne aujourd’hui sous le terme de quartiers populaires, manifestent un désir d’autonomie, pour défaire l’image négative dont ils sont l’objet. Ils revendiquent eux aussi de sortir du moule des classes ouvrières, comme l’ont montré, dès 1992, les travaux de Didier Lapeyronnie et François Dubet (1992), deux sociologues du changement social. Il s’agit ici d’une caractéristique essentielle du conflit social dans la mesure où ce type d’individualisme populaire porte en germe une conflictualité

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potentielle. Les membres des classes salariales et flexibles manifestent un attachement à une culture populaire et à leurs lieux de naissance (Coquard, 2019), mais ont également des aspirations individuelles. Les tensions entre le désir de réussite et la prégnance d’un milieu de vie qui ne facilite pas l’ascension sociale des individus, démontrent la persistance d’antagonismes structurels (local/global, patrons/employés, national/mondial). De telles interprétations ressortent dans l’adhésion croissante d’un électorat issu du monde ouvrier et des classes populaires ou modestes au Front national, dans les années 1990 et 2000. En témoigne l’élection présidentielle de 2002, qui a vu le candidat du Front national accéder au second tour. Elles concernent également la progression du nationalisme dans une Europe en prise aux vagues migratoires et simultanément au déclin du syndicalisme et du mouvement ouvrier, en pleine crise économique. Pour s’en tenir au cas français, des milieux populaires que l’on croyait invisibilisés par la moyennisation de la société et oubliés par les partis politiques, notamment de gauche, reviennent sur le devant de la scène, et révèlent un paysage politique renouvelé, mais morcelé (Eribon, 2009). Les classes populaires ont changé et ces transformations remettent en cause le portrait qu’en font à la fois la sociologie marxienne et la sociologie classique, comme celui du sociologue Richard Hoggart (1970 [1957]), qui les décrivait comme coupées du politique et des mondes extérieurs. Derrière ce constat rapide, nous pouvons nous interroger sur la place des organisations syndicales et des corps représentatifs, comme expression des  rapports sociaux et garants de la conflictualité sociale, comme l’a bien remarqué la sociologie wébérienne. Les organisations syndicales, qui sont une transposition de la réalité économique et sociale, introduisent le conflit à travers la politisation des travailleurs ou à travers la prise en compte des enjeux économiques, à commencer par les conditions de travail et les demandes salariales. À ce titre, dans les sociétés industrielles, les syndicats ont longtemps incarné le groupe social des travailleurs et centralisé les moyens de lutte et les stratégies, notamment en matière de grève. Cette dernière a été érigée comme l’instance de légitimation des revendications sociales. À ce sujet, le sociologue Pierre Bourdieu a accordé, dans Propos sur le champ politique (2000), une grande importance à ce qu’il nomme un champ syndical qu’il comprend comme un ensemble d’instances de représentation des salariés. Selon Pierre Bourdieu, les tribunaux, les comités d’entreprise ou les comités consultatifs, mais aussi les éditions et journaux émanant des organisations syndicales avec leurs différentes sensibilités politiques allant de la droite à la gauche, montrent le poids acquis par le champ syndical. À l’intérieur de celui-ci, les centrales ont un rôle majeur dans la conflictualité, dans sa régulation et dans la satisfaction des demandes que résument les termes de « dialogue social » ou de « compromis ». Elles ont également un rôle unificateur du champ des luttes (Béroud et al., 2018). Cependant, à partir des

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années 2000 sont apparues des actions politiques qui ne cadrent pas avec les  répertoires traditionnels des blocages et des manifestations ouvrières. C’est le cas des grèves des employés précaires des McDonald’s, des grèves des femmes de ménage travaillant pour des grands groupes hôteliers ou de celles, récurrentes, des infirmières (Sainsaulieu, 2017). S’ajoutent à cela des opérations coups de poing comme la séquestration, voire l’agression de dirigeants d’entreprises (l’arrachage de chemise d’un cadre d’Air France en 2016), et le saccage d’usines (Arcelor Metal, Goodyear). Ces actions ne sont pas toujours canalisées par les syndicats et vont dans le sens d’une définition élargie du conflit salarial. On voit également apparaître des collectifs interprofessionnels (comme le syndicat Sud devenu ensuite Solidaires) ou multisectoriels, souvent plus fédérateurs que les regroupements syndicaux. Nous pouvons enfin citer les rassemblements et grèves des salariés des Google-AppleFacebook-Amazon (GAFA) qui portent des interrogations collectives sur la nouvelle économie de masse. Assiste-t-on à un renouveau de la critique syndicale ? Ce point était déjà devenu saillant en 1995, avec une grève de masse multisectorielle, la plus importante depuis Mai 68. Fait rare, à cette occasion des syndicats s’étaient rapprochés des intellectuels, incarnés par la figure de Pierre Bourdieu (dont on a présenté plus haut un extrait de son discours à la gare de Lyon), très actif durant la grève.

Un tournant : les grèves de 1995 et la place des intellectuels En novembre 1995, la France connaît une grève majeure. Suite au plan Juppé sur la réforme de la Sécurité sociale, le pays connaît une paralysie durant un mois. Le projet de réforme prévoyait un allongement de la durée des cotisations pour la retraite des fonctionnaires, une augmentation des cotisations de la Sécurité sociale et une réduction des prestations sociales. La concertation lancée par le gouvernement avec les différents syndicats de la Fonction publique pour faire adopter la réforme avait échoué, les fonctionnaires refusant un allongement de la durée de cotisations pour le bénéfice de la retraite. Entre le 24 novembre et le 15 décembre, les premières grèves apparaissent au sein des différents corps de fonctionnaires et en particulier des cheminots SNCF, des conducteurs de bus RATP, des soignants en milieu hospitalier. Il s’ensuit des débrayages dans les services de transports publics, à la Poste, au sein de l’Éducation nationale et enfin dans la distribution d’électricité. Les grèves sont largement politisées en raison de la présence des grands syndicats ouvriers organisant les piquets et les blocages. Sans avoir l’ampleur des grèves de 1936 ou de 1968, le mouvement de 1995 prend de l’importance dans la mesure où il manifeste le retrait de l’État en matière de services publics et d’aides sociales. Un autre fait remarquable concerne le ralliement à la grève de populations ni syndiquées, ni habituées à ce type de manifestation. Des intellectuels se sont également glissés dans le

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mouvement. Car ce moment renvoie à la transformation de la classe ouvrière sur laquelle se penchent dans la période des intellectuels comme Alain Touraine, Pierre Rosanvallon et Pierre Bourdieu, qui rédigent à tour de rôle des tribunes dans les médias influents (La Croix, Le Monde ou Le Nouvel Observateur), afin de soutenir les grévistes, et d’élaborer une réflexion radicale sur l’avenir de la société. Pierre Bourdieu, qui a publié Noblesse d’État en 1989 et La Misère du monde deux ans auparavant, fait de ce mouvement un espace privilégié pour analyser à la fois les politiques étatiques dans leur version néolibérale et la structuration syndicale. Il intervient devant des cheminots en grève le 12  décembre. Il livre un texte à destination de tous ceux qui luttent contre le néolibéralisme et pour l’existence du service public, et contre la noblesse d’État, qui sera largement repris par la publication d’un opus ultérieur (1998). Il délivre également ses premières réflexions sur le pouvoir médiatique, à partir de la critique du traitement des grèves par les journaux télévisés nationaux. À partir de ce mouvement, le sociologue consolide son engagement et sa réflexion sur le lien entre intellectuels et mouvement social et plaide pour l’existence d’un contre-pouvoir intellectuel, en appelant à plus d’intervention des penseurs dans le débat social. Si lors de ce mouvement, Pierre Bourdieu soutient les syndicats, il appelle aussi à leur renouvellement, et aura ensuite un rôle important vis-à-vis des milieux militants et associatifs, dont témoigne la création des Éditions Raisons d’Agir en 1998. Le mouvement de contestation s’achève fin décembre 1995 suite à l’annulation du plan de réforme par le Premier ministre. Les conséquences politiques sont la défaite de la droite aux élections législatives de 1997 et plus profondément l’incitation au renouvellement de la question sociale. ■

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Des conflits sans délégataires ? Les années 1980 n’apparaissent-elles pas comme un choc moral pour la sociologie des conflits et des crises ? En France, les grèves de 1995 qui ont succédé à la grave crise financière et économique internationale révèlent un nouveau regard jeté par l’opinion publique sur des citoyens qui deviennent des acteurs sociaux. Ce moment précis est aussi celui d’un besoin de renouvellement de la sociologie. C’est ce qu’exprime Pierre Bourdieu, dans sa critique du champ syndical et de ses bureaucrates qui ne prennent pas en charge toute l’étendue des problèmes sociaux. Car comment expliquer que des agents sociaux, qui ne veulent plus être dominés, développent toujours davantage de pratiques inédites en matière d’action collective, qui s’expriment à l’extérieur des collectifs habituels ? À leur tour, les années 2000 confirment une vague de manifestations qui prennent la forme de comités de soutien aux classes précarisées, agissant en dehors des syndicats. Il  s’agit de rallier la cause des femmes de ménages exploitées, des travailleurs sans-papiers, mais

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également des personnes expulsées de leur logement en pleine vague de spéculation immobilière. Depuis 1996, le mouvement de demande de régularisation de sans-papiers en France fait également partie de ce courant ; il se matérialise par une série d’occupations de lieux publics : les Universités et les établissements de savoirs, le théâtre de la Cartoucherie ou l’église SaintBernard occupée par des familles entières. Alors que le gouvernement français souhaite faire appliquer les lois d’expulsion des sans-papiers, la cause de ces derniers devient de plus en plus lisible (Barron et al., 2011), d’autant qu’elle touche à la sphère symbolico-affective. C’est ce qu’on a pu voir lors de l’expulsion des familles qui occupaient l’église Saint-Bernard en 1996. Les migrants étaient soutenus par une constellation d’asso­ciations (Cimade, SOS-Racisme, Médecins du monde, etc.), de militants, mais aussi d’acteurs de cinéma qui ont érigé la cause des sans-papiers en cause politique. D’autres conflits ont également pris de l’importance, comme le mouvement de la jeunesse contre le contrat de première embauche (CPE) au printemps 2006, et celui des enseignants contre la Loi d’orientation pour l’avenir de l’école nationale (2005). À chaque projet de réforme des études, les mouvements successifs des lycéens dépassent en portée ceux des enseignants, dans la mesure où ils sont le reflet de la scolarisation de masse (Beaud, 2002). Ils montrent que les lycéens ne sont pas indifférents à la chose politique, qu’ils soient issus des quartiers populaires ou centraux, des classes moyennes ou pauvres. Leur mobilisation est révélatrice de l’existence d’un champ de bataille entre la jeunesse et les gouvernements, et appartient en ce sens aux conflits sociaux renouvelés. D’abord, parce qu’elle s’inscrit dans la continuité de Mai 68, et s’imbrique dans d’autres contestations (contre la loi Devaquet sur la réforme des Universités en 1986, contre le Contrat d’insertion professionnelle en  1994). Ensuite, parce qu’elle apparaît de plus en plus structurée et s’accompagne de coordinations lycéennes, d’occupations des lycées (contestation du CPE en 2006 qui déboucha sur l’annulation de la loi). Lors de la lutte contre la réforme du CPE ou contre la réforme pour l’accès des étudiants à ­l’Université appelée Parcours Sup (2019), il fut question tout au long des semaines d’occupation : d’autogestion, de rapports d’autorité, d’expérimentations prenant la forme de contre-cours, de vie en squat renvoyant à l’héritage de 1968 (Gobille, 2009). En  2006 et  2019, le blocage de plusieurs centaines de lycées, qui a provoqué des tensions avec les dirigeants des établissements ou avec les rectorats, mais également avec les représentants des parents d’élèves, a montré l’aspect émeutier de la mobilisation. C’est également l’apprentissage du face-à-face avec les forces de l’ordre, révélateur d’un antagonisme avec l’État, que révèle le mouvement des lycéens. Certains d’entre eux ont été condamnés à des peines de prison ferme en 2019, lors d’affrontements qui avaient eu comme théâtre les lycées et les collèges.

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Cet exemple montre à quel point les mobilisations, au tournant des années 2000, se composent à l’extérieur du champ syndical établi, et quelquefois avec l’absence de délégataires reconnus en leur qualité de représentants. C’est sans doute que les instances établies, à l’image des syndicats et des comités ouvriers, n’ont pas pris en compte l’évolution du monde ouvrier et l’apparition du précariat, issu de la migration économique, tout comme des demandes angoissées de la jeunesse face à la dérégulation du travail. C’est aussi parce que la période voit émerger d’autres types de mandats symboliques que l’action syndicale, comme les associations et les partis anticapitalistes (Nouveau Parti Anticapitaliste en France). En ce sens, les années 2000 sont, sur le plan syndicalo-économique et sociologique, marquées par des contradictions qui vont perdurer jusqu’à aujourd’hui. Les syndicats oscillent entre la défense du salariat, selon une logique de la délégation et de la représentation, et la critique de la démultiplication d’emplois de masse issus de la mondialisation, comme ceux qui sont liés aux « plates-formes » numériques (néo-travailleurs livreurs, manutentionnaires) qui entretiennent la pauvreté. La précarisation et la fragmentation du travail qui résultent de cette situation sont surtout prises en compte par les partis anticapitalistes et le syndicalisme de contestation. C’est en ce sens que l’on parle de conflits renouvelés qui expriment de nouveaux rapports de domination et de nouvelles luttes de légitimation.

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L’altermondialisme et les conflits globaux Ce qui fonde la dynamique contestataire dans les années 2000 est également l’idéal altermondialiste qui découle de l’antimondialisation, bien résumé par les slogans : « Un autre monde est possible » ou « Le monde n’est pas une marchandise ». L’opposition traduit la critique d’une globalisation accélérée que les philosophes, au tournant du millénium, Michael Hardt et Antonio Negri, traduisent sous le terme d’« empire » (Hardt et Negri, 2000), dans la mesure où elle a des effets sur l’architecture politique des sociétés. C’est grâce à une information mondialisée que les acteurs peuvent se retrouver. La démocratie numérique favorise l’apparition de nombreux mouvements de toute nature, allant des think tanks qui réalisent des analyses économiques, aux réseaux écologistes venant du Sud (comme celui de l’Indienne Vandana Shiva, qui fonde une des premières organisations altermondialistes et écologiques de l’histoire, appelée Navdanya), en passant par les associations de lutte contre la corruption et contre les paradis fiscaux. De même, l’Observatoire de la mondialisation et la Coordination pour le contrôle citoyen de l’OMC (CCCMOC) qui regroupe 95 associations sont créés en 1996. L’une des expressions les plus importantes de la mouvance est la création d’Attac (Association pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens) en 1998,

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un réseau citoyen pour le contrôle des marchés en pleine crise financière. Mouvement international, il a comme particularité de faire converger des activistes, des associations ou des militants des partis politiques, tout comme des composantes associatives (humanitaire, logement, antiracisme, féminisme, écologie) et différents syndicats de gauche, qui tous s’opposent aux politiques libérales. Attac représente une constellation, typique des années 1990, qui s’affirme non comme une réaction mécanique au pouvoir, mais comme une construction politique, dont l’objectif est d’intervenir directement dans le débat public. Cet activisme a été renforcé par des mouvements tels les Casseurs de Pub, les ONG écologistes, les faucheurs d’Organismes Génétiquement Modifiés (OGM), etc. L’importance prise par l’altermondialisme tient à deux choses. La première est sa radicalité dans la mesure où ces sensibilités autour de la résistance au projet néolibéral et à la marchandisation de la planète s’agrègent, sans organisation préalable et verticale et sans projet révolutionnaire. La seconde particularité tient à la nouveauté de l’action politique. Pour donner consistance à l’anti-anticapitalisme, le monde altermondialiste met en avant des pratiques propres. La critique de la démocratie représentative et des organisations internationales effectuée par des mouvements comme ATTAC est articulée au monde quotidien. Faucher des OGM, créer des monnaies locales sont des interventions qui se situent dans la continuité des utopies de Mai 68, où était posée la signification de l’économie et du travail comme incarnation d’un devenir des sociétés.

Les Forums sociaux mondiaux Symboles de cette nébuleuse, des forums sociaux mondiaux sont organisés en alternative au Forum économique mondial, réunissant les grandes puissances financières et étatiques planétaires. Depuis la première édition de Porte Alegre en 2002, ils se tiennent périodiquement dans des pays du Sud, et apparaissent comme un moyen d’associer la société civile à la critique ; celle-ci ne s’exprimant pas dans les cadres politiques classiques, mais en « agora ». D’où l’importance du choix de localisation des forums (de Mumbai à Nairobi ou Dakar) qui symbolise la globalité des enjeux. La nouveauté tient aussi à l’organisation transnationale de commissions ou des comités dont le rôle est de prendre des décisions à l’échelle globale, avec l’avis des participants de différents continents. Les Forums mondiaux reflètent l’essor des réseaux apparus dans les années 2000, convergeant les uns vers les autres, et renouvelant les processus de socialisation politique, grâce à des assemblées et des discussions basées sur des expertises. Comme le relèvent certaines analyses (Agrikoliansky et Sommier, 2005), les syndicats sont régulièrement éconduits de ces forums, en raison de leur fonctionnement technocratique évoquant les instances de pouvoir. ■

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Toutes ces caractéristiques font de la modernité tardive une raison pour déplacer les enjeux de la conflictualité. L’altermondialisme ainsi que l’antimondialisation (qui défend une souveraineté nationale des États et des peuples) apparaissent comme des mouvements critiques et intellectuels pour repenser l’architecture des démocraties et mettre en cause la gouvernance mondiale. Il pointe l’inégale répartition des richesses, tout comme la place prise par l’économie tertiaire et la finance mondialisée. Sur le plan urbain, le concept de ville globale (Sassen, 1996), entraînant un déséquilibre entre quelques capitales commandant l’économie mondiale, alimente la critique de la globalisation. La lutte contre « l’Empire », la place prise par l’économie de marché et la finance dans les gouvernements étatiques, ou quelquefois à la place de ceux-ci, sont les aspects de la contre-offensive de l’altermondialisme, qui peuvent se traduire par des actions spectaculaires ou violentes. Elles prennent pour cible les États qui défendent la dérégulation de l’économie, les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce). Les grandes entreprises s’imposent également comme des figures de l’ennemi. À cet égard, les manifestations à Seattle en 1999 contre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui s’était tenu à la même période, ont joué un rôle majeur dans l’action contestataire altermondialiste, avec la convergence de réseaux de différentes sensibilités qui se donnent rendez-vous régulièrement. C’est le cas d’autres sommets internationaux du G8 (Strasbourg, Prague, Nice, Gênes), qui deviennent la cible des altermondialistes. Ceux-ci subissent en retour une répression policière qui fait de nombreux blessés ; le contre-sommet de Gênes en 2001 ayant été marqué par un décès d’un manifestant (Della Porta et Reiter, 2006). Les contre-sommets ont connu un apogée dans les années 2010. La question est de savoir quelle trace ils laisseront dans une histoire plus vaste des mouvements sociaux. Ils ont permis des avancées : régulation de la circulation mondiale des capitaux, contrôle de la circulation des marchandises néfastes pour l’environnement et mise en place du principe du pollueur payeur. À cet égard, nous pouvons faire le rapprochement avec les mouvements actuels appartenant à l’écologie politique. La compréhension de l’altermondialisme ou de l’alterglobalisation suppose donc pour la sociologie de s’ouvrir à des enjeux globaux puisque les premiers s’insèrent désormais dans un espace mondial des luttes, où se croisent des questionnements sur le post-colonialisme, sur la domination culturelle des pays occidentaux, et amènent une critique de l’universalisme, conjointement à celle de la mondialisation. C’est le signe que la « pensée globale » se généralise ; des militants et des chercheurs établissant des passerelles entre les identités et les espaces pour faire apparaître la place des identités trans­ nationales, le rôle du cosmopolitisme, ou de la reconnaissance des identités du Sud. Nous pouvons affirmer que la conflictualité elle-même se mondialise,

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dans la mesure où des pensées comme celle du post-colonialisme se diffusent en même temps que le nationalisme et le racisme, qui se développent eux aussi à l’échelle planétaire. La science sociale, en prenant en compte ces différentes facettes allant du multiculturalisme à l’altermondialisation et aux nationalismes, invite cependant à ne pas négliger les contextes singuliers dans lesquels ils apparaissent et à articuler différentes échelles des conflits, du local, au national et à l’international, comme l’indique le sociologue Geoffrey Pleyers (2010) dans son étude sur des mouvements à l’âge global.

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Chapitre 8

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Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène

Qu’est-ce qu’une lutte en démocratie ? En quoi nous renseigne-t-elle sur l’idéal de la vie en commun ? Les formules de Georg Simmel ou de Max Weber selon lesquels le conflit est une façon de structurer les sociétés et de les maintenir en vie demeurent actuelles. Conflit et société se nourrissent mutuellement, tout comme la démocratie se trouve enrichie par le conflit, notamment lorsque celui-ci exprime des écarts sociaux que la Nation ou l’État sont en principe chargés de résorber. Les analyses wébériennes et durkheimiennes datent du tournant du xxe siècle. Désormais, les sociétés contemporaines souffrent moins d’un déficit de démocratie, étant donné les principes électifs et délibératifs qui les définissent, que d’une nécessité de la réactiver. C’est sous ce jour qu’il convient de lire un ensemble de mouvements contemporains qui cherchent à réinterroger la démocratie et ses fondements à partir d’un agir en commun. C’est à travers celui-ci que les individus confèrent du sens à leur action, en la pensant par rapport aux actions des autres. La période contemporaine, notamment en France, est riche d’enseignements sur ces aspects, ainsi que sur l’existence d’une incertitude radicale qui pèse sur les citoyens. Celle-ci peut produire du ressentiment, une part d’angoisse et de suspicion, en raison de l’écart qui se creuse entre l’objectivation de la réalité et le flux de la vie, qui prend pied dans la perception des citoyens, comme l’a bien montré le sociologue Luc Boltanski dans Énigmes et complots (2012). À travers un régime politique du doute et de l’angoisse, ce sont l’écologie ou la survie du monde, le rôle des États et la souveraineté des peuples qui sont réinterrogés, tout comme la crise de la démocratie représentative. Car comment lire autrement les mouvements des Gilets jaunes, de Nuit debout ? Ne mettent-ils pas au cœur une  interrogation

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sur le régime de gouvernement libéral ? Sur le déclassement des classes moyennes et populaires ? Sur les revendications pour de meilleures conditions de vie ? Sur l’environnement et la justice climatique ? Et dès lors comment en rendre compte ?

Des luttes démocratiques ou pour la démocratie ? Dans ce qui suit, il est possible de lire différents mouvements sociaux et écologiques par rapport à ces questions. L’une d’entre elles porte d’abord sur la place des institutions du social : comme l’école, le soin et les services publics ; ou sur la légitimité du peuple dans les régimes de gouvernement actuel des sociétés. D’une certaine façon, il s’agit bien d’un questionnement sur la conflictualité : comme expression des rapports entre l’individu et l’État souverain, mais également comme une pulsion permettant de relier les individus, bien qu’elle ne consiste pas à produire de véritables organisations comme instances de régulation des désaccords, dans la lignée de la socio­ logie des « fondateurs » (Durkheim, Simmel et Weber en particulier). En effet, l’enjeu marxiste est devenu minoritaire, et les partis de gauche semblent décrédibilisés ou n’apparaissent plus comme interlocuteurs du changement. Des individus sont parfaitement en mesure, à partir de leur agrégation, de rendre compte de leur volonté collective de modifier l’ordre des places. La philosophe Chantal Mouffe (2016), qui a contribué à penser la démocratie radicale à partir de l’action politique de partis (La France insoumise ou Podemos en Espagne) et des assemblées des Indignés (Espagne), a émis une hypothèse. À travers de telles formes, il serait question de retrouver une unité symbolique des classes populaires, perdue par la modernité. D’après la philosophe, la démocratie radicale qui peut être relayée par des partis (comme La  France insoumise) incarne une conflictualité  : non pas en vue d’une hégémonie populaire (visant la prise de pouvoir), non pas antagoniste (sur la base des divisions intérieures), mais comme capacité du peuple à articuler des enjeux économiques et de classe avec des enjeux propres à la communauté démocratique. C’est ce type de conflictualité qu’incarnent les récents mouvements des Gilets jaunes en France (2018‑2019) en passant par les mouvements « des places » (2014‑2016). D’abord parce que l’une des caractéristiques de ces mouvements est leur composition sociale. D’après les premières analyses, les Gilets jaunes ont mobilisé à travers toute la France, en 2018, des couches sociales situées en bas de l’échelle sociale. Dans le cas de Nuit debout, mouvement des « places » qui avait pour cadre les villes françaises et en particulier Paris, les participants étaient plus diversifiés et plus jeunes, appartenant aux couches des fonctionnaires, des cadres et au nouveau prolétariat flexible (Baciocchi et al., 2020 ;

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Maniglier, 2016). Cependant, toutes les analyses soulignent un point commun aux participants. Ils sont identifiés comme étant les victimes des politiques néolibérales, notamment en matière de services publics, et seraient éloignés des lieux de pouvoir. Leur besoin de retisser des relations traduirait donc un besoin de voir réaffirmée la souveraineté du peuple. Il exprime aussi un malaise social dans la mesure où les conditions de vie et de travail tendent à dégrader les relations sociales tout en accentuant les rapports de domination. Cependant, il faut voir que contrairement à ce qui se passe dans la tradition militante ou révolutionnaire, tournée vers la recherche d’un acteur collectif et d’une verticalité, ce retour du peuple en démocratie se fait à partir de la solidarité et du commun, dans la lignée du conflit social.

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Une sociologie des « non-mouvements » Relevons donc une seconde caractéristique importante. Une grande partie des mouvements récents peuvent être définis comme des non-mouvements. Cette notion traduit un mode d’être politique émanant de la vie ordinaire, qui permet de tisser des liens entre les participants sur la base d’expériences personnelles similaires. On doit le terme de non-mouvement au politiste Assaf Bayat (Bayat, 2013) qui a observé en Iran, puis en Égypte, toute une série d’actions transgressives, informelles, menées par des groupes pauvres et défavorisés qui remettent en cause l’ordre social en dehors des arènes institutionnelles. Si ce terme a concerné des régimes peu démocratiques, pourquoi ne pas le rapatrier dans le champ occidental  et dans les démocraties avancées ? En effet, différents mouvements phares nous invitent à prendre en compte plus fortement que dans les mobilisations précédentes, l’expression de l’insécurisation sociale ressentie, à plusieurs endroits en France ou de la planète. Celle-ci tient en trois points : la détérioration des conditions de vie et du pouvoir d’achat que l’on peut rattacher à la défaite de l’État social, la panne de l’ascenseur social et du champ des possibles qu’aucun projet politique et démocratique ne semble résoudre, et l’incertitude radicale, compte tenu des différents risques qui pèsent sur les vies. Ce sentiment parcourt toutes les actions protestataires récentes. Les prises de parole et témoignages, venus de France, d’Égypte, de Turquie, des pays du Maghreb, de Corée, en passant par Israël et les États-Unis, le montrent : les situations sociales décrites par les participants ne correspondent plus au rêve d’une vie décente. Sont évoqués : la généralisation des emplois précaires et sous-évalués à l’image des bullshit jobs (Graeber, 2018) ou de l’auto­ entrepreneuriat, la perte de repères professionnels tout comme la baisse de la désirabilité du travail, et la place prise par la société de la marchandise. Des témoignages sur les expulsions locatives, les évictions, les violences faites aux femmes en passant par l’humiliation au travail et d’autres difficultés souvent

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enchevêtrées, ont aussi traversé les espaces révoltistes récents, à Nuit debout ou dans le cas des Gilets jaunes en France. Les parlements installés sur des places, les manifestations aux ronds-points, ont servi de caisse de résonance à des expériences qui, rassemblées, forment une véritable économie morale. Plus profondément, le ressentiment qui guide une prise de parole au sein d’un rassemblement, le geste d’opposition qui se traduit par un campement à un rond-point expriment une dépréciation de la valeur humaine que constatent les individus, qu’elle soit intuitivement reliée ou non à une crise politique, comme ce fut le cas des révolutions arabes. En résumé, le terme de non-mouvement apparaît adapté à ces actions contestataires. Il désigne en miroir des mouvements sociaux, des résistances qui échappent à l’encadrement syndical et militant et aux montées en généralité. Il signifie que les registres de l’indignation et de l’émotion, comme ceux de la fraternité et de la solidarité, figurent au premier plan et se substituent aux répertoires d’action militants. En témoigne la présence de « Monsieur et Madame tout le monde » qui n’entrent pas dans le cadrage des « élites » politiques. De même la large présence des femmes dans les « mouvements des places » et les campements n’est-elle pas la traduction de nouvelles capacités politiques ?

L’espace public : un nouvel attracteur Quelle est l’importance de l’espace public  dans le dévoilement de cette économie morale ? En pratique, les rassemblements sur des places et des ronds-points qui scandent la vie démocratique depuis une décennie montrent que l’espace public ne peut plus être déconnecté de la politique. C’est ce que consignent aussi différents outils d’observation et de documentation, comme l’observatoire des mobilisations (Bertho, 2013) et les réseaux comme celui d’Occupy. Quel est le rôle de l’espace en tant que cadre physique et urbain ou comme lieu de contestation ? On remarque que des mouvements précurseurs, comme 99 %, Indignés, Take the square, Occupy Wall Street (USA), May 15, J14 (Israël), Nuit debout, ont tous un caractère fortement urbain. Alors que la ville moderne avait été assimilée à l’individualisme et à un appauvrissement de l’expérience urbaine, décrit par Richard Sennett (2002), dont les écrits sont dans la lignée de l’École de Francfort ; on la pense aujourd’hui comme un espace de reconquête. Aujourd’hui, l’appropriation collective de l’espace urbain rappelle les luttes pour le droit à la ville qui ont eu lieu dans les années 1990 en France, en Allemagne ou aux États-Unis. Plus encore, note Naomi Klein (2001) dans son ouvrage No Logo consacré à la marchandisation du monde, l’espace public présente désormais un potentiel « explosif ». En effet, si l’on prend le cas des non-mouvements évoqués ci-dessus, la ville apparaît dans ses deux dimensions. La première est économique et tient à la présence d’activités financières

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immobilières, à la gentrification des quartiers, à une spéculation liée au capitalisme urbain ou à l’urbanisation du capital, selon la formule du géographe David Harvey (Harvey, 2011). Il est facile de noter que les rassemblements ont pour cadre les boulevards des grandes villes soumises à une forte pression foncière et immobilière, et quelquefois à une crise financière qui se traduit par la diminution du nombre de logements (Madrid, Tel-Aviv, Istanbul, New York). Dans cet ordre d’idées, la longue occupation de la place Tahrir au Caire en 2011 est à mettre également en relation avec la forte crise du logement et la pauvreté urbaine. De même, le fait de se réunir sur des boulevards prestigieux (New York, Tel-Aviv) donne à lire les activités marchandes qui souvent ont pris le pas sur l’espace public et ouvert à tous. Ces places peuvent accueillir des bâtiments symboliques comme le Parlement et la Bourse (cas d’Occupy Londres, New York). Il s’agit également de places populaires ou historiques choisies pour leurs potentialités en matière de rassemblement : la Puerta Del Sol à Madrid, symbole du franquisme, occupée par les Indignados ; place de la République à Paris occupée durant Nuit debout ; Syntagma à Athènes lors du « Mouvement des citoyens indignés ». Occuper l’espace urbain permet ici de rendre compte de problèmes publics directement liés à la cité et de réinterpeller les instances de la démocratie. D’autre part, dans chaque mouvement mentionné, l’environnement apparaît comme un élément configurant la discussion politique. Il s’agit ici de la seconde dimension de l’espace urbain. Celui-ci n’est pas seulement un réceptacle de manifestations ou le symbole des injustices urbaines, mais le lieu de l’agir et de la visibilisation des contestations. L’environnement est bien devenu un dispositif communicationnel et de sensibilisation. Il est remarquable que depuis une décennie, les révoltes des peuples, les actions coup de poing (Act-Up, Extinction Rebellion), prennent la forme d’opérations stylisées. Elles consistent à rendre visible le cadre d’expression de la critique en montrant les compétences communicationnelles des publics, avec la création de parlements numériques, l’usage de l’art et des supports visuels. On y a vu également le déroulement de vastes enquêtes en public (Nuit debout, Indignados), l’espace pouvant être comparé à un théâtre, avec des acteurs et des spectateurs qui déroulent leur vie, faisant le récit de scènes d’expulsion, de violence, de doléances. Concrètement comment se mobilise-t-on  dans ces espaces ? Une série d’agencements physiques et cognitifs sont présents dans tous ces endroits. Nous avons cité les campements, plus ou moins durables, les occupations des ronds-points apparus avec les Gilets jaunes dans des espaces moins urbains, auxquels on peut ajouter l’utilisation de locaux publics (Indignados à Madrid). À chaque fois il est question de créer un dispositif configurant (c’est-à-dire incitant aux rassemblements), puis de construire un bien commun autour de salles de réunion, d’équipements collectifs (comme les cuisines, les bibliothèques ou les jardins communautaires). Au sein de chaque mouvement,

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l’environnement matériel est apprêté pour la rencontre et pour la prise de parole qui est canalisée ou relayée lors de la tenue d’assemblées générales. La forme des campements doit d’abord inciter à l’échange, quelquefois entre des individus éloignés culturellement ou séparés socialement. Le campement de Rothschild à Tel-Aviv (2011) fut à cet égard un exemple (Bulle, 2012). Sa configuration a permis que s’y installent des citoyens arabes, des Bédouins du sud du pays qui ont cohabité avec des religieux orthodoxes et des juifs laïcs. Les distances entre résidents arabes et juifs ont été respectées dans le positionnement des tentes (à l’opposé les unes des autres), tout en ménageant un espace commun. La présence de repères familiers (cuisine, bibliothèque, cantines, salons, sleeping room ou jardins) permettait le rapprochement avec les personnes passantes ou résidentes. De façon générale, les règles de civilité, de politesse et d’organisation sont respectées lors de ces rassemblements : du nettoyage des places à la garantie de la mixité des rassemblements (Égypte), à l’hétérogénéité culturelle (Israël, USA, Londres, Espagne). Dans cette logique, les dispositifs matériels sont directement liés à une activité commune et critique. Ils servent à chaque fois de base logistique pour des ateliers d’écriture, la confection d’affiches, la surveillance des lieux et la présence continue des protagonistes.

Du bon usage des places. La morphologie de la place Tahrir en 2011 Le cas du campement sur la place Tahrir, épicentre de la révolution égyptienne en 2011, est emblématique dans la mesure où il permet de décrire le processus par lequel une occupation participe à un processus révolutionnaire, avec un enchaînement d’événements. En 2011, la contestation du régime autoritaire du président Moubarak par le peuple s’amorce sur la place Tahrir, avec une manifestation « surprise » mobilisant des militants, y compris religieux et en parallèle d’autres rassemblements dans plusieurs villes égyptiennes. Des milliers de Cairotes, sans véritable expérience politique, convergent et occupent la place Tahrir, où se trouvent des bâtiments militaires et ministériels importants. Les différents discours et comptes rendus des manifestations nationales, tout comme les images de la révolution tunisienne qui a lieu dans le même temps, y ont retransmis. La place devient un lieu de spectacle  : le président Moubarak s’adresse aux participants qui y sont rassemblés par médias interposés. Une ambiance quasi mystique attire les participants, qui parcourent de véritables pèlerinages pour accéder à la place (El Chazli, 2012). On y entend des concerts, des chansons à destination des travailleurs, des révolutionnaires ou à l’adresse des passants et des médias. L’occupation permet de revivre les événements passés  : comme les mobilisations de l’intifada  du pain de  1977. Ainsi, les sit-in permanents combinés à l’hétérogénéité des protestataires, la présence de réseaux de voisinage, mais aussi la répression ont joué un rôle dans

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le basculement vers un processus révolutionnaire. Au quinzième jour d’occupation, le pouvoir a vacillé pour démissionner. L’occupation fut aussi marquée par des épisodes sanglants entre les « pro-régime » et les « anti ».

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Les enquêtes menées sur la révolution ont montré la présence de tout un ensemble de dispositifs. On sait que les tentes étaient réparties selon les affinités (libéraux, religieux, modérés et révolutionnaires) et selon le genre (les tentes des femmes étant protégées). Le dispositif dans son ensemble traduisait une tolérance religieuse et de genre, tout en reproduisant les positions sociales et les habitudes urbaines, avec par exemple, des groupements par affinités. Comme dans le cas du mouvement israélien, les tentes étaient décorées pour signifier une appartenance politique, voire professionnelle (ouvriers de telle ou telle industrie) ou géographique et enfin religieuse. Des rituels (collecte, fouilles, affichage, rondes de surveillance, lecture de poèmes) ont conforté la centralité politique de la place Tahrir, donnant lieu à un spectacle télévisuel mondial. On y a noté aussi des agressions sexuelles sur des femmes protestataires, en dépit de l’ambiance festive. ■

De ces exemples, nous pouvons en conclure que la démocratie s’énonce à partir de la présentation d’expériences et d’existences en public, sans que la diversité des individus ne soit recouverte par un point de vue dominant autre que celui de l’expression de toutes les parties, y compris les « sans-parts », selon l’expression du philosophe Jacques Rancière, qui a mis l’accent sur la modification de l’ordre des places permises par ces occupations (2015). Nous retenons également que l’espace apparaît comme le cadre approprié pour la formulation des problèmes publics. Pour reprendre le terme de public employé par John Dewey (2010), il désigne une dynamique collective d’association et de discussion, d’enquête et d’expérimentation, qui se déploie corrélativement à la formulation d’un problème démocratique. Les « mouvements des places » sont à ce titre des lieux de problématisation et de publicisation. Il est possible d’élargir ce regard en prenant en compte, dans une dynamique des conflits sociaux, les territoires locaux et délaissés, qui sont des espaces charnières à l’heure de l’anthropocène.

De l’atterrissage en anthropocène Dans un opus intitulé Où atterrir (2017), le sociologue Bruno Latour a proposé de nommer atterrissage le paradigme qui décrit l’état des sociétés actuelles désorientées par les crises climatique et sanitaire, par l’absence d’horizon d’attente, mais aussi par des politiques vides de sens. L’atterrissage, bien que ce terme mérite d’être mieux sociologisé, semble particulièrement adapté au récent mouvement des Gilets jaunes en France, dans la mesure où celui-ci cristallise deux éléments  : l’absence de perspective politique

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à l’adresse des classes populaires, doublée de la crainte vis-à-vis du futur dans le contexte climatique. Éruptif, imprévisible, échappant aux répertoires des mouvements sociaux, ce mouvement a provoqué, dans un mouvement d’ampleur, la parole médiatique ou savante (Bourmeau, 2019 ; Confavreux, 2019) et des interprétations foisonnantes. On note de nombreux essais et tribunes, au sein desquels les sociologues étaient peu nombreux, en comparaison des historiens, des experts et des médias ventriloques. Il a également donné lieu à une vaste enquête sociale dont des résultats ont été livrés partiellement. Une présentation de ce cas permet d’expliciter les nouveaux agencements de l’agir-ensemble en démocratie, et comme expression d’un conflit.

Les Gilets jaunes : un fait social total ? Le mouvement des Gilets jaunes s’est étalé sur deux ans (2018‑2020). Il est parti de la protestation contre la mise en place d’une taxe sur l’essence annoncée par le gouvernement Macron à l’automne 2018, cette annonce étant perçue comme une rupture du pacte avec les citoyens. Les contestataires sont des salariés, employés, agents hospitaliers, dont l’instrument de travail est la voiture. Dans ces catégories, les femmes sont nombreuses. À l’origine de la protestation se trouve en effet une femme (Priscilla Lidovsky), autoentrepreneure, qui lance une pétition qui ne rencontre pas d’abord de véritable écho. La pétition est finalement relayée par Éric Drouet (un chauffeur) et par une autre femme autoentrepreneure (Jacline Mouraud), puis trouve son rythme de croisière grâce à différents médias sociaux qui favorisent le développement d’une mobilisation citoyenne qui s’étend à des revendications plus larges concernant le pouvoir d’achat. Le « drapeau » des Gilets jaunes a été très vite le gilet jaune de sécurité routière : symbole du peuple des salariés des secteurs privé et public, des couches inférieures de l’encadrement, des chômeurs précaires, des auto­ entrepreneurs pauvres, tous dépendants de la voiture dans des territoires épars. On compte aussi la présence d’artisans, de paysans ou de retraités. Dépourvues de capitaux militants, sans affiliation politique, les figures de la mobilisation se sont appuyées sur la démocratie numérique, qui a permis de donner la parole à des citoyens qui se reconnaissent à la fois dans le mouvement, et dans ses formes de communication. À ce titre, les syndicats, les collectifs organisés, tout comme les médias traditionnels ont été écartés. Une des particularités des Gilets jaunes, remarquée par tous les commentateurs, est l’absence de porte-parolat et de mandat représentatif. Ce fait a été interprété comme la fin du charisme politique, dans la mesure où les figures des Gilets jaunes qui ont émergé à travers les médias sociaux, puis dans les rassemblements ne véhiculaient aucune des caractéristiques habituelles des leaders politiques (autorité, prophétisme ou enthousiasme). De même, ­l’absence d’orga­nisation ou de hiérarchie a favorisé une sociabilité visible sur les ronds-points et simultanément sur les réseaux sociaux. Ont été également notés

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les nombreux liens de parenté et de voisinage dans les rassemblements. La configuration de l’indignation à partir d’un ensemble de dispositifs et d’opportunités a incontestablement donné aux Gilets jaunes une force politique et leur pouvoir de fascination. Pour toutes ces raisons, le mouvement a imposé son rythme : démultiplication des « cabanes » aux ronds-points, manifestations hebdomadaires d’envergure, prises de parole débridées, création de comités locaux et cahiers de doléances, présence d’une économie pour tenir les ronds-points.

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Une autre particularité est la localisation des actions dans le rural périurbain, là où réside un salariat souvent dépendant d’une économie globale et de la sous-traitance. D’où le choix des « grappes giratoires » pour se rassembler, décrites par le sociologue Quentin Ravelli (2020), et des péages d’autoroutes qui permettaient d’arrêter les automobilistes. Le changement de tonalité par rapport aux cortèges syndicaux ou aux routines de mobilisation est donc patent, et a entraîné une onde de choc auprès des pouvoirs publics et des médias. Parce que les Gilets jaunes ont surgi par surprise, ils ont, dans un premier temps, créé de la suspicion dans les partis de gauche, ceux-ci voyant dans le mouvement un poujadisme « de petits commerçants ». Les Gilets jaunes (bien que ceux-ci soient multiples et divers) ont dû répondre, par le biais des réseaux sociaux ou de communiqués, aux accusations de racisme, d’antisémitisme et de sexisme. Sur le versant gouvernemental et libéral, il leur a été prêté un caractère « populiste ». En effet, leur apolitisme revêt deux dimensions ambivalentes. D’un côté, il a permis de renforcer le caractère social et économique des revendications. De l’autre, il a permis de nombreuses récupérations, comme en témoignent les trajectoires de certaines figures. Enfin, malgré diverses tentatives pour discréditer ou instrumentaliser le mouvement, celui-ci a été largement soutenu par la population laborieuse, au point de déstabiliser le pouvoir. Au final, les Gilets jaunes ont collectivement, au fil des rencontres et des mobilisations de fin de semaine, défini leur propre espace de souveraineté. ■

Conflictualité et changement systémique : une lecture sociologique des Gilets jaunes Les Gilets jaunes ont manifesté le besoin d’ouvrir un rapport direct entre la société française et les pouvoirs publics. Qu’apportent-ils à une lecture de la  conflictualité ? Deux traits sont ici à prendre en compte et apparaissent fondamentaux dans la forme que prend le conflit social. Il s’agit de la colère et de la solidarité, véritable économie morale des classes populaires. Ces deux  attributs démontrent également l’importance qui est donnée dans ce type de non-mouvement aux cercles proches, sans négliger l’identification à une collectivité d’action plus large. Le premier facteur est la colère. Elle traduit l’existence d’une crise sociale doublée de  la volonté de ne plus être dominés, ces deux dimensions étant d’ailleurs présentes dans la sociologie wébérienne du conflit. Elle peut

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également renvoyer au registre de l’économie morale, mis en avant par l’historien E.-P. Thompson à partir des révoltes de la classe ouvrière anglaise, exprimant une indignation collective par rapport aux dysfonctionnements de l’économie. Plus récemment, le sociologue Albert Hirschman, dans un essai éclairant intitulé Exit, Voice and Loyalty (1995 [1970]), montre que l’une des conduites des acteurs pour participer au redressement de leurs entreprises est la prise de voix, à l’opposé de la défection ou de la loyauté. Ce trait social ne peut-il s’appliquer à de nombreux cas de révoltes récentes qui présentent les mêmes caractéristiques, telles que celles de la non-­reconnaissance, l’humiliation, la perte de pouvoir d’achat ? Le sentiment d’abandon et de perte de légitimité du peuple formé par les citoyens est récurrent dans la parole des ronds-points (Clément, 2020), tout comme dans les mouvements « des places ». Il laisse entrevoir la possibilité d’une vengeance, entendue comme une colère qui se retourne contre les dirigeants, dont témoignent les attaques violentes contre les lieux de pouvoir (en premier lieu la marche sur l’Élysée de janvier  2019). À ce titre, on peut mentionner les nombreuses références à la Révolution française et aux bonnets des émeutes antifiscales de l’Ancien Régime. Cependant, contrairement à la perspective d’un soulèvement insurrectionnel, la demande d’un retour de l’État s’est imposée comme un énoncé clef des Gilets Jaunes ; dans la mesure où ceux-ci, comme d’autres mouvements (infirmières et soignantes, secteur hospitalier), manifestent le besoin de réengagement des pouvoirs dans la régulation du néolibéralisme. La demande de « retour » de l’État fort, tout en en stigmatisant l’assistanat, s’exprime en particulier de la part des déclassés, des citoyens isolés socialement et géographiquement. À son tour, la crise sanitaire de 2019 a conforté la problématique d’un État social. Le ressentiment est contrebalancé par l’existence de la solidarité et par différentes activités de symbolisation du lien entre individu et collectif. Ce second versant est celui du lien social qui est temporairement ou durablement raffermi à travers ces expériences collectives. En témoignent les nombreuses cagnottes, les dons et formes d’entraide, qui fortifient l’expérience collective par le biais des attroupements et s’érigent comme projet de société, lorsqu’il s’agit d’inscrire ces principes au quotidien et dans la proximité. Nous pouvons ici convoquer la notion descriptive de classes géo-sociales, qui traduit l’importance qui est donnée à l’échelle de la proximité comme échelle pertinente de justice et d’engagement. L’échelle du proche, comme le remarque le sociologue Laurent Thévenot, permet aux individus de « classes » équivalentes de s’agréger sur la base de leurs rapports au travail, à l’école ou au quartier, et par conséquent de rendre visibles les aspects systémiques de la crise, le besoin de changement, et les règles de la vie en commun. Aussi, et à la différence d’autres acteurs (comme les partis de contestation ou les collectifs tournés vers l’antagonisme politique), nous héritons avec les Gilets jaunes d’une conflictualité quotidienne à bas bruit, qui ne se dilue pas dans la

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voie politique et les rapports de pouvoir, dans la mesure où la recherche d’un « logos » du peuple demeure un repère important. Nous pouvons nommer ce type d’événement une expérience commune « conflictualisée ».

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Assemblées et municipalisme : la régulation de la conflictualité par le local Qu’il s’agisse des Gilets jaunes au niveau national, des assemblées « indignées » apparues sur la planète, le constat sociologique est bien celui d’un mode d’expression de la conflictualité qui a longtemps été ignorée par la politique moderne. Alors que celle-ci repose traditionnellement sur l’idéologie que transmettent les corps intermédiaires, c’est au contraire l’assemblage et le partage d’expériences entre des personnes n’ayant ni le même métier, ni les mêmes opinions qui émergent. De même les petites tactiques sont préférées aux grandes stratégies et aux hiérarchies ou aux capitaux militants, alors que ceux-ci sont importants dans les conflits traditionnels, comme en atteste la sociologie de l’espace social du militantisme (Mathieu, 2011). Si nous avons à faire à un nouveau régime de la politique, la prudence s’impose toutefois quant aux modélisations sociologiques. S’agit-il d’un contrepouvoir populaire ? D’une stricte politisation ordinaire ? Il faudra regarder dans le futur l’autonomisation de ces luttes, leur durée par rapport aux lieux habituels de structuration de la conflictualité, par rapport aux médiations pour les acquis sociaux qui sont aux mains des partis ou des syndicats. Des composantes mériteront une attention particulière : les assemblées municipales et les cahiers de doléances. Ils tendent à s’instaurer comme des outils de démocratie directe et d’ancrage du social. Peut-on parler de communalité ? De municipalisme ? En effet, dans le sillage des Gilets jaunes, des assemblées locales ou des comités populaires persistent jusqu’à ce jour. Ils mobilisent tous les thèmes de la vie quotidienne et collective : transports, pollution, services publics, pouvoir d’achat. À travers eux, il s’agit de promouvoir la démocratie directe en la confiant à des groupes de citoyens, comme à Commercy. La démocratie assembléiste de cette commune de l’Est de la France ressemble au premier coup d’œil à celle prônée par Murray Bookchin, un théoricien du municipalisme, dont les thèses sont proches de l’écologie et du bio-régionalisme. L’auteur, qui était cantonné aux milieux libertaires et défendait une vision exigeante de la commune comme cellule de l’écologie et de la vie politique, connaît aujourd’hui un vif succès. Dans son traité Écologie sociale (2003), il prônait notamment l’organisation de communautés autonomes en confédérations territoriales, ce qui leur permettait d’avoir la maîtrise de leurs décisions. Concrètement, le type d’assemblée proposée dans le sillage des Gilets jaunes donne une définition plus resserrée du municipalisme, en prise avec

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l’écologie. Les citoyens y défendent la représentation et la coordination de différents collectifs locaux sur une base territoriale, ce qui permet de dessiner un horizon revendicatif, quelquefois insurrectionnel, sans accepter d’entrer en relation avec les pouvoirs municipaux. Ces élaborations restent en devenir, au regard d’autres formes de municipalisme historique plus accomplies (à l’image des kibboutz historiques que l’on trouve en Israël, qui sont basés sur la collectivisation des moyens de production, une auto-organisation ainsi qu’une démocratie maximale des décisions). D’autres formats, comme les cahiers de doléances, nous permettent de dresser le portrait des classes populaires, dans leur souci de combiner le bien commun et la dignité individuelle en portant collectivement des revendications. Symboliquement, ils portent la mémoire de la Révolution française et de l’imaginaire social égalitaire.

Les cahiers de doléances lors de la révolte des Gilets jaunes (extrait) « Députés de France, nous vous faisons part des directives du peuple pour que vous les transposiez en loi. Obéissez à la volonté du peuple. Faites appliquer ces directives », écrivent les Gilets jaunes. « Davantage de progressivité dans l’impôt sur le revenu, c’est-à-dire davantage de tranches., MIC à mille trois cents euros nets par mois. Favoriser les petits commerces des villages et des centres-villes. Cesser la construction des grosses zones commerciales autour des grandes villes qui tuent le petit commerce et davantage de parkings gratuits dans les centres-villes. Que les gros, McDonald’s, Google, Amazon et Carrefour, payent beaucoup d’impôts et que les petits artisans payent peu d’impôts. Même système de sécurité sociale pour tous, y compris les artisans et les auto­ entrepreneurs. Fin du Régime Social des Indépendants (RSI). Pas de retraite en dessous de mille deux cents euros. Interdire les délocalisations. Protéger notre industrie, c’est protéger notre savoir-faire et nos emplois. Fin du travail détaché. Il est anormal qu’une personne qui travaille sur le territoire français ne bénéficie pas du même salaire et des mêmes droits. Toute personne étant autorisée à travailler sur le territoire français doit être à égalité avec un citoyen français et son employeur doit cotiser à la même hauteur qu’un employeur français. Pour la sécurité de l’emploi, limiter davantage le nombre de Contrats de travail à Durée Déterminée (CDD) pour les grosses entreprises. Nous voulons plus de Contrats de travail à Durée Indéterminée (CDI). Fin du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE). Utilisation de cet argent pour le lancement d’une industrie française de la voiture à hydrogène, qui est véritablement écologique, contrairement à la voiture électrique.

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Fin de la politique d’austérité. On cesse de rembourser les intérêts de la dette qui sont déclarés illégitimes et on commence à rembourser la dette sans prendre l’argent des pauvres et des moins pauvres, mais en allant chercher les quatre-vingts milliards d’euros de fraude fiscale Que les demandeurs d’asile soient bien traités. Nous leur devons le logement, la sécurité, l’alimentation ainsi que l’éducation pour les mineurs. Travailler avec l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour que des camps d’accueil soient ouverts dans de nombreux pays du monde, dans l’attente du résultat de la demande d’asile. Que les déboutés du droit d’asile soient reconduits dans leur pays d’origine. Qu’une réelle politique d’intégration soit mise en œuvre. Vivre en France implique de devenir français, cours de langue française, cours d’histoire de France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours. Limitation des loyers. Davantage de logement à loyers modérés, notamment pour les étudiants et les travailleurs précaires. Interdiction de vendre les biens appartenant à la France, barrages et aéroports. Moyens conséquents accordés à la justice, à la police, à la gendarmerie et à l’armée. Que les heures supplémentaires des forces de l’ordre soient payées ou récupérées. L’intégralité de l’argent gagné par les péages des autoroutes devra servir à l’entretien des autoroutes et routes de France ainsi qu’à la sécurité routière. Le prix du gaz et l’électricité ayant augmenté depuis qu’il y a eu privatisation, nous voulons qu’ils redeviennent publics et que les prix baissent de manière conséquente. Fin immédiate de la fermeture des petites lignes ferroviaires, des bureaux de poste, des écoles et des maternités. © Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Des moyens conséquents apportés à la psychiatrie. Le référendum populaire doit entrer dans la constitution. Si une proposition de loi obtient sept cent mille signatures, cette proposition de loi devra être discutée, complétée et amendée par l’assemblée nationale qui aura l’obligation, un an jour pour jour après l’obtention des sept cent mille signatures, de la soumettre au vote des Français. Retour à un mandat de sept ans pour le président de la république. L’élection des députés deux ans après l’élection du président de la république permettait d’envoyer un signal positif ou négatif au président de la république concernant sa politique. Cela participerait donc à faire entendre la voix du peuple. Retraite à soixante ans et, pour toutes les personnes ayant travaillé dans un métier usant le corps, maçon ou désosseur par exemple, droit à la retraite à cinquante-cinq ans ». ■

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Des scènes écologiques. L’apparition de l’écologie et ses différents modes d’antagonisme contre le capitalocène La généralité que l’on peut prêter à la démocratie directe est celle d’un rapport autre à la politique, qui prend en compte l’accélération du temps et des changements climatiques. Des phénomènes récents vont dans ce sens, avec l’apparition de la revendication de référendums d’initiative citoyenne, traduction de l’intelligence collective. Ils attestent qu’une partie croissante des citoyens ne se reconnaissent pas dans les arènes organisées, à l’image du grand débat présidentiel qui a suivi la crise des Gilets jaunes. Ces citoyens ne font pas confiance à la démocratie des experts, qu’ils renvoient souvent aux pouvoirs, si ce n’est à quelque complot, comme le montre la suspicion manifestée à l’égard du corps scientifique durant la pandémie de la Covid en 2020 et 2021. Au cours de la dernière décennie, l’anthropocène et la crise environnementale se sont imposés dans les débats avec des enjeux profonds, locaux et globaux. Loin d’entraîner une pacification des relations sociales, la prise de conscience écologique réactive, au contraire, des luttes et des imaginaires effondristes, où les croyances se détachent très nettement de la réalité. Ainsi la crise climatique et le conflit politique qu’elle fait naître révèlent que des oppositions de fond existent et traversent les sociétés. Quels sont les antagonismes à l’œuvre ? La sociologie des conflits, parce qu’elle est le reflet de différentes indignations morales, ne peut pas oblitérer la part prise par des mouvements écologiques ou antispécistes, qui s’opposent aux sites pollueurs. La thèse inédite d’une anthropo(s)cène, entendue comme la mise en scène politique de la crise écologique, où se côtoient toutes sortes de collectifs, est une injonction faite aux pouvoirs et à la démocratie. À travers elle, des mouvements sociaux (Extinction Rebellion, Earth First, Luttes contre les grands projets inutiles, Gilets jaunes,  etc.) s’emparent de  la question climatique comme levier de contestation ou de contre-pouvoir. En faisant apparaître la nécessité d’une articulation entre écologie politique et activités sociales, il y a bien lieu de voir le lien entre cause environnementale et conflictualité. L’écologie est-elle une approche particulière de la question sociale, nécessitant des mobilisations adaptées ? Comment la nécessaire prise en compte des milieux vivants peut-elle transformer les rapports et les pratiques contemporaines du conflit social ? Voilà deux questions investies par les acteurs, selon différents modus operandi, qui vont des procédures constitutionnalisées (comme le référendum sur le climat), aux actions directes se tenant dans la rue, ou à l’intégration à la politique d’éléments non humains.

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Participer ou saboter ? L’écologie dans sa grande disparité apparaît aujourd’hui comme une scène des affects et une manifestation cruciale de la conflictualité, non seulement sociale, mais aussi politique. Un premier point relève de la démocratie écologique à l’œuvre en France, sans que l’on puisse dire qu’elle appartienne à l’écologie politique. Un exemple nous vient des instruments de lutte contre la crise climatique. Une partie des États mondiaux se sont dotés d’instruments de consultation et d’expertise sur la question. En France, une expérience inédite a eu lieu en 2020 : la Convention citoyenne pour le climat a réuni, par la voie d’un tirage au sort, cent-cinquante citoyens sensibilisés aux questions écologiques qui se sont penchés durant un an sur de possibles propositions politiques. Pensée comme une alternative se situant entre la démocratie représentative et la mobilisation de rue, la convention citoyenne se réclame ici d’un idéal athénien, destinée à améliorer la qualité des débats sociaux, qui peuvent s’appliquer à d’autres domaines, comme ceux de la santé. Que faut-il retenir de ce type de processus ? Cent quarante-­neuf propositions consensuelles (dont la lutte contre l’artificialisation des sols et les écotaxes) ont été approuvées par le gouvernement en 2020, et remises au Parlement. Ici la forme de la consultation dénote la capacité de discussion et de problématisation des citoyens, aidés par des experts et des fonctionnaires, afin de créer de nouveaux outils de délibération où le peuple participe. Et ce, malgré un procès en illégitimité qui a été adressé aux participants, venant de la part de ceux qui détiennent l’autorité savante et politique. On note également les accusations de lobbyisme des grands groupes industriels, notamment aéronautiques, qui auraient freiné, voire décrédibilisé la convention, en refusant de voir votées des mesures écologiques structurelles (comme la suppression des lignes aériennes de courte distance). Dans ce type d’actions au sein de l’anthropo(s)cène, le conflit est réaliste et fait primer la recherche de résultats immédiats sans bouleversement de l’ordre économique. Tout autre est la voie suivie par certains collectifs écologiques qui remettent en cause le système productif et ses différents acteurs économiques ou institutionnels. La violence ou l’action directe entrent ici dans des modes de contestation qui ont pour but la réappropriation. Comme dans le cas des  mouvements autonomes examinés plus loin (chapitre  10), l’utilisation de la violence est ici une arme démonstrative, qui vise à dévoiler et à dénoncer les structures écocidaires du capitalisme marchand ou des grandes industries extractionnistes et polluantes. Pour que ces enjeux globaux ressortent clairement, des collectifs réaffirment l’action directe et font revenir une tension confrontationnelle. Ainsi des mouvements comme Extinction Rebellion (XR) introduisent une rupture par rapport à d’autres versions de l’écologie, plus sociale ou plus populaire, en appelant

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à une  stratégie non-non violente ; ils visent à diversifier les interventions sur des infrastructures, comme les mines, les projets liés au nucléaire, la déforestation, etc. Ces stratégies rappellent l’histoire de l’écologisme et des mouvements conflictuels, au sein desquels on peut citer Earth Liberation Front (ELF) et Deep Green Resistance. Elles évoquent également les luttes pour la libération animale ou contre l’énergie nucléaire. Cependant, elles ne se cantonnent pas à cela, dans la mesure où elles ne prennent plus seulement comme cibles les structures du pouvoir, mais également les groupes alternatifs qui défendent une écologie douce et quotidienne. Selon les mouvements XR et ELF ou selon le géographe-militant Andréas Malm, auteur de l’ouvrage Comment saboter un pipeline (2020), une nouvelle donne serait nécessaire pour dépasser le stade du « catéchisme pacifiste ». Selon lui, l’écologie nécessite un communisme de guerre et une lutte sans merci contre les structures génocidaires étatiques et capitalistes.

Des collectifs conflictuels Au sein de l’écologie politique, le mouvement Extinction Rebellion se distingue par un activisme évoquant l’action directe des groupes autonomes, et par son mode d’organisation. Concrètement, l’horizontalité, la pratique du soin et l’attention accordée au redéploiement de formes de vie tout comme l’usage de différentes expressions visuelles ou artistiques, afin de créer des scènes d’émotions, rappellent les modes de faire que l’on rencontre dans les zones à défendre, autres lieux de conflits. XR prône une détermination alliée à une connaissance des lieux, et déploie un ensemble de tactiques propres aux groupes autogérés. Mouvement charnière, il se distingue par des modes opératoires particuliers : les rassemblements en vue de bloquer des sites et dont le calendrier et les lieux sont gardés secrets, la souplesse des actions. XR expérimente également la dissémination, tout en structurant le mouvement à partir d’une large toile qui relie l’ensemble des interventions. Les actions spectaculaires concernent l’occupation de centres commerciaux ou le blocage des ports d’où partent des déchets. Il s’agit d’une stratégie progressive d’actions symboliques, mais de plus en plus fortes, dans la mesure où celles-ci sont destinées à faire surgir le temps de l’effondrement (le logo de XR est un sablier noir ceinturant la terre). L’enjeu de ce mouvement et de renverser une conception d’un temps nécessairement limité avant la destruction du vivant. XR décrit un nouveau régime du politique qui est celui de l’angoisse, se démarquant des grandes promesses eschatologiques qui entourent l’écologie. C’est donc une démarche en rupture avec l’idéologie des avant-gardes, que l’on trouve également au sein des courants survivalistes inspirés par un imaginaire politique d’opposition au collectif et aux institutions sociales. Enfin, par rapport aux mouvements écologiques classiques, ce collectif est marqué par sa volonté d’articulation avec des luttes locales et globales, raciales, autochtones ou de genre. ■

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Le tournant terrestre et non humain : une neutralisation des conflits sociaux ? Au fur et à mesure qu’une pratique de l’écologie au quotidien (comprenant le sobriétisme, la décroissance) gagne en succès populaire, l’écologie de rupture représentée par XR, quelquefois en quête d’un projet politique, revient sur le devant de la scène. La seconde entend mettre fin à la première. L’écologie de rupture se distingue, quand elle ne s’y oppose pas, de l’écologie sociale et populaire dont les grammaires sont fondées sur la non-violence ou la stricte désobéissance civile ou, alternativement, sur la décroissance et l’organisation du commun. Les partisans d’une écologie démonstrative ou confrontationnelle et ceux d’une écologie pacifiste ne trouvent donc pas à s’entendre. D’autres, en revanche, proposent de tisser des liens avec des êtres non humains, à travers une diplomatie de la terre et la montée en puissance de la bio(s)cène où tous les êtres seraient dotés d’une même subjectivité. Sommes-nous en présence de nouveaux acteurs non humains ? En quoi la « bioscène » interroge-t-elle le conflit ? Comment remet-elle en cause le social ? Les phénomènes environnementaux ont des conséquences épistémologiques, avec l’apparition de nouveaux modèles appelés « ontologies » de la nature portés par des philosophes, anthropologues et militants. Ils consistent à déconstruire les oppositions nature/culture à la suite d’essais anthropologiques pionniers (Descola, 2005 ; Viverios de Castro, 2009 ; Ingold, 2011). Or, si la division s’appliquait dans un premier temps au rapport aux savoirs anthropologiques et à l’opposition « moderne/indigènes », elle s’étend aujourd’hui au champ environnemental. Au sein de celui-ci, les différences entre l’humain et le non-humain, entre le social et la nature sont effacées. En effet, anthropologues et philosophes proposent de ne pas attribuer une valeur propre à l’humain ou à la culture, mais de prendre en compte différents modes de composition des rapports collectifs au monde où entrent en ligne de compte le sacré, la cosmogonie, la communauté biotique. Cela permet de faire ressortir différentes formes d’agencement entre des vivants, et de montrer les interdépendances écologiques des êtres à partir de croyances. Cette perspective a pour conséquence d’oblitérer la portée conflictuelle des sociétés, si l’on reconnaît que celles-ci sont traditionnellement constituées à travers le socius. Tel était bien l’argument de l’anthropologue Pierre Clastres, qui avait montré dans La société contre l’État (1974) à quel point les sociétés primitives, pour affermir la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, sont tenues d’entretenir le cycle d’oppositions aux sources de pouvoir et par conséquent à une hétéronomie définie par le social. Quelle est la signification de ce tournant « ontologique » et non humain pour la science sociale, et en particulier pour la compréhension des conflits ? Dans les approches que l’on vient de mentionner, des êtres non  humains

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et non modernes auraient une place identique aux  « modernes » dans la construction de savoirs, tout comme ils seraient parfaitement en mesure d’autodéterminer leurs ontologies et de participer à des formes non classiques de la politique. Il n’est pas seulement question, à travers de telles approches, de remettre en cause l’anthropocentrisme, mais les antagonismes entre société et écologie ; là où toutes les pensées sociales, marxistes et de l’écologie politique ont entretenu ces coupures à des fins d’action collective et de socialisation, et par conséquent, en rendant visible la responsabilité de l’humain. Au contraire, le tournant ontologique ou le perspectivisme (Viveiros de Castro, 2009 ; Haraway, 2020) ne séparent plus les catégories non humaines et humaines afin de prendre en compte en priorité un ensemble de relations vitales de tout un milieu vivant. Ce qui se dessine est la puissance d’agir des choses et des objets (un « subjectivisme non humain »), se substituant à la puissance d’agir du peuple, et permettant de fabriquer des mondes. C’est ce qu’entendent déployer des récits d’auteurs importants, sur la base d’une série d’enquêtes indigènes (Tsing, 2017 ; Starhawk, 2003). Nous assistons à travers ces pensées à une série de mises en cause de l’action collective organisée autour et par des sujets sociaux, mais également de la conflictualité là où le social a un rôle moteur. Pour le dire autrement, selon les partisans d’une bioscène, l’action humaine ne serait peut-être pas la seule à s’opposer au capitalisme ou à penser la transformation du monde, et la politique « humaine » définie par le logos et la parole doit cohabiter aux côtés de la diplomatie des espèces. Celles-ci, prises dans un tissu de la vie, sont en mesure de formuler les termes d’un conflit avec l’ordre des places. Sous cet aspect, les collectifs sans nature, sans ontologies prédéterminées, pourraient tout à fait contribuer à la question sociologique du conflit pour la survie du monde. Ne pas laisser dans l’ombre les êtres non humains et la dimension cosmologique de l’écologie  : voilà, en deux mots, la proposition des tournants ontologiques, perspectivistes ou non humains, sans que l’on ne puisse véritablement distinguer ces différents courants. Dans les trois cas, les êtres non humains doivent prendre leur part dans les luttes sociales et écologiques. Car ce sont les rapports symboliques qui priment sur le conflit, avec de nombreuses médiations : comme le rêve, le chant, le chamanisme qui permettent d’entrer en contact avec différents êtres. Dans ces conditions, il s’agit de décentrer les socles sur lesquels sont construits la politique et les rapports sociaux. La traduction de ces courants est une contre-analyse de l’écologie politique, qui ne désigne pas seulement les causes des désastres et la responsabilité humaine (comme dans le cas de l’écologie sociale et politique), mais les cadres de l’expérience héritée de la division entre nature et société. Avec cette traversée, le regard est décentré, mais aussi désocialisé au profit d’autres points de vue situés, venant de mondes « où nous ne sommes pas seuls » (Balaud et Chopot, 2021).

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Le tournant ontologique et le « subjectivisme » : une catégorie scientifique floue ?

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Le tournant non humain est celui qui admet que la violence et les détériorations ne sont pas subies uniquement par les humains, mais par les non-humains participant d’une communauté biotique large. La méthode de la non-séparation permet de traiter d’une seule approche et d’un projet unique, qui est celui d’une écologie relationnelle. En témoignent les titres d’essais : Être forêts (Vidalou, 2017) ; Habiter en oiseau (Despret, 2019) ; Sur la piste animale (Morizot, 2017), dont les auteurs se revendiquent forestier, terrestre, animal ou indigène (Escobar, 2018). Il n’est donc pas étonnant de les retrouver au sein des sciences environnementales (Ferdinand, 2019), du territoire (Duperrex, 2019), mais aussi dans de nombreux domaines traditionnellement dévolus à la sociologie ou à la géographie, parmi lesquels l’habiter (Ingold, 2011). Ces investigations se singularisent par leur créativité mise en pratique dans des démarches ethnographiques et dans des recherches empiriques sur les phénomènes environnementaux. Les ethnographies multiples intégrant la fiction, les narrations (Tsing, 2017), les biographies d’objets ou d’ambiances, qui permettent de construire les notions de climat ou de nature, s’inscrivent, toutes, dans ce renouveau de la connaissance de l’anthropocène. Cela revient également à convoquer des outils spécifiques : le dispositif ou l’assemblage ou l’agentivité, mais également les parlements non humains, qui renouvellent le cadre de l’enquête sociologique. En apparence, de telles implications méthodologiques semblent assez proches de la sociologie descriptive qui donne à lire les contextes et l’équipement cognitif par lequel les êtres agissent. Mais une différence se fait jour dans la mesure où ces outils et les principes qui les guident relèguent au second plan l’analyse sociale et politique, qui caractérise la sociologie en particulier, qu’elle soit critique ou compréhensive. ■

Pour résumer, ce changement de paradigme et de méthodes est à prendre en compte dans la science des mobilisations et des conflits, à condition de ne pas évacuer l’action politique ou toute forme de subjectivation des humains, afin de ne pas se limiter à une autre manière de sentir la Terre. Il faudra s’interroger sur le fait de savoir si l’interdépendance proclamée des êtres ne procure pas en retour une dépolitisation. Dans la mesure où il s’agit d’inventer de nouvelles alliances avec différentes espèces, le risque de réenchantement n’existe-t-il pas ? Ces modes opératoires n’entraînent-ils pas la disparition de la sociologie des rapports sociaux ? Le tournant non humain laisse entendre que la sociologie serait impuissante ou obsolète dans la lecture du réel, puisque le sujet social ou l’acteur et l’individu ne sont plus au centre d’un monde non anthropocentré et remplissent un nombre limité de rôles. Pour accentuer le trait, l’humain, comme ontologie, deviendrait secondaire, reflétant ainsi la disparition de la réalité sociale elle-même (Bulle, 2021). Au final,

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la signification philosophique de ce tournant ressort bien si l’on prête attention aux postures épistémiques. Mais permet-il de transformer les pratiques contemporaines du conflit social et le monde en commun ?

Des croyances dans les conflits À la suite de ce point, nous pouvons à nouveau remarquer l’importance prise par différentes croyances au sein de mobilisations ou de luttes se démarquant des mouvements sociaux habituels. Quelle place et quels rôles accorder aux communautés de croyances, construites autour du rôle de la nature ? C’est le cas de ceux qui épousent la cause écologique, qui, elle-même, peut se trouver au croisement de la religion, voire du messianisme, du perfectionnisme moral. Mais cette cause peut trouver sur son chemin des techniques de soi tournées vers le développement personnel et qui utilisent des ressources cosmogoniques. A contrario, des « anti-mouvements » à l’image des collectifs anti-avortement, identitaires et nationalistes, contre le mariage gay ou contre les identités transgenres, ne sont-ils pas autant d’exemples de la naturalisation du sujet social qu’une sociologie du conflit et de l’action collective doit prendre en compte ?

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Chapitre 9

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Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes

Jusqu’à la crise pétrolière de la seconde partie du xxe  siècle, une relative cohésion caractérise les sociétés, avec l’intégration de l’individu au collectif sociétal (« la société »), qui est lui-même régulé par des normes. L’individu se reconnaît dans des repères sociaux ou des activités symboliques partagés. Ainsi, la nation avait pour fonction de rassembler les individus autour de la conscience d’appartenir à un tout et d’orchestrer les désaccords. Ce schéma a constitué le centre de gravité de la sociologie classique durkheimienne, au sein de laquelle le social transcende l’individuel. Georg Simmel invitait, lui, à prendre en compte d’autres types de socialisation plus labiles, étendus à ce qui se passe chaque jour et à tout moment, à ce qui ne cesse de nouer, dénouer, renouer ses liens entre les hommes. Cette pensée a été largement poursuivie par les sociologues urbains de l’École de Chicago, comme Ernest Burgess, Robert Park et Roderick McKenzie (1925), qui prennent en compte les densités relationnelles en ville. Ils montrent, à partir du cas américain, l’existence de régions morales, poreuses, entre différentes communautés et que les individus et les groupes peuvent franchir dans le but de maintenir des formes de sociabilité ouvertes. Ce sont autant de traits dans lesquels certains acteurs du temps présent ne se reconnaissent plus. Ils préfèrent valoriser d’autres principes de rattachement au corps social, basés davantage sur l’appartenance communautaire ou sur les identités personnelles, en vue de leur reconnaissance. Dans quelle mesure des perceptions identitaires ou communautaires qui ont lieu dans un rapport social (comme le travail, l’école, l’échelle privée) affectent-elles les autres rapports sociaux ? Comment s’articulent les rapports entre les représentations qui pèsent sur un groupe ethnique ou un individu et la réalité des discriminations ? Les limites qui existent entre les représentations sociales et les mécanismes réels qui concourent à la fabrique des discriminations et des inégalités, y compris au sein des institutions, peuvent quelquefois être franchies

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aisément. Des exemples le montrent. À l’échelle internationale, les mouvements anti-racistes et anti-apartheid ont pris de l’importance dans les universités, les collectifs altermondialistes, depuis les années quatre-vingt-dix. Le processus de reconnaissance des identités minorisées est aussi largement intégré dans la pensée française, sans que celle-ci ait besoin de se référer aux influences américaines. Les travaux actuels prennent davantage en compte l’ethnie ou la race et sont articulés à l’histoire de la colonisation, comme étant à l’origine de fractures sociales en France. C’est le cas des très nombreuses recherches en sociologie du genre et en sociologie du travail qui pointent les sources croisées des inégalités, qui articulent des rapports de sexe, de classe et de race. Ce pan de la sociologie se penche également sur les résistances individuelles et collectives qui visent à changer les rapports de pouvoir, d’autant que la période contemporaine a vu surgir de nombreux acteurs politisés. Il peut s’agir de militants individuels ou d’associations engagés dans des luttes antiracistes, antisexistes et anticlassistes, au prix d’intérêts pouvant être catégoriels. Au fond, et alors que le débat se tend sur l’idéologie « raciale » qui serait instillée dans les pratiques sociales et les sciences sociales, nous pouvons distinguer deux types de sociologie. La première est processuelle. Elle qualifie les différents niveaux d’inégalité et de discrimination dans une visée compréhensive et se penche sur les frontières symboliques qui existent entre des groupes (Lamont et al., 2016 ; Paugam, 2005). Une sociologie plus critique considère le racisme et les discriminations comme un fait social total, comme l’illustre le titre de l’ouvrage d’Eduardo Bonilla-Silva Racism without Racists (2003). Nous pouvons citer d’autres écrits qui émanent de sociologues d’une nouvelle génération (Boubeker et Hajjat, 2008 ; Hajjat, 2012 ; Hajjat et Mohammed, 2013) qui donnent à lire une vision structurelle du racisme. Pour résumer, la sociologie accueille de nouveaux objets qui bousculent les concepts fondateurs, tels ceux du conflit social et de l’intégration. Ils sont appropriés par la société. Qu’en est-il des pratiques sociales ? Ensuite, comment le débat se reflète-t-il dans les sciences sociales ?

Les minorités « ethniques ». Un problème pour le conflit social ? Nous avons rapidement dressé les contours du tableau. Il convient d’accorder une importance aux faits sociaux, en se penchant d’abord sur les controverses publiques autour des « minorités » ou de la « race » et de « l’identité nationale », à partir du cas français. Sur le plan des pratiques sociales, n’assiste-t-on pas un ensemble de phénomènes qui vont de la remise en cause de l’universalisme au « séparatisme », à « l’islamo-gauchisme » ? Ces ambivalences qui sont devenues des polémiques, sont-elles un signal de la désintégration

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permettant de remonter aux formes durkheimiennes du conflit social ? Différents éléments de contexte expliquent la sensibilité du thème. Nous pouvons citer la fragilité de la laïcité, qui est un vecteur d’égalité potentiel des citoyens et de leurs opinions, mais qui demeure une entité abstraite ou vide pour certains acteurs. Symétriquement, les inégalités « raciales » et la prégnance du racisme perçu ou vécu renvoient à la façon dont les personnes qualifient un état des choses. Le premier point du tableau touche à l’intégration républicaine et, par rebond, à celui de la laïcité. Nous pouvons rappeler les nombreux débats récents, souvent portés par les pouvoirs publics ou par les représentants politiques, qui ne sont pas sans exacerber les tensions ou les représentations. Faut-il nécessairement un laïcisme émancipateur, reconnaissant les différences et donc porteur de liberté ? Ou au contraire une laïcité stricte (« une religion laïque ») qui doit renforcer les « principes républicains », comme le propose une récente loi nationale en France, appelée loi sur le séparatisme (2020) ? Ces questions traduisent un problème social dans la mesure où l’affirmation de principes normatifs, qui touchent à la vie en société, est désormais liée aux questions religieuses, voire ethniques et devenues politiques. Ainsi, la mise en avant de la religion apparaît être un trait spécifique des sociétés actuelles. La présence de la religion dans le débat a pour conséquence un affrontement entre les partisans de l’universalisme et de la République avec les défenseurs de l’affirmation des droits singuliers (dont témoignent les débats sur le foulard, la polygamie, l’islam et la laïcité dans la sphère publique). Ces oppositions semblent affaiblir la démocratie (en tant que liée aux sociétés modernes) et la nation intégratrice, deux fondements du programme de la sociologie durkheimienne. Nous avons déjà rencontré ces interrogations. Au sein des sociétés de masse contemporaines, les libéraux invoquent la liberté et l’autonomie individuelle et plaident la reconnaissance de la diversité, en vue d’une cohabitation multiculturelle heureuse, adaptée aux évolutions ; comme le montrent les essais de la philosophe Cécile Laborde (2017) sur le libéralisme multiculturel, ou ceux de la sociologue Dominique Schnapper sur la coexistence dans la République (Schanpper, 2017). Ces autrices défendent une conception philosophique favorable aux arrangements raisonnables dans la vie en société qui vont dans le sens de l’égalité des chances et de l’autonomie individuelle. Une autre perspective provient d’une frange académique ou de l’opinion publique, nationaliste ou proche de la droite-extrême, et quelquefois « laicarde ». Elle réprime les aspirations à « fracturer » le contrat social et la concorde républicaine ou « l’identité nationale ». La crainte du « grand remplacement », terme ancien, entre dans le débat sur les minorités raciales. Il renforce, selon certains, l’urgence de définir le cadre de référence laïque et intégratif (Bouvet, 2015) devant les multiples atteintes à la République. Ainsi, tout le spectre de la politique et de la critique est secoué par ces controverses occupant le débat public et qui pénètrent la sociologie.

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En témoignent la création de comités ministériels successifs autour de la citoyenneté, l’instauration éphémère d’un ministère de l’Identité nationale sous le gouvernement Sarkozy, celle d’instances durables vouées à la régulation des pratiques de l’islam. La place prise par ces thèmes dans des débats médiatiques menés par des polémistes, par des animateurs ou par des humoristes est criante. Elle concerne également la science sociale des religions et des conflits. Aux débats « sur la laïcité » et la religion, s’ajoutent ceux qui portent sur le « passé colonial ». Le déni de l’histoire française est producteur, selon certains sociologues, de tensions sociales ou urbaines (Le Cour Grandmaison, 2019). D’autres vont plus loin. L’impensé colonial serait associé à deux phénomènes symétriques. La peur de l’étranger, considéré comme ennemi intérieur, entraînerait une crainte du terrorisme et un ressentiment envers des communautés religieuses, en particulier musulmanes (Bigo et al., 2008 ; Lioger, 2012) qui à leur tour se considèrent stigmatisées.

Différents seuils dans l’appréhension des identités : de l’intégration au multiculturalisme à la différenciation. Un bref état des lieux Une caractéristique frappante de l’époque réside dans l’évolution simultanée des questions raciales et sociales qui sont aujourd’hui imbriquées l’une à l’autre  : c’est le deuxième point du tableau. Au sein de l’espace public, les questions identitaires et raciales se sont substituées aux conflits ouvriers et classistes. Ainsi, un des faits majeurs de la vie sociale en France est, au cœur des années 1980, la Marche des beurs contre le racisme (1983). Le mouvement se déroule en dehors des collectifs institués et devient un espace de socialisation politique important autour de la quête de reconnaissance, au moment où le Parti socialiste accède au pouvoir. Durant un mois et demi, la mobilisation d’envergure fédère, tout au long de son parcours (de Lyon à Paris), les différents syndicats, les associations humanistes et antiracistes. Au terme de la marche, plus de cent mille personnes (pour une grande part « beurs ») se sont réunies. L’événement demeure un marqueur dans la sociologie des inégalités et dans le champ militant. Les descendants d’immigrants, souvent plein de ressentiments, témoignent de la difficulté de faire entendre leurs voix dans le monde du travail, notamment. De nombreuses enquêtes socio­ logiques, parmi lesquelles celles de Gérard Noiriel (1986, 1988) et de Beaud et Pialloux (1999), tout comme de nombreux documents visuels confirment cet état de fait. Depuis la Marche des beurs, un glissement social a été opéré. Le cycle des tensions urbaines et tout particulièrement les émeutes de  2005 en

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Île-de-France, appelées guérilla urbaine, confirment l’impression d’un « malaise » croissant exprimé par les membres des minorités ou à l’encontre de ceux-ci. Il renvoie à une conflictualité latente ou réelle, qui est le fruit de la désillusion de groupes moins insérés, en particulier ceux qui sont catégorisés comme « jeunes issus de l’émigration ». Symétriquement, des groupes sociaux dominants expriment une méfiance à leur égard, et vis-à-vis des populations immigrées. La crainte de l’étranger désigne des sentiments graduels, selon les caractéristiques sociales des personnes qui sont objets d’un racisme, au motif qu’ils ne s’inscrivent pas dans la conception dominante de la nation. Ce ne sont pas seulement les citoyens nationaux issus de l’immigration qui sont la cible de mouvements politiques présents en France et dans plusieurs pays européens (Italie, Hongrie, Pologne, Pays Bas). Cela concerne également les non-nationaux, les étrangers sans titres. En France, la place croissante prise par l’extrême droite et la droite nationale, prônant l’intégration des Français d’origine étrangère vertueux et l’expulsion des autres, a exacerbé le débat sur la xénophobie. Ce trait a réifié l’existence d’un peuple de France, dont la représentation est élaborée à partir de la division entre factions, ou plus exactement entre « eux » (où se mêlent étrangers et Français non patriotes) et « nous ». Le sociologue Luc Boltanski et l’anthropologue Arnaud Esquerre (Boltanski et Esquerre, 2014) ont problématisé récemment cette fracture.

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De la différenciation au racisme Ce constat porte sur l’émergence d’un problème social et scientifique. Il a le mérite de montrer que le racisme et la conflictualité sont désormais étroitement liés, en raison de ces phénomènes en miroir par lesquels les citoyens non-nationaux ou étrangers qualifient réciproquement leur condition, et par lesquels les citoyens nationaux évoquent une lutte de valeurs. L’apparition de signifiants forts en témoigne. Les termes « colonial », « colonialité », « blanchité » sont entrés dans le débat public et sont appropriés par une gamme d’acteurs qui se voient accusés d’être « racistes anti-Blancs ». L’échec des politiques des gouvernements en France ou en Europe pour lutter contre la xénophobie, comme le montre le cas allemand où les crimes de haine et les attaques racistes augmentent en moyenne de 10 % par an, et où les groupes d’extrême droite augmentent également en nombre (Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, 2020) entre en ligne de compte lorsqu’elles ne parviennent pas à atténuer ces sources de conflits. Celles-ci se combinent avec des crises économiques profondes et sont entretenues par des vagues d’attentats en Europe ou dans le monde depuis trois décennies. Pour résumer ce rapide état des lieux, les étrangers et l’hospitalité sont les marques d’une altérité menaçante. De cela, témoignent les réticences

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pour l’accueil des réfugiés, récemment chassés de leur pays (Syrie, Tunisie, Irak). De même, le sociologue Olivier Masclet (2017) rappelle que le terme « droit à la différence » a disparu du vocabulaire politique au profit de celui « d’insertion » et celui, plus ancien, « d’intégration ». Tous deux sont prônés par les partis gouvernementaux, en particulier par la gauche socialiste, qui s’aligne sur le ressenti national. Enfin, l’évolution du droit en matière de nationalité et d’immigration, de plus en plus restrictif, tout comme la réforme du code de la nationalité française en 1998, qui demande aux adolescents de manifester leur volonté de devenir français, désignent la place centrale prise par « l’immigration ». Le terme, dans le langage commun, s’applique à des Français d’origine étrangère, installés depuis plusieurs décennies, voire deux ou trois générations. Pour terminer, la fragilité du modèle d’intégration, mise à l’épreuve par les tensions inter­communautaires (elles-mêmes liées aux attaques terroristes), et simultanément par les demandes de singularisation des pratiques religieuses, entretient la conflictualité. Le flou sociologique de la catégorie « intégration » constitue une des raisons pour lesquelles l’État français et les acteurs du champ politique s’appuient régulièrement sur des outils de mesure et sur le droit. Ainsi, le Comité interministériel à l’intégration qui inclut des sociologues professionnels, l’Observatoire pour la laïcité, qui est un organe consultatif sur la gestion des faits religieux dans la fonction publique, ont été créés à la suite de différentes affaires et controverses (port du voile dans les institutions, laïcité alimentaire,  etc.). En 1993, les affaires du foulard, relatées par les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar (1995), résument les premiers incidents qui impliquent des jeunes filles voilées. Ils illustrent la double tension entre religion (ici l’islam) et laïcité, intégration et immigration, dans un contexte de changement économique et social qui se traduit simultanément par une recomposition du salariat post-industriel et une diversification des populations en raison des migrations et la crise de la citoyenneté. Dans son ouvrage intitulé Une petite ville de France (1990), la sociologue Françoise Gaspard, qui fut également maire de Dreux entre 1977 et 1983, a montré, de façon prédictive, l’entremêlement des questions raciales et nationales. Celles-ci sont à l’origine du succès électoral du Front national dans la ville en 1983, en raison de tensions sociales répétées. À partir de ce cas, les gouvernements qui se sont succédé ont réaffirmé avec force leur volonté de maintenir un modèle républicain, préféré au droit à la différence, et de consolider une laïcité robuste, pouvant aller jusqu’à réguler la religion dans la sphère publique. Cela démontre la force conflictuelle de la thématique ethnique et religieuse. Cependant, cette constance politique et sociale doit également compter avec la question récurrente du traitement des personnes racisées, exprimée dès les années 1980 par des acteurs de la société civile.

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Il s’agit du troisième point du tableau, qui renvoie à la dimension plus récente et plus exigeante des luttes pour la reconnaissance. Aborder la diversité ou les minorités, c’est en effet faire entrer dans l’analyse, le regard sur les communautés et entre les communautés, pouvant aller jusqu’au racisme. Commençons par rappeler les modalités selon lesquelles la demande de reconnaissance des minorités ethno-raciales entre dans le débat social. Le problème n’est pas neuf et il a été formulé, dès les années 1930, à propos des immigrés italiens qui furent présentés comme un danger pour la culture nationale, en raison de nombreux conflits locaux, dans les mines et au sein des usines. L’histoire et la sociologie ont largement traité de ces rivalités entre travailleurs. Plus récemment, au début des années 1980, et alors que les Maghrébins endossaient à leur tour la figure de la menace, de nombreuses enquêtes démontrent les inégalités et les préjugés qui frappent les descendants des migrants originaires des anciennes colonies. Ainsi, l’historien Gérard Noiriel (1986) analyse à propos des enfants d’Algériens, l’accroissement d’une stigmatisation constante et ciblée à leur encontre. Ce racisme se détache particulièrement dans l’histoire de la République, par comparaison aux conflits de la première intégration italienne. Plusieurs mécanismes y concourent, parmi lesquels figure la crise du marché du travail, qui est un élément régulateur dans l’accès aux chances et dans la valorisation de la représentation des groupes minoritaires. Nous pouvons y ajouter la persistance des représentations mentales qui sont propres aux minorités. Au milieu du xxe siècle, le sociologue Norbert Elias (1997) avait rendu compte de la question à partir d’une enquête sur les cités ouvrières en GrandeBretagne, en pointant la présence d’une force d’inertie psychologique, propre à assigner une place restreinte à une personne, même si celle-ci bénéficie d’une position avantageuse. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics français, durant les dernières décennies, ont tenté de désamorcer les risques de conflits, en pilotant de nombreuses politiques de soutien aux quartiers « sensibles ». Elles sont devenues permanentes et placées sous l’égide d’agences ministérielles spécialisées (comme l’Agence pour la rénovation urbaine). L’articulation entre immigration et inégalités sociales, entre immigration et insécurité, est aujourd’hui assumée par les pouvoirs publics, d’autant que la vie des quartiers est émaillée de différents incidents  : rodéos, trafics de drogue, délinquance et incivilités, sur fond de montée d’un chômage de masse et d’inquiétudes face à l’avenir. Pour résumer ce point, un ensemble de processus, comme le déclassement et l’assignation identitaire, concourent à modifier la place réelle prise par les groupes marginalisés au sein de la société et dans leurs relations à l’État. C’est à partir de ce constat rapide qu’il faut apprécier, par exemple, le terme « d’émeutes ». Que nous apprend-il de la conflictualité ?

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Minorités, violences policières et quartiers « populaires ». Un objet du conflit social L’émeute « de banlieue » est un fait caractéristique des sociétés urbaines occidentales, dont témoignent les cas américains et anglais par exemple. Brièvement, remarquons que les émeutes sont alimentées par une série d’antagonismes entre jeunes des quartiers et forces de l’ordre, et sont devenues une source de polémique et d’indignation. Elles se sont installées comme un problème public permanent en raison des destructions de biens et des bavures policières régulières, qui entraînent à leur tour des marches citoyennes, portées par les associations antiracistes. Ces oppositions sont amplifiées par les accusations de racisme portées contre les forces de l’ordre lors des différentes opérations de police. Le politiste Alessio Motta (2016) rappelle, dans une enquête sur les tensions confrontationnelles, que les émeutes de banlieues françaises démarrent dans les années 1970. Des violences sont signalées en 1971 à la Cité des 4000 de la Courneuve (93) et dans des communes de l’est lyonnais (les Minguettes et Vaux-en-Velin) où de nombreuses scènes de vol, de dégradations rythment la vie de ces cités. Les médias ont largement contribué à exacerber des scènes de violences routinières. L’étiquetage « émeutes de banlieues » rappelle celui du « casseur-pilleur » associé aux actes de destruction lors des manifestations, tant bien même les deux épithètes ne sauraient être confondues. Les révoltes brèves, incluant quelques protagonistes et engageant un face-à-face avec les forces de l’ordre, sont devenues la marque de fabrique des banlieues, malgré l’hétérogénéité des faits qu’elle désigne. En effet, la dynamique émeutière doit être comprise comme processuelle, comme le rappelle Randall Collins à propos de la violence. Le sociologue l’analyse, non pas comme une forme résiduelle et marginale ou comme une pathologie, mais comme un révélateur du fonctionnement social. N’est-ce pas le cas des émeutes appelées quelquefois guérilla urbaine ? Ce type d’action est destiné avant tout à délivrer un message à destination des pouvoirs publics, en jetant une lumière sur les conditions de vie des protagonistes et sur leurs rapports antagonistes avec les forces de l’ordre. Dès lors, la dimension politique ne fait guère de doute, comme en témoignent les incendies de bibliothèques municipales en 1996 et 2013 (Merken, 2013). En termes d’analyse, l’accent peut donc être mis sur la dimension sociale des affrontements qui se déroulent dans des zones délaissées, voire ségrégées, comme l’ont rappelé les émeutes de  2005. Au-delà, la catégorie « émeute urbaine » est aujourd’hui assimilée, en France, aux États Unis et en Angleterre, à la dimension raciale de la vie sociale. Celle-ci est régulièrement soulignée par la sociologie, qui trouve dans la répression policière, un nouvel objet de critique. En effet, à partir des années quatre-vingt, différents acteurs

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se sont emparés du climat social et de l’opposition croissante entre jeunes racialisés et forces de police, pour faire des bavures un problème public. Pour se limiter au cas français, des associations comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), le mouvement antifasciste Reflexe (Réseau d’étude, de formation et de lutte contre l’extrême droite et la xénophobie), recensent les incidents, voire les « meurtres racistes et sécuritaires ». Les arrestations et les violences policières dont sont victimes les jeunes, en particulier dans les quartiers populaires, confortent de façon croissante la thèse d’un racisme systémique, thèse qui s’installe dans le débat public. La convocation régulière de symboles forts, comme la mort de deux jeunes (Traoré et Benna) en 2005, puis celle d’Adama Traoré en 2016, le montre  : il existerait désormais un lien entre racisme et violence d’État. Il donne lieu à une politisation de la question par l’opinion publique et par les sociologues (D. Fassin et É. Fassin, 2009 ; Dhume et al., 2020). L’indignation internationale suite à l’homicide commis sur l’Américain noir George Floyd en 2020 et la place prise par le mouvement Black Lives Matter (mouvement politique antiraciste créé en 2013 aux États-Unis) ont achevé de confirmer le phénomène.

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Le Comité Justice pour Adama Le Comité Justice pour Adama est né suite à la mort d’Adama Traoré en 2016 à Baumont-sur-Oise, alors que ce jeune homme avait été interpellé par des forces de l’ordre. Le but du mouvement vise, au-delà du cas personnel d’Adama Traoré, à faire reconnaître le problème de la violence policière, qui s’exerce dans les quartiers populaires davantage que dans d’autres secteurs, et en faisant de celle-ci une cause publique. Selon le Comité Justice pour Adama, la mort de Traoré est un tournant par rapport aux décès précédents, dont celui de Malek Oucekine, décédé en 1986, alors qu’il participait à une manifestation contre la réforme universitaire « Devaquet ». À partir du constat de l’augmentation de ce type d’événements, le Comité Justice pour Adama opère une politisation de la question de la violence, pour se placer sur le terrain de la dénonciation des institutions policières, comparées quelquefois à celle des États coloniaux. En effet, elles seraient minées par des déterminants raciaux ou par un racisme systémique. C’est la raison pour laquelle le comité se place sur le terrain judiciaire pour « obtenir justice » et interpeller l’État au-delà du cas singulier de Traoré. Dans le même sens, les discours tenus par le comité et ses soutiens articulent, dans une quête de réflexivité, les différentes sources d’injustice (la pauvreté, les conditions de vie, le racisme policier, les discriminations raciales), afin de faire primer les logiques institutionnelles et structurelles sur les interprétations factuelles. Soutenu par de nombreux intellectuels et militants (Lagasnerie et Traoré, 2019), « Justice pour Adama » se distingue d’autres marches anti­ racistes. Le comité prône la « convergence » des mouvements propres aux classes

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populaires, avec l’objectif de relier différentes populations entre elles : comme celles vivant en milieu rural ou dans « les quartiers ». Ces lieux de vie sont en effet souvent opposés dans les représentations. Selon le comité, cette jonction n’oblitère pas la composante raciale de la lutte. Au contraire, en montrant la distribution des modes d’oppression au sein de la société, le racisme acquiert, selon leurs militants, un rôle renforcé au sein de la lutte sociale. Pour les détracteurs, la lutte est un prétexte pour l’émergence d’un « nationalisme noir » ou d’un racisme « anti-Blanc ». Sont pointés les excès de cet identitarisme, avec comme limite l’hypothèse d’une clôture sociale, si une prise de conscience sur le racisme exclut d’autres préoccupations. ■

Du racisme à l’ethnicisation Nous parvenons, au terme de cet état des lieux, au but que se donnent certains mouvements antiracistes : assumer pleinement le rôle de l’identité ethnique à l’intérieur du débat qui porte sur le dogme républicain et laïque. Le racisme et quelquefois le racisme d’État, appelé ségrégationnisme (Hajjat, 2016), sont devenus un objet politique et social. Prenons le cas d’initiatives marquantes et récentes, qui sont appelées «  résistances  » par les acteurs collectifs concernés par la dénonciation des faits racistes. En France, les marches de la dignité, la Brigade anti-négrophobie, le Parti des Indigènes de la République (PIR), le Collectif contre l’islamo­phobie en France, le Comité représentatif des associations noires (CRAN) et le récent manifeste pour une République française antiraciste et décolonisée, se rangent sous cette catégorie. Ces exemples témoignent de la naissance d’un champ militant, affilié au wokisme. Il prend en charge une conception de la race à partir de l’expérience de ceux qui se sentent « racisés », ou en raison du regard de la société qui les « racise ». Dans ce cadre, des ateliers réservés aux « racisés » ont émergé, à l’image du premier « camp d’été décolonial », fermé aux Blancs (2016), suivi de stages syndicaux (Sud-éducation). Celui-ci, en proposant des activités accessibles selon des critères ethniques ou raciaux, a suscité une controverse. Le programme décolonial a pour objectif l’avènement d’un sujet politique non blanc, avec la volonté d’agir sur les facteurs sociaux qui entravent son émancipation et perpétuent des situations de domination. Cette préconisation appartient aux sociologies subalternistes. Cependant, en France, ces actions ne marquent-elles pas un basculement critique de l’histoire politique ? Qu’il s’agisse du Parti des Indigènes de la République (qui se démarque d’autres collectifs en raison de sa conception révolutionnaire et gramscienne de l’indigénéité), du CRAN ou d’autres collectifs, tous dénoncent l’hypocrisie de la défense d’un universalisme abstrait, qui, sous prétexte de traiter égalitairement les individus, renforcerait le racisme ordinaire des Français dits « de souche », voire les « privilèges blancs ».

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Ce mouvement d’ethnicisation de la contestation sociale est étroitement lié à un processus de politisation de la mémoire collective, évoqué plus haut à propos du passé colonial de la France. Pour des instances antiracistes (comme le CRAN par exemple), la lutte contre les injustices a partie liée avec le « devoir de mémoire ». Selon cette association, l’impuissance des pouvoirs publics à prévenir les discriminations s’explique entre autres par la représentation déformée de la traite négrière ou de la colonisation. C’est la raison pour laquelle le débat sur l’héritage colonial doit se traduire dans des propositions, comme celle, récente, de « déboulonner des statues » ou de rebaptiser des rues au profit de victimes racialisées. Elles doivent permettre aux citoyens de « non-souche » de sortir de leur marginalisation. La ligne s’est imposée à partir de différents médias. Les films populaires sur la guerre de décolonisation, la création de musées pour l’histoire de l’immigration illustrent ces préoccupations. S’ajoute à cela le traitement politique de ce fait social. Ainsi, la loi de janvier 2001 qui reconnaît l’esclavage, suivie de celle de février 2005 sur le caractère positif de la colonisation française, a incontestablement ouvert la porte à une concurrence entre différentes victimes raciales ou ethniques et entre différents héritages mémoriels. Dans ce contexte, la question racialo-sociale est immense. Elle fracture l’espace privé. C’est le cas lorsque les membres d’une famille sont sommés de prendre position pour ou contre le wokisme. Elle inonde l’espace public et la sphère militante et médiatique. Les collectifs antiracistes sont eux aussi écartelés entre la défense du pacte républicain et de la laïcité (à l’image de la Licra et de SOS racisme) et la reconnaissance des minorités racisées, concomitante à la lutte contre les violences policières (à l’image du CRAN). Ces enjeux occupent les partis de gauche (comme la France insoumise), les mouvements de la démocratie radicale (comme le Nouveau Parti Anticapitaliste) et d’autres contestations hétérogènes, à l’image des récents Gilets jaunes.

L’objet « racisme » : un problème pour la sociologie Existe-il une crise du savoir scientifique  lié à ces questions ? Nous avons déjà rencontré cette interrogation. Comme nous l’avons suggéré dans le chapitre 6, le refus de voir être banalisées les identités raciales ou ethniques a contribué à enrichir la sociologie et la science politique, la géographie et le droit, qui ne peuvent ignorer la place prise par le vecteur racial et des minorités. Factuellement, des faits politiques majeurs : la régularisation des sans-papiers, la réforme du code de la nationalité, le sort des migrants se sont imposés comme des questions sociétales, auxquelles ont pris part les sociologues, qui s’engagent pour la défense ou aux côtés des minorités. Tout cela leur permet de construire de nouveaux terrains d’enquête

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attirant l’opinion publique et le marché éditorial. Des essais sont consacrés aux réfugiés en ville et à l’hospitalité (Agier, 2018), au droit d’asile (Laacher, 2018), au statut des études décoloniales (Amselle, 2008) et à la migrantologie (Peraldi, 2014). Dans certains cas, les chercheurs se saisissent d’une série d’enjeux au sein desquels les hypothèses morales peuvent se confondre avec la rigueur scientifique, et l’objet réel avec l’objet de connaissance. C’est toute la porosité entre sciences sociales et idéologie qui est alors en jeu, lorsque la prise en compte des pratiques sociales s’efface au profit des seules représentations. De cette façon, le conflit social (et non plus seulement la sociologie du conflit) est amplifié, dans la mesure où des enjeux portant sur la race et les minorités sont assimilés de façon croissante à des questions scientifiques, quelquefois exclusives ou écrasantes par rapport à d’autres. En 2021, le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel (2021) critiquent cet état de fait, dans un ouvrage dressant le traitement de la race par la sociologie et au terme d’une longue réflexion sur l’état de la recherche sur le champ. Prenons un nouveau cas : la catégorie « racisme ». Elle atteste de la transformation des perceptions académiques et sociales. Rappelons brièvement la définition du racisme donnée par la sociologue Colette Guillaumin dans une formule fondatrice en 1972. La sociologue désigne comme racisme : « toute conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence » (Guillaumin, 1972). Elle suit l’héritage de la grande anthropologie classique, qui soutient que l’espèce humaine est une et unie, tout en reconnaissant la possibilité d’une utilisation idéologie des races. Cependant, un gradient de conceptions philosophiques, continentales ou anglo-saxonnes est apparu depuis 1972, en lien avec les influences intellectuelles post-marxistes ou post-structuralistes. Le racisme est considéré comme faisant partie des « techniques de gouvernement » et donc comme le fruit d’un rapport de pouvoir, qui vise la domination d’un groupe sur les autres et la disciplinarisation de la société, comme le rappelle l’historien Jean-Frédéric Schaub (2015). S’ajoute à cela l’usage ambivalent du terme de racialisation. Le philosophe Franz Fanon (Fanon, 1961) fut l’un des premiers à l’employer. À travers lui, il traçait un geste d’ouverture en faveur de l’altérité. Le terme « racialisation » désigne aujourd’hui moins que cela  : il définit un champ de domination raciale dans un contexte de transformation des perceptions des acteurs. La race est devenue une catégorie sémantique et un vecteur de conflictualité, dans la mesure où elle fait surgir un état des choses (pouvant être assimilé à une représentation), dont s’emparent les opinions publiques et les courants militants. Ces perceptions deviennent à leur tour des faits institutionnels. Le philosophe John Searle, dans son ouvrage La construction de la réalité sociale (1998), le démontre à propos du langage. Le principe de définition des faits sociaux repose sur des entités non intentionnelles qui deviennent intentionnelles, en raison du pouvoir symbolique du langage, qui permet de

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représenter un énoncé qui devient la réalité. Un exemple typique est donné par Searle. Une frontière est identifiée par des pierres. Elle renvoie à une ontologie physique (la séparation) tout en désignant une fonction. Un statut juridique ou politique (les frontières nationales) est attribué à l’objet, en transformant ces propriétés physiques. Des objets ou des représentations viennent confirmer à leur tour la puissance d’énoncés politiques créés à partir de l’objet (la fermeture, la guerre), démontrant au passage la performativité du langage. N’est-ce pas le cas de la formule : « Puisque le débat sur le racisme existe bel, la race existe bien et bien » ? Le débat fut longtemps américain, en raison du poids des colonial studies, whitheness studies, slavery studies ou enfin des race studies. Cependant, les termes « racisme » et « racialisation » pénètrent désormais les rapports sociaux, en Europe et sur les différents continents. En France, ils donnent lieu à des productions sociales et scientifiques renouvelées, correspondant au projet d’une sociologie constructiviste en soutenant l’idée que le racisme produit une focalisation sur la notion de race (Rudder, 1998 ; Mazouz, 2020). Précisément, la façon dont les chercheurs se saisissent de ces thématiques, suscite des questions d’ordre épistémologique. Il faut voir à travers elles une nouvelle source de tensions, sinon une crise scientifique, réanimant le débat sur l’éthique de responsabilité. Ainsi, l’Observatoire du décolonialisme créé en 2020, qui réunit des chercheurs opposés à l’approche raciale, dénonce la « vague » identitaire à l’Université. Il scrute minutieusement les éventuelles fautes scientifiques ou la surpolitisation des universitaires, à travers la présence de messages idéologiques véhiculés dans des écrits portant sur les questions raciales. Sur la rive scientifique opposée, les partisans de l’approche décoloniale reprochent à la sociologie critique et post-marxiste de privilégier dans son raisonnement la classe sociale qui primerait sur toute autre considération. Selon eux, la sociologie critique et de la reproduction se penche sur la condition sociale des citoyens issus des « colonies ». Cependant, elle tend à confondre ces derniers avec la classe ouvrière et prend le risque de réifier le conflit social. Une nouvelle génération de chercheurs entend atténuer ce biais et s’empare d’une analyse sur les clivages raciaux ou sur les inégalités raciales, dont ils peuvent témoigner à partir de leur expérience personnelle (un objet réel), transposée en objets d’étude ou de réflexivité (Ajari, 2019 ; Hajjat et Mohammed, 2013). Quel regard porter sur ce type d’engagement ? S’agit-il d’une éthique de conviction prenant le pas sur l’éthique de responsabilité ? Selon les partisans de cette approche, la proximité personnelle entre le chercheur et « l’objet réel », qui le conduit à dévoiler une identité blessée, est la preuve des difficultés d’objectiver le racisme comme fait social. Pour les sceptiques, la perspective qui consiste à analyser des faits personnels met en doute la neutralité de la démarche. L’introduction d’une grille racialiste dans les sciences sociales (qui peut exister aussi dans le cas de la socio­logie des religions, des groupes ethniques) serait le signe d’une idéologisation

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de  la  science, susceptible d’alimenter les tensions entre les communautés, et qui implique la responsabilité des chercheurs. De cela, témoignent différentes offensives politiques, scientifiques récentes, en France, aux États-Unis ou en Israël. Elles pointent ceux qui, parmi les universitaires, s’emploient à exacerber les fractures et les divisions internes.

La controverse autour de l’islamo-gauchisme L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty en France en 2020 par un terroriste se revendiquant musulman, intervenu cinq ans après les attentats de 2015, a ouvert une polémique sur les tendances « islamo-gauchistes de la classe universitaire ». On note d’ailleurs une explosion de l’emploi de ce terme dans la presse depuis 2010, alors qu’il était inexistant dans les années 2000. Factuellement, le terme désignerait une convergence avérée entre antisémitisme, alter­ mondialisme et islamophilie. La porosité supposée entre savoirs et militantisme suscite à son tour une réaction et une méfiance accrue des intellectuels, illustrée par la création du collectif Vigilance Universités en 2020. Celui-ci souhaite montrer les travers de la science sociale et de son enseignement, qui seraient attachés à comprendre les causes sociales de meurtres terroristes (le terreau de la misère), et à produire une « culture de l’excuse » à partir de ses penchants « islamo-gauchistes ». Le terme a été repris par la ministre de l’Enseignement supérieur en 2021 qui a engagé une enquête sur la pratique des sciences sociales au sein des institutions de la recherche (CNRS) ou au sein des Universités, afin de repérer les courants idéologiques internes. Que signifie la mise en avant de cette thèse, qui vise également une partie du mouvement altermondialiste et antiraciste ? L’origine du terme est attribuée à des penseurs (comme Régis Debray ou Pierre-André Taguieff) animés par les vertus de la société. Littéralement le terme d’islamo-gauchisme exprime l’idée selon laquelle il existerait des dispositions, voire des habitudes sociales, au sein des partis ou des collectifs de gauche. Elles consistent à incorporer la défense des  groupes minoritaires en souffrance et à en épouser mimétiquement la cause. Dans ce contexte affecto-symbolique, il est significatif que des médias ou des personnalités politiques françaises (ancien Premier ministre, ministre de l’Enseignement supérieur) se soient emparés du terme pour critiquer une politisation de certains chercheurs et universitaires, qui échoueraient dans leur mission de connaissance scientifique. Le reproche qui est adressé aux milieux académiques est né à la suite d’une polémique au sein de l’opinion publique. Elle porte sur le militantisme antirépublicain et antipatriotique et plus généralement sur les idéaux anti-impérialistes véhiculés par le champ intellectuel. Celui-ci ne serait pas conforme à l’imaginaire moderne de l’intégration. Précisément les fonctionnaires enseignants ou les militants sont accusés de vouloir fracturer la société, en refusant de promouvoir des idéaux classiques et intégratifs, qui restent pourtant à démontrer. Quelle que soit la grille de lecture adoptée pour

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ce cas, la mise en avant de l’islamo-gauchisme montre la fragilité des sciences sociales, dans la façon de se saisir des problèmes sociaux. La reprise par les partis conservateurs et par l’extrême droite du terme « islamo-gauchisme » exprime assurément un instrument de classement de la pensée, défavorable aux sciences sociales elles-mêmes. ■

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La controverse sur les outils de mesure Dans ce contexte, la politisation des rapports sociaux est à double sens. Elle pénètre les sciences sociales depuis un point d’entrée privilégié qui est la perception de la réalité sociale. Nous avons déjà eu à mentionner cette préoccupation définissant le constructivisme. Écrire l’histoire sociale, ­ notamment en tant que racialisé, c’est prendre le risque de rompre avec le consensus sociologique des structures et de l’holisme, voire de la reproduction, avec le risque d’écrire une sociologie brouillonne, si les distinctions entre jugements de faits et de valeur ne sont pas établies et si les tâches de la sociologie (décrire, analyser, généraliser) ne sont pas respectées. A contrario, les partisans des approches subjectives et identitaires clament que le tournant racial, véhiculé par des individus « concernés », permet de rencontrer les aspirations militantes ou sociales d’autres acteurs opprimés. Ces derniers sont réhabilités à travers des travaux académiques qui réussissent à relayer leur condition. L’argument explique le succès du courant du subalternisme et du post-colonialisme, avec deux conséquences pour la vie sociale. La première tient aux enjeux de reconnaissance individuelle qui sont véhiculés par ces approches. En éclairant des situations ou des trajectoires individuelles (par exemple celle des migrants), ce type de sociologie permet de désamorcer le ressentiment, comme l’explique le sociologue Pierre Tévanian (2017). Sous un second jour, les acteurs concernés peuvent s’organiser collectivement à travers des actions qui sont l’empowerment ou le pouvoir d’agir (Carrel et Neveu, 2014 ; Talpin, 2018). Elles donnent des responsabilités sociales aux acteurs impliquant leurs communautés (community organizing). L’utilisation des instruments de connaissance des faits sociaux, à l’image des sondages ou des enquêtes d’opinion, le démontre. Ils demandent une attention particulière dans leur interprétation, lorsque celle-ci concerne la problématique ethnique et sociale. Prenons un dernier cas : la statistique chargée de documenter le traitement des minorités dans les institutions policières, scolaires et judiciaires et dans la vie sociale. La représentation des populations « immigrées » donne lieu à un débat scientifique et public, dont témoigne la controverse sur la création de statistiques d’origine ethnique. Elle concerne les enquêtes sur les discriminations à l’embauche, auxquels des chercheurs prennent part. Ils peuvent se transformer en un problème public.

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Il suffit de rappeler la polémique qui a eu lieu dans les années 2009, autour de la démographe Michèle Tribalat (2010) et du sociologue Hugues Lagrange (2010). Ils furent les premiers à vouloir introduire en France une catégorie statistique (« Français d’origine étrangère »), afin de conserver la trace des migrants alors même que ceux-ci ont été naturalisés et sont donc citoyens français. Cette innovation statistique est apparue audacieuse et a été contestée. D’un côté, elle permet d’objectiver les données sur les migrants, que les catégories « nationaux » ou « étrangers » rendent opaques. D’un autre côté, elle illustre la tendance à l’ethnicisation du regard que l’on pose sur les populations, le critère ethnique devenant prioritaire sur celui, égalisateur, de nationalité. De surcroît, il introduit une catégorie sociale et démographique (comme le lieu de naissance, c’est-à-dire « l’origine »), et présente donc le risque d’une utilisation idéologique ou d’un biais interprétatif. Pour terminer ce tableau, nous savons que les termes « racialité » et « colonialité » désignent aujourd’hui un éthos issu de la post-modernité, et plus précisément une condition existentielle. La décolonisation épistémologique, en donnant une place aux subjectivités sociales propres aux acteurs périphériques, est devenue un enjeu central. On la trouve chez des penseurs influents au sein des sciences sociales, comme Achille Mbembe (2010) et Françoise Vergès (2019). La déconstruction de l’imaginaire occidental s’applique aux institutions, aux normes dans différentes sphères de la vie, afin de mettre à jour la possibilité d’un « sujet politique non blanc ». Cela se traduit dans des formes esthétiques, avec la présence d’initiatives artistiques (comme Décoloniser les arts), la création de lieux voués (La Colonie, lieu d’art et d’échange à Paris). Des pratiques de rupture peuvent émerger, telle la cancel culture, appliquée ici à la race, apparue récemment, et qui consiste à annuler les œuvres jugés racistes. La race comme projet esthétique suscite des imaginaires propres, qui s’appliquent aux objets de la vie sociale : du féminisme à la littérature, au rap. Ces esthétiques s’adressent particulièrement à de nouveaux publics « éveillés » (woke). Le risque est de voir apparaître un réductionnisme coïncidant avec un essentialisme. En témoigne le terme « essence noire ». Il entraîne para­doxalement une réification du phénomène appréhendé pourtant comme source d’émancipation.

De l’intersectionnalité à la non-mixité : revendication ou science ? Une ultime conséquence du développement des pensées politiques et sociales autour des minorités sur le conflit social réside dans l’intersectionnalité, proche du subalternisme. En quoi l’approche doit-elle être versée au dossier du conflit social ? Un rappel historique de la notion s’impose. Amenée par la

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juriste Crenshaw (1989) et Escoda, Fassa et Lépinard (2016), l’intersectionnalité désigne la matrice de domination qui est au croisement de plusieurs rapports de pouvoirs. Dans un premier temps, l’intersectionnalité désigne la condition des femmes racialisées (femmes et noires), dont la présence dans l’espace public, au sein des cercles militants ou associatifs, est entravée par des structures de domination. En l’occurrence, la notion d’intersectionnalité part ici de la nécessité exprimée par les actrices de produire une capacité d’analyse collective qui prend le point de vue des dominées. Par conséquent, elle accorde une part centrale aux expériences personnelles. Ce programme peut être résumé sous le terme d’agency (agentivité). Il contient un air de famille avec le subalternisme. Dans un second temps, le terme a été étendu à la mobilisation pour des causes simultanées, de l’antiracisme au féminisme, qui se situent dans plusieurs espaces culturels et politiques. La mise à jour du vocable indique que la matrice des conflits a profondément évolué, dans la mesure où les sources de domination sont diversifiées. Aujourd’hui, le terme conceptualise les rapports de genre et de classe, voire de race au féminin. Il est attribué aux interactions entre race au masculin et classe (Kergoat, 2012). La généralisation du terme entraîne une conséquence. Les détracteurs de l’intersectionnalité se sont emparés de ces travaux, en mettant en cause l’idéologie communautaire qui serait véhiculée et qui aurait des effets de performativité sur la réalité. Ils privilégieraient les identités dominées ou l’épistémologie des points de vue, au détriment des relations sociales et d’une sociologie de la différenciation qui est basée sur la prise en compte de la diversité des trajectoires. Comme dans le cas des identités raciales, il est reproché à l’intersectionnalité de voiler des perceptions autres que celle de la victime aux prises avec son identité agressée. De même, les dominations masculines ne seraient pas suffisamment prises en compte. Épistémologiquement parlant, la polémique met en lumière le renouvellement des cadres initiaux de la sociologie, bousculés par la société. Cela concerne également les minorités « racisées » évoqués plus haut. Vue depuis sa rive, l’intersectionnalité renouvelle la question féministe et raciale, en donnant la priorité aux articulations entre différents attributs sociaux. En pratique, elle se définit comme une opportunité pour fragmenter la collectivité et l’appréhender comme une totalité « oppressante ». Elle interroge nettement les structures symboliques du pouvoir, à l’image de l’hétéro-patriarcat, source de domination. Celle-ci peut se conjuguer avec l’hégémonie de la blanchéité, dont sont victimes les femmes « racisées ». Dans ce cadre, l’apparition de camps de non-mixité (de genre, quelquefois doublée de la non-mixité de race) et des réunions non mixtes apparaît, selon les partisans, comme une voie pratique pour atténuer la domination. De tels lieux collectifs sont conçus comme des espaces d’opposition au socio­ centrisme, c’est-à-dire aux trajectoires linéaires de socialisation de l’individu. Un premier exemple peut être fourni, à partir de la non-mixité dans les cercles

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sociaux. Prenant acte des difficultés d’intervention des femmes dans des espaces publics qui reproduisent le patriarcat, la non-mixité consiste en une stratégie de réappropriation de la parole confisquée, en rupture avec le modèle masculin ou hétérosexiste, qui réduit au silence celles qui n’ont jamais voix au chapitre. L’invisibilisation, déjà évoquée, existe dans le monde du travail et dans les instances de la démocratie. Pour les militantes en faveur de la non-mixité, la parité mise en œuvre dans les municipalités et dans certaines entreprises n’est pas suffisante. Elle apparaît comme une mesure cosmétique dans la mesure où le respect d’une égalité numéraire, par exemple dans la distribution équilibrée de la parole et dans les attributions de rôles, ne modifie pas les asymétries de pouvoir qui sont structurelles. Lutter en non-mixité consiste à donner une visibilité à ces inégalités répandues et invisibles et, concomitamment, à poser un geste de séparation. Celui-ci va dans le sens du renforcement des capacités d’agir féminines. Ces expériences cumulatives existent au sein de l’antiautoritarisme ou dans l’écoféminsime, érigés en formes de vie. La défense de l’égalité des droits et plus largement de la dignité humaine et non humaine est propre aux milieux antiautoritaires examinés dans le chapitre 10 de l’ouvrage. Elle consiste à réinterroger les lieux d’oppression à partir de la vie quotidienne. En cela, l’intersectionnalité, comme l’antiautoritarisme, relèvent davantage de l’expérience ordinaire de la non-domination, que de l’agency. Celle-ci doit irriguer toutes les sphères de la vie, de l’échelle privée et intime aux espaces collectifs. La non-domination dépasse par conséquent les grammaires du militantisme et se rapproche du perfectionnisme moral cher aux philosophes du care (Laugier, 2010). Remarquons que ces approches entraînent des réactions. Pour ses adversaires, la non-mixité demeure une atteinte à l’universalisme, voire une entrave aux mouvements sociaux qui seraient dépolitisés, voire ralentis par des prises de parole. Celles-ci sont présentées par leurs adversaires comme étant exclusives, tournées vers l’autoanalyse ou alternivement vers le procès du genre masculin, destiné à parfaire la division entre humains. La non-mixité est sous le feu de l’accusation de racisme anti-Blanc. En témoigne la remise en cause de l’existence des groupes non mixtes, dans le cas des mobilisations contre la loi Travail en France, contre les réformes de l’Université ou à Nuit debout.

Une conflictualité par l’extérieur ? Les enchevêtrements de l’antisémitisme et des autres racismes Au sein de cet environnement, la sociologie doit analyser les interdépendances entre groupes ou individus ainsi que les pressions et les contraintes mutuelles, en recourant à des valeurs traditionnellement extérieures au conflit

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social (au sens de la sociologie wébérienne). Cela concerne des dynamiques ou des situations, comme les conflits interethniques, qui étaient jusqu’ici étrangères ou marginales au sein de la sociologie continentale. Entrent dans cette problématique deux phénomènes liés aux représentations collectives et qui se reflètent : le renouveau antisémite et simultanément la xénophobie qui se porte sur le groupe arabo-musulman. Le fil rouge est le racisme, qui se dissimule derrière la critique de la religion (l’islam) ou derrière le complot d’une ethnie (les juifs). Ces deux phénomènes se nourrissent mutuellement, comme le montrent les actes racistes, observables et localisés. Il convient de citer les attaques contre des lieux musulmans et, dans une proportion plus importante que ceux-ci, les attentats contre des juifs (Ghiles-Meilhac, 2015). La présence des slogans antisémites, lors de l’attaque du Capitole en décembre 2020, les attentats réguliers en France ou en Europe dénotent une poussée antisémite. C’est le cas de l’augmentation des menaces antisémites dans la vie quotidienne (dont l’augmentation est de 10 à 20 % selon les années depuis 2010 en France, selon les chiffres du ministère français de l’Intérieur, tandis que les agressions réelles, elles, sont en baisse en 2019). Ces faits rappellent que le conflit continue d’être alimenté par des luttes extérieures au champ social. Un racisme spécifique comme l’antisémitisme peut interférer avec des « causalités » sociales, renvoyées au « contexte » social. Ainsi la nécessité de défendre les musulmans, pris dans des rapports de domination en France ou ailleurs, entre régulièrement en compte dans l’argumentation antisémite. Pour certains penseurs (Hirsch, 2017 ; Segré, 2017 ; Trom, 2007), celle-ci rencontrerait l’anti­ racisme se portant sur la cause sociale d’un groupe spécifique (les musulmans) au détriment d’un autre (les juifs). Ce déplacement des enjeux aurait pour conséquence de rompre le continuum qui existait au sein de la critique sociale, entre la question sociale et le racisme sans distinction identitaire. Cette réalité sociohistorique doit donc être analysée sous un nouveau jour, en relation avec l’évolution de la conflictualité. En effet, la violence intercommunautaire tout comme les fractures au sein des mouvements antiracistes ne traduisent-elles pas un nouveau cadrage de la nation ? Sa représentation idéale et républicaine ne s’estompe-t-elle pas ? Il s’agit alors de tenir compte de l’émergence d’intersubjectivités, plus ou moins négatives, qui façonnent les rapports sociaux et remettent en cause la conception moderne de la vie en commun, qui se veut pourtant émancipée des cadres religieux et coutumiers. Nous avons déjà évoqué ces évolutions. Il convient de souligner l’imbrication singulière de trois énoncés : celui du racisme, de l’antisémitisme et de l’antiracisme. Comment les qualifier dans une lecture du conflit social ? Avec quelles conséquences dans l’approche de la conflictualité ? Une synthèse rapide portant sur l’émergence de rivalités entre les groupes sociaux est nécessaire. La sociologie classique, notamment par le prisme de Norbert Elias (1973), a précisément montré les processus de délitement des liens sociaux dans les sociétés modernes, pouvant conduire

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à une décivilisation marquée par la violence qui se substitue aux mœurs et à la civilité. La dynamique économique après la Seconde Guerre mondiale a favorisé à son tour l’émergence d’un éthos libéral qui accorde de l’importance aux objectifs de réussite individuelle. Elle a été largement analysée comme étant à la source de frustrations lorsque des écarts de niveau de vie sont importants. Ces traits permettent sans doute d’expliquer la plongée actuelle de certains acteurs dans différentes croyances ou au sein d’un régime politique de l’angoisse, tel que le complotisme et le racisme ou l’antisémitisme. De même, Elias donne des clefs de compréhension de l’antiracisme. Une fois encore, l’autonomisation des individus, la complexité interne des mondes sociaux, l’incertitude radicale qui pèse sur les êtres, sans parler des préjugés de masse, font planer un risque sur les conflits. Il se traduit en effet par le racisme et l’antisémitisme, qui convoquent en leur cœur des critères « extérieurs » aux causes sociales et sont en quelque sorte une manifestation de l’atrophie des sensibilités (Wieviorka, 1993). Pour qualifier brièvement l’antisémitisme, ancien ou nouveau, il suffit de rappeler à quels moteurs il se rattache. Il n’est pas nécessaire d’invoquer une lecture historique des pulsions judéophobes que l’antisémitisme contemporain révèle. Il suffit de poser l’hypothèse de la possibilité de l’existence d’une haine culturelle, pouvant s’exercer contre un groupe (Elias, 1997). À ce titre, l’entité « Juifs » désigne un groupe ennemi au regard de ses caractéristiques néfastes, ramassées sous deux mots : sa richesse matérielle présumée et son esprit de conquête (dans le cas d’Israël dans sa relation aux Palestiniens). Les mécanismes sociaux qui concourent au développement de l’antisémitisme sont la frustration des acteurs, souvent non politisés, plongés dans le ressentiment à l’égard d’une ou plusieurs communautés. Ils négligent les relations sociales et la différenciation sociale qui devraient présider à la vie en commun et condensent leurs attaques contre les « Puissants » (dont les Juifs), objet d’une construction raciste, antisémite et vulgairement appelée « populiste ». Cela a donc à voir avec la sensibilité des individus à leur propre condition sociale, dans la mesure où l’antisémitisme « nouveau » semble caractériser les personnes issues de milieux sociaux bloqués ou déclassés (Mayer, 2020). La haine des Juifs est en effet un catalyseur pour de nombreux courants nationalistes et « complotistes », mais aussi anticapitalistes. L’argument central de l’antisémitisme est ici social dans la mesure où les discours sont portés par des populations pauvres, déclassées, ou par des personnes prenant la défense de ces dernières au nom de la critique. Selon l’historien Enzo Traverso, la haine des Juifs serait par exemple imputable à des personnes subissant elles-mêmes le racisme et brisant l’interdit de l’antisémitisme (Traverso, 2013). S’ajoute à cela un fait objectif : les relations tendues entre Arabes et Juifs depuis les décolonisations qui a entraîné le retour en métropole des Juifs arabes ou des Pieds noirs. Il faut encore mentionner le rôle joué dans les esprits par la question israélienne et la colonisation palestinienne.

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Le sentiment anti-israélien, et qui se conjugue dans certains cas avec le sentiment anti-juif, peut rencontrer l’hémisphère nationaliste et raciste de l’extrême droite, comme le montrent les cas des polémistes Dieudonné et Alain Soral en France, analysés par le politiste Pierre-André Taguieff (2002, 2013). Un autre point importe pour les sociologies du conflit social. Il concerne la catégorie de l’antiracisme et plus précisément sa qualification, renvoyant aux perceptions et aux jugements émis par les acteurs eux-mêmes. Ceux-ci peuvent nourrir les antagonismes, hypertrophier leur vision de la réalité, en faisant par exemple de l’antisémitisme et de l’antiracisme, des objets et des sujets disjoints et concurrentiels. Dans certains espaces de débat, la critique des uns (Israël et son impérialisme) donne lieu à l’apologie des autres (les minorités dominées) et alimente le cycle continu des antagonismes intellectuels et sociaux. Prenons donc l’exemple de l’antiracisme et ses récentes transformations. Si l’antagonisme symbolique, imaginaire, ou réel, entre deux communautés (juive et arabe) a exacerbé le processus de division de la nation, l’antiracisme n’apparaît-il pas lui aussi comme un élément de fragmentation du corps social ? À partir de quelle grille d’analyse, cela opère-t-il ? L’antiracisme, récurrent depuis les années 2000, porté par les courants militants ou « post-coloniaux », a pris une place dans la question sociale et donc au sein du conflit, qui est appréhendé ici comme réalité et comme outil de connaissance (Boucher, 2018). L’antiracisme se greffe sur le débat concernant la justice sociale, étant donné qu’il dresse un état des lieux du traitement des différentes communautés. Ainsi, selon certains analystes, l’islamo­ phobie aurait remplacé la judéophobie et son extension dans l’antisémitisme, dans la mesure où ceux-ci ne structurent plus les nationalismes européens et l’extrême-droite exprimant traditionnellement un rejet de la confession juive. Pour certains intellectuels et pour la plupart des membres des courants antiracistes (le Parti des indigènes de la République, le CRAN et certains collectifs révolutionnaires), un « problème social » ou un racisme sans race plus large, a succédé à l’antisémitisme, qui se trouverait affaibli. Un antisémitisme symbolique ne concernerait donc non pas (seulement) les juifs, mais d’autres « sémites » : les individus assignés à une identité arabo-musulmane (Collectif 2003). L’« Autre » prendrait aujourd’hui les traits du « musulman ». Ainsi selon l’écrivain Enzo Traverso (2016), les discours de haine contre les juifs seraient désormais utilisés contre l’islam. La grille de lecture portée par les partis de gauche (comme la France insoumise) et des collectifs révolutionnaires (comme le Parti des Indigènes), des groupes comme l’Union des Juifs de France, illustre le tournant de la critique sociale, qui privilégie dans sa description des échelles et des catégories de discrimination, un racisme particulier concernant les classes populaires racisées. Ce tournant est visible depuis les années 2000 (date de la seconde Intifada dans les territoires palestiniens). Tout cela est source de nombreuses controverses théoriques et politiques.

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A contrario, la création en 2020 du Réseau d’actions contre l’antisémitisme et les racismes (RAAR), qui vise à combattre l’antisémitisme dans les organisations de gauche et de l’antifascisme, démontre la complexité idéologique dans la sphère de l’antiracisme. L’hypothèse des cécités croisées qui caractérise, selon Bourdieu (1982), ceux qui s’affrontent pour gagner la bataille de la vérité se pose ici. Un autre cas doit être pris en compte. Il concerne le débat apparu à la suite des vagues d’attentats depuis 2010 sur l’islamophobie et occupe une grande partie de l’espace public. C’est le dernier point de ce rapide tableau qui concerne les sources polémiques du conflit, prenant en leur cœur des affrontements de valeur ou de légitimité entre des groupes sociaux. L’antisémitisme est aujourd’hui redoublé ou dédoublé par un racisme en miroir qui prend comme sujet la haine du musulman. Dans ce cas précis, il ne s’agit pas d’une nouvelle approche du racisme, mais de celle de la conflictualité. Elle amplifie le rôle des communautés dans la vie collective et crée un espace d’appel pour des confrontations ou des luttes de légitimité. La thèse du remplacement de la judéophobie par l’islamophobie est alimentée par la violence des attentats commis par des musulmans observants et partisans de régimes religieux. A contrario, des commentateurs et quelquefois des chercheurs interprètent la vague d’attentats de 2015 (Charlie Hebdo, Bataclan) en France comme une réaction de groupes fanatiques et religieux au racisme anti-arabe ambiant (Burgat, 2010). Alors que d’autres voient le racisme antimusulman comme un résultat de ces événements terroristes (Rougier, 2020). Ce type de ressenti a pour conséquence que les différentes communautés deviennent des objets du conflit. L’antisémitisme et sa prolongation ambivalente dans l’antiracisme, en exacerbant les traits des uns ou des autres, pointent les origines culturelles ou ethniques, comme étant une source de malaise. N’est-ce pas de cette façon qu’une partie de l’opinion, conservatrice ou républicaine a introduit en France le tropisme de l’islamo-gauchisme, rappelé plus haut ? Inversement, quels risques pèsent sur la science sociale et sur la démocratie, si des murs sont érigés contre ceux qui ne sont pas racisés ou « éveillés » (woke) ?

Les mots de la conflictualité. Peut-on objectiver les nouveaux conflits ? Les polémiques autour de la race font partie d’une longue liste des symptômes de la crise sociale et de son éclatement, au profit de différents conflits culturels. Si les catégories de « race » ou « d’ethnie » expriment des antagonismes structuraux ou conjoncturels, ce débat n’est pas neuf. Il émane de la socio­ logie elle-même. Rappelons qu’Émile Durkheim, l’un de ses fondateurs, assumait de voir les conflits sociaux dans une logique oppositionnelle et exigeait

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de la discipline, qu’elle « dénaturalise » les sociétés religieuses ou sectaires. Il en découlait un plaidoyer pour une sociologie basée sur une méthode scientifique et non pas dogmatique. Ces positions sont proches de celles de Max Weber, qui renvoie le conflit aux multiples rapports de domination et aux luttes de valeurs. La sociologie contemporaine a sans doute effectué un pas de côté par rapport à ces classiques. La lecture actuelle des mondes sociaux, en donnant de l’importance au genre et à la race ou à la religion, voire au « groupisme », soulève des questions qui sont des plus difficiles au sein de la sociologie actuelle. Prenons le terme de communautarisme. De quand date l’emploi de ce terme ? C’est la question que se pose le sociologue Stéphane Dufoix (2016). Selon lui, l’usage de la notion a dérivé. Elle partait d’une définition républicaine, puis a été associée aux revendications de groupes particuliers. Elle désigne aujourd’hui une accusation politique dont témoigne un autre terme, plus idéologique, qui est celui de séparatisme. L’exemple montre la difficulté de qualifier conceptuellement et sociologiquement les relations intergroupes ou les groupes eux-mêmes, qui sont pourtant au cœur de conflits de valeurs ou de légitimité. L’ignorance de la réalité du vécu des groupes, quelquefois par les sociologues professionnels, a pour conséquence paradoxale le bannissement du terme de « communauté » dans l’espace public, tout comme par des acteurs « concernés », qui ne veulent pas voir celui-ci réduit à l’identitarisme. Ce terme demeure essentiel à la sociologie. Dans l’esprit de Max Weber, auteur Des Communautés (2019 [1984]), ce sont des processus économiques et sociaux qui définissent les groupes et qui donnent lieu à des inter­ actions entre différentes sphères sociales. De même, certains savoirs situés des minorités ou des féministes, articulés à leur expérience vécue, s’avèrent quelquefois plus féconds que certains travaux académiques. Cependant, les épistémologies « situées » examinées plus haut sont quelquefois lourdes de conséquences, pour les mêmes raisons. Non pas parce qu’elles incarnent une altérité radicale que craignent les instances politiques et sociales. Mais parce qu’elles n’échappent pas au risque d’essentialisation des minorités et donc de disqualification de la différenciation sociale qui permet à la conflictualité et à la sociologie d’exister. Il est donc question de la place de la sociologie : comme savoir établi sur l’organisation collective, c’est-à-dire comme savoir qui porte sur les groupes minorisés et qui participe à la compréhension globale et systémique de la société. Pour peu qu’elle se donne la peine d’enquêter sur la réalité sociale, la sociologie dispose d’outils méthodologiques puissants. Il suffit de penser à la sociologie pragmatique, à l’interactionnisme symbolique et à l’ethno­ méthodologie, à la sociologie interactionnelle ; c’est-à-dire aux outils valorisant à la fois les aspects diachroniques des sociétés et les situations des personnes. Elle dispose de programmes tels que les théories normatives de la justice et de la reconnaissance, le multiculturalisme. Si ceux-ci peuvent

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être évalués comme étant stratégiques, ils permettent de se pencher sur les institutions du social (comme l’école, la justice, la santé) qui sont des cordons symboliques liant les groupes. La controverse sur « l’islamo-gauchisme » en 2020 le rappelle : la science sociale doit se poser la question de l’objectivité et la rigueur de son activité professionnelle, tout comme de la réflexivité qu’elle entend mettre en œuvre. Non pas en éliminant toutes les valeurs de son raisonnement, mais en garantissant que celles-ci sont à leur place dans le circuit de la connaissance. Cela revient une nouvelle fois à poser la question de la distribution des tâches entre description et généralisation, qui semble le talon d’Achille de la sociologie actuelle. Cela concerne l’étude des classes sociales, des discriminations ou des ségrégations et des populations vulnérables. Ainsi que l’écrit Lemieux (2011), un des embarras posés par la sociologie critique classique semble provenir du fait que certaines tâches analytiques (relevant de la montée en généralité) ne sont pas évaluées dans les registres qui conviennent. Autrement dit, le problème sociologique apparaît lorsque les tâches descriptives ne sont pas suffisamment dissociées des tâches critiques. Ce débat ancien concerne le métier de sociologue, comme l’ont rappelé Bourdieu, Chamboredon et Passeron dans leur ouvrage éponyme (1983). Ils soulignaient la nécessité, pour le sociologue, d’être prudent dans l’importation de toute subjectivité au sein d’une axiologie scientifique. Cela suppose de rompre avec le sens commun et de contrôler le rapport personnel aux choses et au monde.

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Chapitre 10

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Dans La civilisation des mœurs, Norbert Elias (1973) a mis en lumière le rôle des institutions détentrices de la violence légitime dans les sociétés modernes. L’État, en se posant comme le régulateur des relations, a contribué à l’intériorisation des pulsions et des émotions qui sont réprimées en public. Selon le sociologue, les sociétés modernes ont instauré une mise à distance des individus les uns par rapport aux autres, afin d’établir une paix sociale. Elle a pour conséquence la neutralisation des relations dans l’espace public. La violence, lorsqu’elle parvient à s’exprimer, désigne alors une part du refoulé social et compense un ensemble de frustrations qui ne peuvent être absorbées par un groupe ou dans un cadre collectif. N’est-ce pas le cas de certains acteurs actuels, qui choisissent clairement de faire ressurgir un niveau de conflictualité que les sociétés cherchent à éteindre ? En d’autres termes, certains acteurs décident d’apparaître offensifs, dans le but de rendre compte de la nature antagonique de la société, réprimée par les institutions organisatrices de l’ordre social. On note, depuis une décennie, un retour de la conflictualité violente attribuée à une constellation d’acteurs, appelés « ultra » ou « radicaux », par l’opinion publique. Ils affirment le caractère opérationnel de la violence, sous différentes modalités, qui permet d’interpeller les pouvoirs et d’instaurer une confrontation avec eux et avec la « société ». Alors que les sociétés contemporaines s’attachent méticuleusement à l’éviter, la conflictualité politique revient fortement à travers un mode d’action directe, garnie d’actes émeutiers, auxquels répondent les forces de l’ordre. Cela concerne différents actes de résistance et d’autodéfense déployés dans l’espace public, dans les entreprises ou dans les lieux de travail, au sein des universités décrites comme des lieux de violence. Cela signifie-t-il que l’affrontement est redevenu une expression

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de la conflictualité contemporaine ? Que le dialogue social et le pacifisme des rassemblements sont insuffisants et insignifiants ? Ce chapitre traite des collectifs propres à définir un régime de la conflictualité à haute intensité, dans la mesure où ils rendent visible, à travers des tensions confrontationnelles, des antagonismes structurels et des contre-propositions pour l’organisation de la vie en commun. Il s’agit de mouvements récents ou réémergeant localement, qui se démarquent d’autres formes politiques associées à la démocratie représentative. À travers des émeutes répétées, des collectifs libertaires, autonomes et anarchistes, s’opposent frontalement à « un système » appelé « citoyenniste », affilié à l’option électorale et renforçant une social-démocratie inégalitaire. Ils optent pour une mise en retrait, ouvrent des « fronts » appelés aussi « bases » offensives. Il est donc question de représentation du monde autre que celle qui norme la vie en société et des perspectives autres que le changement social. Ces horizons se nomment « autonomie », « sécession », « désertion ». Ils consistent à interrompre localement le cours des choses, assimilé au désastre marchand, économique et mondial, afin d’en révéler la face tragique. De ce point de vue, ils illustrent parfaitement les moments critiques que Luc Boltanski, dans De la critique (2009), avait défini comme les situations qui ne trouvent pas de point de résolution à travers des mécanismes de justice. Des mouvements comme les occupations de type « Zad » tournées vers une autonomie basée sur la non-domination, les courants émeutiers qui utilisent la violence située, appartiennent à cette interprétation. Ils ne prolongent pas les luttes sociales dont la sociologie est familière. Ils témoignent d’une conflictualité intense, dans la mesure où une vision antagoniste des rapports sociaux la sous-tend. Quels sont les principes qui guident un certain nombre de mouvements et leur imaginaire ? Quel est le rôle de la violence ? Quelles sont les possibilités de lecture qui sont offertes au sociologue ?

Le retour de la violence comme geste politique Depuis quelques années en Europe, les médias et des commentateurs s’étonnent régulièrement du retour de la violence au sein des nombreuses manifestations, émeutes ou luttes sociales. Ils n’hésitent pas à renvoyer à la métaphore de la guerre de tous contre tous. En France depuis 2016, l’image des « casseurs » cagoulés est devenue une figure emblématique. Ceux-ci se glissent dans les têtes de cortège des manifestations où se rangent traditionnellement les services d’ordre des organisations syndicales, qui se transforment alors en cortèges de tête, avec leur lot de « débordements » non contrôlés. Le mouvement hirsute des Gilets jaunes (2018) a été marqué par la présence de manifestants qui, pour certains, ont emprunté la voie

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insurrectionnelle. Il a été rangé alors par l’opinion publique dans la catégorie de la guerre civile ou du peuple casseur. Dans ce type d’approche simplificatrice, le conflit est donc assimilé au désordre, loin de l’explication sociologique. Il faut aller chercher la signification de ces processus dans l’histoire récente de la violence. Ils peuvent être analysés à partir du cadre politique, sinon institutionnel où ils prennent place, et marqué par un antagonisme accru entre institutions étatiques et mouvements sociaux, que la sociologie des conflits, en particulier Weber et Bourdieu ont décrit dans leur analyse sur les luttes de pouvoir et de champs entre différents groupes. Au cours des dernières décennies, la violence est restée un angle mort de l’époque. Les groupes « extrémistes » des années soixante-dix  : Action Directe en France, la Fraction armée rouge en Allemagne, comme les collectifs liés à l’autonomie italienne et à la mouvance ouvriériste (Balestrini et Moroni, 2017 ; Stella, 2016) avaient été « endigués ». Ce type de violence demeure un tabou social ou le dernier résidu de sociétés pacifiées. Une des causes du retour actuel de la violence réside dans le cycle établi par les États allant de la protection de la société à la répression. Depuis les années 2000, les vagues d’attentats en Europe, et notamment en France, ont imposé le besoin sécuritaire comme réponse à l’état de choc de sociétés déboussolées. Il se traduit par un renforcement du pouvoir des institutions policières et judiciaires, mettant en place différentes lois ou états d’urgence. L’idéologie sécuritaire concerne d’abord l’espace public, où se déploient un ensemble de dispositifs préventifs et répressifs, en réponse à la dangerosité ou à la menace terroriste et émeutière. Ainsi, en France, les lois d’urgence, les mesures administratives prises pour limiter les rassemblements, les changements de doctrine des forces de l’ordre (Fillieule et Jobard, 2021), se sont succédé pour définir un ordre public. La pandémie de 2020 a encore accéléré ce mouvement. Une caractéristique des démocraties actuelles est l’entretien de cet appel sécuritaire pour calmer les troubles ambiants. Particulièrement en France, l’État est lui-même producteur de conflictualité. Concrètement, le cycle est le suivant. Le terrorisme de masse ou la violence émeutière fragilisent les États et les obligent à renforcer leurs dispositifs sécuritaires et policiers. Les populations se voient contraintes de respecter les mesures d’ordre public restrictives. En retour, de nombreuses interrogations surgissent, particulièrement au sein de la sphère militante, sur ce rôle répressif des institutions étatiques et policières, assimilées aux ennemis de la population. L’emprise policière ou antiterroriste qui s’exerce sur l’espace public a une conséquence : l’accroissement d’une résistance qui émane d’acteurs revendiquant le droit de s’exprimer, notamment au sein d’assemblées sauvages, comme ce fut le cas de Nuit debout en 2016, des manifestations contre la loi Travail, ou par le biais d’actions violentes. La démultiplication des lois d’urgence offre ainsi

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une véritable structure d’opportunité pour réarmer la critique et par conséquent pour s’affronter physiquement ou symboliquement avec l’État et toutes les sources d’autorité, y compris en repensant les possibilités de confrontation ultime. L’état d’urgence déclaré en 2015 en France, suivi des lois sur les rassemblements en public (loi anticasseurs de 2019, loi sur la sécurité globale de 2020), forme un cas d’école pour lire la genèse des dispositifs étatiques, que l’on peut appeler des épreuves d’État (Linhardt, 2012). Cet arsenal judiciaire est dénoncé par les courants antifascistes et par les partis de gauche, comme étant une extension catégorielle de la violence légitime. Elle inclut une criminalisation croissante des actes de la vie ordinaire, au premier rang desquels figurent les manifestations non encadrées et les attroupements. Alors que l’espace public est potentiellement un espace d’apparition (Butler, 2016) en particulier pour les personnes destituées de la politique (cf.  chapitre  6), la liberté d’expression apparaît limitée par une série d’interdictions. L’espace public se voit dépossédé de sa dimension symbolique et politique, pour se restreindre à des fonctions minimales de circulation. C’est ici le premier point qui concerne une interprétation de la trajectoire de la violence collective. Il résume la circularité de la violence, alimentée par le lien entre contestation et répression, violence légitime et conflit.

L’émeute : une catégorie sociologique « Ultra », « casseurs », « radical », Black Bloc. Les termes sont schématiques et spectaculaires. Ils sont utilisés par les médias et l’opinion publique pour désigner l’apparition de mouvements qui seraient définis par le nihilisme et la violence, qui se sont diffusés sur le territoire national français. On constate en effet, depuis la loi « Travail » de 2016, la régularité d’actions spectaculaires marquées par une propension à l’insurrection. Elles prennent comme cible les institutions de pouvoir (les bâtiments et véhicules de police) et les édifices du système marchand (banques, boutiques de luxe, voitures de luxe). L’opinion publique et le champ médiatique se sont accoutumés à séparer ces phénomènes de la question politique, en voyant à travers eux une « déviance » résiduelle de quelques acteurs appelés « casseurs ». Ceux-ci, au contraire, illustrent un pan de la réalité sociale, dans la mesure où un continuum lie le malaise social et politique avec l’indignation émeutière. L’émergence d’une radicalité insurrectionnelle a fait voler en éclats les différentes approches de la sociologie des mobilisations. Les travaux empiriques qui ont étayé une sociologie de l’action contestataire ont longtemps privilégié une approche causale ou étiologique. Elle a souligné l’existence d’une conscience sociale, sinon de classe, comme préalable au déclenchement des crises. Elle a montré les modes d’organisation collective qui sont propres aux sociétés politiques actuelles. Le ressentiment, l’injustice sont analysés comme la source d’une indignation canalisée par un ensemble de structures d’opportunités

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politiques et de répertoires d’action, utilisés par des acteurs extérieurs ou inclus dans le champ politique et tirant parti des situations favorables à la mobilisation. Ils ont été mis en avant par Charles Tilly (1978) et ont été réactualisés par les politistes McAdam et Tarrow (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001). Pour une large part, les manifestations, les marches organisées sont encadrées par des organisations et des acteurs parfaitement à l’aise avec une culture politique et syndicale. L’organisation collective repose sur le rôle clef d’acteurs et de militants identifiés. Le déclenchement d’une cause ou d’une manifestation peut être vu comme une « réaction » en vertu d’une approche d’un « choc moral » (Jaspers, 1998), privilégiant là encore l’origine de la violence sur sa manifestation et son processus. Le conflit se fédère autour de la colère. C’est sous ce jour que les émeutes des banlieues, tout comme les printemps arabes ont été traités. L’étincelle (l’immolation d’un Tunisien en 2014, la mort d’un jeune banlieusard en France en 2005) est vue comme étant à l’origine de l’affrontement entre des groupes sociaux marginalisés et les forces de l’ordre. Enfin, le temps émeutier a pu être renvoyé au « spontanéisme » (Sainseaulieu, 2020) en raison de son régime d’action débridé. La sociologie, tout comme la science politique, doit prendre en compte des façons de se mobiliser plus éruptives, sortant des modes d’encadrement traditionnels et comportant un niveau élevé de confrontation et des logiques contredisant le spontanéisme. Les cortèges de tête ou les manifestations sauvages donnent à voir des manifestations renouvelées des conflits, ou des crises, et où la violence a un statut spécifique et pragmatique. Elle peut être vue, non pas comme une variable d’ajustement de l’action collective, mais comme un processus graduel de l’engagement. Le cycle de la violence protestataire procède en effet d’une évaluation des situations, c’est-à-dire du choix entre l’action pacifiste ou l’action violente. Selon les opportunités ou selon les temporalités, les acteurs ont recours à l’un ou l’autre type d’actions. La logique de l’action émeutière, si elle demeure fugitive, suppose une coordination des acteurs, c’est-à-dire de leurs gestes et de leur équipement cognitif, et au-delà leurs intentions, pour répondre au nouveau de violence réelle et pressentie. En ce sens, l’émeute est pragmatique et comporte une série de dispositifs pratiques et configurant les actions. Il peut s’agir des rituels comme le saccage de mobiliers exprimant la société de consommation, des blocs ayant un rôle dans les cortèges de tête (Black Blocs). Enfin, la présence de groupes de secours suivant scrupuleusement les micro-émeutes illustre l’importance accordée à l’organisation de tels dispositifs. Les graffitis apposés au fil des cortèges traduisent un plan imaginaire et critique (« Demain est annulé » ; « Le monde sinon rien » ; « Tout le monde déteste la police » ; « le Black Bloc colore vos vies » ; « Je me suis radicalité sur internet » ; « Demain s’ouvre au pied de biche »). Ils sont en rupture avec les mots d’ordre des syndicats ou partis. L’émeute peut s’enfermer dans son propre spectacle, en raison d’une routinisation des rôles des différents acteurs (émeutiers, médias et police) réduisant l’émeute à une performance à haute valeur esthétique. La routinisation est due

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à certains émeutiers solitaires, nostalgiques de la tradition blanquiste. Enfin, la violence repose sur un niveau élevé d’engagement, comprenant des conséquences judiciaires et corporelles (Rigouste, 2011). C’est la raison pour laquelle le coût symbolique et physique de ces engagements est à la charge des collectifs contestataires, qui assument leurs fonctions de socialisation et une solidarité nécessaire. En témoigne la présence de groupes d’entraide (medic street, groupes de soin, « retours sur expériences »). ■

L’antiétatisme et l’antiautoritarisme contemporains : maintenir les antagonismes Une autre signification peut être attribuée à ce type d’affrontement, quelque­ fois symbolisé, entre les institutions de pouvoir et une pluralité d’acteurs contestataires. Il tient au renouveau de l’antiétatisme. Dans l’histoire de l’anarchisme et de l’antifascisme et quelquefois des mouvements révolutionnaires, les collectifs ont souvent cherché à se dégager matériellement et symboliquement des structures de l’État. Celui-ci revient à travers l’état d’urgence, qui relève de l’état d’exception (Agamben, 2003) et qui renouvelle le rôle politique des institutions de maintien de l’ordre. Ces dernières ne sont plus perçues comme des instances de pacification, comme ce fut le cas dans les années 1980, mais comme opérateur de réaffirmation de la violence. La police est donc particulièrement contestée dans sa capacité à incarner ses fonctions symboliques de maintien de la concorde républicaine, ainsi que le montrent l’hostilité croissante à son égard et le slogan « Tout le monde déteste la police », scandé rituellement lors d’affrontements. Au-delà, le processus conflictuel permet de souligner la présence sinon le retour d’un anti­ étatisme historique, qui avait été le point d’entrée des mouvements révolutionnaires : en particulier des mouvements d’action directe des années 1970, dont le cycle s’est interrompu dans les années 1990. L’antiétatisme réapparaît aujourd’hui paradoxalement dans le contexte néolibéral, en raison des réformes sociales continues (travail, université, retraites, services publics) jugées inégalitaires et qui renforcent l’individualisme, qui est contraire à l’idée d’émancipation collective. L’aliénation n’est donc pas identifiée uniquement au système marchand. Elle s’applique aux institutions de pouvoir, renvoyant tantôt à l’emprise étatique, tantôt à son « libéralisme ». C’est la raison pour laquelle les modus operandi dont il est question ici sont intimement liés à l’impératif de dévoilement des institutions qui représentent la réalité et l’organisation sociale, et qu’il convient de redéfinir. Les acteurs dont il est question ont conscience des dispositifs d’encadrement de la société par l’État qui peut se cacher derrière des objectifs d’individuation, de réussite, de bien-être, que le sociologue Luc Boltanski dans De la critique (2009) a appelé système de domination complexe. Au sein

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de celui-ci, les institutions sont chargées de reproduire le conformisme sociétal et tendent à exclure, dans tous les champs, un imaginaire social axé sur l’émancipation et l’égalité des individus. L’État apparaît enfin comme un opérateur de déliaison des groupes sociaux (ou de la violence symbolique), dans la mesure où il est à l’origine d’une série d’épreuves de réalité au travail, dans  l’éducation, accentuant la concurrence entre les individus. L’État est donc comme déterminant dans l’accroissement des inégalités, d’autant qu’il se double d’un régime de gouvernement de type libéral. Il permet donc d’aiguiser une critique en extériorité, qui entretient le cercle de la conflictualité. Notons encore que la critique antiétatique concerne plus largement l’économie comme mode de vie, ce modèle ayant été largement conceptualisé et souligné par tout un pan de pensée critique française et américaine (Brown, 2018 ; Chamayou, 2018). L’antiétatisme et l’antiautoritarisme sont des courants de pensée décrivant les sociétés contemporaines comme des sociétés de contrôle (Deleuze, 1986), et de containment des individus, à travers différentes emprises. Ce point a été précédemment effleuré. Il s’agit de l’éthos sécuritaire qui conditionne les individus, tout comme l’emprise marchande et celle de « la société du spectacle », sur lesquelles s’appuient les États, avec comme conséquence une apathie ou une désintégration des liens sociaux (Comité Invisible, 2007 ; Tiqqun, 2000). D’où le recours à des actions de saccage, souvent fugitives, qui s’imposent comme des rituels de dénonciation du pouvoir étatique, du capitalisme et de l’économie acquisitive. Un dernier point complète ce tableau. La problématique de l’aliénation permet aux collectifs antiétatistes de réfuter la non-violence, qui apparaît comme un engagement trop mesuré au regard des chocs existentiels. La non-violence ne permet pas de « se défendre » des sources de la domination, qu’elles soient économiques, sociales, voire « raciales ». Ce point de vue a d’ailleurs été évoqué dans les sciences sociales, par l’anthropologue James Scott (2013b). À la suite de Martin Luther King, il définit la violence comme « le langage de ceux que l’on n’écoute pas ». L’angle de l’autodéfense demeure alors un contrepoint à la violence symbolique et demeure une pratique antiétatique. Elle permet de recadrer les rapports sociaux et d’exprimer les termes du conflit social.

Le statut de l’autodéfense dans la tradition antiétatiste L’autodéfense n’est pas le miroir de l’autoritarisme. Elle demeure un constituant commun aux luttes subalternes, indigènes ou autonomes, comme c’est par exemple le cas dans la résistance zapatiste. Elle fait partie de l’éthique insurrectionnelle et des formes de vie antifascistes, anarchistes ou autonomes. Au sein de celles-ci, la riposte ciblée est préférée aux débats argumentatifs qui se déroulent dans les arènes publiques. L’autodéfense s’exprime par une combativité pour résoudre l’inégalité des rapports de force entre les acteurs et les institutions dépositaires de la violence légitime et du droit. Plus précisément, elle  permet

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de décrire en situation les dispositifs violents, de les contenir, en portant attention à un autrui proche dans le but non pas de le défendre, mais de prévenir, symboliquement ou physiquement, tout risque d’attaque. Au cours des dernières décennies, la dimension politique de l’autodéfense s’est affirmée en France et en Europe, au sein des groupes affinitaires ou populaires, y compris comme ceux qui manifestent une colère sociale, à l’image des Gilets jaunes. Nous pouvons la ranger dans les répertoires de l’action collective, en tant qu’une arme de connaissance de l’autre, ennemi ou ami. Cependant, l’autodéfense ne se réduit pas à être un geste ciblé vers l’ennemi, car elle désigne l’humour, la feinte ou l’attention portée aux membres solidaires d’une lutte, qui se ressaisissent de la violence pour la transformer en éthique collective. C’est d’ailleurs ce que rappelle Elsa Dorlin dans Se défendre. Une philosophie de la violence (2017), à partir d’une étude portant sur de nombreux cas féministes ou subalternes. D’autre part, au sein de collectifs en lutte, l’autodéfense est étendue pour intégrer toutes les stratégies qui entrent dans la non-domination. Concrètement, il s’agit de dresser une véritable résistance à la biopolitique, telle qu’elle s’exprime dans les rapports de sexe, dans des modes de vie éthiquement peu responsables, ou dans les sources d’addiction. C’est pourquoi l’autodéfense est élargie à la vigilance portant sur toutes les formes de domination, passant par le langage, les conduites sexuées, genrées, racistes, ou renvoyant à la norme hétérosexuelle et patriarcale. ■

Pour résumer ces points, la conflictualité violente devient une modalité pour accentuer les écarts entre différentes visions existentielles : entre celle qui réfute la réalité sociale faite de domination et celle qui privilégie un imaginaire social basé sur une auto-organisation. En ce sens, la violence est une traduction des subjectivités politiques, au-delà des antagonismes structurels entre État et contestataires, voire entre contestataires et organisations syndicales ou politiques. Elle est constitutive de la conflictualité politique contemporaine lorsqu’elle consiste à faire advenir une action collective large. La disruption est évidemment contradictoire avec la temporalité des partis, des associations militantes, qui sont structurés par la synthèse. L’affrontement avec les forces de l’ordre ou l’accroissement du niveau de conflictualité n’est cependant ni mécanique, ni systématique. La conflictualité peut être réarmée par d’autres modalités : déserter les villes, intensifier la puissance de formes de vie dans des espaces « libérés », mettre en place une autonomie.

L’antiautoritarisme et l’autonomie prenant le conflit comme sujet de réflexion Dans ce panorama de l’antiautoritarisme, nous pouvons inclure l’autonomie politique (Castoriadis, 2000), qui a pour projet de faire exister des rapports d’altérité entre égaux et une expérience du commun, se réalisant en dehors

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des institutions étatiques ou du politique (Bulle, 2020). Les mouvements autonomes et antiautoritaires sont dotés de leurs propres temporalités. Ils cherchent des points de basculement en vue de l’émancipation et du « réveil ». En France particulièrement, certaines franges de la population se tournent vers un horizon autonome, c’est-à-dire vers des formes qui se démarquent d’un cadre citoyen ou de l’idée d’un peuple démocratique. Elles dénoncent les impasses de la démocratie par délégation dans sa prise en charge de la politique et de la chose publique. La rupture est particulièrement actée, si l’on s’en tient aux manifestes se référant à l’autonomie et à l’anarchisme, signant la fin des compromis avec la démocratie délibérative, voire participative et le « citoyennisme ». Ils prennent comme paradigme l’ingouvernementabité, qui consiste à créer des temporalités sociales atypiques, détachées du fonctionnement des sociétés. Cet éclairage résume l’apparition ou la réapparition de collectifs autonomes depuis les années 2000, à l’image du « Groupe de Tarnac » et du collectif autour du Comité Invisible, des groupes antifascistes et anarchistes révolutionnaires. Différents processus sont propres aux mondes de l’autonomie et de l’antiautoritarisme, qui ont comme imaginaire l’autogouvernement des sociétés. Prenons un premier plan que l’on peut appeler « antivertical ». Les collectifs refusent toute homogénéisation des subjectivités ou des êtres. Ils ont pour cible les mouvements assimilés à la démocratie « réformiste ». Les partis, les « assemblées des places » sont considérées comme des « arènes de parleurs » ou de « déprimés », n’ayant aucune autre perspective que la performativité d’un dispositif de parole. Celui-ci est considéré comme un obstacle à l’action qui, elle seule, établit un rapport critique et conflictuel, sans nécessité d’argumentation. Le rapport antivertical ou émancipateur désigne une distance avec les instruments d’émancipation de la gauche radicale, qu’il s’agisse de la lutte des classes, de la « constituante », du peuple hégémonique (Mouffe, 2014), de l’État général ou « État-polis » (Lordon, 2015). L’exigence d’indépendance en matière de pensée politique et le refus des acteurs d’apparaître comme des sujets gouvernés se traduisent par l’émergence de contre-pouvoirs, porteurs de formes de vie singulières, illustrées par les formules : « Non pas changer le monde changer de monde », « Maintenant, nos vies » ou « grève humaine ». Cependant, l’anticapitalisme radical et l’antiautoritarisme se démarquent de la notion « d’utopie » ou « d’alternative » et des mouvements contreculturels issus de Mai 68. Il s’agit de rompre également avec les mobilisations altermondialistes et ses points d’appui sur l’économie solidaire, et en résumé, de dépasser le cycle d’accumulation du capital et l’idéologie propriétaire ; une nécessité qui fut le socle de la pensée marxienne. Il est fortement question d’inscrire dans des formes de vie des principes de non-domination. Celle-ci est le signifiant antiautoritaire, anarchiste ou autonome. Nous le trouvons dans tous les collectifs antiautoritaires (en particulier féministes), qui mettent en avant le refus de la prise de pouvoir d’un collectif

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ou d’un individu, qui mettrait en péril le couple liberté-solidarité. Celui-ci étant aux fondements de l’émancipation et d’un imaginaire de l’auto-institution. Cet enjeu majeur renvoie plus largement au paradigme de l’ingouvernementabilité, de même qu’il repose sur une critique large de l’ordre social que l’on a évoqué. L’autonomie demeure liée symboliquement à l’hétéronomie, comme le conflit est intrinsèquement lié à la société. La domination exprime et rend intelligibles des codes se référant implicitement à l’hétéronomie. Pour un ensemble de collectifs marquant la dernière décennie, présents dans les luttes spécifiques (comme les zones à défendre), ce qui doit être visible est le refus des rapports de domination et la volonté de les empêcher de se perpétuer dans la vie en commun. Notons qu’une partie des acteurs présents dans ces constellations ont l’expérience du précariat dans lequel baigne une classe flexible. Ils proviennent d’emplois dérégulés, constitués autour de l’économie numérique et à faible valeur, d’emplois temporaires dans les services, et ont connu la massification des diplômes et de l’éducation (Tasset, 2015). Il n’est pas exclu que les rapports de genre et de sexe, voire économiques, continuent d’exister dans des lieux de vie autonomes. C’est la raison pour laquelle de tels collectifs définis comme antiautoritaires investissent les questions sociales, au rang desquelles figurent l’intersectionnalité, le féminisme, le spécisme et l’écologie. La primauté accordée à la non-domination permet de susciter un concernement vis-à-vis de la question féministe et du non-genre et celle du spécisme. Cette sensibilité s’exprime dans l’autodéfense, évoquée plus haut, dans les pratiques quotidiennes de vigilance et la création de groupes dédiés. Nous trouvons ici un point spécifique d’une sociologie du conflit social, qui peut être vu dans ce type de milieux. En un mot, l’antiautoritarisme, au-delà de l’antiétatisme, se traduit dans des pratiques proches du care, dans des règles de vie accordant de l’importance au respect d’une dignité égale ; c’est-à-dire d’une égalité obtenue en limitant tout pouvoir politique, institutionnel ou interindividuel. En rejetant de façon nette l’impérialisme, le sexisme ou le racisme, l’antiautoritarisme veut instaurer un rapport indestructible à l’éthique de la dignité individuelle. Il vise à faire de l’identité personnelle un marqueur des relations sociales mettant en avant la non-domination raciale, économique, de genre, entre humains et non humains. L’attention portée à la personne, au soin, à la réhabilitation personnelle, peut dans certains cas passer avant les choix engageant la vie d’un collectif. D’où le retour de la conflictualité dans certaines luttes, si des choix personnels s’avèrent contradictoires avec des objectifs collectifs et politiques. Un second exemple propre à définir l’imaginaire de sociétés auto-gouvernées est celui qui consiste à relier la politique et la vie, comme le laisse entendre le terme de formes de vie. Des modus operandi, inspirés ou non de manifestes-phares, combinent une dynamique d’action positive avec un imaginaire de rupture ou de soustraction de toute « imposition » (Comité Invisible, 2007). De quoi s’agit-il ?

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Fronts, stratégies offensives et appropriations : le déploiement de l’imaginaire autonome dans le local Nous repérons, de la part de certains acteurs, une aspiration à la reterritorialisation du politique qui se traduit par une autonomie par rapport à l’État et à l’économie et par la mise en œuvre d’initiatives locales changeant radicalement la représentation des sociétés. Ainsi, le « modèle » des sociétés auto-instituées soutient fortement que les sociétés ou les communautés peuvent redéfinir leurs normes d’existence (Castoriadis, 2000). Elles peuvent se reconcevoir elles-mêmes, en appropriant des espaces-temps qui sont les leurs. En pratique, il s’agit pour des collectifs de traduire en actes un retrait, à travers une réappropriation d’espaces-temps qui ne soient pas aliénés par les structures sociales et marchandes. La construction d’un milieu de vie, souvent proches de l’écologie, traduit le versant positif d’un retrait. Une puissance d’agir marque les collectifs destituants ou autonomes et antiautoritaires. Elle consiste à se retirer de « l’empire » et à mettre en œuvre une liberté résistante, créatrice au service de formes de vie, rompant avec la monotonie des vies et leur dépendance aux ordres sociaux et de l’économie acquisitive. Cette conception de la conflictualité, que désigne le terme « d’exode », suppose de constituer des groupements affinitaires, permettant de retrouver un imaginaire où le commun est central. Cette vision permet de construire des îlotsrefuges en dehors du système marchand et institutionnel, basés sur l’inter­ dépendance et les alliances avec différents collectifs ou milieux. C’est pourquoi le modus operandi repose sur le retrait et sur les connexions entre différents foyers de lutte. Les termes de front ou de base de vie traduisent ce rapport entre négativité et positivité. On peut ranger au titre des fronts toutes les formes d’alliances, hétérogènes avec des collectifs, autonomes, écologiques, lycéens, étudiants, antiautoritaires, quelquefois syndicaux, remettant au goût du jour l’autonomie des années 1970. À la différence de cette période, au sein de laquelle les stratégies militaristes propres aux fractions révolutionnaires venaient encadrer les collectifs, aucune coordination ne vient à bout des groupements actuels. C’est précisément le projet porté par ces constellations que de faire confiance à leur puissance de propagation, à partir d’un ensemble de pratiques fulgurantes. Concrètement, un ensemble de fronts, de prise de territoires (comme c’est le cas dans les occupations en France, en Italie ou ailleurs), de bases de vie désignent une politique d’émancipation qui suppose de « libérer » des espaces. Par exemple, les fronts et les bases de vie (ou de repli) sont souvent interchangeables. L’appropriation et une politique « offensive » ou d’action directe permettent de conquérir des espaces marchands ou convoités, des zones délaissées ou tenues par les institutions (bureaux de poste, école…).

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Simultanément, les acteurs s’emploient à travers ces prises à démultiplier des processus organisateurs et émancipateurs (riposte, autodéfense, soin, formation, organisation commune). Les zones à défendre apparues récemment entrent dans ce schéma. Elles permettent de maintenir des antagonismes avec une extériorité (l’hétéronomie) tout en préfigurant de nouveaux rapports sociaux. Nous les trouvons dans les luttes contre les projets d’aéroport (Notre-Dame-des-Landes en France), contre l’enfouissement de déchets nucléaires (Bure en France), ou dans la lutte de la vallée de Suse en Italie contre un projet de ligne de chemin de fer (2005-2013), ou dans la Zad de Sivens contre un barrage (2014).

La stratégie du lieu : moteur de la conflictualité Une particularité de ces nouveaux régimes d’action tient à la place prise par les lieux physiques, d’autant qu’ils se trouvent dans des espaces symptomatiques du capitalisme, ou au contraire délaissés par eux, comme dans le cas des espaces naturels dépourvus de valeur marchande. Concrètement, la réappropriation d’espaces-temps se fait sentir dans la manière dont les actes quotidiens, vernaculaires permettent à ces lieux de retrouver une dimension d’authenticité qui avait été perdue et de faciliter une prise de conscience sur des environnements, qui se trouvent toujours pris dans un conflit potentiel, entre valeur d’échange et attachements. Ce point a été interrogé précédemment (chapitre  8), en ce qui concerne les mouvements des « places ». La réappropriation rappelle les stratégies de reclaiming mises en lumière par Naomi Klein et des collectifs écologiques, et rejoint la réflexion du philosophe Henri Lefebvre. Comme le souligne l’auteur dans l’ouvrage La production de l’espace (1974), l’appropriation est à la fois idéelle et imaginaire autant que matérielle. L’appropriation du temps, comme désencastré de la vitesse capitaliste, n’est rendue possible que par la libération d’espaces où peuvent s’expérimenter d’autres rapports à l’activité et à l’imaginaire. La géographie forestière et maquisarde, tout comme l’agriculture, les reliefs et les habitations, jouent un rôle dans la production d’un lieu propre, compris dans ses doubles dimensions : comme champ de bataille contre l’État et comme milieu vivant, c’est-à-dire comme pièce maîtresse dans l’articulation entre appropriation et défense des lieux. À ce titre, la réécriture des cartes géographiques et des plans de localisation, de la signalétique, les découvertes d’espèces de plantes font partie de l’appropriation dans la mesure où ils sont antinomiques avec les outils produits par le pouvoir policier et économique. Le rapport au milieu vivant et à la non-différenciation entre homme et nature est central. Scientifiquement, nous pouvons renvoyer l’ensemble de ces appropriations aux « prises », par référence aux prises critiques (Bessis et Chateauraynaud, 1995 ; Chateauraynaud, 2011), terme qui désigne les repères nécessaires pour

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l’activité humaine, en symétrie aux compétences du pouvoir. Elles concrétisent également un pragmatisme critique (Bulle, 2020) qui exprime le dévoilement des institutions et des entités de pouvoir et l’instauration d’une résistance qui passe par différentes formes de coordinations entre les acteurs, créditées en valeurs et en engagements, et étant en cela pragmatique.

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Différentes stratégies et prises (le cas d’une ZAD) Le cas de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (2012‑2018) exprime ce circuit de la conflictualité. En prenant comme prétexte une controverse autour d’un grand projet étatique (un aéroport prévu à la place d’un bocage comprenant un écosystème fragile), des acteurs, souvent rattachés à l’idéal autonome et antiautoritaire, ont transformé une cause environnementale en une expérimentation politique. Pratiquement, la zone à défendre a été installée en  2012 avec pour résultat la cohabitation entre des collectifs autonomes et des riverains, des militants écologistes ou des agriculteurs locaux vivant ici de longue date. Les premiers ont cultivé les terres expropriées par le département en raison du projet d’aéroport, aux côtés de quelques exploitants restés sur les lieux, malgré les différentes procédures à leur encontre. Les nombreuses séquences de répression depuis 2012 et la mobilisation des soutiens, tout comme la médiatisation de la lutte ont abouti à l’abandon du projet d’aéroport par l’État en  2018. Une partie de la zone a été alors maintenue et demeure, jusqu’en  2020, une poche d’auto-organisation précaire, au sein de laquelle les habitants cherchent les voies de l’autogestion, ou de l’auto-gouvernement, tout en négociant avec l’État, propriétaire des terres. À quel type de vie en commun une tentative d’autonomie donne-t-elle lieu ? Des institutions du social ont été créées : transmission et apprentissage de savoirs de toutes sortes, institutions de l’échange (savoirs, biens, terres), régulation des disputes internes. Elles impliquent des tâches d’organisation associées à une solidarité entre différentes composantes solidifiées au fil du temps. Elles supposent aussi un art de la résistance, dont témoignent les tours de guet, l’implantation de vigies et des techniques comme celles de l’enchaînement de tracteurs, les radios sur zones et le rôle de riverains dans la surveillance. On peut assimiler l’autodéfense à un art du vigilantisme, maintenant souvent un haut niveau de conflictualité. Les milieux en résistance sont définis par l’opacité, c’est-à-dire par l’adaptation des espaces et des activités, selon les impératifs de discrétion, de vigilance ou au contraire de transparence, selon les événements extérieurs. Certaines activités festives sont ouvertes à un public extérieur, et permettent aux acteurs d’obtenir des soutiens de la part voisinage ou d’autres cercles militants. A contrario, des actions qui visent la défense des habitations, comme le détournement de ressources publiques ou commerciales, le brouillage des fréquences radio et qui concourent à délégitimer le pouvoir, sont

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voilées dans  la mesure où elles peuvent gagner en quantité et en intensité. À l’approche d’une action de défense ou d’attaque, les stratégies peuvent se déporter vers un simulacre décidé collectivement et consensuellement, comme manière d’habiller la résistance d’une apparence acceptable. Aussi, l’autonomie consiste à reconnaître et à adhérer à une pensée du brouillage d’un système. On trouve un air de famille entre ce type d’opacification et la feinte, appelée « travail en perruque » par le philosophe Michel de Certeau. Le brouillage rappelle les techniques fugitives, décrites par l’anthropologue James Scott (2013a), à propos de certaines communautés rurales et nomades asiatiques. L’opacité permet à un univers politique, sensible et esthétique d’émerger. Enfin, ces principes inversent les hiérarchies de sens propres à définir à « l’extérieur » dans la mesure où ils doivent traduire une structuration de la vie sociale symétrique, qui refuse les hiérarchies et les rôles attribués. Le conflit est donc pris comme un objet de réflexivité. ■

Enquêter au sein des mouvements de haute intensité : les obstacles à l’analyse Enquêter « sur » des micro-mondes autonomes, se voulant ingouvernables, pose une question de fond au sociologue. L’enquête semble paradoxale dans la mesure où elle devrait conduire au dévoilement sociologique d’une réalité. Cette tâche ne correspond pas aux souhaits de milieux, désireux de rompre avec toute objectivation, provenant de l’extérieur ou de l’intérieur. En premier lieu, des acteurs en situation, sur une barricade, dans un face-à-face avec les forces de l’ordre, dans les discussions collectives s’expriment, pour une grande part, en tant que « non personne », c’est-à-dire en tant qu’acteur interchangeable. Les acteurs « sur zone », pris dans un cortège de tête, sont attachés non pas aux discours, mais à l’agir, ou à la description de mondes, de croyances susceptibles de dissimuler ou atténuer des attributs individuels. Les statuts personnels et les biographies disparaissent au cours d’une expérience collective au profit d’une désaffiliation sociale. En second lieu, l’ethnographie, l’enquête occupent une place délicate dans la mesure où les acteurs sont méfiants vis-à-vis d’une présence de tiers, sur lequel peut peser le soupçon d’être « lié au pouvoir », avec le risque de dévoiler un fonctionnement resté secret et clandestin. Se posent donc des questions relevant du métier de sociologue. La réflexivité peut-elle sortir d’un cercle « autorisé » ? Quel type de sociologie est à pratiquer ? Avec quel type de contrat éthique ? La sociologie se trouve dans ce type de contexte : non pas engagée, mais embarquée (Dubey, 2013) dans la mesure où le chercheur est un personnage parmi d’autres, sans statut, ni certitudes, au sein d’un ensemble des participants qui ne sont pas des « informateurs ». Il n’est question ni d’un « regard éloigné », ni d’une observation participante qui se donne comme tâche l’objectivation, mais d’un processus d’enquête tenant en grande partie

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sur une appréhension cognitive, c’est-à-dire sur une observation suivant le cours des choses, les acteurs pluriels et les événements, sans excès d’exploration ou d’interprétation. La question de l’éthique du chercheur peut être résolue en prenant le parti de la coproduction de connaissances assurant une boucle d’échanges dans lequel le chercheur a sa place, parmi d’autres. Cela passe par la transparence de ses activités. Une autre voie est celle de la désingularisation de l’analyse qui permet de percevoir les grammaires générales (d’un squat, d’une zone autonome, d’un cortège de tête) et non des forces particulières. La sociologie qui convient est sans doute celle qui, compréhensive et pragmatique, regarde les mouvements normatifs, émotionnels selon des lunettes qui épousent celles des acteurs. Elle est assimilable à une phénoménologie objective, que l’ethnologue Jeanne Favret-Saada (2004) avait mis en avant dans ses enquêtes pionnières sur la sorcellerie paysanne en France. D’autres voies existent, comme celle des narrations, des figurations et des contes, qui sont l’apanage ici de collectifs hybrides, entre démarche scientifique et ordinaire. ■ Récapitulatif des différences normatives et organisationnelles au sein des mouvements sociaux Type d’engagement et de visions du conflit

Mouvements se déroulant dans des arènes publiques (causes, débats, controverses), rassemblements de type « mouvements des places »

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Imaginaire et projections Vision de la démocratie sociales à améliorer ou réformer. Vision de la vie en commun basée sur des opinions formalisées.

Rôle des appartenances (lieux, environnement, attachements)

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Pas de signification particulière des lieux sauf logistique. Scènes publiques et espaces extérieurs comme visibilisation de l’action. Fort investissement dans la configuration des rassemblements. Peu d’opacité et de clandestinité. L’espace public doit servir de caisse de résonance.

Régime d’action autonome

Imaginaire destituant et réinstituant une autonomie sur des bases plutôt affinitaires. Recherche de la fragmentation des sociétés homogènes, apathiques et constituées. Place du sensible et des perceptions dans l’agir (humain et non humain). Opposition entre « Eux » et « Nous ». Rôle central de l’espace. Il permet des prises et des appropriations. Attachements et objets servent le plan imaginaire (destituant et auto-instituant). Environnement comme objet de critique et d’action directe (sabotage, saccage, tags, scission des cortèges). Rôle de l’opacité et des feintes.

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Type d’engagement et de visions du conflit

Mouvements se déroulant dans des arènes publiques (causes, débats, controverses), rassemblements de type « mouvements des places »

Régime d’action autonome

Type d’action préconisée

Relatives aux revendications, ou à l’expression d’un statut (Gay Pride, marches, manifestations).

Libération des espaces, fronts et autodéfense, occupations collectives, face-à-face avec les pouvoirs pour marquer les antagonismes.

Modes d’organisation des collectifs

Relevant de la démocratie directe : assemblées générales, référendum, assemblées de places. Organisation de la parole sur des bases équitables. Présence des circuits militants et place des répertoires d’action ou ressources classiques. Encadrement des actions (services d’ordre, responsabilités des manifestations, porte-parole).

Maintien du dissensus et des différences. Pas ou peu d’organisation. Principe de la non-domination et vigilance dans les prises de parole. Pas de régulation des conflits et maintien de la pluralité. Entraide et autodéfense solidaire.

Rapport aux pouvoirs et aux institutions

Négociations, stabilisation des arènes ou de causes.

Antiétatisme, opposition radicale ou stratégies de contournement des institutions. Refus du légalisme et du citoyennisme.

Transmission d’une culture politique

Connaissances des champs (écologie, économie, ville). Documentation avérée, groupes de travail, enquêtes sur des causes et arènes juridiques.

Praxis et auto-éducation, transmission orale et affinitaire des savoirs, rôle des médias alternatifs, rôle de la production manuelle et du rapport au milieu. Ancrage de l’antiautoritarisme.

Des sociétés ingouvernables ? Que retenir de ce tour d’horizon ? Les collectifs tournés vers l’émancipation et un horizon de transformation demeurent un point d’entrée pour lire les activités sociales en général. Il appartient à la sociologie d’observer les tentatives de création d’institutions sociales, de formes de solidarité provenant d’expériences autonomes, comme une description de la conflictualité qui caractérise toute société. Ils permettent de cerner des graduants dans les imaginaires politiques et de qualifier une gamme d’engagements pour « bifurquer » ou sortir d’un système. C’est le cas des alternatives sociales, de l’écologie sociale

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ou politique, mais qui diffère de l’autonomie et de son antiautoritarisme. Ce sont en des termes similaires que Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société (1975) marquait la nuance entre une communauté solidaire dont les règles sont celles de l’hétéronomie et une communauté autonome fixant ses propres grammaires. Deux éléments relèvent d’une sociologie du conflit. Le premier est le renouvellement des méthodes de la sociologie qui permet de découvrir de nouveaux milieux à haute valeur conflictuelle. La mise à distance des montées automatiques en généralité est ici une des conditions majeures de ce type de pratiques de la politique, qui demeurent irréductibles et indéterminées. Le second élément tient à l’exercice de la critique dans des espaces et avec des publics que l’on peut définir non pas seulement comme ­oppositionnels, mais comme antiétatiques. Ils créent d’autres rapports à la réalité et montrent des inclinations à vivre autrement, qui n’appartiennent ni à la lutte des classes, ni à l’occupation de fonctions instituées, qu’elles soient conservatrices, réformistes ou révolutionnaires. Elles relèvent de la lutte entre un imaginaire social institué et un imaginaire social instituant. Celui-ci va au-delà des utopies. En effet, celle-ci n’apparaît pas comme un paradigme suffisamment robuste pour définir les mouvements plongés dans l’incertitude radicale, si elle se limite à la valorisation du présent ou de ses ruines.

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Conclusion

Un bilan contrasté des nouveaux conflits

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Sylvaine Bulle

Du conflit, objet réel, au conflit, objet de connaissance, quel est l’apport de cette lecture à la sociologie ? Il s’agit désormais de refermer la sociologie d’un concept construit dans le temps, historicisé en fonction des changements sociaux et d’époques. Pourquoi la sociologie ? Il est acquis que la discipline propose une théorie générale de la société, selon les différentes formules évoquées dans cet ouvrage et au gré des évolutions sociétales. Les sociologues (Weber, Simmel, Durkheim) ont eu un rôle majeur aux côtés des historiens et des philosophes du politique (La Boétie, Marx ou Gramsci) pour comprendre les crises politiques et le changement social dans leur époque. Puis, au stade de la modernité tardive, la sociologie de la domination et celle de l’action ont été présentes, aux côtés des théories normatives du sujet, pour comprendre le renouvellement des mouvements sociaux. Il ne fait donc pas de doute que la sociologie doit demeurer présente pour accompagner la transformation des sociétés actuelles, démocratiques. Évidemment, son programme est différent de celui du holisme et du fonctionnalisme du siècle dernier, lié à l’essor des sociétés industrielles. Du reste, la sociologie critique et celle de l’action, plus récente, ont permis d’accompagner les mutations des sociétés post-industrielles marquées par la place du « sujet », mais sont-elles suffisantes pour éclairer l’époque actuelle ? La sociologie comme science de la connaissance suppose de s’inscrire dans son moment contemporain et historique. Il s’agit de prendre en compte deux éléments majeurs. Le premier concerne la réouverture d’un espace de la critique élargie à d’autres potentialités que la pensée marxiste et celle de l’acteur collectif. C’est ce que montre l’émergence des différentes subjectivités sociales et politiques que nous avons examinées. Elles peuvent être tournées vers une perspective de transformation sociale, chère à la sociologie des

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conflits, mais qui s’accomplit en dehors des acteurs organisés et qui prend pied dans les biographies personnelles. Bon nombre des problèmes publics actuels, qui sont des problèmes politiques, et en particulier démocratiques, proviennent de mondes sociaux, fragmentés, se sentant agressés, et dont les formes de vie, ou plus banalement les mondes existentiels, sont chahutés. Elles échappent aux grilles de lecture classistes, hégémonistes et binaires, réifiant les positions ou les assignations. Mais la question n’est pas seulement de savoir à quel type de sociologie renvoient ces différents mouvements et quels « objets » relèvent de la sociologie du conflit. Elle concerne l’étiquetage même de la sociologie. La sociologie, au tournant du xxie siècle, conserve des points communs avec la sociologie des fondateurs. Cependant, elle désigne aujourd’hui une  configuration de courants qui refusent l’homogénéité des sociétés, et d’une intégration qui serait le socle de l’expérience collective s’exprimant à travers différentes mobilisations. Cette configuration n’ignore pas les expériences individuelles, leurs expressions spécifiques, et demeure attentive aux rapports de pouvoir et aux totalisations. La socialisation est à la fois immersion dans un monde vécu et connaissance forgée sur ce monde. C’est la raison pour laquelle la sociologie de la conflictualité contemporaine ne peut pas être totalement déterministe, dans la mesure où l’écart entre les structures sociales et la volonté des individus semble s’être creusé. Elle repose nécessairement sur l’articulation de la liberté et de la contrainte collective au sein d’une vie sociale, sans que l’une et l’autre des dimensions ne soient traitées séparément, et sans céder à la tentation d’une lecture « subjectiviste ». La conflictualité, qui subsume le terme de conflit social, doit donc être traitée sous cet angle : comme une dialectique structurelle et structurante entre des processus de domination et d’émancipation, qui travaillent constamment les individus et les groupes. Le conflit, donc la sociologie, supposent d’intégrer différentes approches, à la fois situées et expérientielles, abstraites et discursives. Le fait que les émotions soient désormais intégrées au capitalisme et dans les structures de pouvoir, indique que la sociologie doit trouver de nouvelles ressources. Une critique post-normative semble nécessaire en ce qui concerne le champ des conflits. Nous l’avons dit : les luttes actuelles accordent de l’importance aux « raisons » subjectives par lesquelles des individus se mobilisent, au-delà d’un système de normes, fixées par les sociétés et la sociologie elle-même. D’où la nécessité d’intégrer, dans un circuit sociologique, la subjectivité comme faisant partie d’une chaîne causale et ayant des effets critiques. D’où la nécessité de saisir et de qualifier des affects ou une immanence, au même titre que les causes et les déterminations. D’où la nécessité enfin d’être en prise avec les environnements, les émotions, qui sont un ensemble de rapports sociaux concourant à la stabilisation ou la propagation des phénomènes. Dans ce contexte, le bagage normatif des acteurs ne semble pas différent

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de  celui du  sociologue, parce que les premiers mobilisent des schèmes de raisonnement souvent équivalents aux seconds, et qu’ils agissent, non pas au nom d’une autorité épistémique, mais en partant de leurs propres représentations et surtout de leurs « prises » sur le monde. C’est ici que démarre le problème pour la sociologie, si les affects du sociologue et ceux des acteurs se confondent.

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La place de l’enquête et de la méthode avant tout Quel est le rôle du sociologue et quels sont ses outils ? La sociologie est-elle à la hauteur des conflits sociaux qui sont, comme nous l’avons vu, des conflits convoquant des idéaux ? La survie de la discipline dépend de sa robustesse théorique et méthodologique, sans négliger les aspérités de la réalité. Pour que la rigueur existe, il est nécessaire de mener l’enquête. La sociologie se distingue des autres sciences humaines dans la mesure où elle dispose d’un outil éprouvé au fil du temps  : l’enquête avec un spectre large de protocoles quantitatifs ou qualitatifs et comparatifs. La réaffirmation de l’enquête sociologique est la manière la plus forte de redonner une place au réel, et simultanément à la connaissance, contre l’essayisme ambiant et croissant que l’on trouve dans une sociologie souvent impressionniste des mouvements sociaux. Aucun objet ne doit être épargné. Il est possible d’enquêter sur des mouvements réactionnaires, libéraux, racistes ou anarchistes sur lesquels s’applique un régime de savoir identique ou symétrique. Toutes les mobilisations que nous avons abordées permettent de penser l’intelligibilité des sociétés post-industrielles, à la fois individualistes et reliées, atomisées et influencées par des actions qui peuvent faire se rapprocher des agents dispersés. Elles nécessitent de prendre en charge une approche comparative et empirique. Au-delà, et afin d’allier la réflexivité à la connaissance, il faut ouvrir la voie à des équipements méthodologiques. En deux mots, cela tient à une sociologie processuelle, permise par la sociologie compréhensive, par l’ethnométhodologie, le pragmatisme et la philosophie de terrain. Toutes sont propices à qualifier des expériences situées, processuelles, sans oblitérer les trajectoires et les transformations des subjectivités, envisagées elles-mêmes dans un processus d’historicité. Une question se pose : comment percevoir concrètement un mouvement de transformation sociale à travers des mouvements fragmentés, souvent mutiscalaires et convergents, cherchant depuis un point donné (une place, une occupation furtive d’hôtel, un manuel de collapsologie) à infléchir l’ordre social ? Doit-on recourir aux bagages classiques comme les répertoires d’action, les carrières militantes et les habitus politiques ? Endosser le bagage cognitif des acteurs ?

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Dans les sociétés post-industrielles marquées par l’éclatement des conflits et des engagements, la coordination des acteurs sociaux se situe à des niveaux plus ou moins visibles, tacites, convergents. La notion de rôle chère au sociologue Erwin Goffman (1974), qui traduit l’existence d’attentes sociales, conscientes ou non, résonnant les unes avec les autres, n’est sans doute plus suffisante dans la mesure où la conflictualité peut être plus opaque et simultanément irruptive, notamment en raison de l’activisme numérique, permettant de passer d’une lutte à une autre, d’une identité à une autre. L’image de la vague employée par le sociologue Thomas Schelling (1986) permet de faire ressortir la dimension cyclique des luttes dans l’entrée du xxie  siècle  : qu’il s’agisse des mouvements antiracistes, des luttes pour les droits civiques et d’autres actions sociales non unifiées abordées. Elle fait écho aux démarches de la sociologie interactionnelle qui déploie plusieurs échelles d’analyse à partir des points de croisement entre une structure sociale et les acteurs. La théorie du turning point, proposée par Andrew Abbott (2009), peut s’appliquer à la sociologie du conflit. Plutôt que de traiter de l’espace social du militantisme, de ses champs et positions, elle cerne les points d’ancrage des individus en fonction d’une situation (le point focal), qui tient compte d’une échelle large diachronique ou structurale. Elle offre l’avantage, au regard des « non-mouvements » par exemple, de relativiser la portée personnelle de l’incarnation de tel ou tel autre acteur, en se penchant davantage sur les processus collectifs et ou interactionnels, là où les agents peuvent s’agréger ou se socialiser. Cette sociologie présente l’intérêt de montrer des logiques d’agrégation des individus, autres que celle des hiérarchies, des causalités ascendantes ou descendantes. Elle prend en compte des moments ou des environnements particuliers où se cristallisent les émotions, l’indignation, qui émanent d’acteurs cherchant à problématiser leur fragilité sociale, plus ou moins autonomisée d’une approche collective. Ce type de proposition convient donc à la description des luttes éparses, et pourtant coordonnées, dont le cadre est effervescent, labile et disruptif. L’intérêt de la nouvelle conflictualité ne s’arrête pas là.

L’engagement sociologique. Vers une sociologie publique La conflictualité suppose de rehausser le niveau d’exigence de la sociologie de la connaissance. Elle doit pouvoir témoigner de la sophistication des différents problèmes que l’on a passé en revue, de la porosité entre des publics oppositionnels, et paradoxalement d’un rétrécissement de la conception de la vie en société. La sociologie est impliquée dans des tâches scientifiques, quelquefois peu dissociées de celles des acteurs et de leurs engagements.

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Un bilan contrasté des nouveaux conflits ▼ 239

Elle suppose une réflexion sur les conditions de sa pratique afin de ne pas véhiculer une idéologie dominante. Dans Questions de sociologie (2002 [1984]), le sociologue Pierre Bourdieu rend compte de la nécessité de séparer les problèmes scientifiques de l’engagement politique qui demeure une affaire de conscience. L’état des sociétés actuelles demande que le chercheur soit à l’affût des bouleversements, qui sont de plus présents à la conscience des acteurs ordinaires. Ces derniers oscillent entre le déni ou l’aveuglement et la nécessité de faire entendre leurs voix. La critique toujours plus robuste et le versant émancipateur de toutes sortes de collectifs n’excluent pas le pessimisme politique ou la violence déchaînée. L’inquiétude, voire un régime politique de l’angoisse, sont au cœur des mouvements actuels, mais laissent entrevoir, dans certains cas, des mondes communs « possibles ». Le sociologue peut alors chercher à donner du sens à une conception « autopoïétique » de la société (Luhmann, 2011), horizontale, où les activités cognitives des acteurs pluriels, les ressources puisées dans le langage et les cultures ordinaires, les croyances ou le sacré, jouent un grand rôle. C’est le cas des circulations de savoir-faire, des différentes voies de visibilisation d’une intelligence collective, d’actes attentifs à l’environnement, qui se propagent sur tous les continents. C’est le cas de gestes politiques violents, remettant en cause les États. L’incertitude radicale n’est pas toujours perceptible dans la mesure où elle est voilée par un ensemble de dispositifs cherchant à absorber la critique et les tensions, comme le montrent les aspirations effondristes et complotistes. Tous ces points nécessitent d’établir à partir de l’enquête, les frontières et les points de jonction, entre incertitude et réflexivité. Avec d’autres, le sociologue peut réfléchir à découvrir ce qui est imprévisible ou stabilisé. C’est parce que les acteurs expriment des doutes sur la réalité, qu’ils s’engagent dans des enquêtes, campent dans les villes, inventent des dispositifs de justice. Ils peuvent formuler des injonctions paradoxales, patriotes et individualistes, identitaires et sociales, paranoïaques et hospitalières. Ces formes ont des conséquences sur l’environnement politique et social, dans la mesure où elles permettent de faire apparaître des discontinuités historiques, voire le remplacement de causes par d’autres, tout comme l’enchevêtrement de celles-ci. Certains des formats qui ont été étudiés dans cet ouvrage permettent d’ancrer une véritable politique de visibilité de la critique ordinaire et par extension une sociologie de la visibilité. D’autres non. C’est dans ce contexte que réside la possibilité de nouvelles prises réflexives pour la sociologie, qui peut s’intéresser à la forme-État et à la forme-démocratie, à la religion et à l’écologie, tant ces objets réels se modifient constamment les uns au contact des autres, quels que soient les contextes nationaux ou internationaux. L’engagement sociologique est possible à travers ces objets. Il suffit de rappeler que le conflit existe dès lors que les groupes existent. Un champ vaste existe donc pour la sociologie des conflits. Il concerne les dispositifs

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de visibilité des actions en public, la sociologie des usages ou les conflits de lieux, les mouvements environnementaux, les actions de concernement dans les quartiers, tout comme le lien entre différents champs (numérique, ville, mouvements sociaux, identités) et différents publics (activistes, acteurs collaboratifs, citoyens) La sociologie est l’attention au monde. Elle doit trouver une visibilité publique (Burawoy, 2005) qui fut celle des fondateurs de la discipline. Le tissage entre les objets et les champs était également au programme des fondateurs. En explorant différents champs, en analysant la vie sociale, ils ont contribué à montrer que les individus avaient souvent une longueur d’avance sur le sociologue.

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Bibliographie ▼ 263

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Table des matières

Sommaire 7 Introduction Federico Tarragoni Le conflit est-il mauvais ? Il n’est pas de société sans conflit Qu’est-ce que le conflit social ? Conflits et changements sociaux De la sociologie classique aux nouvelles sociologies du conflit

9 11 13 16 19 21

PARTIE 1

LES CONFLITS SOCIAUX COMME OBJET DE LA SOCIOLOGIE Federico Tarragoni

Chapitre 1

Le conflit comme fait social

© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Le conflit est inhérent à la vie collective Quelques jalons historiques Des précurseurs de la sociologie du conflit : Machiavel et La Boétie Le tournant des sociétés démocratiques modernes

Chapitre 2

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Le conflit comme question fondatrice de la sociologie Le conflit produit le changement social : Marx et ses héritiers Gramsci : conflits sociaux et hégémonie Edward P. Thompson et la construction conflictuelle de la classe ouvrière L’École de Francfort : culture et conflit social Le conflit (dés)intègre et (dé)régule la société : Durkheim Le conflit structure les rapports sociaux : Weber Le conflit socialise les individus : Simmel

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266 ▲ Sociologie du conflit

Chapitre 3

Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie Le don comme régulateur du conflit : Mauss Les Guayaki contre l’État : Clastres Le conflit comme dynamique de changement social

Chapitre 4

L’institutionnalisation de la sociologie du conflit Le conflit social à l’échelle macro Inégalités de pouvoir, conflits et structure sociale Le caractère fonctionnel et socialisateur du conflit social Le conflit social à l’échelle micro La logique rationnelle du conflit Des lectures conflictuelles des règles sociales

Chapitre 5

Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit La synthèse de l’actionnalisme Du côté micro : la question du Sujet Du côté macro : les nouveaux mouvements sociaux La synthèse des sociologies critiques Une sociologie de la domination pour indigner Une sociologie de l’indignation pour émanciper Une sociologie du pouvoir d’agir pour visibiliser Des sociologies par objets Les conflits urbains Les conflits au travail Les conflits au sein des organisations

69 70 72 76 81 81 82 87 91 92 95 101 102 102 103 105 106 112 119 128 128 131 135

PARTIE 2

LES NOUVEAUX OBJETS DU CONFLIT Sylvaine Bulle

Chapitre 6

Du conflit de classe à l’éclatement du conflit : la sociologie du conflit au xxie siècle Des sociétés de classes sans conflit de classe ? Un tournant pour la sociologie ? La nécessité d’une bonne connaissance des acteurs De la lutte des classes aux luttes des places Du mouvement social aux conflits multisitués. Quels types de conflits ? La démocratie dans le conflit. Reconflictualiser la démocratie ou reconflictualiser la société ? Repenser l’engagement : compétences militantes et savoirs profanes dans les conflits

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Table des matières ▼ 267



Enquêter et participer : le rôle des publics oppositionnels Le tournant « terrestre » Réinterroger la démocratie par les marges Des luttes intersectionnelles ou globales ? L’apparition des minorités au sein des conflits globaux L’appel de la décolonisation Universalisme vs fragmentation ? Le tournant actuel des luttes

Chapitre 7

© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Chapitre 8

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156 158 161

Le renouvellement du mouvement social. De l’altermondialisme aux luttes terrestres

163

De la classe ouvrière au salariat mondialisé : transformations de la conflictualité Des conflits sans délégataires ? L’altermondialisme et les conflits globaux

164 167 169

Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène Des luttes démocratiques ou pour la démocratie ? Une sociologie des « non-mouvements » L’espace public : un nouvel attracteur De l’atterrissage en anthropocène Conflictualité et changement systémique : une lecture sociologique des Gilets jaunes Assemblées et municipalisme : la régulation de la conflictualité par le local Des scènes écologiques. L’apparition de l’écologie et ses différents modes d’antagonisme contre le capitalocène Participer ou saboter ? Le tournant terrestre et non humain : une neutralisation des conflits sociaux ? Des croyances dans les conflits

Chapitre 9

151 153 154

Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes Les minorités « ethniques ». Un problème pour le conflit social ? Différents seuils dans l’appréhension des identités : de l’intégration au multiculturalisme à la différenciation. Un bref état des lieux De la différenciation au racisme Minorités, violences policières et quartiers « populaires ». Un objet du conflit social Du racisme à l’ethnicisation

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268 ▲ Sociologie du conflit

L’objet « racisme » : un problème pour la sociologie La controverse sur les outils de mesure De l’intersectionnalité à la non-mixité : revendication ou science ? Une conflictualité par l’extérieur ? Les enchevêtrements de l’antisémitisme et des autres racismes Les mots de la conflictualité. Peut-on objectiver les nouveaux conflits ?

Chapitre 10 « Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité Le retour de la violence comme geste politique L’antiétatisme et l’antiautoritarisme contemporains : maintenir les antagonismes L’antiautoritarisme et l’autonomie prenant le conflit comme sujet de réflexion Fronts, stratégies offensives et appropriations : le déploiement de l’imaginaire autonome dans le local La stratégie du lieu : moteur de la conflictualité Des sociétés ingouvernables ?

Conclusion Un bilan contrasté des nouveaux conflits Sylvaine Bulle La place de l’enquête et de la méthode avant tout L’engagement sociologique. Vers une sociologie publique

203 207 208 210 214 217 218 222 224 227 228 232 235 237 238

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