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ŠĀFI‘Ī ET LES DEUX SOURCES DE LA LOI ISLAMIQUE
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
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Médaillon de couverture : minaret de la mosquée d’al-Azhar, haut lieu d’enseignement du šāfi‘isme dans le monde musulman (Le Caire).
MOHYDDIN YAHIA
ŠĀFI‘Ī ET LES DEUX SOURCES DE LA LOI ISLAMIQUE
La Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-trente volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, ni l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…).
Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Francis GAUTIER Secrétaire d’édition : Cécile GUIVARCH Comité de rédaction : Denise AIGLE, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Robert ARMOGATHE, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, MarieJoseph PIERRE, Jean-Noël ROBERT © 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/161 ISBN 978-2-503-53181-6 Printed in the E.U. on acid-free paper
INTRODUCTION Parmi les sciences typiquement islamiques, l’étude de la Loi religieuse ou fiqh, qui a toujours été tenue en grande faveur par de nombreux fidèles, reste en Occident marginale et souffre du désintérêt des arabisants. Constatation d’autant plus paradoxale que ceux-ci se penchent depuis maintenant plusieurs décennies sur les aspects les plus divers du monde arabo-musulman, et que cette discipline, à laquelle les sciences humaines sont désormais invitées à apporter leur éclairage, reste perçue, par des observateurs extérieurs, comme la « moelle de l’islam ». On aurait certes quelque raison à remettre en question la pertinence ce dernier jugement, qui émane d’un grand spécialiste européen du fiqh : juste d’un certain point de vue, il peut aussi être regardé comme beaucoup moins objectif qu’il n’y paraît, lorsqu’on envisage la hiérarchie des sciences musulmanes telle que l’établissaient ceux-là mêmes qui, par le passé, se disaient fuqahā’. Il n’en reste pas moins vrai que rares sont ceux qui, même chez les islamologues contemporains, ont la patience de faire une lecture intégrale des doctrines exposées dans les grands traités classiques de fiqh. Il n’en a pas été toujours ainsi par le passé, comme si la génération actuelle des chercheurs avait brisé l’élan, si prometteur, des grands orientalistes de la première moitié du XXe siècle, tels que Sachau, Santillana, ou Bousquet, pour ne citer que quelques noms. La méconnaissance du fiqh porte aussi – ce qui, d’un certain point de vue, est plus regrettable –, sur son histoire : ce volet est d’une importance non moindre que celle l’aspect doctrinal, tant il est vrai que seule la prise en compte de la dimension dynamique d’une discipline peut nous aider à pénétrer plus intimement sa vraie nature. Autant dire que la connaissance véritablement scientifique du fiqh reste très lacunaire, et cette situation n’est sans doute pas étrangère à l’incompréhension tenace dont souffre, dans le grand public occidental, son objet même, la šarī‘a. Nous restons, en particulier, fort mal renseignés sur la période formative du fiqh : son point de départ chronologique fait débat parmi les chercheurs, et bien des questions restent irrésolues concernant la naissance des écoles et la doctrine de leurs supposés fondateurs. Or il s’agit là d’une période décisive, non seulement parce qu’elle donna au fiqh une physionomie caractéristique qu’il devait garder par la suite, mais surtout parce que le tableau d’ensemble, quoique provisoire, que nous en inférons, révèle une diversité et des caractéristiques qui disparaîtront aux siècles suivants. C’est pourquoi elle mérite de retenir tout particulièrement la curiosité des chercheurs. Mais elle présente aussi de nombreux obstacles. Ils tiennent d’abord à la difficulté générale d’écrire l’histoire de cette période, étant donné le grand nombre de textes perdus ou mal édités, les interrogations autour de leur authenticité, le caractère oral de l’enseignement etc. Du côté musulman, dont on attendrait des travaux de qualité, en raison, comme il a été dit plus haut, de la vitalité de cette science au cours des âges et de l’importance qu’elle revêt dans la vie pratique, le fait notable est une absence assez caractéristique de sens historique. L’idée convenue, chez nombre d’oulémas, est que les écoles auraient fidèlement transmis l’héritage laissé par les “fondateurs”– qu’il vaudrait mieux appeler maîtres éponymes –, sans autre apport que celui de développer ou d’enrichir leurs doctrines. De là l'idée qu’il n’y aurait pas grand intérêt à recons5
Introduction truire la doctrine des grands légistes du IIe/VIIIe siècle, les muǧtahid-s de l’âge d’or des origines : ceci concernerait non seulement les quatre grands rites (al-maḏāhib) classiques, mais aussi de vieilles autorités dont l’enseignement, demeuré éphémère, ne parvint pas à faire école. On ne saurait guère attendre de découverte de ce côté-là, puisqu’il suffit de se reporter aux grands traités classiques. Un tel parti pris s’explique par le fait que le fiqh, ayant pour objet la Loi divine, éternelle et immuable, doit lui aussi posséder ce caractère : il est donc passé par un simple perfectionnement dans son expression et son mode d’exposition, non dans sa matière. On concède tout au plus que, dans chaque maḏhab, les successeurs se seraient bornés à exploiter ou à développer l’enseignement du fondateur selon les principes posés par lui, sans les modifier ni ajouter d’intuitions nouvelles. À l’évidence, c’est ici la perspective historique qui fait défaut. Une comparaison avec une discipline voisine du fiqh sinon par son objet, du moins par sa visée normative, la grammaire, fait déjà soupçonner le caractère hâtif de ce jugement. Elle est d’autant plus légitime que sa période formative coïncide avec celle du fiqh, que les mêmes hommes étaient souvent grammairiens et légistes, et que les uns et les autres attachaient la même sacralité à la langue de la Révélation. Or, la grammaire fut particulièrement féconde dès ses commencements historiquement attestés. En outre, bien des indices laissent à penser que des débats fructueux des débuts furent occultés par les commentateurs de Sībawayhi constitués eux aussi en traditions interprétatives concurrentes. D’autre part, il serait vain d’espérer dans l’immédiat que nous puissions connaître avec une égale précision l’enseignement des légistes des trois premiers siècles, qu’ils aient ou non fait école. Le cas le plus favorable est sans doute Mālik b. Anas : on ne conteste guère qu’il soit l’auteur du premier ouvrage de fiqh, le Muwaṭṭa’ qui, de surcroît, est bien conservé ; de plus, la possibilité existe, depuis les découvertes de M. Muranyi, de retracer avec une grande fidélité les débuts de l’école malikite d’Occident. Mais il est un autre nom qui n’a sans doute pas retenu toute l’attention des chercheurs qu’il mériterait, et qui justifie le présent travail : celui du père du šāfi‘isme. Plusieurs raisons concourent en effet à ce que sa position soit éminemment favorable. C’est d’abord le seul auteur, au IIe siècle, d’un traité complet de la discipline en question, le Kitāb al-Umm, ou du moins la tradition lui en impute-t-elle la paternité. Cet ouvrage surpasse en intérêt, sous ce rapport, le Muwaṭṭa’ de Mālik, qui énumère plus qu’il n’explicite ses prises de positions légales. En outre, des quatre maîtres éponymes, il est encore le seul à avoir produit un écrit théorique sur sa discipline, sa fameuse Épître (al-Risāla), qui aurait jeté les bases d’une réflexion théorique sur le fiqh, effort d’abstraction appelé par la suite à devenir une discipline autonome, celle des uṣūl al-fiqh. Cette donnée fait soupçonner que la doctrine et la théorie, chez le même personnage, ont dû marcher de pair, que la casuistique a été influencée par cette dernière ; ou, pour parler le langage des légistes, que les « branches particulières » (al-furū‘) – c’est-à-dire la casuistique –, ont été élaborées en fonction des « fondements », les uṣūl. En ceci, il présente un autre intérêt non moins négligeable : Šāfi‘ī médita conjointement la théorie légale et ses applications particulières, à la différence des uṣūlistes postérieurs qui eurent le rôle plus “modeste” de dégager, et non de créer, les uṣūl implicites de textes qui faisaient désormais référence ; autrement dit, de tirer
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Introduction des concepts abstraits (principes, sources, modes d’argumentation…) des doctrines préexistantes et pleinement élaborées des écoles. C’est dire qu’avec notre auteur, nous avons quelque chance de saisir le fiqh dans ses tâtonnements, d’assister à la naissance des procédés d’élaboration de la šarī‘a, de regarder un légiste dans sa tentative de déchiffrer la Loi divine. Or, toute une tradition, orientaliste comme musulmane, fait du discours de la Risāla le dernier mot de sa théorie, voire un programme que Šāfi‘ī aurait fidèlement mis en œuvre dans sa casuistique. Elle ne s’est guère proposée, à notre connaissance, de sonder la nature exacte du lien entre sa théorie et le Kitāb al-Umm. Or il y a quelque bien-fondé à se demander si Sāfi‘ī est véritablement le créateur des usūl al-fiqh, si son effort de théoricien en fait un uṣūliste au sens vrai du terme. Il convient aussi d’entreprendre des recherches détaillées pour réviser ces jugements convenus, ces bilans hâtifs, apprécier son originalité doctrinale, et restituer le portrait objectif de sa doctrine, si tant est qu’elle ait été vraiment lue dans les milieux non musulmans. Le cas assez exceptionnel de notre auteur dans l’histoire du fiqh justifierait donc qu’il soit un objet privilégié et prioritaire des études consacrées à celle-ci. Or il n’en est rien. Paradoxalement les études šāfi‘iennes, tant sur l’auteur que sur son maître ouvrage, n’en sont encore qu’à leurs débuts. Une telle lacune ne peut s’expliquer que pour les raisons données plus haut. On pourra s’en convaincre par un simple coup d’œil sur la première partie de la bibliographie, qui dresse l’inventaire des travaux parus dans des langues occidentales sur le fondateur du šāfi‘isme. Il fait apparaître combien ceux-ci sont peu nombreux et limités à des questions particulières, qu’il s’agisse de ses uṣūl ou de ses furū‘. Il manque à ce jour un travail d’ensemble sur l’œuvre et la pensée du fondateur, et la présente recherche entend y contribuer. Elle n’est toutefois conçue que comme une introduction à sa doctrine légale, plus exactement à l’étude détaillée de chaque partie du traité, parties au sujet desquelles il n’existe pas une seule monographie. Notre auteur souffre en effet du jugement hâtif selon lequel il est illusoire de chercher à en savoir davantage sur les pères des maḏāhib. Nous pensons que cette ce parti pris est injustifié, ou du moins qu’il anticipe indûment sur les résultats des recherches futures. Se défaire de ce préjugé hypercritique ouvre une perspective stimulante, capable selon nous de renouveler en profondeur nos connaissances sur le fiqh primitif. Le retard actuel des études šāfi‘iennes peut aussi s’expliquer par le fait que les reconstructions historiques tentées naguère par de grands orientalistes n’ont été réexaminées que depuis peu. Longtemps a régné en la matière la théorie de Joseph Schacht, censé avoir dit le dernier mot sur la question dans ses Origins of Muhammadan Jurisprudence. Or, depuis une quinzaine d’années, une série de travaux, réalisés notamment par des chercheurs anglo-saxons, est venue remettre en cause le tableau général proposé pour la période primitive par l’orientaliste, et montrer en particulier que l’hypercriticisme conditionnait et grevait ses conclusions. On trouvera l’analyse sommaire de quelques-uns de leurs résultats dans le premier chapitre de la présente étude. D’autre part, Schacht a non seulement étudié Šāfī‘ī dans un cadre préconçu, mais aussi dans une perspective autre que la nôtre. Il l’a analysé non pour lui-même, mais comme source en vue de tenter une reconstruction personnelle de l’histoire du fiqh primitif. Les Origins ne consacrent que quelques pages à la théorie légale du fon7
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dateur (p. 133-137), que l’orientaliste n’a pas cherché à approfondir. Enfin, le défaut majeur du maître ouvrage de Joseph Schacht est d’avoir fondé ses conclusions sur une partie seulement de l’œuvre du fondateur : les écrits polémiques annexés au Kitāb alUmm, soit un septième de l’œuvre tout entière. Le fait à lui seul, indépendamment du parti pris méthodologique signalé ci-dessus, suffirait à justifier la présente recherche et l’entreprise que nous appelons de nos vœux. Le Kitāb al-Umm est une volumineuse somme de doctrine juridico-religieuse, ardue et déroutante pour le non spécialiste. Il n’en existe aucune analyse, aucun sommaire général. L’étude du malikisme, mieux lotie sous ce rapport, dispose au moins, dans les langues occidentales, de quelques outils de travail, qui manquent au šāfi‘isme. Pour celui-ci, les traductions des manuels fondamentaux se comptent sur les doigts d’une main. On mesure les difficultés dans lesquelles s’engage l’arabisant, juriste ou non, désireux de s’atteler à l’étude du Kitāb al-Umm. Quant à son intérêt historique, qu’il nous suffise de mentionner ici qu’il peut servir de source en vue d’une édition critique du Muwaṭṭa’, qu’il contient de nombreuses opinions légales émises par des Hedjaziens ou des Orientaux des Ier et IIe siècles de l’hégire, et qu’il constitue aussi une référence pour l’étude de la Sīra. Seule la nature de la matière traitée et les médiocres éditions du Kitāb al-Umm justifient, à nos yeux, la réputation dont souffre l’ouvrage et le manque d’empressement à l’analyser. Il nous a donc semblé opportun d’aborder l’œuvre d’un personnage aussi central que Šāfi‘ī selon une perspective nouvelle, étrangère au cadre préconçu de la théorie mentionnée. Précisons à présent la manière dont nous avons conduit cette étude. La première partie ne porte pas directement sur la doctrine légale de notre auteur. Nous avons préféré tout d’abord recueillir, sur sa vie et son œuvre, les données nécessaires pour orienter la partie doctrinale vers une problématique appropriée. Recherche qui, rétrospectivement, n'était pas inutile puisqu'elle aboutit à présenter notre personnage sous un autre visage que celui d’un légiste. La question se posait à nous, en effet, des conditions de possibilité de ladite recherche. Il n’y aurait eu aucun sens, par exemple, à étudier un corpus sur lequel auraient plané des doutes sérieux quant à son authenticité, ou en contradiction flagrante avec les informations de l’école. En pareil cas, l’étude aurait nécessité un plan et des objectifs tout autres : la représentation du personnage dans la conscience musulmane, le critère de sélection d’un matériau utilisable, la constitution d’un corpus de référence pour une reconstitution historique, etc. La première partie s’est organisée en conséquence autour des questions suivantes : la biographie de Šāfi‘ī offre-t-elle des repères permettant de caractériser son évolution intellectuelle (chapitre II) ? Le corpus de textes qui lui est imputé peut-il être considéré comme authentique (chapitre III) ? Lui connaît-on des positions théologiques qui auraient été de nature à peser d’une manière ou d’une autre sur son son fiqh (chapitre IV) ? S’agissant de sa doctrine légale, il était naturellement hors de question de faire une analyse ou un résumé de la casuistique que représente le Kitāb al-Umm. Le lecteur est supposé avoir à l’esprit, fût-ce très superficiellement, la matière générale qui constitue cette discipline touffue appelée fiqh. Nous nous sommes proposé de tracer le cadre général, légal mais aussi extra-légal de sa doctrine : la structure qui organise l’ensemble, les principes qui appellent une méthodologie, leur degré d’application dans sa casuistique, leur mise en regard avec les uṣūl plus élaborés ultérieurement. En un 8
Introduction mot, nous avons cherché à démonter le mécanisme d’une pensée légale. Seul le cadre en question permet à notre avis d’adopter une perspective convenable sur la doctrine entière, de se la représenter adéquatement et de lui rendre son intelligibilité, bref d’en donner l’esprit. Il se confond pour ainsi dire avec sa théorie, et c’est par lui que Šāfi‘ī innova, assez nettement semble-t-il, par rapport à ses maîtres ou contemporains. Il nous est apparu, en effet, que son originalité résidait moins dans une logique légale particulière, qu’il partage avec eux, que dans l’« ordre des raisons », le caractère plus systématique de la doctrine, et une cohérence plus grande avec une attitude fondamentale. C’est à ces différents aspects qu’est consacrée la deuxième partie de cette étude (chapitres V à IX). Des questions récurrentes la traversent, et notamment les suivantes : la Risāla reflète-t-elle fidèlement la pensée légale de Šāfi‘ī ? Qu’en est-il du degré d’originalité de sa doctrine ? De sa dépendance par rapport aux sciences contemporaines et au fiqh antérieur ? Que vaut l’affirmation selon laquelle le juridique se présente tout entier comme “tiré” de sources révélées ou sacralisées ? Toutefois, les considérations précédentes, mais aussi la taille du corpus et sa technicité, nous ont conduit à limiter nos ambitions initiales. Il resterait à approfondir encore certains points qui n’ont été ici qu’effleurés, mais dont il n’est pas certain que le corpus šāfi‘ien puisse à lui seul amener à des conclusions décisives, comme par exemple l’abrogation des sources, le principe de consensus ou la place du ‘amal. Une autre raison justifiait le plan d’étude adopté ici. Si Šāfi‘ī élabore sa casuistique à l’intérieur d’un cadre préétabli et y applique une manière assez caractéristique de raisonner, c’est qu’il convient d’en tenir compte avant tout exposé de sa technique juridique. Cet ordre participe de la signification exacte qu’il entendait donner à celle-ci. Un des traits originaux, dans sa démarche intellectuelle – et sans doute le principal –, est en effet d’avoir pensé consciemment à un lien entre les deux dimensions, juridique et herméneutique, qui constituent son fiqh. À elle seule, cette articulation conditionne les exposés juridiques et permet de le structurer. L’analyse du juridique doit donc tenir compte de cette interaction sous peine de trahir la pensée légale profonde de notre auteur, d’amputer son discours légal. Non qu’un spécialiste du droit comparé ne découvre des développements d’un grand intérêt dans le cadre de sa discipline ; mais ceux-ci, purement techniques, gagneront à faire l’objet de travaux séparés. Ce genre d’études – qui du reste sont en nombre insignifiant, comme nous l’avons dit plus haut – n’est profitable qu’à cette condition, sous peine de tirer des conclusions erronées : par exemple, voir exclusivement en Šāfi‘ī un juriste, parce que dans le tome III du Kitāb al-Umm, il raisonne comme les Irakiens. Il ne suffit pas, selon nous, de constater qu’il est influencé par ces derniers ou qu’il raisonne aussi bien que ses contemporains, comme le constate la tradition. Il faut se demander pourquoi il affirme sa différence, et la raison, avons-nous dit, se trouve “en amont”, au-delà de ses raisonnements purement techniques. C’est pourquoi nous n’avons pas insisté, en général, sur la part du juridique pur dans les raisonnements de notre auteur, car nous nous serions, sinon, écarté de notre intention initiale. Du reste, cet aspect diffère en effet, en nature comme en étendue, dans chaque partie du Kitāb al-Umm. Mais surtout, de tels exposés n’auraient pris tout leur sens que par une comparaison avec les solutions des autres maîtres éponymes de maḏhab sur les mêmes questions particulières. Schacht l’avait tentée sur 9
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quelques unes, celles qu’il avait retenues pour les besoins de sa thèse. Il était parvenu à une conclusion sans doute juste, mais trop générale, à savoir que Šāfi‘ī raisonnait mieux que ses rivaux. À vouloir préciser notre devancier, il nous aurait fallu mener une enquête conduisant à une sorte de tableau d’ensemble du droit musulman comparé primitif, tâche hors de proportion avec les limites de cette étude, et du reste étrangère au but que nous nous proposions. De plus, nous aurions dû tenir compte de toutes les parties du fiqh, sous peine de commettre un choix arbitraire. En conclusion, un tel travail doit être considéré comme une introduction théorique au raisonnement légal de Šāfi‘ī. Notre objectif a été de marquer ce qui fait l’originalité de notre auteur, de préciser les contours de son iǧtihād, à une période considérée comme l’âge d’or de celui-ci, parce qu’il correspond à sa créativité la plus féconde et surtout à sa plus grande liberté intellectuelle. Il vise à mettre celui de Šāfi‘ī en regard de l’effort homologue chez les autres fondateurs de maḏhab et à contribuer, en définitive, à dégager les motifs profond de leurs divergences. Il y a en effet matière à compléter les traités classiques d’iḫtilāf, qui proposent un catalogue raisonné des solutions propres à chaque école, une sorte de casuistique comparée. Šāfi‘ī se situe à un tournant de l’évolution du fiqh : son œuvre témoigne de ce que sa discipline revêt déjà son expression classique, avec toutefois des différences importantes. Notre légiste est un témoin clé de sa phase de maturation, un jalon indispensable à l’écriture de son histoire. On mesurera l’urgence de la tâche à accomplir en constatant, à la lecture du premier chapitre, que pareille entreprise n’a même pas été ébauchée. Nous ne nous dissimulons pas, du reste, la difficulté, voire le côté hasardeux de ce projet pour lequel nous sommes loin d’être convenablement outillé. Les textes essentiels et irréprochables au regard de la critique textuelle font encore défaut. Ajoutons une dernière remarque. Cette étude est issue d’une thèse. Le chapitre I pourra, à juste titre, sembler étranger à la présente recherche, et nous convenons que son maintien ne s’imposait pas. Nous l’aurions volontiers supprimé, n’eût été la suggestion contraire de quelques collègues qui ont eu l’obligeance de se pencher sur notre travail. Une autre raison nous a paru déterminante. Les conclusions auxquelles nous sommes parvenu comportent des pièces à conviction à verser, selon nous, aux dossiers de la genèse et de l’enfance du fiqh. Amené à faire l’inventaire des différentes théories sur cette période, il nous a paru utile de présenter celles-ci en introduction, et de montrer notamment que les idées à ce sujet sont conditionnées par une histoire. Le lecteur plus particulièrement intéressé à la doctrine de Šāfi‘ī peut sans inconvénient passer sur ce chapitre et sur la première partie de ce travail.
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CHAPITRE I BILAN DES TRAVAUX SUR LE FIQH PRIMITIF Šāfi‘ī appartient à une étape-clé de la formation du fiqh, celle qui, sans être la première, précède sa formulation classique dans les écoles (al-maḏāhib). Une dimension historique est donc inséparable de notre étude, qui vise à retracer les grands traits d’une doctrine légale. Elle implique d’apprécier tant la nouveauté de sa démarche par rapport à ses prédécesseurs, que son impact sur le devenir du fiqh. Il nous a donc semblé opportun de nous intéresser à la période immédiatement antérieure, celle de ses maîtres plus ou moins directs, l’âge qui vit naître le fiqh. Il était d’autant plus nécessaire de situer Šāfi‘ī dans un contexte plus large que nous le verrons, dans les chapitres suivants, prendre position dans des débats soulevés aux deux premiers siècles de l’hégire, par la nature, les sources, et les procédés d’élaboration de la Loi islamique. Nous avons été ainsi amené à faire le point des travaux actuels sur les origines du fiqh. Or il y a longtemps que cette question de la naissance du fiqh divise profondément les spécialistes. Très controversée, elle aboutit à des reconstructions et des explications incompatibles entre elles. Néanmoins, loin d’être inutile, ce panorama permet de prendre connaissance des problématiques qui doivent guider notre recherche. Il se justifie d'ailleurs en ce qu’une étude sur notre auteur, ainsi qu’il apparaîtra en conclusion, n’est pas sans éclairer à sa manière les recherches en cours. La position personnelle de l’historien sur cette période n’est pas sans rejaillir, en effet, sur sa perception de chaque grand “fondateur” d’école. Le rôle décisif qu’un Schacht, par exemple, confère à Šāfi‘ī dans la constitution et la destinée de cette discipline découle, dans une large mesure, de sa reconstruction historique. Invité à notre tour à nous positionner, nous avons tenté, comme nous l’expliquons en conclusion, à ne pas nous enfermer dans un cadre préétabli. On peut considérer, pour simplifier, que deux camps s’affrontent sur la manière d’expliquer la genèse du fiqh. Si les musulmans ont là-dessus depuis longtemps leur propre réponse, que nous désignerons par « thèse traditionnelle », les orientalistes se sont eux aussi intéressés au problème à partir de la fin du XIXe siècle. Il en est résulté des discussions dont l’écho est perceptible jusqu’à nos jours. Un consensus était d'autant plus difficile à dégager qu’elles n’ont intéressé qu’un faible nombre de spécialistes et que les sources contemporaines posent de nombreux problèmes d’interprétation. D'autre part, il se trouve que quelques publications récentes abordent à nouveau la question des origines du fiqh. Elles ont été mises à contribution dans ce chapitre, qui vise à faire état des différentes positions en présence. Si l’on a pu, avec raison, opposer vision traditionnelle et théories orientalistes, la réalité aujourd’hui est beaucoup moins tranchée, puisque la confrontation s’est maintenant déplacée dans le camp des orientalistes eux-mêmes. Les recherches récentes n’hésitent plus à rompre avec des conceptions réputées solides voire à réhabiliter des points de vue plus anciens. Toutefois, bien qu’évoluant rapidement, elles ne laissent pas encore entrevoir, il faut le déplorer, le dépassement de positions naguère inconciliables. L’actuelle difficulté fait songer à un « obstacle épistémologique » qui reste rebelle aux tentatives faites pour le 11
Chapitre I surmonter ; mais il possède, selon nous, ceci de particulier qu’il tient à l’absence d’une base méthodologique commune : les camps en présence portent, sur le matériau même de la recherche, des jugements incompatibles sur sa valeur heuristique. Tout au plus peut-on noter que le mur de l’hypercriticisme qui, chez les orientalistes, a longtemps régné sans partage dans la discipline du fiqh, commence à se lézarder. La question des origines du fiqh ressortit à l’histoire des idées, mais elle nécessite, par souci de clarté et de cohérence, un plan strictement chronologique. Nous commencerons donc par exposer la thèse traditionnelle : elle est la première historiquement, mais aussi logiquement, puisque c’est aussi par rapport à elle que se sont toujours situées les différentes théories orientalistes. Nous terminerons par un exposé succinct des travaux les plus récents. I. La thèse traditionnelle Sans prétendre développer en détail une théorie qui fait l’objet de volumes entiers, il nous faut, dans le cadre de ce chapitre, en donner un aperçu, nécessairement bref, mais fidèle. En effet, rares sont les auteurs occidentaux qui se sont intéressés à la thèse traditionnelle des origines du fiqh, et leurs présentations sont globalement incomplètes ou superficielles 1. Il est donc nécessaire de se reporter aux ouvrages originaux, intitulés Tārīḫ al-tašrī‘ al-islāmī 2. Ils reprennent en général, sans grand changement, la substance d’exposés plus anciens, eux-mêmes tirés des sources islamiques de l’époque classique 3, justifiant l’épithète « traditionnelle » que nous avons choisie pour désigner la présentation en question. De ces publications modernes se dégage une vision assez uniforme, même si chaque auteur ajoute quelques vues personnelles. La thèse traditionnelle périodise cette histoire de la manière suivante : l’âge prophétique ; l’âge des Compagnons (1/622 – 50 /670) ; l’âge des tābiʿūn jusqu’à la constitution des écoles (50/670-350/961), l’âge, enfin, de la « clôture de la porte de l’iǧtihād », considéré comme une période de stagnation, voire de décadence dans le développement du fiqh. Cette dernière étape ne concerne pas notre sujet : c’est donc aux trois premières divisions que nous nous intéresserons ici, pour marquer les principaux points de désaccord entre la thèse traditionnelle et la reconstruction orientaliste.
1. Les articles Fiqh et Sharī‘a de l’Encyclopédie de l’Islam, 1re et 2e éd. (ouvrage dorénavant abrégé EI) exposent les théories propres à leurs auteurs. On peut mentionner les exceptions que constituent B. DODGE, Muslim Education in Medieval Times, Washington, Middle East Institute, 1962, p. 64 sqq. ; H. LAOUST, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taḳī-d-dīn b. Taymīya, Le Caire, 1939, p. 179 sqq. ; É. TYAN, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Leyde, 1960, p. 18-25 ; T. NAGEL, Das islamische Recht, eine Einführung (WVA Verlag, Westhofen, 2001), p. 155-166, ainsi que les écrits, dont nous parlerons bientôt, des premiers orientalistes, à l’orée du XXe s. 2. Le plus souvent cité est celui de Muḥammad ḪUḌARĪ (Le Caire, 19262), sous ce titre. 3. On peut citer, entre autres : IBN AL-QAYYIM, I‘lām al-muwaqqi‘īn ; les ouvrages d’uṣūl al-fiqh et de ṭabaqāt (notamment AL-ŠIRĀZĪ, Ṭabaqāt al-fuqahā’) ; IBN AL-ǦAWZĪ, Ṣifat al-ṣafwa ; IBN ḤAZM, alIḥkām fī uṣūl al-aḥkām ; IBN ḪALDŪN, al-Muqaddima.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif 1. L’âge prophétique Selon la thèse traditionnelle, l’islam fut une religion légale dès son commencement. Sans avoir procédé à une codification de ses enseignements, le Prophète laissa néanmoins tous les matériaux (maṣādir) nécessaires à la loi musulmane (al-šarī‘a) et, en outre, légitima l’iǧtihād, c’est-à-dire l’effort requis des fidèles en vue de son élaboration. Ces matériaux sont au nombre de deux : le Coran et la Sunna. Le Coran possède en effet un contenu, non seulement théologal et éthique, mais aussi légal 4. Il faut entendre par là un ensemble de prescriptions relatives à la fois au culte (al-‘ibādāt) et à un domaine qui recouvre approximativement le droit positif au sens occidental (al-mu‘āmalāt). Paradoxalement, le nombre de ces versets légaux varie suivant les sources 5, et il reste assez faible (moins de 10 % du Coran). Les auteurs musulmans soutiennent que le volet légal du Coran était mis en application par le Prophète aussitôt qu’il était révélé 6. Ils ajoutent que cette législation prophétique revêtait certaines particularités. Elle mettait en application les révélations survenues successivement au cours de la carrière terrestre de Muḥammad, et de ce fait fut étalée dans le temps. Elle prit ainsi un caractère graduel, de nouvelles prescriptions venant s’ajouter voire se substituer à des révélations antérieures. On souligne aussi le lien étroit entre les communications divines et certains événements survenus au Prophète ou à la communauté primitive. D’autre part, celui-ci répondait aux questions de nature légale qui lui étaient posées 7. De là le fait que la thèse traditionnelle assigne une importance centrale au matériau prophétique (al-sunna al-nabawiyya), ce en quoi elle se distingue radicalement des théories orientalistes. En effet, les données révélées, très insuffisantes, furent complétées du vivant de Muḥammad par la Sunna, qui est incomparablement plus riche que le Coran sur le plan jurisprudentiel, tout en partageant son caractère occasionnel 8. Les ouvrages d’uṣūl al-fiqh étudient minutieusement les rapports entre Coran et Sunna : le Prophète est l’interprète infaillible 9 de la portée légale du Livre révélé ; il donne l’explication des versets généraux, met en applications les versets synthétiques ou, à l’inverse, en limite la portée ; il supplée même à ses silences 10. Il en révèle aussi
4. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 12. 5. 340 (S.R. BŪṬĪ – M.S. ḪANN, Tārīḫ al-tašrī‘ al-islāmī, Damas, 1975) ; 600 (G. WIEDENSOHLER, « Zur Methodik des Sheriatsrechts », Der Islam, Bd 57-2 (1980), p. 324) ; 80 (H. MOTZKI, « Die Entstehung des Rechts », dans A. NOTH – E. JÜRGEN (éd.) Der islamische Orient, Grundzüge seiner Geschichte, Ergon, 1998, p. 157) ; 350 (M.H. KAMALI, Principles of Islamic Jurisprudence, Cambridge, 19912, p. 19, qui cite aussi, p. 375, le chiffre de 500 d’après des auteurs classiques). 6. Voyez les ouvrages d’asbāb al-nuzūl, ou relatifs aux jugements (aqḍiya) du Prophète. 7. Cf. les versets qui commencent par yas’alūna-ka ou yastaftūna-ka, et qui portent sur des sujets très divers. 8. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 22 ; S.R. BŪṬĪ et M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 27 ; Ibn al-Qayyim dénombrait 45 000 hadiths légaux (I‘lām, op. cit., p. 40). — Nous entendons « occasionnel » dans son sens philosophique, qui correspond à la conception théologique du mot sabab : « circonstance qui, sans être une véritable cause efficiente, contribue au fait considéré qui, sans elle, ne se produirait pas ». 9. Cf. Cor. XVI, 44. 10. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 22 ; l’auteur étudie ensuite (p. 26-59) comment chaque disposition légale du Coran a son répondant dans la Sunna ; M. DAOUALIBI, La jurisprudence dans le droit islamique, Paris, 1941, p. 48 ; S.R. BŪṬĪ – M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 28 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 59-60.
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Chapitre I la dimension éthique 11. De ce fait, Coran et Sunna sont indissociables, ils forment un matériau unique ; ce point ferait l’unanimité des écoles : Il y eut un désaccord à propos de la Sunna, mais non sur le principe d’en inférer [la Loi], parce que ce principe est fermement établi chez les musulmans ; seuls firent exception quelques Baṣriens 12, qui ne s’appuyaient, à cet effet, que sur le Coran. Mais c’était un parti dévoyé (qawm bawr) que l’histoire a relégué aux oubliettes [...]. En déniant à la Sunna la valeur de preuve [légale], on ne mérite plus le nom de musulman. En effet, la Sunna est le message (tablīġ) apporté par le Prophète, elle est l’explication du saint Coran, la porte illuminée qui y introduit. Quiconque la sépare du Coran sépare celui-ci du Prophète. Le véritable désaccord autour de la Sunna porta sur les conditions, ou l’absence de conditions, qu’on imposait à l’isnād : nous constatons que ceux qui précédèrent quelque temps les imām-s [c’est-à-dire les fondateurs d’école] furent en désaccord avec leurs successeurs sur l’acceptation des traditions mursal-s 13.
Il est intéressant de s’arrêter sur la manière dont on justifie l’autorité légiférante de la Sunna, qui, on le voit, s’élève à la sacralité du Coran. L’explication communément avancée est que le Coran lui-même exige que le Prophète soit obéi 14. En outre, celui-ci eut, de son vivant, une fonction judiciaire : l’histoire a conservé le prononcé des jugements (sing. qaḍā’, pl. aqḍiya) qu’il a rendus et qui couvrent les différents de la šarī‘a 15. Sur le plan théologique, on invoque le fait que la Sunna possède un statut légiférant analogue à celui du discours coranique, puisqu’elle est une modalité du waḥy 16 : The Qur’ān consists of manifest revelation (waḥy ẓāhir), which is defined as communication from God to the Prophet Muḥammad, conveyed by the angel Gabriel, in the very words of God. Manifest revelation differs from internal revelation (waḥy bāṭin) in that the latter consists of the inspiration (ilhām) of concepts only : God inspired the Prophet and the latter conveyed the concepts in his own words. All the sayings, or aḥādīth, of the Prophet fall under the category of internal revelation, and as such they are not included in the Qur’ān.
11. Daoualibi parle de « révéler l’esprit du Coran ». 12. L’auteur fait allusion à un parti contre lequel Šāfi‘ī polémique dans un opuscule intitulé Ǧamā‘ al-‘ilm (cf. ci-après, chapitre IV). Cette identification à certains Baṣriens avait déjà été proposée par M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 113. 13. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ al-maḏāhib al-islāmiyya, Le Caire, 1997, II, p. 59-60. 14. Cf. III, 32 ; IV, 59, 64 ; XXXIII, 21, 36, etc. Cf. M.M. AZMI, On Schacht’s “Origins of Mohammadan Jurisprudence”, New York, 1985, p. 13-15. Selon cet auteur le fameux verset LIX, 7 (ma atā-kum al-rasūl fa-ḫuḏū-hu wa mā nahā-kum ‘an-hu fa-ntahū-hu) aurait été expliqué par le Prophète comme s’appliquant à d’autres situations que l’« occasion » de sa révélation, son sabab nuzūl (ibid., p. 15, n. 36). S. GOITEIN (ID., « The Birth-hour of Muslim Law, an Essay of Exegesis », MW, 50 (1960), repris dans ID., Studies in Islamic History and Civilisation, Leyde 1966, p. 126-134), invoque lui aussi un verset similaire (Cor. V, 44 : wa man lam yaḥkum bi-mā anzala Allāhu fa-ūlā’ika humu l-kāfirūn) pour affirmer que le point de départ historique de la loi musulmane se situe à l’époque prophétique. 15. Il existe des ouvrages exclusivement consacrés à ce sujet, comme celui d’Abū ‘Abdallāh Muḥammad b. Faraǧ al-Mālikī AL-QURṬUBĪ (ob. 497/1103), ou d’IBN ṬALLĀ‘ (ob. 497/1103), sous le titre Aqḍiyat rasūl Allāh. Voir aussi IBN ABĪ ŠAYBA, al-Muṣannaf, X, Bombay, 1979-1983, p. 155-184. 16. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 15.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif Pour expliquer que la parole extra-coranique du Prophète, ainsi que ses actes et ses silences, puissent être inspirés au même titre, ou presque, que l’Écriture, on invoque celle-ci (Cor. LIII, 3-4 (al-Naǧm) : mā yanṭiqu ‘ani l-hawā inna huwa illā waḥyun yūḥā) 17 et, en dernier recours,... la Sunna elle-même, à savoir des hadiths qui, paradoxalement, ne se trouvent pas dans tous les recueils canoniques 18. Toutefois, la thèse traditionnelle admet aussi que le Prophète n’était pas inspiré en permanence, puisqu’il lui est arrivé de demander conseil à ses Compagnons 19. Or c’est en même temps s’autoriser à contester l’autorité divine de la Sunna : certains hadiths, puisqu’ils ne sont pas inspirés, ne peuvent avoir valeur de normes légales ; en outre, les Compagnons n’ont pas fourni de critère, sinon le Coran lui-même, pour distinguer entre le waḥy et le ra’y du Prophète. Pour lever cette grave objection, on rétorque que ce dernier était sans cesse guidé par la révélation coranique. Parfois, en présence d’une question, il se taisait, dans l’attente que lui parvînt la réponse du Livre saint ou que, plus rarement, celui-ci corrigeât son ra’y erroné 20. Or c’est par là même affirmer la possibilité d’un iǧtihād du Prophète, sur lequel de nombreux uṣūlistes à quelques exceptions près, tombent d’accord. On rapporte d’ailleurs que certains Compagnons l’exercèrent, du vivant du Prophète, non seulement en son absence, mais aussi en sa présence, avec son approbation de surcroît 21. Toutefois, les caractères de l’âge prophétique, en matière de tašrī‘, restent uniques. La seule référence est le Prophète, qui répond aux besoins et aux questions de la communauté, parce que c’est à lui qu’elle confie tous ses problèmes 22. Les uṣūl, à ce stade, sont au nombre de trois : le Coran, la Sunna, l’iǧtihād, limité à celui d’une seule personne, le Prophète ; mais ces différentes autorités, nous l’avons vu, ont une seule origine, le waḥy, donc Dieu lui-même. À la mort de Muḥammad, le waḥy prend fin, ouvrant l’espace de l’iǧtihād individuel, qui
17. Cf. AL-ĠAZĀLĪ, al-Mustaṣfā min ‘ilm al-uṣūl, I, Le Caire, 1937, p. 83, qui commente ainsi (l. 2627) : ba‘ḍu l-waḥy yutlā fa-yusammā kitāban wa ba’ḍu-hā lā yutlā wa huwa sunna. Autrement dit, la seule différence entre Coran et Sunna est d’ordre liturgique. 18. On affirme (AL-DĀRIMĪ, Sunan, I, éd. Dahhān, Beyrouth, s.d., p. 145) que la Sunna venait à Muḥammad par l’intermédiaire de Gabriel, au même titre, en conséquence, que le Coran. Sur l’autorité légiférante (ḥuǧǧiyya) de la Sunna, voir nos développements, chapitre VIII. 19. L’exemple classique est celui des prisonniers de Badr. Cf. S.R. BŪṬĪ et M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 29 ; M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., II, p. 8. Sur la question de l’iǧtihād du Prophète, auxquels les traités d’uṣūl al-fiqh consacrent toujours un chapitre, cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 381-383, et l’article synthétique d’É. CHAUMONT : « La problématique classique de l’Ijtihād et la question de l’Ijtihād du Prophète », Studia Islamica LXXV (1992), p. 105 sqq.. 20. Cf., par ex., AL-BUḪĀRĪ (‘Alā’ al-dīn ‘Abd al-‘Azīz) : Kašf al-asrār ‘an uṣūl Faḫr al-islām li-lBazdāwī, III, p. 205, éd. Būlāq, marge : ammā l-waḥy al-bāṭin fa-huwa mā yunālu b-iǧtihād al-ra’y bi-lta’ammul fi l-aḥkām al-manṣūṣa [...] huwa anna l-rasūl ma’mūr bi-ntiẓār al-waḥy fī-mā lam yūḥa ilayhi min ḥukm al-wāqi‘a ṯumma l-‘amal bi-l-ra’y ba‘d inqiḍā’ muddat al-intiẓār. Le Prophète est faillible, mais seulement en dehors de la Loi : M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., II, p. 10-11. C’est la question, amplement développée en dehors du fiqh, de la ‘iṣma prophétique. Par ailleurs, les uṣūlistes n’ont pas manqué de distinguer entre ce qui, dans la Sīra, avait valeur normative (la sunna tašrī‘iyya) et des décisions étrangères à la fonction prophétique : Cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 53-57. Il existe aussi une littérature sur les prérogatives (ḫaṣā’iṣ) du Prophète, qui n’ont pas, naturellement, à être imités par le croyant, sans que leur exercice ait pour autant occasionné chez le Prophète d’infraction à la Loi sciemment commise. 21. Cf. les exemples donnés par M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 383. 22. M. DAOUALIBI, La jurisprudence, op. cit., p. 48 et p. 50.
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Chapitre I expose dorénavant la communauté au risque de l’iḫtilāf. C’est qu’en effet il n’y aura plus, après cette date, un seul interprète autorisé de la Révélation, un seul canal pour l’expression de la Volonté divine. Aux trois sources précédentes s’en ajoute maintenant une nouvelle, la raison humaine, avec ses tâtonnements et ses incertitudes. L’iǧtihād change ainsi de nature, et il y a nécessité d’appliquer un autre critère, l’iǧmā‘, seul capable de tendre à nouveau vers l’idéal d’une unité ecclésiale réalisée à l’époque des origines 23. 2. L’âge des Compagnons Après que les linéaments de la Loi eurent été posés par le Prophète, ce furent les Compagnons qui, établis au cours des conquêtes dans les métropoles du nouvel empire, en assurèrent la conservation et léguèrent l’héritage prophétique à la génération suivante (celle des tābiʿūn), non sans ajouter leur apport propre. De l’avis unanime des auteurs musulmans, Compagnons et Successeurs représentent l’étape de transition entre les instructions de l’apôtre et la doctrine des fondateurs des écoles de fiqh (maḏāhib), puisque ceux-ci sont les disciples des tābi‘ū al-tābi‘īn. Chaque école juridico-religieuse de cette époque peut ainsi rattacher l’enseignement du maître aux Compagnons, voire à un seul 24. Médine s’enorgueillissait d’être la patrie d’une majorité de ṣaḥāba, estimée à dix mille individus environ : en effet, sur les douze mille présents dans cette ville après la bataille de Ḥunayn, c’est-à-dire à la fin de l’apostolat muḥammadien, deux mille seulement avaient émigré vers d’autres cités 25. Ce fait contribue à expliquer, selon la thèse traditionnelle, la répartition géographique qu’on observe à l’époque suivante entre les ahl al-ḥadīṯ, essentiellement présents au Hedjaz, et les ahl al-ra’y, qui sont surtout des Irakiens. Cet apport propre des Compagnons, en matière de législation islamique, consista en la délivrance de fatwas. Une dignité insigne s’attache à la ṣuḥba (c’est-à-dire la qualité de Compagnon du Prophète) 26. On admet, certes, que les plus distingués d’entre
23. S.R. BŪṬĪ et M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 26. 24. On trouve un tableau généalogique relatif à chaque centre dans tous les ouvrages de Tārīḫ al-tašrī‘ al-islāmī ; cf. aussi AL-ḎAHABĪ (ob. 748/1347), al-Amṣār ḏawāt al-āṯār (Beyrouth, 19961), pour une liste plus complète. Médine revendique Zayd b. Ṯābit, Ubayy b. Ka‘b, ‘Abdallāh b. ‘Umar, outre ‘Ā’iša, ‘Umar, ‘Alī... Ceux-ci formèrent les « sept légistes » de Médine, et leurs successeurs formèrent à leur tour les grands maîtres de Mālik b. Anas : Ibn Šihāb al-Zuhrī (ob. 124/741), Yaḥyā b. Sa‘īd al-Anṣārī (ob. 143/760) et Rabī‘at al-Ra’y (ob. circa 135/752). La Mecque revendique comme unique Compagnon mufti ‘Abdallāh b. ‘Abbās. De son “école” (composée des Successeurs tels que ‘Ikrima, Muǧāhid b. Ǧabr, ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ) sont issus les maîtres de Šāfi‘ī : Sufyān b. ‘Uyayna (ob. 198/813) et Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī (ob. 179/795). Kūfa revendique plusieurs Compagnons : ‘Abdallāh b. Mas‘ūd, Sa‘d b. Abī Waqqās, ‘Ammār b. Yāsir, Abū Mūsā al-Aš‘arī... Ils formèrent d’illustres personnages tels que ‘Alqama b. Qays (ob. 62/681), le cadi Šurayḥ (ob. 78/697)... ; Abū Ḥanīfa fut le disciple de leur cercle, qui compta Ibrāhīm al-Naḫa‘ī (ob. 95/713) et Ḥammād b. Abī Sulaymān. En Égypte s’étaient installés ‘Uqba b. ‘Āmir, ‘Abdallāh b. ‘Amr b. l-‘Āṣ ; à Damas, Abū l-Dardā’, Bilāl, Mu‘āḏ b. Ǧabal, ‘Ubāda b. l-Ṣāmit : al-Awzā‘ī (ob. 157/773) recueillera leur héritage. 25. M. DAOUALIBI, La jurisprudence, op. cit., p. 77 ; A. AMĪN, Ḍuḥā l-Islām, II, Le Caire, 1943, p. 151 ; le chiffre figure déjà dans une lettre envoyée par Layṯ b. Sa‘d (ob. 179/795) à Mālik, cf. BRUNSCHVIG, « Polémiques médiévales autour du rite de Mālik », dans Études d’islamologie, II, Paris, 1975, p. 71-75. 26. H. LAOUST, Essai, op. cit., p. 204-225 ; EI2, art. Ṣaḥāba.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif eux ne rapportèrent qu’un faible nombre de hadiths prophétiques ; ils avaient néanmoins toutes les qualités que la doctrine postérieure exige des grands muǧtahid-s 27. Pour avoir vécu dans l’intimité de Muḥammad, ils avaient mémorisé la Révélation et savaient l’interpréter correctement 28. Certains s’étaient même spécialisés dans le fiqh 29 ou détenaient des informations qui échapperont aux générations suivantes 30. C’est dire que leur opinion, dans toute question légale, doit être prise en considération, qu’elle tend à prévaloir sur celle des muǧtahid-s postérieurs. Leur iǧtihād prolonge celui du Prophète, y participe dans une certaine mesure et tend à avoir la même valeur 31. En somme, les grands Compagnons partagent avec le Prophète la dignité d’interprète autorisé de la Loi scripturaire. Ces pieux personnages instruisaient les califes des normes prophétiques – lesquels les mettaient en application 32 –, et servaient de conseillers aux gouverneurs ou aux juges. Quoique la Sunna restât encore à leur époque essentiellement orale, le Prophète aurait toléré qu’elle fût écrite par certains Compagnons. Des réticences émanèrent toutefois de quelques-uns, tel ‘Umar, qui finit par l’interdire 33. C’est l’âge où domine la mémoire orale du Hadith prophétique, le ḥifẓ al-ṣudūr 34, et l’on ne saurait parler d’un corpus unifié des traditions prophétiques qui aurait pu servir de référence pour tout l’Empire. On rapporte par ailleurs que les Compagnons commencèrent à adopter quelques procédures pour en contrôler l’authenticité : recoupement de témoignages, imposition de serments, etc. 35.
27. Il s’agit tout à la fois de la droiture et d’une compétence dans tous les savoirs auxiliaires du fiqh : langue arabe, exégèse coranique, asbāb al-nuzūl, Sunna, etc. ; IBN AL-QAYYIM, I‘lām al-muwaqqi‘īn, op. cit., IV, p. 128 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 81. 28. S.R. BŪṬĪ – M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 45 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 67 ; R. MARSTONSPEIGHT, « The Function of Hadith », dans A. RIPPIN (éd.), Approaches to the History of the Interpretation of the Qur’ân, Oxford, 1981, p. 64. 29. Zayd b. Ṯābit était versé dans la science des successions ; Ibn ‘Abbās était une autorité dans la Sīra, la langue arabe, etc. 30. IBN AL-QAYYIM, loc. cit. : « Lorsqu’un Compagnon émettait une opinion, prononçait un jugement, délivrait une consultation, il avait sur nous l’avantage de connaître certaines informations que nous ignorions (fa-la-hu madārik infarada bi-hā ‘annā), tandis que nous en partageons d’autres avec lui [...]. Ce que les Compagnons possédaient en propre, à notre insu, était plus vaste que ce que nous pouvons connaître, car ils n’ont pas rapporté tout ce qu’il [un autre Compagnon] avait entendu... » 31. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ al-maḏāhib, op. cit., II, p. 37 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 51 (qui parle à ce sujet de sunna taqrīriyya). Cette conception est en somme une réponse de la thèse traditionnelle à certains orientalistes, selon lesquels les opinions des Compagnons furent projetées sur le Prophète. Voir aussi R. MARSTON-SPEIGHT, article cité, p. 64-65 et des ex. de fatwa de Compagnon in IBN AL-QAYYIM, op. cit., p. 242 sqq. et M.H. KAMALI, op. cit., p. 235. 32. M.M. AZMI [A‘ẒAMĪ], On Schacht’s “Origins”, op. cit., p. 23-24 (témoignages puisés au Muwaṭṭa’) ; p. 100 (à l’ouvrage de Šāfi‘ī intitulé Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī). 33. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ al-maḏāhib, op. cit., II, p. 21-22 ; on cite, comme recueil de hadiths détenu par des Compagnons, la Ṣadīqa, de ‘Abdallāh b. ‘Amr b. l-‘Āṣ, (M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 25) ; pour des propos de Compagnons réfractaires à l’écriture des traditions prophétiques, cf. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 64-65. On rapporte aussi que certains Compagnons se gardaient même de transmettre oralement le Hadith (ibid., et M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 18, qui cite le cas de ‘Imrān b. Ḥusayn). Quoi qu’il en soit, certains orientalistes reportent, beaucoup plus tard que la thèse traditionnelle, la généralisation de l’écriture du Hadith (tadwīn al-sunna). 34. A. AMĪN, Ḍuḥā, op. cit., II, p. 157. 35. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ al-maḍāhib, op. cit., II, p. 22 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 65-66.
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Chapitre I La thèse traditionnelle insiste sur un trait capital de l’iǧtihād des Compagnons dans l’exercice de la fatwa : ils appliquaient méthodiquement la hiérarchie des uṣūl. Sur toute question légale, ils consultaient le Coran ; s’ils n’y trouvaient pas la réponse, ils la recherchaient dans la Sunna ; si cette enquête s’avérait elle aussi infructueuse, c’est alors qu’ils se fiaient à leur propre ra’y. Ce dernier caractérisait leur iǧtihād dans ce qu’il avait de personnel et distinctif. Il pouvait déboucher, après délibération collective (šūrā), sur un consensus communautaire, un iǧmā‘ 36. Pour légitimer le bien-fondé d’une telle procédure, on invoque le plus souvent le fameux hadith prophétique où Mu‘āḏ b. Ǧabal, envoyé pour y rendre la justice au Yémen par Muḥammad, s’engagea à consulter les sources dans cet ordre 37. Quant au témoignage des Compagnons euxmêmes, il figurerait dans une lettre emblématique que le calife ‘Umar aurait adressée à Abū Mūsā al-Aš‘arī, nommé par lui juge à Kūfa 38. Voici comment Ibn al-Qayyim se représente l’exercice de l’iǧtihād par les premiers califes − l’information est dûment munie d’un isnād 39 : Lorsque Abū Bakr avait à rendre un jugement, il consultait le Coran ; s’il y trouvait la réponse, il rendait sa sentence selon lui ; dans le cas contraire, il consultait la Sunna de l’Envoyé ; s’il y trouvait la réponse, il rendait sa sentence selon elle. S’il était incapable de le faire, il demandait aux gens de se souvenir d’un éventuel jugement du Prophète sur la question. Il arriva plusieurs fois que des gens purent le renseigner. Si l’Envoyé n’avait pas fait connaître de sunna, il réunissait les Compagnons les plus éminents (ru’asā’ al-nās) et leur demandait conseil. S’ils tombaient d’accord, il rendait son jugement selon leur avis. Quant à ‘Umar, il faisait de même ; impuissant à trouver une réponse dans le Coran et la Sunna, il demandait si Abū Bakr avait déjà tranché la question ; dans l’affirmative, il jugeait de la même façon ; sinon, il réunissait les Compagnons les plus savants et leur demandait conseil. S’ils tombaient d’accord, c’était leur décision qui constituait sa sentence.
Lorsque l’iǧtihād des Compagnons n’était pas tiré directement de la tradition scripturaire ou prophétique, leur ra’y était guidé par le souci de l’intérêt général (al-maṣlaḥa) de la communauté 40, et de ce fait, il fut identifié plus tard aux principes
36. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 67-68 ; M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 21. 37. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 217-218. 38. Elle figure dans les anthologies classiques d’adab (par ex. AL-ĞĀḤIẒ, al-Bayān wa l-tabyīn, II, éd. ‘A.S. Hārūn, p. 49). Une traduction en est donnée par É. TYAN, Organisation, op. cit., 19602, note 7 des pages 23-24. Le texte est aussi reproduit par IBN AL-QAYYIM, I‘lām al-muwaqqi‘īn, op. cit., I, p. 99, l. 14 sqq., qui interprète (p. 100, l. 14) l’expression farīḍa muḥkama par « verset coranique » et sunna muttaba‘a par « sunna prophétique ». Au regard des travaux modernes, son authenticité est très douteuse, cf. J. van ESS, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra, Berlin, 1991-1995, [= dorénavant TG] , II, p. 131-134. 39. IBN AL-QAYYIM, I‘lām al-muwaqqi‘īn, op. cit., p. 70, l. 21 sqq. Cf. aussi A. AMĪN, Faǧr al-islām, Le Caire, 1943, p. 293. 40. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 15-16 (avec une citation d’Ibn al-Qayyim). M. DAOUALIBI (La jurisprudence, op. cit., p. 57) l’appelle « l’esprit de l’islām ». M. ḪUḌARĪ (Tārīḫ, op. cit., p. 121-122) donne des exemples de maximes éthiques appliquées par les Compagnons et inspirées du Prophète. Cf. aussi M. SHAFIQ, « The meaning of ra’y », Islamic Studies, 11 (1972), p. 23, n. 10 : un exemple fameux est celui de la répartition du butin obtenu par la conquête du Croissant fertile sous ‘Umar ; A. HASAN, The Early
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif que la science des uṣūl al-fiqh, désigne par al-istiṣlāḥ, al-istiḥsān, al-maṣāliḥ al-mursala, qui recouvrent approximativement le bien public. Le qiyās n’est pas non plus absent de leurs décisions 41. Le ra’y de ces pieux personnages n’était pas quelconque, mais imprégné du fiqh prophétique. On doit donc exclure l’idée qu’il se serait affranchi de la législation apportée par l’Envoyé de Dieu 42. Néanmoins, nombreuses étaient les divergences entre Compagnons 43, accentuées par le fait qu’ils étaient dispersés : elles se manifestaient dans l’exégèse coranique 44, les avis juridico-religieux, l’interprétation de la Sunna prophétique. De celle-ci, chaque Compagnon n’appliquait que ce qu’il en connaissait 45. Le désaccord pouvait avoir une autre origine : une perception différente des intérêts supérieurs de la communauté. C’est à cette époque que remonte le clivage entre ahl al-ḥadīṯ et ahl al-ra’y, courants qui comptent des précurseurs en certains Compagnons 46. À la différence de la casuistique postérieure, cette futyā porte toujours sur des cas réels. Elle partage donc avec la législation coranique un caractère occasionnel 47, qui fait toute la valeur du fiqh conçu par les Compagnons. Leurs fatwas furent incorporées, bien que de manière variable suivant les écoles, à la Sunna de l’Envoyé. Parlant des Compagnons, qui ont laissé peu de Hadith, Abū Zahra écrit ceci 48 : Il est à remarquer que la quantité de propos du Prophète transmis par eux n’est pas en rapport avec leur fréquentation (ṣuḥba), longue et assidue, de l’Envoyé. Il faut donc que leurs opinions, sinon la plupart, se soient mêlées à ce qu’ils avaient reçu du Prophète. Toutefois, ils ne les lui ont pas attribués, de crainte d’altérer l’expression ou la teneur [de son message]. [...] Les Compagnons léguèrent un corpus de fiqh (maǧmū‘a fiqhiyya) qui s’ajouta à l’héritage laissé par l’Envoyé de Dieu, et la somme des deux est appelée Sunna. Ce qui fut attribué [en propre] au Prophète est appelé Hadith [...]. De ce fait, la législation islamique prit en considération, au cours de son histoire, les propos des Compagnons. [...] Les Successeurs adoptèrent le ra’y d’un Compagnon, qu’il fît ou non l’objet d’un consensus, comme étant une norme (sunna) et non un simple ra’y. À leurs yeux, les propos des Compagnons étaient une sunna qu’il fallait suivre.
Development of Islamic Jurisprudence, Islamabad, 1988, p. 119-120, et M. DAOUALIBI, La jurisprudence, op. cit., p. 58-59. 41. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 68 et 85, qui se fonde sur un hadith de ‘Umar (i‘rif al-ašbāh wa l-amṯāl ṯumma qis al-umūr ‘inda ḏālika). 42. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 68. 43. Une liste est donnée dans M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 69-74. 44. Exemples classiques du mot qur’ (période de pureté ou menstruation) dans Cor. II, 228, de la ‘idda (délai de viduité) de la veuve enceinte (Cor. II, 234 ; II, 240), du fay’ (une des catégories du butin de guerre, Cor. II, 226) ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 74. 45. Cf. les exemples suggestifs donnés par A. AMĪN, Ḍuḥā, op. cit., II, p. 158. 46. ‘Umar et ‘Abdallāh b. Mas‘ūd sont classés parmi les partisans du ra’y ; Zubayr b. ‘Awāmm, ‘Abdallāh b. ‘Umar, ‘Abdallāh b. l-‘Āṣ, parmi ceux du Hadith (S.R. BŪṬĪ – M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 65-80). Ibn Mas‘ūd pouvait passer une année entière sans citer un seul hadith (A. AMĪN, Faǧr al-islām, op. cit., p. 282283 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 65). 47. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 67. 48. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 19, 27, 34.
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Chapitre I On comprend que l’iǧmā‘ des Compagnons ait une place éminente et qu’il fasse article de loi pour tout musulman 49. Les Compagnons ont donc « frayé la voie droite de l’iǧtihād », ils ont pour ainsi dire participé à l’œuvre législative instaurée par le Prophète : on ne saurait donc les en dissocier. Leur fiqh est une référence pour l’iǧtihād des siècles à venir. Ainsi, à cette époque, tous les uṣūl sont déjà en place : aux matériaux de l’âge précédent − Coran, Sunna prophétique − s’ajoute maintenant l’iǧmā‘ des Compagnons, légué à la postérité, ainsi que le fruit de leurs discussions. Leur intelligence de la Révélation et leur iǧtihād formeront une part essentielle de la šarī‘a. Dans la perspective traditionnelle, le fiqh est purement islamique dans son essence, principalement arabe à sa source. La pratique du qaḍā’ n’a jamais cessée d’être in-formée par la fatwa dès les origines ; on ne saurait parler de son “islamisation” à une période plus ou moins tardive. 3. L’âge des Successeurs jusqu’aux grands fondateurs (environ 50- 200 H.) C’est l’âge où les « sciences islamiques » prennent leur essor, entraînant corrélativement un grand développement de l’iǧtihād juridico-religieux, mais aussi, par voie de conséquence, un accroissement de l’iḫtilāf. Celui-ci se cristallisera finalement sous la forme de rites distincts (maḏāhib, pl. de maḏhab) chaque grande cité se reconnaissant dans le maître éponyme d’un maḏhab 50. Toutefois, la thèse traditionnelle affirme l’existence d’un ṭalab al-‘ilm dès cette époque et ne conçoit pas les écoles locales qui préfigurent ces maḏāhib comme indépendantes et fermées 51 : la diffusion du Hadith prophétique, les discussions sur les uṣūl al-fiqh ont ainsi pu se dérouler de bonne heure. Si les artisans du tašrī‘ sont des hommes pieux et savants (‘ulamā’, fuqahā’, muftūn), ils restent pour la plupart à l’écart du pouvoir 52 − ou murmurent contre son impiété − transmettent les traditions prophétiques, instruisent la masse et conseillent le personnel judiciaire 53. À l’instigation du calife ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz, la Sunna est consignée par écrit dans des recueils puis unifiée dans des corpus thématiques (époque du tadwīn al-sunna) 54. Le fiqh connaît la même évolution : les premiers Abbassides demandent
49. C’est à ce titre seulement que la fatwa d’un Compagnon a force obligatoire : cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 235-244. C’est la fatwa des Compagnons qui explique en partie l’iḫtilāf (divergences) entre les écoles, car chacune d’elles utilise, à côté du Hadith prophétique, l’opinion du Compagnon qu’elle considère comme son ancêtre. 50. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 56. 51. A. AMĪN, Ḍuḥā, op. cit., II, p. 165 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 81. N. ABBOTT, Studies on Arabic Papyri, II, Chicago, 1967, p. 81, signale, que dès la fin du Ier s., des Médinois émigrèrent en Syrie et en Égypte ; cf. aussi, infra, la question de la riḥla fī ṭalab al-‘ilm. 52. A.S. TRITTON, The Caliphs and their non Muslim Subjects, Londres, 1930, p. 2. 53. S.R. BŪṬĪ – M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 90 ; D.S. MARGOLIOUTH, The Early Development of Mohammedanism, Londres, 1914, p. 73. Voir le bref portrait biographique des grands tābi‘ūn, dans M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 89-102. Plusieurs califes omeyyades, au dire de nombreuses sources, manifestèrent toutefois un intérêt certain pour le Hadith : Cf. N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 18-25. D’autres part, des traditionnistes entrèrent au service du pouvoir : op. cit., p. 71, n. 77. 54. Ce calife envoya une lettre en ce sens à Abū Bakr Muḥammad b. ‘Amr b. Ḥazm, alors gouverneur de Médine, ainsi qu’à Zuhrī et à d’autres savants de l’Empire : « Je crains, écrivait-il, que le savoir ne disparaisse (durūs al-‘ilm) » (M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 88). Abbott, par l’étude de toutes les données
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif aux fondateurs d’école (Mālik, Abū Yūsuf) un corpus juris uniforme pour l’Empire. Il s’est en effet constitué en une science qui fait partie d’un bagage indissociable de disciplines nées avec lui. Il soulève des problèmes hypothétiques − comme le prouve la casuistique d’Abū Ḥanīfa −, débat de questions de méthode, élabore des principes fondateurs, même si le vocabulaire technique lui manque encore 55. Les auteurs que nous avons consultés admettent sans difficulté que les mawālī convertis furent impliqués dans l’entreprise 56. Les causes de divergence entre muǧtahid-s sont les mêmes qu’à l’époque précédente. L’iḫtilāf juridico-religieux possède néanmoins un trait distinctif : il prit la forme d’une opposition entre deux grandes écoles, les ahl al-ra’y et ahl al-ḥadīṯ. Par ahl al-ḥadīṯ, on entendait des légistes (fuqahā’) qui considéraient la futyā comme une épreuve 57 et ne délivraient leurs consultations juridico-religieuses que sur la base du Coran ou de la Tradition ; à défaut, ils s’abstenaient de se prononcer. Certains tābi‘ūn, préfigurant cette orientation, favorisèrent dès la plus haute époque les voyages en vue de la quête et de l’unification du Hadith. En somme, les ahl al-ḥadīṯ sont les gardiens du patrimoine traditionnel, les « hommes de la mémoire » (ahl al-ḥifẓ). Ils incarnaient une tendance – sans doute naturelle à l’esprit humain – selon laquelle le rôle de la raison n’est qu’ancillaire dans l’intelligence de la Loi 58. Ils reprochaient aux ahl al-ra’y de faire prévaloir des opinions, fussent-elles raisonnées, sur des traditions, et d’ailleurs, ra’y et qiyās sont à cette époque difficilement séparables. Les ahl al-ra’y rétorquaient que les données traditionnelles existantes ne pouvaient répondre à toutes les questions. La fatwa devait donc faire place aux raisonnements et s’interroger sur les motivations et les finalités de la Loi 59 : une recherche qui les amena à poser des règles et des principes méthodologiques leur permettant d’accepter ou de rejeter les hadiths invoqués par leurs adversaires 60. Ce parti était conforté dans ses choix par le fait que les ahl al-ḥadīṯ donnaient parfois des réponses légales absurdes 61 et que nombreux
sur la question, appelle à réviser le rôle traditionnellement reconnu là-dessus à ‘Umar II. Il est intéressant de noter que ces lettres d’Abū Bakr b. Ḥazm sont aussi mentionnées par Šāfi‘ī dans son œuvre (Risāla, Kitāb al-Umm). Zuhrī se serait illustré dans cette tâche (pour son rôle, voir N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 30-40). Pour la position traditionnelle sur les étapes de l’écriture du Hadith, cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 55 sqq. ; pour les noms de personnages ayant laissé des écrits en la matière, ID., op. cit., p. 84 sqq. La date habituellement avancée pour l’écriture des différentes branches du savoir islamiques se situe autour de 150/767 (cf. par ex. ḤAĞĞĪ ḪALĪFA, Kašf al-ẓunūn, éd. Flügel, I, p. 80-81 ; IBN TAĠRIBIRDĪ, alNuğūm al-zāhira, I, p. 387-388 (éd. de Leyde, 1851) ; AL-QALQAŠANDĪ, Ṣubḥ al-A‘šā, éd. ‘Abd al-Rasūl Ibrāhim, Le Caire, 1913-1920, I, p. 37 ; AL-ḎAHABĪ, Tārīḫ al-islām, VI, Le Caire, 1947, p. 6 ; ce dernier cite parmi les auteurs des premiers ouvrages : Ibn Ǧurayğ (ob. 150/776), Ḥammād b. Salama (ob. 165/781), Abū Ḥanīfa, al-Awzā‘ī, Ma‘mar b. Rāšid (ob. 153/769), Sufyān al-Ṯawrī (ob. 161/778). 55. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 31 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 88. 56. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 84 ; A. AMĪN, Ḍuḥā, op. cit., II, p. 164-165. 57. A. AMĪN, Ḍuḥā, op. cit., II, p. 160. 58. Ibid., p. 153 ; M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 123-124. Pour des exemples de leurs positions sur certaines questions légales controversées, cf.M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 87. 59. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 86-87. 60. Cf. le fameux dictum d’Ibrāhīm al-Naḫa‘ī, préférant les dicta des Anciens aux hadiths prophétiques : aqūlu : “qāla ‘Abdallāh [= Ibn Mas‘ūd] wa qāla ‘Alqama [b. Qays] aḥabbu ilay-nā” (A. AMĪN, Ḍuḥā, op. cit., II, p. 160). 61. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 85.
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Chapitre I sont les témoignages d’après lesquels circulaient, à cette époque, de faux hadiths 62. Les ahl al-ra’y dominaient en Irak, tandis que leurs adversaires étaient majoritaires au Hedjaz, en Syrie, en Égypte et au Yémen. Le critère géographique est néanmoins à nuancer puique les premiers avaient des représentants à Médine et que les traditionnistes existaient dans chaque grand centre. Toujours est-il que Médine se considérait néanmoins comme la patrie du Hadith, l’Irak le lui devant à titre d’emprunt 63. On ne saurait voir dans cette rivalité, selon la thèse traditionnelle, l’affrontement entre un parti strictement fidéiste, et un autre purement rationaliste, partisan d’une conception positive de la Loi. En réalité, les deux travaillaient sur les mêmes matériaux traditionnels : Ce n’est pas le principe de la Sunna comme preuve [légale] qui était au fondement de la controverse, ce n’est pas la question de savoir si elle doit être acceptée ou rejetée quand elle est bien établie ; le point nodal résidait dans le degré d’utilisation du ra’y et dans l’emprise que celui-ci exerçait sur le détail des aḥkām 64... Un autre parti existait, jugeant que la šarī‘a est rationnelle et qu’elle a des principes de référence. Mais [ses membres] n’étaient pas en désaccord avec les premiers [les ahl al-ḥadīṯ] sur le fait d’appliquer le Coran et la Sunna quand ils le pouvaient [...]. Ils s’appuyaient en effet, eux aussi, dans leurs fatwas, sur le Coran et la Sunna, à ceci près qu’ils concevaient la šarī‘a comme soucieuse du bien public [al-maṣāliḥ] ; ils se proposaient de le dégager parce qu’elle avait été promulguée à cette fin et qu’il était légitime selon eux de le prendre en considération. C’est sur lui qu’ils faisaient reposer la déduction [des aḥkām] là où aucun verset coranique ou sunna n’avait été communiqué [...]. Les ahl al-ḥadīṯ reprochaient aux ahl al-ra’y de ne pas tenir compte des hadiths, de préférer le qiyās. Mais c’est une erreur de leur part. Ce n’est pas ce que nous constatons, dès lors qu’une sunna était bien établie chez eux. En réalité, une partie des ahl al-ra’y ne disposait pas de traditions applicables au cas considéré, ou bien, si elles existaient, doutaient de leur chaînes de garants. Aussi donnaient-ils une consultation au moyen du ra’y [...] : elle se fondait sur ce qui avait, à leurs yeux, une force [légale] supérieure 65.
Cet affrontement fut doublement profitable à la maturation du fiqh. Il encouragea le développement de la critique de l’isnād, car celui-ci était loin, à l’origine, d’être parfait. De ce fait, l’acceptation ou le rejet du hadith mursal (tradition dont la chaîne est privée du nom du premier transmetteur, donc du Compagnon qui l’a rapportée
62. Ibid. Ces témoignages remontent aux Compagnons ou aux Successeurs ; Cf. aussi : M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 82-83 ; M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit. p. 40-41. Les mawālī sont plus suspectés que les autres et le phénomène, commencé avant Zuhrī, aurait été en partie la cause du tadwīn al-sunna : N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 34-35. 63. A. BEKIR, Histoire de l’école malikite en Orient, Paris, 1961, p. 67-73 ; N. ABBOTT, Studies, II, p. 81, n. 38, pour les références aux sources. 64. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 31. 65. M. ḪUḌARĪ, Tārīḫ, op. cit., p. 85-87. Suit une anecdote significative mettant aux prises Abū Ḥanīfa et al-Awzā‘ī (appartenant aux ahl al-ḥadīṯ). Cette position est réaffirmée par des ‘ulamā’ actuels, cf. par ex. : « Al-madāris al-fiqhiyya fī ‘aṣr al-tābi‘īn : ahl al-ḥadīṯ wa ahl al-ra’y », Journal of King Saud University IV-1 (1992), p. 71-126. Abū Zahra ajoute que le raisonnement des Irakiens, plus élaboré qu’ailleurs, les amena à faire un plus grand usage du qiyās, et à l’envisager de manière casuistique. Au contraire, à Médine, ce fiqh taqdīrī resta toujours en relation étroite avec l’intérêt de la Communauté (al-maṣlaḥa, op. cit., p. 32).
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif du Prophète) joua un grand rôle dans l’iḫtilāf entre les muǧtahid-s 66. Les divergences entre eux portaient aussi sur le type de matériaux-sources à la base des solutions légales (dires prophétiques, versets considérés comme abrogatifs, traditions isolées, paroles de Compagnon, pratique locale…), sur les principes mis en œuvre dans l’exercice de l’iǧtihād (ra’y, istiṣlāḥ, qiyās), mais surtout sur une tendance particulière à hiérarchiser les uns et les autres. Les choix opérés à l’intérieur de cet éventail d’uṣūl déjà diversifié contribuèrent à façonner l’originalité doctrinale de chaque fondateur 67. Ainsi, pour la thèse traditionnelle, les matériaux-sources et l’iǧtihād – autrement dit les uṣūl al-fiqh au sens classique – sont inséparables de l’acte de naissance des écoles. Ils leur ont même préexisté 68. Immédiatement après la création des matériaux qui remontent au Prophète et à ses Compagnons, succède, avec les Suivants, la phase de leur traitement qui mit en jeu des concepts herméneutiques dégagés empiriquement en deux ou trois générations. Le second siècle de l’hégire était donc mûr pour l’apparition d’un iǧtihād qui ne présente pas de différence de nature avec celui des phases ultérieures. Si progrès il y a, il réside dans une analyse de la logique légale mise en œuvre intuitivement dans chaque école vivante ou disparue. Quant à la « décadence » du fiqh, quatrième étape de son histoire, elle est à imputer aux écoles elles-même, à la reproduction sans discernement de l’iǧtihād des générations passées (taqlīd), non à la dynamique intérieure à la discipline, qui a pour vocation de répondre sans cesse, par la fatwa, aux questions de la communauté. II. La querelle des idées dans l’orientalisme de l’entre-deux-guerres 1. Goldziher et son temps Les premiers orientalistes à s’être intéressés aux origines du fiqh n’ont fait que reproduire, peu ou prou, la thèse traditionnelle 69. On ne saurait donc parler, à cette époque, d’un fossé intellectuel entre l’Orient et l’Occident. Un regard rapide dans
66. M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 42-44. Šāfi‘ī ne l’accepte que sous certaines conditions, contrairement à Abū Ḥanīfa et ses disciples qui, en revanche, rejettent le ḥadīṯ al-āḥād et lui préfèrent le ḫabar mutawātir. Cf. S.R. BŪṬĪ – M.S. ḪANN, Tārīḫ, op. cit., p. 94. 67. M. DAOUALIBI, La jurisprudence, op. cit., p. 78-91, pour un tableau d’ensemble des uṣūl mis en œuvre par chaque fondateur de maḏhab. Voir aussi M. ABŪ ZAHRA, Tārīḫ, op. cit., p. 62-64, et surtout l’étude érudite de Muḥammad Zāhid AL-KAWṮARĪ, Fiqh ahl al-‘Irāq wa ḥadīṯu-hum, éditée par ‘Abd al-Fattāḥ ABŪ ĠUDDA, Beyrouth, 1970. Aḥmad Amīn donne quelques considérations sociologiques expliquant les caractéristiques distinctives du fiqh irakien à cette époque (Ḍuḥā, II, op. cit., p. 161-164). 68. On rapporte que ‘Umar II interrogea Urwa b. l-Zubayr, dans une correspondance avec lui, sur les uṣūl et plaça la Sunna immédiatement après le Coran (IBN ‘ABD AL-BARR, Ǧāmi‘ bayān al-‘ilm wa faḍli-hi, II, Beyrouth, s. d., p. 24). 69. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 8-15.
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Chapitre I l’œuvre de Sachau 70, von Kremer 71, L.W.C. Van der Berg 72, Snouck-Hurgronje 73, Macdonald 74, Th.W. Juynboll 75, Margoliouth, pour n’en mentionner que quelques-uns, montre que ces pionniers ne remettaient pas vraiment en cause la vision précédente. Il est à noter que Margoliouth se servit de la même source que Schacht, le Kitāb al-Umm de Šāfi‘ī, pour en donner une lecture différente 76. Certains publiaient leurs travaux après la parution des Muhammedanische Studien de Goldziher : il faut en conclure que ses idées étaient loin de faire, à son époque, l’unanimité. S’agissant du Hadith, les attitudes étaient en revanche beaucoup plus critiques ; mais certaines voix, comme Santillana, ne manquaient pas de mettre en garde contre l’hypercriticisme 77. Il est donc surprenant qu’une théorie qu’on peut qualifier, dans un tel contexte, de radicale, celle de Goldziher, ait été promise à un destin plus durable. Succès d’autant moins compréhensible que son auteur n’en proposait qu’une version provisoire. Un premier article, rédigé en hongrois et de ce fait d’un accès difficile, devait être suivi d’une mise au point détaillée qui ne fut jamais publiée 78. L’œuvre laissée par le grand orientaliste suffit néanmoins pour reconstituer sa théorie 79. Plusieurs facteurs semblaient donc conjuguer leurs effets pour la faire tomber dans l’oubli. Mais il n’en fut rien, et le fait nous oblige à nous intéresser à cette première révision de l’interprétation musulmane traditionnelle. Goldziher retarde d’un siècle la naissance du fiqh. Il estime en effet qu’au Ier siècle « touchant les questions les plus élémentaires de la vie juridique, aucune règle fixe et décisive n’existait [...]. La génération des “Suivants” n’était parfois pas très fixée, même en ce qui concerne les prescriptions légales édictées par le Coran [...]. Les traditions ayant force de loi ne s’étaient pas encore manifestées, au Ier siècle, en nombre suf-
70. Cf. un résumé de sa conception dans H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 8-11. 71. Kulturgeschichte des Orients unter den Chalifen, 1875, traduction anglaise par Khuda Bukhsh, sous le titre The Orient under the Caliphs, 1re édition Calcutta, 1920, réimpr. Dehli, s.d., p. 367-463. 72. Principes du droit musulman selon les rites d’Abou Ḥanîfah et de Châfi‘î, Alger, 1896, p. 8-9 ; p. 205. 73. C. SNOUCK HURGRONJE, « Le droit musulman » et « The Foundation of Islamic Law », dans Œuvres choisies, trad. G.-H. Bousquet – J. Schacht, Leyde, Brill, 1957, p. 214-255 et p. 268-289. 74. Development of Muslim Theology, Jurisprudence and Constitutional Theory, Londres, 1915, p. 6590. 75. Handbuch des islāmischen Gesetzes nach der Lehre der schāfi‘itischen Schule, nebst einer allgemeinen Einleitung, Leiptzig, Otto Harrassowitz, 1910, p. 23. 76. The Early Development of Muhammedanism, op. cit., p. 65-99. 77. Cf. infra, n. 141. 78. « Sur les débuts de la science juridique musulmane », 1884 (cf. I. GOLDZIHER, Études sur la tradition islamique, trad. L. Bercher, p. 89, n. 2. Cet article ne figure pas dans ses Gesammelte Schriften. S.G. VESEYFITZGERALD, « The Alledged Debt of Islamic to Roman Law », The Law Quarterly Review, vol. LXVII (1951), p. 81-102 (l’article est cité ici dans sa version arabe), signale une traduction anglaise (p. 146), difficile à trouver, de ce premier article. — P. Crone est néanmoins d’avis que Goldziher maintint fermement la thèse des influences jusqu’à la fin de sa vie (P. CRONE, Roman, Provincial and Islamic Law. The Origins of Islamic Patronate, Cambridge, 1987, p. 102-106). 79. Un premier exposé se trouve dans Die Zāhiriten, chapitre 2, (traduction anglaise sous le titre : The Zāhirīs. Their Doctrine and their History, Leyde, 1971, p. 7-11). L’ouvrage date de 1884 ; une seconde contribution figure dans ses Études, op. cit., p. 86-93. Voir aussi S.G. VESEY-FITZGERALD, « The Alledged Debt », article cité, p. 146-147, pour une liste des emprunts que le fiqh aurait faits au droit romain selon Goldziher.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif fisant pour parvenir à la réglementation de tous les cas d’espèce » 80. Aussi Goldziher voit-il l’origine du fiqh, non pas dans la fatwa et l’iǧtihād des Compagnons, comme le veut la thèse traditionnelle, mais dans le ra’y des juges présents dans les territoires conquis, dans la pratique judiciaire 81. Autrement dit, il fait dériver, pour employer la terminologie anglaise, « the jurisprudence » du « law » 82. Cette situation prévalut sous les califes de Médine et durant la dynastie omeyyade. Puis, vers la fin de celle-ci, à partir du IIe siècle, le droit véritablement islamique fit son apparition : il naquit du besoin, exprimé par les milieux dévots, d’imprégner tous les aspects de la vie d’un idéal éthico-religieux. À cette fin, ces derniers recherchèrent méthodiquement des précédents chez les Anciens et déclenchèrent le mouvement du ṭalab al-‘ilm. Ce faisant, ils se heurtaient à la législation des ahl al-ra’y et, devant l’insuffisance du matériau recueilli, ils entreprirent d’inventer massivement des traditions 83. Les prétendues traditions prophétiques, l’une des pièces maîtresses sur lesquelles s’exerça, selon la thèse traditionnelle, l’iǧtihād des premières générations, n’étaient donc que du ra’y déguisé 84, les avis juridico-religieux triés par le parti des traditionnistes. Certaines trahissent l’influence du droit des peuples conquis 85. Le parti des ahl al-ḥadīṯ, grâce à l’appui qu’il trouva dans les Abbassides, les nouveaux maîtres du pouvoir, imposa progressivement ses vues aux ahl al-ra’y et donna au fiqh sa physionomie caractéristique. Il est à peine besoin de souligner combien la thèse de Goldziher est incompatible avec la vision traditionnelle. Elle renouvelle autant la chronologie de l’histoire du tašrī‘ que le regard sur le caractère réel du fiqh et ses origines. Le point de départ de ce dernier n’est plus à rechercher dans la vie du Prophète ou de ses successeurs immédiats. Ses sources formelles sont en effet inexistantes au Ier siècle, elles n’apparaissent que trois générations plus tard. Quant à leur nature véritable, une pia fraus a fait passer pour un héritage prophético-divin des opinions humaines, des sentences judiciaires et les maximes juridiques des peuples conquis. De ce fait, Goldziher rompt le lien non seulement chronologique, mais encore essentiel, entre fiqh et uṣūl 86 : à l’idée d’un fiqh issu de l’exégèse de données prophético-scripturaires, recueillies et transmises par les premières générations, il substitue celle d’un droit contingent, qui ne doit son existence qu’à des accidents de l’Histoire : une dispute intellectuelle et le zèle religieux de la nouvelle dynastie. Cette reconstruction, Goldziher la voulait plus scientifique que la précédente : elle tenait pour assurée la négation hypercritique du Hadith et le rôle des influences étrangères. Sa solidité résultait de sa cohérence interne : l’idée d’un vide
80. I. GOLDZIHER, Études sur la tradition islamique, op. cit., p. 87. 81. ID., The Zāhirīs, op. cit., p. 6. 82. Ibid. 83. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 40-41 ; 89-93 ; EI1, art. Fiqh. 84. C’est le principe de la rétrojection sur les autorités antérieures ; Schacht en fera la base de ses travaux sur le Hadith légal. 85. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 89-90. Il répétait des conceptions déjà exprimées dans son article en hongrois ; cf. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 10. Elles lui sont inspirées par les travaux de ses contemporains ; cf. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 89, n. 3. Il est à noter qu’il ne parle plus d’influences directes du droit romain sur le fiqh dans un ouvrage postérieur, les Vorlesungen (traduit sous le titre : Le dogme et la Loi de l’Islam, Geuthner 1958), mais simplement de similitudes. 86. N. CALDER, Studies in Early Muslim Jurisprudence, Oxford, 1993, préface, p. 7.
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Chapitre I légal était suggérée par les textes, et il entraînait logiquement la réceptivité aux droits étrangers, qui cessait d’être une vue de l’esprit. Ainsi s’explique son succès, auquel contribua probablement la réputation de l’orientaliste, dont la vaste érudition embrassait la majeure partie des sources arabo-islamiques connues à l’époque. Or une telle faveur apparaît rétrospectivement imméritée. Elle repose sur un petit nombre de faits et l’interprétation personnelle, contestable, de son auteur 87. Ajoutons qu’elle ne fit pas le consensus de ses collègues 88, et qu’elle n’est pas à la hauteur de ses autres travaux 89. Sa base est d’autant plus fragile qu’elle est dominée par l’hypercriticisme à l’œuvre dans l’herméneutique biblique de son époque, comme les travaux de Wellhausen sur l’Ancien Testament. Attitude préconçue qui aboutit à sélectionner arbitrairement des informations textuelles, à les soumettre à une lecture contestable, à en écarter d’autres, voire à émousser le sens critique 90. Donnons ici un exemple révélateur de cette méthode, le commentaire qu’il fait du hadith prophétique relatif à Mu‘āḏ b. Ǧabal et qui sert, nous l’avons vu, de pièce à conviction dans la vision musulmane traditionnelle 91. Il est à classer, à la lumière de sa théorie, comme le ra’y authentique de quelque autorité qui la fit passer pour un dire prophétique ; mais d’un autre côté, il faut le rejeter comme apocryphe, en raison de son isnād « not conform to the laws of the science of tradition » et de son anachronisme 92. À ses yeux suspecte de contenir une arrière-pensée polémique, la tradition remonterait à l’âge du conflit entre ahl al-ḥadīṯ et ahl al-ra’y. Mais s’il en est ainsi, pourquoi l’exploiter, comment y trouver la preuve de l’existence du ra’y à haute époque ? Pourquoi en exclure le restant du matn, à savoir les autres uṣūl ? D’autre part, il s’avère que Goldziher n’avait pas fait toutes les vérifications nécessaires : le hadith de Mu‘āḏ b. Ǧabal est réputé au contraire « multi-confirmé » (mutawātir) 93, et Vesey-Fitzgerald faisait remarquer qu’il devait contenir un noyau authentique 94. On le voit, la démarche critique de Goldziher n’est même pas en accord avec son propre
87. Il s’agit de la quantité de hadiths prophétiques dans les corpus juris du IIe s. (Abū Yūsuf, Šaybānī, Mālik), du tadwīn al-sunna et de la nature des premiers recueils de sunan (Ibn Ǧurayǧ, Sa‘īd b. Abī ‘Arūba) : H. Motzki (ID., Anfänge, op. cit., p. 19-20) montre aisément que Goldziher les tire indûment dans le sens de sa thèse. Ajoutons, en ce qui concerne Sa‘īd b. Abī ‘Arūba, qu’un fragment de son corpus subsiste (M.M. AZMI, Studies in Early Islamic Literature, Indianapolis, 1967, p. 269) et qu’il s’agit bien d’un recueil de hadiths, non de fiqh ; la même conclusion vaut pour Ibn Ǧurayǧ, dont le Hadith figure dans le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq al-Ṣan‘ānī, étudié par H. Motzki (ID., Anfänge, op. cit., p. 208-218). 88. Voyez par exemple la manière dont Macdonald fait le point sur la question dans The Development of Muslim Theology, Jurisprudence and Constitutional Theory, op. cit., p. 71 sqq. 89. P. CRONE, Roman, op. cit., p. 3. 90. Il range ainsi des personnages tels que Sufyān al-Ṯawrī et Ibn ‘Uyayna parmi les mudallisūn, comme s’ils pouvaient être assimilés à des faussaires − c’est d’ailleurs méconnaître le sens précis du tadlīs (Études, op. cit., p. 58-59) ; il fait dire à Yaḥyā b. Sa‘īd al-Qaṭṭān (ibid.) ce qu’il n’a certainement pas voulu dire, étant lui-même un traditionniste. 91. The Zāhirīs, op cit., p. 8-9. 92. Op. cit., p. 9-10. 93. M. SHAFIQ, « The meaning of ra’y », article cité, p. 25, d’après Ibn al-Qayyim. Cf. aussi ci-après, chap. V, n. 248. 94. S.G. VESEY-FITZGERALD, « Nature and source of the sharī‘a », dans Law in the Middle East, vol. I, Khadduri et Liebesny ed., Washington, 1955, p. 93. Il est à noter que Schacht (The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Oxford, 1953, p. 28) reprend sans plus ample examen ce jugement hâtif de Goldziher.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif scepticisme, et les exemples peuvent être multipliés 95. Sa théorie, en définitive, repose sur une méfiance généralisée envers le Hadith 96, attitude qui, érigée en méthode 97, reflète simplement le courant positiviste de l’époque auquel Goldziher reconnaît sa dette sans ambages, et qu’il justifiait par les bizarreries ou incohérences manifestes, il est vrai, dans de nombreux textes du Hadith 98. Ces inconvénients n’avaient toutefois pas échappé à la science musulmane, à laquelle une certaine critique interne du Hadith, qu’elle désigne par le ḏawq al-muḥaddiṯīn 99, n’avait pas non plus fait complètement défaut. Mais étaient-ils suffisants pour dénoncer le caractère globalement apocryphe de la Tradition ? Outre les objections de savants musulmans qui prirent part au débat 100, nous nous contenterons de faire état ici de celles qui, a priori, sont étrangères à toute intention apologétique. Nous citerons quelques réserves d’ordre méthodologique qui, émanant d’orientalistes, nous ont paru les plus pertinentes 101. Pour Robson 102, tout d’abord, l’existence de récits contradictoires dans la Tradition n’est nullement un argument en faveur de son inauthenticité, bien au contraire. Après une étude précise de l’isnād chez Ibn Isḥāq, il conclut :
95. H. MOTZKI (Anfänge, op. cit., p. 17) relève que la reconstruction de Goldziher repose sur l’acceptation de témoignages attribués à Zuhrī, Ibn al-Musayyab, ‘Aṭā’. Ces données mériteraient au même titre d’être déclarées apocryphes. D’autre part, la thèse de Goldziher se heurte au fait suivant, qui est passé inaperçu, à notre connaissance : il existe quelques traditions où le Prophète recommande de méditer et de conserver ses propos ; or elles sont faibles au regard du ‘ilm al-riǧāl. On les trouve rassemblées dans AL-BAĠDĀDĪ, Šaraf aṣḥāb al-ḥadīṯ (édité par Muḥammad Sa‘īd Hatboǧlu, Ankara, 1972, hadiths n° 17 à 32, p. 13-20 du texte arabe). L’éditeur a pu vérifier qu’elles ne figurent dans aucun recueil canonique, mais dans la Ḥilyat al-awliyā’ d’Abū Nu‘aym, le Muškil al-āṯār d’al-Ṭaḥāwī, etc. Si les ahl al-ḥadīṯ avaient procédé à une falsification ou à une création massive de traditions ou de leurs chaînes de garants, ils auraient pris soin de “parfaire” de telles traditions, puisqu’elles étaient un solide argument face à leurs adversaires des ahl al-ra’y. 96. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 3. 97. Comme C. SNOUCK HURGRONJE, mais aussi A. Sprenger, tout aussi sceptique (cf. la note de la p. 7 d’I. GOLDZIHER, Études, op. cit.). Pour plus de détails sur l’origine de cette suspicion à cette époque, cf. D. MACDONALD, Early Development, op. cit., début du chapitre 3. 98. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 5-6 : « Une fréquentation assidue du puissant arsenal des ḥadīṯ nous conduira à une circonspection pleine de scepticisme [...]. Les traditions seront pour nous, non pas un document pour l’histoire de l’enfance de l’Islâm, mais un témoin des tendances qui se sont manifestées dans la Communauté » ; p. 161 : « Chaque courant et contre-courant, dans la vie de l’Islâm, a trouvé son expression dans les traditions [...]. Ce que nous avons appris, touchant particulièrement les partis politiques, vaut également pour les divergences politico-religieuses, les points dogmatiques, etc. Toute opinion, ra’y ou hawā, toute sunna ou bid‘a a cherché et trouvé son expression sous la forme de ḥadīṯ ». On pourrait, à propos de cette dernière affirmation, se demander si la réciproque est vraie... 99. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 185. 100. G.H.A. JUYNBOLL, The Authenticity of the Tradition Literature. Discussion in Modern Egypt, Leyde, 1969. Cf. aussi l’étude de C. ADAMS, « The Authority of the Prophetic Ḥadīth in the Eyes of some Modern Muslims », dans D.P. LITTLE (dir.), Essays on Islamic Civilization, presented to Niyazi Berkes, Leyde, Brill,1976, p. 27 sqq. 101. Il faut donc corriger cette singulière affirmation de G.H.A. JUYNBOLL dans Muslim Tradition, Cambridge, 1983, p. 2 : « With the possible exception, perhaps [sic], of several writings by the late J. Fück, no studies were carried out in the West, as far as I know, in which conclusions were drawn that differed basically from those arrived at by Goldziher ». 102. Cet auteur, l’un des rares spécialistes occidentaux du Hadith, partageait, au début de ses recherches, le scepticisme de Goldziher ; cf. « Muslim Tradition : the Question of Authenticity », Manchester Memoirs XCIII-1 (1951-1952), p. 101-102 : « We have seen good reason to believe that it seems impossible to
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Chapitre I Another matter to note in this connection is that Ibn Isḥāq sometimes gives different isnāds through which he received different, or even contradictory, reports of an incident. This is perfectly understandable if the isnāds are genuine, for it is a commonplace to find different people giving different accounts of the same event, even where no personal interest is involved. Where some personal interest exists, there are all the more reasons to expect different accounts. So when we find isnāds produced to support the different views, their presence is best explained by accepting them as genuine 103.
Nous verrons plus loin que certains travaux contemporains corroborent le bienfondé de cette remarque. Du fait constaté par Goldziher, la contradiction à l’intérieur des témoignages, elle tire une conclusion inverse de celle qui fondait, chez ce dernier, une relecture critique des sources. Il semble plus raisonnable de poser, comme une exigence de méthode, une attitude non préconçue vis-à-vis des textes : ni confiance absolue, ni scepticisme exagéré vis vis d’une reconstruction historique à partir d’elles et non sur la base d’hypothèses invérifiables. Or nous verrons que ce principe, couramment admis dans les enquêtes historiques, la seule du reste qui rende possible un progrès par rapport à des analyses antérieures, continue d’être récusée par un courant de la recherche actuelle. Goldziher s’appuyait, nous l’avons vu, sur la carence supposée de données traditionnelles authentiques. Or le fait en lui-même n’autorise pas à conclure qu’elles n’aient pas existé. Il conduit, en d’autres termes, à s’interroger sur sa méthode : devant l’ignorance de certains faits, l’orientaliste pose qu’une hypothèse suffit à tenir lieu de données positives. Pour être concluante, la démarche aurait requis sinon une documentation, du moins une preuve indirecte à l’appui de ladite hypothèse. Comme il est impuissant à l’apporter, il apparaît rétrospectivement que sa théorie, bien qu’elle se défendît de l’être, était plus spéculative que celle de ses prédécesseurs qui pouvaient au moins produire des informations textuelles. Dans ces conditions, on ne peut lui reconnaître objectivement un progrès sur la thèse musulmane traditionnelle 104. En effet, si l’orientaliste s’interdit de parler de droit islamique jusque vers le début du IIe siècle, il ne nie pas, en revanche, que les premiers corpus juris, attribués à Abū Ḥanīfa ou à Mālik, naissent peu après cette date. Il prend donc celle-ci pour le point de départ chronologique du fiqh. Mais comment admettre qu’ils aient pu naître à partir de rien ? Cette remarque critique de Motzki 105 vaut pareillement contre la reconstruction d’un Schacht qui évoque quelque islamisation de la pratique coutumière ou administrative 106.
discover an authentic saying of the Prophet in the Traditions [...]. What can be traced to the Prophet is found in the Koran and in the Koran alone ». 103. « Ibn Isḥāq’s Use of the Isnād », Bulletin of the John Rylands Library XXXVII (1955-1956), p. 463. — Ajoutons, à la lumière de nos connaissances sur les modes de diffusion et d’écriture des informations à cette époque − qu’on songe à la place de l’enseignement oral, à la qualité des supports, à leur rareté, aux déficiences de la graphie arabe, à la difficulté de faire parfois la distinction entre la part du maître et le commentaire du disciple, etc. −, qu’une coïncidence parfaite entre des versions différentes serait précisément suspecte. 104. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 18. 105. Ibid. 106. Cf. infra, § III.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif Avant même que la thèse de Schacht n’eût été publiée, Fück avait lui aussi, dans un article publié en 1939, émis des réserves sur la validité des postulats de l’hypercriticisme appliqué aux textes islamiques 107, remarques qui selon nous restent d’actualité : If the Islamic critique did not succeed on neither internal nor external grounds in excluding all the spurious elements of tradition, it would be an inaccurate generalization, however, if one were to deny to it all confidence on that account. Islamic tradition does contain an authentic body of material 108. The view of some Orientalists that it was a creation of the first two centuries and only shows how later generations conceived of the Prophet and his contemporaries, seriously underrates the profound impact of the personality of Muhammed on his followers. The attempt to reject all traces of the historical Muḥammad in tradition arose from a materialistic conception of history [...]. The investigation which grew out of such an outlook and led to the demand that ‘as a matter of course every legal tradition had to be considered as false until proved otherwise,’109 fostered an unlimited skepticism which opened the flood gates to caprice [..]. A feature so starkly opposed to the traditional view of Muḥammad’s character as the gharānīqepisode was regarded by some as certainly authentic, while other scholars just as decidedly banished it to the realm of fiction. These and similar reports such as that Muḥammad had offered a lamb to the goddess ‘Uzzā’, or that his son had borne the names ‘Abd al-Manāf, ‘Abd al-‘Uzzā’, and al-Qāsim, or the instructions to ‘Abd Allāh b. Jaḥsh on the expedition to Nakhla only prove that tradition is not one-sided. If we encounter reports even in the canonical collections that are the source of distress to the Muslim collector as, for example, the stories of Muḥammad’s domestic troubles, not even the greatest skeptic of these reports can raise objection to their authenticity. If it is to be granted then that tradition has preserved authentic material, it would be clearly arbitrary to recognize only the few unfavorable features in the traditionalist picture of the Prophet as sound and to reject all other features as falsified, even in those cases where proof can never be adduced to the contrary[...]. Certainly in the course of time, tradition did undergo modification, expansion, and addition. Precanonical writings, however, offer us in many cases a means of establishing whether an authentic core lies at the center of the large body of tradition.
De ces dernières sources 110, Fück cite plusieurs exemples révélateurs : l’erreur commise par le Prophète à propos de l’efficacité des greffes de palmiers ; la contradiction entre ses paroles et ses actes, s’agissant de la coloration de la barbe ; une tradition prophétique rejetée par Mālik, parce qu’elle ne correspondait pas à l’usage du Hedjaz ; la question du hadith des trois mosquées. La dernière phrase du passage cité apparaît rétrospectivement comme un appel salutaire à la prudence. Des recherches récentes, effectuées quelque cinquante ans après que ces lignes eurent été écrites, ont prouvé le
107. « Die Rolle des Traditionalismus im Islām », Z.D.M.G. XCIII (1939), p. 1-32 ; traduction anglaise dans M. SWARTZ, Studies on Islām, Oxford, 1981, p. 99-122. L’extrait cité figure aux p. 111-112. 108. En italiques dans le texte. 109. Ce postulat est celui-là même que continuent de revendiquer les tenants du courant hypercritique d’ajourd’hui, il est répété verbatim par un M. Cook par exemple. 110. Il s’agit du Kitāb al-ḫarāǧ d’Abū Yūsuf et du Muwaṭṭa’ de Mālik.
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Chapitre I bien-fondé des critiques exprimées par Fück. Des recueils précanoniques de traditions (ceux, notamment, de ‘Abd al-Razzāq et d’Ibn Abī Šayba) ont été publiés ces dernières années et leur intérêt scientifique est celui-là même que Fück avait pressenti : permettre de dépasser le refus pur et simple des témoignages pour tenter de reconstruire objectivement l’évolution de la tradition 111. Ce sont les mêmes présupposés fragiles, la même démarche sceptique que Burton dénonce dans un livre récent. S’il concède que les études de Goldziher ont posé les fondements d’une analyse scientifique de la tradition musulmane 112, il n’en partage nullement les présupposés hypercritiques 113. On ne saurait s’arrêter uniquement aux témoignages contradictoires qui s’y trouvent. L’explication doit aussi inclure le consensus, réalisé de bonne heure, de la communauté : Goldziher searched for an explanation of the wide divergences between the provincial centres on most points of the Law and the doctrine. He overlooked the equal necessity to explain the startling fact of unanimity on certain points of Law and doctrine, such as stoning, or that a number of the daily ritual prayers is five, or that the Muslims were concerned to observe any fast on the day of ‘Ashūrā’. None of these matters can be directly derived from a Quran text. All have been traced to the Sunna of the Prophet 114.
Rejoignant Fück dans son jugement positif sur l’œuvre accomplie par les traditionnistes 115, il souligne, d’autre part, que la contradiction dans le Hadith, ainsi que le problème soulevé par son attribution, est en lui-même un fait très révélateur 116 : Goldziher stressed the degree of ignorance and uncertainty prevailing in the first century in regard to ritual and legal questions. It may well be that our own investigations indicate that the same or similar evidence suggests rather a lack of broad consensus, with widespread disagreement among the Muslims over the whole range of such questions. We therefore suggest substituting ‘lack of agreement’ for the ‘lack of interest’ which Goldziher saw as underlying the fluctuation, apparent lack of decision and failure to achieve uniformity. The degree of disagreement among the Muslims, at times on matters of the minutest details, testifies to the intense interest in the legal and ritual questions which occupied the minds of countless scholarly individuals and groups. A clearly visible lack of agreement on a wide variety of matters is, as early stated, the outstanding impression afforded the reader of the Ḥadīth. Disagreement on this scale presupposes the contrary of indifference. It suggests a whole series of earlier arguments each of which had thrown
111. Outre l’étude, par H. Motzki, du Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq, l’étude du hadith des trois mosquées a été reprise par M.J. KISTER dans Studies in Ǧāhiliyya and Early Islām, Londres, 1980, n° XIII, qui conclut, contre Goldziher (I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 43-44), à son authenticité. La même opinion avait été émise par N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 21-22. Sur la question de la coloration de la barbe, cf. G.H.A. JUYNBOLL, « Dyeing the hair », dans ID., Studies on the Origins and Uses of Islamic Ḥadīth, Aldershot, 1996, chapitre IV, qui passe malheureusement sous silence les remarques de Fück. 112. J. BURTON, An Introduction to Ḥadīth, Edimbourg, 1993, p. IX. 113. Op. cit., p. XII, XVI. 114. Op. cit., p. 142. L’iǧmā‘ dont parle Šāfi‘ī dans son œuvre est de différentes sortes. Il en existe un qui, portant sur des sujets très généraux, doit avoir été établi plus d’une génération avant lui. Or Šāfi‘ī est souvent en mesure de l’appuyer par un hadith correspondant. 115. Op. cit., p. XVII. 116. Op. cit., p. XI et XII.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif up different answers. Uncertainty may indicate not an inadequacy, but a surfeit of information. We may thus find ourselves ‘reading the signs’ differently from Goldziher [...] Items of opposed and incompatible information have been commonly ascribed to one of the same historical personage − even to the Prophet himself [...]. That abuse of the Hadīth form undoubtedly occurred is, however, less telling than the fact highlighted thereby, namely that in the hope of secured wider acceptance, much inter-party propaganda assumed the garb of Ḥadīth. If hypocrisy lies precisely in the adoption of the external demeanour of the honesty and the counterfeit testifies to the existence of the genuine coin, pseudo-Ḥadīth imitates real Hadīth, otherwise the exercise is pointless 117.
Cet auteur refuse aussi de suivre Goldziher dans l’idée que le ra’y des premiers jurisconsultes aurait été le seul matériau à la base de l’élaboration du fiqh originel. Nous ajouterons qu’elle suscite des questions auxquelles il est difficile de répondre dans le cadre de cette hypothèse. Si des débats opposent les premiers spécialistes, pourquoi les faire commencer un siècle après la mort du Prophète ? Pourquoi les réduire à deux courants seulement alors que les textes utilisés par Goldziher parlent de plusieurs écoles divergentes de fiqh et même de la singularité de chaque muǧtahid ? Les investigations personnelles de Burton, qui le conduisent à contredire l’idée d’un vide initial dans le domaine du droit après la mort du Prophète, répondent mieux à ces questions. La Tradition prouve abondamment que d’intenses débats de nature exégétique agitaient la communauté primitive. Il n’est pas non plus nécessaire de postuler une falsfication généralisée des documents. Le chercheur tire ces conclusions d’une analyse des mêmes exemples que ceux qu’avait choisis Goldziher 118 et affirme qu’un autre facteur explicatif est à l’origine de cette effervescence intellectuelle 119 : A major weakness detectable in the work of both these pioneers was the failure of each to take adequate account of the underlying pressure exerted on all branches of Islamic intellectual activity in the earliest period by the looming presence of the Quran – or, rather, of the preparatory work on the interpretation of the sacred texts that had already reached quite advanced positions on questions of cult, ritual and theological attitudes and even legal questions before the appearance of what Schacht called ‘the ancient schools of law’.
À l’attitude hypercritique, Burton est ainsi amené à substituer un autre regard sur la période primitive. Sans être explicitement dirigée contre la théorie dont nous allons parler dans la prochaine section, elle en remet en question une base essentielle. Elle a l’avantage de faire l’économie d’hypothèses invérifiables qui caractérisent tous les modèles apparentés à ceux de Goldziher ou Schacht : Some Western scholars, too, have expressed reservations about hypotheses of Goldziher and Schacht. My own position is that the wholesale rejection of the ḥadīths is mere invention and fabrication misses the point that many of the ḥadīths can be shown to spring from an ancient source in the primitive exegeses. Were that argument accepted,
117. Op. cit., p. XIII-XIV. 118. Op. cit., p. XIV. 119. Op. cit., p. 149. Il donne de nombreux exemples, p. 148-156, de ces problèmes d’exégèse remontant au Ier s.
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Chapitre I then part of the Ḥadīth at least could be said to reach back to the first attempts to understand the Book of God. Such ḥadīths would preserve some material on the thinking of Muslims, if not precisely in the age of the Prophet, then very soon after, in what might be called the age of the Quran.
C’est enfin, et plus fondamentalement, un problème de définition qui est ici soulevé. Déjà, à l’heure où Goldziher lançait des idées nouvelles, l’orientalisme occidental était tiraillé entre des conceptions différentes du fiqh : droit pour les uns, « doctrine des devoirs » pour les autres. Cette querelle autour de l’objet même d’une discipline est, comme on peut le pressentir, révélatrice de tensions épistémologiques plus profondes. Burton dénonce l’ambiguïté sémantique de l’expression « droit musulman », qui a faussé le regard des orientalistes et d’autres spécialistes sur la nature même du fiqh : There arises here a major difficulty : that of what European writers mean by the use of the expression ‘Islamic law’. In his reference to the sacred law of Islām, Schacht was doubtless thinking of the Fiqh and, although showing that he appreciated the whole scope of that system which embraced topics of widely disparate natures, in deciding to limit his investigation to ‘the purely legal’ aspect, taking little or no account of the religious and ritual content, he was courted the danger of viewing the Fiqh in the inappropriate light of an exclusively rational man-made discipline.
Cette critique n’épargne pas non plus, selon nous, Goldziher, qui conçoit le fiqh dans sa genèse historique, nous l’avons vu, comme dérivant de la pratique des juges, et de ce fait, comme du droit pur. On peut se demander si ce n’est pas l’exagération du rôle prêté aux influences étrangères qui peut être tenue pour responsable de cette erreur de perspective. Celle-ci est manifeste dans la manière dont, nous l’avons rappelé plus haut, Goldziher conçoit l’affrontement doctrinal entre les ahl al-ra’y et les ahl al-ḥadiṯ. Une analyse des sources à partir d’un autre point de vue conduit Burton à partager la conception islamique du fiqh, tout au moins pour la période des origines : « Should be regulated by laws recognised by religion’ exactly brings out the nature of the aspiration that created Fiqh. Fiqh is not law. It is exegesis aspiring to become law 120 ».
120. Ibid., p. XVIII-XIW. Islamologues et juristes sont en désaccord sur la définition du fiqh. Ainsi pour H. Laoust (« Comment définir le sunnisme et le chiisme », p. 5 [= Pluralismes dans l’islam, Paris, 1983, p. 371]), le fiqh est avant tout règle de conduite – pour soi-même, pour la famille, pour la cité –, et l’on peut en tirer du droit, qui toutefois n’est pas sa nature fondamentale. Cette définition rappelle celle de Snouck Hurgronje : le fiqh est un système de devoirs, une « déontologie » (Selected Works, op. cit., p. 256 sqq.). Au contraire, pour Y. Linant de Bellefonds (Traité de droit musulman comparé, I, La Haye, 1965, p. 47-50), il a tous les caractères du droit. Nous pensons que les uns et les autres ont raison. La définition des islamologues convient exactement au fiqh dans son intention et son état originel − nous pensons comme Burton qu’il est né d’une exégèse −, ce que confirme à sa manière le Kitāb al-Umm. Il se peut toutefois qu’il faille sous ce rapport à la fois mettre à part le fiqh d’Irak, plus juridique dès les origines, et faire des distinctions dans les différentes parties du fiqh. Avec le temps, le droit prendra conscience de ses principes spécifiques, mais aussi des uṣūl al-fiqh à l’œuvre implicitement dès les origines. De ce fait, exégèse légale et droit continueront de se mêler, constituant une discipline sans équivalent en Occident. Voir aussi J. SCHACHT, Introduction au droit musulman, trad. frse, Maisonneuve et Larose, 1983, p. 166.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif 2. Le débat sur la question des influences Goldziher faisait du rôle des influences, nous l’avons vu, l’autre volet essentiel de sa thèse. Ce dernier fut à l’origine de nombreuses études censées lui apporter une confirmation. Or ce facteur n’a toutefois jamais fait l’unanimité des chercheurs et l’enquête à ce sujet s’est avérée, en définitive, décevante. La question a fait l’objet d’un exposé historique détaillé par Patricia Crone 121, mais celle-ci n’entre pas dans le détail de l’argumentation. Il nous a paru intéressant d’exposer quelques raisons invoquées par chaque camp et d’apprécier brièvement, en conclusion, la portée explicative de cette théorie. Joseph Schacht peut être pris comme le représentant du premier courant. Il ne fait qu’effleurer la question dans son ouvrage principal 122, mais explicite ses arguments dans deux articles 123. Il pense, comme Goldziher, que certains uṣūl al-fiqh, tel l’iǧmā‘ ou certaines maximes légales du fiqh (par ex. al-walad li-l-firāš) sont des emprunts directs au droit romain. Sa démonstration tient en deux points. Il relève en effet un certain nombre de coïncidences entre droit byzantin et droit musulman dans le domaine du droit public (l’amān, c’est-à-dire le sauf-conduit des non-musulmans en terre d’Islam ; la distinction entre ǧizya et impôt foncier ; la survivance de l’emphytéose ; l’institution du waqf…). D’autre part, il constate l’existence de traditions en faveur de solutions juridiques contraires à celles qui furent adoptées par la suite dans les écoles orthodoxes : par exemple, une compensation financière en cas de vol, et non l’amputation de la main ; l’empêchement au mariage en cas de fornication. De telles coïncidences ne sauraient s’expliquer, selon lui, que par le jeu des influences, dont il voit deux mécanismes possibles : ou bien l’adoption consciente, par les juristes musulmans, d’un droit étranger, et il estime que les mawālī convertis étaient aptes, en raison de leurs origines étrangères, à jouer ce rôle ; ou bien l’application du droit pénal byzantin, romain dans son inspiration, parce qu’il continua à s’exercer sur les territoires conquis. Il souligne que la théorie des influences fournit en retour un argument solide − voire la seule explication valable − en faveur de l’invention des traditions. Le facteur extérieur présuppose en effet un vide légal dans l’Islam des origines, situation qui permit l’adoption d’une matière juridique étrangère par la suite attribuée au Prophète. On le voit, Schacht ne s’écarte en rien du modèle proposé par Goldziher. L’argument ne peut manquer de susciter chez le lecteur quelque perplexité. Pourquoi l'orientaliste se révèle-t-il incapable de trouver un grand nombre de ces coïncidences ? Pourquoi de telles traditions, puisqu’elles furent empruntées à un droit étranger, ne se sont-elles pas introduites dans la doctrine orthodoxe, s’il faut parler d’influences ? Pourquoi faut-il que notre auteur trouve des vestiges de droits non islamiques dans des maḏāhib schis-
121. P. CRONE, Roman, Provincial and Islamic Law. The Origins of the Islamic Patronate, Cambridge, 1987, p. 1-17. La première partie de l’article, déjà cité, de S.G. Vesey-Fitzgerald (cf. n. 78), suit l’idée, depuis son origine, d’une influence du droit romain sur le droit musulman. 122. J. SCHACHT, The Origins of Muḥammadan Jurisprudence, op. cit., index, s.v. « Foreign influences ». 123. « Foreign Elements in Ancient Islamic Law », Journal of comparative Legislation and international Law XXXII (1950), parts 3-4, p. 9-17 ; « Droit byzantin et droit musulman », XII Convegno “Volta”, Rome, 1956, p. 197-230.
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Chapitre I matiques et périphériques, alors que ceux-ci ne sont pas par essence différents des rites orthodoxes, qu’ils ne s’en distinguent que dans le détail des solutions légales ? D’où vient, si l’islam n’est pas légal dès les commencements, cette volonté tenace des musulmans des siècles suivants à le rendre tel, à altérer le visage de la religion originelle ? Eût-il été celui que supposait l’orientaliste, on ne voit pas en quoi l’adoption de législations étrangères, avec adaptations éventuelles et reconnaissance de ces faits, aurait embarrassé les adeptes de la nouvelle religion. On est conduit en définitive à prêter aux nouveaux conquérants, comme seul facteur “explicatif”, un nationalisme culturel exacerbé… En outre, des objections sérieuses ont été émises par des juristes et des historiens 124. Nous retiendrons, pour nous cantonner au domaine de l’orientalisme, celles de Bousquet, Nallino, et Vesey-Fitzgerald. Bousquet 125, un spécialiste du fiqh malikite, tenta naguère de ramener les choses à leurs justes proportions. Parti d’une distinction entre la « matière » du droit – il entend par là les dispositions juridiques − et son « esprit » − les traits propres à chaque système juridique, les facteurs spécifiquement culturels qui ont façonné cette matière particulière − il compare tour à tour le fiqh avec les droits parsi, byzantin, romain et judaïque. Il constate que les identités matérielles ou spirituelles sont quasi inexistantes avec les deux premiers et nettement plus sensibles avec le dernier, le droit romain représentant un cas intermédiaire. Mais, malgré « l’analogie profonde qui existe entre l’esprit du Talmud et celui du fiqh […] le bilan de ces analogies matérielles reste faible […] il subsiste des différences très profondes entre ces deux corps de doctrine » 126. Aussi, sans dissimuler sa perplexité, conclut-il de la manière suivante 127 : Je demeure donc très embarrassé, et me demande parfois s’il ne conviendrait pas, dans une très large mesure, de voir dans le fiqh quelque chose d’essentiellement musulman et qui en serait une création presque autonome de l’Islam, forgée en tout cas par ses premiers penseurs sans apport matériel extérieur, ou presque, hors le Qorân et les antiques institutions arabes. À cet égard, il apparaîtrait comme la quintessence de l’Islam, et sa création serait un phénomène sui generis assez extraordinaire [...] Mais, ceci dit [...], il reste ceci : en un peu plus d’un siècle et demi, les musulmans ont tiré du Qorân et des institutions pré-islamiques à peu près exclusivement un corps de doctrine imposant. Il peut avoir été influencé par le seul Talmud quant à son esprit, mais le travail des fouqahâ a ses caractéristiques propres et, à tout prendre, le résultat de leur labeur me paraît bien supérieur à celui des docteurs juifs. En somme, le fiqh apparaîtrait ainsi comme une création quasi autonome de l’Islam.
Les objections de Nallino 128 méritent d’être prises en considération à double titre. L’auteur était un orientaliste de grande envergure, spécialiste non seulement de la civilisation islamique, mais aussi de son environnement syriaque. D’autre part, il apparaît rétrospectivement que ses arguments sont au point de départ de certains travaux
124. Bibliographie in A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 101, et P. CRONE, Roman, op. cit. 125. G.-H. BOUSQUET, « Le mystère de la formation et des origines du fiqh », Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et de jurisprudence, 63e année (1947), première partie, p. 66-81. 126. Op. cit., p. 78. 127. Op. cit., p. 80-81. 128. Elles figurent dans son recueil posthume Raccolta di scritti editi e inediti, vol. IV, Rome, 1942, sous le titre : « Considerazioni sui rapporti fra diritto romano e diritto musulmano », p. 85-94.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif actuels. Il faudrait connaître avant tout bilan comparatiste, observe-t-il, l’état du droit arabe préislamique, et la manière dont il a subsisté au Ier siècle au Proche-Orient ; c’est la seule méthode adéquate pour repérer d’éventuelles influences, cerner précisément leur étendue et surtout, note-t-il encore, évaluer leur importance relative par rapport au substrat antérieur. D’autre part, quand bien même elles seraient démontrées, il faudrait ensuite s’attacher à la tâche délicate et plus essentielle de comprendre comment elles ont pu agir sur ce dernier : elles ne sauraient en conséquence prétendre constituer la seule explication. Quant à l’absence d’un droit arabo-islamique pour le premier siècle, elle ne peut être considérée comme abolue, puisque les droits commercial, patrimonial, foncier ou contractuel existaient du vivant du Prophète, avec un certain degré de développement à La Mecque et à Médine. Aussi rudimentaire que soit notre information à ce sujet – elle est d’ailleurs tout aussi faible concernant le droit sassanide –, nous ne sommes pas autorisés à écarter a priori la survivance de cette législation aux époques suivantes ni à en sous-estimer l’influence 129. Il mentionne aussi ce fait troublant, déjà relevé par Bousquet, à savoir « l’identité du fiqh orthodoxe et du fiqh hérétique » – l’expression est de ce dernier qui la considérait comme plus mystérieuse encore que les origines du fiqh 130. En effet, le fiqh des musulmans schismatiques (chiite, zaydite, kharidjite, etc.) ne diffère pas plus du fiqh sunnite que les quatre écoles juridico-religieuses de l’islam orthodoxe ne diffèrent entre elles. Il faut en conséquence supposer que les uns et les autres ont une origine commune et antérieure aux déchirements de la communauté, autrement dit que la naissance du fiqh date du siècle de Muḥammad, et que les traditions exploitées par les premiers juristes médinois doivent être tenues pour dignes de confiance 131. Nous constatons ici, une fois encore, que le poids des influences est comme inversement proportionnel au degré d’authenticité qu’on attribue aux sources originales. D’autre part, la constatation de similitudes avec le droit romain ou byzantin ne peut suffire pour retracer l’histoire des origines du fiqh, puisqu’il existe aussi de profondes différences de conception et de détail qui exigent naturellement une autre explication. Ainsi, les transactions commerciales ne sont pas des contrats réels, mais consensuels, sur la base du Coran (IV-33). Autre exemple, le droit emphytéotique n’entra que tardivement dans le fiqh, avec l’extension des biens waqf et de l’iqṭā‘. Nallino, en historien, rejoint une réflexion de Burton rapportée plus haut. Le “droit musulman” (Muḥammadan law) contient, à proprement parler, des parties qui ne relèvent pas du fiqh (telle la siyāsa ša‘riyya) et n’y firent leur entrée qu’à une étape secondaire de son évolution ; cette dimension dynamique et historique est passée sous silence par Goldziher et surtout Schacht, qui y projettent un regard occidental. Nous ajouterons
129. G. BERGSTRÄSSER, Grundzüge des islamischen Rechts, Berlin, 1935, p. 8, fait exactement la même réflexion. Comme Nallino, il estime que les influences des droits étrangers (romain, provincial, talmudique, sassanide), se sont exercées sur le droit islamique avant l’avènement de l’islam. 130. G.-H. BOUSQUET, « Le mystère... », article cité, p. 68. 131. G. BERGSTRÄSSER, « Anfänge und Charakter des juristischen Denkens im Islām », Der Islam, Bd 14 (1925), p. 76-81, part de la même prémisse. Signalons, sur les origines du fiqh ibadite, la thèse (non consultée) d’E. FRANCESCA, « Un contributo al problema della formazione e dello sviluppo del diritto islamico », Naples, 1994.
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Chapitre I qu’il semble naturel que le rituel, les ‘ibādāt, se soit développé avant d’autres secteurs du fiqh, puisqu’il est purement islamique, et l’on voit mal, du reste, comment les ‘ibādāt aussi minutieusement réglées auraient pu être inventées... un siècle après la mort du Prophète. En outre, comment deux droits nécessairement très différents de nature, le droit romain et le droit sassanide, auraient-ils pu donner naissance à une nouvelle synthèse, le droit islamique 132 ? D’un autre côté, aucun des premiers ouvrages de droit islamique que nous connaissons, à quelque école qu’il appartienne, n’instaure de coupure entre les ‘ibādāt et les mu‘āmalāt 133 : non seulement ces deux domaines sont toujours réunis, mais en outre certains chapitres relèvent des deux 134. Or le Coran est aussi insuffisant dans le fiqh du rituel que dans celui des mu‘āmalāt. Pourquoi une influence ne s’est-elle donc pas exercée également sur le rituel ? À vrai dire, l’explication par les influences ne dévoile le “mystère” des origines du fiqh que pour le voiler de nouveaux mystères… Quant à la dépendance du droit islamique à l’égard du droit romain, on ne voit guère comment elle aurait pu s’exercer directement : il n’existe pas d’ouvrage de droit romain traduit en arabe ; le plan des traités de fiqh est totalement différent de celui des manuels romains ; les écoles juridiques d’Alexandrie et de Beyrouth furent fermées avant la conquête arabe ; enfin, d’après les sources arabes, les magistrats civils et judiciaires de l’Empire byzantin, versés dans la science du droit, désertèrent les territoires à l’arrivée des nouveaux conquérants, et même dès avant elle ; la condition sociale des vainqueurs enfin, qui restèrent longtemps encore gouverneurs, fonctionnaires, soldats, mais non agriculteurs ou commerçants, excluait le recours à un droit étranger, qui ne pouvait donc concerner les sujets non musulmans. Quant aux mawālī, ils n’étaient pas admis aux carrières judiciaires 135. Nallino concluait que la thèse traditionnelle avait une plus grande valeur explicative que celle des influences. Les sources historiques de la Sīra prouvent que le fiqh commence à dessiner ses grandes lignes dans l’administration de Muḥammad et de ses premiers successeurs. La question n’a pas manqué, du reste, de susciter des études de détail chez les historiens du droit ou les spécialistes de droit comparé. Il s’en dégage l’idée que, malgré les similitudes, aucun emprunt direct ne peut être affirmé avec certitude. Vesey-Fitzgerald n’admet que la possibilité d’une dette indirecte du fiqh envers le droit romain 136. De ce dernier, l’auteur retrace
132. Schacht ne semble pas s’être posé la question. Il écrit (Esquisse d’une histoire du droit musulman, trad. frse par S. et F. Arin, p. 18) que les musulmans adoptèrent naturellement « les institutions juridiques et administratives des territoires conquis procédant du droit romain-byzantin (y compris le droit romain provincial), du droit perse sassanide, du droit talmudique et du droit canon des églises orientales ». 133. Cf. les différentes recensions du Muwaṭṭa’, le Kitāb al-Aṣl de Šaybānī ; etc. Les tout premiers textes de l’école malikite comprennent aussi bien du rituel que des mu‘āmalāt (M. MURANYI, Beiträge zur Geschichte der Haḍīṯ- und Rechtsgelehrsamkeit der Mālikiyya in NordAfrika bis zum 5. Jh. d. H., Wiesbaden, 1997, p. 5 sqq.). Ils sont contemporains du Muwaṭṭā’ de Mālik ou antérieurs. On ne peut donc supposer que la réunion des deux domaines soit le fait d’auteurs postérieurs. 134. G.-H. BOUSQUET, Le droit musulman, Paris, 1963, p. 13. Cette remarque vaut pour les ouvrages de fiqh de toute époque. Voyez par ex. les passages-quaestiones du Kitāb al-Umm (cf. ci-après, chapitre III), qui répondent aux questions adressées par Rabī‘ al-Murādī à Šāfi‘ī. 135. L’argument a été confirmé par H. MOTZKI dans une étude sur la proportion de mawālī parmi les premiers fuqahā’ : cf. Islamic Law and Society, vol. 63 (1999), p. 1 sqq. 136. S.G. VESEY-FITZGERALD, « The Alleged Debt of Islamic to Roman Law », article cité.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif l’évolution en Orient, depuis le code de Justinien jusqu’à l’avènement de l’islam, pour montrer qu’aucune influence n’a pu matériellement s’exercer. Indéfendable historiquement, l’emprunt se révèle également impossible théoriquement et logiquement : aucun des uṣūl al-fiqh n’a son équivalent dans le droit romain ; les similitudes supposées sont factices, ce dernier repose sur des principes foncièrement autres. Par ailleurs, toute influence se traduirait nécessairement dans la terminologie ; or le vocabulaire des deux systèmes n’a, jusque dans le détail, aucun élément commun. Le fiqh diffère donc radicalement, dans sa nature, sinon dans son objet, de la jurisprudentia des Romains. D’Emilia souligne lui aussi d’autres différences entre les systèmes juridiques en question 137. Un auteur tel que Crone, si favorable qu’elle soit à l’explication par les influences, conclut en ces termes un siècle de recherches effectuées sur ce thème 138 : Not a single item of Goldziher’s and Schacht’s list of Roman elements in Islamic law has been proved, and several are demonstrably wrong. There never was such a thing as opinio prudentium in Roman law ; the Romans knew of interpretatio prudentium and responsa prudentium, but neither has anything to do with either ra’y or ijmā‘. Istiṣlāḥ (or maṣlaḥa) is not the Roman notion of utilitas publica, nor is istiṣḥāb identifiable with a Roman notion of presumptions. There is no real parallel to adultery as an impediment to marriage in eastern canon law; there is a Jewish parallel, just as there is a Jewish parallel to al-walad li-l-firāš. A couple of lines do not suffice to establish Roman influence on the laws regarding hired security and theft, particularly not when there is a subject in which there are manifest Jewish elements. In general, no argument suffices until the Jewish side has been checked. Becker’s Lesefrucht from Severus did not ‘decisively prove’ Morand’s theory regarding the origins of waqf, nor did it pretend to do so. Brunschvig did not ‘confirm’ von Kremer’s suggestion regarding the legitima aetas in Ḥanafī law : he merely repeated it. Van den Bergh did not demonstrate the Stoic origins of the aḥkām al-khamsa : he merely asserted them. And it is sheer accident that the identification of the Hellenistic agoranomos with the Muslim muḥtasib may have something to it. (The supposedly Persian loans, incidentally, are no better.) Schacht’s list of Roman borrowings is a cardboard citadel hastily erected for defensive action against Nallino, Bergsträsser and others, and he patrolled it faithfully enough for almost twenty years. But it deserves nothing better than to be razed.
Si nous nous sommes permis cette longue citation, c’est parce qu’elle complète et actualise plusieurs données qui viennent d’être mentionnées. Il est intéressant de constater que, cinquante ans auparavant, Bousquet faisait un bilan très voisin 139 : Y a-t-il maintenant une influence exercée par le droit romain sur le fiqh à signaler ? [...] Jusqu’à présent, le bilan dressé par les spécialistes est assez décevant. Non point qu’à la vérité un certain nombre de ressemblances n’aient été signalées, mais ce ne me paraît
137. A. D’EMILIA, Scritti di diritto islamico raccolti a cura di F. Castro, Rome, 1976, p. 233-236. Cf. aussi, en ce sens, M. DAOUALIBI, La jurisprudence, op. cit., p. 135-149 (du point de vue de l’historien et du juriste comparatiste), et les indications bibliographiques, dans C. CHEHATA, Théorie générale de l’obligation en droit musulman hanéfite, Paris, 1969, p. 50. 138. P. CRONE, Roman, op. cit., p. 11-12. 139. « Le mystère... », article cité, p. 70-71.
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Chapitre I pas résoudre la question des origines du fiqh [...]. Il n’en reste pas moins que l’ensemble des matières du fiqh, les principales théories, tout au moins, celles qui lui donnent sa physionomie caractéristique, ne doivent rien au droit romain. Sans même parler des matières rituelles, citons, absolument au hasard, les grandes idées qui sont à la base des théories du mariage, de la répudiation, de l’esclavage, du djihâd, de l’usure, des contrats aléatoires, du système successoral, de la preuve, de la judicature. Il n’existe aucun rapport entre ces institutions fondamentales du fiqh et celles qui y correspondent en droit romain. Voilà pour la matière ; mais l’esprit du fiqh et celui du droit romain sont, si possible, encore plus éloignés l’un de l’autre [...]. Il est donc permis de conclure que le fiqh ne doit rien, quant à son esprit, au droit romain, et cela est l’essentiel.
On le voit, la clé de voûte de la doctrine de Goldziher, falsification du Hadith et rôle des influences, s’avéraient, dès la fin de l’entre-deux-guerres, remises en question. Ses vues sur la Tradition ne pouvaient être érigées en explication universelle ; elles privaient, du reste, la recherche de son seul instrument d’investigation. Il n’en allait pas de même de la thèse des influences, qui contient un élément positif d’explication. Mais le bilan s’était révélé indigent à l’extrême : les coïncidences se marquent davantage dans l’esprit de la jurisprudence que dans sa matière. Or c’est elle qui fournit le seul mécanisme de nature à expliquer les supposés emprunts inavoués dans les sources, et la participation des mawālī à la genèse de la nouvelle culture. Cette question, qui relève de l’histoire générale, est toutefois beaucoup plus complexe à étudier et à cerner pour la période considérée 140. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la situation pouvait donc paraître assez mûre pour tenter d’explorer une voie nouvelle : dépassant l’hypercriticisme, qui s’était révélé une impasse, elle aurait renoncé par là même à poursuivre dans la voie des influences, puisque nous avons vu que chacune de ces deux explications appelle l’autre, qu’un lien organique les unit. Du même coup, elle serait partie du cadre explicatif proposé par la thèse musulmane traditionnelle, qui avait l’avantage de reposer sur les textes, avec cette différence toutefois qu’elle lui aurait apporté toutes les modifications exigées par un souci d’objectivité envers l’ensemble des sources. Un grand spécialiste du droit malikite, Santillana, faisait une large place au Hadith légal et au substrat antéislamique 141, et traçait virtuellement le programme qui invitait à l’explorer. La théorie
140. J. van Ess semble le confirmer, puisqu’il déclare (« La Liberté du juge dans le milieu basrien du VIIIe siècle », dans La notion de liberté au Moyen Âge, Islam, Byzance, Occident, colloque des 12-15 octobre 1982, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 26-27) que les mawālī, dès la fin du Ier s., sont en mesure de donner des fatwas, ce qui suppose une osmose culturelle rapide entre vainqueurs et vaincus et l’adaptation de la législation arabe à des besoins nouveaux. 141. D. SANTILLANA, Instituzioni di diritto musulmano malichita con riguardo anche del sistema sciafiita, I, Rome, 1926, p. 39 : « Ma, pur facendo alla critica moderna le piu larghe concessioni, conviene non cadere nella ipercritica. Nella massa ingente di tradizioni a noi pervenute, v’ha senza dubbio un nucleo veramente autentico, che riflette, se non sempre le parole precise, per lo meno il pensiero o la pratica del Profeta e dei suoi Compagni, o le antichissime consuetudini arabe adottate da loro ed incorporate cosi senz’altro nell’ Islām primitivo. A questo nucleo più antico appartengono − ed ne abbiamo la prova sicura − la maggior parte delle regole del diritto successario, del diritto penale, del matrimonio, della schiavitù, molte regole del diritto contrattuale della disciplina dei giudizi e delle prove. Il “hadit” non è tutto un travestimento
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif correspondante, qu’on peut qualifier pour cette raison de synthétique, vit effectivement le jour : ce fut celle de Bergsträsser, dont Schacht fut le disciple... infidèle. Elle est esquissée dans les Grundzüge des islamischen Rechts 142. Muḥammad est à Médine un prophète légal (Rechtsprophet) parce que dans cette ville un droit véritable était en vigueur, différent de celui de La Mecque comme des us et coutumes de l’Arabie ; il était en outre pénétré d’influences étrangères. Néanmoins le texte coranique atteste que Muḥammad ne perdait jamais de vue l’exigence éthique et la dimension sociale de ce message légal 143. Les califes s’attachèrent plus ou moins fidèlement à son exemple. C’est à la suite d’un facteur politique que la seconde génération (ceux que la tradition appelle les « sept légistes », à l’époque des califes de Médine, notamment) étendit la législation coranique à l’ensemble de la vie sociale ou privée, à l’aide de propos attribués au Prophète. Bergsträsser faisait donc remonter l’émergence du droit islamique un siècle plus tôt que Goldziher. Mais surtout, il rejoignait la thèse traditionnelle, en ce que cet acte de naissance était en grande partie contemporain des uṣūl 144 : Jene Zeit war die Periode der ‘7 Rechtsgelehrten (fuqahā’) von Medina’, deren Lehren nur spärlich bekannt sind. Schon dieser Periode entstammen die letzten beiden ‘Wurzeln’ des Rechts, wenn auch der Kanon ihrer Vierzahl erst später aufgestellt wurde : die Analogie (qijās), d. h. die analogische Anwendung anerkannter Entscheidungen auf neue wirkliche oder meist theoretisch-kasuistisch konstruirte Fälle, und der Konsensus (iǧmā‘), dessen Autorität auf einem angeblichen Ausspruch Muhammeds beruht, daß seine Gemeinde nie in einem Irrtum übereinstimmen werde. Es gibt also ein ‘rechtsschöpferisches’ Prinzip auch über Muhammed hinaus; es ist aber ganz anderer Art als was wir darunter verstehen würden : nicht positiv, nur normativ, den Irrtum abwehrend, aber nicht selbständig produktiv. Diese vier Wurzeln (uṣūl) sind ungleich : zwei Quellen, eine Methode und eine Instanz.
Or, bien que cette théorie nouvelle, comme nous le verrons, anticipe sur plusieurs aspects de la recherche actuelle, elle tomba rapidement dans l’oubli. C’est paradoxalement un paradigme antérieur, celui de Goldziher qui connut un nouveau souffle grâce à l’appui qu’il reçut de Joseph Schacht. Il est permis d’affirmer sans exagération que le modèle du vieil orientaliste, conçu initalement comme une simple hypothèse de travail, put dominer les recherches jusque dans la seconde moitié du XXe siècle. C’est donc encore à lui, dans une forme améliorée, ainsi qu’aux discussions qu’il a suscitées, que seront consacrés les développements qui suivent.
arabo di fonti straniere, come non è tutto una creazione arabo-islamica ; è un incrocio, un prodotto misto, in cui il fondo autentico è molto più cospicuo che non si creda generalmente ». 142. L’ouvrage parut en 1935. 143. Op. cit., p. 9-11. 144. G. BERGSTRÄSSER, Grundzüge des islamischen Rechts, op. cit., p. 14 ; v. aussi H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 21-22.
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Chapitre I III. La théorie de J. Schacht Disciple de Goldziher, Schacht s’inscrit dans une fidélité explicitement reconnue à son prédécesseur. Sa reconstruction historique du fiqh primitif prolonge et affine celle de son aîné, dont elle est l’aboutissement 145. Mais elle puise aussi à d’autres auteurs, notamment Tyan 146 ou Margoliouth, mais assez peu à son maître Bergsträsser 147 qui, quoi qu’on ait pensé, avait gardé plusieurs éléments de la thèse traditionnelle. De ce fait, sélective, elle ne peut être qualifiée de synthétique. Exposée en 1950 dans son maître ouvrage, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, elle reçut un accueil extrêmement favorable et, à quelques voix discordantes près 148, domina l’après-guerre. Nombre d’auteurs, encore aujourd’hui, appliquent sa technique d’analyse des hadiths. Elle s’appuyait sur la littérature légale remontant directement aux fondateurs d’école, principalement Šāfi‘ī, Mālik, Abū Yūsuf et Šaybānī. Schacht fait exceptionnellement référence aux sources postérieures, et cela vaut aussi dans ses différents articles parus après-coup. L’auteur ayant lui-même résumé ses travaux dans un ouvrage séparé 149, il nous suffira ici d’y renvoyer et d’indiquer en quoi cette théorie complète et précise celle de Goldziher. Pour Schacht, le Prophète n’a pas même laissé l’ébauche d’une loi islamique : ce fut simplement un réformateur religieux. Tout au plus concède-t-il au Coran une dimension légiférante, mais il ajoute que celle-ci n’eut qu’un impact extrêmement modeste durant tout le Ier siècle. À cette époque, la loi islamique n’existait pas ; les informations historiques selon lesquelles elle aurait été appliquée par les califes de Médine, ou ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz, sont pour Schacht des inventions pures et simples 150. Tenait lieu de loi ce qu’il appelle la pratique populaire des populations conquises − pour l’essentiel des points de statut personnel, le droit privé − ainsi que la pratique administrative, c’està-dire le droit fiscal, pénal, ou relatif à la guerre. Le corpus juris reflétait l’ensemble des décisions des juges et gouverneurs. Au début de la période omeyyade, il ne peut être proprement qualifié d’islamique ni même de coranique : il n’allait pas au-delà du respect des normes scripturaires les plus élémentaires. C’est seulement vers la fin du Ier et le début du IIe siècle que cette jurisprudence commença à s’islamiser, à l’instigation des pieux personnages de la communauté qui entreprirent d’adopter, de modifier ou de
145. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 196 ; P. CRONE, Roman, op. cit., p. 7 ; J. SCHACHT, Origins, op. cit., préface, p. V ; p. 138, p. 329. 146. L’Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islām parut pour la première fois en 1938. 147. J. SCHACHT publia d’abord, en collaboration avec G. BERGSTRÄSSER, les Grundzüge des islamischen Rechts (Berlin, 1935). Puis il en reprit la première moitié, avec de substantielles modifications, dans son Introduction to Islamic Law (Oxford, 1964). Entre-temps, en effet, il avait publié ses Origins of Muhammedan Jurisprudence, ouvrage qui se sépare considérablement des vues de Bergsträsser sur le fiqh primitif. 148. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 30. 149. La première partie de l’Introduction (cf. ci-dessus, n. 120) est un résumé de l’histoire du fiqh, telle que l’auteur la conçoit dans les Origins et non, comme son titre pourrait le faire croire, un manuel récapitulant les différentes théories sur la question. L’ouvrage a été traduit en français par P. Kempf et A.M. Turki, sous le titre Introduction au droit musulman (Maisonneuve et Larose, Paris, 1983). Les références qui suivent renvoient à cette traduction. 150. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 192.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif rejeter, en fonction de normes islamiques, la pratique existante 151. Schacht, s’appuyant sur Lammens et Becker, étend ces conclusions au rituel 152. Il se constitua, à cette époque, dans les grands centres (Kūfa, Baṣra, Damas, La Mecque, Médine) ce que Schacht appelle les “anciennes écoles” de droit. Dans cette entreprise, les pieux savants firent appel exclusivement à leur bon sens, à leur ra’y. Les traditions du Prophète ou des Compagnons ne faisaient pas l’objet d’un intérêt particulier. Certaines pratiques populaires, donc des usages courants, furent informées par le ra’y des docteurs, et bénéficièrent de leur consensus. Schacht leur donne le nom de ‘amal. Ce mot est donc un synonyme de l’expression al-amr al-muǧtama‘ ‘alaynā, récurrente dans le Muwaṭṭa’ 153. Dans chaque centre, elle s’érigea en une norme, appelée sunna, qui possèdait un triple caractère 154 : elle n’était pas encore identifiée, comme plus tard, sous l’impulsion déterminante de Šāfi‘ī, à la Sunna prophétique 155; du fait qu’elle représentait seulement le consensus moyen des savants à chaque génération, elle était évolutive 156 ; enfin, elle revêtait un caractère local 157. Ce concept original, Schacht l’appelle la « tradition vivante ». Il réunit donc sous le même terme trois notions tout à fait distinctes dans la thèse traditionnelle : ‘amal, sunna, iǧmā‘ al-‘ulamā’. Il en conclut que les anciennes écoles empruntèrent leur doctrine « from the lowest source », c’est-à-dire à la dernière génération, sans faire référence aux autorités que deviendront le Prophète et les Compagnons 158. Ce schéma explicatif, Schacht l’étend à toutes les écoles locales : Irak, Hedjaz, Syrie 159. Il est à remarquer que Schacht répugne à parler d’ahl al-ra’y. Il semble que ceux-ci aient eu pour lui une existence éphémère : il leur substitue la réalité plus précise et plus durable des « anciennes écoles ». Or ces dernières virent surgir de leurs rangs, vers le milieu du IIe siècle, un courant d’opposition qui ne cessa de croître en importance, celui des traditionnistes. Leur principale activité, dans le domaine du droit tout au moins fut, selon l’auteur, la mise en circulation de propos imputés au Prophète. Devant le flot grandissant des hadiths forgés et propagés par ce nouveau parti, les anciennes écoles réagirent en deux temps. Pour maintenir la validité légiférante de la sunna locale, elles la firent passer pour plus ancienne qu’elle n’était, en l’attribuant à des autorités antérieures à sa fondation 160, en premier lieu les Successeurs, puis les Compagnons − notamment ‘Umar et Ibn ‘Umar dans l’école de Médine, ‘Alī et ‘Abdallāh. b. Mas‘ūd pour celle de Kūfa 161. Ensuite,
151. Ibid., p. 190-213, avec de nombreux exemples de cette pratique populaire et administrative sous les Omeyyades. 152. Ibid., p. 192-193. 153. Ibid., p. 58. 154. Schacht reprend ici, il le dit lui-même, une idée de Margoliouth ; elle figure aussi chez G. BERGSTRÄSSER, « Anfänge und Denken des juristischen Denkens im Islām », Der Islām, vol. 14 (1925), p. 76-81. 155. J. SCHACHT, Origins, p. 58, p. 80-81. 156. Ibid., p. 82. 157. Ibid., p. 85-87. 158. Ibid., p. 68-69 et 85-86. 159. Ibid., p. 64, p. 70 ; p. 75-76. 160. Ibid., p. 33. 161. Ibid., p. 25 et p. 35-36.
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Chapitre I sous la pression grandissante des traditionnistes, elles la firent remonter au Prophète lui-même. Ce procédé, Schacht lui donne le nom de « rétrojection ». Il en résulte que les prétendues traditions prophétiques furent en réalité, dans chaque camp, de simples arguments, apologétiques chez les traditionnistes, défensifs chez les anciennes écoles. Cette suspicion, Schacht l’étend aussi aux traditions attribuées aux Compagnons 162. Parallèlement au processus − et pour maintenir l’efficacité de leur doctrine −, les anciennes écoles furent amenées à forger les uṣūl 163, contre le procédé principal des traditionnistes. En effet, elles cultivaient et perfectionnaient le raisonnement juridique mieux que ces derniers 164. Elles firent valoir que les Compagnons étaient les mieux informés sur le Prophète ; il fallait donc mettre ḥadīṯ ṣaḥābī et ḥadīṯ nabawī sur le même plan et interpréter le second à la lumière du premier. Elles revendiquaient le droit, en cas de contradiction entre l’un et l’autre, de sélectionner, au nom de la tradition vivante, la tradition la plus conforme à celle-ci. Schacht situe l’origine du fiqh en Irak et, contre la théorie traditionnelle, il prête aux Irakiens une connaissance des hadiths prophétiques supérieure à celle des Hedjaziens 165 qui, en outre, furent inflencés par eux dans leur raisonnement légal 166. En la personne de Šāfi‘ī, les traditionnistes reçurent un appui décisif 167, et les anciennes écoles finirent par se rendre à leurs thèses ; c’est ainsi qu’elles furent amenées à “rétrojeter” massivement leurs premières opinions sur la personne du Prophète 168. Cette théorie, d’une brillante simplicité, ne laisse pas de susciter maintes interrogations. D’où vient qu’à haute époque, avant que Šāfi‘ī ne leur imposât une autorité légiférante, les hadiths prophétiques purent bousculer si aisément la doctrine des écoles locales ? Comment les traditionnistes, si mal outillés conceptuellement, purent-ils faire triompher leurs vues sur les théoriciens du ra’y qui leur étaient intellectuellement supérieurs ? Puisque les anciennes écoles auraient cédé, selon notre auteur, à l’argument des traditionnistes, n’aurait-il pas été plus expédient pour elles de “rétrojeter” immédiatement leurs opinions sur le Prophète ? À supposer que les traditions mises en avant par les ahl al-hadīṯ aient été forgées de toutes pièces, comment se fait-il que les anciennes écoles ne les aient jamais, au témoignage des textes, mises en doute ou en question ? Comment Šāfi‘ī put-il exercer, de son vivant ou immédiatement après sa mort, un tel ascendant, à l’heure même où les écoles commençaient à se dessiner sous leur forme classique ? À ces questions, l’orientaliste n’apporte pas de réponse.
162. Ibid., p. 150-151. 163. Pour plus de détails sur les uṣūl des anciennes écoles, cf. ibid., p. 42. Le consensus local des écoles est l’argument final en cas de divergence ; il est non sujet à l’erreur et constitue un frein au ra’y individuel, source de désaccord (op. cit., p. 82). Toutefois, si un muǧtahid pouvait avoir tort (contre le principe qui deviendra classique : kullu muǧtahid muṣīb), cet iḫtilāf relatif à l’intérieur des anciennes écoles représente l’élément dynamique qui permet au consensus moyen de se reconstituer différemment à chaque génération (op. cit., p. 95). 164. Ibid., p. 63, 109, 129. 165. Ibid., p. 243-245. 166. Ibid. 167. Ibid., p. 137. 168. Ibid., p. 57.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif Schacht prend soin, dans une section entière de l’ouvrage 169, d’exposer sa technique d’analyse des hadiths. Il vaut la peine de la mentionner, car elle est la pierre de touche de sa théorie, la pièce à conviction censée démontrer la validité du modèle. On constate que, portant exclusivement sur l’isnād, elle tient essentiellement en deux postulats. Le premier affirme qu’en présence de deux informations de même teneur, il faut tenir celle dont l’isnād est plus parfait comme postérieure à l’autre 170. Le principe, déjà pressenti par Goldziher, permet de détecter le phénomène de rétrojection successive dont il vient d’être question 171. Quant au second postulat, appelé e silentio, Schacht l’énonce de la manière suivante 172 : The best way of proving that a tradition did not exist at a certain time is to show that it was not used as a legal argument in a discussion which would have made reference to it imperative, if it had existed.
Dans l’analyse de chaque exemple, Schacht applique les règles ainsi posées, lors même qu’il pourrait être expliqué dans le cadre d’une autre théorie. Constatant qu’entre 150 et 200 A.H. − période qu’il appelle « littéraire » − les traditions connaissent une prolifération, il écrit, à propos du stade antérieur : We must postulate the same process of growth for the pre-literary period, and formulate again the methodical rule which follows from Goldziher’s results but which has been neglected lately : that every legal tradition from the Prophet, until the contrary is proved, must be taken not as an authentic or essentially authentic, even if slightly obscured, statement valid for his time or the time of the Companions, but as the fictitious expression of a legal doctrine formulated at a later date 173.
En réalité on découvre, à la lecture attentive des Origins, qu’aucune tradition prophétique n’est jugée par lui authentique. En 1964, quinze années environ après que ces lignes furent écrites, son scepticisme radical n’avait pas varié : Les traditionnistes mirent en avant des traditions détaillées ou des traditions qui prétendaient être des témoignages oculaires concernant les paroles ou les actes du Prophète [...]. Presque aucune de ces “traditions” ne peut être considérée comme authentique en ce qui concerne le droit religieux. Elles furent diffusées, pour des raisons hautement respectables, par les traditionnistes eux-mêmes à partir de la première moitié du IIe siècle 174.
Quant à l’isnād, il en fixe la date d’apparition au début du IIe siècle, sur la foi d’une déclaration d’Ibn Sīrīn (ob. 110/728), selon laquelle le procédé aurait été créé après la fitna. Il interprète celle-ci comme étant la dernière des trois 175, c’est-à-dire la révolte de
169. Ibid., p. 138-180. 170. Ibid., p. 138. 171. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 193. 172. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 140. 173. Ibid., p. 149, p. 253. 174. J. SCHACHT, Introduction, op. cit., p. 39. 175. Rappelons que la première eut lieu en 36/656 (bataille dite « du Chameau » entre ‘Alī et Mu‘āwiya) et la seconde en 83/702 (soulèvement d’Ibn al-Aš‘āṯ sous le gouvernorat de Yūsuf b. l-Ḥaǧǧāǧ). Pour la thèse traditionnelle, il s’agit de la première fitna, cf. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 17 ;
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Chapitre I l’anticalife ‘Abdallāh b. l-Zubayr en 126/743. L’information confirme selon lui la suspicion qu’il jette sur l’ensemble des hadiths, qui n’auraient pas existé au Ier siècle, ou du moins n’auraient pas laissé de traces aux époques suivantes 176. D’ailleurs, l’isnād est la partie la plus arbitraire d’un ḫabar 177, et de ce fait toujours artificielle. D’abord rudimentaire, il subit des retouches et des perfectionnements successifs, parallèlement à la prolifération des traditions. Comme le matn, il tend à remonter de plus en plus loin dans le temps, pour aboutir finalement au Prophète 178. Les isnād-s dits « familiaux » n’ont aucune valeur 179. Néanmoins, le procédé permet de dater les traditions. En effet, de nombreuses chaînes d’isnād-s présentent un point particulier, un common link, c’est-à-dire un rapporteur à partir duquel se ramifient des séries secondaires de traditionnistes. Selon Schacht le personnage de ce maillon est en réalité l’inventeur de la tradition en question 180. On le voit, Schacht pensait avoir découvert l’instrument d’analyse qui aurait fait défaut au ‘ilm al-riǧāl des savants médiévaux. IV. La théorie de Schacht à la lumière des travaux récents La théorie de Schacht marquait indéniablement un progrès par rapport à celle de Goldziher ; elle apportait la documentation qui lui manquait et, de ce fait, une remarquable confirmation. Par là sans doute s’explique le vif succès qu’elle remporta dès sa publication 181, et qu’elle conserve encore aujourd’hui d’indéfectibles défenseurs. Mais elle apparaît rétrospectivement fragile, quoi que Coulson en ait pensé 182 : il suffit de remarquer, avec Juynboll, qu’aucun orientaliste ne fut en mesure de la vérifier dans le détail, et donc de la contredire − affirmation qui, au reste, n’est plus vraie depuis la publication de l’ouvrage d’A‘ẓamī 183 : No scholar has ever attempted to subject the mass of material contained in it [c’est-à-dire les Origins] to detailed criticism [...]. The structure of the book with its numerous crossreferences was so difficult that it obviously discouraged the reviewers from writing more than superficial reviews 184.
AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, al-Kifāya fī ‘ilm al-riwāya (éd. de 1938), p. 121 ; AL-ḤĀKIM AL-NĪSĀBŪRĪ, Ma‘rifat ‘ulūm al-ḥadīṯ (éd. du Caire, 1937), p. 6. 176. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 36-37. 177. Ibid., p. 30, 33, 150, 163-165. 178. Ibid., p. 168. 179. Ibid., p. 170. 180. Ibid., p. 172-175. 181. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 30-31. 182. N.J. COULSON, A History of Islamic Law, trad. frse par D. Anvar sous le titre Histoire du droit islamique, Paris, 1993, p. 63 : « Nous partons de l’idée que la théorie de Schacht est irréfutable dans ses grandes lignes, et que la grande majorité des maximes légales attribuées au Prophète sont apocryphes, résultant d’un processus de “projection à rebours” de la doctrine juridique ». Coulson ne prend garde que l’irréfutabilité d’une théorie n’est nullement à elle seule un critère de sa vérité, puisqu’une théorie qui lui est contraire point par point − comme la thèse traditionnelle, par exemple − serait tout aussi irréfutable : l’irréfutabilité n’est pas un synonyme de vérité, et, du reste, des éléments de réfutabilité peuvent apparaître à un stade ultérieur de la recherche. 183. Cf. infra, n. 331. 184. G.H.A. JUYNBOLL, « The date of the great fitna », Arabica XX-2 (1973), p. 142.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif Quelques rares objections relatives au droit successoral 185 avaient, dès la publication des Origins, été émises par Coulson, bien qu’il eût souscrit lui aussi à cette théorie. Les travaux de D. Powers dans ce domaine ont confirmé la validité de ces réserves 186. D’autres émanèrent des spécialistes de la Sīra 187. C’est qu’en effet tout l’édifice repose sur un refus de considérer une seule tradition, ou presque, comme authentique : il est facile de se convaincre que les autres éléments du système découlent logiquement de cette prémisse fondamentale 188. Cette remarque donne déjà à penser que la théorie de Schacht, bien que de plus grande valeur scientifique, s’expose aux mêmes difficultés que celle de Goldziher. Plusieurs réserves s’imposent d’abord à propos de sa méthodologie. Schacht prit le parti d’utiliser exclusivement des sources anciennes, et notamment les écrits polémiques que Šāfi‘ī dirige contre ses adversaires irakiens ou médinois. On doit beaucoup d’informations sur le fiqh primitif, il est vrai, à cette littérature. Mais celle-ci, loin d’être toute l’œuvre de Šāfi‘ī, constitue seulement le dernier volume du Kitāb al-Umm 189. D’autre part, on doit s’interroger sur l’objectivité avec laquelle Šāfi‘ī parle de ses contradicteurs, dans la mesure où il est lui-même juge et partie, et qu’il se remémore leurs doctrines une fois installé en Égypte, plusieurs années après les controverses 190. Une autre source polémique, la Ḥuǧǧa ‘alā ahl al-Madīna de son maître et rival Šaybānī, fut publiée pour la première fois en 1965 191 ; néanmoins Schacht n’en tint pas compte pour les rééditions des Origins postérieures à cette date. Or la Ḥuǧǧa est précieuse en ce que les doctrines adverses citées par Šāfi‘ī sont cette fois défendues par leurs promoteurs eux-mêmes. S’agissant du Hadith, Schacht prête tout d’abord le flanc aux mêmes critiques que Goldziher : le scepticisme a priori − ce que beaucoup récusent comme non scientifique 192 − et la sélection arbitraire de ce qui lui paraît authentique. A‘ẓamī en cite
185. N.J. COULSON, « Correspondence », Middle Eastern Studies 3 (1967), p. 196-199. 186. Voyez « The Will of Sa‘d b. Abī Waqqāṣ, a Reassessment », Studia Islamica LVIII-1 (1983), p. 33-53. L’auteur a continué cette recherche dans son ouvrage intitulé Studies in Qur’ān and Ḥadīth : The Formation of the Islamic Law of Inheritance (Berkeley, 1989), et son article : « On Bequests in Early Islām » (cf. infra, § V-1). 187. A. GUILLAUME, B.S.O.A.S., vol. XVI (1954), p. 176-177 ; Fück (cf. infra), à l’aide d’une source pratiquement inexploitée par Schacht, les Ṭabaqāt d’Ibn Sa‘d (ob. 250/844). 188. Schacht qualifie les recherches de Goldziher de « brilliant discoveries » (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 4), et estime qu’elles sont « one of the fundations of our historical and critical study of the first two or three centuries of Islām » (J. SCHACHT, « A Revaluation of Islamic Tradition », 21st International Congress of Orientalists, Paris, July, l948, puis : J.R.A.S., Bd 49 (1949), p. 143). — Logiquement, la deuxième section des Origins, intitulée « The growth of legal traditions » (p. 138-190), qui est une critique du Hadith comme source de droit et une mise en doute de son authenticité, vient avant les chapitres précédents qui exposent sa reconstruction des origines du fiqh. 189. Nous avons signalé dans notre introduction que Schacht fait rarement référence aux tomes I à VI du Kitāb al-Umm : une dizaine de fois seulement dans ses Origins. 190. Voyez un passage en ce sens (cité infra, chapitre III) : Kitāb al-Umm, I, p. 285, l. 14-15. 191. Par Muḥammad Ḥasan AL-KAYLĀNĪ, Hyderabad, 1969. Les Origins (1re éd. en 1950) s’interrogent sur l’existence de cet ouvrage (cf. p. 358, à propos du « Treatise VIII »). 192. Nous pensons à Coulson, Cilardo, (Teorie, op. cit., p. 199), Watt, (« The Reliability of Ibn Ishāq’s Sources », article cité) et à K. LECH, Geschichte des islamischen Kultus, I. Das Ramaḍān Fasten, erster Teil, Harrassowitz, Wiesbaden, 1979, p. 239). — Il est intéressant de noter qu’E. Gräf avait lui aussi
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Chapitre I de nombreux exemples. Ajoutons celui-ci : Schacht tient pour dignes de confiance les textes imputés à Abū Ḥanīfa et Mālik. Pourquoi donc, d’une manière tout aussi constante, jeter le doute sur les propos que leurs écoles respectives attribuent à leurs prédécesseurs 193 ? Autre caractéristique de sa démarche, Schacht a porté son attention exclusivement sur l’isnād 194, et pensé qu’il avait été massivement “rétrojeté”. Mais la conclusion valait-elle ipso facto pour le matn ? Il postulait tacitement, sans aucune justification, que le matn est une création contemporaine de l’isnād, que l’invention portait simultanément sur les deux. C’était oublier que les deux composantes d’un hadith, à cette époque, sont encore plus ou moins indépendantes : le matn préexiste à l’isnād, qui fait ensuite l’objet de recherches et d’éventuelles retouches ou améliorations. En d’autres termes et en toute rigueur méthodologique, la chaîne n’autorise pas à préjuger de l’âge et de la teneur de l’information transmise. E. Gräf avait attiré l’attention sur ce vice de méthode dès 1959, sans en tirer parti, curieusement, dans son étude : Fassen wir zusammen : von der literarischen Form her gesehen, sind alle Ḥadīthe jung, von den Bedürfnissen des Fiḳh her redigiert (andernfalls müßten wir doch hin und wieder einmal die persönliche Eigenart des einen oder anderen Gewährsmannes bemerken). Dieses literarhistorische Urteil besagt aber noch nichts über das Alter des Inhalts. Einen sicheren Beweis für die Echtheit eines Ḥadīth, d. h. aller seiner Elemente, gibt es nicht, auch dann nicht, wenn man sich auf die Echtheit des Ausspruchs, bzw. der “Moral der Geschichte”, beschränkt. Es gibt aber aber auch höchst selten einen eindeutigen Beweis für die Unechtheit aller Teile eines Ḥadīth’s. Dieses Ergebnis zwingt uns einstweilen zu der bescheidenen Feststellung : Im Ḥadīth spiegelt sich die Entwicklung der islamischen Jurisprudenz der 150 Jahre zwischen Koran und ersten Fiḳh-Werken. Daß sie das Verdienst von einzelnen hervorragenden Juristen, nicht eines anonymen Verwaltungsapparates, der dergleichen nicht leisten konnte, ist, scheint sicher, obwohl wir nicht sagen können, wem entscheidende Fortschritte zu verdanken sind. Den wirk-
dénoncé ce vice de méthode qui ne pouvait que s’aggraver à persister dans cette voie (Jagdbeute und Schlachttier im islamischen Recht, Bonn, 1959, p. 1-2) : « Nachdem die bahnbrechenden Arbeiten von Goldziher, Snouck Hurgronje und J. Schacht [...] den Weg für eine echt historische Betrachtung freigemacht haben, droht nunmehr die Gefahr, die sich bereits bei den Meistern dieses Forschungsgebietes abzeichnet, daß die Quellenkritik sich zu einer irreführenden Skepsis gegenüber den Quellen und einem allzugroßen Vertrauen auf das eigene exegetische Urteil auswächst. Bei einseitiger Fortführung dieser Methode würden unsere Quellen mehr und mehr in ein schließlich unkontrollierbares Spannungsfeld vielfacher Tendenzen aufgelöst ».). — Cf. aussi les réserves en ce sens, exprimées par Santillana (cf. supra, n. 141) ; S. VESEYFITZGERALD, Muhammadan Law, Oxford University Press, Londres, 1931, p. 5 ; H.A.R. GIBB, Modern Trends in Islam, The University of Chicago Press, Chicago, 1947 ; J. ROBSON, « Question of Authenticity », article cité, p. 96. 193. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 52. 194. La science musulmane, contrairement à ce qu’il affirme, ne s’est pas désintéressée d’une critique interne du Hadith (cf. Subḥī ṢĀLIḤ, ‘Ulūm al-ḥadīṯ wa muṣtalaḥu-hu, Beyrouth, 1959, p. 111-114 ; 141 sqq. ; autres références aux sources classiques in N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 76, n. 16). Même refus de prendre en considération ce type de source chez un disciple de Goldziher, Juynboll, qui le fait, par erreur, assimiler le raf‘ à une forme de tadlīs (Muslim Tradition, op. cit., p. 31) : le Hadith ne peut être qualifié de marfū‘ que s’il est comparé à d’autres traditions (les šawāhid) : M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 7980.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif samsten Anstoß zur Entwicklung hat der ikhtilāf, der Widerstreit der Meinungen, gegeben, der sich hier als eine “Gnadengabe Gottes für seine Gemeinde” erwiesen hat 195.
On aura noté que cette dernière réflexion − le rôle de l’iḫtilāf dans la genèse du fiqh primitif − coïncide avec celle de Burton citée plus haut. Il n’est alors pas surprenant que ce dernier fasse exactement la même remarque : In assigning the origins of Muḥammadan jurisprudence, which was to create Muḥammadan law out of late Umayyad practice, to the latter part of the Umayyad period, Schacht would not wish to rule out the possibility that that practice contained earlier elements. This highlights his recognition that the dating of isnāds is not the same as the dating of ḥadīths. We have indicated earlier that the isnād itself was, at about the same time, still an innovation 196.
Or Schacht n’y prend garde et se sert exclusivement de l’isnād pour jeter la suspicion globale sur le Hadith. Goldziher pouvait au moins faire valoir qu’en matière théologique, chaque parti, acculé à la défensive, était tenté d’attribuer sa doctrine au Prophète. Il n’en va pas de même dans le domaine légal : Schacht constate qu’en bien des cas un hadith prophétique en contredit non pas un autre, mais une parole de Compagnon ou de Successeur. Il n’est donc pas fondé, comme Goldziher, à récuser la véracité de la Sunna prophétique. Il aboutissait, ce faisant, à une datation incompatible avec celle que fournissait d’un autre côté l’étude du Hadith théologique : celui-ci devait remonter, d’après Wensinck, non pas au IIe, mais au Ier siècle, et c’est précisément par l’étude du matn que Wensinck aboutissait à cette conclusion 197. Paret récusait la validité des résultats tirés de l’isnād seul, remettait implicitement en question la méthodologie et faisait valoir, comme Fück, l’intérêt des premières Sīra-s pour l’étude du Ier siècle 198. Quelque temps plus tard, J. van Ess, par l’étude du Hadith déterministe, confirmait à son tour les résultats de son prédécesseur. Les pères fondateurs du mu‘tazilisme (Wāṣil b. ‘Aṭā’, ob. 130/748 et ‘Amr b. ‘Ubayd, ob. 144/761), qui vécurent en
195. E. GRÄF, Jagdbeute, op. cit., p. 338. 196. J. BURTON, An Introduction, op. cit., p. XXII. JUYNBOLL (« On the Origins of the Arabic Prose » in Studies on the First Century of Islamic Society, (“Papers on Islamic History, v. 5”), Carbondale, 1982, p. 173), juge que la fabrication du matn fut bien moindre que celle de l’isnād. La thèse traditionnelle présuppose elle aussi la même distinction, puisqu’une critique interne du Hadith, celle du matn, a précédé l’invention et l’introduction de l’isnād (« it was the matn alone that circulated among the Companions », N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 75 ; nous verrons plus loin que cette tendance a persisté jusques et y compris l’époque de Mālik). Watt observe (« The Reliability of Ibn Ishāq’s Sources », article cité, p. 21-22) qu’Ibn Isḥāq (ob. 150/767) donne seulement l’isnād « in doubtful cases », et non lorsqu’il s’agit d’un ḥadīṯ mutawātir : « …the main events and many of the minor events −, the basic framework which Ibn Ishāq gives without isnād ». 197. A.J. WENSINCK, The Muslim Creed, Cambridge, 1932, p. 53. 198. « Die Lücke in der Überlieferung über dem Urislam », Festschrift F. Meier, Wiesbaden (1954), p. 145 : « Man muß bedenken, daß Wensinck seinem Datierungsversuch ausschließlich den Inhalt (Matn) der Ḥadīte zugrunde legt, während Schacht die äußere Form der Überlieferungen, nämlich die Isnāde, miteinbezieht. Ein wesentlicher Teil seiner Forschungsergebnisse besteht ja eben in dem Nachweis, daß bei einigermaßen gleichbleibendem Matn die Isnāde im Lauf der Zeit immer weiter nach rückwärts gewachsen sind. Die Feststellung von Wensinck bezieht sich – wenn wir die Schacht’sche Terminologie hierfür verwenden wollen – auf die “vorliterarische Periode”. Und diese ist ja auch nach Schacht in die ausgehende Omaijadenzeit zu setzen ».
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Chapitre I partie au Ier siècle, étaient des qadarites convaincus, refusant la prédestination divine. Les traditions prophétiques contemporaines sont au contraire déterministes : adoptant la méthode d’analyse du Hadith proposée par Schacht, on en conclurait que ce type de traditions furent inventées par les ahl al-ḥadīṯ contre leurs adversaires mu‘tazilites. Or van Ess découvre que c’est le contraire qui s’est produit : la doctrine de ceux-ci se constitua en réaction à des traditions prophétiques préexistantes 199. On sait que le Coran, sur la question du libre arbitre humain, se prononce de manière ambiguë 200. On notera que les données prophétiques, comme en matière légale, sont ici censées lever l’équivoque du texte sacré. On peut donc se demander pourquoi l’histoire du fiqh requiert des postulats méthodologiques spéciaux, auxquels n’a pas recours l’histoire de la théologie. La technique employée par Schacht pour analyser les isnād-s n’est pas plus convaincante. Elle n’est pas induite des textes eux-mêmes, et sa justification n’est pas démontrée : elle est un cadre préétabli, qui n’a d’autre statut épistémologique que celui des postulats. L’existence de variantes dans les noms de transmetteurs n’implique aucunement ipso facto que les isnād-s « are put together very carelessly » ou qu’ils ont fait l’objet d’une manipulation : une même information peut avoir été transmise à plusieurs disciples, qui eux-mêmes peuvent n’avoir eu qu’un seul et unique transmetteur 201. L’imperfection d’un isnād n’est pas − ce que Schacht pose en principe − le signe indubitable de son authenticité 202. Nulle part dans son ouvrage l’auteur ne justifie sa méfiance vis-à-vis des isnād-s familiaux 203. Quant à sa datation des traditions, elle repose sur des prémisses tout aussi contestables. Le fait constaté par lui − à savoir la prolifération des isnād-s entre 150 et 250 − n’implique pas nécessairement recher-
199. J. van ESS, Zwischen Ḥadīṯ und Theologie, Berlin, 1975, p. 179. Voir aussi, du même auteur, « L’autorité de la tradition prophétique dans la théologie mu‘tazilite », dans G. MAKDISI – D. SOURDEL – J. SOURDEL (éd.), La notion d’autorité au Moyen Âge. Islām, Byzance, Occident, Paris, P.U.F., 1982, p. 211225. Il note aussi que la formulation des hadiths déterministes évoque la langue anté-islamique (Zwischen Ḥadīṯ und Theologie, op. cit., p. 75-97), ce qui peut être un indice supplémentaire d’authenticité. 200. A.J. WENSINCK, The Muslim Creed, op. cit., p. 50-51 ; M.M. WATT, Free Will and Predetermination in Early Islām, Luzac, Londres, 1948, p. 12-14. 201. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 27. Même réserve chez Juynboll (« On the Origins of Arabic Prose », article cité, p. 174 : « Schacht’s criterion, the more deficient the isnād, the older the tradition, is an effective tool, but should be handled with caution »). 202. H. MOTZKI, loc. cit. — Par ailleurs, Fück, à partir de la Sīra d’Ibn Isḥāq, donne des exemples d’isnād-s complets, antérieurs à ceux qui figurent dans des sources postérieures : cf. « Vorläufige Betrachtungen », son compte-rendu des Origins de J. Schacht, article cité ici dans sa trad. frse par Cantineau in Hespéris, tome 45, 1958, p. 335-336 : « Ibn Isḥāq qui a entendu des traditions d’Abdarrahmān b. al-Aswad, mort vers 100 h. [...] ne connaît pas seulement l’isnād sous sa forme complète, remontant jusqu’au Prophète, mais aussi l’isnād complexe, c’est-à-dire la liste des noms de tous les transmetteurs qui lui ont fourni la même donnée sous la même forme quant à l’essentiel et sans divergence réelle. Ce procédé, qui suppose un emploi assez long de l’isnād simple, était déjà employé par Zuhrī, maître d’Ibn Isḥāq, né vers 50 de l’hégire et mort en 124 ». J. Horovitz (« Alter und Ursprung der Isnād », Der Islām, VIII (1918), p. 42-43) avait déjà fait la même remarque à propos d’Ibn Isḥāq. 203. Cf. M.M. WATT, « The Reliability », article cité, p. 20-21. De son étude des plus anciens papyri, Abbott conclut au contraire qu’ils sont tout aussi crédibles que les autres. Ils remontent à de grands Compagnons et incluent la parenté par walā’. Elle constate l’existence d’un lien précis entre les familles correspondantes et la notation écrite du Hadith (Studies, II, op. cit., p. 36-37). H. MOTZKI (Anfänge, op. cit., p. 135) arrive au même résultat par une voie indépendante.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif che ou invention des informations. On peut penser qu’il résulte tout simplement de la nature du procédé − une arborescence croît exponentiellement avec le temps 204 − comme de l’investigation des traditionnistes qui, grâce aux progrès de leur science, établissent ou postulent peu à peu les relations entre transmetteurs. D’autre part, pour la période antérieure à 150, Schacht reconnaît lui-même que cette prolifération est une hypothèse 205. Enfin, et surtout, l’argument e silentio, clé de voûte de sa démarche, est loin d’être le critère universel 206 qu’il croyait y trouver. A‘ẓamī [Azmi] a été le plus méthodique dans sa réfutation du principe. Plusieurs raisons peuvent expliquer le fait qu’une tradition soit absente d’une source, et la conclusion que Schacht prétend en tirer n’est qu’une hypothèse. Elle réclame, pour être corroborée, qu’il soit en état de prouver une ou plusieurs des affirmations suivantes : a. That if a certain ḥadīth was not mentioned by a certain scholar, it is proof of that scholar’s ignorance of that ḥadīth. b. That all the works of the early scholars have been printed and nothing is missing, so that we possess all that they compiled. c. That one scholar’s ignorance of a particular ḥadīth is sufficient proof that the ḥadīth did not exist. d. That knowledge known to one scholar at a particular time must have been known to all his contemporaries in that branch of knowledge. e. That when a scholar writes on a subject, he uses all the evidence available to him at that time 207.
Cette vérification est naturellement très improbable et les objections d’A‘ẓamī ont été reprises par d’autres auteurs 208. La démonstration pratique en a été établie de manière convaincante par Anṣārī et Motzki. Le premier, comparant deux versions du Muwaṭṭa’ de Mālik, prouve que Šaybānī omet de faire figurer dans la sienne plusieurs hadiths prophétiques qu’il connaît par ailleurs, puiqu’il les cite dans ses autres ouvrages (le Kitāb al-āṯār et la Ḥuǧǧa ‘alā ahl al-Madīna) 209. La preuve est ainsi faite qu’un
204. M.M. AZMI, Studies, op. cit., p. 222. L’auteur le montre ensuite sur plusieurs exemples. Abbott, étudiant la prolifération des traditions (Studies, II, op. cit., p. 65-72), conclut que le phénomène est trompeur : il affecte surtout l’isnād et s’explique aisément par le fait qu’un même maître pouvait avoir un grand nombre de disciples. D’autre part, ceux-ci faisaient parfois de longs voyages à la seule fin de découvrir les autres voies de transmission d’un matn déjà connu d’eux. Les chiffres obtenus par elle, compte tenu de ces facteurs, sont en accord avec la progression géométrique attendue. 205. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 25. 206. J. SCHACHT, « A Revaluation », article cité. 207. M.M. AZMI, On Schacht’s, op. cit., p. 118-119. 208. Fück, article cité (trad. Cantineau), p. 335 : « Seule une toute petite partie du matériel [sic] traditionniste nous est conservée ». Jusqu’au IIe s., le caractère local du Hadith et sa diffusion malaisée dans l’Empire semblent faire l’accord entre les chercheurs : I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 217-218 ; G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 35 et 39 ; J. FÜCK, « Die Rolle des Traditonalismus im Islam », Z.D.M.G. XCIII (1939), trad. angl. in M. SWARTZ, Studies on Islam, Oxford, 1981, p. 103-104. P. Crone donne elle aussi un exemple qui contredit ledit principe, cf. Roman, op. cit., p. 30. 209. Z.I. ANṢĀRĪ, « The Authenticity of Traditions : a Critic of Joseph Schacht’s Argument e silentio », Hamdard Islamicus, vol. VII-2 (1984), p. 51-61, et notamment notes 13 et 14. Voir aussi M.M. AZMI, On Schacht’s, op. cit., p. 119-121, qui fait une comparaison analogue entre le Kitāb al-āṯār d’Abū Yūsuf et celui de Šaybānī. Azmi cite de même Šaybānī et Abū Yūsuf, qui déclarent s’abstenir de mentionner tous
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Chapitre I auteur, à cette époque, ne mentionnait pas obligatoirement tous les hadiths prophétiques qu’il connaissait. A‘ẓamī [Azmi], de son côté, a pu montrer que Schacht, sur des exemples précis, s’abstient de recourir à certaines sources − que du reste il utilise dans d’autres cas − parce qu’elles embarrassent sa théorie 210. Il est par ailleurs en mesure d’établir qu’un hadith n’avait qu’une diffusion locale 211. Sur les cas examinés par lui dans le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq, Motzki, plus récemment, parvient aux mêmes conclusions 212. D’autres orientalistes avaient déjà émis les mêmes réserves 213 et il serait surprenant que le fiqh primitif fasse exception à l’observation suivante, faite par Madelung, touchant l’ensemble de la littérature religieuse de l’Islam primitif : Anderseits war jedoch die religiöse Gelehrsamkeit viel mehr als die weltlichen Wissenschaften selektiv in der Überlieferung des literarischen Erbes [...] Der historische Betrachter muß sich bei der Untersuchung der Entwicklung der religiösen Wissenschaften im Islam und ihrer Literatur, insbesondere in der Frühzeit, dieser starken Selektivität der Überlieferung bewußt bleiben. Während eine systematische Darstellung des Islam sich an der tatsächlich erhaltenen, und damit im religiösen Bewußtsein lebendigen Literatur orientieren darf, muß er versuchen, die verlorenen Werke wenigstens in ihren Titeln und Verfassern mit zu erfassen und, soweil als möglich, ihren Inhalt zu rekonstruiren. Eine Beschreibung der Entwicklung ausschließlich aufgrund der erhaltenen Schriften kann hier zu groben Fehleinschätzungen führen, vor allem wenn weitreichende Schlüsse e silentio gezogen werden 214.
Les recherches récentes (cf. infra) infirment aussi la date que Schacht assignait à la naissance de l’isnād. Nous l’avons vu qu’il s’en servait pour affirmer l’inexistence du Hadith prophétique au Ier siècle, parce qu’il ne conevait pas qu’une information puisse être dépourvue de sa chaîne de garants. Contentons-nous de montrer combien sa datation est hypothétique et fragile. Il pose tout d’abord arbitrairement, nous l’avons vu,
les hadiths qu’ils connaissent. Le cas vaut aussi pour Šāfi‘ī (Z.I. ANṢĀRĪ, « The Authenticity » article cité, n. 17). Cf. aussi des témoignages en ce sens in IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb al- Šāfi‘ī wa manāqibu-hu, Le Caire, 1950, concernant Šaybānī (p. 173) et Mālik (p. 199) : anā kullu mā sami‘tu min al-ḥadīṯ, a-uḥaddiṯu bi-hi ? 210. On Schacht’s, op. cit., p. 22. 211. Schacht perd de vue la difficulté qu’on rencontrait à cette époque pour parcourir individuellement les longues distances séparant les métropoles de l’Empire, tout comme il ignore cet autre obstacle, dans la diffusion immédiate du ḫabar, que constituaient les règles contemporaines du taḥammul al-‘ilm, et la difficulté à se procurer des livres ; op. cit., p. 134, un hadith ignoré par Ibn Abī Layla. 212. Anfänge, op. cit., p. 82-83 ; v. aussi, du même, « The Prophet and the Cat », p. 28 (cf. infra, n. 285). 213. Fück déclare (article cité, trad. Cantineau), p. 335, que « l’argumentation e silentio n’a aucune force convaincante », et démontre sur un exemple (la maxime prophétique citée par Schacht : « The spoils belong to the killer ») qu’on peut la réfuter là encore à l’aide d’Ibn Isḥāq (ibid., p. 336). Cf. aussi Journal of the Pakistan Oriental Society XVII-4 (1969) ; H. Motzki (Anfänge, op. cit., p. 25) reprend les mêmes arguments qu’Azmi, en y ajoutant que la notion d’« écoles locales » implique que le même hadith se diffusait hors de chaque centre. Aussi conclut-il que l’absence d’un texte, dans une source de cette époque, n’a pas grande signification. 214. H. GÄTJE (éd.), Grundriß der arabischen Philologie, II, Literaturwissenschaft, Wiesbaden, 1987, p. 298. Cf. aussi G. Lecomte (Ibn Qutayba, l’homme, son œuvre, ses idées, Damas, 1965, p. 479), qui souligne à ce propos l’“inter-dépendance” des auteurs dont il étudie l’époque ; Khoury montre que l’argument reste vrai même pour des recueils bio-bibliographiques tels que celui d’Ibn Nadīm (R.G. KHOURY, ‘Abdallāh b. Lahī‘a, juge et grand-maître de l’école égyptienne, Wiesbaden, 1986, p. 65-66).
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif que la fitna mentionnée par Ibn Sīrīn est la troisième. Or ce personnage étant décédé en 110/728, il est impossible qu’il ait fait état d’un événement survenu après sa mort. Conscient de cette objection, Schacht s’empresse d’écarter, non pas l’information en elle-même, mais son attribution à Ibn Sīrīn. Démarche non seulement typique du défaut signalé plus haut, à savoir la sélection arbitraire des données, mais en outre contraire à sa propre méthodologie, qui est de statuer sur l’authenticité des traditions par l’examen des seuls isnād-s. Il ne lui vient même pas à l’esprit que ladite fitna pourrait être la première ou la deuxième, interprétation qui lèverait aisément la difficulté, mais qu’il se garde bien d’avancer parce qu’elle remettrait en question toute sa théorie 215. Robson, refusant de se prononcer sur l’authenticité du dictum en question, en inférait simplement, et plus prudemment, qu’il n’avait pas la valeur chronologique que lui prêtaient, à des fins apologétiques, les traditionnistes 216. Rien, du reste, dans les isnād-s mentionnés par Ibn Isḥāq, n’autorise à penser que l’usage du procédé s’était généralisé au Ier siècle : la chaîne de garants est souvent lacunaire, ses maillons peuvent être anonymes, la continuité jusqu’au Prophète (le raf‘) est rare 217. En d’autres termes, il y aurait tout lieu de penser que l’isnād ne s’est imposé que très graduellement à partir du IIe siècle. Nonobstant, Horovitz présentait quelques solides raisons pour en placer la naissance beaucoup plus tôt que Schacht ne le croyait : puisque Zuhrī (ob. 128/745), disait-il en substance, pratiquait l’isnād multiple (Sammelisnad), on devait en conclure que l’emploi de l’isnād simple était déjà courant quelque temps avant lui 218 ; or, Horovitz supposait que les premiers devaient remonter au dernier tiers du Ier siècle de l’hégire. La valeur de son objection est intéressante en ce qu’elle était confirmée par une étude, due à Fück, de la même source 219 et que, nous le verrons plus loin, sa datation rejoint les estimations récentes. Ce débat sur la naissance de l’isnād n’est pas seulement académique. De sa datation dépend en effet toute la reconstruction chronologique de Schacht, qui entendait démontrer, par ce moyen, le vide légal supposé pour le Ier siècle. Si cette date est beaucoup plus précoce, il faut en conclure que le Hadith, lato sensu, était l’un des uṣūl à cette époque. Quant à l’autre pièce à conviction exhibée par Schacht, une tradition de Sa‘īd b. Ǧubayr, on peut évidemment en tirer l’inverse de ce qu’il lui fait dire, à savoir qu’il y avait déjà quelques personnes qui, dès la fin du Ier siècle, employaient l’isnād 220.
215. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 26. Sur cette question, cf. N. ABBOTT, Studies, op. cit., I, Historical Texts, p. 8-9. 216. J. ROBSON, « Standards », article cité, p. 460 : « We know that after his [= Ibn Sīrīn] time, a strict system of isnād was not always followed, so he could have meant what traditionnists take him to mean. He belonged to the generation of Followers, so possibly all he could have meant was that people were asked from which Companions of the Prophet they have received their information ». 217. ID., « Ibn Isḥāq’s Use of the Isnād », article cité, p. 451-462. 218. « Alter und Ursprung des Isnād », article cité, p. 42-44. Le Sammelisnād évoque ou préfigure naturellement le common link avant la lettre ; v. aussi M.M. WATT, « The Materials Used by Ibn Ishāq », article cité, p. 32. 219. Cf. supra, n. 15. 220. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 27.
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Chapitre I Sa théorie du common link, dont Juynboll fit le point de départ de nouvelles recherches qui l’amenèrent à approfondir et affiner la notion d’isnād 221, expose elle aussi notre auteur à plus d’une objection. Elle donne lieu là encore à des généralisations hâtives, qui ne peuvent valoir comme hypothèses de travail, encore moins comme règles. Nous avons vu qu’il s’en sert pour identifier le personnage qu’il prétend responsable de l’invention et de la mise en circulation d’une tradition. C’est donc qu’il considère a priori les isnād-s avec common link comme moins suspects que les autres. Or, il pose simultanément que ce même common link est un faussaire, un waḍḍā‘. N’y a-t-il pas quelque contradiction entre les deux jugements ? D’autre part, on fait observer que les common links sont précisément les auteurs de recueils de traditions (Zuhrī, Ibn Ǧurayǧ, Ibn ‘Uyayna) : il est donc naturel qu’ils aient eu des disciples et qu’ils soient en position de common link 222. Il est d’ailleurs piquant qu’au nom du scepticisme de Schacht, Cook en vienne à douter... des raisons qui mènent Schacht à un tel scepticisme ! Il fait valoir qu’un common link peut n’en avoir que l’apparence 223. La contribution de Schacht a-t-elle été profitable à l’étude du Hadith ? Bien au contraire, on peut penser qu’elle conduit à une impasse : It must accordingly be emphasised that we have to do with a fundamental issue for the study of ḥadīth. This is easily demonstrated. A‘ẓamī in his study of early ḥadīth literature polemises against Schacht along the following lines : we often find that a tradition is transmitted by many different transmitters in a given generation; that each of them should put about the same fabricated tradition presupposes a level of conspiratorial action which is historically quite implausible. One Companion might perhaps spuriously attribute a saying to the Prophet ; but how could five Companions, in different parts of the Muslim world, do so independently ? The only possible answer to this is that isnāds spread.[...]. If we believe that isnāds did spread on a significant scale, then A‘ẓamī’s argument does not touch us. But if we do not, his position is irrefutable [...]. To see the
221. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 207 : « In my opinion, the common link theory is a brilliant one [...]. This theory did not receive the attention, elaboration or, simply, the emphasis that a theory such as that seems to deserve, not even at the hands of Schacht himself ». Un jugement identique, op. cit., p. 3 : « However much I admire Schacht’s Origins, I have in particular benefit from [...] his common link theory... ». Cette déclaration laisse deviner le programme qu’il allait suivre dans la suite de ses travaux, et fait mesurer la dette de l’auteur envers Schacht, comme envers Goldziher : ses hypothèses sur les quṣṣāṣ et les mu‘ammarūn ont été inspirées par ce dernier ; cf. I. GOLDZIHER, Études, op. cit., p. 197-213. 222. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 28. Azmi a signalé le point faible dans l’argumentation de Schacht à propos du seul exemple proposé par ce dernier (On Schacht’s, op. cit., p. 197-200). 223. M. COOK, Early Muslim Dogma, Cambridge, 1981, p. 107-116. Cook soutient que, lorsque les transmetteurs sont contemporains, il est aisé, pour un spécialiste de l’isnād, de leur attribuer un maître commun fictif : la chaîne simple devient une arborescence avec un common link factice. Mais ce n’est qu’une vue de l’esprit, une éventualité qu’il faudrait démontrer historiquement. L’argument n’est valable que si le ‘ilm al-riǧāl s’était pratiqué en cabinet, sans moyen de vérification, sans que les hommes se connaissent personnellement. À l’évidence, l’auteur n’est pas familier de cette littérature, ni des règles du taḥammul al-‘ilm. — Par ailleurs, l’isnād, en tant que procédure de contrôle, pouvait naturellement être exploité à mauvais escient par des faussaires mais il le fut très probablement dans une proportion à laquelle on peut s’attendre en pareil cas. À suivre le raisonnement de Cook, il faudrait supposer que les travaux universitaires, par exemple, parce qu’ils sont fondés sur des instances de vérification − qui du reste, ne sont pas fondamentalement différentes −, telles que l’apparat critique, la mention des références et des sources etc., doivent eux, aussi, ipso facto, être tenus pour suspects…
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif significance of the spread of isnāds is not to be in a position to remedy it. As already indicated, one of the key features of the phenomenon is a destruction of information which is likely to be irreversible. Schacht’s discovery of the spread of isnāds is in fact a highly ambivalent contribution to knowledge. It can be seen as the foundation of a new method of isnād-criticism ; and it can be seen as a neat demonstration that such a method cannot be devised 224.
Il était inévitable que l’application par Schacht de sa propre méthodologie fût elle aussi remise en question. Schacht procède à des généralisations abusives à partir de cas particuliers, au point que sa théorie se réduit à des équations sommaires 225. Il constate, nous l’avons vu, que les anciennes écoles, à partir de 150 environ, n’argumentent plus seulement avec des aḫbār quelconques, mais avec des traditions prophétiques. Or, que celles-ci soient moins nombreuses n’entraîne pas invariablement qu’elles soient plus récentes que les autres. Du reste, il n’est pas prouvé que, depuis Abū Ḥanīfa jusqu’à Ibn Ḥanbal, leur proportion ait sensiblement changé 226. Dès lors, le principe de “rétrojection” ne saurait être érigé en loi générale, et l’affirmation « moins de » n’implique pas automatiquement « moins âgé » 227. Il constate d’autre part que la réaction des anciennes écoles ne vise pas tant le Hadith prophétique − elles y font appel dès le début − que son utilisation polémique. Il faut en conclure, contre sa théorie, qu’il n’a cessé d’avoir valeur probante 228 : les ahl al-ra’y écartent les traditions qui, contraires à leurs vues, n’ont pas encore reçu chez eux droit de cité. On notera que cette objection d’un orientaliste actuel pourrait émaner d’un partisan de la thèse traditionnelle. La constatation faite par Schacht ne traduit en définitive rien d’autre qu’un fait déjà signalé avant lui, à savoir le caractère local du Hadith, et de surcroît contre lui, puisqu’il atteste la lenteur de sa mise en circulation. En conséquence, on ne saurait affirmer non plus qu’aucun hadith prophétique ne servait d’argument légal avant l’intervention des traditionnistes, et plus précisément de Šāfi‘ī 229. Calder remarque que ce nom reste quasiment absent des sources du IIIe siècle 230 : on se serait attendu, puisque les écoles locales se rendent d’après les Origins aux arguments des traditionnistes, à ce qu’elles rendent hommage à ce rôle prétendument décisif. Enfin, les travaux les plus récents sur la Sīra prophétique démontrent, comme déjà le pressentaient leurs devanciers, que la méthode de datation employée par Schacht − croissance en amont des isnād-s (c’est-à-dire la “rétrojection” successive), ou leur manipulation systématique − est sujette à caution :
224. Op. cit., p. 115-116. Il est intéressant de noter que Cook n’est maintenant plus aussi convaincu de la « croissance en amont des isnād-s » (backwards growth) ; cf. U. RUBIN, The Eye of the Beholder, Princeton, 1995, p. 236, n. 14. 225. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 120. C’est la grande différence d’avec la méthode d’analyse des isnād-s dans la science musulmane. Ainsi, par exemple, les traditionnistes du Moyen Âge ont été conscients du phénomène de rétrojection (exemples in M.M. AZMI, On Schacht’s, op. cit., p. 137, n. 153, tirés d’Ibn Abī Ḥātim et d’al-Ḏahabī), mais ils sont loin d’en avoir fait une règle générale. 226. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 24-29. 227. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 23. 228. Cf. supra, § II-1, une citation de J. Burton. 229. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 24. 230. N. CALDER, Studies on Early Islamic Jurisprudence, op. cit., p. 67.
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Chapitre I Neither does the supposed backwards seem to be evinced by the material discussed in this book. The most striking fact that leaps to the eye is that most isnads occurring in the preceding chapters contain a Companion. Some of them are prophetic and some are not, but neither type indicates a history of backwards growth. [...] In other words, there is no evidence that the name of the Prophet was merely added − to use Goldziher’s terminology − to an already existing Companion isnad. [...] Since the names of the Prophet and the Companions seem to form part of the hard core of the isnads in which they appear, there is no reliable evidence to indicate that these isnads came to being only towards the middle of the second century, as proposed by Schacht.[...] To sum up, the evidence of lack of backwards growth of isnads deprives the Schachtian theory of one of its basic dating tools 231.
On a aussi contesté sa manière de se représenter les différentes étapes de développement du fiqh, sa reconstitution personnelle du tārīḫ al-tašrī‘. Ces critiques sont intéressantes en ce qu’elles laissent à penser que la thèse traditionnelle apparaît, pour certains orientalistes, ne pas devoir être balayée si rapidement. Nous avons vu qu’il dénie au Prophète un véritable rôle législateur ; il ne voit en lui, comme Tyan 232, qu’un ḥakam qui statuait d’après les coutumes de la Ǧāhiliyya 233. Là encore, il reprend, sans les remettre en question, les positions d’un courant orientaliste antérieur (SnouckHurgronje, Anderson...) 234. On ne peut, certes, lui reprocher d’écarter les témoignages du Hadith en sens contraire, puisqu’il n’en fait pas un document historique. Néanmoins, d’autres indices auraient pu attirer son attention. Les versets coraniques où le Prophète exige d’être obéi rigoureusement 235, dans ses exhortations comme dans ses sentences (aqḍiya), signalent une rupture avec l’ordre ancien. Le conseiller n’est pas le šayḫ du walā’, le devin ou le ḥakam, mais dorénavant un seul personnage, le Prophète. Il y a, en outre, réunification en une même personne de différentes fonctions autrefois séparées, à l’instar du prophète-roi des autres peuples sémitiques, et de ce fait, possibilité pour lui d’être créateur de normes légales nouvelles 236. C’est encore dans le Coran que Goitein pensait trouver la preuve que le point de départ de la législation islamique
231. U. RUBIN, The Eye of the Beholder, op. cit., p. 236-237, p. 260. 232. Organisation, op. cit., 19602, p. 64. 233. J. SCHACHT, Introduction, op. cit., p. 21-22, § 2. 234. M.M. AZMI, On Schacht’s, op. cit., p. 16 ; cf. aussi G. BERGSTRÄSSER, Grundzüge, op. cit., p. 9-11, qui énumère de nombreux versets légaux où la norme n’est pas séparée de son esprit, la réalisation d’un ordre social conforme à l’équité : le contenu légal du Coran est donc subordonné à l’observation d’une « éthique » (Pflichtenlehre). 235. Il existe dans les sources les plus anciennes des témoignages de cette obéissance : MĀLIK B. ANAS, al-Muwaṭṭa’, éd. Fu’ād ‘Abd al-Bāqī, II, p. 899 ; IBN SA‘D, Ṭabaqāt (éd. de Leyde), II-1, p. 242 ; Abbott (Studies, II, op. cit., p. 7-10) en voit une preuve indirecte dans l’interdiction faite par ‘Umar d’écrire le Hadith. 236. H. MOTZKI, « Die Entstehung des Rechts », article cité, p. 160 : « Allein durch die Tatsache, daß der Prophet alle diese Funktionen übernahm, bekamen sie jedoch eine neue Legitimation und wurden zu potentiellen islamischen Institutionen. Hier scheint der Ursprung der späteren Funktionen des qāḍī, des islamischen Rechts, und mufti [...] zu liegen, die man als judikativ im weitesten Sinne bezeichnen kann ». Cf. aussi A.M. TURKI, Polémiques entre Ibn Ḥazm et Bājī sur les principes de la Loi musulmane, Alger, 1976, p. 300, n. 68.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif datait du vivant du Prophète 237. Il en concluait que « the idea of the šarī‘a was not the result of post-Quranic developments, but was formulated by Muḥammad himself » 238. Bien que la démonstration manquât de solidité, on ne saurait perdre de vue que certains versets coraniques, lorsque les Compagnons interrogent le Prophète, abordent déjà des questions techniques de fiqh 239. Comme le Prophète répondait à tout, il est raisonnable de penser que le Coran n’a conservé la trace que d’une infime partie des questions qui étaient posées à l’homme inspiré 240. Schacht, d’autre part, ne prend pas l’exacte mesure 241 de la rupture sociale qu’entraîne l’exil du Prophète à Médine. Désormais se côtoient les Arabes du Sud et ceux du Nord, les Anṣār paysans et les Mecquois commerçants, outre les Juifs : c’est la création d’un ordre juridico-religieux de type nouveau qui s’impose au Prophète 242. Observation d’autant plus fondée que les vues de Schacht sur la Sunna se heurtent à des travaux qui réhabilitent la conception traditionnelle. Bravmann a montré que si le Coran n’associe pas le mot sunna à l’Envoyé de Dieu, Muḥammad avait eu intimement conscience d’instaurer, par un ascendant exercé sur ses fidèles, une conduite normative, inédite et exemplaire 243. Cette évidence ressortait d’une lecture attentive de la Sīra d’Ibn Hišām et des Ṭabaqāt d’Ibn Sa‘d où, même si l’expression sunnat rasūl Allāh n’apparaissait pas, l’idée était indubitablement présente. En cela le Prophète ne s’écartait nullement des usages fermement établis dans la Péninsule, l’action d’un chef mémorable pouvant y être érigée en sunna 244. En outre, il apparut à cet auteur que les expressions sīrat ḫalīfat Allāh, sīrat rasūl Allāh, présentes dans des textes datés du califat de Médine, avaient un sens voisin de “Sunna du Prophète” 245. Celle-ci, en conséquence, remontait bien à l’islam primitif, même si, en revanche, il n’est pas permis d’affirmer en toute certitude que la sunna nabawiyya fut instituée en norme gouvernementale 246. La minutieuse recension, effectuée par Anṣārī, de la terminologie juridico-religieuse employée par les légistes de cette période (Šāfi‘ī, Abū Yūsuf, Šaybānī...) aboutit à de semblables conclusions : « The conclusion emerges that the word sunna was used in a multiplicity of meanings, especially with reference to the Prophet and the Companions, but it was increasingly tending towards its more restrictive connotation » 247. Quant à l’expression maḍat al-sunna, Bravmann put montrer,
237. S.D. GOITEIN, « The Birth-Hour of Muslim Law », article repris dans ses Studies in Islamic History and Institutions, Leyde, 1966, p.126-134. 238. Article cité, p. 133. 239. Cf. Cor. II, 217-222 ; IV, 127-130 ; V, 4 ; VIII, 1. 240. H. MOTZKI, « Die Entstehung », article cité, p. 158. 241. J. SHACHT, Introduction, op. cit., p. 21-22. 242. H. MOTZKI, « Entstehung », article cité, p. 155 ; G. BERGSTRÄSSER, Grundzüge, op. cit., p. 8. 243. M.M. BRAVMANN, The Spiritual Background of Early Islām, Leyde, 1972, p. 168-174. 244. Op. cit., p. 175. Le terme sunna est d’ailleurs associé aux premiers califes, comme à des personnages placés sous leur autorité ; les textes classiques ne voient pas de conflit entre elle et la sunna nabawiyya : N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 27. 245. M.M. BRAVMANN, The Spiritual Background, op. cit., p. 124 ; p. 134-137. À ces témoignages, on peut ajouter ceux du Kitāb al-Umm, VII, Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī où, en maint endroit, est rapportée l’obéissance des premiers califes aux sunan prophétiques. 246. P. CRONE et M. HINDS, God’s Caliph, Cambridge, 1987, p. 72. 247. Z.I. ANṢĀRĪ « Islamic Juridical Terminology before Šāfi‘ī », Arabica, XIX (1972), p. 282.
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Chapitre I contrairement à la compréhension erronée de Schacht, qu’il ne s’agissait pas d’une norme extra-islamique entrée dans le nouvel empire 248. Si Crones et Hinds récusent l’idée que les califes omeyyades aient donné force exécutoire à la Loi élaborée par les ‘ulamā’, ils ne s’autorisent plus à parler d’un vide légal dans l’Islam primitif 249. Bien au contraire, les résultats de leur enquête n’ont rien d’incompatible, fondamentalement, avec la thèse traditionnelle et la manière dont celle-ci envisage la polémique originelle autour des uṣūl : « les vicaires de l’Envoyé de Dieu » ont dit et redit qu’ils appliquaient les lois de Dieu (al-aḥkām, ḥudūd Allāh, šarā’i‘ Allāh, al-farā’iḍ). Le Hadith est certes encore absent de leur discours, mais les sources de la loi nouvelle sont le Coran, la Sunna, elles incluent les mesures de leurs prédécesseurs, leur propre ra’y, mais aussi l’exemple prophétique. Ces normes pénétraient la religion, la jurisprudence, l’administration 250 et Crone rejette l’idée d’une islamisation de la pratique administrative 251. Schacht, comme Tyan, attribue aux cadis un rôle prépondérant dans l’“islamisation” du droit existant et voyait en eux des ahl al-ra’y 252. Mais un irritant problème demeure en suspens dans cette théorie : si ces hommes pieux islamisaient le droit, en vertu de quelles normes islamiques le faisaient-ils ? La thèse traditionnelle, nous l’avons vu, invoque pour l’expliquer l’existence contemporaine des uṣūl. Schacht, quant à lui, répond de manière extrêmement vague : reconnaissant que le Coran restait très insuffisant, qu’il n’entrait pas dans les détails exigés par la nouvelle situation, il avance la “pratique coutumière”, puis les “idées religieuses et morales” partagées par ces pieux personnages 253. Affirmation exactement semblable à celle de Goldziher, tout aussi spéculative, et d’autant plus faible que les cadis, à cette époque, comptent une proportion déjà notable de traditionnistes, c’est-à-dire d’ahl al-ḥadīṯ 254. Ce témoignage, résultant de sources déjà connues et exploitées par Schacht et Tyan, a valeur de contre-épreuve 255. D’autre part, il semble que le rôle attribué aux cadis ait été exagéré 256. Enfin, Juynboll, quoiqu’il refuse d’admettre que le ṭalab al-‘ilm soit prouvé de si bonne heure concernant le Hadith prophétique, concède qu’il portait sur la tradi-
248. M.M. BRAVMANN, The Spiritual Background op. cit., p. 137 ; l’expression sunna māḍiya n’est pas le contraire de sunna qa’ima : Cf. N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 28. 249. P. CRONE et M. HINDS, God’s Caliph, loc. cit. 250. P. CRONE et M. HINDS, God’s Caliph, op. cit., p. 46-54. 251. P. CRONE, Roman, Provincial..., op. cit., p. 15. 252. J. SCHACHT, Introduction, op. cit., p. 33 ; Origins, op. cit., p. 190-213. Il emprunte en effet à É. Tyan (Organisation, op. cit., p. 121) l’idée que la judicature, sous les Omeyyades, était indépendante du pouvoir califal (J. SCHACHT, Introduction, op. cit., p. 32). Toutefois, il ne pensait pas, comme Tyan, que les Arabes avaient emprunté leur système judiciaire aux Byzantins (A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 96-97). 253. J. SCHACHT, Introduction, op. cit., p. 33. 254. Le fait avait déjà été signalé par Fück (« The Role of Traditionalism », article cité, p. 105). Il fut ensuite confirmé de manière précise par Juynboll (Muslim Tradition, op. cit., p. 94). L’auteur donne pour chaque métropole de l’Empire (ibid., p. 47-94) la proportion des traditionnistes parmi les juges ; cf. les diagrammes suggestifs des pages 92-93. Pour Baṣra, voir aussi la liste donnée par M.M. AZMI, On Schacht’s, op. cit., p. 21-22. 255. Goldziher l’admettait déjà pour le Ier s. Il cite (Études, op. cit., p. 40-44) le nom de Makḥūl (ob. 112/730), et Juynboll (Muslim Tradition, op. cit., p. 67) celui de Masrūq b. l-Aǧda‘ (ob. 63/682). 256. H. MOTZKI, « Die Entstehung », article cité, p. 166.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif tion lato sensu, c’est-à-dire les enseignements des Compagnons et des Successeurs 257. Autre argument qui contribue à affaiblir implicitement la théorie en question, puisque c’est reconnaître un facteur qui invite à relativiser l’indépendance des écoles locales et à y substituer l’idée d’une discussion précoce et unifiée sur les uṣūl. V. Panorama sommaire des recherches récentes Dans l’immédiat après-guerre, la théorie de Schacht, largement consensuelle, avait imposé un cadre unique de recherches. Cette situation n’est plus vraie actuellement. Quelque cinquante ans plus tard, une approche diversifiée se fait jour sur les origines du fiqh ; il est même permis d’affirmer que les directions suivies sont foncièrement divergentes. Si l’une d’elles demeure fidèle à la démarche hypercritique inaugurée par Goldziher, une autre tendance se dessine qui, consciente des difficultés inhérentes à celle-ci, refuse d’adopter un paradigme préconçu et explore des voies inédites. Or, c’est là, sans reprendre purement et simplement la thèse traditionnelle, faire paradoxalement retour à des hypothèses déjà suggérées par l’orientalisme d’avant-guerre. Il serait hasardeux de pronostiquer qu’un avenir proche sonnera le glas de l’hypercriticisme ; mais un ensemble de résultats féconds laisse présager que nous sommes à la veille d’une théorie nouvelle. 1. Les travaux du courant“révisionniste” 258 Ils aboutissent, dans l’ensemble, à des conclusions bien plus radicales que celles de leurs devanciers, justifiant ainsi l’avertissement lancé par E. Gräf en 1959 259. Pour nous en tenir au fiqh et au hadīṯ, ce jugement s’applique à des auteurs tels que Crone, Calder, et, dans une moindre mesure, Powers et Juynboll. La thèse de Patricia Crone 260 pourrait apparaître, de prime abord, comme une simple variante de l’explication par les influences. L’auteur, consciente que les droits étrangers n’ont guère laissé d’héritage tangible dans la civilisation islamique, réaffirme néanmoins la validité de cette hypothèse explicative : elle veut trouver ladite influence dans le droit coutumier provincial − qui n’était lui-même qu’une adaptation locale du droit byzantin − en usage chez les populations du Proche-Orient avant l’arrivée des Arabes. Repensée dans le moule conceptuel de la Loi juive, cette jurisprudence aurait donné naissance à la šarī‘a. L’auteur tente d’en apporter la démonstration sur l’exemple du lien de clientèle (walā’) contracté entre autochtones et conquérants. Il est à noter que P. Crone, au terme de son étude, parle plus modestement d’une « hypothèse de
257. Muslim Tradition, op. cit., p. 79. D’après Abbott (Studies, II, op. cit., p. 40 sqq.), la pratique était généralisée au Ier s. 258. Nous nous permettons ce calque du mot anglais « revisonist », sans y attacher, naturellement, les connotations politiques que ce terme a fini par prendre en français ; il est employé pour désigner de manière générale la remise en cause hypercritique de l’orientalisme classique, cf. J. KOREN – Y. NEVO, « Methodological Approaches to Islamic Studies », Der Islam, Bd 68 (1991-1), p. 87-107. 259. Cf. supra, n. 192. 260. Roman, Provincial and Islamic Law. The Origins of Islamic Patronate, Cambridge, 1987.
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Chapitre I travail » 261, et que celle-ci n’a pas été accueillie avec la même faveur que ses aînées 262. C’est sans doute le signe que la thèse des influences a perdu de son actualité. Nous ferons seulement remarquer ici que cette approche du problème s’avère périlleuse à maints égards. Par une singulière inconséquence, l’auteur, dans son chapitre initial, ne tient pas l’influence juive pour mieux prouvée que les autres ; or celle-ci reparaît dans le cours de son étude comme base de travail parce qu’elle est nécessaire pour étayer son autre hypothèse... Plus grave encore, P. Crone fait du jeu des influences le mécanisme cette fois unique de l’élaboration de la šarī‘a, uṣūl et furū‘ compris : explication réductrice, pour ne pas dire simpliste, à laquelle ne s’était risqué aucun des pionniers de l’orientalisme moderne. C’est en effet faire table rase − elle est en cela fidèle à ses précédents ouvrages − des données de la tradition arabo-musulmane, impropres, selon elle, à constituer une source historique. Mais pourquoi faire alors tant de références aux ouvrages de fiqh 263 ? D’autre part, P. Crone reste muette sur la manière dont elle harmonise ces idées nouvelles avec celles qu’elle exprimait naguère dans un ouvrage sur l’origine des normes islamiques 264... S’il lui faut, enfin, rechercher un modèle juif antérieur, que ne voit-elle que cette documentation historique récusée par elle lui fournirait des indices autrement solides ? 265 Mais c’est alors faire naître la šarī‘a un siècle plus tôt, et l’hypothèse d’une influence décisive exercée par la coutume provinciale perd sa raison d’être. D’autre part, dans la logique, vue plus haut, de l’explication par les influences, P. Crone tient naturellement pour apocryphes toutes les traditions remontant aux premières générations. De ce fait, une bonne partie des difficultés exposées précédemment demeure, et notamment l’origine de l’islamisation des normes : si des matériaux exogènes ont été retraités dans le cadre de la Loi juive, d’où vient une fois encore le refus par les premiers musulmans de donner son véritable nom à un emprunt qu’ils reconnaissaient pour légitime ? Au nom de quels critères procédaient-ils à un tri ? Avec N. Calder, nous quittons le terrain mesuré des hypothèses pour aborder une synthèse ambitieuse et plus radicale encore 266. Il se propose d’unifier l’ensem-
261. Ibid., p. 99. 262. La réfutation la plus argumentée en a été donnée par W. Hallaq (« The Use and Abuse of Evidence », dans Law and Legal Theory in Classical and Medieval Islam, Aldershot, 1995, chapitre IX). Il apporte la preuve du caractère très insuffisant de cette démonstration : P. Crone commet plus d’un contre-sens dans sa lecture des textes juridiques, et les hypothèses plus anciennes sur l’origine pré-islamique du walā’ gardent leur valeur. On lira aussi les critiques de D. Powers (« On bequests in early Islam »), Cilardo (Origine, p. 207-211), Motzki (compte-rendu de l’ouvrage de Crone in Der Islam, Bd 65 (1988), p. 342-345 ; cf. aussi, du même, Die Anfänge, op. cit., p. 47-48) et Calder (Studies, op. cit., p. 209-210). Voir aussi U. MITTER, Das frühislamische Patronat. Eine Untersuchung zur Rolle der fremden Elemente bei der Entwicklung des islamisches Rechts, Ergon Verlag, Würzburg, 2006. 263. P. Crone n’a donc pas tenu compte de cette grave erreur méthodologique qui s’adresse à tout le courant hypercritique de l’orientalisme contemporain (G. SCHŒLER, Charakter und Authentie der muslimischen Überlierferung über das Leben Mohammeds, Walter de Gruyter, Berlin, 1996, p. 13, n. 57. 264. P. CRONE et M. HINDS, God’s Caliph, op. cit., chapitre 4. 265. Des Compagnons éminents (‘Alī b. Abī Ṭālib, Salmān al-Fārisī, Zayd b. Ṯābit, Abū Hurayra...) sont réputés avoir acquis une connaissance approfondie des écritures judéo-chrétiennes (N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 8-9). 266. N. CALDER, Studies in Early Muslim Jurisprudence, Oxford, 1993.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif ble du courant hypercritique antérieur 267. Récusant la thèse traditionnelle comme une construction de “théologiens” 268, Calder entend achever le travail de déconstruction historique entrepris dans les domaines du tafsīr et du Hadith pour l’étendre à celui du fiqh. Goldziher avait défait l’articulation entre le Prophète et son Hadith ; Schacht, celle du fiqh avec la Sunna ; Wansbrough, celle de Muḥammad avec le texte révélé. À son tour Calder, sur cette base jugée par lui acquise, entend rompre le « lien fictif » entre les écoles juridiques et leurs prétendus fondateurs. Un des impératifs de sa méthodologie − trait qu’il partage avec tout le courant hypercritique 269−, est d’écarter d’emblée et définitivement les ouvrages historiques et biographiques de la littérature arabe 270. La reconstruction proposée, que l’auteur conçoit comme la répétition d’un processus déjà entamé dans l’histoire du Talmud 271, serait à périodiser de la manière suivante 272 : le fiqh aurait connu à sa naissance un stade exclusivement oral, dans lequel l’écriture ne se serait introduite que très progressivement pour ne se généraliser qu’aux alentours de 250 H : cet enseignement utilisait des cahiers (note-books) à usage strictement privé, où figuraient les bribes de leçons professées 273 dans des lieux divers : mosquées, cours de gouverneurs, places publiques, voire marchés 274. Ces notes, Calder les appelle « segments » : indéfiniment transmissibles d’un condisciple à un autre, sans cesse recopiés et réécrits, leur contenu était essentiellement mouvant 275 et constitue la matière des ouvrages de fiqh qui ne furent rédigés, à proprement parler, qu’à partir du milieu du IIIe siècle. Les indices de cette étape exclusivement orale, Calder les décèle dans le vocabulaire employé dans les disciplines islamiques : ḥadīṯ, taḏakkara, samā‘, maǧlis, etc., où toute référence à l’écriture est absente 276. Vient ensuite la phase proprement livresque du fiqh, mais l’instabilité des sources ne cesse pas pour autant : le matériau originel, désormais écrit, continue à se transformer de manière anonyme, par un phénomène d’organic growth, et ne se fixe définitivement que plus tard, dans les
267. Ibid., introduction, p. IV. 268. Ibid., p. VI. Le lecteur est laissé dans l’ignorance de ce que Calder entend précisément par ce terme. La lecture de l’ouvrage fait soupçonner que cette relecture “cléricale” de l’histoire s’est opérée à partir du IVe s. 269. On aura noté qu’après Goldziher, c’est une rupture qui est intervenue dans l’attitude du courant hypercritique envers les sources, et non seulement un durcissement : l’orientaliste hongrois se contentait de sélectionner dans celles-ci les informations favorables à ses thèses. À présent, les théories de ses successeurs éliminent un pan entier de la documentation. 270. Ibid.., p. 171. Seraient-ils suspects de verser dans la théologie ? 271. Ibid., chapitre 7, § VII. 272. Ibid., chapitres 7, 8 et 9. 273. On retrouve ici l’idée, déjà formulée par I. Goldziher (Études sur la Tradition islamique, op. cit., p. 263-268), des scripta personnels antérieurs aux premiers ouvrages de sunan. La durée du phénomène est maintenant considérablement étirée. La question des rapports entre oralité et écriture, effleurée par ce pionnier, n’a cessé par la suite de servir de pivot au débat sur l’authenticité des textes originels du fiqh et du Hadith. 274. N. CALDER, Studies, op. cit., p. 164. 275. Si l’écriture n’est plus capable de fixer l’oralité, de lui ôter son caractère précaire, quelle fonction pouvait-elle bien remplir ? 276. Abbott avait par avance réfuté cette objection (Studies on Arabic Papyri, II, op. cit., p. 57 et 63) : la terminologie de la communication écrite fut simplement empruntée à celle de la transmission orale, parce que celle-ci lui fut antérieure.
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Chapitre I traités reconnus comme faisant autorité. De ce fait, il serait vain de chercher à connaître la doctrine des fondateurs d’école : ils ont vécu avant 250 H et, d’ailleurs, leur rôle décisif dans la genèse des maḏāhib est une idée tardive, une illusion rétrospective 277. Calder se refuse à envisager la mise en place de procédures destinées à contrôler le contenu ou la circulation de l’information (l’isnād, le taḥammul al-‘ilm) : au IIe siècle, tout cela n’existait pas, il s’agit là d’une relecture « théologique » de l’histoire originelle, d’une justification anachronique introduite après-coup 278. La thèse contraire est écartée par lui en quelques lignes 279. On relève dans son ouvrage, de manière à la faire cadrer avec sa théorie, la re-traduction de certains termes dont la signification est pourtant depuis longtemps reçue dans l’orientalisme 280. Sur le processus de l’islamisation du droit qui, nous l’avons vu, demeure la pierre d’achoppement de toutes les théories révisionnistes, Calder, dans un chapitre consacré à ce sujet 281, n’apporte aucune idée ni précision nouvelles et, dans le cadre proposé par Wansbrough, se contente de durcir l’hypothèse de Schacht. Arguant que l’Islam n’aurait aucun point de départ chronologique ou géographique, ses Studies en font la simple continuation de civilisations proche-orientales antérieures, une transition locale entre l’Antiquité et le Moyen-Âge, ce qui l’aurait rendu d’autant plus réceptif aux influences environnantes 282. De ce fait, il faudrait exclure toute « filiation génétique » entre le droit bédouin de la Ǧāhiliyya et la jurisprudence de la šarī‘a. Il en résulte que les normes légales (al-aḥkām) ne sont, à l’origine, que la réponse sociale anonyme, « filtrée par les savants de la communauté », à des problèmes quotidiens, « le jeu réciproque (inter-play) entre la théorisation (patterning) académique et la pratique sociale ». Le modèle de Schacht, qui pourtant exerce ici indéniablement son emprise, ne gagne aucune démonstration plus précise, aucun perfectionnement : Calder invoque l’argument e silentio 283, parle simplement de la sunna de Médine, du ‘amal 284... Les écoles locales ont même disparu, diluées dans ce concept plus flou de « pratique sociale » ; elles sont d’ailleurs trop précoces, il faut retarder la date de naissance du fiqh, en tant que discipline constituée, d’un siècle au moins : c’est la phase de « conceptualisation » qui, succèdant à celle d’une expression communautaire, répond à des problèmes sociaux. Nous atteignons pour ainsi dire, avec la théorie de Calder, la limite extrême de la méthodologie révisionniste et probablement l’aboutissement de l’hypercriticisme :
277. N. CALDER, Studies, op. cit., p. 174-178. 278. Op. cit., p. 171-179. On aura noté le rôle considérable qu’une fois encore l’hypothèse de la falsification des sources occupe dans cette théorie hypercritique. 279. Op. cit., p. 194-195, où il cite nommément H. Motzki. 280. Ainsi ahl al-ra’y = “juristes” ; ahl al-ḥadīṯ = “transmetteurs” ; ḥadīṯ = “conversation”, etc. 281. Op. cit., chapitre 8 : « The origins of norms ». 282. Op. cit., p. 201. Falsification des textes et influences restent les deux invariants du modèle révisionniste. Maintenant, ce n’est plus seulement la loi qui est tirée de l’étranger : l’Islam tout entier est pour ainsi dire un emprunt de l’extérieur : il est sans lieu, ni date, ni acte de naissance. 283. La prétendue absence de référence explicite au Coran dans le Muwaṭṭa’ de Mālik, l’un des arguments avancés par Wansbrough, a été réfutée récemment par Y. Dutton (The Origins of Islamic Law. The Qur’an, the Muwaṭṭa’ and Madinan ‘Amal, Richmond, 1999, p. 61-63 ; p. 161). 284. N. CALDER, Studies, op. cit., p. 198.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif on ne voit guère, en effet, à quel saut qualitatif, à quelle avancée nouvelle celui-ci pourrait désormais conduire, sinon peut-être à une mise en doute de l’historicité de Muḥammad. Il n’est sans doute pas hasardeux de considérer ce dernier-né des théories “révisionnistes” comme un rejeton ab intestat... En bref, ce modèle possède en effet un caractère conjectural comme aucun n’en avait présenté avant lui : il suffit de parcourir l’analyse faite par l’auteur, dans la première partie de l’ouvrage, de quelques pages tirées des écrits malikites, šāfi‘ites ou hanéfites primitifs. Il a été jugé plus sévèrement encore que l’ouvrage de Crone 285. Son application au malikisme est très problématique et nous-même aurons l’occasion de montrer, dans la suite de cette étude, que la théorie de cet auteur ne s’accorde avec aucune des données relative à Šāfi‘ī et son école 286. Daniel Powers est l’auteur d’une thèse 287 qui, consacrée au droit successoral islamique, peut elle aussi être qualifiée de révisionniste dans son approche, même si l’auteur ne partage pas l’idée de Schacht selon laquelle le ‘ilm al-farā’iḍ serait pour l’essentiel une création du IIe siècle de l’hégire : au contraire, selon Powers, il date de l’âge de la Révélation. Mais il suppose que cette jurisprudence primitive, qu’il appelle « droit successoral proto-islamique », disparut au cours des deux premières générations, pour être rapidement remplacée par la théorie classique, qu’il considère de ce fait comme une « théorie surimposée ». L’explication est à rechercher dans des « manipulations » opérées sur le texte coranique en vue d’écarter les prétentions alides au califat. De là des contradictions apparentes entre versets, et les interprétations divergentes auxquelles elles donnèrent lieu chez les Compagnons. D. Powers entend en restituer la signification véritable − notamment celle du mot kalāla, ou de Cor. IV, 12 − et considère qu’à l’origine, c’est à dire du vivant de Muḥammad, les versets successoraux n’abrogeaient aucunement les versets testamentaires. Cette théorie, bien qu’argumentée de façon séduisante, ne laisse point d’être encore largement spéculative : le spécialiste actuel du droit successoral islamique qu’est A. Cilardo lui oppose des arguments pertinents 288 : le sens que Powers prête au mot kalāla n’est attesté dans aucun des dictionnaires arabes médiévaux ; le verbe awraṯa, qui figure dans les versets coraniques en question, reçoit une acception indéfendable dans sa théorie ; aucune source sunnite, chiite, zaydite ou autre ne contient de référence à la nouvelle exégèse proposée par D. Powers pour le verset précité ; l’auteur, enfin, commet parfois des contresens dans la lecture des sources. En conclusion, Cilardo affirme que la thèse traditionnelle concernant le droit successoral reste entièrement valable et que celle de Powers ne saurait revendiquer un surcroît de scientificité.
285. J. BURTON, « Rewriting the Time-table of Early Islam », J.A.O.S., n° 115-3 (1995), p. 453-462 ; M. MURANYI, « Die frühe Rechtsliteratur zwischen Quellenanalyse und Fiktion », Islamic Law and Society 4-2 (1997), p. 224-241 (les objections de ce dernier auteur acquièrent d’autant plus de valeur qu’elles sont fondées sur le corpus de textes, récemment découverts, de la première littérature mālikite) ; Y. DUTTON, « ‘Amal versus Ḥadīṯ in Islamic Law : The Case of sadl al-yadayn », Islamic Law and Society 3 (1996), p. 1340 ; ID., compte-rendu de l’ouvrage de Calder in Journal of Islamic Studies 5 (1994) ; H. MOTZKI, « The Prophet and the Cat : on Dating Mālik’s Muwaṭṭa’ and Legal Traditions », J.S.A.I. 22 (1998), p. 1-21. 286. Cf. ci-après, chapitre III, § IV. 287. Studies in Qur’an and Hadīth, the Formation of Islamic Theories on Inheritance, Berkeley, 1989. L’auteur résume son ouvrage aux p. 183-188. 288. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 189-192.
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Chapitre I Du côté du Hadith, les travaux de G.H.A. Juynboll partent de la méthodologie proposée par Schacht, sans y déroger en rien, ni s’arrêter aux objections de principe émises contre elle par certains spécialistes et exposées dans la section précédente. En outre, à la différence d’Abbott, ou de Robson, son prédécesseur dans cette discipline 289, Juynboll fait abstraction des ouvrages classiques écrits par les musulmans eux-mêmes sur le sujet, sujet qu’ils ont pourtant honoré d’une riche littérature. Il se limite à la critique des transmetteurs, sur la base d’ouvrages tels que le Tahḏīb al-Tahḏīb d’Ibn Ḥaǧar et la Tuḥfat al-ašrāf bi-ma‘rifat al-aṭrāf d’al-Mizzī, tout en reconnaissant l’exceptionnel intérêt que présentent les compilations précanoniques récemment éditées, le Muṣannaf d’Ibn Abī Šayba et celui de ‘Abd al-Razzāq al-Ṣan‘ānī 290. On doit à Juynboll, outre un ouvrage principal 291, plusieurs articles qui sont venus le compléter 292. Il s’estime fondé à jeter une suspicion globale sur l’authenticité de la Tradition musulmane 293, mais son jugement gagne en précision et en nuance : l’ensemble des dicta remontant à la première génération est moins inventé ou falsifié que faussement attribué au Prophète et à son entourage ; il émane vraisemblablement de vénérables personnages, difficilement identifiables, des deux premiers siècles de l’hégire et reflète, de ce fait, les opinions de la société musulmane contemporaine. Il est seulement permis de parler d’une authenticité globale de la Tradition musulmane 294, qui reste, en conséquence, un document à exploiter pour l’histoire de cette période. Néanmoins, de telles conclusions demeurent suspendues à la seule analyse des chaînes d’isnād ; on constate par ailleurs que l’auteur emprunte ses idées directrices à Goldziher : le rôle des mu‘ammarūn − qui correspond à ce qu’il appelle l’« age-trick » − celui des sermonnaires populaires (quṣṣāṣ), le ra’y des autorités déguisé en hadith 295... On a contesté récemment la possibilité d’identifier par une telle méthode l’origine géographique ou temporelle d’une tradition 296. Comme Calder, du reste, Juynboll ne semble
289. La liste des articles de Robson figure in J. BURTON, An Introduction to the Ḥadīth, Edimbourg, p. 206. 290. « Some Notes on Islam’s First fuqahā’ », in G.H.A. JUYNBOLL, Studies on the Origins and Uses of Islamic Ḥadīṯ, Aldershot, 1996, p. 309-310. Ces recueils contiennent une majorité de traditions incomplètes sous le rapport de l’isnād, mawqūfāt et marāsil. De ce fait, elles seraient moins suspectes de falsifications postérieures. 291. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., Cambridge, 1983. 292. Ils ont été rassemblés dans la collection des Variorum Reprints, à l’exception d’un article (« On the Origins of the Arabic Prose : Reflections on Authenticity », in G.H.A. JUYNBOLL (éd.), Studies on the First Century of Islamic Society, “Papers on Islamic History, v. 5”, Carbondale, 1982, p. 161-176). Le premier chapitre de Muslim Tradition, op. cit., expose lui aussi les idées essentielles de l’auteur sur l’origine et l’authenticité du Hadith. 293. ID., « Nāfi‘ the Son of ‘Umar », dans Studies on the Origins, op. cit., p. 207. Ce constat s’étend au ḥadīṯ mutawātir, qui ne présenterait pas de meilleure garantie que les autres (ID., Muslim Tradition, op. cit., p. 98). 294. ID., « On the Origins of Arabic Prose », article cité, p. 174 ; Muslim Tradition, op. cit., p. 6-7. 295. I. GOLDZIHER, Études sur la Tradition musulmane, op. cit., p. 197-213. 296. Cf. les répliques de Motzki (« Quo vadis Ḥadīṯ-Forschung ? », Der Islam 73 (1996), p. 40-80 ; 193231) à l’article de Juynboll sur le Hadith de Nāfi‘ (Der Islam, 70 (1993), p. 207-244) ; Nāfi‘ est un personnage qui entre dans l’une des chaînes d’isnād les plus estimées par les traditionnistes.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif pas avoir pris l’exacte mesure de la réorientation actuelle des études sur le Hadith 297. Rendons toutefois cette justice à l’auteur que, dans le cadre d’une méthodologie directement issue des présupposés de Schacht, il exprime ses conclusions avec de prudentes réserves 298, ce qui permet d’évaluer objectivement celle-ci a posteriori. On lui doit aussi d’avoir fait avancer une question d’importance, celle de la date de naissance de l’isnād. La fitna, dans le dictum d’Ibn Sīrīn dont il a été question plus haut, serait à interpréter comme la deuxième des trois : l’opinion de Juynboll est ainsi à mi-chemin entre la position traditionnelle et celle de Schacht 299. Van Ess a objecté à cette datation que le Kitāb al-irǧā’, dû à Ḥasan b. al-Ḥanafiyya (ob. 100/718), contient déjà le terme de fitna et fait référence à la première 300. Les recherches ultérieures de Juynboll n’ont guère apporté sur la question de preuve supplémentaire 301 et, de ce fait, la datation traditionnelle ne saurait être considérée comme caduque. Quoi qu’il en soit, le débat a permis de donner définitivement raison à l’opinion d’Horovitz, de Fück, de Watt, et de ruiner l’estimation de Schacht 302. Mentionnons incidemment qu’une autre déclaration d’Ibn Sīrīn, rapportée par Šāfi‘ī, va dans le sens de ces conclusions 303. La contribution la plus solide de Juynboll restera sans doute une analyse beaucoup plus fine des isnād-s, demeurée rudimentaire chez son devancier et réduite à la découverte du common link. Il a, à cette fin, créé une terminologie nouvelle 304 : bundle, strand, partial common link, inverted common link, dive, spider, etc. Elle le conduit aux résultats suivants : les common links, entiers ou partiels, sont les transmetteurs véritables des traditions ou les responsables de leur mise en circulation, mais il faut considérer les chaînes uni-linéaires (single strands) − variété du ḫabar al-wāḥid des anciens auteurs − comme suspectes : leurs transmetteurs sont des créations fictives 305, et cette conclusion doit être étendue aux bundles avec common link lorsqu’ils sont dépourvus de partial common link plus récent. Juynboll observe qu’au premier siècle, la plupart des chaînes reliant le Prophète au premier common link sont de ce type : elles sont donc l’œuvre consciente des experts dans la science des transmetteurs 306.
297. Cf. son compte-rendu de l’étude de Motzki : « New Perspectives in the Study of Early Islamic Jurisprudence ? », Bibliotheca Orientalis, 49 (1992), p. 358-364. 298. Il se déclare totalement démuni pour détecter une forgerie dans le matn des hadiths. Sa critique porte exclusivement sur la valeur du ‘ilm al-riğāl (cf. G.H.A. JUYNBOLL, « On the Origins... », article cité, p. 173-174). 299. Cette interprétation résulte d’un inventaire du terme dans les premières sources historiques (cf. G.H.A. JUYNBOLL, « The date of the great fitna », Arabica, XX, 1973, p. 142-159). On peut légitimement douter qu’un tel inventaire soit complet, les ouvrages de cette époque manquant encore de spécialisation ; d’autre part les témoignages en question ne sont pas vraiment concluants, notamment pour les occurrences IV, VI et XIV, et l’auteur ne les tient que pour des présomptions. 300. Arabica XXII (1975), p. 49. 301. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 17-20 ; ID., « Muslim’s Introduction to his Ṣaḥīḥ », J.S.A.I., V (1984), p. 309-311. 302. Cf. supra, § III et § IV. 303. Kitāb al-Umm, II, p. 137, l. 26, où Ibn Sīrīn (ob. 110/728) déplore qu’un hadith soit mursal. 304. Celle-ci est rappelée au début de ses principaux articles. 305. G.H.A. JUYNBOLL, « Some Isnād-analytical Methods », dans Studies on the Origins, op. cit., p. 352. 306. ID., « Nāfi‘ », article cité. Ce fait peut simplement s’expliquer par l’évolution de l’isnād aux Ier-IIe s., comme la retracent d’autres recherches en cours, dont nous parlons plus loin dans ce chapitre.
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Chapitre I La Tradition réputée prophétique n’est, dans son ensemble, que propos d’Anciens “remontés” artificiellement par la technique du raf‘ jusqu’au fondateur de l’islam . 2. Les recherches du courant “anti-révisionniste” Faute de meilleure dénomination, nous regroupons ici les travaux de quelques chercheurs contemporains qui, observant une distance plus ou moins grande vis-à-vis de la thèse de Goldziher-Schacht, ont de ce fait un point de départ commun. L’épithète d’anti-révisionniste se justifie d’ailleurs par les résultats auxquels ceux-ci sont parvenus : comme nous l’avons dit au début de cette section, ils réhabilitent en partie la thèse traditionnelle. Ce courant a été inauguré en 1967 par Nabia Abbott 307. Cette publication bien documentée présentait l’intérêt d’éditer et d’analyser les plus anciens papyri − de 125 à 225 environ 308 − identifiés à cette date. Le commentaire que l’auteur entreprit de leur adjoindre fut pour elle l’occasion d’une investigation approfondie dans les littératures, négligées par Schacht, du ‘ilm al-ḥadīṯ et du ‘ilm al-riǧāl 309. Abbott est amenée à refuser toute concession aux thèses révisionnistes : elle tient pour authentiques les données recueillies par des sources postérieures sur les deux premiers siècle de l’hégire, tout en proposant parfois une interprétation personnelle 310. Les papyri confirment les informations plus tardives 311, confortant ainsi chez cette experte en paléographie arabe une attitude de principe. Aussi prend-elle résolument position, dans le débat sur la question de l’écriture aux deux premiers siècles de l’Islam, en faveur de la thèse traditionnelle, et considère-t-elle comme inéluctable l’avènement d’un tournant dans les études de ses illustres devanciers : In view of the considerable amount of hadith-recording in the second half of the first century and the phenomenal acceleration of literary activity and development of literary forms in the time of Zuhrī and immediately thereafter, why do modern scholars still lean heavily toward the view that, until well into the third century, oral communication was the main channel for the transmission of Tradition ? The answer lies partly in the history of Islamic studies, particularly in the West, in the nineteenth and twentieth centuries [...] That (Goldziher) overlooked certain phenomena and was misled by later Islamic interpretation of early Islamic cultural history is thus understandable. He, like most of his contemporaries, minimized the tangible cultural developments of the ‘Umayyad period
307. N. ABBOTT, Studies in Arabic Papyri, II : Qur’anic Commentary and Tradition, Chicago, 1967. 308. Depuis lors, R. Khoury a édité certains papyri du fonds Schott-Reinhardt (P.S.R.) de Heidelberg [sur cette documentation, cf. GAL, I, p. 256], mais l’ouvrage le plus ancien date de 229/843 ; seule une missive du gouverneur omeyyade Qurra b. Sarīk remonte au Ier s. (R.G. KHOURY, ‘Abdallāh b. Lahī‘a, op. cit., p. 225). 309. Elle ajoutait des sources également négligées jusqu’alors, comme le Ǧamī’ bayān al-‘ilm wa faḍli-hi, d’Ibn ‘Abd al-Barr, le Taqyīd al-‘ilm de Baġdādī, etc. 310. Elle affirme, par exemple, que c’est à l’instigation du calife Hišām, et non de ‘Umar II, comme nous l’avons mentionné plus haut, que Zuhrī entreprit de réunir le Hadith des provinces (N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 33). 311. Cette remarque vaut aussi pour Motzki, Muranyi, et Khoury. Le croisement de sources d’époque différente est donc une constante méthodologique du courant anti-révisionniste. Nous aurons l’occasion de montrer au chapitre suivant que cette démarche s’avère également féconde dans le cas de Šāfi‘ī.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif and continued therefore to stress the role of oral transmission [...] and thus fixed the pattern for the next generation of students of Tradition, most of whom seldom ventured beyond the paths already traced 312.
Abbott a donné, dans une introduction à l’analyse des manuscrits, l’essentiel des informations traditionnelles sur les thèmes suivants : la naissance et l’évolution de l’écriture aux origines de la littérature arabe, les supports matériels employés à l’époque, le commerce des ouvrages, le vocabulaire de la transmission, la riḥla fī ṭalab al-‘ilm, la prolifération des traditions au IIe siècle, l’authenticité du Hadith et la mise en place de sa critique. On le voit, elle reprenait les questions examinées par Goldziher dans le tome II de ses Muhammedanische Studien au point où celui-ci les avait laissées. Il ne fait pas de doute qu’à ses yeux le ḥadīṯ nabawī ou ṣahābī a commencé d’être mis par écrit dès la génération des Compagnons, qui en possédaient des recueils à leur usage privé. Il faut en conclure qu’il a été le second en date des uṣūl al-fiqh dès le Ier siècle, et qu’il fut seulement ensuite complété par le ra’y, l’iǧmā‘ ou le qiyās 313. Il est intéressant de noter que l’auteur partageait initialement, sur cette question, une prise de position révisionniste 314. La fluidité qu’on prête au contenu du Hadith contemporain doit être avancée avec prudence : le IIe siècle disposait de moyens éprouvés pour le contrôler, des manuscrits se transmettaient à l’intérieur d’une même lignée familiale, et les voyages accomplis par les transmetteurs, dès la plus haute époque, assuraient la diffusion de copies 315. Le Hedjaz, et notamment Médine, fut le pays d’origine du Hadith et le berceau de son étude 316. Abbott étudie l’implication des califes omeyyades dans sa fixation, puis consacre un long développement à Zuhrī 317 et son temps : c’est dès 130/747 que l’interdiction de noter les traditions recula irréversiblement 318. En ce qui concerne la critique des traditions, l’auteur est amenée à réviser l’idée qu’elle se serait bornée à l’examen de l’isnād 319. Elle découvre aussi qu’on s’appuie encore largement, au IIe siècle, sur le ḥadīṯ ṣahābī, qui diminuera considérablement dans les compilations canoniques de traditions rédigées au IIIe siècle 320 : les trois-quarts des traditions contenues dans les treize papyri édités sont celles de Compagnons et de Successeurs 321. L’étude de ces documents permet à l’auteur d’ébaucher le suivi d’un traitement littéraire du Hadith. Abbott conclut ainsi ses recherches : (1) Zuhrī and his contemporaries received from their predecessors a genuine core of the sayings and deeds of Muḥammad together with a genuine core of the sayings and deeds of the Companions and Successors along with some accretions that through human falli-
312. N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 63-64. 313. Ibid., p. 12. 314. Ibid.., p. 17. 315. Ibid., p. 40 sqq. ; p. 82-83. 316. Ibid., p. 81. 317.Ibid., p. 30-40. 318. Ibid., p. 35. 319. Ibid., p. 73-77. 320. De ces données, il est permis d’inférer que la critique du Hadith incluait à cette époque une comparaison entre ḥadīṯ ṣaḥābī et ḥadīṯ nabawī. 321. Ibid., p. 77.
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Chapitre I bility had been absorbed into both categories. (2) The great part of this material received a fixed literary form during the age of Zuhrī and the later ‘Umayyads. (3) Thereafter, deliberate tampering with either the content or the isnād’s of the Prophet’s Tradition [...] may have passed undetected by ordinary transmitters, but not by the aggregate of the ever-watchful, basically honest [...] master traditionists and hadith critics. Shafi’i‛s insistence on the Prophet’s Tradition, therefore, does not argue for wholesale fabrication of this category in his day, as Schacht believe, but illustrates the high level of selectivity and priority for the Prophet’s Tradition that had already been reached by that time 322.
L’étude d’Abbott eut pour mérite principal d’attirer l’attention sur un nombre considérable d’informations passées jusque-là sous silence. Il existe un témoignage massif en faveur de l’écriture aux origines de l’Islam, dont le plus édifiant est peut-être indirect 323. Cohérent, dépourvu d’élément légendaire, répudiant toute sélection arbitraire des informations, le tableau d’ensemble laisse une impression de vérité historique et ne pouvait être négligé. S’il n’a pas, nous l’avons vu, désarmé ni réduit au silence les tenants de l’hypercriticisme, nul doute qu’il fut à l’origine d’une approche nouvelle de l’orientalisme sur la question qui nous occupe. On peut d’ailleurs observer que l’analyse de ces manuscrits n’a pas été contestée. Une coïncidence fit que la deuxième partie des Studies in arabic papyri paraissait au moment où deux auteurs publiaient des résultats comparables : F. Sezgin et A‘ẓamī [Azmi] 324. Le premier constate lui aussi que les sources classiques contiennent un grand nombre de renseignements sur l’activité intellectuelle des musulmans aux deux premiers siècles de l’hégire. Elles lui permettent de réécrire une histoire du Hadith et du tafsīr en accord avec les données traditionnelles − ainsi qu’avec les conclusions de N. Abbott 325 −, et trace même l’ambitieux programme d’une reconstruction possible des premiers tafsīr-s coraniques à partir des commentaires postérieurs 326. La thèse souffrait toutefois de s’appuyer exclusivement sur des références tardives. D’autre part, les partisans de l’hypercriticisme peuvent toujours arguer qu’une preuve irrécusable fait toujours défaut pour la période la plus ancienne : les textes les plus anciens ne remontent pas au-delà du IIe siècle 327 et, dépourvus d’autographe, ils laissent pour seule possibilité une datation présumée qu’Abbott obtient par inférence. L’objection est plus sérieuse et,
322. Ibid., p. 83. 323. Nous voulons parler de la diversité des récipients nécessaires aux manuscrits (Abbott n’en dénombre pas moins de 27 termes dans les textes relatifs à la haute époque, cf. la liste in ID., Studies, II, op. cit., p. 43, n. 80, de la destruction de documents, ou encore de la concurrence entre oralité et écriture durant la période originelle. 324. Ces deux auteurs orientaux ne se considèrent sans doute pas comme des orientalistes ; nous les citons néanmoins dans cette étude parce qu’ils ont publié leurs travaux dans le cadre de revues scientifiques occidentales. 325. GAS, I (1967), p. 53-87. 326. Ce dernier projet ne fait toutefois pas l’accord de tous les islamologues ; pour l’état de la question, cf. A. RIPPIN, « The Present Status of tafsīr Studies », dans The Muslim World, LXXII, 3-4 (1982), p. 229239. 327. L’objection vaut naturellement pour les papyri étudiés par Abbott, Khoury et Azmi, comme pour la ṣaḥīfat de Hammām b. Munabbih éditée par Muḥammad Ḥamidullah (éditions Maṭba‘at al-maǧma‘ al-‘ilmī al-‘arabī, Damas, 1953) et le Ǧāmi‘ de Ma‘mar b. Rašīd par Sezgin (Türkiyat, vol. 12 (1955), p. 115-134).
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif de ce fait, l’hypothèse d’une transmission restée largement orale avant l’entreprise de Zuhrī ne saurait être écartée. Quant à A‘ẓamī, un premier ouvrage 328 sur le même sujet lui donna l’occasion de rejeter la théorie de Schacht sur quelques points (l’authenticité de l’isnād, sa datation, la prolifération des traditions...). Quelques années plus tard, il publiait sur le même sujet une réfutation beaucoup plus détaillée, où les Origins of Muhammadan Jurisprudence étaient discutés cette fois au cas par cas, à l’aide de sources que Schacht n’avait pu connaître ou exploiter 329. Toutefois, l’œuvre d’A‘ẓamī n’est pas entièrement négative : si ses vues sur les origines du fiqh peuvent être qualifiées de simple réaffirmation de la thèse traditionnelle 330, ses ouvrages complètent remarquablement le travail d’Abbott par les informations qu’ils contiennent sur les mêmes sujets : les supports de l’écriture, le taḥammul al-‘ilm, l’activité intellectuelle des premiers transmetteurs. On lui doit en outre l’édition de quelques fragments des premiers recueils de hadiths 331. G. Schoeler a repris, dans une série d’articles 332, la question de l’écriture aux trois premiers siècles de l’islam et de ses rapports avec l’oralité. L’intérêt de cette contribution est de faire le point, après la publication d’Abbott, sur les monographies relatives à la première production littéraire arabe (adab, histoire, tafsīr, Hadith...). Il s’en dégage un tableau d’ensemble qui, s’il se démarque de celui d’Abbott, n’en est pas moins une réfutation implicite de l’hypercriticisme. En effet, l’auteur s’interdit de parler d’une littérature écrite au Ier siècle, le Coran en étant le seul témoignage indiscutable 333 ; mais le problème de l’authenticité des sources ne se pose plus en termes d’invention ou de manipulation délibérée de l’information. Toutes les œuvres primitives, à la lumière des travaux récents, attestent l’existence, dans des modalités diverses, de structures didactiques instituées dans le courant du IIe siècle, bien que leur uniformisation − les règles classiques du taḥammul al-‘ilm − ne fût pas encore réalisée. Elles reposaient certes sur un enseignement oral, mais celui-ci comportait ordinairement la prise de
328. M.M. AZMI [= A‘ẒAMĪ], Studies in Early Hadith Literature, Indianapolis, 19681. 329. ID., On Schacht’s “Origin’s of Muḥammadan Jurisprudence”, New York, 1985. Avec la documentation utilisée par Schacht, et des sources que celui-ci ne pouvait exploiter, telle la Ḥuǧǧa ‘alā ahl al-Madīna de Šaybānī, ou le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq, l’ouvrage d’Azmi eut le mérite d’opposer de façon parfois convaincante une démonstration dirigée contre la thèse des Origins. Il arrive à Schacht de ne pas comprendre certains textes (ex. p. 100, 126, 140, 146...) ; de passer sous silence des témoignages qui infirment ses propres conclusions (p. 58, 61, p. 106, 130, 133, 147...) ; de ne pas mentionner des querelles d’interprétation auxquelles, très tôt, certaines traditions ont donné lieu (p. 141) ; d’en ignorer le contexte historique (p. 146) ; de ne pas détecter un hadith dans la formulation d’un juriste (p. 146) ; d’omettre le fait qu’un isnād tardif est de chaîne moins complète que dans sa version plus ancienne (p. 130), etc. 330. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 137-156 ; v. aussi H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 41-44, pour les faiblesses méthodologiques de l’exposé historique d’Azmi. 331. M.M. AZMI, Studies, op. cit., p. 266-277 ; il faut y ajouter le Musnad d’al-Ḥumaydī, m. 219/834 (sur lui, cf. GAS, I, p. 101, n° 30 ; T. NAGEL, The History of Islamic Theology From Muhammad to the Present, M. Wiener, Princeton, 2000, p. 128-130). Cf. aussi ci-après, chapitre II, n. 318. 332. Dans différents articles parus dans Der Islam de 1985 à 1992 : « Die Frage der mündlichen oder schriftlichen Überlieferung der Wissenschaften im Islam » ; « Weiteres zur Frage... » ; « Mündliche Thora und Hadith... » ; « Schreiben und Veröffentlichen zu Verwendung und Funktion der Schrift... » (réf. plus complètes en bibliogr.). 333. Charakter und Authentie der muslimischen Überlierferung über das Leben Mohammeds, Walter de Gruyter, Berlin, 1996, p. 21.
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Chapitre I notes par les disciples. Le maître faisait un exposé public (Vorlesung, Vortrug), à partir de ses propres documents écrits. Il lui arrivait, en présence d’autres disciples, d’en varier le contenu − ceci expliquerait en particulier que les versions du Muwaṭṭa’ de Mālik b. Anas soient différentes. Il est prouvé, dans d’autres cas, que le maître communiquait ses propres notes (Aufzeichnungen) à des auditeurs choisis (comme pour le tafsīr de Warqā’). D’autre part, ceux-ci écrivaient sous la dictée du maître ou bien retranscrivaient son enseignement après-coup − quelquefois bien plus tard −, et les notes circulaient d’un disciple à l’autre. Autant de facteurs qui concouraient à la variété des voies de transmission et des textes, comme à la singularité de chaque œuvre. Ainsi, les tafsīr-s d’Ibn Abī Naǧīḥ ou de Zuhrī remontent à un auteur unique, et il en va de même pour les deux originaux du Kitāb al-kabīr d’Ibn Isḥāq, dont l’un est une version officielle exigée par le calife. En revanche, les commentaires coraniques de Muǧāhid ou de Ṭabarī ont subi les retouches effectuées par des générations successives de transmetteurs. L’auteur est d’avis que de telles notes ont dû exister dès la fin du Ier siècle au plus tard 334. Il n’est donc pas question, comme le croit Calder, de la circulation incontrôlable d’un matériau anonyme et fluctuant. Cet auteur a conçu son modèle sans prêter attention aux travaux récents sur le Lehrbetrieb tel que la recherche contemporaine invite à le reconstituer. Si kitāb ne désigne pas un livre à proprement parler, rien, dans l’enquête de Schoeler, ne fait allusion aux « cahiers » individuels tels que se les imagine l’auteur des Studies in Early Muslim Jurisprudence. Bien au contraire, il y a transmission d’un texte véritable, en ce sens qu’il s’agit de la version « entendue » − plus exactement auditionnée par le maître lui-même − d’un document écrit, une riwāya masmū‘a. Ainsi, à haute époque, l’écrit et l’oral ne s’excluent pas : ils se complètent et sont considérés comme indispensables l’un à l’autre pour garantir tant la fiabilité que la stabilité du contenu de l’enseignement 335. C’est là, très vraisemblablement, le premier visage du taḥammul al-‘ilm, qui connaît au IIe siècle ses premiers tâtonnements. Un jour nouveau éclaire les querelles contemporaines autour de la licéité de la notation écrite et la rivalité entre les deux modes de la communication 336. Schoeler montre enfin que ces structures didactiques ne sont pas propres à la communauté islamique primitive 337. Elles trouvent leurs précédents dans l’Antiquité tardive (école alexandrine, judaïsme contemporain) ; les écrits (kutub) issus d’un enseignement oral (samā‘) évoquent les hyponêmata qui pouvaient devenir des livres (syngrammata). À la matière des sciences islamiques Schoeler ne lui assigne pas d’autre origine, pour la période considérée, que le Prophète lui-même, instruisant dans la mosquée 338 ; leur forme, en revanche, est représentée par cette institution pédagogique originale, et doit être recherchée dans l’héritage antique, par l’entremise probable des mawālī.
334. Elles seraient attestées pour l’un des premiers compilateurs des matériaux de la Sīra, ‘Urwa b. alZubayr (ob. 94/712 ; ID., Charakter und Authentie, op. cit., p. 166-167). 335. Le phénomène avait déjà été relevé par Abbott : cf. ses Studies, II, op. cit., p. 82. 336. Pour une approche, sur ce problème, plus critique vis-à-vis des sources, cf. M. COOK, « The Opponents of the Writing of Tradition in Early Islam », Arabica, 44 (1997), p. 437-530. 337. G. SCHŒLER, « Weiteres... », Der Islam 66 (1989), p. 42-43. 338. Op. cit., p. 45.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif Il importe de souligner que cette synthèse de l’auteur vaut moins par son originalité qu’en ce qu’elle révèle une convergence des recherches récentes et leur tendance commune : un retour à une approche textuelle qui ne concède rien à l’hypercriticisme. Nous verrons que dans le cadre ainsi proposé, le problème posé par la composition de la volumineuse compilation qu’est le Kitāb al-Umm, reçoit une solution plausible. On a récemment partagé le même jugement pour le Kitāb de Sībawayhi 339. Il est réconfortant de constater que le tableau d’ensemble n’est pas en contradiction avec celui que d’autres chercheurs, tel Abbott, A‘ẓamī ou van Ess 340, ont reconstitué à partir de sources plus tardives. Dans le domaine du fiqh et du Hadith, le renouveau n’est sans doute pas mieux marqué que par les travaux de Kister, Motzki et Muranyi. La voie ouverte par le premier s’avère des plus fécondes pour l’étude du Hadith 341. Contrairement à Schacht qui fondait ses déductions sur la seule analyse des chaînes d’isnād, Kister adopte la démarche exclusive de l’historien et procède ainsi à une critique interne du matn. Il rassemble toutes les variantes disponibles d’un ḫabar, identifiées par leur premier transmetteur ; les textes retenus − certains épisodes de la Sīra − sont ceux qui n’ont guère reçu droit de cité dans les recueils canoniques, ils relèvent du genre ġarīb. Cette méthode, remarquons-le, permet de dépasser les limites inhérentes à la méthodologie d’un Juynboll ; quant à la suspicion que celui-ci pourrait jeter sur le premier transmetteur, elle est aisément levée par le fait que les variantes en question sont précisément celles qui s’écartent du textus receptus de la biographie du Prophète. On ne peut qu’être frappé par la minutie du chercheur et la masse documentaire qu’il met en œuvre. Il s’emploie à réunir toutes les recensions disponibles d’un hadith dans les sources les plus diverses et de toute époque, y compris les documents manuscrits. Fastidieuse en soi, la tâche est rendue d’autant plus pénible que l’édition de mainte référence est médiocre. Un premier résultat est de confirmer non seulement l’intérêt mais encore la fiabilité des sources tardives : chacune d’entre elles ayant sa propre voie de transmission, elle mérite l’attention du chercheur et peut renseigner sur l’époque primitive. En second lieu, la confrontation des versions révèle un élément invariant qui ne peut être que le noyau originel. Superposées à ce dernier, des strates d’interprétation amplifient le contenu, au gré des prises de position doctrinales, théologiques et légales, ou l’harmonisent avec le canevas de la Sīra canonique. Kister montre, occultée par le filtrage orthodoxe, la variété des sensibilités à l’intérieur de la communauté originelle ; mais le fait le plus marquant est sans doute l’enracinement du Prophète dans les mœurs et les valeurs de la Ǧāhiliyya. Muḥammad manifeste, voire exemplifie des vertus anté-islamiques 342, pratique avant son apostolat des dévotions abolies par le nouveau
339. Cf. G. HUMBERT, Arabica XLIV (1997-4), p. 554. 340. Pour ce dernier auteur, cf. sa Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra, Berlin, 1991-1995, IV, index, s.v. Ḥadīṯ, Überlieferungsmodus. 341. Ses articles ont été réunis dans deux volumes des Variorum Reprints : Studies in Jāhiliyya and Early Islam, Londres, 1980 ; Society and Religion from Jāhiliyya to Islam, Aldershot, 1990. 342. « God Will Never Disgrace Thee », Studies in Jahiliyya, op. cit., étude n° VII.
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Chapitre I culte 343, reste imprégné par la temporalité sacrée de ses contemporains polythéistes 344. D’autres témoignages le révèlent persuadé de l’imminence de la fin du monde 345. Ces recherches intéressent tout autant l’histoire du Hadith que celle du fiqh, puisqu’elles donnent à penser que s’est opérée, du vivant du Prophète la transition consciente d’un ordre légal à un autre 346. Il y a enfin, dans la démarche de Kister, une condamnation implicite de l’hypercriticisme : celui-ci rejetterait d’emblée de tels matériaux au simple motif qu’ils sont contradictoires 347. C’est au contraire cette raison qui engage notre auteur à y porter toute son attention, et « taking them at their face value », à en montrer la portée signifiante ; l’entreprise sous-entend naturellement qu’ils sont authentiques, et prouve aussi que le Hadith prophétique, à haute époque, servait d’outil exégétique. C’est confirmer par un autre biais la conclusion auquelle Burton, nous l’avons vu, est parvenu à propos de l’origine du fiqh. L’œuvre de Kister, enfin, nous invite à penser que le débat sur l’authenticité du Hadith peut commencer à entrevoir une solution, à condition de le porter sur une terre rarement défrichée jusqu’ici 348. C’est avec les recherches de H. Motzki, qui portent à la fois sur le Hadith et le fiqh primitifs, que le même problème s’est vu enrichir d’une contribution notable. L’auteur s’est avant tout proposé, par une méthode originale, de démontrer l’authenticité du Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq al-Ṣan‘ānī, source de toute première importance pour l’étude des traditions pré-canoniques 349. Mais sa thèse contient aussi d’importantes indications sur la genèse du fiqh dans l’école de La Mecque durant les deux premiers siècles, c’est-à-dire depuis son origine même. Il en résulte une remise en cause de la théorie de Schacht dans son ensemble. Le Muṣannaf contient essentiellement les traditions recueillies par trois transmetteurs : Ma‘mar b. Rašīd (ob. 153/770), Ibn Ǧurayǧ (ob.150/767), Sufyān al-Ṯawrī (ob. 169/785), et dans une faible mesure, Sufyān b. ‘Uyayna (ob. 198/813). L’analyse de Motzki a consisté à définir ce qu’il appelle le « profil » d’un transmetteur individuel, c’est-à-dire le spectre de tous les paramètres relatifs à l’isnād ou au matn : les quantités relatives de responsa, d’opinions personnel-
343. « At-tahannut : an Inquiry into the Meaning of a Term », ibid., étude n° V ; « A Bag of Meat (ibid., étude n° VI, le Prophète offre à un ḥanīf de la viande sacrifiée aux idoles). 344. « Rajab is the Month of God », ibid., étude n° XII ; « Sha‘bān is My Month » dans Society and Religion, op. cit., étude n° XI. 345. « A Booth Like the Booth of Moses », Studies, op. cit., étude n° VIII. 346. La question de la Loi sacrée observée par le Prophète avant la Révélation coranique, censée abroger celle-ci (nasḫ), est étudiée dans les ouvrages d’uṣūl al-fiqh. 347. Comparer, par exemple, son étude sur le hadith ḥaddiṯū ‘an banī Isrā’il wa lā ḥaraǧa (Studies, op. cit., n° XIV), à celle de Juynboll à propos du dictum contenu dans la même tradition (man kaḏaba ‘alayya..., in G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 96-133). 348. Implication dont Kister est tout à fait conscient ; cf. la déclaration de son disciple U. Rubin à son sujet, dans The Eye of the Beholder, op. cit., p. 3. 349. Cette étude a fait l’objet de son travail principal, Die Anfänge der islamischen Jurisprudenz (Stuttgart, 1991). Il existe de cet ouvrage une traduction anglaise : The Origins of Islamic Jurisprudence. Meccan Fiqh before the Classical Schools, trans. by M.H. Katz, Leyde, Brill, 2002. Auparavant, l’auteur avait exposé sa méthode et ses premiers résultats dans un article en anglais : « The Muṣannaf of ‘Abd al-Razzāq al-Ṣan‘ānī », J.N.E.S., 1991, p. 1 sqq.). Pour ses idées concernant la naissance et la formation du fiqh jusqu’à l’apparition des maḏāhib, cf. « Die Entstehung des islamischen Rechts », dans Der Islamische Orient, Grundzüge seiner Geschichte, Ergon, Würzburg, 1998, pp. 151-172.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif les, de dicta, de propos rapportés d’un tiers (Prophète, Compagnon, autre référence), le caractère direct ou non de la transmission, la présence ou l’anonymat des maillons, la formule qui l’introduit, etc. Le résultat le plus remarquable obtenu par l’application de cette méthode est le suivant : chaque transmetteur, à chaque génération, possède un « profil » distinct, individuel et irréductible aux autres. La seule conclusion qui s’impose est la nécessité d’exclure toute entreprise globale de falsification du matériau, “rétrojection”, invention ou autre, puisqu’une manipulation opérée après-coup n’aurait pas manqué de se détecter, sur un dépouillement de cette ampleur, à quelque indice dans les paramètres, qualitatif ou quantitatif, comme des constantes ou des répétitions. En outre, puisque ce résultat vaut pour chaque stade de la transmission, nous sommes fondés à considérer que le recueil donne des informations fiables sur la plus haute époque, celle du Prophète et des Compagnons. La technique de Motzki est incapable, naturellement, de suivre le retraitement littéraire de l’information originelle au cours de la transmission. Sa valeur réside en ce qu’elle dépasse, par l’emploi de la statistique, l’empirisme de ses prédécesseurs. D’autre part, les quatre traditionnistes cités plus haut ne sont en rien quelconques : ils sont précisément considérés par la Tradition comme les auteurs de la première littérature (awā’il) du Hadith proprement dite, celle des masānid, qui succède à l’étape du tadwīn al-sunna représentée par Ibn Šihāb al-Zuhrī 350. Le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq est donc un outil privilégié pour l’étude historique du Hadith lato sensu. Motzki est ainsi en mesure de prouver, sur plusieurs exemples, notamment la fameuse maxime al-walad li-l-firāš 351, que l’analyse faite par Schacht de certains hadiths doit être considérée comme caduque. De ce fait, il propose sur un cas précis, dans un article récent, une méthode d’analyse qui ne doit rien à celle de Juynboll 352. Mais c’est aussi pour l’histoire de l’isnād que son étude apporte de nouveaux jalons. En ce qui concerne l’état du fiqh au Ier siècle, nous avons déjà signalé, au cours de ce chapitre, quelques-unes des critiques adressées par l’auteur au modèle hypercritique. La contribution, cette fois positive, apportée par l’étude du Muṣannaf, est de faire entrevoir une issue à la contradiction, jusqu’ici réputée insurmontable, entre les théories qui font l’objet de ce chapitre. Il faut toutefois noter que les idées de Motzki sur la question se rapprochent notablement de la thèse traditionnelle. La constatation n’a rien de surprenant lorsqu’on s’avise que les conclusions auxquelles conduit l’analyse du recueil, pour les écoles de La Mecque et du Hedjaz tout au moins, sont aux antipodes de la reconstruction proposée par Schacht dans ses Origins. Dès la fin du Ier siècle, l’information circule entre les métropoles 353. Le Coran, dans sa vulgate othmanienne, occupe une place centrale dans le fiqh d’un grand disciple d’Ibn ‘Abbās, ‘Aṭā’ b. Abī
350. Pour un exposé traditionnel de l’histoire de cette discipline, cf. M.Z. SIDDIQI, Ḥadīth Literature, Calcutta, 1961 et, en langue arabe, Muḥammad b. Ǧa‘far AL-KATTĀNĪ, al-Risāla al-mustaṭrafa, Damas, 1964. 351. « The Muṣannaf... », article cité ; pour d’autres exemples, cf. ID., Die Anfänge, op. cit., p. 113, p. 119124, 130-133, 143-149. 352. ID., « The Prophet and the Cat », J.S.A.I., 22 (1998), p. 18-22. 353. ID., Anfänge, op. cit., p. 95-96.
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Chapitre I Rabāḥ 354 , qui dépend de ce seul Compagnon 355 dans ses opinions légales. Le Hadith prophétique n’est pas inconnu des fatwas de ce Successeur, mais il se rencontre en faible quantité. De ce fait, il peut avoir circulé longtemps sans avoir compté comme l’un des uṣūl 356. Mais il n’est pas permis d’en inférer qu’il ne jouait pas ce rôle à l’époque de ‘Aṭā’ : il est seulement possible de prouver, dans certains cas, qu’un hadith prophétique connu de ‘Aṭā’ n’est pas une référence pour son ra’y. Si ce résultat devait être généralisé, il traduirait le fait suivant : le Hadith prophétique n’était pas utilisé, à cette époque, indépendamment du fiqh propre aux Compagnons mais, dès la seconde moitié du Ier siècle, il aurait commencé à s’imposer progressivement comme autorité légiférante à côté de leur ra’y 357. Le fiqh du Hedjaz n’est pas plus récent que celui d’Irak 358 ; quant aux discussions sur les uṣūl, y compris celles sur le nāsiḫ wa l-mansūḫ, elles sont antérieures à 150 359. Les recherches effectuées par M. Muranyi 360 sur les débuts de l’école malikite sont venues elles aussi apporter un éclairage capital sur la transmission du fiqh du Hedjaz au tournant du IIIe siècle. Cet orientaliste a dépouillé un très ancien fonds de manuscrits conservés dans la grande mosquée de Kairouan. Ces documents sur papyrus sont tous des unica de l’école malikite d’Occident, parfois d’Orient, datés pour la plupart du IIIe siècle. Ils contiennent les copies identifiées d’œuvres antérieures, qui toutefois ne remontent pas jusqu’au Ier siècle. Elles sont signées des contemporains ou des disciples de Mālik b. Anas : Asad b. l-Furāt, Ašhab, Ibn Wahb, ‘Abd Allāh b. ‘Abd al-Ḥakam... Or ces textes sont ceux-là même qui servirent de sources directes pour les premières grandes compilations classiques de l’école malikite : la Mudawwana et la Muḫtaliṭa de Saḥnūn (ob. 240/854), le Kitāb al-nawādir wa l-ziyādat d’Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī (ob. 386/996), la Wāḍiḥa fī l-sunan wa l-fiqh d’Ibn Ḥabīb (ob. 238/852), ou les traités postérieurs (d’Ibn ‘Abd al-Barr, d’al-Bāǧī, d’Ibn Rušd). Le collationnement des textes avec ces sources inédites permet de juger de la fidélité remarquable des compilateurs aux originaux et de reconstruire avec certitude la première littérature malikite de Mālik à Saḥnūn. On constate en outre que les données contenues dans les ouvrages historicobiographiques de l’école (al-Dībāǧ al-muḏahhab, Tartīb al-madārik, etc.) recoupent les informations tirées des manuscrits. Il est même possible de se faire une idée du fiqh antérieur à Mālik. Muranyi a procédé lui-même à l’édition de quelques-uns des papyri parmi les plus anciens 361. Non seulement ces publications enrichissent le corpus des textes édités, elles bousculent encore les grandes thèses du courant hypercritique.
354. Ibid., p. 105, 139. ‘Aṭā’ fait état de lectures dissidentes que lui transmet Ibn ‘Abbās. 355. Ibid., p. 112. 356. Ibid., p. 114. 357. ID., « The Muṣannaf », article cité, p. 20-21. 358. ID., Anfänge, op. cit., p. 125-126. 359. Ibid., p. 142. 360. Pour une présentation générale de ses travaux, cf. l’introduction de son dernier ouvrage : Beiträge zur Rechts- und Hadīṯgelehrsamkeit der Mālikiyya, Harrassowitz, Wiesbaden, 1998. 361. Le Kitāb al-ḥaǧǧ de ‘Abd al-‘Azīz b. ‘Abdallāh al-Māǧišūn (ob. 164/780) ; le Ǧāmi‘ d’Ibn Wahb (ob. 197/812) ; l’ouvrage contient son tafsīr et son fiqh) ainsi qu’un fragment du Muwaṭṭa’ d’Ibn Wahb, qui recoupe et complète celui déjà édité par J. David-Weill en 1939.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif Le Kitāb al-haǧǧ d’al-Māǧišūn permet de démontrer que le Hadith prophétique joue un rôle dans le fiqh dès le début du IIe siècle 362 ; mais ce faqīh représente un courant qui, évincé par la suite, a pour caractéristique d’ignorer l’isnād et la critique du Hadith de son temps, ce qu’atteste chez lui l’emploi de la formule balaġa-nā en tête de transmission 363. Cette tendance, déjà combattue par certains contemporains, à l’exception de Mālik, subsistera au IIIe siècle. On ne peut manquer de noter la convergence entre ces constatations et les résultats obtenus par Motzki au terme de son enquête sur l’isnād aux Ier-IIe siècles. Rapprochement d’autant plus justifié que ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ a largement influencé le fiqh médinois 364. En conséquence, on peut se demander si, au milieu du IIe siècle, il est permis de parler de deux écoles indépendantes, celle de La Mecque et celle de Médine. Il est probable que la compétition entre les fuqahā’ des deux cités a été exagérée. Ils devaient constituer un milieu intellectuel 365 dont les légistes d’Ifrīqyā recueilleront l’héritage à l’époque aghlabide. Nous verrons que Šāfi‘ī, qui doit sans doute autant à l’une qu’à l’autre, est au fond assez représentatif des légistes de cette époque et de cette partie de l’empire musulman. Le Ǧāmi‘ d’Ibn Wahb permet quant à lui d’« abroger », comme le déclare l’auteur non sans humour, le scepticisme de Calder quant à l’existence d’ouvrages au IIe siècle, ainsi que la théorie de Wansbrough sur l’inexistence d’un canon scripturaire avant le IIe siècle. En effet, cette source exprime déjà des principes exégétiques : l’arabité du Coran, le rôle des qirā’āt, l’abrogation des versets. Or, Ibn Wahb hérite d’un kitāb de Zayd b. Aslam (ob. 136/753), donc de matériaux du Ier siècle, même si un contact direct entre les deux hommes n’est pas pleinement établi 366. Enfin, l’école malikite du IIIe siècle en Ifrīqyā ne se réduit pas à la simple conservation du Muwaṭṭa’ de Mālik. Elle recueille aussi le ra’y de ce dernier, absent dans cet ouvrage, et reflète par ailleurs la diversité des opinions formulées par les contemporains médinois de Mālik. Loin d’être monolithique, elle discute encore longtemps de la place du ra’y et du Hadith comme source légiférante. Nous sommes donc loin de l’idée selon laquelle le principe fondamental de Šāfi‘ī, l’autorité exclusive conférée à la Sunna prophétique, aurait rapidement fait école 367. Il nous faut enfin faire une allusion aux recherches de A. Cilardo, qui, sans être spécialement consacrées au fiqh primitif, s’inscrivent à l’occasion en faux contre les orientations actuelles du courant hypercritique. Ses travaux l’amènent en effet à soulever l’hypothèse que « les normes contenues dans le Coran ne sont rien d’autre que des modifications, ajustements, ou changements radicaux des règles en vigueur à l’épo-
362. ID., Ein altes Fragment medinischer Jurisprudenz aus Qairawān, Stuttgart, 1985, p. 90, et notamment n. 239 ; ID., Abdallāh b. Wahb, Kitāb al-muḥābara, Harrassowitz, 1992, p. 5-7. 363. ID., Ein altes Fragment, op. cit., p. 89 ; sur ce terme, cf. N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 122, 174 ; Muranyi confirme ainsi une constatation déjà faite par Robson sur l’isnād chez Ibn Isḥāq (« Ibn Isḥāq’s Use of the Isnād », article cité, p. 456) : « Ibn Isḥāq often uses phrases like “in what has reached me”, or “it was mentioned to me”, perhaps because he felt the matter was common knowledge requiring no authentification, or [...] it was not necessary to produce authority for this statement ». 364. M. MURANYI, Materialien zur mālikitischen Rechtsliteratur, Wiesbaden, 1993, p. 25-26. 365. ID., ‘Abdallāh b. Wahb, Kitāb al-muḥābara, op. cit., p. 2. 366. ID., ‘Abdallāh b. Wahb, al-Ğāmi‘, die Koranwissenschaften, Wiesbaden, 1992, p. 17-18. 367. ID., Materialien, op. cit., p. 13, 27, 68.
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Chapitre I que pré-islamique », et que les usages non condamnés par le Livre saint ont continué à subsister en totalité. Il repère en particulier leur survivance dans les formulations musulmanes classiques des droits pénal et héréditaire 368. Il est intéressant de constater qu’il rejoint en cela partiellement une affirmation de la thèse traditionnelle, niée par le courant hypercritique 369. VI. Conclusion Ce panorama, le lecteur s’en sera rapidement rendu compte, débouche sur des considérations plus générales, qui relèvent de l’histoire des religions et de l’épistémologie. Nous les laisserons de côté afin de rester dans notre sujet, et nous limiterons dans ce qui suit à quelques remarques qui ne sont pas sans incidence sur la manière d’aborder notre auteur. 1. Deux grands courants s’affrontent manifestement, qui reflètent d’une manière plus générale deux attitudes sur l’islam des origines. En ce qui concerne l’histoire primitive du fiqh, le fossé semble irréconciliable et il s’est durci. Dans le camp orientaliste, il oppose une lecture confiante envers les textes à une autre qui tend de plus en plus à leur dénier une qualité de document exploitable à des fins historiques ou scientifiques. Les faiblesses méthodologiques de l’hypercriticisme ont été relevées plus haut, indépendamment des critiques qui lui sont portées en dehors de l’islamologie. Il y a lieu de se demander pourquoi il y conserve des bastions aussi solides, et pourquoi cette discipline est la seule à détenir un statut aussi spécial chez les arabisants. En ce qui concerne le fiqh, le panorama vu plus haut contribue à l’expliquer. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler à ce propos que bien des caractéristiques communes rapprochaient les sciences arabo-islamiques primitives et que, réciproquement, elles étaient cultivées par les mêmes hommes, à la fois légistes, philologues, exégètes, traditionnistes, récitateurs du Coran, etc. Le résultat essentiel de ce chapitre est le suivant : l’hypercriticisme a une histoire et celle de l’orientalisme aurait pu être autre ; il est donc légitime de reprendre la question
368. A. CILARDO, Teorie, op. cit., p. 199-210. L’auteur rappelle que le Coran s’est assimilé l’antique loi du talion, devenue partie intégrante des ḥudūd dans la šarī‘a, puis donne trois exemples de telles survivances. La mise sur un pied d’égalité successorale du grand-père et des frères germains ou consanguins subsiste dans certains maḏāhib irakiens ou hétérodoxes, contre la nouvelle règle introduite par Zayd b. Ṯābit : il faut donc rejeter l’hypothèse, jadis émise par Schacht, d’une pratique médinoise tardive “rétrojetée” sur ‘Umar. Le fait que l’esclave puisse avoir un droit à l’héritage du de cujus – reconnu dans certaines écoles alides – exclut là encore une attribution fictive à Ibn Mas‘ūd de la règle contraire. Enfin l’échec de la tentative d’islamiser la transmission du walā’ atteste le maintien vivace d’un ancien système agnatique pré-islamique. 369. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 20 ; P. CRONE, Roman, Islamic..., op. cit., p. 2 ; N. CALDER, Studies, op. cit., chapitre 8, « The Origins of Norms »). Les travaux sur le droit préislamique sont rares (aucune entrée sous cette rubrique dans ZWAINI et PETERS, A Bibliography of Islamic Law, 19801993, Leyde, 1994). À la liste donnée par Schacht (Introduction, op. cit., p. 181-183), on peut ajouter R. SOLLFRANK, « Spuren altarabischer Rechtsformen im Koran », Inaug. Dissertation, Tübingen, 1962, et surtout Werner REINERT, « Das Recht in der altarabischen Poesie », Inaug. Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades, Köln, 1963 ; v. aussi J. CHELHOD, « La place de la coutume dans le fiqh primitif », Studia Islamica, LXIV (1986), p. 19-38. Par ailleurs, les traités classiques de fiqh font eux aussi abondamment référence aux coutumes préislamiques contemporaines du Prophète ou abolies par lui.
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif avant le tournant initié par Goldziher, et d’engager la recherche dans une voie nouvelle. Le point de départ peut être la thèse traditionnelle. Celle-ci n’est pas tant une lecture “théologique” qu’une projection anachronique du fiqh de l’époque classique sur la période des origines : elle aboutit à regarder ses procédés intellectuels comme intemporels, puis à les transporter artificiellement dans la période prophétique. Elle sélectionne les informations et les sources qui cadrent avec cette vision, et l’on ne saurait attendre d’elle, naturellement, qu’elle les passe au crible d’une analyse critique. Elle est moins fausse que simplificatrice et appauvrissante. Il est temps de « rouvrir la porte de l’iǧtihād » à son sujet : convaincue que cette histoire est écrite en pleine lumière, elle ferme toute recherche, exclut par avance tout progrès. Elle détient toutefois une supériorité sur la thèse hypercritique : s’appuyant sur les aḫbār, sans exclusivisme, elle en fait une lecture qui ne leur impose pas un cadre explicatif préétabli. Bien que biaisée, elle contient malgré tout des éléments valables. Il est urgent de réanalyser toutes les sources sur lesquelles elle se fonde, et notamment celles qu’ignorait Goldziher. 2. La thèse de celui-ci comporte selon nous une tare originelle, celle de s’être élaborée sur des hypothèses, non sur des faits, à savoir un vide légal du premier siècle, jointe à une croyance de type scientiste, à savoir que les générations postérieures aux Compagnons du Prophète n’auraient hérité de lui aucun propos authentique. Or l’on sait que l’histoire générale du Ier siècle de l’islam est entourée d’épaisses ténèbres : pourquoi ce qui est vrai pour elle ne le serait-il pas du qaḍā’? qu’est-ce qui autorise à se prononcer de manière aussi péremptoire à son sujet ? Schacht, à partir du vide légal supposé, s’employa à lire les sources de fiqh de manière à les faire cadrer avec cette hypothèse de Goldziher sans la modifier essentiellement : à l’invention des traditions, il substitua le principe de “rétrojection” successive qui, quoique plus élaboré, maintenait intacte la théorie précédente. Il est donc difficile de parler de saut qualitatif en ce qui la concerne. Dans l’une et l’autre thèse, il y a tentative d’écrire une histoire du fiqh primitif à partir de celle du droit originel. Pour tenter de surmonter l’impasse dans laquelle s’est durablement enfermée la controverse, il est urgent de se défaire des postulats superflus sur lesquelles se sont bâties ces théories. Tout d’abord, dissocier histoire du fiqh et histoire du droit musulman, et surtout, ne pas tenter d’écrire celle-ci à partir de celle-là. De l’histoire du droit arabo-islamique primitif, nous ne connaissons objectivement pas grand-chose : ni archives ni jugements n’ont été conservés, et nous ne savons quasiment rien de l’organisation des tribunaux. Il convient de laisser cette recherche, qui a ses propres méthodes, aux historiens ; à charge pour eux, lorsqu’une histoire du fiqh aura assez progressé, mais non auparavant, de proposer une nouvelle synthèse entre l’une et l’autre. Il n’est pas dit qu’elle soit faisable ; et si cete impossibilité était définitivement prouvée, il faudrait suspendre un jugement vis-à-vis d’une hypothèse comme celle de Goldziher, selon laquelle les juges auraient été passivement réceptifs à l’argument des traditionnistes. Quant à la nouvelle histoire du fiqh que nous appelons de nos vœux, elle traite des doctrines : elle relève donc d’une autre histoire, celle des idées. Requérant “simplement” le recours aux textes, elle n’a pas les mêmes finalités, ni les mêmes ambitions chronologiques que l’histoire du qaḍā’ : elle ne prétend pas jeter toute la lumière sur la période des origines, encore moins connaître la traduction de ces idées dans la réalité, dans la société et ses institutions. Elle se contenterait de postuler une évolution 75
Chapitre I naturelle des doctrines et, à partir de là, de supputer ce qu’elles ont pu être dans leur enfance. 3. La nature du fiqh fait problème, et cette question n’est pas sans lien avec le regard controversé porté sur son histoire. Ne pas tenir compte de sa nature spécifique, l’identifier de manière réductrice au droit, son équivalent supposé dans une autre culture, ce parti pris a lui aussi compliqué l’histoire de ses origines. Il ne fait pas de doute que, dans son expression classique, le fiqh soit du droit, les juges étant eux-mêmes fuqahā’ et en relation avec les muftis. Mais il n’est pas dit que l’on puisse étendre mécaniquement un tel schéma jusque dans la période des origines. C’est une raison de plus pour séparer leurs histoires respectives. D’autre part, on a depuis longtemps reconnu au fiqh une spécificité, celle d’être une « doctrine des devoirs », plus précisément une morale confessionnelle. Il en résulte qu’il se définit, dans les manuels classiques, comme un droit qui ne s’est pas coupé de son éthique religieuse. Or les premiers textes révèlent eux aussi ce caractère. Le réduire à sa première composante, le désigner comme une “jurisprudence” implique qu’il aurait changé de nature et tourné le dos à ses origines. D’autre part, on passe volontiers sous silence ce fait que sa spécificité réside moins en la coexistence de ses deux éléments que la manière dont il organise les rapports mutuels. Cette structure révèle, pour reprendre l’expression de Bousquet, « l’esprit du fiqh », est c’est elle qu’il invitait à étudier. Or les recherches actuelles à ce sujet sont, aujourd’hui encore, insuffisantes et ce retard contribue, selon nous, à multiplier des incompréhensions tenaces à l’endroit du fiqh. Un regard comparatiste peut ici être éclairant. Il suffit de se référer à la discipline qui, sous ce rapport, s’en rapproche en Occident : non pas, comme on l’a fait jusqu’ici, aux législations modernes ou aux droits positifs, aussi instructifs qu’ils puissent être, mais à la théologie morale du christianisme, qui ne sépare pas le droit de la religion. Certes, de profondes différences de structure sautent aux yeux entre les deux systèmes, sur lesquelles il n’est pas besoin d’insister ici. Elles sont plus apparentes encore lorsqu’on examine le rôle des autorités enseignantes, même si celles-ci font songer au principe le taqlīd envisagé sous son aspect dynamique dans les écoles de fiqh. Mais, d’un autre côté, théologie morale chrétienne et fiqh assignent au droit une place identique par rapport aux lois divines. Dans la théologie morale de l’Église, celui-ci se trouve subordonné à la vertu cardinale de justice : il en est la manifestation pratique dans l’ordre social, légitime et nécessaire comme le Bien commun est nécessaire au bonheur temporel des individus, lui-même ordonné à leur fin surnaturelle. Si l’Église ne crée pas le droit comme dans le cas du fiqh, elle se réserve la prérogative de l’examiner à l’aune du Droit naturel, qu’elle est à même de définir et dont elle admet des expressions diverses selon les époques et les sociétés : lui seul est jugé conforme à la loi divine. C’esst pourquoi les traités de théologie morale vont jusqu’à examiner dans le détail les principes et les dispositions des codes civils, notamment au sujet de la propriété et des différents types de contrats – vente, louage, de travail, d’entreprise, à intérêt, change et rente, contrats secondaires, contrats aléatoires –, mais aussi le droit
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Bilan des travaux sur le fiqh primitif positif des successions 370. Or ce sont là des domaines essentiels des mu‘āmalāt dans le fiqh, qui s’y propose de distribuer à chacun son dû ; et de même, les lois de l’autorité politique, dans la mesure où, théoriquement, elles sont conforme à la šarī‘a, sont regardées comme justes et constituent une siyāsa šar‘iyya. Les règles du fiqh n’ont rien d’arbitraire : leur raison d’être s’exprime en termes de Droit naturel (cf. les maqāṣid al-šar‘iyya, les maṣāliḥ al-mursala, les principes du sadd al-ḏarā’i‘, de l’istiḥsān, etc.), pour peu qu’on ne le considère pas – ce que d’ailleurs l’Église reconnaît – comme un et immuable, mais susceptible de codifications diverses selon la culture, l’histoire, la législation nationale, les coutumes… Théologie morale chrétienne et fiqh sont, de ce point de vue, un, tant dans leurs objectifs éloignés que dans l’origine assignée au Droit. Un faqīh n’aurait rien à redire à la manière dont la théologie chrétienne le définit : La plus haute règle objective de la moralité est la loi éternelle, c’est-à-dire le plan éternel de Dieu selon lequel toute activité créée est ordonnée de toute éternité vers la fin suprême. Dieu a manifesté dans le temps sa volonté par la loi naturelle et la loi divine positive. D’une manière médiate, Dieu manifeste sa volonté par la loi humaine qui est promulguée par l’Église et l’État 371.
En d’autres termes, l’ordre des lois humaines n’est dans le christianisme qu’un aspect des lois divines. Si le faqīh ignore cette subdivision, il partage avec lui l’idée que la loi dans les mu‘āmalāt doit en définitive être rapportée à Dieu et à Sa Volonté régissant l’activité des hommes. Les deux religions ont aussi en commun une définition de la théologie pratique : pour le christianisme, la théologie morale se définit comme un ensemble des règles de conduite, « la science de l’activité volontaire de l’homme, en tant qu’ordonnée à sa fin surnaturelle » 372. Cette formulation s’applique exactement au ‘ilm al-fiqh. La combinaison des ‘ibādāt et des mu‘āmalāt a elle aussi quelque correspondance, mutatis mutandis, avec la théologie morale du christianisme. Mais, ce qui nous importe surtout ici, c’est une certaine manière de concevoir le droit à l’intérieur du cadre ainsi tracé : la théologie se l’annexe et lui assigne une place bien précise. Il ne saurait s’émanciper d’une conception générale de la morale, qui elle-même ne saurait être laissée au libre choix des croyants en fonction de leurs options philosophiques, ne serait-ce qu’en raison de la fin sotérologique assignée à l’homme. Autrement dit, le degré d’autonomie du théologique et de l’éthico-juridique est clairement marqué, ainsi
370. Voici un exemple. Traitant de la nature et de la nécessité du droit de propriété, un manuel (J.B. VITTRANT, S.J., Théologie morale. Bref exposé à l’usage des membres du clergé et spécialement des confesseurs, Beauschesne, Paris, 1953) examine sa légitimité au regard du droit naturel, puis déclare (§ 184) : « dès lors que c’est le Bien Commun qui légitime la propriété privée, la possession en propre des biens extérieurs entraîne des devoirs sociaux qui limiteront et règleront pour les particuliers l’usage des biens leur appartenant. Souvent l’état devra les préciser ». Puis, à propos de la possession imparfaite des biens extérieurs, § 187 : « en cette matière, non seulement le sens des termes, mais encore l’étendue exacte des droits et des devoirs se trouvent le plus souvent fixés par les lois positives, la coutume et les conventions. Aussi, pour connaître avec exactitude les principales manières de posséder imparfaitement, il conviendra ordinairement de nous reporter aux définitions et aux dispositions du Droit positif ». Sont ensuite passés en revue les articles du Code civil relatif à l’usufruit, l’usage et le droit d’habitation, ainsi que les servitudes. 371. R.P. HÉRIBERT JONE, Précis de théologie morale catholique, Casterman, Paris-Tournai, 1941, § 43. 372. J.B. VITTRANT, S.J., Théologie morale, op. cit., 1953, § 1.
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Chapitre I que leur complémentarité et leur rang hiérarchique. Le respect de cette dépendance restitue, selon nous, l’intelligibilité des traités de fiqh, autorise à traduire le terme désignant cette discipline musulmane par « théologie éthico-juridique » et à proposer pour šar‘ī le néologisme de « théo-légal ». Dans les chapitres qui suivent, nous garderons ces considérations à l’esprit. Il nous incombe de situer notre légiste dans l’histoire du fiqh, d’étudier sa doctrine sans postulat hypercritique, et de tenter de montrer comment elle organise les rapports du religieux et du juridique.
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CHAPITRE II ŠĀFI‘Ī DANS LES SOURCES HISTORICO-BIOGRAPHIQUES Avant d’aborder l’œuvre et la doctrine de Šāfi‘ī, nous avons jugé utile de nous renseigner dans les sources historiques, qui apportent sur sa personne quantité de renseignements. Loin s’en faut, toutefois, qu’elles soient en mesure de nous en donner un véritable portrait biographique. Nous donnerons plus loin les raisons de cette impossibilité. Il en va de Šāfi‘ī comme des légistes éponymes des autres maḏāhib, ou des salaf, ces « pieux ancêtres » en qui l’islam voit ses pères fondateurs : une part de leur existence réelle est soustraite à la connaissance historique. Il serait donc vain de prétendre écrire, retrouver ou reconstituer aujourd’hui objectivement leur histoire. Toutefois, l’inconvénient est moindre dans le cadre de cette recherche, puisque nous nous sommes proposé un objectif différent : exploiter ces mêmes sources documentaires en vue de retracer, non pas la biographie, mais le parcours intellectuel de Šāfi‘ī : relever les indices d’une évolution dans sa pensée, d’une maturation de sa doctrine, repérer dans celle-ci d’éventuelles influences. En un mot, éclairer l’œuvre par un itinéraire individuel, selon la méthode habituelle, et introduire ainsi aux chapitres qui suivent. Mais il s’avère que les données historico-biographiques de cette nature sont plutôt rares, et cet objectif pouvait déjà à lui seul paraître ambitieux. Pour obvier à ces difficultés, nous avons croisé les renseignements de l’école avec les données du corpus šāfi‘ien, et cette démarche s’est avérée fructueuse. Même si la part biographique, en tant que telle, est extrêmement mince dans le corpus, il est possible d’en tirer des conclusions qui permettent de contrôler les sources historiques, voire de les compléter par certaines hypothèses. Toutefois, cette méthode n'est pas au-dessus de tout soupçon, dans la mesure où le corpus pose un problème d’authenticité, et que de ce fait les informations qu’on peut en tirer sont, de prime abord, tout aussi problématiques que celles de l’école. À cette objection, on peut répondre qu’il est tout aussi légitime de partir du postulat contraire : on ne saurait préjuger de la réponse sans avoir, au préalable, sondé le document en question au moyen de problématiques indépendantes, car le texte contient peut-être des indices dont il convient de tenir compte pour en juger. Or il nous est apparu que le thème de ce chapitre permettait ce genre de vérification et qu’il corrigeait même, en certains points, les vues traditionnelles sur notre personnage. C’est donc une présomption d’authenticité qui s’est imposée au terme de notre analyse, et l’on en trouvera d’autres indices dans l’étude de la doctrine šāfi‘ienne. Ce premier résultat justifie ainsi le bien-fondé de la méthode suivie et présente l’intérêt non négligeable de conforter les résultats du chapitre suivant. I. Les sources historiques relatives à la vie de Šāfi‘ī Nous disposons principalement, pour connaître la vie de Šāfi‘ī, d’ouvrages consacrés à exalter sa mémoire (manāqib) ou à nous renseigner sur les principaux maîtres,
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Chapitre II à travers les âges, de l’école šāfi‘ite ou d’autres rites (ṭabaqāt) 1. Quant aux études modernes, elles sont encore très insuffisantes 2. Précisons d’emblée que nous n’avons pris en compte que les sources šāfi‘ites. Šāfi‘ī est naturellement cité dans des références de toutes sortes, mais leur dépouillement était hors de proportion avec les limites assignées à cette étude. Il n’est du reste pas certain que cette recherche complémentaire – exception faite, peut-être, de la littérature des autres maḏāhib – apporte quelque chose de vraiment neuf sur l’itinéraire intellectuel de Šāfi‘ī, tant les ouvrages šāfi‘ites abondent de détails sur la vie du fondateur. Tout au plus pourrait-elle aider à lever l’obscurité qui entoure certains événements. C’est qu’en effet, nous le verrons, malgré la richesse des sources en informations, des données essentielles font défaut. La biographie classique de Šāfi‘ī se ramène à des jalons considérés comme marquants pour ses auteurs, mais laisse dans l’ombre bien d’autres aspects. D’irritants problèmes, et non des moindres, demeurent le concernant : citons l’établissement d’une chronologie, fût-elle sommaire, les rapports de Šāfi‘ī avec les autorités établies, la nature exacte de sa dette envers ses maîtres, le nombre de ceux-ci, etc. Nous en sommes réduit à des hypothèses, qui attendront d’être étayées à la faveur de nouvelles sources. S’agissant des ouvrages šāfi‘ites proprement dits, une précaution méthodologique s’imposait : les sources classiques, bien qu’elles se veuillent historiques et puissent être considérées comme telles dans une certaine mesure, accumulent en général sans discernement des matériaux de toute origine. Il apparaît dès la première lecture la nécessité d’y faire un tri, sans parler des épisodes légendaires ou des éléments inventés de toutes pièces 3. Il va sans dire que leurs auteurs se plaçaient dans une perspective
1. La liste est trop longue pour que nous la reproduisions ici. Il suffit, pour la constituer, de réunir celles de F. SEZGIN (GAS, I, p. 485-486, la plupart sont actuellement éditées), et de l’édition Arnawt (Beyrouth, 1982) des Siyar a‘lām al-nubalā’ d’AL-ḎAHABĪ (t. X, p. 5, n. 1). Voir aussi l’introduction du Kitāb alfuqahā’ al-šāfi‘iyya d’Abū ‘Āṣim AL-‘ABBĀDĪ, éd. G. Vitestam, Leyde, 1964, p. 3-5. Pour une liste détaillée des ouvrages de manāqib šāfi‘ites, de toute époque, se reporter à l’édition des Manāqib al-imām alŠāfi‘ī, d’Ibn al-Aṯīr AL-ǦAZARĪ (ob. 606/1209) par Khalīl Ibrāhīm Mullā Ḫāṭir, Riyāḍ, 1990, aux p. 33-44, qui recense au moins 80 titres de ce genre. Il est à noter que la plupart des biographies plus tardives de Šāfi‘ī ne sont pas encore publiées. L’auteur indique les ouvrages, classiques et contemporains, à partir desquels il a compilé cet inventaire. Il donne en outre un choix des travaux actuels, en langue arabe, sur notre personnage (p. 29-30). Toutefois les ṭabaqāt d’autres maḏāhib peuvent contenir, sur Šāfi‘ī, des renseignements ignorés ou passés sous silence par l’école, notamment les ṭabaqāt malikites (le Tartīb al-madārik de Qāḍī ‘Iyāḍ, entre autres), en raison des rapports conflictuels surgis entre Šāfi‘ī, sur la fin de sa vie, et les disciples du Médinois. — Quant aux ṭabaqāt šafi‘ites, la liste d’Ibrāhīm HAFSI (« Recherches sur le genre ṭabaqāt... », Arabica, XXIV (1977), p. 17-24) est à compléter par celle de G. MAKDISI (Ibn ‘Aqīl et la résurgence de l’islam traditionaliste au Xe siècle, Damas, I.F.D., 1963, p. 47-58). Les titres actuellement publiés sont signalés par Cl. GILLIOT (EI2, article Ṭabaqa). Sur les caractéristiques du genre ṭabaqa, ajouter à la bibliog. de cette notice l’article synthétique de W. AL-QĀḌĪ, « Biographical Dictionaries : Inner Structure and Significance », dans G. ATIYEH (éd.), The Book in the Islamic World, New York, 1995. — Pour une vue d’ensemble de l’histoire de l’école šāfi‘ite, cf. H. HALM, Die Ausbreitung der šāfi‘itischen Schule von den Anfängen bis zum 8./14. Jahrhundert, Wiesbaden, 1974 ; pour les IIIe-IVe s., cf. Chr. MELCHERT, The Formation of the Sunnī Schools of Law, Leyde, 1997, p. 68-115. 2. Pour la liste, cf. l’annexe bibliographique. 3. Nous en verrons plusieurs dans le cours de ce chapitre. Citons ici comme exemple les circonstances merveilleuses de sa rencontre avec Mālik. La tendance existe déjà chez Bayhaqī. Elle s’amplifie chez les auteurs tardifs qui, comme le šāfi‘ite al-Nawawī (Tahḏīb al-asmā’ wa l-luġāt, Idārat al-ṭibā‘a al-miṣriyya, Caire, s.d., I, p. 47) y souscrivent naïvement. On peut en lire une traduction chez F. WÜSTENFELD, Der
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques tout autre que celle d’un historien moderne : leur finalité inavouée était de faire coïncider le fondateur du maḏhab avec un schéma idéal et préétabli, conforme à l’image que la communauté, plus ou moins rapidement après la mort de celui-ci, se fait des « pieux anciens » 4. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les biographies suivant l’ordre chronologique. Deux traits principaux s’en dégagent. Dans les ouvrages plus tardifs, une biographie romancée se met en place, où se repèrent chez leurs auteurs des procédés relevant de l’analyse littéraire : goût pour l’anecdotique et le merveilleux, volonté de suppléer au silence des premiers ouvrages dont ils dépendent, tendance à enchaîner des informations décousues en une relation suivie, à télescoper celles-ci, à les faire se compléter mutuellement, à ajouter des détails anachroniques voire fantaisistes, à supprimer les contradictions des matériaux originels, etc., en un mot à faire des aḫbār un récit au sens narratologique 5. D’autre part, sans verser dans l’hagiographie pure et simple, ces mêmes ouvrages sélectionnent une matière première qui s’organise autour des topoï suivants : naissance prédestinée du personnage, voyages incessants en vue du ṭalab al-‘ilm, attachement à la tradition des anciens, piété éminente, vertu voire sainteté, résistance héroïque à une ligne idéologique officielle ou à des factions politico-religieuses adverses (miḥna), légitimation du maḏhab par un rêve 6, fin glorieuse, etc. Rien de surprenant que le nom de Šāfi‘ī finisse par figurer en bonne place dans les répertoires de saints personnages 7. Aucun de ces ingrédients n’est nécessairement inventé, il peut être simplement amplifié, déformé, exagéré 8 ; c’est leur combinaison linéaire et artificielle, jointe à l’exclusion d’informations considérées comme acces-
Imâm el-Schâfi‘í, seine Schüler und Anfänger, dans la réédition de ses travaux publiés sous le titre Schriften zur arabisch-islamischen Geschichte, Frankfurt am Main, 1986, 2e partie, p. II-VII [= 718-722 dans cette nouvelle édition]. Cf. aussi la prétendue vénération rendue par Šāfi‘ī à Nafīsa, sainte chiite (Studia Islamica, XLIV (1978), p. 80). Pour l’épisode ramené à ses justes proportions, cf. BAYHAQĪ, Manāqib al-Šāfi‘ī, éd. A. SAQR, Le Caire, 1971, I, p. 408. 4. Conformément à l’évolution du genre manāqib, cf. EI2, article Manāqib (Ch. PELLAT). 5. Sur cet aspect, d’un point de vue de critique historique, voir notamment le premier chapitre de S. LEDER, Das Korpus al-Haiṯam Ibn ‘Adī (gest. 207/822), Herkunft, Überlieferung, Gestalt früher Texte der aḫbār Literatur, V. Klostermann, Frankfurt am Main, 1991, chapitre : « Einzeltraditionen in der Literatur ». 6. Pour une biographie de Šāfi‘ī composée d’après les sources tardives (Ibn al-Qāḍī Šuhba, al-Isnāwī, al-Subkī) voir F. WÜSTENFELD, Der Imâm el-Schâfi‘í, op. cit., p. 29-46 [639-656]. Nous allons bientôt voir qu’aucun de ces éléments ne fait défaut aux premières biographies de Šāfi‘ī. Ils ont été soulignés depuis longtemps à propos de la littérature des awā’il. Pour le dernier trait, notamment mentionné par ALBAGDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, II, Le Caire, 1931, p. 69, cf. L. KINBERG, « The Legitimation of maḏāhib Through Dreams », Arabica, 31 (1985), p. 47-79. 7. Le nom de Šāfi‘ī figure par ex. dans la Ḥilyat al-awliyā’ wa ṭabaqāt al-aṣfiyā’ d’ABŪ NU‘AYM ALIṢFAHĀNĪ, qui lui consacre une longue notice (t. IX, Le Caire, 1937, p. 63-161) et les Ṭabaqāt al-kubrā d’AL ŠA‘RĀNĪ, Muṣṭafā al-bāb al-Ḥalabī, Caire, 1954, (I, p. 50-52). Notons que les anecdotes rapportées par Ġazzālī dans l’Iḥyā’ sur Šāfi‘ī (« premier dizain », livre I, fin du chapitre 2) sont à ranger dans cette catégorie. 8. On lit ainsi dans la Ḥilya d’Abū Nu‘aym (op. cit., t. IX, p. 148) les renseignements suivants : Šāfi‘ī aurait dit : « la recherche de la science vaut mieux qu’une œuvre surérogatoire (nāfila) » ; son disciple alBuwayṭī aurait adressé une lettre à Muzanī, l’exhortant à la patience envers les nouveaux auditeurs. Or ces informations figurent dans le Musnad de Šāfi‘ī (Umm, IX, p. 426, l. 12, et 467, dern. l.), compilé par un disciple direct de Rabī‘, Abū l-‘Abbās al-Aṣamm (ob. 346/957 ; cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 488). Dans la dernière référence citée, Rabī‘ mentionne le fameux vers de Šāfi‘ī (uhīnu la-hum nafsī li-kay yukrimūnahā, wa lan tukrama l-nafsu allatī lā tuhīnu-hā), qui figure dans le Dīwān de Šāfi‘ī (cf. bibliographie sub
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Chapitre II soires, voire incompatibles avec le type idéal, qui précisément dépossède ces relations d’un caractère véritablement historique, leur substitue une épure fictive. Elles font entrer Šāfi‘ī au panthéon des « vies merveilleuses » devenues biographies officielles 9. Ces constatations n’impliquent, et ne sauraient impliquer de notre part, aucun jugement de valeur. La plupart des auteurs de manāqib médiévaux n’écrivaient pas, cela va sans dire, à l’intention des chercheurs modernes, ils répondaient aux aspirations d’un public contemporain. Leurs motivations ne se comprennent qu’en les resituant dans un univers de valeurs partagées : à l’intérieur de l’école elle-même, répondre à l’« horizon d’attente » d’un public désireux de trouver en Šāfi‘ī un modèle ; face aux maḏāhib rivaux, rehausser le prestige du fondateur en démontrant que le fiqh d’un personnage exceptionnel, marqué du sceau de la sainteté, était porteur, à l’instar du Prophète, de l’exacte expression de la Loi divine 10. Autant de raisons pour lesquelles nous aurions préféré nous en tenir aux sources les plus anciennes sur la biographie de Šāfi‘ī, même si elles ne sont déjà pas exemptes des défauts caractéristiques des biographies postérieures. Toutes remontent, au plus tôt, à la fin du troisième siècle de l’hégire, c’est-à-dire, d’après les travaux les plus récents, à la naissance de l’école šāfi‘ite 11. Mais la tâche s’avérait aléatoire parce qu’une seule avait été publiée. Placé devant un assortiment aussi limité, nous n’avons pu faire l’économie de quelques ouvrages tardifs, choisis pour la qualité de leur information et d’autres raisons qui apparaîtront ci-après. Voici la liste des sources que nous avons utilisées : − Ādāb al-Šāfi‘ī wa manāqibu-hu, de ‘Abd al-Raḥmān Ibn Abī Ḥātim al-Rāzī (ob. 327/938) 12 ; − Manāqib al-Šāfi‘ī d’Abū Bakr al-Bayhaqī, le célèbre traditionniste auteur des Sunan (ob. 458/1065) ; − Al-Intiqā’ fī faḍā’il al-ṯalāṯa al-a’imma al-fuqahā’, du malikite Ibn ‘Abd al-Barr (ob. 463/1070), qui honore la mémoire de Mālik Ibn Anas, Šāfi‘ī et Abū Ḥanīfa ; − La notice sur Šāfi‘ī des Siyar a‘lām al-nubalā’ de Šams al-dīn al-Ḏahabī (ob. 747/1348) ; − Les Manāqib al-imām al-Šāfi‘ī, de l’exégète Faḫr al-dīn al-Rāzī (ob. 606/209) ; − Les Ṭabaqāt al-šāfi‘iyya al-kubrā de Tāǧ al-dīn al-Subkī (ob. 771/1369), dont les notices sur les premiers noms de l’école šāfi‘ite contiennent aussi maint détail intéressant sur notre personnage ;
‘AKKAWĪ) p. 91, et dans BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 101. Dans le même ordre d’idées, que Rabī‘ ait bien été muezzin à Fusṭāṭ est confirmé par le corpus šāfi‘ien : Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, p. 191, l. 4. 9. M.S. de GOEJE, « Einiges über den Imām Šāfi‘ī », Z.D.M.G., Bd XLVIII (1893), p. 106. 10. Cette arrière-pensée se donne à lire dans les rêves où Šāfi‘ī apparaît au dévot, cf. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb al-Šāfi‘ī wa manāqibu-hu, éd. ‘A.Ġ. ‘ABD AL-ḪĀLIQ, Le Caire, 19932, p. 72-73. 11. Ce sont celles de Dāwud al-Ẓāhirī (ob. 270/883), d’Abū ‘Abdallāh al-Bušanǧī (ob. 291/903), de Zakariyyā al-Sāǧī (ob. 307/919) et d’Ibn Abī Ḥātim al-Razī (ob. 327/938 ; F. WÜSTENFELD, op cit., d’après Ḥ. Ḫalīfa). Seule la dernière de celles-ci a été éditée. Pour la datation des débuts de l’école šāfi‘ite, cf. Chr. MELCHERT, The Formation, op. cit., p. 87, qui la fait remonter à Ibn Surayǧ (ob. 306/918). 12. Il s’agit de l’auteur d’une importante source primitive pour la connaissance du ‘ilm al-riǧāl, le Kitāb al-ǧarḥ wa l-ta‘dīl. Cet auteur a des homonymes.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques − Tawālī al-ta’sīs bi-ma‘ālī Ibn Idrīs, du traditionniste Ibn Ḥaǧar al-‘Āsqalānī (ob. 852/1448) 13 ; − La notice sur Šāfi‘ī du Tārīḫ Baġdād d’al-Ḫaṭīb al-Baġdādī (ob. 463/1072), et celle, très développée, du Tārīḫ madīnat Dimašq d’Ibn ‘Asākir (ob. 571/1175). Une remarque doit être faite à propos des deux premières références. L’ouvrage d’Ibn Abī Ḥātim est précieux à plus d’un titre 14. S’il n’est pas le premier du genre, il fut composé très tôt, un siècle environ après la mort de Šāfi‘ī. Ses informations sont de première main, puisque recueillies auprès des auditeurs du maître, notamment Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā (ob. 264/877), au cours d’un séjour effectué par Ibn Abī Ḥātim en Égypte en 262/875 15. La vénération pour Šāfi‘ī y reste modérée. L’ouvrage ne verse pas encore dans l’hagiographie ; toutefois l’enchaînement des topoï selon la finalité indiquée plus haut commence à s’y dessiner. L’objectivité de l’ouvrage − même si sélection il y a, du reste toujours inévitable − se révèle par le fait que le contenu n’est pas non plus celui d’une biographie laudative classique : des renseignements contradictoires ou divergents figurent parfois côte à côte 16, et Šāfi‘ī n’est pas l’éternel vainqueur de ses polémiques, trait qui disparaîtra par la suite 17. L’ouvrage donne simplement à lire des aḫbār en général assez courts, sans les commenter, si ce n’est qu’il les classe vaguement sous quelques thèmes généraux, laissant ainsi au lecteur une impression de décousu. De ce fait, un même témoignage − comme celui de Ḥumaydī − peut être morcelé en différents endroits. Ajoutons deux autres remarques intéressant la doctrine : l’ouvrage a conservé des points de casuistique qui ne figurent pas dans le corpus du Kitāb al-Umm 18 ; il annexe, à la suite de la partie biographique, trois opuscules mineurs écrits par Šāfi‘ī 19. L’ouvrage de Bayhaqī, auquel manquent ces qualités, est néanmoins le deuxième en importance pour notre connaissance de Šāfi‘ī. On y retrouve en grande partie le contenu du livre précédent. Publié tardivement, en 1974, par Aḥmad Ṣaqr, il ne pouvait être exploité par les principaux travaux orientalistes sur Šāfi‘ī. À ce seul titre, il serait déjà digne d’intérêt, quoiqu’il révèle les “défauts” inhérents au genre classique
13. 1re éd., Būlāq (1301/1883), à la suite d’une biographie laudative de Layṯ b. Sa‘d, faqīh égyptien contemporain de Mālik, intitulée al-Raḥma al-ġayṯiyya bi-l-tarǧama al-layṯiyya, par IBN ḤAǦAR ; nous la citons dans la rééd. Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1986, qui y ajoute les hadiths que Šāfi‘ī doit à Mālik et Ibn Ḥanbal à Šāfi‘ī (p. 191-235). 14. Pour une étude de ce personnage, cf. la première partie de la thèse d’E. DICKINSON, The Development of Early Muslim Criticism (Yale, 1992), publiée récemment chez Brill, Leyde, sous ce même titre (2001). L’ouvrage dont nous parlons a fait l’objet d’une édition soignée, avec apparat critique érudit qui identifie de manière exhaustive les personnages apparaissant dans les isnād-s (cf. bibliographie). 15. H. HALM, Die Ausbreitung, op. cit., p. 133 ; N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 102, n. 61 : en 255/868, le père, accompagné du fils, fréquentait les traditionnistes et recherchait des livres. 16. Voyez par ex. les renseignements sur Mālik (cf. plus loin, § 3-2-b), ou encore la controverse de Šāfi‘ī avec son disciple Isḥāq b. Rāhawayh (p. 177-181). 17. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 179. 18. Sur ces questions (p. 280-304), cf. la préface de l’éditeur, p. 16. 19. L’un sur la généalogie des Qurayšites (p. 246-270) ; un autre sur la dénomination exacte des blessures corporelles ; un troisième sur celle des chameaux en fonction de leur âge (p. 238-245). Ces questions furent sans doute ajoutées pour vanter la maîtrise du fondateur dans la langue arabe. Mais elles intéressent aussi le fiqh dans sa partie pénale.
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Chapitre II des manāqib. Ce jugement doit toutefois être tempéré par le fait que l’auteur l’a aussi conçu en traditionniste, sa matière étant essentiellement constituée, comme le précédent, d’aḫbār relatifs à Šāfi‘ī. Mais cette fois, Bayhaqī ajoute ses propres commentaires pour en faire un ouvrage à la gloire du fondateur 20. Dépourvu d’esprit critique, il accorde créance à des informations manifestement apocryphes ou merveilleuses, sans procéder à aucun tri. Sous un autre aspect, l’ouvrage possède néanmoins des avantages indéniables qui le distinguent de ses homologues. Il est d’une part très riche d’informations, c’est l’un des plus complets sur la vie et la personnalité de Šāfi‘ī, au point que des auteurs postérieurs reconnaissent y avoir largement puisé, tel Faḫr al-dīn al-Rāzī, pour composer leur propre biographie du fondateur 21. Mais surtout, Bayhaqī est l’un des grands connaisseurs de notre personnage. Non seulement il a écrit à son sujet maint ouvrage, il a aussi joué, nous le verrons, un rôle majeur dans la recherche et la conservation de l’enseignement du maître. De ce fait, il put disposer de plusieurs sources sur Šāfi‘ī qui ne nous sont pas toutes parvenues, mais dont il cite des extraits dans le présent ouvrage, notamment : − Les Manāqib al-Šāfi‘ī d’Abū Zakariyya b. Yaḥyā al-Sāǧī (ob. 307/919) 22, l’auteur de l’une des toutes premières biographies de Šāfi‘ī, puisqu’il était contemporain d’Ibn Abī Ḥātim. Bayhaqī la cite soixante fois ; − Un autre ouvrage de ce genre, écrit par Abū Ḥasan Muḥammad al-Āburī al-‘Āṣimī (ob. 363/973) 23, dont Bayhaqī est plus largement tributaire encore, puisqu’il s’y réfère près d’une centaine de fois. Cette source a dû être particulièrement copieuse : Ibn Ḥaǧar la désigne sous le titre d’al-Maǧmū‘ li-manāqib al-Šāfi‘ī, et Subkī rapporte qu’elle contenait soixante-quatorze chapitres. Notons que la notice d’Ibn ‘Asākir n’est essentiellement, comme l’auteur le reconnaît discrètement à la fin de celle-ci, qu’un abrégé du livre d’al-Āburī 24 ; − Les contributions d’al-Ḥākim al-Nīsābūrī (ob. 405/1014) et d’Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī (ob. 412/1021) 25. Les biographies d’Ibn Abī Ḥātim et Bayhaqī s’étant avérées les plus utiles pour notre travail, nous y ferons principalement référence. Les ouvrages postérieurs se sont en général contentés de les abréger ou de les exploiter. Fait toutefois exception la notice d’Ibn ‘Abd al-Barr : quoique réduite à quelques pages, elle se distingue par le fait que son auteur, un malikite contemporain de Bayhaqī, la réalisa selon toute vraisemblance indépendamment de ce dernier 26. Elle contient quelques indications et des
20. Voyez par exemple comment il s’explique sur l’origine de ce livre, qui renseigne sur son projet, au t. I, p. 69. 21. AL-RĀZĪ, Manāqib al-Šāfi‘ī, éd. A.Ḥ. SAQQĀ, Le Caire, 1386 H., passim. 22. Sur ce personnage, cf. F. WÜSTENFELD, op. cit., n° 77 [731] ; H. HALM, Ausbreitung, op. cit., p. 172 ; F. SEZGIN, GAS, I, p. 349-350. 23. F. WÜSTENFELD, op. cit., n° 170 [789] ; H. HALM, Ausbreitung, op. cit., p. 121. Ibr. Ḫalīl Mullā Ḫāṭir signale en avoir réalisé à Médine (post 1990) une édition critique, dont nous n’avons pu disposer. 24. IBN ‘ASĀKIR, Tārīḫ madīnat Dimašq, éd. ‘A. ŠĪRĪ, Beyrouth, 1995, t. 51, p. 478. 25. Sur ces auteurs et leur contribution aux manāqib de Šāfi‘ī, cf. F. WÜSTENFELD, op. cit., n° 280 [829], et n° 301 [842]. 26. Il avait toutefois connaissance du livre d’al-Sāǧī (IBN ‘ABD AL-BARR, al-Intiqā’ fī faḍā’il al-ṯalāṯa al-a’imma al-fuqahā’, Le Caire, 1931, p. 70).
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques riwāyāt inédites, transmises notamment par Muzanī ou Ibn ‘Abd al-Ḥakam, et que l’on chercherait vainement dans les ouvrages écrits par les šāfi‘ites. II. Lignage de Šāfi‘ī Cette question n’a qu’un intérêt accessoire pour notre sujet. Nous la mentionnons sans y insister parce qu’elle révèle un trait de la personnalité de notre auteur et qu’elle contribue à expliquer l’importance que l’arabité revêt dans sa doctrine. Elle occupe une place centrale chez tous les biographes, y compris les premiers, et illustre de façon caractéristique leur manière d’utiliser les matériaux traditionnels. Bayhaqī va même jusqu’à faire précéder sa biographie proprement dite d’un volumineux chapitre – plus d’une cinquantaine de pages – réservé à ce thème. Nous nous contenterons ici, assorti d’un bref commentaire, d’un arbre généalogique (p. 134) qui, tiré de ces ouvrages, récapitule l’ascendance mâle de Šāfi‘ī. Comme on le voit, Šāfi‘ī apparenté à Muṭṭalib, grand-oncle du Prophète, peut revendiquer une parenté avec Muḥammad, ainsi qu’avec ‘Alī, puisque ses aïeux appartenaient au clan des Banū Hāšim. D’autre part, on insiste sur les titres de gloire des Banū Muṭṭalib avant, pendant et après l’avènement de l’islam : ils détenaient à La Mecque la siqāya-rifāda et la ḥīǧāba, deux fonctions clés liées au pèlerinage préislamique ; Muṭṭalib éleva dans une pieuse affection le grand-père du Prophète, ‘Abd al-Muṭṭalib, qui à son tour recueillit le jeune Muḥammad orphelin ; Šifā’ reçut le titre de Compagnon ; l’Envoyé de Dieu octroya au clan, ainsi qu’aux Banū Hāšim, une part de butin, mais les ennemis du Prophète qu’étaient les Banū Nawfal et les Banū ‘Abd al-Šams, furent exclus du partage. Un mot fameux, que le Prophète prononça à leur propos le jour du partage, revient dans nos biographies 27. Des titres de gloire sont pareillement reconnus aux descendants de Muṭṭalib, ancêtres directs de Šāfi‘ī, tel Sā’ib, Šāfi‘ et ‘Uṯmān 28. Šāfi‘ī accède ainsi à la dignité insigne d’appartenir à ceux qui, après les Banū Hāšim sont les plus proches du Prophète. Du côté maternel, qui ne figure pas sur le tableau, Šāfi‘ī appartenait aux Banū Azd : quoique distincte des Qurayšites, il circule sur le courage de cette tribu des traditions dithyrambiques 29. Les Banū Azd et les Banū Asd ne feraient qu’un 30.
27. « Nous et les fils de Muṭṭalib sommes un » (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 42 ; RĀZĪ, Manāqib, op. cit., p. 32). L’épisode figure dans les recueils canoniques de traditions (cf. A.J. WENSINCK, A Handbook of Early Handbook Muhammadan Tradition, alphabetically arranged, Leyde, E. J. Brill, 1971, sous ‘Abd al-Muṭṭalib). 28. Ainsi de Sā’ib, resté polythéiste jusqu’à la bataille de Badr, mais qui se convertit à cette occasion, le Prophète aurait dit : « il est mon frère et je suis son frère » (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 80). 29. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 88-89 ; F. WÜSTENFELD, op. cit., p. 32 [642]. 30. SUBKĪ, al-Ṭabaqāt al-šāfi‘iyya al-kubrā, éd. al-Tanāḥī et al-Ḥulūw, Le Caire, 1964, II, p. 178 ; IBN ‘ASĀKIR, Tārīḫ, op. cit., p. 275. En fait les deux orthographes existent. Il s’agit de deux confédérations qui fusionnèrent à l’époque islamique, mais il est impossible de démontrer leur parenté originelle (EI2, article Azd). — Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā prétend même que la mère de Šāfi‘ī était l’arrière petite-fille de Ḥasan, fils de ‘Alī (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., I, p. 100 ; II, p. 177), mais les biographes ne le suivent point jusque là. Nous citons le fait pour montrer que la vénération pour Šāfi‘ī put avoir eu lieu très tôt, à l’instigation de ses plus fidèles disciples.
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Chapitre II Le trait sur lequel reviennent le plus les biographes, celui qu’ils considèrent comme essentiel pour faire valoir la supériorité du fiqh de Šāfi‘ī, est l’appartenance en ligne directe à la souche qurayšite, outre sa parenté avec les Hachémites. « L’attachement fraternel entre Hāšim et Muṭṭalib, déclare Rāzī, demeura dans la descendance. Il ne fait aucun doute qu’il valut à Šāfi‘ī un zèle tout particulier à défendre la religion de Muḥammad. La parenté des descendants entre eux fut comme celle de leurs aïeux » 31. Or les Qurayšites sont une lignée privilégiée, elle possède des marques d’élection divine : elle manifeste des signes de supériorité physique et intellectuelle 32. On insinue par là que Šāfi‘ī avait toutes les qualités, dès la naissance, pour revivifier l’héritage légal de Muḥammad, et surclasser sous ce rapport les fondateurs des trois autres écoles : Ibn Ḥanbal 33, Mālik 34, Abū Ḥanīfa 35. Pour en demeurer sur le terrain de l’histoire, et non plus de l’apologétique, il est probable que, dans les séjours que Šāfi‘ī fit à Bagdād, dans sa proximité avec le pouvoir, comme dans le dénouement heureux de sa “comparution” devant Hārūn al-Rašīd, si elle eut lieu, la parenté eut quelque rôle. Mais cette insistance, de la part de nos biographes, à détailler l’hérédité de Šāfi‘ī appelle des observations plus générales. On peut tout d’abord y vérifier la coexistence, dans l’islam classique, de deux systèmes éthiques qui se sont succédé dans le temps sans être perçus comme contradictoires : une hiérarchie clanique des Arabes fondée sur l’orgueil de race, le nasab, et une autre, apparue avec l’islam, strictement individuelle,
31. Manāqib, op. cit., p. 30-33 32. Ce trait est rappelé par la plupart de nos biographes (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 83 ; AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād aw madīnat al-salām, Le Caire 1931, p. 60-61 ; etc.). BAYHAQĪ (Manāqib, op. cit., I, p. 17-30), multiplie les traditions prophétiques qui exaltent la supériorité physique, intellectuelle et politique des membres de cette tribu, au point d’en faire « les meilleurs des hommes ». Elle a une vigueur et une intelligence hors du commun ; elle possède la science et les Arabes doivent s’instruire auprès d’elle ; le Prophète invoqua sur elle la protection et la direction divines, et lui prédit que « la science des Qurayšites couvrirait la surface de la Terre, autant que Dieu lui infligerait de souffrances » ; elle a suscité un prophète ; le califat lui revient de droit et lui appartiendra jusqu’à la fin des temps (sur cette question disputée, al-a’imma min Qurayš, cf. la synthèse de J. van ESS, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra, op. cit., t. IV, p. 695-717 ; ici = TG). Les traditions de ce genre se retrouvent dans les grandes compilations de hadiths (voir A.J. WENSINCK, Handbook, op. cit., article Imām(s), et Ḳuraish). La plupart des auteurs que nous avons consultés, dans leur notice sur Šāfi‘ī (‘Abbādī, Baġdādī, Rāzī, etc.), font ce rappel sur les prérogatives de cette famille. Elle aurait déjà été en germe chez un šāfi‘ite de la deuxième ṭabaqa, Abū Nu‘aym ‘Abd al-Malik, donc dès le milieu du IIIe s. (AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfi‘iyya, éd. G. Vitestam, Leyde, 1964, p. 55). 33. IBN ḤAǦAR AL-‘ASQĀLĀNĪ, Tawālī al-ta’sīs li-ma‘ālī Muḥammad b. Idrīs, Beyrouth, 1986, p. 40. 34. Mālik était fier d’appartenir au clan yéménite des Banū Aṣbāḥ (ou Aṣbuḥī) mais il n’en était qu’un mawlā (‘ABD AL-ǦABBĀR, Faḍl al-i‘tizāl wa ṭabaqāt al-mu‘tazila, éd. F. Sayyid, Tunis, 1974, p. 253 ; A. BEKIR, Histoire de l’histoire malikite en Orient, Paris, 1961, p. 27). De même, Šaybānī eut probablement des ancêtres non arabes et son grand-père était un mawlā des Banū Šaybān (M. KHADDURI, The Islamic Law of Nation, Shaybānī’s Siyar, Johns Hopkins Press, Baltimore, 1966, p. 30). 35. Les détracteurs d’Abū Ḥanīfa se plaisent à souligner que, d’une origine arabe abâtardie, il commettait des fautes de langue (J. van ESS, TG, op. cit., I, p. 188). Bien au contraire Šāfi‘ī, non seulement appartenait au clan qurayšite – dont l’idiome, rappelons-le, passe pour être celui du Coran –, il avait aussi passé son enfance parmi les tribus bédouines et appris leur héritage littéraire.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques attachée au mérite personnel et à l’égalité de tous devant Dieu, le našab 36. Nos biographes, lorsqu’ils rappellent la généalogie de Šāfi‘ī, signifient que le fondateur, qui unissait des dons uniques à une ascendance exceptionnelle, était providentiellement appelé à jouer un rôle éminent dans l’histoire islamique. C’est sans doute Bayhaqī qui, à grand renfort de données traditionnelles, a développé l’argument héréditaire jusqu’en ses dernières conséquences, l’incluant dans une histoire grandiose qui remonte au père de l’humanité. En premier lieu, les qualités que les Qurayšites s’attribuaient par orgueil tribal sont confirmées par Dieu dans le cadre d’un plan de salut universel. Il ne s’agit plus de la vieille murū’a pré-islamique, simple reconnaissance utilitaire exigée par l’entretien matériel que le clan garantissait à ses membres. Plus précisément, cette valeur est subvertie, réorientée vers une fin nouvelle. Il faut aimer les Banū Qurayš en vertu d’un processus concentrique d’élection dont les cercles se sont resserrés de plus en plus : parti d’Adam, il a bénéficié aux Arabes, aux Muḍar, aux Kihāna, et finalement aux Qurayš, pour aboutir à Muḥammad 37. Rétabli dans sa véritable signification, le devoir de reconnaissance envers la lignée prophétique se charge aussi d’une nouvelle légitimité. Car cet amour, le Prophète l’a lui-même manifesté 38. Mieux, il l’a exprimé dans les termes d’une solidarité charnelle entre lui et les siens : « quiconque me fait du mal, il le fait à ma parenté, et quiconque fait du mal à ma parenté, il le fait à Dieu [Lui-même] » 39. Il est une sunna, il devient donc un devoir pour les croyants. Ce genre de tradition révèle la véritable dimension de l’amour dû aux ascendants et aux proches du Prophète : il n’aurait pas de sens si la parenté du Prophète ne participait, à un degré et selon des modalités qui restent à définir, à cette élection divine et à l’apostolat de Muḥammad. Mais ce n’est pas sur ce terrain, dont on sait qu’il est la pomme de discorde entre chiites et sunnites 40, que Bayhaqī exploite ces traditions sotériologiques. Dans une interprétation personnelle des matériaux recueillis, il franchit un pas supplémentaire pour les mettre au service de son projet biographique. En substance, écrit-il, il faut considérer que cette élection divine ne concerne pas seulement les ascendants de
36. EI2, article Nasab (Ch. PELLAT) ; I. GOLDZIHER, Muslim Studies, I, trad. anglaise par Barber et Stern des Muhammedanische Studien, Bd I, p. 45-56. 37. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 37-40. 38. Op. cit., p. 40. 39. Op. cit., p. 63. 40. On sait que les ahl al-bayt sont interprétés différemment chez les sunnites et les chiites (cf. C. van ARENDONK, Les débuts de l’imāmat zaidite au Yémen, trad. française par J. Ryckmans, Leyde, Brill, 1960, p. 72-74). Pour l’interprétation sunnite des ahl al-bayt, cf. IBN ḤAǦAR AL-ḤAYṮAMĪ (ob. 973/1565), al-Sawā‘iq al-muḥriqa fī l-radd ‘alā ahl al-bida‘ wa l-zandaqa (Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1983, p. 220-224) ; v. aussi l’article Sharīf, de l’EI2 (C. van ARENDONK et W.A. GRAHAM) qui actualise les données de l’article Ahl al-bayt (I. GOLDZIHER). Les sunnites les restreignent après Muḥammad aux seuls descendants de ‘Alī et Fāṭima. Les deux factions se divisent aussi sur le sens à donner à l’expression ahl al-bayt. Pour les étapes de la controverse entre sunnites et alides, cf. J. van ESS, TG, op. cit., I, p. 258 et V, p. 155. L’origine des prétentions alides réside dans une interprétation attribuée à des traditionnistes kūfiens, dont l’un au moins, Wakī‘ b. l-Ǧarrāḥ, est un transmetteur fiable pour Šāfi‘ī (cf. plus loin). C’est seulement par la suite que le refus de cette interprétation restrictive, de la part des milieux sunnites, donnera naissance chez eux à une doctrine. Šāfi‘ī connaissait le ḥadīṯ al-ṯaqalayn invoqué par les chiites, mais le vers dans lequel l’allusion est incluse (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 91) ne permet pas d’en faire un rāfiḍite. Sur le hadith en question compris par les sunnites, cf. AL-SUYŪṬĪ, Iḥyā’ al-mayyit fī faḍā’il ahl al-bayt, Dār al-Ǧīl, Beyrouth, 1987.
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Chapitre II Muḥammad mais aussi ses descendants, puisque le Prophète a réservé à ses proches, les ḏawū l-qurbā, un traitement spécial le jour de Ḫaybar : il les a exclus du bénéfice de la ṣadaqa, c’est-à-dire de l’aumône communautaire. Ainsi, l’élection divine dont bénéficient collectivement les Qurayš continue d’exercer sa bienheureuse influence au-delà de la mort du Prophète : non seulement en ce qu’elle suscite des savants, dont évidemment Šāfi‘ī fait partie, mais surtout en ce qu’il faut considérer ce dernier lui-même comme marqué du sceau de cette élection divinement octroyée aux ḏawū l-qurbā, il appartient aux ahl al-bayt : Šāfi‘ī [...] entre dans l’élection (dāḫil fī l-iṣṭifā’) dont a parlé l’Envoyé de Dieu lorsqu’il a expliqué la noblesse [des Banū Muṭṭalib et des Banū Hāšim] et leur supériorité à double titre. Muḥammad a indiqué par là que sa famille, au bénéfice de laquelle il a ordonné qu’on prie, est celle que Dieu a privée de l’aumône rituelle (ṣadaqa), qu’il a remplacée par le quint [al-ḫums, prévu par Cor. VIII-41]. Les Banū Hāšim et les Banū Muṭṭalib entrent dans nos prières [dues] à la famille de Muḥammad, qu’elles soient obligatoires ou surérogatoires, et Šāfi‘ī le Muṭṭalibite en fait partie (min ǧumlati-him) ; le Prophète a ordonné qu’on les aime en tant que gens de sa famille (ahl al-bayt), du même amour que celui qu’il leur a montré, en vertu du hadith : « aimez Dieu pour les grâces qu’Il vous accorde, aimez-moi en raison de l’amour que vous avez pour Dieu, et aimez les gens de ma famille en raison de l’amour que j’ai pour eux » 41.
On peut vérifier que Bayhaqī est le seul des biographes, dans sa vénération pour Šāfi‘ī, à proposer une explication aux accents aussi grandiloquents. Elle a sans doute pour origine quelques allusions par Šāfi‘ī lui-même aux mérites de sa propre famille. Elles nous donnent une information, qui n’est pas dépourvue d’intérêt, sur un trait de sa personnalité : sa fierté d’appartenir au clan des Qurayšites, ce que du reste attestent les sources. Mais on rapporte aussi de lui, selon l’autre des deux lignes interprétatives rappelées plus haut, que la véritable valeur réside dans la piété, et nous en verrons plus loin des indices supplémentaires dans le corpus. Il n’en reste pas moins vrai qu’Ibn Abī Ḥātim nous a conservé, nous l’avons dit 42, un opuscule de généalogie écrit par Šāfi‘ī. Or, l’on y découvre, non sans surprise, le fait que, par ordre de proximité avec le Prophète, les Banū Muṭṭalib succèdent immédiatement aux Banū ‘Abd al-Muṭṭalib. Il passe sous silence les autres fils de Hāšim (Asad, Naḍla, ‘Amr), alors que ce sont eux qui ont priorité, en tant qu’ahl al-bayt, sur son propre clan. Un autre indice réside dans sa manière d’interpréter l’expression qui figure en Cor. XXXIII, 33 : comme Bayhaqī plus haut, il en faisait un synonyme des ḏawū l-qurba mentionnés en Cor. VIII, 41. Il serait hasardeux de prétendre trancher, grâce à ces seules données, la question des tendances chiites (tašayyu‘) que l’on a prêtées à Šāfi‘ī. On peut néanmoins constater qu’il élargit les ahl al-bayt à l’ensemble de la parenté du Prophète, que l’expression n’a pas chez lui le sens spécial que lui confèrent les alides. Dans un vers cité par un disciple, il loue, sans préciser, la famille du Prophète en tant qu’il est lié (wasīla, ḏarī‘a) à elle. Ainsi, nos apologistes n’ont fait en somme que marcher sur les traces de Šāfi‘ī lui-même, qui se faisait une haute idée de son lignage. Rien ne permet toutefois de
41. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 43-44. 42. Cf. supra, note 19.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques penser qu’il établissait un lien entre celui-ci et sa doctrine légale qui, nous le verrons, se réclame tout entière de l’héritage laissé par le Prophète et n’est en rien redevable aux membres de sa famille. III. Šāfi‘ī au Hedjaz La biographie de Šāfi‘ī rapportée par les sources contient bien des points obscurs et, en premier lieu, celui de la chronologie. Si quelques repères généraux en sont connus (date de naissance, de décès, entrée en Égypte), les autres (durée de sa formation auprès de ses maîtres, voyages au Yémen, en Irak), ne sont nullement établis. En outre, les sources laissent deviner, sans en parler expressément, que des échanges intellectuels avec des contemporains exercèrent sur lui une influence. Or, des informations précises de ce genre seraient indispensables pour trouver dans la vie de Šāfi‘ī des jalons susceptibles d’éclairer sa doctrine légale. Il en résulte que le parcours intellectuel de Šāfi‘ī peut tout au plus faire l’objet de conjectures indirectes, non d’une reconstitution historique. Dans un premier temps, nous avons pris le parti de respecter les indications données par nos biographes. C’est pourquoi, en raison même de cette incertitude chronologique – et de manière quelque peu artificielle –, nous avons divisé la vie de Šāfi‘ī en fonction d’un critère géographique. Nous avons ensuite tenté de compléter leurs lacunes et de contrôler la représentation traditionnelle par des informations glanées ailleurs, et notamment dans son corpus dont nous montrerons que le rôle à cette fin n’est pas négligeable. Il s’est avéré utile, d’autre part, de se renseigner sur des personnages dont tout laisse à penser qu’ils eurent une incidence sur sa pensée. 1. La formation hedjazienne de Šāfi‘ī La vie de Šāfi‘ī peut se diviser schématiquement en deux parties distinctes : durant la première, entrecoupée de rares voyages hors du Hedjaz, il demeura essentiellement à La Mecque. À la suite d’un second et bref séjour à Bagdad, il partit précipitamment pour l’Égypte, où il devait mourir quelques années plus tard. Il est donc hasardeux de prétendre que toute sa vie il fut un « indésirable » 43. Manifestement, Šāfi‘ī fut et demeura essentiellement un Hedjazien, plus exactement un Mecquois. Cette particularité ne saurait être perdue de vue, elle nous suggère un lien à établir avec le fait que sa doctrine se distingua à la fois de celle de Mālik et du fiqh d’Abū Ḥanīfa. Né en 150/767 hors du Hedjaz, probablement en Palestine, à Ġazza ou Askalon, voire peut-être au Yémen 44, Šāfi‘ī passa son enfance à la Mecque, parce que sa mère
43. Comme le soutient É. Chaumont dans l’article qu’il consacre à Šāfi‘ī de l’EI2. Elle ne saurait rendre caduque la notice de la précédente édition de l’EI, rédigée par W. Heffening, auquel on doit notamment l’une des premières études sur la doctrine musulmane du droit international (Das islamische Fremdenrecht, Hannovre, 1925) et dont les hypothèses n’ont pas été perdues de vue pour ce travail. 44. Askalon (=‘Askalān) : BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 94, d’après le petit-fils de Šāfi‘ī, renseignement tiré du livre d’al-Sāǧī, et d’après un disciple égyptien ‘Amr b. Sawwād, l’un des maîtres de Buḫārī et de Muslim (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 22) ; mais plutôt Ġazza, d’après le fils d’Ibn ‘Abd al-Ḥakam et c’est la donnée la plus sûre pour Bayhaqī ; mais IBN ḤAǦAR (Tawālī, op. cit., p. 51) ne juge pas les deux
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Chapitre II − le détail confirme la conclusion du précédent alinéa − aurait craint, dit-on, qu’un séjour en dehors de sa patrie ne lui fasse oublier ses origines 45. Sa formation à La Mecque semble avoir assez tôt combiné les disciplines religieuses, dont nous allons bientôt parler, à des activités profanes. Ce détail contribuerait à prouver que Šāfi‘ī reçut l’éducation classique d’un aristocrate de son temps : il parvint à exceller au tir à l’arc (al-ramy) et s’adonna à l’étude de la poésie, des pages glorieuses de l’histoire des Arabes (ayyām al-‘arab), ainsi que des belles-lettres (al-adab), au point de pouvoir les enseigner à son tour à Muṣ‘ab al-Zubayrī 46. On raconte aussi qu’il passait en Égypte des veillées entières à débattre avec des spécialistes de langue arabe, de prosodie et de grammaire 47. Il se peut même, d’après un témoignage de Ḥarmala, l’un de ses principaux disciples égyptiens, que notre légiste n’ait pas eu durant sa jeunesse d’inclination particulière pour les sciences et les disciplines religieuses 48. On dit aussi, sans doute pour excuser ce manque de précocité, qu’il en aurait été détourné parce qu’elles étaient réputées indignes de son rang et de sa murū’a, jusqu’au jour où il aurait été “converti” à l’étude du fiqh par celui-là même auquel il dictait la poésie et la geste des Banū Huḏayl, Muṣ‘ab al-Zubayrī 49. Peut-être fut-ce à la suite d’un séjour au désert chez ces derniers, donc en dehors de La Mecque même ; mais sa durée est problématique et semble appartenir à la légende : on sait que dès la fin du Ier siècle la pureté de la langue arabe se perd dans les grands centres, les Bédouins passant pour avoir préservé le
localisations contradictoires ! Sans doute signifie-t-il par là qu’il juge les deux informations aussi plausibles l’une que l’autre ; ou encore le Yémen, d’après le cousin du malikite Ibn Wahb (IBN ABĪ ḤĀTIM, op. cit., p. 21). 45. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 74 ; IBN ‘ASĀKIR, op. cit., p. 281-282 : ḫāfat ummī al-ḍay‘a [...] an tuġlaba ‘alā nasabik. 46. IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 54 ; IBN ‘ASĀKIR, op. cit., p. 332-333. Muṣ‘ab al-Zubayrī (m. 236/850) : descendant de l’anticalife ‘Abdallāh b. Zubayr. À ne pas confondre avec le frère de celui-ci qui porte le même nom, Muṣ‘ab (EI2, article correspondant). Ce Qurayšite passe pour un traditionniste sûr ; il aurait fait partie des murǧiites, puis des abstentionnistes (al-wāqifa) sur la question de la création du Coran (J. van ESS, TG, op. cit., III, p. 496 et IV, p. 219). Il est compté comme šāfi‘ite par al-‘Abbādī (Kitāb, op. cit., p. 37 ; sur lui, voir aussi M. COOK, « Anan and Islām », J.S.A.I., 9, p. 161 sqq., n. 47). Aṣmā‘ī, dit-on, aurait entendu les poèmes huḏaylites de la bouche de Šāfi‘ī, à La Mecque, ce qui lui aurait permis d’en avoir la diction exacte, cf. de GOEJE, « Einiges », article cité, p. 108 ; BAYHAQĪ, Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār, éd. Kurdī Ḥasan, Dār Ibn Ḥazm, Beyrouth, 1991, I, p. 127 ; Manāqib, op. cit., II, p. 47. 47. RĀZĪ, Manāqib, op. cit., p. 365, d’après Rabī‘ et Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā. Bayhaqī a consacré un chapitre au talent poétique de Šāfi‘ī (Manāqib, op. cit., II, p. 43-59). Témoignages de disciples à l’appui, il s’efforce de prouver que Šāfi‘ī connaissait la poésie des Banū Huḏayl ou d’autres poètes (Ḏū l-Rumma, Šanfara, poètes maǧnūn-s etc.), qu’il était une autorité en matière de langue arabe, et que son savoir en ce domaine dépassait de beaucoup ce que contenaient ses livres. 48. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 144 : suivant son « tempérament » (wa kāna ḏālika ṭab‘ī), Šāfi‘ī aurait, avant de rencontrer Mālik, adopté le comportement relâché de certains des aṣḥāb al-ḥadīṯ – inconduite, luxure (maǧāna), manquement aux convenances (adab) –, épisode de sa vie où, prétend-il, il n’aurait rien appris « du Hadith, du Coran, de la grammaire et de la langue arabe ». Ce genre de témoignage n’est peutêtre pas étranger à la volonté, chez nos biographes, de rehausser la personnalité de Šāfi‘ī et l’éclat de sa sainteté, celui-ci s’étant, au prix d’une conversion douloureuse, arraché à sa « nature ». Sufyān rapporte un jugement similaire et inattendu sur les ahl al-ḥadīṯ de son temps (Ḥilya, VII, op. cit., p. 288). 49. Cela signifie-t-il réellement une conversion, ou simplement le fait qu’il ne pouvait plus se consacrer, du fait de sa nouvelle spécialité, à autre chose ?
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques dépôt inaltéré de la faṣāḥa 50. La question se pose donc de savoir si Šāfi‘ī continua de cultiver pareilles disciplines parallèlement à sa spécialisation dans le fiqh. Il n’est pas possible d’y répondre à la lecture de nos auteurs. Ils disent seulement, mais très probablement avec une arrière-pensée apologétique, que Šāfi‘ī était parvenu à exceller dans diverses sciences qui n’ont pas toutes des rapports avec le fiqh, notamment l’astrologie et la médecine 51. Les biographies primitives contentent de rapporter qu’il se rendit au Yémen afin d’en savoir davantage sur la physiognomonie (firāsa) 52. Le corpus, comme nous le verrons, atteste en tout cas que Šāfi‘ī était capable de nommer toutes sortes de plantes, d’animaux ou de maladies lorsque les besoins du fiqh s’en faisaient sentir. Cela ne signifie pas qu’il aurait acquis une compétence dans les autres sciences. Du reste, il n’y a aucune trace, dans ses raisonnements doctrinaux, de la logique propre à celles-ci. En ce qui concerne les sciences religieuses, un témoignage digne d’attention est le suivant : J’étais orphelin [de père] 53, vivant dans le giron de ma mère. C’était elle qui me conduisait à l’école coranique (kuttāb), mais elle n’avait pas de quoi rétribuer le maître. Celui-ci acceptait que je le remplace lorsqu’il s’en allait. Lorsque j’eus appris tout le Coran, je me rendis à la mosquée, où je pris place au milieu des savants, écoutant et retenant le Hadith et les questions (al-mas’ala). Notre maison était située dans le défilé du Ḫayf. Je cherchais des os plats et je les ramassais pour y écrire le Hadith et les questions. Nous avions une vieille jarre et, lorsque les os étaient recouverts [d’écriture], je les jetais dans la jarre 54.
Ce témoignage n’a pas lieu d’être suspecté, il peut être vérifié par le recoupement d’autres données 55. Il donne une idée du type d’enseignement qui avait cours vers le milieu du IIe siècle et confirme que, largement oral, il n’excluait pas l’écriture sur des supports encore rudimentaires, conclusion à laquelle parviennent d’autres recherches récentes 56. L’étude du Coran y était associée à celle des traditions. On notera aussi ce
50. J. FÜCK, ‘Arabiyya, Recherches sur l’histoire du style et de la langue arabes, Paris, 1955, p. 22-23. 51. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 114-126 ; RĀZĪ, Manāqib, op. cit., p. 323-334 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 101-102. Šāfi‘ī aurait renoncé à l’astrologie. Pour la médecine et l’astrologie, Rāzī ne produit pas autre chose que les minces témoignages des sources plus anciennes. 52. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 129. Šāfi‘ī y aurait recopié et recherché des livres. 53. Celui-ci mourut très tôt, alors que Šāfi‘ī n’avait que deux ans (IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 50). 54. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 24 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 92. Ce témoignage remonte à Ḥumaydī. Un autre, similaire, remonte à Rabī‘ : BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 94-95 ; IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 53 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 70. Notons le détail suivant : Šāfi‘ī se rendait au dīwān pour y récupérer lesdits supports servant à écrire ; or ce mot désigne le bureau du juge : Umm, VI, p. 211, l. 1. D’après al-Āburī, le maître, dans le kuttāb, dictait à ses élèves (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit. loc. cit.). 55. Le dénuement de Šāfi‘ī concorde avec l’épisode de sa venue au Yémen (cf. infra) ; les maisons de Šāfi‘ī à La Mecque sont attestées dans le legs de Šāfi‘ī, à Ḏū Ṭuwān, cf. F. KERN, « Zwei Urkunden vom Imām aš-Šāfi‘ī », M.S.O.S., Bd VII (1904), p. 54 et n. 2 ; on apprend par le corpus šāfi‘ien que les juges avaient coutume de jeter des documents dans des jarres (Umm, VI, p. 213, l. 18) ; en Umm, V, p. 92, l. 17, Šāfi‘ī mentionne à cette époque l’existence d’écoles (kuttāb) pour les jeunes (ġilmān). 56. Cf. chapitre précédent, § III.
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Chapitre II terme énigmatique de mas’ala, qui peut désigner le fiqh ou l’exégèse 57 : un questionnement était en tout cas inséparable de l’étude d’un héritage à mémoriser. Dans une seconde phase de son instruction hedjazienne, Šāfi‘ī compléta à la Mecque sa formation en Hadith auprès de Sufyān b. ‘Uyayna et en fiqh auprès de Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī 58. C’est ensuite seulement qu’il se rendit à Médine pour y suivre l’enseignement de Mālik. Ces données sont à prendre en considération, elles sont confirmées par le corpus. Elles nous renseignent, contrairement à ce dernier, sur les étapes d’une telle formation. Les sources s’accordent là-dessus, comme elles s’accordent sur le fait que celle-ci eut lieu après son initiation aux humanités profanes. Il faut donc en conclure que cette dernière ne fut pas très longue, et écarter d’autres déclarations qui la font durer une vingtaine d’années. Une fois encore, pareille exagération vise très certainement à accréditer l’idée que Šāfi‘ī était, conformément à la légende, une autorité en matière de langue 59. Sur la durée exacte de sa formation en fiqh, les sources indiquent un laps de temps très court : l’intention sous-jacente étant maintenant de faire de Šāfi‘ī un personnage très doué pour l’étude. Ce dernier point est probable, mais les chiffres sont sujets à caution et d’ailleurs contradictoires 60. Nous en resterons donc à la succession des maîtres qui vient d’être signalée, elle est le dénominateur commun de ces différentes données. Elle nous conduit à nous intéresser aux personnages qui viennent d’être cités. Nous rechercherons parallèlement dans le corpus d’éventuels renseignements sur les maîtres de Šāfi‘ī. La venue du jeune Šāfi‘ī à Médine, auprès de Mālik, peut être tenue pour certaine, elle a en sa faveur de nombreux témoignages. Mais ceux-ci diffèrent sur les détails. À l’évidence, nos biographes ont brodé sur un événement qui a tourné, au gré de leur fantaisie, tout à l’honneur du disciple 61. Le noyau commun est le suivant : Šāfi‘ī se rend chez Mālik afin de faire vérifier sa lecture du Muwaṭṭa’. Le maître se montre d’abord
57. Dans le corpus, le mot mas’ala a la signification qu’il aura plus tard, un point de casuistique. 58. À noter, d’après un témoignage figurant chez IBN ḤAǦAR (Tawālī, op. cit., p. 55) que Muslim fréquenta Mālik « au temps des Successeurs » (donc durant sa jeunesse, dans le premier quart du IIe s.). Ce serait l’indice que, dès cette date, l’école de La Mecque et celle de Médine n’étaient pas indépendantes. 59. Voyez, entre autres, RĀZĪ, Manāqib, op. cit., p. 237-268. Ce trait se trouve dans les autres biographies et toutes sortes de sources. 60. D’après le témoignage de Muṣ‘ab al-Zubayrī recueilli par al-Ḥākim, mais aussi Dāwud al-Ẓāhirī (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 96, d’après al-Sāǧī), Šāfi‘ī se rendit chez Muslim, après son temps de formation aux humanités profanes puis à Médine, auprès de Mālik (IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 54-55). Donnée confirmée par Āburī, qui place sa formation littéraire après l’apprentissage religieux, mais à l’âge de l’adolescence (ba‘da an balaġa, op. cit., p. 55). D’autres témoignages, en revanche, placent sa venue chez Mālik à l’âge de 13 ans (IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 55-56 ; ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 54, d’après Ḥarmala). Enfin, Za‘farānī parle simplement d’une époque où Šāfi‘ī se rendait au désert pour écouter de la poésie bédouine, « rapporter celle de Labīd », puis fréquenta Sufyān, Muslim, enfin Mālik, sans date. Un témoignage voisin de Karābisī (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 121) ne parle pas non plus d’un long séjour au désert. Dans celui de Ḥumaydī, et de Šāfi‘ī lui-même (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 97-98), c’est simplement la rencontre avec Muslim qui décida Šāfi‘ī à étudier sérieusement le fiqh. Mais AL-ḎAHABĪ (Siyar, op. cit., X, p. 16) et AL-BAĠDĀDĪ (Tārīḫ, op. cit., II, p. 64) tiennent cette dernière information pour improbable. 61. C’est l’opinion de de Goeje (article cité, p. 108). Pour Schacht au contraire, ce voyage est une légende (« On Shāfi‘ī’s Life and Personality », Studia Orientalia, Mélanges offerts à J.D. Petersen, Copenhague, 1956, p. 320).
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques réticent, mais finit par accepter et Šāfi‘ī reste un certain temps à étudier l’ouvrage sous sa direction. Nous passons sur les divergences entre les différentes versions : il est question de la médiation en sa faveur d’un gouverneur, un oncle de Šāfi‘ī, ou bien d’une lettre de recommandation ; Mālik est séduit par la diction du jeune homme et celui-ci par l’aspect vénérable du vieillard ; ce dernier lui prédit un avenir de cadi, etc. Même si l’authenticité de cet épisode est fortement sujette à caution, comme le soutient Schacht 62, il est certain que Šāfi‘ī reçut licence de colporter les écrits de Mālik, puisque nombreux sont les hadiths prophétiques que Šāfi‘ī, dans le Kitāb al-Umm, rapporte de Mālik et qui sont ceux du Muwaṭṭa’. Le corpus confirme ainsi les données malikites, selon lesquelles Šāfi‘ī est l’un des rapporteurs de cet ouvrage 63. Il n’y a donc pas de raison de douter que ce dernier, quelle qu’en ait été la forme originelle, fut lu par Šāfi‘ī devant le maître. Le corpus fournit un autre indice attestant, comme pour Sufyān, les rapports directs entre les deux hommes 64. D’autre part, plusieurs chapitres du Muḫtaṣar, ouvrage écrit par son disciple Muzanī, comportent des têtes de chapitre intitulées imlā’an ‘alā Muwaṭṭa’ Mālik ou imlā’an ‘alā masā’il Mālik 65. Il n’est pas possible, en revanche, de déterminer avec précision la date de l’événement. Tout au plus pouvons-nous affirmer qu’il eut lieu avant que Šāfi‘ī n’eût atteint la trentaine, date de la mort de Mālik (ob. 179/795 ou 180/796). On rapporte par ailleurs que Šāfi‘ī estimait le Muwaṭṭa’ comme le meilleur « livre de science » qui existât 66. Il n’y a donc rien d’invraisemblable à penser que Šāfi‘ī, avant maturité, se forma auprès du vieux maître. C’est en substance ce que nous pouvons retenir des biographies, par-delà leur contenu anecdotique. Celles-ci ne font pour ainsi dire que remplir un vide laissé par la réalité historique et, par anachronisme, ont attribué à Mālik, dès son vivant et hors de sa propre cité, une gloire que les sources malikites ne mentionnent guère 67. En outre, il existe une série d’aḫbār de nature à renforcer notre présomption. Ils concernent l’appréciation réciproque des deux savants. Trop précis, ils ne peuvent avoir été inventés de toutes pièces. Šāfi‘ī confesse combien sa dette est grande envers un maître (ustāḏ, mu‘allim) dont il a recueilli le ‘ilm 68. Il aurait comparé les mérites respectifs de ses deux professeurs, Mālik et Sufyān 69, et il lui arrive parfois de défendre
62. « On Shāfi‘ī’s Life », article cité, p. 319. 63. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 27. 64. P. ex., Umm, III, p. 14, l. 4 : qāla l-Šāfi‘ī : anā šakaktu ba‘da mā qara’tu ‘alay-hi (suit le fragment du hadith mal retenu par Šāfi‘ī) ; op. cit., p. 29, l. 22-23 : qāla l-Šāfi‘ī : « qara’tu ‘alā Mālik ṣaḥīḥan, lā šakka fī-hi, ṯumma ṭāla ‘alayya l-zamān wa lam aḥfaẓ- ḥifẓan fa-šakaktu... ». Notons encore une fois que le Musnad reproduit fidèlement ce dernier passage (Umm, IX, p. 385, l. 13-14 ; p. 420, l. 9). 65. Voy. par ex. Umm, IX, p. 119, 163, 175, etc. 66. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 196. Cette information, parce qu’elle ne cadre pas avec le projet des biographes d’attribuer la prééminence au fondateur, est digne d’attention. 67. Chr. MELCHERT, Formation, op. cit., p. 165-166. 68. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 495, p. 504-508 ; « Mālik est une étoile dans le ciel de Médine » (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 197). 69. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 518-519 ; « sans Mālik et Sufyān, la science du Hedjaz aurait disparu » (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 204). Bayhaqī, embarrassé par l’écrit intitulé Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, de la plume de Šāfi‘ī, propose de piètres justifications pour “disculper” son maître (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 522-523).
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Chapitre II un isnād transmis par Mālik contre celui de Sufyān 70. Son ardeur à défendre sa patrie, géographique et intellectuelle, était telle qu’il aurait préféré une tradition hedjazienne, même imparfaite dans sa chaîne, à un isnād impeccable d’origine irakienne 71. Ce dernier renseignement, qui s’accorde si mal avec la doctrine de sa fameuse Risāla, semble fort suspect. Il figure pourtant déjà chez Ibn Abī Ḥātim. Šāfi‘ī recommande instamment à Rabī‘ de s’en tenir au Hadith de Mālik 72, loue le consensus des Médinois 73 et, sur le plan moral, vante les qualités de l’auteur du Muwaṭṭa’ : humilité, modestie du savant qui n’hésite pas à confesser son ignorance 74. Les biographes ont néanmoins retenu des points de rivalité entre les deux hommes. Mais se dessine, dès les débuts de l’école šāfi‘ite, une tendance à placer le disciple au-dessus du maître, en qui le premier découvre des faiblesses en matière de Hadith. Šāfi‘ī corrige parfois l’isnād de Mālik 75, et le fiqh des deux savants n’est pas toujours identique 76. On relève aussi des points implicites de rivalité entre Mālik et Sufyān 77. 2. Les maîtres de Šāfi‘ī au Hedjaz Nous l’avons vu, les aḫbār recueillis dans les sources historico-biographiques ne mentionnent qu’un petit nombre de maîtres véritables qui assurèrent la formation de Šāfi‘ī au Hedjaz : Sufyān, Muslim, Mālik. Afin de cerner à présent l’influence intellectuelle qu’ils ont pu exercer sur leur élève, il nous faut mieux les connaître. Nous devons toutefois signaler que nombreux sont les biographes qui dressent une liste de maîtres beaucoup plus longue, allant jusqu’à la centaine. La raison est très vraisemblablement qu’ils ont considéré comme tels tous ceux dont Šāfi‘ī avait recueilli ne serait-ce qu’un hadith − l’ambiguïté du terme šayḫ ajoutant à la confusion entre vrai maître et transmetteur. La plupart des noms proposés par Bayhaqī figurent effectivement dans les isnād-s du Kitāb al-Umm, mais leur fréquence est toutefois insuffisante pour permettre d’affirmer qu’ils jouèrent un rôle marquant dans la formation de Šāfi‘ī. Rāzī, qui ne cite qu’une dizaine de noms parmi les Hedjaziens, est certainement bien plus proche de la vérité. Néanmoins un détour par le Kitāb al-Umm est loin d’être inutile. Il donne lieu à une vérification riche d’enseignement. Un aperçu de l’index fait déjà apparaître une
70. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 227-228. 71. Op. cit., p. 200. 72. Op. cit., p. 197. 73. Ibid. 74. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 504 ; II, p. 151, p. 302 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 200201 : Mālik, en cas de doute sur une question, ne se prononçait pas, il « redescendait » (yahbuṭ) au hadith. 75. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 220, p. 224, et Yaḥyā b. Ma‘īn aussi. 76. Le transfuge du šāfi‘isme, le fils d’Ibn ‘Abd al-Ḥakam, tenait à souligner que Šāfi‘ī, malgré tout ce qui le sépara de Mālik, avait celui-ci en grande affection (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 77). On trouve çà et là, chez les biographes, une anecdote où Šāfi‘ī découvre dans une tradition prophétique la base d’une solution juridique qui avait échappé à Mālik (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 238-239). 77. Šāfi‘ī reproche à Mālik de ne pas citer des traditions de Zuhrī mentionnées par Sufyān. Mālik rétorque qu’il ne transmet pas tout ce qu’il a entendu (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 299). Une information de ce genre est mentionnée dans le Dībāǧ al-muḏahhab du malikite IBN FARḤŪN (Dār al-turāṯ, Le Caire, s.d., I, p. 24 : à la mort de Mālik, son fils trouva dans des livres beaucoup de hadiths de Zuhrī que Mālik n’avait pas mentionnés (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 199, n. 4).
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques écrasante majorité de noms hedjaziens – entendons médinois et mecquois – dans les chaînes de transmission, sans que des rapporteurs irakiens (Ḥasan al-Baṣrī, Ibrāhīm al-Naḫa‘ī, Ša‘bī, Ismā‘īl b. ‘Ulayya, Ḥumayd al-Ṭawīl, etc.) soient absents. Cette proportion révèle que Šāfi‘ī exploitait des traditions qui circulaient au Hedjaz, mais elle atteste aussi qu’une certaine unification du Hadith entre les deux grandes provinces de l’empire était en marche. L’affinement du dépouillement consiste, dans une seconde étape, à relever les noms les plus fréquents des têtes d’isnād, puisqu’ils indiquent l’éventualité d’un contact direct plus ou moins long avec Šāfi‘ī, non celle d’une rencontre occasionnelle. Ceux-là seuls peuvent avoir représenté un maître pour ce dernier. Une autre raison peut être invoquée, liée à la place de l’écrit dans l’enseignement de cette époque : cette dimension à présent reconnue comme non négligeable sera confirmée par le chapitre suivant. Le bon sens nous oblige à n’y lire toutefois qu’une présomption en ce sens. A contrario, la fréquentation, voire une simple rencontre, sans que les livres y jouent quelque rôle, peut avoir exercé une influence décisive sur la maturité intellectuelle d’une individualité, phénomène qui par définition échappe aux investigations historiques. Nous dispensons le lecteur de l’ensemble des chiffres obtenus, que peut-être nous donnerons dans une autre étude. Seuls nous importent ici les ordres de grandeur et les conclusions déjà éloquentes qu’on peut en tirer. Il sera intéressant de les confronter aux témoignages fournis par les biographes. Par fréquence décroissante, on obtient les noms suivants : 1° Sufyān b. ‘Uyayna et Mālik b. Anas arrivent en tête, sensiblement à égalité, et dans une fréquence écrasante (ils sont cités plus de trois cents fois) ; 2° Viennent immédiatement ensuite Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā, cité près de deux cents fois, puis deux personnages, cités autour d’une centaine fois : Sa‘īd b. Sālim al-Qaddāḥ, Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī ; 3° Puis trois noms donnant lieu à moins d’une cinquantaine d’occurrences : ‘Abd al-Maǧīd b. ‘Abd al-‘Azīz b. Abī Rawwād ; ‘Abd al-Azīz b. Muḥammad al-Darāwardī et ‘Abd al-Wahhāb b. ‘Abd al-Maǧīd al-Ṯaqafī ; 4° Sont à signaler ensuite : Ibrāhīm b. Sa‘d (cité environ 25 fois) ; et enfin entre dix et vingt fois : Muṭarrif b. Māzin, Yāḥyā b. Ḥassan, Ibn Abī Fudayk. 5° À ces noms les plus fréquents s’ajoutent quelques personnages en proportion insignifiante. Ils n’ont donné à Šāfi‘ī qu’un très petit nombre de traditions, inférieures à cinq dans le corpus. Ce sont : Anas b. ‘Iyāḍ ; l’oncle de Šāfi‘ī, Muḥammad b. ‘Alī b. Šāfi‘ (qualifié de ṯiqa par Šāfi‘ī) ; Ismā‘īl b. ‘Ulayya ; ‘Ulayya ‘Abdallāh b. l-Mu’ammil ; ‘Abdallāh b. Ḥarṯ ; Marwān b. Mu‘āwiya al-Fazarī ; 6° D’autres noms, enfin, qui n’apparaissent qu’une ou deux fois 78 : Sa‘īd b. Salama ; ‘Amr b. Šu‘ayb ; ‘Amr b. Abī Salama ; Dāwud al-‘Aṭṭār ; Ibn Abī Ḏi’b ; ‘Abdallāh b. Nāfi‘ ; Muḥammad b. Ismā‘īl ; Wakī‘ b. l-Ǧarrāḥ ; Šaybānī (introduit par aḫbara-nī, Umm VI, p. 253, l. 26) ; Sufyān b. ‘Abd al-Mālik b. Nawfal ; Yaḥyā b. Sulaym ; ‘Abd al-Raḥmān b. l-Qāsim al-Azraqī ; ‘Umar b. Ḥabīb ; al-Qāsim b. ‘Abdallāh.
78. Il n’est pas tenu compte des formules vagues telles que : ruwiya ‘an, ḥakā, qāla, mais uniquement des verbes qui attestent une transmission de maître à disciple : aḫbara-nā, ḥaddaṯa-nā, etc.
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Chapitre II Que conclure de ce dépouillement ? À l’évidence, en fonction du critère retenu, cette liste se laisse diviser en deux catégories. Seuls les trois premiers groupes peuvent faire figure de “candidats” à une éventuelle influence sur Šāfi‘ī. Il nous faudra donc en savoir davantage sur le profil intellectuel de ces hommes. Ils coïncident avec les noms donnés par la tradition, notamment par Rāzī, qui était donc bien renseigné : Šāfi‘ī n’a eu qu’un faible nombre de maîtres véritables. Cette donnée à elle seule intéresse l’historien, elle renseigne sur la vie intellectuelle à cette époque dans les grands centres. Observons pour notre part que ces personnages sont tous mecquois ou médinois. L’hypothèse que l’Irak aurait eu un rôle majeur dans la formation de Šāfi‘ī, tout au moins en Hadith, est donc à écarter. Šāfi‘ī reçut l’essentiel de celle-ci au Hedjaz. Puisqu’il n’est pas en mesure d’avancer un nombre significatif d’aḫbār irakiens, il n’a dû effectuer que de brefs séjours dans la patrie d’Abū Ḥanīfa, insuffisants en tout cas pour y effectuer une véritable quête du Hadith. Or c’est précisément ce que laisse entendre la tradition biographique, dont nous allons parler ci-après. Ces résultats affaiblissent l’hypothèse de Schacht selon laquelle un tel séjour aurait été beaucoup plus long 79. L’éclatant contraste numérique présenté par la seconde catégorie, c’est-à-dire les deux derniers groupes de transmetteurs, permet de tirer des conclusions non moins instructives. En définitive, Šāfi‘ī n’invoque significativement qu’un faible nombre d’informateurs de la liste, dont certains sont irakiens (Wakī‘, Ismā‘īl b. ‘Ulayya) ou bien yéménites (Yaḥyā b. Ḥassān, Muṭarrif). Nous confirmons par ce biais le résultat précédent : Šāfi‘ī n’a pas au fond le profil d’un traditionniste idéal. Il est improbable qu’il se soit livré à de lointaines pérégrinations en vue du ṭalab al-‘ilm, quoiqu’un témoignage personnel nous prouve qu’il profitait de ses voyages pour rencontrer des traditionnistes 80. Tout au plus peut-on envisager de brefs séjours en Irak. Il est demeuré dans sa terre natale à nouer des contacts avec des Mecquois et des Médinois, et peutêtre avec des Orientaux de passage. En particulier, l’influence de Šaybanī, dont on sait qu’il mettait lui aussi l’accent sur le Hadith, semble a priori devoir être sousestimée. Ainsi, la présente hypothèse se renforce à ce stade de l’analyse : il convient d’écarter l’idée que le Hadith d’Irak aurait pesé, de manière décisive, sur la doctrine de notre légiste. Nous sommes conduit à nous intéresser à ses informateurs hedjaziens plus qu’à ses contacts irakiens. Néanmoins Šāfi‘ī, dans ses écrits polémiques anti-irakiens, s’avère bien renseigné sur le fiqh de ses adversaires. Il faut donc en conclure, puisqu’une longue formation auprès d’eux semble à exclure, qu’il a eu à sa disposition leurs ouvrages. En outre, remarquons-le, il n’est pas certain que ces controverses aient eu lieu en Irak même, comme le veut la tradition : des débats avec des étrangers n’ont pas nécessairement eu lieu à l’étranger. À strictement parler, nous n’avons pas de témoignages extérieurs sur ces controverses mais seulement leur compte-rendu aprèscoup par Šāfi‘ī lui-même. Or les deux réalités ne sont pas nécessairement identiques. Ces débats purent aussi bien avoir lieu à la Mecque. Nous verrons que ces deux hypothèses ont quelque consistance.
79. J. SCHACHT, « On Shāfi‘ī’s Life », article cité, p. 320-321. 80. Risāla, éd. Šākir, § 478.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques Donnons à présent quelques renseignements sur le premier groupe. a. Sufyān b. ‘Uyayna (ob. 198/813) Bien que la tradition le considère comme une grande autorité du Hedjaz à la fin du IIe siècle 81, il n’a pas paradoxalement fait l’objet, à notre connaissance, de monographie. Il est donc nécessaire que nous nous y arrêtions quelque peu. Pour en donner une idée, nous avons utilisé, outre les notices des ouvrages de transmetteurs, par définition trop succinctes – tout comme celle de l’Encyclopédie de l’Islam, très insuffisante –, le Kitāb al-ǧarḥ wa l-ta‘dīl d’Ibn Abī Ḥātim 82 et la Ḥilyat al-awliyā’ d’Abū Nu‘aym 83. Quant à nos biographes, ils apportent des renseignements inédits sur les rapports entre Sufyān et Šāfi‘ī. Les lignes suivantes n’ont pas la prétention, étant donné la nature des sources utilisées, d’étudier en détail ce personnage. Sufyān a laissé la réputation d’un exégète du Coran, d’un traditionniste et d’un ascète. Nous examinerons ces points successivement, avant d’aborder les liens qui l’unissaient à Šāfi‘ī. En matière d’exégèse coranique, il n’est guère possible de connaître ses orientations principales : son tafsīr n’a pas été conservé, si tant est qu’il ait existé comme tel 84. Šāfi‘ī, dans le Kitāb al-Umm, ne cite qu’exceptionnellement Sufyān comme mufassir 85. Ne nous hâtons pas d’en déduire que le disciple n’ait rien appris du maître sous ce rapport. Šāfi‘ī laisse le plus souvent les exégètes dans l’anonymat, affectionnant les formulations du genre qāla ba‘ḍ ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān. En revanche, les biographes relèvent la place considérable occupée par le Coran, en dehors de toute exégèse, dans la vie quotidienne et la réflexion de Sufyān. La Révélation doit être l’objet d’une réflexion assidue et quotidienne, elle est remède de l’âme 86 parce que le texte sacré est au centre de sa méditation éthique. Sufyān fait fréquemment un usage non technique − allégorique ou anagogique – du Coran, notamment lorsqu’il s’agit d’y trouver la justification des vertus spirituelles ou de tirer profit des qiṣaṣ al-anbiyā’ 87. Sur ses activités de traditionniste, nous sommes en revanche mieux renseigné. Ibn Qutayba range Sufyān au nombre des aṣḥāb al-ḥadīṯ 88. Le Hadith aurait été sa grande
81. H. LAOUST, Les schismes dans l’islam, Paris, 1965, p. 115. 82. Hayderabad, 1942, t. I, p. 32-49. 83. Le Caire, 1937, T. VII, p. 270-318. 84. EI2, article Sufyān Ibn ‘Uyayna (S.A. SPECTORSKY) ; Cl. GILLIOT, « Les débuts de l’exégèse coranique », RE.M.M.M., 58 (1990-4), p. 88. Notons qu’on lui attribue un traité sur les noms divins (D. GIMARET, Les Noms divins en islam, Paris, 1988, p. 69). On peut se faire une idée de ce que Šāfi‘ī doit à Sufyān en consultant les Aḥkām al-Qur’ān de Bayhaqī, à l’index, sous Sufyān. 85. Une exception en Risāla, § 36-37, où, précisément, Šāfi‘ī justifie de la place éminente du Prophète par le tafsīr de Sufyān qui remonte à Ibn ‘Abbās ; ce dernier explique Cor. XII-8 à Šāfi‘ī (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p 540). En Umm, V, p. 12, l. 1 sqq, Šāfi‘ī tient de Sufyān que Cor. XXIV, 3 est abrogé par Cor. XXIV, 32. 86. ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., VII, p. 272. 87. Voyez par ex. les versets invoqués pour exalter la valeur du ‘ilm (ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., p. 285), trouver dans le Coran l’opposition entre hawā et riḍā (p. 286), justifier de la supériorité du ṣabr sur le riḍā (p. 283) ou associer la « descente du Livre » à la prédication prophétique des makārim al-aḫlāq (p. 291). 88. Kitāb al-ma‘ārif, éd. Ṯ. ‘Ukāša, Le Caire, 1969, p. 507.
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Chapitre II spécialité au point qu’il se vit conférer le titre de muḥaddiṯ al-ḥaram 89. Il est compté parmi les « rédacteurs du Hadith » (aṣḥab al-aṣnāf mimman ṣannafa) qui, dans la seconde moitié du IIe siècle, succèdent à la génération des premiers spécialistes, tel Zuhrī 90. De fait, la notice d’Ibn Abī Ḥātim rapporte l’étendue de ses connaissances en matière de traditions et de leurs aspects techniques. Sufyān se montre parfaitement informé de la valeur des transmetteurs et des conditions dans lesquelles ils ont été formés. Les maîtres traditionnistes du Hedjaz sont à ses yeux Zuhrī, Yaḥyā b. Sa‘īd, Ibn Ǧurayǧ, parce qu’ils transmettent des copies complètes de collections de traditions privées (‘alā waǧh) 91. Il tient Mālik pour un excellent critique en la matière et rapporte qu’il notait des fragments de hadiths (ru’ūs al-aḥādīṯ) sur des supports rudimentaires (aṭrāf). Il interrogeait son maître sur l’origine de ses traditions et il allait lui-même les vérifier auprès de ‘Amr b. Dīnār 92. Les autres autorités citées par Sufyān sont hedjaziennes mais aussi irakiennes. Il assimilait sa quête du Hadith à un pacte conclu avec Dieu 93. Dans ses exhortations morales, Sufyān donnait au Hadith sous toutes ses formes – tradition prophétique, Hadith qudsī, aṯar de Compagnon ou de Successeur – autant de place qu’au Coran. Abū Nu‘aym signale quelques-unes de ses exégèses légales, ainsi que sa transmission de hadiths rares (ġarīb al-ḥadīṯ), ces propos prophétiques connus d’un très petit nombre de Compagnons 94. Le corpus šāfi‘ien confirme que l’âge altéra peu à peu sa mémoire des transmetteurs, comme le veut la tradition 95. Il forma dans cette discipline d’illustres traditionnistes des IIe et IIIe siècles, dont on trouve les noms dans les ouvrages de transmetteurs. Mais en réalité – et le Kitāb al-Umm nous a permis de le vérifier – il citait abondamment les propos des salaf, son Hadith ne se limitait pas aux traditions prophétiques. En outre, il ne se bornait pas à les enseigner,
89. AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, Hayderabad, 1958, I, p. 262. 90. IBN ABĪ ḤĀTIM, al-Ǧarḥ wa l-ta‘dīl, Hayderabad, 1942, I, p. 34 ; N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 80. L’information est confirmée par le fait qu’il y a tout lieu de croire, comme nous le verrons, que Šāfi‘ī utilisait les “livres” de Sufyān. 91. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ǧarḥ, op. cit., I, p. 43. Sur le sens de cette expression, cf. N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 43-45. 92. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ǧarḥ, op. cit., I, p. 47, p. 50. 93. ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, VII, op. cit., p. 280. De même, Šāfi‘ī considère que les traditionnistes sont porteurs d’une dignité insigne (Risāla, § 1089). On rapporte qu’il défendait qu’on cite un propos prophétique à la légère (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 240). 94. Ḥilya, VII, op. cit.,p. 303-313. 95. Sufyān aurait confondu, à cause de son grand âge, les noms des transmetteurs, c’est le tadlīs et l’iḫtilāṭ (AL-ḎAHABĪ, Mīzān al-i‘tidāl, à ce nom). En effet, on lit en Umm, VII, p. 26, l. 12-16 que, contre les Irakiens, qui récusent le témoignage en justice d’un calomniateur (al-qāḏif), Sufyān fait valoir, d’après Zuhrī, qui le tenait de Sa‘īd b. Musayyab, que ‘Umar autorisait ce témoignage, sous conditions. « J’ai plusieurs fois, dit Šāfi‘ī, entendu Sufyān rapporter cette tradition ainsi. Puis je l’ai entendu dire : « J’ai un doute là-dessus ». Il avait dit [auparavant] : « Je témoigne que Sa‘īd me l’a rapporté » ; il disait maintenant « quelqu’un », dont le nom échappait à sa mémoire ». Šāfi‘ī se fait vérifier par un autre le nom de Sa‘īd. « Alors Sufyān ne douta plus qu’il s’agissait de Sa‘īd » (reproduit textuellement dans le Musnad de Šāfi‘ī, Umm, IX, p. 387, l. 25-26, et répété en Umm, IV, p. 116, l. 3-5). On lit plus loin (p. 399, l. 17-18) que Šāfi‘ī soupçonne Sufyān d’avoir introduit un mot (ḥarf) dans un hadith parce qu’il ne faisait pas confiance à son transmetteur, Yazīd b. Abī Ziyād. — Pour les deux sens du mot iḫtilāṭ, cf. E. DICKINSON, Development, op. cit., p. 139, n. 2.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques il était aussi une autorité dans leur interprétation, selon Ibn Wahb 96. Un témoignage de nos biographes le confirme : Muslim b. Ḫālid affirme avoir appris le Hadith de Zuhrī avec l’intelligence (‘aql) de Sufyān 97. Ce renseignement prouve que fiqh et aḥādīṯ marchaient de pair chez un important mufti du IIe siècle, que le Hadith ne se réduisait pas à sa simple transmission, et qu’à la Mecque les traditions médinoises étaient connues et étudiées. Ces faits ne sauraient être perdus de vue chez cet autre légiste que fut Šāfi‘ī : ils donnent à penser que son rôle ne se réduisit pas à la seule introduction du Hadith dans le fiqh. À La Mecque, avant lui, les tâches étaient déjà distinctes : à Sufyān la quête et l’enseignement des traditions ; à Muslim, le fiqh 98. Cette répartition dut être également vraie pour Médine. Que nous apprend maintenant le corpus šāfi‘ien sur Sufyān ? Tout d’abord qu’il était loin de transmettre exclusivement des hadiths prophétiques. Sur un nombre approximatif de trois cents traditions contenues dans les six premiers livres du Kitāb al-Umm, Sufyān ne rapporte que 45% environ de hadiths prophétiques, soit moins de la moitié. Signalons que le fragment édité de son Hadith contient lui aussi traditions prophétiques et āṯār en quantités sensiblement égales 99. Le corpus apporte ainsi concernant Sufyān une information inédite qui ne figure pas dans les notices postérieures. Le cas le plus spectaculaire est probablement le livre VI où, sur douze traditions rapportées, ne figure qu’un seul propos du Prophète. Remarquons – ce qui est vrai aussi pour les autres maîtres de Šāfi‘ī – que le nombre de traditions prophétiques est maximum à propos du rituel, comme si, dans les mu‘āmalāt, les dicta extra-prophétiques venaient compléter l’insuffisance de ces traditions. Il faut en déduire qu’au second siècle de l’hégire, aḥādīṯ et āṯār marchaient probablement de pair, soit qu’ils se complétassent mutuellement, soit que les premiers fussent interprétés à la lumière des seconds, soit encore que les deux hypothèses se fussent vérifiées selon le cas. Nous retrouvons, à propos d’un chef de file des traditionnistes, un résultat établi pour d’autres compilations contemporaines, comme celles que nous avons citées au chapitre précédent. Nous examinerons dans le chapitre final la conclusion qu’on peut tirer de cet important résultat. Quant à la nature de ces āṯār rapportés par Sufyān, une majorité est constituée de propos de Compagnons dont certains sont ceux-là même que les Médinois revendiquent comme à la source de leur fiqh, tel ‘Umar. Le fait contribue à expliquer que Šāfi‘ī pourra sans difficulté s’approprier parfois des solutions médinoises. Le différend qui l’opposera aux Médinois est donc d’une autre nature. Remarque d’autant plus justifiée que Sufyān transmet aussi, mais en moindre nombre, des traditions de Successeurs, notamment ‘Abd al-Karīm al-Ǧazarī, ‘Umar II, Muǧāhid, Ṭāwūs, Ibn Ṭāwūs, Abū Ša‘ṯa, c’est-à-dire la génération immédiatement antérieure à la sienne : il ne s’agit plus cette fois de traditions à proprement parler, mais de prises de position légales. D’autre
96. AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, op. cit., I, p. 262, n° 249. 97. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 205 ; ID., Ǧarḥ, I, op. cit., p. 32 ; le texte ajoute « et non avec mon intelligence » (lā bi-‘aqlī). 98. Cf. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 240. 99. Édité par Aḥ. al-Ṣūyān (Makt. al-manār, al-Ḫarǧ, Arabie saoudite, 1987), d’après la recension de son disciple Zakariyyā al-Marwazī, l’un de maîtres d’Ibn Māǧa. L’éditeur constate la fréquence des isnād-s de mauvaise qualité dans ce recueil, qui ne contient qu’une cinquantaine de traditions (introduction, p. 39).
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Chapitre II part, nous reconnaissons là plusieurs des “contributeurs” du fiqh mecquois. Ce résultat a naturellement une grande importance : il signifie qu’un grand traditionniste du IIe siècle puise largement dans une tradition locale de fiqh. Il implique aussi que Šāfi‘ī lui devra son enracinement dans celle-ci, et pas seulement aux jurisconsultes qui la représentent, Sa‘īd et Muslim, dont nous allons bientôt parler. Mieux encore, nous pressentons que Sufyān fut l’homme qui, probablement, était le mieux placé, au nom de cette double compétence, pour lui tracer la voie à suivre en vue d’harmoniser, voire de hiérarchiser ces deux sources qui composaient le fiqh local : traditions prophétiques et traditions mecquoises. Évoquons à présent les informateurs de Sufyān. Deux caractéristiques s’en dégagent. En premier lieu, leur nombre élevé : nous en avons dénombré plus d’une centaine. La tradition a donc raison d’en faire un personnage adonné au ṭalab al-‘ilm. Mais l’on remarque aussi que les deux tiers ne lui ont fourni qu’un ou deux hadiths. Ce résultat nous donne une idée de ce qu’il pouvait être au IIe siècle. Une quinzaine de noms seulement lui ont enseigné plus de cinq traditions. Deux se détachent à une écrasante majorité : ‘Amr b. Dīnār (cité 75 fois) et Zuhrī (cité 67 fois) ; viennent ensuite une dizaine de noms cités entre 30 et 6 fois. On observe une fois encore des Mecquois (‘Amr, Abū l-Zubayr, ‘Abd al-Karīm al-Ǧazarī), d’autres sont médinois (Zuhrī, Yaḥyā b. Sa‘īd, Abū l-Zinād), voire non hedjaziens (Ayyūb al-Saḫtiyānī). Sufyān est bien l’homme qui connaît les traditions du Hedjaz tout entier, voire au-delà. Il est donc apte à confronter des traditions locales, à les accorder comme à les opposer. Ce fait nous laisse à penser − nous donnerons plus loin d’autres raisons − que Sufyān eut une influence prépondérante sur la maturation intellectuelle de Šāfi‘ī. Au fond, c’est lui qui s’avère le plus proche de ce dernier : il appartient à la tradition locale mais il fournit le matériau capable de la dépasser. Or nous verrons que c’est précisément la marque de la doctrine šāfi‘ienne. Dans le corpus, il arrive que Šāfi‘ī mentionne parfois les propres commentaires que Sufyān faisait de ses hadiths. Mais ils sont trop rares pour qu’il soit possible d’en tirer quelques réflexions générales sur le fiqh al-ḥadīṯ de son maître 100. Par ailleurs, ces résultats seraient à comparer avec ceux obtenus par H. Motzki sur Sufyān, à partir du Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq. Une première conclusion d’importance se dégage d’un sondage rapide : dans ces deux sources, son “profil” est remarquablement le même 101 et, en accord avec la tradition, ‘Amr b. Dīnār est bien dans les deux compilations le principal informateur de Sufyān.
100. Umm, I, p. 270, l. 4 ; IV, p. 116, l. 3-5. 101. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 161-167. Motzki constate en outre que Sufyān ne transmet que le Fremdgut de ‘Amr, c’est-à-dire des traditions d’autrui et non ses opinions légales. Une certaine tendance au tadlīs, le maquillage d’isnād-s est perceptible, mais non la fabrication de traditions ex nihilo. Dans notre source, de même, uniquement du Fremdgut ; mais on note cette différence que les deux autres principaux informateurs de Sufyān dans le Muṣannaf sont Ibn Abī Naǧīḥ et Yaḥyā b. Sa‘īd. D’autre part, dans le Muṣannaf, ‘Amr transmet, par ordre de fréquence, des aqwāl ṣaḥāba, puis des aqwāl tābi‘īn, puis des hadiths prophétiques (H. MOTZKI, ibid., p. 169-183). C’est une tendance identique qui s’observe dans le Kitāb al-Umm : ‘Amr cite deux fois plus d’aqwāl ṣaḥāba que de traditions prophétiques, puis quelques rares propos de Successeurs, essentiellement Abū Ša‘ṯa et ‘Ikrima, comme dans le Muṣannaf. La proportion ḥadīṯ nabawī/ ḥadīṯ ṣaḥābī est sensiblement la même dans les deux ouvrages (entre 40 et 50%). Ce sondage préliminaire montre l’intérêt que présente le Kitāb al-Umm pour l’étude de ce traditionniste. Une autre
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques Sur la personnalité de Sufyān, les sources ne tarissent pas d’éloges. Elles en font le prototype des pieux ascètes des premiers temps 102. Sufyān exhortait au détachement du monde, à l’amour de Dieu 103, à la méditation assidue de sa Parole, enseignait maximes sapientiales et apologues. La notice d’Abū Nu‘aym en est essentiellement constituée. L’impression générale qui s’en dégage est celle d’une piété mystique tout entière tournée vers l’au-delà. À les lire, il n’est point surprenant que les soufis le revendiquent comme l’un de leurs précurseurs 104. Il aurait en particulier rapporté un grand nombre de traditions de Ḥasan al-Baṣrī, ce qui toutefois ne ressort pas nettement des notices que nous avons consultées 105. Si la tradition n’a pas retenu non plus son fiqh, elle atteste en revanche la très grande importance qu’il attachait à l’éthique religieuse tirée des données de tradition, et le fait semble avoir été général chez les traditionnistes primitifs 106. Ses vertus préférées étaient la patience devant l’épreuve, le contentement du sort, l’humilité, la sincérité dans les œuvres 107. Sa piété personnelle se caractérisait par une contrition dont il retenait les larmes (bakkā’) 108. La taqwā est la dignité de l’homme ; elle se définit par un amour voué par-dessus tout à Dieu et à Sa Parole 109. L’adoration de Dieu est une activité du ‘aql, la plénitude de celui-ci se définit par l’acquisition de dix vertus 110. Les deux vices capitaux, après le kufr, sont l’orgueil et le désespoir 111. Un dixième du ǧihād est dirigé contre l’ennemi, le reste est constitué par le combat contre soi-même 112. Quoique lui-même très frugal, Sufyān ne définit pas l’essence du zuhd par une mortification excessive 113. En théologie, il définit la foi comme capable d’augmenter ou de diminuer, à proportion des œuvres accom-
contribution de H. Motzki serait à utiliser : « Der Fiqh des Zuhrī : die Quellenproblematik », Der Islam 68 (1991), p. 1-44. 102. B. REINERT, Die Lehre vom tawakkul in der klassiken Sufik, Berlin 1968, index, sous Sufyān. 103. Sur ce dernier aspect, signalons qu’il aimait à entendre la poésie courtoise (‘uḏrī) chantée par ‘Ubaydallāh b. ‘Abdallāh b. ‘Utba, comme forme d’expression de l’amour divin (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 83). 104. AL-ŠA‘RĀNĪ, Ṭabaqāt, op. cit., I, p. 56-57 (n° 95) ; IBN AL-ǦAWZĪ, Ṣifat al-ṣafwa, Alep, 1992, t. 1, II, p. 137-141. Les pieuses maximes de Sufyān figurent dans les premiers manuels du soufisme (de Sarrāǧ, Kalābāḏī, Qušayrī). Sufyān rapporte lui-même des propos d’ascètes antérieurs, ceux qu’il avait fréquentés. Il aurait laissé l’une des premières définitions du tawakkul (B. REINERT, Lehre, op. cit., p. 102). 105. J. van ESS, TG, op. cit., II, p. 303, n. 3. 106. « Selon l’aveu concordant de témoins aussi divers que Ṯawrī, Ibn ‘Uyayna, Wāqidī, Naḏr b. Šumayyil, Yaḥyā Qaṭṭān, Isḥāq b. Rāhawayh, Ibn ‘Ukāša et Ibn Ḥanbal, la Sunna, avant toute prescription légale, est l’exercice de vertus morales : riḍā bi-qaḍā’ Allāh, taslīm li-amr Allāh, ṣabr ‘alā ḥukm Allāh » (L. MASSIGNON, La Passion d’al-Hosayn-ibn Mansour al-Hallaj, martyr de l’islam, Paris, 19221, II, p. 510). 107. L’importance attachée par Sufyān au ṣabr (cf. la Ḥilya, op. cit., VII, p. 305, où il la définit comme la plus belle des vertus), le fait considérer comme le représentant typique du tawakkul prêché par l’ascétisme primitif (I. GOLDZIHER, Le dogme et la loi de l’islam, trad. Arin, Paris, 1958, p. 273, n. 53). 108. Il maintenait ainsi une tension intérieure favorable à la ferveur du cœur (Ḥilya, op. cit., VII, p. 302). 109. Ibid. 110. Op. cit., p. 282. 111. Op. cit., p. 298. 112. Op. cit., p. 284. 113. Al-zuhd huwa l-ṣabr wa irtiqāb al-mawt : op. cit. VII, p. 272. Sur ce thème, cf. EI2, article Zuhd [G. GOBILLOT], et L. KINBERG, « What is Meant by zuhd », Studia Islamica, LXI (1985), p. 27-44. L’article insiste sur ce qui différencie le zuhd de l’ascèse au sens chrétien du terme et met la notion en
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Chapitre II plies. Il croit fermement en la vision de Dieu dans l’au-delà, invoquant sur ce point le même verset coranique que Šāfi‘ī 114. On lui prête un refus du kalām et du qadarisme 115. On remarque le rôle clé que joue, dans son éthique religieuse, le Coran qui, détaché de son contexte, évoque la fonction que nous qualifierons plus loin de “référentielle” chez Šāfi‘ī. Sufyān aimait à citer l’exemple de Jésus comme modèle de sagesse et de zuhd 116, mais aussi celui des autres prophètes coraniques. Le détachement de Sufyān n’impliquait toutefois nul retrait du monde : il tient un imposant maǧlis qui attire les ascètes, les ahl al-ḥadīṯ et maint visiteur, il y critique ou exhorte les puissants, se meut dans l’orbe du pouvoir pour juger de ses agissements 117. Il récite, à l’occasion, les vers de quelque poète ou les siens propres. Les sources insistent sur le fait qu’il représentait pour ses contemporains une autorité morale à l’égal de Mālik 118. Sur le plan légal, il définit le fiqh comme la ḥikmat Allāh 119 et le vrai savant comme celui qui unit la connaissance de Dieu à celle de Ses commandements : il joint alors la crainte de Dieu à la mise en application de la Sunna prophétique 120. Mais Sufyān, à la différence de Šāfi‘ī − on s’explique par là qu’il n’ait pas atteint la célébrité des fondateurs de maḏāhib − n’a pas laissé la réputation d’un faqīh. On accrédite même qu’il se serait abstenu de la fatwa par scrupule, bien que, au rapport de Yūnus et de Ḥarmala, il eût toutes les qualités − « l’instrument » dit Šāfi‘ī 121 − pour en délivrer. De fait, les notices ont retenu de lui quelques prises de position d’ordre légal 122. Ce trait est loué comme exemplaire dans certains hadiths 123. Nous croyons déceler ici un caractère général du ‘ilm des deux premiers siècles : une unité primitive dans le legs des premières générations de « pieux Anciens », héritage qui pouvait inclure les enseignements prophétiques ; puis, à partir du deuxième siècle, un commencement de spécialisation
relation avec les autres aspects de la piété primitive (tawakkul, riḍā’, qiṣar al-‘amal). Sous ce rapport, Sufyān peut être considéré comme le prototype des zuhhād de l’islam originel. 114. Ḥilya, op. cit., VII, p. 296. 115. Op. cit., Sur l’anti-qadarisme de Sufyān, cf. J. van ESS, Zwischen Ḥadīṯ und Theologie, op. cit., p. 93, n. 22. 116. Cf. Ḥilya, VII, op. cit., p. 273-274. La parabole évangélique du semeur fut transmise à Muḥāsibī par Sufyān (J. van ESS, Die Gedankenwelt des Muḥāsibī, Bonn, 1961, p. 27-28). 117. Cf. par ex. les exhortations adressées à Ma‘n b. Zā’ida, gouverneur du Yémen de 142 à 151, à veiller au bien de la communauté, sans se laisser acheter par des cadeaux (AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, op. cit., I, p. 265 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ǧarḥ, op. cit., I, p. 53). Sur Ma‘n, qui réprima brutalement les révoltes dans cette province, cf. EI2, t. VI, p. 345. Pour d’autres ex., cf. J. van ESS, TG, op. cit., III, p. 99 (sa rencontre avec Hārūn al-Rašīd), et p. 181 (son refus d’intervenir en faveur de Bišr al-Marīsī). 118. Voyez par ex. les renseignements sur sa vie publique réunis par J. van ESS, TG, op. cit., I, p. 121 ; II, p. 141, 186, 363 ; III, p. 102. 119. ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., VII, p. 280. 120. Ibid. 121. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 206 : mā ra’aytu aḥadan min al-nās fī-hi ālat al-‘ilm mā fī Sufyān bni ‘Uyayna, wa mā ra’aytu aḥadan akaffa ‘an al-futyā min-hu, wa mā ra’aytu aḥadan aḥsana li-tafsīr al-ḥadīṯ min-hu ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 521. Notons le lien implicite que fait ici Šāfi‘ī entre le Hadith et la fatwa. 122. Comme par ex. sur le masḥ al-ḫuffayn (Ḥilya, op. cit., VII, p. 308), ou le droit à la diya pour les descendants maternels (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ǧarḥ, op. cit., I, p. 49). 123. Voyez par ex. AL-DĀRIMĪ, Sunan, I, éd. Dahhān, s.d., Beyrouth, introduction, p. 50-52. Le refus de la fatwa est aussi attribué à certains malikites de cette époque, cf. H.R. IDRIS, « L’aube du malikisme ifrīqiyen », Studia Islamica, XXXIII (1971), p. 22.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques chez les transmetteurs de ce ‘ilm, laquelle aboutira à la scission en deux sciences, le Hadith et le fiqh. La méfiance de Sufyān vis-à-vis de la fatwa est sans doute l’expression d’une pieuse prudence à rattacher à son mysticisme : sur le plan légal, cette réticence se traduisait par le refus d’une fonction officielle ; sur le plan intellectuel, par une défiance vis-à-vis de la raison (‘aql) qui n’est pas sans rappeler celle des sophistes antiques 124. On veut aussi qu’il ait condamné le ra’y de ‘Amr b. ‘Ubayd, donc sans doute celui des légistes irakiens 125. Les sources attestent une grande intimité dans les rapports entre Šāfi‘ī et Sufyān, et la place éminente que le disciple occupait dans le cercle du maître. Mais peut-être en était-il ainsi en raison des origines aristocratiques du Muṭṭalibite. Sur le sens obscur de certains hadiths, Sufyān se serait même renseigné auprès de son compatriote, qui aurait été jusqu’à contester certaines explications du maître. Sur le tafsīr et la futyā, Sufyān renvoyait ses auditeurs à Šāfi‘ī. L’existence de rapports personnels entre les deux hommes est incontestable, nous venons de les lire dans le corpus šāfi‘ien 126. Mieux encore, le Kitāb al-Umm prouve qu’ils se prolongèrent au-delà de la jeunesse de Šāfi‘ī et qu’ils furent étroits 127. Rappelons que Sufyān mourut en 198, soit six ans seulement avant Šāfi‘ī. Nous pouvons donc affirmer, sur la base de ce que nous savons à présent, qu’une telle influence ne put se limiter à la transmission du ‘ilm. Nous en voulons pour preuve que Šāfi‘ī lui aussi a laissé la réputation d’un ascète et d’un homme de haute vertu 128. On vante sa générosité, voire sa prodigalité 129. Il aurait été frugal jusqu’à l’ascétisme 130. La postérité a gardé de lui des exhortations et des maximes relatives à la piété sincère, au détachement de l’ici-bas, à la pensée de la mort, à la pureté du cœur, au tawakkul, à l’humilité 131... tout à fait dans la veine de Sufyān et des ascètes des premiers temps.
124. Ḥilya, op. cit., VII, p. 271 ; AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, loc. cit. : l’abus du ‘aql amoindrit le rizq divin. Pour l’explication de cette maxime, cf. les trois vers que Šāfi‘ī déclama en l’honneur de Sufyān in BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 91. 125. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 545. La condamnation peut viser la théologie ou le fiqh de ‘Amr b. ‘Ubayd, qui était aussi faqīh (J. van ESS, TG, op. cit., II, p. 301-302). 126. Celui-ci prouve aussi que Šāfi‘ī tient de Sufyān l’exégèse du Hadith, comme par exemple l’abrogation des traditions (cf. Risāla, § 825 ; Umm, IV, p. 152). 127. Šāfi‘ī fait parfois précéder les transmissions qu’il tient de Sufyān par sami‘tu ou qāla lī, et non aḫbara-nā comme pour la plupart des autres (ex. Musnad, p. 450, l. 23 ; p. 451, l. 2). Il exprime parfois aussi les doutes de Sufyān sur la chaîne ou le contenu de celles-ci (Umm, II, p. 141, l. 20 ; p. 251, l. 16-17 ; IV, p. 145, l. 11 ; VI, p. 116, l. 11). — Pour les preuves des rapports assidus entre Sufyān et Šāfi‘ī : Umm, III, p. 56, l. 23-24 : sami‘tu [c’est-à-dire Šāfi‘ī] Sufyān yuḥaddiṯu hāḏa l-ḥadīṯ kaṯīran fī ṭūl muǧālasatī la-hu, lā uḥṣī mā sami‘tu-hu min kaṯrati-hi (témoignage abrégé dans les Sunan de Šāfi‘ī, éd. Mullā Ḫāṭir, Jedda, 1989, I, p. 307) ; un témoignage similaire in Umm, III, p. 94, l. 6 et IV, p. 239, l. 10 ; Musnad, p. 452, dern. l. : hakaḏā sami‘tu-hu min-hu [= Sufyān] ‘āmmata dahrī.... In Umm, VII, l. 28, et p. 45, l. 27, Šāfi‘ī interroge Sufyān. 128. Cf. les chapitre d’IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., sur son humilité (p. 91-93), son scrupule (p. 101102), sa genérosité et son bon caractère (p. 125-127). 129. Il aurait fait trois fois faillite à cause de sa générosité (Ādāb, p. 126). 130. Il serait resté seize années sans se rassasier (op. cit., p. 106). 131. Cf. une collection de ses propos et d’anecdotes relatives à son comportement in BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 157-184, ou la notice de la Ḥilya. Nous verrons un propos de Šāfi‘ī sur le tawakkul au chap. IV, § I.
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Chapitre II Une partie de sa poésie est à ranger dans les zuhdiyyāt 132. La personnalité de Šāfi‘ī s’avère coïncider avec celle de Sufyān en plus d’un aspect. Même s’il est légitime de lire à ce sujet nos biographes avec prudence, pour les raisons vues plus haut, ces témoignages renseignent sur la personnalité de Šāfi‘ī et le milieu avec lequel il entretenait des affinités 133. Ils émanent en effet de ses disciples en fiqh, ceux-là mêmes qui nous informent sur son activité intellectuelle, et l’on ne voit pas en vertu de quel motif on accepterait les uns pour rejeter les autres. On comprend dès lors pourquoi les soufis postérieurs virent dans le fondateur du šāfi‘isme un adepte avant la lettre de leurs doctrines : ils établissent une chaîne ininterrompue de maîtres et de disciples entre eux et les premiers ascètes, dont notamment Sufyān. Il vont même jusqu’à attribuer à l’auteur du Kitāb al-Umm une place éminente dans la hiérarchie initiatique 134. À vrai dire, les témoignages primitifs des liens entre Šāfi‘ī et les premiers soufis nommément désignés comme tels – le plus fameux étant Ǧunayd 135 – sont rares, et ni Sufyān ni Šāfi‘ī ne se rangent explicitement parmi eux 136. On prête même au fondateur des propos désabusés et amers sur les soufis contemporains 137. La récente découverte d’un manuscrit tardif, intitulé Risāla fī kalām al-Šāfi‘ī fīl-taṣawwuf ne saurait modifier l’état de la question : il ne s’agit, à vrai dire, que d’une compilation de pieux propos de Šāfi‘ī, ceux que nous venons de mentionner, et que l’on retrouve dans les ouvrages biographiques 138. Il n’ajoute guère autre chose, si ce n’est que le samā‘ remonte jusqu’à Abū l-‘Abbās al-Aṣamm et Rabī‘, deux des transmetteurs essentiels de sa doctrine légale. Il laisse à penser que Šāfi‘ī ne séparait pas, dans son enseignement, le fiqh et la spiritualité. Outre que la personnalité de Sufyān − entendons son ascèse, sa piété −, ne pouvait laisser le jeune Šāfi‘ī indifférent, nous reconnaissons la marque intellectuelle de Sufyān en plus d’un aspect de la doctrine šāfi‘ienne : le rôle de l’éthique, l’utilisation extracontextuelle et référentielle du Coran, la Loi conçue comme ḥikma divine, la définition de la foi comme intrinsèquement liée aux œuvres, le refus du kalām. Sur le plan strictement légal, des principes tels que le schéma du bayān, la complémentarité du Coran et de la Sunna, sa méfiance vis-à-vis du ra’y, sont comme un écho méthodologique de la piété de Sufyān. Compte tenu de ce que les dimensions humaine et intellectuelle
132. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 60-113. 133. Ainsi Šāfi‘ī avait en haute estime, comme Sufyān, les propos de Fuḍayl b. ‘Iyāḍ (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 214). 134. M.‘A. YĀFI‘Ī (Mir’āt al-ǧinān, Hayderabad, 1918, II, p. 15-16), rapporte qu’Ibn ‘Aṭā’ Allāh faisait de Šāfi‘ī le pôle de son temps (qaṭṭaba-hu) ou l’un des awtād. 135. Ibid., II, p. 178 : kāna l-Šāfi‘ī min al-murīdīn al-nāṭiqīn bi-lisān al-ḥaqq. 136. In IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 214, Šāfi‘ī fait l’éloge d’un certain Abū ‘Imrān al-Ṣūfī, très attaché au Coran. 137. Cf. Ḥilya, op. cit., IX, p. 137 et BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 207-208, où Šāfi‘ī leur prête toutes sortes de vices et voit en ces personnages des fainéants ou des farceurs, mais rapporte toutefois d’eux des propos édifiants. Bayhaqī n’interprète pas ces témoignages comme un blâme des soufis, mais de ceux qui usurpaient ce nom. Rāzī rapporte de Šāfi‘ī le mot suivant : « la science est de deux sortes : celle des corps (ou personnes, abdān) et celle des croyances (adyān) ». On a interprété ce mot, selon Razī, de la manière suivante : la première science renvoie au fiqh et la seconde, la « science de l’intérieur », à la connaissance de Dieu (donc peut-être la théologie ou la mystique ; RĀZĪ, Manāqib, op. cit., p. 325). De fait cette interprétation est implicite dans les Ṭabaqāt al-awliyā’ d’Ibn al-Mulaqqīn (p. 238). 138. Sur ce texte et son éditeur, cf. bibliogr., § 1, sous Meïer.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques d’un enseignement ne sont pas séparables, une hypothèse vient à l’esprit : Šāfi‘ī aurait conçu sa doctrine par fidélité envers son père spirituel, bien qu’on ne puisse exclure une action diffuse du milieu, faite de valeurs communément partagées. À preuve, nous verrons que Šāfi‘ī n’emprunte pas seulement à Sufyān un grand nombre de traditions à la base de sa doctrine légale : il lui doit aussi celles qui, plus générales, justifient sa théorie. C’est par ce dernier trait qu’elles se distinguent des hadiths qui se retrouvent dans le Muwaṭṭa’ de Mālik, son autre grande autorité en matière de traditions légales. Dans cette hypothèse, la dette intellectuelle de Šāfi‘ī envers son maître mecquois – sur le plan théorique tout au moins – est sans doute la principale : Sufyān, au fond, explique Šāfi‘ī autant, sinon plus que Mālik ou Muslim. L’ascète, mort presque vingt ans après Mālik, put durablement exercer cette influence bien au delà de la jeunesse de Šāfi‘ī. b. Mālik b. Anas (ob. 179/795) Des quatre fondateurs de maḏhab, Mālik est sans doute le mieux connu, ce qui nous dispense de lui consacrer une notice telle que la précédente 139. Nous tenterons seulement de cerner son emprise intellectuelle sur Šāfi‘ī. Nous l’avons vu, les deux hommes se sont bien connus, au point que Šāfi‘ī fait figure dans les sources, au moins pour un temps, de disciple de Mālik. Or les données de l’actuel corpus de Šāfi‘ī, qui remonte à sa phase de maturité, ne se laissent pas ramener à une réalité aussi simple. En premier lieu, le « profil » de Mālik y est bien conforme à ce que l’école nous en apprend. Les traditions prophétiques voisinent avec un grand nombre de dicta extra-prophétiques. Les informateurs de Mālik, exclusivement médinois, sont essentiellement Nāfi‘, Zuhrī, Hišām b. ‘Urwa, puis, dans une moindre mesure, Abū l-Zinād, ‘Abdallāh b. Dīnār, Zayd b. Aslam, etc. Ces données concordent avec celles du Muwaṭṭa’ et ce que les sources malikites rapportent de leur fondateur 140. En outre, les traditions rapportées par Mālik sont réparties en des proportions égales dans tout le corpus, de même que celles de Sufyān, contrairement aux autres informateurs mecquois ou médinois de Šāfi‘ī. Sous ce rapport, nous sommes certain que Mālik fut pour lui un véritable maître, à l’instar de Sufyān, à cette différence que Mālik l’informa uniquement des traditions médinoises. Mais observons que Šāfi‘ī – la remarque vaut pour tous les personnages dont nous parlons dans cette section – ne rapporte nullement les propres positions légales de Mālik, son « Eigengut », mais seulement les dicta des ses prédécesseurs, qui en sont à la base. Dès lors, nous pouvons déjà aller plus avant, compte tenu de ce que nous avons maintenant appris sur les deux hommes et les écoles locales dont ils dépendent. Le fiqh de Mālik, on le sait, incluait dans ses sources formelles l’usage du ra’y qui, loin de se confondre avec son homologue irakien, techniquement plus
139. Voir notamment J. SCHACHT, Origins, op. cit., index ; du même, article Mālik, in EI2 ; A. BEKIR, Histoire de l’école malikite en Orient, op. cit., p. 27-66 ; et plus récemment Y. DUTTON, The Origins of Islamic Law, op. cit., p. 11-52 ; aussi M.Y. GURAYA, Origins of Islamic Jurisprudence, with Special Reference of Muwatta’ of Imām Mālik, Dehli, 1992 ; Chr. MELCHERT, Formation, op. cit., chap. VIII. J. Brockopp a apporté une importante contribution à l’histoire des débuts de l’école malikite (cf. Bibliogr.). 140. Cf. note précédente, et aussi A. BEKIR, « Analyse du Kitāb al-Muwaṭṭa’, thèse complémentaire pour le doctorat ès-lettres », Université de Paris, Faculté des lettres et des sciences humaines, Paris, 1962.
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Chapitre II élaboré, reposait largement sur le ‘amal médinois, lui-même tributaire des opinions légales des premières générations : Compagnons, Successeurs et autres anciens 141. Or, Šāfi‘ī, venant de La Mecque, porte en lui un double enseignement : celui du fiqh de sa propre cité, nous allons le voir immédiatement, et celui de Sufyān. Il ne peut donc que constater une différence patente entre les traditions légales de Médine et de La Mecque. Il prend conscience que leur ‘amal accuse lui aussi des divergences assez sensibles, liées à leurs histoires respectives. En revanche le Hadith prophétique, en tant que science, peut déjà avoir entamé, par sa nature même, une unification relative dans le Hedjaz voire au-delà : par ce caractère, il se différencie du fiqh, qui tend au contraire à être moins consensuel et plus individuel. Cette évolution est d’autant plus probable que le Hadith est plus ancien : en tant que matériau, il précède nécessairement la réflexion qui s’exerce sur lui. De sorte que Šāfi‘ī peut adopter sans difficulté le Hadith prophétique de Mālik, largement commun avec celui de Sufyān, et c’est bien ce que montre le corpus šāfi‘ien : la casuistique les juxtapose le plus souvent dans une même question et, dans son écrit polémique Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, Šāfi‘ī cite et fait siennes les traditions prophétiques de Mālik, mais aussi, comme pour les corroborer, celles de Sufyān. Or, nous allons le voir immédiatement, notre légiste se comporte exactement de même avec l’héritage mecquois qu’il cite dans le corpus : il ne s’y trouve rien que des dicta d’anciens, sans aucune trace, ou presque, du ra’y propre à ses maîtres directs. Ce fait nous amène à penser que Šāfi‘ī ne se sent lié que par la tradition légale des deux cités, non par le fiqh de ces derniers. Il a donc la caractéristique d’un muǧtahid. Si chacune de ces traditions oriente ses propres prises de position, il manifeste comme eux une indépendance relative vis-à-vis des autres légistes. Dès lors, d’autres questions viennent alors à l’esprit : puise-t-il librement dans chaque tradition locale ou bien le choix de l’une ou l’autre répond-il à quelque critère, et dans l’affirmative, lequel ? Peut-on considérer que cette relative liberté serait née d’une intention de surmonter les divergences légales entre La Mecque et Médine ? Nous sommes ainsi amené, par le biais de cette étude biographique et introductive, à des questions d’une importance déterminante dans la reconstruction d’une histoire du fiqh. Nous ne pourrons y répondre qu’au terme d’une étude approfondie des doctrines légales de cette époque. Il est tout au plus permis, à ce stade, de suggérer que Sufyān, en raison de sa position clé dans la tradition hedjazienne et de ce que nous venons de dire, dut jouer quelque rôle dans l’iǧtihād original de notre auteur. Le corpus et les données biographiques nous conduisent d’ores et déjà à l’idée que Šāfi‘ī a élaboré sa doctrine en réaction à celle de ses maîtres. Nous allons disposer immédiatement, et plus loin dans le cours de cette étude, d’autres indices qui nous permettront d’éprouver et d’affiner ces hypothèses. c. Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī (ob. 179/795, à l’âge de 80 ans) Le recoupement des données du corpus avec les aḫbār laisse à penser que ce personnage, un mawlā d’origine syrienne, eut une influence non moins décisive sur Šāfi‘ī que Mālik ou Sufyān. Or, par bonheur, les recherches récentes permettent de se faire, sur
141. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 311 ; A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 64 ; Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 34.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques ce personnage comme sur les suivants, une idée précise 142. Deux points ressortent de sa biographie. D’une part, il dut adopter certaines positions théologiques d’une certaine originalité, puisqu’il aurait été, au dire de certains, disciple de Ġaylān al-Dimašqī, en lequel une certaine tradition voit, ou plutôt dénonce, l’origine du mu‘tazilisme. Mais il s’agit peut-être d’un renseignement tendancieux de nature à dénigrer le transmetteur. Il n’y a pas unanimité sur ce point ; il semble mieux établi qu’il eut, comme son maître Ibn Abī Naǧīḥ, des tendances qadarites 143 ; du reste, ce parti théologique était loin d’être isolé dans les grands centres de l’empire. Ainsi, deux au moins des maîtres de Šāfi‘ī adoptèrent le qadarisme : Šāfi‘ī enseignait dans un milieu où l’orthodoxie, en matière théologique, n’était pas encore rigidifiée. Cette remarque justifie les précautions avec lesquelles il convient de lire, disions-nous, la reconstruction de ses positions théologiques par un Bayhaqī. Par là s’expliquerait qu’il n’y a pas, dans l’œuvre de Šāfi‘ī, de condamnation explicite du qadarisme, d’autant plus que celui-ci ne prête pas à conséquence sur son fiqh. Muslim appartenait de manière caractéristique à la tradition mecquoise : il lisait le Coran selon la variante d’Ibn Kaṯīr, et l’interprétait dans l’exégèse de Muǧāhid qui remontait à Ibn ‘Abbās 144. En fiqh, il continuait l’“école” fondée par ce dernier : il fut le mufti de La Mecque à la mort d’Ibn Ǧurayǧ, qui l’avait formé à la fatwa et succédait aux disciples d’Ibn ‘Abbās : ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ, Abū l-Zubayr, Ibn Abī Naǧīḥ, ‘Amr b. Dīnar, Ibn Abī Mulayka, Ibrāhīm b. l-Maysara, etc. 145. Les recherches récentes prouvent qu’Ibn Ǧurayǧ (ob. 150/767) faisait en fiqh un plus grand usage des traditions que ses prédécesseurs (« noch stärker überlieferungsorientiert »), tendance qui s'accentuait régulièrement depuis les origines 146. Il est réconfortant de constater qu’un sondage effectué dans le Kitāb al-Umm confirme ces résultats, puisque Muslim al-Zanǧī, dernier maillon de l’école avant Šāfi‘ī, rapporte directement un total d’environ 130 dicta, dont 35 environ sont des hadiths prophétiques, soit environ 25%. Ajoutons qu’il fait une large place aux propos des Compagnons. Quant aux Successeurs, leurs avis se réduisent essentiellement aux déclarations de ‘Aṭā’. Muslim appartient donc incontestablement à l’école mecquoise de fiqh. Comparé à celui de Sufyān, son profil présente des points communs, mais aussi des différences sensibles, notamment sa moindre insistance sur les hadiths prophétiques, et le très faible nombre de ses informateurs. Il est donc abusif de le classer, comme le veut Ibn Qutayba 147, parmi parmi les aṣḥāb al-ḥadīṯ. Un autre fait mérite d’être souligné : c’est au moins à partir d’Ibn Abī Naǧīḥ que l’“école” mecquoise perd son caractère strictement local, puisqu’on y relève des matériaux traditionnels médinois 148. Une fois encore, nous pouvons constater les pro-
142. J. van ESS, TG, II, p. 650-651. L’explication de son laqab est controversée : peau très mate, ou au contraire... plus claire qu’à l’ordinaire ! (AL-ḎAHABĪ, Taḏkira, op. cit., I, p. 255). 143. J. van ESS, TG, II, p. 646-647. 144. Un fragment de son tafsīr a été conservé (J. van ESS, TG, II, p. 651, n. 87). 145. H. MOTZKI, Die Anfänge der islamischen Jurisprudenz, op. cit., p. 256-260. 146. Pour les traditions prophétiques, Motzki (ibid.) indique la progression suivante : 5% (‘Aṭā’), 10% (‘Amr), 14% (Ibn Ǧurayǧ). 147. IBN QUTAYBA, Kitāb al-ma‘ārif, op. cit., p. 511. 148. H. MOTZKI, ibid., p. 259.
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Chapitre II grès de cette tendance à la génération suivante, c’est-à-dire chez les informateurs de Šāfi‘ī 149. Un témoignage fait dire à Muslim qu’il assista aux leçons de Mālik dans sa jeunesse 150. Il n’est donc pas surprenant que Šāfi‘ī manifeste dans son fiqh une inversion de tendance : quatre informateurs mecquois pour cinq médinois. Toutefois, le corpus ne permet pas de vérifier que Muslim aurait subi l’empreinte décisive des Médinois : dans une écrasante majorité, les dicta rapportés par Muslim ont Ibn Ǧurayǧ pour informateur, et non Mālik ou Zuhrī, et cette constatation se vérifie aussi pour les traditions prophétiques. Il est donc permis de douter que Muslim ait eu une connaissance étendue, sinon du Hadith, du moins du fiqh de Mālik 151. Le corpus confirme donc la tradition, selon laquelle il garda son indépendance vis-à-vis des Médinois. D’autre part, il avait atteint selon elle le degré de muǧtahid 152. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de raison de sous-estimer l’influence qu’un tel maître ne pouvait manquer d’exercer sur Šāfi‘ī, d’autant plus que Muslim a laissé la réputation d’un ascète jeûnant continuellement 153. On peut raisonnablement supposer qu’il l’instruisit de l’iḫtilāf séparant le fiqh des deux cités 154. Les liens entre le maître et le disciple furent à ce point excellents que Muslim, dit-on, donna à Šāfi‘ī licence de prononcer des fatwas assez tôt semble-t-il : à quinze, dix-huit ou vingt ans selon les versions 155. En conclusion, tout indique que le tournant majeur dans l’évolution de l’école, marqué par le progrès méthodologique de la doctrine šāfi‘ienne, avait été préparé avant lui et qu’il ne fit que porter à sa maturité une lente évolution préalable. d. Sa‘īd b. Sālim al-Qaddāḥ (ob. ?) 156 Sur celui que la tradition considère comme la seconde autorité dans le fiqh de La Mecque après Muslim 157, les renseignements sont minces, ils font même défaut dans les ouvrages de nos biographes. Originaire du Khorassan ou de Kūfa, ce mawlā des Banū Maḫzūm était un propagateur zélé du murǧiisme. Néanmoins, son Hadith n’est pas discrédité par le ‘ilm al-riǧāl 158. Constatons, une fois encore, que son “hétérodoxie” – si le mot a un sens à cette époque – n’a pas empêché Šāfi‘ī de le citer abondamment, outre Muslim et Ibrāhīm, pourtant suspects aux yeux des traditionnistes postérieurs.
149. Une autre information en ce sens : Šāfi‘ī fait remarquer à Muslim qu’il cite moins de traditions de Zuhrī que Sufyān. Muslim rétorque qu’il les a entendues avant ce dernier (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 520). 150. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 517. 151. Cela ne signifie pas que Muslim n’ait rien su du fiqh médinois. Il se peut que Šāfi‘ī ait préféré citer Mālik directement plutôt qu’un de ses auditeurs. Dans les dicta de Muslim, immédiatement après celles d’Ibn Ǧurayǧ, viennent quelques traditions qu’il tient de ‘Ubaydallāh b. ‘Umar [b. Ḥafṣ b. ‘Āṣim], c’est-àdire l’arrière petit-fils de ‘Umar ; quelques rares transmetteurs sont ensuite cités une seule fois. 152. J. van ESS, TG, loc. cit., d’après Qādī ‘Iyāḍ et Ibn Qutayba. Un exemple dans IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 287-288, sur l’abrègement de la prière, durant le ḥaǧǧ, à ‘Arafāt. 153. AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffaẓ, op. cit., I, p. 255. 154. Il en témoigne dans Ǧamā‘ al-‘ilm, § 241. 155. IBN ‘ASĀKIR, op. cit., p. 273 sqq. 156. J. van ESS, TG, II, p. 662. 157. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit. p. 69. 158. Cf. par ex. la notice de la Ḫulāṣat Tahḏīb al-Tahḏīb d’AL-ḪAZRAǦĪ, éd. Fāyiz, Le Caire, s.d. (t. I, p. 379, n° 2461).
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques En ce qui concerne ses rapports avec Šāfi‘ī, ils sont tout aussi énigmatiques. Seul le corpus nous fait soupçonner qu’ils existaient 159. Bayhaqī nous apprend que Sa‘īd estimait fort les talents du jeune Šāfi‘ī, comme ses autres maîtres mecquois : Muslim, Ibn Abī Rawwād, Sufyān 160. Quant au « profil » de ses dicta, on constate qu’une majorité est transmise par Ibn Ǧurayǧ ; viennent ensuite d’autres informateurs, plus nombreux que chez Muslim, mais très peu cités, pas plus d’une ou deux fois. Les deux premiers livres du Kitāb al-Umm mentionnent 21 hadiths prophétiques (soit 17%) sur 150 dicta : la proportion est donc encore plus faible que chez Muslim, puisqu’elle tombe à moins de 20%. En première approximation, son profil est voisin de celui de Muslim. Comme ce dernier, sa principale autorité parmi les Successeurs est ‘Aṭā’, qui est le plus souvent cité. Ces chiffres sont tout aussi éloquents que les précédents. Chacun des informateurs mecquois de Šāfi‘ī possède à la fois des caractéristiques communes avec les autres et un « profil » défini. Ce résultat donne par ailleurs à penser que l’authenticité du Kitāb al-Umm est une hypothèse à prendre en considération : les sondages effectués amènent à poser la question sur une autre base que le scepticisme méthodologique. En outre Sālim, contrairement à Šāfi‘ī, mais comme Muslim, apparaît fortement enraciné dans l’école de La Mecque qu’il continue de représenter de la même manière que ses prédécesseurs. La base de ses positions légales est constituée par les précédents de la tradition locale, qui l’emporte largement sur le Hadith prophétique. Il fait encore moins appel à celui-ci que Muslim. Néanmoins, Šāfi‘ī lui prête sa propre doctrine : « la Sunna prophétique est la plus digne d’être suivie » 161. Cet écart entre la “théorie” et la pratique, nous le verrons, s’observe aussi chez Šāfi‘ī. Il nous fait pressentir que Médine et La Mecque partageaient une même attitude vis-à-vis de la tradition au sens large. En revanche, le corpus ne permet pas de vérifier ses liens, affirmés par les sources chiites, avec Ǧa‘far al-Ṣādiq 162 : ce nom y figure faiblement comme informateur de Sa‘īd. e. Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā (ob. 184/800) 163 Ce Médinois est sans doute le plus original des maîtres de Šāfi‘ī. Disciple de ‘Amr b. ‘Ubayd – ce qui le fait soupçonner de mu‘tazilisme –, il est aussi compté par les chiites comme l’un des leurs : il aurait été l’un des maillons essentiels dans la transmission des enseignements de Muḥammad al-Bāqir et de Ǧa‘far al-Ṣādiq 164. Il prêta serment au prétendant zaydite Yaḥyā b. ‘Abdallāh, lorsque celui-ci se souleva en 175/791, dans
159. Outre le fait que Sa‘īd y vient en troisième position après Sufyān, signalons que le Musnad introduit parfois ses dicta par qāla, et non aḫbara-nā (Umm, IX, p. 468). 160. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 242. 161. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 543, l. 22-23. 162. J. van ESS, TG, II, p. 662. 163. J. van ESS, TG, II, p. 697-699. Son nom apparaît abrégé en Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā dans les sources, peut-être pour éviter une confusion avec cet autre Ibrāhīm b. Muḥammad qu’était l’un des oncles de Šāfi‘ī classé comme šāfi‘ite par SUBKĪ (Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 80). Cf. N. ABBOTT, Studies, II, op. cit., p. 107. 164. Le fait n’est pas impossible : ce nom apparaît sept fois rien que dans le Kitāb al-ṣalāt du Kitāb alUmm.
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Chapitre II le Daylam, contre le calife abbasside 165. Nu‘aym b. Ḥammād 166, activement impliqué dans la lutte contre la doctrine de Ǧahm b. Ṣafwān, aurait fait brûler les ouvrages d’Ibrāhīm sous prétexte qu’ils étaient imprégnés de doctrine qadarite. Leur auteur entra quelque temps en correspondance avec le calife al-Mahdī, et aurait engagé une polémique de nature légale avec Abū Yūsuf devant Hārūn al-Rašīd. Retenons seulement son qadarisme avéré. Šāfi‘ī, en contact avec trois adeptes de cette doctrine, cite abondamment leurs dicta. Ibrāhīm était aussi faqīh. On prétend qu’il rédigea un Muwaṭṭa’ deux fois plus volumineux que celui de Mālik, et que ce dernier lui était hostile. Tous ces faits expliquent que sa réputation de traditionniste ait été violemment attaquée. Or, au témoignage des biographes, Šāfi‘ī le considérait comme meilleur transmetteur que Darāwardī 167 et n’avait nulle prévention contre lui : D’après Rabī‘ : « Šāfi‘ī expliquait le cas (amr) d’Ibrāhīm b. [Muḥammad b.] Abī Yaḥyā en ces termes : “il était qadarite” ». Mais, explique Ibn Abī Ḥātim, « il n’avait pas la preuve qu’il mentait. Il pensait qu’on l’avait calomnié à cause de sa doctrine » 168. Interrogé sur la raison qui incitait Šāfi‘ī à rapporter des traditions d’Ibrāhīm, Rabī‘ disait : « Šāfi‘ī déclarait à son sujet : “je sais qu’il aurait préféré faire une chute mortelle (an yaḫirra min bu‘d) plutôt que de mentir. C’était une personne digne de confiance (ṯiqa) dans le Hadith” » 169.
Or, contrairement aux informations données par certaines sources 170, Šāfi‘ī fait plus que citer Ibrāhīm occasionnellement. Le corpus prouve directement que les témoignages présentés ci-dessus sont très plausibles. Ibrāhīm est quantitativement la troisième autorité après Sufyān et Mālik. Il peut à bon droit être considéré comme l’un de ses maîtres. Quant à son « profil », les hadiths prophétiques le constituent (environ 50%) à peu près à égalité avec les dicta qui sont, par fréquence décroissante, ceux de Compagnons, de Successeurs, puis d’autres autorités. Ses informateurs sont nombreux, mais, comme pour Sufyān, seul un petit nombre lui fournit l’essentiel de ses traditions : notamment Ǧa‘far b. Muḥammad surnommé al-Ṣādiq, qui transmet des hadiths prophétiques et des propos de ‘Alī, mais aussi Isḥāq b. ‘Abdallāh, qui a laissé la réputation de ṯiqa et ḥuǧǧa pour Yaḥyā b. Ma‘īn 171. Or Ǧa‘far, bien qu’ayant eu pour disciple « les deux Sufyān » (c’est-à-dire Sufyān al-Ṯawrī et Sufyān Ibn ‘Uyayna) ainsi que Mālik, est considéré en revanche comme “faible”, voire “menteur” par Yaḥyā
165. W. Madelung a publié le texte de sa lettre en faveur de l’imam zaydite (Arabic Texts Concerning the History of the Zaydi imams, collected and ed. by Wilferd MADELUNG, Wiesbaden, F. Steiner, 1987, p. 175). 166. Sur ce traditionniste, cf. EI2, à l’article correspondant (Ch. PELLAT). 167. Musnad (Umm, IX), p. 403, l. 18. 168. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 223 ; cf. aussi p. 178-179, où, dans ses polémiques avec Isḥāq b. Rāhawayh, Šāfi‘ī invoque, seul contre tous, l’autorité d’Ibrāhīm. 169. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 533. Cette information peut être contrôlée par le corpus : cf. plus loin, chapitre IX, § I. Ibrāhīm est défini par la formule : man lā attahimu min ahl al-Madīna. Pour des ex. dans la Risāla, cf. § 1232-1233. 170. QĀḌĪ ‘ABD AL-ǦABBĀR, Faḍl al-i‘tizāl, op. cit., p. 253. 171. AL-ḪAZRAǦĪ, al-Ḫulāṣa, I, op. cit., p. 74, notice n° 406.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques b. Ma‘īn 172. Néanmoins Bayhaqī rapporte aussi, attribuée à Šāfi‘ī, une accusation d’inconduite 173. Plus digne d’attention est pour nous le fait que, dans le Kitāb al-Umm, Šāfi‘ī ne le cite qu’à propos du rituel. Les liens d’Ibrāhīm avec Šāfi‘ī furent certainement étroits. Selon al-Būšanǧī, l’un des premiers biographes de notre personnage, il aurait communiqué à Šāfi‘ī quatre cents traditions de Ǧa‘far al-Ṣādiq 174. Deux vers de Šāfi‘ī chantent la louange 175 de celui que leur auteur considérait, au même titre qu’Ibrāhīm, comme une autorité 176. f. ‘Abd al-Maǧīd b. Abī Rawwād (ob. 206/821) 177 Ce Mecquois a laissé la réputation d’un murǧiite intransigeant. Il pourfendait comme mécréants les qadarites autant que les alides. Dans l’affaire Wakī‘ b. l-Ǧarrāḥ, il aurait lancé une fatwa de mise à mort contre lui alors que Sufyān plaidait pour la clémence 178. Par ailleurs sa réputation de traditionniste est dans l’ensemble malmenée par le ‘ilm al-riǧāl. Pour Buḫārī, par exemple, seuls cinq de ses hadiths prophétiques ont la qualité de ṣaḥīḥ. On assure qu’il avait une bonne connaissance du fiqh d’Ibn Ǧurayǧ, mais qu’elle était seulement livresque. Au jugement du spécialiste en transmetteurs qu’était Yaḥyā b. Ma‘īn (ob. 233/847), ‘Abd al-Maǧīd ne remplissait pas les conditions requises pour la quête du Hadith, il ne pouvait donc prétendre au titre de traditionniste authentique. Il aurait loué, d’après Bayhaqī, les talents de son élève, Šāfi‘ī 179. Quoi qu’il en soit, le corpus montre, à son propos, un profil analogue aux autres Mecquois : tous ses dicta sans exception lui viennent d’Ibn Ǧurayǧ ; la proportion de hadiths prophétiques atteint 21%, le reste est constitué de traditions de Compagnons, de Successeurs, voire d’autorités postérieures ; Šāfi‘ī n’a sur lui, dans son œuvre, aucun jugement défavorable, ni sur ses positions théologiques, ni sur sa qualité de transmetteur. Concluons brièvement sur les maîtres mecquois de Šāfi‘ī. Mālik et Ibrāhīm mis à part, ils sont cités plus fréquemment comme autorités que les Médinois. Plusieurs caractéristiques communes les unissent, dont une dépendance exclusive à l’égard d’Ibn Ǧurayǧ. Dès ce stade de l’analyse, il est permis de penser que Šāfi‘ī transmet le fiqh de son prédécesseur. Il nous restera à nous demander quel usage il en tire pour son propre fiqh. Mais une première constatation se dégage dès à présent : Sufyān mis à part, il existe de notables disparités quant à leur occurrence dans le corpus. Ainsi, les dicta de Muslim sont bien représentés dans les livres I, II, V et VI ; ils manquent considérablement aux livres III et IV. Inversement, Sa‘īd ne fournit presque aucun dictum pour les livres I et IV ; rien n’est rapporté de lui aux livres VI et VII ; il est en revanche bien représenté aux livres III et V. Ces faits peuvent s’interpréter de diverses maniè-
172. Op. cit., I, p. 54, notice n° 274. 173. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 532. 174. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 177 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 523. 175. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 87, à propos des désaccords entre Qurayšites. 176. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 179. 177. J. van ESS, TG, II, p. 661-662. 178. Ibid. La dépouille mortelle du Prophète avait attendu deux nuits pour être inhumée. Il n’en fallut pas davantage à Wakī‘ pour accuser les premiers califes de faute grave. 179. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 243.
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Chapitre II res : ou bien Šāfi‘ī choisit ses maîtres en fonction du sujet traité, mais la chose est peu probable ; ou bien ces autorités n’ont de connaissances que dans un secteur particulier du fiqh ; ou bien encore, dans l’hypothèse contraire, Šāfi‘ī n’a assisté qu’à une partie de leur enseignement. Nous sommes bien en peine de choisir parmi ces éventualités, qui ne sont pas du reste nécessairement incompatibles. Retenons simplement que tout se passe comme si Šāfi‘ī était capable de combler les lacunes dans ses références en les complétant mutuellement. Par ailleurs, il apparaît que Sufyān et Mālik occupent une place à part parmi les informateurs de Šāfi‘ī, puisque leurs aḫbār se présentent sans déséquilibre quantitatif, nous l’avons vu, dans toutes les parties du corpus. Eux seuls ont véritablement droit au titre de maître. À cet égard, le corpus recoupe remarquablement les données biographiques. Il se confirme enfin que le Kitāb al-Umm est une source digne d’intérêt pour l’étude de l’école mecquoise de fiqh avant Šāfi‘ī. Des sondages plus précis sont à entreprendre, qui affineront le « profil » des transmetteurs, au sens technique que Motzki donne à ce terme. Une telle analyse, qui dépasse notre objectif initial, n’a été ici qu’ébauchée. Il resterait notamment à déterminer le type de dictum rapporté par les transmetteurs : responsum, propos d’un tiers, ra’y, etc. g. Les autorités médinoises de Šāfi‘ī Nous passerons rapidement sur elles, puisque Mālik et Ibrāhīm ont été vus plus haut, et que les deux autres Médinois les plus cités par Šāfi‘ī sont des personnages qui, moins célèbres que les précédents, n’ont pas non plus d’importance quantitative dans le corpus. D’autre part, ce sont essentiellement des traditionnistes. ‘Abd al-‘Azīz al-Darāwardī (ob. 187/802) a laissé la réputation d’un transmetteur sûr 180. Seul Abū Zur‘a émettait des réserves quant à la qualité de sa mémoire. Pour Ḏahabī, son Hadith atteint le degré de ḥasan 181. Schacht le soupçonne au contraire d’avoir mis en circulation des isnād-s fictifs 182. En fiqh, Šāfi‘ī nous apprend qu’il était un disciple indépendant de Mālik 183, ce qui explique sans doute que son nom soit absent du Tartīb al-madārik. Dans le corpus, on observe qu’il transmet environ 50% de hadiths prophétiques : le reste est presque entièrement constitué de traditions de Compagnons. Ǧa‘far al-Ṣādiq est son informateur de prédilection. Le Kitāb al-Umm confirme que Šāfi‘ī, en contact personnel avec lui, l’interrogeait sur les traditions détenues par Ǧa‘far 184. Sans doute la nature des traditions transmises explique-t-elle la liberté de ‘Abd al-‘Azīz vis-à-vis du fiqh de Mālik. Il devait probablement partager avec d’autres traditionnistes une certaine méfiance à l’égard du ra’y médinois. Quant à ‘Abd al-Wahhāb al-Ṯaqafī (ob. 184/800 ou 194/809), originaire de Baṣra, comme Sufyān, il était, en revanche, seulement traditionniste 185. Il avait pour Ibn
180. AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, op. cit., I, p. 269. 181. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., VIII, p. 324-327 (n° 107). 182. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 168, p. 245. 183. Op. cit., p. 174, d’après Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (dans Umm, VII). 184. Umm, IV, p. 216, l. 28 ; p. 147, dern. l., c’est Sufyān qui interroge Ǧa‘far. 185. IBN ḤAǦAR, Tahḏīb al-Tahḏīb, Hayderabad, 1907, VI, p. 449-450, n° 934.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques Mahdī la qualité de ṯiqa, quoique le grand âge lui ait fait confondre les transmetteurs (iḫtalaṭa bi-āḫiri-hi). Réputé pour sa générosité envers ses collègues, il avait même toute l’estime de Naẓẓām 186. Il présente dans le corpus le profil suivant : des hadiths prophétiques pour environ un tiers, des dires divers de Compagnons ou d’autres personnages, comme Ibn Sīrīn par exemple. Ces données, bien qu’insuffisantes, sont conformes au tableau classique de l’école médinoise. Remarquons que le Hadith prophétique, sans être invoqué comme seule autorité, joue chez les fuqahā’ un rôle plus important à Médine qu’à La Mecque. Quant à la répartition des maîtres médinois à travers le corpus, elle donne lieu à des disparités du même type que pour les Mecquois. Ibrāhīm est principalement cité aux livres I et II, moins au livre V ; sa “contribution” aux autres livres est insignifiante. Darāwardī est quasiment absent du livre III. Ibn Abī Rawwād n’est pas cité aux livres III et IV, VI et VII. Seul ‘Abd al-Wahhāb est mentionné dans les six livres, mais l’indigence de ses dicta (45) n’autorise pas de conclusion décisive. Ces faits parlent d’eux-mêmes : les informateurs médinois de Šāfi‘ī permettent de conclure comme pour leurs homologues mecquois. Plus précisément, un tableau regroupant ces différentes données ferait apparaître que Šāfi‘ī, pour chaque livre du Kitāb al-Umm, de même qu’il cite Mālik et Sufyān en proportions égales, de même il « comble » les lacunes respectives de ses maîtres mecquois et médinois, invoquant autant de Mecquois que de Médinois. Sous ce rapport, il est tentant de voir en Šāfi‘ī, comme le pensait Heffening, un « éclectique ». Nous savons à présent que cette observation vaut aussi pour la manière dont il dépend de chaque école, la mecquoise comme la médinoise. Nous confirmons par là ce que nous pressentions à partir du seul examen des dicta de Mālik dans le corpus : Šāfi‘ī semble puiser librement dans les traditions, voire le ‘amal de ces deux écoles. Il opère une synthèse entre deux traditions locales. Sous ce rapport, il est autant mecquois que médinois, mais il fut sans doute, pour cette raison, considéré par chacune des deux écoles comme un rameau indépendant, et l’histoire du fiqh lui rendit cette justice : elle reconnut en lui le fondateur d’un maḏhab original. Peut-être est-ce là, au fond, le facteur qui le décida à quitter sa patrie pour faire école ailleurs. Dans cette hypothèse, il serait légitime de parler, pour les deux cités, d’une même importance attachée à la tradition extra-prophétique et au ‘amal. La prise en compte de deux types d’informations, biographiques et textuelles, jette ainsi une première lumière sur la nature des données traditionnelles qui sont à la base du fiqh de Šāfi‘ī. Il resterait maintenant – ce que ces données brutes ne sauraient dire – à déterminer les critères auxquels obéit chez lui le choix de tel ou tel de ces divers matériaux pour un point particulier de fiqh. Nous avons pressenti que l’unification du Hadith prophétique y joue quelque rôle, et nous en donnerons une preuve à la fin de ce chapitre. Il n’est pas exclu non plus qu’il faille invoquer certaines raisons biographiques dont nous parlerons plus loin. Mais seule l’étude précise de sa doctrine légale pourra résoudre de manière définitive une telle question.
186. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., IX, p. 237-240.
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Chapitre II 3. Les activités de Šāfi‘ī à La Mecque Sur les activités de Šāfi‘ī à La Mecque, en dehors de sa période de formation, c’est à peine si les sources nous renseignent. Elles ne nous apprennent pas non plus combien de temps il demeura dans cette ville. Le corpus atteste de son côté que Šāfi‘ī y était au courant des choses de la vie quotidienne 187. De ce défaut d’information, nous inférons que Šāfi‘ī, hormis les voyages dont il va être question, ne quitta guère La Mecque avant de se rendre en Égypte. L’hypothèse contraire aurait laissé quelque trace chez nos chroniqueurs médiévaux : l’on sait qu’ils ne manquent jamais de faire état d’un renseignement de ce genre. Ils ne sont pas tout à fait muets là-dessus mais, faute d’indication expresse, la datation reste conjecturale. De ce fait, les données suivantes ont un moindre intérêt historique. À La Mecque, Šāfi‘ī était apte à pratiquer la fatwa, qu’il donnait dans une mosquée de la ville 188. Le fait fut relevé par deux adeptes du ra’y au cours de leur ḥaǧǧ 189. Il était à la tête d’un maǧlis de plusieurs disciples, dont les plus notables étaient, selon Ibn ‘Abd al-Barr, al-Ḥumaydī, qui était son cousin, le warrāq 190 (copiste) de celui-ci, Abū Bakr, et Mūsā b. Abī l-Ǧārūd 191. Ibn Ḥanbal se souvient de l’avoir rencontré dans la ville sainte, du vivant de Sufyān, dont il fréquentait le cercle d’auditeurs. Le corpus atteste que les débats étaient publics 192. Ibn Ḥanbal avait connu Šāfi‘ī en Irak et s’était rallié à sa doctrine 193. Šāfi‘ī a aussi laissé le souvenir d’une participation à des polémiques légales avec de célèbres Irakiens de passage, dont Šaybānī. Passons sur l’une d’entre elles, rapportée à la gloire de son maître en des termes dithyrambiques et peu crédibles 194. Une autre est plus intéressante : elle eut lieu en présence d’un cadi murǧiite du Ǧurǧān, ‘Abd al-Karīm b. Muḥammad al-Ǧurǧānī, donc assez tôt, puisque celui-ci mourut en 175/791 195, alors que Šāfi‘ī n’avait pas encore vingt-cinq ans. Notons incidemment que l’événement, s’il faut le relier au fait que Šaybānī se forma à Médine auprès de Mālik 196, fournit un terminus ad quem pour ladite forma-
187. Cf. par ex. Umm, II, p. 249, l. 11 : on y vend de la viande d’hyène, entre Ṣafā et Marwa (détail caractéristique, Mālik et Šāfi‘ī réprouvent la consommation de la viande d’animaux carnassiers) ; II, p. 192, Šāfi‘ī donne un tableau des prix pratiqués à La Mecque pour les viandes des ovins, caprins et bovins. 188. Un exemple in BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 501, où il recommande à un pèlerin une expiation, fatwa qui avait été celle de ‘Aṭā’. 189. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 210. L’un de ces voyageurs était Hilāl b. Yaḥyā, (ob. 245/859), hanéfite surnommé le ra’y de Baṣra (IBN ABĪ L-WAFĀ’, al-Ǧawāhir al-muḍī’a fī ṭabaqāt al-ḥanafiyya, Hyderabad 1332 H, t. II, p. 207). 190. Sur ce terme, outre l’article de l’EI2 (M.A.J. BEG), voir les explications de J. PEDERSEN, The Arabic Book, trad. G. French, Princeton, 1984, p. 43, de G. ENDRESS dans W. FISCHER (éd.), Grundriß der Arabischen Philologie, I, Sprachwissenschaft, Wiesbaden, 1982, p. 272 et II, p. 450-451, et de G. ATIYEH dans The Arabic Book, op. cit. (éd. G. Atiyeh), p. XIV-XV. 191. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 104-105, avec une notice succincte sur ces personnages. 192. J. SCHACHT, « On Shāfi‘ī’s Life », article cité, p. 324, n. 35. 193. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 44. 194. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 179. 195. Op. cit., p. 181. Sur ‘Abd al-Karīm, cf. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 239. 196. Šaybānī demeura trois ans auprès de Mālik (EI2, article Shaibānī (É. CHAUMONT). On sait qu’on lui doit une version du Muwaṭṭa’ (éd. ‘Abd al-Laṭīf, al-Maktaba al-‘ilmiyya, Beyrouth, s.d.). Ibn Abī Ḥātim, d’après Šāfi‘ī, fait état de 700 hadiths communiqués oralement (lafẓan) à Šaybānī par Mālik (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 173).
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques tion. Une autre controverse avec Šaybānī eut lieu sans doute plus tard, puisque Šāfi‘ī avait alors composé une réfutation des doctrines hanéfites 197. Le petit-fils de l’auteur d’une chronique estimée sur La Mecque (Aḫbār Mekka) 198, Abū l-Walīd al-Azraq, qui était alors faqīh à La Mecque, y assistait. Šāfi‘ī prit encore part à des discussions légales contre le fameux mu‘tazilite Bišr al-Marīsī 199, notamment sur les modalités de l’iqāma avant la prière rituelle (ifrād, taṯniya, tarǧī‘). Un détail mérite d’être noté : Bišr, qui a connu Šāfi‘ī jeune homme (fatan) constate que celui-ci « a changé » dans l’intervalle. Qu’est-ce à dire exactement ? Šāfi‘ī aurait-il révisé sa doctrine ancienne avant même de venir en Égypte ? Aurait-il durci ses positions théologiques ? Faut-il le mettre en relation avec le revirement intellectuel dont nous parlerons au chapitre suivant ? Les relations entre les deux hommes avaient dû par le passé être solides : la mère de Bišr vint demander à Šāfi‘ī, dit-on, de persuader son fils de se détourner du kalām 200. Toutefois, ni l’un ni l’autre de ces détails ne figurant dans la version la plus ancienne, celle d’Ibn Abī Ḥātim 201, il est préférable d’y voir un indice, plutôt qu’une preuve historique, d’un tournant dans l’évolution doctrinale de Šāfi‘ī. Une fois encore, la version de Bayhaqī a transformé un événement anodin en une histoire édifiante. Mais il est possible d’en déduire une indication dans le sens de notre hypothèse : si Bišr a rendu visite à son contradicteur avant un passage de Šāfi‘ī à Bagdād, c’est qu’ils se sont connus dans ces deux villes. Une autre polémique légale mit aux prises, à La Mecque, Šāfi‘ī et un malikite médinois, ‘Abd al-Mālik al-Māǧišūn (ob. 213/828) 202. On en signale enfin une quatrième avec l’un de ses disciples, Isḥāq b. Ibrāhīm, dit Isḥāq b. Rāhawayh, où il s’appuie sur l’autorité d’Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā, contre les avis de Sufyān b. ‘Uyayna et de Ǧa‘far al-Ṣādiq. Ibn Ḥanbal était présent 203. Retenons de ces témoignages que Šāfi‘ī a mûri une doctrine indépendante, distincte du fiqh hanéfite irakien, et qu’il semble avoir pris son indépendance par rapport à Mālik, plus encore qu’à l’égard de Sufyān, dès avant son installation en Égypte. Ils ne disent malheureusement rien de plus, ils ne parlent même pas de quelque doctrine ancienne (al-maḏhab al-qadīm) de Šāfi‘ī.
197. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 181. 198. C’est l’une des sources importantes sur la Sīra nabawiyya. 199. Sur lui, cf. J. van ESS, TG, II, p. 175-188. 200. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 200-204. 201. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 187. Du reste la terminologie, dans la version de Bayhaqī, n’est pas celle de Šāfi‘ī. 202. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 207. Il s’agit du fils d’un faqīh médinois dont M. Muranyi a édité le fragment retrouvé du Kitāb al-ḥaǧǧ (cf. supra, chapitre I). Le personnage dont il est ici question est cité dans les principales sources malikites (M. MURANYI, Ein altes Fragment, op. cit., p. 5, n. 15). Adversaire du mu‘tazilisme, il contribua à la mise par écrit du fiqh de Mālik (J. van ESS, TG, II, p. 696). Les Manāqib de Bayhaqī (II, p. 344) confirment qu’il n’était, en fiqh, qu’un disciple sans originalité de Mālik. 203. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 179. La polémique portait sur l’autorisation de vendre les maisons de La Mecque, ce que confirme de son côté Ibn Ḥanbal (op. cit., p. 82). Isḥāq embrassa le ẓāhirisme puis passa au šāfi‘isme (F. WÜSTENFELD, Der Imâm, op. cit., n° 9, p. 52 [662]).
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Chapitre II IV. Šāfi‘ī au Yémen Nous abordons maintenant la phase la plus controversée et la plus obscure dans la vie de Šāfi‘ī, sa présence au Yémen. Nous ne sommes pas en mesure d’en donner les dates, la durée et les circonstances précises, tant les récits sont vagues, disparates et baignés dans une atmosphère de légende. Néanmoins, plusieurs faits bien établis attestent son passage dans ce pays. Nous savons que Šāfi‘ī y était parti, avec un groupe de Mecquois, pour s’y marier 204. Il se rendit aussi à Ṣan‘a pour se procurer des livres de firāsa, et la fécondité précoce des filles l’y surprit 205. Il est aussi question d’un secrétaire du dīwān de Ṣan‘a auquel Šāfi‘ī écrivit, personnage trop obscur pour avoir été inventé 206. Ibn Ḥanbal déclare que Šāfi‘ī illumina sa voie lorsque Šāfi‘ī revint de Ṣan‘a 207. Dāwud al-Ẓāhirī (ob. 270/883), dans son apologie de Šāfi‘ī, aujourd’hui perdue mais citée par Bayhaqī, mentionne qu’un fidèle disciple de Šāfi‘ī, ‘Abd al-‘Azīz al-Kinānī, accompagna son maître au Yémen 208. Sur les raisons de cette présence de Šāfi‘ī dans l’Arabie heureuse, les explications ne sont pas uniformes. Le récit le plus ancien, celui d’Ibn Abī Ḥātim – nous le prendrons à ce titre pour la version de référence –, est assez différent des autres 209. Dû à Ḥumaydī, il rapporte que Šāfi‘ī fut envoyé au Naǧrān comme juge pour arbitrer un conflit entre deux tribus, les Banū Ḥāriṯ b. ‘Abd al-Madān et les clients des Banū Ṯaqīf. Šāfi‘ī, inaccessible à toute forme de corruption, s’y serait comporté avec une probité exemplaire. Le récit ne mentionne rien d’autre, sinon qu’une des deux parties, mécontente du jugement rendu, orchestra une campagne de calomnies contre lui à La Mecque, et Šāfi‘ī fut amené à s’expliquer devant le calife. Le même Ḥumaydī parle plus loin d’un appui donné à la cause alide, motif d’une comparution devant le calife. Faut-il lier les deux événements ? Considérer au contraire qu’il s’agit de deux voyages distincts au Yémen ? Quoi qu’il en soit, ce ḫabar ne parle pas d’un autre emploi officiel qu’une fonction judiciaire dans le Naǧrān. Dans la version rapportée par d’autres sources, les motivations de sa venue sont financières : la mère de Šāfi‘ī est indigente ; Šāfi‘ī, jeune encore, bénéficie de la médiation d’un parent pour aller assister le gouverneur du Yémen. Il revient à La Mecque, enrichi, au bout d’un an. Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā
204. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 306 ; AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb al-ṭabaqāt, op. cit., p. 31, l. 3. 205. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 49-50. 206. Remarque faite par Wadād al-Qāḍī, « Riḥlat al-Šāfi‘ī ilā l-Yaman bayna l-usṭūra wa l-wāqi‘ », dans Arabian Studies in Honour of Mahmūd Ghul, Yarmouk Univ. Publ. (Symposium at Yarmouk Univ., 8/11/84), Harrassovitz, 1989, p. 128. 207. AL-NAWAWĪ, Tahḏīb al-asmā’ wa l-luġāt, Le Caire, sans date, I, p. 61. 208. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 328. Il est intéressant de relever que ‘Abd al-‘Azīz laissa des ouvrages imprégnés dit-on, de la doctrine de Šāfi‘ī. Mais quelle était cette doctrine ? « La restriction des énoncés (al-ḫuṣūṣ), leur caractère général (al-‘umūm) et le bayān » (AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 145). Or, nous le verrons, ce sont là, en effet, des points essentiels de la théorie légale de Šāfi‘ī (cf. plus loin, chapitre VI). Si ce disciple suivait aussi Šāfi‘ī en matière de théologie, alors ce dernier était partisan du Coran incréé, comme le soutient la tradition, puisque ‘Abd al-‘Azīz vint trouver le cadi Ibn Abī Du’ād pour l’invectiver (ibid.). ‘Abd al-‘Azīz était un faqīh mecquois ; on lui impute un ouvrage sur le ḫalq al-Qur’ān, le Kitāb al-hayda, qui est très vraisemblablement un apocryphe (cf. J. van ESS, « Ḍirār b. ‘Amr und die Cahmiyya », Der Islam 44 (1968), p. 35 ; TG, op. cit., III, p. 504-505). 209. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., pp 31-32.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques l’aurait blâmé de s’être laissé séduire par cette fonction, mais Sufyān b. ‘Uyayna lui fit au contraire bon accueil. Šāfi‘ī partit alors se former auprès de Mālik 210. Bayhaqī, reliant les deux récits, parle d’un seul séjour au Yémen au cours duquel les deux épisodes auraient eu lieu 211. La version de Karābisī est encore différente : Šāfi‘ī, après avoir été formé par Mālik, va trouver Muṣ‘ab al-Zubayrī, sollicite son intercession dans une affaire pécuniaire, parce qu’il n’aurait pas rallié le parti des Muṭṭalibites ou des Qurayšites, selon les versions 212. Il accompagne son protecteur qurayšite au Yémen, et l’y assiste en tant que juge dans son gouvernorat. Intervient alors Hammād, qui provoque la miḥna de Šāfi‘ī 213. Cette version combine donc artificiellement l’épisode dont il vient d’être immédiatement question avec une supposée miḥna. De plus, celle-ci paraît elle-même le télescopage de deux événements distincts : la venue au Yémen et la comparution devant le calife. Or la version d’Ibn Abī Ḥātim ne relie pas l’accusation de chiisme au séjour yéménite de Šāfi‘ī. Elle dit simplement, sans situer l’événement ni dans le temps ni dans l’espace, que, d’après le fils de Šāfi‘ī, son père fut arrêté avec un groupe d’alides pour activisme (bi-sabab al-tašayyu‘), et qu’il ne dut la vie sauve qu’à l’emploi d’un subterfuge (mā ḫalaba-hu bi-hi) 214. Concluons de ces données qu’on ne sait pas en réalité quand eut lieu la comparution devant le calife ; que la date du séjour de Šāfi‘ī au Yémen est pareillement incertaine ; que le protagoniste ne sort pas grandi de l’affaire dans le témoignage le plus ancien ; qu’il semble bien que les deux événements soient séparés dans le temps. Pour le détail des différents récits, nous renvoyons à l’article de de Goeje, qui s’emploie pour l’essentiel à comparer minutieusement les différentes versions 215. Nous nous dispenserons de le rappeler ici, rien n’est moins certain qu’il nous rapproche de la vérité historique. Les compilateurs postérieurs ont donné libre cours à leur imagination, qui s’est plu à faire parler les silences des témoignages antérieurs. Il est question d’une intercession de Šaybānī en faveur de Šāfi‘ī, enchaîné ou à moitié nu, du propre plaidoyer de celui-ci, de sa rare éloquence devant Hārūn, de polémiques légales en présence d’Abū Yūsuf, de récompenses somptuaires accordées par le calife... Toutes ces données doivent être considérées comme apocryphes 216. L’existence d’une miḥna de Šāfi‘ī est à rejeter comme une légende : tout au plus peut-on parler d’une allusion en ce sens rapportée par Ibn Abī Ḥātim, sans que l’épisode puisse être reconstitué en détail. Quant à l’implication de Šāfi‘ī dans la rébellion alide, elle figure dans la plupart des versions. De Goeje la tenait en conséquence
210. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 141, ce à quoi fait sans doute allusion IBN ‘ABD AL-BARR, alIntiqā’, op. cit., p. 91-92 (qui parle de « quelques jours » seulement). 211. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 106 ; IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 127, d’après Ḥumaydī. 212. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 121 ; al-Maqrīzī, cité par de Goeje, art. cité infra, n. 215, p. 107. L’allusion est obscure, d’où l’embarras des biographes. S’agit-il de son engagement aux côtés des alides ? 213. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 121. 214. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 78. 215. M.J. de GOEJE, « Einiges über den Imâm al-Šâfi‘ī », Z.D.M.G., Bd 47 (1893), p. 106-117. L’article complète la contribution de Wüstenfeld, à l’aide de deux nouvelles sources : celles de Maqrīzī et d’Abū Nu‘aym. 216. De Goeje rejoint ici une conclusion déjà donnée par Ibn Ḥaǧar qui dénonçait dans ces récits les inventions d’un menteur notoire, ‘Abdallāh b. Muḥammad al-Balawī (IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 130131).
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Chapitre II pour vraisemblable ; la première biographie, qu’il ne connaissait pas, lui donne raison sur ce point. Il supposait aussi que tel était le véritable motif pour lequel Šāfi‘ī, revenant dans sa patrie, essuya un désaveu d’Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā. Notre perplexité n’est pas moindre, avons-nous dit, lorsqu’il s’agit de dater ces événements. Muṣ‘ab fut effectivement gouverneur de Médine en 180-181 217. Lorsque les troubles éclatèrent, le calife dépêcha sur place, en 184, un nouveau gouverneur, Hammād al-Barbarī 218. On rapporte aussi que Šāfi‘ī, alors au Yémen, prêta allégeance à l’imam zaydite Yaḥyā b. ‘Abdallāh. Or celui-ci fut effectivement dans cette contrée, mais avant 175 : il effectuait alors un périple clandestin à travers tout l’empire 219. Cette allégeance ne va pas non plus sans poser problème : les sources sunnites ne mentionnent rien de tel avant la présence de l’imam dans le Daylam, où il proclama pour la première fois sa da‘wa publique. Il n’est donc nullement certain qu’il faille placer le voyage de Šāfi‘ī au Yémen avant la date communément avancée, à moins de supposer plus d’un séjour ou une installation de longue durée. Toutefois la première de ces deux hypothèses reçoit le renfort d’une source zaydite récemment éditée, qui situe ladite allégeance entre 170 et 175 220. En revanche, Ibn Ḥaǧar, bien qu’il rejette lui aussi la miḥna de Šāfi‘ī comme une légende, considère comme sûre l’arrivée de Šāfi‘ī à Bagdād en 184 221. De fait, elle figure dans les sources historiques yéménites 222. De Goeje observe que les versions postérieures ne mentionnent pas les Barmécides. Il émet donc l’hypothèse que la venue de Šāfi‘ī à Raqqa n’eut pas lieu avant 187, date de leur disgrâce, ni plus tard, puisque Šaybānī mourut en 189. Quant à Wüstenfeld, il avance les événements d’une dizaine d’années, estimation qui, nous l’avons vu, ne manque pas de vraisemblance 223. Si nous retenons la version de Karābisī, la présence de Šāfi‘ī aurait duré trois ans, laps de temps suffisant pour des échanges intellectuels entre Šāfi‘ī et les savants locaux. En revanche un militantisme zélé de Šāfi‘ī dans les rangs alides est rien moins que certain. En effet si, avec l’accession de Hārūn au califat en 170, le Yémen entre dans une phase de turbulence et de rébellion contre le pou-
217. ‘A.M. AL-MAD‘AJ, The Yemen in Early History (9-233/630-847). A Political History (Ithaca Press, Londres, 1998), p. 191, s’appuyant sur des recherches récentes. 218. Op. cit., p. 192. 219. C. van ARENDONK , Les débuts de l’imāmat zaydite au Yémen, op. cit., p. 65. 220. Aḥmad b. Sahl AL-RĀZĪ (ob. circa 300-325), Aḫbār Fāḫḫ wa ḥabar Yaḥyā b. ‘Abdallāh wa aḫī-hi Idrīs b. ‘Abdallāh, éd. Māher Ǧarrār, Dār al-ġarb al-islāmī, Beyrouth, 1995, p. 194. L’imam demeura caché huit mois à Ṣan‘a, un cercle de disciples « consigna sa science », et Šāfi‘ī en faisait partie. Une source parallèle, le Kitāb al-maṣābīḥ d’Abū l-‘Abbās al-Ḥasanī (ob. 352/964), publiée à la suite de cet ouvrage, soutient elle aussi que la da‘wa de Yaḥyā fut connue dès 170 de Šāfi‘ī, comme de la plupart des Hedjaziens (p. 304). 221. IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 131. 222. IBN SAMURA, Ṭabaqāt fuqahā’ al-Yaman, éd. Fu’ād Sayyid, Maṭ. al-Sunna al-muḥammadiyya, Le Caire, 1957, p. 138-139. 223. Wüstenfeld (op. cit., p. 35 [645], n. 1), propose, sur l’indication de Rāzī, d’avancer le séjour de Šāfi‘ī au Yémen à la date de 175, puisqu’on signale aussi une présence de Šāfi‘ī en Irak en 177. De la sorte, Šāfi‘ī serait resté une dizaine d’années en Irak, temps suffisant pour réunir autour de lui les partisans de sa doctrine ancienne. Il avance pour autre preuve le zaydisme supposé de Šāfi‘ī. Mais nous avons vu que la date de 177 est postérieure à celle de la propagande de l’imam Yaḥyā. Wadād al-Qāḍi (art. cité, p. 135) postule deux voyages de Šāfi‘ī au Yémen pour tenir compte de l’ensemble des témoignages. C’est vraisemblable, mais nous avons vu qu’ils ne sont pas tous d’égale valeur.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques voir central, aucune révolte alide n’est signalée durant cette période 224. En 183, seule l’agitation menée par Hayṯam b. ‘Abd al-Ṣamad gronde assez sérieusement pour que le nouveau gouverneur, Hammād, estime nécessaire de l’étouffer par une répression brutale. Il devient alors possible de comprendre la comparution de Šāfi‘ī devant le calife, et la grâce que celui-ci lui accorda, puisque la révolte n’était pas dirigée contre la légitimité du pouvoir en place. Mais il est plus prudent de considérer qu’en l’état actuel des recherches et des sources, nous ne savons pas grand-chose de certain à propos de cette présence de Šāfi‘ī au Yémen. Retenons seulement qu’elle ne fait pas de doute : elle est non seulement le point sur lequel s’accordent les divers témoignages, elle reçoit aussi la confirmation du corpus 225. Ajoutons que Šāfi‘ī eut d’étroites relations avec deux Yéménites qui, cités plus haut, y apparaissent avec quelque fréquence : Yaḥyā b. Ḥassān et Muṭarrif b. Māzin. Ce dernier était le cadi de Ṣan‘a 226. Il est donc plus que vraisemblable qu’il les connut dans leur patrie, mais nous n’en avons pas la certitude absolue. Quant à la probable appartenance de Šāfi‘ī au chiisme, rien n’établit qu’elle ait donné lieu de sa part à quelque activité politique particulière. Bien des indices sont néanmoins de nature à confirmer le soutien de Šāfi‘ī apporté à la cause zaydite. Nous en dirons quelques mots ici, sans nous y étendre, le sujet n’ayant pas d’incidence réelle sur la théorie légale de Šāfi‘ī. Dans quelques vers, il affirme cacher, comme d’autres Qurayšites, son amour pour les ahl al-bayt, et n’en parler que par allusion afin de se protéger des délateurs 227. Si Yaḥyā b. ‘Abdallāh n’apparaît pas dans les biographies sunnites de Šāfi‘ī, les sources zaydites mentionnent une liste de nombreux fuqahā’ qui, dans les toutes les régions de l’empire, auraient répondu à la da‘wa lancée par l’imam en 175. Or, les noms du Yémen et de Šāfi‘ī y figurent 228. Le fait n’a rien de surprenant. On le sait, le Hedjaz se considérait comme la patrie du Hadith ; les savants zaydites étaient des muḥadiṯṯūn, et Yaḥyā en faisait partie 229. Réciproquement, Ibn Nadīm va jusqu’à dire que la plupart des traditionnistes, à cette époque, étaient d’obédience zaydite 230. Beaucoup d’entre eux, en effet, ne pouvaient
224. ‘A.M. AL-MAD‘AJ, op. cit., p. 186.; WADĀD AL-QĀḌĪ, « Riḥlat », article cité, p. 136. 225. Umm, II, p. 9, l. 5 : Šāfi‘ī est informé par un Yéménite, lui-même informé par ses compatriotes. Les témoignages les plus significatifs figurent au t. IV, p. 179 : l. 6-7 ; Šāfi‘ī a entendu un homme de science parmi les Naǧranites ; l. 10-12, il se fait informer personnellement par Muṭarrif b. Māzin, un traditionniste yéménite (ob. 191/806, sur lequel voir G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 231) ; Umm, II, l. 16-17 : kullu man waṣaftu aḫbaranī anna ‘āmmata ḏimmati ahl al-Yaman… 226. Sur Yaḥyā, traditionniste m. en 209/824, cf. IBN ḤAǦAR, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., IX, p. 173, n° 7851. Les sources biographiques (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 71 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 246) nous apprennent que Šāfi‘ī fit venir en Égypte les livres de Sufyān b. ‘Uyayna et les recopia en présence de Yaḥyā, dont les experts en ‘ilm al-riǧāl font un transmetteur sûr. Muṭarrif (AL-ḎAHABĪ, Mīzān al-i‘tidāl, op. cit., III, p. 175-176) reçut les livres de hadiths d’Ibn Ǧurayǧ par le biais de Hišām b. Yūsuf. Il est considéré comme un transmetteur « faible ». 227. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 69-70. 228. C. van ARENDONK, op. cit., p. 66, et p. 307-319. On avance les noms d’Abū Ḥanīfa, Ibn Abī Layla, Šu‘ba, A‘maš, Ḥusayn b. Bašīr, ‘Īsa b. Yūnus, ‘Abd al-‘Azīz al-Darāwardī, Muḥ. b. Aǧlān, Ibn Abī Ḏi’b, Ibn ‘Awn, etc. Le nom de Šāfi‘ī prêtant allégeance, avec ‘Abd al-‘Azīz al-Kinānī, dont il a été question plus haut, à l’imam au Daylam, figure aussi dans les Aḫbār Faḫḫ, d’Aḥmad b. Sahl AL-RĀZĪ , op. cit., p. 197. 229. ŠAHRASTĀNĪ, Kitāb al-milal wa l-niḥal, trad. Monnot/Gimaret, I, p. 457-455. 230. Kitāb al-Fihrist, éd. Flügel, p. 178.
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Chapitre II voir que d’un œil favorable le programme des imams zaydites : un gouvernement selon le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète 231. Au IIe siècle, affirme-t-on, les ahl al-ḥadīṯ plaçaient couramment ‘Alī au-dessus des califes « bien dirigés » 232. Rappelons que le Hedjaz, à la même époque, avait persisté dans une tradition d’hostilité au pouvoir omeyyade : soulèvement de l’anti-calife ‘Abdallāh b. l-Zubayr, mobilisation de ‘ulamā’, notamment mecquois, en faveur d’Ibn al-Aš‘aṯ 233. Mālik lui-même aurait apporté un appui moral au faqīh et muḥaddiṯ ḥasanide Muḥammad b. ‘Abdallāh b. Ḥasan et retiré son allégeance prêtée à al-Manṣūr 234. L’autre maître de Šāfi‘ī, Sufyān b. ‘Uyayna, est rangé par Ibn Qutayba parmi les zaydites 235, de même que deux traditionnistes que Šāfi‘ī tenait en haute estime, Ibn Abī Ḏi’b et Muḥammad b. ‘Aǧlān 236. Il n’est pas surprenant qu’un personnage controversé vu plus haut, Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā, ait prêté serment à Yaḥyā b. ‘Abdallāh 237. Il aurait même été l’exécuteur testamentaire de Ǧa‘far al-Ṣādiq 238. Si tant de personnages proches de Šāfi‘ī, intellectuellement parlant, avaient manifesté leur sympathie pour la cause zaydite, il y a tout lieu de croire que ce dernier partagea – a fortiori durant sa jeunesse – les affinités politiques de ses pairs. Sa comparution devant Hārūn pour ce motif n’a, dès lors, rien d’invraisemblable. C’est seulement la raison de la grâce califale qui fait problème et sur laquelle brodent nos sources tardives, probablement par défaut d’information : éloquence de Šāfi‘ī, intercession de Saybānī, etc. Sans doute Šāfi‘ī fit-il amende honorable, peut-être donna-t-il l’assurance solennelle d’une rétractation, épisode que les premiers biographes auraient passé sous silence parce qu’il s’accordait mal avec la fermeté du caractère et la parfaite orthodoxie sunnite prêtée au fondateur. Un indice en faveur de cette hypothèse serait l’attitude défiante qu’Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā lui réserva à son retour du Yémen : Šāfi‘ī, pour des raisons financières, avait accepté le poste que lui proposait Muṣ‘ab, qui était un ennemi de la cause alide 239. Clémence régalienne d’autant plus compréhensible que le zaydisme était la plus modérée des branches alides. Il reconnaissait comme califes légitimes Abū Bakr et ‘Uṯmān et ne fut hostile qu’aux Omeyyades. Il s’accommodait, à défaut de voir son prétendant accéder à la magistrature suprême, d’un imam « moins bon » (mafḍūl) par souci du bien public. Certaines branches ne parlaient même pas d’un naṣṣ prophétique en faveur de ‘Alī, mais d’une simple élection, sans la restreindre
231. C. van ARENDONK, Les débuts, op. cit., p. 70. 232. ŠAHRASTĀNĪ, Kitāb al-milal wa l-niḥal, op. cit., p. 28. 233. On cite les noms des disciples d’Ibn ‘Abbās : ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ, Muǧāhid, ‘Amr b. Dīnār (EI2, article « Ibn al-Ash’aṯ » [W. MADELUNG] et J. van ESS, TG, II, p. 640). 234. C. van ARENDONK, Les débuts, op. cit., p. 50. Ibn Abī Ḥātim lui aussi mentionne la miḥna de Mālik, mais en donne une explication différente : celui-ci refusait de faire entériner automatiquement le divorce pour un mariage contraint : Ādāb, p. 204-205 ; Ǧarḥ, I, op. cit., p. 33 ; A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 33-34 ; J. van ESS, TG, II, p. 677, n. 1. Bayhaqī impute cette version des faits à Šāfi‘ī lui-même (Manāqib, op. cit., I, p. 520). De même, Šaybānī fut consulté par Hārūn à propos de son soutien à Yaḥyā b. ‘Abdallāh et perdit à cette occasion la faveur du calife, sans pour autant rompre ses relations avec lui (EI1, article Shaibānī). 235. M.M. WATT, The Formative Period of Islamic Theology, Edimbourg, 1973, p. 184. 236. C. van ARENDONK, Les débuts, op. cit., p. 311 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 29, p. 48. 237. Cf. supra, § III-2. 238. W. MADELUNG, Der Imām al-Qāsim Ibn Ibrāhīm und die Glaubenslehre der Zaiditen, Berlin, 1965, p. 51. 239. C. van ARENDONK, Les débuts, op. cit., p. 69, n. 2.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques à la descendance de Fāṭima 240. Faḍl b. Rabī‘, l’homme fort du régime, en fonction de 176 à 183, admettait dans son cercle des pro-alides notoires, tel le théologien mu‘tazilite Bišr b. al-Mu‘tamir (ob. 210/825), et il tâcha de gagner au régime tous les alides modérés, dont les zaydites 241. Le calife lui-même n’engagea les hostilités contre Yaḥyā b. ‘Abdallāh que lorsque celui-ci sortit de la clandestinité dans le Daylam. La suite des événements montre que le pouvoir fit preuve de retenue à son égard 242. Nous n’avons guère, toutefois, de déclaration explicite de Šāfi‘ī en ce sens. Le « propos de Šāfi‘ī sur le califat » qu’Ibn Abī Ḥātim nous a conservé ne permet pas de conclure avec certitude. Šāfi‘ī s’était borné à dire qu’il y avait eu cinq califes, les quatre premiers, puis ‘Umar II. Voulait-il dire « véritables » ? C’est ce que laisse entendre Ibn Abī Ḥātim, qui fait suivre immédiatement cette déclaration d’un commentaire, non de Šāfi‘ī lui-même, mais de Sufyān al-Ṯawrī : « les autres sont des usurpateurs » (wa man siwā-hum huwa mubtazz) 243. La poésie de Šāfi‘ī à caractère engagé ne nous renseigne pas davantage : elle affirme la supériorité des quatre premiers califes, exemples pour la Communauté, met sur le même plan ‘Alī et Abū Bakr, ou condamne les rāfiḍites 244. Quant au corpus, il se borne à vanter, sur la base de traditions prophétiques, l’excellence des Qurayšites dans leur ensemble, et à légitimer leur prétention au califat, sans autre indication 245. V. Šāfi‘ī en Irak Dans cette contrée, les passages ou les séjours de Šāfi‘ī, bien attestés, sont, par leur imprécision, presque aussi énigmatiques que sa présence au Yémen. La tradition mentionne trois voyages de Šāfi‘ī en Irak : le premier est lié à des démêlés judiciaires ou politiques dont nous venons de parler, et nous avons mesuré aussi combien grandes sont les difficultés pour le dater ; vient un séjour de deux années à Bagdad, de 195 à 197 ; un autre et dernier passage à Bagdad, de quelques mois seulement, aurait eu lieu en 198, immédiatement suivi d’un départ pour l’Égypte 246. Le fait essentiel, pour notre propos, est la constitution d’un noyau assidu d’auditeurs irakiens qui, comprenant Ibn Ḥanbal 247, venaient de l’école du ra’y. Les principaux sont al-Ḥarīṯ b. Surayǧ – le « porteur » (naqqāl) de la fameuse Risāla –, al-Karābisī, al-Za‘farānī, Abū Ṯawr. Devenus ses disciples, ils recueillirent une première version écrite, dite « ancienne » (al-maḏhab al-qadīm), de son enseignement 248. C’est du moins ce qu’affirment les sources postérieures. Sans rejeter a priori le renseignement, il est permis de se deman-
240. ŠAHRASTĀNĪ, op. cit., loc. cit. ; EI2, article Muṣ‘ab (Ch. PELLAT). 241. J. van ESS, TG, op. cit., III, p. 108. 242. D. SOURDEL, Le vizirat abbasside de 749 à 936, I, Institut français de Damas, 1959, p. 144-145. 243. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 189-191. 244. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 68, p. 70 ; I, p. 468. 245. Umm, I, p. 161, l. 12 sqq. Toutefois ce passage est une insertion de Bulqīnī, qui n’en précise pas la source. 246. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 220-229. 247. Cette phase šāfi‘ite d’Ibn Ḥanbal date naturellement de sa jeunesse, avant qu’il ne frayât la voie à un maḏhab autonome. 248. H. HALM, Die Ausbreitung, op. cit., p. 16, à partir d’ouvrages de ṭabaqāt šāfi‘ites.
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Chapitre II der si elles n’obéissent pas à la tendance, déjà notée, de remédier aux silences de leurs informateurs. Les données de leurs prédécesseurs ne sont pas aussi catégoriques : Ibn Abī Ḥātim n’en fait pas mention et Bayhaqī se contente de grouper des aḫbār puis de suggérer cette date. Par ailleurs, les raisons du succès de Šāfi‘ī en Irak sont sans doute moins simples que ne le rapportent les biographies laudatives. Est-ce une première tentative, de la part de Šāfi‘ī, pour constituer sur son sol natal une école qui s’avéra indésirable au Hedjaz 249 ? Ce laps de temps est-il vraiment suffisant pour la constitution d’un cercle de disciples 250 ? V. Ess estime que son enseignement fut probablement le catalyseur de tendances qui, latentes dans le hanéfisme primitif, fusionnèrent à cette occasion. Il constate en effet la présence de mu‘tazilites irakiens parmi les auditeurs de Šāfi‘ī, et ce fait troublant que tous les kharidjites originaires de Baṣra et du littoral sudarabique, à la génération suivante, se firent šāfi‘ites 251. Il convient aussi de se demander si la doctrine « ancienne », dont nous n’avons plus guère la trace – si ce n’est par les écarts avec la doctrine égyptienne, conservés dans les grands traités de l’école – peut être qualifiée de vraiment distincte de la doctrine définitive. Il s’agit peut-être plus simplement de la première mouture de son iǧtihād dont on sait qu’il est, chez tous les grands fondateurs, sujet aux tâtonnements inévitables de la raison humaine 252. À son arrivée en Irak, Šāfi‘ī, dit-on, affronte dans des polémiques une école opposée, celle des aṣḥāb al-ra’y, partisans d’Abū Ḥanīfa, et fait triompher la doctrine des ahl al-ḥadīṯ. Jusqu’alors les premiers humiliaient et réduisaient au silence les seconds 253,
249. Projet qui aurait été voué à l’échec, puisque, recommencé en Égypte, il fut cette fois couronné de succès (Aḥ. AMĪN, Ḍuḥā l-Islam, op. cit., p. 223). C’est aussi l’opinion des ouvrages malikites (A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 52). Nous ne croyons guère à cette hypothèse : les fondateurs de maḏāhib n’étaient pas conscients qu’ils allaient faire école ; d’autre part, la version bagdadienne de Šāfi‘ī a dû simplement s’effacer avec le temps devant la plus récente, venue d’Égypte. Elle n’est donc pas un échec. 250. Schacht estime que la présence de Šāfi‘ī en Irak dut être beaucoup plus longue que ne l’admet la tradition puisque Šāfi‘ī se révèle, dans ses polémiques, un connaisseur averti du hanéfisme. Il ajoute les preuves textuelles d’un séjour à Kūfa (J. SCHACHT, « On Shāfi‘ī’s Life », article cité, p. 320-322). Mais on peut rétorquer, indications textuelles à l’appui, que Šāfi‘ī put prendre connaissance de cette doctrine par les livres. Un séjour durable n’est donc pas nécessaire. D’autre part, Schacht ne tient pas compte de la faible fréquence, indiquée plus haut, du nom de Šaybānī dans le corpus. Enfin, la plupart des disciples irakiens de Šāfi‘ī étant morts autour de 240, ils n’ont pu se tourner vers le šāfi‘isme avant l’âge de vingt ans, c’est-à-dire aux alentours de 190. 251. TG, IV, p. 195, p. 210-214. 252. Le fiqh de Mālik n’était pas davantage figé en une opinion immuable, comme on s’en rend compte à la lecture de ses réponses rapportées dans la Mudawwana de Saḥnūn. 253. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 46 (Šāfi‘ī ouvre enfin aux ahl al-ḥadīṯ la voie qui leur permet de répliquer aux ahl al-ra’y) ; p. 55-56, p. 66 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 221 et II, p. 154 (récit voisin : voulant se moquer de Šāfi‘ī, qui vient d’arriver en Irak, Abū Ṯawr et Karābisī, qui fréquentent les ahl al-ra’y, vont le trouver et se mettent à son école) ; ibid., p. 211 : Šāfi‘ī aime à s’entourer des ahl al-ḥadīṯ, quand il discute de l’usage légal du ḫabar al-wāḥid ; ibid. p. 201 : Za‘farānī et Ibn Ḥanbal quittent le cercle de Bišr al-Marīsī pour celui de Šāfi‘ī ; AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, op. cit., II, p. 68 : des quarante maǧlis-s du ra’y irakien, il n’en reste plus qu’un après l’arrivée de Šāfi‘ī ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 76 (les adeptes du ra’y se moquaient des partisans du Hadith jusqu’à l’arrivée de Šāfi‘ī ; op. cit., p. 72 : l’autorité en matière de Hadith, Yaḥyā b. Sa‘īd al-Qaṭṭān, prie pour Šāfi‘ī dans ses offices religieux parce que ce dernier a fait triompher le hadith sain sur le ra’y. D’autres éloges de ce genre, par les grands traditionnistes contemporains de Šāfi‘ī, sont rassemblés par IBN ‘ASĀKIR, Tārīḫ Dimašq, op. cit., t. 51, p. 360-361.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques qui réclamèrent à Šāfi‘ī un livre contre les hanéfites 254. Ces succès lui valurent le titre élogieux de nāṣir al-ḥadīṯ 255. Ici encore, et de manière caractéristique, se pose le problème de la valeur historique de ces renseignements. À l’évidence, la fiction prend le pas sur le réel, le récit sur le ḫabar, tant les détails, mis au service du projet littéraire qui constitue le genre manāqib, s’accumulent dans une direction unique. S’il n’est pas possible de croire aveuglément nos biographes, il nous faut, fidèle à la démarche suivie jusqu’ici, tenter d’extraire un noyau authentique d’une gangue qui le rend méconnaissable. Celui-ci réside à notre avis dans un fait sur lequel s’accordent plusieurs récits : Šāfi‘ī, à son arrivée en Irak, fut perçu comme un adepte du fiqh de Médine ou un représentant des aṣḥāb al-ḥadīṯ. Ce point essentiel figure déjà dans le témoignage de Sulaymān al-Qurašī 256 rapporté par Ibn Abī Ḥātim 257 : Šāfi‘ī fréquentait le cercle de Šaybānī, jusqu’au jour où celui-ci se mit à railler et dénigrer les Médinois 258. Šāfi‘ī prend alors la parole et se met à défendre la mémoire de la ville sainte, ainsi que l’honneur des Compagnons et des Successeurs qui y ont conservé intact le dépôt de la Révélation et des sunan. Šaybānī répond qu’il ne visait que Mālik et qu’il a rédigé un livre contre lui. Dans ce débat, qui eut probablement lieu en Irak 259, il est révélateur que Šāfi‘ī, face à un grand disciple d’Abū Ḥanīfa, reprend à son compte l’argument principal des Médinois 260. Mieux, dans les quelques polémiques, dont Ibn Abī Ḥātim a gardé le souvenir, entre Šāfi‘ī et des hanéfites, en Irak cette fois, celui-ci porte ouvertement les couleurs, sinon de Mālik, du moins des Médinois 261. Abū Ṯawr rapporte un credo de Šāfi‘ī qui va exactement dans ce sens 262. Dans son écrit intitulé Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, Šāfi‘ī, tout en attaquant les disciples de Mālik, parfois avec véhémence, ne s’en prend pas au maître lui-même, qu’il désigne par ṣāḥibu-nā. Or ce texte date de la
254. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 163. 255. AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, loc. cit. ; AL-NAWAWĪ, Tahḏīb al-asmā’ wa l-luġāt, op. cit., I , p. 51. 256. Disciple mecquois de Šāfi‘ī appartenant à la deuxième génération et fils du disciple direct Sulaymān b. Dāwud : cf. IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 165 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 139. 257. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 164-165 ; l’information tourne à l’anecdote littéraire dans BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 113-115. 258. Il s’agit sans doute de la Ḥuǧǧa ‘alā ahl al-Madīna, dont ce texte donnerait une attestation précoce. 259. Ce que suggère la version d’Ibn Abī Ḥātim (p. 165, l. 8). Celle d’Abū Ṯawr (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 122) la fait se dérouler à Raqqa, mais les versions parallèles (p. 117-124), qui diffèrent entre elles, ne donnent pas cette précision. 260. Cf. le texte de la lettre de Mālik à Layṯ b. Sa‘d (ob. 175/791) conservée par Ibn Qayyim et analysée par R. BRUNSCHVIG dans « Polémiques médiévales autour du rite de Mālik » (Études d’islamologie, II, Paris, 1976, p. 69-70). 261. Avec Sufyān b. Saḫtān (murǧiite, disciple de Ḍirār b. ‘Amr et d’Abū Ḥanīfa ; il aurait écrit un Kitāb al-‘ilal et un livre de hadiths contre Šāfi‘ī ; mais il défendait comme lui la valeur du ḫabar al-wāḥid : cf. J. van ESS, TG, III, p. 60). Šāfi‘ī défend la solution médinoise sur la question du yamīn ma‘a l-šāhid, à l’aide de la Sunna et d’une opinion de ‘Alī, contre son adversaire qui s’en tenait au Coran (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 168) ; avec Ḥasan b. Ziyād al-Lu’lu’ (sur ce hanéfite de Kūfa, cf. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, p. 87, n. 47 et Chr. MELCHERT, Formation, op. cit., p. 12). 262. Kullu ḥadīṯ al-nabī fa-huwa qawlī, AL-ṢAFADĪ, al-Wāfī, II, p. 173. Sur cet adage qui passe pour résumer le fiqh de Šāfi‘ī, cf. SUBKĪ, Ma‘nā qawl al-imām al-Muṭṭalibī : iḏā ṣaḥḥa l-ḥadīṯ fa-huwa maḏhabī, éd. ‘Alī Nāyif al-Biqā‘ī, Dār al-bāšā’ir al-islāmiyya, Beyrouth, 1993.
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Chapitre II période égyptienne de Šāfi‘ī 263. Gardons-nous toutefois de considérer de manière absolument tranchée l’opposition entre les deux principales régions de l’empire. Il y avait aussi un ra’y à Médine, le fiqh ne s’y réduisait pas à celui de Mālik, et des divergences existaient entre ses fuqahā’ 264. D’autre part, la supériorité du Hedjaz en matière de Hadith est un thème notoire de dispute entre les deux contrées, au point de donner lieu à l’exagération habituelle du genre littéraire que constitue le faḫr 265. Quoi qu’il en soit, ces témoignages primitifs, mieux que les controverses fictives qu’imaginent Bayhaqī et ses épigones, nous restituent très probablement l’esprit véritable dans lequel Šāfi‘ī est entré en contestation avec les Irakiens. En effet, la lecture de l’Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī va exactement dans le sens de ces témoignages et fait dire à Schacht : Shāfi‘ī considers himself a member of the Medinese school, and references to the Medinese or Hijazi as « our companion » and to Mālik as « our master » or « our and your master » occur over the whole range of his writings, from his early to his later period. Also his Iraqian opponents regard him as one of the Medinese, or a follower of Mālik, or one of the Hijazis in general 266.
La justesse de cette remarque se vérifie notamment par la réplique composée par Šāfi‘ī contre Šaybānī, le Radd ‘alā Muḥammad b. l-Ḥasan 267. Mais les écrits mentionnés par l’orientaliste sont les textes polémiques de Šāfi‘ī, et non l’ensemble de son œuvre. L’indication n’est toutefois pas dépourvue d’intérêt. Puisque certains renseignements des ouvrages historiques sont directement contrôlables par le corpus, ceux qui n’y figurent pas méritent, a priori, d’arrêter notre attention. D’autre part, nous savons maintenant que Šāfi‘ī, ni avant ni après avoir conçu son propre système, n’a cessé de voir un maître en Mālik, et que par conséquent, il a pu, un temps, se faire son disciple. Le décès de Šaybānī en 189/804 nous donne un terminus ad quem approximatif de trente-cinq ans pour cette période d’allégeance. Notre hypothèse gagne en
263. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 330. 264. Ce dont Šāfi‘ī lui-même porte témoignage : IBN ABĪ ḤĀTIM, Adāb, op. cit., p. 111 (citant Ibn Abī Ḏi’b, al-Māǧišūn « et bien d’autres »). 265. Le Hedjaz se définissait comme la patrie du Hadith, que les Irakiens étaient censés ignorer : cf. A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 67-73, pour l’aspect polémique. 266. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 9 ; v. aussi p. 253. 267. Umm, VII, p. 305-333. Šāfi‘ī y défend souvent le point de vue des Médinois ou parle en leur nom. Mālik y est désigné là encore par ṣāḥibu-nā (ex. p. 331, l. 21). Disons ici quelques mots sur ce texte, sur lequel nous ne serons pas amené à revenir. Il est consacré exclusivement au droit pénal. Il ne fait pas de doute qu’il est de Šāfi‘ī puisque Rabī‘ intervient parfois pour préciser ce qu’il a retenu de son maître (ex. p. 316, l. 25 : qāla l-Rabī‘ : “ḥīfẓī ‘an al-Šāfi‘ī anna fī kulli-mā dūna l-mūḍiḥa... À l’origine, il ne peut s’être agi que d’un livre : chaque chapitre révèle une structure très apparente : tout d’abord l’opinion d’Abū Ḥanīfa ; puis celle, opposée, des Médinois ; vient ensuite celle de son maître Šaybānī, qui défend celle d’Abū Ḥanīfa ; enfin Šāfi‘ī donne sa propre solution, le plus souvent proche des Médinois. Le point de vue de Šāfi‘ī est exprimé de deux manières : soit comme commentaire d’un livre qu’il avait sous les yeux (à plusieurs reprises Šāfi‘ī dit de Šaybānī : qāla fī mawḍi‘ āḫar... ), soit à l’occasion d’une relation polémique avec lui. Le Radd doit être postérieur à 189, date de la mort de Šaybanī, puisque Šāfi‘ī mentionne parfois celui-ci avec la formule raḥima-hu llāh.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques consistance à la faveur d’un texte capital, celui de la première version, dite bagdadienne 268, de la Risāla, cité par Bayhaqī dans sa biographie laudative : Des propos rapportés par Šāfi‘ī au sujet de l’ensemble des Compagnons — J’ai lu dans l’ancienne version de l’Épître (al-risāla l-qadīma), selon le texte de Ḥasan b. Muḥammad al-Za‘farānī, qui l’avait recueilli de Šāfi‘ī, la déclaration suivante : « Le Très-Haut a fait l’éloge des Compagnons de l’Envoyé de Dieu dans le Coran, la Bible, et l’Évangile (sic) et, par la voix de Son Prophète, [nous savons que], par le passé, leur fut accordée une faveur telle que nul autre n’en reçut jamais après eux. Par elle, Dieu leur fit miséricorde et les rendit bienheureux, les faisant parvenir au rang des très sincères (ṣiddīqīn), des martyrs et des hommes de bien (ṣāliḥīn). Ils nous ont transmis (addaw) les sunan de l’Envoyé de Dieu, ils ont été témoins de la Révélation qui le visitait. Ils savaient ce qu’il voulait dire, le général comme le particulier (‘āmman wa ḫāṣṣan), ce qu’il exigeait résolument ou recommandait (‘azman wa iršādan). Ils connaissaient les sunna-s que nous connaissons, mais aussi celles que nous ignorons. Ils nous sont supérieurs en toute science, effort personnel de recherche (iǧtihād), scrupule pieux (wara‘), et raisonnement (‘aql), ainsi qu’en toute chose accessible par la science. Leurs opinions ont pour nous une valeur supérieure et sont plus admirables que les nôtres. Mais Dieu sait mieux. Quant à la génération de ceux que nous approuvons et dont nous avons été les contemporains (man adraknā), ou dont on nous a rapporté quelque chose dans notre pays (aw ḥukiya la-nā ‘anhu bi-baladi-nā), et qui, lorsqu’ils ignoraient une sunna du Prophète, s’appuyaient sur leur avis consensuel ou, à défaut, sur une de leurs opinions, ceuxlà, nous nous prononçons comme eux, nous ne sortons pas de leurs avis (lam naḫruǧ min aqāwīli-him). Si l’un d’eux n’est pas contredit par un pair, nous faisons nôtre son avis ». Puis Šāfi‘ī traitait dans un chapitre de la préférence à accorder au propos des imams : « si les juges (ḥukkām) sont en désaccord, nous nous prononçons par déduction (istadlalnā), tirée du Livre de Dieu ou de la Sunna. S’ils sont en désaccord, après les imams, sans qu’il y ait d’indication (dalāla), nous considérons l’avis de la majorité. Si leurs avis se valent, nous considérons la meilleure référence (aḥsanu maḫraǧan) » 269.
Ce que nous retiendrons de ce texte, c’est qu’il marque clairement que Šāfi‘ī pense au fond comme un Médinois : il affirme, outre la référence à la Sunna prophétique, le magistère interprétatif des Compagnons, puis des générations suivantes, enfin de la majorité des savants contemporains, ceux de « son pays », sans que nous sachions s’il s’agit de La Mecque, de Médine, voire indistinctement du Hedjaz. Grande est la différence, de ce point de vue, avec la Risāla plus récente, dite égyptienne, qui met exclusi-
268. Les sources indiquent que cette version ancienne (al-Risāla al-qadīma), destinée à un respectable traditionniste contemporain, ‘Abd al-Raḥmān b. Mahdī, un Baṣrien disciple de Mālik, fut rédigée par Šāfi‘ī en Irak. Pour le détail des circonstances, cf. al-Ḥākim AL-NĪSĀBŪRĪ, Ma‘rifat ‘ulūm al-ḥadīṯ, éd. Mu‘aẓẓam Husayn, Le Caire, s.d., p. 229 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 72 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 230-236. Bayhaqī indique de nombreux témoignages émanant de ceux qui ont lu la version plus récente, égyptienne. Cf. aussi AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 43. D’après Abū Ṯawr, celle-ci était bâtie sur le plan de l’ancienne (BAYHAQĪ, ibid.). 269. Manāqib, op. cit., I, p. 442-444.
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Chapitre II vement l’accent, comme source formelle, sur la Sunna prophétique 270. Manifestement, ce texte témoigne de la jeunesse de Šāfi‘ī, il marque un stade primitif de sa pensée 271 qui reflétait la doctrine dominante de son milieu, le Hedjaz, et ce, même s’il avait pris conscience de la différence séparant le fiqh de ses deux métropoles. Il fait pendant au témoignage d’Ibn Abī Ḥātim et donne des indications sur sa manière de concevoir l’iǧmā‘. Là est la raison, selon nous, pour laquelle il n’y a pas d’indication expresse que Šāfi‘ī se serait fait disciple de Mālik, ni dans le texte d’Ibn Abī Ḥātim, ni, en raison de leur imprécision notée par Schacht – « a follower of Mālik, or one of the Hijazis » – dans ses écrits polémiques. Il se peut que la différence n’ait guère été très perceptible, aux yeux des Irakiens, entre les fuqahā’ de telle ou telle ville du Hedjaz, entre les élèves de Mālik et ceux de Muslim al-Zanǧī. Dès lors, nous sommes en mesure de préciser nos hypothèses concernant l’évolution intellectuelle de Šāfi‘ī : avant que Šāfi‘ī n’affirme en Égypte une doctrine originale, c’est-à-dire, très grossièrement parlant, durant sa période mecquoise, le fossé entre la Mecque et Médine n’est pas tel que notre Hedjazien ne cesse, face aux Irakiens, de se considérer, du point de vue légal, comme un Médinois. De là le fait que certains assimilent, sans doute abusivement, le qadīm de Šāfi‘ī à la doctrine de Mālik 272. Le différend qui l’oppose à Abū Ḥanīfa est donc plus profond, probablement d’ordre méthodologique. Au contraire, au Hedjaz, par delà les divergences de détail, une approche commune unit les deux cités, La Mecque et Médine. Ceci étant, il est légitime de se demander si l’enseignement de Šaybānī n’eut pas quelque rôle dans un tournant intellectuel marqué par l’ambition, chez Šāfi‘ī, de se poser en maître. Nul doute tout d’abord que, pour nos biographes, Šāfi‘ī vît en ce légiste une véritable autorité. Les sources témoignent des marques de respect dont il l’honorait. Lors de sa première arrivée en Irak Šāfi‘ī, selon la version de Ḥumaydī, se « sentait attiré vers lui en matière de fiqh » (kuntu amīlu ilay-hi li-l-fiqh) et se trouvait de nombreux points communs avec Šaybānī « sur la manière d’acquérir la science » (hāḏa ašbahu lī min ṭarīq al-‘ilm) 273. La suite de ce témoignage, que nous retiendrons parce qu’il est le plus ancien, nous apprend que Šāfi‘ī fréquente (ǧalastu ilay-hi) Šaybānī et étudie ses livres. Ce ḫabar est selon nous d’une grande importance
270. La doctrine postérieure de Šāfi‘ī souligne à la fois la valeur d’un qawl ṣaḥābī et le désaccord entre Compagnons : cf. Risāla, § 1806-1811 (passage ambigu ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 235, en donne l’interprétation correcte) ; cf. Umm, I, p. 151-153, où figure un autre texte fondamental sur cette question. La règle fondamentale (selon laquelle un hadith prophétique prévaut sur toute opinion humaine) daterait de l’époque égyptienne (IBN ABĪ ḤĀTIM Ādāb, p. 67 : d’après son disciple égyptien Ḥarmala, Šāfi‘ī disait : « Sachez qu’il y a dans les propos authentiques du Prophète le contraire de mon avis : le hadith du Prophète est alors meilleur que celui-là. Ne m’imitez pas ! »). On veut y voir l’évolution du qadīm au Hadith : Šāfi‘ī, vieillissant, se serait avec le temps cantonné de plus en plus aux traditions prophétiques. Mais il est impossible de le vérifier à partir d’une version existante du qadīm. Des citations en sont données dans les textes postérieurs. Une recherche pourrait consister à rassembler les fragments du qadīm de Šāfi‘ī existant dans la Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār de BAYHAQĪ, et ses Aḥkām al-Qur’ān. 271. Ce qu’atteste le témoignage d’Abū Ṯawr, cité à l’avant dernière note : Šāfi‘ī l’avait écrite alors qu’il était « jeune homme ». 272. AL-ṢAFADĪ, al-Wāfī bi-l-wafayāt, op. cit., t. II, p. 177. 273. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 33-34. Šāfi‘ī se trouve en Irak pour les raisons vues plus haut, les suites judiciaires de ses fonctions exercées au Naǧrān.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques car, même s’il ne comporte aucune indication précise quant à la date ou la durée, l’enchaînement des faits suggère que cette initiation au fiqh de Šaybānī eut lieu dès la première installation de Šāfi‘ī en Irak, alors qu’il avait autour de trente ans, voire moins 274. Autrement dit assez tôt, bien avant, en tout état de cause, le séjour de 195197 275. Dès lors, la constitution d’une école irakienne peut s’expliquer : Šāfi‘ī disposa d’un laps de temps suffisant – environ une dizaine d’années – pour méditer les composantes essentielles de la formation que lui ont apportées Sufyān, le fiqh des métropoles hedjaziennes et Šaybānī. Il n’est pas dit que ce fut en Irak même. Šāfi‘ī eut le loisir d’approfondir cette réflexion durant toute la période mecquoise qui suivit. Revenu en Irak sous le califat d’al-Amīn (193-198), il enseigne une doctrine qui peut faire bonne figure face aux ahl al-ra’y. Nous sommes en effet amené à penser, tenant compte de la conclusion de l’alinéa précédent sur sa « doctrine ancienne », que Šāfi‘ī, sans renier le fiqh des Hedjaziens, mit à leur disposition la richesse du ra’y irakien, la force de son raisonnement. Sans doute contribua-t-elle aussi à favoriser sa propre indépendance doctrinale, à l’affranchir d’une adhésion passive au fiqh de ses maîtres mecquois et médinois. En ce sens, Šāfi‘ī aurait reçu plus d’une influence majeure, et nous pouvons parler chez lui d’un « éclectisme » 276. Mentionnons à présent quelques faits qui vont dans le sens de cette hypothèse. Bayhaqī a consacré un chapitre de sa biographie laudative aux témoignages où Šāfi‘ī, ayant pris connaissance des livres du disciple d’Abū Ḥanīfa 277, lui montre son admiration et sa reconnaissance 278. Non seulement il loue son ‘aql, mais il aurait encore tenu des déclarations étonnantes comme celles-ci : - Pour ce qui est du fiqh [du ra’y, selon une autre version], les musulmans ont tous une dette envers les Irakiens 279. - Les Kufiens sont les maîtres du ra’y 280. - Quiconque veut approfondir la science est tributaire d’Abū Ḥanīfa 281.
Une réelle amitié semble avoir uni le maître et le disciple 282. Des sources hanéfites mentionnent, non sans condescendance, que Šāfi‘ī apprit de Šaybānī les uṣūl al-fiqh 283. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il dut exister des affinités intellectuelles entre eux, puisque Šaybānī insistait plus que ses prédécesseurs irakiens – à l’instar sans doute
274. Il est question du fils du calife Abū Ǧa‘far, celui-ci ayant été au pouvoir de 138 à 153 (753-775). 275. L’ouvrage d’Ibn Abī Ḥātim, publié après l’étude de Wüstenfeld, prouve que l’orientaliste avait vu juste voici maintenant plus d’un siècle. 276. W. HEFFENING, EI1, article Shāfi‘ī. 277. Les biographes insistent sur la grande quantité de livres de Šaybānī que Šāfi‘ī se procura : pas moins d’une charge de chameau (baḫtī), ou l’équivalent de soixante dinars (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., loc. cit.). 278. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 158-161. 279. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 210 ; AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 17, l. 12. 280. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 170. 281. AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 17, l. 11-12. 282. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 200, et l’anecdote p. 160, où Šaybānī annule un voyage à la vue de Šāfi‘ī se présentant à sa porte. 283. Ch. BARBIER de MEYNARD, « Notice sur Mohammed ben Hasan », J.A., quatrième série, XX (1852), p. 5 sqq.
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Chapitre II des Hedjaziens – sur la complémentarité entre le ḥadīṯ et le ra’y 284. Rappelons à ce propos que Šaybānī s’était formé auprès de Mālik. On comprend maintenant ce qui rapprochait les deux légistes : en Šaybānī se dessinait une tendance qui, partagée dans une certaine mesure par Šāfi‘ī, se proposait de surmonter l’opposition entre ahl al-ra’y et ahl al-ḥadīṯ. Cette influence de l’illustre Irakien, il semble bien qu’un témoignage de Za‘farānī y fasse allusion : Bišr al-Marīsī, qui a connu Šāfi‘ī à La Mecque, constate que celui-ci a changé (taġayyara ‘ammā kāna) lorsqu’il revient en Irak : auparavant il interrogeait, sans [pouvoir ?] répondre. Or voilà maintenant que se pressent vers le Mecquois les nombreux auditeurs de Bišr 285. Nous sommes conduit à l’idée que Šāfi‘ī, sous l’impulsion du ra’y irakien, fut amené à approfondir celui de Mālik, encore rudimentaire 286. Šāfi‘ī aurait mis la force d’argumentation des Irakiens au service d’un fiqh plus près de la lettre des traditions, le fiqh du Hedjāz. Maint témoignage des biographes va dans le sens de cette hypothèse. Za‘farānī aurait affirmé que la doctrine irakienne de Šāfi‘ī était fondée sur le Coran et la Sunna 287. En Irak, ses disciples appartenaient auparavant à l’école du ra’y, voire du kalām, et l’on ne peut guère supposer qu’ils aient collectivement embrassé une doctrine où le raisonnement aurait tenu moins de place que chez leurs premiers maîtres 288. Šāfi‘ī aurait fait sienne l’approbation, par Mālik, de fuqahā’ irakiens, tel Ibn Šubruma ou ‘Uṯmān al-Battī (morts tous deux en 146/763) 289. En Égypte, des disciples louent son qiyās ou la qualité de son raisonnement 290 et plus d’un déploie une virtuosité sans égale dans le qiyās : Muzanī, Mūsā b. Abī l-Ǧārūd 291. Nous verrons même, dans un autre chapitre, que Šāfi‘ī ne fut pas, un temps, insensible à l’attrait intellectuel du kalām. Si nous nous tournons, en guise de vérification, vers le corpus šāfi‘ien, indépendamment des écrits polémiques, nous ne disposons que d’indications indirectes. La doctrine ancienne de Šāfi‘ī n’a pas été conservée. Dans le Kitāb al-Umm, il apparaît que Šāfi‘ī ne mentionne explicitement Šaybānī qu’à propos des ventes (Umm, III) et de la procédure (Umm, VI). Or, on le sait, c’est bien là que le raisonnement juridique pur
284. EI2, article Shaibānī, p. 406b (É. CHAUMONT). Cf. le Radd ‘alā Muḥammad b. l-Ḥasan, mentionné plus haut (Umm, VII), p. 309, l. 23-24 : wa aṣl mā yaḏhabu ilayhi Muḥammad b. l-Ḥasan fī l-fiqh anna-hu lā yaǧūzu an yuqāla bi-šay’in min al-fiqh illā bi-ḫabar lāzim aw qiyās. 285. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 202. Non sans malice, Za‘farānī comparait la déconfiture de Bišr au sort du juif ‘Abdallāh b. Sallām qui avait embrassé l’islam au temps du Prophète. Ses coreligionnaires s’étaient mis à l’injurier (« il est notre fléau et le fils de notre fléau ») autant qu’ils l’avaient vénéré auparavant comme un grand docteur (ḥibr) de leur communauté (cf. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., II, p. 410, pour les détails). 286. Sur ce caractère du fiqh de Mālik, cf. J. SCHACHT, Origins, op. cit., chapitre « Mālik’s reasoning », p. 311-314. 287. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 84. 288. De certains, Ibn ‘Abd al-Barr dit qu’ils « se réalisèrent » dans le šāfi‘isme (taḥaqaqa bi- l-Šāfi‘ī) et d’autres qu’ils conservèrent leur indépendance (la-hu iḫtiyār). 289. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 211. 290. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 73 (témoignage du fils de ‘Abdallāh b. l-Ḥakam) ; p. 78 (de Hārūn b. Sa‘īd al-Īǧī). Même éloge de la part d’Isḥāq b. Rāhawayh (AL-NAWAWĪ, Tahḏīb al-asmā’, op. cit., I, p. 61). 291. F. WÜSTENFELD, Der imâm, op. cit., notice sur ces personnages : n° 6, p. 50-51 [660-661] ; n° 30, p. 68-71 [678-681] ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 105.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques est prépondérant, à la différence des autres parties du fiqh. Le corpus nous permet ainsi de vérifier notre hypothèse, mais d’apprécier aussi l’impact réel du fiqh de Šaybānī sur Šāfi‘ī : sur le rituel, le droit pénal, les transactions, les règles matrimoniales, les solutions hanéfites sont restées sans effet. En revanche, Šaybānī aurait marqué Šāfi‘ī par la force du raisonnement, supérieur à celui de ses maîtres 292, voire le ra’y d’une manière générale. Il resterait à tester cette supposition en étudiant les positions légales de Šāfi‘ī dans les ventes et les procédures. À titre de vérification sommaire, on peut observer, à ce stade de l’analyse, que c’est bien dans les ventes que le raisonnement de Šāfi‘ī atteint toute sa mesure, qu’il est le plus élaboré. Il vient alors à l’esprit que le raisonnement de Šāfi‘ī, indépendamment de son rôle créateur dans le fiqh, serait aussi une technique par laquelle il défend, mieux que ses prédécesseurs ou que les traditionnistes, un fiqh fondé sur les traditions. Revenant, après cette digression, à ce qui unissait Šāfi‘ī et Šaybānī, il est par conséquent douteux que de les formules de respect précitées aient été dictées par simple égard envers le pouvoir abbasside, dont on sait qu’il fit de la doctrine d’Abū Ḥanīfa son code officiel et qu’il nommait des juges en fonction de leur obédience hanéfite. En effet, le même témoignage de Ḥumaydī n’ajoute rien d’autre que ceci : instruit de la doctrine du légiste irakien, Šāfi‘ī ne tarde pas à polémiquer avec ses partisans 293. La biographie d’Ibn Abī Ḥātim donne quelques détails sur ces controverses légales. Contrairement à ce que rapporte Bayhaqī, mêlant la fiction et la mise en scène à un degré qui fait immédiatement soupçonner le récit comme apocryphe 294, les témoignages plus anciens présentent des marques certaines d’authenticité 295. C’est la preuve que Šāfi‘ī s’est réellement mesuré dans des joutes oratoires avec Šaybānī et d’autres Irakiens. Il est possible qu’elles aient eu lieu à Raqqa 296, cette ville ayant été choisie par Hārūn al-Rašīd comme résidence après la chute des Barmécides en 187, en raison des troubles survenus à Bagdad cette année-là. En ce cas, elle dateraient bien du deuxième voyage de Šāfi‘ī en Irak. Certaines relèvent de la pure casuistique, comme si elles avaient été organisées pour éprouver la capacité de Šāfi‘ī à raisonner avec
292. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 306-310. 293. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 34. 294. Elles sont aussi évoquées dans des sources tardives. C’est pourquoi de Goeje (« Einiges », art. cité, p. 115) les déclarait apocryphes. Nous pensons du reste que ces broderies littéraires ont leur point de départ dans le Kitāb al-Umm, où toutes ces controverses figurent telles que Šāfi‘ī les a rédigées. Dans l’Iḫtilāf alḥadīṯ (Umm, IX, p. 540, l. 15) sans doute le dernier ouvrage de Šāfi‘ī (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 330 ; à notre avis, il s’agit vraisemblablement d’une compilation), Šāfi‘ī ajoute un témoignage personnel : il a connu trois rudes controverses dans son existence, et cite celle du serment avec témoin (al-yamīn ma‘a l-šāhid). Or c’est précisément celle qui revient abondamment dans les Manāqib de Bayhaqī. Cette constatation est de nature à renforcer le postulat à la base de notre démarche, qui se refuse à l’hypercriticisme et recherche la base historique de ces récits. 295. Elles se présentent comme de réels aḫbār, c’est-à-dire qu’elles sont fragmentaires et réduites à des bribes : cf. par ex. celle devant le calife, sur la qasāma (serment collectif en guise de preuve) : IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 167-168 ; ou encore avec Bišr al-Marīsī, sur la qur‘a (tirage au sort, p. 175) ; Šāfi‘ī n’apparaît pas toujours persuasif face à ses adversaires (sur les invocations pendant la prière rituelle, p. 163164), qui parfois l’emportent dans la discussion (avec Isḥāq b. Rāhawayh, p. 179-181). 296. L’information est donnée par Bayhaqī (Manāqib, op. cit., I, p. 191-192) et Ibn Ḥaǧar (Tawālī, op. cit., p. 128).
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Chapitre II autant de subtilité que le maître de Šaybānī. Mais ces polémiques en tant que telles ne sont pas la principale pomme de discorde entre Šāfi‘ī et les hanéfites. À en croire nos biographes, il s’agirait d’un différend méthodologique. Muḥammad b. ‘Abd al-Ḥakam rapporte que Šāfi‘ī, ayant pris connaissance de leurs doctrines dans des livres, releva que sur cent trente feuillets, quatre-vingt étaient contraires au Coran et à la Sunna 297. Les griefs de Šāfi‘ī portent aussi sur le ra’y et le qiyās. Chose surprenante, il s’en prend à Abū Ḥanīfa et Abū Yūsuf sur un ton sarcastique, voire virulent 298. Ibn Abī Ḥātim ajoute une invective similaire, mais plus modérée dans sa forme, émanant de Mālik 299. Le renseignement est précieux en ce qu’il suggère que toute l’école du Hedjaz, même adepte du ra’y, condamnait les “errements” du raisonnement légal irakien : uṣūl fautifs, subtilité poussée jusqu’à la sophistique. Médité, voire adopté un temps, le ra’y des hanéfites s’avère à présent condamné. Il aura peut-être laissé des traces dans le raisonnement de Šāfi‘ī, que de futures recherches devraient permettre de préciser. Mais nos biographes laissent cet aspect dans l’ombre, comme les autres étapes de sa maturation intellectuelle, avons-nous dit, et préfèrent l’ériger en champion du Hadith. Ils en appellent à cette fin à l’autorité incontestée en la matière, Ibn Ḥanbal, dont ils conservent des jugements élogieux sur l’attachement de Šāfi‘ī à la Sunna, comme pour combler le fossé doctrinal apparu entre les deux fondateurs. Ils mentionnent tout d’abord la profonde amitié intellectuelle entre les deux hommes. Ibn Ḥanbal l’incluait dans ses pieuses invocations, le considérait comme son cinquième frère 300. Séparé de son maître, lorsque celui-ci se rend en Égypte, il désire faire le voyage pour l’y rencontrer 301. Ibn Ḥanbal aurait reçu mainte tradition de Mālik grâce à Šāfi‘ī 302, ainsi que le Muwaṭṭa’ 303. Il aurait écouté la lecture de tous les livres du faqīh mecquois 304. C’est par Ibn Ḥanbal et son fils que nos biographes se renseignent sur mainte qualité de Šāfi‘ī ou information essentielle le concernant : qirā’a exemplaire devant Mālik et éloquence
297. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 172. Un témoignage voisin in BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 125 : dans les livres de Šaybānī, Šāfi‘ī aurait découvert que les Irakiens contredisent cent trente prescriptions du Coran, sous prétexte de s’appuyer sur la Sunna, les traditions en général, l’opinion des Successeurs, voire l’opinion personnelle. 298. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 172-173. Abū Ḥanīfa est accusé d’effectuer tous ses qiyās coraniques sur une erreur de départ ; ses opinions prouvent une cécité ou une lâcheté intellectuelle manifestes ; son ra’y est versatile comme une toupie (saḥḥara) pour enfants change de couleurs. Abū Yūsuf est traité de marchand de calottes (qallās), probable allusion à sa proximité avec le pouvoir, la qalansuwwa était l’insigne des cadis. 299. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 171 ; la doctrine d’Abū Ḥanīfa est erronée à cause de ses uṣūl, qui ne sont pas ceux des Médinois. Cf. aussi IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 212, pour une condamnation voisine. Nos sources se font elles aussi l’écho d’une polémique entre Mālik et Abū Yūsuf devant Hārūn : op. cit., p. 197-198 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 147. Sur cette polémique, cf. A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 69, n. 180. 300. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 308 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 74. 301. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 80. 302. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 76. Un šāfi‘ite tardif a réuni les hadiths qu’Ibn Ḥanbal tenait de Šāfi‘ī, sous le titre silsilat al-ḏahab (F. WÜSTENFELD, Der imâm, op. cit., notice n°13, p. 56 [666]). 303. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 59. 304. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 73.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques précoce 305, perspicacité dans sa compréhension du Coran ou des traditions 306, controverse avec Isḥāq b. Rāhawayh ou Šaybānī, existence d’un opuscule généalogique qui serait inclus dans la biographie d’Ibn Abī Ḥātim. Ibn Ḥanbal ne tarit pas d’éloge sur son maître : non seulement il loue sa fidélité au Hadith 307 mais, à l’instar de Mālik, il estime aussi que le ra’y de Šāfi‘ī est supérieur 308, qu’il ne se fie qu’à celui-ci 309. Il aurait affirmé que le Mecquois avait retourné cette arme des Irakiens contre eux 310. De son côté, Šāfi‘ī aurait concédé aux proches d’Ibn Ḥanbal qu’ils connaissaient mieux que lui le Hadith et les transmetteurs 311. On insiste enfin sur le fait qu’Ibn Ḥanbal recommandait sans réserve la lecture des ouvrages de Šāfi‘ī 312. Pour un temps tout au moins, puisque d’autres sources rapportent aussi... exactement le contraire 313 ! Il y a certes matière à rester perplexe devant tous ces témoignages. Ils ne disent rien de ce qui finit par séparer intellectuellement les deux hommes et qui ne peut être que le raisonnement de Šāfi‘ī. Mais c’est à peine s’ils y font une discrète allusion. Retenons, quant à nous, qu’Ibn Ḥanbal a certainement été le disciple de Šāfi‘ī durant un certain temps, puisqu’il a rapporté de son maître des positions légales précises 314. Il en va de son indépendance par rapport à Šāfi‘ī comme sans doute de ce dernier par rapport à Mālik, et le fait semble avoir été général, à lire les notices sur les fuqahā’ de cette époque. VI. Šāfi‘ī en Égypte C’est paradoxalement sur cette période de la vie de Šāfi‘ī que nos biographes nous renseignent le mieux – Ibn Abī Ḥātim excepté – alors qu’elle fut la dernière, et somme toute assez brève. Toutefois, s’ils expliquent les circonstances de sa venue en Égypte, ils se font discrets sur les raisons exactes pour lesquelles Šāfi‘ī quitta rapidement l’Irak où il animait un enseignement. Nous tenterons d’y suppléer par une hypothèse. Dans une relation des événements, Hārūn aurait invité Šāfi‘ī à retrouver ses proches, les
305. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 28 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 75. 306. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 59. 307. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 60, op. cit., p. 82. 308. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 166-169. 309. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 76. Dans ce passage, on apprend que pour Ibn Ḥanbal, alBuwayṭī et Abū l-Wālid b. l-Ǧārūd sont des transmetteurs sûrs des enseignements de Šāfi‘ī. Le second est le rapporteur mecquois de ses Amālī (sur cet “ouvrage”, cf. plus loin, chapitre III). Il donnait à La Mecque des consultations juridiques sur la base de ceux-ci (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 161 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 59-60). 310. D’après les sources malikites (A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 53). 311. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 95-97 ; mais pour AL-ṢAFADĪ (al-Wāfī, II, p. 173), cela ne concernait que le Hadith d’Irak. 312. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 60. Ibn Ḥanbal conseille notamment la lecture de la Risāla, et la fait parvenir à ses amis. Un témoignage en ce sens, digne d’être noté, est celui de Dāwud al-Ẓāhirī, conservé par Bayhaqī (Manāqib, op. cit., II, p. 325-326). Dāwud est l’auteur des premières manāqib de Šāfi‘ī. 313. H. LAOUST, Schismes, op. cit., p. 116 ; Chr. MELCHERT, Formation, op. cit., p. 71, n. 10. Les biographes (AL-ŠIRAZĪ, Ṭabaqat, op. cit., p. 50 ; AL-YĀFI‘Ī, Mir’āt al-ǧinān, op. cit., II, p. 17) donnent des explications de ce fait qui ne remettent pas en cause la nature des rapports entre Šāfi‘ī et Ibn Ḥanbal. 314. Sur les ‘ibādāt comme les mu‘āmalāt : cf. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 108-120.
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Chapitre II Banū Azd, en Égypte. C’est la version la plus souvent retenue des biographes 315. Šāfi‘ī y serait arrivé directement d’Irak, pour une courte durée, en compagnie de deux membres de sa famille, ‘Abdallāh b. ‘Abbās b. Mūsā, nouveau gouverneur de la province, et ‘Abdallāh b. ‘Abd al-Ḥakam 316, le 28 šawwāl 198 (21 juin 814) 317. Rentré à La Mecque peu après 318, il retourna en Égypte, cette fois définitivement, vers 199-200 319. Il n’est donc nullement question d’un litige avec les autorités officielles ou de quelque fuite hors d’Irak pour échapper au courroux du calife – autre raison avancée par Bayhaqī 320 –, mais d’une très officielle opportunité. Ainsi ce voyage attesterait que le nom de Šāfi‘ī était toujours en vue à la cour ; en témoigne le fait que, quatre ans plus tard, n’eût été le décès prématuré de Šāfi‘ī, le calife aurait fait de lui le grand cadi d’Égypte 321... Mais ces motifs sont peut-être secondaires. On peut supposer tout d’abord que le hanéfisme était moins bien enraciné en Égypte qu’il ne l’était en Irak, puisque Šāfi‘ī n’a pas laissé le souvenir de rapports ou de démêlés avec les hanéfites 322. Il aurait, dans cette hypothèse, renoncé à se fixer en Irak par suite d’une sourde opposition des ahl al-ra’y locaux, mécontents de la séduction grandissante exercée par le Hedjazien dans leurs propres rangs. Un indice en ce sens est cette confidence faite à Rabī‘ : Šāfi‘ī, entrant
315. De GOEJE, « Einiges », article cité, p. 116 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 113-115. On parle aussi d’un premier voyage en Égypte aux alentours de 188, après une halte en Syrie. Il est aisé de montrer que ce récit est fantaisiste et porte au crédit du fondateur un périple supplémentaire. Il combine des ingrédients puisés à d’autres moments de sa carrière (de GOEJE, op. cit., p. 116). Toutefois Ibn ‘Asākir tient pour assurée la présence de Šāfi‘ī en Syrie (Siyar, op. cit., p. 271), probablement pour justifier la longue notice (une centaine de folios dans l’édition manuscrite) qu’il lui consacre dans sa monumentale Histoire de Damas. La Syrie fut naturellement un lieu de passage obligé de Šāfi‘ī se rendant en Égypte. 316. 155/771-214/829. Sur ce personnage, cf. A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 92 ; Ibn ‘Abd al-Barr lui consacre deux notices, l’une en tant que malikite, l’autre en tant que šāfi‘ite ! (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 53 et p. 113). Le fait prêterait à sourire s’il n’était révélateur du fait qu’à l’époque l’allégeance intellectuelle allait à un maître, non encore à un maḏhab. Il recopia en effet les livres de Šāfi‘ī pour son propre compte. 317. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 28 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 152 et II, p. 239. 318. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 44. Il était accompagné de Ḥumaydī (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 89 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 153). Sur ce traditionniste (m. 219/834), cf. F. WÜSTENFELD, Der imâm, op. cit., notice n° 20, p. 62 [672] ; voir aussi l’EI2, sous Musnad. Au jugement de ‘Alī al-Madīnī et Ibn Ḥanbal, il était le meilleur transmetteur du Hadith de Sufyān b. ‘Uyayna (al-Intiqā’, p. 104), et Šāfi‘ī tira profit de lui (BAYHAQĪ, loc. cit.), comme aussi de Yaḥyā b. Ḥassān pour recopier les livres de Sufyān. Il y a là un nouvel indice des relations intellectuelles privilégiées entre Šāfi‘ī et Sufyān. Nous avons vu par ailleurs ce que lui doit Ibn Abī Ḥātim dans sa biographie de Šāfi‘ī. D’après SUBKĪ (Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 140) il serait resté vingt ans auprès de Šāfi‘ī, qui le forma à son fiqh. On lui doit une importante profession de foi des aṣḥāb al-ḥadīṯ du IIe s., cf. plus loin, chapitre IV-§ I. 319. Une description du logement où il s’installa avec Ḥumaydī figure in BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 243. 320. Manāqib, op. cit., I, p. 192 : le calife aurait été mécontent de la tournure prise par la controverse entre Šāfi‘ī et Šaybānī sur la prière de l’éclipse. Il faut supposer l’ombrageux calife particulièrement rancunier : Šaybānī mourut en 189 ! 321. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 156 : l’émissaire du calife arriva le jour même du décès de Šāfi‘ī. 322. J. van ESS, TG, op. cit., II, p. 729. Le hanéfisme avait été introduit vers 164/780 en Égypte, mais semble avoir été éclipsé au départ par l’“école” concurrente de Layṯ b. Sa‘d : cf. Chr. MELCHERT, Formation, op. cit., p. 43, n. 45.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques en Égypte, projetait de détourner ses habitants du malikisme comme du hanéfisme 323... Mais un autre facteur, plus direct, est selon nous probable. Il suffit de remarquer que 198 est une année de graves troubles politiques à Bagdad. Les deux fils de Hārūn, Amīn et Ma’mūn s’entre-déchirent pour le pouvoir. Les troupes de celui-ci entrent dans la ville au mois de muḥarram (septembre 813). Amīn est assassiné par un général persan Ṭāhir b. Ḥusayn. Harṯama b. A‘yan, le bras droit de Ma’mūn, organise, en gage de bonne volonté octroyé à la population chauffée à blanc contre le vainqueur, une première miḥna contre les partisans du ḫalq al-Qur’ān : Ismā‘īl b. ‘Ulayya, Bišr al-Marīsī, Ḥafṣ al-Fard, qui trouvent refuge en Égypte. Le même Harṯama se vantera plus tard d’avoir débarrassé le pays des disciples de Mālik et de Šāfi‘ī pour y favoriser l’implantation du hanéfisme. Il est donc tentant de proposer comme hypothèse que le départ de Šāfi‘ī fut lié à ces événements et à la nouvelle politique officielle 324. Il ne saurait être fortuit que les chroniques ont précisément gardé le souvenir de contacts étroits entre Šāfi‘ī et ces exilés bagdadiens : avec Ismā‘īl qui trouva asile dans le même quartier que Šāfi‘ī, Bāb al-Ḍawāll, et les relations furent d’ailleurs bonnes, dit-on ; mais aussi avec Ḥafṣ, dont nous aurons l’occasion de reparler 325. Le séjour de Šāfi‘ī en Égypte se caractérisa par une intense activité intellectuelle : le fondateur y rédigea la totalité de son fiqh sous sa forme définitive, dite ǧadīd, qui aurait différé de la version plus ancienne enseignée en Irak. Il y consacrait ses journées et ses nuits 326. Il mit ainsi à profit les quatre années de son séjour à écrire et enseigner 1 500 feuillets 327. Si les dates de son deuxième voyage à Bagdad sont exactes, il est douteux que Šāfi‘ī ait élaboré une doctrine foncièrement autre quelques années plus tard : un laps de temps aussi court n’y aurait pas suffi. Nous préférons penser que le nouvel enseignement représente une version révisée de l’ancienne doctrine, que cette indécision est inhérente à l’exercice intellectuel qu’exige l’iǧtihād. Que nous apprennent à présent nos biographes de ce nouvel enseignement ? Rien de fondamentalement différent, semble-t-il, de ce que nous savons déjà, si ce n’est qu’il est bien attesté cette fois que Šāfi‘ī entra en polémique avec des partisans du kalām, tel Ḥafṣ al-Fard 328, et qu’il condamna les dissidences ou des « errements » (ahwā’) comme le chiisme 329. Son maǧlis devait une fois encore être réputé, puisque, dans sa controverse avec Ḥafṣ, un ‘ibāḍite était présent. Ces propos sont selon nous l’écho d’un succès remporté par celle-ci auprès des ahl al-ḥadīṯ. Mais le plus caractéristique est sans doute que, bien
323. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 238. 324. Elle n’exclut pas celle avancée par M. ABŪ ZAHRA (al-Šāfi‘ī, Beyrouth, s.d., p. 27-28), liant le recul de la doctrine ancienne de Šāfi‘ī au triomphe de l’élément persan avec l’avènement d’al-Ma’mūn. Elle n’est pas non plus incompatible avec celle de de Goeje (« Einiges », article cité, p. 126 : à la suite d’une polémique avec Bišr al-Marīsī, à l’invitation du calife, sur la création du Coran). 325. J. van ESS, « Ḍirār b. ‘Amr und die Cahmiyya », Der Islam, Bd 44 (1968), p. 32-33 et 43-44 ; TG, op. cit., p. 420. 326. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 234-238, et p. 244, avec des détails matériels sur la manière dont Šāfi‘ī écrivait ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 44. 327. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 291. 328. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 185 sqq. Cf. chap. IV. 329. Ibid., p. 186. Là-dessus cf. chapitre IV, § I.
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Chapitre II accueilli tout d’abord par les malikites locaux 330, il entra rapidement en conflit avec eux 331. En réalité, l’hostilité ne fut le fait que d’une fraction de l’école 332. Le différend aurait porté sur les libertés prises par Mālik à l’égard du Hadith 333. C’est bien ce que confirme l’analyse de l’ouvrage Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, rédigé en Égypte 334. Passons sur les circonstances de sa rédaction, qui sont discutées 335. Dans l’“introduction”, Šāfi‘ī se propose d’exposer en quoi Mālik, qu’il appelle « notre maître » (ṣāḥibu-nā), s’est parfois écarté du Hadith 336. Mais, dans la suite du texte, ce n’est pas à lui que s’en prend Šāfi‘ī, mais à ses disciples, infidèles selon lui au maître. Le titre de l’ouvrage est donc trompeur. Par ailleurs, il s’agit en fait de responsa à des questions posées par Rabī‘. L’ouvrage traite essentiellement de hadiths contradictoires et de la manière de les concilier. Šāfi‘ī refuse que la tradition médinoise, en particulier l’opinion des quatre premiers califes, ait la prééminence. Nous verrons plus loin que Šāfi‘ī entend substituer à ce critère une méthode originale 337. Ce motif est confirmé dans le témoignage d’Ibn ‘Abd al-Barr sur les véritables raisons qui motivèrent la rupture entre le fils d’Ibn ‘Abd al-Ḥakam et Šāfi‘ī 338. Or nous verrons aussi que le critère médinois n’est pas refusé comme tel par Šāfi‘ī, c’est l’une des dalālāt (indications probantes) possibles. Nous rencontrons donc, sous-jacents, un débat sur l’exégèse, un conflit d’ordre
330. A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 52 ; AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 71. 331. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 278-285 ; le fait est aussi signalé dans les sources malikites (A. BEKIR, Histoire, op. cit., loc. cit.). Notons que le malikite ‘Amr b. Sawwād al-Sarǧī (ob. 245/859) l’accuse de sans cesse réécrire ses livres ; Šāfi‘ī répond que la guerre est désormais allumée... : IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 66 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 275. 332. Ibn Wahb tient à rendre visite à Ḥarmala malade (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 128), qui transmet ses hadiths. On hésite sur l’appartenance de Ḥāriṯ b. Miskīn (ob. 250/864, p. 113-114) au malikisme ou au šāfi‘isme. Le šāfi‘ite Aḥmad b. ‘Amr al-Qurašī (ob. 250/864) écrivit un šarḥ al- Muwaṭṭa’ (p. 26). Ašhab demeura un fidèle ami de Šāfi‘ī (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 112-113). 333. Cf. le jugement porté par Šāfi‘ī sur Layṯ b. Sa‘d (ob. 175/781) : « Layṯ est plus fidèle aux traditions que Mālik » (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 39 ; ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, IX, p. 109) ; cf. aussi la raison invoquée pour la brouille du fils d’Ibn ‘Abd al-Ḥakam, passé au malikisme après avoir été initié au šāfi‘isme (cf. supra, n. 76). 334. Schacht (Origins, op. cit., p. 330) le place après 199, mais avant Iḫtilāf al-ḥadīṯ. 335. On invoque une histoire peu crédible relative à un certain cadi d’Andalousie (Šāfi‘ī entreprend de démythifier le personnage de Mālik, vénéré par cet Andalou jusqu’à l’idolâtrie ; l’histoire est rapportée par des Baṣriens ; IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 147-148 ; elle figure aussi dans BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 508-509). Une raison plus vraisemblable est la suivante : Šāfi‘ī ne cessait de répéter qu’il ne contredisait pas plus Mālik que ne le faisaient ses partisans à Médine. Mais un groupe de jeunes malikites propageait sur le compte de Šāfi‘ī des rumeurs inadmissibles (alfāẓan lā taǧūzu). Celui-ci, pour y couper court, entreprit de composer un livre où il expliquerait ses véritables motifs de divergence avec son ancien maître, qu’il continuait à appeler sans cesse al-ustāḏ (IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 153-154). 336. Umm, VII, p. 191, l. 14. 337. Cf. plus loin, chapitre IX. 338. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 114 : Muḥammad aurait fait triompher la doctrine de Mālik, à savoir que le ‘amal a prééminence sur le ḥadīṯ musnad (yantaṣiru bi-ḏālika li-Mālik fī ‘aybi l-Šāfi‘ī la-hu fī-mā taraka min al-musnad li-l-‘amal ‘inda-hu). Une autre raison est aussi invoquée : une dispute avec Buwayṭī pour la prééminence dans le cercle de Šāfi‘ī (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 337-338). Mais il se peut que les deux motifs ne soient pas indépendants, Buwayṭī demeura fidèlement dans la ligne du maître.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques critériologique, et finalement une controverse sur les uṣūl 339. Mais nous pressentons aussi un différend persistant entre deux traditions locales, celle de La Mecque et celle de Médine. Chaque chapitre commence par citer un hadith prophétique enseigné par Mālik – « nous et vous l’adoptons », rappelle-t-il – et s’appuie largement là-dessus dans les discussions suivantes. Sufyān b. ‘Uyayna est la seconde autorité invoquée, mais elle est bien moins fréquente. L’écrit polémique vérifie ce que nous avancions plus haut : malgré ses divergences avec le Médinois, Šāfi‘ī estimait rester son élève, en matière de Hadith tout au moins. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, il dissimule son désaccord avec lui et détourne l’accusation sur ses disciples 340. On sait du reste que le šāfi‘isme diffère plus du hanéfisme que du malikisme 341. Retenons enfin, pour la suite de cette étude, qu’il se serait targué, face à des malikites récalcitrants, d’exposer une doctrine qui n’était pas véritablement personnelle 342. Sur les dernières heures de Šāfi‘ī, les récits diffèrent une fois encore. On colporte parfois l’anecdote d’après laquelle un malikite fanatique aurait grièvement blessé Šāfi‘ī, qui aurait succombé à ses blessures 343. Or rien de tel n’est rapporté par les premiers biographes. Selon Bayhaqī, Šāfi‘ī est mort des suites d’une maladie, une tumeur (nāsūr) 344. Il ajoute simplement, d’après le livre d’al-Sāǧī, qu’un groupe de malikites, en représailles à l’ouvrage précédent qu’il estimaient attentatoire à la mémoire de leur maître, allèrent trouver le gouverneur pour réclamer l’expulsion de Šāfi‘ī hors
339. Pour Šāfi‘ī, nous verrons que le Hadith, fût-ce un ḫabar al-wāhid, vient toujours en première position après le Coran. Il ne saurait être question d’y substituer une autre source, qui du reste ne mérite pas ce nom : propos de Compagnon, de salaf, iǧmā‘ local, tel celui de Médine, qiyās, etc. : ce ne sont que des indices d’une « seconde science », celle de l’improbable. On voit bien qu’ici se dessinent nettement les traits du bayān, et que les uṣūl de Šāfi‘ī se réduisent à deux. Notons incidemment que là est la raison pour laquelle Šāfi‘ī n’a point parlé de l’iǧmā‘ dans un tel schéma binaire. C’est qu’à ses yeux il n’est pas véritablement une source formelle. L’iǧmā‘ local, comme celui de Médine n’est pas l’iǧmā‘ réel, puisqu’il suffit d’aller à La Mecque, pour constater qu’il n’est pas partagé : il n’est donc qu’une dalāla, une présomption de vérité, la seconde science ne pouvant par définition prétendre aller au-delà. D’autre part, et en raison de cette définition élargie, parce que l’iǧmā‘ communautaire se confond alors avec les acquis de la « première science », celle des certitudes, donc avec le schéma du bayān dans ses premières composantes (bayān-s I-III, cf. plus loin, chapitre VII). Le consensus n’est ainsi qu’une conséquence de leur emploi, sans être une source à proprement parler : il est la réalisation pratique, instinctive du bayān par la Communauté depuis les origines – ce qui n’exclut pas l’emploi par elle d’un iǧmā‘ local donc partiel, comme il est facile de le montrer. Voilà pourquoi le traitement de l’iǧmā‘ dans la Risāla est si indigent. — En somme, l’iǧmā‘ est pour Šāfi‘ī un critère de vérité ; il est l’apanage de la communauté entière, non d’une cité. Médine ne saurait s’approprier aucun magistère de ce genre ; le sien peut, mais ne doit pas nécessairement conduire à la vérité. On pourra comparer ces remarques à celles de J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 89-94. 340. Pour un traitement détaillé, voir l’étude d’Ali DERE, Die Ḥadīṯwendung bei Imām Mālik b. Anas (– 179/795) im Spiegel der an ihn von aš-Šaibānī (– 189/804) und aš-Šāfi‘ī (– 204/819) gerichteten Kritik, Verlag Shaker, Aachen, 1995, p. 89-132. 341. A. BEKIR, Histoire, op. cit., p. 56. 342. Tilka sabīlun lastu fī-hā bi-awḥadi…, dans des vers exprimant son amertume à l’égard des malikites (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 72-73 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., I, p. 294 ; ABU NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., p. 149, p. 153). 343. IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 185 ; YĀQŪT, Mu‘ǧam al-buldān (éd. Margoliouth, Londres, 1931), VI, p. 394-395. Ibn Ḥaǧar ajoute qu’il s’agit là d’un « fait connu », mais il reconnaît que l’isnād ne permet pas de contrôler l’authenticité du récit. Voir aussi M. KHADDURI, Shāfi‘ī’s Risāla, Cambridge, 2e éd., s.d., introduction, p. 16. 344. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 293, p. 337.
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Chapitre II d’Égypte. Toutefois la menace tourna court, grâce à la médiation des Qurayšites de sa famille 345. Il est probable que les derniers jours de Šāfi‘ī, tels qu’ils sont racontés par nos biographes, aient été enrichis de détails propres à en faire un sujet d’édification plus qu’un récit historique. Ainsi Šāfi‘ī, malgré sa maladie, qui lui avait gâté le caractère, faisait preuve de vertu (makārim al-aḫlāq), nous apprend Rabī‘, devenu son régisseur (al-qayyim bi-ǧamī‘ māl al-Šāfi‘ī) 346. Dans un poème, plein de confiance dans le pardon divin, il confesse ses errements avec une profonde humilité 347. Nous reviendrons plus loin sur le texte de la waṣiyya qu’il dicta, in articulo mortis, dit-on, à l’adresse de Muzanī 348. On veut que celui-ci ait fait venir un médecin chrétien à son chevet, mais c’est avant lui que Šāfi‘ī aurait diagnostiqué l’issue fatale – persuadé qu’il était dans l’impossibilité de repousser l’échéance divine 349... Ibn Abī Ḥātim mentionne une fin plus prosaïque : il accomplit une dernière fois la prière du couchant, but une boisson sucrée à base de coings et mourut le dernier jeudi de raǧab 204/820 (décembre 820) avant d’avoir effectué la prière nocturne 350. Bayhaqī mentionne les divergences touchant la durée exacte de sa longévité (cinquante-deux, cinquante-quatre ou cinquante-huit ans), et par conséquent sur la date de sa naissance, mais il incline pour cinquante-quatre ans 351. Des disciples auraient eu des rêves annonciateurs de sa mort et de sa vie bienheureuse dans l’au-delà 352. Pour ses funérailles, on donna lecture de la sourate Yāsīn, en présence du gouverneur d’Égypte, qui pria pour lui, non sans avoir retardé la cérémonie afin qu’elle ne coïncide pas avec l’enterrement d’une femme du menu peuple 353... Enterré dans le caveau de famille des Banū ‘Abd al-Ḥakam, au cimetière des Qurayšite, sa tombe portait en lettres gravées sa généalogie, qui remontait jusqu’à Abraham, son credo et la date de sa mort 354.
345. Ibid., p. 239. 346. Ibid., p. 291-292. Cf. le vers qu’il déclama à l’heure de sa mort : « je vais quitter l’ici-bas, me séparer de mes frères, me présenter devant Dieu, boire à la coupe du trépas, affronter mes mauvaises actions et je ne sais si mon âme se rend au Paradis où je la féliciterai, ou bien vers la géhenne, où je la pleurerai ». 347. Ibid., 293-294. 348. Ibid., p. 295. 349. Ibid., p. 296. 350. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 80. 351. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 298. 352. Ibn Abī Ḥātim rapporte lui aussi un phénomène de ce genre, de la part d’un pieux personnage, qui donne à la fin de Šāfi‘ī l’importance d’un événement prophétique (Ādāb, p. 73). 353. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 73 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 102-103. 354. Intiqā’, p. 103 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 300. Le renseignement est tiré des Manāqib d’al-Āburī.
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Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques
Généalogie de Šāfīʿī (ascendance mâle)
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CHAPITRE III L’ŒUVRE DE ŠĀFI‘Ī Notre étude s’attache exclusivement au fondateur d’un maḏhab juridico-religieux, et non à l’école qui s’en réclame. Il est donc indispensable de s’interroger au préalable sur l’authenticité de l’œuvre qu’on lui attribue. On sait que la question concerne l’ensemble de la première littérature juridico-religieuse musulmane : les “fondateurs” des rites vécurent au IIe siècle de l’hégire, bien avant que les écoles ne se fussent constituées et n’aient rédigé intégralement, puis stabilisé une tradition d’enseignement dans des livres. Abū Ḥanīfa n’a laissé, non ses propres écrits, mais un témoignage de ceux-ci, recueilli par ses disciples directs, Abū Yūsuf et Šaybānī 1. Le Muwaṭṭa’ a certes pour auteur Mālik b. Anas, mais le titre existe en des versions qui diffèrent notablement les unes des autres 2. Loin de constituer son corpus juris, il nécessite de recourir à la Mudawwana, compilée par son disciple maghrébin indirect Saḥnūn (ob. 240/854), non par le maître lui-même, ainsi qu’au fonds malikite ancien étudié récemment par M. Muranyi. Quant à Ibn Ḥanbal, son cas est identique à Abū Ḥanīfa. Il n’a pas consigné sur quelque support d’écriture la doctrine de fiqh qu’il avait méditée, et seuls sont à notre disposition des responsa 3 que nous ont conservés ses deux fils, Ṣāliḥ et ‘Abdallāh, puis ses disciples plus ou moins lointains 4. Avec Šāfi‘ī, la situation s’annonce apparemment meilleure, puisqu’il aurait laissé un corpus de textes que la tradition lui attribue dans sa plus grande partie. Ferait-il exception dans la littérature dont nous venons de parler ? Abstraction faite de toute idée préconçue, juger de l’authenticité du corpus dit šāfi‘ien suppose que nous puissions répondre aux interrogations suivantes : Šāfi‘ī a-t-il laissé des écrits, et que sont-ils devenus ? Sous quelle forme s’est transmis son enseignement ? Dans quelle mesure ses disciples immédiats ont-ils été fidèles à celui-ci ? Compte tenu des réserves exprimées plus haut, il convient au préalable de nous demander s’il est possible, dans sa production écrite, de distinguer l’apport du maître et celui des disciples. C’est à l’examen de ces questions que sera consacré le présent chapitre. Fidèle à la méthode dont nous nous sommes servi au chapitre précédent, nous tenterons de traiter le problème par la confrontation de deux types de données : les informations indirectes apportées par l’école šāfi‘ite et celles, de première main, que contient le texte actuel du Kitāb al-Umm – autrement dit les données šāfi‘ites avec les données šāfi‘iennes.
1. M. MURANYI, Fiqh, dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 309-310. Certains écrits polémiques de Šāfi‘ī sont eux aussi des sources de première main sur le hanéfisme primitif. 2. Sur cette question, cf. J. SCHACHT, « On Some Manuscripts in the Libraries of Kairouan and Tunis », Arabica XIV (1967), p. 225-258. Pour la liste des recensions éditées du Muwaṭṭa’, cf. M. MURANYI, Beiträge zur Geschichte der Ḥadīṯ- und Rechtsgelehrsamkeit der Mālikīya..., op. cit., p. 496-497. 3. On ne lui attribue qu’un ouvrage sur le droit successoral ; les autres ressortissent à la théologie ou à la piété ; cf. F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Schâfi’í, op. cit., p. 58 [668]. 4. M. MURANYI, Fiqh, dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 320 ; Chr. MELCHERT, Formation, op. cit., p. 137-138.
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Chapitre III I. Le témoignage de l’école šāfi‘ite Sur la première question, ce témoignage est sans équivoque : Šāfi‘ī a réellement écrit plusieurs ouvrages et autorisé certains de ses disciples à les transmettre à leur tour. La tradition biographique nous en a conservé les titres. Bayhaqī a réuni dans un chapitre spécial des informations sur la manière dont Šāfi‘ī procédait, telle que son entourage immédiat de disciples l’a décrite 5. En quatre ans, expatrié en Égypte, Šāfi‘ī n’a cessé de composer, « nuit et jour », selon Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā 6. On le surprenait en compagnie « d’un parchemin et d’un rouleau » 7. Ḥarmala le voyait, adossé au pilier d’une mosquée assis sur son propre tapis, absorbé dans cette activité 8. Ce dernier détail est à retenir, il donne à penser que Šāfi‘ī ne séparait pas l’écriture de l’enseignement. Rabī‘ peut témoigner qu’il composait de mémoire 9, et lui attribue la rédaction de « quinze cents feuillets » sur le sol de sa patrie d’adoption 10. Le même disciple égyptien, entrant un jour chez son maître, le trouve en train d’écrire un livre : « c’est pour la gloire de Dieu, déclare l’auteur, que la science mérite d’être écrite ; elle doit demeurer telle pour l’éternité » 11. Nous avons vu, au chapitre précédent, Ibn Ḥanbal et d’autres disciples recommander la lecture de ses écrits ; son contemporain Ǧāḥiẓ les aurait vantés en ces termes : J’ai examiné les livres de ces nābita, je n’en ai point vu de meilleure facture que ceux de ce Muṭṭalibite [c’est-à-dire Šāfi‘ī] 12.
On rapporte aussi que Šāfi‘ī ne souhaitait pas qu’on lui attribuât ses ouvrages 13. Cet aveu revient fréquemment dans ses biographies laudatives, comme pour souligner son humilité. Nous croyons qu’il exprime plutôt chez lui la conscience d’être le porteparole d’un ‘ilm, d’une science de la Loi qui, parce qu’elle ne lui est pas tout à fait personnelle, est susceptible de faire consensus et de garantir qu’elle rejoint plus adéquatement l’expression des desseins divins 14. On lui prête, du reste, une déclaration qui va dans ce sens, à savoir qu’il approuvait qu’un « bon livre » fût augmenté ou corrigé 15.
5. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 237-245. 6. I. HAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 150. 7. Fa-iḏā qirṭās wa ǧuz’ (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 243). 8. I. HAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 154 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 240. 9. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 242. 10. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 291. 11. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 177 (yabqā ilā l-dahr). Il recommandait même à ses diciples d’« écrire la science » dans des livres, qui en sont les « gardiens », et les plumes, « les bergers » (ALBAĠDĀDĪ, Taqyīd al-‘ilm, éd. Y. Eche, Institut Français de Damas, Beyrouth, 1948, p. 114). 12. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 260. Le texte porte nabaġa, mais c’est nābita qu’il faut lire selon J. van Ess (Theologie und Gesellschaft, op. cit., III, p. 467) confrontant ce passage avec d’autres sources. Les nābita étaient une secte anthropomorphique (cf. EI2, article correspondant [Ch. PELLAT], et J. van ESS, Theologie und Gesellschaft, op. cit., IV, index, à ce terme). La désignation, sous la plume de Ǧāḥiẓ, de conviction mu‘tazilite, est injurieuse. Elle entre naturellement dans le cadre de sa polémique contre les ahl al-ḥadīṯ, parmi lesquels il range Šāfi‘ī. Nous verrons ce dernier, au chapitre suivant, engager des controverses avec des partisans du kalām. 13. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 91, 326 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 173 sqq, p. 258. 14. Cf. plus loin, chapitre VII. 15. Iḏā ra’aytum al-kitāb fīhi iṣlāḥ wa ilḥāq, fa-šhadū la-hu bi-l-siḥḥa (ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., IX, p. 144). ‘Abbādī fait sienne cette maxime à la fin de son ouvrage : cf. son Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-
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L’œuvre de Šāfi‘ī Bayhaqī nous a conservé un témoignage révélateur de la manière dont les livres étaient conçus à l’époque : Šāfi‘ī déclare que le Coran est le seul écrit qui, en ce bas monde, n’a nécessité aucun changement. Tout œuvre humaine, en revanche, est perfectible. Aussi réécrit-il sans cesse la Risāla al-miṣrīya devant Rabī‘ 16. Mais le refus d’une telle paternité révèle aussi, a contrario, que Šāfi‘ī avait effectivement écrit des ouvrages. Nous avons cité son disciple Baḥr b. Naṣr al-Ḫawlānī, au chapitre précédent, pour indiquer quelles étaient les sources de la doctrine égyptienne ; la suite de son témoignage mérite d’être reproduite ici, car elle renseigne sur la manière dont Šāfi‘ī mettait au point ses écrits. On notera qu’elle confirme remarquablement les conclusions de G. Schoeler : Lorsqu’un de ses livres était achevé (fa-iḏā irtafa‘a la-hu kitāb) l’un de ses amis, du nom d’Ibn Haram 17, venait le voir pour le transcrire (fa-yaktuba-hu) et Buwayṭī le lisait devant lui. Tous ceux qui étaient présents écoutaient dans (fī) le livre d’Ibn Haram, puis le recopiaient (yansuḫūna-hu). Rabī‘, qui vaquait aux besoins de Šāfi‘ī, s’absentait souvent pour quelque affaire. Il [sans doute Šāfi‘ī] était alors mis au courant. Lorsque Rabī‘ revenait, il faisait devant lui la lecture de ce qui lui avait échappé 18.
D’autre part, nombreux furent les auditeurs qui possédèrent, en totalité ou en partie, les écrits du maître – ce qui concorde avec le précédent témoignage. Les sources mentionnent non seulement le nom du disciple en question, mais aussi, parfois, le titre de l’ouvrage. À Za‘farānī aurait été transmis le Kitāb al-ḥuǧǧa, qui contient l’essentiel de la doctrine ancienne 19. Abū Ṯawr, Ibn Ḥanbal et Karābisī en possédaient des exemplaires 20. On parle aussi d’un Kitāb al-‘irāqī 21. Le même Za‘farānī avait un ouvrage sur la casuistique (furū‘) de Šāfi‘ī 22. Il était sans doute identique au Kitāb al-‘irāqī, et au Kitāb al-ḥuǧǧa. Imprécis, incertains, ces noms disent selon nous quelque chose qui a trait à la forme du corpus ; d’autre part, ces appellations sont nécessairement anciennes et plaident en faveur de l’authenticité de son contenu. Ajoutons que ces disciples bagdadiens ont eux aussi abondamment écrit 23. De certains, Ibn ‘Abd al-Barr dit qu’ils suivirent leur voie propre (la-hu l-iḫtiyār) ou que Šāfi‘ī les forma à son esprit (taḥaqqaqa bi-hi) 24.
šāfi‘īya, op. cit., p. 114. 16. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 36. 17. Émir égyptien qui devint disciple de Šāfi‘ī (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, p. 114) ; une notice sur lui figure dans AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 81. 18. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 71 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 241. 19. AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 24, l. 7. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., I, p. 114. ṢAFADĪ (al-Wāfī, op. cit., II, p. 176) ajoute qu’il comportait 20 ǧuz’-s. L’ouvrage semble irrémédiablement perdu. La liste des chapitres qu’il contenait est donnée par BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 255. 20. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 155 ; AL-NAWAWĪ, Tahḏīb, op. cit., I, p. 53. Ibn al-Nadīm dit en revanche qu’Abū Ṯawr possédait un Mabsūṭ « sur le plan des livres de Šāfi‘ī » (IBN AL-NADĪM, Kitāb al-Fihrist, op. cit., éd. R. Taǧǧadud, p. 265, l. 7). 21. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 114. Al-Isnāwī avait en sa possession le Kitāb al-huǧǧa, ainsi qu’il ressort de son témoignage sur l’auteur du Taqrīb (cf. infra, § V) ; Wüstenfeld (Der imâm el-Schâfi’í, op. cit., p. 61 [671]), sur la foi de Ḥaǧǧī Ḥalīfa, parle du Kitāb al-‘irāqī. 22. ṢAFADĪ, al-Wāfī, op. cit., loc. cit. 23. SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, passim. 24. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 105-108.
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Chapitre III Un de ses disciples égyptiens, Buwayṭī, possédait un livre intitulé al-Mabsūṭ 25 et son compatriote Muzanī, plusieurs titres tout aussi vagues, tels que : al-Masā’il almu‘tabara, al-Ǧāmi‘ al-kabīr, al-Ǧāmi‘ al-ṣaġīr 26, al-Manṯūrāt 27. Ḥarmala avait sa propre version des écrits du fondateur ; appelée elle aussi al-Mabsūṭ, elle ne faisait point double emploi avec les autres, et comportait des ajouts substantiels 28. D’après les Manāqib d’al-Āburī, l’une des références de Bayhaqī, elle était volumineuse au point de constituer un qimaṭr de questions diverses (de fiqh) 29. Les grands disciples n’étaient point les seuls à détenir les écrits du maître. Mūsā b. Ābī Ǧārūd conservait une recension à laquelle on se reportait en cas de divergence, ainsi qu’un Muḫtaṣar 30. On cite encore les noms de ‘Abdallāh b. ‘Abd al-Ḥakam, qui les recopiait à son usage personnel 31, du célèbre exégète Abū ‘Ubayd al-Qāsim b. l-Sallām 32 et d’Abū ‘Abd al-Raḥmān Aḥmad al-Aš‘arī 33. Dāwud b. ‘Alī, le fondateur du maḏhab ẓāhirite, lui aussi disciple de Šāfi‘ī pendant un temps, a vu un livre
25. Il faut sans doute entendre par ce titre une somme plus ou moins complète des enseignements de Šāfi‘ī, puisque Rabī‘ en possédait une, ainsi que Muzanī. Buwayṭī avait lui aussi un compendium, al-Muḫtaṣar, composé d’après le plan de son Mabsūṭ (SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 163), et même deux, d’après Ibn al-Nadīm (Fihrist, op. cit., p. 266, l. 3-4). Le Mabsūṭ de Buwayṭī semble avoir circulé assez longtemps : le šāfi‘ite Ibn Rif‘a (ob. 710/1370) en possédait un exemplaire (SUBKĪ, op. cit., III, p. 105). 26. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 94. Son célèbre Muḫtaṣar aurait existé en réalité sous deux versions. Le Muḫtaṣar al-kabīr aurait été identique lui aussi à un Mabsūṭ (IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 155 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 256). Mais nous n’avons aujourd’hui que son abrégé, le Muḫtaṣar alṣaġīr. 27. IBN ḤAǦAR, Tawālī, op. cit., p. 155 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 256 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 94. Al-Rāfi‘ī, l’un des maîtres de l’école šāfi‘ite (ob. 580/1184) possédait les Manṯūrāt (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., IV, p. 262). 28. BAYHAQĪ, op. cit., I p. 255 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 128 ; confirmé par son contemporain Ibn ‘Abd al-Barr (Intiqā’, p. 109) selon lequel Ḥarmala avait reçu, de son maître, beaucoup de notes, qu’il était le seul à rapporter, outre ce qu’il avait écouté en commmun avec Rabī‘ (infarada bi-riwāyati-hā siwā samā‘ihi ma‘a l-Rabī‘). Il en avait réalisé un Muḫtaṣar (SUBKĪ, op. cit., loc. cit.) ; cf. aussi ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 17, l. 7 (la-hu kitāb mufrad yarwī-hi ‘an al-Šāfi‘ī yusammā Kitāb Ḥarmala). Des fragments de la riwāya de Ḥarmala sont cités dans les ouvrages de Bayhaqī (Aḥkām al-Qur’ān, Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār). Ḥarmala détenait deux ǧuz’-s d’un Kitāb al-šurūṭ, un traité sur les espèces de chameaux et d’ovins, avec leurs caractéristiques, et un livre sur le nom des différents types de blessures. Ces questions ont leur importance pour le fiqh. Des détails de ce genre sont trop précis pour avoir été inventés ; à supposer qu’ils l’aient été, on n’en voit guère la raison, puisqu’il ne s’agit pas d’ouvrages fondamentaux de Šāfi‘ī. 29. Qimaṭr min masā’il... mutafarriqa (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 255). Qimaṭr (et non qimṭar, comme l’indique Melchert par erreur, dans Formation, op. cit., p. 51) désigne un sac ou une caisse à l’usage des juges, qui y plaçaient de la documentation ; sa taille pouvait aller jusqu’à hauteur de la poitrine (J. van ESS, TG, op. cit., III, p. 216, n. 40). Le mot a fini par désigner une vaste quantité d’écrits quelconques (op. cit., II, p. 69, 276 ; cf. aussi M.R. QAL‘AǦĪ et H.S. QUNAYBĪ, Mu‘ǧam luġat al-fuqahā’, Beyrouth, 1996, à ce terme ; É. TYAN, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 253). 30. SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p.161; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 257 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 105 ; ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 25, l. 3. 31. Son fils les faisait lire chez lui (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 343). On sait grâce à lui que le Radd ‘alā Muḥammad b. l-Ḥasan, l’un des ouvrages polémiques de Šāfi‘ī, se composait de 7 ǧuz’-s (Intiqā’, p. 113). 32. IBN ḤAJAR, Tawālī, op. cit., p. 150 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 268. Notice biographique détaillée sur lui dans l’introduction (p. 46-50) de l’édition du Kitāb al-nāsiḫ wa l-mansūḫ, par J. Burton (E.J.W. Gibb Memorial Trust, Cambridge, 1987). 33. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 108.
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L’œuvre de Šāfi‘ī de celui-ci recopié par Abū ‘Ubayd, « de sa propre main » 34. Rabī‘ prétend que son maître « récita cent fois » le Coran avant de composer ses Aḥkām al-Qur’ān 35. Isḥāq b. Rāhawayh écrivit à Ibn Ḥanbal afin qu’il lui envoie, « parmi les livres de Šāfi‘ī, la Risāla » 36. De ce même personnage, on dit aussi, non sans malice, qu’il s’attribua les livres qui, en réalité, étaient ceux de Šāfi‘ī 37, et qu’il épousa la veuve d’un disciple qui en avait possédé, au seul motif de se les procurer 38... Bayhaqī donne une liste de huit disciples – entre autres, précise-t-il – qui avaient une riwāya (version) distincte des leçons de leur maître 39. Šāfi‘ī ne se contentait pas d’écrire et d’enseigner, il faisait aussi lire ses ouvrages à des disciples choisis. Za‘farānī lut devant lui 30 ǧuz’-s (parties) de sa doctrine ancienne et les recopia. Personne d’autre que lui ne reçut la même autorisation, parce que, de ses auditeurs bagdadiens, il était sans doute le plus lettré et le plus versé dans la langue arabe 40. Bayhaqī rapporte que ce disciple, jeune encore, se souvenait avoir lu devant Šāfi‘ī tous ses ouvrages, y compris la Risāla, à l’exception du Kitāb al-manāsik, et du Kitāb al-ṣalāt 41. Mais ses condisciples furent assidus à cette lecture, et Ibn Ḥanbal, dit-on, ne manqua aucune séance 42. Abū Zur‘a affirme s’être fait lire les livres égyptiens par Rabī‘ 43 ; puisque ceci eut lieu du vivant de Yaḥyā b. ‘Abdallāh b. Bukayr 44, mort en 231/845, ce chiffre nous donne un terminus ad quem pour leur mise en circulation 45. Nous apprenons, dans une lettre adressée à Rabī‘, que Buwayṭī – alors en prison pour avoir refusé de se rallier à la thèse du Coran créé – exhorte ce dernier à « se
34. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., loc. cit. 35. BAYHAQĪ, op. cit., II p. 244. Ce titre n’est pas à confondre avec la compilation de même nom réalisée par Bayhaqī sur les extraits šāfi‘iens. L’ouvrage est perdu, mais le Musnad d’al-Aṣamm nous a conservé les traditions qu’il contenait (Umm, IX, p. 431-435). 36. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 63. 37. Ibid. et ‘ABBĀDĪ, Kitab, op. cit., à ce nom. Abū Ya‘qūb Isḥāq b. Ibrāhīm al-Ḥanẓalī (p. 38, l. 9-10) ne rapporte pas cette fraude intellectuelle et se contente de dire qu’il se faisait recopier les livres de Šāfi‘ī. Il compila tout ce qui lui servit à rédiger son Ǧāmi‘ al-kabīr. 38. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 64. Autres témoignages analogues in BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 265-267. 39. BAYḤAQĪ, Ibid., p. 257. 40. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 105. Šāfi‘ī aurait loué l’élocution de ce « Nabatéen », il n’aurait pas fait la différence entre elle et celle d’un Arabe (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 115). Il aurait refusé cette lecture à Karābisī, mais l’aurait autorisé à emprunter les livres de Za‘farānī (op. cit., p. 117-118 ; ‘ABBĀDĪ, Kitāb, p. 22, l. 9). Peut-être craignait-il qu’il n’y introduise ses convictions mu‘tazilites. Šāfi‘ī aurait blâmé la mauvaise lecture d’Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Šāfi‘ī (J. van ESS, Theologie und Gesellschaft, op. cit., III, p. 294). Mais il entre sans doute de la mauvaise foi dans cette accusation, car ce disciple, fidèle à Šāfi‘ī au point de porter son nom, était un brillant adepte du kalām (Intiqā’, p. 108). Pour Subkī, c’était simplement parce qu’il voyait mal (Ṭabaqāt, II, p. 65). ‘Abbādī ajoute qu’il délivrait des fatwas erronées (Kitāb, op. cit., p. 26, l. 10). 41. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 225 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 115. 42. AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, Le Caire, 1931, II, p. 68. 43. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 75. Sur Abū Zur‘a, cf. G.H.A., JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 240, n° 25. 44. Malikite égyptien auquel on doit une recension du Muwaṭṭa’ (F. SEZGIN, GAS, I, p. 460) ; sur celle-ci, voir M. MURANYI, Materialien zur mālikitischen Rechtsliteratur, Wiesbaden, 1984, p. 102, p. 127. 45. Pour Bayhaqī, l’événement date de l’année 228 (Manāqib, op. cit., I, p. 264).
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Chapitre III montrer patient envers les étrangers (al-ġurabā’) qui assistent à la lecture des livres de Šāfi‘ī » 46. Nos sources ajoutent un détail non dénué d’importance : Šāfi‘ī dictait l’enseignement qu’il professait. À Muzanī, il dicta le Kitāb al-sabq wa l-ramy, après l’avoir composé à la demande de ses disciples 47. Mais, plus caractéristique encore, l’école šāfi‘ite mentionne l’existence d’un ouvrage aujourd’hui perdu, intitulé al-Amālī (leçons dictées), qui faisait référence en cas de divergence sur les leçons du maître. Il parvint notamment à Mūsā b. Abī Ǧārūd 48, à al-Kušfalī 49, puis à Aḥmad b. Muḥammad al-Zūzānī, qui joua un rôle dans la préservation du corpus šāfi‘ien 50. D’après al-Ṣafadī, il en existait une recension complète de 30 ǧuz’-s (dite al-kabīr) et une autre, abrégée (al-ṣaġīr), de 18 ǧuz’-s 51. Seul le Muḫtaṣar de Muzanī y fait une référence explicite dans certains chapitres, par la formule imlā’an ‘alā kitāb... ; le plus souvent suit le titre d’un ouvrage malikite 52. Il se peut que ces Amālī aient constitué le commentaire oral que Šāfi‘ī donna de la doctrine de son maître médinois. Muzanī s’en servit pour la rédaction de son Muḫtaṣar 53. Arrêtons-nous un instant sur le sens à donner au mot kitāb qui est encore, à l’époque, polysémique. Dans le Coran, il revêt seulement le sens de prescription, d’injonction 54, qu’atteste l’œuvre de Šāfi‘ī 55. Mais il désigne aussi un écrit dans sa signification la plus large, et notamment une missive, ou encore les notes dont se servait un savant pour ses leçons dans une mosquée 56. C’est certainement en ce sens qu’il faut compren-
46. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 91, p. 127 ; ABŪ NU‘AYM, Ḥilyat al-awliyā’, op. cit., IX, p. 148. Une variante de cette anecdote se lit chez IBN AL-NADĪM, Kitāb al-Fihrist (éd. citée, p. 266, l. 1-2) avec le vers célèbre de Šāfi‘ī exaltant l’humilité (cf. chapitre précédent). Sur d’autres sources mentionnant l’autorisation donnée par Šāfi‘ī de transmettre ses livres, cf. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 98, n. 6 de l’éditeur. 47. SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 98. La version actuelle du Kitāb al-Umm contient un chapitre intitulé Kitāb al-sabq wa l-niḍāl (Umm, IV, p. 229-238). 48. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 161. 49. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 108. 50. SUBKĪ, op. cit., III, p. 301. 51. AL-ṢAFADĪ, al-Wāfī, op. cit., II, p. 176. 52. Imlā’an min kitāb Ašhab (Umm, IX, p. 281) ; kitāb al-imlā’ ‘alā masā’il Mālik (p. 182) ; min al-imlā’ ‘alā masā’il Ibn al-Qāsim (p. 313). On trouve aussi mentionné le nom d’al-Wāqidī (p. 229). 53. On lit par ex. : qāla l-Muzanī : “wa l-qiyās ‘indī ‘alā mā qāla-hu fī kitāb al-imlā’” (op. cit., p. 183) ; wa mā daḫala fī-hi min al-amālī ‘alā masā’il Mālik (p. 197). D’autres fragments de ce livre sont cités par Bayhaqī dans ses Aḥkām al-Qur’ān, compilés sur des extraits šāfi‘iens. Ses traditions figurent dans le Musnad d’al-Aṣamm (Umm, IX, p. 350-352), mais celles qui sont en rapport avec la prière rituelle. 54. J. WANSBROUGH, Quranic Studies, Oxford, 1977, p. 75. 55. C’est le cas lorsque le mot est employé à l’état indéterminé : kitābun (une prescription coranique, c. à d. un verset), qui est à mettre en parallèle avec sunnatun (une prescription prophétique) ; cf. Umm, passim, et Risāla, § 1044, § 1321, § 1369, etc. Cette convergence morphologique est le reflet d’une conviction théologique qui s’inscrit ainsi dans la langue de Šāfi‘ī. Mais le mot kitāb a aussi chez lui le sens ordinaire d’écrit (cf. Risāla, § 1001, § 1184, et une citation donnée plus loin) et Calder n’est donc pas fondé à prétendre (« Ikhtilāf and Ijmā‘ in Šāfi‘ī’s Risāla », Studia Islamica, LVIII (1983), p. 55, n. 1), que Šāfi‘ī ne connaît, dans cette épître, que le sens originel de ce mot. Même objection dans J.E. LOWRY, The Legal-Theoretical Content of the Risāla of al-Shāfi‘ī, Ph.D., Univ. of Pennsylvania, 1999, p. 274, n. 4. 56. G. SCHOELER, « Die Frage der schriftlichen oder mündlichen Überlieferung der Wissenschaften im frühen Islam », Der Islam, Bd 62-2 (1985), p. 208, n. 39, où l’on trouvera les références bibliographiques
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L’œuvre de Šāfi‘ī dre les données précédentes, qui font état de “livres” sous forme de ǧuz’-s possédés par les disciples. Nous sommes loin, au tournant du IIIe siècle, d’un livre tel que nous le connaissons, composition écrite identifiable par son titre, son contenu précis, possédant une unité organique, et circulant dans une large mesure indépendamment de la volonté de son auteur. Toutefois, la question de la paternité de tels écrits est tout à fait indépendante de celle de leur forme, et doit être envisagée séparément 57. Une lecture, même superficielle, du Kitāb al-Umm, confirme cette observation : les titres des parties sont dus à la plume des copistes ; ils sont dépourvus d’introduction, de conclusion ; ils se réduisent à une succession de chapitres dont l’ordre, somme toute quelconque, est modifiable sans inconvénient ; les répétitions sont nombreuses d’une page à l’autre. On pourrait faire d’autres remarques de ce genre. Mais, avant d’entrer dans la structure détaillée du texte, il nous faut d’abord interroger le corpus šāfi‘ien comme nous avons interrogé l’école. II. Le témoignage du corpus šāfi‘ien Ce témoignage est tout aussi formel que le précédent, et nombreux sont les passages qui prouvent que Šāfi‘ī a procédé à la mise par écrit de son enseignement. On les glane à travers tout le Kitāb al-Umm et ses autres ouvrages. Schacht s’en est servi – à partir des seuls écrits polémiques, la septième partie de l’édition actuelle du Kitāb al-Umm – pour proposer une datation relative de ceux-ci 58. Non seulement le maître disposait d’ouvrages 59, mais il a lui même écrit. En voici quelques témoignages, choisis dans les différentes parties du corpus 60 : − Umm, I, p. 161, l. 8 : « des compléments écrits figurent dans le livre sur la récitation de l’imam (maktūb fī kitāb qirā’at al-imām) » 61. − Op. cit., I, p. 285, l. 14 : « lorsque je l’ai transcrite [il s’agit d’une polémique qui l’oppose à un Irakien] en développant ce que j’avais effectivement prononcé (ḥīna katabtu-hā bi akṯara min al-lafẓ allaḏī kāna minnī...) ».
sur ce thème. Sur la question des rapports entretenus à cette époque entre l’écriture et l’oralité dans l’enseignement, voir chapitre I, § V-2. 57. Sur la réalité matérielle de ces “livres”, cf. les travaux mentionnés au chapitre I. N. ABBOTT (Studies in Arabic Papyri, op. cit., I, p. 23-24) estime qu’ils circulaient, sous le nom de kutub et de dafātir, dans le courant du IIe s. de l’hégire. Ils consistaient en feuillets assemblés de manière rudimentaire – les ǧuz’-s de nos auteurs – ou en rouleaux de papyrus (qirṭās). On cite notamment ceux de Šaybānī (ob.189/804), de Sufyān al-Ṯawrī (ob. 161/777), d’Awzā‘ī (ob. 157/773). Des “bibliothèques” impériales se constituent sous les Omeyyades. Sur cette question, voir G. ENDRESS, « Handschriftenkunde », dans W. FISCHER (éd.), Grundriß, I, op. cit., p. 274 sqq. ; M.M. A‘ẒAMĪ, Studies, op. cit., p. 200-212 ; F. DÉROCHE, R.E.I., 55-57, p. 343-379. ll n’est donc nullement exclu que Rabī‘ ait eu du papier à sa disposition. 58. Origins, op. cit., p. 330. 59. Umm, I, p. 92, l. 3 : « j’ai trouvé ce hadith, dans mon livre (kitābī) en deux endroits : [dans] l’un, il est interrompu (munqaṭi‘) ; l’autre provient d’Abū Sa‘īd, qui le tient du Prophète... ». Ce passage figure aussi dans le Musnad (Umm, IX, p. 340, l. pén.). 60. Sauf mention du contraire, c’est Šāfi‘ī qui s’exprime à la première personne dans le contexte de ces citations, ce qui rend peu plausible une falsification ultérieure. 61. On les trouve in Umm, I, p. 205-209.
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Chapitre III − Op. cit., II, p. 102, l. 9 : « et dans l’un de ses autres livres [c’est Rabī‘ qui s’exprime] il y a : “à moins que le hadith du Prophète ne soit bien établi” ». − Op. cit., III, p. 62, l. 3 : « tout ceci est écrit dans le traité des aumônes légales (maktūb fī kitāb al-ṣadaqāt) » 62. − Op. cit., III, p. 95, l. 1-3 : « les traditions que j’ai écrites, après avoir noté des citations du Coran, de la Sunna, du consensus (wa mā katabtu min al-āṭār, ba‘da mā katabtu min al-Qur’ān wa l-sunna wa l-iǧmā‘) [...] car, dans ce que nous avons écrit (fī-mā katabnā), il y a matière à ouvrir nos cœurs ». − Op. cit., IV, p. 222, l. 19 : « ceci est écrit dans le livre du vol de grand chemin (hāḏa maktūb fī kitāb qaṭ‘ al-ṭarīq) » 63. − Op. cit., V, p. 90, l. 1 : « quant aux obstructions qui empêchent de se rendre au lieu du pèlerinage, cela est écrit dans le livre du pèlerinage (maktūb fī kitāb al-ḥaǧǧ) » 64. − Op. cit., V, p. 133, l. 7 : « nous avons omis la casuistique, parce qu’elle figure dans le livre sur l’anathème conjugal (li-anna furū‘a-hu fī kitāb al-li‘ān) ». − Op. cit., VI, p. 252, l. 25-26 : « si quelqu’un emprunte une esclave et cohabite avec elle (waṭi’a-hā) [...] Cette question figure au livre des peines légales (fī kitāb al-ḥudūd), elle concerne la suspension de la peine en raison de présomptions (mas’alat dar’ al-ḥudūd bi-l-šubuhāt). Qu’on se reporte à la réponse qui s’y trouve (ḫudū l-ǧawāb min hunālika) avec l’argument » 65. – Op. cit., VII, p. 39, l. 16 : « nous avons écrit cela à propos du serment avec témoin et dans le livre du procès et des preuves (wa katabnā hāḏā fī l-yamīn ma‘a l-šāhid wa kitāb al-da‘wā wa l-bayyināt) » 66. − Risāla, § 573 : « j’ai écrit, dans l’un de mes livres antérieurs à celui-ci... (katabtu fī kitābī qabla hāḏā) ». − Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm IX), p. 533, l. 24-26 : « je ne sais pas si ‘Abd al-Wahhāb a inséré [ce transmetteur] entre les deux, car il ne figure pas dans mon livre [actuel] (zāla min kitābī). Le texte originel, qui date du jour où j’avais écrit ce livre, n’est plus en ma possession (al-aṣl yawma katabtu hāḏā l-kitāb ġā’ib ‘annī) » 67. − Muḫtaṣar de Muzanī (Umm, IX), p. 22, l. 20 : « je [c’est-à-dire Muzanī] dis, quant à moi, que j’ai vu (ra’aytu) dans l’une de leur versions, que [Šāfi‘ī] a dit... ». D’autre part, Šāfi‘ī a lu ou dicté ses ouvrages :
62. Il s’agit de la zakāt perçue sur les fruits, cf. Umm, II, p. 30-31. 63. Šāfi‘ī fait ici référence à Umm, VI, p. 152, l. 1-3. 64. La question se trouve exposée dans Umm, I, p. 168-163. 65. En effet, Šāfi‘ī y explique (Umm, VI, p. 155, l. 24), qu’il faut alors dédommager le propriétaire de l’esclave, diminuée de sa valeur marchande. 66. Une section du Kitāb al-Umm porte ce titre (VI, p. 226 sqq.), mais Šāfi‘ī renvoie en fait au chapitre intitulé bāb da‘wā l-walad (Umm, VI, p. 247 sqq.), qui contient le ḫabar de ‘Umar dont il est question plus haut (Umm, VII, p. 38, l. 24). 67. Comparer à la version du Musnad (Umm, IX, p. 390, l. 4-5) : lā adrī a-daḫḫala-hu ‘Abd al-Wahhāb bayna-humā fa-turika min kitābī ḥayṯu ḥawwaltu-hu wa huwa fī l-aṣl awwalan wa l-aṣl yawma katabtu hāḏā l-kitāb ġā’ib ‘annī. Le Musnad ayant été composé par un disciple de deuxième génération (cf. infra, § V), on mesure ici sa préoccupation de transmettre la lettre de l’enseignement šāfi‘īen. Sur la signification du terme aṣl (« original ») à cette époque, cf. M.M. A‘ẒAMĪ, Studies, op. cit., p. 29.
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L’œuvre de Šāfi‘ī – Umm, IV, p. 118, l. 26 : « Rabī‘ dit ceci : “Šāfi‘ī nous a dicté l’information suivante (ḥaddaṯa-nā imlā’an) : ‘le légataire a le droit de modifier son testament comme il l’entend en ce qui concerne l’affranchissement testamentaire (al-tadbīr)...’ ” ». − Op. cit., VI, p. 18, 1. 9 : « Šāfi‘ī nous dicta ceci (imlā’an) : “répondre à l’invitation d’un festin est un devoir...” ». − Op. cit., VI, p. 191 à 197 : diverses formules d’affranchissement dictées par Šāfi‘ī. − Muḫtaṣar de Muzanī (Umm, IX) p. 26, l. 26 : « [Šāfi‘ī] dicta (qāla imlā’an) : “Il y a, à ce sujet, deux opinions...” ». − Op. cit., p. 287, l. 2 : « Šāfi‘ī a dit, dans ce qu’il a rédigé de sa main (fī-mā waḍa‘a-hu bi-ḫaṭṭi-hi)... ». − Kitāb al-sunan, II, p. 285 : « j’ai entendu Muzanī dire : “Šāfi‘ī nous a dicté (amlā ‘alaynā al-Šāfi‘ī) ceci : ‛Si quelqu’un vend sa servante...’ ” » 68. Ces formules, loin d’être occasionnelles, jalonnent toute l’œuvre de Šāfi‘ī. Nous en avons donné un échantillonnage qui suffit à donner une idée de leur abondance. Il existe, on le voit, de nombreux renvois d’une partie à une autre. Il serait possible d’établir, par ce moyen, une chronologie relative des textes de Šāfi‘ī susceptible de compléter la datation proposée par Schacht. Le lecteur en retire la conviction, à moins de supposer une falsification généralisée, que Šāfi‘ī a mis par écrit tout ou partie de son enseignement, avant de l’exposer devant public. Nous sommes alors amené à nous poser les questions suivantes : quelle était sa forme originelle, et de quelle manière fut-il transmis ? Il n’y a pas lieu, selon nous, de révoquer en doute le témoignage de l’école, puisqu’il concorde remarquablement avec la lettre du texte de Šāfi‘ī : ses disciples ont sans nul doute reçu oralement, puis recopié, avec son accord, les notes qu’il commentait devant eux ; celles-ci sont à l’origine des livres que nous connaissons sous son nom. Il reste toutefois à répondre à notre seconde – et plus épineuse – interrogation : quelle fut leur degré de fidélité à la pensée originelle du maître ? La réponse fait l’objet des paragraphes suivants, qui se limiteront à l’examen du Kitāb al-Umm. Les conclusions pourront sans peine être étendues au reste du corpus. Sans préjuger de celles-ci et avant même d’effectuer des investigations plus approfondies, il apparaît d’ores et déjà que Šāfi‘ī représente une remarquable exception à l’intérieur de la littérature juridico-religieuse primitive de l’islam. De ce seul point de vue, il n’est plus permis d’assimiler Šāfi‘ī à des figures telle que Mālik, Abū Ḥanīfa, ou Ibn Ḥanbal, et ce fait singulier n’a pas jusqu’à présent, à notre avis, retenu toute l’attention qu’il mérite. III. Le Kitāb al-Umm : regard sur la structure du texte Nous étudions à présent ce monument de fiqh qui porte le nom de Kitāb al-Umm. Le sens de ce titre fait difficulté. Wüstenfeld, le jugeant incompréhensible, proposait
68. Dans l’incipit de cet ouvrage (ḥaddaṯanā al-Šāfi‘ī..., p. 14) quelques manuscrits ont la précision suivante : imlā’an min-hu ‘alay-nā ; c’est donc que Šāfi‘ī a dicté l’ouvrage tout entier.
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Chapitre III de lire Kitāb al-Amm 69. Kern, s’appuyant sur Ibn Ḥaǧar, maintient la vocalisation traditionnelle 70. Calder retient lui aussi Umm... en lui donnant la signification d’Amm (c’est-à-dire « bonne direction », nom verbal de la même racine que celle du mot imām) 71. Un fait permet selon nous de trancher cette question : le corpus šāfi‘ien n’est attesté, dans les ṭabaqāt de l’école, sous aucun titre précis avant Bayhaqī : on le rencontre sous des dénominations vagues telles que : al-Mabsūṭ, masā’il al-Rabī‘, Kitāb al-Šāfi‘ī 72... Il est donc permis d’en garder le sens littéral : l’ouvrage est le « livre de la mère », c’est-à-dire à l’origine des enseignements de l’école, le “livre-mère”, un textesource pour les traités postérieurs. Nous donnerons plus loin des arguments historiques qui vont en ce sens. Remarquons déjà que l’expression est employée dans les autres écoles, notamment les rites hanéfite et malikite, où les premiers écrits portent le nom d’ummahāt al-kutub 73. Le Kitāb al-Umm 74 a toutes les apparences d’un traité classique de fiqh : l’ensemble des questions de cette discipline s’y trouvent exposées dans le détail, qu’il s’agisse du rituel (al-‘ibādāt) ou de son autre branche (al-mu‘āmalāt) assimilable, en première analyse, à un droit positif. Il n’en existe pas, à ce jour, d’édition critique satisfaisante 75.
69. Der imâm el-Schâfi’í, op. cit., p. 45, n. 1 [655]. 70. « Zwei Urkunden vom Imām al-Šāfi‘ī », M.S.O.S. As., Bd VII, 1904, p. 53, n. 3. 71. Studies in Early Islamic Jurisprudence, op. cit., p. 83. 72. Cf. infra, § V. 73. Cf. E. FAGNAN, Addition aux dictionnaires arabes, rééd. Librairie du Liban, Beyrouth, s.d., au pluriel ummahāt. Umm au sens de “source” est déjà un glissement sémantique dans le Coran (T. SABBAGH, La métaphore dans le Coran, Paris, Maisonneuve, 1943, p. 195). 74. Les sources historiques de l’école s’accordent à reconnaître que Rabī‘ b. Sulaymān al-Murādī (ob. 270/884) joua un rôle clé dans la transmission de l’enseignement šāfi‘ien, et plus encore dans la compilation des différents livres qui composent l’œuvre du maître. Ne pas confondre son nom avec son homonyme et contemporain, comme lui disciple égyptien de Šāfi‘ī, al-Rabī‘ b. Sulaymān [al-Ǧīzī] (ob. 256/870). 75. L’édition courante (quatre volumes, Dār al-ma‘rifa, Beyrouth, s. d.) n’est qu’une réimpression de celle que réalisa Muḥammad Zuhrī al-Naǧǧār au Caire en 1961 (cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 487), laquelle n’est pas substantiellement différente du texte mis au point en 1325/1907 par Aḥmad Ḥusaynī (édition dite de Būlāq). Nous désignerons les huit livres de l’édition courante, à laquelle nous renvoyons dans notre travail, par des chiffres romains (quant à la tomaison, qui ne coïncide pas avec la division en livres, nous la faisons précéder conventionnellement de la lettre t ; ainsi les livres I (kitāb al-ṭahāra) et II (kitāb al-ḥaǧǧ) constituent le tome I). Naǧǧār lui a adjoint un cinquième tome (ici Umm, IX) qui contient le Muḫtaṣar de Muzanī, le Musnad d’al-Aṣamm, et le traité Iḫtilāf al-ḥadīṯ de Šāfi‘ī ; il a supprimé la Risāla, qui avait été placée en guise d’introduction au Kitāb al-Umm dans l’édition de Būlāq, celle qu’utilisait J. Schacht. D’autres éditions existent actuellement, mais elles ne font que reproduire le texte de Naǧǧār (par ex. : Dār al-kutub al-‘ilmīya, Beyrouth, 1993 ; Dār al-fikr, Beyrouth, 1990). En fait, le travail accompli par M. Naǧǧār ne marquait guère de progrès sur celui d’A. Ḥusaynī. Il déclare en note (Umm, I, p. 7) avoir comparé le texte de Bulqīnī, c’est-à-dire de l’édition de Būlāq, avec d’autres manuscrits existant au Caire, qu’il qualifie – sans autre précision – de « versions de Rabī‘ » (loc. cit., et passim, notamment Umm, I, p. 57 ; cf. aussi MKU, I, introduction, p. 120-121). Il a, en outre, ajouté à certains chapitres de substantiels extraits tirés d’autres parties du corpus šāfi‘ien, lorsqu’ils sont en rapport avec le sujet. Néanmoins, le texte de base reste identique à celui d’Aḥmad Ḥusaynī. Un index du Kitāb al-Umm a été réalisé par Yūsuf al-Mar‘ašlī, sur l’édition Naǧǧār (Dār al-ma’rifa, Beyrouth, 1988). — Il est vrai qu’une édition récente, due au šayḫ Aḥmad Ḥassūn intitulée Mawsū‘at kitāb al-Umm (Dār Quṭayba, Damas, 1996 ; titre ci-après abrégé en MKU, suivi, là encore, du numéro du tome en chiffres romains), s’annonce meilleure. A. Ḥassūn affirme avoir consulté un plus grand nombre de manuscrits (MKU, I, introduction p. 116 sqq.) à Dublin, Damas, Berlin et au Caire. Mais on se demande alors pourquoi le texte est quasi identique à celui de la précédente édition, à moins, ce
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L’œuvre de Šāfi‘ī À l’évidence, l’ampleur de la tâche à accomplir a découragé les meilleures volontés... C’est qu’en effet le texte s’étend, dans l’édition de Muḥammad Zuhrī al-Naǧǧār, sur près de 1 700 pages, de trente lignes chacune, en petits caractères. Néanmoins, ces inconvénients n’empêchent pas de tirer d’une lecture, fût-elle superficielle, du texte en question, des conclusions générales sur la composition et l’aspect formel de l’œuvre. 1. Observations générales sur la composition du texte À lire simplement la table des matières, l’on ne tarde pas à découvrir que l’architecture du traité, apparemment bien organisé, souffre de nombreux défauts. On constate tout d’abord la répétition d’un certain nombre de chapitres, voire de livres entiers. Tel est le cas du Kitāb al-ḥaǧǧ, qui existe sous trois versions différentes : Kitāb al-ḥaǧǧ, Muḫtaṣar kitāb al-ḥaǧǧ al-mutawwasiṭ, Muḫtaṣar kitāb al-ḥaǧǧ al-ṣaġīr 76 ; de même, il existe un « grand » et un « petit » livre du nantissement (al-rahn) 77, deux sections sur les objets trouvés (al-luqaṭa) 78, deux autres sur la dot matrimoniale (al-ṣadāq) 79. Le titre du même chapitre peut se trouver dans des livres différents, ou à plusieurs endroits d’un livre, comme pour l’anathème réciproque des époux (al-li‘ān) 80, le témoignage avec serment (al-yamīn ma‘a l-šāhid) 81, etc. Une section, dite « du tirage au sort » (Kitāb al-qur‘a) 82 ne répond à son titre que dans sa première page : il s’agit pour le reste... du statut légal de l’esclave et de toutes les questions qui s’y rapportent : acquisition, affranchissement, etc. Plus grave, certains thèmes se présentent incomplets :
qui paraît peu probable, que ces manuscrits ne soient que des copies de la version réalisée par Bulqīnī. Quant à l’apparat critique, il ne propose qu’un nombre négligeable de variantes. Sezgin déclare (GAS, I, p. 487) qu’il a identifié d’autres manuscrits, plus anciens semble-t-il, et non mis a profit par A. Ḥassūn. Enfin, les index réalisés par ce dernier sont insuffisants et peu pratiques. Le texte est toutefois entièrement vocalisé et l’annotation identifie toutes les traditions contenues dans l’ouvrage. En résumé, une édition critique du Kitāb al-Umm fait défaut à ce jour. — Signalons enfin qu’aucune de ces publications n’indique les chaînes de transmission de l’ouvrage (asānīd al-maḫṭūṭāt) ou ses certificats d’audition (samā‘āt). M. Naǧǧār propose d’identifier le pronom -nā, dans la formule aḥbara-nā al-Rabī‘, qui ouvre plusieurs grandes divisions du Kitāb al-Umm, dès le premier livre (Kitāb al-ṭahāra), comme désignant Abū ‘Alī Ḥasan b. Ḥabīb b. ‘Abd al-Mālik (ob. 338/949, cf. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., III, p. 255), qui est aussi l’un des transmetteurs de la Risāla (Umm, I, p. 4 ; Risāla, éd. A. Muḥammad Šakīr, p. 7, n. 1) ; il n’est pas impossible, en effet, étant donné la date de décès de ce personnage, qu’il ait fréquenté Rabī‘ durant sa jeunesse. En outre une mention de ce transmetteur figure dans le texte (mais une seule fois, Umm, V, p.106, l. 11), ce qui peut donner raison au chercheur. A. Ḥassūn propose en revanche le nom d’al-Aṣamm, mais sans explication (MKU, I, Kitāb al-ṭahāra, p. 2, n. 1). 76. Ils se succèdent, dans cet ordre, au t. II, p. 109-221. 77. Kitāb al-rahn al-kabīr (in Umm III, p. 138-186) ; kitāb al-rahn al-ṣaġīr (in Umm III, p. 186-190). Ce dernier commence, comme l’autre, par étudier la licéité de cette transaction. 78. IV, p. 65-66 (kitāb al-luqaṭa al-ṣaġīra) ; puis, p. 66-69, le kitāb al-luqaṭa al-kabīra. 79. V, p. 57-68 (kitāb al-ṣadāq) ; puis, p. 159-161, deux chapitres sur le même thème. 80. Un développement là-dessus figure in Umm V, p. 124-137 ; puis une section intitulée Kitāb al-li‘ān, p. 285-297. 81. Cette question, hautement controversée dans le Kitāb al-Umm, fait d’abord l’objet, in Umm VI, d’un chapitre inclus dans le traité sur la procédure (al-da‘wā wa l-bayyināt, p. 254-256) puis revient à plusieurs reprises, en tant que chapitre séparé, in Umm VII : p. 3-7 (bāb mā lā yuqḍā fī-hi bi-l-yamīn ma‘a l-šāhid) ; p. 7-12 (al-ḫilāf fī l-yamīn ma‘a l-šāhid) ; p. 85-86 (bāb al-yamīn ma‘a l-šāhid) ; p. 86 (même titre) ; p. 86-87 (bāb al-ḫilāf fī l-yamīn ma‘a šāhid). 82. VIII, p. 2-85.
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Chapitre III la section sur l’un des « piliers » du rituel, le jeûne, ne fait l’objet que d’un abrégé, le Kitāb al-ṣiyām al-ṣaġīr 83. À l’inverse, celles sur le mariage, le li‘ān ou le partage de la zakāt se composent en réalité de deux livres qui répètent sensiblement la même matière, mais avec de substantiels écarts de l’un à l’autre, plus exactement de nombreux compléments 84. On trouve donc parfois dans le Kitāb al-Umm deux moutures distinctes, juxtaposées ou non, d’un même écrit. Le détail de la composition montre lui aussi des défauts comparables : on rencontre fréquemment des répétitions ; certains chapitres reprennent, sous une forme résumée, le contenu de sections antérieures ; d’autres sont un pot-pourri de questions déjà traitées 85. Le livre sur les donations (Kitāb al-hiba) 86 est une lacune du Kitāb al-Umm comblée par un auteur tardif, Bulqīnī, à l’aide d’un autre écrit de Šāfi‘ī, étranger, à proprement parler, à notre ouvrage, Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī. Il existe aussi des chapitres hors sujet. Le même Bulqīnī a quelquefois reproduit un chapitre à deux endroits différents 87. Ces faits, qui font songer à une compilation, justifient l’appellation de corpus que nous avons donnée à l’œuvre et s’accordent avec les données de l’école rapportées plus haut. Une lecture plus attentive du texte révèle à son tour de surprenantes carences. Pour nous en tenir au rituel, il ne figure aucun chapitre séparé – ce qu’on attendrait d’un manuel détaillé – sur des questions aussi importantes que le qunūt, le suǧūd al-saḥw, le suǧūd al-tilāwa, le mode d’accomplissement du ḥaǧǧ par le Prophète, c’est-à-dire la question fort épineuse de savoir si la ‘umra en fut dissociée (ifrād) ou non (qirān). L’opinion de notre auteur sur ce sujet figure à une place inattendue 88 du Kitāb alUmm, comme pour bien d’autres masā’il. Si ces matières font l’objet d’explications dans notre texte, elles n’y reçoivent pas le traitement global qu’elles méritent. Le fait doit d’autant plus attirer notre attention qu’il s’agit précisément de sujets âprement controversés entre les légistes de cette époque. Il serait vain de vouloir chercher dans le Kitāb al-Umm, stricto sensu, la position de Šāfi‘ī dans ces débats : elle figure explicitement, en revanche, dans les autres parties de son œuvre, tels les livres polémiques, ou les ouvrages de ses disciples plus ou moins immédiats écrits d’après sa doctrine, comme le Musnad d’al-Aṣamm ou le Muḫtaṣar de Muzanī. Sur le problème du pèlerinage prophétique par exemple, Šāfi‘ī exprime avec netteté son point de vue dans l’Iḫtilāf ‘Alī wa ‘Abdallāh b. Mas‘ūd 89. Sa doctrine sur un point du rituel de la ṣalāt, la question du moment du qunūt, ne figure que dans le Muḫtaṣar de Muzanī (p. 15, l. 18 sqq) ou l’Iḫtilāf al-Ḥadīṯ (Umm, IX, p. 542 ; p. 172-173 de l’éd. ‘Abd al-‘Azīz).
83. II, p. 94-105. 84. Pour le mariage : version 1, V, p. 3-139 ; version 2, p. 140-285 ; pour le li‘ān : V, version 1, p. 133-141 ; version 2, p. 285-299 ; pour le qasm al-ṣadaqāt, version 1, II, p. 71-82 ; version 2, p. 82-93. 85. II, p. 239 : bāb fī-hi masā’il mimmā sabaqa ; III, p. 86-87 : fī umūr mutafarriqa fī l-abwāb wa l-kutub tata‘allaqu bi-l-bay‘. 86. IV, p. 61-63. 87. III, p. 129 ; IV, p. 59, VII, p. 67. 88. II, p. 126 (bāb al-ḥaǧǧ bi-ġayr niyya). 89. VII, p. 190. Le dernier chapitre du livre Iḫtilāf al-ḥadīṯ (bāb al-muḫtalafāt allatī ‘alay-hā dalāla, Umm, IX, p. 567-568), donne lui aussi, sans que son titre l’indique, des éclaircissements sur ce sujet.
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L’œuvre de Šāfi‘ī Celle de la ‘aqīqa du jeune enfant a dû être complétée par Bulqīnī 90. Les exemples de ce genre abondent. Tout se passe comme si le texte actuel s’avérait sinon incomplet, du moins mal organisé, et suggérait qu’il est assez ancien. Une indication chronologique contenue dans le texte, et dont nous allons bientôt parler, corrobore cette première impression. Les éditeurs du Kitāb al-Umm, nous l’avons dit plus haut, ont pris pour version de référence le texte de Bulqīnī. Aussi ont-ils indiqué dans leur annotation les modifications que celui-ci a opérées sur les manuscrits en sa possession. On constate aussitôt qu’elles portent principalement sur le plan du traité et qu’elles sont immédiatement repérables, puisqu’elles sont signalées comme telles par le compilateur. Bulqīnī modifie certains titres 91, en insère de nouveaux 92, voire en substitue d’autres 93 ; ce dernier cas est accompagné de la mention wa laysa fī l-tarāǧim (« et ceci ne se trouve pas dans les rubriques »). Il lui arrive souvent d’insérer un chapitre nouveau en rapport avec le sujet 94, ou de réarranger la matière du Kitāb al-Umm 95. Il précise parfois, mais ce n’est pas, hélas, une règle générale, l’origine des additions qu’il a effectuées : ce sont des extraits tirés d’autres parties du présent corpus. Un fait notable est qu’il avait l’intention – et cela vaut d’être souligné parce qu’il est le seul auteur, à notre connaissance, qui conçut un tel projet – d’écrire un commentaire du Kitāb al-Umm : il fournit en effet, dans le tome I, une annotation relative au fiqh et au ḥadīṯ. Abondante et précise, elle atteste sa profonde connaissance des écrits šāfi‘iens : il indique la position ancienne (al-maḏhab al-qadīm) du fondateur de l’école sur tel point de détail, “corrige” ou complète à l’occasion une glose de Rabī‘, assortit une tradition, citée par le texte, de son expertise par les traditionnistes... Il est à regretter qu’elle n’aille pas au-delà du kitāb al-ṣalāt. Nous repérons ainsi, à ce stade de l’analyse, une première strate d’additions ; mais nous constatons aussi qu’elle est superficielle, qu’elle ne touche pas à proprement parler au texte, et qu’elle en est tout à fait distincte. Il en résulte un original tout au plus réarrangé, complété et glosé par lui-même, non une refonte. Aucune interpolation n’est perceptible dans le travail de Bulqīnī sur le tome I, à l’exception de deux chapitres du Kitāb al-ṣalāt. L’un, intitulé bāb suǧūd al-sahw wa laysa fī l-tarāǧim, se compose de citations empruntées à Muzanī, Māwārdī, Ġazzālī et Tirmiḏī 96. En d’autres endroits de la même section, le texte n’est plus qu’un commentaire, puisque Šāfi‘ī y est désigné à la troisième personne 97. D’autres développements ne sont peut-être pas du maître, puisqu’il y manque la formule introductive qāla l-Šāfi‘ī 98. L’autre chapitre de ce genre,
90. Umm, II, p. 226, n. 3. 91. II, p. 241 ; III, p. 14, 109, 215. 92. III, p. 98. 93. III, p. 69. 94. III, p. 218 ; IV, p. 37, p. 58, p. 135. 95. I, p. 179, p. 256 ; II, p. 54, 244 ; VII, p. 82. 96. I, p. 128-133. 97. P. 128, l. 9 : wa karrara ḏālika fi abwāb al-ṣalat ; l. 16 : wa min-hā ma ḏakara-hu fī l-qiyām min aliṯnatayn... 98. Il est plus commode de se reporter sur ce point à l’édition d’A. Ḥassūn, elle divise le Kitāb al-Umm en paragraphes numérotés (M.K.U., II, p. 219-224).
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Chapitre III comportant, comme le précédent, la précision laysa fī l-tarāǧim wa fī-hi nuṣūṣ, est le bāb al-masbūq 99. On constate là encore qu’il n’est pas de la plume de Šāfi‘ī, puisque ce dernier y est mentionné à la troisième personne, et que le texte n’est fait que de références à ses écrits (Iḫtilāf al-‘Irāqiyyīn), à des œuvres tardives (le Ǧam‘ al-Ǧawāmi‘, la Ta‘līqa d’Abū Ṭayyīb, le Šāmil d’Ibn Ṣabbāġ) ainsi qu’à des riwāya-s autres que celle de Rabī‘, et à Ġazzālī. Mais, il importe de le souligner, ce sont là les seules interpolations qui puissent être trouvées dans tout le Kitāb al-Umm. Le public est d’emblée informé par le compilateur qu’il lit quelques pages ajoutées à la version originelle, et nous pensons que Bulqīnī, compte tenu de son rôle dans l’histoire de l’ouvrage, est l’auteur de ce chapitre supplémentaire. Nous pouvons ranger dans ce type d’additions, purement externes – mais introduites probablement par l’édition de Būlāq – d’autres pages totalement étrangères au corpus juris en question : le testament de Šāfi‘ī 100 et le texte d’une donation, datée de ṣafar 203/août 818, consentie par lui à ses proches 101, deux documents historiques sur lesquels Kern avait déjà attiré l’attention 102. Les remarques faites jusqu’ici nous conduisent donc au résultat suivant : à l’idée d’un texte constitué de strates ajoutées successivement, il faut substituer celle d’un original qui n’aurait pas été modifié pour l’essentiel. L’effort tenté pour compléter ses lacunes apparaît comme la marque d’un seul disciple tardif. La méthode employée est tellement empirique que certains chapitres se réduisent à un titre, et que nombreux sont les hadiths qui, privés de leur texte, en sont réduits à leurs isnād-s 103. Autre preuve que Bulqīnī et ses prédécesseurs n’ont fait que des retouches superficielles, des membres de phrases tronquées se lisent çà et là, et les obscurités, les lacunes du texte sont si fréquentes – on en rencontre presque à chaque page – que l’éditeur a jugé bon de proposer une correction ou une interprétation de ce qu’il considère comme la “corruption” de plus d’un passage. Nous pensons qu’il s’agit en réalité d’autre chose que d’une altération. Si nous ajoutons à toutes les constatations faites plus haut que le texte n’est pas dépouvu non plus de contradictions 104, nous disposons d’une convergence d’indices qui nous permet déjà de soupçonner, au terme de cette brève analyse, que le Kitāb al-Umm comporte une part notable d’authenticité et qu’il remonte selon toute vraisemblance, sinon à son auteur présumé, du moins à une période primitive. Une lecture suivie du Kitāb al-Umm confirme ce premier résultat : on en retire l’impression subjective qu’il est issu d’un original correspondant à plusieurs stades de l’enseignement du maître, non de l’école ; que des supports livresques de diverses origines en sont à la base ; que maint passage atteste de sa continuité ; que les retouches sur le texte ne sont pas le fait de plusieurs disciples ; que des preuves existent de ce que le traité correspond à des leçons professées oralement sur la base de ces écrits ; que rien ne permet d’affirmer en revanche – sans que l’hypothèse soit à exclure –, qu’il contient des textes de sa première doctrine. Quant à dater l’ouvrage, signalons que, dans un cas
99. I, p. 177-179. 100. IV, p. 122-123. 101. VI, p. 182-183. 102. « Zwei Urkunden... » art. cité, p. 53-67. Il contient l’édition critique et la traduction de ces textes. 103. Ex. : Umm, I, p. 50, l. 1 ; II, p. 187, l. 5 ; p. 249, l. 10, etc. 104. Cf. infra, § III-2-c.
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L’œuvre de Šāfi‘ī au moins, ces conclusions sont objectivement vérifiables : le Kitāb al-ḥaǧǧ – mais lui seul, hormis la donation dont il vient d’être question – porte expressément une indication chronologique, ainsi qu’un détail important dont nous parlerons bientôt. Il est en effet introduit par la phrase suivante 105 : Rabī‘ b. Sulaymān al-Murādī, en Égypte, en l’an 207, nous transmis oralement (aḫbara-nā qāla) ceci : Muḥammad b. Idrīs al-Šāfi‘ī nous a transmis oralement...
Cette rare information indique que peu après la mort de Šāfi‘ī, survenue en 204/819, selon l’estimation la plus probable, ses disciples commençaient à donner lecture de ses ouvrages. 2. Classification des textes du Kitāb al-Umm Il n’est point besoin d’approfondir la casuistique exposée par le Kitāb al-Umm pour tenter de classer les textes qui le composent. Cette étape est susceptible de compléter les conclusions auxquelles nous sommes parvenu jusqu’ici. Nous gardons à l’esprit la question que nous nous posions plus haut : déterminer l’impact que les disciples ont pu exercer sur la rédaction du maître. Une première classification semble s’imposer naturellement : on repère en effet un certain nombre d’interpolations dues à deux disciples directs de Šāfi‘ī : Rabī‘, déjà nommé, et Buwayṭī. Si elles n’ont guère d’importance quantitative – elles représentent moins de 5% du texte environ – leur signification n’est toutefois pas négligeable. Nous les écartons momentanément de notre analyse pour nous intéresser exclusivement au Kitāb al-Umm, entendu stricto sensu. La seule méthode qu’il nous reste est qualitative : elle consiste à repérer toute discontinuité à l’intérieur du texte ainsi défini, tant sur le plan de la forme que sur celui du fond. C’est pourquoi nous nous proposons de confronter un critère formel et un critère rhétorique. a. Critère formel La quasi-totalité de l’ouvrage se présente comme étant rapportée par Rabī‘. Les propos de Šāfi‘ī sont introduits par deux formules : qāla l-Šāfi‘ī ou aḫbara-nā l-Šāfi‘ī qāla, autrement dit, avec ou sans la mention aḫbara-nā. À son tour, celle-ci introduit deux types de textes : – soit le début d’un chapitre ou d’un livre tout entier ; suit alors l’opinion de Šāfi‘ī, non le propos d’un tiers, à moins qu’il ne s’agisse d’une riwāya bi l-ma‘nā, c’est-à-dire non restituée littéralement (ruwiya ‘an, qīla, etc.) ; – soit la citation d’un hadith, prophétique ou non. Ces deux formules ont donc sans doute quelque rôle, et nous désignerons respectivement les textes qu’elles introduisent, à titre de convention, par « passage-qāla » et « passage-aḫbara ». Ainsi, par exemple, des trois moutures précédemment mentionnées du Kitāb al-ḥaǧǧ, seules les deux premières commencent par un passage-aḫbara, non la dernière. D’une manière plus générale, l’ensemble des livres du Kitāb al-Umm peut être divisé en deux groupes, selon qu’ils sont introduits par aḫbara-nā Šāfi‘ī ou
105. Umm, II, p. 109, l. 3.
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Chapitre III qāla l-Šāfi‘ī 106. Le phénomène n’est sans doute pas fortuit. En effet, à l’intérieur des livres-qāla, nous lisons d’intéressantes précisions : − Début du Kitāb al-waṣāyā 107: « Nous [c’est-à-dire Rabī‘] avons recopié ce livre sur l’exemplaire de Šāfi‘ī, écrit de sa propre main, mais nous ne l’avons point entendu de lui » (katabnā hāḏā l-kitāb min nusḫat al-Šāfi‘ī min ḫaṭṭi-hi bi-yadi-hi, wa lam nasma‘-hu min-hu) ; − Début du Kitāb ġasl al-mayyit 108 : « Je n’ai pas entendu Šāfi‘ī [lire] ce livre ; je ne fais que [vous] le lire, d’après ce que j’en sais » (lam asma‘ hāḏā l-kitāb mina l-Šāfi‘ī, wa innamā aqra’u-hu ‘alā ma‘rifatī) ; − Début du Kitāb iḥyā’ al-mawāt 109 : « Muḥammad b. Idrīs al-Šāfi‘ī a dit [ce qui va suivre] ; mais je ne l’ai pas entendu [lire] ce livre, je ne fais que [vous] le lire, sachant que ce sont bien ses propos à lui (lam asma‘ hāḏā l-kitāb mina l-Šāfi‘ī, wa innamā aqra’u-hu ‘alā ma‘rifatī anna-hu min kalāmi-hi min-hu) » ; − Dans un chapitre, commenté par Rabī‘, du kitāb al-buyū‘, le texte s’achève ainsi 110 : « Ce sujet se trouve exposé avec sa référence formelle (bi-naṣṣi-hi) dans le kitāb al-ikrāh. On interrogea Rabī‘ sur ce dernier. Il répondit : « Je ne le connais pas. » Il vaut la peine de citer aussi quelques passages-aḫbara : − Chapitre al-iqrār wa l-mawāhib 111 : « Rabī‘ [nous] dit : “Je doute de l’avoir entendu (ašukku min samā‘ī) à partir d’ici jusqu’à la fin de la déclaration d’aveu, mais je sais que c’est ce que Šāfi‘ī a dit”. Rabī‘ nous fit alors la lecture suivante... » ; – Chapitre iḫtilāf zakāt mā lā yumlak 112 : « Rabī‘ dit : “J’ai entendu le livre tout entier ; toutefois, à partir d’ici jusqu’à la fin, je n’ai pas fait la lecture devant lui” (sami‘tu l-kitāb kulla-hu, illā annī lam u‘āriḍ bi-hi) » 113. Ces déclarations suffisent pour nous mettre sur la voie : les passages-qāla, qu’ils introduisent des chapitres ou des livres, sont ceux qui n’ont pas été entendus par Rabī‘ de la voix de son maître. Mais il en a donné lecture, parce qu’il possédait un écrit signé de Šāfi‘ī ou qu’il pouvait l’authentifier comme remontant à Šāfi‘ī lui-même. Peuvent certainement être rangés dans cette catégorie les innombrables textes que Rabī‘ commente, et qu’il glose par la formule significative : wa li-l-Šāfi‘ī fī-hi qawl āḫar. Si Rabī‘ avait réécrit, à l’usage de ses disciples, l’enseignement qu’il avait reçu de Šāfi‘ī, ou s’il en avait composé sa propre version, il n’aurait pu reproduire de telles réserves, qui traduisent, sinon un revirement dans la doctrine du maître, du moins les fluctua-
106. Les livres introduits par qāla l-Šāfi‘ī (appelés ici « livres-qāla ») sont un peu moins nombreux – environ 40% – que les autres (= « livres-aḫbara »). 107. IV, p. 89, l. 2-10. 108. I, p. 270, l. 6-7. 109. IV, p. 41, l. 4-5. 110. III, p. 236, l. 24. 111. VI, p. 223, l. 14-15. La formule introductive se trouve p. 217. 112. II, p. 61, l. 24 ; le livre débute par un passage-aḫbara, et ceux-ci sont nombreux dans la suite du texte. 113. Traduction suggérée par un entretien avec M. Stefan Leder, que nous tenons à remercier ici. R. Dozy (Supplément aux dictionnaires arabes, t. II, p. 112, col. a) indique simplement, pour ‘āraḍa, « étudier un livre avec quelqu’un ».
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L’œuvre de Šāfi‘ī tions et les hésitations de sa pensée. Elles sont, selon nous, un indice solide qui corrobore la conclusion à laquelle nous amène cette analyse, à savoir que Rabī‘ avait sous les yeux un texte écrit. Pareille déduction vaut a fortiori pour les passages-aḫbara, qui ne comportent – sauf les exceptions qui viennent d’être citées – aucune des clauses oratoires contenues dans certains passages-qāla. En revanche, les passages ahbara-nā semblent faire référence à l’enseignement oral que Rabī‘ aurait personnellement reçu de son maître. Observons toutefois que ces expressions furent employées par les disciples de Rabī‘, qui étaient plusieurs : il n’est donc pas certain que ceux-ci introduisaient de manière uniforme les leçons qu’il rapportaient de leur maître Rabī‘. Quoi qu’il en soit, nous en venons ainsi à l’idée que Rabī‘ – mort vers 270/884 – était au courant des règles du taḥammul al-‘ilm sous une forme voisine de sa codification classique ; la date donnée plus haut pour le samā‘ du Kitāb al-ḥaǧǧ nous permet de les faire remonter au tout début du IIIe siècle de l’hégire. Les auteurs postérieurs n’ont pas manqué de relever cette caractéristique de la riwāya, à savoir que Rabī‘ n’avait pas écouté tout ce qu’il transmettait de l’imam. Nous avons cité plus haut un témoignage ancien qui, rapporté par Ibn Ābī Ḥātim, en donne même les détails circonstanciés. Bayhaqī nous apprend que parmi les livres que Rabī‘ tenait de son maître, les uns lui furent dictés – ceux qu’introduiraient les passages-qāla – les autres simplement communiqués, et il range quatre titres dans cette seconde catégorie 114. Yāqūt complète quelque peu cette liste, mais il a seulement à l’esprit les parties du Kitāb al-Umm que Šāfi‘ī n’avait point lues devant son disciple 115. Nous ne croyons pas que la classification proposée par Bayhaqī soit pertinente ; il nous semble que, vivant à une époque où le livre existe sous sa forme classique, il commet un anachronisme. Dans l’ensemble, les passages dictés sont assez courts – à une exception près, le chapitre sur « le règlement à l’amiable ». En outre, peu nombreux sont ceux que le texte reconnaît expressément comme tels. On ne voit pas du reste, étant donné l’étendue du Kitāb al-Umm, et compte tenu de la liste des livres-qāla que nous venons d’établir, comment Rabī‘ aurait pu se faire dicter une telle quantité de textes. Il est donc préférable de considérer que Rabī‘ était parvenu à réunir un vaste corpus de textes šāfi‘iens à l’intérieur duquel il a précisé ceux qu’il s’était faits dicter – les passages qāla l-Šāfi‘ī imlā’an – et les écrits qu’il lisait devant auditoire, mais qu’il était à même de certifier comme reflétant fidèlement la pensée du maître. Un autre indice ne peut que renforcer notre présomption a contrario, il figure dans le deuxième type de passage-aḫbara. Lorsqu’en effet le transmetteur, dans l’isnād du hadith, est douteux, le texte mentionne systématiquement à qui est imputable cette ambiguïté, c’est-à-dire Rabī‘ ou Šāfi‘ī : šakaktu et c’est alors Šāfi‘ī qui parle ; al-šakku min Rabī‘ dans l’autre cas. Or, cette indication n’affecte pas le matn, ni aucune autre partie du développement. Qu’en conclure, si ce n’est que la formule aḫbara l-Šāfi‘ī qāla isole ici une autre catégorie de textes, bien différente des précédents, en ce qu’ils restituent des informations données de mémoire par Šāfi‘ī ou Rabī‘ ? Autrement dit, elles furent les
114. Manāqib, op. cit., I, p. 254. Ce sont : kitāb al-waṣāyā al-kabīr, kitāb ‘Alī wa ‘Abdallāh, kitāb iḥyā’ al-mawāt, kitāb al-ṭa‘ām wa l-šarāb, kitāb ḏabā’iḥ Banī Isrā’īl, kitāb ġusl al-mayyit. 115. Mu‘ǧam al-udabā’, Maṭbū‘āt Dār al-Ma’mūn, Le Caire, s.d., XVII, p. 327.
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Chapitre III seules à avoir été apprises par cœur chez l’un ou l’autre. La clause oratoire aḫbara-nā l-Šāfi‘ī, joue donc dans le texte un rôle bien précis : garantir au disciple (et au futur lecteur...) que la transmission des propos a été littérale. Compte-tenu de ce que Šāfi‘ī composait des livres ou en disposait, la première catégorie de passages-aḫbara pourrait correspondre à des passages qui, en présence du maître, furent lus par Rabī‘, ou qu’il avait entendus lire dans la même circonstance. Il nous reste encore à tester le bien-fondé de cette hypothèse à l’aide d’un second critère. Mais nous pouvons d’ores et déjà, à ce stade de notre étude, la soumettre à une contre-épreuve. Examinons de plus près le Kitāb al-waṣāyā 116, puisqu’il s’annonce comme ayant été entièrement rédigé par Šāfi‘ī. Le texte a pour incipit un passage-qāla ; il en va de même pour tous ceux qui suivent, aucun ne comporte un passage-aḫbara de la première catégorie. Le Kitāb al-waṣāyā proprement dit s’achève à la page 122 ; viennent ensuite des textes ajoutés à ce livre, comportant en revanche la clause aḫbara-nā l-Šāfi‘ī : la donation et le legs déjà mentionnés, la question du patronage (al-walā’) – donc relative à l’esclavage – celle du dépôt confié (al-waḍī‘a), puis ce qui doit être considéré comme une autre série de leçons, des chapitres sur le butin de guerre sous ses différentes espèces (p. 138-159). Le Kitāb al-waṣāyā ne comprend que deux passages dictés, soit moins de deux pages ; il se présente comme homogène et sans digressions ; seul l’ordre des chapitres peut avoir été modifié, non celui des passages-qāla à l’intérieur d’un chapitre, au risque de briser son unité logique. Cette règle est au demeurant souvent valable pour le restant du Kitāb al-Umm. Il vaut la peine de citer maintenant les quelques gloses de Rabī‘ qui accompagnent le texte : – P. 98, l. 24-25 : « Sur cette question, le livre de Šāfi‘ī ne contient rien d’autre que cela ; une réponse reste à lui donner (baqiya fī l-mas’ala al-ǧawāb) ». – P. 104, l. 10-11 : « La réponse reste à donner ; Rabī‘ dit : “Je réponds quant à moi que…” » ; – P. 121, l. 14-15 : passage similaire : un cas envisagé par Šāfi‘ī demeure en suspens ; Rabī‘ ajoute : “Je réponds quant à moi…” » ; – P. 106, l. 25-26 : « Rabī‘ dit : “Je crains que cela ne soit une erreur du scripteur, parce qu’il n’en a pas fait la lecture devant Šāfi‘ī et ne l’a pas écouté (aḫāfu an yakūna ġalaṭan min al-kātib li-annahu lam yaqra’ ‘alā l-Šāfi‘ī, wa lam yasma‘ minhu). La réponse à cette question, selon moi, est …” ». Il apparaît, sur le plan formel tout au moins, que le texte du Kitāb al-waṣāyā est d’un seul tenant, que les insertions sont minimes, et que toutes sont de Rabī‘ – à une seule exception près. Jusqu’à la fin du livre tel que nous l’avons défini, ne se décèle aucune autre intervention d’un contemporain ou d’un šāfi‘ite postérieur. Tout confirme que, jusqu’à l’acte de donation, il s’agissait d’un seul et même livre. En outre, Rabī‘ a lui-même signalé les lacunes de l’exemplaire (nusḫa) qu’il s’était procuré, comme celles du samā‘ de son donateur. Ainsi, même dans un écrit tout entier constitué de passages-qāla, nous confirmons que Rabī‘ a respecté une déontologie didactique, celle de son époque. Cette conclusion est a fortiori valable pour les passages-aḫbara, puis-
116. Umm, IV, p. 89 sqq.
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L’œuvre de Šāfi‘ī que le texte comporte, au moins pour quelques-uns, la preuve qu’ils ont été écrits par Šāfi‘ī. Nous avons aussi la certitude que le Kitāb al-waṣāyā nous est parvenu dans sa forme originelle. Nous possédons par ailleurs une information historique qui recoupe les conclusions de cette analyse formelle : Ibn ‘Abd al-Barr tient, de Rabī‘ b. Sulaymān al-Ǧīzī, que Muḥammad b. ‘Abdallāh b. ‘Abd al-Ḥakam était le seul à posséder le Kitāb al-waṣāyā 117 ; c’est donc lui qui peut avoir été le donateur en question. De son côté, al-Aṣamm range lui aussi cet ouvrage parmi ceux que Rabī‘ n’a pas reçu oralement de son maître 118. Il nous reste à présent, pour compléter notre analyse, à préciser le sens que le verbe aḫbara revêtait dans le taḥammul al-‘ilm de l’époque. Un nombre suffisant de travaux orientalistes, pour la période classique, ont été consacrés aux règles observées dans la transmission du savoir 119 ; il nous suffira donc d’en rappeler ici, sans nous y étendre, les critères fondamentaux : la présence ou l’absence du maître, son autorisation ou sa défense de transmettre ce qui constituait invariablement le texte d’un enseignement oral. Mais que valent ces distinctions au tournant du IIIe siècle, c’est-à-dire à la date où les disciples de Šāfi‘ī consignent par écrit la doctrine de leur maître ? Nous sommes en mesure d’apporter une réponse vraisemblable à cette question. Observons tout d’abord que Šāfi‘ī, sans être uniquement un traditionniste, transmet des traditions à des disciples également versés dans le Hadith ou dans d’autres disciplines. Non seulement le texte contient la terminologie du ‘ilm al-riǧāl contemporain, chaque ḫabar du Kitāb alUmm contient en outre les principales formules de la transmission : aḫbara-nā, qui est la forme la plus fréquente en tête d’isnād, mais aussi sami‘tu, balaġa-nā ḥaddaṯa-nā, etc. D’autre part, les travaux les plus récents nous donnent une idée de la naissance du taḥammul al-‘ilm et de l’introduction progressive de l’écriture dans un enseignement axé sur l’oralité. On sent bien, dans le flottement de la terminologie, le manque d’uniformité d’un code visant à un contrôle accru de l’information. Qatāda de Baṣra (ob. 118/736) néglige encore l’isnād, mais distingue ḥaddaṯa-nā, qui implique pour lui la rencontre, de qāla, terme moins précis 120. Yaḥyā b. Abī Kaṯīr (ob. 129/746) introduisit à Médine la transmission écrite du Hadith ; ses compatriotes adoptèrent le procédé, qui rencontra de vives résistances 121. Le Mecquois Ibn Abī Naǧīḥ (ob. 130/747) transmettait de manière exclusivement littérale (al-riwāya bi-l-lafẓ) 122 ce qu’il connaissait. Le Basrien Sulaymān al-Taymī (ob. 143/760) exigeait l’autorisation accordée par un maître pour la mise en circulation de ses notes 123. Le traditionniste ‘Abdallāh b. ‘Awn (ob. 151/768) imposa des conditions strictes à l’audition du Hadith, afin de faire un départ rigoureux, dans la transmission, entre ce dernier et le ra’y. Il avait la plus grande
117. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 114 ; cf. aussi BAYHAQĪ, Manāqib, I, op. cit., p. 268. 118. Musnad (Umm, IX, p. 468, l. 9). Il ajoute qu’il en va de même pour l’ouvrage Iḫtilāf ‘Alī wa ‘Abdallāh b. Mas‘ūd (p. 470, l. 21). 119. Pour une bibliographie détaillée à ce sujet, cf. G. ENDRESS, « Die handschriftliche Überlieferung », in W. FISCHER (éd.), Grundriβ, I, op. cit., p. 286. 120. J. van ESS, Theologie und Gesellschaft, op. cit., II, p. 139-140. 121. Op. cit., II, p. 671. 122. Op. cit., II, p. 646. 123. Op. cit., II, p. 369.
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Chapitre III défiance vis-à-vis de la notation écrite et exigeait le travail exclusif de la mémoire. Dans son milieu, celle-ci utilisait seulement des aṭrāf, c’est-à-dire des fragments munis de repères conventionnels destinés à aider la mémorisation : extraits de hadiths, début ou fin de ceux-ci, etc. 124. Sa‘īd b. ‘Arūba (ob. 156/772) indiquait, par l’emploi du verbe ḏakara, qu’il n’avait pas respecté toutes les règles de la transmission ; ḥaddaṯa signifiait pour lui le tête-à-tête entre interlocuteurs. Ibn Abī Ḏi’b (ob.159/775) semble avoir contrôlé les notes de ses disciples 125. Un contemporain de Šāfi‘ī, Muḥammad b. Ḥāzim al-Tamīmī, qui rapportait ce qu’A‘maš (ob. 147/767) lui avait dicté, avait un vocabulaire de la transmission déjà technique et diversifié : ḥaddaṯa-nā ou sami‘tu attestait les seuls hadiths entendus de vive voix par l’auditeur ; ḏakara-nā indiquait en revanche la simple lecture de notes 126. Les traditionnistes du siècle suivant nous ont conservé, d’autre part, des renseignements précis sur la signification que recouvraient à leur époque des termes tels que ḥaddaṯa-nī, ḥaddaṯa-nā, aḫbara-nā, aḫbara-nī, anba’a-nā, sami‘tu 127... Tous impliquent la répétition en présence de l’informateur, bien que Tirmiḏī, Buḫārī, al-Ḥākim al-Naysābūrī expriment par ces verbes des modalités différentes dans la retransmission 128. Ils rapportent aussi que leurs aînés ne les différenciaient pas de manière rigoureuse. Le maître de Šāfi‘ī, Sufyān b. ‘Uyayna (ob. 198/813), en faisait des synonymes 129, tout comme le malikite ‘Abdallāh b. Wahb (ob. 197/812) 130. Le Médinois Yaḥyā b. Sa’īd al-Qaṭṭān (ob.197/812), critique de transmetteurs et élève d’Ibn Ǧurayǧ 131, dont le fiqh sera recueilli par Šāfi‘ī à titre posthume, déclare que ḥaddaṯa-nā et aḫbara-nā ont même valeur 132. Nous avons signalé au chapitre précédent que celui-ci transmet de lui, par le biais de Mālik. Ces renseignements sont concordants non seulement entre eux, mais encore avec le vocabulaire de la transmission dans le Kitāb al-Umm : aḫbara-nā est de loin le vocable le plus employé lorsqu’il s’agit d’un contemporain. Šāfi‘ī y fait un usage exceptionnel de ḥaddaṯa-nā. En revanche, c’est cette fois ḥaddaṯa-nā l-Šāfi‘ī qui introduit, dans le Kitāb al-sunan, maint hadith précédé d’aḫbara-nā l-Šāfi‘ī dans le Kitāb al-Umm 133. Il est à noter que sami‘tu, qui deviendra le terme le plus propre à désigner la présence physique du disciple devant son transmetteur, est quasi absent
124. Op. cit., II p. 360-361. 125. Op. cit., II, p. 686. 126. Op. cit., I, p. 217. 127. J. ROBSON, « Standards applied by Muslim Traditionists », Bulletin of the John Ryland’s Library, vol. 43-1 (1960), p. 446-477. Pour une définition de ces termes dans les compilations canoniques, cf. M. AZMI, Studies, op. cit., p. 293-301. 128. Mêmes références qu’à la note précédente. 129. BUḪĀRĪ, Ṣaḥīḥ, kitāb al-‘ilm. Dans le fragment récemment publié de son Hadith (Ǧuz’ fī-hi ḥadīṯ Sufyān b. ‘Uyayna, éd. Aḥmad b. ‘Abd al-Raḥmān al-Ṣūyān, Maktabat Dār al-Manār, al-Ḫarǧ, Arabie Saoudite, 1987), chaque hadith est introduit ainsi : ḥaddaṯa-nā Sufyān b. ‘Uyayna... 130. AL-TIRMIḎĪ, al-Sunan. Dans son Ǧāmi‘ (éd. Muṣṭafā Ḥasan Ḥusayn, Dār Ibn al-Ǧawzī, Riyāḍ, 1996), il emploie ḥaddaṯa-nī et aḫbara-nī en proportions égales. 131. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 243. Sur Yaḥyā, cf. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 238, n° 7. 132. J. ROBSON, « Standards », article cité. 133. Dans le Musnad d’al-Aṣamm, ḥaddaṯa-nā, plus rare qu’aḫbara-nā, est toutefois plus fréquent que dans le Kitāb al-Umm.
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L’œuvre de Šāfi‘ī de ce corpus. Mais pour un transmetteur anonyme ou décédé, comme dans un ḫabar mentionné sans son isnād, c’est à dire une riwāya bi-l-ma‘nā 134, Šāfi‘ī recourt régulièrement à balaġa-nā, ruwiya ‘an, sami‘tu. Robson avait déjà remarqué, dans la Risāla, la fréquence élevée de la préposition ‘an, préposition à laquelle la critique de la transmission reproche son imprécision. S’il est manifeste que le Kitāb al-Umm révèle un stade archaïque dans sa formulation, l’expression aḫbara-nā est néanmoins réservée par son auteur à la diffusion autorisée du ḫabar. Nous ne sommes donc pas surpris de trouver des passages où, dans le corpus, aḫbara implique le samā‘ 135, comme de lire, émanant de son principal disciple, la règle suivante : D’après Rabī‘, Šāfi‘ī disait ceci : « Si le maître (al-‘ālim) fait la lecture, dites ḥaddaṯa-nī” ; si c’est vous qui la faites devant lui, dites aḫbara-nī » 136.
Elle expliquerait, selon nous, la haute fréquence des passages-ahbara dans le Kitāb al-Umm : Šāfi‘ī entendait par elle qu’il rapportait de mémoire des aḫbār en consultant ou non livres, aṭrāf, etc. ; quant à Rabī‘, il lisait 137, son maître décédé, les notes de celui-ci devant un cercle de disciples fidèles à sa mémoire – d’où les aḫbāra-nā l-Rabī‘ qāla – ou bien certifiait par là qu’il en avait fait vérifier, par Šāfi‘ī, la prononciation – d’où les aḫbara-nā l-Šāfi‘ī qāla. Nous avons vu plus haut Baḥr b. Naṣr al-Ḫawlānī rappeler la participation des premiers šāfi‘ites à leur mise au point, et décrire comment Šāfi‘ī vérifiait que ses élèves étaient à leur tour aptes à les lire. Il en va différemment pour le Kitāb al-sunan, parce qu’il s’agit presque exclusivement d’un manuel de hadiths, et qu’il fut dicté par Šāfi‘ī. À l’inverse, les ouvrages que Rabī‘ introduit par des passages-qāla sont dépourvus de cette garantie, mais il a tenu à préciser qu’il pouvait, en sa qualité d’auditeur assidu, juger de leur contenu. Notre étude, simplement formelle, nous conduit donc à récuser l’idée que Rabī‘ aurait pris des libertés avec les textes de son maître. Certes, nous ne pouvons pas encore totalement écarter le soupçon que des šāfi‘ites postérieurs y aient introduit de profondes altérations ; mais observons déjà que les règles du taḥammul al-‘ilm devenant plus strictes après Rabī‘, la supposition s’avère improbable. Cette conclusion sera encore mieux fondée au terme des deux analyses suivantes. b. Critère rhétorique De ce point de vue, quatre types de textes se laissent repérer à l’intérieur du Kitāb al-Umm : 1° Des passages qui, constituant souvent l’introduction d’un chapitre, exposent un thème général, non une question particulière de casuistique. Ils s’appuient sur le Coran, la tradition lato sensu, voire une règle à valeur universelle. Nous les appellerons, en
134. J. ROBSON, ibid., p. 475. 135. Cf. plus haut, citation du chapitre al-iqrār wa l-mawāhib ; cf. aussi par ex. Umm, VI, p. 223, l. 22-24. Dans le Musnad d’al-Aṣamm, Rabī‘ distingue, à propos des aḫbār qu’il rapporte de Šāfi‘ī, entre aḫbara-nā et ḥaddaṯa-nā. Il introduit ainsi une distinction dans la manière dont il transmet les aḫbār cités par Šāfi‘ī dans son corpus. 136. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 99 ; AL-‛ABBĀDĪ, Ṭabaqāt, op. cit., p. 59. 137. Certains livres mentionnent (qara’a l-Rabī‘ ilā...) l’endroit où Rabī‘ s’arrêtait dans la citation des versets coraniques : ex. : Umm, IV, Kitāb al-ǧizya, passim ; VII, p. 27, l. 28 ; 33, l. 22.
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Chapitre III conséquence, principia. Leurs développements sont bien construits, sans tomber dans une sophistique à laquelle n’échappent pas toujours les catégories suivantes. Ils sont, à l’occasion, ponctués de passages-qāla, mais ceux-ci ne brisent pas la continuité de l’argumentation. 2° Des passages qui portent sur des situations particulières, des cas d’espèces concrets. Alors que les précédents étaient envisagés à partir d’une source scripturaire, ceux-ci sont soulevés par les exigences du vécu quotidien. Ils sont néanmoins conçus en mode hypothétique, comme le montrent les particules conditionnelles qui souvent les introduisent – iḏā, in, law –, que d’ailleurs Šāfi‘ī semble utiliser indifféremment. Dans ces quaestiones, Šāfi‘ī part en général d’un fiqh antérieur, dont il use librement. Il reprend à sa manière ou enseigne, en maître, une matière préexistante. Il est en conséquence peu probable que le Kitāb al-Umm soit la mise au net, par les disciples, de quelque compte-rendu de séances, ou de notes destinées à leur usage personnel, consignées à la hâte dans le brouhaha de discussions publiques. Ces passages sont d’une longueur imprévisible, tantôt réduits à une ligne, tantôt amplement développés, à l’aide d’une argumentation très serrée, avec ou sans les loci probantes semblables aux précédents. Ils peuvent avoir été dictés. On y remarque, comme dans les catégories suivantes, les défauts d’exposition que nous avons déjà signalés (expression confuse, lacunes, répétitions, alinéas déplacés, etc.). Le passage à une nouvelle question est régulièrement marqué par la formule qāla l-Šāfi‘ī, mais ce n’est pas une règle générale. Cette remarque aura son intérêt quand nous aborderons la théorie de Norman Calder. Trait remarquable de ces textes, Šāfi‘ī indique parfois l’existence de deux solutions valables pour un même problème, tout en marquant souvent où va sa préférence : fī-hi qawlāni, aḥadu-humā an... wa l-ṯānī an... Elles sont parfois mentionnées non par le maître directement, mais par Rabī‘, qui montre ainsi qu’il connaissait sans faille la doctrine de son maître. On serait tenté d’y trouver la preuve que Šāfi‘ī serait passé d’une opinion bagdadienne (al-maḏhab al-qadīm) à sa doctrine définitive, c’est à dire égyptienne (al maḏhab al-ǧadīd). Mais ce n’est pas toujours le cas, puisque se lisent de temps à autre, dans le Muḫtaṣar de Muzanī, des indications du genre : wa qāla l-Šāfi‘ī fī l-qadīm fī-hi qawlāni... Remarquons que Rabī‘, contrairement à Muzanī, ne fait jamais mention de la provenance, al-qadīm ou al-ǧadīd, de l’enseignement recueilli. Il se peut aussi que Rabī‘ ait respecté la volonté de son maître qui, selon certains, aurait défendu qu’on fasse état du maḏhab al-qadīm 138. D’autre part, Šāfi‘ī se borne souvent à mentionner, avec cette même formule, d’autres solutions légales qui, au Hedjaz ou en Irak, ne coïncident pas nécessairement avec la sienne. Il serait intéressant de comparer sa fréquence dans le rituel et dans les mu‘āmalāt. Si l’écart se révélait significatif, il dirait selon nous quelque caractère de son fiqh. Les quaestiones du Kitāb al-Umm présentent une autre caractéristique, également signifiante quant à la conception que Šāfi‘ī se faisait de sa discipline : elles ne sont pas toujours tirées directement des principia, comme si Šāfi‘ī s’était contenté de montrer qu’elles n’étaient pas en en contradiction avec eux : ainsi, le lien entre les deux
138. Cf. ‘ABBĀDĪ, Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfi‘īya, p. 58 : « Je ne donne à personne l’autorisation (lā aǧ‘alu fī ḥill) de rapporter de moi le Livre irakien. »
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L’œuvre de Šāfi‘ī apparaît souvent assez lâche. Tout se passe comme si la première catégorie de textes n’avait d’autre rôle que d’offrir un cadre conceptuel, de borner un territoire à l’intérieur duquel la raison était appelée à se mouvoir librement. 3° Des alinéas, voire des pages entières, sont constitués de polémiques où Šāfi‘ī rappelle la position divergente d’un adversaire, puis développe longuement la sienne. Ils s’ouvrent par des formules telles que : ḫālafa-nā ba‘ḍu l-nās, qāla ba‘ḍu aṣḥābi-nā, a lā tarā, wa in qāla qā’il... qultu. Certains chapitres, intitulés al-ḫilāf fī..., en sont exclusivement constitués. À l’évidence, la contradiction a amené Šāfi‘ī à préciser, voire à concevoir sa propre pensée, ce qui n’est pas sans intérêt, là non plus, pour éclairer la genèse d’un maḏhab et la nature du fiqh. Observons en effet que ces disputationes occupent une très large place dans le Kitāb al-Umm, si l’on tient compte des deux formes qu’elles revêtent : ou bien Šāfi‘ī évoque une controverse réelle, avec un personnage qu’il a rencontré jadis ; ou bien celle-ci est fictive – elle est alors introduite par la dernière formule citée : wa in qāla qā’il... qultu – et elle n’est autre qu’un procédé rhétorique pour mieux appuyer son point de vue. Dans les deux cas, Šāfi‘ī s’impose d’observer strictement une règle, celle de ne jamais nommer son contradicteur encore en vie. Ainsi, les seuls noms cités par lui sont des personnages décédés lors de son arrivée, en 198 ou 199, sur le sol de l’Égypte, notamment Šaybānī (ob. 189/804) 139. Le respect de cette déontologie va si loin qu’il prête parfois à sourire 140. Cet anonymat aurait pu nous jeter dans une cruelle et durable perplexité, si une glose de Rabī‘ n’était venue providentiellement à notre secours, tout en confirmant l’existence d’écrits en sa possession et commentés par lui devant un auditoire : Rabī‘ dit : « S’il [c’est-à-dire Šāfi‘ī] dit “quelqu’un” (ba‘ḍu l-nās), il s’agit de l’un des Orientaux [c’est-à-dire un Irakien]; s’il dit “L’un des nôtres” (ba‘ḍu aṣḥābī-nā) ou “un compatriote” (ba‘ḍu ahl baladi-nā), il s’agit de Mālik » 141.
Ces controverses furent transcrites après-coup par Šāfi‘ī. Le ton adopté, volontairement mesuré, laisse parfois deviner qu’elles furent loin d’être toujours aimables 142... Elles sont pour lui l’occasion de déployer toutes les ressources de son argumentation. L’intercalation de passages-qāla ne crée là non plus aucune coupure dans la trame des raisonnements, qui atteignent le même degré de complexité que les précédents. 4° Certaines disputationes sont d’un genre particulier : l’échange, tout en demeurant plus ou moins contradictoire, a débuté par la question d’un interlocuteur anonyme (su’ila l-Šāfi‘ī ... ; ou bien : qulnā li l-Šāfi‘ī...), mais nous pouvons savoir, par le contexte, qu’elle fut posée par l’un de ses disciples, notamment lorsqu’il garde quelques attaches avec la mouvance malikite. Nous rangerons dans cette catégorie les dialogues entre Rabī‘ et son maître (qultu li-l-Šāfi‘ī ... fa-qāla...) ; ils ne sont guère différents d’un ouvrage tel qu’Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, et devraient, en toute rigueur, être soustraits du Kitāb al-Umm, si nous tenons à lui maintenir la définition donnée
139. Umm, III, p. 121, l. 19 ; p. 259, l.1, etc. 140. Op. cit., VII, p. 324, l. 29 : fa qāla ba‘ḍu man yaḏhabu maḏhab ba‘ḍi l-nās...! 141. Op. cit., VI, p.167, l. 8-9. Reproduit littéralement par IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 202. 142. Un passage du Kitāb al-Umm (VI, p. 170, l. 26-27) nous permet d’ailleurs d’inférer que la munāẓara avait déjà ses règles à cette époque.
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Chapitre III plus haut. Ils sont en effet, cette fois, de la plume de Rabī‘ ou d’un condisciple – et seulement d’eux – sans participation de Šāfi‘ī dans leur rédaction, puisqu’ils n’ont pu être transcrits qu’après coup. Leur quantité est toutefois faible, et seule la seconde partie du kitāb al-aqḍiya 143 en contient davantage 144. Contrairement aux textes de la deuxième catégorie, Šāfi‘ī répond ici à une question effectivement posée. Nous devons donc considérer ces passages comme des responsa. Nous avons délibérément exclu tout ce qui relève du ḫabar : les dicta prophétiques, les propos de Compagnon ou d’Ancien et les quelques souvenirs personnels de Šāfi‘ī qui affleurent en de rares occasions. Ces narrationes, en effet, ne forment pas à proprement parler une catégorie, elles se rencontrent dans tout type de texte. D’autre part, cette classification étant nécessairement plus ou moins artificielle, il n’est pas rare qu’un seul chapitre contienne des textes relevant de plusieurs catégories. Elle a néanmoins l’avantage d’en démêler la composition et d’éclaicir quelque peu la pensée légale de Šāfi‘ī qui sera l’objet des prochains développements. Voici, à titre d’exemple, comment se présente un chapitre du Kitāb al-ṭahāra 145 : – P. 55, l. 19-22 : texte-principium : à l’aide de deux réminiscences scripturaires (Coran et Sunna prophétique) Šāfi‘ī établit par un raisonnement que le liquide spermatique (al-maniyy) est pur de toute souillure : Adam fut créé d’eau (al-mā’) et d’argile (al-ṭīn), qui sont deux éléments purs 146 ; son fils, tiré de lui, et ce, grâce à une goutte de sperme (mā’ dāfīq) 147 fut donc lui aussi d’origine pure, et il en va de même de toute créature humaine (dalālatan an lā yabda’a ḫalqa ġayri-hi 148 illā min ṭāhir) 149. Un menu fait de la vie prophétique, rapporté par ‘Ā’iša, succède à cet énoncé, sans le prouver directement : Šāfi‘ī montrera bientôt qu’il va dans le même sens 150. – L. 22-23 : passage-disputatio : une objection fictive, concernant le sens de ce hadith prophétique, est levée par l’interprétation correcte qu’en donne Šāfi‘ī : le Prophète ôtait de ses vêtements toute trace de sperme, de la même manière qu’il le faisait pour la salive, la boue (al-ṭīn), etc. : il y a là nettoyage (tanẓīf), non purification d’une souillure (lā tanǧīsan). – L. 25-30 et p. 56, l. 1-5 : suite du principium précédent : Šāfi‘ī dicte (qāla l-Šāfi‘ī imlā’an) une loi générale relative à l’impureté, et l’applique à quelque cas concrets. Ceux-ci pourraient appartenir, si l’on veut, à la catégorie des quaestiones ; ils semblent plutôt relever de la règle précédente, puisque aucune formule qāla l-Šāfi‘ī ne les
143. Umm, VII, p. 61 sqq. 144. D’autres exemples in Umm IV, p. 249-260, exclusivement entre Rabī‘ et son maître. 145. Umm, I, p. 55-57, bāb al-manīy. 146. Allusion à Cor. XXIII, 12 ; XXIV, 45 ; XXXII, 7-8 ; XXXVIII, 71. 147. Cf. Cor. LXXXVI, 6 ; littéralement « giclée d’eau ». Les deux substances ayant le même nom dans l’Écriture, Šāfi‘ī a pour lui la caution de la Révélation. Cet exemple illustre une constante dans sa démarche intellectuelle : la fondation sur les sources scripturaires et le recours à la connaissance de la langue. Il y a d’ailleurs tout lieu de penser que l’une n’allait pas sans l’autre à son époque (cf. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar and Qur’anic Exegesis in Early Islam, Brill, Leyde, 1993). 148. Le pronom renvoie à Adam. 149. Allusion à Cor. XXI, 30. 150. Šāfi‘ī le place ici parce qu’il sous-entend qu’il y a association théologiquement nécessaire entre le Coran et le Prophète, comme nous le montrerons au chapitre VIII.
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L’œuvre de Šāfi‘ī en sépare. L’objection selon laquelle il s’agirait d’interpolations tardives venues de šāfi‘ites anonymes ne doit pas nous arrêter : à la fin de l’alinéa, Šāfi‘ī parle à la première personne et fait une allusion au ḫabar de ‘Ā’iša. – P. 56, l. 5-11 : série d’aḫbār entrant à nouveau dans le cadre du même principium : celui de ‘Ā’iša, répété avec une autre chaîne de transmetteurs ; puis deux propos de Compagnons du Prophète, Ibn ‘Abbās et Sa‘d b. Abī l-Waqqāṣ, en rapport avec le sujet. On constate que c’est sur eux que s’appuyait l’interprétation, donnée plus haut par Šāfi‘ī, du hadith prophétique rapporté par ‘Ā’iša : Šāfi‘ī, comme nous le disions prédédemment, s’inscrit bien dans une tradition antérieure, celle du Hedjaz ou, pour reprendre le langage de J. Schacht, une « école locale de droit ». Le lien organique avec le début du chapitre nous interdit de considérer ce passage, une fois encore, comme une addition postérieure. Un bref commentaire de Rabī‘, enfin, se lit à la ligne 7 : ce dernier ajoute qu’il s’est fait lui aussi transmettre (ḥaddaṯa-nā) le ḫabar de ‘Ā’iša par le même transmetteur Yaḥyā b. Ḥassān 151. Il suggère par là qu’il ne retouche pas les propos de son maître et qu’il leur donne une confirmation. – L. 11-16 : suite de l’explication théologique du premier alinéa, montrant ainsi que les formules qāla l-Šāfi‘ī ne peuvent servir à un découpage logique du texte. Šāfi‘ī présente cette explication comme conforme à la raison (al-ma‘qūl). Il développe ici ce qu’il avait annoncé plus haut (l. 3). L’argument tient à la fois du principium et de la disputatio fictive : il est introduit par l’expression fa-in qāla qa’il. L’objection ainsi introduite amène Šāfi‘ī à compléter une donnée manquante dans l’explication initiale. – L. 16-31, puis p. 57, l. 1-4 : nouvelle disputatio, anonyme, mais non fictive : l’objection émane d’adversaires qui s’appuient eux aussi sur le propos d’un Compagnon anonyme pour prouver que le sperme pourrait au contraire être impur. Šāfi‘ī le réfute par deux arguments qui éclairent sa méthodologie légale : l’un sur la valeur légiférante (huǧǧa) du ḥadīṯ ṣaḥābī, l’autre sur le sens symbolique attaché à la notion d’impureté rituelle. Sur ce dernier point, il recourt à une inférence 152 tirée d’une situation, étrangère, a priori, au thème en question dans ce chapitre, mais susceptible de faire consensus. Puis vient, pour conforter son point de vue, un long raisonnement par l’absurde au terme duquel il est amené à répéter, en des termes presque identiques à ceux de la Risāla, le devoir d’obéissance au Prophète. Une objection plus sérieuse, partie intégrante de la même disputatio et introduite de la même manière (fa-in qāla qā’il... qulnā...), invoque une variante du ḫabar de ‘Ā’iša propre à renverser le précédent raisonnement. Šāfi‘ī la réfute à son tour, en faisant valoir notamment qu’elle n’a pas pour elle la ratification des traditionnistes (al-ḥuffāẓ). Ce genre de passage illustre assez bien, selon nous, nos remarques relatives aux deuxième et troisième catégories. Insistons encore sur le fait qu’il n’est interrompu par aucun qāla l-Šāfi‘ī, par aucune discontinuité dans l’argumentation, laquelle n’est à son tour intelligible qu’à la lumière de la démonstration antérieure. – P. 57, l. 4-20 : succession de quaestiones, portant sur des situations particulières d’impureté rituelle. Certaines sont traitées brièvement. Un seul cas est séparé des
151. Sur ce personnage, voir le chapitre précédent, § IV. 152. C’est-à-dire le contenu latent d’un naṣṣ, ce qu’ailleurs il appelle dalāla, cf. plus loin, chap. IV.
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Chapitre III autres par un qāla [l-Šāfi‘ī]. Cette section pourrait sans peine être détachée de la précédente, avec laquelle elle est en rapport indirect, puisqu’elle ne porte pas exclusivement sur le maniyy, mais sur toute forme de souillure rituelle. Nous rencontrons ici le seul passage donnant à penser qu’il s’agirait d’un ajout. Nous n’en avons toutefois pas la preuve, et le développement précédent ne nous autorise pas à généraliser cette impression. Du reste, dans d’autres sections du Kitāb al-Umm similaires sous ce rapport, le sujet parlant est bien Šāfi‘ī, puisqu’il s’exprime à la première personne. On pourrait arguer tout aussi bien d’un reclassement, d’une mise en forme effectuée par Rabī‘ à partir des notes dont il disposait, le bāb al-manīy étant suivi par le traitement d’un sujet apparenté, le Kitāb al-ḥayḍ. Au demeurant, l’essentiel du chapitre n’est pas là, il réside dans la démonstration précédente, par laquelle Šāfi‘ī se distingue d’autres légistes. Les conséquences pratiques doivent simplement tenir compte de la règle posée par lui, et il a peut-être approuvé qu’elles soient formulées par ses auditeurs. Ce second critère classificatoire nous amène à constater que seule une infime minorité de textes, ceux de la quatrième catégorie, n’est pas de même nature que les autres. Dans ceux-ci, l’homogénéité du développement, comme l’exemple étudié plus haut l’a montré, est suffisante pour prouver qu’ils n’ont qu’un seul auteur. Le caractère composite du corpus porte sur la forme des exposés, non sur le fond. Nous devons donc rejeter comme invraisemblable l’idée que le Kitāb al-Umm serait une œuvre collective ; nous montrerons plus loin l’impossibilité qu’elle puisse être anonyme. Nous devons également exclure qu’elle soit un ensemble ordinaire de notes prises par Rabī‘ : elles auraient présenté le caractère défectueux inhérent à ce type de document, qui est incapable de restituer – à moins d’être une dictée – le cheminement d’une pensée dont le chapitre analysé à l’instant a fait entrevoir la complexité. Nous sommes donc amené à conclure au bien-fondé de l’explication communément reçue, pour peu que nous lui apportions les correctifs nécessaires. Le Kitāb al-Umm est né de la réunion, par Rabī‘ ou quelque disciple, d’un corpus de textes dont une partie au moins a été mise au point par son maître. La marque du disciple se détecte à deux interventions, et deux seulement. Il est tout d’abord responsable du classement ou du réarrangement des chapitres, et notamment de l’insertion de la deuxième catégorie de textes. Toutefois, les passages-qāla ne constituent point un marqueur infaillible. S’il est vrai qu’ils juxtaposent des unités sémantiquement distinctes, ils assurent aussi la transition nécessaire d’un ḫabar à son commentaire, ou jouent le simple rôle d’une ponctuation à l’intérieur d’un argument indissociable dans ses parties. D’autre part, Rabī‘ a lui-même signé un type de textes dont il nous faut à présent parler. c. Les gloses de Rabī‘ et de Buwayṭī Elles consistent en des additions, de faible longueur en général, incorporées au texte sans rupture de continuité. Distinctes des propos de Šāfi‘ī, elles sont annoncées par l’un des quatre énoncés suivants : qāla l-Rabī‘ ; qāla Abū Ya‘qūb wa l-Rabī‘ ; qāla Abū Ya‘qub ; qāla Abū Muḥammad. Les variantes de ces formules sont en quantité négligeable. Le Kitāb al-Umm nous apprend que ces quatre noms se réduisent à
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L’œuvre de Šāfi‘ī deux : Abū Muḥammad est Rabī‘, Abū Ya‘qūb est Buwayṭī 153. Relevons au passage que la deuxième formule ne peut guère se comprendre que par l’existence d’un livre recueilli par les deux noms en question, puis retranscrit par leurs disciples. Les gloses de Buwayṭī, quant à elles, sont très inférieures en nombre à celles de Rabī‘ : nous pouvons les tenir pour négligeables. L’essentiel des interpolations a pour auteur Rabī‘. Elles sont un commentaire qu’il a donné de sa propre riwāya, qu’il fut en mesure de confronter à celle de son condisciple. En effet, Buwayṭī est invariablement cité par Rabī‘ (qāla l-Rabī‘ : “wa qāla Abū Ya‘qūb...”), mais l’inverse ne se rencontre jamais. Rabī‘ voulait par là offrir à son auditoire une garantie supplémentaire d’authenticité dans ce qu’il rapportait. Il vaut donc la peine d’analyser ses commentaires. Une première série ajoute des explications, elle interprète une pensée que nous devons considérer, en conséquence, comme autre que la sienne. L’existence de ce commentaire qui, sans être abondant, est assez fréquent, atteste que Rabī‘ suivit avec assiduité les leçons de son maître 154. Puisqu’il se rencontre dans la totalité du Kitāb al-Umm, à quelques exceptions près 155, et que Šāfi‘ī y est désigné par son nom, nous en concluons que le texte ainsi glosé est bien de ce dernier. Nous sommes ainsi déjà en mesure de lever le doute qui vient d’être exprimé. En second lieu, Rabī‘ s’est attaché à compléter ce qui manque dans l’exposé du maître : il informe que celui-ci avait, sur tel point de détail, une autre opinion – voire une troisième 156 ! – non mentionnée dans ce qui ne peut être qu’un texte écrit : un “cours magistral” de Rabī‘ n’aurait pas procédé de la sorte. La plupart font suite à la glose : wa fī-hi (li l-Šāfīʿī) qawl āḫar 157 ; en général, Rabī‘ se borne à faire passivement état de cette indécision, voire de cette contradiction intérieure à la pensée šāfi‘ienne. Le fait, il va sans dire, renseigne sur l’iǧtihād de cette époque, comme sur la conception de l’iḫtilāf juridico-religieux chez Šāfi‘ī. Mais là ne s’arrête pas l’intervention du disciple. En bien des endroits, il ajoute des explications destinées à lever l’ambiguïté mentionnée, comme celle du genre : « et ceci est selon moi plus conforme à la doctrine de Šāfi‘ī » 158. Il est parfois en mesure de le prouver par ce dont il se souvient (qāla l-Šāfi‘ī marratan... 159 ; sami‘tu l-Šāfi‘ī yaqūlu... 160 ; ḥifẓī an... 161 ; à l’occasion, il évoque un témoignage personnel 162.
153. Umm, I, p. 57, l. 17 ; VI, p. 11, l. 18, etc. 154. Il est rare, toutefois, qu’il complète les démonstrations de Šāfi‘ī en donnant l’explication des aḫbār, comme dans Umm, I, p. 29, l. 13 sqq., ou VI, p. 4, l. 7 sqq. 155. Ce sont les livres suivants : Kitāb al-ḥaǧǧ al-mutawassiṭ ; kitāb al-ḥaǧǧ al-ṣaġīr ; kitāb al-ǧizya. 156. Umm, III, p. 61, l. 15 ; VI, p. 163, l. antépén. ; VIII, p. 24, l. 13 : qāla l-Rabī‘ : li-l-Šāfi‘ī fī-hā ṯalāṯat aqāwīl, aṣaḥḥu-hā anna l-tadbīr bāṭil. 157. Ce sont les occurrences les plus nombreuses. 158. Glose fréquente ; ex. : Umm, II, p. 80, l. 26 ; III, p. 154, l. 8 (hāḏa ašbahu bi-ǧumlati qawl li-l-Šāfi‘i) ; p. 156, l. 19 (al-fasḫ awlā bi-hi ) ; p. 195, l. 18 (aṣaḥḥ al-qawlayn alā maḏhab al-Šāfi‘ī ) ; IV, p. 188, l. 2, etc. 159. Ex. : ibid., II, p. 101, l. 14. 160. Ex. : ibid., VI, p. 208, l. 18. 161. Ex. : ibid., VI, p. 230, l. antépén. 162. Ex. : ibid., II, p. 240, l. 13 : « Et j’ai vu Šāfi‘ī, lorsque le sacrificateur arrivait pour accomplir sa besogne, demeurer en sa présence jusqu’à ce qu’il immolât la victime. » Autre ex. : V, p. 225, l. 25 : « Šāfi‘ī demanda l’assistance divine (istaḫāra) puis déclara : “la divorcée à titre irrévocable (al-mabtūta) n’hérite point, une fois répudiée, qu’elle fût malade ou en bonne santé” ».
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Chapitre III Il a conscience de compléter l’implicite dans l’expression de Šāfi‘ī 163, ou se juge fondé à en tirer un qiyās 164. C’est le sens de sa doctrine qu’il précise (yurīdu l-Šāfi‘ī ; ma‘nā qawl al-Šāfi‘ī an… 165) ou celui de mots difficiles pour ses auditeurs 166, et c’est une nouvelle preuve qu’il avait un texte sous les yeux. Cette dernière explication, plus rare, fait défaut pour bien des termes spéciaux de cette époque : nous confirmons ainsi indirectement que la rédaction est primitive, et non une glose tardive, puisque celle-ci aurait porté sur un vocabulaire plus étendu. Mais surtout, il est en mesure de communiquer lequel des deux avis (qawl-s) avait la préférence de Šāfi‘ī 167. Un autre trait notable, dans la glose de Rabī‘, est sa certitude que Šāfi‘ī a pu revenir d’une position antérieure (raǧa‘a l-Šāfi‘ī ‘an qawli-hi) 168. Il est manifeste que le disciple veillait à ne pas corrompre la version qu’il a sous les yeux, même s’il eût été tenté de le faire. Fait tout aussi remarquable, il lui arrive de se démarquer de son maître, soit qu’il restreigne son avis 169, soit que lui-même adopte une opinion différente 170. Enfin, lorsqu’il se réfère à la riwāya de Buwayṭī, il précise parfois qu’elle coïncide avec la sienne 171, mais il arrive aussi que les deux soient en désaccord 172. Ainsi, Rabī‘ ne nous apparaît pas comme un rāwī, le simple porte-parole de l’héritage intellectuel reçu de son maître : il l’explique, le complète, voire s’en sépare. En somme, ses gloses sont très semblables à des annotations infrapaginales. Leur disposition à l’intérieur du texte ne doit pas faire illusion : le texte de Rabī‘ est rigoureusement séparé de celui de Šāfi‘ī 173, et l’on ne saurait parler d’un amalgame, encore moins d’une synthèse qui aurait effacé les contours de l’ouvrage primitif. Elles n’auraient pu conserver des remarques comme celle-ci 174 :
163. Ex. : ibid., V, p. 274, pén. l., et p. 275, l. 1 : « Si elle choisit de se séparer de son conjoint, ce que je sais, moi, de Šāfi‘ī, c’est qu’il sépare les deux époux ». 164. Ex. : ibid., IV, p. 291, pén. l. ; VI, p. 236, l. 13. 165. Ex. : ibid., IV, p. 42, l. 20 ; VI, p. 21, l. 11. 166. Ex. : ibid., II, 85, l. 1. 167. Ex. : ibid., III, p. 152, l. 11 ; p. 195, l. 2 ; IV, p. 40, l. 2, p. 159, l. 4 (allaḏī yaḏhabu ilayhi l-Šāfi‘ī...) ; IV, p. 247, l. 11 ; V, p. 46, pén. l. (wa huwa qawl al-Šāfi‘ī) ; VI, p. 102, pén. l. ; p. 244, l. 19 ; VIII, p. 80, l. 3 (al-qawl al-ṯāni huwa llaḏī yaqūlu bi-hi l-Šāfi‘ī ) ; etc. 168. Ex. : ibid., III, p. 1, l. 20 ; p. 74, l. 23 ; IV, p. 24, l. 17-18 ; V, p. 20, l. 10 ; p. 161, l. 28 ; p. 162, l. 4 ; VI, p. 219, l. 2, etc. 169. Ex. : ibid., V, p. 66, l. 14 ; VI, p. 149, l. 7. 170. Ex. : ibid., III, p. 163, l. 14 et l. 21 ; IV, p. 21, l. 18. Dans ce dernier exemple, Rabī‘ adopte un avis exactement contraire (« selon moi, une maison n’est pas (c’est-à-dire sous ce rapport) assimilable à de la nourriture ») à celui de Šāfi‘ī, exprimé l. 16-17. Dans l’ouvrage Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 211, l. 9-10), Rabī‘ considère comme blâmable de prier pour un mort dans une mosquée. Il s’en ouvre à Šāfi‘ī, qui le persuade du contraire. Il évoque alors l’anecdote suivante : « Sa‘īd décéda. Abū Ya‘qūb al-Buwayṭī se rendit à la mosquée, et nous fîmes de même. Il se mit dans le rang avec nous, fit un takbīr, et nous priâmes pour lui (c’est-à-dire Sa‘īd). Abū Ya’qūb avait dirigé la prière. Les gens lui reprochèrent d’avoir prié de la sorte, mais nous n’en tînmes pas compte ». 171. Ex. : Umm, III, p. 158, l. 2 ; VI, p. 58, l. 22 ; p. 83, l. 13. 172. Ex. : ibid., VI, p. 236, l. 4. 173. Il arrive toutefois, mais rarement, que sa glose ne se distingue plus du texte de Šāfi‘ī. Ce cas est facilement repérable, elle devient anormalement longue et passe à une nouvelle glose (ex. : ibid., III, p. 153, l. 4 ; p. 247, l. 18). 174. ibid., II, p. 120, l. 3-6.
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L’œuvre de Šāfi‘ī Rabī‘ dit : « Cette question (mas’ala) comporte une erreur (ġalaṭ), puisque Šāfi‘ī déclare qu’il n’est pas permis d’épouser quelqu’un ou quelqu’une en état de sacralisation (iḥrām) [...] Il se peut que Šāfi‘ī ait rapporté cette opinion dans le cadre de l’autorisation d’épouser un homme sacralisé (muḥrim). Quant à dire : “il n’est pas permis d’épouser quelqu’un ou quelqu’une en état de sacralisation”, c’est l’opinion qui est la sienne dans le Kitāb al-šiġār » 175.
Ces gloses ont ceci de précieux qu’elles nous permettent de réfuter l’idée que le Kitāb al-Umm serait le fruit d’un long travail d’école, d’un processus indéfiniment continué d’organic growth. Nous faisons ici allusion à une théorie récente sur laquelle nous allons bientôt revenir. Nous sommes donc fondé à appliquer au corpus du Kitāb al-Umm, mutatis mutandis, les réflexions qu’inspirent des œuvres sensiblement contemporaines, tel le tafsīr de Muqātil (ob. 150/767) 176 : The transmission of Muqātil’s text is interesting in another way, too. In some of the final recensions we can see the first attempts to incorporate intermediate results of schorlarship, in particular quotations from grammarians and lexicographers. It is important to note, however, that the recensionists always indicated these quotations as new material which did not derive from the original text, and was not to be regarded as forming part of it [...] This shows again that for the transmitters the integrity of the text was something they wished to preserve. It is hard to believe that if these texts had been the result of later forgery or false attribution, the authors would have gone to the trouble to indicate such additional material in the text.
d. Conclusion On aura noté que nos deux classifications, loin de se contredire, se renforcent mutuellement et aboutissent aux mêmes conclusions. Le rite šāfi‘ite peut revendiquer – et il est sans doute le seul parmi ses rivaux – d’avoir à sa disposition la doctrine détaillée de son fondateur écrite ou auditionnée par lui, ce que soulignent de leur côté les chroniques de l’école. Le maître a laissé à ses disciples les propres notes de son enseignement (kutub), et a lui-même vérifié celles qu’avaient prises ses auditeurs. Le rôle de ceux-ci se limita à les réunir et à les transmettre conformément à l’enseignement reçu. Nous sommes en mesure, à la lecture du corpus, de vérifier que plus d’une riwāya fut mise à contribution : celle de Rabī‘, le compilateur, mais aussi celle de Buwayṭī, à titre de confirmatur, et d’autres écrits possédés par des condisciples qu’il est difficile d’identifier. Rabī‘, ou tout autre šāfi‘ite, n’est responsable que de l’organisation du Kitāb al-Umm, et non, pour l’essentiel, de son contenu. Le désordre de certains chapitres laisse tout au plus supposer qu’il a complété sa propre version, et que lui, ou l’école, a seulement effectué un travail de compilation. Aucun indice textuel ne révèle
175. Al-šiġār désigne un type de mariage échangiste pratiqué par les Arabes païens : pour contourner l’obligation de la dot, un homme épousait la sœur d’un autre et vice versa. Il fut aboli par le Prophète. Le texte actuel du Kitāb al-Umm contient effectivement un Kitāb al-šiġār ; on peut y lire, sur cette question, l’opinion de Šāfi‘ī, qui est bien celle que lui prête Rabī‘ : Umm, V, p. 77, l. 14. — Pour une glose de même type, cf. Umm V, p. 270, pén. l. 176.C.H.M. VERSTEEGH, op. cit., p. 93.
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Chapitre III une refonte, par l’école, des originaux, dont la matière, selon toute vraisemblance, fut laissée intacte, abstraction faite des quelques interventions de Bulqīnī. Quant aux rares textes imputables à Rabī‘, ils transcrivent, de mémoire, les idées du fondateur, à défaut d’être celles-ci expressis verbis. Il y a lieu de croire que les recherches futures feront seulement état des divergences textuelles que présente ordinairement, pour une même œuvre, une pluralité de manuscrits. Le Kitāb al-Umm est un document authentique remontant aux origines de l’école šāfi‘ite. 3. Observations relatives au style et à la langue La langue de Šāfi‘ī, dans le Kitāb al-Umm, est sans aucun doute accessible, mais le texte n’est pas exempt de défauts qui en gênent la lecture. À la composition défecteuse déjà signalée, ajoutons que le contenu est souvent incomplet : çà et là affleurent des phrases tronquées, des alinéas inachevés, des questions sans réponse... Nous n’insisterons pas sur ces lacunes, aggravées par l’absence d’édition véritablement critique, si ce n’est pour mentionner un autre inconvénient. Le corpus, à l’évidence, ne saurait être un livre d’enseignement, observation que recoupe une donnée, dont nous ferons état plus loin, fournie par l’histoire de l’école. La matière n’y est point exposée à la manière d’un traité classique, comme un savoir extérieur à l’auteur ; bien au contraire, le « je » de celui-ci est omniprésent dans l’ouvrage : Šāfi‘ī cherche à convaincre autant qu’à instruire. Il exprime très souvent une opinion, une inclination de sa pensée, un doute plutôt qu’une affirmation 177. D’où la fréquence d’expressions telles que « ma préférence va à... » (aḥabbu ilayya an...), « je tends à croire que » (amīlu ilā an...), « il ne m’apparaît pas clairement que... » (la yabīnu lī an...), « il me déplaît que... » (akrahu an...), « cela me donne à penser que » (yušbihu lī), etc., toutes formules qui font pressentir que le fiqh comporte dans son esprit une dimension éthique inséparable de son aspect légal. Mais elles traduisent aussi, tout comme « les deux opinions » précédemment signalées, une pensée qui se cherche, et qui, de ce fait, peut révéler des contradictions 178. Il n’est donc pas inutile, pour la préciser et connaître son évolution, de rapprocher les passages parallèles relatifs à une même question. C’est à cela que s’est employé Bulqīnī, suivi en ce sens par un éditeur actuel. Autant dire que nous sommes loin, avec le Kitāb al-Umm, d’un traité classique, où la matière fait l’objet d’un exposé méthodique. Cet obstacle à la compréhension se trouve renforcé par le fait qu’elle se perd souvent dans les dédales d’une longue argumentation. Son mode d’exposition atteste qu’elle était destinée à un public rompu non seulement aux discussions spécialisées, mais encore aux polémiques entre doctrines concurrentes. À l’obstacle de la forme s’ajoute, pour le lecteur d’aujourd’hui, la difficulté à connaître l’arrière-plan intellectuel de telles controverses. Bien imprudent serait celui qui se risquerait à lire le Kitāb al-Umm comme un manuel de fiqh šāfi‘ite...
177. Il semble, du reste, qu’il dise « nous » quand il a conscience de parler au nom du ‘ilm consensuel dont nous faisions état plus haut, et réserve l’emploi de la première personne quand il n’exprime que son propre ra’y. 178. Ex. : MKU, § 4845 (= Umm, II, p. 94 l. 16-17) : la vision du croissant lunaire par un seul témoin suffit pour prouver légalement l’entrée dans le mois de ramadan ; en MKU, § 4847 (= Umm, loc. cit., l. 20), Šāfi‘ī en exige deux.
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L’œuvre de Šāfi‘ī Quant à la langue du corpus, elle ne pose pas de problème particulier et possède même un caractère distinctif. Cette observation se vérifie d’abord dans le vocabulaire général, indépendamment de quelques dialectalismes propres au Hedjaz, lesquels valurent à Šāfi‘ī certaines critiques 179. Le style, proche de la parole, est reconnaissable : il nous donne accès au mode habituel de la pensée de son auteur, qui « se pose en s’opposant », se plaît à prévenir sans cesse d’éventuelles objections. Tout se passe comme si elle naissait de la contradiction, fût-elle réelle ou anticipée mentalement, comme si elle s’élaborait, non pas, comme le voulait Platon, dans le dialogue de l’âme avec elle-même, mais dans un antagonisme avec sa propre certitude ou celle d’autrui. Il en va différemment d’écrits plus théoriques tels que la Risāla, ou Ǧamā‘al-‘ilm, où l’on perçoit un effort pour donner à la phrase un tour plus élaboré, voire tortueux. Quant à la langue technique, elle est pour ainsi dire inexistante : le vocabulaire de son fiqh ne diffère de la langue générale que par le recours à certains mots désignant des réalités précises de la vie quotidienne, au point de s’annexer certains vocables propres à la botanique, la zoologie, la médecine 180... Il est probable que s’il existe une spécificité de la langue šāfi‘ite, elle est le fait de l’école, non du corpus. La particularité de celui-ci, sous ce rapport, est plutôt l’archaïsme, constatation intéressante à relever dans le cadre de ce chapitre 181. L’impression d’être en présence d’un seul auteur et d’un texte authentique se renforce à mesure qu’on pénètre davantage dans le Kitāb al-Umm. Le lecteur suit le développement d’une pensée qui lui apparaît une et se familiarise avec l’esprit d’un discours légal qui se confronte avec des doctrines contemporaines et concurrentes. La thèse contraire, qui soulève de nombreuses difficultés et engage, selon nous, la recherche ultérieure dans une impasse, a néanmoins été récemment soutenue. Émise
179. Bayhaqī s’est appliqué à réfuter ces critiques, sur l’autorité des spécialistes en lexicographie, dans son Radd al-intiqād ‘alā alfāẓ al-Šāfi‘ī (édité par Badr al-zamān al-Naybalī, Dār al-Hadayān, Riyāḍ, 1988). On trouvera dans cet ouvrage (p. 146-151) un relevé des vocables empruntés par Šāfi‘ī à la langue des Huḏaylites, du Yémen et des Banū Tamīm. Il va sans dire qu’il y a là un témoignage précieux en faveur de certaines données biographiques dont nous faisions état au chapitre précédent. — Pour les tours syntaxiques propres à Šāfi‘ī, cf. Risāla, index des fawā’iḍ luġawiyya, p. 659-662. 180. Il emploie alors non seulement un vocabulaire arabe mais aussi arabisé, qui montre l’étendue de sa curiosité scientifique. Voyez par ex. des termes tels que : sanawwar (variété de cuirasse, Umm, t. I, p. 219, l. 17) ; zurnuq (pilotis muni d’une poulie suspendue au-dessus d’un puits, Umm, II, p. 22, l. 4) ; naǧl (eau des tourbières, Umm, II, p. 38, l. 3 ) ; ašbayūš (psyllium, III, p. 17, l. 7) ; atraǧ (cédrat, ibid., l. 4) ; ahlīǧ (badamier, loc. cit.) ; saqmūn (scamonnée, ibid., l. 8) ; ġariqūn (agaric, ibid., l. 8) ; faṯṯ (coloquinte, III, p. 22, l. 7) ; waḍaḥ (dirham de bon aloi, ibid., p. 101) ; mustuh (éléphantiasis, Umm, V, p. 126, l. 11) ; ṯu’lūl (pustule, ibid., VI, p. 76, l. 19) ; aǧlaba (suppurer, ibid., VI, p. 58, l. 18), etc. Voyez encore le Kitāb al-sabq wa l-niḍāl (IV, p. 229-238) dont les termes rares sont expliqués par Rabī‘. 181. La critique du Hadith est limitée à quelques termes relatifs à l’isnād : mursal, munqaṭi‘, muttaṣil ... (cf. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 36-39) ; certains, trop vagues, feront place aux siècles suivants à une gamme plus nuancée. Ainsi, il se contente de dire ḥadīṯ ṯābit (tradition sûre) pour un hadith de bonne qualité, utilisable pour le fiqh. L’archaïsme du texte se révèle aussi à sa volonté de taire le nom de ses contemporains, désignés comme « personnes dignes de confiance » (ṯiqa) ; nous renvoyons sur ces questions au chapitre IX. En matière d’uṣūl al-fiqh, il se limite aux termes très généraux (Qur’ān, sunna, iǧmā‘, qiyās...) ou à ceux qu’il emprunte au tafsīr (ḫāṣṣ, ‘āmm, dalāla, ǧumla...) ; certains de ces termes se retrouvent dans le tafsīr de Muqātil. Notons que pas une seule fois, dans le kitāb al-zakāt (Umm, II, p. 3-93), Šāfi‘ī n’emploie le terme classique de niṣāb pour désigner le minimum imposable.
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Chapitre III par un spécialiste de la première littérature juridico-religieuse de l’islam, elle mérite que nous nous y arrêtions quelque peu. IV. Réfutation de la thèse de N. Calder Nous avons déjà fait état de la nouvelle interprétation que cet auteur propose pour l’ensemble de cette littérature primitive 182. Le point central de sa thèse est le suivant : dans leur version actuelle, ces textes sont l’aboutissement d’un long processus d’organic growth qui s’est déroulé à l’intérieur de chaque maḏhab durant deux siècles au moins. Chaque génération correspond à une strate d’additions anonymes : autant dire que la formation du maḏhab s’est accomplie dans une totale opacité, et qu’il serait plus exact de parler d’une fondation collective. À propos du Kitāb al-Umm, il affirme que beaucoup d’ajouts sont le fait de Rabī‘, et va même jusqu’à prétendre que les passages qāla l-Rabī‘ sont en réalité antérieurs aux propos de Šāfi‘ī 183. Il devient impossible, et surtout illusoire, de tenter d’identifier la pensée du fondateur. Šāfi‘ī et Rabī‘ ne sont que les prête-noms d’une foule de disciples subalternes dont l’histoire n’a pas jugé bon de décliner l’identité. La littérature šāfi‘ite, s’il est encore permis d’employer ce mot, devient un pot-pourri d’opinions de toutes sortes dont il serait parfaitement chimérique de démêler l’imbroglio. Cette théorie, appliquée aux écrits de Šāfi‘ī, ne résiste pas selon nous à l’examen des faits, qu’il s’agisse des informations livrées par l’école ou des données textuelles. Le lecteur aura deviné, à ce qui précède, que nos conclusions s’inscrivent radicalement en faux contre la relecture de Norman Calder. Nous voudrions ajouter ici quelques arguments supplémentaires. Observons en premier lieu qu’il généralise hâtivement une hypothèse concernant le premier malikisme à l’ensemble de la production juridicoreligieuse des trois ou quatre premiers siècles de l’hégire. On peut légitimement douter que l’analyse du Muwaṭṭa’ ou de la Mudawwana soit purement et simplement transposable aux textes hanéfites, šāfi‘ites et hanbalites de cette période. Dans le chapitre du Kitāb al-Umm analysé par lui 184, force nous est de constater que son raisonnement ne s’appuie que sur des indices extrêmement minces : le pseudodécoupage du texte par les qāla l-Šāfi‘ī, le désordre du chapitre, des formules aussi vagues telles que ka-ḏālika. Sans apporter aucune autre preuve textuelle, il s’autorise à tirer plusieurs conséquences incompatibles avec une lecture du texte et les données de l’école. Sa thèse repose essentiellement sur une prémisse absolument invérifiable, l’anonymat des ajouts censés constituer le texte ; si tel n’était pas le cas, en effet, il serait aisé de les en retrancher et de remonter ainsi à la part originelle du fondateur. Nous pourrions alors tester la validité de son hypothèse. Là est bien son point faible, qui est une erreur de méthode : il prétend faire dire au texte ce qu’il ne dit pas, ou plus préci-
182. Cf. supra, chapitre I, § V-1. 183. Studies in Early Islamic Jurisprudence, op. cit., p. 67-85. 184. Il s’agit d’un texte relatif à l’impureté de l’eau causée par le contact avec certains animaux : Umm, I, p. 5, l. 10 sqq.
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L’œuvre de Šāfi‘ī sement, le contraire : cette hypothèse non démontrée autorise dès lors n’importe quelle affirmation. Pourquoi ne pas partir, à l’inverse, de la signification du texte, que l’on peut alors confronter aux acquisitions récentes sur les structures didactiques de cette époque, le rôle qu’y jouaient l’écriture et l’oralité, les rapports entre maître et disciples, etc. ? D’autres hypothèses, qui sont cette fois vérifiables, viennent à l’esprit. Elles ne conduisent pas à mettre à l’écart le matériau d’étude, à préjuger des conclusions qu’on peut en tirer, à décréter que la recherche sur les fondateurs de maḏhabb aboutira fatalement à une impasse. Bien au contraire, elles les font apparaître sous un jour nouveau, qui permet en retour d’éclairer l’histoire des rites juridico-religieux. Elles permettent un surcroît d’intelligibilité, et gagnent en conséquence en scientificité. L’auteur des Studies in Early Islamic Jurisprudence trahit du reste dans sa formulation la vulnérabilité de sa reconstruction : « the supposition that these texts were added » ; « it may originally have added » ; « this leads to the postulate... » ; « it is possible that this passage was originally followed »... Autant de doutes qu’il aurait pu lever lui-même s’il s’était abstenu d’étendre indûment à l’ensemble du Kitāb al-Umm une problématique très fragile, qu’il pose en ces termes 185 : The problem is this : if Rabī‘ had before him a text including all the material that is now before us, why should he have introduced his own opinion – with miserably rudimentary arguments – into a passage by Šāfi‘ī, in which the questions he, Rabī‘, raised were more circumstancially dealt by his acknowledgded master ?
Cette question ne se pose que pour l’auteur et ne saurait constituer une objection sérieuse. La réponse est évidente et banale, le lecteur voudra bien nous excuser de nous répéter : Rabī‘ī n’est pas seulement un disciple, c’est aussi un transmetteur autorisé : ces deux fonctions tout à fait distinctes, Calder les confond en une seule, celle d’auditeur, alors que la langue différencie ces rôles depuis longtemps par trois mots différents. De plus, maint endroit du texte montre que Rabī‘ s’acquitte très consciencieusement de sa tâche. Faut-il lui dénier la qualité de disciple parce que son collègue Muzanī se permet plus de libertés avec le maître ? Si Calder avait poursuivi la lecture du texte, il aurait rapidement constaté que le répétiteur considère Šāfi‘ī comme une autorité. Il se borne le plus souvent à expliciter, sans la détailler, ses positions. Quoi de surprenant que, lisant un texte devant un auditoire, il glisse brièvement, de temps à autre, son propre point de vue ? Que pouvait-il faire d’autre, devant un public entraîné dans les méandres d’une quaestio disputata ? Pareil “défaut” est une vertu bien connue des pédagogues, et surtout des commentateurs qui lisent un texte. Le point de départ de l’auteur peut-il en être réellement un ? Suffit-il à rejeter l’authenticité des additions de Rabī‘ que Calder présente comme une déduction ? L’hypothèse de Calder est d’autre part en contradiction avec certaines considérations textuelles. Produit d’une longue évolution, le corpus aurait dû contenir une proportion élevée, sinon exclusive, de hadiths prophétiques : or, il s’y rencontre autant, voire davantage, des traditions de Compagnons, de Successeurs ou d’autres salaf – ce
185. Studies, op. cit., p. 74.
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Chapitre III qui s’accorde avec les proportions déduites des écrits contemporains 186. En outre, on ne s’explique nullement, suivant cette théorie, comment des livres auraient pu voir le jour si, au gré des circonstances, dans le cadre impromptu et houleux des débats publics, chaque disciple avait ajouté ce que bon lui semblait à un texte originel. Si tel avait été le cas, pourquoi ces additions restèrent-elles strictement anonymes, alors que déjà Rabī‘ et Buwayṭī apposent leurs noms à leurs interventions ? Comment rendre compte de ce qu’aucune source n’en ait jamais fait état ? Si le Kitāb al-Umm avait été sans cesse réécrit, d’où vient que le « je » de Šāfi‘ī s’y rencontre presque à chaque ligne ? Aurait-on pu parler, dès la plus haute époque, d’ouvrages précis, si leur contenu eût été indéfiniment mouvant ? Les écoles rivales auraient eu beau jeu de dénoncer l’“imposture” des écrits du fondateur. Or, bien au contraire, les sources ont enregistré le soin avec lequel celui-ci contrôlait leur diffusion. Il faisait lire Buwayṭī et corrigeait ce qu’il avait noté (yuqri’u mā ḫaṭṭa-hu wa yuṣawwibu-hu) 187. À Karābisī qui l’interrogeait sur une iǧāza, c’est-à-dire une permission de transmettre ou d’enseigner tout un ouvrage, il répondit qu’il ne connaissait que ce qu’on avait lu devant lui (lā adrī illā mā quri’a ‘alayya). C’est pourquoi Šāfi‘ī l’autorisa à ne transmettre que les textes lus par Za‘farānī 188. À Abū ‘Abd al-Raḥmān dit « le Šāfi‘ī » , il interdit de transmettre ses livres en raison de sa vue déficiente 189. Quant à Rabī‘, il évoque le souvenir suivant 190 : Šāfi‘ī se préparait à quitter [l’Égypte]. Il me restait un fragment du kitāb al-buyū‘. Je dis à Šāfi‘ī : « Donne-moi la permission [de le lire devant autrui] » (aǧiz lī) 191. Il répondit : « On ne l’a pas lu devant moi comme auparavant » (mā quri’a ‘alayya kamā quri’a ‘alayya). Je répétai ma demande, il me fit la même réponse, sans rien y ajouter. Plus tard, il m’accorda cette faveur. Il s’installa à nos côtés, nous l’entendîmes en personne, puis il mourut parmi nous.
Citons encore, dans cet ordre d’idées, un autre de ses disciples intimes, Muzanī. On mesure avec quelle attention celui-ci suivait la parole du maître. Šāfi‘ī parle d’une expiation qui incombe au pèlerin muḥrim 192 : Il retourne au ḥalāl avec une expiation... Muzanī dit : « J’avais bien entendu ce qu’il [Šāfi‘ī] avait dit. Mais il écrivit (ḫaṭṭa) : “il doit une expiation et retourne avec elle à l’état de muḥill”. Et ceci est plus conforme à ce qu’il voulait dire. »
186. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, p. 24-29. Les Muṣannaf-s de ‘Abd al-Razzāq et d’Ibn Abī Šayba donnent lieu à la même observation. 187. ‘ABBĀDĪ, Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfī‘īya, p. 7, l. 10. On notera que cette information concorde avec celle de Baḥr al-Ḫawlānī, donnée plus haut. 188. Op. cit., p. 23, l. 8-9. Cette source ne dit pas, contrairement à d’autres, que les connaissances de Karābisī en kalām en sont la cause (cf. supra, n. 40). 189. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, p. 26, l. 9-10. 190. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 98. 191. Ibn Abī Ḥātim (ob. 327/938) commente (ibid.) : « c’est-à-dire qu’il lui répugnait de donner l’iǧāza ». 192. Muḫtaṣar (Umm, IX), p. 66, l. 21-22. Un témoignage similaire, de Rabī‘ encore, in Umm II, p. 11, l. 17 sqq.
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L’œuvre de Šāfi‘ī Nous savons par ailleurs, grâce aux travaux récents sur l’école malikite primitive, que les écrits de Šāfi‘ī furent réfutés en Ifrīqyā dès la deuxième moitié du IIIe siècle. L’information implique qu’ils aient connu une forme relativement fixe. Un certain ‘Abdallāh b. Aḥmad al-Tamīmī (ob. 275/888) écrivit un Radd ‘alā l-Šāfi‘ī 193. L’œuvre est perdue, mais l’ouvrage de même nom, rédigé par Abū Bakr b. Labbād al-Laḫmī, en est sans doute un extrait 194. Il a été édité récemment 195. Nous avons pu y repérer des citations littérales du Muḫtaṣar de Muzanī 196, ouvrage tiré d’une riwāya de Šāfi‘ī 197. Il se vérifie ainsi pour l’Occident musulman un phénomène déjà relevé à propos du šāfi‘isme en Orient, à savoir que la présence du compendium de Muzanī jalonne, tel un marqueur, la progression de l’école 198. Or, Calder n’hésite pas à écrire 199 : The Mukhtaṣar and the Umm are, in fact, the record of ongoing argumentation within contiguous groups or ‘schools’, sharing a common allegiance to Šāfi‘ī, and a common approach to law, but expressing their immediate loyalty by reference to the transmission activity of Rabī‘ or Muzanī. The creation and development of juristic argument within these groups was clearly a long term process, probably enacted by circles of students and jurists meeting to discuss the law in the mosque. The recording, storing, discarding, and redacting of these discussions was likewise carried out over a long period of time, by different people, displaying different degrees of editorial skill.
Pour montrer combien les textes infirment l’hypothèse de Calder, signalons que la même comparaison synoptique, effectuée cette fois entre le Muḫtaṣar de Muzanī et le Kitāb al-Umm, révèle bien souvent, nous l’avons nous-même noté, une remarqua-
193. M. MURANYI, Beiträge zur Geschichte..., op. cit., p. 73. 194. Ibid. 195. Ed. ‘Abd al-Maǧīd b. Ḥamdūḥ, Dār al-‘arab li-l-ṭibā‘a, Tunis, 1986. L’introduction traite de l’attribution de l’ouvrage et explique comment l’éditeur est parvenu à identifier l’auteur. 196. Voici quelques exemples de ces similitudes textuelles : Radd d’Ibn Labbād
Muḫtaṣar de Muzanī
P. 90, l. 2-3 : qāla l-Šāfī‘ī : “in taraka l-muṣallī P. 18, l. 4-5 : qāla [l-Šāfī‘ī]: “fa-in taraka min min qirā’ati umm al-Qur’ān ḥarfan wāḥidan fa-lam umm al-Qur’ān ḥarfan wa huwa fī l-rak‘a, raǧa‘a yaḏkur ḥattā fariġa min al-ṣalāt wa taṭāwala, ilayhi wa atamma-hā wa in lam yaḏkur hattā ḫaraǧa a‘āda l-ṣalat kulla-hā”. min al-ṣalāt wa taṭāwala ḏālika, a‘āda”. P. 91, l. 6-7 : qulta : “wa marāḥ al-ġanam allaḏī taǧūzu al-ṣalāt fī-hi allaḏī la bawla fī-hi”.
P. 19, l. 11 : wa lam tufassid ‘alayhi ṣalāta-hu wa marāḥ al-ġanam allaḏī taǧūzu fī-hi l-ṣalāt allaḏī lā bawla fī-hi.
P. 96, l. 6-8 : wa law kāna l-ṣuf wa l-ša‘ar wa P. 1, l. 15-16 : qāla : “wa law kāna l-ṣūf wa l-ša‘ar l-wabar la yamūtu bi mawti ḏālika l-rūḥ, aw kāna wa l-rīš la yamūtu bi mawti ḏawāti l-rūh aw kāna yuṭahhar bi-l-dibāġ ǧāza ḏālika fī qarn al-mayyita yuṭahhar bi-l-dibāġ, kāna ḏālika fī qarn al-mayyita wa sinni-ha, wa ǧāza fī ‘azmi-hā, li-anna-hu qabla wa sinni-hā, wa ǧāza fī ‘aẓmi-hā li’anna-hu qabla l-dibāġ wa ba‘da-hu sawā’. l-dibāġ wa ba‘da-hu sawā’”. 197. Sur cet ouvrage, cf. H. HALM, Die Ausbreitung der šāfi‘itischen Schule von den Anfänge bis zum 8./14. Jahrhundert, Wiesbaden, 1974, p. 21-22. 198. Ibid. L’auteur a presque exclu le Maghreb, traité en une page, de son champ d’investigation, en raison de la faible implantation du šāfi‘isme dans cette région. 199. N. CALDER, Studies, op. cit., p. 104.
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Chapitre III ble coïncidence littérale. Les écarts occasionnels peuvent s’expliquer par le fait que chaque grand disciple de Šāfi‘ī avait sa propre version de l’enseignement du maître. Va-t-on postuler que le phénomène d’organic growth s’est exercé à l’identique, “en phase”, pour ainsi dire, sur deux ouvrages différents ? L’hypothèse est inconcevable, à moins de supposer que le Muḫtaṣar soit très postérieur à Muzanī, qu’il remonterait au plus tôt à l’époque, tardive selon Calder, de la fixation définitive du Kitāb al-Umm. Dans ce cas, Muzanī, comme Rabī‘, ne serait qu’un patronyme tout à fait fictif. Or le Muḫtaṣar est précisément le tout premier manuel du rite šāfi‘ite, un ouvrage auquel celui-ci doit principalement son existence, et sur lequel nous sommes le mieux informés... On mesure sur quel terrain glissant, à quelle conséquence invraisemblable nous conduit la théorie de Calder. Du côté des informations fournies par l’école, elle rencontre là encore de sérieuses difficultés : non seulement les disciples immédiats écrivirent leurs propres livres, distincts de ceux de leur maître, mais l’histoire a même conservé une liste précise de divergences avec lui 200. Dès le début du IVe siècle circulent des ouvrages qui, spécialement consacrés au désaccord entre Muzanī et Šāfi‘ī, s’efforcent de les rapprocher 201. On voit qu’aucun grand disciple de Šāfi‘ī n’a manqué de se singulariser par rapport à lui, que le fiqh de ce dernier n’est par conséquent nullement une œuvre collective. Où est la nébuleuse de contributions anonymes censée avoir défiguré l’héritage du fondateur ? D’autres contre-épreuves s’inscrivent en faux contre la reconstruction historique de l’orientaliste. Si l’on s’avise, par exemple, de comparer l’inventaire des aḫbār de la Risāla actuelle à celui qu’avait réalisé al-Aṣamm dans son Musnad, on constate une similitude non pas abolue, mais très étroite 202 : il n’y a aucune variante notable, et ils apparaissent dans le Musnad, à une seule exception près, suivant le même ordre 203. La coïncidence ne peut être fortuite, elle nous permet d’inférer que le texte actuel de la Risāla est conforme à ses plus anciennes versions médiévales utilisées par al-Aṣamm. Ce sondage est déjà révélateur, il conviendrait de l’étendre à l’ensemble du corpus šāfi‘ien, couvert à peu près en totalité par le Musnad. Une autre donnée chiffrée contredit l’organic growth puisque, suivant l’école, le Muḫtaṣar de Muzanī comptait environ
200. Cf. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., où elles portent le titre anodin de min masā’il... suivi du nom du disciple (Za‘farānī, Ḥarmala, etc.), ou encore, comme pour Muzanī (p. 168), celui plus significatif de ġarā’ib istaḫraǧtu-hā min... On doit à ce dernier un ouvrage, intitulé al-‘Aqārib, (« les scorpions ») exclusivement consacré à des questions épineuses de ce genre (op. cit., p. 105). Subkī tire sa documentation des traités classiques de référence (al-Nawawī, al-Rāfi‘ī, etc.). On trouve, à l’index de chaque tome de ses Ṭabaqāt, un relevé des points de fiqh disputés dans l’école. Sa longueur, impressionnante, suffirait à constituer un traité historique d’iḫtilāf. Il permettrait de cerner avec précision la relative indépendance de chaque grand disciple par rapport à Šāfi‘ī. 201. Ils portent le nom significatif d’al-Tawassuṭ. On cite notamment celui d’Abū Isḥāq Ibrāhīm alMarwazī (ob. 340/951), et d’Abū l-‘Abbās al-Ṭabarī [Ibn al-Qāṣṣ] (ob. 375/946) ; cf. F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Schâfi‘í, op. cit., p. 37 [761], p. 40 [764]. 202. Umm, IX, p. 420-425. 203. Le Musnad s’achève sur la citation du hadith justifiant l’iǧmā‘ (celui du § 1315 de la Risāla), puis du hadith de Subay‘a bt al-Ḥāriṯ (Risāla, § 1710), et se clôt, en inversant l’ordre, sur celui qui récompense le juge muǧtahid (dans celle-ci, au § 1409).
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L’œuvre de Šāfi‘ī 300 feuillets 204, et que Šāfi‘ī en avait composé en Égypte 1 500 205. Or, une proportion voisine entre l’original et son abrégé, soit un cinquième, se retrouve dans la présente édition des deux ouvrages 206. Un autre fait remarquable est le suivant : on constate que la méthodologie légale exposée dans la Risāla, se retrouve, dans ses grandes lignes, mise en application dans le Kitāb al-Umm. La même terminologie technique, les mêmes concepts fondamentaux sont à l’œuvre dans le traité détaillé. La similitude ne se borne pas au fond, elle porte aussi sur l’expression, comme nous le montrerons dans les chapitres suivants. Šāfi‘ī affectionne un petit nombre de principes, de formules inchangées qui reviennent sous sa plume tout au long du Kitāb al-Umm. Nous lisons non seulement un texte, mais aussi une pensée cohérente, fait incompatible avec une pluralité de signataires. Certes, il arrive qu’une même page figure dans deux ouvrages distincts 207 : nous saisissons là combien la notion de livre était profondément différente de la nôtre aux époques anciennes. Mais que les lois de la composition aient été plus lâches interdit de hasarder une conclusion similaire quant aux auteurs. L’erreur de Calder est d’avoir confondu ces deux dimensions de la communication écrite qui concouraient, indépendamment l’une de l’autre, à l’existence de la réalité livresque. Il est un dernier argument qui, à nos yeux, rend caduques les hypothèses de Calder. Il relève directement de l’histoire de l’école. Toute la théorie de l’auteur repose sur le présupposé que le Kitāb al-Umm – tout au moins son ébauche – fut immédiatement mis en circulation pour être commenté. Or c’est exactement le contraire qui s’est produit : on en chercherait vainement une seule glose, un seul šarḥ dans des ouvrages classiques consacrés au šāfi‘isme ou à son fondateur 208. C’est le Muḫtaṣar qui servit à cette fin, il en existe au moins une vingtaine de commentaires 209. Nos observations précédentes sur la composition et le style de l’ouvrage suffisent à expliquer pourquoi, renonçant paradoxalement à l’utiliser comme livre d’enseignement, on lui préféra le manuel d’un disciple. C’est en grande partie à partir de ce dernier que se constitua la littérature du šāfi‘isme. Ce fait laisse à penser que le Kitāb al-Umm ne connut qu’une diffusion limitée. Comment une gangue d’ajouts successifs aurait-elle pu venir enrober un texte ignoré par l’école ? Si l’auteur veut persister dans cette voie, il est obligé de concentrer sur un laps de temps très court – et certainement insuffisant pour rendre compte du processus en question – ces discussions d’école supposées avoir dissous
204. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 110. 205. Cf. supra, § I. 206. Son texte, de même format que le Kitāb al-Umm, compte 332 pages. La version complète de ce « grand abrégé » (al-Muḫtaṣar al-kabīr) aurait contenu un millier de feuillets (Intiqā’, loc. cit.) ; ce chiffre laisse à penser que nous n’avons que la version courte (al-ṣaġīr) de ce Muḫtaṣar, comme le soutenait Ibn al-Nadīm (Kitāb al-Fihrist, éd. R. Taǧaddud, p. 266, l. 9) et non l’autre, comme le pensaient Brockelmann et Heffening (F. SEZGIN, GAS, I, p. 492). 207. Ex. : MKU, début du § 1673 = Risāla, § 259, § 260 et § 266. Autre exemple, le passage sur le raf‘ alyadayn (Umm, I, p. 103-105) se retrouve dans l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX, p. 523-525). 208. H. HALM, Die Ausbreitung, op. cit., n’en cite aucun dans son étude. Nous n’en avons trouvé pas davantage dans F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Schâfī’í, op. cit., qui couvre les cinq premiers siècles de l’hégire. 209. M.K.U., I, introduction, p. 103-106. Cette liste est plus complète que celle de Sezgin (GAS, I, p. 493).
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Chapitre III le noyau originel dans leur propre activité exégétique. Or, les premiers commentaires du Muḫtaṣar voient le jour dès le début du IVe siècle : l’initiateur serait, d’après les ouvrages de Ṭabaqāt, Abū Isḥāq Ibrāhīm al-Marwazī (ob. 340/961) 210. Ils se succèdent régulièrement à partir de cette date. Il en résulte naturellement que le Muḫtaṣar est bien antérieur à ce que Calder suppose, et il en va de même pour l’ouvrage de base, le Kitāb al-Umm ou l’homologue dont il est tiré. De plus, comment expliquet-il qu’un lexique de cet ouvrage ait vu le jour avant 370 211 ? C’est seulement dans des œuvres plus tardives, qui compilent plus ou moins bien des écrits antérieurs, que se manifeste l’activité synthétique que l’auteur veut trouver dans le corpus šāfi‘ien. Parmi ces premiers grands traités, ouvrages de référence pour l’école, on pourrait citer al-Ḥāwī al-kabīr d’al-Māwardī (ob. 450/1058) et la Nihāyat al-maṭlab d’al-Ǧuwaynī (ob. 478/1085). Quant à attribuer un rôle déterminant à Bulqīnī 212, c’est, une fois de plus, une hypothèse gratuite, démentie et par le texte, comme nous l’avons vu, et par l’école, comme nous allons le montrer. En définitive, la démarche de N. Calder apparaît viciée dans son principe et dans sa méthode. Est-il légitime d’extapoler, à partir de quelques pages de Šāfi‘ī ou de Muzanī, une vision générale de l’école, alors que le Kitāb al-Umm, à lui seul, en contient plus d’un millier, ainsi qu’une diversité de textes dont l’analyse précédente a donné une idée ? L’auteur, par ailleurs, prétend inscrire ses travaux dans la continuité de ses prédécesseurs, notamment de Joseph Schacht 213. Que ne voit-il que la reconstitution historique proposée par ce dernier repose entièrement, sous peine de s’effondrer, sur l’authenticité du corpus šāfi‘ien, analysé – partiellement du reste – dans ses Origins of Muhammadan Jurisprudence ? Authenticité sur laquelle les signes d’un consensus des chercheurs commencent précisément à se dessiner. Voici comment un auteur contemporain introduit son panorama des études récentes sur la première littérature islamique 214 : For a long time it has been an established fact in the study of early Islamic writings that the preserved texts referring or attributed to that period are not authentic, in the sense that the chain of transmission presented in the earliest recensions that are found in the manuscript tradition, and allegedly going back to the authors mentioned above, has been falsified in an intentional attempt to make the transmitted texts look older than they are. In order to avoid terminological misunderstandings we shall use the term ‘authentic’ here to indicate the fact that we believe that a text that has come down to us attributed to a certain authority, actually derives from that authority. Such a definition leaves open the question of the form in which the text has come down to us.
Cette question de la forme, Calder en fait totalement abstraction : il ne tient aucun compte des progrès accomplis dans l’histoire des modalités de l’enseignement islamique. Il en résulte une conception aberrante, selon laquelle le fiqh serait une exception à
210. H. HALM, Die Ausbreitung, op. cit., p. 21, et index, à « Muḫtaṣar des Muzanī », p. 334, col. b. 211. Dû à Abū Manṣūr al-Azharī (ob. 370/980 ; cf. Bibliographie). 212. Studies, op. cit., p. 83. 213. Op. cit., introduction, p. IX ; p. 198-199. 214. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 43.
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L’œuvre de Šāfi‘ī l’intérieur des sciences religieuses naissantes. Au regard de celles-ci, bien au contraire, la synthèse réalisée par G. Schœler permet d’envisager raisonnablement la manière dont les premiers disciples de Šāfi‘ī ont suscité la naissance de l’école et de connaître leur rôle. Bien des indices textuels, dans le Kitāb al-Umm, ne se comprennent qu’à la lumière de cette reconstitution du taḥammul al-’ilm contemporain, auquel notre chapitre d’introduction a fait allusion. Elle autorise à tirer les conclusions suivantes : – La formulation de Rabī‘ nous prouve qu’il s’est fait remettre les notes de son maître, pratique courante à l’époque. Ses gloses nous démontrent sa fidélité à l’enseignement du fondateur, qui veillait lui-même à ce que sa doctrine fût intelligemment transmise. La version de Rabī‘ est une riwāya masmū‘a, sans être personnelle d’un bout à l’autre, puisqu’elle contient des emprunts à d’autres disciples. Toutefois les interventions de Rabī‘ sont assez nombreuses pour nous assurer qu’il pouvait les comparer à sa propre version ou à ce qu’il avait retenu des leçons de Šāfi‘ī auxquelles il avait assisté ; – En revanche, nous ignorons tout ou presque des riwāya-s parallèles, celles de Buwayṭī, Ḥarmala, etc. Quant à la doctrine ancienne, elle n’est reconstituable qu’à l’aide d’informations fournies par les auteurs postérieurs. Les compilateurs des IVe et Ve siècles, et notamment Bayhaqī, avaient encore accès aux unes et aux autres. Or, il va de soi qu’elles seraient d’une grande utilité pour juger de l’actuelle compilation, comme pour suivre l’évolution de la doctrine šāfi‘ienne. – Nous disposons toutefois du Muḫtaṣar, tiré d’un original appelé al-Ǧāmi‘, sur lequel nous ne sommes pas davantage renseigné, mais qui permet de vérifier dans une certaine mesure l’exactitude du travail accompli par Rabī‘. – Cette activité d’écriture eut bien lieu, un repère chronologique inclus dans le texte en foi, au tout début du IIIe siècle. À cette date, quelque cinquante ans après une période de tâtonnements, les règles du taḥammul al-‘ilm commencent à s’uniformiser. Le corpus šāfi‘ien représente une étape dans cette évolution. V. Quelques repères chronologiques dans l’histoire du Kitāb al-Umm Cette enquête sur l’histoire du Kitāb al-Umm, qui serait l’aboutissement naturel des conclusions précédentes, n’est pas réalisable en l’état actuel de la recherche. Aucune édition du Kitāb al-Umm, nous l’avons dit plus haut, ne comporte d’apparat codicologique susceptible de nous aider dans cette tâche : ses voies de transmission nous restent, à l’heure où nous écrivons ces lignes, inconnues 215. Il faudrait en effet recouper les maillons du samā‘, portés sur les manuscrits – au cas où ces indications existent –, avec les informations biographiques fournies par les ouvrages de ṭabaqāt. Signalons
215. Signalons que seuls deux ouvrages édités actuellement, sur l’ensemble du corpus, comportent un tel apparat codicologique : la Risāla, dans l’édition d’A. Šākir, et le Kitāb al-sunan, dans celle du Dr Ḫalīl Ibrāhīm Mullā Ḫāṭir. À la recherche envisagée ici, ils apporteraient une contribution non négligeable, puisque ces deux titres sont rapportés par les deux principaux rāwī-s du corpus, Rabī‘ et Muzanī. Nous devons toutefois mentionner que Yūsuf al-Mar‘ašlī, l’auteur d’un index du Kitāb al-Umm affirme (p. 10) être le dernier maillon d’une chaîne de samā‘ comportant une vingtaine de maillons, qui remonte à alAṣamm, Rabī‘ et enfin Šāfi‘ī.
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Chapitre III toutefois qu’un manuscrit, récemment découvert, pourrait guider efficacement le chercheur 216. Les informations données dans cette section, tirées des ouvrages de l’école, sont donc provisoires. Elles visent simplement à tester les conclusions précédentes et glaner quelques repères. Elles seront l’occasion, en outre, de vérifier que certains disciples commentèrent ou prolongèrent, dans des ouvrages séparés, l’héritage intellectuel laissé par Šāfi‘ī. Il se confirme ainsi que, dès les origines de l’école, il n’y eut jamais, contrairement à l’opinion de Calder, confusion entre la transmission du corpus et l’activité exégétique du šāfi‘isme. L’histoire du Kitāb al-Umm commence avec Rabī‘ b. Sulaymān al-Murādī (174/790-270/883) à propos duquel nous sommes, paradoxalement, mieux renseignés que sur ses successeurs. Ce muezzin de la grande mosquée de Fusṭāṭ, qui aurait été très aimé du maître 217, sut se distinguer par deux qualités qui valurent à sa riwāya d’être préférée aux autres. On loue d’abord sa fidélité à transmettre l’enseignement recueilli 218. Al-Qaffāl prétend même, sans doute pour ôter toute espèce de soupçon à son égard, qu’il était lent à comprendre, que Šāfi‘ī lui répétait les explications difficiles et le prenait en aparté jusqu’à ce qu’il eût compris 219. Ibn ‘Abd al-Barr rapporte, de son côté, qu’il connaissait mal le fiqh et commettait des bévues (ġafla) 220. Muzanī, en revanche, aurait été desservi par son intelligence, puisqu’on lui reproche d’avoir rapporté selon le sens, et non la lettre. Aussi sa riwāya aurait-elle été tenue en moindre estime. Ces défauts imputés à Rabī‘ sont, selon nous, sans fondement : l’analyse de ses gloses, dans le Kitāb al-Umm, prouve abondamment qu’il ne fut pas ce simple répétiteur réputé inintelligent. Son autre mérite serait d’avoir beaucoup voyagé afin de rassembler un maximum d’écrits šāfi‘iens 221. Mis au courant, Šāfi‘ī lui aurait déclaré qu’il était le rhapsode (rāwiya) de ses livres 222. Ce type de renseignement, qui fait songer à un adoubement du disciple par le maître, trahit sans doute un projet hagiographique, outre la même volonté d’accréditer le caractère irréprochable de sa compilation. L’information suivante, qui émane d’un auteur tardif, al-Nawawī, est à interpréter de la même manière. Elle ne figure ni chez Ibn Abī Ḥātim, ni chez Bayhaqī. En outre, le chiffre qu’elle avance suffit à déconsidérer et rendre invraisemblable le samā‘ en question : D’après Muḥammad b. Aḥmad al-Ṭarā’ifī : « J’écoutai Rabī‘, un jour, alors que stationnaient à la porte de son domicile neuf cents montures chargées de livres de Šāfi‘ī qui avaient été enseignés de vive voix (tis‛at mi’at rāḥila fī samā‘ kutub al-Šāfi‘ī) » 223.
216. Le Baḥr al-maḏhab du šāfi‘ite al-Ruwaynī (ob. 502/1108), conservé à la Dār al-kutub du Caire, indique les voies de transmission du K. al-Umm (M. MURANYI, Islamic Law and Society, vol. 4 (1997), p. 231). 217. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 273. 218. SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, op. cit., p. 132-133. 219. Op. cit., p. 134. 220. IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 112. 221. Op. cit. 222. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 134. 223. Tahḏīb al-asmā’ wa l-luġāt, I, p. 48-49. D’après Flügel, il serait identique à Abū ‘Abdallāh Muḥammad b. Ḥamdān al-Ṭara’ifī, l’un des rāwī-s de Šāfi‘ī (Kitāb al-Fihrist, éd. de 1872, II, p. 91, l. 30).
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L’œuvre de Šāfi‘ī Plus intéressantes sont les quelques voix dissonantes émises sur la valeur de son activité. Mais, dans l’ensemble, se hâte de conclure Subkī, la critique accueillit favorablement sa riwāya, qu’elle qualifie de référence. Il en va de même de son Hadith, qui figure en bonne place dans les compilations orthodoxes, celles d’Ibn Ḥibbān, d’alḪuzayma ou d’al-Ḥākim [al-Naysābūrī, ob. 403/1012] 224. Remarquons que le jugement implique qu’on ait été assez tôt en état de comparer sa riwāya avec celle de ses condisciples. Il s’est élevé, par la suite, une controverse sur la paternité du Kitāb al-Umm. Al-Makkī (ob. 386/996) 225, relayé par Ġazzālī 226, prétendit que l’ouvrage avait été en réalité compilé par Buwayṭī. Rabī‘ n’aurait été, en d’autres termes, qu’un plagiaire. Quelques auteurs contemporains ont abondé dans leur sens : Brockelmann 227, et surtout Zakī Mubārak, dans un pamphlet publié en 1934 228. Nous nous abstiendrons de prendre part à ce débat, qui nous apparaît stérile et dont la fièvre, depuis lors, semble être retombée 229. Nous nous contenterons de faire observer qu’attribuer un rôle de premier plan à Buwayṭī aurait, a priori, quelque vraisemblance. On trouve parfois dans le corpus, quoique rarement, l’indication suivante : aḫbara-nā l-Rabī‘ qāla : aḫbara-nā l-Buwayṭī qāla : aḫbara-nā l-Šāfi‘ī 230. D’autre part, Buwayṭī peut être considéré comme l’héritier spirituel de Šāfi‘ī, il fut son successeur désigné à la tête de ses disciples (istaḫlafa-hu ‘alā aṣḥābi-hi ba‘da mawāti-hi) 231. Ses biographes en font un parti-
224. SUBKĪ, loc. cit. 225. Qūt al-qulūb, réimpression de l’édition de Būlāq, II, p. 227, pén. l., et p. 228, l. 1-2 : « Buwayṭī se fit obscur, se détacha des hommes et, vivant retiré à Buwayṭa, dans la campagne d’Égypte, composa le Kitāb al-Umm, qui est désormais attribué à Rabī‘, et l’ouvrage fit la réputation de ce dernier. Mais c’est bien Buwayṭī qui en a réuni les parties, bien qu’il ne s’y fût pas mentionné lui-même. Il le communiqua (aḫraǧa ilā) à Rabī‘, qui l’augmenta et le fit connaître (aẓhara-hu), après en avoir écouté la lecture par Buwayṭī ». Al-Makkī ne donne pas la source de son information : il s’agit plutôt, semble-t-il, d’une interprétation qui s’imposa à lui comme plus conforme au rang de Buwayṭī parmi ses condisciples et à sa dignité spirituelle. Le passage doit être remis dans le contexte qui parle de la « fraternité en Dieu ». Halm ajoute (Ausbreitung, op. cit., p. 236), que cette attribution est accréditée par bien des šāfi‘ites. 226. Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn, II, Maṭba‘at al-Istiqāma, Caire, s.d., II, p. 131. 227. GAL, Suppl. I, p. 304 (« in einer später mehrfach interpolierten Sammlung »). Il se contente de faire référence à l’opinion de Ġazzālī. 228. Cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 487. 229. Voici une oriention bibliographique sur “l’affaire Rabī‘” : S. MAHMASSANI, Falsafat al-tashrī [sic] fi al-islām, the Philosophy of Jurisprudence in Islam, translated by F. Ziadeh, Brill, Leyde, 1961, p. 28 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., introduction d’A. Ṣaqr, p. 31-40 ; MKU, I, introd., note des p. 89-92 ; ALŠĀFI‘Ī, al-Risāla, introduction d’A. Šākir, p. 9-10 ; ‘U.R. KAḤḤĀLA, Mu‘ǧam al-mu’allifīn, Mu’assasa al-Risāla, Beyrouth, 1993, III, p. 118, pour des références à la presse égyptienne. 230. Par ex. Umm, I, p. 111, l. 4. 231. AL-NAWAWĪ, Tahḏīb, op. cit., p. 62 ; SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 163. Šāfi‘ī renvoyait ses interlocuteurs à la futyā de Buwayṭī. Parmi tous ses disciples, il avait le plus d’affinités avec le Coran (anza‘ bi-ḥuǧǧati-hi min kitāb Allāh). Le maître en aurait fait son porte-parole (lisān) et aurait prédit sa mort ignominieuse. On rapporte que Muḥammad b. ‘Abd al-Ḥakam, furieux de devoir céder la préséance à Buwayṭī, aurait rompu toute attache avec son premier maître pour passer au malikisme (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 337341 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 275 ; F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Shâfī‘í, op. cit., p. 63-64 [673-674]). Mais cette anecdote est ignorée par ‘Abbādī (Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfī‘īya, p. 20, l. 5-6) : Šāfi‘ī l’aurait toujours considéré comme malikite.
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Chapitre III san convaincu des ahl al-ḥadīṯ, dont Šāfi‘ī adoptait le credo 232. Mais on pourrait aussi faire valoir qu’il n’est aucun indice, dans le Kitāb al-Umm, en faveur de cette thèse. Il arrive à Rabī‘ de mentionner le commentaire de son condisciple, sans dissimuler ce qu’il lui doit. Nous avons déjà noté qu’il se disait redevable, dans cette compilation, d’autres samā‘-s que le sien. Or le nom de Buwayṭī n’étant pas cité à cette occasion, rien n’empêche qu’il se soit agi d’un autre disciple. Rabī‘, d’autre part, ne se donne jamais pour auteur, ni même pour compilateur : il se borne à lire ce qu’il a recueilli, en transmetteur honnête et consciencieux. La thèse de Zakī Mubārak n’est pas, on le voit, d’une grande originalité 233, et l’école n’a pas fait mystère du rôle de Buwayṭī : Subkī reconnaît par exemple que Rabī‘ obtint de lui certains textes 234. Du reste, cette prétendue réhabilitation du rôle de Buwayṭī n’a guère d’intérêt : que nous importe, en définitive, de savoir que le nom de tel disciple, plutôt qu’un autre, fut à l’origine du corpus que nous avons sous les yeux ? Les structures didactiques des IIe et IIIe siècles rendent illusoire, nous le savons aujourd’hui, les notions modernes d’auteur et de livre. On doit substituer l’idée d’un cercle de dépositaires qui collaborèrent, en interprètes qualifiés, à la notoriété d’une doctrine définie. Quoi qu’il en soit, les sources affirment aussi que Rabī‘ enseigna celle de son maître, notamment à Za‘farānī 235. Bayhaqī vante la méticulosité de son travail et son application à recopier les livres de Šāfi‘ī : il veillait, lorsque manquait une page, à la remplacer 236. Bien plus significatif, comme nous l’avons déjà noté, est le fait que le titre actuel de cette compilation, Kitāb al-Umm, ne semble pas avoir été donné à l’origine. Nous n’en avons trouvé aucune occurrence aux IIIe et IVe siècles dans l’ouvrage de Subkī, à une exception près, sans valeur probante à nos yeux 237. Rabī‘ transmit, comme
232. Sur ce point, cf. chapitre suivant. Buwayṭī, à l’instar d’I. Ḥanbal, subit une miḥna encore plus redoutable que ce dernier. Refusant de partager la thèse du Coran créé, il fut mis aux fers par le grand cadi mu‘tazilite Ibn Abī Du’ād, instigateur et agent officiel de la répression contre les ahl al-ḥadīṯ. Buwayṭī invoquait, contre la création du Coran, le kun fa-yakūn coranique : la Parole de Dieu est incréée, puisqu’elle est créatrice (cf. J. van ESS, TG, op. cit., IV, p. 183). Contrairement à ses condisciples Ḥarmala et Muzanī, ainsi qu’au propre fils de Šāfi‘ī, qui adhérèrent au credo officiel par opportunisme ou pusillanimité, Buwayṭī affichait une intransigeance et une piété à toute épreuve. En prison, il faisait mine, devant son geôlier, de se rendre à la prière collective du vendredi. Il mourut en captivité (SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 164 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., loc. cit.). 233. Certains compilateurs tardifs (tel Ḥaǧǧī Ḫalīfa, ap. F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Shâfī‘í, op. cit., p. 45 [655] et 64 [674]), reprirent l’explication proposée par al-Makkī : les écrits composant le Kitāb al-Umm furent confiés par Šāfi‘ī à Buwayṭī, qui, ayant assisté à l’intégralité de ses leçons, se chargea de les réunir. Il se refusa, toutefois, à y apposer son nom. Rabī‘ b. Sulaymān les mit en ordre et les transmit sous le sien. Cette interprétation trahit l’anachronisme de ces auteurs, qui ne sauraient imaginer un livre dépourvu de signataire. Le texte du Kitāb al-Umm prouve que le nom de Rabī‘ n’est rien d’autre qu’un lecteur du corpus. On y chercherait vainement l’indice d’une velléité d’appropriation intellectuelle, chose tout à fait exceptionnelle à l’époque, étant donné la place de l’écrit dans l’enseignement. Du reste, Ḫaǧǧī Ḫalīfa ne fait que reprendre à son compte, sans la vérifier, l’“information” de Ġazzālī (Kašf al-ẓunūn, éd. Dār al-fikr, 1982, II, p. 1285, col. a). 234. Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 163. 235. F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Shâfī‘í, op. cit., p. 61 [671] ; IBN AL-NADĪM, Kitāb al-Fihrist, éd. R. Taǧaddud, p. 265, l. 2. 236. F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Shâfī‘í, op. cit., p. 75-76. 237. L’auteur rapporte (Ṭabaqāt, II, p. 167) une mention, et non une citation, du Kitāb al-Umm par Buwayṭī, mais il se peut que Subkī ait donné ce nom à l’ouvrage.
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L’œuvre de Šāfi‘ī d’autres de ses condisciples, une somme de leçons appelées al-Mabsūṭ 238. Ce fait peut s’interpréter de deux manières : ou bien nous avons affaire à un autre nom du Kitāb al-Umm, ou bien il s’agirait de sa propre version. Nous penchons, compte tenu des informations sur les compilations postérieures, pour la première hypothèse 239. D’autre part, ce titre n’en est pas réellement un, puisqu’il peut s’appliquer à plus d’un auteur. La même observation vaut du reste pour les autres disciples et la doctrine irakienne de Šāfi‘ī. Il en va tout autrement, en revanche, pour des écrits tels que la Risāla, dont le titre est attesté dans le courant du IIIe siècle. Nous y voyons la confirmation que Šāfi‘ī avait transmis à Rabī‘ non pas un livre précis, mais un ensemble de notes. Cette interprétation s’accorderait avec le fait que les šāfi‘ites égyptiens, à l’exception de Muzanī et contrairement à leurs homologues bagdadiens, ne rédigèrent pas, en matière légale, d’ouvrages originaux. En outre, les uns et les autres ne sont pas à confondre, la doctrine écrite de Šāfi‘ī ayant eu, dès l’origine, ses propres voies de transmission. Ainsi, al-Isnāwī (ob. 772/1370), qui possédait le Kitāb al-‘irāqī, était en mesure de le comparer avec le Kitāb al-Umm 240. Dans cette hypothèse, le Mabsūṭ de Rabī‘ reçut plus tard le nom de Kitāb al-Umm, parce que, comparée aux riwāya-s des autres disciples, il s’avéra que sa recension avait été complétée. Avec le temps, l’activité compilatrice de Rabī‘, entrée dans la légende, donna naissance aux anecdotes que nous venons de mentionner. Si nous sommes dans l’incapacité, nous l’avons dit, de suivre pas à pas le cheminement spatio-temporel de l’ouvrage, nous connaissons au moins le nom des maillons qui vinrent s’instruire auprès des disciples directs de Šāfi‘ī − la plupart étant décédés autour de 250 − et recueillirent son corpus. Aux témoignages donnés dans la première partie de cette étude, on pourrait ajouter le nom des chefs de file du courant traditionaliste : ‘Alī b. l-Madīnī (ob. 234/848) qui recopia (kataba) tous les livres de Šāfi‘ī sans exception 241, Yaḥyā b. Sa‘īd al-Qaṭṭān (ob. 198/813) qui les enseignait 242, ou encore Yaḥyā b. Ma‘īn (ob. 233/847), qui envoya Abū ‘Abdallāh al-Bušanǧī (ob. 291/903), l’un des premiers biographes de Šāfi‘ī, les étudier en Égypte sous la direction de Rabī‘ 243. De même, Isḥāq b. Mūsā [Abū Ya‘qūb] al-Isfarā’īnī (ob. 284/897), un compagnon de Muzanī et de Rabī‘, écouta la lecture du Mabsūṭ de ce dernier 244. Or les premières compilations du corpus šāfi‘ien apparaissent avant 350/961. Ceci nous assure qu’un organic growth est à exclure, deux générations n’y auraient pas suffi. Nous savons en outre qui, dans l’intervalle, détenait les écrits de Šāfi‘ī. Le Bagdadien Muḥammad b. Yūsuf [Abū Ismā‘īl] al-Tirmiḏī (ob. 280/893) se rendit en Égypte, entra en relation avec les
238. BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 232 : « Šāfi‘ī composa ce livre, c’est-à-dire le Mabṣūṭ, de mémoire, sans avoir de livres avec lui ». (Témoignage de Rabī‘ et de Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā). 239. Ce que confirme Wüstenfeld, Der imâm, op. cit., p. 77 [687]. Le Mabṣūṭ est le n° 29 de son inventaire des ouvrages de Šāfi‘ī (p. 46 [656]). 240. AL-ISNĀWĪ, Ṭabaqāt al-šāfī‘īya, éd. K.Y. al-Ḥūt, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1987, I, p. 146. 241. ‘ABBĀDĪ, Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfī‘īya, op. cit., p. 40, l. 2. 242. Op. cit., p. 37, l. 2. 243. Op. cit., p. 12, l. 9. Sur Yaḥyā b. Ma‘īn, cf. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, p. 238, n° 12. 244. SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, p. 258.
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Chapitre III élèves de Šāfi‘ī et recopia ses livres 245. Ces derniers les enseignèrent aussi à son compatriote ‘Uṯmān al-Anmāṭī (ob. 288/900), auditeur de Muzanī et de Rabī‘ 246. Le maître d’Ibn Surayǧ (ob. 306/918) 247, Abū l-Ḥasan al-Munḏirī (ob. 293/905) écrivit un compendium tiré, selon toute vraisemblance, du Ǧāmi‘ de Muzanī 248. Abū Nu‘aym ‘Abd al-Mālik al-Astarabāḏī (ob. 323/934) 249 nous apprend que dès les débuts du IVe siècle, les originaux šāfi‘iens connaissaient une large audience : Quatre noms, en matière de fatwa, font référence dans l’empire : Mālik, Abū Ḥanīfa, Sufyān [al-Ṯawrī], Šāfi‘ī. Ce dernier en est le plus digne, parce qu’il a écrit sur les fondements et la casuistique (al-uṣūl wa l-furū‘), qu’il a réuni les traditions, et que ses livres se sont diffusés autour de lui dans un rayon extrêmement vaste (sārat kutubu-hu ‘an-hu ilā l-āfāq). Ils reçurent l’approbation du public, jeunes et vieux se mirent à les étudier et, dans l’empire, ils furent connus du peuple comme de l’élite savante.
Nous retiendrons surtout que ces livres de Šāfi‘ī continuent à circuler sans titre particulier. Il en va de même aux deux générations suivantes, c’est-à-dire jusqu’au terminus ad quem de 450/1058. Voici quelques-uns des maillons qui jalonnent cette histoire. Ya‘qūb b. Isḥāq al-Isfarā’īnī [Abū ‘Awāna, ob. circa 315/927] 250, vint en Égypte, se mit à l’école de Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā, Muzanī et Rabī‘, puis fit connaître les ouvrages de Šāfi‘ī à Ispahan. ‘Abdallāh b. Muḥammad al-Qazwīnī, alias Qāḍī Abū l-Qāsim (ob. 315/927), disciple des mêmes élèves, transmit les Sunan de Šāfi‘ī, ainsi qu’un traité relatif à la prière rituelle intitulé al-kabīr 251. L’Égyptien Muḥammad b. ‘Alī al-‘Askarī [Abū Bakr, ob. 327/938], transmit les livres de Šāfi‘ī après les avoir reçus de Rabī‘ 252. Abū Sa‘īd al-Istaḫrī (ob. 328/939) était jugé comme l’un des meilleurs connaisseurs de ceux-ci avec Ibn Surayǧ, mais il s’en écartait sur bien des points 253. On rapporte que Muḥammad b. Bišr al-Zanbarī [Abū Bakr, ob. 332/943] transmit, grâce à Rabī‘, le Muḫtaṣar de Buwayṭī. Al-Ḥasan b. Ḥabīb al-Dimašqī [Abū ‘Alī al-Ḫasā’irī, 248-338] reçut des disciples de Šāfi‘ī, dont Rabī‘, le Kitāb 254. Le Ǧāmi‘ al-kabīr de Muzanī fut offert au cadi Muḥammad b. Sa‘īd (ob. circa 340/951), élève d’Abū Isḥāq al-Marwazī et d’Abu Bakr al-Ṣayrafī, l’un des commentateurs de la Risāla 255. L’ouvrage fut aussi à la base des écrits d’al-Ḥāwī, et d’Abū Aḥmad b. Muḥammad
245. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 57. Il est cité dans le Fihrist d’Ibn al-Nadīm en tant que transmetteur majeur de Buwayṭī (éd. R. Taǧaddud, p. 266, l. 4). 246. F. WÜSTENFELD, Der imâm, op. cit., p. 97 [707]. 247. Sur ce personnage, voir l’interprétation qu’en donne Melchert (Formation, op. cit., p. 87-92), qui prétend (p. 88) qu’on ne sait rien d’Abū l-Ḥasan al-Munḏirī, mais Wüstenfeld (op. cit., p. 105 [715]) lui consacre une brève notice. 248. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 51, l. 7, donne l’information sous la forme suivante : la-hu muḫtaṣar fī l-fiqh min kutubi l-Šāfīʿī min Kitāb al-Muzanī. 249. C’est un disciple de Rabī‘ ; cf. ‘Abbādī (op. cit., p. 55) et SUBKĪ, Ṭabaqāt, III, p. 335-337. 250. WÜSTENFELD, op. cit., p. 13-14 [737-738]. 251. SUBKĪ, op. cit., III, p. 320-322. 252. WÜSTENFELD, op. cit., p. 29 [753]. 253. Ibid., p. 30 [754]. 254. SUBKĪ, op. cit., III, p. 256. 255. Ibid., p. 165.
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L’œuvre de Šāfi‘ī [Ibn al-Qāḍī, ob. 346/957] 256. Abū Bakr al-Aṣamm n’est pas seulement le compilateur du fameux Musnad déjà cité, c’est aussi le transmetteur du Mabsūṭ de Rabī‘ 257. Abū Zayd Muḥammad al-Pasānī al-Marwazī (ob. 371/981) enseigna à La Mecque le fiqh šāfi‘ite, à partir des écrits mêmes du fondateur 258. On pourrait penser que la première occurrence du Kitāb al-Umm apparaît avec Abū l-‘Abbās al-Daybulī al-Khayyāṭ, (ob. 373/983) 259, mais ce n’est pas certain, Subkī dit seulement à son propos qu’il détenait le « Kitāb de Rabī‘ » 260. Ceci vaut encore pour le premier corpus šāfi‘ien qui vit le jour quelque temps auparavant, celui d’Aḥmad b. l-Ḥusayn al-Fārisī [Abū Bakr], intitulé ‘Uyūn al-masā’il, et qui fut estimé dans l’école. Nous avons même un terminus ad quem pour sa composition 261. Or ‘Abbādī en parle comme d’un kitāb al-‘Uyūn ‘alā masā’il al-Rabī‘ 262, et les sources utilisées par Wüstenfeld font de ce personnage un excellent connaisseur du Kitāb al-Amm (c’est-à-dire al-Umm) 263. Une autre compilation due à Aḥmad b. Muḥammad al-Zūzānī (Abū Sahl alias Ibn Ibn al-‘Ifrīs, ou encore al-‘Afarnas) et intitulée Ǧāmi‘ al-ǧawāmi‘ entra en circulation quelque temps après. L’ouvrage est perdu, mais nos chroniqueurs nous ont laissé un extrait de sa préface. Subkī écrit 264: Abū Sahl fit dans cet ouvrage une compilation qui fut exhaustive (aw‘ā). Il y rassembla le contenu de la doctrine ancienne, le Mabsūṭ, les Amālī, les recensions de Buwayṭī, de Ḥarmala et d’Ibn Abī Ǧarūd, celle de Muzanī dans le Ǧāmi‘ al-kabīr, le compendium de ce dernier, ainsi que la recension d’Abū Ṯawr. Lorsqu’il terminait un chapitre, il en ajoutait un autre, du fait qu’Ibn Surayǧ ou d’autres šāfi‘ites en avaient détaillé la casuistique (farra‘a). C’est pourquoi ce livre devint une référence (aṣl) pour l’école.
Isnāwī cite lui aussi ce texte et donne des précisions en rapport avec notre sujet 265. Al-Zūzānī prit pour base le Mabsūṭ, qu’il compléta à l’aide des autres riwāya-s. Le plan adopté fut celui du Muḫtaṣar de Muzanī. Et le chroniqueur de l’école conclut : Il ne s’est pas occupé (lam yata‘arraḍ) du [Kitāb al-] Umm en raison de sa rareté à l’époque. À la fin de son introduction, il mentionne qu’il avait pour informateur Muḥammad b. Ya‘qūb alias al-Aṣamm, qui lui-même transmettait ce qu’il avait reçu de Rabī‘.
256. WÜSTENFELD, op. cit., p. 47 [771]. 257. Ibid., p. 46 [770]. 258. Ibid., p. 78 [802]. 259. Ibid., p. 80 [804]. 260. Ṭabaqāt, III, p. 56. 261. Subkī (Ṭabaqāt, II, p. 185), rapporte que, selon certains, il serait mort en 305/917 (et de même Wüstenfeld, d’après ses sources, dans Der imâm, op. cit., p. 4 [728]), avant Ibn Surayǧ, bien qu’il ait été son élève. Il appartiendrait alors à la deuxième ṭabaqa. Mais Subkī peut prouver qu’il s’agit d’une erreur : il a consulté à la bibliothèque de la madrasa badarā’īya de Damas un manuscrit des ‘Uyūn al-masā’il, composé de huit parties, rédigé par al-Fārisī, et daté de 341/952. 262. Kitāb, p. 45, l. 3. On lui doit aussi un ouvrage sur les divergences entre Šāfi‘ī et Muzanī, ainsi qu’une réplique contre ce dernier (ibid.). 263. WÜSTENFELD, Op. cit., p. 80 [804]. Ces sources ne sont pas d’époque, et le titre de Kitāb al-Umm est sans doute une appellation rétrospective. 264. SUBKĪ, Ṭabaqāt, III, p. 302. Aucun ouvrage consulté n’indique sa date de décès, mais puisqu’il était disciple d’al-Aṣamm (ob. 346/957), il ne dépassa probablement pas l’année 400. Wüstenfeld en fait le n° 177 (p. 69-70) [793-794] de sa liste, il situe donc sa mort autour de 370/980. 265. SUBKĪ, Ṭabaqāt, I, p. 165.
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Chapitre III À l’explication d’Isnāwī, on peut objecter que le Mabsūṭ en question semble bien être celui de Rabī‘, puisque, d’après Subkī, il ne se confond pas avec la riwāya de Buwayṭī. Il fut pris pour base en raison du rôle de Rabī‘ dans l’école. Dans cette hypothèse, il ne serait autre, en conséquence, que le premier nom du Kitāb al-Umm. La dépendance intellectuelle d’al-Zūzānī à l’égard d’al-Aṣamm ne peut que renforcer notre présomption : ce dernier est précisément un grand disciple de Rabī‘ 266. Nous mentionnerons la troisième compilation de cette période, bien qu’elle ne nous dise rien de plus. Elle a pour titre al-Taqrīb et fut réalisée par al-Qāsim b. Muḥammad al-Qaffāl al-Šāšī (al-kabīr), fils de l’homonyme dit « le jeune » (Abū Bakr al-Qaffāl al-saġīr) 267. Il ne vaudrait guère la peine d’en parler, si ce n’est qu’elle nous fournit un indice concordant. Elle passa en effet entre les mains de Bayhaqī qui, dans une lettre adressée à Abū Muḥammad (ob. 438/1046), père de l’illustre Ǧuwaynī, la juge en ces termes 268 : Puis j’ai examiné le Taqrīb, le Ǧāmi‘ al-ǧawāmi‘, les ‘Uyūn al-masā’il et d’autres livres. Je n’ai pas trouvé plus digne de confiance, dans ce qu’il a rapporté, que l’auteur du Taqrīb. [Toutefois], dans la première moitié de son livre, il rapporte des citations de Šāfi‘ī plus littérales que dans la seconde. [D’autre part], il s’est montré négligent dans les deux à la fois, bien qu’il ait disposé de la totalité, ou presque, de ses ouvrages. Or, à notre époque, certains sont perdus.
Cette déclaration implique que Bayhaqī était en mesure de comparer l’œuvre de ses devanciers à une version de référence, considérée par lui comme fidèle aux originaux. C’est donc à tort qu’al-Ḏahabī fait de l’auteur des Sunan al-kubrā le premier compilateur de l’enseignement šāfi‘ien, cette lettre en fait foi 269. Mais quelle était donc cette version de référence ? Observons tout d’abord que Bayhaqī, dans sa biographie laudative, décrit ainsi l’œuvre du fondateur 270 : « Šāfi‘ī a écrit sur les fondements (uṣūl) comme sur la casuistique (furū‘) […] ; parmi les livres traitant de cette dernière − ce sont ceux qu’on connaît sous le nom de Kitāb al-Umm… ». Or ceux qu’il nomme uṣūl, et qui n’ont pas de titre collectif, à la différence des furū‘, coïncident exactement, sans exception aucune, avec les écrits polémiques et théoriques de Šāfi‘ī que nous connaissons aujourd’hui de lui. Quant aux furū‘, il s’agit de 128 livres dont la matière reprend celle de l’actuel Kitāb al-Umm, à cette différence que leurs titres ne coïncident qu’approximativement avec ceux de la compilation actuelle. L’examen du Musnad suggère la même remarque. Le Kitāb al-Umm est donc moins dans son esprit
266. Il est le compilateur du Musnad, qui réunit des aḫbār extraits des écrits šāfi‘iens. Ceux-ci ne sont pas précisés, mais il apparaît que la majeure partie des traditions citées se retrouvent dans le Kitāb al-Umm et le reste du corpus actuel. 267. Sur le père, cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 500. ‘Abbādī rapporte (Kitāb, op. cit., p. 106, l. 7) que le Taqrīb devint un ouvrage célèbre. Il servit à former les fuqahā’ [šāfi‘ites] du Khorassan et à redorer le blason de l’école en Irak. Les ouvrages de ṭabaqāt ne donnent pas non plus sa date de décès. Il est classé au n° 176b par Wüstenfeld (op. cit., p. 69 [793]) ; elle serait pour lui postérieure à 401. L’éditeur des Ṭabaqāt de Subkī (III, p. 472, n. 1) indique « autour de 400 », d’après al-Baġdādī. 268. SUBKĪ, Ṭabaqāt, III, p. 474. Ce passage est reproduit littéralement dans les Ṭabaqāt d’al-Isnāwī (I, p. 146). 269. SUBKĪ, Ṭabaqāt, IV, p. 10. 270. Manāqib, I, p. 247.
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L’œuvre de Šāfi‘ī un ouvrage défini qu’un nom entré dans l’usage à son époque pour désigner une somme de fiqh, à la suite d’une classification sommaire opérée dans les écrits de Šāfi‘ī. On peut considérer qu’un indice en ce sens est rapporté par son contemporain al-‘Abbādī (ob. 458/1065) 271. Nous sommes d’avis, en conséquence, que le nom de Kitāb al-Umm fait son apparition vers les débuts du Ve siècle, et qu’il ne renvoie pas à un ouvrage précis mais, plus vaguement sans doute, à un corpus de textes. Nous inclinons aussi à penser que le biographe de Šāfi‘ī disposait de la collection complète. Bayhaqī déclare en effet qu’il conçut, avant la lettre, le projet de “reconstruire” l’original dont Muzanī avait tiré son fameux Muḫtaṣar : J’avais écouté la lecture (sami‘tu) des livres nouveaux [c’est-à-dire la doctrine égyptienne de Šāfi‘ī] à la manière de certains de mes maîtres, et j’avais réuni les livres anciens [c’est-à-dire la doctrine irakienne de Šāfi‘ī] qui existaient dans notre pays. J’étudiai ces ouvrages, et je pus en tirer, avec l’aide de Dieu, le “Traité détaillé de la doctrine contenue dans ses ouvrages, appuyé sur ses preuves et arguments” (Mabsūṭ kalāmi-hi fī kutubi-hi bi-dalā’ili-hi wa ḥuǧaǧi-hi), rédigé sur le plan de l’Abrégé d’Abū Ibrāhīm Ismā‘īl Ibn Yaḥyā al-Muzanī, afin que s’y réfère, s’il plaît à Dieu, quiconque est désireux de prendre connaissance du traité détaillé que ce dernier avait abrégé. L’ouvrage comprend neuf tomes 272.
Sans nous arrêter au louable souci, chez le disciple, de vulgariser la pensée du maître, nous retiendrons de ce témoignage qu’il permet de connaître cet étalon auquel Bayhaqī comparait les compilations antérieures à la sienne : ce sont les écrits du fondateur, transmis de manière ininterrompue jusqu’à ses propres maîtres. Puisqu’il considère que Rabī‘ est le transmetteur de la série de titres qui composent le Kitāb al-Umm 273, nous en concluons, là encore, que ce dernier nom est probablement le Mabsūṭ de ce disciple. Ainsi, les informations que nous a laissées Bayhaqī donnent de la consistance à notre hypothèse initiale, d’autant qu’Ibn Nadīm la corrobore par une voie indépendante. En effet, ce dernier, mort en 390/999, appartient à la génération précédant Bayhaqī, et son Fihrist ignore encore le nom de Kitāb al-Umm : il ne le cite ni dans la rubrique consacrée à Šāfi‘ī et à ses disciples, ni ailleurs dans son répertoire. D’autre part, il désigne la transmission de Rabī‘ par al-Mabsūṭ 274. Preuve qu’il s’agit bien d’un autre nom du Kitāb al-Umm, il nous a laissé, d’après un exemplaire copié de la main d’Ibn Abī Yūsuf 275, la description de son contenu, qui ne présente pas de différence notable avec le sommaire de Bayhaqī : nous y retrouvons tous les écrits polémi-
271. Kitāb, op. cit., p. 12, l. 10 : Yaḥyā b. Ma‘īn conseille à al-Bušanǧī d’aller lire les livres de Šāfi‘ī devant Rabī‘ (« il est le transmetteur (nāqil) du Kitāb al-Umm »), cette précision étant semble-t-il ajoutée par al‘Abbādī. Si elle est le fait de Yaḥyā, il faut alors considérer que le Kitāb al-Umm circulait déjà depuis un siècle au moins. Cette hypothèse est peu probable, quoiqu’elle ne soit pas totalement à écarter, étant donné l’importance des Ṭabaqāt d’al-‘Abbādī. 272. BAYHAQĪ, Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār, I, p. 214. 273. ID., Manāqib, op. cit., I, p. 254. 274. Kitāb al-Fihrist, éd. Taǧaddud, p. 264, l. 1 et l. 28. Ajoutons qu’Ibn al-Nadīm en fait le rāwī de Šāfi‘ī et de Buwayṭī à la fois. 275. Il peut s’agir du fils du cadi Abū Yūsuf, le disciple bien connu d’Abū Ḥanīfa, comme le suggère Flügel dans son éd. du Kitāb al-Fihrist (1872), au t. II, p. 91, l. 24. Mais le nom est mal fixé, Taǧaddud préfère la variante Ibn Abī Sayf.
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Chapitre III ques et théoriques de Šāfi‘ī, y compris la fameuse Risāla, et la doctrine comprend, avec quelques variantes dans les intitulés des livres, la même matière de fiqh. Nous avons donc un nombre suffisant d’indices qui convergent vers les conclusions suivantes : le nom de Kitāb al-Umm n’entre en circulation qu’après la rédaction des compilations précédemment citées, c’est-à-dire à partir du Ve siècle, et sans doute en raison de leur existence, ou d’ouvrages didactiques de même valeur. Il n’est pas différent de la riwāya de Rabī‘, qui porte le nom de Mabsūṭ : ce titre de « mère » lui vient de ce qu’il fait à la fois autorité et référence, il émane d’un grand disciple du fondateur et – le texte en fait foi – Rabī‘ en a lu et transmis l’intégralité. À cette date, plusieurs générations après la mort de Šāfi‘ī, les compilations et les commentaires se généralisent et tendent, pour les raisons pédagogiques dont nous avons parlé, à se substituer directement aux écrits du maître. Mais – l’histoire générale offre maint exemple similaire –, le besoin de se reporter aux originaux ne cesse point pour autant. Ceux-ci continuent en conséquence de circuler, notamment le Mabsūṭ de Rabī‘, sous l’appellation plus courante de Kitāb al-Umm. Nous n’avons pas prolongé notre enquête au-delà de Bayhaqī, mais elle gagnerait à l’être : celui-ci serait, au dire de Subkī, le dernier à avoir tenté de compiler à son tour le corpus de son maître avec autant de succès. Les auteurs postérieurs se seraient donc contentés de remanier l’organisation du Kitāb alUmm. L’histoire a retenu deux noms principaux : Šams al-dīn Muḥammad b. Aḥmad al-Aš‘ardī (ob. 749/1348) et Bulqīnī (ob. 871/1466) 276. Nous vérifions ainsi, grâce aux données de l’école, la pertinence de nos observations sur le plan et le mode d’exposition du corpus 277.
276. Ṭabaqāt, IV, p. 10. 277. ḤAGGĪ ḪALĪFA, Kašf al- ẓunūn, op. cit., II, p. 1397, col. a. Du rôle de Bulqīnī dans l’histoire du Kitāb al-Umm, l’appendice de Suyūṭī aux ouvrages biographiques, intitulé Laḥẓ al-alḥāẓ bi-ḏayl Ṭabaqāt alḥuffāẓ (allusion à l’ouvrage de Ḏahabī), parle en ces termes (éd. Taqiyy al-dīn Muḥammad b. Fahd al-Makkī, Damas, s.d., p. 216) : tartīb Kitāb al-Umm wa laysa fī-hi kabīr al-amr, lam yat‘ab ‘alay-hi (!). On trouvera dans l’introduction de la Muqaddima d’Ibn al-Ṣalāḥ (éd. ‘Ā’iša ‘Abd al-Raḥmān [= Bint Šāṭī’], sous le titre Muqaddima Ibn al-Ṣalāḥ wa maḥāsin al-iṣṭilāḥ, Dār al-ma‘ārif, Le Caire, 1989, pp. 63-108), une biographie détaillée du šayḫ Bulqīnī.
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CHAPITRE IV ŠĀFI‘Ī ET LA THÉOLOGIE
I. Les “professions de foi” de Šāfi‘ī À la différence de certains contemporains, Šāfi‘ī n’a laissé aucun écrit de théologie dogmatique du type Kitāb al-īmān ou Kitāb al-sunna 1. Il nous faut d’emblée écarter un titre qui, désigné conventionnellement par al-Fiqh al-akbar III, est faussement attribué à notre auteur 2. En revanche, plusieurs sources anciennes font référence, de manière précise, à son credo. Pour les raisons exposées dans le chapitre biographique, elles peuvent de prime abord susciter une méfiance légitime. Toutefois, les conclusions qu’on en tire ne justifient pas un scepticisme exagéré ou un rejet pur et simple de ces documents. C’est qu’en dépit d’un « filtrage orthodoxe » qui, sans nul doute, a vigoureusement fait écran pour un fondateur d’école, ces témoignages, d’origines diverses, sont similaires dans leur contenu. Ils méritent d’autant plus de retenir notre attention qu’ils s’accordent avec les quelques rares indications de cet ordre qu’on peut glaner dans sa casuistique. Il est donc imprudent d’affirmer, selon nous, que les positions dogmatiques de Šāfi‘ī nous resteront à jamais inaccessibles et que, d’autre part, elles n’auraient guère revêtu d’importance à ses yeux 3. A priori, on peut penser au contraire qu’elles nous renseignent sur les milieux les plus proches de ses affinités intellectuelles et que ceux-ci, à leur tour, ne sont pas étrangers aux intuitions maîtresses de son fiqh. Il n’est donc pas inutile d’y consacrer quelques développements avant d’entrer dans le corpus de ses textes. Elles constituent en quelque sorte le cadre méta-légal de sa doctrine, et l’importance de celui-ci apparaîtra davantage à la fin de cette étude. Voici tout d’abord une liste de sources où Šāfi‘ī expose plus ou moins complètement les points cardinaux de sa croyance : 1° Une profession de foi éditée au début du XXe siècle 4. Elle inclut un catalogue de positions dogmatiques et légales. Après une šahāda complète, Šāfi‘ī atteste de sa croyance en les anges, les livres célestes et les prophètes sans distinction. La foi
1. Les inventaires de ses œuvres, même les plus tardifs (comme celui reproduit in F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Shâfi’í, op. cit., p. 44-46 [654-656]) n’en mentionnent pas. 2. Rédigé sur le modèle du Fiqh al-akbar II, daté du Xe s., cet opuscule représente la théologie “orthodoxe”, c’est-à-dire les positions aš‘arites. Cette prétendue ‘aqīda de Šāfi‘ī ne se distingue guère des écrits similaires dus à des auteurs comme al-Nasafī, al-Samarqandī, etc. : c’est un catéchisme à l’usage des débutants en théologie. Il aurait vu le jour au XIe s. (A.J. WENSINCK, The Muslim Creed, Cambridge, 1932, p. 246, p. 264-265). Sur ce document, cf. aussi J. SCHACHT, « An Early Murci’ite Treatise », Oriens, 17 (1964), p. 96-117, qui donne la traduction commentée du Kitāb al-‘ālim wa l-muta‘allim attribué à Abū Ḥanīfa. 3. É. CHAUMONT, EI2, t. IX, article Shāfi‘ī (p. 189, col. a). Cet auteur estime que l’ensemble de la littérature à ce sujet « procède largement d’une illusion rétrospective ». Mais il ne mentionne pas les premières ṭabaqāt šāfi‘ites, celles d’al-‘Abbādī, qui contiennent un témoignage important. 4. F. KERN, « Ein dogmatisches Vermächtnis des Imām al-Šāfi‘ī », M.S.O.S. As., XIII (1910), p. 141-145. L’édition critique est accompagnée d’une traduction et d’un bref commentaire. L’éditeur penche pour son authenticité (« Dieses Vermächtnis scheint echt zu sein »).
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Chapitre IV authentique doit comporter, outre une déclaration verbale, l’adhésion du cœur et le témoignage des œuvres. Elle peut, en fonction de celles-ci, croître ou diminuer. Sur les questions dogmatiques, on retrouve des déclarations inscrites sur sa pierre tombale. Šāfi‘ī y ajoute la réalité du décompte eschatologique des actes humains (al-ḥisāb), de leur pesée sur la Balance, de la vision de Dieu dans l’au-delà, de la session divine sur le Trône, de la prédestination et de l’incréation du Coran. À la recherche du tafaqquh fī l-dīn, il exprime aussi son attachement à la Sunna et aux traditions prophétiques, à l’ensemble des Compagnons, aux califes de Médine, à la communauté, à la prière collective du vendredi, et espère que Dieu pardonnera aux factions qui furent responsables de la première fitna. Le califat revient de droit aux Qurayšites, mais l’obéissance est due aux autorités établies. Il prend position sur les innovations et les hétérodoxes (ahl al-ahwā’). Ce catalogue, on le voit, accuse une ressemblance frappante avec les premières professions de foi hanbalites. La fin du texte, qui proscrit le mariage temporaire et la consommation de vin, est peut-être, comme le soutient Kern, une condamnation implicite du hanéfisme et du chiisme. Cette dernière déclaration semble tirée directement du Kitāb al-Umm 5. Cette trouvaille fait donc songer à une compilation de matériaux divers. Elle n’a qu’un intérêt secondaire du fait que le texte n’est qu’attribué (nusiba) à Šāfi‘ī. La question de son authenticité se pose d’autant plus qu’elle est dirigée contre des soufis. De surcroît, le texte est de seconde, voire de troisième main : l’éditeur l’a découvert dans la réfutation d’un théologien tardif contre les soufis, qui lui-même le tirait d’un autre écrit, dû à un traditionniste du IVe siècle, Abū ‘Alī al-Ḥasan b. ‘Amr al-Baladī (ob. post 346/957). 2° La notice sur Šāfi‘ī dans les Ṭabaqāt al-Ḥanābila d’Ibn Abī Ya‘lā (ob. 526/1131) 6. Elle contient, en fin de rubrique, une profession de foi de notre personnage, censé prendre position sur les Attributs et les Noms divins. Il déclare ajouter foi aux expressions anthropomorphiques de la Révélation et de la Sunna, mentionne les versets coraniques correspondants, et taxe de mécréance (kufr) le refus d’adhérer à la manière dont Dieu s’est Lui-même décrit dans la Tradition. On peut là encore suspecter ce témoignage : faisant de Šāfi‘ī un hanbalite avant la lettre, il laisse entendre la supériorité d’Ibn Ḥanbal, donc du disciple, sur le maître. Mais il n’est peut-être pas complètement à rejeter dans la mesure où, émanant de Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā, il est aussi mentionné par Ḏahabī dans une ‘aqīda de Šāfi‘ī qu’aurait possédée ‘Alī b. Aḥmad al-Hakkārī 7. 3° Une inscription sur son tombeau. Plusieurs voyageurs attestent avoir lu, gravée sur sa sépulture, une épitaphe où Šāfi‘ī, après avoir déclaré sa foi en Dieu et Son Envoyé, guide, avertisseur, et flambeau éclatant (arsala-hu bi-l-hudā wa dīn al-ḥaqq
5. La tolérance du chiisme envers le mariage muṭ‘a est bien connue. En ce qui concerne la consommation de vin dans l’école hanéfite, cf. EI2, article Nabīdh. Le texte dit précisément : « ce qui enivre, en petite ou en grande quantité, est [bel et bien] du vin (ḫamr) » [et donc illicite]. On lit dans le Kitāb al-Umm, VI, p. 144, l. 26 : sami‘tu l-Šāfi‘ī yaqūlu : mā askara, kaṯīru-hu fa-qalīlu-hu, fa-huwa ḥarām, répété p. 181, l. 6. Šāfi‘ī adoptait une opinion d’Ibn ‘Umar (Umm, VI, p. 180, l. 3-4) ; il l’appuie sur des traditions en général, prophétiques ou non : cf. Umm, VI, aux p. 179-180. 6. Le Caire, 1952, t. 1, p. 283-284. 7. AL-ḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., X, p. 79.
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Šāfi‘ī et la théologie bašīran wa naḏīran wa dā‘iyan ilā llāh wa sirāǧan munīran), affirme la réalité (ḥaqq) du Paradis, de l’enfer, de la mort (sic) 8, ajoute qu’il a vécu dans cette croyance et atteste que Dieu ressuscitera les corps dans leurs tombeaux 9. Mais il s’agit seulement, comme dans les cas précédents, de paroles prêtées à Šāfi‘ī, non d’un témoignage à caractère autobiographique. On peut toutefois faire valoir que la šahāda figure avec les mêmes termes dans son œuvre 10 ; mais il suggère surtout un rapprochement avec un passage du Kitāb al-Umm où Šāfi‘ī énonce, dans une discussion sur l’assimilation incestueuse (al-ẓihār), les conditions d’affranchissement d’une captive de guerre lorsque les parents ne sont pas musulmans 11. La procédure n’est valable que si l’esclave est pubère et à même de rendre compte de la foi islamique (iḏā waṣafat al-islām). Or celle-ci doit comporter seulement la šahāda complète et l’assurance que l’intéressée ne commet rien de contraire à l’islam (tabra’ mimmā ḫālafa l-islām min dīn), sans autre condition (hāḏa kamāl waṣf al-islām). À propos d’un test destiné à vérifier sa croyance en la résurrection et autres articles théologiques (law imtaḥana-hā bi-l-iqrār bi-l-ba‘ṯ wa mā ašbaha-hu), le texte prouve qu’il ne fait pas partie du credo stricto sensu, puis-
8. Il faut sans doute entendre par là celle du « châtiment du tombeau » (‘aḏāb al-qabr, cf. EI2, à cette expression) : d’après la tradition, en effet, deux anges, Munkar et Nākir, sont chargés d’interroger le défunt sur sa foi. Cette réalité eschatologique, devenue article du credo chez les sunnites traditionalistes, est niée par les kharidjites, les qadarites et les mu‘tazilites (cf. H. LAOUST, La profession de foi d’Ibn Baṭṭa, Institut Français de Damas, Damas, 1958, note de la p. 93). Ajoutons que les mu‘tazilites contestaient ce châtiment pour des raisons théologiques : celui-ci supposait une « science » chez l’intéressé, et faisait double emploi avec cet autre interrogatoire qui aurait lieu le Jour du Jugement (J. van ESS, Die Erkenntnislehre des Īcī, Wiesbaden, 1966, p. 298 ; J.I. SMITH – Y. HADDAD, The Islamic Understanding of Death and Resurrection, SUNY, New York, 1981 ; J. van ESS, TG, op. cit., IV, p. 528-534) ; pour des références aux négateurs de cet article de foi, cf. M. COOK, « ‘Anan and Islām », J.S.A.I., 9 (1989), p. 178, n. 79. 9. BAYHAQI, Manāqib, op. cit., II, p. 300 ; AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, op. cit., II, p. 7. 10. Risāla, § 8 ; Umm, VII (Ibṭāl al-istiḥsān), p. 294, l. 2-3. 11. T. V, p. 281, l. 6-7. Il est à noter, dans ce passage, que Šāfi‘ī réclame du converti une déclaration verbale explicitant le contenu de la foi nouvelle. Il le répète dans d’autres cas de ce genre, par ex. à propos du ḥarbī (combattant infidèle, cf. Umm, VI, p. 35, l. 29 : iḏā waṣafa l-ḥarbī l-islām). Cette exigence est conforme à ce que d’autres témoignages rapportent sur sa définition de la foi, à savoir que celle-ci, contrairement à l’opinion de Ǧahm b. Ṣafwān, ne se réduisait pas à un acte du cœur. ― On est en droit, à ce propos, de se demander si la définition adoptée par l’orthodoxie sunnite pour la foi n’aurait pas pour origine les nécessités pratiques du métier de légiste, qui ne peut se satisfaire d’une simple intention sans son expression verbale. Dans le cas du ḥarbī, Šāfi‘ī ajoute que celle-ci suffit à lui à attribuer le statut de la foi (kamāl al-īmān wa ḥukm al-imān) s’il est majeur (bāliġ) et doué de raison (ġayr maġlūb ‘alayhi). Le credo des aṣḥāb al-ḥadīṯ, était partagé essentiellement par les écoles de fiqh (W. MADELUNG, « Sonstige religiöse Literatur », dans H. GÄTJE (éd.) Grundriß, II, op. cit., p. 379). ― Bayhaqī cherche lui aussi à établir l’orthodoxie de Šāfi‘ī à partir de son fiqh (Manāqib, I, p. 394-395), mais son argumentation n’est guère convaincante. La remarque vaut d’ailleurs, à quelques exceptions près, pour l’ensemble des chapitres qu’il consacre à la théologie de Šāfi‘ī (op. cit., p. 385-470 ; il s’y trouve cependant des informations historiques dignes d’intérêt). Il se fonde sur un argument classique, à savoir que le Prophète accepta la déclaration d’une servante disant que Dieu était au ciel, comme preuve de sa conversion à l’islam. Bayhaqī voit dans la mention de ce hadīth par Šāfi‘ī (Umm, V, p. 280, l. 24 sqq. ; Risāla, § 242) la preuve que, pour ce dernier, islām et īmān étaient synonymes, contrairement à la doctrine mu‘tazilite, qui les distingue, afin de créer un troisième statut théologal, voué à l’enfer, celui du fāsiq, classé comme musulman non mu’min (A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 194 (commentaire du Fiqh al-akbar, art. 18), M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 129-131 ; J. van ESS, TG, op. cit., IV, p. 564). Ibn Kullāb, dont la conception théologale fut considérée comme hétérodoxe, en donnait une interprétation tout autre (J. van ESS, TG, VI, p. 409-410).
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Chapitre IV que Šāfi‘ī déclare qu’il s’agit simplement d’une préférence de sa part (aḥabbu ilayya). Or, il reproduit précisément ce que porte l’inscription funéraire 12. 4° Un legs (waṣiyya) de Šāfi‘ī. Daté de ša‘bān 203/818, inclus dans le Kitāb al-Umm, il a fait l’objet d’une édition critique 13. Le texte, transmis par l’un de ses principaux disciples, Rabī‘ b. Sulaymān al-Murādī, se compose de deux parties : un testament spirituel, qui contient sa profession de foi, ainsi qu’une invitation à la piété sincère, puis le legs proprement dit, destiné à des proches. Ce document est très certainement authentique : il est présenté par Rabī‘, à la première ligne du texte, comme ayant été rédigé de la main de son maître, puis lu devant un auditoire auquel le disciple appartenait 14. Šāfi‘ī commence par énoncer la šahāda sous sa forme complète et atteste qu’il meurt dans cette foi, jusqu’au jour où Dieu, s’Il veut, le fera renaître. Il exhorte l’assistance à déclarer permis (iḥlāl) ce que Dieu permet dans son Livre et par la voix de son Prophète (ṯumma ‘alā lisān nabiyyi-hi Muḥammad), et à déclarer illicite (taḥrīm) ce que Dieu a déclaré tel, sans rien y ajouter (lā yuǧāwaz 15 min ḏālika ilā ġayri-hi), auquel cas elle se rendrait coupable d’innovations (muḥdaṯāt). Il enjoint d’observer fidèlement les impositions légales, en parole et en acte (qawlan wa ‘amalan), de craindre le Très-Haut et de se souvenir fréquemment qu’on comparaîtra devant Lui (kaṯrati ḏikri l-wuqūf bayna yadayhi, suit Cor. III (Āl ‘Imrān), 30). Viennent alors d’autres recommandations invitant à se détacher des réalités d’ici-bas, à pratiquer le bien, à être sincère dans ses intentions (iḫlāṣ) à cultiver l’amitié spirituelle, etc. Notre attention est surtout attirée par le fait que la foi, incluant l’observance de la Loi, est intégrée aux œuvres (al-muḥāfaẓa ‘alā adā’i farā’iḍ Allāh fī l-qawl wa l-‘amal) 16. C’est le Prophète qui, autant que Dieu Lui-même, la communique aux hommes. Tout ceci est en accord avec le corpus šāfi‘ien 17, et avec les autres témoignages présentés ici. Assez pauvre en données théologiques, ce texte est de valeur supérieure aux précédents en raison de son caractère autobiographique.
12. Pour des indications bibliographiques concernant le tombeau de Šāfi‘ī, situé dans la cité du Caire, au pied du mont Qarāfa, cf. « La barque de l’imām al-Šāfi‘ī », dans Egypt and Syria in the Fatimid, Ayyubid and Mameluk Eras, II (“Orientalia Lovaniensia Analecta”, n° 83), éd. Vermeulen et de Smet, Peeters (1998), p. 249, n. 1. 13. Il s’agit du deuxième document inclus dans l’article de F. Kern mentionné plus haut, intitulé « Zwei Urkunden vom Imām al-Šāfi‘ī » (M.S.O.S. As., VII [1904]), p. 53-68 ; le premier est une donation (ṣadaqa) contemporaine. Cette waṣiyya figure aussi dans l’actuelle édition du Kitāb al-Umm (IV, p. 122-124). Elle est accompagnée, comme le texte précédent, d’une traduction. Elle est reproduite, presque à l’identique, dans les Manāqib al-Šāfi‘ī de Bayhaqī (t. II, p. 288-289). 14. Qāla al-Rabī‘ b. Sulaymān [ici la version de Bayhaqī ajoute : quri’a ‘alā Muḥammad b. Idrīs alŠāfi‘ī, raḥima-hu llāh, wa anā uḥādiru ; c’était donc un autre disciple que Rabī‘ qui faisait la lecture] : hāḏa kitāb kataba-hu Muḥammad b. Idrīs al-Šāfi‘ī fī ša‘bān sanat ṯalāṯi wa mi’atayn − wa ašhadu Allāh ‘ālima ḫā’inata al-a‘yun wanā tuḫfī l-ṣudūr [la formule, réminiscence coranique (Cor, XL, 19) est solennelle : c’est celle qui est utilisée dans les serments en justice : cf. Umm, VI, p. 99, l. 22-23 ; p. 100, l. 2-3] wa kafā bihi, ǧalla ṯanā’u-hu, šahīdan− ṯumma man sami‘a-hu [...] wa anna-hu [c’est-à-dire Šāfi‘ī] yūṣī nafsa-hu wa ǧamā‘ata man sami‘a-hu waṣiyyata-hu. 15. Nous suivons ici le texte du Kitāb al-Umm. Bayhaqī lit yuǧāwizūna, et Kern, yuǧāwizanna. 16. Šāfi‘ī adresse de telles recommandations à lui-même aussi bien qu’à ceux qui l’écoutent (yūṣī nafsa-hu wa ǧamā‘ata man sami‘a waṣiyyata-hu). 17. Cf. Umm, IX, p. 475, l. 5.
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Šāfi‘ī et la théologie Par ailleurs, Šāfi‘ī ne parle pas seulement ici en légiste, son discours est aussi celui d’un dévot qui s’exprime à la manière des ascètes de son temps. Plus qu’une banale profession de foi “orthodoxe”, ce document justifie, mieux que le chapitre précédent, qu’une lignée d’ascètes ou de soufis – à commencer par ses disciples immédiats, tels Muḥāsibī ou Ǧunayd – se soit réclamée de son héritage spirituel 18. II. Une définition de la foi par Šāfi‘ī Il convient de faire une place à part à un témoignage de Šāfi‘ī rapporté dans les Ṭabaqāt d’al-‘Abbādī. Cet auteur, le premier biographe de l’école šāfi’ite, le donne sous une forme courte 19. Bayhaqī en connaît une autre version, similaire dans sa teneur, mais visiblement enrichie – nous dirions aujourd’hui “revue et augmentée” : de facture littéraire, elle se transforme en dialogue et ajoute, à l’appui des points dogmatiques mentionnés, des versets coraniques absents du premier original 20. Ce texte plus étoffé ne nous retiendra pas ici, sauf à en identifier le premier transmetteur. En effet, ‘Abbādī indique un certain Abū ‘Amr al-Zanbarī, qui aurait appartenu à la première génération (ṭabaqa), mais dont l’éditeur n’a pu trouver la trace dans aucune des sources biographiques qu’il a consultées 21. Or Bayhaqī la tient, quant à lui, d’Abū Muḥammad al-Zubayrī et une variante, dans le texte de ‘Abbādī, indique Abū ‘Amr al-Zubayrī. Zanbarī est donc à écarter comme une graphie défectueuse. Mais les deux autres noms sont incomplets : nous ne pouvons donc aller plus loin dans l’identification. Quoi qu’il en soit, c’est très vraisemblablement du côté des Zubayrides, auxquels Šāfi‘ī, nous le savons, était apparenté en ligne collatérale 22, qu’il faut chercher l’origine de ce document. En outre, Bayhaqī affirme avoir recueilli du petit-fils d’un šāfi‘ite notoire, Abū ‘Ubayd, une version plus longue encore (abṣaṭ, zāda fī l-bayān) . Il avance l’hypothèse que Šāfi‘ī l’aurait lui-même communiquée, dans sa forme concise, à Abū ‘Ubayd 23. Autant d’informations qui nous amènent à nous intéresser de près à ce témoignage dans sa version brève. Or, bien qu’il s’annonce d’un grand intérêt, il ne semble pas avoir jusqu’ici retenu l’attention des chercheurs 24. On en lira la traduction ci-dessous 25 : [P. 31, l. 7] Quelqu’un interrogea Šāfi‘ī sur la foi (al-īmān). Il répondit :
18. Cf. chapitre II, note 135 ; en outre, il reçut l’enseignement des grands élèves de Šāfi‘ī (Abū Ṯawr, Abū ‘Ubayd, classé comme šāfi‘ite par Subkī (cf. Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 153), et Muḥāsibī lui-même (ABDELKADER, The Life, Personality and Writings of Al-Junayd, E.J.W. Gibb Memorial, Luzac and Co., Londres, 1962, p. 3). ― Pour Muḥāsibī, cf. J. van ESS, Theologie und Gesellschaft, op. cit., III, p. 196-197. 19. Kitāb ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfi‘iyya, op. cit., p. 31-33. 20. Manāqib, op. cit., I, p. 387-393. 21. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 36 du commentaire de l’éditeur. 22. Cf. ch. II, § III. Les Zubayrides constituent le rameau qurayšite remontant à ‘Abd al-‘Uzzā, frère de ‘Abd Manāf (cf. tableau, p. 134). 23. Manāqib, I, p. 393, dernier alinéa. 24. Il n’est point mentionné, à notre connaissance, dans les travaux de Watt, Madelung, Nagel, van Ess. 25. Les passages entre crochets sont du traducteur.
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Chapitre IV « [Elle est] une œuvre et la professer en fait partie (qāla : ‘amalun wa qawlun ba‘ḍūhu) 26. Il existe une foi qui est tout à fait complète (al-tāmmu al-muntahā tamāmu-hu) ; et une autre, déficiente, qui apparaît clairement comme telle (al-nāqiṣu al-bayyinu nuqṣānu-hu). Le Très-haut a imposé (faraḍa) au cœur qu’il reconnaisse (al-iqrār) – en y mettant connaissance (al-ma‘rifa), adhésion intime (al-‘aqd), acceptation et soumission confiante (al-riḍā wa l-taslīm) – qu’il n’y a d’autre divinité qu’Allāh, qu’Il est seul et sans associé, qu’Il n’a choisi ni compagne ni enfant et que Muḥammad – paix et bénédiction soient sur lui – est Son adorateur et Son envoyé. [Dieu a aussi imposé au cœur] qu’il reconnaisse qu’Allāh a envoyé des prophètes ou des écritures (kitāb) : tel est ce que Dieu a imposé au cœur et telle est l’œuvre de ce dernier. Le Très-Haut a dit : “... sauf celui qui, ayant été contraint, a gardé un cœur serein dans la foi” [ Cor. XVI, 106] ; “Mais ceux qui ouvrent leurs cœurs (ṣudūr) à la mécréance...” [Cor., ibid.] ; “N’est-ce point à l’invocation de Dieu que s’apaisent les cœurs ?” [Cor. XIII, 28] ; “... parmi ceux qui disent : ‘nous croyons’, alors que leurs cœurs ne croient point” [Cor. V, 41] ; “Que vous mettiez au jour ce qu’il y a dans vos âmes ou que vous le cachiez, Dieu vous en demandera des comptes” [Cor. II, 284]. Voilà ce que Dieu a imposé au cœur, et c’est la tête de la foi (ra’s al-īmān). Dieu a imposé à la langue de dire et d’exprimer ce à quoi le cœur adhère et ce qu’il reconnaît. Il a dit en effet : “Dites : ‘Nous croyons en Allāh’ [Cor. II, 136] ; ‘Parlez aux hommes en bien’ ” [Cor. II, 83]. Il a imposé aux oreilles de refuser d’entendre ce que Dieu a rendu illicite et d’écouter, au contraire, ce qu’Il a imposé : et cela [aussi] entre dans la foi et telle est l’œuvre [propre] des oreilles. Le Très-Haut a dit : “Il vous a été révélé ceci dans l’Écriture : lorsque vous apprenez que les signes de Dieu sont niés et tournés en dérision, ne demeurez point en compagnie de ces hommes-là, [laissez-les] jusqu’à ce qu’ils pataugent dans leurs discussions ! Sinon, vous seriez comme eux” [Cor. IV, 140]. Puis Il a fait en ces termes – Exalté soit-Il – une exception, en cas d’oubli : “Et s’il arrive à Satan de te [le] faire oublier, ne demeure pas avec les hommes impies après t’en être souvenu” [Cor. VI, 68], ce qui signifie : tu ne demeureras point [avec eux]. Le Très-Haut a dit aussi : “Apporte une bonne nouvelle à Mes adorateurs, ceux qui écoutent la Parole et se conforment à l’excellence qu’Elle contient” [Cor. XXXIX, 17-18] ; “Heureux sont les croyants...” 27, etc. ; “Lorsqu’ils entendent de vaines paroles, ils s’en détournent” [Cor. XXVIII, 55] ; “Et lorsqu’ils rencontrent de vaines paroles, ils passent noblement leur chemin” [Cor. XXV, 72]. Voilà ce que Dieu a imposé aux oreilles, telle est leur œuvre propre : cela fait partie de la foi. Dieu a imposé aux yeux de ne pas voir ce qu’Il a déclaré illicite, et de se détourner de ce qu’Il a interdit : “Dis aux croyants de baisser leur regard et de rester chaste“ [Cor.
26. Le pronom affixe de ba‘ḍu-hu peut aussi se rapporter à īmān, auquel cas la traduction devient : « la déclaration [n’]est [qu]’une partie de la foi ». Mais nous pensons qu’il renvoie plutôt à ‘amal, puisque l’auteur dit plus loin (p. 33, l. 9) : sammā llāhu ta‘āla hāḏihi l-‘ibādāt imānan, et les ‘ibādāt en question incluent le devoir propre de la langue, qui est la confession verbale de la foi (p. 32, l. 3). Dans l’un ou l’autre cas, le sens n’est pas foncièrement différent. 27. Cor. XXIII, 1. En effet, on lit au verset 3 : « ils se détournent des vaines paroles ».
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Šāfi‘ī et la théologie XXIV, 30] ; [par le dernier membre de phrase] Il a voulu dire : afin de ne pas voir. En effet, partout où il est question de “rester chaste” (ḥifẓ al-farǧ), il faut comprendre : se préserver de la fornication. Un seul passage fait exception, celui-ci, qui signifie qu’on doit préserver [p. 33] l’œil de certains spectacles. Le Très-Haut a dit en effet : “L’ouïe, la vue, le cœur, sur tout cela, en vérité, on sera interrogé” [Cor. XVII, 36] Dieu a imposé aux mains de ne pas prendre part 28 à ce qu’Il a rendu illicite, mais au contraire à ce qu’Il commande : faire l’aumône, respecter les liens de parenté, combattre dans Sa voie, se purifier en vue de la prière rituelle. Le Très-Haut a dit en effet : “Vous qui croyez, lorsque vous vous disposez à prier, lavez vos visages et vos mains’ [Cor. V, 6], etc. ; “Lorsque vous vous opposez aux mécréants, frappez-les à la nuque” [Cor. XLVII, 4]. Dieu a imposé aux pieds de ne pas se diriger du côté [sic] de ce qu’Il a rendu illicite. Il a dit en effet : “Ne foule point le sol avec orgueil” [Cor. XVII, 16 ou XXI, 8]. Il a imposé aux visages de se prosterner, en disant : “Vous qui croyez, inclinez-vous et prosternez-vous” [Cor. XXII, 77]. Dieu a ainsi donné à ces actes d’adoration (‘ibādāt) le nom de foi (īmān). En effet, les Compagnons questionnèrent le Prophète à propos de leurs prières rituelles en direction de Jérusalem. Le Très-Haut envoya alors la révélation suivante : “Dieu ne saurait (mā kāna li) 29 vous ôter la foi” 30. Le Très-Haut a aussi énoncé : “et cela affermit leur foi” [Cor. III, 73], et “cela leur valut souillure sur souillure” [Cor. IX, 125] ; “Nous les avons guidés davantage” [Cor. XVIII, 3]. Or, si tous [les Compagnons] avaient été égaux sous ce rapport, il eût été vain d’établir [entre eux] une échelle de mérite (la-baṭala al-tafḍīl bi-l-daraǧāt). Ceci prouve qu’une foi parfaite est en droit d’occuper le sommet de l’échelle, et qu’à une foi moindre correspondent des degrés inférieurs [dans le mérite]. Il y a donc dans les œuvres, ainsi que dans la récompense promise pour les œuvres, accroissement et diminution”.
On aura noté que ce texte – contrairement aux documents précédents – n’est pas autobiographique, il ne dit rien de la conviction personnelle de Šāfi‘ī. En revanche, il “situe” – au propre comme au figuré – la vraie foi et sa définition est assez précise pour nous renseigner, aussi bien qu’un témoignage personnel, sur le milieu intellectuel de l’auteur. L’idée dominante est que la foi est une œuvre. C’était la conception des ahl al-ḥadīṯ antérieurs à Šāfi‘ī, tel Ibn Šihāb al-Zuhrī 31. Elle trouve son origine dans le Coran – le fameux verset 177 de la deuxième sourate, appelé āyat al-birr, et quelques
28. E.W. LANE (Lexicon, op. cit., I, p. 218, col. a) indique, pour baṭašat al-yad : « the hand worked, wrought, or laboured ». L’image est déjà coranique (Cor. VII, 195). 29. Toute traduction implique ici une prise de parti théologique... 30. Cor. II, 143. Il est à noter que cette exégèse est celle qu’on lit dans le tafsīr d’Ibn Wahb publié par Muranyi (M. MURANYI, al-Ǧāmi‘, Wiesbaden, 1983, fol. 21b, l. 23) ; c’était aussi celle du “père” de l’i‘tizāl, Wāṣil b. ‘Aṭā’ (J. van ESS, TG, op. cit., II, p. 268). 31. M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 131.
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Chapitre IV autres 32 – et se reflète aussi dans le Hadith 33. Notre texte précise qu’il y a une adoration propre à chaque membre, et que chacun “joue son rôle” dans la foi globale ; il y inclut la perception des sens (vue, ouïe), la confession verbale de la šahāda, ainsi que la conviction du for intime, qui elle aussi est considérée par l’auteur comme une action particulière, celle du cœur. La foi n’est donc pas seulement une confession ou une idée mais un devoir de chaque membre. Elle naît de la réunion, mieux, de la convergence, de ces œuvres partielles chez le vrai croyant, et se confond en définitive avec son existence. Il va sans dire que ces vues sont celles d’un directeur de conscience, non d’un légiste : elles rejoignent les exhortations à la piété sincère qu’exprime son testament. En règle générale, il n’en va pas ainsi dans les professions de foi qui mentionnent les œuvres, qui s’ajoutent à la conviction intérieure et au témoignage verbal : elles en sont la preuve, et non comme ici la réalité même. La foi y est constituée de trois éléments distincts : énonciation de la šahāda, assentiment du cœur et actes des membres : qawl, ‘aqd,‘amal 34. Les différences entre les écoles s’expliquent justement par la manière dont elles prennent en compte tout ou partie de ces trois constituants. La solution retenue par l’orthodoxie affirmera le caractère obligatoire de l’ensemble. On aura noté l’originalité de la position šāfi‘ienne : elle est orthodoxe dans son fond, mais singulière dans sa forme, puisqu’elle affirme que toute la foi est constituée par les œuvres. D’autre part, l’expression ra’s al-īmān tempère les germes d’hétérodoxie que cette conception pourrait contenir : pour notre légiste, comme dans la waṣiyya d’Abū Ḥanīfa – et au-delà des divergences des deux hommes sur la foi –, les œuvres des membres découlent de l’assentiment du cœur 35. En effet, dans l’orthodoxie postérieure, comme par exemple chez al-Ašarī, « al-īmān is primarily taṣdīq, and secondarily qawl and iqrār ». Šahrastānī va jusqu’à affirmer qu’ « al-‘amal does not enter into īmān as a pillar. [...] But, on the other hand ‘amal is not extraneous to īmān » 36. La formulation de notre texte trahit son archaïsme : bien qu’elle préfigure le credo sunnite, elle n’en a pas encore l’expression orthodoxe.
32. Comme Cor. II, 285 ou IV, 136. Le mot coranique birr est glosé par le Coran lui-même comme désignant les « commandements pratiques » (praktische Gebote), que déjà à haute époque on appelle šarā’i‘ : cf J. van ESS, TG, IV, p. 354 et surtout p. 568-569. 33. Pour ce type de traditions, qui d’ailleurs énumèrent de façon assez variable les œuvres qui constituent le contenu de la foi, cf. A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 17-35. À ces traditions puisées aux compilations canoniques de hadiths, on peut ajouter maintenant le témoignage de recueils plus anciens, les Muṣannaf-s dont il a été question au chapitre I, et d’autres sources récemment éditées. Il s’impose donc un travail de remise à jour de l’analyse de Wensinck sur la question des origines et de l’évolution du credo des ahl al-sunna wa l-ǧamā‘a. On lit par exemple, dans la compilation de Ṭayālisī (ob. 204/819), antérieure aux recueils canoniques une tradition remontant à Ibn ‘Abbās selon laquelle la foi inclut les œuvres (ALṬAYĀLISĪ, Minḥāt al-ma‘būd fī tartīb Musnad al-Ṭayālisī, éd. Aḥmad Sā‘atī, Caire, 1952, I, p. 23, l. 5 sqq.). 34. T. IZUTSU, The Concept of Belief in Islamic Theology, Yokohama, 1965, p. 93 ; Enyclopaedia Iranica, t. V, p. 254 sqq., article Faith. L’« adhésion du cœur » (‘aqd al-qalb), correspond chez les prophètes, dans la doctrine soufie, à une prérogative divinement octroyée, accompagnée d’un état mystique particulier, la sakīna (L. MASSIGNON, La Passion1, op. cit., II, p. 505). 35. A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 125. 36. T. IZUTSU, Concept, op. cit., p. 161.
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Šāfi‘ī et la théologie De cette conception générale, la fin de l’extrait, en accord avec les premières lignes, déduit une conséquence logique : la foi est proportionnelle à la quantité d’œuvres accomplies, elle peut donc croître ou diminuer. Les biographes ont surtout retenu cette dernière affirmation 37. L’intéressant est qu’il n’y a rien ici qui ne soit déjà en filigrane dans les écrits théoriques de Šāfi‘ī. Il y affirme en effet que la foi n’est complète (kamāl al-īmān) qu’à condition de porter et sur Dieu (yu’minu) et sur le Prophète 38. Mais elle exige aussi qu’on obéisse à ce dernier parce que Muḥammad donnait des commandements précis en dehors du Coran 39. L’amour du Prophète est, on le sait, inséparable de la foi chez les traditionnistes 40. Šāfi‘ī répète la nécessité de cette obéissance dans sa casuistique, comme par exemple à propos d’une oraison spéciale en faveur de l’Envoyé de Dieu 41, ou d’un homme qu’on a vu prier après son apostasie : il doit être
37. IBN ‘ABD AL-BARR, al-Intiqā’, op. cit., p. 81 (Šāfi‘ī se fonde sur Cor. II, 143, exactement comme dans sa définition de la foi rapportée par ‘Abbādī) ; BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 385 ; ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 55, l. 13 ; cf. aussi sa polémique avec le mu‘tazilite Ḥafṣ al-Fard, où Šāfi‘ī déclare : al-īmān qawl wa ‘amal yazīdu wa yanquṣ (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 192). Une anecdote en ce sens est rapportée par Abū Nu‘aym (Ḥilya, op. cit., IX, p. 110) : si l’expression coranique allaḏīna āmanū wa ‘amilū l-ṣāliḥāt impliquait qu’il faut dissocier foi et œuvres, alors cette autre formule, coranique elle aussi, qu’est rabb al-samāwāti wa l-arḍ impliquerait l’existence de deux rabb-s... ; cf. aussi BAYHAQĪ, Manāqib, II, p. 177, où la perfection de la foi doit comporter l’observance des limites posées par Dieu (ḥudūd Allāh). Bayhaqī (Manāqib, II, p. 68) cite deux vers de Šāfi‘ī où celui-ci affirme que les œuvres font partie de la foi. 38. Risāla, § 240. 39. Toute l’œuvre de Šāfi‘ī martèle inlassablement ce principe : Dieu guide à la fois par Son Livre et par Son Prophète (cf. chapitres VII et VIII). En effet, le Coran semble n’attribuer ce rôle qu’à Dieu et à l’Écriture (T. IZUTSU, Ethico-religious Concepts in the Qur’ān, Montréal, 1966, p. 193-195). 40. Cf. par ex. M. FAKHRI, Ethical Theories in Islam, Leyde, 1991, p. 24, avec les références aux recueils canoniques de traditions. 41. Umm, II, p. 239, l. 29 (wa l-ṣalāt ‘alay-hi īmān bi-l-llāh). Il s’appuie sur un hadith prophétique transmis par ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Awf (p. 240, l. 1-4) : ce Compagnon accompagnait le Prophète, lorsque celui-ci prit les devants. ‘Abd al-Raḥmān le rejoignit et le trouva prosterné. Il attendit ce que le Prophète redressât la tête et lui dit : « J’ai eu peur que Dieu t’ait rappelé à Lui, tellement ta prosternation était longue. » – « Lorsque tu me voyais ainsi, répondit le Prophète Gabriel me rencontrait et m’informait, de par Dieu, que Celui-ci lui avait dit : “Quiconque prie pour toi [Muḥammad], Je [Dieu] prie pour lui”. Aussi me suis-je prosterné, par reconnaissance. Celui qui oublie de prier pour moi, ajouta l’Envoyé de Dieu, ne trouvera pas le chemin du Paradis ». Dans la Risāla, § 37, Šāfi‘ī cite un commentaire de Muǧāhid – donc en usage dans l’école de La Mecque – de Cor. XCIV, 4 : la šahāda doit inclure, en vertu de ce verset, la foi dans le Prophète. Remarquons que Sufyān b. ‘Uyayna est le dépositaire d’une telle exégèse : nous avons vu plus haut (chap. II, § III-1) que la tradition en fait aussi un exégète du Coran. Ainsi, la doctrine šāfi‘ienne de la foi a ses fondements dans la tradition exégétique et le Hadith. Nous confirmons son appartenance, sur ce point particulier du dogme tout au moins, aux ahl al-ḥadīṯ. Plus loin dans le même passage (Umm, II, p. 240, l. 5-8), il affirme – comme à l’accoutumée – que cette doctrine fait l’objet d’un accord des musulmans ; cette oraison est le signe de la foi en Dieu : « on ne prie pour le Prophète que parce qu’on croit en Dieu, pour L’exalter et pour se rapprocher de Lui » ; il ajoute qu’interdire cette pratique pendant le sacrifice rituel est la marque du diable, un effet de l’ignorance et de la frivolité (ġafla) : on ne saurait mieux dire qu’elle fait partie de la foi. Cf. aussi Umm, VI, p. 38, l. 11-12 : wa kullu man waṣafa l-īmān min a‘ǧamī wa abkam ya‘qil wa yušīru l-īmān wa yuṣallī... ; plus loin, l. 18 : comme dans sa définition de la foi, il définit al-īmān comme un acte dont l’individu adulte a l’initiative : wa innamā l-īmān fi‘l yuḥdiṯu-hu l-mu’min al-bāliġ... Quelques lignes plus loin, il distingue le statut de croyant (ḥukm al-īmān), accordé automatiquement aux enfants nés de parents musulmans, du statut de musulman (ḥukm al-islām) : ce dernier est celui que possède seulement l’adulte en tant qu’il est astreint aux impositions (farḍ) de sa religion : c’est alors qu’il jouit des droits qu’elle confère, comme celui d’hériter. Cette formulation inhabituelle confirme que pour lui la foi n’est complète qu’avec les œuvres.
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Chapitre IV considéré comme musulman 42. Ces textes ajoutent un détail qui éclaire ce lien essentiel entre la foi et les œuvres : le culte est ce moyen par lequel Dieu éprouve l’obéissance de ses fidèles, celle-ci est la foi accomplie, au propre comme au figuré, la foi en acte 43. L’adoration est donc le devoir primordial exigé des créatures, la raison de leur existence ici-bas. Nous verrons plus loin que Šāfi‘ī en tire plusieurs conséquences sur le plan légal. Ces considérations conduisent à penser que le milieu de Šāfi‘ī était sans doute plus dévot que spéculatif. D’autre part, notre auteur laisse entendre que le péché (al-ma‘ṣiya) est non seulement transgression de la Loi, mais encore l’insuffisance ou l’absence des œuvres que celle-ci prescrit 44. Aux deux caractéristiques qui viennent d’être dégagées, on reconnaît une profession de foi des ahl al-ḥadīṯ, et les textes de Šāfi‘ī en apportent la confirmation 45. Quoique conscient de son caractère inapproprié, nous gardons à cette famille religieuse son appellation conventionnelle 46. On sait que le Hadith servait d’argument à la plupart des dissidences politico-religieuses contemporaines de Šāfi‘ī. Il est d’ailleurs difficile de tracer dans son œuvre une démarcation entre les ahl al-ḥadīṯ et les traditionnistes 47. Ahl al-ḥadīṯ désigne, en première approximation, ceux que l’orthodoxie sunnite reconnaîtra plus tard comme ses devanciers. Ils combattaient notamment l’idée défendue par Ǧahm b. Ṣafwān, selon laquelle la foi était indépendante des œuvres et se réduisait à l’assentiment du cœur 48. Mais les travaux récents ont montré qu’ils ne représentaient, à l’époque primitive, qu’un courant politico-religieux parmi d’autres. Il ne convient pas, toutefois, de mesurer son importance à sa seule faiblesse quantitative : on a fait remarquer que, pour les provinces orientales tout au moins, le traditionalisme était la doctrine dans laquelle se reconnaissait la population purement arabe
42. Umm, VI, p. 162, l. 14. 43. Risāla, § 40 (ibtalā ṭā‘ata-hum bi-an ta‘abbada-hum bi-qawl wa ‘amal wa imsāk ‘an maḥārim ḥamāhumū-hā), et § 69, § 241 ; cf. aussi Umm, passim, par ex. I, p. 56, l. 28 : li-ma‘nā ta‘abbudin ibtalā Allāhu bi-hi ṭā‘at al-‘ibād li-yanẓura man yuṭī‘u-hu min-hum wa man ya‘ṣī-hi. Il est fait ici implicitement allusion à Cor. LI, 56. 44. Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 294, l. 7 : fa-a‘lama anna ma‘ṣiyata-hu [le pronom renvoie à Allāh] fī tark amri-hi wa amri rasūli-hi wa lam yaǧ‘al la-hum [= al-nās] illā ittibā‘a-hu. Il est à noter que Šāfi‘ī s’appuie ici sur Cor. XXXIII, 36, et qu’il interprète le mot amr, dans ce verset, comme signifiant un ordre (de Dieu ou du Prophète). Cette exégèse, qui va contre la traduction habituellement proposée par « affaire », figure dans le tafsīr de Ṭabarī comme étant celle d’Ibn ‘Abbās et de Muǧāhid. Šāfi‘ī l’appuie sur le sabab nuzūl du verset transmis par eux : à Zaynab, sa cousine, le Prophète recommanda une union avec son affranchi Zayd b. Ḥāriṯa ; à contre-cœur, elle accepta la décision prophétique. Šāfi‘ī est bien à rattacher à l’école exégétique de La Mecque. 45. Dans l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ, Šāfi‘ī, argumentant contre les ahl al-kalām, déclare que les ahl al-Qur’ān wa l-Sunna sont le parti qu’il approuve (Umm, IX, p. 483, l. 19 : man raḍīnā maḏhaba-hu min ahl al-‘ilm bi-lQur’ān wa l-Sunna). 46. M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 66-67. 47. Umm, III, p. 57, l. 7 ; IV, p. 101, l. 3 ; V, p. 5, l. 8 ; VI, p. 130, l. 1 ; p. 186, l. 19 ; p. 225, l. pén. ; p. 474, l. 14-16. 48. Pour des développements sur cette doctrine à laquelle étaient hostiles tant les ahl al-ḥadīṯ que les mu‘tazilites, cf. M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 144-145, et J. van ESS, TG, II, p. 493508 ; IV, p. 570. Il est à noter que Ǧahm, pour qui la foi en Dieu était une faveur divine, était strictement déterministe.
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Šāfi‘ī et la théologie de l’empire 49, et cette remarque doit bien correspondre à quelque vérité pour les autres métropoles 50. Quant au contenu théologique, il ne sera pas fixé en un dogme avant la fin du IIIe siècle. Dès l’origine, ce courant semble avoir été tiraillé entre deux écoles qui caractérisaient différemment la foi orthodoxe : celle des murǧiites, dont faisait partie Abū Ḥanīfa, et ceux que, faute de mieux, on dénomme « sunnites traditionalistes » 51. Le document qui précède est manifestement apparenté à ces derniers. Ils nous ont laissé, antérieurs aux premières professions de foi hanbalites, deux témoignages également remarquables : le Kitāb al-īmān d’Abū ‘Ubayd (ob. 228/839) 52 et une ‘aqīda d’al-Ḥumaydī (ob.219/834) 53. Or tous deux sont des contemporains, mais aussi des disciples de Šāfi‘ī. Le premier s’élève contre l’argumentation d’Abū Ḥanīfa qui, par réaction contre les mu‘tazilites, détachait trop nettement la foi des œuvres 54. Ce légiste-théologien s’appuyait notamment sur la situation des convertis de la première heure : à la Mecque, le Prophète n’avait exigé de ces Compagnons – les plus illustres pour la future com-
49. W. MADELUNG, « The Murji’a and Sunnite Traditionalism », dans Religious Trends in Early Islamic Iran, New York, 1988, p. 21. Le fait contribuerait à expliquer que les mawālī, contrairement à une idée répandue, n’eurent qu’un impact limité sur le premier développement du fiqh, cf. H. MOTZKI, « The Role of non-Arab Converts in the Development in Early Islamic Law », Islamic Law and Society 6 (2000), p. 293-347. 50. Madelung (« The Murji’a », art. cité) ajoute en effet immédiatement : « In Iran no early center of Islamic traditionist learning arose comparable to Medina, Mecqua, Kufa, Basra, Damascus, or Ḥimṣ ». 51. M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 265-268 ; pour la première littérature du genre, qui n’est pas antérieure au tournant du IIIe s., cf. Cl. GILLIOT, Exégèse, langue et théologie en islam, Paris, 1990, p. 208-210, qui fait le point des éditions et des études sur la question. Il est à noter que Šāfi‘ī emploie déjà l’expression ahl al-sunna (Umm, IV, p. 221, l. 10), mais il l’oppose aussi bien aux « factieux » (ahl al-baġy) qu’aux non-musulmans, scripturaires ou non (ahl al-ḏimma, ahl al-ḥarb). — Pour la définition exacte des ahl al-ḥadīṯ, l’article correspondant de l’EI2, ainsi que le renvoi aux sources, est tout à fait insuffisant. D’ailleurs, même les travaux les plus récents (telle la volumineuse Theologie und Gesellschaft de J. van ESS) restent laconiques sur les conditions d’éclosion et de développement du sunnisme primitif (cf. GILLIOT, « Une leçon magistrale d’orientalisme, l’opus magnum de J. van Ess », II, Arabica, XLVII (2000), p. 179 ; cf. aussi la n. 346 pour une mise au point sur les premières professions de foi sunnites). Sur les ahl al-ḥadīṯ, voir : A. HALKIN, « The Ḥashwiyya », J.A.O.S. 54 (1934), p. 1-28, qui reste fondamental ; M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 253-271 ; H. LAOUST, Les Schismes dans l’islam, Paris, 1965, p. 83-92 ; plus récemment, T. NAGEL, Geschichte der islamischen Theologie vom Mohammed bis zur Gegenwart, Münich, 1994, p. 36-164 ; B. ABRAHAMOV, Islamic Theology, Traditionalism and Rationalism, Edinburgh University Press, Edimbourg, 1998. — Cette tension du sunnisme subsistera dans son histoire : l’une de ses deux grandes écoles théologiques, le maturidisme, reste fidèle à la conception murǧiite de la foi. Elle revendique comme l’aš‘arisme son appartenance aux ahl al-sunna wa l-ǧāmā‘a (J. van ESS, Die Erkenntnislehre des Īcī, op. cit., p. 48). 52. W. MADELUNG, « Early Sunnī Doctrine Concerning Faith », Studia Islamica, XXXII (1970), p. 233254. L’article en fait une analyse détaillée, reprise dans Religious Schools and Sects in Medieval Islām (chap. I), Variorum Reprints, Londres, 1985. 53. Intitulée Uṣūl al-sunna, elle figure en appendice de son Musnad, dans l’édition de Ḥabīb al-Raḥmān al-A‘ẓamī, t. II, p. 546-548. Sur al-Ḥumaydī, traditionniste qui accompagna Šāfi‘ī en Égypte, cf. supra, chap. II, § VI. Le texte prouve la polysémie du terme sunna à l’époque : ici, il signifie la bonne croyance et se réfère aussi bien à l’agir qu’au croire. On notera l’importance de la Loi, sans que le texte la désigne par šarī‘a, inusité dans ce sens au IIe s. Sunna semble à haute époque garder sa connotation étymologique de voie tracée par les Anciens. 54. Cf. le contenu de sa lettre à ‘Uṯmān al-Battī, analysé en détail par van Ess, TG, I, p. 194, sqq ; cf. aussi TG, IV, p. 565 et M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 135.
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Chapitre IV munauté – qu’une adhésion à la nouvelle religion, rien de plus. Il fallait donc aussi considérer que le péché n’entamait pas la foi, et que les œuvres ne sont que l’extériorisation de celle-ci. Abū ‘Ubayd défendait au contraire l’idée que la foi inclut les œuvres et que, de ce fait, elle pouvait croître ou diminuer. Mais on retrouve surtout chez lui l’idée, reprise dans la réponse de Šāfi‘ī, qu’il est une œuvre propre à chaque membre 55. L’hostilité de Šāfi‘ī au murǧiisme ne transparaît pas dans notre document, mais deux indices l’attesteraient. On apprend, de biographes scrupuleux, qu’il aurait invoqué contre ce courant Cor. XCVIII (al-Bayyina), 5, où le « culte exclusif » que Dieu réclame est associé à la prière et l’aumône rituelle 56. D’autre part, c’est encore à ce verset qu’il fait référence, ainsi qu’au précédent d’Abū Bakr lorsque, dans le Kitāb al-Umm, il justifie la lutte armée contre les communautés qui refusent de s’acquitter des impositions légales 57, sans toutefois prononcer le mot de « secte ». C’est un autre témoignage indirect qui suggère de sa part une condamnation du kharidjisme : il affirme, au sujet des munāfiqūn, que leur profession de foi, bien que mensongère, leur assure le statut de musulman, mais seulement, précise-t-il, « en ce monde » ; acceptés dans la communauté, ils sont voués à l’enfer à cause du kufr qu’ils dissimulent dans leurs cœurs 58. Les kharidjites, au contraire, considèrent comme kāfir le musulman coupable de péché majeur (fāsiq). Ils lui déclarent la guerre et le mettent au ban des leurs 59. D’autres points de doctrine exposés dans la première partie de son opuscule
55. W. MADELUNG, « Early Doctrine », article cité, p. 246 ; J. van ESS, TG, I, p. 194 sqq. 56. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 191 ; BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, éd. ‘A.Ġ. ‘Abd al-Ḫāliq, rééd. Beyrouth, 1991, p. 40, l. 18-20 (cet ouvrage a l’intérêt de contenir des textes de Šāfi‘ī non inclus dans le corpus du Kitāb al-Umm) ; AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb, p. 26, l. 3-5 ; dans les deux cas, le témoignage remonte au propre fils de Šāfi‘ī, Abū ‘Uṯmān (ob. 231/845 ou 241/855, note du commentaire de l’éditeur scientifique, p. 32). Dans l’ouvrage d’AL-ḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., t. X, p. 31, Šāfi‘ī répond à Buwayṭī, venu l’interroger, que les murǧiites sont ceux qui réduisent la foi à la seule confession verbale. — Pour une présentation commode des définitions de la foi selon les différentes écoles, cf. L. GARDET, Dieu et la destinée de l’homme, Paris, 1967, p. 375-379 ; v. aussi A.J. WENSINCK, Creed, op. cit., commentaire de la waṣiyya d’Abū Ḥanīfa, articles 1 à 5, p. 131-142 ; pour une analyse détaillée de la foi en islam, cf. T. IZUTSU, The Concept of Belief in Islamic Theology, Yokohama, 1965, p. 83-102 et 179-193 ; pour une esquisse du développement historique, cf. J. van ESS, TG, IV, p. 563-578. Les murǧiites étaient nombreux, au IIe s., à Kūfa et en Asie centrale ; leur courant restera vivace au IIIe s., notamment à Rayy (cf. W. MADELUNG, « Kalām » dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 327 ; J. van ESS, TG, II, p. 164-186 ; 534-544 ; IV, p. 124-146). 57. T. IV, p. 215, l. 26 sqq. M. KISTER (« …Illā bi-ḥaqqihi, A Study of an Early Ḥadīth », Society and Religion, op. cit., étude n° IX) analyse le hadith prophétique par lequel Abū Bakr justifia l’expédition qu’il lança contre la révolte (ridda) de certaines tribus. Il en souligne l’importance théologique : elle présuppose déjà des idées précises sur la foi chez les Compagnons. 58. Umm, VII, p. 294 (Ibṭāl al-istiḥsān), l. 14-18 [= MKU, XV, p. 108, § 8] ; p. 295, l. 18 (lam nuzil ‘an-hum fī l-dunyā aḥkām al-īmān [...] fa-umira [il s’agit du Prophète] bi-qabūl mā aẓharū wa lam yaǧ‘al li-nabiyyihi an yaḥkum ‘alay-him bi-ḫilāf ḥukm al-īmān). Ce passage est à comparer avec le texte parallèle du Kitāb al-Umm, VI, p. 156-158 (chapitre : mā yuḥarramu bi-hi al-dam min al-islām), qui contient des précisions supplémentaires ; cf. aussi Umm VI, p. 165-167 (chapitre : takalluf al-ḥuǧǧa...) où, pour l’interprétation de Cor. XLIX, 14, locus probans classique qui distingue īmān d’islām, Šāfi‘ī s’appuie sur l’exégèse de Muǧāhid. 59. M.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 17-18 ; le nifāq est une forme de kufr pour les ‘ibāḍites : ŠAHRASTĀNĪ, Livre des religions et des sectes (Kitāb al-milāl wa l-niḥal), trad. Gimaret/Monnot, I, Peeters, Unesco, 1986, p. 409 et n. 24. Šāfi‘ī condamne implicitement leur parti au début du Kitāb qitāl ahl al-baġy (Umm, IV, p. 214, l. 12) : il déclare que deux factions musulmanes en conflit armé gardent
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Šāfi‘ī et la théologie Ibṭāl al-istiḥsān, comme la prééminence du Prophète sur l’ensemble des créatures, son voyage céleste ou son pouvoir d’intercession, sont dirigés contre les kharidjites ou les ǧahmites 60. Si donc Šāfi‘ī incluait les œuvres dans une définition minimale de la foi – tout au moins sur le plan du statut légal –, rien n’empêche, d’après ses propres écrits, de le rattacher, théologiquement parlant, aux ahl al-sunna wa l-ǧamā‘a. D’autres points étudiés dans cette étude sont en accord avec la définition du sunnisme 61. Quant au document émanant d’al-Ḥumaydī, son importance n’a été découverte que depuis peu 62. Le traditionniste commence par faire obligation de croire à la prédestination, en bien comme en mal, dans une formulation anti-qadarite tout à fait semblable à celles des credo hanbalites. Il énonce comme eux que la foi augmente ou diminue et qu’elle est parole et œuvres, la valeur de celles-ci reposant sur une intention préalable. Suit une invocation de la miséricorde et du pardon divins en faveur des Compagnons, justifiée par le sabab nuzūl de Cor. LIX, 10. Plus loin, c’est la doctrine des kharidjites qui, après avoir été implicitement visée, est condamnée explicitement : selon elle, le grand pécheur ne saurait être considéré comme musulman. Il faut croire, ajoute Ḥumaydī, que le Coran est la parole incréée d’Allāh 63, que l’on verra Dieu dans l’audelà, et qu’Il siège sur un Trône. Il est à noter qu’il tire ces affirmations dogmatiques d’une lecture littérale du Coran et de la Tradition. En outre, il les défend à l’aide d’une formule annonciatrice de la balkafiyya d’Ibn Ḥanbal 64. Les adversaires de la saine
néanmoins le statut de la foi et s’appuie sur Cor. XLIX, 9. La suite du texte (l. 28) montre qu’il l’applique à la première fitna. 60. J. van ESS, TG, IV, p. 595. 61. Les biographes prétendent aussi que Šāfi‘ī croyait à l’incréation du Coran, mais le témoignage du Kitāb al-Umm est loin d’être aussi éloquent qu’ils veulent nous le faire croire. Nous le donnons ici comme exemple typique de la manière dont, assez tôt, s’est effectuée une mise en conformité du fondateur du šāfi‘isme avec la théologie orthodoxe. Selon eux, cette position dogmatique se déduirait directement de son fiqh de la manière suivante : Šāfi‘ī affirme dans le Kitāb al-Umm, VII, p. 61, l. 9-15 : « Quiconque jure par Allāh ou l’un de Ses Noms, puis se parjure, doit une expiation. Quiconque jure par un autre qu’Allāh – c’est le cas lorsqu’on dit : “par la Ka‘ba”, “par mon père”, “par ceci ou cela” – puis se parjure, celui-là n’est pas tenu à une expiation [...] Tout serment prêté sur un autre que Dieu est néanmoins blâmable en vertu de cette parole du Prophète : “Dieu vous interdit de jurer par vos ancêtres. Celui qui jure, qu’il le fasse sur Dieu ou qu’il se taise”. Ce passage, ainsi que la conséquence théologique qu’on peut en tirer, n’a pas échappé aux biographes (BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 403 ; ‘ABBĀDĪ, Kitāb, p. 90, l. 1, qui ajoute ce commentaire significatif : « parce que les noms de Dieu sont incréés » (li-anna asmā’ Allāh ġayr maḫlūqa) ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Adāb, op. cit., p. 193). Puisqu’en effet un serment prêté sur un Nom divin entraîne la même expiation que pour le Nom divin, c’est que la Parole divine est éternelle comme Dieu Lui-même. Mais on pourrait aussi en déduire que les Noms divins, pour Šāfi‘ī, ne sont pas distincts de Son Essence, ce qui est la position classique des mu‘tazilites. 62. J. van ESS se contente de la citer dans des Nachträge, sans l’étudier (TG, IV, p. 762), mais elle est analysée par Nagel, qui la mentionne (T. NAGEL, Geschichte, op. cit., p. 126-127) comme le premier document historique sur la théologie des ahl al-ḥadīṯ. 63. Telle était, selon le texte, la conviction du traditionniste Sufyān b. ‘Uyayna, maître de Šāfi‘ī. Le texte ajoute qu’il s’opposait en cela à son propre frère Ibrāhīm. 64. Lā yazīdu fī-hi [sujet : le fidèle, al-raǧul, en début de texte] wa lā yufassiru-hu, yaqifu ‘alā mā waqafa ‘alayhi l-Qur’ān wa l-sunna (« C’est de ne rien ajouter au Coran ni à la Tradition, de ne pas en faire de commentaire, de s’en tenir à ce à quoi s’en tiennent le Coran et la Sunna »). De ce principe doctrinal de l’aš‘arisme-hanbalisme, dont les racines remontent au plus tard au début du IIe s., le sens originel paraît être un refus d’appliquer à Dieu nos propres « états d’âme » (Befindlichkeiten, J. van ESS, TG, IV, p. 418, d’après les travaux de R. Frank).
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Chapitre IV doctrine sont alors désignés : ce sont les ǧahmites et les “négationnistes” (mu‘aṭṭila) 65. Seul doit être considéré comme mécréance, conclut-il, l’abandon délibéré de trois « piliers » du culte : la šahāda, la prière rituelle et le jeûne, parce qu’ils ne sauraient, contrairement aux deux autres (aumône, pèlerinage), être différés : ils doivent être effectués en leur temps sous peine de nullité. Nous avons ici un indice en faveur de l’hypothèse avancée plus haut, à savoir que la définition de la foi est inséparable, chez les ahl al-ḥadīṯ, d’une perspective légale. On retiendra surtout de cette ‘aqīda, qui émane d’un proche disciple de Šāfi‘ī, qu’elle reprend quelques-uns des grands points de la dogmatique des ahl al-ḥadīṯ, telle que nous l’ont conservée les ouvrages hérésiographiques 66. Quelques autres points de la déclaration de Šāfi‘ī méritent également notre attention et permettent de préciser davantage les conclusions précédentes. Il y a tout d’abord un attachement clairement exprimé à la mémoire des Compagnons ; banal chez les traditionnistes, il nous confirme que Šāfi‘ī était proche de ces derniers 67. Il lui arrive même d’appeler les transmetteurs de traditions, qu’ils soient contemporains ou non, ses « amis » ou « partisans » 68. D’autre part, on a pu constater que Šāfi‘ī appuie chaque point de sa déclaration sur un verset coranique, comme si elle était inspirée par le texte sacré. Or la « coranisation de la mémoire » était la marque habituelle des dévots de son temps, plus particulièrement des ascètes et des mystiques 69. Nous verrons que le phénomène se traduit, chez notre auteur, par une utilisation particulière de l’Écriture dans sa doctrine légale. La spéculation des premiers mu‘tazilites sur la foi s’engageait dans une voie bien différente : la croyance était selon eux une connaissance « nécessaire », donc naturelle à tout homme sain d’esprit, et ce premier degré, notamment chez Ġaylān al-Dimašqī, pouvait faire l’économie de la Révélation ; l’objet de la foi se définissait donc avant tout par son contenu mental. D’où la distinction qu’ils établissaient dans le taṣdīq : ce pouvait être une simple approbation et, comme chez le
65. Sur le ta‘ṭīl, négation des attributs divins “substantifs”, position caractéristique des mu‘tazilites, cf. EI2, articles Allāh (L. GARDET) et Tashbīh (J. van ESS). 66. Comme par ex. les Maqālāt al-islāmiyyīn d’al-Aš‘ārī (éd. Ritter, p. 290 sqq.). À la lire, il n’y a guère de différence avec les positions défendues par Ibn Ḥanbal dans son Kitāb al-sunna ou les professions de foi de ses premiers disciples, étudiées par H. Laoust. Ce dernier observe, d’après Ibn Kaṯīr (ob. 643/1245), que « celles-ci furent [aussi] celles des premières générations de traditionnistes ». Il en conclut – et l’intuition se vérifie sur notre auteur – que « leur rôle dans la genèse de la pensée de la pensée musulmane ne saurait être sous-estimée » (H. LAOUST, « Les premières professions de foi hanbalites », dans Mélanges Louis Massignon, I.F.D., Damas, 1957, III, p. 10). 67. On sait que les grands recueils de traditions contiennent pour la plupart des chapitres intitulés faḍā’il al-ṣaḥāba ; ce texte permet de dater plus tôt, contre Juynboll (qui en fait une invention des traditionnistes du IIIe s., cf. Muslim Tradition, op. cit., p. 190) cette vénération globale pour la première génération musulmane. D’autre part, les plus anciens documents connus (comme par ex. les lettres de Ḥasan al-Baṣrī, de ‘Abdallāh b. ‘Ibāḍ, de Ḥasan b. Muḥammad al-Ḥanafiyya ou de ‘Umar II) exaltent déjà l’exemple des salaf ; le mot ne peut désigner, à cette époque, que certains Compagnons, qu’il s’agit d’imiter (T. NAGEL, Geschichte, op. cit., p. 78-79). 68. Par ex., Umm, VI, p. 130, l. 22-23 : parlant d’un Compagnon, un certain Aymān, il dit à son adversaire : lā ‘ilma la-ka bi-aṣḥābi-nā : Aymān aḫū Usāma, qutila ma‘a l-rasūl yawma Ḥunayn qabla mawlidi Muǧāhid. 69. L’expression est du P. Nwyia, qui confirmait un résultat déjà établi par Massignon (cf. par ex. L. MASSIGNON, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, 1954, p. 104).
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Šāfi‘ī et la théologie commun des fidèles, elle n’était complète qu’avec un « tenir pour vrai » plus élevé qu’ils s’efforçaient de définir 70. C’est encore des zuhhād qu’il convient de rapprocher Šāfi‘ī par un aspect fondamental de sa doctrine légale : son attachement au Prophète et à sa Sunna, si répandu chez eux à son époque, et dont Abdallāh b. Mubārak (ob. 184/797) donne un premier témoignage écrit 71. Il n’est pas indifférent à cet égard de relever que nous devons la plupart des informations sur le zuhd aux traditionnistes 72. Il y a bien un lien à établir, à haute époque, entre ascètes et porteurs de la mémoire prophétique, et c’est de ce milieu commun que seront issus les premiers hanbalites. Il est un autre indice qui confirme les affinités de Šāfi‘ī avec les milieux mystiques, et que laissait déjà pressentir sa waṣiyya : la manière dont il définit l’attitude du cœur. Loin de se réduire à l’approbation intérieure du fidèle, d’être seulement un contenu mental (‘aqd al-qalb) – comme dans la plupart des professions de foi de type hanbalite – elle se voit ici compléter par deux termes qui n’appartiennent plus au vocabulaire théologique, riḍā’ et taslīm. Šāfi‘ī prêtait cette attitude au Prophète 73 et insiste tout particulièrement sur la participation du cœur, comme chez les ascètes primitifs, mais à la différence des autres professions de foi, qui ne comportent ordinairement que trois éléments. Ces deux termes expriment des nuances du tawakkul 74, vertu sur laquelle les soufis mettront plus tard un accent tout particulier, parce qu’ils la considéraient comme l’essence de la mystique islamique. La tradition biographique prête d’ailleurs à notre auteur des exhortations à la pratiquer 75. Muḥammad représentait pour lui le modèle du tawakkul, au témoignage de ses plus proches disciples irakiens, en raison d’une grâce spéciale infusée par Dieu en son cœur. Le témoignage suivant s’ajoute à ceux que nous verrons plus loin et prouve que l’attachement de Šāfi‘ī à la figure prophétique débordait largement le cadre légal : D’après Muḥammad b. Ismā‘īl, Ḥusayn b. Zayd, Za‘farānī, Abū Ṯawr : « Tous affirment avoir entendu dire par Šāfi‘ī : “Dieu a fait de Son Prophète un être pur et sans tache (nazzaha nabiyya-hu), Il a rehaussé son rang (rafa‘a qadra-hu), l’a instruit et éduqué
70. J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 112, p.160-161. 71. Cf. son Kitāb al-zuhd wa l-raqā’iq, maintenant édité (par Ḥabīb al-Raḥmān al-A‘ẓamī, réimpr. Dar al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1967). Sur le zuhd à haute époque, voir, entre autres, H. RITTER, « Studien zur Geschichte der islamischen Frömmigkeit I », Der Islam 21 (1933), p. 1-83. 72. EI2, article Zuhd (G. GOBILLOT). 73. Umm, V, p. 68, l. 26-27 (lā šay’a fī qawli-hi illā ṭā‘at Allāh bi-l-taslīm). 74. I. GOLDZIHER, Le dogme et la loi de l’Islām, op. cit., p. 125, qui résume une contribution plus ancienne : « Materialien zur Entwickelungsgeschichte des Sufismus », W.Z.K.M., XIII, 1899, p. 41-50 (repris dans ses Gesammelte Schriften, Hildsheim, 1970, IV, p. 179-188) ; Massignon en trouve l’origine dans la méditation de la Sunna et les vertus qu’elle invitait à acquérir dans les milieux dévots (L. MASSIGNON, Essai, op. cit., index, à ce terme ; Passion1, op. cit., II, p. 510). — Pour l’évolution sémantique des termes riḍā’ et taslīm, cf. B. REINERT, Die Lehre vom tawakkul in der klassischen Sufik, Walter de Gruyter, Berlin, 1968, p. 90-94 et 100-112. À l’origine, chez des personnages comme Ḥasān al-Baṣrī, Muḥāsibī, Sahl alTustarī, le riḍā’ désigne le renoncement à sa propre volonté, le contentement à l’égard de son sort (alqanā‘a) : « es begegnet in allen Ausprägungen als Definitionsinhalt des tawakkul-s » (ibid., p. 101). Le taslīm, résignation à tous les événements de l’existence, en est la forme la plus élevée pour Abū Ṭālib alMakkī (ob. 383/993 ou 386/996 ; ibid., p. 94). 75. BAYHAQĪ, Manāqib, II, op. cit., p. 177.
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Chapitre IV (addaba-hu).” Šāfi‘ī cita alors : “Remets-en toi au Vivant, à Celui qui ne saurait mourir” [Cor., XXV, 58]. “C’est qu’en effet, [commenta-t-il] les hommes sont dans des états divers : ils s’en remettent soit à eux-mêmes, soit à leur fortune, soit à leurs récoltes, soit au pouvoir, soit à l’obéissance d’autrui. Tous ceux-là dépendent de quelqu’un qui vit et meurt, ou de quelque chose de périssable, qui est à deux doigts de se séparer d’eux. Aussi Dieu a-t-il rendu son Prophète pur et sans tache – Dieu prie pour lui et le salue – et lui a commandé de s’en remettre au Vivant, à Celui qui ne saurait mourir” » 76.
C’est précisément dans ce même milieu d’ascètes, de dévots et de traditionnistes qu’il faut rechercher l’idée d’une foi qui augmente et diminue. Le Coran la faisait simplement résider dans le cœur 77, ils y ajoutaient une représentation supplémentaire : elle était une lumière capable de l’éclairer plus ou moins. Chaque péché était une tache qui s’y inscrivait, amoindrissant voire éteignant cette lumière, donc la foi elle-même 78. Sufyān b. ‘Uyayna, dont nous avons vu toute l’importance pour la formation de Šāfi‘ī, aurait employé la métaphore 79. La représentation sera ensuite en grande faveur chez les soufis 80. III. Šāfi‘ī et le kalām Quoique la casuistique du corpus ne dise rien des positions dogmatiques de notre auteur, ses biographies ne manquent pas de suppléer à ces silences. Comme on pouvait s’y attendre, toutes, ou presque, attestent de sa parfaite conformité à une orthodoxie plus tardive 81. Leur valeur historique est donc sujette à caution. Nous nous abstiendrons de les mentionner, leur analyse aurait sa place dans une étude spéciale 82. Tout au plus peut-on déceler quelques allusions discrètes à la théologie dans la casuistique chez notre auteur ; mieux vaudrait dire qu’on en tire des implications de cette nature. L’analyse précédente aura donné une idée suffisante de la famille spirituelle
76. ID., Aḥkām al-Qur’ān, II, Beyrouth, rééd. 1990, p. 180. 77. Le Coran parle par ex. des « cœurs pacifiés par la foi » (wa qalbu-hu muṭma’innun bi-l-īmān, XVI, 106) ; cf. aussi Cor. V, 41 et XL, 4. À l’exception des disciples d’Ibn Karrām, toutes les écoles situent la foi dans le cœur. On lira chez T. IZUTSU, Concept of Belief, op. cit., p. 132-133, une topographie du cœur mise en correspondance avec les formes de plus en plus subtiles que revêt cette lumière selon Māturidī, sous l’influence de la mystique tardive. 78. J. van ESS, TG, IV, p. 579 ; pour les versets coraniques à l’origine des principaux points du credo traditionaliste (foi liée aux œuvres, capable d’augmenter et de diminuer, identifiée à une lumière), cf. H. RINGGREN, « The Conception of Faith in the Koran », Oriens, 1951-4, plus spécialement p. 17-18. Des traditions anciennes expriment déjà les mêmes images (par ex. ‘ABD AL-RAZZĀQ, Muṣannaf, op. cit., Beyrouth, 1983, t. XI, p. 127, hadith n° 20114 ; le mu’min est celui dont la foi illumine le cœur). 79. ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., VII, p. 290. 80. T. IZUTSU, Concept of Belief, op. cit., p. 122, n. 42 ; A.M. SCHIMMEL, And Muḥammad is His Messenger, Univ. of North Carolina Press, Chapel Hill et Londres, 1985, p. 123-143. Muqātil aurait été parmi les premiers à en témoigner. 81. À l’exception de son implication dans la doctrine dite lafẓiyya, relative à la nature du Coran (cf. infra). 82. On pourrait notamment y montrer comment Bayhaqī s’emploie à débusquer chez notre auteur, dans les moindres replis de sa doctrine, des implications théologiques (BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 403 sqq ; cf. supra, n. 61). La démonstration n’est pas complètement fausse, mais elle pèche par maint anachronisme. La tendance préexiste déjà chez Ibn Abī Ḥātim.
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Šāfi‘ī et la théologie dont Šāfi‘ī faisait partie. Pour répondre plus complètement à la question posée dans l’introduction à ce chapitre, il nous reste simplement, à présent, à examiner ses éventuels rapports avec l’autre courant qui joua un rôle déterminant dans la vie intellectuelle à cette époque, celui des ahl al-kalām. Les positions dogmatiques défendues par Šāfi‘ī, ainsi que son appartenance aux ahl al-ḥadīṯ, laissent supposer une attitude résolument hostile à ses contemporains mu‘tazilites. Telle est bien l’image que la tradition se plaît à répandre. Il aurait appartenu au milieu des salaf, sunnites traditionalistes avant la lettre – tels Mālik b. Anas, Sufyān al-Ṯawrī, Ibn al-Māǧišūn, Ibn Abī Ḏi’b, Šaybānī, al-Awzā‘ī... – qui n’auraient cessé de mettre en garde contre l’insidieuse montée en puissance, au IIe siècle, de la théologie purement rationnelle des ahl al-kalām 83. Les traditionnalistes se défiaient tout particulièrement de la raison spéculative, préféraient ne professer aucune doctrine (al-tawaqquf) en matière de questions théologiques 84. L’usage de la dialectique dans les controverses était pareillement mis à l’index 85. Leurs adversaires les regardaient avec dédain et leur appliquaient la désignation infamante de ḥašwiyya 86, mais euxmêmes ne se considéraient pas comme une secte 87. Ils faisaient grand cas du Hadith et, de ce fait 88, développèrent à leur tour une sorte de théologie fidéiste qui pouvait conduire à des croyances anthropomorphiques, ou tout au moins incompatibles avec les doctrines mu‘tazilites 89. Les ahl al-ḥadīṯ entouraient tout particulièrement la figure du Prophète, ainsi que la communauté primitive, proposées en modèle à la communauté, d’une pieuse vénération. Ils adoptaient une attitude de stricte neutralité vis-à-vis
83. Cf. I. GOLDZIHER, The Ẓāhirīs, Leyde, 1971, p. 125 ; M. SCHREINER, « Beiträge zur Geschichte der theologischen Bewegungen im Islâm », Z.D.M.G., LIII (1898), p. 528-539 ; A. HALKIN, « The Hashwiyya », article cité, p. 21-22 ; H. LAOUST, « La classification des sectes d’après al-Baġdādī » dans Pluralismes, op. cit., p. 164 ; J. van ESS, Erkenntnis, op. cit., p. 21-22, qui cite notamment la condamnation, par le philologue Kisā’ī, de tout propos mu‘tazilite incompréhensible, comme émanant d’un zindīq. Muzanī aurait rapporté l’hostilité de Šāfi‘ī au qadarisme (SUBKI, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 99). — On aura noté que la plupart de ces noms sont des fondateurs d’écoles de fiqh, éphémères ou durables. Mais il ne faudrait pas en déduire que le kalām ne s’intéressait pas au fiqh. D’autre part, ces fondateurs n’étaient à leur époque que des muǧtahid-s parmi d’autres. — Pour des témoignages tardifs (Ġazzālī, Ibn ‘Asākir, Ibn al-Ǧawzī, Ibn Baṭṭa, Ibn Qudāma, Ibn Taymiyya) concernant cette condamnation par les salaf de la spéculation rationnelle en matière théologique, cf. J. van ESS, Die Erkenntnislehre des Īcī, p. 319 ; du même, « Disputationspraxis in der islāmischen Theologie », R.E.I., hors série n°13 (1976), p. 50, n. 2 et n. 3, où sont rapportées des condamnations sans appel du kalām par les fondateurs d’écoles de fiqh (Šāfi‘ī, Ibn Ḥanbal, Abū Yūsuf, Mālik) ; pour des condamnations de ce type attribuées à Šāfi‘ī lui-même, cf. l’article d’H. LAOUST, « Šāfi‘ī et le kalām d’après Rāzī », dans Recherches d’islamologie. Recueil d’articles offerts à G.-C. Anawati et L. Gardet, Louvain, 1977, p. 392. 84. A. HALKIN, « The Hashwiyya », art. cit., p. 20. 85. AL-AŠ‘ARĪ, Maqālāt al-islāmiyyīn, op. cit., p. 294, l. 4-8 : IBN ‘ABD AL-BARR, Ǧāmi‘ bayān al-‘ilm wa faḍli-hi, rééd. Beyrouth, s.d., II, p. 92-98 (chapitre consacré à cette interdiction ; il est suivi de traditions inverses, en faveur de ces mêmes controverses en certains cas, p. 99-108) ; J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 323-324, pour la tendance favorable à l’interdiction, appuyée sur des traditions, sans doute forgées, où le Prophète blâme les discussions relatives à la prédestination, la nature du Coran, etc. 86. A. HALKIN, « The Ḥashwiyya », article cité, p. 24. 87. R. STROTHMANN, Das Staatsrecht der Zaiditen, op. cit., p. 29. 88. W. MADELUNG, « Der Kalām », et « Sonstige religiöse Literatur », dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 326, 379. 89. Là-dessus, cf. J. van ESS, TG, IV, p. 373-424.
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Chapitre IV du schisme qui avait déchiré les Compagnons, et comptaient de nombreux dévots et ascètes qui préféraient, sauf de notables exceptions – tels Zuhrī, Kisā’ī, ou Ibn Abī l-Dunyā – se tenir éloignés des sphères dirigeantes 90. On se plaisait parmi eux à évoquer, non sans nostalgie, l’âge d’or des Compagnons qui ignoraient le kalām 91. Il y a lieu de se demander si cette attitude anti-spéculative ne fut pas favorable à un développement précoce, dans ces milieux, de la casuistique du fiqh : impuissants ou réticents à sonder rationnellement l’Essence divine, ils auraient été conduits à cultiver davantage la réflexion sur l’étude des commandements pratiques de leur religion. S’il en fut réellement ainsi, on est en droit de se demander dans quelle mesure les convictions théologiques de Šāfi‘ī auraient pesé, non sur sa casuistique, mais sur sa théorie légale. D’une manière très générale, en effet, un droit, une morale pratique, ne sont autonomes que dans leur spécificité, entendons par là leur caractère purement technique, leur logique interne, abstraction faite d’autres facteurs, comme leur enracinement dans un tissu social donné : dans leurs fondements, ces systèmes normatifs relèvent de choix éthiques, théologiques, voire philosophiques qui ne font pas sentir directement leurs effets sur cette technicité. Un auteur a répondu à notre question par une relecture originale des informations traditionnelles : selon lui, Šāfi‘ī aurait projeté, dans la Risāla, de doter le sunnisme naissant d’une théologie traditionaliste, essentiellement pratique et “théo-légale”, afin de contrecarrer la spéculation rationnelle des mu‘tazilites ; ce faisant, il aurait jeté les bases d’une discipline nouvelle, celle des uṣūl al-fiqh 92. Une telle hypothèse, si elle était avérée, ajouterait un facteur décisif dans l’explication de la genèse du fiqh et éclairerait aussi sa nature : né d’un conflit intérieur à la théologie, il aurait été une réaction de défense contre l’intrusion du kalām, et Šāfi‘ī aurait ainsi joué un rôle central dans l’histoire de cette discipline. Mais cette théorie, anticipée par Ibn Qayyim 93, se heurte selon à plusieurs arguments : les uṣūl al-fiqh étaient mis en œuvre par les muǧtahid-s contemporains de notre auteur au même degré de maturation, assez rudimentaire, qu’ils présentent dans la Risāla ; une réflexion théorique sur cette discipline était le fait de certains mu‘tazilites contemporains de Šāfi‘ī ; certains de ses disciples directs, enfin, répudièrent toute espèce d’hostilité à cette discipline 94. Cette dernière remarque nous conduit à reporter sur le maître la même attitude.
90. A. HALKIN, « The Ḥashwiyya », article cité, loc. cit. et T. NAGEL, Geschichte, op. cit., p. 61-77 ; J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 21-22, qui souligne que ces courants originels furent à l’origine d’une double attitude durablement présente dans la conscience islamique. 91. J. van ESS, TG, IV, p. 728. On rapporte notamment que l’exégète Ḍaḥḥāk b. Muḥāzim (ob. 105/723), disciple d’Ibn ‘Abbās, se plaignait que les savants de son temps s’adonnaient au kalām, alors que ceux de sa jeunesse apprenaient la crainte de Dieu (J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 21). 92. G. MAKDISI, « The Juridical Theology of Shāfi‘ī. Origins and Significance of Uṣūl al-Fiqh », Studia Islamica, LIX (1984), p. 5 sqq. 93. ID., The Rise of Humanism in Classical Islam and the Christian West, Edimbourg, 1990, p. 12-13. Tout comme Ibn Qayyim, l’auteur ne peut faire état que de deux allusions à la théologie traditionaliste dans la Risāla ; de plus, celles-ci ne sont pas explicitement dirigées contre les ahl al-kalām. 94. H. LAOUST, « Šāfi‘ī et le kalām d’après Rāzī », dans Recherches d’islamologie. Recueil d’articles offerts à G.-C. Anawati et L. Gardet, article cité, p. 389-401 ; H. HALM, Die Ausbreitung der šāfi‘itischen Schule, op. cit., p. 32-41 ; Chr. MELCHERT, The Formation of the Sunni Schools of Law, op. cit., chapitre 4 (p. 71-72) et « The Adversaries of Ibn Ḥanbal », Arabica 44 (1997), p. 234-253 ; ces auteurs donnent un aperçu des connaissances en kalām dans l’école šāfi‘ite primitive. Nous ne reprendrons pas ici ces
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Šāfi‘ī et la théologie Dans cette hypothèse, contraire à celle de Makdisi, ce serait cette fois la sympathie de notre auteur pour le kalām naissant qui expliquerait les particularités de son fiqh, distinctes du malikisme comme du hanéfisme 95. Nous sommes ainsi ramené à la problématique initiale de ce chapitre. Il vaut donc la peine de tenter un examen critique de cette nouvelle hypothèse, en revenant sur la formation de Šāfi‘ī, mise en regard avec le témoignage de ses propres écrits. On peut se demander tout d’abord si, comme le soutient W. Hallaq, Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā, un maître médinois de Šāfi‘ī, n’aurait pas favorisé chez le disciple un intérêt pour le kalām 96. Les relations entre les deux hommes sont indéniables : Šāfi‘ī tient de lui, nous l’avons vu, de nombreuses traditions. Or Ibrāhīm, dont nous avons esquissé dans un chapitre précédent le portrait biographique, était qadarite et appartenait à l’école de ‘Amr b. ‘Ubayd ; quant à celui-ci, co-disciple avec Wāṣil b ‘Aṭā’ de Ḥasan al-Baṣrī, il est l’ancêtre de la branche la plus importante du kalām mu‘tazilite, celle de Baṣra 97. Mais qu’en était-il exactement, tout d’abord, de la doctrine de ‘Amr ? Les recherches récentes démentent une représentation antérieure et voient en lui un traditionniste et un ascète 98. S’il recueillit l’héritage intellectuel de
témoignages. Signalons qu’ils existent déjà chez Ibn Abī Ḥātim (Ādāb, op. cit., p. 182-189) ; d’autres, encore inédits et non mentionnés par ces auteurs, figurent chez AL-ḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., X, p. 25-32. — Nous ajouterons que certains des disciples immédiats de Šāfi‘ī cultivaient le kalām, notamment l’Irakien al-Karābisī, initiateur d’une école originale (dite lafẓiyya) sur la nature du Coran : partisan de son caractère incréé, il soutenait que sa prononciation par les fidèles (son lafẓ) était, elle, créée ; il était suivi en cela par d’autres šāfi‘ites bagdadiens : Abū Ṯawr, Dāwud al-Ẓāhirī, Muḥāsibī (sur cette doctrine, cf. J. van ESS, TG, IV, p. 210-214 ; il est intéressant de noter que, condamnée par la suite comme inorthodoxe, elle ne le fut pas immédiatement par les ahl al-ḥadīṯ (op. cit., p. 215). Fait plus singulier encore, Ibn ‘Abd al-Barr l’attribue à Šāfi‘ī lui-même (Intiqā’, op. cit., p. 106, l. 16-17) ; le témoignage vaut d’être noté, puisqu’il figure, dans le panégyrique que ce malikite fait de Šāfi‘ī. Za‘farānī suivait les leçons de Bišr al-Marīsī, avant de fréquenter Šāfi‘ī. Ce dernier aurait écrit un livre, transmis par Baḥr al-Ḫawlānī, contre Ibn ‘Ulayya (162/778-218/833 ; cf. F. WÜSTENFELD, Der imâm el-Schâfi’í, op. cit., p. 72, notice 33 [682] ; IBN ALNADIM, Kitāb al-Fihrist, éd. Taǧaddud, p. 265, l. 26) ; sur ce mu‘tazilite, dont le père était un traditionniste que cite Šāfi‘ī dans le Kitāb al-Umm, cf. van ESS, TG, II, p. 418-421 et supra chap. II, § III-1. Šāfi‘ī débattit avec lui de la valeur du ḫabar al-wāḥid (BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 211), voire de la nature du Coran (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, p. 79). Šāfi‘ī et lui eurent des disciples communs (J. van ESS, « Ḍirār b. ‘Amr und die Cahmiyya », article cité, p. 44). — Le cas sans doute le plus intéressant est celui de ‘Abd al-Raḥmān Aḥmad b. Yaḥyā, dit « le Šāfi‘ī » ou « l’ami de Šāfi‘ī » : disciple d’Abū l-Huḏayl et de Mu‘ammar, il était néanmoins bon traditionniste. Il fut le premier disciple de Šāfi‘ī en Irak et s’employa à concilier le fiqh et le kalām (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, p. 108 ; J. van ESS, TG, III, p. 292-295). En Égypte, Muzanī, versé dans le kalām, enseignait cette discipline et soutenait l’identité du nom et du nommé (Intiqā’, p. 110) ; sur cette question classique de théologie et de grammaire, cf. Cl. GILLIOT, Exégèse, op. cit., p. 47, n. 2 ; A. ELAMRANI-JAMAL, « La question du nom et du nommé entre la dialectique et la grammaire », Z.A.L. 15 (1985), p. 80-93. 95. C’est la thèse implicite de ‘Alī Sāmī AL-NAŠŠĀR (Naš’at al-fikr al-falsafī fī l-islām, Le Caire, 1995, I, p. 244-245), mais il avance, pour toute preuves de cette connaissance du kalām par notre personnage, un poème où Šāfi‘ī condamne le qadarisme et les controverses de celui-ci avec Bišr al-Marīsi, dont nous allons parler. En outre, ses sources sont tardives (al-Iṣfarāyinī, al-Baġdādī) ; mais il est vrai que ce poème est déjà cité par les sources anciennes (IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, p. 80 ; BAYHAQĪ, Manāqib, I, 412-413 ; ‘ABBĀDĪ, Kitāb, p. 62, l. 4-7). 96. « Was al-Šāfi‘ī the Master-Architect of the Islamic Jurisprudence ? », I.J.M.E.S., 25 (1993), p. 593. 97. A. NADER, Le système philosophique des Mu‘tazila, op. cit., p. 21. 98. J. van ESS, TG, II, p. 280-310.
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Chapitre IV Ḥasan, il fut aussi peu novateur que lui en politique. D’autre part, il comprenait au sens propre, à la différence de Wāṣil, les événements ou réalités eschatologiques tels qu’ils étaient décrits dans les traditions (la Vasque réservée aux Élus, la Balance destinée à peser les actes, etc.), ainsi que l’intercession du Prophète. Il serait donc à classer parmi les aṣḥāb al-ḥadīṯ qadarites. Quoique ‘Amr ait affirmé le libre-arbitre humain, refusant la prédestination et la prescience divines, c’est à peine, selon van Ess, si l’on peut parler à son sujet de convictions mu‘tazilites, puisque sa théologie restait étroitement tributaire du Coran et du Hadith 99. Ajoutons que son nom n’est pas cité une seule fois dans le Kitāb al-Umm. Le mu‘tazilisme d’Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā fait lui aussi problème. En premier lieu, sa filiation intellectuelle avec ‘Amr est douteuse 100. Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār et ‘Abd al-Razzāq al-Ṣan‘ānī (ob. 211/827) soutiennent qu’il aurait reçu chez lui Wāṣil, mais cette affirmation n’est guère défendable chronologiquement 101. Nous avons vu d’autre part qu’on fait d’Ibrāhīm un qadarite, un ǧahmite, voire un chiite 102. Il aurait même été ‘ibāḍite dans sa jeunesse. Il est donc difficile de se faire une idée précise du parti auquel le rattacher. L’accusation de ǧahmite était le fait de Nu‘aym b. Ḥammād (ob. 228/843) 103, qui aurait brûlé, pour cette raison, les ouvrages d’Ibrāhīm. V. Ess en conclut que « cette combinaison de tendances alides, qadarites et ǧahmites lui valut probablement l’étiquette de mu‘tazilite » 104. On sait en revanche que le Médinois propageait des traditions hostiles à la vision de Dieu dans l’au-delà, contre la tendance dominante au Hedjaz 105. En outre, c’est jeune encore que Šāfi‘ī reçut son enseignement : il n’est donc pas impossible que Šāfi‘ī ait pris rapidement ses distances avec lui, comme le laisse entendre Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār, puisque le maître reprocha à son disciple d’avoir accepté d’assumer certaines fonctions officielles 106. En résumé, les sources actuellement à notre disposition ne permettent pas de prouver l’hypothèse de Hallaq. Quant à une éventuelle influence en ce sens de Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī sur l’esprit du jeune Šāfi‘ī, elles sont muettes sur ce point. Du reste, le mu‘tazilisme ne compta au Hedjaz, à la différence de l’Irak, quasiment aucun représentant 107. On doit en conclure qu’il est improbable que Šāfi‘ī ait cultivé cette discipline dans sa patrie d’origine. S’il faut rechercher une possible influence au Hedjaz, un indice plus favorable serait son allégeance envers l’imām zaydite Yaḥyā b. ‘Abdallāh : d’après les
99. Op. cit., II, p. 309. 100. Op. cit., II, p. 697. 101. Ibid. 102. Cf. supra, chapitre II, § III. 103. Sur ce personnage, cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 104-105 ; J. van ESS, TG, II, p. 723-726. 104. TG, II, p. 698. 105. J. van ESS, TG, II, p. 700-701. L’auteur cite les noms d’Ibn ‘Abbās, Muǧāhid, Ibn Abī Ḏi’b. 106. Faḍl al-i‘tizāl wa ṭabaqāt al-mu‘tazila, éd. Fu’ād Sayyid, Tunis, 1393/1974, p. 253 : inna Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā [sic] naqama ‘alā l-Šāfi‘ī lammā tawallā mā tawallā huwa, faisant allusion à la venue de Šāfi‘ī au Yémen. 107. J. van ESS n’en cite aucun dans sa section consacrée à La Mecque, TG, II, p. 643-663, cité qui comptait seulement des qadarites et des murǧiites. Mais la présence du kalām au Hedjaz n’est pas complètement à exclure (ID., Anfänge der muslimischen Theologie, Wiesbaden, 1977, p. 12 sqq., d’après le Radd ‘alā l-qādiriyya de Ḥasan b. Muḥammad al-Ḥanafiyya). On signale quelques adeptes de Ǧahm à Médine (ID., TG, II, p. 700).
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Šāfi‘ī et la théologie hérésiographes, Wāṣil b. ‘Aṭā’ aurait rallié à sa doctrine le fondateur du parti, Zayd b. ‘Alī et ses successeurs immédiats 108. Mais, là encore, des recherches plus précises ne permettent pas de conclure indiscutablement en ce sens 109. Si le terrain est plus solide, semble-t-il, du côté des polémiques que Šāfi‘ī engagea avec certains représentants du mu‘tazilisme, l’enquête ne s’avère guère plus concluante. On se plaît à rapporter qu’il acceptait, en Égypte, la venue à ses leçons, non seulement des ahl al-ḥadīṯ, mais aussi des ahl al-kalām ; le renseignement figure toutefois dans des sources tardives 110, et laisse deviner une intention hagiographique. En revanche, les relations sont incontestables entre lui et deux grands noms considérés comme mu‘tazilites, Bišr al-Marīsī et Ḥafṣ al-Fard. Bišr hébergea Šāfi‘ī lorsque celui-ci vint à Bagdad 111, mais le Mecquois aurait ensuite détourné une partie des disciples de son hôte 112 : il est difficile de ne pas voir là encore une volonté de rehausser le prestige de Šāfi‘ī ; l’on veut même que des šāfi‘ites aient compté Bišr parmi les disciples de notre personnage 113. En revanche, ces sources s’accordent à dire que des controverses légales eurent lieu entre les deux hommes 114. Mais des contacts, fussent-ils prolongés, n’impliquent pas nécessairement que chacun ait fait des concessions à la doctrine de l’autre. En revanche, les similitudes entre les
108. ŠAHRASTĀNĪ, Le livre des religions et des sectes, trad. Gimaret/Monnot, op. cit., I, p. 458. 109. W. MADELUNG, Der Imām Qāsim b. Ibrāhīm und die Glaubenslehre der Zaiditen, Berlin, 1965, p. 153 sqq. 110. G. MAKDISI, The Rise of Colleges, Edimbourg, 1981, p. 81, d’après Yāqūt. 111. On rapporte (BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 229) que Bišr lui laissa, pour lui faire honneur, l’étage supérieur de sa maison (un trait semblable dans les relations entre Rabī‘ et son maître en Égypte, cf. BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 243) ; mais la mère de Bišr avertit que son fils était un zindīq (!) et Šāfi‘ī se détourna de cette encombrante amitié : cet épisode semble avoir été “contaminé” par celui, rapporté plus haut (chap. II, § V), où la mère exhorte Šāfi‘ī à soustraire son fils de la pernicieuse influence du kalām, du temps où Bišr aimait et vénérait Šāfi‘ī (op. cit., I, p. 204 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 187 ; AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, II, p. 59). 112. BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 202, d’après Za‘farānī, qui prétend même que les adeptes de Bišr renièrent leur maître sous l’influence de Šāfi‘ī. 113. J. van ESS, TG, III, p. 178-179. Appartiennent très certainement aussi à cette catégorie d’informations, idéalisées ou controuvées, les deux épisodes suivants : Bišr demande à Šāfi‘ī de lui prouver l’unicité de Dieu et la prophétie de Muḥammad, lorsque Šāfi‘ī fut amené enchaîné devant Hārūn al-Rašīd : Šāfi‘ī s’y exprime dans le langage d’un philosophe ou d’un théologien bien plus tardif... (BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 399-400) ; dans la Ḥilya d’Abū Nu‘aym (op. cit., IX, p. 82), le nom de Bišr est remplacé par Šaybānī : ces récits trahissent certainement la rivalité entre šafi‘ites et hanéfites ; nous faisons la même analyse d’une rencontre entre les deux hommes à la cour du même calife, où Bišr est voué aux gémonies par Šāfi‘ī (op. cit., I, p. 464-465) ; cf. aussi un autre récit fantaisiste ou tendancieux chez IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 175 : Šāfi‘ī débat avec Bišr ; un cadi, prévenu par Šāfi‘ī, réclame la tête de Bišr si ses dires sont certifiés par un témoin ! Schacht va jusqu’à rejeter comme apocryphes tous les récits sur les relations entre les deux hommes (Origins, op. cit., p. 259, n. 1). Mais alors pourquoi la tradition biographique, dont l’imagination est supposée si féconde, n’aurait-elle choisi qu’un ou deux personnages ? 114. Il y a celle où malgré sa maladie, Šāfi‘ī dispute avec Bišr, en présence d’un Médinois, sur le tarǧī‘ al-aḏān (répétition de la šahāda, lors de l’appel à la prière rituelle, une fois à voix basse, puis à voix haute), et du redoublement de l’iqāma (BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 199) ; on cite aussi une controverse, à Bagdad, sur la pureté de l’eau destinée aux ablutions rituelles (op. cit., I, p. 201) ; celle où ils débattent de la question de savoir si les mineurs ont voix au chapitre lorsque la ‘āqila (parenté paternelle) a droit au talion (op. cit., I, p. 205 ; le texte est plus clair chez IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 177) ; enfin, la question de la licéité du tirage au sort entre esclaves appelés à être affranchis (Manāqib, I, p. 206 ; Ādāb, p.175).
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Chapitre IV uṣūl al-fiqh de Šāfi‘ī et ceux de Bišr semblent tout à fait dignes d’attention : ce dernier, disciple d’Abū Yūsuf, imposait certaines conditions à l’iǧtihād, à l’istiḥsān et au qiyās. Il exigeait notamment que la ‘illa (la ratio legis de l’analogie juridique) fût explicitement mentionnée dans une source, Coran ou Sunna, sous peine d’invalidité, et repoussait le conformisme, le taqlīd 115. Nous ne pouvons toutefois omettre de mentionner – ce qui affaiblit notablement l’idée que Šāfi‘ī aurait emprunté sa méthodologie uṣūlī au kalām – que Bišr n’est plus, d’après les recherches récentes, celui en qui la tradition šāfi‘ite vit un mutakallim type 116 : s’il soutenait la thèse du Coran créé et fut un proche du calife al-Ma’mūn ou du cadi Ibn Abī Du’ād – l’instigateur de la fameuse miḥna si funeste aux traditionalistes 117 –, de nombreuses singularités de sa doctrine l’éloignent des mu‘tazilites : adepte de la prédestination, il ne croyait pas au libre-arbitre humain ; il ne refusait pas, d’après Abū Yūsuf, d’invoquer le Hadith en matière théologique ; il ajoutait foi à l’interrogatoire du tombeau ; sur bien des points, il était en accord avec Naǧǧār, un représentant des ahl al-iṯbāt, ces “affirmationnistes” qui admettaient la réalité analogique des Attributs divins, contre les mu‘aṭṭila, qui les niaient en bloc. Si, dans son souci de ne rien concéder aux anthropomorphistes (al-mušabbiha), il fut amené à rejeter certaines traditions gênantes, il attachait une égale importance au Coran et à la Sunna et, comme Šāfi‘ī, dépendait de la tradition exégétique d’Ibn ‘Abbās, qu’al-Kalbī avait répandu à Kūfa et en Iran. Tout au plus les sunnites pouvaient-ils lui reprocher un refus d’adhérer à la lettre du Coran ou du Hadith à propos de la vision béatifique ou de la session de Dieu sur un trône 118. En somme, il n’est à rattacher ni à Ḍirār b. ‘Amr, ni à Ǧahm b. Ṣafwān, mais plutôt aux murǧiites de Bagdad. Il existe enfin dans le Kitāb al-Umm un indice laissant à penser que Šāfi‘i n’était pas étranger aux débats théologiques de son temps. Il serait même, s’il n’est pas l’ajout d’un copiste, un écho de ses controverses avec Bišr et avec cet autre “rationaliste” que fut Ḥafṣ al-Fard :
115. J. van ESS, TG, III, p. 187 ; sur le principe selon lequel la ‘illa doit être expressément mentionnée dans une source pour certains uṣūlistes (ẓāhirites, Naẓẓām, imāmites, cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 219 : ce point de vue restera minoritaire, la doctrine classique identifiant la ‘illa selon divers procédés (sur ceux-ci, cf. A. HASAN, Analogical Reasoning in Islamic Jurisprudence, Islamabad, 1986, p. 232-352). 116. Nous empruntons les renseignements qui suivent à la notice détaillée que J. van Ess consacre à ce personnage dans sa Theologie und Gesellschaft, III, p. 176-188. Une source importante pour la connaissance de sa doctrine est le Radd ‘alā l-Marīsī al-‘anīd du traditionniste al-Dārimī (ob. 255/868 ; éd. Muḥammad Ḥamīd al-Fiqī, Le Caire, 1358/1939). 117. Une autre raison de l’inimitié tenace que lui vouèrent les ahl al-ḥadīṯ fut sans doute un livre qu’il écrivit spécialement contre les ḥašwiyya les plus littéralistes. On dit que, pour cette raison, il fut molesté par eux au cours du pèlerinage. La vénérable autorité mecquoise qu’était Sufyān b. ‘Uyayna n’aurait rien fait pour le protéger. 118. Il adoptait en ces questions la via remotionis à l’invitation du Coran lui-même (« rien n’est à la ressemblance de Dieu, laysa ka-miṯli-hi šay’, [Cor. XLII, (al-Šūrā), 11]). On lira dans la même notice de van Ess (TG, III, op. cit., p. 185-186) d’autres détails intéressants sur ce personnage : son procès par le traditionniste Yazīd b. Hārūn, ses scrupules religieux (il voulait faire creuser un canal entre Bagdad et Wāṣiṭ, afin de pouvoir y accomplir ses ablutions majeures (al-ġusl). Il est à noter que, comme pour certains soufis, il n’existait pas selon lui de péché véniel et qu’il invoquait toujours le nom de Jésus à l’occasion d’un vœu. Enfin, son exégèse appliquait, peut-être pour la première fois, le couple ḥaqīqa/maǧāz aux Attributs divins. Pour lui, quatre seulement étaient incréés, donc éternels : Science, Volonté, Puissance, Création : il opposait les « attributs figurés » aux « attributs essentiels ».
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Šāfi‘ī et la théologie notre légiste soutenait que les deux noms désignant la Volonté divine, irāda et mašī’a, ne correspondaient qu’à un seul et même attribut 119. Une lecture similaire pourrait être faite des rapports entre Šāfi‘ī et Ḥafṣ al-Fard. Šāfi‘ī, animé d’un pieux scrupule, refusait d’adjoindre à Ḥafṣ le surnom de Fard (« un »), ce dernier ne convenant qu’à Dieu 120 : il préférait dire al-Munfarid 121. La rencontre eut lieu en Égypte, au domicile même de Šāfi‘ī 122. Dans un témoignage, celui-ci prend la défense d’un ‘ibāḍite, nommé Miṣlāq, qui soutenait que la foi augmente et diminue. Ḥafṣ aurait au contraire professé qu’elle se réduisait à une reconnaissance verbale (qawl). La discussion se serait achevée par la déroute de ce dernier 123. Un autre récit prétend que Ḥafṣ interrogea sur la nature du Coran deux malikites, ‘Abdallāh b. ‘Abd al-Ḥakam et Yūsuf b. ‘Amr b. Yazīd al-Fārisī, mais qu’ils se dérobèrent ; Šāfi‘ī intervint pour soutenir que la Parole divine était incréée et taxa Ḥafṣ de kāfir 124. Suyūṭī prête à Šāfi‘ī des imprécations contre son adversaire 125. Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā aurait eu l’honneur d’être sollicité par la mère de Šāfi‘ī pour détourner son fils de l’influence pernicieuse de Ḥafṣ 126... Par-delà le caractère véridique ou non de telles informations,
119. Umm, I, p. 202 (chapitre : mā yukrah min al-kalām fī l-ḫūṭba), l. 23 sqq : commentant dans cette page Cor. IV, 59, exactement comme dans la Risāla (obéir au Prophète = obéir à Dieu, Risāla, § 259 sqq.), il cite ensuite un hadith prophétique où un homme dit à Muḥammad : « ... ce que Dieu veut et (wa) ce que tu veux » ; le Prophète reprend son interlocuteur : il faut dire : « ce que Dieu veut puis (ṯumma) ce que je veux ». Šāfi‘ī commente : « En effet, l’obéissance due au Prophète suit (taba‘ li) celle qu’on doit à Dieu [...] L’obéissance et la désobéissance sont stipulées explicitement (manṣūṣātani) du fait d’une obligation venant de Dieu [...] Le vouloir (mašī’a) de Dieu est Sa volonté (irāda) ». Šāfi‘ī cite ensuite Cor. LXXVI, 30, comme preuve que l’homme ne peut rien vouloir que Dieu, auparavant, n’ait voulu. — Ḥarmala (SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, op. cit., p. 129) interprétait ainsi : le wa (« et ») aurait signifié l’existence de deux agents. Ici Šāfi‘ī prend évidemment parti, dans une fidélité affirmée à la ligne théologique des traditionalistes, contre le libre-arbitre des théologiens du kalām (AL-AŠ‘ARĪ, Maqālāt al-islāmiyyīn, op. cit., p. 291, l. 5 ; A. NADER, Système, op. cit., p. 259 sqq.). L’argument est mentionné en ce sens chez BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 412 : l’extrait šāfi‘ien cité par lui est exactement conforme au texte actuel du Kitāb al-Umm. Bayhaqī signale, dans ses Aḥkām al-Qur’ān, op. cit. (p. 40, l. 10-14) que ce texte figurait aussi dans le livre de Zakariyyā al-Sāǧī. — Il y a, chez Bišr comme chez Hafṣ, une distinction à faire, dans la Volonté divine, entre mašī’a (« Tateigenschaft », attribut opératif) et irāda (« Weseneigenshaft », attribut entitatif), cf. J. van ESS, TG, III, p. 186 ; cf. H. DAIBER, Das theologisch-philosophische System des Mu‘ammar ibn ‘Abbād al-Sulamī, « Beiruter Texte und Studien », XIX, Beirut, Wiesbaden, 1975, p. 162-169) ; J. BOUMAN, Le conflit autour du Coran, Amsterdam, 1959, p. 14. Il y a en effet des attributs divins dont Dieu peut être qualifié du contraire, d’autres non. 120. D. GIMARET, Les Noms divins en islām, Paris, 1988, p. 197 sqq. 121. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 55, l. 17 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 194. 122. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 98. 123. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 192 ; BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 387 ; ABŪ NU‘AYM, Ḥilya, op. cit., IX, p. 115. Dans ces sources, la controverse a lieu cette fois au domicile d’un Ǧarawī. V. Ess identifie ce nom à ‘Alī b. ‘Abd al-‘Azīz, haut fonctionnaire dont les biens furent confisqués par les Banū ‘Abd alḤakam (TG, II, p. 733). 124. IBN ABĪ ḤĀTIM Ādāb, p. 194-195 (la discussion aurait « duré longtemps ») ; BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 455 ; AL-ḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., X, p. 32 ; AL-ĀǦURĪ (auteur hanbalite), Kitāb alšarī‘a, éd. Muḥammad al-Fiqī, Le Caire, 1950, p. 81. 125. AL-SUYŪṬĪ, Ṣawn al-manṭiq wa l-kalām ‘an fann al-manṭiq wa l-kalām, éd. ‘Alī Naššār et Fu’ād ‘Abd al-Razzāq, Maǧma‘ al-buḥūṯ al-islāmiyya, Le Caire, 1970, p. 64 ; AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 28. 126. BAYHAQĪ Manāqib, I, p. 204. Bayhaqī tire l’information de l’ouvrage biographique de Zakariyya al-Sāǧī.
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Chapitre IV celles-ci attestent des relations certaines entre nos deux protagonistes. Mais là encore, il serait imprudent d’en conclure à une influence du kalām sur Šāfi‘ī : rien de précis n’est rapporté sur d’éventuelles discussions entre eux en la matière. Tout au plus peut-on faire valoir des controverses légales 127. D’autre part, il n’est pas certain que Ḥafṣ ait été un mu‘tazilite à proprement parler. Ǧāḥīẓ voyait en lui un ǧahmite et, s’il fréquenta Abū l-Aš‘aṯ, le « philosophe de la nature », il adopta une grande partie du système de Ḍirār b. ‘Amr, non sans avoir polémiqué avec Abū l-Huḏayl sur le statut des actes humains 128. En lui, van Ess ne reconnaît qu’un murǧiite 129. À nous en tenir, comme nous l’avons fait jusqu’ici, aux ouvrages biographiques, il faut toutefois ajouter qu’ils ne font pas seulement état, chez Šāfi‘ī, d’un blâme sans appel des adeptes du kalām. Ils laissent aussi entendre que le maître, avant d’émettre ce jugement négatif, aurait pris connaissance de leur doctrine. Ce renseignement mérite d’autant plus d’être pris au sérieux qu’il a quelque répondant dans son œuvre, comme nous allons le montrer à présent. Abū Ṯawr lui aurait demandé de rédiger un ouvrage sur le kalām, mais Šāfi‘ī lui aurait opposé une fin de non recevoir 130. Notre auteur en aurait donc eu des notions, aurait conclu que cette doctrine était synonyme de tā‘ṭīl, et se serait repenti d’avoir pris part aux polémiques qu’elle soulevait 131. À Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā, Šāfi‘ī confia qu’il avait pris connaissance du kalām (iṭṭala‘tu min aṣḥāb al-kalām ‘alā šay’) 132. Il aurait fait à Muzanī une déclaration voisine 133 et dissuadé ce disciple, connaisseur en la matière, de persévérer dans son étude. Une autre anecdote montre que Šāfi‘ī n’était pas un débutant en cette science religieuse : à Muzanī venu lui poser des questions de théologie, il donne des réponses qui le confondent par leur subtilité 134. Enfin, Šāfi‘ī aurait polémiqué, aux côtés d’Ibn Ḥanbal et d’autres ahl al-ḥadīṯ contre Ibn ‘Ulayya, déjà nommé, sur la création du Coran 135. Il est donc raisonnable de penser que l’auteur de la Risāla n’aurait pas été ignorant des débats soulevés par le kalām, mais qu’à la suite, semble-t-il, de controverses avec ses représentants, il s’en serait détourné comme d’une spéculation stérile. Peut-être, mais cela est moins sûr, aurait-il découragé pareilles méditations chez ses partisans. A-t-il vigoureusement condamné la discipline en soi, comme le prétend la tradition ? Non seulement ses propres écrits n’en portent pas la trace, ils révèlent même une attitude plus nuancée à son endroit. C’est à celle-ci que nous nous intéresserons à présent.
127. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, p. 23, l. 6. 128. Il soutenait qu’ils avaient un double aspect : l’un créé par Dieu, l’autre par le sujet humain (J. van ESS, TG, II, p. 730). Sur l’école de Ḍirār, voir du même auteur, « Ḍirār b. ‘Amr und die Cahmiyya. Biographie einer vergessenen Schule, Der Islam, 43 (1967), p. 241-278 et n° 44 (1968), p. 1-70 ; sur Abū l-Aš‘aṯ, cf. J. van ESS, TG, II, p. 37-39. 129. J. van ESS, TG, II, p. 732. 130. ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 61, l. 16. 131. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., p. 30. 132. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 175. 133. BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 459. 134. SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 98 (wa qad daqqa ḥattā lā afhama-hu). 135. IBN TAGRIBIRDĪ, al-Nuǧūm al-zāhira, Le Caire, 1929-1942, I, p. 647 ; IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā, p. 79.
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Šāfi‘ī et la théologie Dans un premier groupe de textes, Šāfi‘ī critique les ahl al-kalām pour les erreurs qu’ils commettent dans leurs avis juridico-religieux, et leur ignorance ou leur rejet arbitraire des traditions prophétiques. C’est la principale accusation qui les vise dans son Ǧamā‘ al-‘ilm, c’est elle qui est à l’origine de l’opuscule. Il range ses adversaires en deux catégories 136 : les uns, se fondant sur le Coran seul, rejettent purement et simplement le Hadith comme source de fiqh 137 ; les autres récusent seulement le ḫabar al-wāḥid (tradition isolée) 138. Outre le fait qu’ils contestent l’authenticité confirmée (taṯbīt) des traditions prophétiques, Šāfi‘ī leur reproche autant leur attitude intellectuelle que leur conduite morale : ils sont coupables à ses yeux de conformisme paresseux (taqlīd), d’irréflexion (al-taḫfīf min al-naẓar), de frivolité (ġafla), de mal connaître la langue arabe 139, et de prétendre trop vite à la supériorité intellectuelle (yasta‘ǧilūna bi-l-ri’āsa). Ces attaques ad hominem sont bien la preuve que Šāfi‘ī avait pu les fréquenter de près. Il ne se prive pas non plus d’illustrer, par des souvenirs personnels, leur incompétence en Hadith ou en fiqh au cours de son enseignement. Comme à l’accoutumée, Šāfi‘ī ne nomme pas les protagonistes auxquels il eut affaire. ° L’un déclare illicite la consommation d’un animal sacrifié par quelqu’un d’autre que son propriétaire, si celui-ci n’y a pas consenti ; jugement incorrect (lā yastaqīm), erreur patente, réplique Šāfi‘ī : c’est ignorer les traditions (al-āṯār) qui montrent que l’abattage licite n’est autre qu’un égorgement rituel (ḏakāt), et que l’intention n’y entre pour rien 140. ° Un autre mu‘tazilite soutient qu’il y a infraction à la Loi dès qu’on diffère le pèlerinage alors qu’on est en mesure de le faire 141 : ce retard doit faire qualifier l’acte, selon lui, de réparation (qaḍā’), et non d’accomplissement canonique, tout comme pour la prière rituelle ou un vœu. Autre erreur, répond Šāfi‘ī, qu’il est aisé de réfuter par la recherche d’indications (istidlāl) tirées du Coran et d’une tradition contraignante (ḫabar lāzim). Le ḥaǧǧ fut rendu obligatoire avant l’hégire et le Prophète avait nommé Abū Bakr à la tête de la cérémonie. Or celui-ci en différa l’exécution, alors que, rentré à Médine de l’expédition de Tabūk, il n’était pas retenu par une occupation ni engagé dans les préparatifs d’une nouvelle bataille. Il fut suivi dans sa décision
136. Il qualifie de dissidence (firqa, Ǧamā‘ al-‘ilm, § 1) les deux groupes, qui sont distingués aux § 7780 (cf. ci-après). L’ouvrage comprend deux parties, chacune contient la réponse de Šāfi‘ī à leurs thèses respectives. La seconde discute de l’iǧmā‘. Šāfi‘ī fait les mêmes reproches aux kharidjites (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 261). Il se peut que les mu‘tazilites visés par Šāfi‘ī dans la première partie du Ǧamā‘ al-‘ilm soient l’école de Ḍirār b. ‘Amr (J. van ESS, TG, III, p. 60-61). 137. Ils sont donc les précurseurs d’un mouvement né à la fin du XIXe siècle aux Indes, celui des ahl al-Qur’ān, fondé par Chiragh ‘Alī, qui correspondit avec Goldziher (cf. R. CASPAR, Traité de théologie musulmane, Rome, P.I.S.A.I., 1987, p. 312), et le courant réformiste inauguré par le Collège d’Aligarh, dans la mouvance d’Aḥmad Khān (1817-1889). 138. Souami (L. SOUAMI, La Risâla, les fondements du droit musulman, Paris, 1997) propose de traduire par « uni-individuelle ». Ces informations ont été transmises à de rares individus : les chaînes des rapporteurs sont donc en nombre limité, elles peuvent même être uniques. 139. Cette dernière condamnation est implicite aux alinéas 4, 12, 32. 140. Umm, II, p. 238, l. 3-8. Ce théologien devait sans doute faire là-dessus un qiyās fondé sur la nécessité de faire précéder toute œuvre rituelle d’une intention. Il fait donc une analogie entre pratiques rituelles ; ce mode de raisonnement est lui aussi pratiqué par Šāfi‘ī. 141. Umm, II, p. 117, l. 30 sqq. Ce témoignage a d’autant plus de valeur que la polémique a opposé personnellement Šāfi‘ī à son adversaire (fa-ḏahaba ba‘ḍ ahl al-kalām ilā ma‘nā sa-aṣifu mā kallama-nī bihi). Plus loin (p. 118, l. 3), il rapporte qu’un mufti était du même avis que ce théologien.
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Chapitre IV par la plupart des musulmans en état de partir en pèlerinage, comme par les épouses du Prophète. En outre, il fut le seul pèlerinage accompli par Muḥammad ; il eut lieu la dernière année de son apostolat terrestre et fut pour cette raison appelé ḥiǧǧat al-islām ou ḥiǧǧat al-wadā‘ 142. Dans ces conditions, comment peut-on soutenir que le Prophète ait enfreint la Loi à propos d’une obligation stricte (farḍ) ? Comment aurait-il laissé des milliers de fidèles dans cette situation 143 ? L’analogie avec la ṣalāt est d’autant plus infondée que Gabriel fut le premier imam en date de la communauté : Muḥammad fut instruit par lui des modalités précises – gestes, formules, postures – de la prière rituelle et s’entendit dire par l’archange : mā bayna hāḏayni waqt 144. Le Prophète, d’ailleurs, retardait la prière nocturne jusqu’à ce que l’obscurité fût complète (a‘tama al-nabī bi-l-‘atama) et sa famille plongée dans le sommeil. Le ḥaǧǧ peut donc être valablement accompli à n’importe quel moment de l’existence avant la mort (al-ḥaǧǧ mā bayna an yaǧiba ‘alā man waǧaba ʿalay-hi ilā an yamūt). Ce théologien rationaliste pèche tout autant par ignorance de la vie prophétique ou de la communauté primitive que par une méconnaissance évidente des outils méthodologiques du fiqh : Šāfi‘ī lui rappelle alors, dans un texte décisif, ce qui unit et différencie les différentes pratiques rituelles (al-šarā’i‘). Une telle analyse, le praticien du qiyās ne peut, selon Šāfi‘ī, se permettre de l’ignorer sous peine de commettre de grossières méprises. ° Si un homme meurt en laissant pour seuls héritiers légitimaires son grand-père paternel et son frère germain (aḫā-hu li-abī-hi wa ummi-hi), les Compagnons étaient en désaccord sur sa succession : Zayd b. Ṯābit, ‘Alī, Ibn Mas‘ūd préconisaient de la partager en deux moitiés, tandis qu’Abū Bakr, ‘Ā’iša, Ibn ‘Abbās, Ibn Zubayr et ‘Abdallāh b. ‘Utba l’assignaient au grand-père
142. Šāfi‘ī tire ici une indication légalement signifiante d’un comportement négatif du Prophète, à savoir ce qu’il s’est abstenu de faire. De même, la théorie classique tire argument légal de ses silences, qu’elle considère comme des approbations ou des permissions tacites (taqrīr ou iqrār ; là-dessus, M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 130-137 ; B.G. WEISS, The Search for God’s Law, Salt Lake City, p. 178-179). 143. Allusion implicite à l’infaillibilité prophétique en matière d’apostolat légal, cf. plus loin, chap. VIII. 144. Allusion à un hadith prophétique qui, cité en Umm, I, p. 71, l. 16-22, fonde les horaires canoniques (mawāqīt) des prières en islam : le Prophète pria sous la direction de Gabriel (amma-nī), à l’occasion des cinq oraisons d’obligation quotidienne. Par son comportement, l’ange marqua, selon les fuqahā’, le terminus a quo et le terminus ad quem qui caractérisent chacune d’elles. Puis l’archange déclara : « C’était aussi le temps des prophètes avant toi, Muḥammad : c’est celui qui se trouve entre deux moments » (wa l-waqt fīmā bayna hāḏayni l-waqtayn). Ce hadith figure dans les recueils de Tirmiḏī, Ibn Ḥanbal, Abū Dāwud, Ibn Ḫuzayma, Daraquṭnī, mais, malgré son importance, manque chez Buḫārī ou Muslim (BAYHAQĪ, Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār, Dār Ibn Ḥazm, Beyrouth, 1991, II, p. 189, n. 4). On lit dans le Muwaṭṭa’ de Mālik (I, p. 5) la cause occasionnelle (sabab) de ce hadith : le Prophète, interrogé un jour par quelqu’un sur le temps de la prière matinale, s’abstint de répondre sur le moment. Le lendemain, il l’effectua à l’aube (faǧr), et le surlendemain à l’aurore (isfār). C’est seulement alors qu’il répondit à l’homme, dans les mêmes termes que Gabriel : al-waqt bayna hāḏayni l-waqtayn. Nul doute que ce genre de récits accrédita l’idée, dans l’esprit des fuqahā’ et des ahl al-ḥadīṯ, que non seulement le Prophète était porteur d’une loi nouvelle, mais qu’en outre, en transmetteur fidèle et passif, il n’y mêlait en rien son propre jugement, qu’il parlait ou agissait constamment en accord avec une inspiration venue d’en haut. ― Il existe des ouvrages spécialement consacrés aux causes occasionnelles des traditions ; ils sont le pendant de la littérature des asbāb al-nuzūl coraniques. Citons par ex. celui d’Ibn Ḥamza al-Ḫusaynī al-Hanafī AL-DIMAŠQĪ, al-Bayān wa l-ta‘rīf fī asbāb wurūd al-ḥadīṯ al-šarīf, Maktabat Miṣr, s. d. (cf. GAL, SN II, p. 421).
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Šāfi‘ī et la théologie seul 145. À tort, estime Šāfi‘ī, ses adversaires, parmi les ahl al-kalām, y voyaient un qiyās. La question peut être tranchée selon lui à l’aide d’un ḫabar et d’un « consensus des savants ».
C’est le même genre de reproches – et il n’y en a pas d’autres – que Šāfi‘ī adresse aux ahl al-kalām dans les autres passages où il polémique avec eux. Or nous verrons bientôt que Šāfi‘ī prête au contraire à une catégorie opposée de savants, les ‘ulamā’, la maîtrise des instruments intellectuels du fiqh qui font défaut aux ahl al-kalām et que lui-même, de manière originale, nomme bayān et istidlāl deux concepts-clés qui récapitulent sa théorie légale. Cette opposition nous confirme que les ahl al-kalām furent les grands adversaires de Šāfi‘ī et que leur ‘ilm légal était inférieur à ses yeux 146. L’historien des idées n’a pas, naturellement, à partager ces jugements de valeur. Il se borne à constater l’intérêt scientifique de ce type de textes. Ils confirment d’autres sources qui nous apprennent que la plupart des théologiens du kalām, à son époque, étaient également fuqahā’ 147. D’autre part, il observe que l’argumentation des contradicteurs n’est pas détaillée par Šāfi‘ī. À défaut d’être objectif, son témoignage suffit toutefois à montrer que les ahl al-kalām pratiquaient un raisonnement légal du même genre que celui de notre auteur, à la différence que celui-ci donne la prééminence à certaines traditions, prophétiques ou non, avant de procéder à des déductions ou des analogies. Faut-il maintenant aller plus loin et conclure que toute cette méthodologie fut élaborée contre eux, comme le soutient Makdisi ? Nous ne le pensons pas : les mêmes reproches sont adressés par Šāfi‘ī à des rites rivaux, ahl al-ra’y, hanéfites, malikites, voire aux traditionnistes 148. Nous serons à même de répondre de manière plus précise lorsque nous rechercherons l’origine de sa théorie du bayān. Contentons-nous pour le moment de suivre son réquisitoire contre la théologie rationnelle. Ailleurs, Šāfi‘ī critique en des termes semblables un groupe plus vague, les ahl al-‘uqūl (« hommes de raisonnement ») – il entre sans doute de l’ironie dans cette appellation 149, et il vaudrait probablement mieux traduire par “raisonneurs”, “ergoteurs”. Ils abusent, en l’absence de ḫabar, de l’istiḥsān 150. Plus grave encore, ce ne sont pas des gens de ‘ilm 151. Les véritables ahl al-‘ilm, en effet, ne s’autorisent pas à donner une consultation sur la base de leur ra’y exclusif. Ces ahl al-‘uqūl n’ont
145. Iḫtilāf al-‘irāqiyyīn (Umm, VII, p. 130, l. 11 sqq.) ; cf aussi Risāla, § 1773 sqq. Pour la théorie de Schacht sur cette question, cf. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 212 ; réexamen critique par A. CILARDO, « The position of the grand-father with regard to the full or consanguine brothers in the islamic law of inheritance », Annali dell’ Istituto Universario Orientale di Napoli (Suppl., 1990). Plus généralement, sur la question – très disputée entre les Compagnons selon la tradition, et dont l’œuvre de Šāfi‘ī porte elle-même témoignage – de la succession du grand-père, cf. du même auteur, Diritto ereditario islamico delle scuole giuridiche sunnite. Casistica, Rome, Istituto per l’Oriente C. A. Nallino, 1994, p. 265-367 et 279-289. 146. Cf. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 254. 147. J. van ESS, TG, IV, p. 731, qui précise : « Dagegen waren nahezu alle Theologen gleichzeitig Juristen, nicht immer praktizierend und an Einzelfragen interessiert, aber zumindest mit einem Blick für die im fiqh sich stellenden erkenntnistheoretischen Grundprobleme. Juristisch ist darum auch das Gerüst, das sie in ihren Gedanken gaben, und zwar nicht nur in der Struktur ihrer Argumente, sondern auch in der Art, die Dinge zu sehen ». 148. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 6-10, p. 106 sqq., p. 254. 149. Umm, VII (Ibṭāl al-istiḥsān), p. 300, l. 28. 150. Risāla, § 1458. 151. Ibid.
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Chapitre IV même pas la connaissance des uṣūl – le texte entend par là le Coran et la Sunna –, base indispensable pour établir un qiyās (fa-in qultum li-anna-hum lā ‘ilma la-hum bi-l-uṣūl) 152. Ignorants, et “libertaires” à l’excès dans leur manière de concevoir le fiqh, ils ne sont aucunement habilités à pratiquer l’iǧtihād (wa anta taǧtahidu ǧāhilan, fa-anta muta‘assif) 153. Il vient à l’esprit que les ahl al-‘uqūl seraient identiques aux ahl al-kalām, puique Šāfi‘ī les englobe dans la même critique, et qu’il s’agirait, étant donné le contexte culturel de l’époque, des mu‘tazilites 154. Šāfi‘ī emploie néanmoins deux dénominations distinctes, ce qui doit bien avoir quelque raison. D’autre part, les ahl al-kalām, bien qu’exclus des « gens de science » (ahl al-‘ilm) – entendons ici la science légale –, sont néanmoins détenteurs d’un certain savoir 155. La différence entre les deux catégories n’est donc pas négligeable. Par ahl al-‘uqūl, Šāfi‘ī entendait sans doute – en l’absence d’indication plus explicite – les adeptes les plus “extrêmes” des ahl al-kalām, ces mu‘tazilites confrontés aux philosophies grecque, dualiste ou sensualiste de leurs adversaires, ou à une logique inhabituelle, au point de malmener la lettre du Coran et d’ignorer en bloc la tradition prophétique 156. Mais il est à noter que Šāfi‘ī ne prononce jamais le nom de mu‘tazilites dans son œuvre 157. Dans une certaine mesure, le dernier passage cité laisse deviner un certain respect qu’il manifeste envers les ahl al-kalām, puisque qu’il leur concède un ‘ilm, et que sa critique, confinée au fiqh, ne s’aventure pas sur le terrain de leurs spécialités, à savoir
152. Ibṭāl al-istiḥsān, loc. cit. 153. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 152. 154. J. SCHACHT, Origins, p. 40-41 et 258-259. Mais cet auteur ne cite qu’une partie des témoignages dont nous faisons état ici. Cf. aussi J. van ESS, Das Kitāb al-Nakṯ des Naẓẓām-s, Göttingen, 1972, p. 138. Lowry (The Legal-Theoretical Content of the Risāla of Muḥammad b. Idrīs al-Šāfi‘ī, op. cit., p. 387-388) appuie cette identification, juste selon nous, par la considération suivante, qui ne nous apparaît en revanche guère convaincante : Zuhrī tenait Sulaymān b. Arqam pour un rapporteur digne de confiance, il le rangeait parmi les ahl al-murū’a wa l-‘aql (Risāla, § 1304), alors que Šāfi‘ī aurait exprimé un jugement plus réservé à son sujet. Or Sulaymān est compté comme mu‘tazilite (J. van ESS, TG, II, p. 314-315). Il se signalait même par son zèle à propager les enseignements de Wāṣil b. ‘Aṭā’ à Kūfa. Mais l’argument est fragile, puisque, dans le passage invoqué, Šāfi‘ī est tenté de rejeter la tradition rapportée par Sulaymān pour la seule raison que sa chaîne d’isnād est lacunaire. Il l’accepte néanmoins, eu égard à la haute autorité morale et intellectuelle que représente Zuhrī. D’autre part, l’expression ahl al-murū’a wa l-‘aql est simplement laudative dans l’esprit de Zuhrī ; elle signifie seulement « hommes de vertu et d’intelligence » et ne saurait viser cette catégorie précise que sont, sous la plume de Šāfi‘ī, les ahl al-‘uqūl. 155. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 204-207. C’est pourquoi, dans ce passage, il refuse de considérer que leur opinion puisse participer à la constitution d’un « consensus de spécialistes » (iǧmā‘ al-fuqahā’), lorsque ceux-ci sont appelés à la consultation légale. 156. C’est à propos des négateurs de cette valeur légiférante de la Sunna prophétique que Šāfi‘ī, dans la première partie du Ǧamā‘ al-‘ilm (§ 152), parle d’ahl al-‘uqūl et non des ahl al-kalām, comme il le fait dans la seconde. Nous sommes donc fondé à en tirer cette conclusion. — On sait que la curiosité des mu‘tazilites s’étendait aux sciences exactes (structure de la matière, acoustique, cinétique, etc.), à l’ontologie, à la psychologie... dans un souci d’encyclopédisme qui fut unique dans l’histoire des sciences religieuses de l’islam. Peut-être Šāfi‘ī entendait-il par ahl al-‘uqūl les aṣḥāb al-ma‘ārif, voire les “philosophes de la nature” comme Abū l-Aš‘aṯ, ou Naẓẓām, que cependant il ne put connaître, puisque ce dernier naquit en 195/809. Nous en sommes réduit à des hypothèses. 157. Y.‘A.R. MAR‘AŠLĪ, Fahāris al-Umm, Beyrouth, 1988, chapitre al-ǧamā‘āt, p. 517-580. Ces index n’incluent pas la Risāla, mais celle-ci ne contient pas davantage le terme en question.
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Šāfi‘ī et la théologie la théodicée, la cosmologie ou l’éthique 158. Dans une seconde série de textes, il ne fait pas mystère d’une certaine admiration à leur endroit. Il conclut comme suit l’examen d’une controverse relative au raf‘ al-yadayn 159 : si les ahl al-kalām sont coupables de rejeter la Tradition prophétique, eux défendent au moins leur position avec de meilleurs arguments que son contradicteur, probablement malikite 160. Šāfi‘ī reconnaît même aux ahl al-‘uqūl – l’éloge est révélateur si l’on songe à la place du ‘ilm dans sa doctrine – qu’ils « dépassent de loin » certains savants en Coran, les experts en traditions et les muftis 161 – entendons leur dialectique brillante et persuasive, voire leur sophistique fallacieuse. Ainsi s’explique qu’il donne raison aux ahl al-kalām lorsque ceux-ci reprochent à certains Hedjaziens leur sélection arbitraire de certaines traditions prophétiques 162. Nos adversaires, déplore-t-il, ne sauraient trouver meilleure raison pour se réjouir de l’incohérence de nos compatriotes et se gausser d’eux : n’y en a-t-il pas, chez les ahl al-ḥadīṯ eux-mêmes, pour nier qu’on puisse accomplir le pèlerinage au profit de quelqu’un d’autre, comme par exemple un proche âgé, invalide ou décédé 163 ? Les derniers extraits, cités ci-dessous, du Ǧamā‘ al-‘ilm, semblent bien apporter la clé des relations complexes que Šāfi‘ī entretenait avec le kalām. Après avoir montré que la Sunna offre le moyen de distinguer les versets abrogatifs des versets abrogés, Šāfi‘ī déclare : § 53 – Ceci est semblable au Coran et à la Sagesse. La preuve catégorique vient de t’être donnée : nous devons accepter la tradition contraignante (lāzim) pour les musulmans, en raison de ce que j’ai dit 164, et d’autres considérations (ma‘ānī) semblables qu’on trouve
158. Un autre passage est peut-être à ranger parmi ceux-ci : Umm, I, p. 180, l. 9-12, d’après une variante (MKU, III, p. 11, note relative au § 1866). Un contradicteur a soutenu l’opinion aberrante suivante : l’abrègement de la prière rituelle en voyage est une obligation : la « prière de la peur » (ṣalāt al-ḫawf) doit donc comporter une seule génuflexion (rak‘ā). Šāfi‘ī lui oppose des preuves dans l’ordre classique des uṣūl : mā ḏakarnā min al-kitāb, ṯumma l-sunna, ṯumma iǧmā‘ al-umma, et finalement la logique (al-‘aql) : un argument ab absurdo, autrement dit un syllogisme : il ne serait alors plus possible, pour un voyageur, de prier derrière un imam sédentaire qui effectue le cycle complet des génuflexions. Cette « logique » s’avère en fait une incompatibilité avec la doctrine de Šāfi‘ī, et ce type d’argument est fréquent dans les passages polémiques du Kitāb al-Umm ; mais ce peut-être aussi l’indication implicite d’un usage dans le Hedjaz à cette époque. 159. Elle porte sur la hauteur à laquelle il convient d’élever les mains dans le takbīr qui ouvre la prière rituelle : un écho de cette controverse figure en Umm, I, p. 103 ; cf ; aussi Umm, VII (Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī), p. 200 ; sur cette question, voir l’article détaillé de M.I. FIERRO, « La polémique à propos de raf‘ al-yadayn fī l-ṣalāt dans al-Andalus », Studia Islamica LXV (1987), p. 89 sqq. 160. Umm, IX (Iḫtilāf al-ḥadīṯ), p. 525, l. 5-6 : kayfa lumnā wa lāmū man taraka min al-aḥādīṯ šay’an min ahl al-kalām allaḏīna ya‘tallūna fī tarki-hā bi-aḥsana wa aqwā min hāḏā l-maḏhab al-ḍa‘īf ? 161. Umm, VII (Ibṭāl al-istiḥsān), p. 300, l. 27-28 : wa lima lam yaǧuz li ahl al-‘uqūl allatī tafūqu kaṯīran min ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān wa l-sunna wa l-futyā ? 162. Umm, IX (Iḫtilāf al-ḥadīṯ), p. 483, vers le milieu. 163. Umm, II, p. 115, l. pén. sqq. Cette querelle intestine entre Hedjaziens était entre autres, au dire de Šāfi‘ī, la plus propre à donner raison aux ahl al-kalām dans leur rejet des traditions : mā ‘alimtu min radd al-aḥādīṯ min ahl al-kalām tarawwaḥu min al-ḥuǧǧa ‘alay-nā ilā šay’in tarawwuḥa-hum ilā ibṭāl man abṭala [min] aṣḥābi-nā an yaḥiǧǧa al-mar’u min al-āḫar ḥayṯu abṭala-hā wa ašyā’ qad taraka-hā min al-sunan. Il faut en déduire que la controverse fit grand bruit à l’époque ; de fait, il ajoute immédiatement : wa lā šaġaba fī-hi šaġaba-hu fī hāḏā. À ce propos, Šāfi‘ī s’érige en contempteur indigné du procédé employé par les ahl al-kalām : ils font preuve d’ignorance et de malhonnêteté (lā ‘ilma la-hum wa lā naṣafa). 164. Nous lisons ici ḏakartu, conformément à une variante proposée par l’éditeur.
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Chapitre IV dans le Livre de Dieu. Je n’ai pas de honte à proclamer que je suis passé d’un point de vue à un autre lorsque la preuve me fut clairement apparue (laysat tadḫulunī anafa min iẓhār al-intiqāl ‘ammā kuntu arā ilā ġayrihi iḏā bānat al-ḥuǧǧa fī-hi). Au contraire, je confesse que j’ai dû revenir de ce que je croyais à ce que je considère comme la vérité (bal atadayyanu bi-an ‘alayya al-ruǧū‘ ‘ammā kuntu arā ilā mā ra’aytu l-ḥaqq).
Et, quelques lignes plus loin : § 76 – Parmi les décisions du Très-Haut (aḥkām Allāh ta‘ālā) qui figurent dans Son Livre, lui dis-je, l’obéissance que Dieu a imposé à Son Prophète et la place qu’Il lui a assignée 165 – qu’Il soit exalté – te sont apparues clairement. Fait [aussi] partie de ce qu’Il a clairement communiqué (min al-ibāna ‘an-hu), ce qu’Il a révélé sous le rapport du particulier, du général de l’abrogeant et de l’abrogé 166. § 77 – Oui, dit-il. Et je n’ai cessé de dire le contraire jusqu’à ce que m’apparaisse clairement l’erreur de ceux qui professent une pareille opinion (wa mā ziltu aqūlu bi-ḫilāfi hāḏa, ḥattā bāna lī ḫaṭa’ man ḏahaba hāḏa l-maḏhab) 167. Les gens se sont partagés à ce sujet : l’un des deux camps n’accepte pas l’information traditionnelle (ḫabar) et [prétend] que l’explication se trouve [seulement] dans le Livre de Dieu. § 78 – À quoi est-il alors tenu ? demandais-je. § 79 – Une énormité l’a conduit à une autre énormité. Il soutient que quiconque exécute ce qui s’appelle prière et s’acquitte du minimum de ce qui s’appelle aumône a accompli son devoir. Il n’y a pas de moment précis (waqt) pour cela 168, quand bien même l’on prierait avec deux génuflexions (rak‘atayn) chaque jour – il a même dit : fī kulli ayyām 169 ! Il soutient aussi : ce sur quoi il n’y a aucun verset coranique n’impose aucun devoir à personne 170 !
165. Šāfi‘ī répète ici deux thèses maîtresses de sa doctrine légale, que nous verrons dans les chapitres suivants. 166. Allusion au bayān qui, comme on le voit, embrasse la majeure partie de la technique exégétique mise en œuvre par Šāfi‘ī. 167. Le jeu des pronoms ne doit pas être ici pris à la lettre. Comme dans la Risāla, Šāfi‘ī fait très souvent exprimer ses propres positions par son adversaire. Le procédé est évident dans l’alinéa suivant, où celui-ci énonce la position de l’auteur. L’aveu du § 77 est donc en réalité le fait de Šāfi‘ī, comme celui du § 53. 168. Si ce terme renvoie aussi à « aumône », il signifie alors de manière plus générale, mesure, quantité déterminée (R. DOZY, Supplément aux dictionnaires arabes, II, p. 2958, col. b, qui donne l’exemple : lam yaqit fī l-ḫamr ḥaddan ; E.W. LANE, Lexicon). Il arrive à Šāfi‘ī de l’employer en ce sens, comme par ex. in Umm, VI, p. 125, l. 15. 169. Šāfi‘ī se gausse ici de son adversaire, qui commet un solécisme. 170. Ce qui revient à nier l’une des modalités du bayān pour Šāfi‘ī, à savoir que le Prophète peut légiférer en l’absence de référence explicite au Coran (cf. chapitre VI).
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Šāfi‘ī et la théologie § 80 – L’autre camp affirme : là où existe un verset coranique (qurān) 171, on peut alors accepter, à son sujet, une information traditionnelle 172. Il soutient quelque chose de voisin de la position du premier groupe là où n’existe pas de verset coranique. Il lui est venu à l’idée (daḫala ‘alayhi) exactement la même chose que l’autre camp, à savoir qu’il s’est mis à accepter l’information traditionnelle après l’avoir rejetée, et à ignorer l’abrogatif et l’abrogé, le particulier et le général. § 81 – L’erreur et l’égarement sont manifestes dans ces deux doctrines. Je ne professe aucune des deux.
Ce texte, l’un des rares passages à caractère autobiographique chez notre auteur, donne à entendre que Šāfi‘ī, gagné aux arguments des ahl al-kalām, partagea un temps leur rejet des traditions. Ce reniement de sa formation initiale déboucha sans doute sur une crise de conscience. À la suite d’un revirement intérieur, Šāfi‘ī retourna à la doctrine de ses premiers maîtres, entendons celle des ahl al-ḥadīṯ. Le texte ne dit pas que son effort théorique fut conçu comme une machine de guerre contre un parti devenu son adversaire. Mais il est légitime de penser que ce dernier dut laisser des conséquences durables sur la démarche intellectuelle de Šāfi‘ī. Ainsi s’explique l’attitude sinon ambiguë, du moins contrastée qu’il adopte, nous l’avons vu, à l’égard des ahl al-kalām. Nous en voulons surtout pour preuve la caractéristique singulière qu’affectent ses écrits et qui ne peut manquer de frapper d’emblée le lecteur : ce ton polémique omniprésent dont il a été question au chapitre précédent, et surtout cette étonnante agilité dialectique, qui lui valut une réputation de redoutable polémiste entré au service des ahl al-ḥadīṯ. Il conviendrait sans doute de le rapprocher à cet égrad d’un Aš‘arī, passé subitement du mu‘tazilisme au traditionalisme. Une grande partie du discours légal de Šāfi‘ī est façonné, commandé par cette structure rhétorique : ses écrits théoriques sont conçus en forme de maïeutique avec un adversaire fictif (Risāla, Ǧamā‘ al-‘ilm) ; son enseignement oral contient à longueur de page des passages-disputationes avec un autrui réel ou imaginé et avec lui-même ; enfin, le corpus reproduit à sa manière de nombreuses controverses organisées publiquement avec un adversaire véritable. Or cette forme était précisément celle que revêtait le kalām contemporain, elle était même sa raison d’être qui l’aurait caractérisé dès sa naissance, d’après les travaux les plus récents 173. Il faut en conclure que Šāfi‘ī s’était mis à l’école des
171. À rapprocher de kitāb, qui signifie, chez les premiers exégètes, un verset ou un passage coranique (J. WANSBROUGH, Quranic Studies, Oxford, 1977, p. 114 ; J. van ESS, « L’autorité de la tradition prophétique dans la théologie mu‘tazilite », article cité, p. 213, à propos de Wāṣil b. ‘Aṭā’ ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 41, n. 1. 172. Autrement dit, ces adversaires n’admettent la Sunna qu’à condition qu’elle soit contrôlée par la Révélation. Nous verrons que pour Šāfi‘ī, au contraire, la Sunna ne contredit jamais le Coran : les deux sources ont donc le même statut légiférant ; la Sunna complète le Coran et peut s’y substituer en cas de silence de celui-ci. 173. C’est qu’en effet le kalām des origines – caractère qu’il conservera largement par la suite –, est une technique de la controverse, plutôt qu’un contenu doctrinal qui réunirait ses divers représentants. Le ‘ilm alkalām est essentiellement une science de la dispute, un ‘ilm al-ǧadal. C’est à la dialexis des Pères de l’Église, sur le fond comme sur la forme, qu’il conviendrait de le comparer plutôt qu’à la théologie proprement dite (J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 19 et p. 323-324). On trouvera également dans cette référence (p. 57-58), les différentes hypothèses envisagées par ses prédécesseurs. Fervent défenseur de la théorie des
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Chapitre IV ahl al-kalām. Quoiqu’il ne leur ait plus rien concédé par la suite sur le terrain de la doctrine 174, il conserva néanmoins leurs procédés de discussion. Sans anticiper sur sa manière de raisonner en matière légale, contentons-nous ici de donner des remarques sur sa méthode d’argumentation face à ses adversaires. Šāfi‘ī part d’une conclusion donnée par avance, d’une « certitude apodictique » sûre d’elle-même, à savoir la méthodologie qu’il inaugure, le bayān, elle-même largement dépendante de sa formation d’origine, le fiqh élaboré au Hedjaz, mais avec laquelle il prend parfois des libertés. Šāfi‘ī ne va pas du connu à l’inconnu, son raisonnement ne le conduit pas à proprement parler ; il ne se construit pas non plus sur la base des objections de l’adversaire. Nous sommes loin du cheminement intellectuel d’un Kindī, son contemporain 175. Les passages-disputationes s’efforcent avant tout de détruire la thèse de l’adversaire, de montrer qu’elle est inacceptable ou absurde, sans parler des arguments ad hominem qui y abondent. On y retrouve jusque dans le détail les remarques suivantes relatives au kalām :
influences, M. Cook pensait avoir trouvé (« The Origins of kalām », B.S.O.A.S., XLII (1980-1), p. 32-43), la preuve que le kalām serait un emprunt pur et simple à la théologie chrétienne de langue syriaque : le kalām aurait refaçonné (« reshaped ») des matériaux préexistants. J. van Ess est revenu, en l’approfondissant, sur la question des origines du kalām dans une publication plus récente (TG, I, p. 48-55). Sans remettre en cause ses précédentes conclusions, il y souligne sur quel terrain impraticable s’engagerait la recherche des influences. Sans résumer ici toute son argumentation, signalons que son approche du problème et ses conclusions rejoignent mutatis mutandis, les débats actuels sur les origines du fiqh, si proche du kalām dans sa genèse “agonistique”. Il faut distinguer dans ce débat, fait-il observer, le terme kalām, qui a son évolution propre, et la méthode qui le caractérise. En ce qui concerne le premier point, le calque sur la dialexis reste une hypothèse valable ; le détour par le syriaque, en revanche, présente un inconvénient sémantique. D’autre part, des chrétiens de langue syriaque écrivaient déjà en arabe (tel ‘Ammār al-Baṣrī, un contemporain, plus jeune, d’Abū l-Huḏayl). En outre, l’appellation mutakallim semble bien avoir précédé l’emploi technique de kalām. Enfin, les mutakallimūn dont parle Ǧāḥiẓ correspondent aux diverses sortes d’“intellectuels” de l’époque, toutes confessions confondues, y compris des médecins, des philosophes... Si calque il y a, il ne peut avoir concerné que le kalām en tant que ‘ilm al-kalām ou « débat dialectique ». J. van Ess cite notamment un texte de Ǧāḥiẓ, où, dans la même page, se trouvent les deux acceptions du mot. Déjà ‘Abd al-‘Azīz al-Maǧišūn (ob. 164//780) emploie le mot dans le sens de « présentation discursive ».— En ce qui concerne la méthode, le kalām est en germe dans le Coran ; au Ier s., il figure dans la correspondance qui aborde les problèmes théologiques et, un peu plus tard, apparaît la formule caractéristique in qāla... qultu (là-dessus, cf. aussi les articles du même auteur sur les débuts du kalām). L’hypothèse de Cook se heurte enfin au fait que le document exhibé est syrien ; or le kalām est primitivement irakien, et aucune pièce à conviction semblable n’a pu être trouvée dans sa patrie d’origine. Une hypothèse séduisante est d’envisager le kalām comme la perpétuation de la rhétorique hellénistique de l’Antiquité tardive, telle que les différentes confessions (juive, chrétienne, manichéenne) n’avaient cessé de la pratiquer ; en ce sens, on peut parler d’un même milieu culturel (ID., « Disputationspraxis in der islamischen Theologie », R.E.I., hors série n°13 (1976), p. 53, pour les références ; TG, I, p. 48-49). Nous avons vu au chapitre 1 que les recherches récentes sur transmission du savoir, dans l’islam primitif, plaident en ce sens (cf. les recherches de G. Schoeler). 174. Les deux perspectives sont en effet divergentes dans la méthode. Le kalām tire une théologie, une éthique, une Loi... d’une spéculation indépendante de Révélation, secondairement appuyée sur les textes de celle-ci. Au contraire, Šāfi‘ī part des données de la Tradition, dans l’interprétation qu’en donnent ses maîtres hedjaziens (W.M. WATT, « The Logical Basis of Early kalām », repris dans Early Islam. Collected Articles, Edimbourg, 1990, p. 101-116). D’autre part, le kalām réfléchit sur les fondements de la croyance en général, il cherche à les justifier rationnellement ; Šāfi‘ī n’en doute jamais, exige une adhésion inconditionnelle à leur sujet et applique une raison instrumentale à l’élaboration de sa doctrine “théo-légale”. 175. J. van ESS, Die Erkenntnislehre, op. cit., p. 20. Il serait vraisemblablement né autour de 180/796 (A. BADAWĪ, Histoire de la philosophie en islam, II, Paris, Vrin, 1972, p. 386).
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Šāfi‘ī et la théologie One does not develop a truth because of its internal evidence, but because of the untenability of the contrary ; the method always recalls an imaginary trial. We hear it in the style of nearly every theological treatise : wa in qāla qā’ilun… qulnā…, “if somebody says… we answer….,” [...] Every defensive argument is noted (although not always in accurate display, sometimes distorted and injustly simplified) and refuted with final and complacent apodictic certitude 176.
C’est pourquoi Šāfi‘ī n’élabore pas de véritable démonstration : les preuves avancées ne s’enchaînent pas de manière déductive, elles sont simplement juxtaposées, exactement à la manière de l’apologie défensive que constitue le kalām. Elles se réduisent le plus souvent à montrer, à partir d’un cas d’espèce inédit et fictif, que la solution adverse conduit à une impossibilité, ou simplement à une contradiction avec le propre système de Šāfi‘ī : sa démonstration n’est donc qu’un syllogisme ab absurdo. Nous en sommes d’autant plus fondé à nous interroger sur la vérité historique des polémiques qu’il rapporte : si indubitablement il y prit part, il est douteux que leur compte-rendu en soit un reflet fidèle 177. Il les expose exclusivement à son avantage, elles s’achèvent invariablement par la déroute de l’adversaire, et il n’est pas rare de voir ce dernier rejoindre le camp de Šāfi‘ī ! D’autre part, il s’y trouve couramment – et plus encore dans des écrits théoriques tels que la Risāla ou le Ǧamā‘ al-‘ilm – ce procédé qui consiste à introduire fictivement une objection par un adversaire, ou à faire énoncer par celui-ci la thèse défendue : Bezeichnend ist auch, daß selbst in systematischen Werken die stilistische Form des Streitsgesprächs im allgemeinen deutliche Spuren hinterläßt. Zwar geben sie sich nicht direkt als Dialog ; aber sie versuchen doch, zu einem solchen anzuleiten. Eine These wird nicht einfach entwickelt, sondern die denkbaren Einwände werden einer nach dem andern referiert und der Leser dann mit dem passenden Replik bekanntgemacht. Frage und Antwort werden dabei nicht in wörtlicher Rede formuliert, sondern in ein hypothetisches Satzgefüge hineingenommen 178.
Ainsi, selon nous, ce sont les procédés dialectiques des mutakallimūn qui éclairent les controverses du Kitāb al-Umm, bien plus qu’une prétendue familiarité de Šāfi‘ī avec la logique grecque 179. Cette dernière hypothèse est d’autant plus irrecevable qu’elle se heurte à une impossibilité chronologique : les ouvrages d’Aristote ne commencèrent à
176. J. van ESS, « The Logical Structure of Islamic Theology », dans G.E. VON GRÜNEBAUM (éd.), Logic in Classical Islamic Culture, Wiesbaden, 1970, p. 23. Il faut toutefois signaler que l’école hanéfite, un génération avant Šāfi‘ī, fait déjà usage du procédé dialectique in qāla... qīla (N. CALDER, Studies in Early Islamic Jurisprudence, op. cit., p. 40-41). 177. La remarque vaut également pour le kalām : T. NAGEL, History, op. cit., p. 83. 178. J. van ESS, « Disputationspraxis in der islamischen Theologie », article cité, p. 25 ; cf. aussi p. 26, et n. 5. À rapprocher du fait que Šaybānī a déjà tendance, comme le remarque Schacht (Origins, op. cit., p. 238 et n. 4) à attribuer à ses maîtres les conséquences que lui-même tirait de leur doctrine. Or Šāfi‘ī prit connaissance de son enseignement . 179. D.S. MARGOLIOUTH, The Early Development of Muhammedanism, p. 97 : « Although not many Greek books can have been rendered into Arabic before the end of the second century, Šāfi‘ī displays some acquaintance with the Aristotelician logic, and is clear about the meaning of the words “genus” and “species” ». Si l’auteur fait allusion au ‘āmm et au ḫāṣṣ, ce sont là chez Šāfi‘ī des catégories d’origine exégétique, non logique, comme nous le montrerons dans un prochain chapitre.
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Chapitre IV être traduits qu’au début du IIIe siècle, par des médecins nestoriens introduits à la cour du califat abbasside 180. À cette date, les théologiens du kalām s’étaient déjà exercés depuis longtemps à la polémique. Les traités logiques du Stagirite (Réfutations sophistiques, Topiques...) ne furent pas exploités par le kalām avant Ġazzālī. À l’époque où écrit Šāfi‘ī, le kalām raisonne sans connaître la science de la logique, tout au moins sa formulation aristotélicienne : la théologie spéculative évite le mot manṭiq, préfère ādāb al-ǧadal ou ādāb al-kalām, et d’autre part, Aristote tenait la dialectique pour inférieure à l’usage des rhéteurs. C’est plutôt avec la logique stoïcienne que se révèlent des correspondances étroites. On s’explique ainsi qu’à l’exception d’un uṣūliste tardif, Abū l-Ḥusayn al-Baṣrī (ob. 436/1044), les mu‘tazilites ignorèrent la philosophie grecque et ne fréquentèrent pas non plus l’Académie (bayt al-ḥikma) fondée par al-Ma’mūn. Signalons enfin, à titre d’hypothèse, que cette marque particulière que le kalām laissa dans l’œuvre de Šāfi‘ī expliquerait volontiers un fait signalé plus haut à savoir que ses disciples immédiats, tels Karābisī, Muḥāsibī, Ǧunayd..., ne manifestèrent aucune réticence vis-à-vis de cette discipline. C’est en ce sens qu’il serait permis d’imputer à Šāfi‘ī une caution lointaine et bien involontaire en faveur d’une “troisième voie”, dont les représentants mirent les armes des mutakallimūn au service des ahl al-ḥadīṯ : dépassant l’opposition entre les eux camps, ils frayèrent avec succès la voie à l’aš‘arisme. D’autres indices, que nous mentionnerons au cours de cette étude, montrent que Šāfi‘ī ne doit rien, pour le fond, aux mu‘tazilites, et qu’il leur a seulement emprunté des techniques argumentatives. Or les recherches récentes ont établi que ceux-ci représentaient la réflexion la plus avancée de leur époque sur les uṣūl al-fiqh. Il vient alors naturellement à l’esprit de substituer aux vues de Makdisi l’hypothèse suivante : Šāfi‘ī élabore sa méthodologie légale non pas tant contre leur « théologie rationnelle » que pour combattre certains de leurs “errements” dans les uṣūl al-fiqh. C’est en ce sens seulement qu’on peut parler de leur influence sur sa doctrine : elle consista, non en des emprunts, mais en une réaction qui amena Šāfi‘ī à durcir ses principes et, par souci de cohérence, à les mettre davantage en œuvre dans les masā’il de sa casuistique. Il tenait en effet à rappeler et à signifier aux ahl al-kalām, comme aux autres légistes, toute la richesse que l’héritage des exégètes et des traditionnistes mettait à la disposition d’un fiqh moins arbitraire et moins individuel. Tel est le résultat auquel aboutit cette enquête sur les rapports entre Šāfi‘ī et le kalām. Elle conforte indirectement par ailleurs l’un des jugements que nous inspirait le chapitre biographique, puisque c’est dans son œuvre même, plus que dans la foisonnante littérature historico-biographique du šāfi‘isme, qu’on trouve des indices d’une évolution intellectuelle chez le fondateur.
180. N. RESCHER, The Development of Arabic Logic, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1964, p. 25 sqq. ; il faut donc corriger F. ROSENTHAL, Das Fortleben der Antike im Islam, Zürich, Artemis Verlag, 1965, p. 17-18.
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CHAPITRE V LA THÉOLOGIE PRATIQUE DE ŠĀFI‘Ī I. Le ‘ilm al-aḥkām Définie par Šāfi‘ī comme une œuvre, la foi laisse pressentir la nature de la science dont elle sera l’objet : un savoir essentiellement pratique, qui porte non pas sur ce que Dieu est, mais sur ce qu’il commande envers Lui-même (le culte) et ses créatures (l’éthico-légal), en vue du salut des fidèles ; en un mot la connaissance de Sa Loi dans le sens le plus général du terme, ou encore, dans son acception philosophique, une éthique religieuse : une conception normative de l’action humaine en tant que soumise au devoir et orientée vers le bien, l’un comme l’autre définis à partir de la Révélation. Il est significatif que Šāfi‘ī, dans toute son œuvre, ne donne pas encore à ces différents domaines leurs noms spécifiques (‘ibādāt , aḫlāq, mu‘āmalāt). On a, à juste titre, souligné qu’une telle étude prenait le contre-pied des uṣūl al-dīn cultivés par les des ahl al-kalām 1. Certains ouvrages théoriques, tels la Risāla ou le Kitāb ibṭāl al-istiḥsān, ouvrent le contenu de cette théologie particulière non seulement sur un manifeste coranique, mais encore par un véritable hymne au Prophète, à la fois meilleure des créatures, intercesseur, sauveur de l’humanité, etc. 2. La section précédente permet sans peine d’expliquer le pourquoi de cette médiation prophétique proposée au salut des hommes ; le lecteur moderne comprend moins facilement que Šāfi‘ī s’abstienne de prononcer, à cette occasion, le mot de šarī‘a 3. Fiqh n’a pas davantage, dans son emploi courant, le sens de science de la Loi 4. Šāfi‘ī lui préfère un pluriel : al-aḥkām – nous laissons le
1. Cf. les notes 92-94 du chapitre IV. Plus récemment, G. Makdisi (The Rise of Humanism, op. cit., p. 1415) a réaffirmé le bien-fondé de cette hypothèse, mais sans l’étoffer d’arguments supplémentaires, si ce n’est qu’elle avait déjà été suggérée par Ibn al-Qayyim (p. 13). Il est toutefois imprudent, comme le fait l’auteur, d’identifier cette théologie aux uṣūl al-fiqh. 2. Risāla, § 22, § 26-27 ; Ibṭāl al-istiḥsān, début. 3. Il désigne chacune des parties du rituel (cf. par ex. Umm, II, p. 99, l. 15 : al-ḥaǧǧ šarī‘a, wa l-ṣawm uḫrā... ; ou encore son opuscule Bayān farā’iḍ Allāh, où les farā’iḍ – les ‘ibādāt des ouvrages classiques – sont désignés dans le texte par šarā’i‘). Le mot inclut les ventes dans la Risāla, § 303. Schacht traduit les šarā’i‘ par « legal institutions » (Origins, op. cit., p. 124). — Sur ce terme, cf. A. HASAN, The Early Development, op. cit., p. 7, et p. 11, n. 18 et n. 21. Il apparaît dans une lettre du Prophète citée par Ibn Sa‘d, ainsi que dans certaines traditions où des tribus bédouines viennent demander à Muḥammad de les instruire dans la nouvelle religion ; l’auteur en fait un synonyme des farā’iḍ (« fundamentals and obligatory duties of Islām »). C’est bien en ce sens qu’il figure dans le Kitāb al-‘ālim wa l-muta‘allim, attribué à Abū Ḥanīfa, mais composé en réalité par Abū Muqātil al-Samarqandī (ob. 208/823 ; sur ce texte, cf. J. SCHACHT, « An Early Murci’ite Treatise », article cité ; cf. aussi J. van ESS, TG, I, p. 193, p. 202-203) ; cf. aussi, pour un développement sur les rapports entre šarā’i‘ et dīn, TG, IV, p. 354-356. D. Gimaret (La doctrine d’alAš‘arī, Paris, 1990, p. 478, p. 482) traduit šarā’i‘ al-dīn, šarā’i‘ al-īmān par « obligations légales ». — Sur l’évolution sémantique du mot šarī‘a, cf. W.C. SMITH, On Understanding Islām, Selected Studies, The Hague, Mouton, 1981, p. 88-109 ; l’auteur conclut que le sens classiquement reçu de loi islamique ne s’est imposé que tardivement. 4. Notamment, de manière caractéristique, dans l’expression ahl al-fiqh, qui peut signifier : « gens perspicaces » ; voir plus loin sa signification à l’époque de Šāfi‘ī. Objecterait-on que le texte fait aussi référence aux fuqahā’, l’emploi du terme cède le pas devant ahl al-‘ilm, beaucoup plus fréquent.
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Chapitre V mot, à dessein, sans traduction pour le moment – qui désigne précisément l’objet de ce savoir pratique, de ce ‘ilm. Il n’est donc pas douteux que si le terme šarī‘a, par la suite consacré, lui faisait défaut, Šāfi‘ī en avait néanmoins la notion – à preuve, les expressions fréquentes ḥukm Allāh, ḥukm al-islām, qui la désignent sous sa plume 5. Il est du devoir de chacun d’acquérir ce ‘ilm, insiste-t-il dans une exhortation qui succède immédiatement aux considérations sotériologiques dont il vient d’être question : Tout ce que Dieu a révélé dans Son Livre [...] Il l’a enseigné (‘allama-hu) à qui le sait, en a rendu ignorant (ǧahhala-hu) qui l’ignore. Ceux qu’Il a rendus ignorants ne peuvent le savoir ; ceux qu’Il a instruits ne peuvent l’ignorer. Et les hommes, quant à cette connaissance (‘ilm), forment une hiérarchie [...] Il est du devoir, chez ceux qui sont à sa recherche, de déployer tous leurs efforts pour l’augmenter [...] Quiconque parvient à la connaissance des aḥkām de Dieu, contenus dans Son Livre explicitement (naṣṣan), ou par recherche d’indications (istidlālan), Dieu lui donnera les moyens de les mettre en application avec succès, dans ses paroles ou dans ses œuvres... 6
Par ‘ilm, Šāfi‘ī entend en réalité plus qu’une simple connaissance : une science véritable – dans l’acception médiévale de ce mot, naturellement – comme le démontre, à côté de sa propre doctrine, l’ébauche d’une théorisation. Un regard sur l’histoire de ce terme en donne déjà une première justification. Avec Šāfi‘ī, en effet, la science du fiqh prend pour ainsi dire conscience d’elle-même : non seulement pour les raisons invoquées ci-après (§ II), mais aussi par le fait que notre auteur, contrairement à Abū Ḥanīfa qui réunissait les deux domaines sous le même terme de fiqh, sépare définitivement la théodicée et le fiqh. Néanmoins, Abū Ḥanīfa avait lui-même, en quelque sorte, précipité cette évolution. Le ‘ilm coranique, tout à la fois Révélation, sagesse et connaissance surnaturelle, avait été ramené par lui aux proportions d’un savoir accessible à la raison 7. Cette science, Šāfi‘ī en cerne exactement l’objet. Certes, le mot ḥukm se rencontre parfois, dans son œuvre, avec la signification de statut légal attaché à des actions ou des personnes ; mais la fréquence de l’expression ḥukm Allāh montre que, le plus souvent, il garde sa valeur originelle, proche de son acception théologique, celle qu’il a du reste, pour l’essentiel, dans le Hadith 8 : décret, volonté particulière du Créateur 9. Toutefois
5. Cf. p. ex. : Umm, IV, p. 176, l. 27 ; V, p. 271, l. 6 ; VI, p. 91, l. 7 (min ḥukm al-islām ibṭal aḫḏ al-ḥuqūq bi-šahādāt al-mušrikīn), et plus loin (p. 92, dernière l.) : fa-inna ǧamī‘ ḥukm Allāh wa sunan rasūl Allāh... ; VI, p. 133, l. 15-16 ; VI, p. 166, l. 2 (ǧamī‘ ḥukm al-islām), VII, p. 298, l. 8-9 ; Risāla, § 829, Ibṭāl al-istiḥsān, § 37, etc. 6. Risāla, § 43-45 ; nous nous écartons, pour le § 43, des traductions existantes. Au § 1371, Šāfi‘ī déclare que la science est d’abord en Dieu et qu’Il l’accorde à qui Il veut ; au § 1376, que les hommes ne peuvent rien se donner à eux-mêmes. L’idée est déjà coranique : Cor. II, 255-256. 7. J. van ESS, Die Erkenntnisslehre des ‘Aḍuḍaddīn al-Īcī, op. cit., p. 14-15. 8. A.J. WENSINCK, Concordance et indices de la Tradition musulmane, Leyde, 1992, à ce terme. 9. L. MILLIOT, Introduction au droit musulman, Paris, Recueil Sirey, 19531, § 178, § 204 ; L. GAUTHIER, Théorie d’Ibn Rushd, Paris, E. Leroux, 1909, p. 37, n. 1. Il en va de même des exégètes anciens, tel Muqātil (cf. plus loin, chapitre VI). Ḥukm s’applique aussi bien à Dieu qu’au Prophète (cf. l’expression fréquente ḥukm Allāh ṯumma ḥukm al-rasūl ; par ex. Umm, IV, p. 265, dernière l. ; V, p. 41, l. 12 ; VI, p. 137, l. 7-8 ; VII, p. 195, l. 13 ; Risāla, § 148, etc. ) ; notons l’expression ḥukm manṣūṣ, « volonté stipulée sans ambiguïté » ; les aḥkām divins sont révélés (p. ex. : Umm, II, p. 247, l. 20, parlant des Arabes : nazalat fī-him al-aḥkām).
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La théologie pratique de Šāfi‘ī on ne rencontre pas encore chez Šāfi‘ī les termes tels qu’al-Ḥākim, al-maḥkūm fī-hi, al-maḥkūm ‘alayhi (respectivement : le Législateur (Dieu), le contenu du statut légal, le sujet (humain) de ce statut) qui dérivent du sens verbal de la racine ḥ-k-m et deviendront courants dans la théorie ultérieure des uṣūl. Le ‘ilm dont il s’agit est donc au fond, dans son esprit, la science d’un attribut particulier de Dieu, Sa Volonté 10 : de ce fait, il peut aussi être regardé comme inclus naturellement dans la théologie en son sens le plus large, c’est-à-dire comme l’une de ses branches, ce que soutient Ibn Ḫaldūn 11. Il est donc inexact de réduire la théologie traditionaliste dans son ensemble au bi-lā kayf, à une attitude de pieux retrait devant le mystère des attributs divins. Par là s’explique aussi, nous le verrons, que ce ‘ilm ne puisse faire l’objet d’une connaissance certaine, d’une iḥāṭa. Mais Šāfi‘ī l’ayant hissé, comme nous l’avons dit, à sa maturité conceptuelle, est en mesure de l’envisager sous différents points de vue : les matériaux sur lesquels elle s’applique ; ses destinataires, qu’il divise en plusieurs catégories ; son objet, qui le distingue des autres savoirs contemporains ; ses méthodes et instruments d’analyse ; son contenu, qu’il hiérarchise ; un critère de vérité qui la fonde... Il en protège jalousement le territoire contre les empiètements d’une “doxalogie” insidieuse (ra’y, istiḥsān), en défend la méthodologie contre les ahl al-kalām, voire s’élève, en définissant le degré de vérité de sa discipline, jusqu’à ébaucher une “théorie de la connaissance”. Nul n’a le droit, en conséquence, de parler au nom de cette science sans connaître ses procédés d’élaboration ni se plier à la discipline intellectuelle qu’elle requiert 12. Envisageons tout d’abord son objet. Par aḥkām, l’extrait précédemment traduit désigne ceux du Coran. En réalité, l’œuvre de Šāfi‘ī – en raison de la place qu’il assigne au Prophète dans l’économie divine – montre que les aḫbār lato sensu, à savoir les versets coraniques tout autant que la mémoire des faits et gestes du Prophète 13, en sont le véhicule. Cette ambivalence du mot nous suggère que le ‘ilm al-aḥkām portera sur un double matériau, la Révélation et les traditions prophétiques 14. Ce dernier étant porteur des dispositions (al-ma‘ānī) divines, des savoirs ancillaires appropriés feront accéder à la science des aḥkām, qui s’annonce donc elle-même comme une exégèse.
10. Risāla, § 129 : Šāfi‘ī définit l’objet et les destinataires de la science légale : mā arāda [sujet grammatical : Dieu] bi-ǧamī‘ farā’iḍi-hi wa man arāda. 11. Abū l-Wafā TAFTAZĀNĪ, ‘Ilm al-kalām wa ba‘ḍu muškilāti-hi, Caire, s.d., p. 3, pour lequel la théologie tout entière (le ‘ilm al-kalām entendu dans son sens le plus large) s’occupe des aḥkām šar‘iyya, les uns portant sur ce qu’il faut croire (al-i‘tiqādiyyāt), les autres sur ce qu’il faut faire (al-‘amaliyyāt). On notera ce changement de perspective, qui est certainement celui de la plupart des “théologiens” musulmans d’hier et d’aujourd’hui. Mentionnons en passant que cette considération fournit le point de départ d’une réflexion sur les liens unissant la Loi à la mystique, sur l’articulation entre šarī‘a et ḥaqīqa. Les uṣūlistes reconnaissent la dépendance de leur discipline vis-à-vis des uṣūl al-dīn : É. CHAUMONT, « La problématique classique de l’Ijtihâd », article cité, p. 111. 12. Risāla, § 1468 ; § 1473-1475. 13. Par ex. Umm, V, p. 41, l. 12 (dallat aḥkām Allāh ta‘ālā, ṯumma rasūlu-hu) ; II, p. 247, l. 23 (ḫabar fī kitāb Allāh aw sunna) ; Risāla, § 42 ; § 120, etc. ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 135 ; le verbe aḫbara désigne aussi la révélation des versets (Umm, I, p. 259, l. 23 ; II, p. 109, l. 20 ; IV, p. 260, l. 20 ; V, p. 26, l. 23 ; VI, p. 142, l. pén. ; Risāla, § 988, Ǧamā‘ al-‘ilm, § 30, § 55, etc.). 14. Voir par ex. Umm, I, p. 152, l. 1, où les sunan des prophètes sont le matériau d’une science à deux niveaux, ḫāṣṣ et ‘āmm.
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Chapitre V Mais le lecteur n’a pas besoin d’être un juriste comparatiste pour découvrir que le fiqh de Šāfi‘ī dans le Kitāb al-Umm contient aussi des aspects et des raisonnements juridiques 15. Cette remarque nous fait pressentir que l’originalité fondatrice de Šāfi‘ī est d’avoir inventé, ou simplement exposé, une théorie susceptible d’harmoniser, d’une manière que nous préciserons plus loin, ces deux domaines qui ont leur autonomie propre 16. Il nous appartiendra d’apprécier le succès d’une telle entreprise, face aux tentatives peut-être similaires de ses contemporains et devanciers. Ce cadre intellectuel, qui nous apparaîtra essentiellement herméneutique, est bien celui qu’il gardera par la suite, et qui relève, avons-nous dit au début de cette étude, d’une théologie morale d’un type particulier. Nous verrons qu’il est très clairement pensé comme tel au chapitre suivant. Il pourra sembler qu’il est loin de faire justice à toute la dimension juridique de la discipline. Deux facteurs sont à même, selon nous, d’expliquer cette appréciation plus objective de son effort théorique : l’immaturité, à son époque, d’une réflexion sur la logique propre au droit, et la personnalité même de Šāfi‘ī, dévot traditionaliste pétri de méditation coranique. Quelle que soit la valeur de cette tentative, il s’avère qu’elle fut appelée à un succès durable et que la communauté des légistes lui reconnut d’être en accord avec leur perception de l’essence du monothéisme islamique : même les rivaux de Šāfi‘ī, hanéfites ou théologiens du kalām, se verront contraints de marcher sur ses traces, se situeront par rapport à lui 17. Ces premières considérations nous permettent déjà d’entrevoir, plus généralement, la conception du fiqh chez Šāfi‘ī : nous y discernons au moins quatre éléments – une exégèse obéissant à certaines règles herméneutiques, un droit, une éthique –, et il nous faudra découvrir si leurs rapports mutuels s’insèrent dans le cadre proposé par notre légiste. Nous serons à même de vérifier, au cours de notre étude, que l’auteur du Kitāb alUmm met réellement en œuvre cette réflexion dans son fiqh et qu’il la fait notamment valoir, avec une opiniâtreté sans faille, contre les légistes ou d’autres spécialistes de son époque. Il s’efforce enfin de démontrer la validité de tels principes, c’est-à-dire de les doter d’arguments d’autorité. En somme, il se sera employé à créer une véritable science de la Loi, et telle est notre conclusion essentielle. Rāzī fait de notre auteur, non
15. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 315, 324 ; L. MILLIOT, Introduction, op. cit., p. 249. 16. « Aussi bien, la nature religieuse du Fiqh a-t-elle été inconsidérablement [sic] exagérée. Mis à part le rituel (‘ibâdât), placé invariablement au début des ouvrages de Fiqh, et dont les rapports avec le droit échappent à un esprit occidental, et même aux musulmans frottés de culture européenne, la construction des légistes de l’Islam a été le plus souvent indépendante de tout donné scripturaire. Le ra’y, ou opinion personnelle, a joué un rôle considérable dans cette élaboration – et cela dans toutes les écoles – les procédés utilisés pour tourner les conséquences du raisonnement par analogie [...] ne sont pas autre chose que des manifestations d’indépendance à l’égard de la norme religieuse, encore que les docteurs les rattachent à celle-ci, mais par un fil si ténu qu’il est permis de ne voir dans ce rattachement qu’un hommage tout platonique à un postulat sans valeur pratique » (Y. LINANT DE BELLEFONDS, Traité de droit musulman comparé, I, La Hague, 1965, p. 47-48, § 53). Ces remarques n’ont pu être inspirées à l’auteur que par des traités classiques ou tardifs : pour la période des origines, des auteurs tels que Šāfi‘ī leur opposent un démenti indéniable. En outre, le fiqh et les uṣūl al-fiqh, encore intimement associés chez Šāfi‘ī, se scinderont rapidement après lui. 17. Pour nous en tenir aux premiers essais du genre, citons simplement ici les noms d’al-Ǧaṣṣāṣ (cf. M. BERNAND, « Ḥanafī uṣūl al-fiqh through a Manuscript of al-Ǧaṣṣāṣ » J.A.O.S., 105, 3-4 (1985), p. 623635), et d’Abū l-Ḥusayn al-Baṣrī (son Kitāb al-mu‘tamad).
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La théologie pratique de Šāfi‘ī seulement le fondateur des uṣūl al-fiqh, mais encore, et plus justement à notre avis, le créateur du ‘ilm al-šar‘ 18. La postérité ne retiendra de Šāfi‘ī que la première réputation, plus discutable 19. Quittant le terrain des uṣūl al-fiqh proprement dits pour y revenir ultérieurement, nous nous limiterons pour le moment à quelques concepts généraux, d’ordre méta-légal, qui traversent la science de la Loi telle qu’elle vient d’être caractérisée de manière très sommaire. Nous “descendrons” ensuite de plus en plus dans cette structure au cours des chapitres suivants, afin de l’analyser cette fois en elle-même. II. Matière et sujet du taklīf 1. La responsabilité individuelle Tout discours légal fait de l’être humain un individu responsable devant une instance – quelle que soit la nature de cette autorité supérieure –, chargée de définir ses droits et ses obligations. Dans la théorie musulmane classique, le concept le plus proche est celui de taklīf, « assujettissement légal » 20. Šāfi‘ī en a indubitablement la notion. Les textes les plus anciens semblent avoir désigné la Loi sacrée par al-ḥalāl wa l-ḥarām 21 ; à ce couple ḥalāl/ḥarām, il ajoute maintenant régulièrement, dans son œuvre, la catégorie de farḍ ou wāǧib ; également caractéristique est le fait que celle-ci se subdivise à son tour en maktūb/taṭawwu‘ (prescrit/volontaire) ou, en d’autres termes, entre imposition “objective” et imposition “subjective” 22. Dans les traditions, au sens vu plus haut, il distingue le ḫabar lāzim, l’information qui lie, oblige l’individu, le place devant sa conscience 23. D’autre part, la racine k-l-f se rencontre fréquemment
18. G. MAKDISI, Rise of Humanism, op. cit., p. 3, d’après l’I‘lām al-muwaqqi‘īn, d’Ibn al-Qayyim. 19. Les uṣūl al-fiqh, chez notre auteur, se réduisent à un principe herméneutique, le bayān, à une réflexion rudimentaire sur le qiyās, au consensus (al-iǧmā‘) dans un sens qui n’est pas encore fixé, et à ce qu’il appelle dalāla (cf. chapitre VII). Tout au plus peut-on considérer que l’œuvre écrite de Šāfi‘ī atteste que son auteur fait référence constante à ces uṣūl déjà connus de ses contemporains : ce faisant, il introduit dans le fiqh un principe d’ordre qui lui confère un statut épistémologique : la différence d’exposition de la même matière entre le Muwaṭṭa’ et le Kitāb al-Umm est, à cet égard, assez frappante. 20. Nous gardons ici la traduction reçue, quoique la racine comporte aussi l’idée de tâche à accomplir et de responsabilité. — L’article Taklīf de l’EI2 ne concerne que l’aspect théologique de la notion. Sur son contenu légal, cf. D. SANTILLANA, Istituzioni di diritto musulmano malichita, Rome, 1925-1938, I, p. 8, p. 121, p. 130 ; R. BRUNSCHVIG, Études d’islamologie, Paris, 1976, I, p. 181 ; M. KHALID MASUD, Islamic legal Philosophy. A Study of Abū Isḥāq al-Shāṭibī’s Life and Thought, International Islamic Publishers, Dehli, 1989 index, à ce terme. 21. Cf. infra, fin du § III. 22. Voir par ex., à propos d’un vœu – offrir un animal sacrificiel (hady) lors du pèlerinage –, Umm, II, p. 169, l. 8-9 : wuǧūb fait référence à l’obligation résultant du minimum légal, et īǧāb à celle du vœu ; ou encore Umm, I, p. 46, l. 25-26 : parlant de l’eau nécessaire au voyageur pour son ablution rituelle, Šāfi‘ī estime qu’on est astreint devant sa conscience, pour ce qui est de ses propres biens, à en être parfaitement certain (mukallaf fī nafsi-hi l-iḥāṭa) ; en revanche, pour l’existence d’un puits, on se fie au témoignage d’autrui : on est donc tenu « par un autre » cette fois, et non plus « par soi-même » : non à la vérité, mais à ce qu’il en semble, au vraisemblable (huwa mukallaf fī ġayri-hi l-ẓāhira, lā l-iḥāṭa) ; autre ex. : Umm, II, p. 22, l. 10 : lammā kāna fī ṣadaqāt farḍ wa taṭawwu‘... Remarquons en passant que le critère de vérité est pour notre auteur uniquement subjectif. 23. « As opposed to analogy, Šāfi‘ī groups Koran, Sunna, and consensus together under the name of “binding information” (khabar lāzim or khabar yalzam) » (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 136). Il convient de remarquer que Šāfi‘ī considère aussi le qiyās comme un ḫabar lāzim (cf. par ex. Kitāb Ibṭāl
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Chapitre V associée dans ses textes aux devoirs (farḍ) de la religion 24. Le terme technique, en revanche, Šāfi‘ī ne l’emploie qu’exceptionnellement : c’est pourquoi il ne recherche pas la notion, comme il le fait habituellement, dans le texte sacré. Notons toutefois que l’exégèse, reçue dans son milieu, de Cor. LXXV-36 (a-yaḥsabu l-insānu an yutraka sudan ?) implique l’idée d’une « astreinte » éthico-légale – notons dès à présent cette bivalence du mot – imposée par Dieu aux hommes 25. C’est en particulier chez les théologiens du kalām, parmi les contemporains de Šāfi‘ī, qu’il faut rechercher l’attestation courante du maṣdar (taklīf), substantif tiré de la racine 26. Dans cette astreinte, notre auteur opère des divisions essentielles. Celle-ci implique tout d’abord qu’il en applique les ḥuqūq : les uns sont dus au Créateur (ḥuqūq Allāh), les autres à Ses créatures (ḥuqūq al-ādamiyyīn) 27. Il est préférable, selon nous, d’interpréter ḥuqūq, non par « droits », comme le font habituellement les juristes, mais par « dûs » : cette dernière traduction garde la valeur d’obligation que lui attache Šāfi‘ī, qui tire exclusivement la notion de l’exégèse 28. On ne voit guère, du reste, comment Dieu pourrait avoir des droits ; on comprend mieux que des devoirs lui soient rendus. L’expression ne peut donc se comprendre que du point de vue de la créature, non du Créateur. Ainsi, parlant de la dot d’entretien due à la divorcée enceinte, Šāfi‘ī affirme que le respect de ce droit est « conformité » [à la Révélation, ittibā‘] et « acte d’adora-
al-istiḥsān, Umm, VII, p. 298, l. 14 ; VI, p. 203, l. 17-18). La raison en est que le qiyās véritable, aux yeux de Šāfi‘ī, se confond avec toute l’extension linguistique dont le ma‘nā (intention signifiante) du ḫabar est susceptible. 24. Cf. Risāla, § 963 : tout le défendu et le passible de peines légales est défini comme mimmā yukallif [sujet : Allāh] al-‘ibād an yaqūlū wa ya‘malū wa yu‘ṭū min anfusi-him wa amwāli-him. Cette définition a l’intérêt de faire implicitement référence à la double classification à l’intérieur du taklīf : obligations légales/peines légales ; devoirs « corporels »/devoirs « pécuniaires » ; cf. aussi op. cit., § 971. Cf aussi ALMUZANĪ, Kitāb al-amr wa l-nahy, fol. 1b, l. 17 : [Allāh] lā yukallif ‘ilm al-ġuyūb ; Ǧamā‘ al-‘ilm : § 119 sqq., notamment le § 125 (à propos du devoir d’iǧtihād : fa-qad ǧi’tu bi-l-taklīf) ; Umm, II, p. 11, l. 10, du contribuable soumis à la zakāt, Šāfi‘ī dit : iḏā kullifa mā yaǧibu ‘alay-hi min ġayri ġanami-hi... ; II, p. 130, l. 7 : s’abstenir d’un accommodement (ruḫṣa), c’est s’imposer (takallafa) une œuvre méritoire ; V, p. 143 (cf. infra, § III-1), la notion apparaît immédiatement après des considérations sur les ordres (amr) de Dieu ou du Prophète. 25. Le verset est cité dans la Risāla, § 69, au terme de la présentation générale du bayān. Šāfi‘ī glose par lā yu’mar wa lā yunhā (« l’homme ne reçoit ni ordre ni interdiction »). Dans l’Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII, p. 298, l. 12-18), il précise qu’il y a, sur une telle exégèse, consensus des savants, et la même explication revient plus loin (p. 300, l. 16-17 ; notons à ce propos la formulation de Šāfi‘ī : juger d’après un ḫabar lāzim, ou un qiyās, c’est « avoir accompli ce dont on a été chargé », addā mā kullifa). Rabī‘ répétait lui aussi que cette question faisait l’accord des exégètes (SUBKĪ, Ṭabaqāt, II, op. cit., p. 136). Ṭabarī fait sienne cette interprétation, sur l’autorité de Muǧāhid. ‘Abd al-Razzāq (Tafsīr, éd. M.M. Muḥammad, Beyrouth, s.d., II, p. 334) glose plus simplement par « être abandonné » (an yuhmal). Abū ‘Ubayda, un contemporain de Šāfi‘ī, confirme l’exégèse de l’école mecquoise par un argument linguistique (asdaytu ḥāǧata-hu = taraktu-hā, in Maǧāz al-Qur’ān, éd. F. Sezgin, Le Caire, 1954, II, p. 278). 26. J. van ESS, TG, IV, p. 731 (« Das Kernbegriff, an dem sie sich ausrichteten, war, so hat man sagen können, das taklīf, die Verpflichtung des Menschen vor Gott »). 27. Le Coran contient déjà l’acception légale du mot ḥaqq : cf. EI2, article Ḥuḳūḳ. Au début du traité Iḫtilāf al-ḥadīṯ, Šāfi‘ī déclare (Umm, IX, p. 475, l. 10) : awǧaba llāhu ‘alā ‘ibādi-hi ḥudūdan wa bayyana-hum ḥuqūqan wa dalla an yu’ḫaḏa min-hum. 28. Outre le sens de vérité, justice – le mot est alors au nominatif avec l’article, c’est un Nom divin – celui de dû est en effet l’acception courante du mot ḥaqq dans l’Écriture (Cor. II, 180, 236, 282 ; X, 103 ; XXX, 47 ; XVII, 26, etc.).
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La théologie pratique de Šāfi‘ī tion » (ta‘abbud), là où l’on se serait attendu à un « droit des hommes » 29. On comprend dès lors que, passé quatre années – durée au-delà de laquelle le mari présumé absent est porté définitivement disparu –, Šāfi‘ī impose encore à l’épouse un délai de viduité (‘idda) qui n’a plus lieu d’être 30. De là aussi le fait que, dans les différentes écoles, le douaire matrimonial (al-mahr) soit classiquement considéré, de manière paradoxale, comme un « dû de Dieu » 31. Souvenons-nous, du reste, qu’un droit est inséparable d’un devoir, qu’il s’agit pour ainsi dire des deux facettes, selon le point de vue considéré, d’une même réalité. La nécessité de cette traduction s’impose lorsqu’on s’avise que Šāfi‘ī exempte le non-musulman des ḥuqūq sans qu’il le dépossède de ses droits, pour peu que ce dernier recoure à la juridiction de l’islam 32. Ignorant du taklīf, il n’a point d’obligation vis-à-vis de Dieu, il ne saurait réclamer non plus son dû sur le plan pénal 33. C’est que la Loi divine est déjà pensée par Šāfi‘ī comme s’adressant à tous les hommes 34. L’existence de tels droits résulte de ce que le non-musulman en terre d’islam, musta’min ou mu‘āhid, est lié par un contrat particulier avec la Loi sacrée : il n’en applique que le ḥalāl, en partie le ḥarām, mais non, naturellement, le wāǧib 35. Les ḥuqūq, au sens que leur donne Šāfi‘ī, découlent de cette dernière catégorie : il serait donc vain de leur faire correspondre la notion moderne 36. Par « dûs de Dieu », il faut essentiellement entendre les devoirs rituels (prière, jeûne, pèlerinage...), mais aussi les peines légales (ḥudūd), tout au moins dans leur aspect de châtiment corporel. Il suffit en effet à Šāfi‘ī de savoir que la peine est mentionnée dans la Révélation : dès lors, il ne reste plus à la communauté qu’à s’y conformer par obéissance, à rendre à Dieu son dû. L’initiative est laissée aux hommes pour ce qui leur revient, c’est-à-dire la réparation financière du préjudice causé 37. Ainsi, dans
29. Umm, V, p. 217, l. 13. 30. Umm, V, p. 240, l. 4-5. Lorsque la femme répudiée observe un délai de viduité (‘idda, op. cit., V, p. 235, l. 11-12), cette observance est qualifiée de ta‘abbud. La ‘idda à observer, pour une veuve non enceinte qui vient de perdre son mari, est de quatre mois et dix jours, conformément à Cor. II, 234 (Umm, V, p. 216 ; cf. EI2, article ‘Idda (Y. LINANT DE BELLEFONDS). 31. E. SACHAU, Muhammadanisches Recht nach schafiitischer Lehre (Stuttgart et Berlin, 1897), p. 34 ; D. SANTILLANA, Istituzioni, op. cit., I, p. 214. 32. La Loi de Dieu, explique-t-il à l’occasion des unions mixtes (d’un musulman avec une non-musulmane) ou des non-musulmans entre eux, est une et indivisible pour les hommes (ḥukm Allāh wāḥid ‘alā ‘ibād). Ce principe général qui commande le droit, Šāfi‘ī le “tire” de l’Écriture (Cor., V, 42), qui prescrit l’égalité, c’est-à-dire, en l’occurrence, la non-discrimination (al-qisṭ) entre les justiciables (al-qisṭ ḥukm Allāh ta‘ālā allaḏī anzala ‘alā nabiyyi-hi, Umm, V, p. 243, l. 11 sqq.). Il le répète in Umm VI, p. 138 (chapitre ḥadd aḏḏimmatayn), à propos des non-musulmans qui demandent la juridiction du Prophète. 33. Umm, VI, p. 72, l. 1-2. Šāfi‘ī les exonère des ḥudūd in Umm VI, p. 152, l. 4. 34. Risāla, § 35 ; Umm, VI, p. 159, l. 2-4 (Muḥammad est envoyé à toute l’humanité). 35. Umm, VI, p. 35, l. 27. 36. Autres exemples : à propos de la zakāt, exigible au bout d’un an : li’anna l-ḥaqq innamā yaǧibu ‘alayhi ba‘da l-ḥawl, Umm, II, p. 23, l. 23 ; parlant de l’antique coutume païenne consistant à immoler un animal de grande fécondité (waṣīla, sā’iba, ḥām, baḥīra), Šāfi‘ī déclare que c’était un vœu qui s’imposait (ḥaqqan ‘alayhim min naḏr, Umm, VI, p. 184, l. 1-2) ; le banquet de noce, qualifié de ḥaqq, s’avère être un devoir (wāǧib, Umm, VI, p. 181, l. 24) ; voy. encore Umm, IV, p. 153, l. 13-14 ; VI, p. 177, l. 6 ; p. 189, l. 18. Mais avec la préposition li-, le sens devient celui de droit. 37. Cf. par ex. Umm, V, p. 285, début du Kitāb al-li‘ān : un compromis sur des peines légales (ḥudūd) exigées par la diffamation conjugale (qaḏf), sur le talion (qiṣāṣ), ou sur la répudiation, etc. n’autorise pas qu’on lèse le droit des “parties civiles” (al-ḥuqūq li-ahli-hā).
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Chapitre V le cas de l’homicide involontaire, le premier correspond à l’affranchissement d’un esclave musulman (taḥrīr raqaba mu’mina), le second à la diya 38. Parmi les « dûs des hommes » – et qui, de ce fait, peuvent apparaître à titre second comme des droits –, il compte, entre autres, les quotes-parts successorales mentionnées dans le Coran 39. Le fait qu’elles ne sauraient – en tant que décision divine (ḥukm min Allāh) – être refusées 40, confirme que les ḥuqūq ne sont point des « droits ». De là une autre classification, qui prend autant de place, dans le Kitāb al-Umm, que la précédente. Le farḍ se décompose en deux : ce qui oblige les « corps » (al-abdān), c’est-à-dire les personnes, et ce qui s’impose aux biens (al-amwāl) 41. Prescriptions rituelles et peines légales ne concernent que les « corps », non les biens 42. En conséquence, nul ne saurait, à l’exception du ḥaǧǧ – et d’ailleurs, dans des conditions spéciales –, accomplir les farā’iḍ au bénéfice de quelqu’un, tout comme personne ne peut expier une faute autre que la sienne propre : farā’iḍ et ḥudūd ont en effet en commun d’incomber exclusivement aux « corps ». Rien n’empêche, en revanche, que le clan des « contributeurs solidaires » (al-‘āqila) réunisse le montant de la réparation financière, qui apparaît cette fois comme un droit autant qu’un dû : le prélèvement est ainsi à la charge du « corps social », non du « corps individuel » 43. Seuls sont donc person-
38. Umm, VII, p. 26, l. 27 sqq. Šāfi‘ī y combat fermement l’idée qu’on puisse ne rien devoir aux hommes avant de rendre à Dieu son dû : « S’il échappe au châtiment (fa-in lam yuḫaḏ min-hu, expression d’origine coranique) et qu’il ne remet pas [à Dieu son dû ici-bas] (wa lam yu’addi-hi), il ne saurait être exonéré du « droit des hommes » (lam yusqaṭ ‘an-hu ḥaqq al-ādamiyyīn). Le verbe uḫiḏa, d’origine coranique (par ex. Cor., LXXIX, 25), utilisé ici, est d’un emploi courant dans la partie pénale (Umm, VI). Il se comprend en soul-entendant le mot ḥaqq : « son dû est prélevé », c’est-à-dire : l’agent s’en acquitte vis-à-vis de Dieu ou des hommes, il reçoit son châtiment ou répare son crime. Le mot était donc devenu d’emploi technique à l’époque de Šāfi‘ī. Allusions à ce principe en Umm, VI : p. 146, l. 4 ; p. 152, l. 5-6 (parlant du brigand de grand chemin qui fait amende honorable : il ne subit pas la peine légale, saqaṭa ‘an-hu ḥaqq Allāh, mais il est tenu à réparer les dommages causés uḫiḏa bi-ḥuqūq banī Adam) ; p. 153, l. 25, etc. 39. Umm, II, p. 126, l.8-9. Sur la dichotomie ḥaqq Allāh/ḥaqq ādamī, devenue classique dans la théorie des uṣūl, consulter par ex. L. MILLIOT, Introduction, op. cit., § 196-197 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 349-350 ; D. SANTILLANA, Istituzioni, op. cit., I, p. 10-13 ; Abdur RAHIM, Muhammadan Jurisprudence, Madras, 1911, p. 201 sqq. Dans ses effets, elle recoupe approximativement celle de droit public/droit privé, sans, naturellement, lui être superposable, puisque Šāfi‘ī ne raisonne pas en termes de droit positif. 40. Umm, IV, p. 97, l. 18-19. 41. Umm, II, p. 121, l. pénultième sqq. : anna llāha ta‘ālā faraḍa ‘alā ḫalqi-hi farḍayn : aḥadu-humā farḍun ‘alā l-badan, wa l-āḫar fī l-māl ; fa-lammā kāna mā faraḍa llāhu ‘alā l-abdān ‘alay-hā lā yatawāǧazu-hā miṯla l-ṣalāṭ wa l-ḥudūd wa l-qiṣāṣ wa ġayri-hā... ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 50 (éd. Ḥaydar). On prête à Šāfi‘ī le mot suivant : al-‘ilm ‘ilmāni, ‘ilm al-adyān wa ‘ilm al-abdān (« il y a deux sciences : celle des prescriptions religieuses, celle des corps », IBN ‘ABD AL-BARR, Intiqā’, op. cit., p. 84), qui a peut-être un rapport avec notre sujet, si le mot dīn renvoie ici à la foi et badan aux œuvres (J. van ESS, TG, IV, p. 565-567). 42. Umm, VI, p. 198, l. 30 ; IV, p. 251, l. 9 : lā yu‘āqabu l-raǧulu fī-māli-hi, wa innamā yu‘āqabu fī badanihi wa innamā ǧa‘ala llāhu l-ḥudūda ‘alā l-abdān... En outre, toute œuvre s’imposant au corps doit respecter une exigence temporelle (al-‘amal ‘alā l-badan lā yuǧzī illā fī l-waqt, Umm, II, p. 110, l. 24). 43. De là le fait que le pèlerinage (ḥaǧǧ) puisse, conformément à une réponse prophétique, être accompli au profit de quelqu’un : Umm, VII, p. 65, l. 7 sqq. : les corps sont voués à l’adoration par les œuvres (tu‘ubbidat bi-l-‘amal), celles-ci sont donc de bénéfice strictement individuel (lā yuǧzī ‘an-hā mā ya‘maluhā ġayru-hā) ; mais le ḥaǧǧ et la ‘umra comportent un aspect pécuniaire, selon Dieu, dans le Coran (III97), et le Prophète (qui glose al-sabīl par al-zād wa l-rāḥila, cf. le Muḫtaṣar de Muzanī (Umm, IX), p. 62, l. 3) ; il faut donc considérer que le pèlerinage fait aussi partie des ḥuqūq al-amwāl et, à ce titre, peut être
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La théologie pratique de Šāfi‘ī nels, dans l’esprit de Šāfi‘ī, les farā’iḍ. Personne juridique, responsabilité “civile” et pénale sont, on le voit, clairement dégagées, et enracinées dans la Révélation, mais ces concepts purement juridiques, notons-le, sont seulement implicites dans la pensée de Šāfi‘ī : celui-ci s’exprime avant tout en théologien. Devenu objet (al-muḫāṭab) d’un discours légal – le taklīf des auteurs postérieurs – le musulman est à la fois un ayantdroit et un être responsable devant un autrui doublement objectif : son Créateur et sa collectivité. Il importe, à présent, de s’interroger sur la portée de ces grandes catégories dans la doctrine de notre auteur. C’est à peine si, dans le Kitāb al-Umm, les ḥuqūq Allāh se rencontrent ailleurs que dans le rituel et les ḥudūd ; quant aux ḥuqūq al-ādamiyyīn, Šāfi‘ī n’en parle qu’à l’occasion des successions et de la réparation financière des crimes de sang. Il faut donc considérer que la théorie postérieure a élargi cette dernière catégorie, qui en viendra, après Šāfi‘ī, à englober la notion, commune avec le droit positif, de « droits des hommes » : droit à la sécurité individuelle, à la réputation personnelle, droits matrimoniaux, transactionnels, etc. Autrement dit, elle annexera au champ juridique les considérations qui, dans la casuistique de Šāfi‘ī, étaient commandées par l’éthique des textes. Tout naturellement, elle sera conduite à associer intimement, dans le taklīf, ce qui déjà s’annonce chez Šāfi‘ī, à savoir la capacité légale et la responsabilité 44. À plus forte raison, c’est en vain qu’on chercherait chez lui l’existence des « droits mixtes » qui, intermédiaires entre les deux catégories mentionnées, figurent dans les ouvrages classiques d’uṣūl al-fiqh. C’est qu’en effet Šāfi‘ī s’en tient, pour dégager les ḥuqūq, aux données prophético-scripturaires, qui sont loin d’en faire un catalogue exhaustif : ainsi, Cor. IV, 92, lorsqu’il parle du talion et de la diya 45 ; les versets qui touchent à l’interdiction de l’homicide, auxquels il fait suivre les traditions prophétiques qui en sont la confirmation et l’application 46 ; d’autres énoncés révélés, bien que de caractère non directement légal, sont mis à contribution pour établir que le changement de religion n’abolit pas les liens de filiation ; suit alors le dictum prophétique : « le patronage (al-walā’) est une parenté (luḥma) au même titre que la filiation : elle ne se vend ni ne se donne » ; Šāfi‘ī lui fait dire une indication implicite (dalāla) en ce sens 47. Il serait aisé de compléter cet échantillon. Par là s’explique aussi le fait que l’autre dichotomie mentionnée (ḥaqq badan/ḥaqq māl) n’est pas fondamentalement différente, en définitive, de la classification précédente. Šāfi‘ī lui substitue d’ailleurs, parfois, ḥaqq dam/haqq māl 48.
“transférable” à autrui (al-sabīl bi-l-māl). Šāfi‘ī explique in Umm, IV, p. 120 (chapitre ṣadaqat al-ḥayy ‘an al-mayyit) qu’il est trois manières d’agir légalement au bénéfice d’autrui ; le ḥaǧǧ al-taṭawwu‘ n’est pas remplaçable, ce serait étendre indûment un cas particulier (ḫāṣṣ). Le Kitāb al-Umm se fait l’écho d’une pratique qui fit couler beaucoup d’encre à l’époque de Šāfi‘ī, y compris au Hedjaz, cf. les polémiques qui lui sont consacrées dans Umm, II, p. 114-120 ; c’est un point de divergence entre Šāfi‘ī et les malikites, cf. Umm, VII, p. 211-212. 44. R. BRUNSCHVIG, « Devoir et pouvoir » (Études d’islamologie, op. cit., I), p. 181. 45. Umm, VI, p. 35, l. 2-3. 46. Umm, début du livre VI. 47. Umm, IV, p. 125, l. 24 ; p. 130, l. 12-15 (inna llāha ‘azza wa ǧalla aṯbata li-l-walad wa l-wālid ḥuqūqan fī l-mawārīṯ [...] wa walā’ l-mawālī wa ‘aql al-ǧināyāt wa wilāyat al-nikāḥ wa ġayra ḏālika). 48. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 85.
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Chapitre V C’est encore à partir de la Révélation – et à vrai dire, plus encore de la mémoire prophétique – que Šāfi‘ī tire le plus souvent, de ces notions à caractère juridique, des principes directeurs dont il donne la signification éthique. Nous verrons d’ailleurs que les aḥkām du bayān coranique peuvent n’être qu’adab ou iršād. Il est à observer que ce type d’exégèse aura tendance à disparaître par la suite des traités de fiqh, en tant qu’étrangère à la sphère du légal proprement dit. En voici des exemples, tirés du droit pénal 49, mais qu’on pourrait aisément étendre au reste, rituel compris. Šāfi‘ī explique qu’avant l’avènement de l’islam, les Arabes connaissaient un traitement inégal de la réparation judiciaire. La « science générale » 50, au témoignage unanime de ceux qu’il a rencontrés, et des « Arabes savants », affirme-t-il, enseigne que ces Arabes établissaient, sous ce rapport, une « discrimination de valeur » entre individus (tubāyin fī l-faḍl), un noble pouvant valoir bien plus qu’un individu de condition inférieure (takūnu diyat al-raǧul al-šarīf aḍ‘āf diyat al-raǧul dūna-hu). De ce fait, le meurtrier d’un homme noble pouvait continuer à vivre en toute impunité, s’il était tenu en piètre estime, et se voyait substituer quelqu’un d’autre ; on pouvait aussi exiger de se venger sur plusieurs boucs émissaires totalisant la valeur de la victime. Šāfi‘ī évoque à ce sujet deux épisodes de l’histoire de la Ǧāhiliyya, bien avant la naissance du Prophète. Un membre de la tribu des Ġaniyy avait tué un ‘Absite, Ša’s b. Zuhayr. Zuhayr b. Ḥuḏayfa imposa trois conditions irréalisables, dont le sacrifice de toute la tribu des Ġaniyy 51. Šāfi‘ī mentionne aussi un autre crime à l’origine d’une guerre inexpiable : un membre des Banū Wā’il avait tué Kulayb, un Taġlibite. Pour faire cesser les hostilités, le clan responsable argua de ce que Buǧayr avait été tué en représailles. Mais il s’entendit répondre qu’il n’avait que la valeur de la lanière d’une sandale de Kulayb (Buǧayr bi-šis‘i na‘l Kulayb) 52. On le voit, c’est le principe même de la responsabilité individuelle, du taklīf au sens coranique, qui était remis en cause. Mais Šāfi‘ī commente ainsi : « Puis Dieu prescrivit l’égalité de tous, l’humble comme le noble, devant Sa Loi » (ḥakama llāhu tabarāka wa ta‘ālā bi-l-‘adl fa-sawwā fī l-ḥukm bayna ‘ibādi-hi al-šarīf min-hum wa l-waḍī‘). En témoignent deux passages de l’Écriture, Cor. V, 50, et II, 178-179, qui rompent avec la « Loi du paganisme » (ḥukm al-ǧāhiliyya) : ils maintiennent les droits du talion, mais n’énoncent pas pour autant explicitement le principe éthique en question 53.
49. Umm, VI, p. 8, l. 19 sqq., chapitre : al-ḥukm fī qatl-al-‘amd. 50. Sur le sens de cette expression, cf. infra, § II-2. 51. L’auteur du crime était Riyāḥ b. Ašall. Ša’s était le fils du chef des Banū ‘Abs, Zuhayr b. Ǧaḏīma : cf. EI2, articles Ghaṭafān (J. FÜCK) et Ghanī b. A‘ṣur (ID.). 52. Il s’agit de la célèbre guerre dite de Basūs. Kulayb, devenu le prototype du tyran, fut assassiné par Ǧassās b. Murra al-Šaybānī (EI2, article Kulayb b. Rabī‘a, par G. LEVI DELLA VIDA ). Pour l’épisode, cf. R.A. NICHOLSON, A Literary History of the Arabs, Londres, 1969, p. 55-62. 53. Il vaut la peine de mentionner ici que Šāfi‘ī ajoute ensuite l’exégèse par Ibn ‘Abbās du dernier verset cité : ce Compagnon a conscience d’un amendement voulu par Dieu à une loi antérieure, celle des juifs : il introduit la possibilité du pardon, déjà reconnue par les chrétiens, sous forme de la réparation financière. Les Compagnons, affirme implicitement Šāfi‘ī, avaient conscience qu’un autre ordre légal, plus juste, accompagnait la religion nouvelle.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī Šāfi‘ī donne plus loin une application de cette éthique coranique par le Prophète 54. Ce dernier, commente-t-il, était « le plus juste des hommes dans l’application des peines imposées par Dieu » (mā taraka rasūl Allāh [...] ‘alā aḥad min ahl dahri-hi li-l-llāh ḥaddan, bal kāna aqwama l-nās bi-mā faraḍa llāhu ‘alay-hi min ḥudūd). Or, un jour qu’il avait intercédé en faveur d’une voleuse, Muḥammad déclara : « Vos devanciers se sont perdus parce qu’ils laissaient en paix un voleur, s’il s’agissait d’un noble, et qu’ils l’amputaient s’il n’était que de basse condition » 55. Il vient à l’esprit que c’est la méditation éthique d’un tout indissociable, la Sīra, la mémoire des Compagnons et le Coran, qui guidait Šāfi‘ī dans son enseignement, et que ses convictions théologales l’ont amené à harmoniser et surtout coordonner les constituants de cet héritage. Les mêmes hommes étaient du reste, dans le milieu dont il est issu, connaisseurs à la fois de l’exégèse et des traditions. Quant à la Révélation, nous constatons dès à présent qu’il en fait une utilisation particulière : il en donne lecture à la lumière de celles-ci, plus qu’il n’en tire, à la manière d’un légiste qui trouverait dans son code l’article mentionné expressis verbis, la règle éthique recherchée. À preuve, il peut “extraire” le même principe, comme nous allons le voir immédiatement, d’autres versets. Cette pseudoinférence, ou plutôt pseudo-induction est typique d’un usage a posteriori, référentiel comme nous le désignerons plus loin, de l’Écriture. Une telle attitude est conforme à celle que laissait supposer son milieu, fait de dévots et d’ascètes qui réglaient leur vie sur le modèle prophétique. Sa traduction herméneutique, le bayān, en sera la conséquence sur le plan théorique. De ce point de vue, les traditions commentent le Coran, en donnent l’explication et non l’inverse : le fiqh de Šāfi‘ī nous apparaît comme une exégèse de type particulier, un tafsīr légal. Par ailleurs, nous avons vu que Šāfi‘ī s’inscrivait dans la continuité d’une tradition antérieure : son analyse nous fait entrevoir ce qu’a pu être avant lui l’islamisation du droit, elle suggère une solution plausible au problème des origines du fiqh, et fait déjà comprendre pourquoi le rituel ne saurait être, sous ce rapport, détaché des mu‘āmalāt. Lorsque, par exemple, il débat avec un adversaire qui exempte la femme coupable d’apostasie de la peine prévue, Šāfi‘ī refuse d’envisager pareille concession. Non qu’il trouve un précédent, il allègue seulement un principe éthique similaire, l’égalité des sexes devant les peines, qu’il induit de quelques cas particuliers (vol, fornication, dénonciation calomnieuse), mentionnés dans le Coran ou la Sunna. Notons dès à présent qu’il appelle cette généralisation qiyās 56. Voici un dernier exemple qui illustre à nouveau les considérations précédentes. Il montre aussi que Šāfi‘ī les répète dans divers chapitres du Kitāb al-Umm, sans se soucier d’exposer complètement sa pensée 57. Aussi lui arrive-t-il d’ajouter des explications qui, d’un endroit à un autre, se recoupent et sont dignes d’intérêt. Dans l’un des passages sur notre sujet, il laisse entendre que son maître mecquois Sufyān b. ‘Uyayna
54. Umm, VI, p. 166, l. 21-23. 55. On vérifie sur cette déclaration que la mission prophétique amende, sans la supprimer, la législation locale antérieure. 56. Umm, VI, p. 168, l. 8 sqq. (wa aqūlu l-qiyās fī-hā ‘alā ḥukm Allāh [...] ḏālika anna llāha lam yufarriq bayna-hā wa bayna l-raǧul fī-hāḏa [suivent les versets en question]). 57. Par ex. Umm, VI, p. 24, l. 17-18 (li-anna llāha innamā alzama kulla muḏnib ḏanba-hu wa lam yaǧ‘al ǧaram aḥadin ‘alā ġayri-hi).
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Chapitre V lisait, dans deux versets de la sourate al-Naǧm (Cor. LIII, 37-38), l’énoncé du principe de la responsabilité strictement individuelle : « On châtiait [jadis] quelqu’un à la place du coupable, affirme l’éminent traditionniste, jusqu’au jour où Abraham vint annoncer aux hommes : “… et ceux [= les feuillets] d’Abraham qui a tenu sa promesse : aucune âme ne portera le fardeau d’autrui” (lā tazira wāziratun wizra uḫrā)” ». « Ce que j’ai entendu dire sur ce verset, commente à son tour Šāfi‘ī, c’est que personne ne saurait [dorénavant] être châtié (lā yu’ḫaḏ) à la place d’un autre, du moins dans son corps, non dans ses biens » 58. Or l’explication qui suit ne peut que renforcer cette présomption : sa formulation (lā yaǧnī aḥadun ‘alā aḥadin fī māli-hi 59) contient une réminiscence prophétique, que Šāfi‘ī cite ailleurs complètement et qu’il tient, cette fois encore, de Sufyān b. ‘Uyayna. Elle lui sert à justifier ici le fait que le Prophète autorisa une exception au principe en question. Mais en règle générale, il en faisait une application scrupuleuse 60. Šāfi‘ī ne perd jamais de vue la dimension éthique du message légal et du taklīf. Il rappelle que Muḥammad « a éduqué » (addaba) les Arabes grossiers parmi lesquels il vivait 61, et il lui arrive même de désigner les ḥudūd, purement légales de prime abord, par le mot d’adab 62. D’une prescription qui ne s’impose que de ce seul point de vue, il fait encore un wāǧib 63. D’autre part, l’éthique coranique lui permet, nous le verrons, de débusquer des traditions choquantes et forgées. Ainsi, à un contradicteur fictif qui prétend que le passage, devant un orant, d’un âne, d’un chien ou d’une femme (!), invalide la ṣalāt, Šāfi‘ī répond, entre autres arguments, que ce serait aller contre l’implicite du même verset coranique, à savoir qu’il est impossible à un croyant d’an-
58. Umm, VII, p. 95, l. 14-16. En témoigne, explique Šāfi‘ī, un fait de la Sīra (Umm, IV, p. 253 (bāb al-fidā bi-l-asāra) : les Banū Ṯaqīf avaient fait prisonniers deux musulmans ; en représailles, la famille de ceux-ci s’apprêtait à se venger sur l’un des alliés du clan ennemi : l’homme fut capturé, garrotté puis abandonné dans la Ḥarra, désert de pierres des environs de Médine. Le Prophète fit libérer l’homme, contre remise des deux musulmans. En effet, explique Šāfi‘ī, l’homme s’étant déclaré musulman après avoir été capturé, ses propos ne pouvaient donc tenir lieu de conversion, ils lui assuraient seulement la vie sauve (ḥaqana biislāmi-hi dama-hu). Une adhésion manifestée avant la capture aurait modifié la situation. Le prisonnier qui prononce la šahāda simplement pour avoir la vie sauve a déjà le statut de croyant (ḥukm al-īmān) mais cette profession de foi ne lui assure pas de facto sa libération (cf. les explications détaillées in Umm, VI, p. 158, l. 6-11 ; il y a ici l’application du principe légal selon lequel un jugement ne peut porter sur le for intérieur de l’intéressé, mais uniquement sur des faits objectifs ; de la même façon, un apostat ne peut plus servir de rançon : VI, p. 156, l. 19). Il avait été légitime de le capturer, en effet, avant sa conversion, mais non après (kāna ǧā’izan an yuḥbasa bi ǧināyati ġayri-hi, li-stiḥqāqi ḏālika bi-nafsi-hi). Šāfi‘ī dénonce à cette occasion une interprétation erronée, selon laquelle le prisonnier aurait pu être libéré s’il avait eu un walī musulman. Selon Šāfi‘ī, le hadith lā yaǧnī ‘alay-ka... montre au contraire que la wilāya, même lorsque le lien unit le père au fils, n’autorise pas à déroger au principe de responsabilité individuelle. 59. Sur l’emploi métaphorique de ǧanā ‘alayhi, cf. E.W. LANE, Arabic-English Lexicon, op. cit., I, 2, p. 472, col. b. Il se rencontre en poésie ; la tradition citée ci-dessus est passée en proverbe. 60. Umm, VI, p. 5, l. 2-3. Le Prophète y défend qu’on applique le talion à une autre personne que le coupable. Le hadith correspondant figure dans les recueils d’Abū Dāwūd, Dārimī, Tirmiḏī, Ibn Hanbal. Dans le Musnad d’al-Ḥumaydī, le rapporteur est encore Sufyān. 61. Risāla, § 813. 62. Umm, VI, p. 9, l. 26. 63. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 515, l. 27-28. Notons qu’il s’agit d’une simple exigence sociale (wāǧib fī l-aḫlāq, wa wāǧib fī l-iḫtiyār wa fī l-naẓāfa wa nafy taġayyur al-rīḥ ‘inda l-iǧtimā‘).
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La théologie pratique de Šāfi‘ī nuler l’œuvre de son frère 64. Il est d’ailleurs en mesure de trouver d’autres versets qui expriment indirectement ledit principe 65. Il est caractéristique qu’il “remonte” même au Coran pour trouver la justification d’une règle qui n’y figure pas explicitement, telle l’interdiction du mariage temporaire (mut‘a) 66. Il affirme ailleurs que donner à chacun son dû est le minimum du bien 67, et plus généralement, que la Loi tout entière est tawsi‘a, c’est-à-dire à la fois facilité quant à son exécution, largesse envers les créatures 68, voire bonté (raḥma, ni‘ma) venue de Dieu 69. On trouve dans la tradition biographique d’autres explications de ce genre 70, ainsi que la claire dépendance du légal par rapport à l’éthique, cette fois dans son sens le plus général 71. 2. La capacité légale Défenses et obligations, matière du taklīf, sont naturellement inséparables d’une autre question, celle du sujet de l’astreinte vue plus haut – en d’autres termes de la capacité légale. Pas plus que sur tout autre principe directeur de sa casuistique, Šāfi‘ī ne s’est, là non plus, prononcé dans un texte unique, et la table des matières ne nous est d’aucun secours 72 : sa pensée sur la question surgit là où on l’attend le moins. Il est donc nécessaire de rapprocher des passages dispersés dans le Kitāb al-Umm. Ils font apparaître que Šāfi‘ī, guidé par la notion, s’efforce de parvenir à une réponse personnelle ; mais celle-ci a quelque chose d’inachevé et s’écarte d’une démarche véritablement juridique. Le raisonnement, qu’on devine élaboré implicitement contre des adversaires, peut être reconstitué comme suit 73.
64. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 512, l. pén. ‘Āmir A. Ḥaydar signale, dans une autre édition (Mu’assasat al-Risāla, Beyrouth, 19932, p. 140, n. 1), que cette tradition est rapportée par Buḫārī et Muslim. 65. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 185, où Šāfi‘ī cite, entre autres versets : Cor. II, 272 ; IV, 140 ; V, 105. 66. Šāfi‘ī recourt dans ce cas à la Révélation parce qu’il se trouve en présence de deux hadiths contradictoires. La dalāla coranique est ici “par défaut” : elle consiste à dire que le Coran ne mentionne que le mariage, la continence et le divorce. Šafi‘ī en tire le principe éthico-légal recherché, à savoir l’interdiction du mariage temporaire (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 534). 67. Umm, V, p. 113, l. 6 : awwal al-ma‘rūf [allusion à Cor. IV, 19] ta’diyat al-ḥaqq ; cf. aussi p. 86, l. pén. : « pratiquer le bien, c’est, fondamentalement, soulager la peine de qui de droit (ṣāḥib al-ḥaqq), lorsqu’il le demande ; c’est le faire de bon gré, non lorsque celui-ci y est poussé par la nécessité (ḍarūra), sans manifester d’aversion. Mépriser l’une ou l’autre [de ces exigences] c’est commettre une injustice (ẓulm) ; donner avec retard est une injustice (muṭl al-ġinā ẓulm, réminiscence prophétique) ; cela consiste à faire attendre l’ayant-droit ». 68. Risāla, § 40, § 789. 69. Risāla, § 43, § 313. 70. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, II, p. 171-197. 71. Ainsi, parlant de la descendance de Zacharie (op. cit., p. 189 : ṯumma kāna bayyinan fī aḥkāmi-hi, ǧalla ṯanā’u-hu, anna ni‘mata-hu lā takūnu min ǧihat ma‘ṣiyati-hi (ce mot est glosé plus loin : ḥarrama l-zinā) fa-aḥalla l-nikāḥ. 72. Cet inconvénient des grands traités de fiqh, maintes fois signalé, déroute le juriste de formation occidentale (par ex. Y. LINANT DE BELLEFONDS, Traité, op. cit., I, p. 67 (§ 63) ; G.-H. BOUSQUET, Le droit musulman, Paris, 1963, p. 13-14). 73. Il manque à ce jour une étude d’ensemble sur la question de la capacité juridique en droit musulman. Linant de Bellefonds avait conçu le projet de lui réserver une section entière de son Traité de droit musulman comparé (cf. t. I, p. 243, n. 11), mais celui-ci est demeuré inachevé. On peut consulter quelques travaux partiels : R. BRUNSCHVIG, « Théorie générale de la capacité chez les musulmans hanéfites médiévaux »,
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Chapitre V Šāfi‘ī part d’une donnée coranique, à savoir que Dieu invitant l’homme, Sa créature, à L’adorer, Il lui prescrit l’accomplissement d’obligations rituelles. Il en résume l’esprit, la « crainte pieuse » (taqwā) dont parle l’Écriture 74. Or ce terme n’a de signification que pour ceux qui la comprennent, c’est-à-dire les êtres humains majeurs et doués de raison (li-anna l-taqwā innamā takūnu ‘alā man ‘aqala-hā min ahli-hā min al-bāliġīna min banī Ādam dūna l-maḫlūqīna min al-dawābb siwā-hum 75). Le passage suivant, extrait du Kitāb al-‘idad, est, parmi d’autres, d’une grande netteté ; il souligne davantage encore ce lien essentiel entre capacité et astreinte légales : La répudiation (ṭalāq) ne [saurait] avoir lieu que pour ceux auxquels incombe (lazima) l’obligation de la ṣalāt et qui sont passibles des peines légales (ḥudūd), c’est-à-dire tout individu pubère (bāliġ) dont la raison n’a pas été obnubilée (ġayr maġlūb ‘alā ‘aqli-hi). En effet, les impositions légales (farā’iḍ) se communiquent (ḫūṭiba) seulement à l’individu qui a atteint sa puberté 76.
Cette explication, comme les autres, laisse entendre que le critère recherché, conformément à la théorie classique, est la plénitude de la raison 77. En outre, il énonce que l’âge du taklīf met l’homme en possession de certains droits (ici le divorce, mais aussi celui de posséder des biens, de se marier, d’hériter, de prêter serment, etc.) c’està-dire, en particulier, de jouir des futurs ḥuqūq al-ādamiyyīn ; il le met aussi en état de satisfaire aux devoirs du culte et le rend susceptible d’encourir les peines légales. Šāfi‘ī le dote par ailleurs de sa personnalité au sens juridique du terme, à savoir d’une inviolabilité (ḥurma) 78 de sa personne : il la déduit de ce que l’homme, créé pour ado-
dans Études de droit musulman, op. cit., II, p. 37-52 ; C. CHEHATA, Études de droit musulman, Paris, 1971, p. 93-146 ; L. MILLIOT, Introduction générale, op. cit., p. 221-238 ; Y. LINANT DE BELLEFONDS, Traité, op. cit., I, p. 245-279 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 350-352 ; Abdur RAHIM, Muhammadan Jurisprudence, op. cit. p. 217-260 ; v. aussi J. SCHACHT, Introduction, op. cit., p. 223, bibliogr. relative au ch. XVIII, § 1. 74. Le lien entre la crainte pieuse de Dieu (al-taqwā), la foi et les œuvres a son fondement chez Šāfi‘ī, d’après Bayhaqī (Aḥkām, op. cit., II, p. 185), dans le verset 93 de la sourate V. Pour Šāfi‘ī, la prière est la plus haute activité de l’homme (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 523, l. 2). 75. Risāla, § 193-194, qui se réfère à Cor. XLIX, 13 pour la taqwā ; Umm, I, p. 69, l. 19, parlant de la ṣalāt : wa in kāna ma‘qūlan lā yuḫāṭabu bi-l-amr wa l-nahy illā mā ‘aqala-hā (avec référence à Cor. II, 197, XIII, 19 et XXXIX, 9) ; Umm, II, p. 110, l. 4-6 : farḍ al-ḥaǧǧ zā’il ‘an mā balaġa maġlūban ‘alayhi ‘alā ‘aqli-hi li’anna l-farā’iḍa ‘alā man ‘aqala-hā, wa ḏālika anna llāha [...] ḫāṭaba bi-l-farā’iḍ man faraḍa-hā ‘alayhi fī ġayri āya min kitābi-hi wa lā yūḫaṭabu illā man ya‘qilu l-muḫāṭaba wa ka-ḏālika l-ḥudūd ; cf. aussi VII, l. 25-26, à propos du témoignage en justice, qui ne saurait incomber qu’aux individus pubères, li’anna-hu innamā ḫūṭiba bi-l-farā’iḍ al-bāliġūn dūna mā lam yabluġ. 76. Umm, V, p. 253, l. 10-11. On aura noté la coïncidence avec le dernier texte cité à la note précédente. De ce que l’homme ivre, pourtant momentanément privé de raison lui aussi, n’est pas mentionné dans le hadith rufi‘a l-qalam..., Šāfi‘ī lui retire toute circonstance atténuante en matière de responsabilité légale : ses actes rituels sont nuls et n’écartent pas la menace du châtiment divin (Umm, I, p. 69, l. 20 sqq.) ; ses serments, en matière conjugale, l’obligent comme tout autre individu (Umm V, p. 258, l. 8 sqq.). Pour Šāfi‘ī, en effet, une dérogation à une règle générale, comme c’est le cas ici, ne saurait donner lieu à une analogie. 77. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 350. 78. Voir par ex. Risāla, § 830, in fine. Santillana (D. SANTILLANA, Istituzioni, op. cit., I, p. 12-13), qui traduit ce terme par « sécurité personnelle », souligne que les trois éléments qui interviennent dans la notion musulmane de personnalité juridique (ḥurma, ḏimma et ḥurriyya) sont d’origine religieuse. La ḥurma, qui désigne aussi l’état du pèlerin en état d’iḥrām, est le plus caractéristique à cet égard (cf. par ex. Umm, II, p. 151, l. 28). Le verbe aḥrama désigne d’ailleurs, plus généralement, l’entrée du fidèle dans tout acte rituel
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La théologie pratique de Šāfi‘ī rer Dieu, se distingue par ce caractère des autres créatures 79. Nous vérifions sur deux concepts, la capacité et la sécurité personnelle, que toute règle fondamentale de droit découle chez Šāfi‘ī d’une considération éthico-religieuse. L’homme n’est responsable de ses actes, devant ses semblables – nous dirions : il n’est sujet de droit – que dans la mesure où il l’est devant Dieu : capable d’entendre le discours divin, le bayān, il devient par là même mukallaf. La capacité, chez Šāfi‘ī, n’est juridique, au sens où nous comprenons aujourd’hui ce mot, qu’à titre second. Même les cas notoires d’incapacité qui lui retirent cette qualité, Šāfi‘ī entend les rattacher à la sphère de la religion, et non à la logique purement juridique. En général, celle-ci intervient toujours à un certain niveau de sa doctrine – que nous préciserons plus loin –, à côté d’autres considérations. Dans le cas qui nous occupe, il invoque un fameux dictum prophétique (rufi‘a l-qalam ‘an ṯalāṯatin : al-nā’im ḥattā yastayqiẓa, wa l-ṣabīy ḥattā yabluġa, wa l-maǧnūn ḥattā yufīq) 80 et y fait une référence simplement allusive chaque fois qu’il peut donner lieu à une application casuistique 81. Ses biographes ont retenu que le principe faisait partie de son enseignement 82. Les textes précédents posaient simplement l’existence de la capacité légale dans son principe. C’est encore au legs prophético-coranique que va maintenant s’adresser Šāfi‘ī, s’agissant de déterminer sa limite chronologique : deux versets qu’il mentionne invariablement en cette question précise, XXIV-59 et IV-6. Dieu y déclare qu’il n’est plus permis de faire partager l’intimité domestique aux enfants atteignant l’adolescence, pour des raisons de convenance ; que les orphelins, dès qu’ils sont pubères et doués du discernement suffisant (rušd), ont le droit de disposer de leurs biens. Šāfi‘ī laissait entendre plus haut que la raison se découvrait elle-même comme la condition
(prière, jeûne). Voir aussi les remarques sociologiques de M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, dans Le pèlerinage à la Mekke, Paris, Geuthner, 1923, p. 181 et p. 205-207 et de J. CHELHOD, dans Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, Maisonneuve et Larose,1965. 79. Umm, I, p. 19, l. 14-15, à propos de quiconque touche les organes génitaux d’un animal, vivant ou mort, ce qui n’oblige pas à renouveler l’ablution rituelle : al-ādamiyyūn la-hum ḥurma wa ‘alayhim ta‘abbud wa laysa li-l-bahā’im wa lā fi-hā miṯlu-hā. 80. Risāla, § 195. Traduction littérale : « la Plume est levée pour trois individus : le dormeur jusqu’à son réveil ; l’enfant jusqu’à la puberté ; le dément, jusqu’à ce qu’il recouvre sa lucidité ». Le hadith est interprété par Šāfi‘ī comme signifiant qu’ils sont dispensés des impositions légales. La tradition le comprend comme faisant référence à la consignation des actes humains dans un livre, c’est-à-dire aux versets suivants : Cor. XVII, 15, LXIX, 19-26 et LXXXIV, 7 : les élus recevront leurs livres dans la main droite, les damnés dans la main gauche (A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 172-173) ; sur la Plume céleste qui, première créature de Dieu – en relation avec Cor. LIV, 52-53 –, inscrit l’archétype de toutes les choses de la Création, cf. EI2, WENSINCK et BOSWORTH, article Lawḥ). Ce hadith est canonique (ṣaḥīḥ) et figure dans la plupart des recueils de traditions prophétiques (note de l’éditeur). Šāfi‘ī le cite trois fois dans le Kitāb al-Umm ; l’isnād y manque, comme aussi dans la Risāla. 81. Umm, II, p. 28, l. 19 : le hadith est invoqué par l’adversaire pour exempter l’orphelin mineur du paiement de la zakāt ; II, p. 110, l. 7 : le pèlerinage effectué par le dément dans une période de lucidité est valable ; cf. aussi II, p. 164, l. 11 ; IV, p. 175, l. 26 : on perçoit la ǧizya d’un ḥarbī même dément, pour peu qu’il ait des phases de lucidité (yaǧrī ‘alay-hi l-qalam) ; V, p. 20, l. 7 : īlā’ (serment de continence conjugale) et ẓihār (anathème réciproque des époux) de l’homme privé de raison sont sans effet (al-qalam marfū‘ ‘anhu) ; idem en V, p. 272, l. 30 ; V, p. 285, l. 14 : Šāfi‘ī refuse d’appliquer le hadith à l’ivrogne ; VI, p. 158, l. 20 (une déclaration d’apostasie faite sans avoir toute sa raison ne retire pas aux héritiers leurs droits : riddatu-hu kānat fī ḥāl lā yaǧrī fī-hā ‘alay-hi l-qalam) ; Risāla, § 350. 82. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 110, un témoignage d’Ibn Ḥanbal.
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Chapitre V première et nécessaire de la capacité. Selon lui, la Révélation ajoute à présent que la puberté coïncide avec l’âge de sa maturité, avec le discernement. Autre motif, dans son esprit, de s’en tenir strictement à l’Écriture. Elle ne saurait, toutefois, satisfaire pleinement le légiste qu’est aussi Šāfi‘ī : elle n’assigne d’âge précis ni au rušd, ni au bulūġ ; or la puberté, ajoute-t-il, fait le consensus des ahl al-‘ilm comme critère de capacité légale 83. Certes, il est légitime de se demander si le Coran ne sert pas ici, comme dans les exemples de l’alinéa précédent, de justification a posteriori pour une réponse connue par avance. Son exégèse extrapole le principe à partir d’une situation particulière de l’Écriture, qui ne la contient pas explicitement. À cela, notre auteur répondrait certainement par une réaffirmation de sa conviction théologique : la Sunna, qui est à l’origine d’un tel consensus, n’est que l’explicitation du Livre sacré ; il est donc parfaitement légitime de remonter à la source scripturaire de l’exemplarité prophétique. Par ailleurs, remarque-t-il, les observations empiriques en la matière ne sont pas suffisantes : il relève qu’on peut être doué de raison (‘āqil) ou pubère (bāliġ) à des âges divers, que les deux qualités ne sont pas nécessairement concomitantes, et que les fillettes, en particulier, peuvent être nubiles à un âge étonnamment précoce 84. Cet âge légal, ce bayān manquant dans le Coran, Šāfi‘ī le “découvre” dans une dalāla prophétique : un hadith, cette fois encore transmis par Sufyān b. ‘Uyayna 85, selon lequel le fils de ‘Umar, interdit par le Prophète de se joindre aux combattants d’Uḥud – il n’avait alors que quatorze ans –, reçut la permission l’année suivante, pour la bataille du Fossé, une fois qu’il eut atteint sa quinzième année 86. On ne saurait arguer qu’il se serait agi d’un cas particulier : le Prophète a traité de la même manière un groupe de jeunes gens – il est à même d’en donner les noms – dont faisait partie Ibn ‘Umar. L’âge du bulūġ et de la capacité légale est, par conséquent, de quinze ans révolus : Le texte de base (aṣl) qui, pour les hommes nubiles, fait obligation de mener la guerre sainte (ǧihād) ou rend passible des peines légales, et impose seulement les obligations rituelles pour les femmes [c’est-à-dire à l’exclusion du ǧihād], se trouve dans le Coran et dans la Sunna... [suivent les versets XXIV, 59 et IV, 6]. L’âge nubile est de quinze années accomplies (istikmāl ḫamsi ‘ašara), ou moins. Ainsi, quiconque atteint l’âge nubile a quinze ans ou moins : il est de plein droit sujet (ṯabata ‘alayhi) à toutes les impositions et aux peines [...] Le principe que la Sunna contient à ce sujet... [suit le hadith relatif à Ibn ‘Umar] 87.
83. Umm, IV, p. 162, l. 11 (wa dallat al-sunna ṯumma mā lam a‘lam fī-hi muḫālifan min ahl al-‘ilm). 84. En Umm, V, p. 214, l. 24, il est vivement surpris d’apprendre que les fillettes de la Tihāma ont leur premières règles à l’âge de neuf ans – information répétée littéralement par MUZANĪ, Muḫtaṣar (Umm, IX), p. 218, l. 22. Un témoignage semblable est rapporté par Muḥammad b. ‘Abd al-Ḥakam, concernant les enfants du Yémen : IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 49. 85. Umm, IV, p. 162, l. 11. 86. Umm, I, p. 69, l. 14-15 ; II, p. 109, l. 23-24 ; l’âge de 15 ans retenu pour marquer la puberté est naturellement plus explicite dans les questions de mariage : Umm, V, p. 17, l. 23 ; cf. aussi Umm, III, p. 215, l. 23. 87. Umm, IV, p. 260, l. 18-25.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī Šāfi‘ī s’empresse de prévenir d’éventuelles objections 88. Il est conduit par l’idée que la Sunna ne pouvant contredire le Coran 89, c’est elle qui nous fournit la limite supérieure du bulūġ, chiffre absent de ce dernier : l’obéissance à l’un entraîne l’acceptation de l’autre. Néanmoins la mise en pratique dudit principe n’est pas sans donner lieu, curieusement, à des solutions concrètes qui mêlent rigueur et accommodements. En ce qui concerne les peines légales, Šāfi‘ī prescrit leur application à partir de quinze ans. Mais la règle qu’il pose ne laisse pas d’être ambiguë : il parle ailleurs de deux critères possibles, la puberté ou quinze années révolues 90. Il refuse d’autre part de les repousser au-delà en cas de puberté retardée 91 : tout se passe comme si l’âge canonique, et non plus le phénomène physiologique, traduisait maintenant la possession pleine et entière de la faculté rationnelle. Dans ce dernier cas, Šāfi‘ī adopte une démarche que nous dirions pleinement juridique. Quant aux obligations rituelles 92, il impose en revanche de les faire accomplir par l’enfant avant capacité légale, dès que celui-ci a l’intelligence suffisante pour comprendre ce qu’il fait ou récite 93. Pour la zakāt, Šāfi‘ī est étroitement dépendant d’une considération religieuse 94. Quant à la ṣalāt, l’enfant ne possédant pas encore une raison parvenue à son complet développement 95, il est seulement méritoire qu’il prie à cet âge 96. Néanmoins, il convient d’inciter l’enfant récalcitrant, gamin ou fillette, par de légères corrections (u’addibu-humā ‘alā tarki-hā
88. Les malikites proposent d’autres valeurs pour l’âge nubile : 17, 18 (mais aussi 15 ans, cf. D. SANTILLANA, Istituzioni, op. cit., I, p. 129, n. 49). Le Kitāb al-Umm s’en fait l’écho (VI, p. 132, l. 30 sqq.). Sans doute est-ce la raison pour laquelle ils ne partagent pas l’interprétation šafi‘ienne du hadith relatif à Ibn ‘Umar : cf. IBN LABBĀD, al-Radd ‘alā l-Šāfi‘ī, op. cit., p. 89 : Ibn ‘Umar n’avait pas quinze ans révolus, objecte-t-il, lorsqu’il participa à la bataille du Fossé. L’Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī ne parle pas d’une discussion sur ce sujet. 89. Cf. chapitre VII ; cf. p. ex. : Bayān farā’iḍ Allāh, § 531 ; Risāla, § 419, § 480, § 537, § 570, § 574, § 638, § 1614. 90. Umm, VI, p. 5, l. 5-8 : lā qiṣāṣ ‘alā man lam taǧib ‘alayhi ḥudūd, wa ḏālika man lam yaḥtalim min alriǧāl aw taḥiḍu min al-nisā’ aw yastakmil ḫamsa ‘ašarata wa kullu maġlūbin ‘alā ‘aqli-hi bi-ayyi waǧhin mā kānat al-ġalaba illā bi-l-sukr [...] wa kullu man qulnā ‘alayhi l-qiṣāṣ fa-huwa bāliġ ġayru maġlūb ‘aqli-hi min al-sukr dūna ġayri-hi. Il lui arrive ailleurs de parler de quatorze ans, s’agissant de l’adultère (Umm IX, p. 534, l. 6). 91. Umm, IV, p. 260, l. 23 : wa man ubṭi’a ‘an-hu bulūġ al-nikāḥ, fa l-sinnu llatī yalzamu-hu bi-hā l-farā’iḍ min al-ḥudūd wa ġayru-hā istikmālu ḳamsi ‘ašara ; VI, p. 132, l. 27-28 : tuqāmu l-ḥudūd ‘alā man istakmala ḫamsa ‘ašara wa in lam yaḥtalim [...] wa man waǧabat ‘alayhi l-farā’iḍ waǧabat ‘alayhi l-ḥudūd wa lā a‘lamu fī hāḏa muḫālifan ; dans ce passage, Šāfi‘ī nous apprend en outre qu’il se conforme à une directive écrite par ‘Umar II à ses gouverneurs : ayant pris connaissance du hadith relatif à Ibn ‘Umar, celui-ci fixa l’âge de la conscription à 15 ans (cf. aussi VI, p. 147, l. 8 ; il est à noter que dans le Kitāb siyar al-Awzā‘ī, où la même anecdote est rapportée, Rabī‘ répète ce doute à propos d’un maillon de la chaîne, Umm, VII, p. 343, l. 20) ; dans le premier cas, c’est évidemment l’application du ḥadith rufi‘a l-qalam… ; mais il pourrait aussi être invoqué, contre la solution šāfi‘ienne, dans le second. 92. Pour la ṣalāt, Umm, I, p. 69, l. 16 ; pour la zakāt, II, p. 28, l. 3 sqq. ; pour le ḥaǧǧ, II, p. 110, l. 11-12. 93. Parlant de la prière, il dit notamment : waǧabat ‘alayhimā al-ṣalāt, wa in kānā ibnay aqall min ḫamsi ‘ašara, wa umira kullu wāḥidin min-humā bi-l-ṣalāt iḏā ‘aqala-hā. On notera l’ambiguïté du vocabulaire, qui est ici le même que pour un mukallaf. 94. Umm, II, p. 27, l. 22 sqq. 95. Les ouvrages postérieurs marquent un progrès terminologique, ils parlent alors, à cet âge, de tamyīz (discernement) non de ‘aql (raison, cf. D. SANTILLANA, Istituzioni, op. cit., I, p. 127) 96. Autrement dit, bien qu’il fasse du pèlerinage (ḥaǧǧ) une obligation (wāǧib) même à cet âge, il n’y a pas sanction divine en cas de manquement à celle-ci ; d’autre part, le rite effectué avant 15 ans ne tient pas
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Chapitre V adaban ḫafīfan) 97. Il se confirme, sur cet exemple, que le fiqh, chez Šāfi‘ī, n’est pas complètement dissocié de l’extra-juridique : il s’y mêle, ici, la pédagogie. En matière de “droits civils”, la même limite chronologique fait l’objet d’une application également flexible 98. La démonstration de Šāfi‘ī a de quoi surprendre le juriste moderne, qui s’en tiendrait à un seul critère, à un seul chiffre 99. C’est qu’il est malaisé, pour notre auteur, de faire coïncider rigoureusement deux repères chronologiques. Il semble, selon le cas, opter tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre. Il est certain, quoi qu’il en soit, qu’il n’établissait pas de distinction entre l’âge de raison et l’âge adulte, entre celui du ‘aql et celui du bulūġ, et que ce dernier marquait la possession définitive de la raison, l’assujettissement au taklīf. Néanmoins, pour respecter la justification qu’il trouve dans la Sunna, il retarde jusqu’à quinze ans l’âge de l’entendement lorsque le bulūġ n’est pas atteint. D’autre part, ce n’est même pas la raison qui apparaît comme le critère ultime de l’accession à la capacité légale. Voici encore un exemple, celui de l’individu qui se convertit en étant ‘āqil, mais non bāliġ, puis apostasie : il échappe à la peine légale correspondante, à savoir la mise à mort et ce, même s’il ne se repentit pas non plus dans sa majorité 100. En définitive, la position šāfi‘ienne apparaît moins élaborée, comparée aux solutions hanéfites. Celles-ci s’abstiennent d’identifier le bulūġ et le rušd ; l’âge du discernement est porté à 25 ans chez Abū Ḥanīfa ; mais selon Abū Yūsuf, il est à la discrétion du juge, seul à même d’apprécier une incapacité de cet ordre 101. Dans cette école, le rapport aux données traditionnelles apparaît plus lointain, à moins qu’elles ne fussent interprétées différemment. Ces anomalies, ces hésitations manifestées par Šāfi‘ī, se comprennent aisément si l’on considère que notre auteur se heurte déjà à une difficulté à l’intérieur de la tradition prophétique : le hadith rufi‘a l-qalam, comme le Coran, fixe implicitement la majorité à la puberté, mais l’anecdote relative à Ibn ‘Umar assigne un âge précis. Šāfi‘ī est obligé de faire coïncider les deux repères : il interprète donc cette dernière donnée
lieu de ḥiǧǧat al-islām : il est seulement surérogatoire (dit de taṭawwu‘), et devra être recommencé à l’âge adulte (Umm, II, p. 110, l. 13). 97. Umm, I, p. 69, l. 17. 98. Si la puberté (ḥulum) est atteinte avant quinze ans, la fillette peut être mariée, mais le père ou le tuteur doivent la consulter, au moins formellement : Umm, V, p. 17, l. 25-26 ; le ḥulum, sans le rušd, suffit aux orphelins pour qu’ils se marient : Umm, IV, p. 121, l. 9. Le bulūġ est exigé pour le témoignage en justice, la condition est la même que pour l’accomplissement des farā’iḍ : VII, p. 88, l. 25-26. C’est à propos de l’aveu (iqrār) que Šāfi‘ī est plus explicite : « Si, sans avoir encore quinze ans révolus, ni atteint la puberté ou l’âge des règles, quelqu’un fait un aveu relatif à un dû de Dieu ou des hommes, pour une affaire corporelle ou pécuniaire, tout cela est nul, parce que Dieu a parlé aux individus pubères et rationnels des impositions touchant aux ordres et aux défenses » (Umm, III, p. 234, l. 22-25). 99. Toutefois, la législation française d’aujourd’hui distingue au moins deux capacités (pénale et civile), voire davantage (H. CAPITANT, Vocabulaire juridique, Paris, P.U.F., 2000, article « Majorité »). 100. Umm, VI, p. 159, l. 8-9. Šāfi‘ī raisonne ici apparemment en légiste mais aussi, fondamentalement, en théologien. Une conversion ayant eu lieu avant la puberté est nulle et non avenue ; par conséquent son apostasie l’est aussi : n’ayant pas de valeur légale, cette dernière est sans effet juridique, elle n’entraîne pas la peine fixe juridico-religieuse (ḥadd). C’est que Šāfi‘ī pense ici au taklīf, dont il fixe l’âge d’après le Coran et la tradition. 101. Ch. CHÉHATA, Études de droit musulman, op. cit., p. 94-95.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī comme fournissant une limite supérieure, non un âge juridique : c’est dire que l’idée de capacité au sens moderne, est au fond étrangère à sa pensée, qu’il ne parvient pas à la dégager. Šāfi‘ī n’a en vue, en définitive, que le taklīf au sens donné plus haut, à savoir un ensemble d’impositions légales (farā’iḍ et ḥudūd) et de devoirs, non la jouissance de droits qui définiront plus tard la notion pleinement élaborée et évoqueront d’assez près son parallèle en droit occidental. À cela se rattache, semble-t-il, le fait que les textes šāfi‘iens n’abordent jamais qu’un seul des deux volets de la capacité, l’ahliyyat al-adā’, et non l’ahliyyat al-wuǧūb 102. Nous avons dit plus haut que seules les obligations sont pour Šāfi‘ī strictement individuelles, à une exception près, le pèlerinage ; quant aux « dûs des hommes », ils incombent au clan familial. Šāfi‘ī a la certitude d’adhérer sans faille à la totalité des données prophético-scripturaires, et se refuse à envisager – par principe – la moindre contradiction entre les deux sources. On aura remarqué encore une fois que, fidèle à sa démarche exégétique, il tend à prendre pour point de départ la tradition, à partir de laquelle il “remonte” au Coran, plutôt que l’inverse. Il n’est pas non plus invraisemblable que sa solution fasse quelque concession aux traditions en usage, et qu’il adhère à l’enseignement de ses maîtres 103. Son raisonnement, une fois encore, est celui d’un exégète, plus que d’un juriste : le juridique intervient à un autre niveau, avons-nous dit, de sa doctrine. 3. Conclusion Cette étude rejoint les conclusions du paragraphe précédent. Šāfi‘ī enseigne une doctrine où le droit n’est pas clairement séparé de la tradition dans son sens le plus large : versets coraniques, dires du Prophète, avis des Compagnons, mais aussi exégèse des uns et des autres, circonstances de la Révélation (asbāb al-nuzūl), histoire des anciens Arabes, etc. L’exégèse légale garde ses attaches avec la morale. Le champ du droit est placé dans le cadre de celle-ci ; il a peine à s’en détacher au point, comme le dernier exemple l’a montré, d’être imparfaitement dégagé conceptuellement, parce que précisément il n’est pas pensé de manière autonome. Il serait intéressant de poursuivre l’enquête propos d’autres thèmes juridiques. D’ores et déjà commence à se dessiner la structure de la pensée légale de Šāfi‘ī, ainsi que la hiérarchie qui organise ses quatre éléments constitutifs. Il conviendrait aussi de se demander si le rituel, du point de vue de l’analyse proposée ici, s’y singularise par quelque caractère, et quelle autonomie un tel système laisse à la sphère du juridique pur, ainsi qu’au ra’y du juriste. Sur cette dernière question, la tradition propose un fil conducteur. Šāfi‘ī est réputé avoir fait l’accord du ra’y et du Hadith, mais aussi s’en être tenu aux « textes », entendons aux données traditionnelles, afin de limiter l’usage arbitraire et incontrôlé du ra’y, tout autant que le champ de l’analogie juridique. Or cette caractérisation de sa doctrine a nécessairement quelque chose de sommaire voire d’inexact : les deux jugements sont difficilement conciliables et le second est même contradictoire, puisque le ra’y est le seul instrument dont dispose le légiste qui, en l’absence d’une source formelle, désire
102. Cf. R. BRUNSCHVIG, « Théorie de la capacité chez les hanéfites médiévaux », article cité, p. 3752. 103. Cf. supra, note 83.
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Chapitre V néanmoins se rattacher à un antécédent. C’est donc à la révision de cette apprécation conventionnelle que devront s’attacher les analyses qui suivront. III. Les modalités du taklīf 1. Les valeurs de l’impératif La notion d’astreinte légale apparaît déjà chez Šāfi‘ī identique à celle que décrivent les auteurs postérieurs : elle se compose de l’ensemble des farā’iḍ et des ḥudūd. Or, il est remarquable que notre auteur anticipe par un autre aspect la théorie classique des uṣūl. Le taklīf découle de ce fait fondamental que Dieu parle aux hommes, dans sa Révélation, sur le mode de l’impératif. Si Šāfi‘ī porte toute son attention sur le degré de clarté et de précision avec lequel les commandements leur sont communiqués (aḥkama, abāna), il ne lui a pas échappé que ce mode grammatical pose le problème de sa valeur sémantique – exhortation, permission ou obligation. En témoigne le texte suivant, que n’annonce pas son titre. Il est tiré du Kitāb al-nikāḥ 104 : Dieu a dit : « Mariez les célibataires parmi vous... Dieu les rendra riches par Sa grâce » [Cor. XXIV, 32]. – Šāfi‘ī : L’impératif, que ce soit dans le Coran, la Sunna ou la langue courante (luġat al-nās), est susceptible de plusieurs sens. L’un est que Dieu, ayant rendu quelque chose illicite, l’autorise ensuite ; l’impératif consiste alors à rendre licite ce qu’Il avait déclaré illicite, comme dans le verset : « puis, lorsque vous êtes désacralisés, chassez » 105 ; ou encore :« puis, lorsque vous avez accompli la prière rituelle, répandez-vous alentour ». – Šāfi‘ī : c’est qu’en effet Dieu a rendu la chasse illicite au pèlerin sacralisé, et interdit tout négoce lorsque se fait entendre l’appel [à la prière du vendredi] 106. Puis Il les a autorisés tous deux, lorsqu’ils n’ont pas lieu au moment où Il les a qualifiés d’illicites. C’est [encore] le cas des versets : « Donnez aux épouses leurs dots de plein gré... convenablement » [Cor. IV, 4] ; « puis lorsqu’ils gisent sur le flanc, mangez-en et nourrissez les nécessiteux » [Cor. XXII, 36]. – Šāfi‘ī : Il y a de nombreux cas de ce genre dans le Livre de Dieu et la Sunna de son Prophète. Il n’y a pas d’obligation (ḥatman) [pour les pèlerins], à chasser une fois désacralisés, ni pour [les fidèles en prière] à se répandre au dehors pour se livrer au commerce, ni [pour le jeune époux] à récupérer la dot de sa femme si elle y consent 107, ni à consommer un chameau (badana) après l’avoir sacrifié 108. – Šāfi‘ī [à propos de Cor. XXIV, 32] : Il se peut que Dieu leur ait indiqué (dalla) qu’il y avait là un sage conseil (rušd) concernant le mariage, puisqu’Il a dit : « s’ils sont dans
104. Umm, V, p. 142-143 (chapitre : mā ǧā’a bi-amr al-nikāḥ). 105. Cor. V, 2, au sujet des pèlerins quittant l’état de sacralisation (iḥrām). 106. Allusion à Cor. V, 1 et LXII, 9 ; cf. le chapitre consacré à cette question in Umm, I, p. 195 (bāb matā yuḥarramu l-bay‘). 107. L’épouse a en effet l’option (ḫiyār) de renoncer, en faveur du futur époux, à une partie de la dot à laquelle elle a droit : cf. Cor. IV, 4 et Umm, V, p. 51-52 et p. 71. 108. L’auteur sous-entend : à l’occasion du pèlerinage, au jour de Minā, dit encore yawm al-naḥr, le 10 de ḏū l-ḥiǧǧa.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī le besoin, Dieu les enrichira par Sa grâce » [Cor. XXIV, 32], leur indiquant qu’ils y trouvaient l’occasion d’une faveur [litt. : d’un enrichissement], et faisant allusion à la chasteté. Il en est ainsi de la parole prophétique : « voyagez, vous serez en bonne santé et vous serez pourvus ». Il y a là une suggestion (dalāla) 109, non l’obligation (ḥatm) de voyager pour acquérir santé et moyens d’existence. – Šāfi‘ī : Mais il se peut aussi que l’impératif relatif au mariage soit une obligation et, dans toute obligation venant de Dieu, réside un sage conseil ; ainsi, l’impératif réunirait les deux. Or un savant (ba‘ḍ ahl al-‘ilm) [a cru pouvoir] dire : tous les impératifs sousentendent la permission (‘alā l-ibāḥa) et l’indication d’un sage conseil, tant que n’existe pas, dans le Coran, la Sunna, ou le consensus, d’indication prouvant que l’impératif signifie l’obligation, et qu’il s’agit, par conséquent, d’un devoir (farḍ) qu’il n’est pas permis de négliger 110. C’est le cas du verset : « Accomplissez la prière et donnez la zakāt » [Cor. II, 43]. Dieu a indiqué que les deux verbes traduisaient une obligation. C’est aussi celui des versets : « Prélève sur leurs biens une aumône » [Cor. IX, 103] ; « Accomplissez pour Dieu le pèlerinage, ḥaǧǧ et ‘umra » [Cor. II, 196] ; « Les hommes doivent à Dieu le pèlerinage au temple sacré, quiconque en a les moyens y est tenu » [Cor. IX, 19]. Dieu a mentionné conjointement, dans son ordre, le ḥaǧǧ et la ‘umra, mais Il a fait du ḥaǧǧ un devoir séparé ; aussi la plupart des savants n’ont-ils pas rendu la ‘umra obligatoire, mais nous préférons qu’aucun musulman ne la délaisse. Les cas semblables sont nombreux dans le Coran. – Šāfi‘ī : Ce que Dieu a interdit (nahā) est illicite (muḥarram), à moins que n’existe une indication prouvant que l’interdiction signifie le contraire, c’est-à-dire seulement la recommandation (iršād), la dissuasion (tanazzuh), ou l’usage convenable (adab) de la chose interdite. Il en va de même pour ce que le Prophète a interdit. – Šāfi‘ī : et celui qui a soutenu que l’impératif n’est pas à comprendre comme une obligation, tant que n’existe pas une indication en ce sens, doit néanmoins en produire une qui fasse la distinction entre l’ordre et la défense, selon ce que nous avons expliqué au début de [notre livre] Les prescriptions de Dieu [dans] le Coran et la Sunna (mā waṣafnā fī mubtadā’ Kitāb Allāh al-Qur’ān wa l-Sunna) 111. Nous passons sous silence les exemples qui s’y trouvent, ce que nous avons dit ici est suffisant. – Rabī‘ – Šāfi‘ī – Sufyān [b. ‘Uyayna] – Muḥammad b. ‘Iǧlān – son père – Abū Hurayra : le Prophète a dit : « Contentez vous de ce que je vous laisse (ḏarūnī mā taraktu-kum). Ceux qui, avant vous, ont posé trop de questions et se sont divisés à propos de leurs prophètes, ceux-là se sont perdus. Les ordres que je vous donne, exécutez-les (fa-’tū min-hu) dans la mesure où vous le pouvez, et ce que je vous interdit, abstenez-vous-en » 112.
109. La dalāla est ici la donnée de tradition, à valeur de preuve, venant à l’appui d’une prise de position exégétique ; l’istidlāl qui, nous le verrons, est l’élément essentiel dans les raisonnements de Šāfi‘ī, vaut pour ses avis légaux comme pour son exégèse. 110. Šāfi‘ī fait appliquer ici le procédé exégétique de l’istidlāl (inférence d’un sens nouveau, le bāṭin, qui vient modifier le premier, dit ẓāhir, à l’aide d’une information, dalāla, puisée dans un texte de même statut inspiré). On notera que l’énumération mentionnée suit l’ordre hiérarchique de la théorie classique des uṣūl : Coran, puis Sunna prophétique, puis consensus. 111. Il peut s’agir, comme nous l’avons dit, de la Risāla, d’un écrit théorique, ou d’un ouvrage perdu. 112. Ce hadith figure dans les recueils canoniques, par ex. ceux de BUḪĀRĪ, Ṣaḥīḥ, XCVI, 20 (n° 7288), TIRMIḎĪ, ‘ilm, bāb 17, etc. (les références données ici sont celles d’A.J. WENSINCK, A Handbook of
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Chapitre V – Rabī‘– Šāfi‘ī – Sufyān – Abū l-Zinād al-A‘raǧ – Abū Hurayra – le Prophète… [hadith de même sens]. – Šāfi‘ī : Il se peut que l’impératif signifie une interdiction ; toutes deux [c’est-à-dire l’obligation et l’interdiction] sont alors contraignantes (lāzimayn) à moins que n’existe une indication prouvant le contraire. Il se peut que la parole du Prophète (« exécutez-les dans la mesure où vous le pouvez ») signifie le devoir d’en exécuter ce qu’on peut ; en effet, les hommes sont astreints à ce qu’ils peuvent faire, en matière d’impositions (šay’ mukallaf). Quant à l’interdiction, il est possible de renoncer à tout ce qu’il [le Prophète, ou Dieu] a signifié, puisque ce n’est pas s’astreindre à une nouvelle [imposition] (laysa bi-takallufi šay’ yuḥdaṯ), mais [simplement] s’en abstenir. – Šāfi‘ī : Les gens de science, lorsqu’ils récitent le Coran, et parce qu’ils connaissent la Sunna, doivent rechercher les preuves (dalā’il) 113 permettant de faire la distinction entre la stricte obligation (ḥatm), le permis (mubāḥ), la recommandation (iršād) et ce qui ne relève pas de la stricte obligation dans l’impératif aussi bien que dans l’interdiction.
Ce texte appelle plusieurs remarques. On reconnaît tout d’abord sans peine que, sur le problème de la valeur sémantique de l’impératif, la solution classique est ici formulée dans ses grandes lignes : un impératif coranique doit s’interpréter comme une obligation, à moins que le contraire ne soit signifié par une indication linguistique ou contextuelle 114. À celle-ci, Šāfi‘ī donne le nom encore vague et général de dalāla 115. Le principe a d’autant plus d’importance qu’il lui permet aussi, nous le verrons, de résoudre des contradictions apparentes entre le Coran et la Sunna. Le passage, d’autre part, fait référence à un « homme de science » anonyme (ba‘ḍ ahl al-‘ilm) – peut-être un exégète ou un traditionniste – et confirme que Šāfi‘ī est redevable, dans son effort de
Muslim Tradition, alphabetically arranged, Leyde, Brill, 1960). Il est à noter qu’il est interprété différemment dans ces ouvrages, où il signifie l’interdiction de débattre de questions purement théologiques, comme celles du kalām naissant : cf. A.J. WENSINCK, The Muslim Creed, op. cit., p. 112. Il contient une réminiscence coranique (Cor. LIX, 7). 113. Dalīl est ici synonyme de dalāla. 114. Cf. B.G. WEISS, The Search for God’s Law, op. cit., p. 342-388 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 140, et p. 143-144 ; I. GOLDZIHER, The Ẓāhirīs, op. cit., p. 63-80 ; W. HALLAQ, A History of Islamic Legal Theories, Cambridge, 1997, p. 47-58 ; J. WAKIN, « Interpretation of the Divine Command in the Jurisprudence of Muwaffaq al-Dīn Ibn Qudāmah », dans N. HEER (éd.), Studies in Honor of F.J. Ziadeh, Washington, 1990, p. 33-52. Le point de vue inverse (l’impératif est a priori une recommandation) n’a été soutenu que par une minorité d’uṣūlistes (Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 209, n. 67). S’il n’y a pas consensus parmi eux pour donner à l’impératif le sens d’une obligation ou d’une interdiction strictes, ils s’accordent toutefois sur le fait que sa valeur se déduit d’indicateurs sémantiques (AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād alfuḥūl, Beyrouth, s.d., réimpression de l’éd. de Būlāq, p. 94-97). Pour la position divergente des ẓāhirites, cf. R. ARNALDEZ, Grammaire et théologie chez Ibn Ḥazm de Cordoue, Paris, Vrin, 1981, p. 50 sqq. L’auteur fait à ce propos la remarque suivante, qui montre l’importance du concept de taklīf : « Cette question, que nous plaçons au début de notre étude, contient en germe tous les problèmes que nous aurons à traiter, et elle est significative des préoccupations profondes de la pensée musulmane ». Cf. aussi, A.M. TURKI, Polémiques entre Ibn Ḥazm et Bāǧī sur les principes de la Loi musulmane, Alger, 1976, p. 81-84, et la thèse d’Oyewumi OMOTOSHO, « The Problem of Al-amr in uṣūl al-fiqh », Ph.D., Edimbourg, 1984. 115. On peut mesurer l’évolution rapide des idées sur la question en confrontant ce texte et ses exemples avec la théorie d’Abū Isḥāq b. Ibrāhīm b. Muḥammad al-Fārisī. Ce disciple distinguait, deux générations plus tard, dix valeurs pour l’impératif : AL-‘ABBĀDĪ, Ṭabāqāt, op. cit., p. 78-80.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī théorisation, à des discussions avec son milieu 116. Nous aurons l’occasion de le vérifier aux autres étapes de notre étude. Le Coran invite en effet à faire de telles distinctions, et parfois explicitement 117. D’autre part, l’extrait éclaire la manière dont Šāfi‘ī définit le contenu du Coran dans la Risāla, qui n’offre aucun développement sur l’impératif. À deux reprises, en effet, les aḥkām se laissent regrouper dans celle-ci en un ensemble de catégories sémantiques : ḫāṣṣ, ‘āmm, nāsiḫ wa mansūḫ, farḍ, ibāḥa, adab, iršād 118. Les trois premières concernent cette partie de l’exégèse qui s’occupe de délimiter le champ d’application des versets, la seule étudiée dans cet écrit (taḫṣīṣ et abrogation) ; les autres, celles que nous retrouvons ici, sont les différentes modalités de l’impératif. Vu sous cet angle, le tafsīr légal de Šāfi‘ī est une exégèse divisée en deux grandes parties. Par ailleurs, la manière dont l’auteur du Kitāb al-Umm aborde la question de l’impératif révèle – autre constante de sa démarche – qu’il met indifféremment sur le même plan les commandements venus de Dieu et les ordres du Prophète, comme s’ils parlaient de la même voix, comme s’ils représentaient une autorité légiférante unique. Il n’est donc pas permis de dire que son disciple Muzanī, dans un petit traité consacré à cette question, aurait complété la doctrine de son maître, restée embryonnaire ou inachevée 119. L’éditeur de l’opuscule arguait qu’il n’y a pas, dans la Risāla, de développement autonome sur la question, si importante dans les ouvrages postérieurs, de l’ordre (amr), et qu’ « il n’y a point de théorie de l’impératif à prendre dans le sens d’une autorisation » 120. En réalité, tout ceci est déjà présent dans le texte ci-dessus. Plus caractéristique encore est le fait qu’un passage du Kitāb al-amr 121 reproduit les mêmes versets coraniques que ce dernier. Muzanī ne saurait donc être tenu pour l’inventeur d’une « méthode exégétique » qui aurait fait défaut à son maître 122 : c’est bien à ce dernier, à ses contemporains, voire à ses devanciers qu’il faut en attribuer la paternité. Du reste, le disciple annonce dans l’introduction de l’opuscule qu’il ne fait qu’exposer fidèlement la doctrine de Šāfi‘ī. Il est vraisemblable qu’il avait l’extrait ci-dessus sous
116. Mālik b. Anas (al-Muwaṭṭa’, éd. Fu’ād ‘Abd al-Bāqī, II, p. 788, ch. XXXIX, hadith n° 3), à propos des mêmes versets que ceux de notre texte, explique, sur la foi d’ « un homme de science » (ba‘ḍ ahl al-‘ilm), que cet ordre n’a pas valeur d’obligation : innamā ḏālika amrun aḏina llāhu fī-hi li-l-nās, wa laysa bi-wāǧib ‘alayhim. Dans l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX, p. 513, l. 6), le groupe avec lequel discute Šāfi‘ī lui attribue le principe selon lequel un nahy prophétique signifie rendre illicite (taḥrīm) à moins d’une dalāla qui, émanant du Prophète ou de traditionnistes qualifiés, restreint l’interdiction. 117. Ainsi, par ex. au verset 79 de la sourate XVII, où l’injonction à pratiquer le tahaǧǧud est dite nāfila. Toutefois le mot amr appliqué à Dieu, dans le Coran, ne signifie point ordre (cf. J.M.S. BALJON, « The “amr of God” in the Koran », Acta Orientalia XXII (1958), p. 7-18). 118. Risāla, § 128, § 1469 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 127 ; Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 15, l. 23-24 ; p. 301, dernière ligne (où iršād est remplacé par sunan rasūl Allāh wa aqāwīl ahl al-‘ilm qadīman wa ḥadīṯan) ; IX (Iḫtilāf al-ḥadīṯ), p. 484, l. 4. 119. Cf. R. BRUNSCHVIG, « Le livre de l’ordre et de la défense par al-Muzanī, Kitāb al-amr wa l-nahy », B.E.O., XI (1945-46), p. 145-196. 120. Op. cit., p. 147. 121. Op. cit., fol. 3a et 3b. 122. Op. cit., p. 178, n. 1.
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Chapitre V les yeux lorsqu’il rédigea le Kitāb al-amr 123, et nous trouvons un nouvel argument en faveur de l’authenticité de nos textes. On reconnaît enfin, vers la fin de l’extrait, que Šāfi‘ī met l’exégèse de l’impératif en relation avec l’exigence, pour l’individu humain, d’observer la Loi, de se faire sujet du taklīf. Nous vérifions ici que Šāfi‘ī prépare la voie à l’utilisation technique de la racine correspondante. Ajoutons que les autres écrits de Šāfi‘ī attestent que ces considérations sémantiques sur les impératifs prophético-scripturaires furent méthodiquement mises en œuvre dans son fiqh 124. L’annotation du Kitāb al-amr par Brunschvig montre que les nombreux exemples choisis par Muzanī pour les illustrer sont tirés du Kitāb al-Umm. Ils nous dispensent d’une laborieuse enquête et prouvent que cette exégèse était une pièce essentielle de la doctrine šāfi‘ienne. Mais l’intérêt de cet inventaire ne réside pas seulement dans le fait que le disciple n’ajoutait rien à la pensée du maître. Il contribue surtout à nous éclairer davantage sur une doctrine légale. Muzanī commence en effet par résumer sommairement celle-ci avant d’exposer la théorie šāfi‘ienne de l’impératif. Aussi retrouvons-nous, dans le Kitāb al-amr, les thèmes déjà traités dans son œuvre théorique, à l’exception de l’abrogation : ‘umūm et ẓuhūr des sources inspirées, règle du taḫṣīṣ, rôle de l’istidlāl et du Hadith, manière de résoudre les contradictions apparentes dans celui-ci 125. Or cet exposé est censé développer le propos initial de l’auteur, qui est de répondre à la question de savoir comment l’« on doit comprendre, selon la doctrine d’al-Šāfi‘ī, l’ordre et la défense non précisés » 126. Qu’est-ce à dire, sinon que les grands principes de la doctrine légale de Šāfi‘ī étaient perçus par l’un de ses principaux disciples comme étant au fond l’explication des impératifs prophético-
123. Tout au plus Muzanī ajoute-t-il cette règle herméneutique que « l’ordre et la défense non précisés (ǧumla) [...] doivent être pris dans leur sens général et évident (‘alā l-‘umūm wa l-ẓāhir) ». Mais c’est là un principe fondamental de l’exégèse šāfi‘ienne qui, comme nous le verrons bientôt, ne se limite pas aux impératifs de la Loi. 124. L’opuscule Ǧamā‘ al-‘ilm s’ouvre (§ 4-5) sur une liste des grands principes herméneutiques que Šāfi‘ī, selon un procédé rhétorique qu’il affectionne – et qu’on retrouve dans la Risāla – fait énoncer par son adversaire : le cadre théorique du bayān (fondée sur Cor. XVI-89), la règle du taḫṣīṣ, la valeur du ḫabar al-wāḥid, puis enfin les différentes significations de l’impératif (farḍ, dalāla, ibāḥa). On retrouve de temps à autre, dans le Kitāb al-Umm, le rappel de ces dernières : Umm, II, p. 102, l. 12-14 : le jeûne en voyage est proscrit mais non illicite (taḥrīm) selon Šāfi‘ī (‘inda-nā), c’est un accommodement (ruḫṣa) ; II, p. 160, l. 11 sqq. : le Coran enjoint le talion, mais Šāfi‘ī déclare qu’il n’est pas un wāǧib, et qu’il est préférable de pardonner ; Umm, IV, p. 184, l. 19 sqq. : les impératifs coraniques relatifs aux vœux, conventions, serments pourraient, en cas d’infraction, ne pas être des péchés (ma‘ṣiya). Mais la Sīra montre au contraire qu’il s’agit là d’ordres inconditionnels (al-amr fī-hi kullu-hu muṭlaq) ; Umm, V, p. 101, l. 29, à propos d’un hadith où le Prophète invite le maître à partager son repas avec son esclave : « il se pourrait que l’impératif prophétique soit une préférence (iḫtiyār), non un ordre strict (ḥatm) » ; Šāfi‘ī lève l’ambiguïté et choisit l’interprétation qui fait de l’entretien (nafaqa) une obligation incombant au maître ; Umm, VII, p. 18, dernières lignes : on pourrait opposer à Šāfi‘ī que le fameux dictum prophétique qui limite le legs au tiers disponible (al-ṭuluṯ, wa l-ṯuluṯ kaṯīr) n’est qu’un conseil (mašūra), non un ordre ; mais Šāfi‘ī donne à l’impératif une valeur catégorique à l’aide d’un fait tiré de la Sīra ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 515, l. 6, l’opposition wāǧib/ istiḥbāb est discutée à propos de la prière nocturne par les femmes dans les mosquées. 125. On ne voit donc pas ce qui fait dire à W. Hallaq (« Was al-Šāfi‘ī the Master Architect...? », article cité, p. 591), à propos de l’opuscule du Kitāb al-amr wa l-nahy de Muzanī : « It is a gloss not on any section of the Risāla, but rather on Šāfi‘ī’s Kitāb ṣifat nahy Rasūl Allāh [...] The greater part of Muzanī’s work [...] turns out to be an exposition of his own views of the subject ». 126. Kitāb al-amr, fol. 1b, l. 1.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī scripturaires, du taklīf de la Loi divine ? Nous en déduisons d’autre part que Šāfi‘ī, un représentant typique de l’école hedjazienne au IIe siècle, concevait avant tout sa doctrine comme l’interprétation de certains textes. Nous en verrons une autre preuve à propos de l’analogie légale. Quelles que soient les limites d’une telle conception, le Kitāb al-amr est un témoin précieux en ce sens qu’il représente, parmi d’autres ouvrages qu’il convient également d’exploiter, le propre regard des musulmans sur le fiqh à une étape décisive de son histoire. À ce titre, il est un témoignage historique qu’il est indispensable de prendre en compte, selon nous, dans des discussions objectives sur la nature et l’évolution de cette discipline, comme celles que nous évoquions dans le premier chapitre de cette étude. 2. Ordres et défenses À cette conception générale de l’impératif, d’autres textes viennent ajouter un éclairage complémentaire : non seulement la Risāla 127, mais encore deux exposés fort brefs, qui font suite au Ǧamā‘ al-‘ilm, intitulés : Bayān farā’iḍ Allāh et Ṣifat nahy rasūl Allāh 128. En ce qui concerne les défenses, les chapitres de la Risāla ne se comprennent qu’à la lumière de ce dernier. Šāfi‘ī, dans la Ṣifa, commence par énoncer la règle déjà formulée dans le texte précédent : toutes les prohibitions prophétiques sont à considérer comme strictes (taḥrīm, c’est-à-dire rendre ḥarām, illicite : prohiber, “illiciter”), à moins d’une dalāla qui en restreint la portée à une catégorie particulière, ou traduit sa signification véritable, à savoir une simple dissuasion (tanzīh, adab) 129. La règle s’étend, comme le montrent les exemples choisis dans la Risāla, aux interdictions coraniques. Il répète que la dalāla en question peut se trouver dans la Sunna ou le consensus de la communauté, celle-ci, comme dans la Risāla, étant supposée globalement porteuse de toute la mémoire prophétique 130. Nous retrouvons ici une application de la démarche intellectuelle qui lui est caractéristique, l’istidlāl, et nous en verrons bien d’autres. Šāfi‘ī ajoute qu’il existe un autre point de vue. L’interdit peut porter sur ce qui est, par soi, c’est-à-dire originairement, illicite dans la Volonté divine 131, mais qui ne figure pas nécessairement dans le Coran. Ce point de vue sous-entend, puisque le Prophète énonce d’autres prohibitions que celles de l’Écriture et qu’elles sont tout aussi strictes,
127. § 926-960. 128. Umm, VII, p. 286-292 ; édition critique par Aḥmad Muḥammad Šākir, Ǧamā‘ al-‘ilm, § 461-555. Nous les abrégeons ici respectivement en Bayān et Ṣifa. 129. Šāfi‘ī ne fait ici qu’appliquer le principe de taḫsīs, comme l’indique sa formulation (arāda bi-hi ba‘ḍa l-umūr dūna ba‘ḍ, Ṣifa, § 532). Cf. aussi Risāla, § 591 ; pour d’autres exemples, AL-MUZANĪ, Kitāb al-amr, op. cit., fol. 2a-2b. 130. Ṣifa, loc. cit. 131. Ṣifa, § 548-555 (mimma kāna mamnū‘an ; al-taḥrīm qā’im bi-‘ayni-hi ; kāna ‘alā aṣli taḥrīmi-hi) ; Risāla, § 549-550 ; § 931, § 944, § 959 (mā kāna aṣlu-hu muḥarraman ; yaḥillu bi-hi l-farǧa l-muḥarram qabla-hu ; aṣlu māli l-raǧul muḥarram ‘alā ġayri-hi ; comparer à Umm, V, p. 5, l. 22 : ḏakara llāhu man ḥaruma bi-kulli ḥāl fī l-aṣl). Telles sont les femmes en général (Risāla, § 931 ; Ṣifa, § 549, Umm V, p. 5, l. 25), la propriété d’autrui (Risāla, § 944, Ṣifa, loc. cit.), certains types de mariages (šiġār, mut‘a..., Risāla, § 937, 939) ou encore certaines transactions commerciales (réunir deux ventes en une seule, vente à l’aléa, usure : Ṣifa, § 537-539 ; Risāla, § 543 ; Kitāb al-amr, fol. 2a, p. 154, l. 7-9).
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Chapitre V qu’il peut, de par lui-même, compléter celle-ci. Il possède donc un rôle légiférant au moins égal au Coran. Nous avons ici une illustration du concept de bayān, et plus précisément du bayān IV dont nous parlerons plus loin 132. Ajoutons que cette prérogative prophétique est d’une grande importance pour comprendre la nature de la Révélation dans les milieux traditionnistes. Le Prophète ne saurait se substituer à la Volonté divine ; nous sommes donc amenés à penser que le waḥy déborde, dans l’esprit de Šāfi‘ī, le texte même du muṣḥaf, et une confirmation en sera donnée à propos de l’abrogation des sources (chapitre VIII). On comprend ainsi pourquoi notre auteur affirme que tout ce qui n’est pas expressément autorisé par le Coran n’en est pas pour autant autorisé par la Loi divine 133. Nous aboutirons à la même conclusion à propos de l’articulation de la Sunna et du Coran. C’est à l’intérieur de cette catégorie qu’est susceptible d’opérer le taḫṣīṣ prophétique, qui est, si l’on veut, dérogation, exception à la règle posée. D’autre part, la défense peut aussi affecter ce qui était originairement licite (šay’ mubāḥ lī, lā yaḥrum). Ainsi s’explique que le Prophète qui, en toute chose, ne saurait déroger à la Loi, veuille seulement nous en dissuader, qu’il s’agisse simplement d’une préférence (iḫtiyār) 134. Dans ce second type d’interdits prophétiques, qui enseignent la manière de bien user du licite, la transgression demeure un péché 135 ; de là que les exemples choisis par Šāfi‘ī, qui relèvent surtout de l’éthique sociale, montrent que l’interdit n’est ni du même ordre ni du même degré que le genre précédent, qu’il n’est pas un taḥrīm 136. Il s’agit bien plutôt d’une exhortation morale, d’une invitation à mériter un surcroît de récompense divine, et non à écarter la menace d’un châtiment outretombe. Šāfi‘ī nous fait entrevoir l’interdiction sous un autre jour qu’une perspective purement juridique. Il dépasse une conception de la Loi réduite au droit, où la norme posée n’est – et ne saurait être – qu’un obstacle à la liberté humaine, assorti d’une sanction. Il en fait au contraire une injonction positive, un commandement nouveau, un devoir qui vise à éduquer le croyant (adab, iršād), et qui, par là même, transcende l’opposition ordres/défenses 137. Gardant à l’esprit le fait signalé plus haut, à savoir que la Loi tout entière est parfois désignée par Šāfi‘ī comme adab, nous discernons
132. Pour d’autres exemples, voir chapitre VIII. 133. Umm, V, p. 5, l. 28-29. 134. Sur ce terme, qu’il faut se garder de confondre avec le libre-arbitre des théologiens du kalām, cf. E.W. LANE, Arabic-English Lexicon, à ce terme : ce sens est déjà coranique ; R. BRUNSCHVIG, « Le livre de l’ordre », op. cit., p. 175, n. 2 du traducteur. 135. Kāna ‘aṣiyan bi-l-fi‘l (Ṣifa, § 551) ; cf. aussi Risāla, § 952. 136. Ṣifa, § 551-554 ; Risāla, § 569, § 841 et § 945-950, § 958 ; par ex. la manière de se draper dans un vêtement, de camper au bord d’un chemin, de consommer un plat. Comme pour la catégorie précédente, les exemples choisis dans la Ṣifa sont ceux de la Risāla : Kitāb al-amr, fol. 3b-4a. 137. Autre ex. : Risāla, § 814-816 ; au livre sur la zakāt (Umm, II, p. 20), Šāfi‘ī traite des règles déontologiques que doit s’imposer le percepteur dans sa tâche ; le chapitre sur le festin (al-walīma, Umm, VI, p. 181-182) relève tout entier expressément de l’adab. Nous y retrouvons la même ambiguïté sémantique : Šāfi‘ī ne trouve pas d’excuse pour qu’on s’y dérobe (p. 181, l. 13) et qualifie de wāǧib (l. 24) la présence à cette manifestation d’étiquette sociale, qui a lieu à l’occasion de noces, d’une circoncision, d’un mariage (imlāk) ou d’une naissance (nifās). Il justifie l’obligation par l’exemple prophétique. Plus généralement, tout ce que Šāfi‘ī recommande sans être obligatoire est à ranger dans l’adab.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī à présent la nature véritable de son fiqh, fait de deux étages, le niveau supérieur étant réservé à ceux qui se mettent entièrement à l’école du Prophète. En outre, l’auteur de la Risāla pose les premiers jalons qui conduiront plus tard à penser le statut originaire – permission ou illicéité – de la conduite humaine. Sa réflexion là-dessus nous apparaît encore en gestation : elle suscite de nouvelles interrogations plus qu’elle n’apporte de réponse définitive. Elle se ramène en effet à opérer une triple division dans le statut de l’illicite : il y a ce qui est illicite en soi et le demeure ; ce qui l’est, sans le demeurer, puisque susceptible de cesser de l’être ; ce qui, enfin, est licite en soi, mais qu’une invitation à la perfection individuelle doit faire considérer, provisoirement, et du point de vue de la créature, comme illicite. C’est aussi contribuer, d’une façon originale, à élucider implicitement – contrairement à ce que l’on a affirmé – l’une des questions fondamentales de la philosophie légale qui se demande « whether every act is to be regarded as allowed on principle, unless it is specifically forbidden, or as forbidden on principle, unless it is specifically allowed » 138. Parce qu’il introduit deux types d’interdits, distincts tant par leur source que par leur nature, et qu’il inclut la dimension éthique, Šāfi‘ī n’exclut aucun des termes de l’alternative, sa réponse dépend du type d’interdit envisagé. C’est dans la seconde catégorie qu’il s’autorise à pénétrer la raison des interdictions divines. Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā le rapporte de son maître 139, qui annonce ainsi la solution “orthodoxe” de la théologie aš‘arite 140, que parfois il exprime dans les termes mêmes de celle-ci, tout au moins pour les farā’iḍ 141. Sur le sens, à présent, des commandements positifs de la Loi, et non plus seulement des défenses, le Bayān, vers la fin du texte, est censé y répondre 142. Or il ne fait que répéter et résumer la grande thèse de la première partie de la Risāla et du Kitāb
138. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 134, qui affirme : « Shāfi‘ī does not consider this theorical problem », parce qu’il ne fait pas le lien entre le Bayān farā’iḍ Allāh et la Risāla. G. Makdisi reprend cette déclaration sans la vérifier (Rise of Humanism, op. cit., p. 4). 139. « J’ai entendu Šāfi‘ī dire : “on n’effectue pas un qiyās sur un cas particulier (ḫāṣṣ), ni celui d’une prescription générale (aṣl) sur une autre. On ne dit pas, à propos d’une prescription générale, ‘pourquoi ?’ ni ‘comment ?’. Si une analogie correcte est tirée d’un texte-source (aṣl), elle est sûre (ṯabata)” ». L’auteur commente et illustre ces lois par des exemples tirés du fiqh de Šāfi‘ī (‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 18, l. 4-6). Un témoignage de même sens chez Bayhaqī (Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., I, p. 41 : de Cor. V, 101-102, Šāfi‘ī conclut qu’on n’a pas à poser de questions sur ce que Dieu n’explique pas, et notamment sur le licite). Cf. aussi IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 233 : on ne demande pourquoi qu’à propos d’un farḍ ; Iḫtilāf alḥadīṯ, p. 44 (éd. Ḥaydar) : ni pourquoi, ni comment, ni ra’y à propos d’un hadith prophétique qui contient un énoncé univoque (naṣṣ). 140. Sur la question du statut originaire des actes humains, cf. EI2, article Ibāḥa (J. SCHACHT) ; pour d’autres références, cf. J. van ESS, TG, II, p. 302. Il est probable que l’argumentation de Šāfi‘ī vise certains mu‘tazilites : son contemporain ‘Īsā b. Abān (ob. 221/835), disciple de Ḍirār b. ‘Amr, estimait que tout ce qui n’est pas formellement autorisé est interdit (TG, III, p. 59). Tout était-il permis avant la Révélation ? Les mu‘tazilites de Baṣra répondent par l’affirmative (TG, II, p. 302). Pour une étude détaillée de cette question dans la pensée musulmane sous son aspect doctrinal, cf. K. REINHART, Before Revelation. The Boundaries of Muslim Moral Thought, SUNY, New York, 1995. 141. Umm, II, p. 27, l. 22-23 : à propos de la zakāt : faraḍa [sujet : Allāh] ‘alayhim fī-mā mallaka-hum mā šā’a, lā yus’al ‘ammā yaf‘alu, wa hum yus’alūn ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 556, l. 7 : « On ne dit “comment ?” qu’à propos de ce qui n’est pas un devoir strict (farḍ) ». 142. § 493-531.
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Chapitre V al-amr, à savoir le devoir d’obéir simultanément à Dieu et au Prophète, Coran et Sunna étant inséparables. Les loci probantes invoqués, versets et hadiths, sont les mêmes dans les deux textes. Néanmoins, comme nous le verrons, ceux-ci s’éclairent l’un par l’autre 143 : l’accent est mis davantage, dans le Bayān, sur la question du waḥy et des prérogatives prophétiques (ḫawāṣṣ) qui sont, au regard du profane, des infractions commises par le Prophète à sa propre législation. Mais le Bayān, mieux que la Risāla, met en relief l’intuition centrale de l’auteur : les faits et gestes du Prophète sont non seulement en conformité rigoureuse avec l’Écriture, et comme inspirés par elle, mais encore la clé sans laquelle il nous est impossible de la comprendre. Šāfi‘ī suggère par là que le recours à la Sunna est doublement indispensable : elle seule peut démontrer que les versets sont revêtus d’une signification dépassant l’événement particulier (sabab) inséparable de leur révélation, qu’ils ne tolèrent aucune interprétation par la contingence, elle seule sert de fondement à leur ‘umūm. Nous entrevoyons ici l’une des supériorités de la doctrine šāfi‘īenne, la cohérence de ses parties, avantage qui n’a pas été sans contribuer rétrospectivement, selon nous, à son succès posthume. Au lecteur d’aujourd’hui un tant soit peu familier du fiqh, l’idée d’un primat légiférant accordé à la Sunna prophétique peut paraître banale ; mais elle ne l’était pas à l’époque où Šāfi‘ī tentait de la faire prévaloir – à preuve le fait qu’il devait, en butte à la pression de milieux qui la récusaient ou simplement cherchaient à l’amoindrir, combattre sur plusieurs fronts. 3. La qualification légale des actes humains De ce que l’impératif n’est pas nécessairement un ordre, il résulte que certains actes humains peuvent être permis (ḥalāl, mubāḥ) 144, recommandables ou désapprouvés. L’équivocité de ce mode grammatical sous-entend qu’ils ne sont ni ḥarām, ni wāǧib. Or, il est remarquable que ce statut légal, introduit par la théorie postérieure, est absent du discours de Šāfi‘ī. Loin d’être une qualité intrinsèquement attachée aux actes, voulue par le Créateur, comme figée et réifiée par Son ḥukm, il est l’objet de son jugement personnel, d’un ra’y subjectif, comme s’il était situé à la frontière du ‘ilm al-aḥkām proprement dit. Au lieu de makrūh, il préfère dire en général « je crains, je désapprouve » (ḫiftu, karihtu) ; à mustaḥabb (recommandé), il substitue « je préfère, il convient selon moi de » (aḥabbu ilayya, astaḥibbu, al-awlā ‘indī, ‘alā l-iḫtiyār...). Le mubāḥ est lui aussi exprimé par des périphrases de ce genre, comme : « il ne nuit pas,
143. Šāfi‘ī qualifie le Prophète de « modèle » (qudwa, Bayān, § 497). Il ajoute un hadith prophétique, qu’il tient de Sufyān b. ‘Uyayna et qu’il déclare munqaṭi‘. Il lui sert à justifier l’existence des privilèges prophétiques. Šāfi‘ī est redevable de son interprétation correcte (fiqh) à Ṭāwūs, l’un des principaux représentants de l’école exégético-légale d’Ibn ‘Abbās (cf. par ex. ŠĪRĀZĪ, Ṭabaqāt al-fuqahā’ al-šāfi‘iyya, éd. al-Ḥusaynī, Bagdad, 1938, p. 50 ; Bayān, § 493, § 494, § 497). L’éditeur, lui-même traditionniste, avoue qu’il lui a été impossible, malgré de longues recherches, de trouver ce dictum dans aucune des compilations connues (p. 113, n. 1). 144. Ces termes sont déjà courants chez notre auteur. La catégorie du mubāḥ, antérieure à Šāfi‘ī, fut définie pour la première fois à Kūfa ; le théologien mu‘tazilite de Baṣra, Abū l-Huḏayl (ob. 235/849) l’ignore encore ou ne veut pas en entendre parler (J. van ESS, TG, III, p. 286). Schacht fait de son côté la remarque suivante (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 322) : « Shāfi‘ī seems unwilling to understand the idea of recommanded, which [...] was not unknown in his time ».
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La théologie pratique de Šāfi‘ī c’est sans conséquence » (lā ba’s, lā ḥaraǧ, lā yaḍurr…). De ce fait, trois seulement des cinq statuts classiques sont attestés dans son œuvre : ḥalāl, wāǧib, ḥarām 145. Il en allait de même chez ses prédécesseurs. On relève toutefois une différence notable : chez eux, cette désignation est encore flottante. Ainsi, il arrive à al-Awzā‘ī de dire makrūh alors qu’on s’attendrait à ḥarām, et vice versa. Constat identique chez Mālik et Šaybānī, et ce dernier désigne parfois l’obligatoire par al-afḍal 146. Rien de tel chez Šāfi‘ī, où la classification est définitivement arrêtée, et cette rigueur confirme que nous sommes en droit de voir en lui le fondateur du ‘ilm al-aḥkām 147. Une autre distinction essentielle posée par lui, celle du makrūh d’avec l’acte nul, au sens juridique, confirme ce jugement 148. Avant lui, semble-t-il, la réflexion sur la Loi se bornait, du moins dans certains milieux, au ḥalāl et au ḥaram 149. Cette remarque est d’une grande importance, selon nous, pour comprendre l’idée que Šāfi‘ī se faisait de la Loi. L’emploi d’une langue technique fixée montre en premier lieu sa préoccupation de légiste. Non seulement il délimite avec précision les domaines de l’obligatoire et du défendu, mais surtout, à l’intérieur de l’impératif divino-prophétique, il définit un seuil en deçà duquel l’exigence ne saurait être considérée comme satisfaite. Il cherche scrupuleusement à déterminer la quantité minimale d’obligation que comporte un acte, et le qualifie, une fois cette condition remplie, de valable et de suffisant (muǧzin) 150. C’est en quelque sorte introduire, dans cette axiologie éthicoreligieuse 151, une dimension juridique lato sensu, pour peu qu’on élargisse la définition ordinaire du mot droit : un système de normes destinées à organiser les rapports inter-
145. Pour ce dernier, il emploie aussi maḥẓūr, muḥarram, manhīy ‘an-hu, mamnū‘. 146. Aḥ. HASAN, The Early Development of Islamic Jurisprudence, op. cit., p. 33-39 ; mais l’auteur n’affirme pas qu’il s’agit de la substitution d’une catégorie à une autre. Le Coran, note-t-il par ailleurs, ne connaît que deux statuts légaux, ḥalāl et ḥarām ; il serait inexact, toutefois, de limiter son discours légal aux normes-sanctions à ne pas transgresser (ḥudūd Allāh), puisqu’il contient aussi des injonctions positives (les devoirs) ; cf. aussi R. BRUNSCHVIG, Le livre de l’ordre, op. cit., p. 164, n. 7. Sur le mustaḥabb et le makrūh, cf. E. GRÄF, « Zur Klassifierung der menschlichen Handlungen nach Ṭūṣī », Z.D.M.G., Suppl. III1 (1977), p. 393 ; W. HALLAQ, History, op. cit., p. 40-41, avec renvoi aux sources ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 327-328 et p. 331-333. 147. Même conclusion, par une voie différente, in K. FARUKI, « Al-Aḥkām al-khamsa : the Five Values », Islamic Studies, 1966, p. 75, comparant le vocabulaire éthico-juridique des premiers légistes. 148. Y. LINANT DE BELLEFONDS, Traité de droit musulman comparé, op. cit., I, § 91 (p. 83-84). 149. Ibn ‘Abbās citait cinq cents versets coraniques relatifs au ḥalāl et au ḥarām (J. van ESS, TG, IV, p. 751) ; Makḥūl (ob. 116/759) aurait transmis à Abū Wahb ‘Ubaydallāh (ob. 132/749) un cahier de hadiths rangés dans ces deux genres (op. cit., I, p. 96) ; les idées de ‘Amr b. ‘Ubayd (ob.142/759) sur les uṣūl ne portaient que là-dessus (op. cit., II, p. 301) ; Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā, l’un des transmetteurs de Šāfi‘ī, aurait composé un ouvrage sur ce sujet ; il exposait des idées voisines de celles de Ǧa‘far alṢādiq (TG, II, p. 698) ; Yazīd b. Abī Ḥabīb (ob. 128/745) passe pour avoir été l’introducteur en Égypte des « questions relatives au ḥalāl et au ḥarām » (R.G. KHOURY, ‘Abdallāh b. Lahī‘a, juge et grand maître de l’école égyptienne, Wiesbaden, 1986, p. 115). 150. Les exemples sont naturellement plus nombreux – puisqu’il s’agit des farā’iḍ – dans le rituel (pureté, prière, aumône légale, pèlerinage). Dans les mu‘āmalāt, la démarche reparaît dès qu’entre en jeu une dimension quantitative dans l’obligation (dot, obligation d’entretien pour l’épouse ou l’esclave, minimum du vol passible de la peine canonique, montant de la diya, quantité d’allaitement créant la parenté de lait, etc.). 151. Y. LINANT DE BELLEFONDS, « La prétendue ambivalence du fiqh », dans J. BERQUE – J.P. CHARNAY (éd.) L’ambivalence dans la culture arabe, Paris, 1966, p. 255-256.
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Chapitre V individuels dans une société donnée, et dotées de sanctions destinées à les rendre effectives. Il suffit de considérer que le fiqh étend ces relations à un autrui appelé Dieu. Le rituel s’agrège alors sans difficulté à la sphère du Droit. La sanction apparaît en effet, dans le rituel comme dans les mu‘āmalāt, lorsque cette quantité minimale d’œuvres à accomplir, ou de droits à faire respecter, n’est pas atteinte, qu’il s’agisse d’une peine infligée par la collectivité ou d’un châtiment dans l’au-delà 152. Mais cette même échelle de valeurs éthico-religieuses – dite taklīfī dans le langage des uṣūl al-fiqh – maintient le fiqh, chez Šāfi‘ī, en dehors du droit. Il y a tout d’abord le fait qu’au-delà de ce minimum légal, à propos du blâmable et du recommandé, Šāfi‘ī donne sans équivoque à entendre qu’il quitte le domaine juridique proprement dit. Il invite maintenant le croyant à tendre vers un habitus – au sens thomiste – de perfection dans l’intention et dans l’obéissance. Sa doctrine se fait celle d’un moraliste. Il parle d’une obligation subjective (taṭawwu‘), fait état de ses scrupules (wara‘), avance, en son nom propre, une réponse dictée par la prudence et la précaution (iḥtiyāṭ). En voici un exemple : à propos de bêtes de trait (‘awāmil) qui ne passent qu’un certain temps au pâturage et qui, de ce fait, sont soumises à la zakāt (sawā’im), Šāfi‘ī déclare : Si les bêtes de trait paissent ou servent plus ou moins périodiquement de monture, mais non au portage de l’eau (yundaḥ ‘alayhā), ou si elles font partie du menu bétail (ġanam), qu’elles sont nourries au fourrage et vont à la pâture, je ne suis pas sûr (lā yabīnu lī) qu’aucune de ces catégories soit soumise à l’aumône légale (ṣadaqa). Je ne prends rien du propriétaire ; mais à sa place, je paierais l’aumône pour ces animaux, si Dieu veut, et je préfère qu’il en soit ainsi (iḫtartu) pour celui qui a la possibilité de le faire 153.
Ce genre de commentaire éclaire un aspect du ra’y de Šāfi‘ī, qui se retrouve dans les différentes parties du Kitāb al-Umm. Pour rester dans ce même kitāb al-zakāt, nous lisons, quelques pages plus loin, une solution similaire au sujet de la taxe imposée au trésor enfoui sous terre (rikāz) : si ce dernier ne contient pas uniquement des métaux précieux, ou que sa valeur est inférieure au minimum imposable, il n’apparaît pas clairement (lā yatabayyanu) à Šāfi‘ī l’obligation d’exiger le paiement réglementaire. Il ne l’impose donc pas au propriétaire (lā ūǧibu-hu ‘alayhi), mais notre auteur, à titre personnel, se l’impose à lui-même quel que soit le montant atteint (wa law kuntu al-wāǧida la-hu la-ḫammastu-hu min ayyi šay’in kāna, wa bāliġan ṯamanu-hu mā balaġa) 154. C’est sans doute à cette attitude caractéristique qu’il faut rattacher le fait qu’il ait créé un statut intermédiaire entre l’obligatoire et le recommandé, « l’obligatoire de préférence » (al-wāǧib fī l-iḫtiyār ) 155, qu’on ne trouve, semble-t-il, que chez lui. Nous vérifierons l’existence, dans la suite de ce chapitre, de deux aspects qui, bien distincts dans son fiqh, recoupent ceux que nous venons de constater. Le texte du Kitāb al-Umm permet ainsi de confirmer certains témoignages historiques, selon lesquels
152. Du point de vue de la sanction, le rituel entre doublement dans le champ du juridique, puisque Šāfi‘ī impose à la société de punir le récalcitrant qui refuse obstinément d’accomplir la ṣalāt, outre la peine qu’il recevra dans l’autre monde. 153. Umm, II, p. 24, l. 5-8. 154. Umm, II, p. 45, l. 14-15. 155. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 134. Mais il faut comprendre ici iḫtiyār comme il est dit plus loin et non le traduire par « choice ».
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La théologie pratique de Šāfi‘ī Šāfi‘ī, questionné en matière légale, pouvait se prononcer en tant que sermonnaire ou ascète, donner une réponse au titre du wa‘ẓ ou du zuhd 156. Nous avons vu plus haut qu’en matière de « bon conseil » (iršād), dans ce qui relève du ḥalāl, donc de la morale, Šāfi‘ī réintroduisait des interdictions strictes. De même, il lui arrive couramment d’ordonner (āmiru) le recommandé 157. D’autres raisons amènent à douter que la casuistique de Šāfi‘ī soit réductible à un droit pur et simple. Relevons par exemple l’existence d’un type de sanction ignoré par celui-ci, la récompense qui s’attache, dans l’au-delà, aux actes lorsqu’ils sont exécutés en accord avec les normes ; s’ils sont « valables » (ṣaḥīḥ) – caractérisation juridique – leur qualité ne s’y réduit pas, puisque Šāfi‘ī leur associe tout aussi fréquemment le statut de muǧzin, terme qui évoque manifestement la rétribution (ǧazā’) coranique 158. Il est remarquable que cette catégorie traverse tout le Kitāb al-Umm, qu’elle n’est pas réservée au rituel. Une conclusion similaire se dégage, nous l’avons vu dans la section précédente, de sa manière de classer les interdits prophétiques. La seule analyse de la Risāla sous ce rapport fait dire à un auteur qu’il leur manque une systématisation juridique : The foregoing illustrates the manner by which al-Shāfi‘ī endeavoured to introduce greater precision into the use of the terms for describing acts and relationships and correlate them in a system. Al-Shāfi‘ī’s thinking is important in stressing the desirability of being more precise and in systematizing but not in the extent of acceptability or accuracy of either his attempt at precision or the logical consistency or validity of the system he proposed. The test of whether an act, in his system, should be regarded as ḥaram or mubāḥ is only partially consistent and the difficulties become multiplied when the question of social sanctions against infringements arises. Al-Shāfi‘ī himself, in the foregoing when discussing disobedience regarding acts which are ḥaram proper only advocates repentance on the part of the disobedient but clearly there are certain acts which are prohibited for which society must erect deterrent and punitive rules in addition to the need for repentance, and indeed, regardless of whether there is subsequent repentance by the disobedient or not 159.
En outre, l’axiologie juridique – c’est-à-dire le statut valide ou nul d’une action –, est placée délibérément par Šāfi‘ī sous la dépendance de l’autre, le contenu éthicoreligieux du taklīf, le « déontologique » pour employer le vocabulaire de Snouck Hurgronje. Le vocabulaire de Šāfi‘ī – ou plus exactement les lacunes qui s’y révèlent – confirme qu’il raisonne davantage, s’agissant de l’assujettissement à la Loi, en théologien plutôt qu’en légiste, qu’il envisage le fiqh, avons-nous dit, comme une théo-
156. BAYHAQĪ, Manāqib, II, p. 176, 184. 157. Voici ce qu’il dit par exemple à propos des bonnes manières à observer pour celui qui se rend à la prière du vendredi (Umm, I, p. 197, l. 5) : « C’est ce que je préfère (uḥibbu) qu’il fasse [aussi] à l’occasion de chaque fête ; je le lui commande (āmiru-hu), je le préfère également pour chaque prière collective ; je le lui commande encore et le préfère pour toute manifestation sociale (amr ǧāmi‘) » ; dans la Risāla, § 170 : le bon conseil (naṣīḥa) devient un farḍ. 158. On notera un flottement dans la racine ǦZ’ ou ǦZY, et le régime (aǧzā-hu ou ‘an-hu). La seconde est coranique, sa connotation est religieuse : elle contient l’idée de rétribution de l’acte dans l’au-delà. 159. K. FARUKI, « Al-Aḥkām », article cité, p. 77-78.
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Chapitre V logie morale. La structure de sa doctrine, tout entière commandée par l’herméneutique, respecte, nous le verrons, cette hiérarchie. Il considère par exemple comme légalement nulle toute transaction commerciale sur des biens usurpés, à la différence des écoles malikite et hanéfite, plus “réalistes” sur cette question. Cet exemple caractéristique, récemment analysé par un auteur 160, suffit à montrer que la morale peut intervenir au fondement d’une question de casuistique, et non seulement au niveau de son ra’y. Nous ajouterons une conséquence qui découle des considérations précédentes : la catégorie éthico-juridique peut changer en fonction de l’intention de l’intéressé 161. Nous sommes d’autant plus conforté dans cette conviction qu’en cas de conflit entre les deux échelles de valeurs, l’éthique et la juridique, c’est à la première que Šāfi‘ī accorde la prééminence. Nous en donnerons deux exemples. L’entrée dans le mois de Ramaḍān requiert un témoignage, qui devrait donc, d’après le Coran, être rendu par deux personnes. Šāfi‘ī a effectivement soutenu cette opinion 162, fidèle sur ce point à l’école malikite 163. Mais il aurait finalement opté pour un seul témoin 164, sur la base d’une tradition de ‘Alī 165, et Muzanī atteste que c’était là sa solution égyptienne, dite « nouvelle » (al-ǧadīd). La précédente aurait donc daté de sa période bagdadienne (al-qadīm) 166. C’est qu’en effet l’école hedjazienne était en difficulté sur ce point 167. Devant choisir entre les opinions contradictoires des Compagnons, il se justifie en invoquant le principe de « précaution » (iḥtiyāṭ). Peut-on, en effet, faire prendre le risque à la communauté de perdre un jour de jeûne ? Les autres écoles font preuve de pragmatisme, et surtout adoptent une solution qui apparaît plus rigoureuse, plus “juridique” : en pareil cas, c’est à cet unique témoin supplémentaire qu’elles font obligation de jeûner avant la communauté 168, et telle était aussi l’opinion de Mālik 169. Voici une autre illustration qui suggère, de sa part, une distinction entre la validité juridique d’un acte et sa valeur propre pour la conscience de l’intéressé. Les
160. H. YANAGIHASHI, A History of the Early Islamic Law of Property, Brill, Leyde, 2004, p. 118120. 161. Umm, I, p. 179, l. 24-27 : Šāfi‘ī préfère seulement que le voyageur abrège sa prière, mais il y oblige celui qui refuse la sunna en question. ― Sur ce thème dans les différentes parties du fiqh, cf. l’ouvrage d’ensemble de P. POWERS, Intent in Islamic Law. Motive and Meaning in Medieval Sunni Fiqh, Brill, Leyde, 2006. 162. Umm, II, p. 94, l. 17 ; = MKU, § 4847. 163. SAḤNŪN, Mudawwana, éd. Dār Ṣādir, Beyrouth, s.d., I, p. 193, § Fī llaḏī yarā l-hilāla waḥda-hu. Ṣadr al-dīn AL-DIMAŠQĪ (ob. 780/1378), Raḥmat al-umma fī iḫtilāf al-a’immā, éd. Muṣṭafā al-Ḥalabī, Le Caire, s.d., p. 93 : qāla Mālik lā yuqbalu illā ‘adlāni, wa ‘an al-Šāfi‘ī qawlāni. Le Muwaṭṭa’, dans ses versions de Yaḥyā b. Yaḥyā al-Layṯī et de Šāybānī, est muet sur ce point ; on y trouve seulement le hadith cité par Šāfi‘ī, propos qui ne dit rien du nombre de témoins. 164. Umm, loc. cit. = MKU, § 4845. 165. MKU, § 4846. 166. AL-MUZANĪ, Muḫtaṣar (= Umm, IX), p. 56, l. 9-10 ; ce que confirment aussi les opinions d’Ibn Ḥanbal et Abū Ṯawr, tous deux disciples de Šāfi‘ī durant sa période bagdadienne (Raḥmat al-umma, loc. cit.). 167. ‘ABD AL-RAZZĀQ, Muṣannaf, op. cit., IV, p. 166 sqq. : sont en faveur d’un seul témoin Ibn ‘Abbās, ‘Ikrima, ‘Umar I et ‘Umar II ; ‘Aṭā’ et Ḥasan, en revanche, en préconisent deux. 168. AL-DIMAŠQĪ (Raḥmat al-umma, op. cit., p. 93-94 : wa man ra’ā hilāla ramaḍāna waḥda-hu ṣāma, ṯumma in ra’ā hilāla šawwāl afṭara sirran.) 169. SAḤNŪN, Mudawwana, loc. cit.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī deux peuvent entrer en conflit : or c’est la seconde que notre auteur fait prévaloir, sans se soucier des difficultés pratiques qui en découlent. Si un fidèle prie derrière un imam dont il n’a pas raison de soupçonner la foi, Šāfi‘ī est d’avis que cette prière collective reste valable, même s’il s’avère après-coup que ledit personnage était... un infidèle. En revanche, au cas où l’on prierait avec la conviction qu’il en était ainsi, bien qu’on apprenne par la suite que l’imam était musulman, la ṣalāt en question est entachée de nullité 170. Aussi Šāfi‘ī la fait-il répéter à titre individuel. Contentons-nous pour l’instant de ces quelques réflexions générales, sans anticiper sur un étude plus détaillée de son raisonnement légal. Elles suffisent à éclairer la problématique envisagée au début de cette section. Enfin, sur ce même chapitre de la valeur juridique des actes, la comparaison du vocabulaire šāfi‘ien avec la technicité de la terminologie ultérieure est également instructive. La conception que Šāfi‘ī se fait du taklīf est, au regard de la théorie pleinement élaborée, fort incomplète. Il y manque, avons-nous dit, deux des catégories de l’aspect injonctif (dit taklīfī) du ḥukm ; quant au second volet, le contenu dit « institué » (waḍ‘ī) 171 de la communication divine, il est certes présent par le couple bāṭil/ fāsid (valide/invalide) et Šāfi‘ī garde à l’esprit la possibilité d’une suspension de la Loi dans des cas particuliers – il la nomme ruḫṣa. Mais il ne songe pas encore à nommer son contraire, à savoir la ‘azīma, il ne connaît que farḍ ou wāǧib. En outre, et surtout, les conditions d’applicabilité du ḥukm, les modalités de son exécution (les catégories sabab, māni‘), ne sont pas définies comme telles, elles restent implicites 172. Or, les rapports entre ces deux échelles axiologiques, qui structurent tout le fiqh, signeraient comme une empreinte, selon les partisans de la thèse révisionniste évoquée au seuil de cette étude, l’histoire de cette discipline : Quoiqu’il ait été incorporé dans ce système de devoirs religieux [c’est-à-dire l’échelle taklīfī des actes légaux], le domaine juridique n’y a pas été totalement assimilé, les relations juridiques n’ont pas été réduites ou formulées en termes de devoirs religieux et moraux, le champ d’application du droit a conservé un caractère technique qui lui est propre, et le raisonnement juridique a pu se développer selon sa propre logique. Le fait que les concepts permis-défendu et valide-invalide fussent dans une large mesure compatibles permit à ce second couple, joint au concept voisin d’effet juridique, d’être adapté au système. Il existe donc une nette distinction entre le domaine purement religieux et celui du droit proprement dit, et nous sommes fondés à utiliser l’expression du droit islamique pour le domaine juridique qui, en étant incorporé dans le système de droits religieux de l’Islam, fut modifié soit matériellement soit formellement, mais en aucune manière profondément 173.
170. Umm, I, p. 164, chapitre : Ṣalāt al-raǧul bi-l-qawm lā ya‘rifūna-hu. 171. En effet, contrairement à l’autre, il dépend de la seule volonté du Législateur et ne concerne pas la responsabilité de l’assujetti. 172. Sur ces classifications relatives aux statuts des actes, et notamment cette double échelle de valeurs, cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 323-342 ; Mahmassani (S. MAHMASSANI, Falsafat al-tashrī fī (sic) l-islām, the Philosophy of Jurisprudence in Islam, Leyde, Brill, 1961, p. 7), propose de traduire le couple waḍ‘ī/taklīfī par « declaratory/mandatory ». 173. J. SCHACHT, Introduction au droit musulman, op. cit., p. 166.
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Chapitre V Ces lignes sont à mettre en perspective avec la thèse de leur auteur selon laquelle la première moitié du second siècle de l’hégire, c’est-à-dire la génération qui précéda la naissance de Šāfi‘ī, aurait vu l’islamisation d’un droit étranger préexistant. Ainsi s’expliquerait l’amalgame imparfaitement réalisé entre les deux échelles axiologiques dont il est question dans le passage cité. Ces remarques sont sans doute valables à basse époque, mais la lecture du corpus šāfi‘ien laisse penser qu’il s’agit là d’une extrapolation qui réclame une démonstration pour la période primitive. En effet, l’assimilation d’un système étranger aurait dû entraîner la présence d’un système de valeurs déjà évolué. Or nous ne constatons rien de tel dans l’œuvre de Šāfi‘ī, où les deux axiologies présentent le même archaïsme. D’autre part, on peut aussi bien penser, non sans quelque bon sens, que l’échelle des valeurs éthico-religieuses tirée directement des textes engage la conscience : elle a donc été la première, et l’autre, juridique, lui est postérieure tant logiquement que chronologiquement. L’hypothèse d’un terrain préexistant assimilé par le fiqh devient en grande partie inutile. En effet, il est possible de construire avec la première une casuistique complète, c’est-à-dire de se demander, à l’intérieur des textes-sources, si les actions humaines sont obligatoires, recommandées, interdites, etc. À partir de la doctrine ainsi constituée, un développement naturel fait intervenir une autre échelle de valeurs. Pour ne prendre qu’un exemple, si le légiste, complétant Cor. V, 6, se demande de quels éléments était constituée l’ablution au temps du Prophète, il en vient, après en avoir dressé la liste, à rechercher quel est le statut, valide ou non, d’une ablution où manquerait une composante qu’il juge fondamentale. Il examinera ce qu’il en est des pratiques secondaires, qui pourraient a priori suppléer la manière normale de l’effectuer et se posera d’autres questions de ce genre. Pour y répondre, il sera amené à créer deux catégories nouvelles, purement techniques, le valide et l’invalide, qui s’amalgameront à la doctrine issue des textes-sources. Toute schématique et approximative, historiquement parlant, que soit cette vue de l’esprit, elle a l’avantage de respecter la logique interne des textes. Enfin, le modèle trop systématique proposé par Schacht et son école oblige à admettre plusieurs hypothèses difficilement vérifiables : le fiqh serait né en Irak, et le Hedjaz contemporain n’aurait eu qu’une faible part dans sa première évolution. Contre ce postulat militent, nous l’avons vu, les données historiques et les témoignages des textes que nous étudions. Il n’est pas certain non plus qu’on puisse parler, en ces temps obscurs, d’un fiqh au visage uniforme dans les différentes régions de l’empire. Quant aux influences, on voit mal comment elles auraient eu la même importance dans l’ensemble de l’empire, et de quelle manière Médine ou La Mecque auraient pu subir celles de Damas ou d’Irak. Nos textes laissent seulement à penser qu’on s’efforçait au Hedjaz de repenser les réalités d’un environnement évolutif à la lumière d’un matériau accumulé par les générations précédentes. Le fait que déjà celui-ci portait un nom, faisait l’objet d’une certaine « science », nous conduit maintenant à nous intéresser aux rapports de celle-ci avec le fiqh.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī IV. Šāfi‘ī, étape décisive de la science légale 1.‘Ilm et fiqh avant Šāfi‘ī Pour mieux comprendre l’originalité de notre auteur – fonder une science du fiqh – il n’est pas inutile de jeter un regard sur la signification que recouvraient avant lui les termes ‘ilm et fiqh. C’est qu’en effet, avant de correspondre à des notions aux contours bien définis qu’ils garderont durant l’époque classique, ils ont connu une évolution et probablement une période de tâtonnements. Cette préhistoire, demeurée en grande partie obscure, est encore à écrire. À défaut de pouvoir la retracer avec précision, il nous suffira ici d’en marquer quelques jalons 174. Il est vraisemblable que le ‘ilm fut constitué, durant tout le premier siècle de l’hégire et même au-delà, par un ensemble de traditions relatives à l’islam primitif, étroitement associées au mot de sunna. Transmises à la postérité par les « Anciens », objet d’une quête particulière, le ṭalab al-‘ilm, elles en vinrent rapidement à être auréolées dans certains milieux – toutes factions politico-religieuses confondues – d’une pieuse vénération. ‘Ilm et fiqh sont à cette époque suffisamment distincts pour autoriser à écrire que le premier désigne « à part le Coran et son interprétation [...] la connaissance sûre des prescriptions légales émanant du Prophète et de ses Compagnons » 175. Les recherches récentes n’ont pas démenti cette ancienne analyse 176. Une telle définition de la “science” est somme toute restrictive, puisqu’elle ne laisse guère de place à l’autonomie individuelle. Elle a quelque affinité avec le ‘ilm de la Révélation, qui possède un ensemble de traits distinctifs : sans rapports avec le savoir humain – le pluriel ‘ulūm est d’ailleurs absent du texte sacré – il porte exclusivement sur des vérités sapientiales, religieuses ou surnaturelles qui trouvent une expression dans le dogme et le rituel. De ce fait, « il s’hérite et ne s’acquiert point » 177 ; il est vérité et certitude (yaqīn), apte à guider la conscience (hudā), en opposition marquée avec les errements
174. J. van ESS, « The Early Development of kalām », article cité, p. 231, n. 2. 175. I. GOLDZIHER, EI1, article Fiqh et, plus nettement encore, du même auteur, Die Richtungen der islamischen Koranauslegung, Leyde, 1920, p. 62 : « Unter “Wissenschaft” versteht der islamische Theologe [il s’agit de Ṭabarī] jedoch niemals die Ergebnisse eigenen Denkens oder gar die von unzünftigen Seite geholte Information, sondern ausschliesslich die auf die allein massgebenden Quellen des Wissens, auf den Propheten selbst oder die Genossen des Propheten traditionell zurückgeführten Belehrungen. Nur wer seine Behauptung auf diese Quellen zurückführen kann, hat ‘ilm, Wissenschaft ; alles andere ist ra’j, willkürliche Gutdünken, und hat nicht Anspruch darauf, Wissenschaft genannt zu werden ». Dans ses Muhammedanische Studien (trad. fr. L. Bercher, sous le titre : Études sur la tradition islamique d’Ignaz Goldziher, Paris, 1952), le ‘ilm est constitué de la Sunna et du Hadith (p. 219). 176. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 33, n. 114 et p. 162. L’auteur insiste sur cette dichotomie primitive entre ‘ilm et fiqh, puis définit le premier comme englobant, outre les avis des Compagnons, les récits exhortatoires (al-tarġīb wa l-tarhīb), les vertus (faḍā’il) reconnues à certaines autorités politico-religieuses, ainsi que les aḥkām relatifs au ḥalāl et au ḥarām. Le ‘ilm récapitule par conséquent toute la piété édifiante des premières générations. Dans une source ‘ibāḍite du Ier s., Ṣuḥār al‘Abdī polémique contre les qadarites au moyen du ‘ilm, censé contredire leur doctrine (J. van ESS, « The Early Development of kalām », art. cité, p. 111). 177. F. ROSENTHAL, Knowledge Triumphant, Leyde, 1970, p. 29-30 ; J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 13-14 ; J. CORBON, « Notes sur le vocabulaire de la prédication des premières sourates mekkoises », M.U.S.J., XXXVI-5 (1959), p. 177-178 ; M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, « Le sens du substantif ġayb dans le Coran », dans Mélanges Louis Massignon, I.F.D., Damas, 1957, II, p. 245-250.
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Chapitre V de la pensée, les tâtonnements de la conjecture (ẓann), eux-mêmes fréquemment associés à de coupables désirs (hawā) 178. Il est donné aux prophètes, qui le transmettent à l’humanité, ou à certains êtres privilégiés – d’où l’expression fréquente allaḏīna ūtū l-‘ilm 179. En plusieurs passages du Coran, il s’identifie à la Révélation 180 ; réciproquement, celle-ci se définit comme savoir, Livre ou sagesse, apporté, précisément, aux hommes de l’« Ignorance » (ǧāhiliyya). Le Coran suggère, puisqu’il est conféré inégalement aux hommes, que les prophètes se trouvent à la tête de cette cohorte de « ceux qui savent ». Les compilations canoniques de hadiths contiennent pour la plupart un « chapitre sur la science » (kitāb al-‘ilm) 181. Indépendamment du problème de leur authenticité, ces textes reflètent nécessairement la conception que s’en faisait l’islam primitif. Or l’on constate qu’il s’agit exclusivement d’un héritage de valeurs religieuses, puisées dans le Coran ou la Tradition, et qu’il n’est jamais fait référence à ce que les générations suivantes auraient pu y ajouter, comme pour rappeler, à l’heure même où les “sciences islamiques” commencent à se constituer 182, « the superiority of [...] traditional information over independent judgement (ra’y, iǧtihād, kalām, qiyās) » 183. Ce ‘ilm garde quelque connexion avec son prédécesseur, puisqu’il est parfois qualifié d’inspiré 184. Autre observation concordante, ces ouvrages contiennent des informations sur les règles de sa transmission. Des traditions définissent la science comme comprenant le Coran, la Sunna et le fiqh 185. Une telle conception aurait prévalu tout au long du Ier siècle 186. Dans la poésie ancienne, le ‘ilm est le ta’wīl du Coran 187. Ibn Wahb (ob. 463/1070) définit ce qu’était la science pour les Anciens (salaf) : il s’agit exclusive-
178. T. IZUTSU, Ethico-religious Concepts in the Koran, Montreal, 1966, p. 132-133, 141 ; J. van ESS, TG, IV, p. 567. 179. Cf. H. RINGGREN, « The Conception of Faith in the Koran », Oriens, vol. 4-1 (1951), p. 14, pour les versets correspondants. Les versets suivants montrent qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme d’inventer ce ‘ilm : Cor. XVI, 27 ; XXII, 13 ; XXVIII, 80 ; XXIX, 40 ; XXXIV, 6 ; LVIII, 2, etc. 180. Cor. II, 145 ; III, 61 ; XXII, 54. 181. On en trouve l’analyse dans F. ROSENTHAL, Knowledge, op. cit., chapitre V, p. 70-97. 182. Ces silences plaident naturellement en faveur de l’archaïsme des traditions en question. 183. F. ROSENTHAL, Knowledge, op. cit., p. 74, à propos d’un kitāb al-‘ilm parmi les plus anciens, celui d’Abū Ḫayṯama (ob. 234/848). Cette conclusion vaut pour les autres recueils sensiblement contemporains. Cf. aussi R. MARSTON SPEIGHT, « The Function of Hadīth as Commentary on the Qur’ān, as Seen in the Six Authoritative Collections », dans A. RIPPIN (éd.), Approaches to the History of the Interpretation of the Qur’ān, op. cit., p. 66. Sur la supériorité, à haute époque, du ‘ilm (savoir transmis) sur le ra’y (opinion individuelle), sorte de savoir inventé, cf. IBN ‘ABD AL-BARR, Ǧāmi‘ bayān al-‘ilm wa faḍli-hi, Beyrouth, s.d., II, p. 30-33. 184. IBN ‘ABD AL-BARR, Ǧāmi‘ bayān al-‘ilm wa faḍli-hi, op. cit., II, p. 25 : wa ḏakara Ibn Wahb fī Kitāb al-‘ilm min ǧāmi‘i-hi qāla : “sami‘tu Mālikan yaqūlu : ‘inna l-‘ilm laysa bi-kaṯrati l-riwāya walākin nūr ǧa‘ala llāhu fī l-qulūb’; wa qāla fī mawḍi‘ āḫar min ḏālika l-kitāb : “wa qāla Mālik : ‘al-‘ilm wa l-ḥikma nūr yahdī bi-hi llāhu man yašā’ wa laysa bi-kaṯrati l-masā’il’”. Ce passage est à comparer avec une réflexion similaire de Šāfi‘ī dans la Risāla (§ 46). 185. A.J. WENSINCK, Handbook, op. cit., article « Knowledge » ; T. NAGEL, The History of Islamic Theology, op. cit., p. 137. 186. N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 18 sqq. 187. F. ROSENTHAL, Knowledge, op. cit., p. 42, n. 3.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī ment de propos de Compagnons 188. On attribue à l’un de leurs illustres représentants, Dāwud al-Ẓāhirī, un ouvrage, aujourd’hui perdu, sur le savoir que procurent nécessairement les traditions, ouvrage intitulé Kitāb al-ḫabar al-mūǧib li-l-‘ilm 189. Tirmiḏī (ob. 279/892) « understood knowledge as referring exclusively to the science of tradition » 190. Le Kitāb al-‘ilm d’Ibn Wahb, récemment découvert, ne contient que des traditions 191, et Ibn Qutayba, parlant du ‘ilm, ne s’en fait pas une conception différente 192. Les aḫbār réunis par Šāfi‘ī, qui remontent souvent aux Compagnons, apportent naturellement eux aussi un témoignage de ce genre 193. Cette première strate sémantique du ‘ilm n’est pas absente de la pensée de Šāfi‘ī, qui emploie le mot dans cette acception. Le ‘ilm concerne, dans la Risāla, la Loi 194, mais pas exclusivement : il contient non seulement ses procédés d’élaboration, mais aussi ses matériaux premiers, qu’il s’agisse de la « première » ou de la « seconde science » 195. Dans toute son œuvre, Šāfi‘ī s’appuie sur ce ‘ilm : il ne cesse d’invoquer l’autorité de ses détenteurs (ahl al-‘ilm), et surtout leur consensus tacite, au moyen des mêmes formules qui reviennent fréquemment sous sa plume, telles que : lam aǧid min ahl al-‘ilm mimman ḥafiẓtu ‘an-hu muḫālifan fī anna...”, lam a‘lam mimman yunsabu ilā l-‘ilm..., sami‘tu man arḍā min ahl al-‘ilm... 196. Il nous est rarement possible d’identifier l’objet de ce ‘ilm, si ce n’est de manière indirecte, comme nous tenterons de le faire plus loin. Mais parfois, Šāfi‘ī précise sa pensée. Dans la Risāla, il fait référence aux ahl al-‘ilm bi-l-lisān, ahl al-‘ilm bi-l-ḥadīṯ, ahl al-‘ilm bi-l-maġāzī, ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān. Il est très digne de remarque que, dans le Kitāb al-Umm, ce sont exactement les mêmes disciplines qui, à côté de divers arts et métiers, définissent les ahl al-‘ilm : Šāfi‘ī leur attribue, par conséquent, le savoir dont il vient d’être question 197. Il apparaît d’ores et déjà que ce ‘ilm est l’auxiliaire, et sans doute la base indispensable, de la “science légale” 198. Il a contribué, selon le propre témoignage de Šāfi‘ī, à sa
188. IBN ‘ABD AL-BARR, Ǧāmī‘ bayān al-‘ilm wa faḍli-hi, op. cit., II, p. 29-30. Il cite al-Awzā‘ī, Qatāda, Muǧāḥid, Sa‘īd b. Ǧubayr. 189. F. ROSENTHAL, Knowledge, op. cit., II, p. 77. 190. F. ROSENTHAL, Knowledge, op. cit., p. 87. 191. M. MURANYI, Materialien zur mālikitischen Rechtsliteratur, Wiesbaden, 1984, p. 11 ; IBN WAHB, Kitāb al-Muwaṭṭa’, kitāb al-muḥābara, éd. M. Muranyi, Harrassowitz, Wiesbaden, 1994, p. 50. 192. Cf. le kitāb al-‘ilm wa l-bayān, in ‘Uyūn al-aḫbār (éd. Aḥ. Zakī al-‘Adwī, Caire, 1925-1930), II, p. 116 sqq. 193. Par ex., Umm, VI, p. 143, l. 28, où Ibn ‘Abbās blâme les Compagnons qui cherchent leur ‘ilm dans d’autres Écritures que le Coran ; ou encore Umm, VI, p. 104, l. 2. 194. N. CALDER, « Ikhtilâf and Ijmâ‘... », art. cité, p. 70. 195. Risāla, § 964 (yanqulu-hu ‘awāmmu-hum ‘an man maḍā min ‘awāmmi-him) ; § 967 (aḫbār al-ḫāṣṣa, lā aḫbār al-‘āmma). 196. Voici les paragraphes de la Risāla où ces expressions interviennent : 260, 299, 354, 388, 399, 464, 478, 479, 518, 540, 624, 938, 1080, 1533, 1536, 1559. De là son interrogation in Umm, VI, p. 136, dernière l. : a-yaǧūzu li-aḥadin yunsabu ilā šay’in min al-‘ilm anna qiṣṣata-hu rawā-hā ‘an raǧul laysat kamā qaḍā bi-hi ? 197. Y. MAR‘AŠLĪ, Fahāris al-Umm, op. cit., p. 535, à l’expression ahl al-‘ilm bi-. 198. Il va jusqu’à dire (MKU, § 1007 = Umm, I, p. 74, l. 9), que le consensus des ‘ulamā’ peut abolir la Sunna prophétique, ce qui n’a de sens, étant donné la place qu’il assigne au Hadith prophétique, que dans la mesure où ce ‘ilm est de même nature que celui-ci.
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Chapitre V formation initiale 199. Tout ce qui, en revanche, ressortit, de près ou de loin, au ra’y, Šāfi‘ī répugne à lui donner le titre de ‘ilm : on chercherait vainement dans son œuvre l’expression ahl al-‘ilm bi-l-ra’y. C’était là l’attitude communément partagée par les ahl al-ḥadīṯ 200. Il parle même d’opinion de l’âme (ra’y al-nafs), qu’il interdit lorsqu’il dispose d’un consensus des Compagnons ou des Successeurs 201. Les divergences qu’il constate entre les cités portent précisément, comme nous le verrons, sur le ra’y, le fiqh ou la futyā : l’accord entre fuqahā’, lorsqu’il existe, lie Šāfi‘ī au même titre qu’une tradition 202. En un certain sens, nous l’avons vu, le ‘ilm s’oppose dans les plus anciens textes au ra’y qui aurait été le fruit, selon Goldziher, de « la recherche indépendante qui s’affirme dans les questions légales se posant, lorsqu’il n’y a pas d’éléments analogues fournis par la Tradition ou bien qu’on les ignore, la décision fondée sur sa propre opinion » 203. L’auteur de cette définition est à même, en effet, de donner plusieurs exemples, tirés notamment des Ṭabaqāt d’Ibn Sa‘d, où le ra’y se pose en source légale autonome, distincte du ‘ilm. Bravmann a pu vérifier cette analyse sur les textes “profanes” de cette période. Il est amené à considérer lui aussi le couple ‘ilm/ra’y comme originellement antithétique. Le ‘ilm doit s’entendre comme la mémoire commune d’événements historiques, de conduites individuelles exemplaires et de normes tribales, capables de guider efficacement l’individu ou la communauté, face à une situation donnée. Le ra’y, dont la connotation est voisine de ḥazm, ḥilm et ‘aql, suppose l’écart par rapport à de tels précédents, en ce qu’il manifeste le jugement individuel, la réflexion, le calcul, en d’autres termes l’invention, l’indépendance relative par rapport au ‘ilm : « ‘ilm refers to matters for the settling of which one has already established procedures (or norms) » 204. Mais Goldziher, et après lui Juynboll 205, franchissent un pas supplémentaire au-delà du témoignage des textes : ils font purement et simplement du fiqh le synonyme de ra’y, et donnent à penser que ces deux activités mentales, ‘ilm et fiqh, étaient à cette époque indépendantes et comme opposées l’une à l’autre 206. Cette
199. Risāla, § 336 (abrogation de Cor. LXXIII, 1-4). Dans le Kitāb al-Umm, cette formation est indiquée par la formule récurrente mimman laqītu-hu mimman ḥafiẓtu ‘an-hu min ahl al-‘ilm. 200. J. van ESS, TG, IV, p. 729. 201. Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII), p. 232, l. 6. 202. Umm, VII, p. 256-257 ; Umm, VI, p. 113, l. 5-6 : kayfa aruddu šahādata llaḏī huwa ḫayr, bi-lā kitāb wa lā sunna wa lā aṯar wa lā amr iǧtama‘at ‘alayhi ‘awāmm al-fuqahā’ ? 203. I. GOLDZIHER, EI1, article Fiḳh. 204. M. BRAVMANN, The Spiritual Background of Early Islām, Leyde, 1972, p. 177-188. 205. G.H.A. JUYBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 33. 206. Goldziher (I. GOLDZIHER, The Ẓāhirīs, op. cit., p. 18) ne faisait que reprendre une hypothèse de Kremer. Il postulait l’existence d’un premier stade où le fiqh était « the authoritative interpretation according to the Koran », donc en accord avec le ‘ilm, pour devenir ultérieurement « contrasted to ḥadīṯ ». Les écrits de Šāfi‘ī n’apportent toutefois pas la preuve de ladite évolution. Certains textes pouvaient a priori lui donner raison. On lit par ex. chez IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 210, que Šāfi‘ī déclarait : « nous sommes tributaires (‘iyāl ‘alā) des Irakiens en matière de fiqh » ; dans une version parallèle (ibid.), fiqh est remplacé par ra’y. Mais Abū Ḥanīfa manifeste déjà un intérêt pour les traditions et la manière de les authentifier (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 33) : il n’est donc pas certain qu’au premier stade de son évolution le ra’y ait été indépendant du Hadith. Pour d’autres détails là-dessus, cf. M.M. A‘ẒAMĪ [AZMI], On Schacht’s Origins, op. cit., p. 85-90.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī extrapolation nous apparaît d’autant plus hâtive que Goldziher cite plusieurs cas où un même personnage, tel Ibn ‘Abbās, était réputé exceller autant dans le ‘ilm que dans le fiqh, ce qui donne à penser que les deux domaines, loin de se contredire, devaient de quelque manière se compléter 207. Si le fiqh, étymologiquement, signifie intelligence, perspicacité, compréhension 208, acception qu’il garde dans le Coran – cf. l’expression tafaqqaha fī l-dīn –, voire dans des textes postérieurs 209, il se rencontre généralement, dans les anciens textes, associé au ‘ilm. De nombreux témoignages peuvent être tirés des Ṭabaqāt d’Ibn Sa‘d ou de sources contemporaines 210. Dans les plus anciennes attestations du mot, comme le Fiqh al-akbar d’Abū Hanīfa, ainsi qu’une lettre de ce dernier à ‘Uṯmān al-Battī, il porte tant sur le dīn que sur les aḥkām. L’intelligence de celui-là, qu’il faut comprendre comme relatif à la foi, est supérieure, écrit-il, à la connaissance des seconds. Elle ne consiste pas à accumuler du ‘ilm, c’est-à-dire des traditions, mais doit au contraire viser à pénétrer celui-ci par l’intelligence. Ce qu’Abū Ḥanīfa considère comme le fiqh « majeur » est donc le kalām avant la lettre 211. Sa version la plus ancienne, dite Fiqh al-absaṭ, justifie cette interprétation : elle contient l’expression al-fiqh fī l-‘ilm à la place de fiqh al-aḥkām 212. Hārūn al-Rašīd exhortait son gouverneur, Harṯama b. A‘yan, à prendre conseil auprès de ceux « qui ont l’intelligence de la religion de Dieu et le savoir de Son Livre » (ūlī l-fiqh fī dīni llāh wa ūlī l-‘ilm fī kitābi llāh) 213. Les témoignages abondent dans le domaine légal, nous n’en citerons qu’un faible échantillon. Déjà les Compagnons, censés posséder le ‘ilm relatif à la Sunna et au Coran, sont réputés avoir exercé leur intelligence sur l’héritage prophétique. Il est à noter que leurs désaccords portèrent sur l’interprétation de celui-ci, leur fiqh ou leur
207. Les travaux les plus récents sur les origines du kalām n’autorisent même pas à dire que, dans ce courant rationalisant, la raison ait été érigée en autorité souveraine ; ainsi à Baṣra au IIe s., « Vernunft war hier kein Weltprinzip, sie vermittelte auch nicht in erster Linie intellektuelle Einsichten [...]. Sie war darum nicht zu trennen von dem ‘ilm, dem “Wissen”, das, im Koran oder im Ḥadīṯ, eine Autorität für sich darstellte und von ihr nur exegetisch behandelt werden konnte. Selber schuf sie keine Fundamente [...] Was Baṣra demgegenüber auszeichnete, war der Versuch, dieses Ideal auf eine Ḥadīṯbasis zu stellen. Das Material war keineswegs baṣrisch ; aber die Sammlungen entstanden hier ». (J. van ESS, TG, II, p. 118-119). 208. Cette valeur est générale en sémitique : cf. I. GOLDZIHER, On the History of Grammar among the Arabs, J. Benjamin, Amsterdam, 1994, p. 50. 209. Cf., p. ex., al-Ḥākim AL-NĪSĀBŪRĪ qui consacre, dans son Kitāb ma‘rifat ‘ulūm al-ḥadīṯ, un chapitre au fiqh al-ḥadīṯ (p. 58-63) ; ou encore IBN ABĪ ḤĀTIM AL-RĀZĪ, Ǧarḥ, op. cit., I, p. 10 sqq, qui consacre aux grands traditionnistes du IIe s. des rubriques telles que : mā ḏukira min ‘ilmi-hi wa fiqhi-hi. 210. Cf. par ex. les citations qu’en donne Horovitz, à propos de personnages tels qu’Abān b. ‘Uṯmān, ‘Urwa b. l-Zubayr, Šuraḥbīl b. Sa‘d, Wahb b. Munabbih, ‘Abdallāh b. Abī Bakr, Ibn Sa‘d, al-Zuhrī, etc. (« The Earliest Biographies of the Prophet », Islamic Culture, I-4 (1927) et II-1, 2, 4 (1928). 211. A. HASAN, The Early Development, op. cit., p. 3 ; J. van ESS, Die Erkenntnislehre, op. cit., p. 14. 212. J. van ESS, TG, I, p. 207-209. D’autres manuscrits portent même fiqh al-aḥkām wa l-sunan (A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 104, n. 2). Sur la diversité des nuances du mot dīn à cette époque, cf. J. van ESS, TG, IV, p. 565-567. Pour une analyse du Kitāb al-‘ālim wa l-muta‘allim, commentaire de la profession de foi d’Abū Ḥanīfa par Abū Muqātil al-Samarqandī (ob. 208/823), cf. J. SCHACHT, « An Early Murci’ite Treatise... », Oriens, XVII (1964), p. 96 sqq. ; voir aussi un autre commentaire, un peu plus tardif, dû à Abū Layṯ al-Samarqandī, éd. critique et commentaire par H. DAIBER, The Conception of Belief in the 4th/10th Century, Tokyo, 1995. 213. I. GOLDZIHER, Études sur la Tradition islamique, op. cit., II, p. 84.
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Chapitre V ra’y, non sur ce ‘ilm 214. Pour Muqātil (ob. 150/707), la connaissance du Coran est indispensable à son interprétation 215. Dans le Muwaṭṭa’, Mālik fait souvent référence aux ahl al-‘ilm wa l-fiqh, et comme Šāfi‘ī lui-même, commence chaque chapitre par énumérer des aḫbār (prophétiques ou non) avant d’indiquer son propre jugement, guidé par cette mémoire préalable. Son disciple, dans le Kitāb al-Umm, adopte le même procédé et fait souvent suivre plusieurs aḫbār, avant d’exposer sa propre doctrine, par la sentence stéréotypée : wa bi-kulli hāḏā na’ḫuḏ (« et tout ceci, nous l’adoptons »). Il apporte aussi son témoignage personnel : il a rencontré plus d’un Successeur qui, dans les métropoles de l’Empire, donnent des fatwas sur la base de traditions 216. Il n’est donc pas surprenant de voir Šāfi‘ī condamner toute décision légale quand elle ne se fonde pas sur un précédent normatif 217. Šaybānī exprime lui aussi sans ambages cette complémentarité 218. Au témoignage de ses biographes, l’un des maîtres de Šāfi‘ī, Sufyān b. ‘Uyayna, demandait parfois à son disciple l’explication (fiqh) de tel hadith, comme nous avons vu précédemment 219. Šāfi‘ī répète lui-même, malgré toute l’importance du Hadith dans sa fameuse épître, qu’il ne suffit pas d’en être un expert pour être un bon faqīh 220. Néanmoins, il lui arrive encore d’identifier purement et simplement le ‘ilm à l’héritage du Prophète et de la Révélation 221. Muḥammad b. ‘Abd al-Ḥakam, un contemporain de Šāfi‘ī, définissait le fiqh comme la manière originale de tirer, du Coran ou d’une sunna, un principe susceptible d’une multitude d’applications particulières 222. En revanche, le ‘ilm restait pour lui réduit aux traditions ou à la Sunna 223. Une anecdote rapportée par Subkī fait parfaitement ressortir l’articulation dont nous parlons : le fiqh bien conduit consiste à trouver le ḫabar approprié, puis à savoir en tirer
214. Aḥ. AMĪN, Faǧr al-islām, Caire, Mak. al-Nahḍa, 1945, p. 235 sqq., pour des exemples. Šāfi‘ī en donne d’autres dans sa Risāla, § 1214-1235. 215. La yakūnu l-raǧul faqīhan kulla l-fiqh ḥattā yarā li-l-qur’ān wuǧuhan kaṯīra. (cité par ‘Abdallāh Maḥmūd ŠAḤĀṬA, al-Ašbāh wa l-naẓā’ir, Caire, al-Hay’a al-miṣriyya al-‘āmma li-l-kitāb, 1975, p. 77, n. 1). 216. Risāla, § 1246-1247. 217. Šāfi‘ī s’exprime sur ce point indépendamment du rôle du ḫabar dans sa doctrine, blâmant l’exercice du ra’y qui s’affranchit d’un antécédent : al-qawl bi-mā istaḥsana šay’ yuḥdiṯu-hu, lā ‘alā miṯāl sabaqa (Risāla, § 70) ; lam yaǧ‘al Allāh li-aḥad ba‘da l-rasūl an yaqūla illā min ǧihati l-‘ilm maḍā qabla-hu (Risāla, § 1468) ; man abāḥa la-ka an tuḥilla wa tuḥarrima wa tufarriqa bi-lā miṯāl mawǧūd taḥtaḏī bi-hi ? (Ǧamā‘ al-‘ilm, § 105) ; Umm, VI, p. 106, l. 16 : hal fī diyat al-mar’a siwā mā waṣafta min al-iǧmā‘ amr mutaqaddim ? ; p. 168, l. 28 : qulta bi-ra’yi-ka lā mutaqaddima la-ka fī-hi. 218. Lā yastaqīmu l-ḥadīṯ illā bi-l-ra’y wa lā yastaqīmu l-ra’y illā bi-l-hadīṯ, cité par É. CHAUMONT, EI2, article Shaibānī. 219. Chapitre II, § III-1. 220. Risāla, § 1104. À un traditionniste malikite qui se piquait de briller dans le fiqh, comme dans le Hadith, Šāfi‘ī opposa une énergique fin de non-recevoir (IBN ABĪ HĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 135). 221. Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 296, l. 20 sqq. 222. Al-faqīh [...] allaḏī yastanbiṭu aṣlan min kitāb aw sunna lam yusbaq ilayhi ṯumma yuša‘‘ibu fī ḏālika l-aṣl mi’ata ši‘ab (AL-NAWAWĪ, Tahḏīb al-asmā’ wa l-luġāt, op. cit., I, p. 62). Le théologien mu‘tazilite alNaẓẓām, un contemporain de Šāfi‘ī, se plaint qu’à son époque, « le faqīh ment dans ses hadiths » (J. van ESS, « Ein unbekanntes Fragment des Naẓẓām », dans W. HOENERBACH (éd.), Der Orient in der Forschung. Festschrift Otto Spies, Harrassowitz, Wiesbaden, 1967), p. 171, § 2. 223. M. MURANYI, Materialien, op. cit., p. 11.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī une application pour le problème posé 224. Les recherches récentes confirment l’existence, dès la première moitié du IIe siècle – tout au moins à Médine – d’un fiqh étroitement dépendant du ‘ilm 225. Les textes de Šāfi‘ī confirment le bien-fondé de la distinction que nous venons d’établir, tout en permettant de mesurer l’évolution sémantique accomplie au tournant du IIIe siècle. Ils constituent une preuve supplémentaire de l’intensité des débats, de nature exégétique, que la recherche récente prend en compte, nous l’avons vu, pour tenter de saisir le “droit musulman” à ses origines. D’une manière générale, Šāfi‘ī parle souvent de ses adversaires irakiens, ahl al-ra’y ou ahl al-kalām, comme de ceux qui se piquent de « science » (mimman yunsabu ilā l-‘ilm) 226. Il laisse donc entendre que le ‘ilm véritable leur fait défaut. Quant aux ahl al-fiqh, ils dépassent à peine, dans le Kitāb al-Umm, la douzaine d’occurrences 227. À une exception près, l’expression est prise en bonne part. Dans un cas au moins, le sens originel du mot fiqh semble attesté 228. Mais surtout, il apparaît en connexion étroite avec le ‘ilm, le savoir de la Tradition 229, il n’y a
224. Une femme qui lavait les morts demanda à un cercle de traditionnistes, dont faisaient partie Yaḥyā b. Ma‘īn, Abū Ḫayṯama, Ḫalaf b. Sālim, si cette pratique était permise. Ils furent incapables de répondre. Abū Ṯawr émit un avis favorable en argumentant de la manière suivante : ‘Ā’iša se rappelait que le Prophète lui disait : « tes menstrues ne t’appartiennent pas » [c’est-à-dire sont un phénomène physiologique indépendant de ta volonté] et elle disait aussi : « je faisais la raie dans les cheveux du Prophète en les humidifiant, alors que j’avais mes règles ». Et Abū Ṯawr d’en conclure par un syllogisme a fortiori : « si elle le faisait sur la tête d’un vivant, c’est à plus forte raison possible avec la tête d’un mort » (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 76-77, notice relative à Abū Ṯawr). 225. « Das frühe Fiqh von Medina wie es sich im hier veröffentlichten Manuskriptfragment darstellt [le Kitāb al-Ḥaǧǧ de ‘Abd al-‘Azīz al-Māǧišūn, ob. 164/780] kommt ohne Anwendung des Ḥadīṯmaterials zur Stützung des medinensischen Rechtslehre nicht aus [...] Allein vom Fiqh, im Sinne von ra’y kann bei alMaǧišūn keine Rede sein ; die hier behandelten 27 Zeilen aus dem Kitāb al-Ḥaǧǧ lassen vielmehr ein Werk erkennen, das als Kompendium der Jurisprudenz praktischen Bedürfnissen der Zeit entsprach, ohne das zu seiner Enstehungszeit – im frühen zweiten Jahrhunderts d. H. – bereits vorhandene Ḥadīṯ zu ignorieren ». (M. MURANYI, Ein altes Fragment, op. cit., p. 90). 226. Pour les ahl al-ra’y irakiens, cf. le début des passages-disputationes ; pour les ahl al-kalām, cf. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 4, début. 227. Y. MAR‘AŠLĪ, Fahāris, op. cit., à cette expression. 228. Umm, VI, p. 8, l. 14 (ahl al-fiqh wa l-naẓar) ; dans la Risāla, la diversité des interprétations montrent l’embarras des traducteurs ; le sens proposé ici semble bien convenir aux passages suivants : § 1114, 1218, 1219. 229. Ex. : Umm, IV, p. 25, l. 9 : maḍat bi-hā al-sunna wa ‘amila bi-hā ġayru wāḥidin min aṣḥābi rasūl Allāh wa lā yaḫtalifu ahl al-‘ilm bi-baladi-nā ‘alimnā-hu fī iǧāzati-hā wa ‘awāmm fuqahā’ al-amṣār ; V, p. 5, l. 1011 : la population (‘āmma) interroge les fuqahā’, qui répondent sur la base d’un hadith d’Abū Hurayra ; VI, p. 113, l. 5-6 : wa qad ruwiya hāḏa ‘an ba‘ḍi aṣḥāb an nabī [...] wa huwa qawlu ‘adad man laqītu min ahl al-‘ilm wa l-muftīn ; VI, p. 206, l. 12 : ammā l-raǧul min ahl al-fiqh yas’alu ‘an al-raǧul min ahl al-ḥadīṯ ; VII, p. 232, l. 6 : a-yaǧūzu li-aḥad ya‘qilu šay’an min ahl al-fiqh an yatruka qawla ‘Umar ? ; VII, p. 339, l. 9-10 : kāna ‘Alī b. Abī Ṭālib lā yaqbalu l-ḥadīṯ ‘an rasuli llāh [...] wa lā ya‘rifu-hu ahl al-fiqh. Qāla Abū Yūsuf : mā kuntu aḥsabu aḥadan min ahl al-fiqh yaǧhalu hāḏā [c’est-à-dire un hadith prophétique] ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 53 (éd. Ḥaydar) : waǧadtu aqāwīl man ḥafiẓtu ‘an-hum min ahl al-fiqh, kullu-hā muǧtami‘a āla ‘aybi man ḫālafa l-ḥadīṯ al munfarid. Voici d’autres ex. (où le mot fiqh – ou naẓar – est employé en dehors de cette expression) : II, p. 185, l. 25-26 : aṣlu mā ḏahabnā ilayhi naḥnu wa anta wa mā nasabta-hu ma‘a-nā ilā l-fiqh [...] an lā yaqūla illā min ḥayṯu ya‘lamu ; IV, p. 149, l. 24 : à un adversaire qui prétend que la mort du Prophète rend caduque l’attribution d’une part de butin aux clans les plus proches du Prophète (Banū l-Hāšim et Banū ‘Abd al-Muṭṭalib), Šāfi‘ī répond : a-yaǧūzu li-aḥad naẓara fī-l-‘ilm an yaḥtaǧǧa bi-miṯli hāḏa ? ; VII, p. 243, l. 4 : ‘Ā’iša est dite a‘lam bi-l-lisān ma‘a ‘ilmi-hā bi-l-fiqh ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 236 sqq.
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Chapitre V pas chez eux de ra’y indépendant. La même remarque vaut pour la Risāla 230. Autre trait notable de ces deux textes, les ahl al-‘ilm sont mentionnés dans une proportion bien plus importante que les fuqahā’ ou les ahl al-fiqh, et constituent une majorité écrasante : ainsi, dans le Kitāb al-Umm, les ahl al-fiqh apparaissent 12 fois, les fuqahā’ ,44 fois, et les ahl al-‘ilm, 383 fois 231. Cette anomalie semble traduire une vérité évidente ; mais au préalable, il est nécessaire de tenter d’identifier les ahl al-‘ilm et de se demander si l’œuvre de Šāfi‘ī n’atteste pas une évolution perceptible du mot ‘ilm par rapport à l’acception que nous lui avons définie pour la période des origines. Nous serons alors à même d’apprécier la contribution de notre auteur à la science légale. 2. Analyse du ‘ilm juridico-religieux dans la Risāla Contrairement à ce que son titre laisse annoncer, l’opuscule Ǧamā‘ al-‘ilm ne livre guère la pensée de notre auteur sur le thème qui nous occupe jusqu’à présent. C’est encore vers sa fameuse Risāla qu’il faut se tourner pour trouver des indications à la fois explicites et implicites sur le ‘ilm juridico-religieux tel que Šāfi‘ī se le représentait. Ces considérations sont doublement intéressantes : elles montrent non seulement que Šāfi‘ī a tenté de penser sa discipline, mais surtout que les caractères consciemment dégagés sont directement issus de sa propre activité de légiste. Il ne fait pas de doute, d’autre part, qu’elles lui soient personnelles, puisqu’elles se retrouvent formulées avec les mêmes termes dans le Kitāb al-Umm. Nous l’avons déjà dit, Šāfi‘ī définit rarement la spécialité des ahl al-‘ilm ; mais le contexte aide à l’inférer et il en va de même pour les fuqahā’. Il permet aussi de distinguer les deux groupes. Il apparaît que la différence réside moins dans leurs savoirs respectifs que dans l’étendue des compétences, que Šāfi‘ī considère plus vastes chez les ahl al-‘ilm. Nous avons déjà noté que les ahl al-fiqh/al-fuqahā’ transmettent eux aussi le Hadith ; nous apprenons maintenant qu’ils se servent des traditions lacunaires (mursal) pour se prononcer en matière légale 232, donnent leur opinion sur des questions
(afqahu l-nās ‘inda-nā wa ‘inda akṯari-him atba‘u-hum li-l-ḥadīṯ ; ahl al-ḥadīṯ bi-l-fiqh, § 238) ; Risāla, § 762, § 1248-1249, § 1252-1253, § 1270, § 1287-1289 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 515, l. 9-10 : fa-fī an lā yaḫtalifū al-muftūn [...] dalīl ‘alā an lā yaǧhalū ma‘nā ḥadīṯ rasūl Allāh. Cf aussi l’important témoignage, p. 555, l. 24-28 : hal wağadta li-rasūl Allāh ḥadīṯan yuṯbitu-hu ahl al-ḥadīṯ, yuḫālifu-hu ‘āmmatu l-fuqahā’ illā ilā ḥadīṯ li-rasūl Allāh miṯli-hi ? 230. § 131 : al-wāǧib ‘alā l-‘ālimīn an lā yaqūlū illā min ḥayṯu ‘alimū ; § 139 : al-‘ilmu bi-hi [c’est-àdire : la langue arabe] ‘inda l-‘arab ka-l-‘ilm bi-l-sunna ‘inda ahl al-fiqh (témoignage particulièrement révélateur) ; § 378 : les ahl al-futyā s’accordent sur une tradition prophétique ; § 739 (les formules de l’oraison dite tašahhud ont été enseignées à Šāfi‘ī par des fuqahā’ qui ont été ses maîtres en ‘ilm) ; § 1102 : rubba ḥāmili fiqh ġayru faqīh ; § 1104 : qad yaḥmilu l-fiqh ġayru faqīh, yakūnu la-hu ḥāfiẓan, wa lā yakūnu fī-hi faqīhan (réminiscence d’une tradition prophétique qui commence ainsi : naḍḍara Allāh imra’an sami‘a minnā hadīṯan... ; on notera dans les deux cas l’emploi du verbe ḥamala (c’est-à-dire « porter » pour le fiqh, comme pour le ‘ilm) ; aux § 1248, 1252, 1276, les ahl al-fiqh se servent du ḫabar al-wāḥid ; § 1253 : qalla faqīhun bi-baladin illā rawā kaṯīran ; § 1289 : hal taǧidu ḥadīṯan tabluġu bi-hi rasul Allāh [...] lam yaqul aḥad min ahl al-fiqh bi-hi ? ; § 1466-1467 : kāna ‘alā l-‘ālim an lā yaqūla illā min ǧihati l-‘ilm [...] wa law qāla bi-lā ḫabar lāzim wa lā qiyās, kāna aqrab min al-iṯm. 231. Y. MAR‘AŠLĪ, Fahāris, op. cit., à cette expression. 232. Risāla, § 1289.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī successorales disputées 233 et sont à même d’évaluer le prix d’un esclave 234. Le Kitāb al-Umm permet de compléter ce trop maigre échantillon : les « gens de fiqh » sont presque toujours consultés sur des questions techniques d’ordre légal 235. En somme, ils ne se distinguent plus guère, à l’heure où Šāfi‘ī enseigne, de ce qu’ils seront à l’époque classique, des experts appelés à se prononcer en cette matière. La différence tient, nous l’avons vu, à ce qu’ils exercent leur sagacité sur les données de la Tradition 236. Quant aux ahl al-‘ilm, cette même épître nous les présente comme des connaisseurs et des transmetteurs des traditions 237 ; mais ils savent aussi interpréter les textes coraniques 238 et surtout, comme les fuqahā’, ils donnent leur avis sur des questions légales 239 ; ils ont la même compétence technique 240, voire délivrent des fatwas 241. Un écrit contemporain prouve cette similitude entre les deux groupes, et les fuqahā’ y prennent même position sur des questions purement théologiques 242. Dans nos textes, les ahl al-‘ilm ne s’en distinguent guère si ce n’est qu’ils ont connaissance de la théorie légale, les uṣūl al-fiqh avant la lettre : ils établissent les rapports entre le Coran et la Sunna 243, jugent de la valeur du ḥadīṯ ṣaḥābī 244 ou de l’iǧmā‘ 245, pratiquent le qiyās 246 ou l’istidlāl 247. Cette même caractéristique se retrouve dans le Kitāb al-Umm, outre le fait notable, nous le verrons, que la doctrine de Šāfi‘ī s’appuie constamment sur le consensus des
233. Op. cit., § 1803. 234. Op. cit., § 1462. 235. L’avis des ahl al-fiqh est requis aux passages suivants : Umm, III, p. 112, l. 15 (abats d’animaux et vente anticipée) ; VI, p. 8, l. 14 (lam alqa aḥadan min ahl al-fiqh wa l-naẓar… : sur des sévices n’entraînant pas la mort) ; VII, p. 53, l. 27 (mariages prohibés) ; p. 163, l. 21 (ḥadd et aveu) ; p. 211, l. 25 (ils donnent une fatwa) ; p. 233, l. 25 (dot matrimoniale et cohabitation) ; IX, p. 485, l. 4 (taḥrīm et bête morte). – Pour les fuqahā’ : II, p. 97, l. 10 (ils donnent une fatwa sur la question des ventouses en période de jeûne) ; II, p. 101, l. 1 (ḥaǧǧ et relations sexuelles) ; II, p. 115, l. 3 et pén. (le ḥaǧǧ de remplacement) ; III, p. 187, l. 1-2 (droit de propriété et nantissement) ; V, p. 28, l. 6 sqq. (location et profit obtenu sur un corps certain) ; IV, p. 32, l. 28 (l’aṣl du ‘ilm) ; IV, p. 53, dernière l. (affranchissement de l’esclave et usufruit) ; V, p. 5, l. 10 (mariage avec la tante maternelle) ; V, p. 176, l. 17 (validité du mariage prohibé une fois conclu) ; VI, p. 87, l. pén. (ils dénoncent une flagellation injuste) ; VI, p. 259, l. 9 (serment) ; VII, p. 21, l. 14 (refus de la procédure de li‘ān) ; VII, p. 259, l. 2 (ḥadd et esclave fuyard) ; p. 266, l. 11 (parenté de lait et interdits) ; p. 267, l. 24 (nombre de prosternations, aux versets qui l’exigent, durant la lecture du Coran) ; p. 314, l. 20 (diya des blessures) ; p. 364, l. 7 (licéité des animaux sacrifiés par les apostats). 236. G. MAQDISI (« The Guilds of Law in Medieval Legal History », Z.G.A.I.W., 1 (1984), p. 250) est d’avis que le fiqh en tant que « science of law » ne se constitua pas avant le IIIe s. Le témoignage de Šāfi‘ī permet d’affirmer au contraire qu’il présente, dès la fin du IIe s., son aspect caractéristique. 237. Risāla, aux alinéas suivants : 141, 145, 379, 782, 924, 928, 998, 1178, 1184, 1200, 1237, 1536. 238. Risāla, aux alinéas suivants : 199 (ordre des versets), 213, 260, 319, 336, 388 (le terme iḥṣān), 518, 557 ; au § 881, ils ne sauraient être en désaccord sur une sunna. 239. Risāla, aux alinéas suivants : 351, 354, 355, 462, 464, 468, 544, 794, 884, 1538, 1548. 240. Risāla, § 1461. 241. Risāla, § 762, 1270. 242. Dans le Kitāb al-īmān d’Abū ‘Ubayd (ob. 228/842), ils s’expriment sur la profession de foi musulmane avec condition suspensive (question de l’istiṯnā’ ; cf. W. MADELUNG, « Early Sunni Doctrine », article cité, p. 241). 243. Risāla, aux alinéas suivants : 252, 299, 302, 406, 420 (le bayān), 624. 244. Risāla, § 1808. 245. Risāla, § 1559. 246. Risāla, § 523, § 1492-1496. 247. Risāla, § 397, 881.
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Chapitre V ahl al-‘ilm : indépendamment des attributions que nous leur avons reconnues plus haut (tafsīr, maġāzī, Hadith, expertise légale), certains ahl al-‘ilm sont issus de divers corps de métiers dont la spécialité (en matière de poids et mesures, de médecine, d’agriculture, de commerce de détail, de physiognomonie, etc.) est mise au service de la procédure. Mais ils ont aussi des connaissances de méthodologie légale 248. Le texte suivant en fait foi, où il faut entendre les uṣūl au sens šāfi‘ien, c’est-à-dire les prescriptions fondamentales présentes dans le Coran ou la Sunna, autrement dit le matériau privilégié sur lequel s’édifie cet autre savoir qu’est celui de la casuistique (furū‘) 249. Il convient de le rapprocher d’un passage de la Risāla, dont nous parlerons plus loin, où Šāfi‘ī distingue deux niveaux à l’intérieur du ‘ilm : le naṣṣ tiré du Coran ou de la Tradition et les furū‘ al-farā’iḍ : Notre argument contre lui est le même que celui que nous t’opposons, voire plus évident encore, parce que toi, tu défends une pseudo-vérité (šubha) 250 que ne peuvent te pardonner les gens de science (ahl al-‘ilm) et que [seul] un ignorant te pardonnerait [...] Il n’est permis à personne de s’affranchir (yaḫruǧ) de la disposition (ma‘nā) d’un verset coranique puis d’une sunna de l’Envoyé, ou d’un seul, à propos d’une prescription fondamentale (aṣl), ou d’une prescription dérivée (far‘) [de ces deux sources]. Si nous faisons une distinction entre les savants et les ignorants, c’est parce que les savants (al-‘ālimīn) connaissent les prescriptions fondamentales (al-uṣūl), et qu’ils doivent en faire dépendre les prescriptions dérivées (al-furū‘). Et si, créant un hiatus entre les deux catégories (zayyalū bayna al-uṣūl wa l-furū‘), ils détachent (aḫraǧū) celles-ci des premières, ils sont semblables à ceux qui se prononcent sans aucune science (ka-man qālū bi-lā ‘ilm). Ils sont même moins excusables encore, parce qu’ils abandonnent ce qui les oblige après l’avoir su [...]. Si l’on dit que peut-être ils ignorent ce qu’ils font, je réponds que quiconque ignore quelque chose d’aussi manifeste a le devoir (kāna ḥaqqan
248. Umm, I, p. 153, l. 15 (Šāfi‘ī rejoint leur position naṣṣan wa stidlālan) ; p. 262, l. 16 (ils doivent se prononcer selon l’ordre hiérarchique des uṣūl) ; p. 285, l. 10 (à l’aide de l’istidlāl, ils distinguent deux cas concernant l’oraison rituelle) ; IV, p. 126, l. 15 (ils pratiquent l’istidlāl) ; p. 149, l. 3 (ils appliquent le principe šāfi‘ien selon lequel une prescription univoque (ḥūkm manṣūṣ) dans le Coran ou la Sunna prophétique, dispense du recours à toute autre source) ; p. 153, l. 1 (ils s’accordent sur le fait qu’une tradition sûre (ḥadīṯ ṯābit) a valeur contraignante ; idem en VI, p. 169, l. 25-26) ; V, p. 26, l. 26 (ils doivent chercher une dalāla concernant l’allaitement) ; VI, p. 200, l. 17-18 (ils s’accordent sur l’ordre hiérarchique des uṣūl fourni par le hadith de Mu‘āḏ b. Ǧabal, cf. chapitre I, § II-1). 249. Un passage du Kitāb al-Umm définit parfaitement ce terme (VI, p. 200, l. 24-25) : « [Dieu] nous a imposé de suivre son Envoyé. Puisque le Livre et la Sunna sont les deux fondements (aṣlāni) dont Dieu a fait une obligation, qu’ils ne sont l’objet d’aucune contestation, que ce sont deux sources (‘aynani), et que [Mu‘āḏ b. Ǧabal] a dit [en leur absence] “alors j’exerce mon raisonnement” (iḏan aǧtahidu), c’est que celuici n’est pas une source présente (‘ayn qā’ima), il n’est qu’une chose qu’il tire de lui-même (šay’ yuḥdiṯu-hu min nafsi-hi) » ; cf. aussi IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 231. Pour Rabī‘, l’expression « le dernier mot » (al-qawl al-ġāya) est synonyme d’aṣl (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, éd. Abd al-‘Azīz, p. 204, l. 16, = Umm, IX, p. 556, l. 8). — Par ailleurs, aṣl peut avoir un sens plus vague et général : base, principe, règle (ex. Umm, II, p. 115, l. 22 : « la base de sa solution légale est que personne ne fait le pèlerinage pour autrui (aṣl maḏhabi-hi an lā yaḥiǧǧa aḥad ‘an aḥad) ; ratio legis (Umm, IX, p. 551, l. 15-16 : « la raison pour laquelle le Prophète a interdit d’échanger des dattes fraîches contre des dattes sèches est que les fraîches diminuent de poids en séchant » (aṣl nahy al-nabī ‘an bay‘ al-ruṭab bi-l-tamar la-anna l-ruṭab yanquṣ iḏa yabisa). 250. Sur ce terme classique de la controverse, cf. ŠAHRASTĀNĪ, Le livre des sectes, trad. Gimaret/ Monnot, op. cit., p. 115, n. 1.
264
La théologie pratique de Šāfi‘ī ‘alayhi) de s’abstenir de la consultation légale : personne n’est autorisé à se tromper en la matière, en raison même de son évidence 251.
Et c’est au titre de cette dernière compétence, ajoute Šāfi‘ī, que les ahl al-‘ilm sont habilités à donner des consultations légales 252. De là qu’on puisse dire avec raison : « the ahl al-fiqh possess ‘ilm, Shāfi‘ī has studied with them and they are authorized to use uncorroborated reports » 253 ; ou encore, à la nuance près que nous venons de souligner : « There is some evidence in the Risāla, that the labels ahl al-‘ilm, ahl alfiqh, and ḫāṣṣa can be deployed interchangeably » 254. Ainsi les sondages précédemment effectués confirment cette autre conclusion tirée de l’étude de la seule Risāla : I would divide the constituent elements of ‘ilm as that term appears in the Risāla into four broad categories : (1) knowledge of revealed texts, (2) knowledge of (non-revealed) texts and materials which supplement the revealed texts, (3) knowledge of specific methodological tools and concepts designed to elicit the law from both the revealed texts and the supplementary texts and materials, and (4) knowledge of the law as derived from those texts. Points 1, 2 and 4 might be grouped together to the extent that they relate to more or less discrete bodies of information while point 3, which includes qiyās (as Shāfi‘ī himself says) and the other hermeneutic techniques (as I would argue) represents the know-how required to manipulate such information in the proper way 255.
Au terme de cette enquête, le ‘ilm šāfi‘ien dessine ses contours plus nettement qu’à la lecture de la tradition biographique, qui ne nous est pas d’un grand secours 256.
251. Umm, VI, p. 189, l. 13 sqq. Il s’agit d’une controverse où l’adversaire de Šāfi‘ī prétend étendre le lien de patronage (walā’) au musulman qui convertit un infidèle. Šāfi‘ī soutient que l’institution est réservée au maître qui affranchit son esclave, en vertu du hadith innamā l-walā’ li-man a‘taqa. On notera la véhémence dans la condamnation prononcée par Šāfi‘ī contre ceux qui font bon marché de sa méthodologie légale. Dans l’Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII, p. 302, l. 2 sqq.), le qiyās est défini comme un far‘, et seul est à même de le pratiquer le ‘ālim al-uṣūl. 252. Ibṭāl al-istiḥsān, p. 301, l. pénultième sqq. : lā yanbaġī li-l-muftī an yuftiya aḥadan illā matā yuǧma‘a an yakūna ‘āliman ‘ilm al-kitāb wa ‘ilm nāsiḫi-hi wa mansūḫi-hi wa ḫāṣṣi-hi wa ‘āmmi-hi wa adabi-hi wa ‘āliman bi-sunani rasūl Allāh wa aqāwīl ahl al-‘ilm qadīman wa ḥadīṯan wa ‘āliman bi-lisān al-‘arab, ‘āqilan yumayyizu bayna l-muštabih wa ya‘qil al-qiyās. On voit que Šāfi‘ī récapitule tous les savoirs qui concourent, comme autant de matériaux auxiliaires, à la science légale dont il a contribué à l’avènement. Mais, analysé rétrospectivement, ce texte énumère aussi les conditions nécessaires à l’exercice de ce qui sera appelé après lui l’iǧtihād, c’est-à-dire le maniement correct des uṣūl al-fiqh. 253. J. LOWRY, The Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 377. 254. Op. cit., p. 371. 255. Op. cit., p. 322. 256. Bayhaqī (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 137-156), consacre un chapitre à l’éloge de la science par Šāfi‘ī. Mais il ne nous révèle rien de nouveau ni de précis sur la manière dont ce dernier la concevait. On apprend seulement que Šāfi‘ī se méfie de la science sans preuve (ḥuǧǧa), ou recueillie sans discernement. Il vante le Hadith et s’entoure des aṣhāb al-ḥadīṯ. Le reste est constitué par des pages aux accents moralisants ou hagiographiques : Šāfi‘ī insiste sur les qualités exigées du savant (humilité, piété, renoncement, pauvreté) et fait part des sacrifices matériels auxquels il a dû consentir pour devenir lui-même un savant. Même si de telles “informations” peuvent contenir un noyau authentique, elles n’ont guère d’utilité pour une reconstruction historique, tant y est perceptible la volonté de les utiliser dans une pieuse intention. Elles pourraient concerner n’importe quelle autorité vénérable. Nous vérifions ici la constatation faite au chapitre II : elles tendent à accréditer l’idée que Šāfi‘ī était conforme en tout point à un type idéal constitué aprèscoup.
265
Chapitre V Même s’il repose sur le ‘ilm dans son sens primitif, le Coran et les traditions 257, il ne se réduit ni aux informations qu’ils contiennent ni à la manière – le fiqh – qu’on avait jusqu’alors de les interpréter dans certains milieux. Šāfi‘ī y ajoute, à l’intention de ceux-ci – fuqahā’ ou muftis – un ensemble de règles herméneutiques. Il a pour ainsi dire, et pour employer le vocabulaire de l’époque, entendu substituer le ‘ilm al-fiqh au fiqh al-‘ilm. Nous ne pensons pas qu’il ait seulement voulu, en réaction contre les disciples d’Abū Ḥanīfa, limiter l’intrusion de la raison dans le fiqh, diminuer la place du ra’y et du qiyās ou de la logique juridique pour amorcer un retour à la notion coranique du ‘ilm 258. Au contraire, comme l’atteste la tradition biographique 259, il avait pris conscience que les Irakiens avaient irréversiblement élargi le champ de celui-ci. Mais s’il fait lui aussi usage de toutes les ressources du raisonnement irakien, sa propre doctrine réalise plus qu’un simple compromis entre les deux « écoles » : Šāfi‘ī est l’un des premiers fuqahā’ à apporter une armature méthodologique qui manquait tout autant aux ahl al-ra’y qu’aux ahl al-ḥadīṯ. C’est en ce sens particulier, mais en ce sens seulement, à ce stade de notre analyse, qu’il aurait posé « les premiers jalons de la science des uṣūl al-fiqh » 260. Mais il n’est nullement certain qu’il ait joué pour cette discipline ce rôle pionnier que la tradition lui prête. Des sources historiques signalent d’autres tentatives de ce genre chez ses contemporains 261, et c’est un manque de rigueur dans l’utilisation de cette méthodologie qu’il leur reproche plutôt que l’ignorance de celle-ci 262. Trop souvent, déplore-t-il, règnent la subjectivité du ra’y et l’arbitraire en matière de solution légale, trop nombreux sont les pseudo-savants qui, faute de maîtriser cette méthodologie, se trompent grossièrement en matière de fatwa. Elle exige
257. J. van ESS, Die Gedankenwelt des Ḥāriṯ al-Muḥāsibī, Bonn, 1961, p. 78 sqq. ; Erkenntnislehre, op. cit., p. 14. 258. ID., Die Erkenntnislehre, op. cit., p. 15. Certes, le ‘ilm šāfi‘ien présente plus d’une ressemblance avec son précédent coranique : il repose sur des données révélées ou traditionnelles que l’homme ne saurait inventer ; le ra’y pur s’y trouve condamné au même titre que le hawā coranique, au nom du ‘ilm ; la science possède des degrés, le plus élevé est celui de l’imām dont le cœur est illuminé par la sagesse (nawwarat fī qalbi-hi l-ḥikma, Risāla, § 46 ; même assimilation chez Mālik, Muwaṭṭa’, éd. Fu‘ād ‘Abd al-Bāqī, II, p. 1002, celle de la science à la sagesse qui « vivifie le cœur ») ; or la sagesse est la prérogative des prophètes, elle s’identifie avec la manifestation de leur Sunna (cf. plus loin chapitre VIII). Šāfi‘ī laisse donc entendre que la « science » intégrale des aḥkām divins confère à son détenteur une condition voisine de la prophétie. Il ne nous est pas possible d’étayer davantage cette affirmation, faute d’indications textuelles supplémentaires. Pour Ǧa‘far al-Ṣādiq, le Prophète totalise l’ensemble des lumières résultant de sa conformité aux qualités divines (al-taḫalluq bi-aḫlāq Allāh) ; les croyants participent de cette lumière muḥammadienne à proportion de leurs bonnes œuvres, selon une hiérarchie évoquée par le Coran (XXXV, 33 ; P. NWYIA, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, 1970, p. 174-175). 259. Cf. chapitre II. 260. IBN ḪALDŪN, al-Muqaddima, trad. F. Rosenthal, Routledge et K. Paul, Londres, 1958, III, p. 27 ; I. GOLDZIHER, The Ẓāhirīs, op. cit., p. 21. 261. On rapporte que Mālik lui aussi mit le ra’y au service du Hadith (I. GOLDZIHER, Études sur la Tradition islamique, op. cit., p. 274, n. 4). Sufyān al-Ṭawrī annonce Šāfi‘ī, cf. H.P. RADDATZ, « Die Stellung und Bedeutung des Sufyān aṯ-Ṯawrī », thèse, Bonn (1967), p. 97-101 ; certains noms de la première école malikite d’Ifrīqyā attirent notre attention à cet égard : le mu‘tazilite Ibn Farrūḫ (ob. 195/810) pratiquait le talfīq, combinait le ḥadīṯ, l’istidlāl et le naẓar ; d’autres noms sont à citer ici, tels Asad b. l-Furāt, Buhlūl b. Rušd (ob. 183/799), Abū Ḫāriǧa al-Ġāfiqī, cf. H.R. IDRIS, « L’aube du mâlikisme ifrīqyen », Studia Islamica XXXIII (1971), p. 23-32. 262. Risāla, § 569, in fine, § 1253, § 1278-1282.
266
La théologie pratique de Šāfi‘ī le maniement correct de nombreux savoirs particuliers qu’ils ignorent 263. Quant à la place qu’il assigne à la raison, que nous verrons dans les chapitres suivants, elle nous confirme qu’il convient de rapprocher notre auteur des ascètes contemporains et non des ahl al-kalām 264. D’autre part, rares et problématiques sont dans son œuvre les allusions à une science mystique 265. Au contraire, il n’est guère d’argumentation qui, dans sa doctrine, ne prenne quelque point d’appui sur un ‘ilm au sens antérieur : Hadith, exégèse, fatwas des Anciens ou de « savants ». Tout nous invite donc à considérer que Šāfi‘ī se proposait plus modestement de mettre le raisonnement des ahl al-ra’y au service des ahl al-ḥadīṯ. S’il fut à même, comme le veut la tradition, de concilier les deux écoles 266, il faut comprendre qu’il suppléa, plus précisément, à leurs insuffisances respectives en matière de théorie légale, et qu’en sa personne le fiqh trouva une voie qui lui fit franchir une étape supérieure, lui permit d’opérer une synthèse : après lui, le qawl fiqhī put dorénavant se parer du titre de science. Sans doute fut-il l’un des
263. Risāla, § 131, § 132, § 178, § 1466. 264. Cf. AL-MUḤĀSIBĪ (165/781-243/856), al-Ri‘āya fī ḥuqūq Allāh, éd. Margaret Smith, Luzac, Londres, 1940, p. 282, l. 9 sqq. : « Si Dieu a enseigné la science à ses serviteurs, c’est seulement pour qu’ils sachent ce qu’Il leur a imposé (awǧaba) et ce qu’Il aime, qu’ils la mettent à exécution pour Lui [ou bien : qu’ils s’élèvent vers Lui grâce à cela, yaqūmū li-l-llāh bi-ḏālika], pour qu’elle leur fasse connaître ce qu’Il a interdit (ḥarrama) et qu’ils l’évitent, pour qu’ils connaissent leur Seigneur et Le craignent, pour qu’ils soient informés de Sa belle récompense et qu’Ils espèrent l’obtenir, ainsi que de son redoutable châtiment, et qu’ils en soient préservés. Quiconque n’occupe pas son cœur de la prudence et de la crainte du Très-Haut, celui-là est un ignorant avec sa science (ǧāhil fī l-‘ilm) ». De ce fait, on a pu dire que chez cet auteur (J. van ESS, Die Gedankenwelt, op. cit., p. 78 : « Es [c’est-à-dire le ‘ilm] wird nicht gewonnen durch Inspiration (ilhām) [...] sondern nimmt seine Belegstellen (šawāhid) durch Koran und Sunna, manchmal aus dem Konsensus der Gemeinde. Die Wissenschaft erstreckt sich darum auf alles was Koran und Sunna als Gebot verkünden »). Le rapprochement est immédiat entre cette définition du ‘ilm et la conception primitive. On discute par ailleurs, dans les milieux mystiques, de la supériorité du ‘ilm sur la ma‘rifa (L. MASSIGNON, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, 1954, p. 284, 305. Voir aussi J. van ESS, TG, à l’index, sous ‘ilm, ou ma‘rifa). 265. Risāla, § 46 (cf. supra). La sagesse surnaturelle dont il pourrait être question ici ne survient que comme un au-delà de ce savoir légal, et en présuppose l’application intégrale ; cf. les versets coraniques cités aux § 49-52. Šāfi‘ī donne à penser que cette science, le ‘ilm al-aḥkām, détenu par le Prophète, peut être possédée, dans une certaine mesure, par le croyant, qui s’approche ainsi de la condition prophétique, et bénéficie d’une lumière spéciale (Ibṭāl al-istiḥsān, MKU, § 4). Ajoutons que Sufyān b. ‘Uyayna paraît être à l’origine de cette conception : ce dernier enseignait que la science vient au second rang des grâces divines, immédiatement après la prophétie (BAYHAQĪ, Manāqib, II, p. 139). ― En Umm, II, p. 186, l. 1, Šāfi‘ī parle des ahl al-takšīf, mais sans les définir ; dans la Risāla, au § 175, il déclare qu’il existe une langue allusive (al-išāra) qui, faisant l’économie du signe linguistique (dūna īḍāḥ bi-l-lafẓ), est le mode de communication le plus élevé, réservé aux hommes de science (min a‘lā kalāmi-hā li-nfirād ahl al-‘ilm bi-hā). ― On lit chez IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 84, le témoignage suivant : « D’après Yūnus [b. ‘Abd al-A‘lā] : Šāfi‘ī mentionna un jour une question, nous revînmes là-dessus plus tard, puis il me dit : “je sens que mon cœur est capable d’y voir clair (innī la-aǧidu furqāna-hā fī qalbī), mais je ne trouve pas les mots pour le dire” ». On apprend aussi qu’il se levait la nuit pour noter les réponses, inspirées par le sommeil, à des questions légales qu’il se posait. Dans sa waṣīyya (Umm, IV, p. 122, l. 11-12), il confie que la science en matière religieuse (al-‘ilm fī l-dīn) est la conséquence de l’amitié de l’homme pour Dieu et qu’elle porte sur l’ici-bas comme sur l’au-delà. 266. I. GOLDZIHER, The Ẓāhirīs, op. cit., p. 23 ; M.A. ŠĀKIR, préface de son édition de la Risāla, p. 7 ; Aḥ. AMĪN, Ḍuḥā l-islām, Le Caire, 1944, II, p. 220. Résumant l’enseignement de son maître, Muzanī peut écrire à son époque (Muḫtaṣar, Umm IX, p. 3, l. 2-3), qu’il y combine le ‘ilm, mais aussi la signification de ses propos : iḫtaṣartu hāḏa min ‘ilm Muḥammad b. Šāfi‘ī raḥima-hu llāh wa min ma‘nā qawli-hi.
267
Chapitre V premiers à faire sienne l’expression ‘ilm al-aḥkām. Il n’est pas indifférent de constater qu’après lui le fiqh, dans son acception classique, recouvre exactement ce que Šāfi‘ī entendait par ‘ilm 267. Šāfi‘ī insiste sur les hautes qualifications qu’exige cette science légale dont il appelle la constitution de ses vœux. Mentionnons, outre la connaissance de la tradition prophétique, de la Sīra, de la langue arabe – la Risāla livre même quelques considérations sémantiques 268 – celle d’un tafsīr bien particulier, le degré de normativité des injonctions coraniques. La mise à contribution de nombreux savoirs ancillaires explique que les représentants du ‘ilm al-aḥkām forment une hiérarchie (ṭabāqāt, daraǧāt) 269 eu égard à leurs connaissances. Le lecteur aurait souhaité que ce classement ne soit pas anonyme, que Šāfi‘ī nomme ceux qu’ils considérait comme plus ou moins savants parmi ses contemporains. Mais il n’en est rien. Notre auteur s’en tient là encore au respect d’une règle dont nous avons déjà parlé. Il préfère, dans une section entière de son Épître, envisager la science légale sous un autre angle, à savoir les catégories de ses destinataires 270. Mais c’est en réalité un autre critère – ce qui ne saurait nous étonner après ce que nous avons dit plus haut – qui organise cette nouvelle classification : mesurer le degré d’obligation du ‘ilm al-aḥkām, c’est-à-dire déterminer la part qu’il incombe au croyant d’en connaître, se demander, en l’exprimant de façon quelque peu anachronique, de quelle manière « nul n’est censé ignorer la loi ». En d’autres termes, cette question amène à examiner dans quelle mesure la connaissance de cette Loi est un commandement légal, relève elle-même de la Loi. Si la réponse est positive, elle nous dira aussi quelque chose de la conviction religieuse de Šāfi‘ī : la foi au sens vu dans le chapitre précédent doit comporter la recherche d’un savoir, et cette dimension intellectuelle définit la qualité de la foi elle-même. Ainsi, le développement ci-dessous contribue lui aussi à définir le credo du sunnisme primitif, tout au moins chez l’un de ses représentants typiques. Or il existe, explique notre auteur dans la Risāla, deux sciences légales, deux niveaux à l’intérieur du ‘ilm al-aḥkām : l’un est destiné à la masse (al-‘āmma), l’autre à l’élite (al-ḫaṣṣa), c’est-à-dire les savants. Cette distinction n’était pas pour lui un argument de circonstance, puisqu’il la rappelle de temps à autre dans le Kitāb al-Umm 271. – Le premier niveau est constitué du minimum légal, c’est celui des obligations strictes (farḍ, ‘iẓam al-fara’iḍ) et des interdits stricts 272. Cette science générale (al-‘ilm al-‘āmm) s’adresse à la totalité des musulmans (‘ilm al-‘āmma). Elle ne requiert pas
267. Cf. AL-ĠAZZĀLĪ, Iḥyā’‘ulūm al-dīn, I, kitāb al-‘ilm, bāb 3, bayān mā yadullu min alfāẓ al-‘ulūm, p. 32-33, sur le ‘ilm et le fiqh des origines. Le fiqh vit au cours de son histoire son objet se rétrécir à la « science légale ». À l’époque primitive, il portait sur l’âme et les réalités de l’au-delà, comme en témoigne le fiqh al-akbar d’Abū Ḥanīfa. 268. § 173, cf. aussi § 127, § 169, § 177, § 203. 269. Risāla, § 44. 270. Risāla, § 961-964 ; cf. aussi § 1328-1332. 271. Pour les références dans les écrits polémiques, cf. J. SCHACHT, Origins, p. 130, n. 4. Voici quelques autres occurrences du corpus : Umm, I, p. 69, l. 4-6 (le nombre canonique des prières = science de la ‘āmma) ; IX, p. 476, l. 11 sqq. (avec, comme dans la Risāla, référence au farḍ kifāya) ; p. 498, l. 7-8 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 170-173 ; Risāla, § 129-1260. 272. Risāla, § 963-964 ; § 1329 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 178-179 ; § 181.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī une étude ou un effort d’interprétation, puisqu’elle ne porte que sur des prescriptions formellement énoncées dans le Coran ou la Sunna (nuṣūṣ). Or, ni les unes ni les autres ne sauraient faire l’objet de divergences 273. Ce savoir est donc un ensemble de données sûres, il apporte la certitude (iḥāṭa) 274. Il suffit pour le connaître de se référer à la pratique communautaire avec laquelle il se confond pour ainsi dire. Notre auteur sous-entend que le taqlīd, qu’il réprouve pour le second niveau, est ici indispensable. Quatre notions apparaissent ainsi étroitement liées dans la doctrine de Šāfi‘ī : naṣṣ, ‘āmm, ẓāhir, iǧmā‘. Les traditions prophétiques, dans ce premier niveau, partagent avec le Coran le caractère d’avoir été transmises massivement de génération en génération à partir du Prophète (aḫbār al-‘āmma), et donc d’être indiscutables. La science ultérieure du Hadith parle à leur sujet de traditions mašhūr, mutawātir, mustafīḍ. – Le second niveau s’oppose en tout point au précédent 275. C’est la science de la « casuistique des impositions légales » (furū‘ al farā’iḍ), il introduit dans les questions détaillées qui s’ajoutent au précédent niveau pour constituer la science des aḥkām. Si elle ne s’impose pas de manière aussi contraignante que la science précédente, le devoir de la connaître incombe néanmoins à la communauté dans son ensemble. Ainsi, sans être facultative (lā yaḥillu tarku-hā) 276, elle est à la charge d’une minorité de fidèles. De ce fait, la majorité n’a pas à s’y adonner, ni à se sentir coupable de s’en abstenir (kāna bi-hāḏa qā’imūn bi-kifāyati-hā 277, muḫriǧan man taḫallafa min al-ma’ṯam 278). On reconnaît ici la distinction, devenue classique dans la théorie des uṣūl, entre devoir d’obligation individuelle (farḍ ‘ayn) et devoir d’obligation solidaire (farḍ kifāya). On la retrouve, avec les mêmes formules et les mêmes exemples, dans le Kitāb al-Umm 279. Šāfi‘ī dégage ainsi des notions qui n’attendent que leur terminologie adéquate. On avait déjà constaté que « Šāfi‘ī does not yet use the later term farḍ kifāya » 280. Šāfi‘ī croit trouver cette distinction dans le Coran, et il est vraisemblable qu’il n’en est pas l’inventeur puisqu’il nous apprend qu’elle était déjà connue de quelque « homme de science », et qu’elle faisait l’accord de ses maîtres 281
273. Risāla, § 1674. 274. Risāla, § 965, 1328, 1329. 275. Risāla, § 967-971 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 180 ; 183-184. La suite du texte étudie en quoi cette seconde science diffère de la première sous le rapport de l’obligation. À cette fin, Šāfi‘ī se sert d’une comparaison (qiyās, § 968) : le ǧihād, puis la prière funéraire, puis l’échange de salutations. 276. Risāla, § 995. 277. Risāla, § 997. 278. Risāla, § 981. 279. Ex. Umm, IV, p. 167, l. 13-17 : fa-dalla kitāb Allāh wa sunnatu nabiyyi-hi ‘alā anna farḍa l-ǧihād innamā huwa ‘alā an yaqūma bi-hi man fī-hi l-kifāya li-l-qiyām bi-hi ḥattā yaǧtami‘a amrāni [...] fa-iḏā qāma bi-hāḏa min al-muslimīn man fī-hi l-kifāya bi-hi, ḫaraǧa l-mutaḫallif min-hum min al-ma’ṯam fī tarki l-ǧihād (suit Cor. IV, 95, comme dans la Risāla, § 982, 986) ; VII, p. 92, l. 21-29, citant Cor. II, 282, qui fait obligation de consigner par écrit la dette à échéance, l. 21-29 : fa-yakūnu farḍan lāziman ‘alā l-kifāya fa-iḏā qāma bi-hā man yakfī, aḫraǧa man taḫallafa min al-ma’ṯam, wa l-faḍlu li-l-kāfī ‘alā l-mutakallif ; fa-iḏā lam yaqum bi-hi, kāna ḥariǧa ǧamī‘u man du‘iya ilayhi, fa-taḫallafa bi-lā ‘uḏr kamā kāna l-ṣalātu ‘alā l-ǧanā’iz wa raddu l-salām farḍan ‘alā l-kifāya, lā yaḥraǧ al-mutaḫallifu iḏā kāna fī-man yaqūmu bi-ḏālika kifāyatan. 280. J. SCHACHT, Origins, op. cit., 136, n. 5. 281. A la fin du passage cité ci-dessus (Umm, VII, p. 92, l. 27-28), Šāfi‘ī fait la remarque suivante : wa hāḏa yušbihu – wa llāhu a‘lam – mā waṣaftu min al-ǧihād wa l-ǧanā’iz wa raddi l-salām, wa qad ḥafiẓtu ‘an ba‘ḍ ahl al-‘ilm qarīban min hāḏa l-ma‘nā, wa lam aḥfaẓ ḫilāfa-hu ‘an aḥadin aḏkuru-hu min-hum.
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Chapitre V Le ‘ilm al-ḫāṣṣa n’est pas donné à tous, il s’adresse à une minorité. Il ne porte pas sur les nuṣūṣ du Coran ou de la Tradition 282, il fait appel à l’étude et la transmission des aḫbār circulant dans des milieux restreints, et aucun savant ne saurait prétendre les connaître en totalité 283. Loin d’être, comme le précédent, un savoir simplement passif, résultat d’une osmose avec la communauté, il suppose l’étude et des procédés intellectuels particuliers, comme la technique herméneutique de l’istidlāl 284, le respect des règles du qiyās 285 – l’emploi de ce terme dans un contexte aussi général laissant à penser qu’il ne se réduit pas à l’analogie juridique. Ce second niveau exclut donc le conformisme du premier, le taqlīd 286 : il vise au contraire à pénétrer l’« intelligence » de la Loi (tafaqquh) 287. Mais il exige aussi la concertation, la discussion avec des pairs. De là que Šāfi‘ī parle à son sujet, outre certaines qualités intellectuelles, d’une déontologie professionnelle, d’une “éthique de la discussion” : absence de précipitation, impartialité, détachement vis-à-vis de son propre jugement 288. Autre grande différence avec le savoir communément partagé, il est le lieu de la divergence (al-iḫtilāf) 289 ; il est donc par nature incertain et peut conduire à l’erreur 290. On comprend que Šāfi‘ī ait déconseillé qu’on livre son ra’y à n’importe qui 291. On voit qu’il n’est pas tout à fait exact d’identifier le premier niveau au ‘ilm dans son sens ancien. En revanche, le second est bien celui du ra’y, le fiqh au sens d’Abū Ḥanīfa, mais il repose, plus nettement que chez ce dernier, sur la première science 292. Cette réticence de Šāfi‘ī à concevoir sa discipline comme purement rationnelle laisse à penser que ses deux niveaux ne sont pas un décalque de la classification mu‘tazilite du savoir en deux espèces, le ‘ilm ḍarūrī et le ‘ilm iktisābī. Certes, la première science de Šāfi‘ī, réduite à la tradition, aux informations ex auditu a, en première approximation, quelque affinité avec le savoir aprioristique, irrécusable par tout homme sain d’esprit, bagage intellectuel dont les ahl al-kalām font le premier degré de la connaissance. Le choix, par Šāfi‘ī, du mot iḥāṭa pour désigner la première science – terme dont nous allons immédiatement parler – serait d’ailleurs un indice en ce sens puisqu’il
282. Risāla, § 967. 283. Risāla, § 140. 284. Ibidem. 285. Risāla, § 1469, § 1470, § 1675. 286. Risāla, § 135, 1479 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 2, qui condamne le taqlīd des ahl al-kalām. 287. Risāla, § 988, § 997. 288. Risāla, § 1472-1475 : al-inṣāf ; tarku l-ġafla ; yufarriqu bayna l-muštabih ; lā yakūnu bi-mā qāla a‘nā min-hu bi-mā ḥālafa-hu. 289. Risāla, § 1675. Aussi la « première science » est-elle définie comme ‘ilm al-iǧmā‘, alors que cette « science de l’élite » est dite ‘ilm al-iḫtilāf. L’expression nous révèle en passant que la “science” de Šāfi‘ī ne saurait, une fois encore, coïncider avec la notion moderne. Un désaccord entre spécialistes, dirions-nous aujourd’hui, fraye la voie à l’établissement de vérités scientifiques, mais ne constitue pas encore la science. 290. Risāla, § 1307, § 1330. 291. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 276, dans un vers rapporté par Ḥarmala (ṭawīl) : « Ne livre surtout pas ton opinion à qui ne veut point l’entendre ; nul ne t’en félicitera, nul n’en tirera profit ». 292. J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 15.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī désignait chez les mu‘tazilites le savoir aprioristique 293. Il y aurait là le signe tangible du passage de Šāfi‘ī par leur école. Mais la ressemblance est superficielle et s’arrête là, car la réflexion des premiers mu‘tazilites sur le ‘ilm envisage un autre objet que celui de Šāfi‘ī 294 : ses adversaires avaient créé leur célèbre distinction pour expliquer, de manière toute psychologique, la genèse du savoir dans l’âme, et les termes clés de leur discipline se rencontrent chez lui avec un autre sens 295. D’autre part, les premiers mu‘tazilites refusaient de séparer le fiqh du kalām : il s’agit pour eux d’un seul et même ‘ilm 296. Il est donc préférable de penser que Šāfi‘ī n’a fait chez eux qu’un détour pour ainsi dire lexical, afin d’y trouver le vocabulaire qui lui manquait, et que les mêmes mots recouvrent des notions qui n’ont rien de commun. Qu’on compare en effet les réflexions des premiers mu‘tazilites avec la constatation réaliste de Šāfi‘ī : Un témoin ne peut témoigner que de ce qu’il sait. Or la science comporte trois aspects : ce que l’observateur voit et dont il témoigne avoir vu ; ce qu’il a entendu, et son témoignage consiste à le certifier comme tel (fa-yašhadu mā aṯbata sam‘an min al-mašhūd ‘alayhi) ; les informations concordantes sur quelque chose (mā taẓāharat bi-hi l-aḫbār) qu’il est impossible, la plupart du temps, de voir (‘iyān), mais dont la connaissance certaine réside dans les cœurs, et dont on témoigne de cette manière 297.
Il vaut mieux considérer la classification šāfi‘ienne du savoir comme une adaptation de celle qu’établissaient les premiers exégètes pour leur discipline 298. Elle a même
293. Cf. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 79 : al-iḥāṭa se confond avec l’idrāk, mais se distingue de la ma‘rifa. 294. Après le travail pionnier d’A. TRITTON, « The Theory of Knowlege in Early Muslim Theology », (Woolner Commemoration Volume, Lahore, 1940), citons les contributions suivantes : A. NADER, Système des Mu‘tazila, op. cit., p. 221-238 ; J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., index, au terme ‘ilm, et surtout p. 114, qui donne un aperçu historique : les mu‘tazilites se sont très tôt intéressés au mode de naissance du savoir, d’où la distinction, qui remonte à Ǧa‘d b. Dirhām, entre ‘ilm ḍarūrī et ‘ilm muktasab, en liaison avec le problème du qadar et du taklīf. Leur conception est mise en rapport avec des théories physiques, ils cherchent à comprendre le passage du sensible à l’intelligible. On ajoutera les travaux de M. BERNAND, « La notion de ‘ilm chez les premiers mu‘tazilites », Studia Islamica, XXXVI (1972), p. 23-46 et XXXVII (1973), p. 27-56 ; ID., « Le savoir entre la volonté et la spontanéité selon al-Naẓẓām et al-Ǧāḥīẓ », Studia Islamica, XXXI (1974), p. 25-57 ; cf. aussi, pour une première systématisation, celle de Qādī ‘Abd alǦabbār, PETERS, God’s Created Speech, Leyde, Brill, 1976, p. 40 sqq. On actualisera ces données par les travaux de J. van ESS, TG, II-IV, aux notices des premiers grands mu‘tazilites (cf. index, sous « Wissen », p. 1104, et « ‘ilm », p. 1004). 295. Ainsi naẓar, synonyme pour les mu‘tazilites de kalām (J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 20), est à comprendre chez Šāfi‘ī dans son sens ordinaire de réflexion, discernement ; à l’istidlāl, qui désigne chez eux l’inférence logique, il garde le sens originel de recherche d’une indication (dalāla, cf. chapitre VII). 296. J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., p. 318, la tendance est déjà visible chez Abū Ḥanīfa. 297. Umm, VII, p. 90, l. 25-27 (voir aussi Umm, VII, p. 8, l. 24 sqq ; Risāla, § 1011). Il est intéressant de noter que ce texte vient commenter Cor. XII, 81, où les frères de Joseph déclarent qu’ils ne peuvent témoigner que de ce qu’ils savent. Šāfi‘ī développe, à partir de ce verset, l’idée que la science est liée au témoignage. Ce passage illustre nos remarques du chapitre suivant sur la fonction du Coran dans la pensée de Šāfi‘ī. On notera que la science procède pour lui du témoignage. 298. Voir. par ex. l’introduction au tafsīr de Muqātil (t. I, éd. Šaḥāṭa), p. 27, où la science du Coran s’analyse selon quatre aspects : le tafsīr connu des savants, la langue coranique connue des Arabes bédouins, le contenu légal (al-halāl wa l-ḥarām), un dernier aspect que Dieu seul connaît. Cette classification remonterait à Ibn ‘Abbās selon al-Farrā’, un contemporain de Šāfi‘ī (P. KAHLE, « The Qur’ān and the ‘Arabiyya », dans S. LÖWINGER – J. DE SOMGOYI (éd.), Ignace Goldziher Memorial Volume, I, Budapest, 1948,
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Chapitre V des affinités avec les degrés du ‘ilm dans le Coran 299. Nous aurons à nous demander plus loin si elle se retrouve dans les subdivisions de cet autre concept, le bayān, qui traverse le champ du ‘ilm al-aḥkām chez Šāfi‘ī. Nous verrons qu’en effet la hiérarchie de la science légale y est présente, que les deux termes sont en quelque sorte deux points de vue complémentaires. Il est certain, d’autre part, que Šāfi‘ī a parfaitement saisi par cette dichotomie un caractère essentiel du fiqh, puisqu’elle se trouve coïncider avec l’opposition qaṭ‘ī/ẓannī des uṣulistes postérieurs 300. Šāfi‘ī trace ensuite, à l’intérieur de la science légale, d’autres divisions binaires qui ne font que recouper la précédente dichotomie : ‘ilm al-iǧmā‘/‘ilm al-iḫtilāf 301, ou encore ‘ilm al-ittibā‘/‘ilm al-istinbāṭ (science de la conformité/science de la déduction) ; en témoigne, pour cette dernière opposition, le texte suivant, qui marque clairement la hiérarchie des uṣūl 302– au sens classique – et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Il apparaît que la « seconde science » est bien un degré supérieur de connaissance, qu’elle présuppose l’acquisition d’un premier savoir qui fait consensus, et qu’enfin, dans l’esprit de Šāfi‘ī, istinbāṭ, qiyās et iǧtihād étaient dans une large mesure synonymes : La science comporte deux aspects (waǧhayn) : la conformité (ittibā‘) 303 et la déduction (istinbāṭ). La conformité est celle qu’on doit à un verset coranique ; à défaut, à une sunna ; à défaut, à l’avis d’une majorité de nos prédécesseurs (‘āmmatin min salafi-nā) qui n’ont pas, à notre connaissance, été contestés. Si manque un tel avis, on se conforme à un qiyās fondé sur le Livre de Dieu ; à défaut, à un qiyās fondée sur une sunna de l’Envoyé de Dieu ; à défaut, à un qiyās fondé sur une parole consensuelle (lā muḫālifa la-hu) de nos prédécesseurs. Il n’est [alors] pas permis de donner une opinion [légale] sans qiyās. Si une personne capable effectue un qiyās, mais qu’il donne lieu à une appréciation divergente, il est alors possible à quiconque de donner son avis en fonction de sa recherche personnelle (bi-mablaġ iǧtihādi-hi) ; mais il n’a pas le droit de se conformer à quelqu’un d’autre (lā yasa‘u ittibā‘ ǧayri-hi), si celui-ci a été conduit, par sa propre recherche, à un avis différent. Et Dieu est plus savant 304.
p. 177) On la trouve dans d’autres commentaires primitifs (I. GOLDFELD, « The Development of Theory on Qur’anic Exegesis in Islamic Scholarship », Studia Islamica LXVII (1988), p. 15). 299. Cor. LVIII, 11. 300. W. HALLAQ, History, op. cit., p. 38. À ce sujet, voir l’article de R. BRUNSCHVIG, « Variations sur le thème du doute dans le fiqh », Études d’islamologie, II, Paris, 1976, p. 133 sqq. 301. Risāla, § 126. 302. Šāfi‘ī n’emploie pas encore ce mot dans ce sens. Aṣl signifie simplement chez lui principe général, ou bien information bien établie (verset coranique, sunna), quelquefois ratio legis (cf. chapitre VIII). Il parle, néanmoins, de ǧihat al-‘ilm pour le Coran, la Sunna, l’iǧmā‘, les traditions en général (āṯār) et le qiyās (Risāla, § 120, § 1468). Sur les uṣūl de Šāfi‘ī au sens classique, cf. chapitre VII. 303. Définition de ce terme in Umm, IV, p. 82, l. 3 : c’est suivre la tradition, y compris celle des Compagnons, au détriment du qiyās. 304. Umm, I, p. 153, l. 15-19 ; ce passage figure aussi dans l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 508, l. 18-22, ce qui montre bien que nous avons affaire à un corpus de textes. Nous laissons le mot qiyās sans traduction parce qu’il ne correspond qu’imparfaitement, chez Šāfi‘ī, à l’analogie juridique stricto sensu.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī 3. Les limites de la science légale selon Šāfi‘ī Ces considérations “épistémologiques” avant la lettre conduisent Šāfi‘ī à faire une distinction herméneutique essentielle à l’intérieur des aḥkām divins eux-mêmes. Le ma‘nā du ḥukm possède pour tout arabophone un sens apparent, évident, que Šāfi‘ī appelle le ẓāhir. Pour un naṣṣ, ainsi que tout verset ou ḫabar qui n’autorise pas a priori un autre sens, ce ẓāhir épuise sa signification potentielle, il interdit d’envisager une interprétation particulière (ta’wīl), un supplément explicatif (ziyāda fī l-tabyīn). L’information est donc complète et certaine, et Šāfi‘ī la désigne par al-iḥāṭa ou la locution fréquente al-‘ilm yuḥīṭu anna (littéralement : « la science entoure complètement le fait que », c’est-à-dire : il est sûr, indiscutable que) 305. La « première science », parce qu’elle se limite à un ẓāhir qui ne suscite aucune contestation, a l’avantage de posséder ce caractère, d’atteindre l’iḥāṭa. Quant à la seconde, qui ne porte plus seulement sur les nuṣūṣ, il lui appartient par nature de chercher un sens qui, moins apparent, n’est plus immédiat, et que Šāfi‘ī nomme bāṭin (caché, intérieur, d’où aussi implicite 306). Il se peut que Šāfi‘ī ne soit pas l’inventeur de cette terminologie puisque son disciple Karābisī l’emploie lui aussi 307. À vrai dire, elle n’est pas tout à fait heureuse, et il importe de dissiper à son sujet une erreur d’interprétation que peut facilement induire la lecture de la seule Risāla. Le couple bāṭin/ẓāhir prend en effet un sens différent selon le type de science envisagé. Puisque le ẓāhir de la « première » science, pose-t-il en règle, est le sens auquel il ne faut pas déroger en l’absence d’une dalāla susceptible de le modifier, c’est sous-entendre qu’il est définitif, apte à procurer l’iḥāṭa, et non la signification superficielle et provisoire qu’il revêt dans la « seconde » science. Or il emploie aussi, pour les énoncés de la première science – et eux seuls –, une expression caractéristique, al-ḥaqq fī l-ẓāhir wa l-bāṭin 308. Šāfi‘ī entend par là que les deux sens coïncident, que le ẓāhir est à l’abri des tâtonnements de l’interprétation, du ta’wīl : il n’y a point à chercher un bāṭin au-delà du ẓāhir, celui-ci atteint d’emblée la vérité, puisqu’il est une donnée de tradition transmise ex auditu 309. Sa pensée exacte est donc
305. La racine ḥ-w-ṭ exprime l’idée de circonscrire ; et de là le sens métaphorique : entourer complètement une notion, n’en rien laisser dans l’ombre, dans l’ignorance. Cf. par ex. Risāla, § 1260, § 1328, § 1335 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 169. Cette formulation n’est pas limitée chez l’auteur au discours légal ou religieux. Elle intervient dans le Kitāb al-Umm sur les questions les plus diverses. Elle a peut-être une origine coranique (cf. Cor. II-255) ou prophétique (aḥaṭtu bi-hi ‘ilman) – cette entrée figure dans la Concordance de Wensinck –, mais elle ne semble pas empruntée au tafsīr antérieur à Šāfi‘ī. On note, chez les auteurs suivants, un glissement de sens dans l’iḥāṭa, qui n’a plus l’amphibologie šāfi‘ienne et désigne plus simplement l’addition du ẓāhir et du bāṭin (cf. Ǧamā‘ al-‘ilm, p. 47, n. 4 de l’éditeur). La formulation, on le voit, fait problème chez Šāfi‘ī, puisque le ẓāhir peut, comme dans le cas présent, constituer à lui seul l’iḥāṭa. 306. La traduction proposée par Brunschvig, qui rend ẓāhir par « exotérique » et bāṭin par « ésotérique » (Le livre de l’ordre, op. cit., p. 164) est naturellement un contre-sens. Ce couple de termes n’est pas à prendre dans sa signification ordinaire, mais dans un sens herméneutique. L’analyse de R. Arnaldez (Grammaire et Théologie chez Ibn Ḥazm de Cordoue, Paris, 1956, p. 222-223), sans doute valable pour Ibn Ḥazm, ne rend pas vraiment compte de la signification de ce couple sémantique chez notre auteur. 307. AL-‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 24, l. 13, où le ẓāhir qui, avec le bāṭin, procure nécessairement la science (mūǧib li-l-‘ilm), correspond à l’iḥāṭa. 308. Risāla, alinéas 329, 1328, 1335, 1455, 1815 etc. ; le ẓāhir est un sens incomplet en Umm IV, p. 76 (chapitre : radd al-mawāriṯ), l. 20-21, c’est la dalāla qui est le sens réel. 309. Risāla, § 1328, § 1335, § 1368.
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Chapitre V la suivante : le bāṭin est déjà présent dans le ẓāhir, qui est complet et suffisant. La formulation de notre auteur aurait gagné en clarté s’il avait forgé une autre expression ou employé un troisième qualificatif pour ce type d’énoncés. En revanche, concernant la « seconde science », le bāṭin se substitue impérativement au ẓāhir lorsqu’il l’élucide, voire entre en opposition avec lui, parce que cette donnée première est imprécise. Dans ce cas, la recherche du bāṭin, qui est le sens véritable, devient une nécessité 310. C’est pourquoi, traduisant le fait que la vérité n’est pas atteinte, Šāfi‘ī dit cette fois ḥaqq fī l-ẓāhir, ḥaqq fī l-ẓāhir dūna l-bāṭin, par référence à l’expression symétrique de la première science 311. Mais cette formulation est maladroite, dans la mesure où Šāfi‘ī ne se contente plus du seul ẓāhir, ni même parfois du complément qui pourrait lui être apporté, le bāṭin venant modifier le ẓāhir. Ainsi, la signification de ce dernier n’est pas unique dans les deux types de science : le ẓāhir est sûr et suffisant dans la première, incomplet voire révisable dans la seconde. Notre auteur cherchait sans doute à créer un vocabulaire nouveau, à moins que le flottement terminologique ne soit le fait des disciples. Par bāṭin, il entend tout ce que le légiste obtient par la recherche de la dalāla, qu’il appelle istidlāl : c’est par exemple un sens ḫāṣṣ (particularisé ou restreint) 312. Objet d’un effort, non d’une évidence, d’une constatation immédiate, il peut être erroné, et Šāfi‘ī parle alors de bāṭin « réprouvable » (mustakrah) 313. Le bāṭin est donc non seulement un supplément de sens qui modifie le ẓāhir, mais encore le contenu latent d’un énoncé : obtenu par la médiation de la dalāla, c’est un sens médiat, au contraire du ẓāhir. Il correspond au ta’wīl 314. C’est seulement dans ce cas qu’on peut traduire le couple ẓāhir/bāṭin par « explicite/implicite ». Aussi arrive-t-il à Šāfi‘ī de préciser le
310. A. HASAN, Early Development, op. cit., p. 181 ; Umm, IV, p. 228, l. 16 : al-āya ‘alā ẓāhiri-hā ḥattā ta’tiya dalāla ‘alā bāṭin dūna ẓāhir. Šāfi‘ī ajoute ensuite que la dalāla se trouve dans le Coran, la Sunna ou le consensus. Il répète cette règle à l’occasion, comme en Umm, II, p. 132, l. 25 : le ẓuhūr l’emporte s’il n’y a pas de dalāla suggérant l’existence d’un bāṭin. Dans la Risāla, § 841, le ẓāhir se voit substituer un bāṭin, celui du § 844 ; idem aux § 876 et 882. 311. Son disciple irakien Karābisī professait, dit-on, la même doctrine (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 126) : d’un hadith rapporté par une autorité, il déclarait qu’il est nécessairement une source de science complète, donc certaine (awǧaba l-‘ilm al-ẓāhir wa l-bāṭin), comme pour un ḥadīṯ mutawātir. 312. Risāla, § 923 ; pour d’autres ex., cf. chapitre VI. 313. Risāla, § 119 (à propos des pèlerins qui chassent en état d’iḥrām) : l’expiation pourrait consister à fournir un animal équivalent en taille (miṯl), non sa valeur pécuniaire (qīma). En l’absence de hadith prophétique, une opinion de Compagnon fournit une dalāla “alternative” pour ce bāṭin réprouvable. — Autre ex. : Umm, II, p. 189, l. 24-31 : le Prophète a interdit aux pèlerins de jeûner quand ils se trouvent à Minā, et il n’est pas possible de considérer que l’interdiction serait simplement une recommandation (nāfila). Elle signifie en réalité que le ḥaǧǧ est achevé. Aussi faut-il repousser l’idée qu’un fidèle négligeant le ṭawāf al-ifāḍa (course vers Muzdalifa) n’aurait pas terminé son pèlerinage, même si la langue autorise cette interprétation : celle-ci, en vertu du sens réel du hadith prophétique, est une suggestion réprouvable, un bāṭin mustakrah. Il sous-entend que le bāṭin correct est l’interprétation qu’il donne de l’interdiction prophétique. 314. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 481, l. 21 sqq: le ta’wīl consiste à s’écarter du ẓāhir au profit du bāṭin : al-ḥuǧǧa ‘alā man ta’awwala bi-lā dalāla kitāban aw sunnatan ‘alā ġayri ẓāhiri-hā wa ‘umūmi-hā, wa in iḥtamalā [kāna] al-ḥuǧǧa la-ka ‘alā man ḫālafa maḏhaba-ka fī ta’wīl al-Qur’ān wa l-ḥadīṯ. Dans la Risāla, § 967, 1675, le ta’wīl est par excellence le domaine du qiyās et de l’interprétation des aḫbār al-ḫāṣṣa.
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La théologie pratique de Šāfi‘ī ẓāhir à l’aide d’une dalāla 315. Il est intéressant de constater que cette interprétation est confirmée par Muzanī 316. On ne voit guère ce qui distingue parfois ẓāhir de cet autre terme technique qu’est ǧumla 317. À elle seule, l’écriture date notre corpus, elle prouve que nous n’en sommes qu’au début d’une réflexion théorique qui trouvera plus tard sa terminologie adéquate. L’exemple ci-dessous montre que Šāfi‘ī appliquait ces considérations à sa casuistique. Umm, V, p. 162-163 (chapitre : al-nahy an yaḫṭub al-raǧul ‘alā ḫuṭbat aḫi-hi). Une règle, contenue dans un adage prophétique, et que Šāfi‘ī tient de Mālik, veut qu’il soit interdit de demander la main d’une femme déjà fiancée (lā yaḫṭubu aḥadu-kum ‘alā ḫiṭbati aḫī-hi). Šāfi‘ī affirme que cette prohibition est exclusive d’une autre (al-nahy ‘alā ma‘nan dūna l-āḫar, l. 11-12) 318. C’est qu’en effet cette interdiction peut se comprendre de deux manières, mais Šāfi‘ī ne retient que la première, à savoir son caractère catégorique. Il se pourrait en effet : a) que le second prétendant doive attendre que la femme lui donne son consentement ou que le premier se rétracte (p. 162, l. 15) 319, quel que soit le sentiment qu’elle pourrait éprouver pour le second (raḍiyat al-mar’a al-ḫāṭib aw sakhiṭat-hu) ; b) ou bien que l’interdit ne porte que sur une situation particulière, celle où la femme signifie à ce second parti qu’elle le préfère (yaḥtamilu an yakūna al-nahy innamā huwa ‘inda riḍā al-ḫāṭib…iḏā kāna l-ḫāṭib al-āḫar arǧaḥ ‘inda-hā, l. 15-16) 320, bien que s’étant déjà engagée pour le premier. Dans le premier cas, l’interdit est
315. Op. cit., p. 126, l. 20-21. 316. Cf. Le Livre de l’ordre, op. cit., p. 165 : Muzanī fait de bāṭin, ġayb, muġayyab trois synonymes ; on parvient à la connaissance du ġayb par une dalāla ou un ḫabar ; en leur absence, il faut s’en tenir au ẓāhir. 317. Sur celui-ci, cf. chapitre suivant ; ǧumla se dit d’un sens général et imprécis. Parlant de celui qui, dans la recherche de la qibla, se fonde sur des signes extérieurs (al-ḥūkm ‘alā l-ẓāhir, cf. Risala, chapitre sur le qiyās, § 1321 sqq.), Šāfi‘ī traduit ailleurs (Ibṭāl al-istiḥsān, Umm, VII, p. 299, l. 20-25) la même idée dans les termes suivants : qabiltu ǧumlata-hu ‘an Allāh ; il venait de déclarer, comparant celui qui s’oriente de visu vers la qibla – il en est donc certain –, à celui qui ne fait que la supputer : aḥadu-humā ‘alā l-iḥāṭa, wa l-āḫar mutawaǧǧih bi-l-dalāla, fa-huwa ‘alā iḥāṭa min ṣawābi ǧumlati mā kullifa, wa ‘alā ġayri iḥāṭati ka-l-iḥāṭāti llaḏī yarā l-bayt wa lam yukallaf l-iḥāṭa (« le premier a la certitude [de satisfaire entièrement à l’exigence légale] ; l’autre, qui se dirige à l’aide d’une indication, l’a seulement en ce qu’il a satisfait correctement l’aspect général de l’obligation »). On voit qu’iḥāṭa garde aussi son sens concret de « circonscrire », d’être dans des limites définies, qui sont ici celles du commandement légal. — Umm, IV, p. 148, l. 7, à propos d’un hadith de Sufyān b. ‘Uyayna qui, invoqué par un adversaire, concerne la part de butin réservée aux Banū Hāšim et Banū ‘Abd al-Muṭṭalib, Šāfi‘ī répond : hāḏa l-kalām ǧumla yaḥtamilu ma‘ānin [sic]. 318. Risāla, § 852. 319. Il faut lire ḥattā ya’ḏan aw yatruk, conformément au passage parallèle de l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 545, l. 12. 320. Cf. aussi, l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 545, l. 26-27, où la même interprétation est présentée sous forme d’une objection, ce qui montre que la disputatio n’était pas fictive : « quelqu’un m’a dit : “l’un de tes collègues soutient qu’il [le Prophète] a interdit qu’on fasse une demande en mariage [à la femme fiancée] uniquement dans le cas où elle est irrésolue [vis-à-vis du premier]” » (fa-qāla lī qā’il anna ba‘ḍa aṣḥābi-ka ḏahaba ilā an qāla innamā nahā ‘an al-ḫuṭba iḏa rakanat al-mar’a). Šāfi‘ī répond que même dans ce cas, tant que la femme n’a pas clairement marqué son refus par des rebuffades (šatamat-hu, āḏat-hu), et qu’elle dit au prétendant : « J’attends » (anẓuru), elle est à considérer comme « plus proche du consentement » (aqrab ilā an takūna raḍiyat). Ceci montre que l’ensemble des aḫbār mentionnés dans le Kitāb al-Umm faisait l’objet de nombreux et réels débats d’interprétation, ce que confirme la longueur de la discussion in Umm, V, dont nous n’extrayons que la première partie.
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Chapitre V général ; dans le second, il viserait seulement à prévenir une situation conflictuelle 321, apparue en cette circonstance. Dans la première hypothèse, un second prétendant pourrait se manifester, n’ayant rien à se reprocher même si la femme est déjà engagée. À admettre cette interprétation restrictive du hadith, un premier prétendant se verrait léser de ses droits sans pouvoir invoquer le hadith prophétique, applicable uniquement dans une circonstance particulière. Pour lever cette éventualité, Šāfi‘ī recourt à une dalāla (l. 18) : un supplément d’information qui maintient l’interdiction dans sa généralité et interdit de proposer un autre sens pour ce hadith, d’envisager un bāṭin 322. Il la trouve dans une sunna prophétique, qu’il ne mentionne pas, où le Prophète maintint cette interdiction, la femme ayant accepté le premier prétendant (l. 18-19). Une objection (l. 21, passage-disputatio fictif) se présente toutefois. Il se pourrait que la femme ne veuille pas attendre que le premier se désiste, et préfère que le second manifeste son intention avant de signifier à l’autre qu’elle lui retire son consentement (l. 22)… Cette attitude est légitime, le Prophète ne peut y avoir trouvé à redire, et ce serait la preuve que l’interdiction prophétique ne pouvait être absolue. Pour lever cette objection, Šāfi‘ī fait appel à un autre hadith. Le Prophète ne refusa pas à Fāṭima bt Qays d’être demandée successivement en mariage par deux prétendants, Mu‘āwiya b. Abī Sufyān et Abū Ǧahm. Faut-il considérer que le Prophète aurait dérogé à la règle ? Non, sous-entend Šāfi‘ī 323, l’anomalie n’est qu’apparente, il existe une explication plausible qui ne remet pas en question le sens obvie de l’interdit prophétique. En effet, précise-t-il, on ne peut considérer que les deux hommes l’aient demandée en mariage en même temps, cette éventualité est trop rare (qalla mā yaḫṭub iṯnāni ma‘an, l. 28). D’autre part, le comportement de Fāṭima montre qu’elle n’avait agréé aucun des deux. Puisque le Prophète l’a mariée à Usāma, c’est que tout nouveau prétendant a le droit de se présenter tant que la femme n’est pas satisfaite par la demande de ceux qui l’ont précédé (p. 162, l. 30). C’est donc la preuve qu’aucun homme ne peut avoir des vues sur une fiancée tant que celle-ci accepte un premier parti.
Ainsi Šāfi‘ī considère que la règle contenue dans le premier hadith s’applique dans tous les cas, ne tolère aucune exception 324. Il est intéressant de noter qu’il doit cette interprétation à un traditionniste 325. Pour parler son langage, elle relève de la première
321. On notera que Šāfi‘ī emploie ici les mêmes termes que pour une transaction commerciale (fasād, iḍrār, l. 17). Il est vraisemblable qu’il s’opposait à certains Médinois, voire à Mālik lui-même : ce dernier admettait une restriction à l’interdiction prophétique : cf. al-Muwaṭṭa’, livre XXVIII (kitāb al-nikāḥ, chapitre 1, commentaire par Mālik de la deuxième tradition (= n° 1112), in fine. La confirmation apparaît plus loin, Umm, V, p. 163, l. 9, où le contradicteur mentionne l’objection de celui qu’il appelle ṣāḥibu-nā. C’est à peu près celle que Šāfi‘ī présente ici, l’interlocuteur exigeant que le premier parti ait clairement renoncé (ḥattā yatruk al-ḫāṭib), ce qui aboutit à léser les droits de la femme. 322. Umm, V, p. 162, l. 20-21 : qāla lī qā’il :“anta taqūlu al-ḥadīṯ ‘alā ‘umūmi-hi wa ẓuhūri-hi wa in iḥtamala ma‘nan ġayr al-‘āmm wa l-ẓāhir ḥattā ta’tiya dalāla ‘alā anna-hu ḫāṣṣ dūna ‘āmm wa bāṭin dūna ẓāhir”. Qultu : “ka-ḏālika aqūlu”. On notera à la ligne précédente (l. 19) la manière dont la femme demandée en mariage exprime son consentement : silence si elle est vierge, formulation expresse si elle a déjà été mariée (ṯayyib). Cette explication est un simple ra’y de Šāfi‘ī, puisqu’il ne mentionne aucune tradition. Il respecte néanmoins les usages de son époque et de son milieu, le ‘amal du Hedjaz. 323. Ce qui est ici sous-entendu devient explicite dans le passage parallèle de l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ, l. 16 : wa ḥadīṯ Fāṭima ġayr muḫālif ḥadīṯ Ibn ‘Umar. 324. Cf. aussi Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 545, l. 17 : ǧumla ‘āmma, et Šāfi‘ī ajoute « tel que je l’ai retenu » (mimmā ḥafiẓtu). 325. Umm, IX, p. 454, l. 14-15 (wa qad zāda ba‘ḍu l-muḥadiṯṯīn). Suit l’interprétation signalée plus haut, puis confirmée dans la suite du texte (p. 546, l. 7 et suivantes). Šāfi‘ī ajoute comment elle peut se justifier, le
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La théologie pratique de Šāfi‘ī science, elle s’adresse à tous les musulmans, qui n’ont pas motif à l’interpréter pour en réduire, voire annuler la portée. Elle apporte d’emblée l’iḥāṭa, son ẓāhir épuise son bāṭin. C’est d’ailleurs un exemple où le Prophète légifère, comme nous l’avons dit, en dehors de toute référence explicite au Coran, puisque cette interdiction n’y figure pas 326, et il n’y pas lieu de la contester. Quant au second hadith relatif à Fāṭima, le musulman ordinaire ne doit pas en faire état, car il pourrait en tirer une objection à la règle posée : son interprétation correcte est donc réservée aux « spécialistes ». Il ne peut, en effet, être invoqué contre l’interdiction générale exprimée par le premier, puisque son ẓāhir doit être abandonné au profit d’un bāṭin que Šāfi‘ī découvre dans son sens implicite (donc une dalāla) : si Fāṭima avait agréé l’un des deux prétendants (Mu‘āwiya ou Abū Ǧahm), l’Envoyé de Dieu lui aurait ordonné de l’épouser 327. Non seulement il ne l’a pas fait, il lui a même proposé un autre parti. C’est donc que le Prophète avait à l’esprit, contrairement aux apparences, son premier hadith. Certes, en logique pure, notre auteur paraît commettre une pétition de principe, puisque sa “démonstration” suppose la validité de l’interdiction précédente, alors qu’il s’agit au contraire de prouver qu’elle reste valable. En d’autres termes, on pourrait raisonner différemment : parler d’une exception (donc d’un taḫṣīṣ), supposer que l’interdiction générale ait été prononcée après le mariage de Fātima, envisager une abrogation, etc. Qu’il s’agisse bien ici de seconde science, d’un ta’wīl ouvert à la discussion, c’est ce que traduit son vocabulaire et l’emploi, dans son argumentation, de phrases négatives 328. On pourrait aussi objecter à notre auteur qu’il manque à l’anecdote des éléments d’information, et que leur connaisssance pourrait conduire à une autre conclusion. Du reste, il est tout aussi plausible de soutenir que Fāṭima ne s’est détournée de l’un ou de l’autre prétendant qu’à contre-cœur, sur le conseil du Prophète. En définitive, Šāfi‘ī est en peine de répondre à l’objection du contradicteur. C’est sans doute ce genre d’arguments, dont il fait état dans le Kitāb al-Umm, qui l’amena à caractériser cette “science de la discussion” comme de statut cognitif inférieur. Néanmoins, elle est indispensable en ce qu’elle seule peut faire du ‘ilm al-aḥkām une science complète. Nous citons cet exemple comme illustration des notions précédentes, mais aussi pour montrer que ses raisonnements sont constitués pour une part notable par une exégèse où la logique
texte du hadith ne donnant pas les détails de l’interdiction prophétique, d’où la forme lapidaire de celle-ci. Mais ce mode de transmission est courant chez ceux qu’il a rencontrés, et il peut certifier que les rapporteurs comprennent ce hadith en ce sens (lā yaḫlu man rawā hāḏa l-ḥadīṯ… min ba‘ḍi hāḏā l-ma‘ānī, l. 18). Ce passage atteste que ce qui pourrait apparaître comme l’interprétation personnelle de Šāfi‘ī est en réalité celle d’une tradition antérieure. 326. Nous verrons au chapitre suivant que c’est un cas bayān IV. De ce que la Loi n’est pas tout entière contenue dans le Coran, il se dégage de nombreuses implications qui nous retiendront dans les chapitres suivants. 327. Cf. Risāla, § 857 : law raḍiyat wāḥidan min-humā, amara-hā an tatazawwaǧa man raḍiyat. 328. « Je ne crois pas (lā aḥsabu) qu’ils l’aient demandée en mariage en même temps » (Umm, V, p. 162, l. 27) ; puis une une argumentation e silentio : « elle ne l’a pas informé » [c’est-à-dire le Prophète, que Mu‘āwiya et Abū Ǧahm l’avaient demandée en même temps en mariage] ; « dans son récit, il n’est pas mentionné qu’elle ait été consentante… il montre qu’insatisfaite des deux, elle cherchait [ailleurs] (murtāda), qu’elle était en attente de quelqu’un d’autre » (l. 28-30).
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Chapitre V habituelle de l’argumentation dégage la portée légale des énoncés : ici, une preuve a contrario fondée sur un syllogisme hypothétique. Le transfert du ẓāhir au bāṭin ne saurait être arbitraire. Šāfi‘ī lui impose essentiellement la règle suivante : un verset, une parole prophétique gardent, a priori, leur signification première (le ẓāhir). Un sens bāṭin ne saurait la modifier qu’en présence d’une dalāla, puisée dans le Coran, la Sunna, un iǧmā‘ – ce dernier étant partagé par les fidèles ou revendiqué par les savants 329. On reconnaît ici que Šāfi‘ī applique une même démarche, celle de l’istidlāl, qu’il empruntait plus haut dans l’interprétation des impératifs prophético-scripturaires. Nous en verrons bientôt d’autres illustrations, notamment dans son exégèse légale. Ainsi, dans le Kitāb al-Umm, Šāfi‘ī hésite fréquemment sur le sens légal d’un verset ou d’une tradition, parce que celui-ci est susceptible (iḥtamala) de plus d’une signification. Le ẓāhir correspond donc à cette imprécision sémantique de l’information dont ne peut se satisfaire le légiste, qui est conduit à lui substituer un bāṭin. Cette acception du mot ẓāhir sera maintenue dans le vocabulaire des uṣūl al-fiqh postérieurs 330, qui élimineront en revanche bāṭin au profit d’une série de termes caractéristiques de l’exégèse légale (comme muqayyad, maǧāz, mufaṣṣal, mafhūm, etc.) 331. La distinction ‘āmm/ḫāṣṣ, que Šāfi‘ī ne cesse de rappeler, subsistera elle aussi, mais se délestera de son quasi synonyme chez notre auteur, le couple ẓāhir/bāṭin : la portée la plus générale d’une donnée (‘āmm) est son ẓāhir ; son application restreinte (ḫāṣṣ), qui s’impose parfois, est le bāṭin 332. L’expression ‘alā l-ẓāhir qualifie encore la sentence du juge qui, obligé de se fonder sur des déclarations qu’il doit supposer
329. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, (p. 48, éd. Ḥaydar) : al-Qur’ān ‘arabī kamā waṣafta wa l-aḥkām fī-hi ‘alā ẓāhiri-hā wa ‘umūmi-hā ; laysa li-ahād an yuḥīla min-hā ẓāhiran ilā bāṭin, wa lā ‘āmman ilā ḫaṣṣin, illā bi-dalāla min kitābi [A]llāh, fa-in lam takun fa-sunnatu rasūl Allāh tadullu anna-hu ḫāṣṣ dūna ‘āmm, aw bāṭin dūna ẓāhir, aw iǧmā‘ min ‘āmmati ‘ulamā’ allaḏīna lā yaǧhalūna kulla-hum kitāban, wa lā sunnatan ; wa hākaḏā l-Sunna, wa law ǧāza fī l-ḥadīṯ an yuḥāla al-ṣāy’ min-hu ‘an ẓāhiri-hi ilā ma‘nā bāṭin yaḥtamilu-hu (comparer ce passage avec la Risāla, § 1727). Ce passage reprend quelques idées-force de l’Épître (arabité du Coran, portée générale (‘umūm) des prescriptions, Tradition globalement mémorisée et déposée dans la communauté). Il montre aussi que le bāṭin, contrairement au ẓāhir, autorise plus d’une signification exégétique ; il est donc par nature le domaine de la divergence et de l’incertain. Il ne permet l’iḥāṭa que dans certains cas privilégiés. — Autres occurences de la règle : Umm, IV, p. 131, dernière l. : seul un ḫabar prophétique permet de passer du ẓāhir au bāṭin ; VI, p. 170, l. 1 : wa an lā tuḥawwil al-ḥadīṯ ‘an ẓāhiri-hi bi-ġayri dalāla fī-hi wa lā fī ġayri-hi ‘an man al-ḥaḍīṯ ‘an-hu. 330. Cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 91-93. Le ẓāhir est explicite, mais moins que le naṣṣ ; le premier, non le second, autorise un ṭa’wīl qui peut conduire à abandonner le sens ẓāhir. Šāfi‘ī a déjà, mutatis mutandis, la même conception herméneutique. 331. Op. cit., p. 24-28, p. 86-121, p. 124-138 ; U. HAARMANN, « Religiöses Recht und Grammatik im klassischen Islam », Z.D.M.G, Suppl. II, 1974, p. 157 et n. 30 ; bāṭin sera réservé au for intérieur du mukallaf (B. JOHANSEN, « Le jugement comme preuve. Preuve juridique et vérité religieuse dans le droit islamique hanéfite », Studia Islamica, LXXII (1990), p. 5 sqq.). 332. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 54 : wa qad iḫtaṣartu min tamṯīl mā yadullu l-kitāb ‘alā anna-hu nazala min alaḥkām ‘āmman urīda bi-hi l-‘āmm, wa katabtu fī kitāb ġayri hāḏa [c’est peut-être la Risāla, comparer avec les § 179 sqq. de celle-ci], wa huwa l-ẓāhir min ‘ilm al-Qur’ān. On apprend ici que le concept de taḫṣīṣ lui a été enseignée par les ahl al-‘ilm bi-l-kitāb wa l-sunna. — Umm, IV, p. 184, l. 17-18, au sujet des contrats : wa hāḏa [= al wafā’ bi-l-‘ahd] min sā‘at lisān al ‘arab, allaḏī ḫūṭibat bi-hi, wa ẓāhiru-hu ‘āmm ‘alā kulli ‘aqd. — Umm, V, p. 141, l. 18-19, à propos de la restriction (taḫṣīṣ) : wa qad yunzilu [sujet : Allāh] ‘alā mā yafhamu-hu man unzilat fi-hī – ka-l-‘āmma – fī l-ẓahir wa hiya yurādu bi-hi l-ḫāṣṣ wa l-ma‘nā dūna mā siwā-hu (cf. Risāla, § 624).
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La théologie pratique de Šāfi‘ī sincères, ne détient pas l’iḥāṭa qui serait ici l’accès au for intérieur des témoins 333 ; c’est aussi le cas du qiyās qui, sujet à divergence, n’obtient qu’une solution probable (ẓāhir), et non al-ẓāhir wa l-bāṭin. Dans les deux cas, la vérité, que Dieu seul connaît, est désignée par al-muġayyab (« l’occulté »), synonyme d’al-bāṭin 334. On le voit, le second niveau de la science juridico-religieuse dont s’occupe Šāfi‘ī s’annonce, parce qu’il est essentiellement une science de l’interprétation, que ce soit celle de l’exégète, du juge ou du consultant, comme le domaine du seul probable, non de la certitude : il conduit à une diversité des appréciations, à l’iḫtilāf. En d’autres termes, tout oppose les deux niveaux du ‘ilm légal. Il est hétérogène, fait de deux éléments irréductibles l’un à l’autre : l’un peut être qualifié de surnaturel et communautaire, l’autre est au contraire rationnel, humain, individuel. Šāfi‘ī ne les réunit que parce que la « première science » sert de base pour édifier la « seconde ». Du reste, laisse-t-il entendre, celle-ci n’est que du provisoire, chaque créature est appelée, en son for intérieur, à la dépasser. Le § 46 de la Risāla évoque en effet la possibilité d’un effacement de cette frontière, car il est un être en qui le ‘ilm légal est un, non divisé comme celui des musulmans ordinaires, c’est le Prophète. Or ceux-ci, s’ils mettent leurs efforts à rechercher ce ‘ilm al-aḥkām et à appliquer ce qu’ils en possèdent en leur âme et conscience, ont la faculté de parvenir à la ḥikma, qui est la source surnaturelle d’où le Prophète tire sa science légale infaillible. Alors les « doutes en eux se dissiperont ». En d’autres termes, il existe une voie, celle de l’agir, par laquelle le ‘ilm légal retourne à son unité indivise, où la seconde science se hisse aux prérogatives de la première, tend du probable au certain, de l’humain au divin 335.
333. Risāla § 1437-1439 ; Umm, IV, p. 114, l. 16-18, V, p. 44, l. 17 ; VI, p. 197, l. 18 ; VII, p. 40, l. 13 ; Ibṭāl al-istiḥsān, Umm, VII, p. 294-298 ; autres références dans J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 135. 334. Cf. Risāla, § 1425, § 1644 ; Umm, IV, p. 114, l. 17. 335. Cet acte de foi rapproche Šāfi‘ī des premiers mystiques, cf. la constatation de P. NWYIA, Trois œuvres inédites de mystiques musulmans, Beyrouth, Dar al-mashreq, 1973 (« Recherches, Nouv. Série », 7), p. 15, à propos des ascètes irakiens et khorassaniens du début du IIe s.
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CHAPITRE VI HERMÉNEUTIQUE I : L’EXÉGÈSE LÉGALE DE ŠĀFI‘Ī I. Šāfi‘ī et le codex coranique 1. La formation coranique de Šāfi‘ī Les sources s’accordent à rapporter que Šāfi‘ī reçut l’essentiel de sa formation coranique initiale à La Mecque, auprès d’un lecteur appelé Ismā‘īl b. ‘Abdallāh b. Qusṭanṭīn (≈ 100-170 ou 180/718-786 ou 805) 1. Ce dernier appartenait à l’“école” fondée par Ibn ‘Abbās, qui lisait le Coran dans le codex d’Ubayy b. Ka‘b, et ce Compagnon aurait récité le Livre devant le Prophète. Le corpus šāfi‘ien permet difficilement de contrôler l’exactitude de cette tradition ; néanmoins, il existe quelques indices en ce sens 2. L’école d’Ibn ‘Abbās aurait donc mêlé lecture, Hadith, exégèse, et cette caractéristique valait aussi, assure-t-on, pour les autres Compagnons répartis dans les différentes métropoles de l’Empire. Quoi qu’il en soit, il y a là une première indication de l’appartenance de Šāfi‘ī à l’école de la Mecque ; nous en trouverons d’autres dans l’analyse du corpus. Rappelons que, parmi les disciples formés à la qirā’a d’Ibn ‘Abbās, nous trouvons des noms qui sont aussi fuqahā’, mufassirūn ou muḥaddiṯūn : Muǧāhid, Ṭāwūs, ‘Ikrima, ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ, Ibn Abī Mulayka, ainsi que Šibl b. ‘Abbād, Ibn Muḥaysin, Ḥunayd b. Qays. Ces renseignements sont reproduits dans les biographies de Šāfi‘ī 3. Le transmetteur-clé de cette tradition récitante est le personnage d’Ibn Kaṯīr (ob. 120/737) qui donna son nom à la “lecture mecquoise”. C’est vers lui que convergeraient plusieurs dizaines de chaînes, dont le seul maillon intermédiaire serait précisément Ismā‘īl b. ‘Abdallāh b. Qusṭanṭīn. La réalité fut sans doute plus complexe : ces chaînes ont peut-être été reconstituées après coup, et il devait exister à La Mecque, comme ailleurs, des variantes individuelles 4. On mentionne, par exemple, que Muǧāhid avait son propre iḫtiyār. Mais, il est certain que, peu après la formation coranique de Šāfi‘ī, à savoir au tournant du IIIe siècle, eut lieu une première unification dans les lectures locales, et qu’il faille en faire remonter les prémisses à ce même Ismā‘īl 5. Notre corpus permet de le vérifier : il est rare, en effet, que Šāfi‘ī s’attarde aux divergences de lecture.
1. T. NÖLDEKE, Geschichte des Qorāns, édition révisée par F. Schwally, G. Bergsträβer et O. Pretzl, Leipzig, 19382, III, p. 187, n. 1. 2. Cf. infra, § III-2. Ajoutons que Muzanī récitait Cor. XVII, 34 selon la lecture attestée d’Ubayy (c’està-dire en la complétant avec les mots : wa maqtan ; cf. R. BRUNSCHVIG, Livre de l’ordre, op. cit., p. 166, n. 1). 3. AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, op. cit., II, p. 62 ; AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 13 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 276-283 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 142. 4. G. LECOMTE, Ibn Qutayba, l’homme, l’œuvre, ses idées, Damas, 1965, p. 280-281 ; on actualisera l’exposé par le bilan d’A. NEUWIRTH, dans H. GÄTJE (éd.), Geschichte der Arabischen Philologie, II, op. cit., p. 106-110 (chapitre : « Koran »). 5. T. NÖLDEKE/F. SCHWALLY, Geschichte, op. cit., III, p. 182.
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Chapitre VI Sur Ismā‘īl b. ‘Abdallāḥ b. Qusṭanṭīn, nous ne sommes guère renseigné, ni par les sources biographiques, ni par l’œuvre de Šāfi‘ī. Un des plus anciens spécialiste en transmetteurs, Ibn Abī Ḥātim, n’a pas de jugement sur lui 6. Ibn al-Ǧazarī lui consacre une notice sommaire, que les auteurs postérieurs, tel Bayhaqī, ne font que reproduire. Ismā‘īl était un mawlā appartenant au clan des Banū Maḫzūm. Il fut le dernier Mecquois à hériter directement de la lecture d’Ibn Kaṯīr et de ses deux disciples, Šibl b. ‘Abbād (ou ‘Ubād, ob. 148/765) et un certain Miškān (≈ 100/718-165/781) 7. Héritier fidèle (ṯiqa, ḍābiṭ) 8 de la tradition reçue, il l’enseigna à son tour quelque temps (aqra’a zamānan). Ibn Ḥaǧar remarque que l’isnād qui le relie à Šāfi‘ī, quoique sain (muttaṣil, ḥasan), est néanmoins ġarīb 9. Il est intéressant de relever qu’Ismā‘īl était aussi grammairien, l’un des représentants de l’éphémère école mecquoise 10. Celle-ci était déjà liée à l’école d’Irak. Il est donc difficile de penser que les mêmes hommes, pratiquant des disciplines différentes, auraient agi pour le fiqh ou le Hadith autrement que pour la grammaire, qui opérait le rapprochement, sinon l’unification des traditions locales, commencée dès la première moitié du IIe siècle. On doit à Šāfi‘ī, selon Ibn al-Ǧazarī, la particularité suivante concernant son maître : Ismā‘īl soutenait que le mot Coran était dépourvu de hamza – il fallait donc le prononcer qurān, comme Ibn Kaṯīr − 11, et qu’il désignait la Révélation, tout comme les Écritures antérieures (al-Inǧīl, al-Tawrāt), tandis que qur’ān se rapportait pour lui à la récitation de l’une quelconque de ses parties 12. Le renseignement est trop mince pour en tirer une hypothétique position d’Ismā‘īl sur la création du Coran 13. Le parler de La Mecque élidait la hamza et, d’autre part, Qatāda et Abū ‘Ubayda dérivaient eux aussi le Coran de la racine q-r-n 14. Du reste al-Aš‘arī soutiendra que les deux étymologies (q-r-’ ou q-r-n) sont également recevables 15. L’information d’Ibn al-Ǧazarī attire néanmoins l’attention et nous tenterons plus loin d’en proposer une explication plausible.
6. Kitāb al-ǧarḥ wa l-ta‘dīl, notice n° 611 (t. II, p. 180). 7. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 276. Sur ces deux personnages, cf. IBN AL-ǦAZARĪ, Ġāyat alnihāya fī ṭabaqāt al-qurrā’, édité par G. Bergsträβer et O. Pretzl, Leipzig, I, p. 324 et II, p. 304 ; J. van ESS, TG, II, p. 648 (sur Šibl). Ce dernier appartenait au cercle d’Ibn Kaṯīr (ob. 120/738). Il aurait été qadarite ; plus intéressant est le fait qu’il transmettait lui aussi le tafsīr de Muǧāhid, l’ayant reçu directement d’Ibn Abī Naǧīḥ. Al-Ḫaṭīb al-Baġdādī s’y référait encore. 8. IBN AL-ǦAZARĪ, Ġāyat, op. cit., I, p. 165-166. 9. IBN ḤAǦAR, Tawālī al-ta’sīs, op. cit., p. 42 (éd. Būlāq) ; p. 259 (éd. Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1986). 10. R. TALMON, « An Eighth-Century Grammatical School in Medina », B.S.O.A.S., 48 (1985), p. 234. 11. Risāla, éd. Aḥ. Šākir, p. 15. 12. IBN AL-ǦAZARĪ, Ġāyat, op. cit., I, p. 166 ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, p. 143 ; AL-ḪĀṬĪB ALBAĠDĀDĪ, Tārīḫ Baġdād, op. cit., II, p. 62, p. 17-23 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 277 ; ‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 29, l. 4-5 ; voir aussi la n. 4 de la Risāla de Šāfi‘ī, éd. Aḥ. Šākir, p. 14. 13. Il est simplement permis de dire que le Coran récité était pour lui distinct de la Parole divine en tant en tant qu’Attribut divin. En ce sens – et faute de plus amples détails sur la manière dont il envisageait cette distinction –, il annoncerait les positions pré-aš‘arites d’al-Karābisī et Ibn Kullāb. 14. T. NÖLDEKE/F. SCHWALLY, Geschichte, op. cit., I, p. 31, n. 6. 15. D. GIMARET, La doctrine d’al-Ash‘arī, op. cit., p. 319, n. 11.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī 2. Les variantes de lecture dans le corpus Le lecteur se serait attendu que le corpus šāfi‘ien, étant donné son ancienneté et son étendue, eût reflété de manière privilégiée la diversité des lectures coraniques répandues à travers l’empire. Or, il n’en est rien, et le fait réclame une explication. Parmi les biographes de Šāfi‘ī, Rāzī est le mieux renseigné sur ce sujet. Il mentionne, dans un chapitre spécial, un choix de dix variantes qui, s’écartant de la Vulgate, auraient été adoptées par Šāfi‘ī 16. Nous nous contenterons de signaler le fait sans nous y attarder, parce qu’elles sont sans incidence sur la doctrine de Šāfi‘ī, contrairement à d’autres dont nous allons parler 17. D’autre part, Rāzī ne mentionne pas la source de son information. Or le corpus šāfi‘ien ne permet pas de confirmer l’existence de telles variantes. Elles ne sont pas non plus signalées dans les Manāqib al-Šāfi‘ī de Bayhaqī, ouvrage qui est pourtant, de son propre aveu, la principale référence de Rāzī. Rares sont celles, enfin, qui figurent dans l’ouvrage le plus complet sur la question, le Kitāb al-maṣāḥif d’Ibn Abī Dāwud 18 qui rapporte les divergences présentées par le codex d’Ubayy. Deux hypothèses viennent à l’esprit : ou bien Rāzī disposait de sources šāfi‘ites, voire de textes šāfi‘iens que nous ne possédons plus ; ou bien lui-même cède à l’anachronisme consistant à prêter au fondateur des variantes textuelles utilisées par ses contemporains. Il est à noter que d’autres auteurs (al-Mubarrad, al-Āmidī) attribuent eux aussi à Šāfi‘ī une connaissance étendue des qirā’āt, sans préciser s’il s’agit des lectures régulières ou dissidentes 19. En revanche, il nous faut mentionner le fait que Šāfi‘ī, dans le corpus, signale ou suggère l’existence de quelques variantes ayant leur incidence sur le plan du fiqh 20. Voici celles que nous avons relevées :
16. Manāqib al-Šāfi‘ī, op. cit., éd. Aḥ. Ḥiǧāzi Saqqā, Le Caire, 1966, p. 209-215. 17. Voici la liste des variantes relevées par Faḫr al-dīn al-Rāzī : 1° Cor. II, 259 : i‘lam (à l’impératif), au lieu de : a‘lamu (à l’indicatif) ; 2° Cor. IV, 115 : wa yabtaġī, au lieu de : wa yattabi‘. Selon Rāzī, cette lecture serait un locus probans de l’iǧmā‘ ; 3° Cor. V, 6 : variante attestée dans le corpus (cf. ci-dessus), et mentionnée aussi par Bayhaqī ; 4° Cor. VII, 190 : širkan, au lieu de : šurakā’ dans le codex d’Ubayy. A. JEFFERY (Materials for the History of the Qur’ān, Leyde, 1937, p. 131), signale la variante ašrākan ; 5° Cor. V, 112 : hal tastaṭī‘u rabba-ka, au lieu de : hal yastaṭī‘u rabbu-ka, ce qui confirme, selon Rāzī, que le Coran reconnaît à Jésus le pouvoir d’opérer des miracles ; 6° Cor. XIV, 2 : Allāhu llaḏī fī l-samāwāt, au lieu de : Allāhi llaḏī fī l-samāwāt ; 7° Cor. XVII, 16 : ammara-nā, au lieu de : amarnā. Cette variante enlève le sens déterministe à l’énoncé coranique, ce à quoi s’efforcent de parvenir les commentateurs de la lecture officielle par des arguments syntaxiques (R. PARET, Der Koran. Kommentar und Konkordanz, Darmstadt, 1975, p. 299, au verset) ; 8° Cor. XXIV, 35 : tawaqqada, au lieu de : yūqad ; 9° Cor. XXXIV, 17 : nuǧāzī ; 10° Cor. LVI, 89 : rūḥun wa rayḥān ; ce sont les formes attestées par la lecture de Ḥafs, l’édition courante du muṣḥaf actuel. 18. Édité, avec une introduction riche de renseignements, par A. JEFFERY, sous le titre Materials for the History of the Text of the Qur’ān (Brill, Leyde, 1937). Il est à regretter que l’index de l’ouvrage, intitulé Index of Qur’anic Verses to the English Part of Materials for the History of the Text of the Qur’ān (réalisé par le P. A.H. MAGERMANS, Brill, Leyde, 1951) comporte de nombreuses lacunes. Il est donc préférable de consulter successivement les codex reconstitués par les Materials. 19. AL-ḎAHABĪ, Siyar, op. cit., X, p. 80 ; B.G. WEISS, Search, op. cit., p. 163 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 279. 20. Sur cette question, consulter par ex. Ṣabrī ‘ABD AL-QAWĪ, Aṯar al-qirā’āt fī l-fiqh al-islāmī, Riyāḍ, Uṣūl al-salaf, 1997.
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Chapitre VI 1° Umm, I, p. 27 (chapitre : ġasl al-riǧlayn). Šāfi‘ī mentionne implicitement l’existence d’une variante qu’il adopte : wa naḥnu naqra’u-hā wa arǧula-kum ‘alā ma‘nā [fa]-ġsilū wuǧūha-kum wa aydiya-kum, à propos de Cor. V, 6. De fait, le texte de l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ ajoute bi-l-naṣb (« à l’accusatif ») 21, et les deux passages attestent que Šāfi‘ī lisait en faisant régir arǧula-kum par iġsilū sous-entendu 22. Cette lecture signifie que le lavage rituel de l’ablution doit comprendre les pieds ; à opter pour arǧuli-kum au cas indirect, on rattacherait alors le complément au verbe msaḥū, et ce lavage ne deviendrait plus obligatoire. D’après les biographes, Šāfi‘ī reproduisait ici la lecture d’Ismā‘īl b. ‘Abdallāh b. Qusṭanṭīn 23. Il est à noter que notre auteur justifie ce choix par une dalāla puisée dans la Sunna prophétique, celle-ci est donc un outil herméneutique apte à faire la sélection entre variantes coraniques. Mais il ajoute aussi le consensus des savants (lam asma‘ muḫālifan ; ḏahaba ‘awāmm ahl al-‘ilm) 24. 2° Umm, V, p. 180, l. 13 sqq (chapitre : ǧamā‘ waǧh al-ṭalāq). À propos de Cor. LXV, 1, Šāfi‘ī signale, cette fois explicitement, qu’on lit aussi li-qubuli ‘iddatihinna (« [Répudiez-les] au commencement de leur période de retraite », s’agissant des épouses). Šāfi‘ī préfère la lecture plus usuelle li-‘iddati-hinna (« à leur période de retraite »). Mais il ajoute : « cela ne change rien » (lā yaḫtalifāni) et, fait intéressant, il reconnaît qu’il suit ici la tradition mecquoise : il soutient, d’après Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī et Sa‘īd b. Sālim, que c’était la lecture de Muǧāhid 25. Il hésite toutefois à imposer une telle variante. 3° Umm, V, p. 27, l. 8 sqq, et VII (Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī), p. 224, l. 3 sqq. Šāfi‘ī reconnaît l’existence d’un verset abrogé qui fixait à dix le nombre de tétées créant la parenté de lait. Mais, pas plus que le suivant, il n’en fait mention expresse. Il ne figure pas non plus dans la Vulgate actuelle. 4° Le verset dit de la lapidation (āyat al-raǧm) pour adultère figure dans un hadith de ‘Umar mentionné par Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 152 ; Musnad (Umm IX), p. 394, l. 29 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, VII, p. 533, l. 13-15) ; dans les deux passages, ‘Umar dit : fa-innā qad qara’nā-hā (« car nous l’avons récité »). Curieusement, Šāfi‘ī ne fait aucun commentaire sur la disparition de ces deux versets du muṣḥaf. Ce cas, ainsi que le précédent, sera envisagé à propos de l’abrogation des sources. 5° Cor. II, 106. Il ressort d’une analyse attentive de la Risāla (§ 321-322) que Šāfi‘ī, contrairement à la Vulgate, adopte implicitement à propos de ce verset une variante dont on trouve la trace chez Ṭabarī. Šāfi‘ī lit en effet mā nansa’-hā (racine n-s-’) et
21. Umm, IX, p. 521, l. 25. 22. Umm, I, p. 27, l. 8 (Ka-annahu yaḏhabu fī-himā ilā ġsilū arǧula-kum) ; Umm, IX, p. 521, l. 28 (kaqawli-hi : wa aydiya-kum ilā l-marāfiq). 23. AL-RAZĪ, Manāqib, op. cit., p. 77. 24. Pour la manière dont il résout le problème de l’existence de hadiths prophétiques contradictoires à ce sujet, cf. chapitre IX. De fait, il reproduit l’usage hedjazien, puisque Mālik ignore l’existence de la variante (Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 57). Pour le traitement détaillé de cette question, cf. J. BURTON, « The Qur’ān and the Islamic Practice of wuḍū’ », B.S.O.A.S., LI (1988-1). 25. De fait, elle est attribuée à Ubayy, Ibn ‘Abbās, Ibn ‘Umar, et même Muǧāhid. Ibn Mas‘ūd lisait : liqubul ṭuhri-hinna (A. JEFFERY, Materials, op. cit., p. 102, 171, 206, 283, etc.).
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī non, comme le porte la Vulgate actuelle nunsi-hā (racine n-s-y). La preuve indirecte est qu’il glose le verbe par ta’ḫīr inzāl (Risāla, § 322), qui est l’explication de l’école de La Mecque (‘Aṭā’, ‘Ubayd b. Umayy, Muǧāhid) 26. Mais elle ne lui sert ici qu’à argumenter en faveur d’une position théorique préétablie et non à fonder une solution de fiqh : la justification coranique de sa thèse fondamentale en matière d’abrogation, à savoir l’impossibilité pour la Sunna d’abroger le Coran et, indirectement, celle de son “carré abrogationniste”. 6° Umm, I, p. 196 (cf. infra, § III-2, in fine). Le choix de la variante fa-s‘aw ilā ḏikri llāh, au détriment de celle de ‘Umar (fa-mḍū ilā ḏikri llāh), sert néanmoins à justifier une pratique qui correspond au sens du verbe maḍā, et non à sa‘ā signifiant courir. Le commentaire de Šāfi‘ī montre que la leçon dissidente, quoique non retenue pour la liturgie, sert à expliquer le texte canonique. Elle ne saurait donc être éliminée : elle participe d’une manière ou d’une autre de la Révélation totale, et pose ainsi la question de son statut textuel, notamment au regard des autres formes de parole inspirée. Un tel usage exégétique prouve en outre qu’à l’époque de Šāfi‘ī, ces lectures « irrégulières » avaient encore quelque légitimité. 7° Umm, IX (= Muḫtaṣar de Muzanī), p. 59, l. 1 sqq. Šāfi‘ī signale deux lectures possibles pour le verbe de la racine ṭ-w-q de Cor. II, 184 : celle d’Ibn ‘Abbās, et celle d’un autre exégète (wa ġayru-hu min al-mufassirīn) qu’il adopte (wa ka-ḏālika naqra’u-hā). La typographie du texte ne permet pas de connaître la vocalisation retenue par ces derniers. Pour Ibn ‘Abbās, présume Šāfi‘ī, le verset fait référence aux individus séniles, ce qui sous-entend qu’ils sont dans l’incapacité de soutenir un jeûne. De fait, la forme officielle yuṭīqūna était remplacée chez plusieurs Compagnons ou Successeurs (‘Alī, Ibn ‘Abbās, ‘Ā’iša, ‘Ikrima, Muǧāhid, ‘Aṭā’...) par yuṭawwaqūna ou l’une des formes voisines yuṭṭawwaqūna 27. Le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq confirme ce désaccord entre Compagnons ; la variante non officielle, signifiant « s’obligeant à, sans être en état de », résout la difficulté créée par yuṭīqūna, mais elle refuse par là même l’abrogation de cette partie du verset. D’autres, tels Qatāda, ‘Alqama, gardent la lecture reçue, mais la font abroger par Cor. II, 185 28. Šāfi‘ī opte visiblement pour cette solution, quoique de manière originale : il décide que « cela fut abrogé lorsque l’obligation du jeûne (de Ramaḍān) fut révélée », laquelle faisait allusion à un jeûne antérieur ; la dalāla, il la trouve dans la suite du verset II, 184 (début) et II, 185 29. Il est probable qu’il lisait yuṭīqūna puisqu’il dit ailleurs qu’il faut comprendre « ceux qui auraient pu le faire (?) mais en furent incapables » 30. En Umm, II, p. 104, il est certain qu’il considère cette partie du verset II, 184 comme abrogée puisque, dans le cas du
26. Cf. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān ‘an ta’wīl al-Qur’ān, toute édition, au verset cité. Là-dessus, voir J. BURTON, « The Exegesis of Qur’ān, II : 106 and the Islamic Theories of Naskh », B.S.O.A.S., XLVIII (1983), p. 322-346. 27. A. JEFFERY, Materials, op. cit., p. 184, 195, 232, 246, 269, 277, 285. 28. ‘ABD AL-RAZZĀQ, Muṣannaf, éd. A‘ẓamī, al-Maktab al-islāmī, Beyrouth, 1983, t. IV, n° 75777582. 29. AL-MUZANĪ, al-Muḫtaṣar (Umm, IX), p. 59, l. 3-5. 30. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, (Umm, IX) p. 561, l. 14. Traduction conjecturale, le texte n’est pas vocalisé.
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Chapitre VI
grand vieillard (l. 2-4), il fait appel à un ḫabar de Compagnon et à un qiyās à partir du ḥaǧǧ. Il est à noter que le sens d’un verset est expliqué par Šāfi‘ī à l’aide d’une variante irrégulière ; qu’il fait son choix parmi certaines explications ; qu’il adopte la lecture de la Vulgate ; et qu’enfin, en l’absence de Sunna prophétique, il cherche une réponse dans le Coran lui-même, une tradition de Compagnon et un qiyās : on reconnaît ici la manière caractéristique de raisonner de l’istidlāl, mise au service de l’exégèse, et non seulement de la solution d’un poblème de casuistique légale 31. Nous nous bornerons à cette liste, peu s’en faut sans doute qu’elle soit exhaustive. Quoiqu’elle couvre la totalité du corpus, il n’est pas exclu qu’une enquête plus approfondie puisse mettre au jour d’autres variantes implicitement retenues par Šāfi‘ī (comme celle de Cor. II, 106). Il est rare en effet que celui-ci en fasse clairement mention dans ses écrits. Il est toutefois douteux qu’une telle recherche confirme l’existence d’une relation déterminante entre fiqh et qirā’āt, comme on l’a parfois soutenu 32. Les exemples précédents suffisent à montrer que Šāfi‘ī ne fait pas de la variété des lectures un instrument herméneutique privilégié, pas plus du reste que les tafsīr-s antérieurs ou contemporains : « with few exceptions, the readings mentioned by the commentators do not seem to have any relevance, neither for religious discussions, not for legal ones » 33. Ainsi dans le cas d’arǧula-kum, en Cor. V, 6, la vocalisation au cas direct, choisie par lui, suffit à définir sa solution légale. Or, il préfère invoquer à cet effet d’autres dalālāt (l’iǧmā‘, la Sunna). Cette constatation vaut pour les autres cas et rend inutile que nous poursuivions l’enquête plus en détail. On doit aussi conclure que Šāfi‘ī souscrit pleinement à l’existence d’autres lectures, même lorsqu’elles ne sont pas la sienne (cf. les cas de Cor. V, 89 et II, 184), qu’elles soient propres à des traditions d’école ou à certaines cités, qu’elles soient régulières ou non – cette dernière distinction étant d’ailleurs inconnue à son époque. Le « principe de majorité » ne s’établira qu’après sa mort, au début du IIIe siècle 34. Une telle attitude de “tolérance” s’observe encore après lui, comme chez Ibn Qutayba 35. En revanche, nul écho, dans le Kitāb al-Umm, de discussions qu’aurait suscitée la constitution tardive d’une vulgate coranique, selon la reconstruction historique proposée par J. Wansbrough 36. L’étude des exégètes antérieurs aboutit à la même conclusion 37. En définitive, l’attitude de Šāfi‘ī n’est pas différente de celle des auteurs
31. Pour des détails sur cette question, cf. J. BURTON, Abū ‘Ubaid al-Qāsim b. Salām’s K. al-nāsikh wal-mansūkh, Cambridge, 1987, p. 76-93. 32. Cl. GILLIOT, Exégèse, op. cit., Paris, 1990, p. 151, sur la foi d’une citation d’al-Suyūṭī, qu’il ne convient donc pas de généraliser. 33. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 79, qui donne le nombre de variantes citées dans les commentaires de Muqātil, Sufyān al-Ṯawrī, ‘Abd al-Razzāq. 34. A. NEUWIRTH, dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 108. 35. G. LECOMTE, Ibn Qutayba, op. cit., p. 286. 36. J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., Oxford, 1977, p. 43 sqq. 37. «The fact that the commentaries quote variant readings shows that they depart from a standard text, which seems to be identical with the ‘Uthmanic codex » (C.H.M. VERSTEEGH, Arabic grammar, op. cit., p. 82, qui réfute (p. 83) l’idée que les discussions sur les variantes vocaliques aient pu contribuer à l’émergence d’un texte canonique, ou qu’elles aient été le produit d’une exégèse paraphrastique qui serait l’interprétation personnelle des lecteurs.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī postérieurs. Certes, l’on peut regretter que l’incidence de la flexibilité vocalique ou lexicale du texte fondateur sur le fiqh n’ait pas retenu toute l’attention qu’elle mériterait 38 ; mais – le Kitāb al-Umm l’atteste –, les divergences entre recensions coraniques, à la fin du IIe siècle tout au moins, ne sont pas nombreuses au point de peser de manière décisive dans les divergences entre écoles de fiqh. L’origine de ces controverses, les premiers textes nous invitent plutôt à les rechercher dans des débats sur les uṣūl. Il faut en conclure qu’à l’heure où Šāfi‘ī rédigeait son enseignement, le texte de la Révélation était largement unifié et qu’une canonisation, sur le plan sémantique, en avait été établie, quoiqu’elle autorisât quelques différences de détail. Enfin, cette double attitude précédemment signalée de Šāfi‘ī – tolérance vis-à-vis d’autres variantes, insignifiance des discussions à ce sujet – trahit une position théologique implicite : la Révélation possède sur le langage humain cette prérogative de ne pas être tout à fait accessible à la raison quant à son sens, mais encore pour ce qui est de sa forme : le mystère porte également sur sa “littéralité”, son lafẓ, et non seulement sur le ma‘nā. Šāfi‘ī en fait explicitement état lorsqu’il admet l’existence de différents aḥruf du Coran, pourvu que ni le sens ni le ḥukm ne soient affectés, invoquant à cet effet le hadith prophétique qui en dénombre sept, qu’il comprend comme des « modes de récitation » 39. Nous aurons l’occasion d’y revenir, notamment en ce qui concerne l’espèce particulière de discours que constitue le message prophétique. II. Le Coran dans le fiqh de Šāfi‘ī 1. L’arabité du Coran Šāfi‘ī consacre un assez long développement, dans la Risāla, à défendre le caractère exclusivement arabe de la langue coranique 40. Il répète aussi cette position dans son
38. S. ‘ABD AL-QAWĪ, Aṯar, op. cit., p. 412-413. 39. Risāla, § 753-754. Sur cette question, cf. Cl. GILLIOT, Exégèse, op. cit., p. 111-133, qui toutefois ne s’intéresse pas à l’interprétation qu’en donne Šāfi‘ī, pour lequel ḥarf signifie à l’évidence variante formelle du Coran ; sa conception est proche de celle d’Ibn Qutayba, qui fait l’analyse des facteurs de divergences entre aḥruf : G. LECOMTE, Ibn Qutayba, op. cit., p. 284-285 ; waǧh et ḥarf ont à haute époque le même sens, celui d’aspect, de niveau de compréhension du Coran : I. GOLDFELD, « The Development of Theory on Qur’anic Exegesis in Islamic Scorlarship », Studia Islamica LXVII (1988), p. 15 sqq. Par ailleurs, J. van Ess observe que la polysémie du terme ḥarf réclamerait une enquête historique. Pour des références làdessus, cf. J. van ESS, TG, III, p. 284 n. 11, et infra, § IV-1. 40. Risāla, § 133-169.
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Chapitre VI œuvre 41. Il va même jusqu’à en faire un fondement de la science du Coran, donc de la science légale 42. Cette insistance mérite qu’on s’y arrête et qu’on tente de l’expliquer. Šāfi‘ī est amené à formuler ce principe dans toute sa rigueur en réponse à l’opinion contraire qui lui fut opposée 43. Celle-ci n’est pas dénuée a priori, en effet, de vraisemblance. L’universalité de la mission muḥammadienne s’accorderait volontiers avec l’idée que le Prophète eût été apte à s’adresser à chaque peuple dans sa langue respective 44. À cette hypothèse, Šāfi‘ī répond qu’il ne nie point l’existence de « coïncidences » ou de « correspondances » (yuwāfiq, ya’tafiq) 45 entre l’arabe et d’autres langues étrangères 46, mais il se borne à constater le phénomène, il ne cherche pas une explication rationnelle dans la possibilité d’emprunts, il ne prononce même pas le mot de mu‘arrab (« arabisé »). Sa démonstration repose exclusivement sur le sens littéral du Coran 47, dans l’exégèse de son milieu d’origine. De Cor. XIV, 4, il tire que le Coran a été révélé « en arabe pur » (kitāb llāhi maḥḍ bi-lisān al-‘arab), sans qu’il s’y mêle autre chose (lā yaḫtaliṭu-hu fī-hi ġayru-hu), et que Muḥammad ne s’est exprimé qu’en arabe (bu‘iṯa bi-lisāni qawmi-hi ḫaṣṣatan dūna alsinati l-‘aǧam) 48. Il faut donc admettre l’idée que Dieu a « écarté » du Prophète toute autre langue (nafā ‘an-hu kulla lisānin ġayra lisān al-‘arab) 49, et que l’arabe est « celle de l’homme par lequel Il a scellé Sa prophétie » (lisān man ḫatama bi-hi nubuwwata-hu wa anzala bi-hi āḫira kutubih) 50. Que maintenant cet arabe soit pur de tout vocable étranger,
41. Voici quelques occurrences : Umm, II, p. 241, l. l5-16 : à propos de Cor. VII, 157 (wa yuḥarrimu ‘alayhim al-ḫabā’iṯ), Šāfi‘ī constate : « il est seulement permis, pour l’exégèse des versets, [de dire] ce que j’ai expliqué, à savoir que les choses répugnantes (ḫabā’iṯ) sont connues des interlocuteurs concernés, et il en va de même des comestibles [ṭayyibāt, même verset] ; cela, soit dans leur langue, soit dans une tradition qui les oblige » ; V, p. 5, l. 22 : al-Qur’ān ‘arabī l-lisāni min-hu muḥtamal, wāsi‘, ḏakara llāhu mā ḥarrama bi-kulli ḥāl fī l-aṣl... ; VII, p. 22, l. 21-22, Šāfi‘ī répète deux principes-clés de la Risāla : l’arabité du Coran, la loi de taḫṣīṣ : al-yamīn ma‘a l-šāhid hiya ḫilāf al-Qur’ān. Qultu : “na‘am, laysat bi-ḫilāfi-hi ; al-Qur’ān ‘arabī fa-yakūnu ‘āmm al-ẓāhir wa yurādu bi-hi l-ḫāṣṣ” ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 480, l. 24-25 : al-Qur’ān ‘arabī, wa l-aḥādīṯ bi-kalāmin ‘arabiyyin, fa-ta’awwala kullan ‘alā mā yaḥtamilu l-lisān. 42. Risāla, § 127. 43. Risāla, § 133-137. 44. Risāla, § 150-151. 45. Risāla, § 148. Sur l’assimilation phonétique présentée par le second verbe cité, cf. W. WRIGHT, A Grammar of the Arabic Language, Cambridge, 19853, I, p. 81, remarque (a). Il s’agit d’une particularité dialectale du Hedjaz, cf. le commentaire d’Aḥ. Šākir, Risāla, p. 31 n. 5. Cette graphie se retrouve couramment dans le Kitāb al-Umm, cf. t. V, p. 141, n. 1 de l’éditeur. 46. Un exemple figure dans BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 191 : Šāfi‘ī affirme comprendre tous les mots du Coran, sauf deux (ḥarfayn) : le premier n’est pas mentionné, l’autre est le verbe dassa qui, dans ce qu’il a lu (qara’tu) de Muqātil b. Sulaymān, n’appartient pas à la langue des Bédouins, mais « à celle des Africains » (luġat al-sūdān). L’embarras de Bayhaqī se trahit dans son commentaire : il propose de comprendre par « la langue des Arabes africains ». 47. Observons que les versets cités n’ont pas d’utilisation légale et ne figurent pas dans le Kitāb al-Umm. Il se confirme, sur cet exemple, que Šāfi‘ī cherche d’abord dans le Livre révélé la réponse à toute question, que celui-ci est la premières des sources formelles (uṣūl). 48. Risāla, § 149-150. 49. Risāla, § 160. 50. Risāla, § 168, § 27 ; la formulation šāfi‘ienne est une réminiscence coranique que le fondateur donne explicitement en Umm, IV, p. 159, l. 21. Toutefois, à haute époque, l’expression ne signifie pas encore « clôture de la prophétie », mais simplement confirmation des prophéties antérieures (J. van ESS, TG, IV, p. 593-94).
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī c’est ce que disent ailleurs d’autres expressions coraniques – du moins est-ce ainsi que Šāfi‘ī les interprète : qur’ānan ‘arabiyyan, qur’ānan ‘arabiyyan ġayra ḏī ‘iwāǧ, ḥukman ‘arabiyyan, bi-lisānin ‘arabiyyin mubīn 51. Par celles-ci, Dieu avait signifié, selon les vieilles autorités, que Son message était indubitablement apte à se faire entendre 52. Conformément à cette interprétation, Šāfi‘ī en tire l’idée implicite que tout élément étranger nuirait à la communication du message : nous entrevoyons ici le lien avec le concept de bayān. Gardons cette remarque à l’esprit, elle nous donnera la clé de cette position dogmatique. Il s’avère que l’interprétation donnée par Šāfi‘ī à de tels versets est des plus conservatrices. Elle se rencontrait aussi chez un contemporain, Abū ‘Ubayda, l’un des tout premiers philologues de Baṣra 53. Les deux hommes expliquaient la présence de mots étrangers dans le Coran par l’argument de la « coïncidence » (muwāfaqa, ittifāq) 54. Ce dernier en faisant même un article de foi, ce qui n’est pas sans rappeler également, nous allons le voir, la position de Šāfi‘ī : « Whoever pretends that there is in the Qur’ān anything other than the arabic tongue has made a charge against God » 55. Or, déjà son contemporain et disciple Abū ‘Ubayd avait une position plus nuancée ; il admettait la réalité des emprunts lexicaux par l’arabe, à condition qu’ils aient eu lieu bien longtemps avant la Révélation : les mots étrangers, devenus partie intégrante du patrimoine linguistique de l’arabe, n’étaient donc plus véritablement étrangers 56. Mais il semble qu’au premier siècle, l’attitude des exégètes et traditionnistes ait été moins tranchée. Les tafsīr-s récemment publiés de Muǧāhid, Sufyān al-Ṯawrī, Muqātil b. Sulaymān, Muḥammad al-Kalbī, ‘Abd al-Razzāq, al-Farrā’ ne rejetaient pas l’origine étrangère (syriaque, persane, grecque, éthiopienne, copte) de maint terme coranique 57, et ce point de vue aurait été celui d’Ibn ‘Abbās lui-même 58 : The testimony of the commentaries is incontrovertible : in the earliest periods there were many scholars, among them Ibn ‘Abbās, who had no qualms about deriving Qur’anic
51. Risāla, § 155-159, citant : Cor., XIII, 37 ; XLII, 7 ; XLIII, 3 ; XXXIX, 28 et XXVI, 192-195. Šāfi‘ī ne donne ici qu’un choix limité de versets ; pour ceux où apparaît l’idée d’un Coran arabe, cf. R. PARET, Der Koran. Kommentar, op. cit., p. 246 (sub Cor. XII, 2). Outre Cor. XVI, 103, l’expression bi-lisānin ‘arabiyyin mubīn apparaît en Cor. XXVI, 195. MUQĀTIL (Tafsīr, éd. Šaḥāṭa, 1979, t. II, p. 280, au verset), met ce dernier verset en relation avec le précédent. 52. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, op. cit., à Cor. XXVI, 195 : al-Ḍaḥḥāk, disciple d’Ibn ‘Abbās, glose par : yubayyinu li-man sami‘a-hu [...] wa innamā ḏakara-hu, ta‘ālā ḏikru-hu, anna-hu nazala hāḏā l-Qur’ān bi-lisān mubīn fī hāḏā l-mawḍi‘ i‘lāman min-hu mušrikī Qurayš anna-hu anzala-hu ka-ḏālika, li-allā yaqūla inna-hu nazala bi-ġayri lisāni-nā, fa-naḥnu innamā nu‘riḍu ‘an-hu, lā nasma‘u-hu, li-annā lā nafhamu-hu. 53. Il s’agit d’Abū ‘Ubayda Ma‘mar b. l-Muṯannā (ob. 110/728) ; cf. EI1 I, p. 258 (H.A.R. GIBB) ; F. SEZGIN, GAS, VIII, p. 67 sqq., ainsi que IX, p. 65 sqq. Qualifié de ṣufrite par al-Aš‘arī, on discute de son appartenance au kharidjisme (J. van ESS, TG, II, p. 220, n. 36, et IV, p. 748). 54. Cl. GILLIOT, Exégèse, op. cit., chapitre IV, citant le Maǧāz al-Qur’ān d’Abū ‘Ubayda. 55. L. KOPF, « Religious Influences on Medieval Arabic Philology », Studia Islamica, V (1956), p. 40-41, citant le Mu‘arrab d’AL-ǦAWĀLIQĪ. 56. Cl. GILLIOT, Exégèse, op. cit., p. 96-99 ; L. KOPF, « Religious Influences », article cité, p. 41-42 ; Risāla, § 148. 57. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar and Qur’anic Exegesis, op. cit., p. 88-91 ; J. LOWRY, LegalTheoretical Contents, op. cit., p. 390, n. 40. 58. V. toutefois la réserve de L. KOPF, « Religious Influences », art. cité, p. 42, selon Ibn Qutayba.
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Chapitre VI words from other languages. We may add that some of the etymologies quoted here occur in the Kitāb al-luġāt fī l-qur’ān, which is attributed to Ibn ‘Abbās, e.g. ṭūr, kifl, maqālīd [...]. Later sources have preserved the memory of these theories. In his Iḥkām al-aḥkām (I, 47-49), al-Āmidī (d. 631/1233) discusses the problem of words of foreigns origins from the later point of view. He mentions both ‘Ikrima and Ibn ‘Abbās as proponents of the foreign etymologies and some of the examples quoted by him (siǧǧīl, istabraq, qisṭās, ṭaha) are identical to the ones given in the commentaries 59.
Quant à la ‘arabiyya des tribus arabes, si elle constituait une référence courante pour les lecteurs, qui modifiaient la Vulgate ‘uṯmānienne d’après elle 60, ces mêmes exégètes n’y faisaient pas un recours systématique 61. On rapporte qu’Ibn ‘Abbās butait néanmoins sur le sens du mot fāṭir dans le Coran, jusqu’au jour où il assista à l’altercation entre deux Bédouins qui se disputaient la propriété d’un puits. L’un deux dit : anā faṭartu-hā. Il apparut alors à Ibn ‘Abbās que faṭara voulait dire créer 62. On retrouve la même souplesse d’attitude chez le polémiste hanbalite Ibn Qutayba 63. La question ne cessa d’être débattue par la suite au Moyen Âge. Si la position de Šāfi‘ī conserva des partisans, tels Ṭabarī, Ibn Fāris, Faḫr al-dīn al-Rāzī, Bāqillānī..., un compromis largement favorable à la thèse des emprunts finit par s’imposer chez des auteurs aussi “orthodoxes” que Subkī, Suyūṭī, al-Azharī 64. On la trouve pareillement exposée dans les ouvrages d’uṣūl al-fiqh, qui admettent l’existence de mots étrangers dans le Coran, mais non d’unités linguistiques (propositions, phrases) supérieures au mot 65. Ces réticences de la théorie traditionnelle s’expliquent en partie par le fait que celle-ci, que ce soit dans ce cadre explicatif du tawqīf (institution divine) ou du waḍ‘ (conventionnalisme), n’a jamais pu concevoir l’origine du langage qu’en dehors de tout évolutionnisme ou phylogénie 66.
59. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit. p. 90 (cf. aussi IBN FĀRIS, al-Ṣāḥibī fī fiqh al-luġa, éd. Šuwaymī, Beyrouth, 1963, p. 57-62, plus spécialement p. 61-62). 60. E. BECK, « Der ‘uṯmanische Kodex in der Koranlesung der zweiten Jahrhunderts », Orientalia XIV (1945), p. 355-373. 61. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 91. 62. A. JEFFERY, The Foreign Vocabulary of the Quran, Baroda, 1938, p. 7. 63. G. LECOMTE, Ibn Qutayba, op. cit., p. 366-370. Ibn Qutayba admet sans difficulté toutes sortes d’emprunts dans le vocabulaire coranique. 64. L. KOPF, « Religious Influences », article cité, p. 42-45 ; A. JEFFERY, Foreign Vocabulary, op. cit., p. 6 ; Ah. von DENFFER, ‘Ulūm al-Qur’ān, Leicester, 1983, p. 73. Le traité d’al-Suyuṭī consacré à la question, intitulé al-Mutawwakilī (cité par L. KOPF, « Religious Influences », article cité, p. 45) a été traduit en anglais par William Y. Bell (Yale University, 1924). — Sur cette question, consulter aussi : L. KOPF, « The Treatment of Foreign Words in Medieval Arabic Lexicography », Scripta Hierosolymitana, IX (1961), p. 191-205 ; A. de PRÉMARE, « Les textes musulmans dans leur environnement », Arabica, XLVII (2000), p. 391-408 (Les usages du Coran : présupposés et méthodes. Actes du colloque d’Aix en Provence) ; pour un exposé documenté sur l’état actuel de la question, cf. M. ZAMMIT, A Comparative Lexical Study of Qur’anic Arabic, p. 51-61, Leyde, 2002 (“Handbuch der Orientalistik”, n° 61). 65. AL-ĠAZZĀLI, al-Mustaṣfā, op. cit., I, p. 68 ; AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, Beyrouth, s.d., p. 2223. 66. H. FLEISCH, Traité de philologie arabe, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1961, I, chapitre premier. Sur la question de l’origine du langage dans la pensée musulmane, cf. la bibliographie indiquée par B.G. WEISS, « Medieval Muslim Discussions on the Origin of Language », Z.D.M.G., Band 124 (1974), p. 33, n. 2. Ajouter : M. ASIN PALACIOS, « El origen del lengaje y problemas connexos en Algazel, Ibn
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī Plus d’une raison peuvent expliquer l’intransigeance de Šāfi‘ī, qui n’était pas partagée, nous venons de le voir, par tous ses contemporains. Nous les passerons brièvement en revue, elles ne sont pas à écarter. Nous proposerons ensuite une hypothèse qui a l’avantage de s’en tenir aux textes de notre auteur. Un lien est peut être à établir, comme le pense Jeffery 67, entre cette question et le dogme de l’incréation du Coran. Nous avons vu que la tradition, non sans quelque raison, le fait adhérer à ce dogme. Mais la présence de mots d’emprunt dans le Coran ne porte pas atteinte, en réalité, à la théologie orthodoxe 68. L’hypothèse de Jeffery n’est donc pas prouvée. Quant à Ibn Fāris, il partage la même conception que Šāfi‘ī. Il avance pour la justifier les mêmes versets coraniques que la Risāla, ceux qui attestent que la Révélation est arabe, que sa langue est mubīn, et que chaque prophète parle la langue de son peuple 69. Il conclut ainsi 70 : si le Coran contenait des mots étrangers, « l’on pourrait s’imaginer que les Arabes [contemporains du Prophète] avaient été incapables de produire un Coran semblable à celui-ci [c’est-à-dire révélé à Muḥammad], donc de relever le défi coranique 71, pour la seule raison que le Livre révélé contenait d’autres idiomes [que l’arabe], qu’ils ne pouvaient comprendre ». Ibn Fāris ajoute qu’il n’y aurait alors eu aucune raison d’interdire l’usage liturgique des langues étrangères dans la prière rituelle ; or, c’est un point de consensus entre écoles de fiqh. Cette seconde raison est manifestement un anachronisme. Mais la première trahit elle aussi, à y regarder de près, le même défaut : elle fait référence implicitement à l’i‘ǧāz coranique ; or, Šāfi‘ī ne reflète pas encore dans son œuvre, semble-t-il, la réflexion classique à ce sujet, à savoir que le style inimitable du Coran est la preuve du caractère divin de son contenu, comme de l’authenticité de la mission muḥammadienne 72. Si telle était sa pensée, l’explication, certes, aurait son bien-fondé : concéder la présence de mots étrangers dans le Coran, c’était remettre en question la pureté de la langue, donc la sacralité du Coran et, pour Muḥammad, sa véracité en tant que prophète : douter de la forme amenait à douter du fond. Cette justification est néanmoins à retenir, parce qu’elle est en germe dans
Sīda, e Ibn Ḥazm » (al-Andalus, 4 (1939), p. 257-281 ; A. CZAPKIEWICZ : The Views of the Medieval Arab Philologists on Language and its Origins in the Light of al-Suyuṭī’s « al-Muzhir », Prague, 1988. Sans doute – mais nous n’en avons pas de témoignage dans son œuvre –, Šāfi‘ī devait-il partager la théorie du tawqīf : au dire de la tradition, c’était la position de la majorité des premiers exégètes (L. KOPF, « Religious Influences », article cité, p. 57), et la suite de son argumentation penche en ce sens. Nous n’avons rien trouvé dans la Risāla qui justifierait l’hypothèse de B. Weiss selon laquelle « waḍ‘ al-lughah is present in the spirit, if not the letter, of al-Shāfi’ī’s Risālah » (« Language in Orthodox Muslim Thought, a Study of “waḍ‘ allughah” », thèse non publiée, Princeton, 1966), p. 47). 67. A. JEFFERY, Foreign Vocabulary, op. cit., p. 5. 68. Op. cit., p. 7-9. 69. IBN FĀRIS, Al-Ṣāḥibī, op. cit., p. 59. 70. Op. cit., p. 62. 71. Allusion à Cor. II, 23-24 ; X, 38 ; XVII, 88 ; LII, 33-34. 72. U. HAARMANN, « Religiöses Recht und Grammatik im Klassischen Islam », Z.D.M.G., Suppl. II, 1974, p. 149. Le thème de l’i‘ǧāz a suscité une abondante littérature. Contentons-nous de renvoyer ici à l’EI2, article I‘djāz (G.E. von GRÜNEBAUM) ; P. ANTES, Prophetenwunder in der aš‘ariyya bis al-Ġazālī (Algazel), Freiburg im Breisgau, 1970, p. 27-28 ; cf. aussi l’ouvrage d’ensemble de M. RADSCHEIT : Die koranische Herausforderung. Die taḥaddī-Verse im Rahmen der Polemik-passagen des Korans, Berlin, 1996.
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Chapitre VI la Risāla. Admettre, en effet, que le Coran ait emprunté des mots étrangers, ce serait reconnaître que la langue arabe est déficiente. Or, bien au contraire, prétend Šāfi‘ī, la langue arabe est la plus riche de toutes, « en ressources et en vocabulaire » (awsa‘ al-alsina maḏhaban wa akṯaru-hā alfāẓan), les autres idiomes lui sont subordonnés 73. Remarquons que, pour une fois, Šāfi‘ī ne tire pas cette conception du Coran, où rien de tel n’est proclamé 74. Elle ne semble pas non plus d’origine prophétique 75. Šāfi‘ī donne le sentiment d’être entraîné par son zèle polémique. Les passages-disputationes du Kitāb al-Umm montrent que, sur ce terrain, notre légiste est loin de respecter la déontologie qu’il appelle de ses vœux. Peut-être le choix de l’arabe comme véhicule de la dernière révélation 76, était-il dû, dans son esprit, à ladite supériorité. Quoi qu’il en soit, les mots prétendument étrangers du Coran font partie du vocabulaire arabe : il y a là seulement « correspondance », « coïncidence ». L’hypothèse contraire ferait d’autre part déchoir le Prophète de sa supériorité linguistique. Šāfi‘ī est en effet pénétré de la croyance selon laquelle celui-ci est la seule créature qui puisse embrasser toute l’étendue de la langue arabe, qui la maîtrise à la perfection : rien d’elle ne saurait lui échapper 77. Cette croyance s’exprime ailleurs, nous le verrons, dans des traditions qualifiant le Prophète d’afṣaḥu l-‘arab, ou lui prêtant le don de glossolalie 78. Si le Prophète avait puisé aux idiomes étrangers, c’est qu’il avait transmis le message de manière imparfaite, c’était donc remettre en question son statut de prophète. Or, chaque envoyé divin est reconnaissable à des signes (a‘lām) qui authentifient sa qualité et le distinguent du reste des humains 79. Ce point de vue n’est nullement propre à notre auteur, on le retrouve chez des théologiens mu‘tazilites tels que Qāḍī ‘Abd
73. Risāla, § 153 ; en Umm, V, p. 141, l. 10-11, il parle de l’ « étendue » (ittisā‘) de la langue arabe, et du fait qu’un même mot peut avoir plusieurs significations (ma‘ānin muḫtalifa). 74. T. IZUTSU, God and Man in the Koran, Arno Press, Tokyo, 1980, p. 188-189. 75. Des vérifications plus poussées seraient à effectuer. Nous avons consulté : A.J. WENSINCK, Handbook, op. cit., et la version arabe réalisée par F. ‘Abd al-Bāqī, Miftāḥ kunūz al-Sunna, Laǧnat tarǧamat Dā’irat al-ma‘ārif al-islāmiyya, s.l., 1984. 76. Risāla, § 168. 77. Risāla, § 138. 78. J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., p. 93. Les traditions correspondantes figurent dans le Muzhir de Suyūṭī, éd. Muḥ. Abū l-Faḍl Ibrāhīm et alii, Caire, 1958, en deux endroits : t. I, p. 34-35 (chapitre Īḥā’ al-luġa ilā l-nabī) et t. II, p. 209-211 (chapitre afṣaḥ al-ḫalq, afsaḥ al-‘arab) : cf. aussi IBN FĀRIS, al-Ṣāhibī, op. cit., p. 52-53. Sur la glossolalie du Prophète : cf. I. GOLDZIHER, « Linguistisches aus der Literatur der muhammedanischen Mystik », dans Gesammelte Schriften, op. cit., I, p. 171 : une tradition fait s’exprimer le Prophète en éthiopien, lors de son exil temporaire en Abyssinie. Pour les références aux recueils (tardifs) de traditions, cf. Cl. GILLIOT, « Poète ou Prophète ? », dans Paroles, signes, mythes, Mélanges offerts à J.E. Bencheikh, I.F.E.A.D., Damas, 2001, p. 385, n. 320. — Le thème de la supériorité langagière du Prophète était aussi en faveur dans les milieux mu‘tazilites (J. van ESS, TG, IV, p. 603) ; cf. notamment un passage fameux chez AL-ǦĀḤIẒ, al-Bayān wa l-tabyīn, éd. Sandūbī, II, p. 14 ; ID., Kitāb al-ḥayawān, éd. Muḥ ‘Abd al-Salām Hārūn, 1955, IV, p. 275. Voir aussi L. KOPF, « Religious Influences », article cité, p. 52 ; J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., p. 93-11 ; S. BASHEAR, Arabs and Others in Early Islam (Darwin Press, Princeton, 1997), chap. IV. Pour la vision traditionnelle, cf. AL-BĀQILLĀNĪ, I‘ǧāz al-Qur’ān, éd. Aḥ. Saqr, Dār al-ma‘ārif, Caire, 1954, p. 441-451. Pour les traditions à ce sujet, cf. IBN ‘ASĀKIR, Tārīḫ Dimašq, op. cit., IV, p. 3-12. Il y a aussi un lien à établir avec les « paroles synthétiques » (ǧawāmi‘ al-kalim), prérogative prophétique. 79. BAYHAQĪ, Ahkām al-Qur’ān, op. cit., I, p. 32 (al-a‘lām allatī bāyanū bi-hā ḫalqa-hu siwā-hum).
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī al-Ǧabbār 80. On voit donc que l’argumentation de Šāfi‘ī ouvre implicitement la voie aux réflexions sur l’i‘ǧāz coranique. Une autre explication, tout aussi plausible que les précédentes, peut être avancée. Affirmer l’existence d’un lexique étranger dans le Coran serait admettre que le savoir linguistique des peuples convertis, des non-Arabes, puisse contribuer à l’intelligence de l’Écriture, du Hadith et du fiqh. Plus qu’un orgueil de race, qu’on prête parfois à notre auteur, refuser ce rôle exprimerait, selon nous, la revendication d’une classe savante – celle des légistes et des clercs, à laquelle il appartenait –, au monopole du discours véridique sur la Loi. Or, affirme-t-il, « personne n’est à même d’exposer les grands principes de l’exégèse (īḍāḥ ǧumali ‘ilm al-kitāb), s’il ignore l’étendue de la langue arabe, la richesse de ses nuances (wugūh) 81, la totalité de ses signifiés et la manière de les distinguer les uns des autres » (ǧamā‘ ma‘ānī-hā wa tafarruqi-hā) 82. Nous verrons, en effet, que l’argument purement lexical intervient assez souvent dans les démonstrations du Kitāb al-Umm et que, de plus, la doctrine de Šāfi‘ī fait fond sur une masse de textes extrêmement riche qu’il associe étroitement à l’exégèse du Coran. Faire appel à des savoirs étrangers aurait conduit à dénier aux arabophones une compétence infaillible dans la compréhension de ce matériau linguistique. C’eût été, en outre, amoindrir la tradition arabe primitive, une lignée d’exégètes-traditionnistes, de philologues, de pieux Anciens – auxquels Šāfi‘ī est tant redevable – dans sa contribution à la transmission et l’interprétation de ces données traditionnelles 83. Une indication historique semble confirmer la validité de cette hypothèse. On avait naguère attiré l’attention sur le fait que circulaient en Irak, à la fin du IIe siècle, des traditions exhortant les croyants à veiller scrupuleusement à l’i‘rāb dans la diction du texte sacré 84. Loin d’être un vain ornement rhétorique, celui-ci semble bien, en effet, être indispensable à la bonne intelligence du Coran 85. Les traditions avaient été recueillies par le grammairien al-Farrā’ (ob. 207/822), dans son opuscule intitulé al-Tawḥīd fī ma‘rifat al-taǧwīd 86. Or, l’on vient de confirmer que de semblables tradi-
80. J.R.T.M. PETERS, God’s Created Speech, Leyde, Brill, 1976, p. 385-386 : « This speech [= la Parole divine] must occur with such a purity of language and such an eloquence ( faṣāḥa wa balāġa) as is not found among the real Arabs who are the masters of language. When someone in whom this speech appears claims to be a prophet and states that this speech is God’s speech, it must be true ». 81. Sur ce terme, cf. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 87. 82. Risāla, § 169. 83. Zuhrī se serait méfié des traditions rapportées par les mawālī (N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 55, n. 26. On rapporte qu’un qadarite du nom d’Abū Sa‘īd al-Ḥasan b. Dīnār (ou b. Wāṣil), disciple de Ḥasan alBaṣrī, auréolé de quelque succès à Baṣra, prétendait que Dieu communiquait ordinairement ses révélations en persan, la langue arabe ne Lui servant qu’à manifester Son courroux contre l’humanité. On rétorquait à ce personnage qu’il colportait des traditions notées par autrui. De grands traditionnistes (Wakī‘ b. l-Ǧarrāḥ, Ibn al-Mubārak, Ibn Mahdī) auraient pris leurs distances avec lui (J. van ESS, TG, II, p. 60). 84. P. KAHLE, « The Qur’ān and the ‘Arabiyya » (I. Goldziher’s Memorial Volume, I, Budapest, 1948, p. 163-182) ; J. FÜCK, ‘Arabīya. Recherches sur l’histoire de la langue et du style arabes, trad. Cl. Denizeau, Paris, 1955, p. 4, n. 4. 85. J. FÜCK, ‘Arabīya, op. cit., p. 3, citant à l’appui des inversions syntaxiques présentées par certains versets, comme Cor. II, 124 et XXXV, 28. Les objections de J. WANSBROUGH (Quranic Studies, op. cit., p. 107-109) obligent à postuler l’existence, pour de tels versets, de variantes dont on aurait perdu la trace. 86. Le chapitre à ce sujet, intitulé Fī ḥaṯṯi qurrā’ al-kitāb ‘alā ǧtihād fī ṭalabi l-i‘rāb, comprend 120 traditions, prophétiques ou non (elles remontent aussi aux Compagnons et Suivants), propagées dans les
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Chapitre VI tions circulaient aussi au Hedjaz : elles sont citées par le contemporain de Šāfi‘ī, Ibn Wahb 87, un disciple de Mālik, dans son commentaire coranique 88. Il est ainsi prouvé que « these traditions belong in the main to the second century A.H. At that time, the problem of the correct reading of the Qur’ān must have been of special importance » 89. On y lit notamment que le Prophète, ou ‘Abdallāh b. Mu‘āḏ, enjoignait de lire le Coran avec toutes ses désinences flexionnelles, parce qu’il est arabe (a‘ribū l-Qur’ān fa-inna-hu ‘arabī). ‘Umar insistait pour qu’on le récitât en conformité avec la ‘arabiyya, c’est-à-dire la langue des tribus arabes restées nomades, non le dialecte corrompu des villes 90. Le Médinois ‘Uqba b. ‘Āmir corrige l’élocution, fautive chez un lecteur, de ‘iwaǧan qayyiman (Cor. XVIII, 1-2). Le célèbre lecteur Ubayy b. Ka‘b (ob. 23/643) 91 exigeait qu’on apprît la ‘arabiyya en vue de la lecture liturgique du Coran. De ce fait, Mālik b. Anas n’éprouvait pas le besoin de voir transcrire le muṣḥaf avec tout son ductus consonantique, voire l’interdisait pour les recueils « majeurs » (lā arā ba’san an yunaqqaṭ [...] hāḏihi l-maṣāḥif al-ṣiġār [...] wa ammā l-ummahāt, fa-lā). Abū Bakr préférait ne pas retenir un verset s’il en ignorait l’i‘rāb. Rabī‘at al-ra’y aurait souhaité mieux connaître la grammaire afin de prononcer le Coran selon les règles de l’i‘rāb. Il est révélateur que Ḥammād b. Zayd (al-Azdī) 92 tenait de Ḥasan (sans doute Ḥasan al-Baṣrī), que les étrangers (al-‘aǧam) se livraient à une interprétation erronée du Coran. Il y avait donc bien une tentative, chez certains convertis, pour s’affranchir d’une tradition arabe d’exégèse. La coïncidence des traditions, dans ces deux ouvrages, se vérifie dans le détail 93. Ce genre d’informations, courantes dans son milieu, Šāfi‘ī ne pouvait les ignorer. Elles prouvent que certains lecteurs et exégètes s’efforçaient de préserver la pureté de la langue coranique contre tout dialectalisme ou influence venue du dehors. L’i‘rāb, dans l’articulation de la ‘arabiyya, est en effet un trait saillant des tribus non sédentarisées 94. Nous rejoignons ici un résultat obtenu indépendamment par un spécialiste de la poésie
métropoles de l’empire (La Mecque, Médine, Damas, Baṣra, Kūfa, Wāsiṭ...). L’article en a traduit environ la moitié. On notera que certaines reconnaissent l’autorité de la poésie pour mieux comprendre l’Écriture. Elle est aussi pour Šāfi‘ī, nous le verrons, une source du ‘ilm al-luġa. Il est intéressant de noter qu’aucune de ces traditions ne figure, d’après l’auteur de l’article (p. 182), dans les recueils de Buḫārī et Muslim ; d’autres compilations canoniques leur ont toutefois donné droit de cité. 87. Notice biographique détaillée sur ce personnage in M. MURANYI, ‘Abdallāh b. Wahb, al-Muwaṭṭa’, Wiesbaden, 1992, p. 17-23 ; cf. aussi Ah. BEKIR, Histoire de l’école mālikite en Orient, op. cit., p. 75. 88. M. MURANYI, ‘Abdallāh b. Wahb, al-Ǧāmi‘, die Koranwissenschaften, Wiesbaden, 1992, fol. 8b-9b (p. 265-268, section : fī l-arabiyya bi-l-Qur’ān). 89. P. KAHLE, « The Qur’ān and the ‘Arabiyya » article cité, p. 182. 90. Thème classique de la philologie arabe ; cf. par ex. IBN ǦINNĪ, al-Ḫaṣā’iṣ, éd. Muḥ ‘Alī Naǧǧār, Caire, 1951, II, p. 5-10 (chapitre intitulé : Fī tarki l-aḫḏ ‘an ahl al-madar kamā uḫiḏa ‘an ahl al-wabar). 91. Son codex coranique différait légèrement de celui de ‘Uṯmān. (T. NÖLDEKE/F. SCHWALLY, Geschichte des Qorāns, II, op. cit., p. 28 sqq. ; III, p. 83-91 ; A. JEFFERRY, Materials, op. cit., p. 117181). 92. Traditionniste de Baṣra, né en 98/716, mort en 179/795, élève de ‘Abdallāh b. ‘Awn ; cf. IBN HAǦAR, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., à ce nom ; EI2 (Suppl.), p. 384, col. b. ; J. van ESS, TG, II, p. 371. 93. Voyez par ex. les traditions n° 25, 32, 38, etc., dans l’article cité de P. Kahle, « The Qur’ān and the ‘Arabiyya ». 94. J. FÜCK, ‘Arabīya, op. cit., p. 3.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī arabe ancienne 95. Dans le même sens, d’autres témoignages soulignent, de la part de Šāfi‘ī lui-même, ce lien qu’il établissait entre ‘arabiyya et bayān et qu’exprimaient plus nettement les philologues 96. À ceux qui prétendent que le Prophète, informé par un mortel, s’exprime en un langage a‘ǧamī, le Coran répond que la communication divine est en « claire langue arabe », c’est-à-dire arabe de bout en bout (Cor. XVI, 103 et XLI, 44). C’est sous-entendre que le mot a‘ǧamī signifie proprement – comme le rendent certaines traductions 97 – étranger. C’est bien, en effet, le sens que lui donnait Šāfi‘ī 98, et qui contredit l’hypothèse de J. Wansbrough 99. La preuve en est que les premiers tafsīr-s que nous connaissons présentent cet informateur comme un étranger ou le locuteur d’une langue autre que l’arabe : un jeune homme monothéiste (ġulām min ahl al-kitāb) pour Sufyān al-Ṯawrī 100, et plus explicitement encore chez Muqātil, un juif des Banū Qurayš, un étranger (a‘ǧamī) parlant le grec (al-rūmiyya) 101. Le Ǧāmi‘ al-bayān de Ṭabarī propose des identifications encore plus nombreuses. Comme le remarque un commentateur, toutes ces traditions ont en commun de proposer un ou des personnages d’origine étrangère 102. L’indignation de Šāfi‘ī s’éclaire maintenant davantage : il est animé d’une sainte colère contre ceux-là même qui, ennemis jurés du Prophète dans le Coran, ramènent la communication divine à un discours humain emprunté, de surcroît, à des civilisations étrangères. Ces considérations n’en excluent pas une autre, plus essentielle à nos yeux. Šāfi‘ī, en effet associait étroitement la faṣāḥa au bayān : La bonne diction (al-faṣāḥa), jointe à l’obéissance, est plus efficace (ašfā) pour les excuses et suffit largement à les communiquer (bayān). C’est la raison pour laquelle Moïse pria son Seigneur en ces termes : « Dénoue le nœud de ma langue afin qu’ils comprennent mes paroles » 103, et qu’il Lui dit aussi : « Mais mon frère Aaron sait mieux s’expri-
95. M. ZWETTLER, The Oral Tradition of Classical Arabic Poetry, Colombus, 1983, p. 163 : « applying the term ‘arabīy to the language of the Qur’ānic message and to the Qur’ān itself, three times in deliberate opposition to a‘jamīy or al-a‘jamīn [...], meant to Muḥammad and his contemporaries neither more or less that adapting an already existing semantic usage for the purpose (1) of identifying, with greater precision and in sharp contrast to previous non-scriptural revelation and (2) of redirecting the Prophet’s followers, all speakers of various Arabic dialects who had now to learn to recite correctly the message he preached, to think of this idiom in altogether new terms ». 96. Ibn Fāris, par ex., fait de l’i‘rāb une condition du bayān (al-Ṣāḥibī, op. cit., p. 66). 97. Comme par ex. celles de Muḥ. Pickthall ou de R. Paret. 98. Cf. par ex. Umm, VI, p. 120, l. 8, parlant de blessures infligées à l’appareil phonatoire d’un étranger (a‘ǧamī), alors qu’il parle son idiome ; VI, p. 117, l. 2 ; l’étranger (a‘ǧamī) est ici un Nubien ; cf. aussi Y. MAR‘AŠLĪ, Fahāris al-Umm, op. cit., sous le terme al-‘aǧam. 99. J. WANSBROUGH (Quranic studies, op. cit., p. 98-99) propose de traduire a‘ǧamī, dans ce verset coranique, par « inarticulé ». Il y voit un emprunt à la Bible (Exode, 4), tout en marquant clairement le caractère conjectural de cette interprétation. Au contraire, pour M. Zwettler (Oral Tradition, op. cit., p. 163), « the form ‘arab [...] in its few attested appearances in pre-Islamic poetry [...] is generally to be found in opposition to the [...] appellative a‘jam, « barbarian », non Arab, non Arabic speaking [...] There is no question that such is the sense of the word as used in the Qur’ān ». 100. Tafsīr, p. 125 (éd. Abū Ǧa‘far Muḥammad, La Mecque, 1965). 101. Tafsīr, éd. Šaḥāṭa, 1979, II, p. 487. 102. Cl. GILLIOT, Exégèse, op. cit., p. 109. 103. Cor. XX, 27-28.
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Chapitre VI mer que moi (afṣaḥu liṣānan) » 104. Il savait en effet que la bonne diction (al-faṣāḥa) est plus efficace pour la communication (bayān) 105.
La faṣāḥa, on le sait, se distingue étymologiquement de la balāġa, que ce soit chez les lexicographes 106 ou chez les rhétoriciens. La première traduit la perfection dans l’élocution, la construction, ainsi que le choix de mots purement arabes 107. Cette idée de pureté linguistique est si évidente à Ǧāḥiẓ qu’il ne la définit même pas dans son Bayān wa l-tabyīn 108. Ṭabarī fait de la faṣāḥa un quasi synonyme de bayān. Il commente ainsi le second verset cité dans le passage ci-dessus : yaqūlu [c’est-à-dire Moïse] : “aḥsana bayānan ‘ammā yurīdu an yubayyina-hu” 109. C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre la faṣāḥa, dont Šāfi‘ī, d’après un témoignage historique, aurait fait le trait distinctif du Coran 110. Or, nous le verrons bientôt, le bayān est l’intuition maîtresse qui structure tout l’édifice doctrinal de Šāfi‘ī. Il traduit fondamentalement l’idée d’adresser aux hommes un discours du Créateur, de leur communiquer une Volonté prophético-divine. Conçoit-on cet acte langagier unique, et son inhérente perfection, autrement que dans une langue parfaite ? Dès lors, la pure arabité du Coran s’explique sans peine : mettre celle-ci en cause, c’est ôter au bayān le caractère plénier que cette communication revêt nécessairement, c’est ruiner la possibilité que cette Volonté, avant même qu’elle soit clairement entendue, puisse se manifester, se donner comme un message relatif à la Loi. Hypothèse inadmissible, qui non seulement porte atteinte à la Révélation, mais mine aussi la doctrine laborieusement édifiée par notre auteur. Comme pour prévenir l’objection, celui-ci aurait cherché dans l’Écriture la garantie supérieure de ce postulat fondamental. S’il faut en croire Muzanī, l’un de ses grands disciples, le maître trouvait dans le verset 4 de la sourate XIV à la fois la preuve de l’arabité du Coran et un argument en faveur du bayān 111. Observons d’ailleurs que les deux thèmes, dans la Risāla,
104. Cor. XXVIII, 34. 105. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 179. 106. Cf. E.W. LANE, Arabic-English Lexicon, à ce terme. 107. Le mot français diction signifiant « manière de dire » en deux sens (quant à l’élocution ou au style), il nous a paru traduire adéquatement faṣāḥa dans l’extrait cité. — On s’explique dès lors que Šāfi‘ī l’exige pour celui qui dirige la prière rituelle (Umm, I, p. 166, l. 13 : lā yataqaddamu aḥad ḥattā yakūna ḥāfiẓan li-mā yaqra’u, faṣīḥan bi-hi). — Sur cette notion, cf. EI2, article Faṣāḥa (G.E. von GRÜNEBAUM), où l’on trouve l’analyse du concept chez les rhétoriciens. Il est à noter que chez Abū Hilāl al-‘Askarī (ob. post 390/999) et les auteurs postérieurs, faṣāḥa, i‘ǧāz et bayān sont mis en relation mutuelle. Il en va de même pour un auteur encore plus ancien, al-Ḫaṭṭābī (M. Cl. AUDEBERT, al-Ḫaṭṭābī et l’inimitabilité du Coran, I.F.D., Damas, 1982, p. 88). Suyūṭī (al-Muzhir, op. cit., I, p. 185 sqq.) récapitule toute la tradition antérieure sur la faṣāḥa : le Coran en est tout entier le modèle (p. 213), et un étranger ne saurait la posséder (p. 212). 108. M. H. AVRIL, « Rhétorique et ḫuṭba dans le Kitāb al-bayān wa t-tabyīn de Ǧāḥiẓ », thèse non publiée, Univ. de Lyon II, 1994., t. II, annexe 2, p. 8. 109. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, op. cit., au verset déjà cité : Cor. XXVIII, 34. 110. IBN AL-‘IMĀD, Šaḏarāt al-ḏahab, I, p. 321 : « Quant à Muḥammad b. l-Ḥasan [Šaybānī] il avait le langage pur et éloquent (kāna faṣīḥan balīġan). Šāfi‘ī disait de lui : “Si quelqu’un prétendait que le Coran avait été révélé dans la langue de Muḥammad b. al-Ḥasan en raison de sa pureté (faṣāḥa), je le dirais moi aussi ” ». 111. L. BRUNSCHVIG, Le livre de l’ordre, op. cit., fol. 16 (p. 153), l. 6 sqq. Dans ce verset, en effet, la langue de chaque prophète est l’instrument grâce auquel il apporte à son peuple les éclaircissements
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī se suivent immédiatement, comme s’il s’agissait des deux aspects d’une seule et même discussion. Il reste à se demander maintenant quels adversaires Šāfi‘ī avait en vue. Ibn Farīs est assez vague : il impute la thèse incriminée à quelques légistes (ahl al-‘ilm min ahl al-fuqahā’) 112. On peut penser aussi aux kuttāb persans qui se plaisaient à souligner les fautes et les contradictions du Coran 113. Le théologien Ibn al-Rāwandī (ob. circa 269/882) 114 a laissé sur ce sujet, outre le Kitāb al-Zumurrud, un autre ouvrage plus explicite encore, le Kitāb al-Dāmiġ. L’intéressant pour nous est que cette critique englobait aussi le prophétisme de Muḥammad, personnage présenté comme « obscurantiste » 115. Il suffit de penser au rôle du Prophète dans le fiqh de Šāfi‘ī pour comprendre son indignation. Il est probable que celui-ci vitupérait le courant šu‘ūbite de la société abbasside qui s’élevait contre la croyance, partagée par Šāfi‘ī, selon laquelle l’arabe était la plus riche des langues : Competition between anti-Arabs and Arabs expressed itself also in the field of ideas concerning language. The national vanity of the Arabs had bred no more favorite prejudice than that according to which Arabic was the most beautiful sounding, richest and best of all the languages of the mankind, a belief which was raised by influence of Islam to almost religious significance even amongst the orthodox non-Arabs, as it concerned the language in which the divine revelation was expressed in the Koran. But the followers of the Shu‘ubiyya and other Iranophils would not accept this belief. They sought to prove that non-Arabs, more especially Greeks and Persians, surpassed the Arab people in richness of language, beauty and poetry, and merit of eloquence. We have already seen the role which this point played in the argument of the older Shu‘ubiyya 116.
Il ne semble pas que la réponse de Šāfi‘ī lui ait été dictée par un orgueil de race, la fierté d’appartenir à la lignée qurayšite, ses propres déclarations en font foi 117. En cela,
(yubayyina) nécessaires. L’argument ne saurait valoir, toutefois, contre les partisans de l’existence, dans la langue arabe, de mots étrangers arabisés à la longue. 112. Al-Ṣāḥibī, op. cit., p. 61. 113. M. CHOKR, Zandaqa et zindīqs en islam au second siècle de l’hégire, I.F.D., Damas, 1993, p. 121124 ; AL-ǦĀḤIẒ, Rasā’il, éd. ‘Abd al-Salām Hārūn, Le Caire, 1965-1979, II, p. 192 (épître intitulée : Ḏamm al-kuttāb) et III, p. 278 ; IBN QUTAYBA, Ta’wīl muškil al-Qur’ān, éd. Aḥ. Saqr, Caire, 19732, p. 22-23. 114. Sur cet ascète mu‘tazilite que la tradition présente à tort comme hérétique, cf. J. van ESS, TG, IV, p. 295 sqq. 115. Le Prophète s’était dérobé aux questions gênantes ; il avait cherché un compromis avec les polythéistes de Médine ; il avait lui-même douté de sa mission ; son paradis était primitif, sans attrait, il ne pouvait séduire que des Bédouins (J. van ESS, TG, IV, p. 337 ; VI, p. 483-487, qui contient des extraits traduits puisés à des sources postérieures : Ibn al-Ǧawzī, ‘Abd al-Ǧabbār). 116. I. GOLDZIHER, Muslim Studies, I (trad. anglaise des Muhammedanische Studien, par C.R. Barber et S.M. Stern), Londres, 1967, p. 191, qui étudie quelques-unes des manifestations de cette revendication chez des auteurs des IVe et Ve s. — R. Hamzaoui parvient à la même conclusion dans une communication consacrée à la question des emprunts coraniques : « Idéologie et langue ou l’emprunt linguistique d’après les exégètes du Coran et les théologiens », Quaterni di Semitica 5 (A.C.I.L.C.S., 1978), p. 162. 117. Cf. Umm, IV, p. 272, l. 1-3 : selon Sufyān b. ‘Uyayna, ‘Umar I et ‘Umar II auraient dit : « un Arabe ne saurait être tenu en esclavage (lā yustaraqqu ‘arabī). Rabī‘ ajouta : « Šāfi‘ī disait : “si cela n’avait pas été un péché, j’aurais dit la même chose” ». Ce témoignage du disciple est révélateur : Šāfi‘ī balance entre le prestige de sa naissance et l’égalitarisme dicté par ses convictions religieuses. On rapporte encore de lui (‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 21, l. 9) : « on interrogea Šāfi‘ī sur le mariage du peuple (al-‘āmma) avec les
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Chapitre VI il se serait démarqué de l’attitude des théologiens de son temps 118. Il est à noter qu’Ibn Fāris, si proche de Šāfi‘ī sur ces questions, était violemment anti-šu‘ūbite 119. Plus vraisemblablement, l’auteur de la Risāla n’ignorait pas que quelques mu‘tazilites avaient été sensibles à l’argument šu‘ūbite. Il les accuse, rappelons-le, de taqlīd 120, et maint théologien du kalām, à son époque, niait que Coran fût, tout moins dans sa forme, un modèle linguistique, ou qu’il renfermât quelque signe de l’authenticité de la mission prophétique 121. Telle était notamment la position de Naẓẓām (ob. 226/840) 122. Le défi dont parle le Coran ne pouvait porter selon eux que sur le fond : « cette conception leur paraissait logique, puisqu’à leurs yeux Dieu ne parlait pas dans une langue déterminée, mais inspirait seulement des vérités au Prophète, qui les exprimait au moyen de sa langue propre ; or cette langue pouvait être dépassée en perfection » 123. La Risāla part donc en guerre contre une thèse qui irait jusqu’à contredire la lettre même du Coran. Une fois encore, nous mesurons l’abîme qui séparait deux univers de pensée, le courant des ahl al-ḥadīṯ et celui des mutakallimūn. Ces derniers avaient eu leurs précurseurs en la personne d’Ibn al-Muqaffa‘, qui avait exprimé un jugement voisin du leur sur la langue et le style coraniques 124. Loin d’être un pur débat académique, cette controverse sur le statut ontologique de la Parole divine et du langage humain aura, nous le verrons, une incidence directe sur la manière dont Šāfi‘ī concevait l’abrogation à l’intérieur des sources formelles du fiqh. 2. Le rôle du Coran dans la doctrine de Šāfi‘ī Si le Coran n’occupe pas, quantitativement, une place très importante dans le corpus, il n’en va pas de même de son rôle. Une lecture suivie du Kitāb al-Umm montre au contraire que le Livre révélé organise l’ensemble du traité. L’Écriture est le premier matériau auquel constamment notre auteur se réfère ; elle occupe cette place logiquement et structurellement, et la disposition du texte le révèle souvent dès la première lecture. Cette observation se vérifie aussi sur la Risāla 125. En cela, Šāfi‘ī applique fidèlement les considérations qui ouvrent celle-ci immédiatement après l’introduction :
femmes hachémites, il répondit : “c’est permis, j’aurais néanmoins aimé qu’il en fût autrement ; mais je ne vois pas matière à l’interdire” (wadidtu anna-hu lā yaǧūz, illā anna lā arā fusḥatan fī l-man‘ min-hu), car je sais que Dieu a dit : “Certes, le plus digne d’entre vous auprès d’Allāh est le plus pieux” [Cor. XLIX, 13] et : “quant à ceux qui croient et font de bonnes actions, c’est là le meilleur de la Création” [Cor. XCVIII, 7] ». 118. « Der šu‘ūbitisches Impetus der Gegner hat die Teologen offenbar dazu bewogen, Koran und Arabertum immer enger zu verknüpfen » (J. van ESS, TG, IV, p. 609). 119. L. KOPF, « Religious Influences », article cité, p. 44. 120. Cf. supra, chapitre IV, § II [Ǧamā‘ al-‘ilm, § 2]. 121. J. FÜCK, ‘Arabīya, op. cit., p. 5, n. 4. 122. J. van ESS, TG, III, p. 139 ; IV, p. 111-112. Même idée chez Hišām al-Fuwaṭī (ob. 218/832) : J. BOUMAN, Le conflit autour du Coran et la solution d’al-Bāqillānī, Amsterdam, 1959, p. 19 ; J. van ESS, (TG, IV, p. 7) et Ṯumāma b. Ašras (ob. 213/828 : J. van ESS, TG, III, p. 165, n. 70. Abū l-Huḏayl se faisait quant à lui, une conception psychologique, non linguistique, de l’i‘ǧāz (J. van ESS, TG, III, p. 285). 123. A. NADER, Système des Mu‘tazila, op. cit., p. 105. 124. AL-ǦĀḤIẒ, Rasā’il, III (éd. ‘Abd al-Salām Hārūn, Le Caire, 1965-1979), p. 44. Mais rien ne prouve qu’Ibn al-Muqaffa‘ ait entrepris de parodier le Coran (mu‘āraḍat al-Qur’ān), cf. J. van ESS, TG, II, p. 35. 125. « In general, Šāfi‘ī begins his discussions of discrete examples by citing several potentially relevant passages from the Qur’ān » (J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 283-284).
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī quoique le discours divin ne soit qu’une partie du bayān, il est le point de départ d’une élucidation de la Loi, il oriente tout l’effort du faqīh : en un mot, il est le principe, le cadre mental dans lequel se déploie sa pensée. Même lorsque, sur une question, la Révélation est absente, c’est encore celle-ci qui, par défaut, conduit sa logique doctrinale, puisque notre auteur ne manque pas de se tourner alors vers l’instance prophétique. Ainsi s’explique que, citant l’ordre hiérarchique des uṣūl ou des dalālāt, il commence toujours par le Coran, qu’il s’agisse de la Risāla ou du Kitāb al-Umm. Quant à justifier ce rang, Šāfi‘ī – faut-il s’en étonner ? – invoque la Révélation, non la raison, comme nous le verrons plus loin. Ajoutons que J. Lowry fait la remarque suivante, à propos de la seule Risāla : It is the Qur’ān which authorizes uses of the Sunna and upon which license to use the Sunna depends. Shāfiʿī makes no parallel attempt to show that the Sunna refers to the Qur’ān […] Unlike the Sunna, it almost never functions alone as a source of law 126.
Nous illustrerons ce rôle en analysant ci-dessous les occurrences du Coran dans le Kitāb al-ṭahāra (Umm, I, p. 3-35). Il serait d’autant plus aisé d’étendre nos conclusions au restant du corpus que le Kitāb al-ṭahāra ne s’appuie que sur deux versets (Cor. V, 6 et IV, 43) 127, alors que d’autres livres, tel le Kitāb al-nikāḥ, en contiennent bien davantage. Cette économie est rendue possible parce que Šāfi‘ī exploite toutes les virtualités des versets. On ne s’étonne pas que Šāfi‘ī, à cette occasion, se livre à des considérations d’exégèse, notamment sur la langue. Le plus remarquable est sans doute que, rétablissant par la pensée le plan de l’ouvrage, qui juxtapose un inventaire casuistique sans cohérence apparente, le lecteur constate que chaque nouveau thème débute par un verset. Le Coran est donc bien l’appui, le soutènement invisible sur lequel s’édifie chacune des grandes sections du Kitāb al-Umm. Il y aurait là une caractéristique du fiqh de Šāfi‘ī, puisque, à lire le Muwaṭṭa’ ou les textes de Šaybānī, une telle structure ne serait pas aussi clairement repérable 128. Il semble, enfin, que Šāfi‘ī ait estimé à cinq cents le nombre des versets légaux 129. • THÈME 1 : La pureté de l’eau et des récipients (p. 3-11). Šāfi‘ī ouvre ce livre (p. 3, l. 3) en citant Cor. V, 6 ; il en déduit le ‘umūm et le ẓuhūr de l’eau comme liquide purifiant. Suivent,
126. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 276, p. 302. C’est dire que la Sunna est subordonnée au Coran, qui reste la première source de Loi. Aussi est-ce la Révélation qui, nous le verrons, peut trancher entre deux traditions prophétiques contradictoires. 127. Ce sont de fait les seuls qui traitent de ce sujet dans le musḥaf : F. SHARIF, A Guide to the Content of the Qur’ān, Ithaca Press, Londres, 19852, p. 111. 128. J. Lowry le constate en comparant, dans la Risāla à propos de la « prière de la peur » (§ 506-516) avec les opinions de Mālik, Bišr b. Ġānim, Šaybānī et ‘Abd al-Razzāq (Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 311). Le même auteur, comparant Šāfi‘ī à des fuqahā’ contemporains ou antérieurs, affirme : « none among the early jurists whose works are preserved, except Shāfiʿī, rigorously trots out the Qur’ān at the outset of every legal problem » (Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 284). 129. Buwayṭī rapporte qu’il existait, pour Šāfi‘ī, « cinq cents uṣūl al-aḥkām, et cinq cents uṣūl pour la Sunna », qui étaient, à trente-cinq près, ceux de Mālik et, à cinq près, ceux de Sufyān b. ‘Uyayna (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 166). Sur le sens du mot aṣl dans le corpus, cf. supra, chapitre V, § IV-2. Ce témoignage atteste de la dette de Šāfi‘ī envers ses deux maîtres principaux, ainsi que d’une certaine unité, réalisée dès l’époque de Šāfi‘ī, dans le fiqh du Hedjaz, même si l’on y devine une arrière-pensée polémique anti-malikite.
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Chapitre VI en accord avec ces considérations, deux hadiths prophétiques, ainsi que deux dicta de ‘Umar. Šāfi‘ī en conclut que « l’eau a la propriété d’être pure » (al-mā’ ‘alā l-ṭahāra), et qu’il en va de même pour tout ce que la langue arabe nomme eau, tant qu’il n’y a pas addition (iḍāfa) d’autre chose ; c’est pourquoi des liquides tels que la sève (mā’ al-šaǧar), l’eau de rose (mā’ al-ward) ou la synovie (mā’ al-mafṣil), bien que désignés comme « eaux », sont impropres à la purification : il s’y mêle une autre substance que l’eau (lā yaqa‘u ‘alay-hi ism al-mā’ illā bi-l-iḍāfa ilā šay’ ġayri-hi, p. 4, l. 2-3). La justification est amenée ici par un dictum de ‘Umar (p. 3, l. 18), mais elle sera plus développée dans les chapitres qui suivent, consacrés à la souillure (naǧāsa) de l’eau, à l’eau stagnante, au reliquat (faḍl) des eaux déjà utilisées pour les ablutions, etc. (p. 4-11). Les versets coraniques n’y seront plus cités, le fiqh de Šāfi‘ī tourne dorénavant entièrement autour d’un raisonnement effectué sur des traditions : autant de furū‘ découlant de la question fondamentale (aṣl) traitée au début, à savoir que l’eau est un liquide purifiant. Toutefois cette exposition, quoique logique, souffre du défaut suivant : on se serait attendu que Šāfi‘ī commence dans un ouvrage sur les ablutions par expliquer le pourquoi des ablutions, dont on sait qu’elle ne s’imposent qu’en vue des seules prières rituelles. Or ce n’est pas le cas : la justification fondamentale de l’ablution intervient plus loin, de manière fugitive, au début de la deuxième section. C’est la preuve qu’il s’agit de notes de cours (cf. chapitre III) et que celles-ci n’ont pas, pour l’essentiel, été remaniées. La même constatation s’impose, plus nettement encore, pour le Kitāb al-ṣalāt, qui ne révèle pas une seule fois la raison d’être de la création des hommes et des djinns à savoir al-‘ibāda (Cor. LI, 56), mot où entrent à la fois les notions d’adoration divine et de servitude ontologique : le verset apparaît seulement du début du Kitāb al-ǧizya (t. IV, p. 109) au détour d’une digression sur la prophétie. D’autre part, un exposé véritablement didactique aurait dû commencer, à titre de considérations théoriques préliminaires, par établir ce qui différencie un simple lavement d’une ablution. Or c’est plus loin, à l’occasion d’une controverse fictive, que Šāfi‘ī livre complètement sa pensée (p. 44, l. 26 et p. 56, l. 20). Signalons qu’à cet égard, d’autres parties, tel le Kitāb al-ḥaǧǧ, le Kitāb al-ǧizya, ou le Kitāb ǧirāḥ al-ḫaṭa’ satisfont mieux l’esprit puisqu’elles mentionnent en premier lieu les preuves scripturaires qui fondent l’éthique religieuse de ces développements. Ajoutons que la question de l’intention soulève deux autres remarques : elle n’est mentionnée dans le présent livre qu’à l’occasion du tayammum (p. 47) ; nous y voyons une preuve supplémentaire de ce que l’écrit primitif, issu du cahier de quelque disciple peut-être anonyme, n’a pas été retouché. En outre, lorsqu’il en est fait mention dans d’autres parties du Kitāb al-Umm, ce n’est pas au début du développement (par ex. pour la ṣalāt, I, p. 99 ; pour la zakāt, II, p. 24 ; pour le ḥaǧǧ, II, p. 126). Or c’est là un principe fondamental du droit, religieux ou non ; c’est la preuve que pour Šāfi‘ī, le fiqh s’inscrit dans un cadre prophético-scripturaire, qui ne se confond pas avec ce que nous appelons aujourd’hui la science du droit, et que celui-là est subordonné à l’herméneutique. Cette lacune est comblée dans les traités postérieurs. Šāfi‘ī rattache ailleurs ledit principe à la Révélation : dans l’Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII, p. 294, l. 12), après avoir cité plusieurs versets. On notera sa formulation, qui n’est pas encore détachée de son éthique religieuse : wa innamā ǧazā-hum bi-l-sarā’ir (« Il [Dieu] ne les jugera qu’avec [la prise en compte
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī du] contenu des consciences ») qui rappelle l’adage bien connu innamā l-a‘māl bi-l-niyyāt (« les actes ne comptent qu’avec leurs intentions »), qui aura la préférence des manuels de fiqh 130. • THÈME 2 : les fonctions physiologiques qui ôtent l’état de pureté (p. 12-23). Šāfi‘ī commence cette section en citant Cor. V, 6 (Umm, I, p. 12, l. 2-5) : « le sens immédiat » (ẓāhir) du verset est que quiconque se disposant à la prière doit se purifier (répété p. 15, l. 5 ; p. 21, l. 20-22). Le reste se rapporte seulement à une question particulière qui, comme les suivantes (invalidation de l’ablution par le sommeil, caresses voluptueuses, selles, etc.) est développée cette fois à l’aide de traditions (bayān-s III et V) : comme dans la section précédente, Cor. V, 6 sert d’aṣl aux furū‘ qui suivent. • THÈME 3 : les modalités précises de l’ablution mineure (wuḍū’, Umm, I, p. 24-36). Šāfi‘ī fait une fois encore allusion au même verset (Cor. V, 6) : ḏakara llāhu, ‘azza wa ǧalla, al-wuḍū’ fa-bada’a bi-hi bi-ġaṣl al-waǧh ; il le cite ensuite littéralement dans le chapitre suivant (bāb al-maḍmaġa wa l-istinšāq), à propos du visage : le sens est justifié à l’aide d’un iǧmā‘ tacite (lam a‘lam muḫālifan fī anna l-waǧha l-mafrūḍa ġaslu-hu fī l-wuḍū’ mā ẓahara dūna mā baṭana). Šāfi‘ī aborde ensuite, dans l’ordre du verset, les parties du corps à abluer (visage, mains, pieds), ainsi que la quantité d’eau nécessaire. À chaque fois, le chapitre commence par invoquer le passage correspondant dans le verset. Suit un long développement sur le masḥ al-ḫuffayn (qui est un cas typique de bayān IV). Il est à noter qu’à propos de la quantité d’eau, Šāfi‘ī cite en premier le hadith faisant état d’un fait de la Sīra, lorsque de l’eau jaillit miraculeusement d’entre les doigts du Prophète. • THÈME 4 : l’ablution majeure (ġusl) (Umm, I, p. 36-42). Cette fois Šāfi‘ī commence la démonstration par la citation de Cor. IV, 43, qui contient le mot ǧunub : il donne à cette occasion des explications linguistiques concernant l’impureté majeure (ǧanāba, p. 36, l. 24-25) ; il s’agit d’une impureté liée à l’union sexuelle, que celle-ci aille ou non jusqu’à son terme : kāna ma‘rūfan fī lisān al-‘arab anna l-ǧanāba al-ǧimā‘ wa in lam yakun ma‘a l-ǧimā‘ ma’ dāfiq, wa ka-ḏālika fī ḥaddi l-zinā’ wa īǧāb al-mahr wa ġayri-hi 131. Puis viennent les modalités détaillées de cette pratique rituelle. Šāfi‘ī les aborde à nouveau par le commentaire du même verset : celui-ci appelle des précisions qu’on trouve dans la Sunna (application du bayān III). Suivant la démarche déjà adoptée pour l’ablution mineure, ce thème débute par l’explication des circonstances qui rendent ladite pratique obligatoire (farḍ). • THÈME 5 : Le tayammum (Umm, I, p. 46-51). Šāfi‘ī fait retour à Cor. V, 6, et donne des explications linguistiques sur le mot maraḍ (maladie) dans le verset. Comme dans les sections précédentes, le détail de la casuistique est appuyé sur des traditions. Šāfi‘ī s’attarde longuement, dans le premier chapitre, sur le cas du fidèle avec éclisses (ǧabā’ir), sur les règles de la femme, sur le voyageur : autant de cas auxquels se présente, a priori, l’éventualité d’une ablution en l’absence d’eau (tayammum). À propos du voyageur, Šāfi‘ī cite encore Cor. V, 6 et précise le sens du mot safar (p. 45, l. 21 sqq.). Parlant du temps de la prière avec tayammum, allusions au Coran pour le temps des prières en général (p. 46, l. 4). À partir de la p. 47, lorsqu’il traite des
130. Là-dessus cf. Paul P. POWERS, Intent in Islamic Law. Motive and Meaning in Medieval Sunnī Fiqh, Brill, Leyde, 2006. 131. Šāfi‘ī veut dire qu’une union charnelle accomplie dans de telles conditions (absence d’émission spermatique) suffit à la définir comme fornication et oblige au versement d’une dot en cas de cohabitation par erreur.
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Chapitre VI modalités détaillées du tayammum, Šāfi‘ī répète le verset, et le cite encore lorsqu’il envisage la matière purifiante à employer (p. 50). • THÈME 6 : divers (Umm, I, p. 51-57). Il s’agit de questions annexes, relatives à la pureté ou à l’ablution ; certaines auraient dû figurer dans les rubriques précédentes, si l’ouvrage avait été mieux composé : licéité du ḏikr (litanies) en état d’impureté ; circonstances qui rendent la terre pure ou impure ; un fidèle impur ou un non musulman peuvent-ils souiller une terre pure ? ; le problème de la présence de parties animales (os, dents) sur le corps de l’orant. Le Coran (sourate LXXIV, 4) est seulement invoqué dans le traitement de la pureté des vêtements et des cheveux, sans qu’il ait un un contenu légal stricto sensu ; le livre s’achève sur la question du sperme, déjà envisagée plus haut (chapitre III) : nous avions déjà constaté que Šāfi‘ī commençait par interroger le Coran.
Šāfi‘ī a lui-même cherché la justification de cette place exceptionnelle qu’occupe le Coran dans sa doctrine. Il l’a trouvée – ce qui ne saurait surprendre – dans la Révélation, où Dieu qualifie celle-ci, au verset 89 de la sourate XVI, d’« éclaircissement de toute chose » (tibyānan li-kulli šay’). En effet, cette référence scripturaire se trouve dans la plupart des écrits théoriques de Šāfi‘ī. Dans la Risāla, elle clôt l’introduction, immédiatement après des considérations générales sur le devoir de rechercher la science légale 132 ; plus loin, elle précède la question cruciale et plus épineuse de l’abrogation 133. Ce même verset ouvre deux autres opuscules : l’Ibṭāl al-istiḥsān 134 et le Ǧamāʿ al-‘ilm 135. De manière significative, ce dernier commence par une objection du contradicteur : si le Coran est tibyān li-kulli šay’, comment se fait-il que son sens soit imprécis au point que la même formulation soit tantôt ‘āmm, tantôt ḫāṣṣ, que l’impératif soit parfois catégorique, parfois une simple recommandation ? En guise de réponse, Šāfi‘ī est amené à résumer les grands thèses de la Risāla. Plus explicite encore, il affirme au cours de son plaidoyer 136 : Je dis : « Dieu a fait descendre son Livre comme éclaircissement de toute chose (tibyānan li-kulli šay’) et cet éclaircissement (tabyīn) se fait de plusieurs manières : là où Il a expliqué (bayyana) qu’il y avait imposition légale ; là où Il a fait descendre une révélation générale (ǧumla), avec ordre de faire un effort de recherche à son sujet (wa amara bi-liǧtihād fī ṭalabi-hi) 137 ; mais Il a [alors] indiqué qu’il faut rechercher cet éclaircissement à l’aide de repères (‘alāmāt) qu’Il a créés pour ses adorateurs, et Il leur a indiqué [aussi] par ce moyen la manière de rechercher ce qu’Il exige d’eux ».
On reconnaît ici la méthodologie du bayān. Šāfi‘ī va même jusqu’à découvrir sa logique légale, l’istidlāl, dans le Coran. Ainsi le tibyān li-kulli šay’ coranique signifie pour Šāfi‘ī que le Coran contient virtuellement toutes les modalités du bayān. C’est donc l’Écriture elle-même qui s’affirme comme un début de réponse à toute question
132. Risāla, § 51. 133. Risāla, § 313. 134. Umm, VII, p. 294, l. 5 (= MKU, XV, p. 107, § 1). 135. Umm, VII, p. 274, l. 13 (= Ǧamā‘ al-‘ilm, § 4). 136. Umm, VII, p. 277, l. 4-5 (Ǧamā‘ al-‘ilm, § 112). 137. Nous constatons que Šāfi‘ī parle ici d’iǧtihād, ce qu’ailleurs il qualifie d’istidlāl (cf. chapitre suivant).
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī légale, soit directement, soit indirectement à l’aide des autres modalités du bayān que Šāfi‘ī considère comme placées sous la dépendance du Coran. La formule caractéristique de Cor. XVI, 89 n’est donc pas à prendre au pied de la lettre, selon son ẓāhir : elle ne signifie pas que le Coran ait réponse à tout explicitement, mais qu’il est premier, point de départ, origine de la recherche de la Loi : il présuppose les autres sources légiférantes, celles-ci ne sont donc que son prolongement. Voilà pourquoi, comme nous l’avons noté au chapitre précédent, Šāfi‘ī, parlant de la science légale, l’associe invariablement au Coran. Même absente, la réponse s’y trouve pour ainsi dire virtuellement, en vertu d’une conviction théologique selon laquelle la Révélation la contient dans son principe. Nous verrons Šāfi‘ī en faire une application à propos des sunan qui sont étrangères à l’Écriture. La conséquence immédiate est que la Parole coranique est la référence première, hiérarchiquement supérieure à toute raison humaine, fût-elle prophétique. Cette conviction, que notre auteur réaffirme dans ses écrits théoriques, il réussira à l’imposer au fiqh postérieur 138. Une telle intelligence du verset, quoique originale, restait néanmoins dans l’esprit de l’exégèse de ses maîtres ou contemporains : le tibyān li-kulli šay’ coranique signifiait pour eux l’explication de tout ce qui a trait à la loi religieuse 139. Preuve supplémentaire, Šāfi‘ī fait précéder la mention du verset en question, dans l’introduction de la Risāla, par le bref commentaire suivant : Il n’est aucune situation nouvelle (nāzila) qui survienne à quelque musulman (aḥad min ahl dīn Allāh) sans qu’existe dans le Livre de Dieu, l’indication pour trouver à son sujet la bonne direction (illā wa fī kitāb Allāh al-dalīl ‘alā sabīl al-hudā fī-hā) 140.
Affirmation qu’il répète littéralement dans son Ibṭāl al-istiḥsān, avec une explication qui ne laisse planer aucun doute à son sujet : l’« indication pour trouver la bonne direction », c’est ce que le Coran contient naṣṣan aw ǧumlatan : c’est donc tout son contenu, explicite ou implicite, ce qu’il apporte lui-même ou secondé par d’autres sources 141. Šāfi‘ī répète ici, en des termes et des exemples tout à fait semblables à ceux de la Risāla 142, la méthodologie du bayān. Ainsi, notre légiste lisait – ou prétendait trouver – dans le Coran lui-même l’ordre hiérarchique des uṣūl, qui élève au premier
138. Cf. par ex. les traités modernes d’uṣūl al-fiqh : ABŪ ZAHRA, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 81 (§ 91) sqq., citant notamment Ibn Ḥazm ; ḪUḌARĪ BEY, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 209-211 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 29-32. Ces auteurs insistent sur le fait que le Coran énonce rarement le détail de la Loi, qu’il se confine aux grands principes et aux généralités. Ainsi AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Kitāb al-faqīh wa l-mutafaqqih, Riyāḍ, 1996, I, p. 193 (§ 19 sqq.) intitule un chapitre : al-qawl fī l-aṣl l-awwal wa huwa l-kitāb, et cite, précisément, Cor. XVI, 89. Notons aussi le hadith rapporté par Masrūq : mā tasā’ala aṣḥāb rasul Allāh ‘an šay’ illā wa ‘ilmu-hu fī l-Qur’ān walākin qaṣura ‘ilmu-nā ‘an-hu (op. cit., p. 197, § 190 du même chapitre). Il est attribué à ‘Alī par AL-SUYŪṬĪ (Miftāḥ al-ǧanna fī l-iḥtiǧāǧ bi-l-Sunna, Beyrouth, 1987, p. 85). 139. D’après ‘Abd al-Razzāq (Tafsīr, éd. M.M. Muḥammad, Riyāḍ, 1987, au verset XVI, 89), Muǧāhid comprenait l’expression comme signifiant mā aḥalla-hu wa ḥarrama, autrement dit l’explication du permis et du défendu ; elle se lit aussi dans AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, op. cit., selon trois chaînes qui remontent à Muǧāhid, l’une aboutissant à Sufyān b. ‘Uyayna. Cette interprétation, Šāfi‘ī la doit donc à ses maîtres. Ṭabarī la fait sienne dans son propre commentaire. 140. Risāla, § 48. 141. Umm, VII, p. 297, l. 28 sqq. pour la traduction de ce passage, cf. ci-après, § III-1. 142. Risāla, § 56-59.
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Chapitre VI rang le Livre révélé... puisqu’il se donne comme l’explication de toute chose. On aura remarqué l’effort, chez notre auteur pour rendre plus cohérente, plus systématique la casuistique élaborée empiriquement par ses maîtres. De fait, comme nous l’avons vu sur un exemple que la section suivante ne fera que confirmer, Šāfi‘ī ne déroge jamais au principe énoncé. Il est à même d’organiser toute la matière du fiqh dans le cadre préétabli de la Révélation coranique. Là toutefois s’arrête le rôle qu’il assigne à celleci, et prétendre que l’Écriture aurait eu, dans son esprit, réponse à toutes les questions serait commettre un contre-sens sur sa pensée. La doctrine de notre auteur montre en réalité qu’elle n’est pas littéralement tirée tout entière du Coran. Il en est ainsi, à strictement parler, pour les seules questions que nous avons appelées plus haut questionsprincipia, qui sont effectivement des développements directement déduits des versets, “descendus” pour ainsi dire au niveau des intelligences qui en lisent les aḥkām. Nous appelerons donc ce rôle inférentiel. Il n’en est plus de même, naturellement, lorsque le Coran ne parle pas explicitement du problème en question. Or, même dans ce cas – et tel est le sens qu’il donne au tibyān li-kulli šay’ coranique –, Šāfi‘ī tend à trouver un appui dans le Coran, comme s’il voulait renouer avec lui un lien absent, y entendre son propre écho. De cette fonction nouvelle prêtée à Écriture, notre auteur est conscient : à preuve, elle n’est plus aṣl dans son vocabulaire, mais dalāla. C’est dire qu’à la “descente” précédente, fait place une “remontée” vers l’Écriture, qui, cette fois, ne parle plus qu’indirectement, et offre seulement ce que nous appelerons, pour le distinguer du précédent, un rôle “référentiel”. Šāfi‘ī ne laisse plus, pour ainsi dire, Dieu parler à sa place, communiquer directement un ma‘nā, il lui prête, il lui fait dire une implication découverte par son intelligence et qui va, certes, dans le sens de sa doctrine, mais qui, fondamentalement, reste individuelle, humaine, et de ce fait comporte une part inévitable d’arbitraire. Le statut herméneutique du Coran n’est plus le même dans les deux cas, et c’est bien parce que cet autre rôle, référentiel, apparaît clairement à notre auteur qu’il ne donne plus à la Révélation le statut de fondement – tel est du reste le sens littéral du mot aṣl. La citation qu’il en extrait n’a, dès lors, ni plus ni moins de valeur probante que les autres dalālāt : elle devient une simple justification parmi d’autres. On pourrait dire, en langage juridique, qu’il fait du Coran autre chose qu’une source formelle de droit. Nous en rencontrerons plus d’un exemple au cours des développements qui suivent. Cette observation trouve une remarquable illustration lorsque Šāfi‘ī entend fonder par le Coran… les fondements de sa doctrine, comme cela vient d’être le cas avec le tibyān li-kulli šay’ : argument d’autorité, certes, mais dont la “faiblesse” consiste précisément en ce qu’il ne peut prétendre qu’à ce rôle ancillaire. Traduite en termes philosophiques, la démarche de notre auteur nous apparaît comme une tentative pour asseoir rationnellement une éthique, mais aussi comme la reconnaissance implicite que celle-ci repose, non sur un fondement sans fondement, mais sur la foi en la valeur de l’Écriture : au-delà indémontrable de la raison, évidence ultime rigoureusement personnelle et incommunicable et néanmoins, dans une certaine mesure, objective, puisque partagée par ses interlocuteurs et les destinataires de sa doctrine.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī III. L’exégèse légale de Šāfi‘ī 1. Les grandes catégories herméneutiques L’exégèse coranique, que Šāfi‘ī désigne indifféremment par tafsīr ou ta’wīl 143, s’organise autour d’un petit nombre de règles fondamentales. Absentes, pour la plupart, de la Risāla, elles donnent lieu, dans le fiqh du Kitāb al-Umm, à une application scrupuleuse, sans que son auteur se soit soucié d’en donner un exposé systématique. Linéaments d’une sémantique générale des énoncés inspirés, Šāfi‘ī en étend la portée à la Sunna prophétique. Deux groupes s’y laissent distinguer. Les unes portent stricto sensu sur leur sens, les autres sur leur champ d’application : leurs destinataires, leurs conditions de validité, etc. Nous nous limiterons dans cette section à la première catégorie, le chapitre suivant donnera quelques détails sur la seconde. Il apparaît tout d’abord que Šāfi‘ī a su formuler dans toute sa rigueur la condition de possibilité d’une exégèse légale : le Coran – et d’une manière générale toute source formelle du fiqh – doit être entendu dans son sens premier, immédiat pour tout locuteur de la langue arabe, son ẓāhir 144. S’agissant, en effet, de commandements, il est indispensable, sous peine de détruire leur efficace, que le signifié n’ait qu’un seul sens et que celui-ci ne soit pas à rechercher ailleurs que dans l’usage ordinaire de la langue, commun au locuteur et à son destinataire 145. En d’autres termes, un discours légal répudie d’avance, et par définition, tout sens extérieur à lui-même, tout ésotérisme 146. Ne voyons là qu’une coïncidence avec l’impératif catégorique au sens de Kant ; l’axiome
143. Comme c’est le cas à haute époque : J. van ESS, TG, IV, p. 646. 144. Risāla, § 557 : allaḏī yasbiqu ilayhi [...] aẓhar al-ma‘ānī. 145. À moins d’invoquer une autre source de révélation : le ẓuhūr implique, puisqu’il existe aussi un bayān III, que l’inspiration prophétique soit une forme de révélation. Par ailleurs un tel discours, idéalement parlant, tend à être, dans la terminologie linguistique actuelle, exclusivement « performatif » : le dire devrait se traduire automatiquement, chez le destinataire, par un faire. On sait que la Volonté divine l’est nécessairement (cf. le kun fa-yakūn de Cor. XVI, 40 et passages similaires). 146. Celui-ci ne peut se donner que comme la signification seconde des commandements, le sens d’un sens : finalité, sagesse, etc. ; il ne saurait prétendre se substituer à leur sens premier, le commandement en tant que commandement. Cet aspect est bien souligné par B.G. WEISS, « Exotericism an Objectivity in Islamic Jurisprudence », dans N. HEER (éd.), Studies in Honor of F.J. Ziadeh, op. cit., p. 60 : « It is the lafẓ [...] which makes manifest the law, and therein lies the objectivity of the law... Neither I nor the speaker created the word-meaning nexus ». On mesure ici le degré de maturité atteint par la pensée légale de Šāfi‘ī qui énonce un principe demeuré intangible dans toute l’histoire du fiqh et détermine une grande partie sa spécificité : « bāṭin refers to that meaning of the lafẓ which is hidden and may never become manifest through philological investigation » (p. 62). En d’autres termes, cette remarque contient potentiellement la notion d’iǧtihād dont l’un des aspects est précisément d’entreprendre une réflexion sur le sens des énoncés originels : le bāṭin s’exclut de lui-même de la sphère du légal. « It cannot be too strongly emphasized that problems of interpretation are always, in the view of the majority of Muslim jurisprudents, to be resolved within the framework of the philologically determinable meaning of the lafẓ, and that it is precisely this which guarantees the objectivity of the law and its transcendence over the vagaries of human subjectivity [...] It is because of this virtual impossibility of penetrating with absolute thoroughness the entire corpus of lafẓ, not missing a jot or title, that the doctrine of ijtihād assumes a crucial importance » (p. 68, p. 70). Ce caractère objectif de la Loi trouve naturellement son approfondissement et sa fondation dans une réflexion touchant à l’origine de la connexion entre le lafẓ et le ma‘nā (Cf. U. HAARMANN, « Religiöses Recht und Grammatik... », article cité). Si celle-ci devenait arbitraire et historiquement située, ce caractère eût
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Chapitre VI šāfi‘ien traduit simplement le principe d’immanence sémantique auquel se plie le discours légal dans la Révélation. Souligné en particulier par les uṣūl al-fiqh chiites 147, il était formulé avec la même netteté par des mu‘tazilites contemporains de Šāfi‘ī, tel Ǧa‘far b. Mubaššir (ob. 234/849) 148. Toutefois il ne concerne, remarquons-le, que le seul aspect déontique de l’Écriture. Il n’est qu’une manière de redire, en langage herméneutique, que le waḥy est un bayān, puisque ce terme connote précisément l’idée d’évidence, d’immédiateté dans la saisie de la communication. Et ce dernier, sous l’angle théologique cette fois, ne fait que traduire cet autre postulat théologique, à savoir que Dieu, s’adressant aux hommes, s’exprime comme eux 149, même si Šāfi‘ī prétend qu’il s’agit là d’un caractère propre à la langue arabe, celui de pouvoir exprimer les choses de manière générale et manifeste (ẓāhiran ‘āmman) 150. Or, avons-nous dit, l’Écriture est à même, selon Šāfi‘ī, d’expliquer toute chose, malgré le caractère fini et limité de sa formulation, elle contient potentiellement les normes nouvelles que requiert chaque précédent. Šāfi‘ī est donc amené à compléter l’impératif coranique par le reste du discours révélé, voire d’autres données plus ou moins inspirées. D’autre part, le ẓāhir des énoncés révélés ne signifie nullement que leur sens soit complet, auto-suffisant, tout au moins pour le destinataire humain : il traduit simplement le caractère absolu de l’injonction prophético-révélée. C’est à ce double titre que Šāfi‘ī s’autorise apparemment à déroger au principe énoncé, à substituer un bāṭin à un ẓāhir, et il se devait, en raison des considérations précédentes, d’imposer à cette recherche une démarche épistémologique spéciale que nous étudierons plus loin, l’istidlāl 151. À preuve, deux verbes, iḥtamala et ašbaha qui introduisent invariablement ses explications exégétiques. Le premier signifie que l’énoncé contient une part d’ambiguïté, ou plutôt d’insuffisance sémantique, puisqu’il est susceptible de plusieurs sens (yaḥtamilu ma‘āniya). À cette plurivocité, incompatible avec les exigences de la Loi, Šāfi‘ī doit donc substituer une univocité, élucidation qu’il obtient grâce à une dalāla trouvée dans le même énoncé ou dans un autre 152. Dans cet ordre d’idées et en des contextes similaires, Šāfi‘ī emploie aussi fréquemment le verbe ašbaha. Il lui donne un sens spécial, qui manque encore dans les lexiques que nous avons consultés : « suggérer », « donner naturellement à penser » – on songe à l’allemand nahelegen ; il l’emploie encore à la forme impersonnelle (yušbihu an yakūna), « être probable,
inévitablement rejailli sur la Loi elle-même. La pensée sunnite était ainsi amenée à regarder avec méfiance l’idée que ce lien n’aurait pas eu son enracinement dans une initiative du Créateur. 147. H. LÖSCHNER, Die dogmatischen Grundlagen des ši‘itischen Rechts, Cologne, 1971, p. 49-50 ; cf. aussi AL-BĀǦĪ, Iḥkām al-fuṣūl, éd. ‘A.M. Turkī, Beyrouth, 1986, p. 190. 148. J. van ESS, TG, IV, p. 66. 149. On notera ici un parallèle avec la théologie chrétienne de l’incarnation ; dans le cas présent, c’est le Logos qui s’incarne dans une langue naturelle, ce qui exclut toute participation de la personne du Prophète : la perspective musulmane de l’incarnation ne peut qu’être différente. De là une distinction possible avec un autre type d’inspiration, liée cette fois à l’individualité prophétique – ce que sous-entendent chez Šāfi‘ī les bayān III et IV et, dans les écrits mystiques, la question des rapports nubuwwa/walāya. 150. Risāla, § 173. 151. Nous verrons au chapitre suivant que les différentes dalālāt sont autant de données traditionnelles à valeur probante devant lesquelles le ra’y doit s’incliner. 152. R. ARNALDEZ, Grammaire et théologie chez Ibn Ḥazm de Cordoue, Paris, 1956, p. 234, n. 2 ; J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 99-100 ; Risāla, § 342.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī vraisemblable » 153. Un tel vocabulaire révèle qu’une part de l’exégèse appartient pour Šāfi‘ī à la « seconde science » qui, nous l’avons vu, est celle du probable, de l’incertain et du désaccord. Il est aussi significatif de l’attitude personnelle de Šāfi‘ī vis-à-vis de la Révélation : le légiste ne se sépare pas du théologien, qui a conscience de traduire à l’aide de mots humains un discours transcendant qu’il chercherait vainement à rendre parfaitement transparent. Nous touchons ici à l’une des raisons pour lesquelles le doute fait comme partie de la nature du fiqh, puisque celui-ci, s’autorisant à scruter l’insondable d’une Volonté supérieure, lui porte paradoxalement, pour ainsi dire, atteinte 154. Šāfi‘ī répète constamment que l’exégèse légale du Coran et de la Sunna repose sur le ẓuhūr de leurs textes, même lorsque ceux-ci ont nécessairement un sens métaphorique, tel Cor. VI, 33, qui assimile les épouses du Prophète aux mères des croyants 155. Il y à là, semble-t-il, un progrès théorique sur Mālik, qui n’aurait eu qu’une conscience implicite du principe 156. Mais il était certainement partagé par certains ahl al-ḥadīṯ, qui faisaient appliquer à Muḥammad, personnage exemplaire, le ẓuhūr et le ‘umūm des versets coraniques. Il demeurera la pierre angulaire du fiqh sunnite, école ẓāhirite comprise 157. Les affinités étroites que Šāfi‘ī postule entre le Coran et la Sunna l’autorisent à étendre intégralement la règle à celle-ci 158. Ce ẓāhir ne fait toutefois pas toujours l’unanimité entre écoles locales : Šāfi‘ī relève que les divergences dans le fiqh viennent parfois, quoique rarement, de différences d’appréciation à son sujet 159. Le
153. C’est le sens originel de « ressembler », appliqué à un objet de l’esprit. Curieusement, J. Schacht le traduit convenablement par « presumably », mais il lit fautivement yashbah (ID., Origins, op. cit., p. 15, n. 1). 154. Cf. R. BRUNSCHVIG, « Variations sur le thème du doute », dans Études d’islamologie, op. cit., II, p. 133-154, qui donne d’autres motifs de désaccord entre fuqahā’. Notons la solution médiane du fiqh sunnite qui s’interdit, non de connaître, mais d’épuiser la raison des aḥkām. 155. Cf. Umm, V, p. 141, l. 18-19 ; il argue du fait que les Compagnons s’interdirent d’épouser les veuves du Prophète, se conformant ainsi, dans leur majorité, au sens apparent, en vertu du principe précédemment mentionné : al-Qur’ān yanzilu ‘alā mā yafhamu-hu man unzilat fī-hi ka-l-‘āmma fī l-ẓuhūr. (Sur cette question plus particulièrement, cf. B. STOWASSER, « The Mothers of the Believers in the Hadith », M.W., LXXXII, 1-2 (1992), p. 1-36). 156. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 79-88. Toutefois, le Muwaṭṭa’ est la seule source indiquée par cet auteur. 157. R. ARNALDEZ, Grammaire et théologie, op. cit., p. 219. 158. Ex. : Umm, VI, p. 156, l. 7, le hadith prophétique : « le sang d’un musulman ne saurait être versé que dans trois cas : la mécréance après la foi, la fornication, l’homicide » doit être entendu, selon Šāfi‘ī, littéralement, en vertu de plusieurs versets coraniques (Cor. VIII, 39 ; IX, 5 ; II, 217 ; XXXIX, 65). Le principe est clairement exprimé in Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 194, l. 17-19) : tout ce qui est dit par le Prophète est ‘āmm, à moins d’une dalāla présente dans le Coran, la Sunna, voire un consensus, laquelle autorise à interpréter le ‘āmm prophétique comme ḫāṣṣ. 159. Ainsi (Umm, II, p. 238, l. 17), à propos de la licéité de consommer la proie d’une bête de chasse lorsque celle-ci, n’ayant pas déchiré la chair de sa victime, n’a pas répandu son sang (fa-qatalat-hu wa lam tudmi-hi), Šāfi‘ī souligne que la réponse dépend du sens qu’on donne au mot ǧawāriḥ en Cor. V, 4 : on peut considérer qu’il s’applique aux bêtes de proie lorsqu’elles blessent (yaḫruq), mais aussi que toute chasse de leur part est ḏakāt (égorgement) et donc licite. En effet, l’acte du sacrificateur humain implique d’occasionner une blessure avec un objet tranchant. Dans la dernière interprétation, tout ce que capturent les ǧawāriḥ devient licite sans condition (bi-l-iṭlāq) : wa yakūnu l-ǧarḥ inǧaraḥa-hu huwa ism mawḍū‘ ‘alayhā in lam taǧraḥ lam yu’kal. Il est à noter que Šāfi‘ī accepte les deux explications sans opter pour l’une ou l’autre : respectant le ẓāhir du Coran, elles sont également acceptables. Cette suspension de son jugement
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Chapitre VI fondateur se plie à ce grand principe lorsque, mentionnant les versets légaux qui ne sont pas sujet à interprétation – naṣṣ, mufassar –, il les fait suivre d’une explication qui n’est rien d’autre qu’une paraphrase. S’y ajoute une autre démarche constamment suivie, celle de combiner différents versets relatifs à un même thème : de la sorte – et c’est là une première application de sa technique d’exégèse légale, l’istidlāl –, ceux-ci s’éclairent les uns par les autres. Preuve d’une familiarité intime avec l’Écriture, Šāfi‘ī se fie, ce faisant, à sa seule mémoire, il cite du texte sacré « ce qui lui vient à l’esprit » (mā ḥaḍaranī) 160. Mais nous verrons plus tard, à propos du Hadith contradictoire et de l’abrogation prophético-scripturaire, que Šāfi‘ī, versé dans la Sīra, a une connaissance précise de l’ordre chronologique dans lequel les versets sont apparus. Il est donc permis de penser que, dans son esprit, des explications nouvelles, révélées par Dieu, se sont progressivement ajoutées aux précédentes communications : le regroupement des versets s’impose ainsi naturellement à l’exégète 161. D’autre part, la Révélation est déjà à son époque envisagée comme une unité conceptuelle 162. On peut considérer que cette exégèse reposant sur le principe d’intra-textualité – elle consiste à commenter le Coran par le Coran – n’est autre qu’un istidlāl particulier où la dalāla est puisée dans la même source. En effet, Šāfi‘ī ne se contente pas d’expliquer les versets les uns par les autres : il peut, grâce au procédé, tirer l’implicite du texte, que ce soit une précision ou un principe général, comme le montrent les exemples ci-dessous. Mais, fait plus instructif, c’est précisément l’istidlāl qui guide Šāfi‘ī dans la combinaison des versets, c’est-à-dire le choix de la dalāla adéquate. Pour l’abrogation, cette dalāla est trouvée exclusivement dans la Sunna. Ailleurs, un tel choix est moins strict. C’est vérifier sur ce cas particulier que Šāfi‘ī reflète une tradition d’exégèse légale. • Umm, V, p. 37, l. 24 sqq. Šāfi‘ī mentionne les différents versets relatifs au mariage et aux époux (Cor. II, 230 ; V, 1 ; IV, 22 ; IV, 12 ; XXXIII, 37 ; XXXIII, 50 ; XXXIII, 49). Il constate – mais cela vaut exclusivement pour le Prophète – que le Coran dit des croyantes qu’elles se donnent à l’Envoyé. Or la formulation coranique implique qu’il s’agit là d’une forme particulière de mariage, sans dot (mahr), réservée au Prophète. Šāfi‘ī en tire la dalāla suivante : les différents noms du mariage dans le Coran (nikāḥ, tazwīǧ) ne sont licites à la communauté que par le versement d’une dot (wa hiya dalāla ‘alā an lā yaǧūza nikāḥun bi-smi l-nikāḥ aw l-tazwīǧ wa lā yaqa‘u bi-kalām ġayri-himā). • Umm, V, p. 41, l. 11. Cor. XXIV, 32 enjoint de marier les esclaves vertueux ou célibataires, mais Šāfi‘ī ne trouve pas d’indication (dalīl a ici le sens de dalāla) sur la valeur à donner à cet impératif (obligation ou recommandation). Or, les proches parents (awliyā’) n’ont pas le pouvoir de marier les femmes célibataires déjà mariées (ṯayyibāt, cf. Cor. II, 232-234). En outre, le Coran
s’explique parce que la question relève de la « seconde science ». C’est un cas d’istidlāl bi-l-luġa et d’iḫtilāf licite. 160. Ex. Umm, V, p. 86, début du kitāb al-nafaqāt. Les versets suivants sont cités : Cor. XXXIII, 50 ; IV, 34 ; IV, 19 et II, 228. Šāfi‘ī commente : hāḏa ǧumlatu mā ḏakara llāhu [...] wa qad katabnā mā ḥaḍara-nā mimmā faraḍa llāhu li l-mar’a ‘alā l-zawǧ. Cf. aussi Umm, IV, p. 161, l. 26. 161. Ex. : Umm, V, p. 214, l. 6 sqq. : Cor. LXV, 4, précise ce que Cor. II, 228 ne dit pas, puisque ce dernier ne parle pas de la ‘idda de la femme privée de règles, ni de la femme enceinte. 162. J. van ESS, TG, IV, p. 568 ; C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 70, pour des ẓāhir-s pris comme exemples chez Muqātil.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī énonce que les esclaves appartiennent à leurs maîtres. On peut donc seulement en inférer qu’il est permis de préférer le mariage pour les esclaves pubères des deux sexes, sans aller jusqu’à le rendre obligatoire. • Umm, V, p. 280, l. 17 sqq. Cor. LVIII, 3, ordonne que l’expiation, dans la procédure de ẓihār, soit l’affranchissement d’un esclave, sans autre précision. Šāfi‘ī invoque alors Cor. IV, 92 : pour le cas d’un homicide, la diya, qui est une expiation (kaffāra), est celle d’un esclave croyant. C’est la preuve (dalīl) que cette condition (šarṭ) s’applique à la situation du ẓihār : l’esclave affranchi doit semblablement être croyant. Šāfi‘ī invoque aussi un principe relevant de la logique légale : Dieu ne saurait restituer les biens de musulmans qu’à des musulmans, non aux infidèles. Šāfi‘ī applique le même type de raisonnement à propos du mariage : en deux passages du Coran, la validité de la šahāda prononcée est subordonnée à la probité des témoins. Šāfi‘ī étend, par istidlāl, cette condition au troisième passage coranique où il est question de šahāda, bien que cette condition n’y soit pas exprimée (mā uṭliqa min al-šahādāt). Il est intéressant de noter que Šāfi‘ī tenait ce raisonnement, d’après Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā, pour un qiyās (yuqāsu al-muṭlaq min al-kitāb ‘alā l-manṣūṣ) 163. • Risāla, § 342. Šāfi‘ī cherche dans l’Écriture, c’est-à-dire Cor. XVII, 79, le motif à abroger Cor. LXXIII, 20, s’agissant du nombre quotidien des prières, istidlālan bi-qawl Allāh. • Risāla, § 367-369. Le verset Cor. II, 239 autorise à prier, en cas de peur, en marchant ou sur le dos d’une monture. C’est pour Šāfi‘ī une exception autorisant à déroger à Cor. II, 142-144 relatif à la qibla à cause d’un hadith d’Ibn ‘Umar, qui mentionne expressément, ce faisant, la possibilité de ne pas s’orienter vers la Mecque. • Risāla, § 506. Le Coran, en XXXIII, 25, permet une dérogation à Cor. IV, 103 ; l’allusion ne peut être comprise qu’à l’aide d’un hadith d’Abū Sa‘īd, qui explique Cor. XXXIII, 25.
À propos de la portée légiférante des versets coraniques, Šāfi‘ī pose en principe, qu’il appelle ‘umūm (« généralité »), que rien, sauf indication expresse, n’est susceptible de restreindre l’application d’un verset à certains destinataires plutôt qu’à d’autres, ou à des circonstances spatio-temporelles particulières. Aucun contre-exemple coranique, ajoute-t-il, ne saurait invalider la règle 164. Les dérogations, qui néanmoins existent, nécessitent une dalāla, coranique ou extra-scripturaire, selon un procédé spécial, le taḫṣīṣ, que nous étudierons plus loin. Le ‘umūm des textes inspirés, souvent répété dans l’œuvre de Šāfi‘ī 165, est en général mentionné conjointement avec leur ẓuhūr : on lit fréquemment sous sa plume qu’un verset ou une parole prophétique est a priori
163. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 237. — Le manṣūṣ équivaut au muqayyad de la terminologie postérieure. 164. Umm, V, p. 133, l. 10-11 : mā kāna ‘āmman fī kitāb Allāh, tabāraka wa ta‘ālā, fa-lā naḫtalifu naḥnu wa lā anta anna-hu ‘alā l-‘umūm. 165. Umm, V, p. 124, l. 11 ; IV, p. 15, l. 1-2 : à propos de Cor. VIII, 41, qui prescrit la destination du cinquième du butin de guerre, Šāfi‘ī fait dire à son contradicteur : « parce que si Dieu [...] a distribué quelque chose, cela entre en vigueur (nāfiḏ) pour ceux qui sont concernés par cette disposition (ma‘nā) jusqu’au Jour de la Résurrection ». Pour d’autres occurrences, cf. chapitre précédent, § IV-3.
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Chapitre VI ‘āmm ẓāhir 166. Mālik partage les mêmes principes 167, à cette différence près qu’il ne les érige point en règles formulées consciemment. Il est donc permis de penser que notre auteur témoigne du stade atteint par la réflexion herméneutique dans l’école exégétique mecquoise. Deux autres termes, muṭlaq et ǧumla, sémantiquement apparentés à ‘āmm, en sont une première détermination. Par muṭlaq, Šāfi‘ī entend un énoncé inconditionné, dépourvu de clause suspensive 168, « non qualifié » – on songe à « catégorique » dans le vocabulaire kantien. Le qualificatif de ǧumla, souvent associé à ‘āmm, s’oppose à ḫāṣṣ. Il signifie non seulement général, mais aussi « non précisé », notamment quant aux situations ou aux circonstances 169, et réclame ainsi un supplément d’explication : c’est qu’en effet il autorise plus d’une interprétation 170. Sous ce rapport, il s’oppose au mufassar, attesté dans notre corpus au sens d’« expliqué » ou plutôt « pré-expliqué », c’est-à-dire ne nécessitant point l’istidlāl, et parfois de ḫāṣṣ. Ǧumla est alors l’équivalent de muǧmal, que Šāfi‘ī n’utilise qu’exceptionnellement, mais qui se généralisera par la suite au point de le remplacer. Il est à noter que Šāfi‘ī ne nomme pas encore la corrélatif de muṭlaq, à savoir muqayyad (« conditionné ») 171. Signalons qu’il emploie aussi le couple muṭlaq/ǧumla pour l’exégèse du Hadith 172. • Umm, V, p. 133, l. 6 sqq. Le passage suivant montre que ǧumla est proche d’aṣl (cas fondamental et premier), puisqu’il s’oppose ici aux furū‘, qui envisagent les détails et les situations particulières : « quelqu’un a débattu avec nous sur les règles générales concernant l’anathème conjugal (ǧumlat al-li‘ān) et quelques points de sa casuistique (wa fī ba‘ḍi furū‘i-hi). J’ai rapporté son principe parce qu’il existe dans le Coran et la Sunna, mais j’ai laissé la casuistique, celle-ci étant consignée dans (mawḍū‘ fī) le “Livre de l’anathème conjugal”. Dans notre ouvrage, nous avons seulement noté le verset [suit XXXIII, 49] [...] ; ce qui est général (‘āmm) dans le livre de Dieu, ni toi ni moi ne contestons son caractère général (‘umūmu-hu) ». • Umm, V, p. 110, l. 25 sqq. L’adversaire de Šāfi‘ī conteste l’obligation de passer avec une nouvelle épouse plusieurs nuits consécutives. Il soutient que les autres doivent continuer à pouvoir bénéficier du partage des nuits… Šāfi‘ī rétorque que Cor. XXXIII, 50 est ǧumla, trop général pour être invoqué, et qu’il faut le préciser à l’aide d’un dictum prophétique transmis par Umm Salama, qu’il explique conformément à un iǧmā‘ des Compagnons.
166. Umm, II, p. 189, l. 25 ; IV, p. 184, l. 17 ; VII, p. 21, l. 15 ; Risāla, § 624. Pour le Hadith : Umm, IV, p. 184, l. 17 sqq. ; Risāla, § 923 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 180, où Šāfi‘ī répète que le transfert du ẓāhir au bāṭin nécessite une dalāla ; en l’absence d’iǧmā‘ sur le bāṭin, on s’en tiendra au ẓāhir. 167. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 79-88. 168. Ex. : Umm, IV, p. 80, l. 26 (à propos de Cor. VII, 75, verset successoral) ; II, p. 182, l. pén. (à propos de l’interdiction énoncée en Cor. V, 96) ; V, p. 3, l. 3 (l’interdiction de Cor. IV, 23, doit être entendue comme s’appliquant aux esclaves parce que son énoncé est muṭlaq). 169. Pour la nuance entre ‘āmm (qui renvoie aux sujets de l’obligation) et ǧumla (qui renvoie aux conditions de celle-ci), cf. Risāla, § 817. 170. R. BRUNSCHVIG, Le livre de l’ordre d’al-Muzanī, op. cit., p. 164, n. 1. Cf. : Hāḏā kalām ǧumla yaḥtamilu ma‘āniya (Umm, IV, p. 164, l. 7) 171. Cf. Risāla, § 552 et R. BRUNSCHVIG, Le livre de l’ordre, op. cit., p. 165, n. 2. 172. Risāla, § 818 ; Umm, IV, p. 73, l. pén. ; V, p. 235, l. 5 ; IV, p. 262, l. 20 (ǧumla opposé à ḫāṣṣ, dans un hadith) ; Risāla, § 214-219 (ǧumla = ‘āmm).
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī • Umm, VI, p. 14, l. 23 sqq. Šāfi‘ī explique, conformément à la « majorité des Médinois », que tout proche parent (walī) d’une victime, peut exiger le talion : le Coran (XVII, 33) ne désignant pas lequel, les autres membres de la famille, même s’ils sont disposés au pardon, ne sauraient lui retirer ce droit.
L’origine de ces concepts n’est pas à rechercher ailleurs que dans la tradition exégétique du Coran. Nous verrons que Šāfi‘ī devait le procédé de taḫṣīṣ – et donc aussi le principe de ‘umūm –, à des maîtres exégètes et traditionnistes. Le mot ǧumla se trouve dans le Coran (XXV, 32), où les incrédules arguent que la Révélation ne saurait advenir que « d’un seul tenant » (ǧumlatan wāḥidatan). Les Compagnons expliquent, dans les traditions conservées par Ṭabarī, que le Coran fut au contraire révélé progressivement et par intermittence (mutafarriqan) afin que le Prophète puisse répondre de façon précise à leurs questions 173. Ils lisaient ce verset en relation avec Cor. XVII, 106, qui parle d’une « Récitation détachée » (qur’ānan faraqnā-hu), et les premiers commentaires glosent faraqnā-hu par faṣṣalnā-hu, aḥkamnā-hu, d’après les anciennes autorités (Ibn ‘Abbās, Ubayy b. Ka‘b) 174. Ǧumla a donc dans l’exégèse primitive le sens que lui donne Šāfi‘ī : ce qui, vague et général, réclame une explication avec des cas concrets 175. En ce qui concerne le degré de précision des versets, Šāfi‘ī emploie, en comparaison avec la théorie ultérieure, un nombre très faible de termes techniques. Ils se réduisent à trois : ḫāṣṣ, muǧmal, mufassar. Une disposition dite naṣṣ s’oppose à une autre dite ǧumla, mais aussi à une dalāla. Le passage le plus clair à ce sujet est le suivant : Personne ne peut recevoir l’ordre de juger en vérité s’il ne connaît pas la vérité. Or, celle-ci n’est connaissable qu’avec l’aide de Dieu, qu’elle soit donnée par lui explicitement ou en tant qu’indication [implicite] (naṣṣan wa dalālātan). Dieu a déposé la vérité dans Son Livre, puis dans la Sunna de Son Prophète. Aucun événement (nāzila) ne peut survenir à quelqu’un sans qu’il y ait, dans le Coran, une disposition formelle ou générale (naṣṣan aw ǧumlatan) à son sujet. Si maintenant l’on demande : qu’est-ce qu’une disposition générale, qu’est-ce qu’une disposition formelle ? Je réponds : une disposition formelle est ce que Dieu a interdit ou autorisé de manière précise : Il a interdit [le mariage avec] les mères, les grands-mères, les tantes paternelles et maternelles, etc., mais Il l’a autorisé avec les autres femmes. Il a interdit la bête morte non immolée (al-mayta), l’homicide, la chair de porc et les actes honteux, qu’ils soient manifestes ou cachés. Mais Il a [aussi] ordonné l’ablution rituelle [suit Cor. V, 6], et cette révélation dispense de rechercher une indication (al-istidlāl) à son sujet. Il y a d’autres cas semblables [...]. Quant à la disposition générale (ǧumla), c’est ce que Dieu a imposé : prière, aumône, pèlerinage... ; le Prophète a montré comment accomplir les prières, leur nombre, leur temps précis, de quoi elles se composent ; il a précisé comment [s’acquitter] de la zakāt,
173. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, op. cit., à ce verset ; cf. aussi MUQĀTIL, Tafsīr, op. cit., au même verset. ; AL-FARRĀ’, Ma‘ānī l-Qur’ān, éd. M.‘A. Naǧǧār, Beyrouth, 1980, II, p. 268. 174. Mêmes références, à ce verset (AL-FARRĀ’, Ma‘ānī l-Qur’ān, op. cit., II, p. 133). 175. J. WANSBROUGH (Quranic studies, op. cit., p. 36) veut voir dans cette interprétation une réaction contre la Torah, ce dont les commentaires que nous avons consultés ne portent pas trace.
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Chapitre VI sur quels biens et en quels temps elle est perçue, ainsi que son montant ; il a montré comment [faire] le pèlerinage, ce qu’on y accomplit, ce par quoi on l’ouvre et on l’achève » 176.
On le voit, sont naṣṣ-s, dans le Coran, les obligations ou interdits majeurs, qui, énoncés en termes exprès, se suffisent à eux-mêmes 177. Ils relèvent de l’impératif du taklīf en tant qu’il est catégorique. À l’inverse, la disposition ǧumla non seulement est imprécise, mais surtout exige un complément d’information apporté par le Prophète quant aux modalités de son application. Šāfi‘ī fait un usage régulier de ce couple terminologique dans le Kitāb al-Umm. Il va de soi que naṣṣ s’oppose tant à ǧumla qu’à dalāla, et cette double opposition est également récurrente dans son œuvre. Nous la retrouvons dans la Risāla. Le passage traduit ci-dessus a d’autre part un parallèle manifeste, dans la Risāla, à propos du bayān (§ 56-57), extrait qui contient le couple naṣṣ/ǧumla, comme d’ailleurs dans le reste de l’Épître 178, et cette observation vaut aussi pour tout le corpus. Les nuṣūṣ concernent le bayān I, la ǧumla, le bayān III. Naṣṣ s’oppose aussi régulièrement à dalāla, pour une raison vue au chapitre précédent 179. Šaybānī aurait été le premier auteur à utiliser la catégorie des nuṣūṣ, mais le sens d’univocité n’aurait pas été encore dégagé 180 ; Šāfi‘ī lui non plus n’a pas fixé tout à fait cette terminologie : il lui arrive aussi d’employer l’expression al-farā’iḍ al-manṣūṣa avec le sens de ǧumal al-farā’iḍ 181. Quant à Mālik, il ne semble pas avoir connu cette terminologie 182. Il se confirme que Šāfi‘ī marque un progrès lexicologique ; mais il n’est que relatif, puisque, comme nous l’avons déjà noté, des nuṣūṣ peuvent réclamer un supplément d’explication 183. Dans la terminologie ultérieure, le naṣṣ est seulement un degré de clarté des
176. Umm, VII (Ibṭāl al-istiḥsān), p. 298, l. 27 sqq. 177. Cf. aussi la n. 2 de Risāla, § 56. Dans l’Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII, p. 300, l. 16-18), où se trouve commenté Cor. LXXV, 36, le naṣṣ est un ḫabar lāzim, et le qiyās est l’iǧtihād ; en Umm, VII (Radd ‘alā Muḥammad b. l-Ḥasan, p. 313, l. 5), le hadith prophétique (cité in Umm, VI, p. 103-104, relatif au prix du sang de l’avorton) est déclaré naṣṣ. 178. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 148. 179. Ex. : Umm, II, p. 247, l. 26 : aṣl al-taḥrīm naṣṣ kitāb aw sunna, aw ǧumlat kitāb aw sunna, aw iǧmā‘ ; V, p. 146, l. 23 : aḥkām Allāh ta‘ālā al-manṣūṣa allatī lā taḥtāǧu ilā tafsīri-hā li-anna-hu la yaḥtamilu ġayra ẓāhiri-hā ; V, p. 5, l. 29 ; V, p. 172, dernière l. (un verset susceptible de plusieurs sens devient un naṣṣ grâce à une dalāla dans la Sunna) ; V, p. 278, l. 18-19 ; V, p. 107 pén. (ḥadīṯ manṣūṣ) ; eod. loc., l. 23 : opposition naṣṣ/istidlāl ; V, p. 230, l. 23-24 : naṣṣ kitāb/naṣṣ sunna ; VI, p. 183, dernière l. : naṣṣ/dalāla ; II, p. 102, l. 14 : l’interdiction de jeûner en voyage n’est pas absolue, elle est seulement ǧumla (générale, lato sensu) ; IV, p. 72, l. 11 (qultu li-l-Šāfi‘ī : “hakaḏā naṣṣ al-sunna ?” qāla : “lā, walākin hakaḏā dalālatu-hā”) ; voici maintenant quelques exemples tirés de la Risāla : § 374 (naṣṣ = laysat taḥtāǧu ilā tafsīr) ; § 428 (Cor. XXIV, 6-9) : la disposition du li‘ān est implicitement un naṣṣ ; § 97-99 les farā’iḍ al-manṣūṣa sont dits ‘alā ġāyat al-bayān ; § 275 (le naṣṣ est ġayr muškil al-amr) ; § 1681-82 (le naṣṣ exclut le ta’wīl) ; § 46, § 1445 : opposition naṣṣ/dalāla. Pour ǧumla : § 314 (opposé à naṣṣ, syn. de mufassar) ; § 570 ; § 1072-1073 : ḫabaran wa istidlālan. 180. A. HASAN, Early Development, op. cit., p. 122. 181. Risāla § 479-480. La Sunna introduit, en matière d’héritage, des modifications par rapport au Coran, pourtant qualifié de farḍ manṣūṣ. 182. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 63-64. 183. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 150 ; ǧumal, observe t-il, n’est parfois guère différent de ‘āmm (p. 163, à propos de la Risāla, § 818-923) ; au § 418, naṣṣ est le contraire de ǧumla,
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī textes, mais il autorise néanmoins, dans certains cas, le ta’wīl 184 : un écart est donc perceptible avec l’acception šāfi‘ienne. • Umm, II, p. 241 (début du Kitāb al-aṭ‘ima, relatif à la licéité des aliments). Deux versets coraniques définissent de manière générale (ǧumla) les aliments : Cor. V, 1, et V, 4-5. Nous vérifions une fois encore (cf. chapitre suivant) que Šāfi‘ī ouvre le livre par le bayān I. Mais, il y a aussi ce qu’interdit le naṣṣ de la Sunna. On ne peut invoquer contre elle Cor. VI, 12, car la seule interprétation autorisée du verset, recueillie oralement par Šāfi‘ī, est apportée par les exégètes (ahl al-tafsīr) : Cor. VI, 12 se rapporte à ce que les Arabes avaient coutume de manger, mais aussi de refuser de manger comme étant répugnant (al-ḫabā’iṯ). La Sunna prophétique est ici l’indication probante (dalāla), parce qu’elle est en accord avec l’aṣl du Coran (al-sunna muwāfiqa li-l-Qur’ān [...] hāḏa aṣlu-hu). Cet exemple illustre à nouveau le fait que la combinaison des versets n’est pas quelconque, elle doit se faire à la lumière de la Sunna. • Umm, VII, p. 89. Cor. XXIV, 4 condamne à 80 flagellations le calomniateur d’une muḥṣana (femme mariée et de condition libre) s’il ne peut produire quatre témoins. Pour Šāfi’i ce verset est un naṣṣ, sous-entend-il, puisqu’il dispense de recourir à la Tradition (inna l-āya muktafin bi-hāḏa min al-ḥadīṯ). Néanmoins, Šāfi‘ī ajoute à ce verset la pratique des califes : un ḫabar qui, transmis par Sufyān b. ‘Uyayna, fait état des sentences appliquées par ‘Umar. À noter qu’au témoignage de Zuhrī, le conflit doctrinal irako-médinois existait déjà au début du IIe siècle. On peut donc en inférer que l’autorité légiférante du Hadith remonte au plus tard à la génération postérieure à celle des Tābi‘ūn. La doctrine de l’adversaire était déjà soutenue par Ibn Abī Layla 185. La forme du hadith est elle aussi digne d’intérêt. Sufyān doute de l’informateur de Zuhrī ; aussi se fait-il renseigner par ‘Umar b. Qays. Sufyān le tient pour digne de confiance, mais Šāfi‘ī recoupe ce témoignage par celui de l’école de la Mecque (Ibn Abī Naǧīḥ, ‘Aṭā’, Muǧāhid, Ṭāwūs). Il est clair que c’est l’école exégétique mecquoise qui permet à Šāfi‘ī d’affirmer que Cor. XXIV, 4 se suffit à lui-même.
Quant au mufassar, il se borne chez Šāfi‘ī à être le complément naturel du muǧmal (appelé aussi ǧumla) : il apporte à son sens équivoque la précision nécessaire 186. La théorie ultérieure créera pour ce terme la catégorie plus adéquate, mais inconnue de Šāfi‘ī, du mufassar bi-ġayri-hi, où le mufassar est précisé à l’aide d’un autre énoncé 187. Sont donc mufassar-s les passages coraniques qui ne comportent pas d’ambiguïté (iḥtimāl) ; ils ne se distinguent des nuṣūṣ qu’en ce que ces derniers sont des prescriptions formel-
mais non au § 56. L’expression ǧumal al-farā’iḍ se rencontre aussi chez son contemporain Abū ‘Ubayd (W. MADELUNG « Early Sunnī Doctrine Concerning Faith », article cité, p. 244). Cette terminologie est donc antérieure à Abū ‘Ubayd comme à Šāfi‘ī. 184. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 92-97. L’échelle décroissante de clarté est la suivante : muḥkam, mufassar, naṣṣ, ẓāhir. Seul le mufassar ne nécessite aucun ta’wīl. Šāfi‘ī ignore cette acception de ẓāhir, comme du reste l’échelle en tant que telle. 185. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 185, p. 300. 186. Ex. : Umm, VII, p. 194, l. 28 : al-ḥadīṯ ‘an rasūl Allāh [...] ǧumla wa l-mufassar yadullu ‘alā l-ǧumla. Cette opposition existe déjà chez Abū Ḥanīfa (AL-AŠ‘ARĪ, Maqālāt al-islāmiyyīn, op. cit., p. 138, l. 13). Dans l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 511, l. 22, la ǧumla s’oppose au mubayyan, ce qui montre bien que mufassar est le synonyme de mubayyan. 187. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 95.
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Chapitre VI les. Les uns et les autres constituent ainsi le premier bayān. Šāfi‘ī dit à leur sujet que le Coran suffit (ustuġniya bi-l-kitāb, muktafin bi-l-tanzil ġāyata al-kifāya...) 188, et nous verrons qu’il existe des sunan qui n’ajoutent rien au Coran. Il en va ainsi, explique-t-il, de Cor. V, 86 et XXXV, 12 189. Le vocable « mer » (baḥr) du premier verset est un nom générique (ism ǧāmi‘) qui s’applique en réalité à toute étendue d’eau, continentale ou marine : à la pêche (ṣayd) qu’on peut en tirer, il n’est donc fait allusion dans le verset que de manière générale (muǧmal, ǧumla, p. 182, l. 13). En effet, on peut déduire son bayān du second verset, qui est donc le mufassar du premier (fa-l-mufassar min kitāb Allāh, ‘azza wa ǧalla, yadullu ‘alā ma‘nā l-muǧmal, bi-l-dalāla al-mufassira l-mubayyina wa llāhu a‘lam). Ce que confirme un ḫabar où ‘Aṭā’ (b. Abī Rabāḥ) est interrogé par Ibn Ǧurayǧ sur la pêche dans les rivières et les fosses (qullāt al-miyāh) 190. Celui-ci répond qu’elle n’est pas différente de celle qu’on effectue en mer, en vertu de Cor. XXXV, 2. Il se confirme sur cet exemple que l’exégèse Šāfi‘ī est redevable à l’école de tafsīr d’Ibn ‘Abbās. Dans ce verset, en effet, il est question des deux types d’eau, douce et salée, qui procurent une « chair fraîche » (laḥman ṭariyyan). Dans la Risāla, on repère seulement deux couples complémentaires : ‘āmm/ḫaṣṣ et ǧumla/naṣṣ 191. Nous savons maintenant qu’il faut leur ajouter l’abrogation intracoranique, ainsi que les deux autres paires que sont muǧmal/mufassar et muṭlaq/ muqayyad, quoique cette dernière soit à peine dégagée et que la première ne soit pas toujours distincte de ǧumla/naṣṣ. Il est à remarquer que d’autres grandes catégories manquent encore, telles que qaṭ‘ī/ẓannī, ḥaqīqī/maǧāzī, manṭūq/mafhūm... qui, affinant le schéma du bayān, relèvent d’un istidlāl (recherche d’une dalāla) à l’intérieur d’une même source, ici le Coran. Les deux concepts-clés de l’herméneutique de Šāfi‘ī, le bayān et l’istidlāl ne sont donc pas superposables mais associés. Concluons de cette étude du lexique exégétique de Šāfi‘ī que sa terminologie, encore rudimentaire, est essentiellement puisée au Coran et aux sciences de son temps. • Umm, V, p. 101 l. 17. À propos de l’entretien dû aux esclaves, Ibn ‘Abbās fait une réponse qui n’est guère précise : « Pour la nourriture, donnez-leur de ce que vous mangez ; pour l’habillement, de ce dont vous vous vêtez ». Šāfi‘ī commente : « c’est un propos vague (muǧmal) ». • Umm, V, p. 120 l. 2-14. Le contradicteur admet la possibilité de répudier (yuṭalliq) plus d’une fois une épouse contre une somme d’argent ; il mêle ainsi les effets du divorce unilatéral (ḫul‘) et ceux de la répudiation (ṭalāq). Šāfi‘ī lui oppose Cor. II, 229 : les deux situations sont clairement distinguées dans le verset. Par ailleurs le rachat (fidya) auquel il y est fait allusion interdit, comme dans toute transaction de ce genre, que le mari puisse prétendre à un nouveau droit sur elle (ṯumma yamliku ‘alayhā amra-hā). Cette interprétation est confirmée par un hadith où le Prophète, sans prononcer le mot ṭalāq, autorise Ṯābit b. Qays à reprendre sa femme avant l’expiration de sa ‘idda. Šāfi‘ī répète ici l’un des principes essentiels de son fiqh : distinguer les
188. Ex. Risāla, § 73-83 ; § 91, § 418, § 431-435, § 457 ; § 657. 189. Umm, II, p. 181, l. 29 sqq., et p. 182, chapitres : taḥrīm al-ṣayd et aṣl mā yaḥillu li-l-muḥrim. Ces deux alinéas ne forment en réalité qu’un seul passage. 190. Quantité d’eau assez importante, correspondant à une grande outre. La mesure est indiquée dans les ouvrages de ġarīb al-ḥadīṯ. Voir par ex. AL-NAWAWĪ, Taḥrīr alfāẓ al-Tanbīh ; AL-AZHARĪ, al-Ẓāhir fī ġarīb alfāẓ al-Šāfi‘ī ; IBN AL-ǦAWZĪ, Ġarīb al-Ḥadīṯ, toutes éditions, à ce terme. 191. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 95.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī cas que Dieu, ou le Prophète, a distingués, sous peine d’enfreindre la Loi divine. Combinant Cor. II-229, XXXIII-49, LXV-2 et II-228, Šāfi‘ī fait observer que tous ces versets, sauf le premier, mentionnent le ṭalāq et la ‘idda. Ils sont donc le mufassar de la première partie de Cor. II, 229 : celui-ci concerne uniquement le ṭalāq, non le ḫul‘. Aussi Šāfi‘ī conclut-il que le mufassar du Coran apporte l’indication nécessaire pour expliquer ce qui, ailleurs, est laissé imprécis (kāna l-mufassar min al-Qur’ān yadullu ‘alā ma‘nā l-muǧmal). • Umm II, p. 119, l. 14-21. À propos de l’esclave qui fait le ḥaǧǧ contre la permission de son maître, Šāfi‘ī évoque le cas du pèlerin empêché, pour une raison de force majeure, de se rendre aux lieux où s’effectuent les rites du pèlerinage (muḥṣar). Il affirme la complémentarité de Cor. II, 196 et de Cor. II, 95, comme le fait Mālik : l’un est le mufassar de l’autre, qui est muǧmal, et il répète d’autres illustrations coraniques, vues plus haut, de ce principe d’exégèse (répudiation par ẓihār, témoignage). Il est à noter qu’il parle là encore d’une condition (šarṭ) présente dans un verset et non dans l’autre. La théorie achevée verrait donc ici un cas de muṭlaq/muqayyad plutôt que de muǧmal/mufassar. C’est que Šāfi‘ī ignore encore le terme muqayyad : cet autre couple antithétique n’est encore qu’implicite chez lui.
Il nous faut signaler un autre usage, et non des moindres, que Šāfi‘ī fait du Coran et qu’il met au service de sa doctrine. Le fondateur mentionne parfois des versets qui sont sans rapport direct avec la casuistique soulevée, voire sans contenu proprement légal, et qu’on peut donc appeler de ce fait extra-légaux. Application du principe de complémentarité intra-coranique, ces citations sont néanmoins invoquées pour compléter ou simplement appuyer la démonstration. Nous y repérons les autres fonctions que Šāfi‘ī assigne au Coran, déjà signalées dans les exemples précédents (induction d’un principe général, éthique ou juridique, exégèse à la lumière d’une tradition rapportée à cet effet...). En raison même de ses énoncés trop généraux, le Coran ne sert plus ici de preuve véritable, de fondement logique, ni même parfois de dalāla. Il n’est pas l’objet d’une inférence, il sert en réalité de référence au sens le plus large, puisque la solution juridique est en réalité définie au préalable, appuyée sur un autre argument d’autorité. Plutôt que de parler de pseudo-démonstration, nous y voyons la mise en œuvre d’une logique inhabituelle, exigée par la nature même de la « science » en question, dont Šāfi‘ī entendait se faire le promoteur. Sans doute voulait-il montrer par là l’universalité de l’Écriture, voire de sa démarche bayānī, le Coran étant censé contenir le principe de toute vérité. Nous en trouvons des traces chez Mālik 192. En d’autres termes, l’autorité conférée à la Révélation amène Šāfi‘ī à considérer celle-ci comme une entité indivisible où s’efface la distinction Coran légal/Coran non légal. • Umm, II, début du Kitāb al-zakāt (p. 3). Šāfi‘ī cite un verset à propos de l’obligation de verser la zakāt (XCVIII, 5), tout en ajoutant qu’il en est d’autres, notamment ceux où Dieu stigmatise plus généralement l’avarice et les hommes qui thésaurisent (Cor. III, 180 ; IX, 34-35). • Umm, II, p. 111, l. 15 sqq. Šāfi‘ī est confronté à l’objection suivante : comment un enfant pourrait-il accomplir le pèlerinage pour ses parents alors qu’il ne s’impose qu’aux adultes ? Il
192. Cf. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 85, à propos du quatrième exemple ; p. 101, où Mālik invoque un verset extra-légal (Cor. XI, 71), pour un problème légal, tout comme Šāfi‘ī le cite aussi, à cette même fin : BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 189.
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Chapitre VI faudrait admettre qu’un pèlerinage surérogatoire (ḥiǧǧat al-taṭawwu‘) puisse remplacer le pèlerinage obligatoire (ḥiǧǧat al-islām), ce qui va contre la règle admise. Šāfi‘ī invoque la tradition mecquoise remontant à Ibn ‘Abbās. Elle est rapportée par Sufyān, Sa‘īd b. Sālim, Muslim b. Ḫālid, mais aussi la position de Mālik, qui fait état d’une réponse prophétique, ainsi que l’avis de Compagnons ; mais auparavant – et cette première place est elle aussi significative – Šāfi‘ī mentionne Cor. LII, 21 qui énonce simplement que la descendance des croyants « les rejoindra », si elle partage leur foi. ó Umm, II, p. 117, l. 15 sqq. Šāfi‘ī fait ce curieux raisonnement à partir d’un verset coranique étranger à la question posée : de ce que Cor. LXV, 1, autorise les femmes répudiées, si elles ont commis « quelque turpitude », à sortir de leurs maisons, Šāfi‘ī conclut plus généralement que toute femme a le droit de quitter le domicile conjugal pour accomplir le ḥaǧǧ : si un péché (ma‘ṣiya) crée un droit, celui-ci est encore plus légitime dans le cas d’un ḥaqq (le « dû » légal du pèlerinage). On le voit, Šāfi‘ī raisonne en apparence en pur logicien : il s’agit d’un syllogisme a fortiori, le « moins » entraîne le « plus ». Il vient toutefois simplement corroborer une indication e silentio de la Sunna (l. 4 : le Prophète n’a exempté personne du ḥaǧǧ, si ce n’est faute de monture et de viatique, zād wa rāḥila ; ce type de dalāla équivaut à un raisonnement a contrario sous-entendu) 193, ainsi que le témoignage des Compagnons. La logique pure (ce que Šāfi‘ī appelle le ma‘qūl) intervient donc comme une simple dalāla complémentaire et, du reste, l’une de ses prémisses a une base coranique. • Umm, II, p. 183, l. 22 sqq. Cette question montre clairement que Šāfi‘ī ne se prive pas de chercher une réponse ailleurs que dans le verset coranique ad hoc. Il soutient que quiconque ayant tué intentionnellement du gibier en pèlerinage, puis récidivé, doit être condamné comme la première fois. Il fait d’abord une analogie avec d’autres infractions, mais sans parler, à ce propos, de qiyās. Un adversaire invoque le verset Cor. V, 95, où le châtiment est à la discrétion de Dieu. Pour défendre son point de vue, Šāfi‘ī soutient que le châtiment (niqma) divin n’exclut pas la sanction terrestre. Et d’invoquer d’autres versets, tel Cor. XXV, 69, qui parle seulement d’une peine double au Jour de la Résurrection, ainsi que la révélation sur l’adultère qui prévoit elle aussi un double châtiment, en ce monde et dans l’autre. Šāfi‘ī n’a explicitement en sa faveur que l’opinion d’un Irakien, Ibn Ibrāhīm al-Naḫa‘ī, pas même celle de ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ, dont il rapporte l’interprétation du verset V, 95 – Dieu pardonne les fautes commises avant la conversion à l’islam – et qui, n’ayant pas entendu parler de peine en cas de récidive, ne sanctionne pas un tel coupable. Bien que Šāfi‘ī ignore comment interpréter Cor. V, 95, il exprime un ra’y en contradiction avec ‘Aṭā’. Il s’exprime pleinement en muǧtahid, et n’hésite pas à recourir à un avis irakien. De plus, il déroge à la tradition pour se mettre en harmonie avec la morale religieuse du Coran, qui prévoit une peine pour chaque infraction. • Umm, II, p. 239, début du chapitre : bāb fī-hi masā’il mimmā sabaqa. D’un épisode coranique sur Moïse (Cor. II, 67), Šāfi‘ī justifie l’idée que la consommation de viande exige que l’animal ait été immolé (ḏabaḥa). Mais, comme ḏabaḥa et naḥara expriment, dans la langue,
193. Il contient un sous-entendu théologique permanent, qui est le suivant : le Prophète était immanquablement assisté par Dieu (ma‘ṣūm). Il est donc légitime de raisonner comme suit : si l’on supposait le contraire, le Prophète l’aurait dit. Or, il ne l’a pas dit, et il ne saurait avoir failli à sa mission en raison de cette ‘iṣma ; en conséquence, etc. Un bon ex. en Umm, II, p. 155, l. 13.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī deux modalités du sacrifice (ḏakāt), Šāfi‘ī ne rend pas celui-ci obligatoire. Il se réfère ici à l’usage du Hedjaz, transmis par ‘Umar et Ibn ‘Abbās 194. • Umm, IV, p. 90, chapitre : al-waṣiyya bi-ǧuz’ min māli-hi. À propos d’un testament qui ne fixe pas le montant de la somme léguée à retrancher de la valeur du patrimoine, Šāfi‘ī soutient que le destinataire ne saurait, de cette imprécision, tirer argument qu’une « part » (naṣīb, ǧuz’) de l’héritage pourrait signifier une « part importante » qu’il serait en droit de réclamer aux héritiers légitimaires. Šāfi‘ī justifie sa position par Cor. XCIX, 8, où « le poids d’un atome de bien » se verra récompenser dans l’au-delà. Šāfi‘ī invoque l’éthique coranique pour “résoudre” ce point de droit. Il est permis de penser qu’il était guidé en réalité par une tradition qu’il connaît, mais qu’il cite ailleurs (Umm IV, p. 101, l. 24 ; VII, p. 18, l. 27-28), à savoir que le tiers du patrimoine, valeur maximale autorisée pour un legs, était, quoique permis, jugé comme excessif par le Prophète. Šāfi‘ī laisse donc l’appréciation de ce montant, dans cette limite, à la discrétion des héritiers. • Umm, V, p. 47, dernière l. et suiv. Si un couple de polythéistes (mušrikayn) se convertit ensemble à l’islam, la dot perçue par la femme antérieurement à la conversion, quoique sous une forme illicite au regard de l’islam, reste en sa possession (faqad maḍā wa laysa la-hā ġayru-hā). Šāfi‘ī invoque Cor. II, 278 où Dieu exhorte simplement les croyants à renoncer au reliquat de l’intérêt usuraire. Šāfi‘ī commente : « Ainsi Dieu a frappé de nullité le [profit] réalisé à l’avènement de l’islam, mais Il n’a pas commandé de restituer le profit usuraire acquis antérieurement » (fa-abṭala mā adraka l-islām wa lam ya’mur-hum [an] yuradda mā kāna qabla-hu min al-ribā). Aussi le restant de la dot acquise illicitement au moment de la conversion – par ex. du vin –, doit-il être échangé contre une dot de substitution (ṣadāq al-miṯl). C’est un principe d’éthique religieuse qui sert ici à légitimer une solution juridique. Il est intéressant de noter que le même argument est repris dans la controverse sur l’ennemi infidèle (ḥarbī) qui, marié à plus de quatre épouses, se convertit à l’islam (Umm, IV, p. 265, l. 27 sqq). Il y est qualifié de dalāla coranique. C’est l’une des raisons avancées par Šāfi‘ī pour laisser au converti le choix de quatre épouses parmi les unions antérieures. L’argumentation est appelée qiyās (p. 266, l. 2), terme qui n’a donc pas encore à l’époque de Šāfi‘ī son sens purement technique : il renvoie simplement à une analogie en accord avec l’esprit des textes. • Umm, V, p. 105, l. 6 sqq. Pour déterminer le minimum d’entretien qui est leur dû, Šāfi‘ī est amené à traiter séparément les esclaves vivant dans l’entourage immédiat de leur maître : en charge de l’alimenter, ils ont, à l’exclusion des autres, droit à cet entretien (al-mamlūk allaḏī yalī ṭa‘ām al-raǧul yaḫtalif ‘inda-nā l-mamlūk allaḏī lā yalī ṭa‘āma-hu) ; cette intimité entraîne un surcroît de labeur qui doit être pris en compte (lā yakūnu yarā ṭa‘āman qad waliya l-‘anā’ fī-hi). Šāfi‘ī invoque Cor. IV, 8 qui réserve une part d’héritage à ceux qui témoignent à la succession, même s’ils ne font pas partie de la famille. Ce passage donne lieu ici à la même remarque que le précédent. On notera l’intérêt historique de ce commentaire, qui éclaire un aspect de la condition servile à cette époque. • Umm, V, p. 111, chapitre : qasm al-nisā’ iḏā ḥaḍara l-safar. Šāfi‘ī trouve dans le Coran la justification du fait que, lors d’un voyage, un mari doive tirer au sort l’épouse qui l’accompa-
194. Sur ces termes, cf. E. GRÄF, Jagdbeute und Schlachttier im islamischen Recht, Bonn, 1959, p. 301 ; l’ouvrage contient (p. 292-319) une analyse des termes relatifs à l’abatage rituel.
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Chapitre VI gnera : en Cor. XXXVII, 141, Jonas est tiré au sort pour être jeté à la mer ; Šāfi‘ī cite aussi Cor. III, 44, où le même procédé – le lancer de calames dans une rivière – sert à désigner le tuteur de Marie à la mort de son père. Ces versets sont bien entendu sans lien avec le point en question ; néanmoins Šāfi‘ī leur fait dire qu’ils rendent licite le tirage au sort à ce propos, et qu’ils confirment ainsi la pratique du Prophète. Celle-ci est donc en accord avec le Coran et l’usage des prophètes antérieurs. • Umm, V, p. 199, l. 1-2. Šāfi‘ī affirme que le divorce unilatéral (ḫul‘) rompt toute attache entre les époux, et rend donc impossible le retour de l’épouse au foyer marital (raǧ‘a), puisque le Coran n’énonce que cinq statuts attachés à la condition conjugale (īlā’, ṭalāq, li‘ān, mirāṯ, ẓihār). Le ḫul‘ en étant absent, il faut en conclure qu’il sépare irrévocablement les époux. C’est cette fois du silence de la Révélation, et donc de Dieu (‘aqilnā ‘an Allāh), que Šāfi‘ī tire l’indication recherchée. Celle-ci est du reste en accord avec une tradition de ‘Uṯmān. Le Coran doit être compris non seulement à la lumière des indications du Prophète, mais aussi du témoignage des Compagnons. • Umm V, p. 36, chapitre : al-raǧul yurḍi‘u min ṯadyi-hi. Si un père allaite (!) un enfant de sexe féminin – autre que le sien naturellement –, Šāfi‘ī n’empêche pas le mariage du père avec l’enfant : bien que réprouvable, cette union ne peut être invalidée selon lui. On le voit, une éthique diffuse, celle de son milieu – mais elle peut aussi correspondre à l’esprit général des textes que Šāfi‘ī médite sans cesse –, conduit notre légiste sans ses raisonnements. Or cette éthique ne saurait manquer d’interférer, de temps à autre, avec celle, objet même du fiqh, qu’il tire directement de ces mêmes textes. On voit que les deux concourent à la réflexion légale Šāfi‘ī, qui s’efforce de les rendre compatibles dans la mesure du possible, tant qu’elles ne sont pas contradictoires. Toutefois, la formulation de Šāfi‘ī (karihtu la-hu), illustre la hiérarchie des deux niveaux dans le ‘ilm al-aḥkām dont nous parlions précédemment. Pour légitimer pareil mariage, Šāfi‘ī fait valoir une fois encore les silences du Coran, « qui a mentionné l’allaitement des mères, qui sont des femmes ; or les pères ne sont pas des mères ». D’autre part, en Cor. II-233, Dieu fait reposer la charge financière (al-ma’una) de l’allaitement sur le père : c’est donc la Révélation qui oblige le père à alimenter et vêtir (rizqu-hunna wa kiswatu-hunna) les nourrices maternelles. En l’absence de toute autre référence traditionnelle (et pour cause !), un raisonnement sur l’Écriture suffit selon Šāfi‘ī à résoudre le problème envisagé. Cette casuistique imaginaire nous prouve au passage que le fiqh était bien conçu par lui comme une science : ayant posé ses règles générales, elle était en mesure de les appliquer à une infinité de cas particuliers, fussent-ils purement fictifs. On doit donc la considérer comme étant entrée dans une phase de maturité. Nous avons vu, dans un précédent chapitre, que Šāfi‘ī emploie déjà en ce sens la distinction uṣūl/furū‘. Un même usage élargi du Coran est à signaler à propos de la condamnation de l’onanisme (Umm, V, p. 94, l. 18 sqq.), où interviennent des versets qui n’en parlent pas expressément. Dans les deux cas, Šāfi‘ī tire du Coran un principe éthique, de valeur trop générale pour être considéré comme juridique.
2. L’exégèse de Šāfi‘ī et les sciences contemporaines Mainte preuve existe, toutefois, de ce que Šāfi‘ī ne fait pas une lecture personnelle du Coran, mais qu’il la doit à l’exégèse de ses prédécesseurs, les ahl al-‘ilm qu’il a fréquentés. Il témoigne qu’il s’agit là de spécialistes qualifiés (man arḍā min ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān), et mentionne explicitement, en de nombreuses occasions, leurs points 318
Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī de consensus. Dans la plus faible des hypothèses, il peut s’agir d’un iǧmā‘ régional, auquel cas il ne serait guère différent de celui de Médine, dont Mālik fait un critère pour l’interprétation du Coran 195. L’indication plaiderait alors en faveur d’une tradition locale d’exégèse. Mais il n’est pas exclu que Šāfi‘ī, pour être sorti du Hedjaz, parle d’un consensus plus large. Quoi qu’il en soit, nous sommes amené dans les deux cas à relativiser le rôle des fondateurs d’écoles, puisque des discussions les ont précédés. Les données du corpus corroborent dans une certaine mesure, par conséquent, l’historiographie traditionnelle selon laquelle Šāfi‘ī représente une étape dans l’histoire du tafsīr : il aurait contribué à la fixation de l’interprétation consensuelle des ahl al-‘ilm succédant à la phase de vérification des isnād-s dans les traditions exégétiques 196. Mais, plus précisément, Šāfi‘ī signale d’autre part le désaccord des commentateurs coraniques et, parfois, le sabab al-nuzūl, voire transmet des renseignements sur la période pré-islamique 197. Son exégèse n’est donc pas un commentaire personnel, un tafsīr bi-lra’y, mais bi-l-ma’ṯūr 198. Ainsi, le Kitāb al-Umm prouve que Šāfi‘ī était exégète autant que traditionniste, comme l’affirment les sources biographiques. Par ailleurs, Šāfi‘ī ne prend pas toujours la peine d’expliquer – abstraction faite de l’ambiguïté sémantique (iḥtimāl) déjà signalée – pourquoi il complète de telle manière, plutôt qu’une autre, maint verset coranique 199, ou donne telle signification à certains mots problématiques du Coran 200. Il faut en conclure qu’il fait sans doute anonymement référence à certains maîtres en exégèse. Dans cette tradition exégétique, la figure d’Ibn ‘Abbās n’apparaît pas aussi récurrente qu’on s’y attendrait, bien que le nom revienne plus de deux cents fois dans le Kitāb al-Umm, et que l’exégète Muǧāhid b. Ǧābr, l’un de ses principaux disciples, soit cité 61 fois. Or, la tradition maintient que ces deux personnages sont les principales autorités de Šāfi‘ī en matière de tafsīr 201. Cette anomalie peut s’expliquer aisément. En effet, c’est Sufyān b. ‘Uyayna, avec Ibn Ǧurayǧ, qui recueillit le tafsīr de Muǧāhid 202.
195. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 64. 196. N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 113. 197. Cette observation prouve l’intrication, à cette époque, du fiqh et de l’exégèse. Le fait a été signalé pour la littérature du tafsīr primitif, cf. A. RIPPIN, « The Function of Asbāb al-nuzūl in Qur’anic Exegesis... », B.S.O.A.S., 51-1 (1988), p. 1 sqq. Pour une bibliographie là-dessus, cf. M. MURANYI, Ein altes Fragment, op. cit., p. 48-49, n. 113-116. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān II, p. 172-177, ajoute quelques renseignements qui, tirés de l’œuvre de Šāfi‘ī, sont absents du corpus actuel. On notera aussi (op. cit., p. 195-195), que l’interdiction du nasi’ (mois intercalaire introduit dans le calendrier lunaire, cf. Cor. IX, 37) est mise en relation par Šāfi‘ī avec une pratique païenne relative au pèlerinage. 198. R. MARSTON-SPEIGHT, « The Function of Ḥadīth », dans A. RIPPIN, Approaches, op. cit., p. 67. 199. Procédé que Šāfi‘ī adoptait dans le domaine légal ou non, cf. les ex. donnés par BAYHAQĪ, Aḥkām, op. cit., II, p. 186 (à propos de Cor., V, 93 et IV, 17). 200. Comme muḥṣanāt, nuṭfa (BAYHAQĪ, Aḥkām, op. cit. II, p. 184, 188), qisṭ, ṣaġar (Umm, IV, p. 210, l. 12, l. 19). 201. AL-SUYŪṬĪ, Itqān ‘ulūm al-Qur’ān, éd. Muḥammad Faḍl Ibrāhīm, Beyrouth, s.d., IV, p. 210 (alnaw‘ al-ṯamanūn), qui ajoute que Muǧāhid aurait été le meilleur disciple d’Ibn ‘Abbās. 202. N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 98. Les recherches récentes confirment que Muǧāhid fut bien un disciple d’Ibn ‘Abbās aussi important que ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ (H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 257). Le tafsīr actuellement édité comme étant de Muǧāhid (éd. ‘Abd al-Raḥmān al-Surātī, Islamabad, s.d.) est sujet à caution (cf. EI2, à ce nom, article de F. LEEMHUIS et G. STAUTH). Voir aussi Cl. GILLIOT, « Les débuts de l’exégèse coranique », RE.M.M.M., 58 (1990), p. 88-89. Le Kitāb al-Umm, en raison de son ancienneté,
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Chapitre VI En outre, Sufyān eut aussi pour maître Ibn Abī Naǧīḥ, traditionniste, mufassir et mufti de la Mecque 203. Sufyān représente donc déjà l’étape permettant d’unifier le Hadith, le fiqh et le tafsīr. En Šāfi‘ī, cette tendance ne pouvait que se renforcer : non seulement en raison de la place que Sufyān b. ‘Uyayna occupe dans sa formation personnelle, nous l’avons vu, mais aussi parce que Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī, qui eut sur lui une autre influence décisive, fut le successeur d’Ibn Abī Naǧīḥ comme mufti de la Mecque. Or, tous ces personnages sont les héritiers intellectuels d’Ibn Abbās. Le corpus confirme ainsi la tradition, selon laquelle Šāfi‘ī aurait été le maillon terminal de l’école fondée par ce dernier 204, compte tenu du fait que les disciples d’Ibn ‘Abbās durent un certain temps prolonger et étoffer l’enseignement du père fondateur. Preuve supplémentaire, mentionnons que Šāfi‘ī parle des exégètes qu’il a rencontrés (mimman laqītu-hu). Observons aussi que Šāfi‘ī mentionne rarement le nom des ahl al-‘ilm qu’il a en vue – d’où le problème d’identification de l’iǧmā‘ signalé plus haut – et qu’Ibn ‘Abbās vaut pour lui, du seul point de vue quantitatif, comme autorité dans le fiqh et le Hadith, plus que dans le tafsīr 205. La donnée, parce qu’elle s’écarte de l’affirmation courante selon laquelle Ibn ‘Abbās aurait surtout été le “père” de l’exégèse coranique 206, est un argument de poids non négligeable, selon nous, en faveur de l’intrication, dès les origines, de l’exégèse, du Hadith, puis du fiqh. Le résultat a été récemment confirmé dans une étude consacrée à la première école mecquoise de fiqh 207. Néanmoins, les quelques sondages que nous avons effectués, pour les besoins de cette étude, à partir des commentaires coraniques anciens 208, ne laissent subsis-
serait à mettre à profit pour la reconstruction d’un tel commentaire. La critique textuelle s’accorde d’ailleurs à dire que ledit tafsīr est antérieur à 150/767. Ibn Ǧurayǧ aurait été le premier “rédacteur” d’un tafsīr (IBN TAĠRIBIRDĪ, al-Nuǧūm al-zāhira, op. cit., I, p. 387-388). On prête à Muǧāhid une tendance au tafsīr bi-lra’y (I. GOLDZIHER, Die Richtungen des islamischen Koranauslegung, Leyde, 1920, p. 110). Il est difficile de se prononcer à ce sujet ; un indice en faveur de cette tradition serait sa tendance qadarite (J. van ESS, TG, II, p. 643) ; mais les positions théologiques de Muǧāhid font l’objet de controverses (TG, II, p. 641). 203. J. van ESS, TG, II, p. 642. 204. MOTZKI, Anfänge, p. 260, d’après AL-ŠIRĀZĪ, Ṭabaqāt al-fuqahā’. 205. Nous aurons en effet l’occasion de montrer que les fatwas de l’école de La Mecque, où Ibn ‘Abbās est une référence majeure, occupent une place de choix dans le fiqh de Šāfi‘ī. Dans une polémique sur le serment déféré au défendeur (al-yamīn ‘alā l-mudda‘ā ‘alayhi), Šāfi‘ī répond à l’interlocuteur qui invoque l’autorité de ‘Uṯmān : qulnā : “Ibn ‘Abbās ayḍan a‘lam minnā” (Umm, VII, p. 18, l. 13). Il y a toutefois des versets coraniques pour lesquels Šāfi‘ī invoque explicitement l’exégèse d’Ibn ‘Abbās (par ex. Umm, IV, p. 169, l. 23 ; à propos de Cor. VII, 66 (chaîne mecquoise) ; Umm, V, p. 235, l. 26 : le mot fāḥiša, dans le verset Cor. XVII, 19, est expliqué d’après Ibn ‘Abbās (chaîne médinoise contenant al-Darāwardī ; répété en V, p. 109, l. 24) ; Umm, V, p. 100, l. 22 : à propos de Cor. II, 233, sans isnād. On notera que le tafsīr du mot umma, en trois versets différents (XLII, 22 ; XLII, 45 ; XVI, 20) est chez Šāfi‘ī identique à l’explication donnée par Muǧāhid (qui lui attribue trois wuǧūh : cf. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., I, p. 42, à comparer avec le tafsīr de Tabarī, aux versets cités). 206. Sur des réserves à formuler contre cette vision hâtive d’Ibn ‘Abbās comme père fondateur de l’exégèse coranique et sur le processus d’idéalisation de ce personnage, cf. Cl. GILLIOT, « Portrait “mythique” d’Ibn ‘Abbās », Arabica, XXXII (1985), p. 127-185. On lira toutefois les objections d’A. NEUWIRTH, « Die Masā’il Nāfi‘ b. al-Azraq », Z.A.L., 25 (1993), p. 233-250. 207. Cf. chapitre I, § V, à propos des travaux d’H. Motzki. 208. Ont été utilisés ceux de : MUQĀTIL B. SULAYMĀN (ob. 150/707, éd. ‘A.M. Šaḥāṭa, Le Caire, 1975) ; SUFYĀN AL-ṮAWRĪ (ob. 161/778, éd. Imtiyāz ‘Alī, Beyrouth, 1983) ; AL-FARRĀ’ (ob. 207/822, sous le titre Ma‘ānī l-Qur’ān, éd. Naǧatī/Naǧǧār, Beyrouth, 1980) ; ABŪ ‘UBAYDA (ob. 208/824, sous le
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī ter aucun doute sur le rôle d’Ibn ‘Abbās comme exégète, comme le confirment les exemples donnés ci-dessous. Confirmation en est donnée par la lecture des Aḥkām al-Qur’ān de Bayhaqī, directement puisés au Kitāb al-Umm 209, et à d’autres fragments de l’enseignement šāfi‘ien qui ne nous sont pas parvenus. Le corpus permet aussi de prouver que Šāfi‘ī avait connaissance de l’exégèse de Muqātil : bien que ce dernier n’apparaisse que trois fois dans le Kitāb al-Umm, il est significatif qu’il reproduise, dans un passage, le tafsīr actuellement édité quasiment à l’identique (voir les exemples ci-dessous). Il se confirme ainsi que Šāfi‘ī eut accès, d’après la tradition, au tafsīr de Muqātil, auquel il aurait souscrit sans réserve 210. • Umm, II, p. 163, l. 21 ; V, p. 223, l. 14-15 ; V, p. 87, l. 21-22. Sur les versets coraniques invoqués dans ces passages (Cor. II, 196 ; II, 240, verset successoral abrogé ; V, 3), Šāfi‘ī mentionne un iǧmā‘ des exégètes relatif à leur sabab nuzūl, ou à l’interprétation (maḏhab) de ceux-ci, qu’il reprend à son compte. • Umm, V, 215, chapitre : lā ‘iddata ‘alā llatī lam yadḫul bi-hā zawǧu-hā. S’il y a consensus sur le délai de viduité d’une épouse lorsqu’elle n’a pas eu de rapports conjugaux avec son mari, les muftis sont en désaccord à propos de l’homme qui s’unit avec une autre femme. Šāfi‘ī répond en rapprochant Cor. LXV, 49 de Cor. II, 237. Il mentionne une fatwa d’Ibn ‘Abbās en ce sens, mais aussi d’autres solutions que les siennes, et qui ne sont pas condamnables à ses yeux, comme l’obligation de reverser la moitié de la dot. • Umm, V, p. 11, chapitre : nikāḥ al-muḥdiṯīn 211. Šāfi‘ī évoque un désaccord des ahl al‘ilm autour de la question de savoir si l’adultère est un obstacle ou non au mariage. C’est un problème de taḫṣīṣ qu’il résout au moyen de la Sunna. • Umm, V, 148, l. 3. Les exégètes sont en désaccord sur la valeur légiférante de Cor. XXIV, 3. Šāfi‘ī le déclare abrogé d’après l’opinion de Sa‘īd b. l-Musayyab (ob. 93/711), vieille autorité médinoise 212. • Umm, VI, p. 8-9. Šāfi‘ī cite le commentaire de Muqātil sur Cor. II, 178-179. Il figure dans le Tafsīr Muqātil b. Sulaymān édité par ‘Abdallāh Maḥmūd al-Šaḥāṭa, ainsi que dans le Musnad (Umm IX, p. 408, l. 9-12). Plus bas (Umm, VI, p. 9, l. 26), Šāfi‘ī annonce qu’il a indiqué ailleurs le sabab nuzūl de Cor. II, 178, toujours d’après Muqātil (inna-hā ḫāṣṣatan fī l-ḥayyayni allaḏayni waṣafa Muqatil b. Ḥayyān wa ġayru-hu mimman ḥakaytu qawla-hu fī ġayri hāḏa l-mawḍū‘). De fait, on lit ce sabab nuzūl plus loin, p. 24, l. 14-17.
titre Maǧāz al-Qur’ān, éd. F. Sezgin, Le Caire 1954) ; MUǦĀHID (éd. ‘A.R al-Suratī, Islamabad, s.d.) ; ‘Abd al-Razzāq AL-ṢAN‘ĀNĪ (ob. 211/825, éd. Muṣṭafā M. Muḥammad, Riyāḍ, 1989) ; ‘Abdallāh IBN WAHB (ob. 197/812, sous le titre al-Ǧāmi‘, éd. Murayni, op. cit. 209. Cf. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, index, p. 226, sous Ibn ‘Abbās. Il faut donc corriger la remarque de Cl. GILLIOT « Les débuts de l’exégèse », article cité, n. 44. 210. N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 100 ; MUQĀTIL B. SULAYMĀN, al-Ašbāh wa l-naẓā’īr, éd. ‘A.M. Šaḥāta, introduction, p. 45. 211. Ce terme signifie non seulement le musulman en impureté majeure, mais aussi tout individu coupable d’un péché grave, ici l’adultère. Il figure dans un hadith prophétique : cf. Sa‘d ABŪ ǦAYB, al-Qāmūs alfiqhī, Dār al-fikr, Damas, 19882, p. 82, col. a. 212. Sur lui, cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 276, et J. van ESS, TG, II, p. 664, n. 3, à propos de son fiqh.
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Chapitre VI • Umm, VI, p. 12, chapitre : wulāt al-qiṣāṣ. À propos de Cor. XVII, 33, Šāfi‘ī donne l’interprétation « connue des gens de science », à savoir que le talion incombe à la famille de la victime (wulāt al-qiṣāṣ). • Umm, V, p. 58, l. 3. Šāfi‘ī interprète Cor. XXIV, 33 en fonction d’une tradition exégétique tacite puisque le verset fait référence, selon lui, à la dot de l’épouse. • Umm, IV, p. 208, l. 27 sqq. À propos de Cor. V, 106, Šāfi‘ī donne le tafsīr de Muqātil (qui lui fut transmis par Muǧāhid, Ḥassān, Ḍaḥḥāk), avec plus de détails que n’en donne la version actuellement éditée du tafsīr de Muqātil. • Umm IV, p. 185, chapitre : ǧamā‘ naqḍ al-‘abd bi-lā ḫiyāna. Cor. VIII, 58, autorise le Prophète à dénoncer un pacte conclu avec l’ennemi si il redoute de lui quelque traîtrise. Or le sabab nuzūl montre que le Prophète, grâce à certains indices, avait acquis la conviction d’une trahison (balaġa al-nabīya šay’un istadalla bi-hi ‘alā ḫiyānati-him). Šāfi‘ī en conclut que le chef de guerre n’a pas le droit de rompre une trêve en l’absence de tels indices (informations, témoignage). Le sabab nuzūl vaut donc ici preuve légale : la crainte d’une trahison ne suffit pas. Šāfi‘ī fait un rapprochement avec Cor. IV, 34 qui autorise le mari à punir sa femme s’il craint sa désobéissance (nušūz). Šāfi‘ī commente ainsi : « il est en effet logique pour lui (c’est-à-dire l’époux) de se voir prescrire de l’admonester, de l’isoler et de la battre ; mais il ne reçoit cet ordre qu’en présence d’un indice de la désobéissance » (ma‘qūlan ‘inda-hu iḏā amara-hu bil-‘iẓa wa l-hajr wa l-ḍarb, lam yu’mar illā bi-dalālāt al-nušūz). Une fois encore, Šāfi‘ī extrait du Coran le principe éthico-juridique à la base de sa casuistique : un contrat – promesse réciproque – ne saurait être rompu unilatéralement sans la preuve que l’engagement a été violé par l’autre partie. On notera ici à le recours à la raison éthique qui supplée au silence de la Révélation. • Umm, IV, p. 236, l. 20. Là encore, Šāfi‘ī se sert du contexte historique relatif à Cor. IV, 92 ; lorsque le verset fut révélé, chaque musulman était issu d’un clan ennemi du Prophète. Il s’applique donc aussi, de manière générale, aux musulmans tués accidentellement à l’extérieur ou à l’intérieur du dār al-islām. Dans le premier cas, la diya n’est pas due ; Šāfi‘ī appuie cette exégèse sur un argument a contrario et le jugement de l’un des ahl al-‘ilm qu’il « approuve ».
Quant aux sciences auxiliaires de l’exégèse, nous avons noté et montré que Šāfi‘ī compte parmi elles, au premier chef, la connaissance de la langue arabe. De fait, celleci lui fournit maintes fois un argument légal, comme on s’en rendra compte dans les exemples proposés ci-dessous. Bayhaqī ajoute que Šāfi‘ī avait recours, pour expliquer certains mots difficiles du Coran, aux différents dialectes de l’Arabie 213. Cet arbitrage réclamé à la langue dans les questions légales aurait, selon la tradition, continué une tendance déjà présente chez Ibn ‘Abbās 214. Šāfi‘ī va même jusqu’à prêter aux Hedjaziens une supériorité en ce domaine sur les Irakiens 215. La prétention donne à penser que Šāfi‘ī a pu mettre au service de sa doctrine personnelle des réflexions grammaticales partagées par son milieu. Cette hypothèse se trouve confortée par deux indi-
213. Par ex. celui des Banū Ḥimyar pour sāmidūn, in Cor. LIII, 61 (BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 178) ; cf. aussi p. 183-184, pour les mots šana’ānu (Cor. V, 2), dakkā (Cor. XVIII, 98), azlām (Cor., V, 3), muḥṣana. 214. L. KOPF, « Religious influences », article cité, p. 36-37 ; I. GOLDFELD, « The Development of Theory », article cité, p. 9. 215. Umm, VII, p. 33, l. 15 : Šāfi‘ī parle plus précisément des Mecquois et des Médinois.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī ces. D’une part, le corpus atteste l’existence d’une terminologie grammaticale chez Šāfi‘ī, quoique les considérations en la matière ne s’y rencontrent qu’exceptionnellement 216. La « contribution » des sciences de la langue se réduit aux problèmes sémantiques soulevés par l’exégèse légale du Coran et du Hadith : Šāfi‘ī entend montrer que l’istidlāl, ici l’usage de la langue, mais aussi le recours aux autres sources formelles, permet de les résoudre 217. D’autre part, il semble que le Hedjaz ait connu, au cours du IIe siècle, une tradition grammaticale autonome, distincte de ses homologues nées en Irak. Les représentants de cette école hedjazienne : Ibn Hurmūz alias al-A‘raǧ, Biškast, ‘Alī al-Ǧamal, Muslim b. Ǧundub, al-Muḥallabī étaient médinois ; mais aussi mecquois : Muḥammad b. Muḥaysin, Ismā‘īl b. ‘Abdallāh b. Qusṭanṭin. Or, ce dernier nom, nous l’avons vu, est un maillon essentiel dans la formation de Šāfi‘ī. Il est cité dans le Kitāb al-Umm, ainsi que Muslim b. Ǧundub, comme traditionniste, et il n’y a rien d’invraisemblable qu’il ait été aussi mufassir : nous savons qu’il appartenait au cercle de Šibl, transmetteur du tafsīr de Muǧāhid 218. Une fois encore, nous constatons qu’un ensemble de disciplines, mises au service du texte sacré, étaient cultivées par les maîtres directs de Šāfi‘ī. D’autres informations sont en accord avec ce que nous savons de notre auteur. Ainsi, la réflexion grammaticale hedjazienne, comme celle des Irakiens, dont du reste elle n’était pas indépendante, reposait sur un matériau constitué par le Coran, les qirā’āt et la poésie 219. Or c’est bien sur ces trois éléments que porte l’argument linguistique dans le corpus. En ce qui concerne plus particulièrement la poésie, le Kitāb al-Umm contient en effet quelques vers que Šāfi‘ī met toujours au service de son argumentation 220. La Risāla use du même procédé 221. À vrai dire, cela ne doit guère nous étonner, puisque
216. On a vu plus haut (§ III-1), que Šāfi‘ī parle, au début du Kitāb al-ṭahāra (p. 4, l. 2-3), de substances qui s’« ajoutent » à l’eau, en des termes qui évoquent le langage des grammairiens ; en Umm, V, p. 43, l. 28, il fait observer que, dans une parole prophétique (« quiconque vend un esclave avec des biens (wa la-hu māl), ceux-ci reviennent au vendeur... »), l’annexion grammaticale [dans milki-hi] n’indique pas ici la propriété : « la propriété qu’on lui [c’est-à-dire l’esclave] impute n’est que l’annexion du nom “propriété” à sa personne, elle n’est pas réelle » (mā nusiba ilā milki-hi innamā huwa iḍāfat ism milkin ilayhi lā ḥaqīqatan) ; l’explication est répétée en Umm, IV, p. 72, l. 24-25, où Šāfi‘ī précise qu’il s’agit là d’une propriété de la langue arabe : kamā yaǧūzu fī kalām al-‘arab an yaqūla l-raǧul li-aǧīri-hi fī ġanami-hi wa dāri-hi wa arḍihi : “hāḏihi arḍu-ka wa hāḏihi ġanamu-ka ‘alā l-iḍāfa, lā l-milk”. 217. Il s’en rencontre dans la Risāla : § 387-392, à propos du sens du mot muḥṣan dans le Coran (explication répétée en Umm, VI, p. 155, l. 13) ; on comparera aux études modernes d’H. MOTZKI (« Wa l-muḥṣānāt mina n-nisā’... » Der Islām, vol. 63 (1986), p. 192-218, et J. BURTON, (« The meaning of iḥṣān », J.S.S. XIX (1974), p. 47-75) ; § 1684-1698, à propos du mot qur’. Les exemples de ce genre sont nombreux dans le Kitāb al-Umm. On constate que le Hadith pose de ce point de vue les mêmes problèmes que le Coran. 218. Cf. supra, n. 7. 219. R. TALMON, « An Eighth-Century Grammatical School in Medina », B.S.O.A.S. XLVIII (1985), p. 224-234. 220. Umm, I, p. 22, pour expliquer le mot d’un hadith prophétique (rimma) ; Umm, IV, p. 244- 245, des vers tels qu’ils sont mentionnés dans le ḫabar de la Sīra (cf. aussi Umm, IV, p. 215) ; Umm, I, p. 163, des vers à la gloire des Anṣār ; Umm, V, p. 141, Šāfi‘ī, prouve, citation poétique à l’appui, à la manière d’un lexicographe, que le mot umm entre en annexion dans des expressions à sens figuré ; Umm, I, p. 189 : pour prouver que le vendredi était appelé yawm al-‘urūba par les anciens Arabes ; Umm, II, p. 196, Šāfi‘ī appuie ses connaissances sur les pigeons par des citations poétiques. 221. Aux § 106-109, puis au § 1380. Ces citations ont pour but d’expliquer le sens du mot šaṭr, qui figure en Cor. II, 150, à propos de la qibla.
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Chapitre VI le fondateur écrit à une époque où la poésie est l’un des matériaux recueillis par les sciences islamiques alors en plein développement (lexicographie, grammaire, Hadith), sous l’impulsion déterminante de l’exégèse coranique 222. On ne saurait certes exclure a priori que ces citations aient pu être ajoutées au corpus. Mais plusieurs obervations démentent cette hypothèse : les citations sont en faible nombre, à peine plus d’une quarantaine 223 ; certaines semblent superflues ; d’autres sont si obscures qu’elles n’ont pu être identifiées dans les différentes éditions que nous avons consultées ; enfin, et surtout, le texte prouve de manière irréfutable que plusieurs ont été mentionnées comme transmises par Šāfi‘ī, ou commentées par Rabī‘ 224. Nous retrouvons donc ici une conclusion à laquelle nous avait conduit un examen global du corpus : les preuves de l’authenticité existent, tandis que les objections ne sont que des conjectures. Quant aux citations identifiables, c’est à peine si elles aboutissent à quelques résultats. Plusieurs poètes sont huḏaylites (Qays b. Ḫuwaylid, Ṣā‘ida b. Ǧu’ayya, Abū Ǧa‘far), Abū Ḏu’ayb rāwiya de Gu’ayya l’est peut-être, mais d’autres ne le sont pas (Ḫufāf b. Nudba, Ḥassān b. Ṯābit, Abū Sufyān b. Ḥarb, Ṭufayl b. ‘Awf al-Ġanawī, Ta’baṭṭa Šarran, Baššār b. Burd, Ḫidāš b. Zuhayr, Imr al-Qays, Ǧarīr b. ‘Āṭiya, Zuhayr b. Abī Salmā). Il n’est donc pas possible, par ce biais, de confirmer ou d’infirmer le séjour que Šāfi‘ī aurait effectué durant sa jeunesse, selon les biographes, auprès des Banū Huḏayl. Nous avons signalé plus haut un argument plus probant. En revanche, malgré son indigence, ce corpus poétique prouve que Šāfi‘ī ouvre le fiqh aux sciences de son époque puisque la citation poétique, absente des premiers tafsīr-s, se rencontre dans les ouvrages contemporains (grammaire, Sīra d’Ibn Hišām) 225. On ne peut qu’être frappé, toutefois, par le fait que la poésie n’a en définitive qu’une place mineure dans le Kitāb al-Umm. Une semblable conclusion vaut pour l’argumentation linguistique du corpus. Celle-ci n’est qu’ancillaire dans les raisonnements. Šāfi‘ī s’adresse à des auditeurs de formation égale à la sienne, également rompus à la langue arabe et initiés aux mêmes disciplines. Aussi les questions philologiques, comme les différentes qirā’āt, n’interviennent-elles que sur des points de détail : dans un contexte polémique, pour légitimer une solution personnelle de Šāfi‘ī, ou encore rappeler un argument recueilli de ses maîtres. Infime est le nombre des solutions légales sous la dépendance exclusive d’une
222. J. van ESS., TG, IV, p. 607 ; R. ARNALDEZ, Les grands siècles de Bagdād, I (Alger, E.N.L., 1985), passim. 223. Y. MAR‘AŠLĪ, Fahāris al-Umm, op. cit., p. 635-636, liste à laquelle il convient d’ajouter les quelques vers de la Risāla (§ 106-109, § 1379-1380). En Umm, VI, p. 209, dernière l., Šāfi‘ī cite, d’après Sufyān b. ‘Uyayna, le hadith selon lequel le Prophète se plaisait à entendre réciter la poésie d’Umayya b. Abī l-Ṣalt. 224. Umm, I, p. 163 : Šāfi‘ī rapporte le vers qui lui a été transmis par un « savant » (ḥaddaṯanī ba‘ḍ ahl al‘ilm) ; Umm, I, p. 16 : Rabī‘ dit : sami‘tu al-Šāfi‘ī yaqūlu... (un vers suit l’explication linguistique). À noter que le passage correspondant, avec ces deux vers, est reproduit (selon une variante qui affecte seulement un mot) dans les Aḥkām al-Qur’ān de Bayhaqī (I, p. 46), qui ajoute : hakaḏā waǧadtu-hu fī kitābī wa qad rawā-hu ġayru-hu ‘an al-Rabī‘ ‘an al-Šāfi‘ī ; Umm, I, p. 196 : un vers de Zuhayr b. Abī Salmā, auquel fait suite immédiatement le commentaire suivant : wa zāda-nī ba‘ḍu aṣḥābī-nā fī hāḏa l-bayt... (suivent deux autres vers, identifiés par l’éditeur comme étant du même poète) ; Umm, II, p. 196 : à trois vers mentionnés par Šāfi‘ī, Rabī‘ en ajoute un quatrième, sans mentionner l’auteur. 225. J. WANSBROUGH, Quranic studies, op. cit., p. 142.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī discussion linguistique. En définitive, celle-ci est conforme au rôle que Šāfi‘ī assigne au ‘ilm al-luġa : n’être qu’une dalāla parmi d’autres – nous dirions aujourd’hui une discipline ancillaire de l’exégèse. Cette remarque n’entame en rien l’importance jouée par le matériau langagier dans la doctrine šāfi‘ienne : celle-ci s’organise fondamentalement autour d’un questionnement relatif à des « textes » – l’herméneutique du bayān en fait foi –, et repose essentiellement sur ces aḫbār, dont le maître n’a pas à expliquer le sens immédiat, leur ẓāhir, en raison du public concerné, qu’il nous faut supposer essentiellement arabe ou arabisé. Constat qui confirme indépendamment que le fiqh, bien que contemporain de l’éclosion des sciences islamiques, est inséparable à haute époque des problèmes d’interprétation soulevés par l’héritage prophético-scripturaire. • Umm, I, p. 16, l. 8-9. Deux vers de Baššār b. Burd sont invoqués, outre quelques opinions de Compagnons, pour prouver que le terme coranique lāmastum (Cor., IV, 43 ou V, 6) implique le toucher avec la main. En conséquence, celui-ci suffit selon Šāfi‘ī – et à la différence des autres écoles –, à ôter la pureté rituelle. • Umm, I, p. 196, chapitre : al-mašy ilā l-ǧum‘a. À propos de Cor. LXII, 9, qui contient le verbe sa‘ā, Šāfi‘ī cite la lecture irrégulière de ‘Umar, qui remplaçait celui-ci par maḍā. Il rapproche ensuite ce verset d’autres attestations coraniques (Cor. XCII, 4 ; LIII, 39 ; II, 205) où la racine s-‘-y traduit l’idée d’effort, d’accomplissement (‘amal). Il cite enfin un vers de Zuhayr b. Abī Salmā en ce sens. À ces arguments linguistiques, Šāfi‘ī joint un hadith prophétique. Ainsi, fa-sa‘aw, dans le premier verset cité ne peut donc signifier « courez » [à la prière du vendredi] mais simplement « allez ». Il est à noter que Šāfi‘ī reproduit ici fidèlement le raisonnement de Mālik dans le Muwaṭṭa’ 226, à la citation poétique près, que Mālik ne mentionne pas ; en outre, Šāfi‘ī préfère, pour le hadith, une chaîne qui lui est transmise par Sufyān. Il est à noter que la lecture de ‘Umar, qui est mentionnée par Jeffery dans les Materials 227 comme étant la variante des codex d’Ibn Mas‘ūd, Ubayy b. Ka‘b, ‘Alī, Ibn ‘Abbās, Zayd b. Ṯābit, Ṭalḥa, n’est pas celle adoptée par Šāfi‘ī ; elle lui sert néanmoins d’argument dans cette question d’exégèse légale. • Umm, II, p. 140, dernière l. À propos de Cor. II, 125, qui contient l’infinitif maṯāba, Šāfi‘ī explique, en lexicographe, le sens du verbe ṯāba (revenir) qu’il appuie sur un vers de Waraqa b. Nawfal, et un second de Ḫidāš b. Zuhayr. Ceux-ci prouvent que le maṣdar indique l’idée d’un rassemblement, d’afflux vers un lieu de pèlerinage. • Umm, II, p. 113, l. 6 sqq. Le passage fait implicitement référence à Cor. III, 97, qui fait du pèlerinage une obligation à quiconque en a la capacité. Šāfi‘ī remarque que, dans l’usage de la langue, istaṭā‘a se dit d’une action effectuée par le sujet réel (bi-l-badan) ou déléguée par lui à quelqu’un d’autre (bi-man yaqūmu maqāma l-badan ; sujet indirect, “factitif”, pourrait-on dire. • Umm, II, 181, pén. sqq. Là encore, l’argument linguistique (cf. supra) n’est pas le seul, Šāfi‘ī trouve une preuve (dalīl) dans un rapprochement entre Cor. V, 86 et Cor. XXXV, 12. • Umm, IV, p. 214, début du Kitāb qitāl ahl al-baġy. Pour prouver que le verbe fā’a de Cor. XLIX, 9 signifie revenir (à résipiscence) – d’où le fait qu’al-fa’y se définit comme al-raǧ‘a ‘an al-qitāl – Šāfi‘ī cite deux vers d’Abū Ḏu’ayb où le verbe istafā’a est employé dans ce sens.
226. Riwāya de Yaḥyā al-Layṯī, éd. Fu’ād ‘Abd al-Bāqī, I, p.106-107. 227. Cf. supra, n. 18.
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Chapitre VI • Umm, V, 132, pén. sqq. Le mot sirr, qui apparaît en Cor. II, 235, doit s’entendre comme « indécemment » puisqu’il a le sens de ǧimā‘ aussi bien chez Imr al-Qays que chez Ǧārīr. De ces deux poètes, Šāfi‘ī cite un vers. • Umm, V, p. 209 l. 7 sqq. Deux dalāla-s prouvent selon Šāfi‘ī que le mot qur’, in Cor. II, 228, désigne la période de pureté. Il y a d’abord différentes traditions prophétiques qui, transmises par Muslim [b. Ḫālid al-Zanǧī], Sa‘īd b. Sālim et Mālik, sont en accord avec Cor. LXV, 1 et s’harmonisent avec le précédent verset si l’on prend qur’ dans le sens précité. Mais Šāfi‘ī fait aussi valoir l’argument linguistique (l. 18 sqq.) : « qur’ est un nom institué (wuḍi‘a) pour une signification précise. Du fait que la menstruation est le sang que l’utérus lâche (yurḫī-hi) et évacue, et que la pureté (al-ṭuhr) [correspond] au sang qui, retenu, ne s’évacue pas, on sait que, dans la langue des Arabes, qur’ signifie cette rétention, puisqu’on dit : “Il recueille (yaqrī) de l’eau dans son réservoir, dans son outre”, ou encore : “Il coince (yaqrī) de la nourriture dans un côté de la bouche, c’est-à-dire il l’y retient” ». On comparera ces lignes avec le passage parallèle de la Risāla, § 1684-1698. On constate que le Kitāb al-Umm, ajoutant des explications, ne fait pas double emploi avec l’Épître. On notera que Šāfi‘ī rattache qur’ à la racine q-r-y, et les exemples qu’il donne figurent aussi chez les lexicographes (cf. E.W. Lane, Arabic-English Lexicon, à la racine). Mais le parti pris est discutable, puisque la racine pourrait être tout aussi bien q-r-’, et l’on sait que l’école hanéfite, refusant cette explication, donne à qur’ le sens de ḥayḍ (menstrue), d’où une divergence avec Šāfi‘ī sur la durée de la ‘idda.
Cette étude nous amène naturellement à nous interroger sur l’origine de ces grandes catégories sémantiques. La question n’est pas, en l’état actuel de la recherche, aussi insoluble qu’elle pourrait le paraître. Les affinités sont moins manifestes, en effet, avec les sciences philologiques naissantes (grammaire, lexicographie), qu’avec les sciences coraniques contemporaines, comme en témoigne l’introduction du Tafsīr de Muqātil, récemment édité 228. L’exégète classait les versets coraniques et distinguait déjà trentedeux types d’énoncés : on constate que Šāfi‘ī puise dans ceux-ci pour les besoins spécifiques de son exégèse particulière, et que, quelque cinquante ans plus tard, il en fait un usage technique. Les deux premières (‘āmm et ḫāṣṣ) servaient simplement à Muqātil pour classer l’humanité selon les critères de la Révélation. Šāfi‘ī les reprend telles quelles dans l’histoire sacrée qu’il ébauche au début de la Risāla 229, puis en étend la signification, nous l’avons vu, à tout le discours légal, qu’il s’agisse de circonstances, de situations ou d’individus. Du couple mutašābih/muḥkam, il ne pouvait naturellement retenir à des fins légales que le second terme ; il en tire un verbe, aḥkama, auquel il attache un sens précis et propre à sa discipline, « arrêter sans équivoque », qui concerne régulièrement les nuṣūṣ du bayān I. Apparaissent ensuite, dans la liste de Muqātil, mufassar opposé au mubham, puis iḍmār, opposé au tamām : ces dichotomies tournent autour de l’iḥtimāl, l’ambiguïté sémantique des versets sur le plan légal, que Šāfi‘ī résout par l’istidlāl. Ce champ sémantique très général, il le précise davantage
228. Cf. supra ; cette introduction avait fait l’objet d’un commentaire par I. GOLDFELD, « The Development of Theory », article cité, p. 24-27 ; le passage figure au tome I de l’édition par Šaḥāṭa (op. cit.) de ce tafsīr, p. 27, l. 11-17. 229. Risāla, §9-26.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī par des couples tels que mufassar/muǧmal, bāṭin/ẓāhir, ǧumla/naṣṣ, voire naṣṣ/dalāla. On peut aussi rapprocher al-waṣalāt fī l-kalām, le taqdīm et le ta’ḫīr 230 des § 173-179 de la Risāla : Šāfi‘ī, à propos du sens des énoncés, y mentionne la nécessité de prendre en considération le contexte (al-siyāq) et souligne que le début du discours peut faire l’économie de sa fin ou réciproquement (yubayyinu awwalu lafẓi-hā ‘an āḫiri-hā, yubayyinu āḫiru lafẓi-hā ‘an awwali-hā). Un peu plus loin, au § 176, on reconnaît ce que Muqātil désigne, pour un terme coranique, par wuǧūh et naẓā’ir 231. Viennent enfin le nāsiḫ et le mansūḫ, mots qui, désignant l’abrogation des versets chez les deux auteurs, sont aussi de quelque importance pour l’exégèse légale de Šāfi‘ī. Une fois encore, nous verrons ce dernier en étendre l’usage aux contradictions à l’intérieur de la Sunna. Muqātil énonce également le principe de complémentarité mutuelle des versets 232, dont nous avons vu la place qu’il occupe dans la doctrine de notre légiste. 3. Conclusion Il est permis d’affirmer, au terme de cette enquête, que l’exégèse légale commence, avec Šāfi‘ī, à dessiner ses traits caractéristiques et à s’acheminer sur la voie de son autonomie. L’analyse de ses principes directeurs nous amène, d’autre part, à reconsidérer le rôle exact jusqu’ici prêté à notre auteur dans l’histoire des uṣūl al-fiqh. S’il est indéniable que les règles dégagées plus haut en préfigurent le volet herméneutique, il nous apparaît exagéré, en revanche, de faire du disciple de Mālik, comme se plaît à le perpétuer une vision courante, le créateur de cette discipline. L’analyse du Kitāb al-Umm permet de confirmer, mais aussi d’approfondir, un jugement récemment porté sur la Risāla de notre auteur, selon lequel cette œuvre ne saurait être mise sur le même plan que les traités classiques d’uṣūl al-fiqh : « ni le vocabulaire utilisé par Shâfi‘î, ni sa manière de situer et de poser questions et problèmes, ni, souvent, les solutions proposées ne seront retenus comme tels par la tradition » 233. Cette conclusion s’accorde avec une prise en considération de l’ensemble du corpus. De l’analyse précédente se dégage l’idée que notre auteur représente une étape fondamentale dans l’annexion de l’herméneutique aux uṣūl al-fiqh. Mais l’immaturité de celle-ci, comparée à l’armature théorique de l’époque classique, parle en sa
230. À ces catégories, Ibn Qutayba en mêle d’autres, qui relèvent de la rhétorique (G. LECOMTE, Ibn Qutayba, op. cit., p. 296-298) : les débuts de la science de la balāġa sont liés au tafsīr. Il convient de donner à maǧāzāt, chez cet auteur, le sens que les recherches récentes lui prêtent à cette époque : cf. W. HEINRICHS « On the Genesis of the ḥaqīqa-maǧāz Dichotomy », Studia Islamica, LIX (1984), p. 111 sqq. Cf. aussi, pour des commentaires coraniques du IIe s., C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 121-124. 231. Ils apparaissent à la ligne 13 de sa liste. Les wuǧūh sont les différentes acceptions d’un terme coranique et les naẓā’ir, ses synonymes. Un ouvrage de Muqātil est entièrement consacré à cette question : al-Ašbāh wa l-naẓā’ir fī l-Qurān, édité par ‘Abdallāh Maḥmūd Šaḥāta, Le Caire, 19751. Pour l’analyse de ces notions, cf. A. RIPPIN, « Lexicographical Texts and the Qur’ān » (dans A. RIPPIN (éd.), Approaches to the History of the Interpretation of the Qur’ān, op. cit., p. 167-171), I. GOLDFELD, « The Development of Theory », article cité, et N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 92-113. 232. L. 13 : ǧawāb fi sūra uḫrā. On notera, dans le texte de Muqātil (l. 16) : wa farā’iḍ wa aḥkām wa huḍūḍ. 233. É. CHAUMONT, « La problématique classique de l’Ijtihâd et la question de l’Ijtihâd du Prophète », Studia Islamica, LXXV (1992), p. 105, n. 1. Cette observation reste assez valable, selon nous, pour la doctrine uṣūlī de Šāfi‘ī telle qu’elle se dégage de l’ensemble de son œuvre.
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Chapitre VI défaveur. Quant aux autres volets de la discipline, la contribution de Šāfi‘ī y aura été plutôt minime : les sources formelles du fiqh connues de son époque sont simplement hiérarchisées ; ses réflexions sur l’analogie juridique restent embryonnaires ; la science de l’argumentation, partie intégrante des uṣūl al-fiqh médiévaux, est inexistante ; on chercherait vainement dans le corpus des réflexions générales sur la fonction de la coutume, sur les finalités de la Loi, l’iṣtiṣḥāb al-ḥāl, le conflit des preuves ou des sources, sur les rapports de l’éthique et du fiqh… Seules pourraient faire exception ses vues sur l’abrogation, mais leur singularité fait de Šāfi‘ī un théoricien isolé, voire marginal dans l’histoire des uṣūl. Son originalité novatrice, objet du prochain chapitre, reste en définitive d’avoir élevé le fiqh, par la place qu’il lui assigne, au niveau d’une science. C’est ce rôle qui mérite d’être souligné et rend justice à sa place dans l’histoire de la pensée légale en islam. Nous verrons en effet que son intuition maîtresse est d’affirmer un principe de complémentarité herméneutique entre le Coran et la Sunna. Sa méthodologie en découle comme une conséquence stricte. Elle aura consisté à mettre la science du tafsīr au service de celle du Hadith, et réciproquement : à considérer, pour les besoins du fiqh, que les deux sources ne constituent à ses yeux qu’un seul et même matériau. Nous verrons toutefois qu’il refusera d’en tirer toutes les conséquences sur le problème de leurs contradictions mutuelles. Sa démarche peut donc être regardée comme la synthèse, en vue du fiqh, des deux sciences en question, à l’aide de principes herméneutiques déjà à l’œuvre dans l’exégèse coranique. Là réside, à notre avis, le saut décisif dont Šāfi‘ī fit profiter la théorisation du fiqh. À cette composante de sa doctrine sera consacré le chapitre suivant. Mais auparavant, la prééminence du Coran dans la hiérarchie des uṣūl mérite quelque éclaircissement. Nous pressentons qu’il est nécessaire de dépasser à ce propos la constatation qu’elle fait office de postulat dans son fiqh : il convient donc de quitter celui-ci pour revenir provisoirement à la théologie. C’est pourquoi nous ferons, avant d’entreprendre l’étude annoncée, une brève incursion dans le tafsīr extra-légal de Šāfi‘ī. Nous ne sortirons pas pour autant de notre sujet si, restant dans l’esprit de notre auteur, nous nous souvenons qu’à ses yeux la « science des aḥkām » empiète sur les bornes ordinairement assignées au fiqh. IV. Le tafsīr extra-légal de Šāfi‘ī 1. Le témoignage de l’école Les biographes se plaisent à souligner l’importance considérable que jouait le Coran dans l’enseignement et la vie privée de Šāfi‘ī. Bayhaqī a consacré à ce sujet deux chapitres de sa biographie laudative 234, dont nous extrayons les renseignements suivants. Ibn Ḥanbal affirmait que son maître réunissait le ‘ilm, le fiqh, la lecture [assidue] du Coran et l’humilité. Dès treize ans, Šāfi‘ī aurait enseigné la manière de réciter (yuqri’) le Livre révélé dans la mosquée de la Mecque, d’après un témoignage ocu-
234. Manāqib, op. cit., I, p. 277-300.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī laire de Ḥarmala. La diction exacte (i‘rāb), psalmodiée et émouvante (yatarannamu bi-hi wa yaqra’a-hu ḥadran wa taḥnīnan) du texte coranique aurait eu sa préférence sur la connaissance des variantes vocaliques particulières (ḥifẓ ba‘ḍ ḥurūfi-hi). Il se fondait en effet sur une tradition prophétique qu’il interprétait autrement que Sufyān b. ‘Uyayna 235. Peut-être aurait-il même permis la lecture chantée du texte à la façon des moines 236. En Égypte, Šāfi‘ī reprocha un jour à ses visiteurs de s’être laissés détourner du Coran par le fiqh, alors que lui, au contraire, le lisait depuis le coucher jusqu’au lever du soleil 237. Un témoignage similaire émane de Muḥammad b. ‘Abd al-Mālik : un homme s’étonnait de voir Šāfi‘ī ouvrir le Coran avant l’aube. Le maître répondit qu’il en étudiait les aḥkām durant toute la nuit 238. Dans sa waṣiyya, nous l’avons vu, il mentionne la Loi de Dieu présente dans le Livre et communiquée par son Prophète (fī kitāb Allāh wa ‘alā lisān nabiyyi-hi). Sufyān b. ‘Uyayna renvoyait ses interlocuteurs à son disciple pour ce qui est du tafsīr et de la futyā 239. Lorsque Šāfi‘ī commentait le Coran, certifie Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā, c’était comme si l’on assistait à la descente de la Révélation (ka-anna-hu šahida al-tanzīl) 240. Un autre témoignage est particulièrement intéressant : un contemporain se souvient qu’à la Mecque, Šāfi‘ī disait d’un soufi, Abū ‘Imrān Mūsa al-Rāzī, qu’il était, à sa connaissance, l’homme le plus enclin au Coran (anza‘ li-l-Qur’ān) 241. Or il s’agit d’un mystique baṣrien dont la doctrine mu‘tazilite, ennemie des disputes théologiques, préconisait une parole simple et fit école en Iran. Une littérature postérieure et malintentionnée la dénigre, contrairement à Šāfi‘ī, comme « foyer de mécréance » 242. Par ailleurs, nous avons vu plus haut que, dans sa profession de foi, Šāfi‘ī appuie chaque article sur un verset, et que Buwayṭī, son disciple préféré, argumentait mieux que quiconque à l’aide du Coran 243. Rappelons aussi que seuls deux vocables (ḥarfayn) coraniques échappaient à la perspicacité de son maître, dont le verbe dassa (Cor. XCI, 10) 244. Un portrait aussi flatteur ne manque pas, naturellement, de céder à la tentation hagiographique : Šāfi‘ī aurait été le premier
235. Laysa minnā man yataġannā bi-l-Qur’ān. Sufyān la comprenait comme visant ceux qui « se passent » (yastaġnī) du Coran (AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 130). 236. Toutefois, d’après Rabī‘ [al-Ǧīzī], Šāfi‘ī l’aurait désapprouvée (SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 132). Sur la controverse légale relative à la qirā’a bi-l-alḥān, cf. l’article sous ce titre de M. TALBI, dans Arabica, V-2 (1958), p. 183-190. Sur la question du tarannum dans les textes littéraires, cf. l’article d’E. Neubauer dans M.U.S.J. 48 (1973-1974), p. 139-153. Une liste de travaux relatifs à la psalmodie du Coran figure dans A. RIPPIN, « The Present State of Tafsīr Studies », M.W. LXII (1982), n. 72 à 76. 237. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 281 et II, p. 160. 238. Op. cit., II, p. 243-244. 239. Op. cit., I, p. 338. 240. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., I, p. 20. Yūnus lui-même transmettait le tafṣīr de Zayd b. Aslam d’après Ibn Wahb (cf. M. MURANYI, ‘Abdallāh b. Wahb, al-Ǧāmi‘, die Koranwissenschaften, Wiesbaden, 1992, p. 12). De fait, on lit chez BAYHAQĪ (eod. loc.) : kunnā nasma‘u min Yūnus b. ‘Abd alA‘lā tafsīr Zayd b. Aslam ‘an Ibn Wahb, ce qui montre l’étendue des informations du biographe. 241. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 214. 242. J. van ESS, TG, III, p. 131. 243. Cf. supra, chapitre III. 244. Cf. supra. G. Troupeau dénombre cinq acceptions pour le mot ḥarf (J.S.A.I. X (1989), p. 32, n. 5 : lettre, phonème, mot, particule, lecture coranique. Le sens de mot, qui seul convient ici, se rencontre déjà dans les premiers textes grammaticaux (W. FISCHER, « Zur Herkunft des grammatischen Terminus
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Chapitre VI personnage à écrire un ouvrage sur les « vertus » du Coran » (faḍā’īl al-Qur’ān) 245. On prétend même qu’il effectuait quotidiennement une récitation intégrale de l’Écriture, d’une voix à fendre l’âme, pieuse pratique qui redoublait au mois de ramadan... 246 2. Le témoignage du corpus šāfi‘ien Nous avons déjà donné plus haut quelques exemples qui, tirés du Kitāb al-Umm, suffisent à montrer que Šāfi‘ī, loin de se cantonner aux versets en rapport immédiat avec une question légale, explore la totalité du texte révélé. C’est que dans son esprit, nous l’avons signalé au chapitre précédent, le ‘ilm al-aḥkām englobe non seulement la Loi stricto sensu, mais encore les catégories extra-juridiques d’adab et d’iršād. Cette tendance s’observe chez des exégètes antérieurs, tel Muqātil, voire des Compagons comme Ibn Mas‘ūd 247. Dans cet ordre d’idées, il apparaît que l’Écriture se prête chez Šāfi‘ī à bien d’autres usages, dont nous allons à présent parler sommairement, et qui attestent de l’ampleur du phénomène de « coranisation de la mémoire » – selon l’heureuse expression du P. Nwyia – dont l’école vient de nous parler. Dans la Risāla, J. Lowry fait la remarque suivante : The Qur’ān provides much of the supporting material for the mission-topos section with which the Risāla opens ; Qur’ānic proof texts aid in discerning the meaning of difficult vocabulary items ; the Qur’ān is made to confirm the legal authority of the Sunna ; it furnishes much general hortatory material ; and, of course, it supplies texts which aid in solving the discrete legal problems which illustrate the legal theory propounded in the Risāla. The Sunna aids in reading the Qur’ān, but the Qur’ān also provides assistance in choosing among conflicting hadith in a number of problems in the Risāla (Risāla, § 724, 780, 795, 835, 1012) » 248.
Les fonctions mentionnées par cet auteur ne sont pas les seules. Dans cette même Risāla, Šāfi‘ī invoque l’Écriture comme preuve – ḥuǧǧiyya dans la terminologie moderne –, de ses postulats doctrinaux. Ajoutons l’autorité légiférante de la Sunna, de l’abrogation scripturaire, la théorie du bayān 249, la justification du quatrième bayān 250, la légitimité du qiyās, cette liste n’étant pas exhaustive. L’iǧmā‘ y est d’ailleurs curieu-
ḥarf », J.S.A.I. XII (1989), p. 135-145. Quant à l’évolution sémantique, cf. J. WEISS, « Die arabischen Nationalgrammatiker und die Lateiner », Z.D.M.G. LXIV (1910), p. 359-374. 245. ḤAǦǦĪ ḪALĪFA, Kašf al-ẓunūn, Istanboul (1941-1947), p. 277, d’après Suyūṭī ; F. WÜSTENFELD, Der Imâm el-Schâfi‘í, op. cit., p. 46 [656], lui compte effectivement un titre de ce genre (n° 23) ; sur cette littérature, cf. E.A. GRÜBER, Verdienst und Rang : die Faḍāʾil als literarisches und gesellschaftliches Problem in Islam, Fribourg, 1975, p. 83-89. 246. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 279-280. 247. Muqātil distingue cinq aspects (awǧuh) dans le Coran : ordres, défenses, promesses, menaces, récits d’Anciens (ḫabar al-awwalīn ; cf. l’introduction de son Tafsīr, op. cit., p. 26, l. 9-10). Ibn Mas‘ūd, d’après ‘Abdallāh b. Wahb, lisait dans le Coran les catégories suivantes : le permis, le défendu, l’univoque, l’ambigu, le parabolique (AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, éd. de Būlāq, I, p. 26). 248. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 283. 249. Risāla, § 104 sqq. ; § 1448-1449 ; cf. aussi Ǧamā‘ al-‘ilm, § 115 sqq. 250. Risāla, § 60.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī sement absent, fait qui donne à penser que Šāfi‘ī ne le concevait sans doute pas à la manière de la théorie postérieure. Šāfi‘ī prétend même découvrir dans la Révélation la condition de possibilité d’une exégèse légale, à savoir l’arabité du Coran et la nécessité de lire ses versets selon leur ẓuhūr 251, sans prendre garde qu’il commet alors une pétition de principe… À cet égard, l’introduction de la Risāla révèle une particularité stylistique qui vaut d’être notée : elle récapitule une histoire du monde regardée sous l’angle du salut, une Heilsgeschichte 252, ponctuée de versets qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec ces considérations sotériologiques, contrairement à ce que laisserait croire la disposition du texte. La Révélation n’est pas la preuve scripturaire censée démontrer la validité du développement qui les accompagne. Nous n’y retrouvons même plus l’exégèse habituelle dans le milieu de Šāfi‘ī, celle des premiers commentaires qui nous soient parvenus. Le Coran devient le prétexte, ou plutôt le catalyseur de sa pensée. La tendance s’observe dans les milieux dévots de toute époque 253 et Mālik nous en offre aussi des exemples, lorsqu’il fait du Coran extra-légal l’outil nécessaire à la résolution des questions de fiqh 254. Il pourrait paraître superflu de la relever si elle ne concordait pas avec le fait souligné plus haut, à savoir que Šāfi‘ī fait du Coran un usage qui ne se limite pas à commenter les dispositions légales, mais en tire des justifications a posteriori. Cette utilisation d’une source formelle, atypique au regard du droit pur, s’explique naturellement, en revanche, à la lumière de cette imprégnation scripturaire dont nous parlent les sources de l’école en des termes dithyrambiques. C’est elle qui, plus encore que sa fréquentation des milieux traditionnistes, éclairerait l’esprit de sa doctrine et aurait contribué à distinguer son fiqh de celui de ses maîtres ou contemporains, comme nous invite à le penser la remarque de Joseph Lowry. Parmi les biographes de Šāfi‘ī, Bayhaqī corrobore ce fait d’une manière documentée. Le disciple a puisé dans les écrits šāfi‘iens en sa possession le commentaire par le fondateur de maint verset non légal : Šāfi‘ī découvre dans le Coran la description de la condition et des signes prophétiques, la justification de la vision de Dieu dans l’au-delà, de la synonymie des mots mašī’a et irāda concernant Dieu, de l’attitude par rapport à la Loi divine, des différentes nuances (wuǧūh) d’un même mot, tel umma dans le Coran 255, et même une référence à l’iǧmā‘ communautaire. En appendice à ses Aḥkām al-Qur’ān, le disciple a ajouté un chapitre intitulé mā yu’ṯaru ‘an-hu [= Šāfi‘ī] fī l-tafsīr fī āyāt mutafarriqa siwā mā maḍā, parce que les versets commentés par Šāfi‘ī ne relèvent pas précisément du fiqh 256. Nous y retrouvons plusieurs traits repérés dans son exégèse, comme le fait que le Coran est au fondement de son éthique personnelle ou doctrinale : il rapproche des versets – autres
251. Risāla, § 1727-1729, curieusement appuyé sur Cor. II, 226-227. Nous avons aussi mentionné plus haut (§ II-1, note 110) Cor. XIV, 4, au témoignage de Muzanī. 252. Risāla, § 9-26 ; Kitāb al-ǧizya, début (Umm, IV, p. 159-160) ; Umm, VII, p. 16, l. 21 sqq. ; là-dessus, cf. T. NAGEL, Der Koran. Einführung, Texte, Überlieferungen, München, 1991, p. 149-171. 253. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 77-78, qui cite les noms de Ḥasan al-Baṣrī, ‘Abdallāh b. l-Mubārak, Wakī‘ b. l-Ǧarrāḥ. 254. Cf. par ex. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 102-103, ex. 5 et 6. 255. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., I, p.37-42. 256. Op. cit., II, p. 173-197. Pour le commentaire de quelques autres versets, cf. ID., Manāqib, op. cit., I, p. 289 et 298, mais l’ouvrage reprend pour l’essentiel des extraits figurant dans le Kitāb al-Umm.
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Chapitre VI que ceux mentionnés au chapitre précédent –, les extrait de leur contexte événementiel ou scripturaire, puis en tire l’idée d’une responsabilité individuelle devant Dieu 257. Pour justifier le respect dû aux père et mère, il réunit les révélations correspondantes, le thème coranique de la création à partir du mâle et de la femelle, la mention de la part d’héritage réservée aux parents, et évoque enfin la bénédiction divine qui s’attache à la descendance des prophètes (Isaac, Zacharie...). De là le fait que, selon lui, l’enfant adultérin, parce qu’il est privé de filiation paternelle, perd cette faveur divine 258. On apprend encore que Šāfi‘ī prend position sur des questions théologiques, telle la manière dont il faut concevoir le pardon divin (al-tawba) dans Cor. IV, 17, ou le seul homicide envisageable par un croyant mu’min (à propos de Cor. V, 92) 259. Il laisse parfois deviner sa piété personnelle, comme lorsqu’il affirme au sujet de Cor. XI, 3 260 : « nous ne sommes pas véritablement repentants ; mais il est une science que Dieu connaît, sur la vérité concernant les repentants, car il nous a été donné, en ce bas monde, un temps de plaisir ». On lit aussi ce témoignage autobiographique : J’ai puisé, hier (istanbaṭtu al-bāriḥa), deux versets que je n’échangerais pas pour le monde entier. [Citant Cor. X, 3, selon lequel il n’est point d’intercesseur sans permission divine, il déclare] : il y a de nombreux versets [semblables] dans le Livre révélé, tel celui de la sourate II, 255 [le passage sur l’intercession dans le verset du Trône]. Les intercessions humaines sont donc vaines (fa-ta‘aṭṭala l-šufa‘ā’), sans la permission divine 261.
Nous avons donc toutes les raisons de penser que le Coran non seulement informait, mais façonnait profondément l’esprit de Šāfi‘ī. Nombreuses sont les preuves qu’il appartenait à un cercle d’ascètes et de dévots, voire de mystiques, milieux qui menaient de front l’exégèse coranique et l’étude du Hadith. Ils diffusaient des traditions qui reportent cette attitude sur le Prophète et les Compagnons 262. Par ailleurs, le phénomène met à mal les spéculations d’un Wansbrough sur la « canonisation » progressive d’un corpus coranique resté fluide au cours du IIe siècle. On voit mal, tout d’abord, comment une telle imprégnation serait compatible avec un texte protéiforme et de ce fait privé d’autorité. En outre, rien dans le Kitāb al-Umm – en dépit des nombreuses
257. Cor. II, 272 ; IV, 140 ; V, 105 (BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, II, p. 185). 258. Op. cit., II, p. 188-189. La réalité de la šafā‘a prophétique est répétée par Šāfi‘ī in Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 299, l. pén. (le Prophète y est qualifié de awwal šāfi‘ mušaffa‘). Sur ce thème, cf. EI2, à ce mot (A.J. WENSINCK et alii) ; L. GARDET, Dieu et la destinée de l’homme, op. cit., p. 311-314, et, pour l’époque qui nous occupe, J. van ESS, TG, IV p. 544-549, ainsi que la bibliographie dans W.M. WATT, Formative Period, op. cit., index, sous « Intercession ». On lira aussi les pages anciennes et toujours instructives de T. ANDRÆ, Die Person Muhammeds in Lehre und Glauben seiner Gemeinde, Stockholm, 1917, p. 235 sqq. 259. BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 186. 260. Op. cit., II, p. 181. 261. Op. cit., II, p. 180-181. 262. Sur l’importance du Coran chez les ascètes du IIe s., cf. L. MASSIGNON, Essai sur les origines du lexique technique, op. cit., p. 104-105, et Passion1, op. cit., II, p. 511-512. Voir aussi, entre autres, M. ALLARD, « Comment comprendre le Coran selon Muḥāsibī », B.E.O., XXIX (1977), p. 7-16. L’article donne une idée de ce que pouvait être la méditation šāfi‘ienne du Coran. Il est à noter que cette méditation était pour Muḥāsibī le moyen privilégié de rencontrer Dieu ; que l’abrogation ne pouvait concerner que la partie légale du Coran ; que l’intelligence de la Révélation procure la sagesse ; comparer avec la Risāla, § 46.
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Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī controverses avec les écoles naissantes dont l’ouvrage porte la mémoire – n’évoque, de près ou de loin, des discussions à ce sujet. Bien au contraire, certains indices ne s’accordent qu’avec l’existence d’une référence sacrée définitivement fixée : le regroupement des versets relatifs à un même thème, la pluralité des fonctions que le texte revêt pour Šāfi‘ī, le rôle-clé que ce dernier lui fait jouer dans sa doctrine. Enfin, et surtout, certaines sourates portent déjà leurs noms 263. L’étude d’écrits contemporains 264 ou des tafsīr-s antérieurs au Kitāb al-Umm suscite les mêmes réserves, ainsi que des objections de fond 265.
263. Cf. Umm, IV, p. 138, l. 8 (sourate al-Barā’a) ; p. 139, l. 6-7 (sourate al-Anfāl ; sourate al-Ḥašr). BAYHAQĪ rapporte même la numérotation des versets : Aḥkām al-Qur’ān II, p. 182. Voir aussi le sabab nuzūl de Cor. LV, 7 et LVIII, 22, d’après les Sunan de Ḥarmala (op. cit., II, p. 192-193) ; cf. aussi BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 182, où Šāfi‘ī cite le n° d’un verset (III, 120), ainsi que la sourate al-Aḥzāb. Par ailleurs, Šāfi‘ī n’emploie jamais, pour désigner le Coran, qu’un nom au singulier (al-kitāb ; kitāb Allāh ; al-Qu’rān ; al-muṣḥaf), et non un pluriel. 264. Nous songeons notamment à l’ouvrage Abū ‘Ubayd al-Qāsim b. Sallām’s K. al-nāsikh wa l-mansūkh, édité par J. Burton, (E.J.W. Gibb Memorial Trust, Cambridge, 1987). Pour chaque question, l’auteur cite les versets coraniques abrogés et abrogatifs en rapport avec le sujet. D’autre part, ces mêmes versets font autorité dans des traditions de Compagnons ou de Suivants, avec en arrière-plan les mêmes discussions que celles de l’auteur. Il faut donc qu’ils aient été extraits d’un textus receptus bien antérieur à la composition de l’ouvrage. 265. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 181 et passim, dans le chapitre III. Voir aussi l’étude éclairante, mais déjà ancienne, d’A. JEFFERY, « The Qur’ān as Scripture » (M.W. XL (1950) qui, comparant le Coran aux autres écritures sacrées, développe l’idée que celui-ci ne saurait être le produit d’une communauté (p. 44 sqq.). Šāfi‘ī, parlant de la zakāt sur les bijoux, fait état de corans (muṣḥaf) enluminés avec de l’or, de la même manière que le métal précieux est serti dans les bagues et les épées (Umm, II, p. 41, l. 22 sqq.).
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CHAPITRE VII HERMÉNEUTIQUE II : CORAN ET SUNNA
I. Bayān et théorisation du fiqh depuis Šāfi‘ī 1. Šāfi‘ī inventeur d’un concept nouveau Le début de la Risāla (§ 53-126) – et celui d’autres écrits théoriques 1 – est consacré à une notion que Šāfi‘ī ne précise guère, si ce n’est qu’il en donne une définition tautologique 2, puis extensive : le bayān. Après avoir annoncé que les aḥkām faisaient l’objet d’une science 3, Šāfi‘ī pose que ceux-ci peuvent être subsumés par ce terme nouveau, qui en offre une typologie sommaire. À l’évidence, ce bayān-ci ne relève pas, comme, il le sera plus tard, de la rhétorique, il semble même que sa connotation de « clarté », passée dans l’usage courant, soit ici reléguée au second plan. Il appartient à un discours particulier, celui de la Loi, et Šāfi‘ī ne fait jamais référence, dans l’ensemble du corpus, à quelque qualité esthétique ou langagière du bayān. Il nous faut donc, avant de le définir ou de le traduire, commencer par en cerner fidèlement la signification. Les grandes subdivisions du bayān – nous les numérotons conventionnellement dans ce travail en chiffres romains – sont récapitulées de la manière suivante au début de la Risāla 4 : – Le bayān I consiste en de grandes obligations imposées par Dieu, exprimées de manière générale, voire imprécise (ǧumal al-farā’iḍ) : prière, jeûne, pèlerinage, aumône. Il comprend aussi les interdits majeurs de la nouvelle religion. Les uns et les autres ont été stipulés formellement, sans équivoque (naṣṣan, aḥkama) 5. Sous ce rapport, ils dispensent de recourir à une autre source 6 : s’agissant de nuṣūṣ, l’interprétation à leur sujet (fiqh, ta’wīl, istidlāl) ne peut porter sur ce caractère formel d’obligation. Ils relèvent de la première science et comportent d’emblée le ẓāhir et le bāṭin.
1. Bayān farā’iḍ Allāh, § 460-466 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 22 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, introd. (= Umm, IX, p. 475-487) ; Ibṭāl al-istiḥsān, début (= Umm, VII, p. 294). 2. Risāla, § 54 (anna-hā bayān li-man ḫūṭiba bi-hā). La constatation avait déjà été faite par al-Ǧaṣṣāṣ (cf. M. BERNAND, « Bayān selon les uṣūliyyūn », Arabica XLIII (1995-2), p. 148), auteur qui, dans son traité d’uṣūl (Uṣūl al-fiqh al-musammā al-Fuṣūl fī l-uṣūl, éd. Našamī, 3 t., Koweit, 1985) cite littéralement le passage de la Risāla actuelle relatif au bayān. M. Bernand constate elle aussi que la « définition de Šāfi‘ī est plutôt une nomenclature [...] reposant sur ce postulat fidéiste [sans aucune] analyse rigoureuse de la notion » (« Bayān », article cité, p. 150). 3. Risāla, § 44-46. 4. Risāla, § 56-59 et § 98-101. 5. Le verbe aḥkama se comprend à partir de muḥkam, terme qui déjà à l’époque s’oppose à mutašābih (cf. par ex. J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., p. 212-215) ; sur ce terme, cf. L. KINBERG, « Muḥkamāt and mutašābihāt (Koran, 3/7), implications of a koranic pair of terms in medieval exegesis », Arabica XXXV-2 (1988), p. 166-168 ; naṣṣ ne s’oppose point à ǧumla, comme dans le chapitre précédent, mais à muḥtamil ; au § 275 de la Risāla, il est glosé par ġayr muškil, « sans ambiguïté ». 6. Cf. l’expression fa-stuġniya bi-l-tanzīl et ses équivalents : Risāla, alinéas 91, 98, 462, 657 ; 448-465 ; 461-423 ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 462 ; et Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 299, l. 1.
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Chapitre VII Ils entraînent par conséquent l’adhésion unanime de la communauté (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 37, éd. Ḥaydar). – Certains aḥkām se trouvent à la fois dans le Coran et la Sunna, soit que celle-ci n’y ajoute rien (bayān II), soit qu’elle complète le Livre révélé en indiquant les modalités précises d’accomplissement des ǧumal al-farā’iḍ (bayān III) : dans ce dernier cas, la Sunna explique (bayyana) 7 le Coran. – D’autres prescriptions (sunan) sont énoncées par le Prophète seul, à l’exclusion du Coran : elles constituent en conséquence une catégorie à part, le bayān IV. – Le bayān V comprend ce que la raison humaine, par un effort intellectuel particulier (iǧtihād, istinbāṭ, istidlāl, qiyās) exercé sur les deux sources (Coran, Sunna) 8, est à même de découvrir pour la solution des cas d’espèce non prévues par celles-ci. Ce tableau d’ensemble appelle plusieurs remarques. La première est d’ordre formel. Si cette classification à l’intérieur du bayān revient çà et là dans la Risāla 9, elle y est le plus souvent incomplète : c’est donc au début de l’Épître qu’il convient de se reporter pour saisir exactement la pensée de Šāfi‘ī. Mais les alinéas qui, censés l’expliquer, lui font suite immédiatement n’ont rien d’un commentaire méthodique. Ainsi les §73-83, annoncés comme l’illustration du bayān I, sont peut-être autre chose 10, et c’est aux § 89-91 qu’il en est question ; mais ceux-ci sont encadrés par des développements sur le... bayān III ; quant au quatrième, il ne fait que répéter les § 55-59, aucun commentaire ou exemple ne vient l’expliquer avant le § 568. Les intertitres de la présente édition sont donc trompeurs : comme la numérotation du bayān, ils sont dus aux copistes, non à Šāfi‘ī lui-même. Dès son entrée en matière, la Risāla suggère ainsi une hypothèse quant à sa composition : elle résulte d’un travail de compilation, et d’autres indices confortent cette première impression. Mentionnons, entre autres, sans nous y étendre, des défauts manifestes d’organisation : un même sujet est traité en des endroits différents 11 ; la deuxième partie de l’Épître (§ 568-1308) ne s’inscrit pas
7. Šāfi‘ī distingue ici bayyana et abāna (communiquer, faire d’un message un bayān). Bayyana signifie expliquer dans le passage parallèle d’Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII, p. 299, l. 5) : ce bayān III est dit tafsīr. 8. Il faut donc corriger L. SOUAMI (La Risāla, les fondements du droit musulman, Paris, 1997, p. 409 n. 59), qui affirme trop rapidement, au sujet cette dernière catégorie, qu’elle est élaborée « par le fidèle seul ». 9. § 293 ; § 298-301 ; § 310-311 ; § 461-465 ; § 478-480 ; § 490 ; § 568 ; § 570-571 ; § 613-615. 10. Le mot bayān n’est pas prononcé. Šāfi‘ī lève une ambiguïté du texte coranique (§ 75) au moyen d’autres versets. Il s’agit donc du bayān du Coran par le Coran, déjà rencontré au chapitre précédent, et non d’une illustration de ce qu’un naṣṣ coranique, étant sémantiquement auto-suffisant, se comprend sans référence à d’autres āyāt. Pour al-Ǧaṣṣāṣ, l’un des premiers commentateurs de la Risāla de Šāfi‘ī, le bayān I est l’explication d’un verset par d’autres versets (M. BERNAND, « Bayān selon les uṣūliyyūn », article cité, p. 149, citant le traité d’al-Ǧaṣṣāṣ [ob. 370/981]) mentionné à la n. 2 ci-dessus). On peut donc se demander s’il n’y a pas une ambiguïté au sujet du bayān I : est-ce le bayān du Coran en tant que tel, ou le bayān du Coran par lui-même ? Šāfi‘ī affirme çà et là que le Coran peut fournir une dalāla pour expliquer le Coran, mais il ne semble pas qu’il s’agisse d’un bayān V. Le bayān I peut donc être compris au sens strict (un verset = une signification) ou au sens large (le Coran explique le Coran). Quoi qu’il en soit, le rapprochement de deux versets est un mode de bayān (Risāla, § 435). La formulation donnée par Šāfi‘ī semble autoriser une telle interprétation du bayān I : cf. Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 299, l. 1 : fa-kāna muktafiyan bi-l-tanzīl [...] ma‘a ašbāhin la-hu. 11. Par exemple, la question de la peine religieuse prévue pour le zinā (adultère ou fornication) donne lieu à deux développements parallèles (§ 375-392 puis § 682-695) qui, sans se répéter littéralement, sont
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Herméneutique II : Coran et Sunna dans le développement naturel de la première puisque, après le traitement détaillé des bayān-s II et III, vient non pas le développement théorique attendu sur le bayān IV, mais une section sur la critique du Hadith : critères d’appréciation des transmetteurs, valeur du ḫabar al-wāḥid, manière d’harmoniser des traditions contradictoires, question de l’abrogation dans la Sunna… ; à ces développements s’ajoutent des passages visiblement interpolés relatifs au qiyās ou à l’existence d’une science à deux niveaux 12. S’il faut donc renoncer à l’idée que le texte actuel de la Risāla soit la missive originelle, plusieurs hypothèses explicatives viennent à l’esprit, également plausibles, compte tenu des informations de l’école. Le texte actuel est peut-être un amalgame entre les deux moutures successives de la Risāla dont parle la tradition : l’ancienne, rédigée en Irak (al-risāla l-qadīma) et la nouvelle, effectuée en Égypte. Il est aussi possible qu’il s’agisse d’un noyau originel, issu de l’une ou l’autre version, complété avec d’autres textes d’un corpus plus vaste. Il n’est pas non plus invraisemblable que Rabī‘ se soit proposé de reconstituer une doctrine uṣūlī qu’il prête à son maître, et qu’il ait, de sa propre initiative, réuni une anthologie thématique de textes šāfi‘iens. En effet, le texte date de 265/878, soit plus d’un demi-siècle après la mort de l’imam, comme en fait foi l’autographe du disciple reproduit par l’éditeur en fin d’ouvrage 13. Or c’est précisément l’époque où les uṣūl al-fiqh commençaient, selon toute vraisemblance, à se constituer en une science autonome dans les différents rites. Dans cette hypothèse, le texte actuel serait, face aux écoles concurrentes, une première défense, tentée par le disciple, des principes théoriques qui sous-tendent le šāfi‘isme naissant. . D’autre part, la distinction précédente entre bayān-s II et III n’a été faite ici que pour la commodité de l’exposé. Elle n’a, en réalité, rien de tranché. Dans les occurrences parallèles, le bayān II est rarement mentionné comme indépendant du bayān III : Šāfi‘ī préfère parler d’une Sunna existant « avec le Coran » (ma‘a l-Kitāb), c’est-à-dire indifféremment des bayān-s II et III, opposés au bayān IV. S’il arrive à la Sunna d’être “redondante ” par rapport au Coran, c’est parce que, dans l’esprit de Šāfi‘ī, elle « suit » strictement le Coran (taba‘ li-l-Qur’ān), qu’elle ne peut jamais contredire : à un naṣṣ du Livre, qui se suffit, correspond nécessairement un naṣṣ équivalent dans la Sunna, et le bayān II ne se distingue alors plus du bayān I 14. Ainsi conçus, les bayān-s II et III ne constituent, en réalité, qu’une seule catégorie et traduisent, sur le plan théologique, un acte de foi relatif dans la personne de Muḥammad 15. Dans un autre ouvrage de Šāfi‘ī, intitulé al-Sunna ma‘a l-Qur’ān – peut-être à identifier comme la première partie de
identiques dans le raisonnement et les conclusions. 12. On y retouve d’ailleurs le contenu de la première partie de la Risāla (§ 1-568), sauf le bayān IV. 13. Risāla, éd. Muḥammad Ah. Šākir, p. 601. 14. Un passage, entre autres, est très net à ce sujet : Ǧamā‘ al-‘ilm, § 22 ; cf. aussi BAYHAQĪ, Aḥkām alQur’ān, op. cit., p. 33, l. 15. 15. Cf. Risāla, § 298, § 300. Le bayān III ne se distingue qu’en tant que supplément d’explication. On notera que les trois bayān-s sont parallèles aux trois grandes divisions introduites dans les communications de l’Envoyé (révélation coranique, ḥadīṯ qudsī, autres propos). L’expression ‘an Allāh marque clairement que les explications prophétiques ne viennent pas de lui-même.
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Chapitre VII l’actuelle Risāla –, les deux catégories sont dites là encore « marcher sur les traces du Coran » 16. Sur le fond, le concept de bayān offre à Šāfi‘ī le moyen de penser l’ensemble de la Loi : il existe des dispositions purement coraniques, d’autres purement prophétiques ; certaines relèvent à la fois du Livre et du Prophète ; il existe enfin une catégorie virtuellement présente dans ces deux sources. Il est intéressant de noter que, contrairement à une vision simplifiée véhiculée par la théorie classique des uṣūl, Šāfi‘ī met, du moins d’un certain point de vue, ces différents modes du bayān sur un plan presque unique 17. À leur tour, ces subdivisions peuvent être ramenées à l’idée fondamentale suivante : la Loi tout entière est contenue, explicitement ou non, dans deux “textes”, le Coran et la Sunna. Dans la suite de la Risāla, Šāfi‘ī entreprend d’illustrer ces différentes catégories du bayān par des exemples, puisés dans la doctrine qu’expose le Kitāb al-Umm. En d’autres termes, l’Épître apparaît sous cet angle comme tout entière contenue dans le concept introductif de bayān, comme un commentaire détaillé des § 54 à 59. Mais, en réalité, l’ouvrage développe essentiellement les bayān-s II, III et V ; le traitement du bayān IV ne nous paraît nullement évident, pour la raison indiquée plus haut. Quant au bayān I, on serait bien en peine de découvrir à son sujet autre chose que quelques lignes d’explication. Cette constatation ne réduit en rien le rôle du bayān dans le fiqh de Šāfi‘ī. Elle signifie seulement que la Risāla est loin d’anticiper les traités d’uṣūl alfiqh, comme on le croit généralement 18. Nous ajouterons d’autres arguments en ce sens dans la suite de cette étude. L’ouvrage se propose simplement de prouver que la Sunna fonctionne “en synergie” avec le Coran, comme le montre aussi l’opuscule intitulé Ǧamā‘ al-‘ilm. Si, d’autre part, la Risāla revêt des accents polémiques, comme tous les autres écrits théoriques, elle doit donc avoir en vue le même public que celui du Ǧamā‘ al-‘ilm, à savoir les ahl al-kalām, cible nommément désignée de ce dernier. Nous ne pouvons toutefois, du seul examen du texte, identifier le destinataire de l’ouvrage qui, selon la tradition, aurait été un traditionniste renommé 19. À ce stade de l’analyse, il importe de relever l’argument considéré par Šāfi‘ī comme décisif pour justifier cette harmonie préétablie entre les deux sources : elle aurait en sa faveur un iǧmā‘ de « savants » (ahl al-‘ilm). Mais Šāfi‘ī ne nous révèle rien sur le degré d’universalité d’un tel consensus, ne nous apporte aucune précision géographique le concernant. Il devait probablement être limité à une fraction de traditionnistes, puisque le Hadith prophétique était loin d’être la seule source formelle du fiqh à son époque. Néanmoins, le corpus montre que les ahl al-fiqh reconnaissaient, dans certains
16. Fa-hiya fi kulli ḥāl muttabi‘atun kitāb Allāh (Risāla § 613-615). L’éditeur de la Risāla, Muḥammad Ah. Šākir, pense qu’il s’agit de la première partie de la Risāla (p. 223, n. 3). Mais ce n’est pas certain puisque l’ouvrage est aussi mentionné en Umm, V, p. 143, l. 11 (cf. passage traduit au chap. V, § III-1) et qu’il y est question de l’impératif, ce dont la Risāla ne traite point. De plus, le Musnad dit « de Šāfi‘ī » (mais composé en réalité par Abū l-‘Abbās al-Aṣamm), contient un chapitre intitulé : min kitāb Aḥkām al-Qur’ān (Umm, IX, p. 431-435) qui ne coïncide pas, par le contenu qu’on peut en inférer d’après les traditions citées, avec la Risāla. 17. Risāla, § 54 : mutaqāribatu l-istiwā’ ‘inda-hu (« de niveaux voisins à ses yeux »). 18. Pour d’autres arguments tirés de l’histoire des uṣūl al-fiqh, cf. l’étude de W. HALLAQ, « Was al-Shāfi‘ī the Master Architect of Islamic Jurisprudence ? », I.J.M.E.S., 25 (1993), p. 587-605. 19. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 225.
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Herméneutique II : Coran et Sunna cas, son autorité légiférante 20. Que maintenant le Coran ne fut pas éclairé par eux à la seule lumière du Hadith prophétique, c’est la conclusion vers laquelle convergent tous les témoignages contemporains : non seulement les écrits malikites ou hanéfites primitifs, ceux du IIe siècle, mais encore les recueils précanoniques de Hadith, ainsi que le témoignage de Šāfi‘ī lui-même qui, dans le Kitāb al-Umm, et contrairement à la Risāla, tient compte lui aussi des traditions du Ier et du IIe siècle (cf. chapitre IX). Parmi les sources de cette époque, citons cet autre document récemment édité et d’un grand intérêt historique : le kitāb al-nāsiḫ wa l-mansūḫ d’Abū ‘Ubayd, personnage qui, déjà mentionné, est exactement contemporain de Šāfi‘ī 21. Cet ouvrage est d’autant plus intéressant pour notre propos qu’Abū ‘Ubayd, irakien d’origine, peut être qualifié d’éclectique. Il s’est rendu successivement dans les différentes parties de l’empire : Syrie, Égypte, Hedjaz, et les traditions rapportées par lui ne sont pas exclusivement d’origine irakienne. Or, dans bien des cas, contrairement à Šāfi‘ī, il se borne à faire état de la pluralité des avis chez les ahl al-fiqh, sans proposer de solution personnelle. Il apparaît donc qu’une méthodologie légale rigoureuse, comme celle de Šāfi‘ī, lui faisait défaut, puisque ce dernier ne s’autorise jamais des silences de ce genre. Mais on note aussi chez Abū ‘Ubayd la tendance, face à trop de divergences entre exégètes ou entre aḫbār, à recourir à l’arbitrage du Hadith prophétique 22. Ce fait prouve que l’autorité légiférante de la Sunna commençait à être partagée par les légistes, çà et là dans l’empire, au début du IIIe siècle, sans toutefois avoir de caractère absolu ou exclusif. Il permet d’interpréter correctement le consensus des ahl al-‘ilm dont parle Šāfi‘ī. On peut donc en conclure que l’originalité de ce dernier n’est pas d’avoir initié une tendance nouvelle dans le fiqh, mais d’avoir tiré de celle-ci un principe fécond, point de départ d’une systématisation. Il sut cristalliser une évolution qui, entamée au cours du IIe siècle, allait devenir irréversible. La tradition, on le sait 23, fait remonter le principe des bayān-s I-II-III plus loin encore : au Prophète et à la première génération. Le Prophète explique pour les
20. Cf. supra, chapitre VI, texte correspondant à la note 249. Risāla, § 299-300 : des bayān-s II et III, Šāfi‘ī affirme que ce sont deux modalités que les savants (ahl al-‘ilm) ne remettent pas en question (iǧtama‘ū ‘alā waǧhayn ; al-waǧhāni llaḏāni lam yaḫtalifū fī-himā). Aux § 624-655, les exemples donnés par Šāfi‘ī sont précisément ceux de la première partie de la Risāla. Šāfi‘ī répète l’idée en Umm, IV, p. 254, in fine : il se peut que des sunan échappent aux savants ; mais une fois connues d’eux, elles sont mises en application dans leurs jugements. Ce consensus est aussi mentionné en Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 483, l. 3 : Šāfi‘ī prétend que les ahl al-fiqh sont unanimes, à travers l’empire, à accepter la valeur légiférante du ḫabar al-wāḥid. Mais de quel consensus s’agit-il en réalité ? Nous savons qu’il faut en exclure les ahl al-kalām et les ahl al-ra’y. Le problème débattu à l’époque était la question du critère d’authentification du Hadith prophétique (J. van ESS, TG, IV, p. 649-654). Voilà pourquoi Šāfi‘ī consacre une longue section à prouver la valeur légiférante du ḫabar al-wāḥid dans la Risāla (§ 998-1308), à l’aide de sa logique habituelle, celle de l’istidlāl. 21. Cf. Abū ‘Ubaid al-Qāsim b. Sallām’s K. al-nāsikh wa l-mansūkh, edited by John BURTON, E.J.W. Gibb Memorial Trust, Cambridge, 1987. Abū ‘Ubayd naquit en 150 ou 157 à Hérat ; l’éditeur scientifique lui consacre une notice biographique aux pages 46-50 de l’introduction, étude qui reprend pour l’essentiel une ancienne contribution d’H. GOTTSCHALK, « Abū ‘Ubayd al-Qāsim b. Sallām », dans Der Islam, Bd 23 (1936), dont on trouve le résumé dans l’EI2. V. aussi J. van ESS, TG, op. cit., index. 22. Voyez notamment le commentaire de l’éditeur in J. BURTON, Abū ‘Ubaid, op. cit., à propos des folios 13b, 16b,33b, 44a, 59b, 84b. 23. Là-dessus, cf. A.J. WENSINCK, EI1, article Sunna ; pour d’autres traditions justificatives, cf. ID., Handbook, op. cit., aux entrées « Kur’ān », « Sunna ».
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Chapitre VII Compagnons les mots difficiles du Coran 24, voire les versets légaux 25, et aurait appliqué de son vivant trois méthodes d’exégèse 26. Les Compagnons auraient contribué eux aussi à celle-ci 27. L’iǧmā‘ dont parle Šāfi‘ī aurait été partagé par les premières générations de traditionnistes, au témoignage de ceux-ci 28. S’il ne nous est guère possible de le confirmer, en l’état actuel des sources, pour le premier siècle, il semble bien, en revanche, que l’utilisation du Hadith à des fins exégétiques soit attestée dès la naissance du tafsīr, comme chez Muqātil 29. D’autre part, il est certain que le deuxième siècle fut une période d’intense réflexion sur les deux sources. Vers cette hypothèse convergent, à défaut d’indications textuelles incontestables, un grand nombre de présomptions historiques. Mentionnons seulement ici qu’à haute époque, les qurrā’ sont aussi traditionnistes, voire fuqahā’ 30; la même remarque vaut aussi pour les exégètes mineurs 31, ou encore les légistes de la génération précédant Šāfi‘ī 32. Les exégètes exigent par exemple, pour valider l’abrogation de certains versets, qu’ils aient été d’abord mis en pratique : ils prennent donc en compte les traditions qui l’attestent 33. Nous ne sommes pas surpris de constater que la démarche šāfi‘ienne s’observe chez un ascète tel que ‘Abdallāh b. l-Mubārak 34. Le corpus šāfi‘ien nous en donne parfois la confirmation, par exemple à propos de Sufyān b. ‘Uyayna 35. Nous en concluons que Šāfi‘ī
24. R. BLACHÈRE, Introduction au Coran, Paris, 19912, p. 224. 25. Un exemple classique (I. GOLDZIHER, Richtungen, op. cit., p. 64, d’après Ṭabarī) est celui de la distinction coranique entre le « fil noir » et le « fil blanc », signifiant l’entrée dans le mois du jeûne rituel (Cor. II, 187). Il figure dans les recueils canoniques : par ex. MUSLIM, al-Ǧāmi‘ al-ṣaḥīḥ, kitāb al-ṣiyām, chapitre 5, hadith n° 3 (= n° 2397) ; pour le cas des Compagnons, voy. par ex. ‘Umar justifiant l’ifrād, dans le pèlerinage, sur Cor. II, 196 (même recueil, kitāb al-ḥaǧǧ, chapitre 17, premier hadith (= n° 2801) ; des ex. figurent aussi dans la Risāla (§ 506 et les discussions relatives au nasḫ). 26. I. GOLDFELD, « The Developpement of Theory on Qur’anic Exegesis », article cité, p. 5. La question de l’interdiction d’interpréter rationnellement le Coran, débattue au Ier siècle, est peut-être un indice en faveur de la thèse traditionnelle (H. BIRKELAND, Old Opposition againt Interpretation of the Qur’ān, Uppsala, 1955) ; là-dessus, cf. N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 106-113 ; Cl. Gilliot (« Les débuts de l’exégèse coranique », article cité), retrouve, par une argumentation différente, les conclusions de N. Abott. 27. AL-SUYŪṬĪ, Itqān, op. cit., IV, p. 193-194 ; I. GOLDZIHER, Richtungen, op. cit., p. 64. 28. Cf. l’introduction du recueil de Dārimī (AL-DĀRIMĪ, Sunan, I, p. 3-163), source la plus riche de renseignements sur la justification de l’autorité légiférante du Hadith par les traditionnistes ; pour l’analyse des recueils canoniques sous cet angle, cf. R. MARSTON-SPEIGHT, « The Function of Hadith... », article cité, in A. RIPPIN (éd.), Approaches, op. cit., p. 63 sqq). 29. ‘A.M. ŠAḤĀṬA, al-Ašbah wa l-naẓā’ir, op. cit., p. 45 ; C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 64-65. Sur cet exégète-traditionniste, on complètera la notice de l’EI2 (A. RIPPIN) par celle, plus développée, de J. van ESS (TG, II, p. 516-532). 30. IBN QUTAYBA, Kitāb al-Ma‘ārif, éd. Ṯ. ‘Ukāša, Le Caire, 1969, p. 528-533. 31. Cf. la liste in F. SEZGIN, GAS, I, p. 28-35. 32. Pour al-Awzā‘ī, cf. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 35 et p. 119, n. 6 ; pour Sufyān al-Ṯawrī, cf. H.P. RADDATZ, « Die Stellung und Bedeutung des Sufyān al-Thawrī », thèse, Bonn, 1967, p. 101 ; pour Ibn Abī Layla, cf. G. MATERN, « Ibn Abī Layla, ein früher Jurist und Traditionarier », thèse, Bonn, 1968, p. 44 ; pour Šaybāni, cf. EI2, article d’É. CHAUMONT. 33. J. BURTON, Abū ‘Ubaid, op. cit., p. 158, commentant le fol. 187a. 34. J. van ESS, TG, II, p. 552. Sur la méthode suivie par les légistes irakiens au IIe s., cf. ID., op. cit., II, p. 135-153 et p. 321-327. 35. Plusieurs exemples figurent dans le Kitāb al-Umm, comme à propos de l’abrogation de certains versets ; ainsi en Umm, IV, p. 99, l. 4-5 où celle des versets testamentaires est justifiée par le hadith prophétique que Šāfi‘ī tient de Sufyān b. ‘Uyayna, et cette exégèse ferait l’objet d’un iǧmā‘ de tous ceux que Šāfi‘ī a
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Herméneutique II : Coran et Sunna n’est pas le seul responsable de l’unification des deux ‘ilm-s, le Hadith et l’exégèse, cette unification ayant commencé bien avant lui. Du reste, à haute époque, une distinction tranchée entre les différents types de communications prophétiques, sous un certain rapport, n’était pas aussi marquée qu’elle le sera par la suite 36. L’auteur de la Risāla n’aura donc qu’à appliquer à un processus largement entamé le nom de bayān, quoiqu’il reconnaisse lui-même qu’un consensus à ce sujet ne s’étende pas à sa quatrième catégorie 37. Šāfi‘ī n’hésite pas, quant à lui, à franchir ce pas et sera en mesure d’appliquer au Hadith l’ensemble des règles herméneutiques en usage dans l’exégèse, déjà à l’œuvre, nous avons vu, chez Muqātil. Le Coran est par ailleurs invoqué par Šāfi‘ī comme la preuve déterminante de la validité de ce modèle bayānī, puisque l’auteur affirme d’emblée, puis répète, que toute la Loi ainsi conçue se trouve dans le Coran 38. L’existence des bayān-s IV et V semblerait démentir et rendre incompréhensible pareille affirmation. Elle s’explique naturellement, en revanche, si nous gardons à l’esprit le principe énoncé au chapitre précédent, à savoir que Šāfi‘ī, conforté par le verset 89 de la sourate XVI, a la conviction que le Coran contient virtuellement toute la Sunna, que toute disposition légale extra-coranique trouve néanmoins son fondement dans le Livre. Aussi Šāfi‘ī ne cherche-t-il pas à tirer chaque bayān d’un verset précis du Coran : il se contente de l’y rattacher, sans souci particulier de s’en tenir rigoureusement au ‘ilm al-tafsīr, conformément au rôle, précédemment analysé, que joue la Révélation dans sa démarche intellectuelle. Les mêmes versets servent aussi bien à légitimer les bayān-s II-III 39 que le bayān IV 40 : il suffit à Šāfi‘ī de savoir qu’« obéir au Prophète, c’est obéir à Dieu » (qabila ‘an al-rasūl ... ‘an Allāh qabila) 41 – cette expression favorite de Šāfi‘ī est elle-même une réminiscence coranique (Cor. IV, 80). Quant au bayān V, le recours au Coran, comme d’ailleurs pour l’iǧmā‘ précédent, est typiquement “référentiel”, nous en avons vu des exemples au chapitre précédent : Šāfi‘ī cite des versets où il est simplement question de l’« épreuve » que Dieu impose aux croyants 42. C’est au début de la Risāla que Šāfi‘ī est le plus explicite sur le concept de bayān. Dans la suite du texte, il se contente d’y faire allusion, et d’insister en général sur les quatre premières subdivisions du concept, comme pour réaffirmer une thèse qui pouvait paraître novatrice. Cette insistance suggère qu’une sorte de consensus s’était
rencontrés ; ou encore le ‘umūm des versets, principe attribué au Prophète lui-même (cf. infra, § II-3). De même, dans Umm, IV, p. 252, l. 14-15, Šāfi‘ī tient de Sufyān l’abrogation du verset. La procédure du témoin avec serment (al-yamīn ma‘a l-šāhid) que Šāfi‘ī, contre les Irakiens, légitime à l’aide d’un hadith mis en relation avec le Coran, est signalée par les biographies comme étant la position des Médinois, pour lesquels al-rasūl a‘lam bi-ma‘nā kitāb Allāh (IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 168, l. 15). On peut en effet le vérifier in Umm, VII, p. 86, l. 21 ; Šāfi‘ī cite un grand nombre de traditions hedjaziennes en ce sens en Umm, VI, p. 254-255. 36. W.A. GRAHAM, Divine Word and Prophetic Word in Early Islam, La Hague, 1977, p. 107-110. 37. Risāla, § 299. 38. Risāla, § 55 : ǧamā‘ mā abāna llāhu fī kitābi-hi ; § 98 : al-bayān fī l-farā’iḍ al-manṣūṣa fī kitāb Allāh ; § 101 : kullu šay’ min-hā fī kitāb Allāh. 39. Risāla, § 258, § 265, § 272. 40. Bayān farā’iḍ Allāh, § 465, qui ajoute Cor. LIX, 7. 41. Risāla, § 58, §71 ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 467. 42. Risāla, § 59-62.
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Chapitre VII réalisé sur le bayān V ; en d’autres termes, elle corrobore l’idée que l’exercice du raisonnement sur les données coraniques ou traditionnelles ne rencontrait plus d’objection de principe.Voici, par exemple, comment il formule, ailleurs que dans la Risāla, l’origine et le fondement coranique du bayān, et fait ressortir le caractère éminemment religieux du fiqh : Dieu – qu’Il soit loué et exalté – a conféré au Prophète la fonction de communiquer (al-ibāna) ce qu’Il a imposé à Ses créatures dans son Livre puis par la voix de son Prophète. Si ce qu’Il a imposé par la voix de ce dernier ne se trouve pas explicitement (naṣṣan) dans Son Livre, Dieu y a néanmoins révélé (abāna) que le Prophète guide dans une voie droite, la Voie de Dieu. Il a donc fait obligation à ses créatures d’obéir au Prophète, leur a ordonné de s’en tenir à ce qu’il leur a communiqué et d’éviter ce qu’il leur a interdit. Cette exigence s’est imposée à tous ceux qui avaient vu le Prophète ; elle s’impose de la même manière à chacun de leurs successeurs jusqu’au Jour du Jugement. Et celui qui n’a point vu le Prophète ne peut connaître les commandements de Dieu, si ce n’est par une information (bi-l-ḫabar) qui remonte à la personne du Prophète 43.
La grande thèse de Šāfi‘ī – le ‘ilm al-aḥkām tout entier subsumé par le concept unique de bayān – est encore exprimable en ces termes : la Loi peut et doit reposer intégralement sur l’exégèse de certains textes, être ramenée à la Révélation lato sensu : il est possible de doter le discours légal d’une méthode, de l’élever au rang de “science”. Le manifeste de Šāfi‘ī n’est pas sans rappeler une pareille tentative dans d’autres cultures 44. Pareille (re)fondation est appelée par la nature de la langue, puisqu’un énoncé linguistique comporte plus d’un signifié : la Révélation invite donc elle-même à les y chercher 45. On est donc fondé à écrire : Shāfi‘ī’s Risāla offers an overarching theory of the law, what I call Shāfi‘ī’s theory of the bayān. That theory attempts to account for all possible combinations of the two revealed legal source texts, Qur’ān and Sunna. The bayān therefore represents a claim about the law as a whole, namely that the solution to any given legal problem can be shown to fit into intelligible and orderly categories, which in turn, portray the law as the result of divine planning and perfection [...] This notion ties into a larger, theological idea which informs Shāfi‘i’s legal thought generally : the law is absolutely all-encompassing. The fifth variety of the bayān proves that this is so, since it shows that even for situations not expressly mentioned in Qur’ān and Sunna, God has provided both a method and, somewhere, an answer 46.
Au vu d’une pareille prétention, une première question vient à l’esprit : Šāfi‘ī a-t-il réellement été en accord avec cette position de principe dans sa doctrine ? Celle-ci est-elle effectivement la mise en œuvre systématique de la théorie du bayān ? Le Kitāb al-Umm est-il la défense et l’illustration du programme tracé à l’orée la Risāla ? À
43. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 475, l. 6 sqq. 44. Ainsi, par ex., en droit français, l’École dite « de l’Exégèse » qui, au XIXe s., « reconnaissait à la loi un rôle à peu près exclusif comme source de droit, négligeant la coutume et la jurisprudence ». 45. Risāla, § 613 (al-lisān muḥtamilan li-l-ma‘ānī) et Umm, passim. Pour des exemples, cf. l’analyse de la casuistique qui accompagne le texte principal de ce chapitre et des suivants. 46. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 93 et p. 29.
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Herméneutique II : Coran et Sunna cette question fondamentale, qui fera l’objet de ce chapitre, nous montrerons qu’il est possible de répondre sans descendre jusqu’aux moindres détails de sa casuistique. Observons simplement qu’une lecture globale du corpus fait apparaître que les considérations générales sur le bayān n’y sont point absentes, que son auteur garde à l’esprit ce cadre théologique. Tout au long du Kitāb al-Umm, en effet, les communications de Dieu et de son Envoyé sont un bayān et Šāfi‘ī leur réserve une terminologie constante et quasi technique, identique à celle de l’Épître : abāna, bayyana, aḥkama, dalla.... Šāfi‘ī fait un emploi également régulier des autres dérivés (bayyin, abyan, etc.) de la racine b-y-n. Les rapports entre les deux sources, Coran et Sunna, sont exprimés dans les formules même de la Risāla, au point que le Kitāb al-Umm peut être lu à la lumière de celle-ci. Une cohérence s’annonce à la première lecture entre les deux œuvres ; le discours de la seconde répond à la méthode exposée par la première. Dans l’édition Būlāq, la Risāla est placée en tête du du Kitāb al-Umm : disposition appropriée en ce qu’elle invite à lire l’Épître, conformément du reste à la tradition 47, comme un bréviaire théorique du grand traité. Relevons pour le moment, à titre d’illustration, ces formules ou idées caractéristiques du Kitāb al-Umm – nous ne pouvons donner qu’une faible idée de leur fréquence : « Dieu décide sans ambiguïté (aḥkama) que... » (bayān I) ; « la Sunna explique (yubayyinu) le Livre révélé (bayān-s II et III) ; le Prophète « explique les modalités de ce que Dieu communique » (bayān III) 48 ; la Sunna ou l’Envoyé expriment « l’intention (ma‘nā) de ce que Dieu a voulu, comme venant de Dieu Lui-même » (bayān-s II, III et IV) 49 ; « l’Envoyé de Dieu est le plus informé de l’intention signifiée (ma‘nā) par Dieu » 50 ; la Sunna confirme le Livre, délivre le même ma‘nā que la Révélation (bayān II) 51. D’autres questions viennent alors à l’esprit. La doctrine développée par Šāfi‘ī
47. Au dire de Dāwud al-Ẓāhirī, d’après ‘Abd al-‘Azīz b. Yaḥyā al-Kinānī, le bayān et le taḫṣīṣ étaient l’apport propre de Šāfi‘ī en théorie légale (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 328) ; d’après Ibn Wahb, Šāfi‘ī entendait tout tirer du Coran et de la Sunna (‘ABBĀDĪ, Kitāb, op. cit., p. 29, l. 4-5) ; le taḫṣīṣ est un point essentiel de la doctrine šāfi‘ienne pour Abū Ṯawr (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 222, sur un exemple (Cor. II, 173) qu’on retrouve dans la Risāla, § 197. 48. Umm, VII, p. 15, l. 23-24 : fa-yakūnu l-kitāb bi-ḥukm l-farḍ, wa l-sunna tubayyinu-hu ; VI, p. 105, l. 4-5 : fa-aḥkama fī tanzīli kitābi-hi wa abāna ‘alā lisāni nabiyyi-hi.... ; V, p. 141, l. 11 : Allāhu aḥkama kaṯīran min farā’iḍi-hi bi-waḥyi-hi wa sanna šarā’i‘a wa ḫtilāfa-ha ‘alā lisān nabiyyi-hi. 49. VII, p. 17, l. 21 : sunnatu rasūl Allāh tadullu ‘alā ma‘nā mā arāda llāhu ; VII, p. 18, l. 25-26 : bi-lḫabar ‘an rasūl Allāh al-mubayyin ‘an Allāh ma‘nā mā arāda Allāhu ; IV, p. 179, l. 3-4, après avoir cité Cor. IX, 29, Šāfi‘ī dit : fa-kāna rasūl Allāh al-mubayyin ‘an Allāh ma‘nā mā arāda ; II, p. 109, l. 31 : wa rasūl Allāh al-mubayyin ‘an Allāh mā anzala ǧumlatan min irādati-hi ; VI, p. 130, l. 5, Šāfi‘ī cite Cor. V, 38 qui condamne le voleur à l’amputation du bras. On lui objecte que tout voleur pourrait se voir mutiler. Šāfi‘ī répond : iḏā waǧadtu li-rasūl Allāh sunna, kānat sunnat rasūl Allāh dalīlan ‘alā ma‘nā mā arāda llāhu ; VI, p. 105, l. 3 sqq., Šāfi‘ī cite Cor. IV, 92, puis déclare : fa-aḥkama llāhu fī tanzīli kitābi-hi anna ‘alā qātil almu’min diya mu’mina [sic ; pour : raqaba mu’mina] ilā ahli-hi, wa abāna ‘alā lisān nabiyyi-hi kam al-diya ; V, p. 77, l. 1-11 : abāna llāhu anna nisā’ muḥarramāt illā bi-mā aḥalla llāhu min nikāḥ aw milk yamīn, fakāna rasūl Allāh al-mubayyin ‘an Allāh kayfa al-nikāḥ allaḏī yaḥillu... 50. VII, p. 17, l. 28 : rasūl Allāh a‘lamu ma‘nā mā arāda llāhu ; p. 21, l. 26 : fa-rasūl Allāh a‘lamu bima‘nā mā arāda llāhu. 51. IV, 241, l. 48 sqq. : wa ḏālika imḍā’ ḥukm Allāh wa ḥukm rasūl Allāh ma‘an ; V, p. 88, l. 19 : wa bi-miṯli hāḏā ǧā’at al-sunna (après avoir cité Cor. IV, 3) ; V, p. 166, l. 26 : al-sunna tadullu ‘alā mā yadullu ‘alay-hi l-Qur’ān ; V, p. 189, l. 13 : wa l-Qur’ān yadullu ‘alā ma‘nā ma‘ānī l-aḥādiṯ ; IV, p. 175, l. 17 sqq. : qāla
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Chapitre VII sur près de deux milles pages est-elle tout entière réductible au schéma du bayān ? Le fiqh – théologie éthico-juridique avons-nous dit –, s’insère-t-il en totalité dans ce cadre théorique et préétabli ? Quelle place, en particulier, est laissée au juridique pur, dont on sait qu’il tend à s’émanciper de ses fondations à partir d’un certain développement ? Le droit est-il privé de sphère autonome ? Questions d’autant plus justifiées si l’on se rappelle que Šāfi‘i, quel que soit le degré d’originalité de sa doctrine, n’en est pas l’inventeur, qu’il hérite d’une tradition qu’il lègue à son tour à des disciples. Prétendait-il repenser cet héritage à la lumière de nouvelles catégories intellectuelles qui auraient fait défaut à ses maîtres ? Enfin, à côté du bayān, l’œuvre de Šāfi‘ī, tout comme la Risāla, mentionne de manière récurrente les quatre sources devenues classiques du fiqh : Coran, Sunna, iǧmā‘, qiyās. Elles légitiment tout autant les solutions de sa propre casuistique (al-furū‘, al-masā’il) et l’on va même jusqu’à voir en Šāfi‘ī l’inventeur de celles-ci. Or, il saute aux yeux que ce nouveau cadre ne ne superpose qu’en partie au précédent. C’est lui, toutefois, qui récapitule toute l’épistémologie du fiqh sunnite dans sa forme achevée, bien plus que le schéma du bayān. Šāfi‘ī aurait-il eu donc deux systèmes de pensée distincts ? Qu’en est-il de leurs rapports ? De leur compatibilité mutuelle ? C’est à ces différentes questions que seront consacrés les développements qui suivent. Mais il est naturel que nous tentions d’apporter auparavant un éclairage historique sur la notion qui nous a retenu jusqu’à présent, tant il est vrai que la connaissance de la genèse d’un concept s’avère le plus souvent indispensable à la compréhension de sa signification et de sa portée. 2. Quelques jalons dans l’évolution historique du concept Essayons à présent de comprendre le choix, par Šāfi‘ī, du concept de bayān dans un cadre légal. À l’évidence, il signifie un message divin relatif à la Loi. On notera au passage que l’adoption d’un terme unique recouvrant deux types distincts d’énoncés, les versets coraniques et les traditions prophétiques, traduit implicitement une certaine conception de la Révélation, et ce point nous occupera au chapitre suivant. J. Lowry, prudemment, le traduit par « statement of the law or of a particular point of law », et écarte l’idée de clarté 52. Mais qu’en est-il chez les contemporains de Šāfi‘ī qui, sans être nécessairement fuqahā’, font eux aussi usage de ce terme ? On a prétendu que la notion était malaisée à cerner, qu’elle échappait à une définition précise 53. Le fait est que les traductions de bayān, mot qui figure dans le Coran, sont loin d’être uni-
llāhu : [suit Cor. IX, 29] ṯumma abāna rasūl Allāh miṯlā kitāb Allāhi fa-aḫaḏa l-ǧizya ; V, p. 238, l. 1-2 : wa l-dalīl min kitāb Allāh kāfin [...] wa bi-ḏālika ǧā’at sunnat rasūl Allāh ; VI, p. 9, l. 18 : wa qad ǧā’at al-sunna ma‘a bayān al-Qur’ān fī miṯli ma‘nā l-Qur’ān ; V, p. 230, l. 21-23 : fa-lammā amara rasūl Allāh [...] kāna ḏālika kamā aḥkama llāhu farḍa-hu fī kitābi-hi ; VI, 157, l. 5 sqq. : wa bayyana ‘alā lisāni-hi [= le Prophète] miṯla-mā anzala bi-kitābi-hi. 52. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 19. J. Schacht, malgré l’importance du concept chez Šāfi‘ī, n’en fait pas mention dans ses Origins. 53. P. NWYIA, « Langage figuratif et figures bibliques dans l’exégèse coranique de Harrālī », M.U.S.J., LI (1995), p. 201.
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Herméneutique II : Coran et Sunna formes : limpidité, clarté 54, exposé 55, expression 56, distinctivité 57, communication 58, signe 59, etc. Cette polysémie du terme est d’ailleurs attestée par Šāfi‘ī lui-même 60 ; mais l’opinion du P. Nwyia ne saurait convenir à notre auteur, qui fait du mot, nous l’avons vu, un emploi technique. S’il est vrai qu’au IIe siècle la notion, dépourvue de ce caractère, donne lieu à des aphorismes plus qu’à des définitions 61, l’analyse peut partir – outre l’occurrence coranique − de trois données primitives : une définition de Ǧa‘far al-Barmakī ; quelques textes plus ou moins contemporains ; les définitions des premiers grammairiens et lexicographes. On attribue Ǧa‘far al-Barmakī 62 une première et déjà véritable définition. Reproduite dans plusieurs anthologies littéraires 63, elle peut être considérée comme faisant référence à partir du IIIe siècle : Le bayān, c’est que le mot informe complètement (yuḥīṭ) de votre intention (ma‘nā-ka), dévoile votre dessein, dissipant son ambiguïté, rendant inutile la réflexion à ce sujet. Il est indispensable qu’il soit exempt de recherche, éloigné de tout artifice, dépourvu de tortuosité et fasse l’économie d’une interprétation.
Cette définition recouvre en réalité deux idées distinctes : le bayān est à la fois la manifestation à autrui d’un ma‘nā, mais c’est aussi la qualité de cet acte de communication. Il est à remarquer que l’une et l’autre sont envisagées dans le seul domaine linguistique. Ces deux éléments, unis chez Ǧa‘far, vont par la suite connaître chacun leur destinée propre. Chez Ǧāḥiẓ (160/767-255/868), un contemporain de Šāfi‘ī qui s’est proposé pour la première fois de traiter en détail la notion dans un ouvrage célèbre, al-Bayān wa l-tabyīn, celle-ci, paradoxalement, n’est pas définie de manière constante. Plus étoffée, mais aussi plus complexe, elle se ramènerait à l’analyse suivante : Le bayān, c’est la mise à jour du sens (ma‘nā) au moyen d’un signe (dalīl) relevant d’une des cinq sortes de significations (dalālāt), qui se répartissent en expression, orale,
54. G.E. von GRÜNEBAUM, EI2, article Bayān. 55. R. BLACHÈRE, traduction du Coran (1966) index, à ce terme. 56. Ch. PELLAT, éd. du Kitāb al-tarbī‘ wa l-tadwīr de Ǧāḥiẓ (I.F.D., Damas, 1955), p. 109. 57. J. DICHY, « Grammatologie de l’arabe I : le sens du mot ḥarf ou le labyrinthe d’une évidence » (dans C.H.M. VERSTEEGH et M. CARTER (éd.), Studies in the History of Arabic Grammar II, Amsterdam, 1990), p. 113. 58. A. MIQUEL, La géographie humaine du monde musulman, t. I, Paris, La Haye, 1967, p. 51. 59. J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., p. 153. Cet auteur rapproche à juste titre, dans le Coran, bayān et bayyina ; mais ni l’un ni l’autre ne sauraient à notre avis être traduits par « signe ». 60. Risāla, § 53. 61. On les trouve dans les anthologies littéraires classiques, cf. EI2, article Bayān, et J. ENDERWITZ, Gesellschaftlicher Rang und ethnische Legitimation, Fribourg en Breisgau, 1979, p. 260, n. 263, pour quelques compléments. La plus fameuse est sans doute celle de Sahl b. Hārūn (ob. 215/830) : « le bayān est l’interprète (tarǧumān) de la connaissance ». 62. Il s’agit du fameux Barmékide tombé en disgrâce sous Hārūn al-Rašīd (cf. EI2, à l’entrée Barāmika, t. I, p. 1066 col. a), qui le fit exécuter en 187/802. Il laissa la réputation d’un fin lettré, et ses connaissances s’étendaient au fiqh. 63. IBN QUTAYBA, ‘Uyūn al-aḫbār (éd. Aḥ. Zakī al-‘Aḍwī), Le Caire, 1928, II, p. 173, l. 15-18 ; AL-TAWḤĪDĪ, al-Baṣā’ir wa l-ḏaḫā’ir (éd. Ibrāhīm Kaylānī), Maktabat Aṭlas, Damas, 1964, II, p. 128, l. 1-5 ; AL-ǦĀḤIẒ, al-Bayān wa l-tabyīn, éd. ‘Abd al-Salām Hārūn, Le Caire, 1958, p. 106, l. 7-10.
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Chapitre VII s’entend, et non-expression – cette dernière catégorie comprenant le geste (išāra), le comput digital (‘aqd), l’écriture (ḫaṭṭ) et la position (nuṣba) 64 –, ceci en vue de comprendre (fahm) et de faire comprendre (ifhām) le sens, c’est-à-dire de le saisir et de le transmettre, par un locuteur (qā’il), pour un auditeur (sāmi‘), dans une circonstance donnée (mawḍi‘). Le bayān est un acte, dont l’être humain est capable grâce à un enseignement divin, et parce que Dieu lui en a accordé la capacité. Dans la description que donne Ǧāḥiẓ du bayān, on retrouve tous les éléments indispensables et inévitables de la communication humaine : elle ne peut avoir lieu, en effet, sans un locuteur et un allocutaire, sans un message à communiquer et les signes qui servent à cela, et sans un contexte dans laquelle elle se déroule. La communication telle que la décrit Ǧāḥiẓ n’est pas restreinte au domaine linguistique : le geste (išāra) en fait partie. Elle n’est pas non plus restreinte à l’homme, puisqu’elle inclut la position (nuṣba), qui véhicule un message d’origine divine. Elle a donc aussi une dimension religieuse 65.
Il est à noter que Ǧāḥiẓ ne limite pas le bayān à la communication par le langage ; dans un passage classique 66 qui ne nous retiendra pas ici, il énumère cinq moyens destinés à l’intercompréhension et l’idée semble avoir été commune aux mu‘tazilites de Baṣra 67. Observons simplement que classer le bayān en cinq catégories, comme le fait Ǧāḥiẓ, signifie que le langage n’en est qu’une modalité possible ; c’est attacher plus d’importance au fond qu’à la forme, c’est reléguer l’aspect rhétorique de la communication au second plan. Partageant cette analyse du bayān, Šāfi‘ī, dit-on, l’aurait décomposé de la même manière 68. S’il est imprudent de souscrire sans examen à l’authenticité de cette information, il est certain, en revanche, qu’une définition générale du bayān ne lui était pas étrangère, puisqu’il compte l’išāra pour l’un de ses modes et qu’il a connaisssance de la dualité lafẓ/ma‘nā 69. C’est dans le Kitāb al-Ḥayawān, vaste compilation du même auteur, que se déploie toute la richesse du concept de bayān chez Ǧāḥiẓ 70 : il présente déjà toutes les nuances qu’il aura plus tard en rhétorique, parce qu’il se confond avec le langage, et même parfois avec sa seule dimension esthétique (faṣāḥa et balāġa). En d’autres termes, Ǧāḥiẓ sépare déjà les deux éléments de la définition de Ǧa‘far ; il reproduit le premier presque
64. La vocalisation et la traduction du mot sont erronées, comme nous le montrons ci-dessous. 65. M.H. AVRIL, « Rhétorique et ḫuṭba dans le Kitāb al-bayān wa t-tabyīn de Ǧāḥīẓ » (thèse non publiée, Univ. de Lyon III, 1994), I, p. 138. 66. Al-Bayān wa l-tabyīn, I, op. cit., p. 76, l. 9-16. 67. R.M. FRANK, Beings and their Attributes, Albany, 1978, p. 31-32, n. 3. Aux quatre moyens cités dans le Kitāb al-Ḥayawān, éd. Muḥ. ‘Abd al-Salām Hārūn, 1955 (I, p. 33, dernière l.), il faut ajouter la niṣba du Bayān wa l-tabyīn, op. cit. (I, p. 76). 68. AL-ḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, X, p. 52. 69. Risāla, § 175, § 775. À propos de cette dernière distinction, un passage du Kitāb al-Umm montre nettement que Šāfi‘ī était familier du problème qu’elle posait aux grammairiens (V, p. 129, l. 28-29) : laysa hāḏā iḫtilāfan, hāḏā ḥikāya li-ma‘nan bi-lafẓayn muḫtalifayn aw muǧtami‘ay al-ma‘nā muḫtalifay al-lafẓ. Sur le sujet, cf. D.E. KOULOUGHLI, « À propos de lafẓ et ma‘nā », B.E.O. XXXV (1985), p. 47 (un lafẓ (signifiant) peut renvoyer à plus d’un ma‘nā (signifié) et réciproquement). 70. H. ṢAMMŪD, Al-tafkīr al-balāġī ‘inda l-‘arab, Tunis, 1981, p. 157-174, où l’on trouvera une analyse détaillée du bayān de Ǧāḥiẓ sous l’angle rhétorique ; S. ENDERWITZ, Gesellschaftlicher Rang, op. cit., p. 168-170. En revanche, l’analyse d’Ibrāhīm GERIES (Un genre littéraire arabe, al-maḥāsin wa l-masāwī, Paris, 1977, p. 38-43) est insuffisante, l’auteur ne définit d’ailleurs même pas la notion.
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Herméneutique II : Coran et Sunna mot pour mot, à savoir que le bayān est, fondamentalement, ce qui donne accès au ma‘nā de l’interlocuteur 71. On peut donc souscrire à la traduction proposée par M.H. Avril. Mais plus instructive, pour ce qui nous concerne, est la vision théologique qui sous-tend le bayān ǧāḥiẓien 72. Si l’homme est capable de bayān, apte à manifester et à faire comprendre à ses semblables les ma‘ānī dissimulés en son cœur, il le doit à sa place spéciale dans la Création. Chaque existant manifeste en effet une volonté (ḥukm) 73 particulière du Créateur, chacun est donc un signe (dalīl) de celle-ci et correspond à un ma‘nā divin. En ce sens, le Logos est un langage spécial, un bayān 74. Mais, contrairement au reste de la Création, l’humanité est un dalīl particulier parce que, grâce à la raison, elle est à même de lire ce bayān, d’inférer les signes de Dieu (dalīl yastadillu) 75. Le Coran est aussi, à ce titre, bayān, puisque l’auteur, penseur mu‘tazilite, ne peut le séparer de l’activité créatrice de Dieu. Ǧāḥiẓ s’appuie sur les différents dérivés coraniques de la racine b-y-n (mubīn, tibyān...) et, comme d’autres auteurs dont nous allons parler, il y voit la preuve que « Dieu a fait l’éloge du Coran comme bayān, diction pure, agencement détaillé, explication admirable, excellence à se faire comprendre, sagesse de la communication » 76. Ces considérations vont éclairer le sens du bayān chez l’auteur de la Risāla. Mais venons-en tout d’abord à la niṣba de Ǧāḥiẓ. On a prétendu que le terme posait un problème de vocalisation : est-ce naṣba, niṣba ou nuṣba 77 ? Nuṣba n’est attesté par aucun dictionnaire médiéval 78 et M.H. Avril suggère d’en faire un néologisme forgé
71. Al-Bayān wa l-tabyīn, op. cit., I, p. 75, l. 13 : al-dalāla al-ẓāhira ‘alā l-ma‘nā l-ḫafī huwa l-bayān, où dalāla doit se traduire par l’acte de signifier : op. cit., p. 76, l. 8 : wa l-bayān, ism ǧāmi‘... (suit la reprise, étoffée, de la première partie de la définition de Ǧa‘far). Ǧāḥiẓ conclut : innamā huwa l-fahm wa l-ifhām, fa bi-ayyi šay’ balaġta l-ifhām, wa awḍaḥata ‘an al-ma‘nā, fa-ḏālika huwa l-bayān. 72. Bien résumée par Ḥ. ṢAMMŪD, op. cit., p. 158-159. Pour le passage caractéristique, cf. Kitāb alḤawayān, op. cit., I, p. 33. 73. AL-ǦĀḤIẒ, al-Bayān wa l-tabyīn, op. cit., I, p. 204-208 ; Ǧāḥiẓ distingue – il fait penser à Šāfi‘ – deux types de ḥukm, le ẓāhir et le bāṭin. L. Souami traduit, à tort selon nous, ḥukm par « sagesse ». S’il est vrai que ḥukm et ḥikma se sont guère discernables dans le Coran (cf. F. ROSENTHAL, Knowledge Triumphant, op. cit., p. 37-38), ḥukm se comprend mieux en fonction de ce que nous disions plus haut (L. SOUAMI, « La critique des traditions (aḫbār) chez Ǧāḥiẓ », thèse non publiée, Université de Paris-Sorbonne, 1977), p. 96 ; cf. supra, chapitre V, § I). 74. L. SOUAMI, La critique, thèse citée, p. 98-99. 75. Ǧāḥiẓ entend l’istidlāl dans un sens plus général que Šāfi‘ī. Néanmoins, chez ces deux auteurs, il s’agit de déchiffrer les dalā’il. En particulier, le bāyān de la création est la preuve de l’unicité divine (Bayān, op. cit. I, p. 29, l. 4 (Il répondait à la thèse de Hišām al-Fuwatī, mu‘tazilite disciple d’Abū l-Huḏayl, cf. J. van ESS, TG, IV, p. 100). On reconnaît ici l’un des arguments de la fameuse preuve « physico-théologique » de l’existence de Dieu, qui se déduirait du « sage ordonnancement » du monde : cf., par ex., B. SÈVE, La question philosophique de l’existence de Dieu, Paris, 1994, p. 51-56. — D’autre part, il faut donner à l’istidlāl, dans le fameux passage du Kitāb al-Ḥayawān, op. cit., I, p. 33, l. 7 sqq., le sens de rechercher la signification (madlūl) latente derrière la dalāla (= dalīl, signe) et non « démonstration ». Dalāla et dalīl ont leurs équivalents dans la logique stoïciennne : cf. J. van ESS, « The Logical Structure of Islamic Theology », article cité, p. 26 et n. 25. 76. Bayān, op. cit. I, p. 8, l. 9 ; cf. aussi p. 75, l. 14. 77. Ch. PELLAT, Textes arabes relatives à la dactylonomie (Paris, 1977), p. 40-42 ; cet auteur adopte nuṣba, et commet à son sujet un contresens, puisqu’il le traduit par « éloquence des choses » (p. 42, n. 1). 78. C.A. NALLINO, « Del vocablo arabo nisba (con ṣad) », R.S.O. (1919-1921), p. 640-641.
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Chapitre VII par les traducteurs des Catégories d’Aristote 79. Mais cette hypothèse, qui suppose une influence directe de la logique aristotélicienne sur le premier kalām, est infirmée par les travaux récents 80. Il est donc préférable d’écarter la prononciation nuṣba. Nallino fait remarquer que les grammairiens vocalisent niṣba ; G.E. von Grünebaum 81, ainsi que ‘Abd l-Salām Hārūn, l’éditeur des œuvres de Ǧāḥiẓ, adoptent eux aussi cette solution. D’autre part, on a relevé que la pensée mu‘tazilite de l’époque emploie volontiers l’expression naṣbat al-adilla pour désigner le fait que Dieu « érige » dans Sa création des signes référant à Lui-même 82 : l’usage qu’en fait Ǧāḥiẓ n’est donc pas exceptionnel 83 : il est donc très vraisemblable que son cinquième bayān exprime la même idée – c’est à cette occasion qu’il parle de la Création comme dalīl – et qu’il faille lire niṣba. En d’autres termes, le bayān ǧāḥiẓien inclut à la fois, sous leurs différentes formes, le langage humain et le langage divin. Or, c’est bien à ces deux aspects, nous allons le voir immédiatement, que s’intéresse aussi Šāfi‘ī, en y ajoutant une catégorie totalement passée sous silence par Ǧāḥiẓ, à savoir le bayān prophétique. Il laisse même entendre que l’homme peut faire place, en lui, à ce dernier 84. Nous en voulons pour preuve que la niṣba ǧāḥiẓienne se trouve évoquée dans la Risāla de Šāfi‘ī : la Création qui, dans une perspective anthropocentrique, manifeste la Volonté et la grâce de Dieu adressées aux hommes 85, est un bayān ; et l’entendement humain, qui fait partie de la Création, en est un également 86. Šāfi‘ī, à l’instar de ses contemporains, répète à ce propos que la raison n’a qu’une fonction discriminante dans la saisie de la vérité 87. Le bayān V s’accompagne d’un effort personnel (iǧtihād, istidlāl) accompli par l’homme au moyen des dalālāt, indications signifiantes que contiennent le Coran, la Sunna ou d’autres sources 88. Il possède donc
79. Il s’agirait de la septième, la « situation » (M.H. AVRIL, Rhétorique, thèse citée, p. 98-99). 80. Cf. supra, ch. IV. 81. EI2, article Bayān, t. I, p. 1148, col. b. (G.E. von GRÜNEBAUM). 82. R.M. FRANK, Beings and their Attributes, op. cit., p. 31, n. 13. 83. AL-ǦĀḤIẒ, Al-Bayān wa l-tabyīn, op. cit., I, p. 81 ; p. 116-117 ; ID., Kitāb al-Ḥayawān, op. cit., II, p. 159 ; III, p. 29. 84. Risāla, § 46. 85. Risāla, § 65, § 114 : la création est faite de repères pour les hommes (‘alāmāt ḫalaqa-hā la-hum) et Dieu a disposé la raison en eux (al-‘uqūl allatī rakkaba-hu fī-him). Notons que Muḥāsibī a la même formulation que Šāfi‘ī : Kitāb māhiyyat al-‘aql, éd. Ḥ. al-Quwatlī, Damas, 1978, p. 206, l. 5-6 (Allāhu iḥtaǧǧa ‘alay-him [= al-‘ibād] bi-mā rakkaba fī-him min ‘uqūli-him). 86. Inséparable d’une théologie créationniste puisque chaque créature résulte d’une disposition divine : intention (ma‘nā) et décision (ḥukm), disions-nous à propos de Ǧāḥiẓ. 87. Risāla, § 1445 : manna llāhu ‘alā l-‘ibād bi-l-‘uqūl fa-dalla-hum bi-hā ‘alā farq bayna l-muḫtalif (« Dieu leur indiqué, par la raison dont Il a doué ses adorateurs, la manière d’opérer des distinctions dans la diversité des choses »). La raison comme apte à distinguer se retrouve en Ibṭāl al-istiḥsān (= Umm, VII, p. 300, l. 26) : wa l-‘aql li-tafṣīl al-muštabih ; Risāla, § 65 : al-‘uqūl al-mutamayyiza bayna l-ašyā’ wa ‘aḍḍādi-hā. 88. Risāla, § 70, 122. Au nombre de ces sources, il compte notamment l’iǧmā‘. La postérité tendra identifier cet iǧmā‘ avec la troisième source formelle du fiqh, la théorie šāfi‘ienne du bayān devenant alors superposable aux quatre uṣūl classiques (cf. par ex. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, éd. Ša‘bān Ismā‘īl, Dār al-Salām, Le Caire, 1998, II, p. 502, reprenant à son compte la réflexion de Zarkašī, l’auteur šāfi‘ite du Baḥr al-muḥīṭ fī uṣūl al-fiqh). En réalité, Šāfi‘ī définit rarement de quel iǧmā‘ il parle (s’agit-il de celui des savants, et dans ce cas, lesquels ?, de celui de la communauté, d’une région ?). Il est hasardeux de l’identifier à l’un des quatre uṣūl.
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Herméneutique II : Coran et Sunna un statut particulier, sans équivalent dans la classification opérée par Šāfi‘ī : s’il apparaît comme le bayān de la créature, il est en réalité mixte, à la fois divin et humain : il est le fruit d’une initiative individuelle, mais à condition que celle-ci s’exerce sur un bayān préexistant 89. L’intelligence ne peut avoir accès au bayān divin, maintenant en partie dissimulé à son regard, qu’au moyen d’indices, ceux des autres bayān-s, qui signalent sa direction. Qu’elle tente de s’en affranchir, que ce soit dans la recherche de la qibla, ou du qiyās proprement légal, et elle s’arroge son propre bayān, tombe dans le ra’y, l’istiḥsān, le ta‘assuf, et à ce titre encourt le blâme 90. C’est pourquoi Šāfi‘ī définit le bayān V comme étant « ce à propos de quoi Dieu a imposé à ses créature de faire un effort de recherche » (mā faraḍa llāhu ‘alā ḫalqi-hi al-iǧtihād fī ṭalabihi) 91, tout en dégageant cette catégorie, comme les autres, de la Révélation 92. On ne saurait donc considérer que la raison, livrée à son propre dynamisme, possèderait un bayān autonome. Du reste, elle n’est bayān qu’en tant que signe voulu comme tel par son Créateur 93 ; en d’autres termes, signe divin en sa seule qualité instrumentale. On songe ici à la distinction philosophique entre raison constituée et raison constituante 94. Le ‘aql est pour ainsi dire, aux yeux de Šāfi‘ī, le miroir dans lequel Dieu regarde son propre reflet. On comprend que notre auteur répugne à parler de bayān lorsque, s’appliquant, dans le Kitāb al-Umm, à la recherche des dalālāt, il découvre les aḥkām de la « seconde science », celles des furū‘, comme si le véritable bayān se confondait avec la Révélation sous ses différents formes. Comment en effet, appeler bayān, communication de la Loi, des aḥkām simplement présumés 95 ? Nous touchons ici aux limites auxquelles se heurte le projet de faire de la Loi divine l’objet d’une science. Quoi qu’il en soit, on s’explique fort bien, à présent, l’analogie dont use fréquemment Šāfi‘ī dans son œuvre 96 : de même que, pour trouver la qibla, s’enquérir de l’honorabilité d’un témoin ou obtenir un équivalent en taille de l’animal tué au cours du pèlerinage, il faut s’aider de signes apparents, nécessairement extérieurs, de même le muǧtahid doit repérer des signes du vrai (a‘lām al-ḥaqq) 97 présents dans les données prophético-scripturaires 98. L’analogie s’imposait d’elle-même puisque la raison est un bayān, comme la Création. Mais c’est dire qu’il n’obtient qu’une présomption de vérité. Il
89. Cf. Umm, V, p. 152, l. 28 : lam yabin hāhunā dalāla ‘alā l-ḥaqq min ḏālika illā bi-ḫabar. 90. Risāla, § 68. 91. Op. cit., § 59. 92. Op. cit., § 55. 93. Op. cit., § 114. 94. A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, 1980, à l’entrée « Raison ». 95. La tradition veut que Šāfi‘ī se soit méfié de plus en plus de l’iǧmā‘ et du qiyās à la fin de sa vie (B. DODGE, Muslim Education in the Medieval Times, Washington, 1962, p. 70), ce qui confirmerait notre point de vue. 96. Risāla, § 1326 : kullu mā nazala [...] fa-fī-hi ḥukm lāzim aw [...] fī-hi dalāla ; cf. aussi § 1458 ; § 1426 ; § 1335. Notons l’expression yata’aḫḫā ma‘nā-hu (« il s’efforce d’atteindre au ma‘nā »). 97. Risāla, § 122. 98. Dans la Risāla par ex. : § 111-122 ; § 1445, § 1335-1356 ; § 1377-1407 ; § 1447-1455.
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Chapitre VII arrive d’ailleurs à Šāfi‘ī d’employer dalāla dans le sens de « signe », « indice » 99, plutôt qu’« indication probante ». Plus fondamental est que cette métaphore est doublement révélatrice de l’attitude profonde de Šāfi‘ī vis-à-vis de la Loi. Il existe un bayān comme silencieux, présent à la fois dans les « textes » et au-delà d’eux, analogue au langage muet de la Création : il consiste en leurs indications implicites, donc en un bāṭin. Le bayān V correspond donc, au moins en partie, à la « deuxième science » dont nous avons parlé. Le bayān šāfi‘ien, vu sous cet angle, ne peut être qu’étranger à la rhétorique. D’autre part, l’iǧtihād, chez Šāfi‘ī, englobe tout à fois l’élaboration de la Loi (la recherche des aḥkām) et leur application concrète à une situation donnée – ici, l’orientation vers la qibla ; il réunit donc deux sphères distinctes de la terminologie juridique, la jurisprudence et la législation ou, pour employer ses propres termes, le qaḍā’ et la fatwa. Le qiyās revêt chez lui un sens aussi extensif. Ces ambiguïtés nous renseignent sur la conception šāfi‘ienne du fiqh. Puisque l’iǧtihād est à la fois indissolublement savoir et action, c’est qu’il naît du besoin de tendre non seulement à une vérité intellectuelle, au demeurant inaccessible en soi, mais fondamentalement à la paix de la conscience : celle qu’engendre le sentiment d’une proximité vis-à-vis du ḥukm divin, à travers des signes, scripturaires ou non, proposés à la méditation du croyant. Le critère de la certitude est psychologique, et non objectif comme l’est l’iǧmā‘ dans la « première science », – c’est là le seul point de contact avec le ‘ilm des mu‘tazilites 100. La théorie du bayān traduit au fond la volonté, chez son inventeur, que le droit poursuive sa finalité sotériologique, que le fiqh garde consciemment ses liens avec la théologie. Il est donc permis d’affirmer qu’elle est un outil intellectuel mis au service d’une conception du fiqh comme théologie morale qui, nous l’avons vu, sera sa caractéristique dominante à l’époque classique. Il en eût peut-être été autrement si la fraction des ahl al-ra’y, implicitement visée par la Risāla, avait pu proposer un contre-modèle. Le bayān est donc pour Šāfi‘ī la manifestation des ma‘ānī divins dans leur sens étymologique : ce sont les intentions du Créateur, qui les traduit par Ses actes de Volonté, les aḥkām. Il est, en d’autres termes, une théophanie du Sens. Šāfi‘ī reste ainsi proche de l’esprit du Coran 101 : son bayān ne se distingue guère du vieux ‘ilm dont il a été question plus haut. Toutefois, il ne se réduit pas non plus au texte de la Révélation. C’est dire qu’il met un concept courant à son époque – Ǧāḥiẓ en fait foi – au service du credo des traditionnistes et des exégètes qui déjà avant lui s’appliquaient à extraire la Loi d’un double matériau. Il réaffirme les grandes lignes de cette doctrine face à leurs adversaires, les ahl al-kalām 102. Le bayān récapitule la démarche de ses maîtres puisqu’il suppose une harmonie, et non seulement une hiérarchie, entre différents
99. Umm, V, p. 112, l. 10, où il parle des signes par lesquels l’épouse se montre infidèle (nušūz) à ses devoirs conjugaux. 100. M. BERNAND, Le problème de la connaissance d’après le Muġnī du cadi ‘Abd al-Ǧabbār, S.N.E.D., Alger, 1982, p. 291-300. 101. Cf. J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., p. 6 ; passant en revue les « signes » dans le Coran, il conclut : « from collations of this kind, one might infer that the quranic concept of theophany is basically scriptural ». 102. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 112.
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Herméneutique II : Coran et Sunna plans qui deviennent des instances légiférantes sui generis. Il en découle que la Sunna prophétique détient un statut inspiré comparable, sinon identique, à celui de la révélation coranique. Des conséquences majeures en résultent sur la manière d’envisager les rapports entre ces deux sources, et le fiqh en général. Šāfi‘ī ne réduit pas la notion de bayān au discours divin ; de surcroît, la conception qu’il s’en fait est vaste au point de revêtir plusieurs formes : explicite, latente, scripturaire, prophétique, rationnelle. Si le bayān est synonyme chez lui de révélation, il déborde le waḥy pur et simple. Riche d’aspects nouveaux, le bayān devient une notion spécifique de la culture musulmane, sans équivalent ailleurs, et de ce fait intraduisible. On a remarqué qu’il ne se comprend que dans une double perspective 103. Šāfi‘ī se distingue de ses prédécesseurs ou de certains contemporains, tels Ǧa‘far al-Barmakī et Ǧāḥiẓ, en ce que ceux-ci prennent le terme dans son acception générale, celle de communiquer, de faire comprendre une intention, abstraction faite du destinateur, et que la connotation de clarté y est indubitablement présente. Le bayān šāfi‘ien présente par ailleurs une ambiguïté, indépendamment de celle que nous avons signalée : puisque le bayān III élucide le bayān coranique, c’est qu’il est à proprement parler un tabyīn, c’est-à-dire le bayān d’un bayān. Nous verrons plus loin les uṣūlistes postérieurs, à la recherche d’une définition, être conscients de ces difficultés : empruntant le bayān aux grammairiens, ils l’assimileront au tabyīn ; hésitant à propos du bayān V, ils introduiront implicitement une distinction de statut à l’intérieur du bayān, entre le qaṭ‘ī et le ẓannī, alors que la définition choisie par eux met sur le même plan bayān divin et bayān humain. D’autres textes laissent à penser que Šāfi‘ī n’était pas le seul à envisager le bayān d’après le modèle précédent. Pour Ibn Qutayba le concept ne désignait pas seulement le « style clair et expressif » 104, mais aussi la Révélation 105. L’ascète Muḥāsibī, contemporain et disciple de celui-ci en fiqh, nous offre le moyen de vérifier le bienfondé de notre interprétation : le bayān intervient au début de son Kitāb māhiyyat al-‘aql 106. Muḥāsibī y définit le ‘aql comme la faculté qui, « implantée » (al-ġarīza) en l’homme 107, est à l’origine du connaître (al-ma‘rifa ‘an-hu takūnu) – et notamment de ce qui lui cause nuisance ou lui procure un bénéfice. Le thème du bayān suit immédiatement : l’ayant reçu conjointement avec le ‘aql, tout individu majeur a pris connaissance de la Loi éthico-religieuse (man amara-hu Allāhu ta‘ālā wa nahā-hu wa wa‘ada-hu wa tawa‘‘ada) 108. Les versets coraniques invoqués à l’appui du bayān montrent sans équivoque que, par ce terme, Muḥāsibī entend la révélation au sens large,
103. L. SOUAMI, La critique, thèse citée, p. 48, n. 2. 104. G. LECOMTE, Ibn Qutayba, op. cit., p. 488. Mais cet auteur n’explique pas pourquoi Ibn Qutayba ait cru bon de réunir le ‘ilm et le bayān dans un même chapitre de ses ‘Uyūn al-aḫbār (IBN QUTAYBA, ‘Uyūn, op. cit., II, p. 117-260). 105. Dans deux passages au moins du Ta’wīl muškil al-Qur’ān (éd. Aḥ. Saqr, Dār al-turāṯ, Le Caire, 1973) : p. 32, dans une expression calquée sur celle de Cor. III, 138, et p. 12 (dern. l. : zamān al-bayān). Il serait intéressant de faire un inventaire des occurrences. 106. Éditée avec le Kitāb fahm al-Qur’ān wa ma‘ānī-hi par Ḥusayn l-Quwātlī 19781, p. 201-238. 107. J. van ESS (Die Gedankenwelt des Ḥāriṯ al-Muḥāsibī, op. cit., p. 68 ; TG, IV, p. 206) traduit ġarīza par « disposition originelle » (Uranlage). 108. Kitāb māhiyyāt al-‘aql, op. cit., p. 206, l. 10-11 ; p. 215, l. 7.
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Chapitre VII l’héritage prophético-coranique 109. De là l’association répétée avec la compréhension (fahm, ‘aql), et les ma‘ānī divins 110. Muḥāṣibī partage aussi avec Šāfi‘ī une méfiance à l'égard du ra’y et du taqlīd (al-i‘ǧāb bi-l-ra’y wa taqlīd al-kubarā’) 111. Une fois encore nous constatons une ressemblance d’attitude entre Šāfi‘ī et les milieux ascético-piétistes. À l’évidence, ce bayān coïncide avec celui de Šāfi‘ī : révélation divine, enseignements prophétiques, signes adressés aux hommes. Mais Muḥāsibī, en ascète, en fait le motif qui, au-delà du cadre légal, est celui du retour à Dieu et de la conversion. Le lien avec le thème de l’ouvrage est plus fortement marqué que chez l’auteur de la Risāla : le bayān impose au ‘aql la saisie intellectuelle de vérités, qu’il s’agisse de l’au-delà ou de la vie présente 112, dont seule la mauvaise foi récuse l’évidence. On serait tenté de traduire al-bayān par « la Preuve », « l’Évidence », tant est lancinante l’idée que cette révélation est un « argument contraignant » (huwa l-‘āqil li-l-bayān allaḏī lazima-hu min aǧli-hi l-huǧǧa) 113. Là encore la notion n’est pas uniquement langagière, elle existe avant d’être articulée 114. Nous signalerons enfin un quatrième auteur qui, quoique postérieur à Šāfi‘ī d’un siècle au moins, permet de suivre les transformations du concept. De moindre importance pour notre sujet, il a toutefois l’intérêt de montrer que Muḥāsibī marquait déjà, pour ainsi dire, un tournant dans cette évolution. Le lien établi par celui-ci entre ‘aql et bayān aboutit en effet chez Abū l-Ḥusayn al-Kātib (ob. post 335/946) 115 à faire du bayān le contenu exclusif de la raison, sans référence particulière à la révélation. Nous voulons parler du Kitāb naqd al-naṯr, qu’il convient d’appeler en réalité le Kitāb al-Burhān fī wuǧūh al-bayān 116. L’auteur, dès les premières lignes, reproche à Ǧāḥiẓ de n’avoir su ni définir le bayān ni donner ses véritables modalités, et s’enorgueillit d’être le premier auteur à traiter correctement du sujet 117. Aussi commence-t-il par un
109. Cf. les versets cités : Cor. II, 26, 144, 146 ; VI, 114 (ibid., p. 209) où le pronom hu est glosé par les commentateurs : « le Livre » ; cf. aussi p. 212 : dans le verset cité, Cor. II, 75, ce pronom renvoie à kalām Allāh. Tout aussi caractéristique est le passage p. 213, l. 2 et l. 6 : lā ya‘qilūna l-bayān [...] fa-lan ya‘qilū mā qāla ‘azza wa ǧalla. 110. Ibid., p. 211, l. 3 : iḏā ‘uniya bi-ṭalabi-hi al-‘ilm bi-ḏālika, istadalla bi-hi ‘alā ‘iẓami qadr al-mawlā wa qadri ṯawābi-hi wa ‘iqābi-hi ; wa iḏā istadalla ‘alā ḏālika, abṣara wa fahima ḥaqā’iq ma‘ānī l-bayān ; p. 212, l. 3 (‘āqil al-bayān) ; p. 213, l. 1-2. ; p. 6-8, l. pén. : fahm al-bayān. 111. Ibid., p. 213, l. 9. 112. Ibid., p. 208, l. 5-7. 113. Ibid., p. 212, l. 3. 114. Ibid., p. 207, l. 9 (illā anna abyana hāḏi-hi l-ašy’ā’ qabla l-ǧahr bi-l-lisān). 115. Son nom complet est Abū l-Ḥusayn Isḥāq b. Ibrāhīm b. Sulaymān b. Wahb al-Kātib. 116. Faussement attribué au célèbre Qudāma b. Ǧa‘far (ob. 337/948), auteur de la première poétique arabe d’inspiration aristotélicienne. Il fut édité pour la première fois par Ṭaha Ḥuṣayn et ‘Abd al-Ḥamīd al-‘Abbādī en 1933 (« Publications de l’Université égyptienne, Faculté des lettres », n° 15) ; il contient une préface de Ṭaha Ḥusayn sur l’évolution de la rhétorique arabe de Ǧāḥiẓ à ‘Abd al-Qādir (c’est-à-dire Ǧurǧānī). En réalité, le Kitāb naqd al-naṯr n’est qu’un fragment d’un ouvrage plus étendu, le Burhān fī wuǧūh al-bayān ; entièrement consacré au bayān, tel que le conçoit l’auteur, le Burhān fut édité pour la première fois à Baġdād en 1967, par Ah. Maṭlūb et Ḫadīǧa l-Ḥadīṯī. On trouvera dans la préface mentionnée toutes indications utiles sur les problèmes posés par l’identification de l’auteur et de l’ouvrage. Déjà Ṭaha Ḥusayn avait relevé la tendance chiite de son auteur et rejeté l’attribution à Qudāma. Nous donnons ci-après la pagination d’après les deux éditions. 117. PSEUDO QUDĀMA, Naqd, op. cit., p. 3/54.
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Herméneutique II : Coran et Sunna éloge du ‘aql, qu’il subdivise en inné (mawhūb) et acquis (maksūb) – on reconnaît ici la distinction mu‘tazilite classique entre savoir aprioristique (iḍṭirārī) et savoir acquis (iktisābī) ; il introduit seulement ensuite le bayān, qu’il fonde sur Cor. LV (al-Raḥmān), 4 où il est question de ceux qui « expliquent » (yubayyinū) la mission prophétique aux hommes, et sur les versets qui qualifient le Livre et l’Envoyé de mubīn 118. Le ‘aql et le bayān étant donnés par Dieu aux hommes, ce préambule laisse entendre que le premier est comme l’instrument naturel du second, lien déjà établi par Muḥāsibī 119. La confirmation suit immédiatement, puisque l’auteur classe, dans le premier chapitre, les différents genres de bayān 120 de la manière suivante : – Le bayān des choses par elles-mêmes (innā l-ẓāhir min ḏālika mā udrika bi-lḥiss) 121. Il range aussi dans cette première catégorie des vérités premières telles que « le tout est plus grand que la partie » : il s’agit donc bien du savoir aprioristique ; – Le bayān qui se manifeste dans le cœur, fruit de la concentration intellectuelle et du raisonnement ; – Le bayān qui consiste dans le langage, qu’il soit verbal ou écrit. Les deux premières catégories regroupent la perception, la représentation mentale des choses et les connaissances obtenues par le raisonnement. L’auteur inclut dans celles-ci le syllogisme, dont il propose une classification d’inspiration aristotélicienne 122. Quant au langage, il n’est, là encore, qu’une partie du bayān, et sa clarté ou « distinctivité » est une propriété secondaire : dans la suite de l’ouvrage, qui étudie chacune des catégories précédentes de manière détaillée, l’auteur affirme que, pour la première 123 et la troisième 124, il existe un bayān « apparent » (ẓāhir) et un bayān « caché » (bāṭin). On voit combien le vocable résiste obstinément à la traduction. Bonebakker propose de rendre le verbe correspondant (bāna) par « être intelligible » 125 et von Grünebaum, quant à lui, comprend bayān, dans ce texte, comme « expression » 126. Le premier est en fait plus fidèle à notre auteur : le bayān, chez Abū l-Ḥusayn, est une saisie intellectuelle, comme le prouvent du reste ses préliminaires sur le ‘aql. On a, à cet égard, insuffisamment souligné que les subdivisions à l’intérieur de chaque bayān correspondent très précisément à la dichotomie ‘ilm iḍṭirārī/‘ilm iktisābī, aux deux niveaux du ‘aql. Au fond, le bayān garde chez lui son sens étymologique de manifestation d’un
118. L’auteur laisse ainsi entendre que ces dérivés de la racine b-y-n, par-delà leur sens courant, contiennent fondamentalement celui de bayān (p. 6/59), comme chez Ǧāḥiẓ (al-Bayān wa l-tabyīn, I, p. 8). 119. AL-MUḤĀSIBĪ, Kitāb māhiyyati l-‘aql, op. cit., p. 206-207. 120. PSEUDO QUDĀMA, Naqd, op. cit., p. 7/60 : al-bayān ‘alā arba’at awǧuh : fa-min-hu bayān alašyā’ bi-ḏawāti-hā, wa in lam tubin bi-luġati-hā ; wa min-hu al-bayān allaḏī yaḥṣūl fī l-qalb ‘inda i‘māl al-fikri wa l-lubb, wa min-hu al-bayān allaḏī huwa nuṭiqa bi l-lisān ; wa min-hu l-bayān bi-l-kitāb allaḏī yabluġ man ba‘uda aw ġāba. 121. Ibid., p. 14/53. 122. Ibid., p. 15-23/76-88 et 31-35/101-110. 123. Ibid., p. 14/73. 124. Ibid., p. 36/111. 125. QUDĀMA B. ǦA‘FAR, Kitāb naqd al-ši‘r, éd. N. Bonebakker, Leyde, Brill, 1976, introduction, p. 16. 126. EI2, article Bayān.
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Chapitre VII ma‘nā 127. Réunissant, pour ainsi dire, deux termes du vocabulaire philosophique, la perception et la contemplation, il désigne l’objet surgissant à la conscience, qu’il soit issu du monde extérieur, de la ratiocination ou de l’échange discursif. La polysémie du mot bayān, qui en viendra naturellement à signifier, chez les rhétoriciens, la clarté du langage, n’est pas sans évoquer, en français, le glissement sémantique de l’adjectif « manifeste », qui s’émancipe, dans son acception usuelle, du verbe correspondant 128. Ces quelques jalons historiques sont suffisants, à notre avis, pour situer le bayān de la Risāla dans son contexte. Ils suggèrent une hypothèse plausible quant à la définition minimale que Šāfi‘ī a en vue au § 54 de son Épître : le bayān sur lequel s’accordent tous nos auteurs correspond, en l’élargissant quelque peu, à la première partie de la définition de Ǧa‘far b. Yaḥyā : la manifestation à autrui, quelle qu’en soit la source, quelle qu’en soit la forme – langagière ou non – d’un ma‘nā 129. Dans la perspective légale qui est la sienne, Šāfi‘ī fait de la notion, fondamentalement, une communication, le donné à saisir d’une intention signifiante, comme l’indiquent les deux autres occurrences du terme dans la Risāla 130. Le processus englobe un destinateur extérieur (bayān-s I-IV) et la conscience du sujet (bayān V). Nous laissons au ma‘nā son obscurité présente, que nous tenterons bientôt de dissiper. Il est remarquable que cette acception communément partagée à son époque est aussi, comme nous allons le voir immédiatement, celle des lexicographes et des grammairiens primitifs. Nous nous arrêterons ensuite à celle des uṣūlistes, qui ressortit à notre sujet. Les dictionnaires généraux, après avoir indiqué le sens étymologique, rattachent souvent le bayān à l’idée de manifestation d’une notion quelle qu’elle soit : « bayān, dans les dictionnaires, a plusieurs sens qui se ramènent, à la réflexion, à trois : l’apparaître, le faire apparaître et ce qui détermine l’un ou l’autre» 131.
127. C’est ce que W. Heinrichs adopte (dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit. (chapitre : Poetik, Rhetorik, Literaturkritik), p. 182 : « bayān [ist] ein Attribut [....] etwa mit “Offenkundigkeit” wiederzugeben.... ». 128. Un bon exemple figure chez Ibn Fāris, où l’on sent la “contamination” du grammairien par les développements de la rhétorique. Il prétend (al-Ṣāḥibī, op. cit., p. 40) que le bayān est le privilège de la langue arabe ; à l’objection selon laquelle les étrangers savent parfaitement se faire comprendre dans leurs langues respectives, il rétorque que c’est là le niveau « le plus bas » (aḫass) du bayān. Et d’invoquer l’incomparable bayān de la langue arabe dû à sa richesse et ses figures de style. 129. Risāla, § 206 : deux passages coraniques également clairs (wuḍūḥ) peuvent avoir un degré inégal de bayān (c’est-à-dire : être concis ou redondants) : le minimum du bayān (= communication) est atteint, explique-t-il, dès que l’interlocuteur saisit le message ; § 420 : le bayān est clair (bayyin) ou ambigu (muštabih). Au § 461, un verset coranique amphibologique est qualifié de bayān (Cor. V, 6, § 448 et 459) : c’est donc la réciproque du cas précédent. Or dans les deux cas, le bayān est déclaré « suffisant » (mustaġnan bi-farḍi-hi bi-l-Qur’ān, § 462). Aux § 668-669, Šāfi‘ī dit d’une tradition de ‘Ā’iša, parce qu’elle est plus complète que les autres, qu’elle est abyan, c’est-à-dire qu’elle comporte plus de bayān. En Umm, V, p. 26, l. 25, l’interdiction coranique relative à la mère est dite mubham, mais cette obscurité est levée par des propos de Compagnons et la position « de la plupart des muftis ». 130. Notamment le § 420. 131. Šāhid BUŠAYḪĪ, Muṣṭalaḥāt naqdiyya wa balāġiyya fī kitāb al-Bayān wa l-tabayyun (sic) li-l-Ǧāḥiẓ, p. 113. Voici en effet quelques exemples : AL-MURTAḌĀ AL-ZABĪDĪ, Tāǧ al-‘arūs : al-bayān iẓhār alma‘nā li-l-nafs ḥattā yatabayyana min ġayri-hi, wa yanfaṣila ‘ammā yaltabisu bi-hi (ici entre aussi l’idée de clarté) ; IBN AL-AṮĪR, al-Nihāya fī ġarīb al-ḥadīṯ wa l-aṯar (éd. ‘Isā bāb al-Ḥalabī, Le Caire, 1963/1383 H), reprend la définition du Lisān al-‘arab : iẓhār al-maqṣūd bi-ablaġi lafẓ. ; AL-RAĠĪB AL-IṢFAHĀNĪ,
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Herméneutique II : Coran et Sunna Quant aux grammairiens, quoique le bayān ne joue quasiment aucun rôle dans leur discipline 132, il s’avère que les premiers spécialistes s’attachent à l’analyser sans s’écarter de la définition précédente : Abū Hilāl al-‘Askarī (ob. post 396/1005) entend le bayān comme « la manifestation d’un signifié (ma‘nā) donné à la conscience, de quelque manière que ce soit » 133, et Rummānī (ob. 384/994) l’auteur d’un des premiers lexiques de sa discipline 134, l’explique ainsi : « la manifestation du signifié (ma‘nā) à la conscience, comme la manifestation de la personne à la vue » 135. Sa définition du terme ma‘nā confirme que le bayān ne passe pas nécessairement par le langage articulé (lafẓ) 136. Le poéticien Ibn Rašīq (ob. 456/1063) reprend cette valeur fondamentale 137 avant d’inclure le bayān dans sa discipline, et von Grünebaum observe que « nulle par ailleurs [que chez al-Rummānī et Ibn Rāšīq], aux Xe et XIe siècles, on n’avait prévu le traitement du bayān notamment dans ses rapports avec le badī‘, qui devait plus tard devenir la doctrine prédominante » 138. Or, avons-nous dit, ces deux auteurs gardent encore à l’esprit le noyau sémantique originel : ils n’en font donc qu’une application particulière dans le cadre d’une spécialité. Il en ira de même jusqu’à l’épanouissement de celle-ci, lorsque son objet principal tournera autour des questionnements soulevés par les dichotomies telles que lafẓ/ma‘nā et ḥaqīqa/maǧāz 139. Nous touchons ici à la
al-Mufradāt fī ġarīb al-Qur’ān : al-bayān al-kašf ‘an al-šay’, wa huwa a‘ammu min al-nuṭq, muḫtaṣṣin bil-insān. 132. G. BOHAS, The Arabic Linguistic Tradition, Londres, Routledge, 1990, p. 118 sqq. Ainsi le mot n’apparaît pas une seule fois dans le Kāmil d’AL-MUBARRAD (ob. 285/898, éd. Wright, Leipzig 1864, vol. II, index). 133. al-Furūq fī l-luġa (Beyrouth, Dār al-āfāq al-ǧadīda, p. 204) : al-bayān, iẓhār al-ma‘nā li n-nafs, kā’inan mā kāna, fa-huwa fī l-ḥaqīqa min qabīl al-qawl. 134. Kitāb al-ḥudūd, édité dans ses Rasā’il fi l-naḥw wa l-luġa par Muṣṭafā Ǧawād et Yūsuf Maskūnī (Bagdad, 1969), p. 37-50. Une traduction en a été donnée par G. Troupeau (Mélanges à la mémoire de Philippe Marçais, Paris, 1985, p. 185-197) qui souligne que l’intérêt de l’ouvrage « réside dans le fait qu’il est, avec la Risāla fi-ḥuḍūd al-ašyā’, l’un des plus anciens ouvrages consacrés à la définition des termes techniques dans une des branches du savoir chez les Arabes [...] [Cette] terminologie est traditionnelle et [...] on ne trouve aucune innovation dans ce domaine ». Il est vrai (p. 187, n. 3) que bayān fait partie des mots dont la « la définition fournie par al-Rummānī est plus proche de celle donnée par les logiciens que de celle des grammairiens ». Néanmoins, G. Troupeau traduit bayān, chez Sībawayhi, par « manifestation » ; il a pour antonyme ḫafā’ ; bāna signifie se distinguer, être manifeste (syn. ẓahara). L’ensemble des dérivés de cette racine, dans le Kitāb de Sībawayhi, tourne autour de l’idée de « manifester, distinguer, exposer » (G. TROUPEAU, Lexique-index du Kitāb de Sībawayhi, Paris, Klincksieck, 1976, p. 43-45). On voit donc que Rummānī reste fidèle à la tradition grammaticale antérieure. 135. Iẓhār al-ma‘nā li-l-nafs ka-iẓhār al-šaḫs li l-ru’ya (il faut naturellement inverser les deux derniers substantifs). 136. Dans ses Nukat fī i‘ǧāz al-Qur’ān, (in Ṯalāṯ rasā’il fī i‘ǧāz al-Qur’ān, éd. Muḥ. Ḫalafallāh et Muḥ. Zaġlūl Salām (Le Caire, Dār al-ma‘ārif, s.d.), il définit bayān comme ce qui rend conscient des choses perçues en tant que distinctes (al-iḥḍār li-mā yaẓharu bi-hi tamayyuzu al-šay’ min ġayri-hi min al-idrāk) et en distingue quatre moyens : kalām, ḥāl, išāra, ‘alāma (p. 98). Nous restons, à cette époque, proche de la conception de Ǧāḥiẓ. On comprend alors qu’il définisse, dans son Kitāb al-ḥudūd, op. cit. (p. 46), le ma‘nā en ces termes : al-ma‘nā maqṣad yaqa‘u l-bayān ‘an-hu bi-l-lafẓ. 137. Al-‘Umda, éd. Muḥyī l-dīn ‘Abd al-Ḥamīd, Maṭba‘at Ḥiǧāzī, Le Caire, 1934, I, p. 235. 138. EI2, article Bayān, p. 1149, col. a. 139. Cf. G.E von GRÜNEBAUM, Bayān, article cité ; D.E. KOULOUGHLI, « À propos de lafẓ et ma‘nā », B.E.O., XXXV (1985), p. 56-62. Consultons par ex. un manuel classique de rhétorique, le Talḫīs al-miftāḥ d’AL-QAZWĪNĪ : le bayān équivaut à la dalāla (l’acte de signifier) comme chez Ǧāḥiz ; pour le texte, cf.
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Chapitre VII métamorphose d’un concept puisque, chez ceux qui se donnent maintenant pour les spécialistes du ‘ilm al-bayān, le bayān devient exclusivement langagier. Or lorsque Šāfi‘ī fait allusion à la « science du bayān » 140, il s’agit là d’un savoir simplement auxiliaire de l’exégèse, le ‘ilm ahl al-luġa. Le ‘ilm al-bayān, si tant est que Šāfi‘ī avait songé à cette expression, aurait été, au regard de sa conception du bayān, la science du discours légal tout entier. Von Grünebaum situe le tournant de cette évolution durant le siècle d’Ibn al-Aṯīr (ob. 632/1234). Nous pensons qu’il est à mettre en rapport avec le fait que les réflexions sur l’i‘ǧāz coranique furent un facteur déterminant dans la constitution du ‘ilm al-balāġa. En effet, jusque dans la première moitié du Xe siècle environ, c’est à peine si l’on évoque, pour l’expliquer, quelque particularité stylistique propre au Livre révélé : les explications sur le thème de l’i‘ǧāz portent bien plus sur le sens du texte que sur sa forme 141. Relevons enfin, pour clore ce trop bref aperçu historique, que le bayān n’est pas non plus absent de la terminologie soufie, même primitive : il y désigne un mode de communication particulière entre Dieu et l’homme à une étape intermédiaire de l’ascension mystique : il accompagne la mukāšafa, et précède celle de la ma‘rifa pour Qušayrī 142 ou, chez Ǧunayd, de l’ittiṣāl, qui met l’homme en état de ḥayra (perplexité spirituelle) 143. Ḫarrāz (ob. 286/899) a composé un Kitāb al-kašf wa l-bayān 144. Il est à noter que Qušayrī était aussi un théologien 145. Cette indication s’accorde avec le lien à établir entre Šāfi‘ī et le courant ascétique primitif évoqué dans un précédent chapitre, lien dont on sait qu’il est aux origines du soufisme 146. Quant aux ahl al-kalām, ils ne font, à l’instar des grammairiens, aucun usage particulier du bayān en matière de théologie fondamentale ou légale (uṣūl al-dīn et uṣūl al-fiqh) 147. La démarche des uṣūlistes n’est pas dépourvue d’originalité, sans doute parce que leur science se constitua après la grammaire ou la lexicographie : tout en retenant le contenu général du bayān 148, ils s’efforcent d’en donner un sens technique qui faisait défaut à la Risāla ; mais, loin d’être unique, leur définition puise, selon l’auteur, à la
A. MEHREN, Die Rhetorik der Araber, Verlag O. Schwartz, Vienne, 1853, p. 6 du texte arabe. L’auteur traduit d’ailleurs (p. 53) ‘ilm al-bayān par Darstellungslehre (« doctrine de l’exposition »). 140. Risāla, § 208 sqq. 141. Cl. AUDEBERT, al-Ḫaṭṭābī et l’inimitabilité du Coran (I.F.D., Damas, 1982), p. 10-11 ; J. van ESS, TG, IV p. 607-609 ; Issa BOULLATA, « I‘ǧāz and Related Topics », in A. RIPPIN (éd.), Approaches, op. cit., p. 141. 142. R. HARTMANN, al-Ḳuschairîs Darstellung des Ṣufitums (Berlin, 1914), p. 72-73. 143. R. DELADRIÈRE, Junayd, Enseignement spirituel (Paris, 1983), p. 152. 144. Dans ses Rasā’il, éd. Qāsim al-Samarrā’ī, Bagdad, 1967. Cet ouvrage, qui analyse les rapports entre walāya et nubuwwa, dut être composé avant 285/898 (P. NWYIA, Exégèse coranique et langage mystique, op. cit., p. 237-242). 145. Sur son vocabulaire, cf. R.M. FRANK, « Two Short Dogmatic Works of al-Qushayrī, M.I.D.E.O., 15 (1982), p. 53-74, et 16 (1983), p. 59-94. 146. Cf. par ex. le chapitre « Early Sufis » in M.M. SHARIF, A History of Muslim Philosophy, Low Price Publications, Dehli, 19892, I, p. 310-346. 147. J. van ESS, Erkenntnislehre, op. cit., et TG, IV, aux index. 148. ‘Alā’ al-dīn AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār ‘an uṣūl al-Pazdāwī, I, éd. de Būlāq, s.d., p. 27, l. 1 : almurād min al-bayān hāhunā, iẓhār al-ma‘nā aw ẓuhūru-hu li-l-sāmi‘. Voir aussi infra la définition d’Abū l-Ḥusayn al-Baṣrī.
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Herméneutique II : Coran et Sunna science de la rhétorique, à la grammaire, voire à la logique. Voici comment Āmidī (ob. 631/1233) récapitule celles de ses devanciers : Bayān, he notes, is defined by Muslim jurisprudents in three very different ways. Some – Abū Bakr al-Ṣayrafī and other Shāfi‘īs – define it as a making known of something not previously known, and they explain that they mean by this a transferring of something from the sphere of obscurity (ishkāl) to the sphere of clarity (wuḍūḥ) and perspicuity (tajallī). Bayān, in this definition, becomes knowledge that occurs by means of an indicator (dalīl). Finally, a third opinion makes bayān synonymous with tabyīn. At least one jurisprudent, Abū ‘Abdallāh al-Baṣrī, defines bayān as the synonymous with dalīl so that the definition of the former is also the definition of the latter. This, says Āmidī, is the view of Ghazālī, Bāqillānī, and most other Ash‘arīs, as well as of most Mu‘tazilīs, including Jubbā’ī, Abū Hāshim, and Abu’ l-Husayn al-Baṣrī 149.
Cette triple définition se retrouve dans les lexiques techniques des sciences islamiques 150. Elle permet aux uṣūlistes, fidèles en cela à Šāfi‘ī, de penser l’ensemble de la Loi au moyen du bayān. Mieux, il apparaît que celui-ci occupe, contrairement à la grammaire, une place tout à fait centrale dans leur effort de systématisation. Mais il s’avère qu’ils en font, pour la plupart, un synonyme de tabyīn, c’est-à-dire l’élucidation du général ou de l’imprécis dans les textes. Les considérations théoriques sur le bayān ne figurent pas ordinairement, comme on pourrait s’y attendre, et contrairement à la Risāla, au début des traités d’uṣūl : elles entrent seulement dans le cadre de considérations sur le mubayyan, à la suite d’un chapitre sur le muǧmal, c’est-à-dire dans le volet sémantique des uṣūl al-fiqh. À vrai dire, Šāfi‘ī montrait déjà cette voie, puisque son bayān III, le donné prophétique, explicite le Coran, il est donc le bayān d’un bayān, un tabyīn. Tout passe comme si le bayān des uṣūlistes venait apporter un complément à la science de la rhétorique qui, en tant que ‘ilm al-ma‘ānī, comporte nécessairement, elle aussi, un volet sémantique. Ainsi, cette dernière ne traite pas de l’élucidation des sources par des moyens non linguistiques, question qui figure en revanche dans les ouvrages d’uṣūl al-fiqh 151. On s’explique aussi pourquoi les uṣūlistes débattent, de manière contradictoire, de l’appartenance ou non du nasḫ au bayān 152 : bien qu’il n’en soit pas question dans la Risāla, il n’est pas douteux que Šāfi‘ī aurait répondu par l’affirmative, puisque, entre autre rôles, la Sunna décide de l’abrogeant et de l’abrogé dans le Coran, elle fait donc partie du bayān III. En un sens, les théoriciens du fiqh firent une lecture personnelle du bayān šāfi‘ien. C’est qu’en effet Ǧa‘far al-Barmakī désignait par bayān l’acte de communiquer les ma‘ānī, indépendamment de leur élucidation ou clarté, et le fondateur avait appliqué cette définition au seul discours légal.
149. B.G. WEISS, The Search for God’s Law, Salt Lake City, 1992, p. 457-458. 150. Par ex. AL-TAHĀNAWĪ, Kašf muṣṭalaḥāt al-funūn (éd. H. Sprenger, Calcutta, 1862), I, p. 153. En revanche AL-ǦURǦANĪ (al-Ta‘rifāt, à ce terme) conserve le sens primitif tel qu’il est donné par les grammairiens ; le tabyīn, la levée de l’ambiguïté, n’est qu’un mode de bayān parmi d’autres. 151. La remarque vaut aussi pour un uṣuliste aussi atypique que le ẓāhirite Ibn Ḥazm : cf. R. ARNALDEZ, Grammaire et théologie, op. cit., p. 125. 152. Al-Ǧaṣṣāṣ répond par l’affirmative, mais al-Āmidī et al-Šīrāzī adoptent la position contraire (B.G. WEISS, The Search, op. cit., p. 459).
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Chapitre VII Repensé de manière originale par les uṣūlistes, le bayān présente une autre caractéristique majeure pour notre propos : il n’y a plus chez eux de distinction à établir, de ce point de vue, entre le sens littéral et le sens implicite d’une source inspirée, entre le bayān scripturaire et le discours légal du muǧtahid. Ils achèvent de rationaliser complètement un concept qui, chez Šāfi‘ī, n’était pas sans ambiguïté, sans parler de sa possible connotation mystique chez des ascètes comme Muḥāsibī ou Qušayrī. La tendance, nous l’avons notée, était déjà complètement réalisée, en dehors des uṣūlistes, chez un théoricien comme Abū l-Ḥusayn Isḥāq b. Ibrāhīm. Ces vues générales s’appliquent, à des degrés divers, à tous les autres auteurs que nous avons consultés, y compris les pionniers. Elles confirment que l’acte de naissance de leur discipline ne coïncide pas avec l’époque de Šāfi‘ī. Le terminus a quo est vraisemblablement à situer vers la fin du IIIe siècle ; nous avons vu plus haut que la date portée par l’“exemplaire” de la Risāla légué par le disciple n’y est sans doute pas étrangère. Notons du reste que le bayān de son maître, de ce point de vue, n’est lié à celui des théoriciens que par un fil bien ténu : il est tout au plus un précurseur de la science des uṣūl, sans être lui même à proprement parler, uṣūliste. Donnons maintenant un aperçu très sommaire de la ligne d’évolution, à partir de quelques noms représentatifs. C’est à Abū Bakr al-Ṣayrafī (ob. 330/941) – il est à noter que c’est un commentateur de la Risāla de Šāfi‘ī 153 – qu’on attribue la définition du bayān comme étant « ce qui fait passer la chose de l’état d’ambiguïté à celui de clarté évidente » 154. Son contemporain Ibn Surayǧ (ob. 306/918), autre illustre šāfi‘ite, se serait démarqué du fondateur par ses vues sur le qiyās et le bayān 155. Dans le premier ouvrage d’uṣūl alfiqh qui nous soit parvenu, celui du hanéfite Abū Bakr al-Ǧaṣṣāṣ (ob. 370/981), c’est encore par le détour de la rhétorique que se définit le bayān 156. Il contient une classification du bayān en cinq catégories dont quatre entreraient, en fait, dans le bayān III de Šāfi‘ī, le tabyīn, lato sensu 157. En revanche, le mu‘tazilite Abū l-Ḥusayn al-Baṣrī conserve au bayān sa définition primitive : il en fait un synonyme de dalāla, comme chez Ǧāḥiẓ. Appliquée au fiqh, la notion doit toutefois, selon lui, se réduire au qiyās et aux aḫbār. C’est recouvrir, certes, le champ du bayān šāfi‘ien, mais les explications qui développent cette définition portent sur le mubayyan, non sur le bayān 158. Quant
153. AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt al-šāfi‘iyya, op. cit., III, à ce nom. 154. D’après AL-ŠĪRĀZĪ (ob. 476/1083), Šarḥ al-lumā‘, éd. ‘Abd al-Maǧīd Turki, Beyrouth, 1988, I, p. 469 (§ 480). C’est donc la définition qu’avait adoptée al-Tahānawī. 155. M. BERNAND, « Bayān selon les uṣūliyyūn », article cité, p. 148. L’article, malheureusement inachevé, s’arrête à Šīrāzī. 156. Op. cit., p. 151 : « Aux yeux d’al-Ǧaṣṣāṣ comme de beaucoup d’auteurs šāfi‘ites d’ailleurs, le bayān est la mise en évidence du sens (d’un discours) et son élucidation par la suppression de tout ce qui peut y introduire de l’ambiguïté » (d’après AL-ǦAṢṢĀṢ, al-Fuṣūl fī l-uṣūl, éd. Našamī, Kuwayt (1985), II, p. 7). 157. Op. cit., p. 152. 158. Kitāb al-mu‘tamad fī uṣūl al-fiqh, éd. Muḥammad Ḥamidullah, I.F.D., Damas, 1963, I, p. 320, l. 11 sqq. : qad ḏakarnā anna l-bayān min-hu ‘āmm, wa huwa al-dalāla al-muṭlaqa, wa min-hu ḫāṣṣ wa huwa l-dalāla al-šar‘iyya ‘alā l-murād bi-adillat al-šar‘ [...] inna l-dalāla l-šar‘iyya fī-hi ḍarbāni : mustanbaṭa wa ġayr mustanbaṭa ; ammā l-mustanbaṭa ka-l-qiyās fa-lā iǧmāla fī-hā fa-yuqāla inna-hu yaḥtāǧu ilā bayān ; wa ammā l-dalāla ġayr al-mustanbaṭa, fa-hiya aqwāl wa af‘āl. L’auteur explique ensuite qu’un bayān peut être nécessaire dans cette seconde catégorie.
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Herméneutique II : Coran et Sunna à Ǧuwaynī, il ré-interprète Šāfi‘ī de manière caractéristique. Sa définition générale du bayān peut, il est vrai, être considérée comme coïncidant avec l’esprit du concept šāfi‘ien, puisqu’elle équivaut pour lui au dalīl, qu’il soit prophético-scripturaire (sam‘ī) ou rationnel (‘aqlī). Mais elle y introduit un classement en plusieurs niveaux selon leur force probante (marātib al-bayān), hiérarchie quasiment étrangère, nous l’avons vu, à la Risāla de Šāfi‘ī. Ainsi s’explique la démarche originale de l’imām al-ḥaramayn, qui « fort habilement, tout en se réclamant de la doctrine šāfi‘ienne, y substitue une théorie qui est la sienne propre. La théorie du bayān selon al-Ǧuwānī est comme le prolongement de sa théorie du burhān » 159. Ġazzālī montre lui aussi une tendance à harmoniser la conception ancienne et le respect qu’il doit à ses maîtres directs. Les trois définitions habituellement proposées – reproduites par Āmidī et citées plus haut – sont acceptées par lui comme valables, mais il marque sa préférence pour le sens primitif. S’il souligne, comme Ibn Qudāma 160, l’insuffisance de la définition du bayān qui limite celui-ci au tabyīn, il met lui aussi sur le même plan bayān rationnel et bayān divin, quoique le premier n’aboutisse qu’à une « présomption » : La définition la plus conforme à la langue et à l’usage des spécialistes est celle qu’a mentionnée le cadi [al-Bāqillānī]. On dit en effet d’une personne qui indique une chose à quelqu’un d’autre : « il lui en a fait part » ou « c’est une information de sa part, mais ce n’est pas clair ». Dieu a dit [en ce sens] : « Ceci est un message pour les hommes » (hāḏā bayānun li-l-nās) [Cor. III, 138]. Le Très-Haut entend par là le Coran [...]. Éclaircir l’ambigu n’est pas une condition du bayān, parce que les textes inspirés (nuṣūṣ) désignant les choses sont initialement du bayān, quand bien même, antérieurement, ils ne contenaient pas d’ambiguïté. Il est donc faux d’avoir défini le bayān comme « ce qui fait de faire sortir quelque chose du domaine de l’ambiguïté pour l’amener à celui de l’évidence ». Cette définition correspond à une [seule] sorte de bayān, l’élucidation de l’imprécis (muǧmal). Sache donc que tout ce qui, de la part du Législateur (al-šāri‘) 161, est signifiant (mufīd) – parole, acte, silence, manifestation de joie, dans la mesure où il y a là un indicateur [de la Loi, dalīl] 162, et que le sens implicite du propos (faḥwā l-kalām) 163 signale l’existence
159. M. BERNAND, « Bayān selon les uṣūliyyūn », article cité, p. 158. 160. IBN QUDĀMA, Rawḍat al-nāẓir, éd. Ša‘bān Ismā‘īl, Mu’assasat al-Rayyān, Beyrouth, 1998, I, p. 528-529. 161. Le contexte montre qu’il s’agit du Prophète, expression qu’il convient de prendre au figuré. Elle est aussi attestée chez les auteurs malikites : E. FAGNAN, Addition aux dictionnaires arabes, sous šāri‘ — Seul Dieu, à proprement parler, est le Législateur. Cf. B.G. WEISS, « Exotericism and Objectivity » article cité, p. 53-55 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 342 ; AL-ḪUḌARĪ, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 21. Le Prophète n’est en cette matière qu’un délégué : Risāla, § 905. 162. Traduction empruntée à B.G. Weiss qui constate que chez Āmidī le dalīl est lafẓī ou ‘aqlī, comme chez de nombreux auteurs classiques (The Search, op. cit., p. 150-153). 163. Faḥwā l-ḫiṭāb est une expression technique des uṣūlistes šāfi‘ites. Elle traduit le fait que le sens implicite d’un naṣṣ est étendu au-delà de ce qui est exprimé (dalālat al-manṭūq), sans être en contradiction avec lui (M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 132 ; QALʿAǦĪ/QUNAYBĪ, Mu‘ǧam lughat al-fuqahā’, Beyrouth, 1996, sous faḥwā ; M. BERNAND, « Controverses médiévales sur le dalīl al-ḫiṭāb », Arabica XXXIII (1986-1), p. 273).
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Chapitre VII de la raison d’être (‘illa) de la règle (ḥukm) –, tout cela est bayān, parce que l’ensemble indique une signification, même si certaines parties ne traduisent qu’une présomption (ġalabat al-ẓann). En effet, en tant que moyen de connaître l’obligation expresse à accomplir un acte, il y a là une analogie avec un texte révélé : c’est un indicateur, et donc du bayān. Tout ce qui n’apporte ni science [de ce genre] ni conjecture manifeste (ẓann ẓāhir) est de l’imprécis : loin d’être du bayān, il réclame au contraire du bayān 164.
De fait, la suite du texte montre que Ġazāli, comme Āmidī 165, parle du bayān soit comme un mubayyan, mais aussi plus généralement, en tant que simple communication d’un message 166. On pourrait en dire autant d’al-Šīrāzī (Abū Isḥāq Ibrāhīm, ob. 476/1083), où l’on retrouve, à côté d’une définition du bayān empruntée à la rhétorique – celle d’Abū Bakr al-Ṣayrafī – et d’un traitement classique du bayān comme tabyīn, le sens originel employé par le fondateur de l’école : C’est pourtant ailleurs, dans des remarques éparses de la Tabṣira et du Sharḥ al-luma‘, que l’on trouve les indications les plus précieuses et les mieux susceptibles d’éclairer la conception shîrâzienne du bayān. Là, surtout, où il affirme qu’appliquée [sic] au Prophète, le mot bayān a iẓhār et tablîgh pour synonyme, c’est-à-dire manifestation (dans le sens de rendre quelque chose matériellement manifeste) et, approximativement, communication et diffusion d’un message. Par exemple, dire de la Tradition prophétique qu’elle est bayān du pèlerinage (ḥajj) signifie, premièrement, que Muḥammad a transmis aux hommes le discours de Dieu relatif à l’obligation du pèlerinage » 167.
Nous arrêterons cette énumération à une figure originale et post-classique, celle de Muḥammad ‘Alī al-Šawkānī, autre šāfi‘ite notoire mort en 1250/1834. L’auteur tente d’unifier la conception šāfi‘ienne du bayān avec celle des uṣūlistes, démarche qui faisait défaut à ses prédécesseurs. Il aboutit à une division du bayān en cinq degrés, ceux-là mêmes, affirme-t-il, que Šāfi‘ī avait mentionnés au début de la Risāla. Il s’agit en réalité d’une réinterprétation toute personnelle, où la conception du fondateur subit l’attraction de la doctrine classique. Ces cinq degrés, réputés « inégalement » explicites, sont présentés de la manière suivante : – le premier, désigné comme « bayān d’affirmation » (bayān al-ta’kīd), comprend les nuṣūṣ coraniques qui ne nécessitent pas de ta’wīl : c’est donc le bayān I de la Risāla ; – le deuxième correspond aux significations coraniques comprises des seuls spécialistes ;
164. AL-ĠAZZĀLĪ, al-Mustaṣfā min ‘ilm uṣūl, I, p. 154 l. 2-14 (éd. Istiqāma, 1937) ; II, p. 38-39 (éd. Muḥammad al-Ašqar, Beyrouth, 1997). Pour la distinction entre muǧmal et muškil, cf. par ex. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 155-152 : muškil désigne l’ambiguïté d’un terme, muǧmal, un sens inhabituel dans un énoncé révélé. 165. B.G. WEISS, The Search, op. cit., p. 458 : « In spite of Āmidi’s not wishing to limit bayān to the function of making the obscure clear, it is clearly this function that is at the center of attention in the dialectic over the various issues related to bayān. For this reason, I shall in the following pages translate bayān as “elucidation” or “elucidator” ». 166. AL-ĠAZZĀLĪ, al-Mustaṣfā, op. cit., II, p. 227 (éd. al-Ašqar) : « [al-nadb] huwa min ḥayṯu anna-hu bayān, wāgib, li-anna-hu tablīġ li-l-šar‘ ». 167. É. CHAUMONT, « La problématique classique de l’Ijtihâd », article cité, p. 135.
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Herméneutique II : Coran et Sunna – le troisième comprend la Sunna qui élucide le muškil du Coran ; – le quatrième correspond exactement au bayān IV chez Šāfi‘ī ; c’est « la Sunna initiatrice » (al-sunna al-mubtadi’a), c’est-à-dire possédant l’initiative d’un bayān autonome ; – le cinquième, dit « bayān d’allusion » (bayān al-išāra), comprend tout ce que le qiyās tire du Coran et de la Sunna 168. Il ne coïncide qu’en partie avec le bayān V de Šāfi‘ī. Revenons à présent, après ce long mais nécessaire excursus dans l’histoire du bayān, au concept du fondateur. Définissant celui-ci comme manifestation des ma‘ānī, nous avons délibérément omis de traduire ce deuxième terme. C’est qu’en effet ma‘nā est hautement polysémique dans le corpus šāfi‘ien : outre son acception usuelle de signifié 169, il s’y greffe toute une série de valeurs : idée, disposition légale, catégorie légale, raison, trait distinctif... L’expression šāfi‘ienne caractéristique fī ma‘nā est tout aussi vague 170. Une telle ambiguïté ne peut s’expliquer, selon nous, que par la proximité de la valeur originelle, non technique : non pas encore une propriété intrinsèque et exclusive du lafẓ, son référent objectif et conventionnel, mais bien plutôt la disposition psychologique du locuteur, son intention à agir sur la relation particulière instaurée par la situation de communication ; bref, le vouloir du dire, non le seul vouloir dire, lequel, propre à la conscience de l’interlocuteur, demeure par nature caché à autrui 171. Cette bivalence du mot ma‘nā à toute époque, à la fois détermination sémantique et intentionnalité subjective vers un destinataire, est caractéristique en effet du langage des grammairiens et exégètes, milieu que côtoyait Šāfi‘ī 172. En revanche, notre auteur
168. Iršād al-fuḥūl, éd. Ša‘bān Ismā‘īl, op. cit., II, p. 501-502 ; éd. Dār al-Fikr, s. l. ni d., p. 172. 169. Usuelle dès la fin du IIe s. (C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar and Qur’anic Exegesis, op. cit., p. 98), dans les ouvrages de grammaire (par ex. le Kitāb de Sībawayhi ; cf. aussi G. TROUPEAU, Lexiqueindex, op. cit., p. 150, s.v.), ou d’exégèse (par ex. le Tafsīr d’al-Farrā’). De même le verbe ‘anā se rend parfois chez Sībawayhi (G. TROUPEAU, op. cit.) par « préoccuper » (≈ 20 occurrences), mais « signifier » est beaucoup plus fréquent (≈ 145 occurrences). 170. Idée ou disposition légale : Umm, I, p. 30, l. 20-21 (l’ordre des parties à abluer est dans l’ « idée » de celui des rites du ḥaǧǧ, c’est-à-dire qu’il doit être respecté sous peine d’annuler l’ablution) ; Umm, VII, p. 23, l. 20 ; V, p. 195, dernière l. (un verset a plus d’un ma‘nā) ; Risāla, § 1493 (« ce qui entre dans la disposition du permis est permis, et dans celle de l’interdit est interdit ») ; raison, d’où aussi ratio legis, cf. chapitre suivant ; c’est notamment le cas lorsque ma‘nā est accompagné d’une préposition : le plus souvent li, quelque fois bi ou min, ou ‘alā, (ex. : Risāla, § 929) ; Umm, II, p. 142, l. 4, notons la construction li-ma‘nā an ; catégorie : Umm, VI, p. 119, l. 20 (du point de vue de la dette de sang, la langue relève de la même catégorie que le nez : al-lisān fī ma‘nā l-anf) ; un exemple net dans la Risāla, § 204 : deux versets étrangers l’un à l’autre relèvent du même ma‘nā, à savoir ne concerner que la fraction d’une communauté, non sa totalité ; cf. aussi Risāla, § 931 ; Umm, V, p. 262, l. 22 ; trait distinctif : Umm, VI, p. 119, l. 22 [suite de la phrase précédente : « mais la langue est [aussi] différente du nez par plusieurs caractères (muḫālif li-l-anf fī ma‘ānin) ; Umm, V, p. 155, l. 27 ; Risāla, passim ; fī ma‘nā = « assimilable à » (Umm, II, p. 236, l. 17 ; V, 248 in fine ; Risāla, § 515). In Umm, II, p. 142, trois nuances différentes de ma‘nā figurent dans un alinéa de 5 lignes. 171. Cf. p. ex., pour une définition classique, AL-ǦĀḤIẒ, al-Bayān wa l-tabyīn, op. cit., I, p. 74 : alma‘ānī al-qā’ima fī ṣudūr al-nās [...] al-mutaḫaǧǧila fī nufūsi-him, al-muttaṣila bi-ḫawāṭiri-him [...] mastūra ḫafiyya [...] lā ya‘rifu l-insān ḍamīra ṣāḥibi-hi... ; Risāla § 221 : l’intention signifiante (al-qaṣd) du Législateur a un sens apparent (ẓāhir). Šāfi‘ī emploie aussi couramment arāda. 172. C.H.M. Versteegh (Arabic Grammar, op. cit., p. 97) observe que‘anā, dans les tafsīr-s primitifs, conserve cette valeur d’intention, et pas seulement celle de « signification ». D’autre part, dans ces mêmes sources, ma‘nā ne se rencontre qu’exceptionnellement : il n’est alors qu’un maṣdar de ‘anā et signifie
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Chapitre VII ne doit rien, sous ce rapport, au ma‘nā des mu‘tazilites. Ils font du terme un emploi technique très particulier qui, inexistant dans le corpus šāfi‘ien, pose du reste des problèmes de traduction 173. Il n’a guère reçu droit de cité en philosophie, où reparaît la valeur intentionnelle attachée au mot ma‘nā 174. Réciproquement, le bayān n’est pas une notion technique du kalām 175. La doctrine de Šāfi‘ī ne doit pas à cette discipline l’un de ses concepts fondamentaux. Nous avions déjà tirée cette conséquence de son itinéraire intellectuel. 3. Conclusions Nous disposons à présent des données nécessaires pour mener cette enquête sémantique à sa conclusion. Šāfi‘ī entend par bayān la communication des ma‘ānī du Législateur, la Révélation en tant que celle-ci manifeste le Vouloir divin concernant l’agir des créatures. La doctrine du Kitāb al-Umm découle d’une position théologique, elle s’annonce, au moins idéalement, comme annexée tout entière à la sphère du religieux. Bayān n’a chez l’auteur de la Risāla d’autre d’emploi technique que celui d’ap-
« visée ». Chez les mystiques, le ma‘nā des choses est saisi par le cœur, où se découvre « l’intention qui leur donne leur sens » (P. NWYIA, Exégèse coranique, op. cit., p. 143). — Pour les sens du mot ma‘nā chez les grammairiens, l’étude la plus riche est due à R.M. Franck (« Meanings are Spoken in Many Ways », Le Muséon 94 (1981), p. 259-319). Cet auteur discerne quatre sens pour ma‘nā : 1° L’intention du locuteur énonçant telle phrase. Ma‘nā est défini ainsi par al-Rummānī (Kitāb al-ḥudūd, op. cit., à ce terme ; cf. la citation supra, note 134, in fine) et de même Ibn Fāris (al-Ṣāḥibī, op. cit., p. 192 : al-ma‘nā = al-qaṣd wa l-murād). Déjà Ǧa‘far b. Yaḥyā al-Barmakī définissait le bayān comme «ce qui informe de votre ma‘nā, et dévoile votre dessein (maġzā) », où maġzā glose ma‘nā. (cf. supra, § I-2). On parle en ce sens des ma‘ānī l-kalām (R.M. FRANCK, « Meanings », article cité, p. 269 sqq.) : ce sont des grandes rubriques sémantiques ou grammaticales du discours : assertion, ordre, prohibition, interpellation, souhait etc., ainsi que le genre, les personnes, etc. D.E. Kouloughli (« À propos de lafẓ et ma‘nā », article cité, p. 46), observe qu’avant Ǧurǧānī, dans le couple lafẓ/ma‘nā, « le ma‘nā n’a pas, primitivement, la valeur de signification linguistique, mais renvoie à la catégorie psychologique de visée ». Bohas et Guillaume (G. BOHAS et J-P. GUILLAUME, Étude des théories des grammairiens arabes, I, Damas, I.F.D., 1984, p. 27) constatent que même chez les auteurs tardifs, « la traduction par “sens” doit être [...] purement et simplement rejetée. Considérons par ex. le ma‘nā de ḍaraba : verbe, passé. Il n’y a rien là de sémantique ». C’est pourquoi ces auteurs distinguent deux types de ma‘nā : « le ma‘nā-I est lié à la racine, il n’est autre que la charge sémantique commune à tous les mots dérivés d’une même racine », et le « ma‘nā-II qui est lié à la structure dont il vient d’être question. Le ma‘nā-II relève des grandes catégories des ma‘ānī l-kalām » ; 2° L’équivalent paraphrastique d’un énoncé ; 3° et 4°: le référent ou le contenu, le signifié conceptuel. — Une définition parallèle existe chez les grammairiens indiens primitifs (cf. J.A.O.R.S., 115-1 (1995), p. 66-96). L’importance de l’intention dans la signification est mise en valeur dans l’école pragmatique de la philosophie anglo-saxonne (Austin, Grille, Searle ; voir par ex., pour une première approche, P. MEYER (dir.), La philosophie anglo-saxonne, P.U.F., 1994, p. 368-386). 173. Introduit par Mu‘ammar b. ‘Abbād (ob. 215/830), le terme se rencontre couramment en kalām pour expliquer le problème philosophique du changement ; il désigne chez Mu‘ammar la raison d’être de l’accident, sans se confondre avec la ‘illa (cause) : le ma‘nā est intrinsèquement attaché aux choses ellesmêmes, il n’est pas une détermination venue du dehors. Mais il n’est pas une chose : cf. J. van ESS (TG, III, p. 76-77) qui le rend par le terme allemand « Moment » ; cf. aussi R.M. FRANCK, Beings and their Attributes, op. cit., p. 112 n. 3, pour une mise au point sur les différents équivalents. 174. H. DAIBER, Bibliography of Islamic Philosophy (Leyde, 1999), II, à ce terme, à propos d’Ibn Sīnā, Ibn Baǧǧa, Ibn Rušd. 175. Voir les principales études relatives au kalām primitif (travaux de Watt, Nader, van Ess, Franck, etc.), aux index.
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Herméneutique II : Coran et Sunna pliquer au Créateur l’idée particulière que Šāfi‘ī et ses contemporains se font de l’acte de communiquer. Le terme retenu traduit cette conviction théologale déjà signalée que la Parole divine s’est incarnée dans un langage humain. Il est moins aisé de comprendre pourquoi notre auteur a porté son choix sur un tel mot. Observons pour le moment que rechercher la visée de l’énoncé prophético-scripturaire, c’est remonter jusqu’à l’intention du Législateur 176. Or c’est ce qu’il importe précisément de connaître, s’agissant d’un discours légal, par définition normatif et orienté vers l’action. Il ne suffit pas à Šāfi‘ī de cerner le signifié élémentaire des mots ou des propositions, d’en faire leur analyse grammaticale, philologique ou sémantique : il lui faut, par un type d’exégèse appropriée, dégager la portée légale d’un énoncé : les conditions et les limites de son application, ses destinataires, son degré d’extension aux situations indéfiniment changeantes de la réalité. On le voit, ce terme de ma‘nā renvoie à tout le problème classique soulevé par l’interprétation en droit ; là toutefois s’arrête la convergence, puisque la différence avec un droit sécularisé, de type occidental, saute aux yeux. À preuve, cette formulation si fréquente, dans le corpus, lorsque Šāfi‘ī fait référence à tel ou tel verset ou hadith : « cela entre dans le ma‘nā (l’intention signifiante) du texte, de la norme » (yadḫul fī ma‘nā l-aṣl ou fī ma‘nā l-ḥukm). Šāfi‘ī en fait un usage aussi fréquent pour l’exégèse que pour l’analogie juridique stricto sensu ; or la définition classique de celle-ci chez les uṣūlistes ou chez les légistes consiste moins, comme on sait, à explorer toutes les virtualités d’une disposition légale qu’à en étendre le sens à des situations nouvelles. Sans nous attarder sur cette remarque, qui conduirait à analyser de plus près la notion de qiyās chez notre auteur, relevons simplement qu’elle revient à se demander si le ma‘nā, qu’il considère comme l’élément fondamental du qiyās, est véritablement la ratio legis des juristes. Constatons une fois encore que son vocabulaire a peine à ménager, dans sa doctrine, une place autonome pour le droit. D’autre part, l’enquête précédente aura montré que le bayān n’a d’importance que dans deux disciples arabo-islamiques, la rhétorique et les uṣūl al-fiqh, et que toutes deux exploitent, chacune à sa manière, la définition de Ǧa‘far b. Yaḥyā. Seuls les uṣūl al-fiqh conservent encore consciemment quelque chose de la notion primitive, telle qu’elle se lit chez Ǧāḥiz et Šāfi‘ī. Il convient à présent de s’interroger sur l’origine du bayān, et tenter de répondre à la question posée plus haut : notre auteur était-il fondé à subsumer sous ce vocable l’ensemble de la Loi ? Les deux questions ne sont pas du reste indépendantes : ayant enquêté sur la préhistoire du terme, nous serons à même de savoir si Šāfi‘ī en respecte ou détourne le sens.
176. Cf. la traduction du mot bayān par A. Othman dans sa thèse sur Šāfi‘ī (cf. bibliog.), p. 3 . « the explanation of God’s intentions ». — En complément, voici comment les auteurs hanéfites conçoivent le bayān : « … the question of authentic interpretation (bayān), that is the interpretation of one text by another. Most of the principles applicable to this matter have been considered in connexion with the question of interpretation of words and speech […] distinguished from the interpretation of the intention of the lawgiver… » ; « the function of interpretation is to discover the intention of a person, whether he be the lawgiver, or an expounder of the law, or any other person, either from his word or his conduct, which is called interpretation by necessity (bayān al-ḍarūra)… [and] to ascertain their intention with regard to what has been left unexpressed as a matter of necessary inference from the surrounding circumstances as furnishing an index to their mind » (ABDUR RAHIM, Muhammadan Jurisprudence, op. cit., p. 109, p. 78).
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Chapitre VII S’agissant de la première, on peut naturellement se demander, étant donné les présupposés du discours légal de Šāfi‘ī, si la notion figure explicitement dans les données scripturaires et prophétiques. En ce qui concerne l’Écriture, il s’avère que le texte du Coran contient trois occurrences du mot : – à la sourate III, 138 où Dieu, ayant rappelé le sort qu’Il réserve aux impies et aux élus, annonce qu’il y a là « un bayān pour les hommes, un guide et une exhortation adressée aux pieux ». À l’évidence, bayān est ici une révélation ayant trait à l’éthique religieuse ; confirmation en est donnée par les commentaires primitifs 177 ; – en LXXV, 19 où, à propos de la récitation du Livre par le Prophète, Dieu dit qu’il Lui en incombe le bayān. D’après Ṭabarī, certains Compagnons entendaient par là l’« explication » (tibyān) du Coran. Mais, pour d’autres, notamment Ibn ‘Abbās et Qatāda, ainsi que Muqātil, qui rapproche ce verset de Cor. LXXXVII, 14-15, le bayān est la communication du ḥalāl et du ḥarām, autrement dit la Loi éthico-religieuse 178 ; – en LV, 4, où Dieu, après l’avoir créé, « enseigna à l’homme le Coran », puis adjoignit le bayān. On comprenait ce mot à haute époque, d’après Ṯabarī, comme le langage ; mais le même commentateur marque sa préférence pour une autre interprétation qui d’ailleurs n’exclut pas la précédente : l’explication de toute chose portant sur l’ici-bas et l’au-delà, outre le ḥarām et le ḥalāl 179. Comme le remarque Blachère, il n’entre dans le bayān, à ce verset, aucune connotation rhétorique 180. Le bayān coranique comprend donc l’exposé par excellence, puisque issu directement du Créateur, de tout ce qui se rapporte à la religion nouvelle, et en particulier à ses commandements ; la loi que recherche Šāfi‘ī est ainsi, au moins pour une certaine lignée d’exégètes, inséparable d’un bayān divin qui est sa formulation particulière venue d’en haut. Cette analyse n’est pas incompatible avec l’analyse philologique du terme 181. Pour Muqātil, hudan signifie bayān, et il glose le verbe guider (hadā) par bayyana 182. Sous ce rapport Šāfi‘ī, en quête du ‘ilm al-aḥkām, hérite simplement de ses maîtres en tafsīr, qui l’identifient au bayān coranique. En outre, le verset LV, 4 laisse entendre que Dieu concède à l’homme une certaine initiative dans le bayān. Le Coran reconnaît donc deux bayān-s : l’un divin et l’autre humain. Or, cette distinction est précisément celle-là même que fait l’auteur de la Risāla à l’intérieur de la Loi, lorsqu’il introduit, dans le bayān V, deux niveaux, puis envisage deux sciences dans
177. Bayān min al-‘awā pour Qatāda, Ibn Isḥāq, Ša‘bī (AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, op. cit.) ; « explication, éclaircissement » pour Muqātil (Tafsīr) ; pour Ǧa‘far al-Ṣādiq, ce bayān n’apparaît tel (yatabayyanu) qu’à ceux qui ont la « lumière de la certitude » (P. NWIYA, « Le tafsīr mystique attribué à Ǧa‘far al-Ṣādiq », M.U.S.J. XLIII (1967), p. 181-229 ; nous le citons parce que, selon l’éditeur (p. 183), il date certainement du IIIe s. ; voir aussi du même auteur : Exégèse coranique et langage mystique, op. cit., p. 158. 178. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, op. cit., au verset ; MUQĀTIL, Tafsīr, op. cit., au verset. 179. Cette exégèse, réputée remonter à Qatāda, est rapportée suivant différentes versions dont : ‘allamahu bayān al-dunyā wa l-āḫira, bayyana ḥalāla-hu wa ḥarāma-hu, yaḥtaǧǧu bi-ḏālika ‘alā ḫalqi-hi. Pour Muqātil (Tafṣīr, op. cit., IV, p. 195) : ya‘nī bayān kulli šay’. 180. Trad. du Coran, 19662, note de la p. 567. 181. Cf. M. ZWETTLER, The Oral Tradition, op. cit., p. 186, n. 144 et p. 187 : bayān signifie en Cor. LXXV, 16-19, « clear or proper articulation », et en poésie ancienne, parfois, « linguistic articulateness », opposée à « inarticulateness ». 182. Al-Ašbāh wa l-naẓā’ir, op. cit., p. 89.
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Herméneutique II : Coran et Sunna le‘ilm al-aḥkām. La convergence ne s’arrête pas là : comme ce dernier, le bayān ressortit indissolublement au légal et à l’éthique. Le terme de bayān se justifie d’autant mieux que des mots comme šārī‘a, voire fiqh, ne désignent pas encore la Loi à l’époque où écrit Šāfi‘ī. Reste, à présent, à comprendre pourquoi il étend ce bayān au-delà de la Révélation coranique et à savoir s’il se contente de continuer la tradition reçue de ses maîtres. Le Coran là encore suggère déjà une réponse : il suffit d’y lire comment Dieu apporte aux hommes le bayān – à la fois explication et acte d’expliquer pour les commentateurs – autrement dit d’y parcourir les emplois du verbe bayyana 183. En effet, à une exception près, l’auteur est certes Allāh, mais les prophètes y sont également associés 184 ; en outre, le contenu de ces « explications » est celui-là même que des commentateurs, tel Qatāda ou Muqātil, prêtent au bayān coranique : l’édification éthico-religieuse des croyants. Maint verset légal est de ce fait un bayān venu de Dieu 185. Plus généralement, le bayān coranique apporte des éclaircissements que les hommes sont impuissants à connaître – notamment la solution de leurs points de désaccord – parce que celle-ci relève de la science et de la sagesse divines 186. Enfin, le bayān porte aussi sur les āyāt communiqués par Dieu. Or l’on sait que le mot āya est polysémique : c’est à la fois une unité quelconque de révélation, un récit relatif aux prophètes antérieurs à Muḥammad, un miracle opéré par eux, mais aussi, plus simplement, un phénomène naturel de la création 187. Chacune de ces acceptions peut faire, dans le Coran, l’objet d’un bayān, il n’est donc pas surprenant que ce dernier englobe des āyāt à caractère légal 188 ; c’est à la dernière catégorie que Ǧāḥiẓ et Šāfi‘ī font allusion lorsqu’ils évoquent le bayān de la Création tout entière 189. En d’autres termes, il est artificiel, dans l’esprit du Coran, de
183. La racine b-y-n, l’une des plus riches de l’Écriture, y apparaît sous de multiples dérivés. On notera que des termes comme bayyin, mubīn, mustabīn... comportent eux aussi l’idée du bayān défini plus haut, outre celle d’évidence. Là est sans doute à rechercher l’origine de la “contamination” du bayān par son acception rhétorique et dérivée. Le verbe bayyana figure trente-cinq fois dans le Coran. Que ces occurrences soient l’explication de Cor. VI, 138, c’est-à-dire du bayān dans son sens général, c’est ce que déclare expressément le mystique Abū Naṣr AL-SARRĀǦ (Kitāb al-luma‘ fī l-taṣawwuf, éd. R. Nicholson, Leyden, Brill, et Londres, Luzac, 1914, p. 131, l. 2 sqq.). 184. Pour les prophètes, cf. Cor. V, 15, 19 ; XIV, 4 ; XLIII, 63 ; XVI, 44. Ils ont la prérogative, en outre, d’apporter un bayān divin particulier, destiné à authentifier leur mission, « les preuves manifestes » (bayyināt) : cf. par ex. P. ANTES, Prophetenwunder in der Aš‘arīya bis al-Ġazālī, D. Robischon, Freiburg, 1970, p. 18 n. 6, qui note toutefois, qu’ils ne peuvent produire celles-ci par eux-mêmes (W.M. WATT, Bell’s Introduction to the Qurʿān, Ediinburgh University Press, Edimbourg, 1970, p. 124-125). L’argument est repris par Šāfi‘ī qui parle, à cette occasion, de « signes » (a‘lām, dalā’il : BAYHAQĪ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., I, p. 32). 185. Cf. par ex. Cor. V, 26 (aḥkām relatifs au mariage) ; IV, 176 (relatifs aux successions) ; II, 230 (relatifs au divorce). 186. Cor. II, 68-70 ; III, 187 ; XXII, 5 ; V, 15, 19 ; XVI, 39 ; XLIII, 63. 187. W.M. WATT, Bell’s Introduction, op. cit., p. 120, sqq. 188. Voir par ex. II, 187 (jeûne) ; II, 219 (vin et maysir) ; II, 221 (mariage) ; II, 242 (successions) ; V, 89 (serments) ; XXIV, 58-61. On notera la formule récurrente de tels versets : ka-ḏālika yubayyinu llāhu āyātihi. 189. « There are two chief types of mutual ‘understanding’ between God and man. One is linguistic or verbal, that is, through the use of a human language common to both parties, and the other is non-verbal, that is, through the use of ‘natural signs’ on the part of God and gestures and bodily movements on the part of man. In both cases, quite naturally the initiative is taken by God Himself, the human side of the phenomenon
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Chapitre VII séparer la Révélation de la Création : celle-ci est une autre parole divine, certes muette mais qui, en tant que signe, « points beyond itself to its Author [...] the parallel (or even the identity) between the revelation of the Qur’ān and the creation has been pointed out by several medieval Muslim authors who have noted the numerous passages in which the revelation of the Qur’ān and the creation of nature are coupled » 190. Par bayān, le Coran désigne ce langage divin qu’il soit verbal ou non : le mot traduit cette conception élargie que le Coran se fait de la révélation 191 ; mais il est aussi, pour les commentateurs, le langage humain. Nous voici donc en présence de toutes les composantes du bayān énumérées par les auteurs du IIe siècle : la communication par différents moyens, linguistiques ou non, le langage de la Création, le discours scripturaire, le message des prophètes 192, et notamment la Loi éthico-religieuse. Dans le Hadith, rien n’infirme cette conclusion 193. C’est donc au Coran qu’il faut remonter pour trouver l’origine du bayān chez les contemporains de Šāfi‘ī. Quant à l’auteur de la Risāla, il constate que le terme coranique exprime déjà, à lui seul, la Loi divine et la plupart des distinctions que lui-même y établit. Sa seule originalité aura sans doute été de créer une catégorie spéciale, le bayān III, qui unit le bayān coranique et le bayān prophétique.
being basically a matter of ‘response’ to the initiative displayed by God [...] On this basic level, there is no essential difference between linguistic and non-linguistic signs ; both types are equally divine âyah. Revelation (waḥy) which is the typical form of communication from God to man by means of language, is in this sense only a partial phenomenon comprised with several others under the wider concept of God-man communication. This is why the Koran actually calls the revealed words âyât without distinguishing them from other ‘signs’ of a non-linguistic nature that are also called âyât [...] At this depth of understanding, a natural phenomenon is no longer a natural phenomenon ; it is a ‘sign’ or ‘symbol’ – âyah as the Koran calls it. And this something beyond to which all the so-called natural phenomena point as ‘signs’ is, in the Koranic conception, God Himself, or more precisely, this or that aspect of God such as His Benevolence, His Power, His Sovereignty, His Justice, etc. ». (T. IZUTSU, God and Man in the Koran, op. cit., p. 133-134). 190. F. RAHMAN, Major Themes of the Qur’ān, Minneapolis, 1980, p. 70-71. Le thème est abondamment commenté par K. CRAGG, The Mind of the Qur’ān, Chapters in Reflexion, Londres, Allen and Unwin, 1973, p. 146-162 (chapitre : « The sacramental earth »). 191. Weiss (The Search, op. cit., p. 157) en arrive à cette conclusion que la révélation est un processus « whereby eternal meanings latent within the being of God become manifest within the created order » ; il la distingue du waḥy, qui est « the experience of being under the tutelage of the Angel ». 192. Le langage humain étant donc identique, en tant qu’instrument de communication, au langage divin, il en résulte implicitement le cadre philosophique dans lequel les grammairiens arabes élaborent leurs explications : cf. G. WEIL, Die grammatischen Schulen von Kûfa und Baṣra, Brill, Leyde, 1913), p. 7, 23) ; ou encore H. FLEISCH, Traité de philologie arabe, I, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1961, chapitre 1 (qui ne fait que suivre et résumer l’exposé de Weil). 193. Voici un sondage préliminaire : Ibn Šihāb al-Zuhrī rapporte que, dans une lettre adressée par le Prophète à ‘Amr b. Ḥazm, alors en fonction dans le Naǧrān, ce Compagnon fut exhorté à respecter les engagements conclus et à fixer les tarifs de la zakāt et de la diya. Le texte ajoute que c’est un bayān de Dieu et son Prophète (AL-NASĀ’Ī, al-Sunan, éd. ‘A.F. Abū Ġudda, Beyrouth, 19883, t. VIII, p. 59). Dans un autre hadith, ‘Umar I élève à Dieu en ces termes une supplication à propos de l’interdiction du vin : Allāhumma bayyin la-nā fī l-ḫamr bayānan šāfiyan avant que n’interviennent les révélations adéquates (op. cit., VIII, p. 286). Le bayān, dans le Hadith est donc à la fois révélation de la Loi, venue de Dieu ou du Prophète, et explication de celle-ci. Āya fait aussi référence, dans le Hadith, à des phénomènes naturels, telles les éclipses solaires (par ex. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 528, l. 9-10). D’autre part, il existe des traditions qui font écho à des versets coraniques, cf. A.J. WENSINCK, Handbook, op. cit., sous « Sunna » ; dans d’autres, ce sont les Compagnons qui commentent les versets à l’aide de propos prophétiques.
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Herméneutique II : Coran et Sunna Une telle démarche démontre, une fois encore, que l’effort de penser le fiqh à l’aide de catégories générales et abstraites, de l’élever à une science autonome, naît chez notre auteur d’une profonde méditation coranique. Le bayān tel que le conçoit le début de la Risāla trouve ses linéaments dans le Coran, où déjà il désigne la Loi de manière globale. Šāfi‘ī l’enrichit des données et de la réflexion qu’apportent plusieurs générations de spécialistes du ‘ilm au sens vu précédemment, notamment les exégètes et les traditionnistes. C’est encore de l’Écriture qu’il tire l’idée d’un discours légal à deux dimensions : divine/humaine, ou encore révélée/rationnelle. Or la Loi doit rester une et divine en son essence, comme l’y invite le texte coranique lui-même : pour résoudre cette apparente contradiction, outre le fait que la Révélation, dans son cadre nécessairement limité, ne peut avoir tout dit explicitement ab initio, Šāfi‘ī est amené à concéder une certaine autonomie au bayān rationnel pour peu que celui-ci prenne appui sur les niveaux supérieurs. Il établit ainsi à l’intérieur du bayān éthico-légal une hiérarchie qui, observons-le, évoque assez bien – sans toutefois s’y superposer exactement – les deux niveaux dans la science légale dont il a été question au chapitre précédent : le bayān V ne peut être dégagé que par les spécialistes, il relève donc de la « seconde science » ; quant à la « première science », elle est apportée par les quatre premiers bayān-s. Cette correspondance n’est en fait qu’approximative : comme on peut s’en douter, les divergences peuvent apparaître dès le bayān II, puisque celui-ci est déjà ouvert à l’interprétation et qu’en conséquence le territoire de la raison individuelle, et non plus consensuelle, comme au premier niveau, ne se limite pas au cinquième et dernier bayān. Les distinctions que Šāfi‘ī trace à l’intérieur du bayān montrent, d’autre part, qu’il s’efforce de subordonner tout le champ de l’éthico-légal à celui de la Révélation. Ce concept, auquel il assigne une fonction proprement structurante, il importe à présent de le tester à l’intérieur de sa casuistique, de vérifier s’il y est effectivement mis en œuvre, de constater de quelle manière et à quel degré il s’y trouve appliqué, et tout spécialement d’en mesurer la portée opératoire : en un mot, de juger de la fidélité du Kitāb al-Umm au programme-manifeste qui ouvre la Risāla. II. Bayān et fiqh chez Šāfi‘ī 1. Le degré d’application du bayān dans le corpus La théorie šāfi‘ienne du bayān que nous venons d’analyser est placée par l’auteur de la Risāla – Šāfi‘ī lui-même ou, plus vraisemblablement, son disciple Rabī‘ – au seuil de l’ouvrage. Cette disposition n’est pas fortuite, elle laisse entendre que le bayān organise la casuistique du maître. Mais c’est à la lecture du Kitāb al-Umm que le concept apparaît peu à peu comme un fil d’Ariane dans le dédale apparent de ses furū‘, qu’il est une idée directrice unifiant et structurant cette énorme somme. Ainsi, il s’avère que la Risāla et le Kitāb al-Umm se correspondent étroitement, et qu’il convient, en conséquence, de reposer la question de l’authenticité de la Risāla sur une base nouvelle, ou mieux de la considérer comme secondaire. Une première mise en œuvre de l’intuition maîtresse consiste en ce que Šāfi‘ī aborde la totalité du fiqh par la perspective coranique, conformément à la définition 367
Chapitre VII du bayān I. Mais les autres catégories du bayān ne font pas non plus défaut dans le Kitāb al-Umm. Le plus remarquable est qu’elles y apparaissent dans un ordre qui n’est pas quelconque. Cet agencement interne est hautement significatif de sa doctrine et nous serons amené à y revenir, notamment au niveau du détail de la casuistique. On lira ci-dessous, pour le moment, comment chaque grande section du Kitāb al-Umm s’organise, dès son propos préliminaire, autour du concept de bayān. Cette brève analyse donnera une idée suffisante – mieux que ne le feraient quelques extraits glanés au hasard – de son degré d’application dans le corpus. Elle nous introduit dans l’esprit de son fiqh, que Šāfi‘ī envisage essentiellement, comme il a été pressenti plus haut, dans le cadre du bayān. Elle nous invite à le comparer avec l’effort de ses rivaux. Elle appelle aussi à remettre en cause le jugement convenu selon lequel il serait le premier des uṣūliyyūn. Nous préférons penser qu’après lui la théorie des uṣūl connaîtra un déplacement de son champ d’intérêt : les différentes articulations possibles entre le Coran et la Sunna ne seront plus remises en question ; l’accent sera dorénavant porté, non sur ce cadre consensuel, mais sur des considérations ayant trait notamment à l’analogie, à l’herméneutique, au conflit mutuel des sources, à l’autonomie de la raison, aux finalités de la Loi, etc., toutes questions qui, à peine effleurées par Šāfi‘ī, n’entraient pas dans ses préoccupations. Une des conséquences immédiates de cette démarche bayānī est que le Coran et la Sunna, pour Šāfi‘ī, ne sauraient jamais se contredire. Le principe est répété çà et là dans le corpus 194, notamment les passages-disputationes. Il s’exprime de diverses façons : par des formules telles que « la Sunna suit le Coran » (taba‘ li-l-Qur’ān)» ; par l’impossibilité pour le Prophète de désobéir à Dieu ; ou encore par la répugnance chez Šāfi‘ī à faire abroger le Coran par la Sunna et réciproquement. Il n’est guère de démonstration qui le justifie : nous le considérons en conséquence comme le versant pratique d’un postulat théologique, l’attitude qu’il adopte envers le Prophète. Dans cette hypothèse, cette conséquence peut aussi être regardée comme un principe qui serait à l’origine de son concept de bayān. Il n’est donc pas surprenant de le trouver formulé par les ahl al-ḥadīṯ 195. Il apparaît une fois encore que le rôle déterminant prêté à Šāfi‘ī dans la création du ‘ilm al-uṣūl ne rend guère justice à ses maîtres. Il serait plus exact de lui reconnaître, pour seule originalité, le mérite d’avoir donné toute sa mesure, sur le plan légal, à une démarche méthodologique déjà présente chez certains contemporains exégètes ou traditionnistes. Kitāb al-ṭahāra (Umm, I, p. 3-57). Cf. l’aperçu donné au chapitre précédent : il présente une illustration des différents modes du bayān. Kitāb al-ḥayḍ (Umm, I, p. 58-60). (§ 1 : i‘tizāl al-raǧul mra’ata-hu ḥā’iḍan...) : Šāfi‘ī cite Cor. II, 222 et paraphrase simplement le ẓāhir du verset : « Dieu a communiqué (abāna) – il précise p. 59, à la dernière ligne, que c’est là Son ḥukm – que la femme en période de règles (ḥayḍ) n’est plus pure ; Il a exigé de ne pas l’approcher tant que son état d’impureté n’a pas cessé (ḥattā
194. Risāla, § 293, § 335, § 419, § 480, § 455, § 629, § 537, § 570, § 1614, etc. ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 531 ; pour les controverses, cf. notamment celle relative à « l’appelant et au défendeur » (al-mudda‘ī wa l-mudda‘ā ‘alayhi, Umm, VII, p. 12-34), qui réaffirme de nombreuses positions de la Risāla. 195. A.S. HALKIN, « The Ḥashwiyya », article cité, p. 20.
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Herméneutique II : Coran et Sunna taṭhur) et qu’elle ne s’est pas purifiée (taṭahharat) avec de l’eau, une fois l’impureté disparue (iḏā ṭaharat), étant alors autorisée à prier [de nouveau]... ». Le ḥayḍ interdit donc le commerce sexuel (l. 2-3, p. 59). Le verset est clair en soi, il ne nécessite rien d’autre pour sa compréhension, il s’agit donc ici d’un bayān I. Or, déclare Šāfi‘ī, la Sunna ajoute que la femme atteinte de métrorrhagie (istiḥāḍa) est autorisée à prier. D’où l’implication (dalla) : l’homme peut cohabiter avec elle. Dans cet exemple de bayān V, Šāfi‘ī donne explicitement les deux termes du syllogisme : l’un est dans le Coran, l’autre dans la Sunna. § 2 (mā yaḥrum an yu’tā min al-ḥā’iḍ) : Šāfi‘ī exploite à présent la suite du même verset. L’interprétation précédente est validée par un exégète. Mais cette révélation comporte une ambiguïté (iḥtimāl) : faut-il éviter le contact de la totalité du corps féminin ou seulement d’une partie ? Puisque la Sunna prophétique est en mesure de répondre, c’est un cas de bayān III. Ce thème est repris bien plus loin, au Kitāb al-nikāḥ (Umm, V, p. 181-182). Le corpus est donc issu de fragments conservés par plus d’un disciple ; en outre, il porte la marque d’un enseignement oral puisque, à l’alinéa suivant (bāb tark al-ḥā’iḍ al-ṣalāt), c’est cette fois le thème du § 1 qui est repris. L’intérêt du passage est surtout de montrer que la précédente paraphrase de Cor. II, 222, au § 1, ajoutait au ẓāhir du Coran quelque chose qui n’y figurait pas, à savoir : takūnu mimman taḥillu la-hā al-ṣalāt ; on apprend maintenant que Šāfi‘ī l’infère d’un hadith où le Prophète a interdit à ‘Ā’iša d’effectuer une circumambulation rituelle de la Ka‘ba. Voilà qui explique que l’implicite du Coran – l’interdiction faite à la femme en règles de prier – se trouve confortée par la Sunna prophétique : wa dallat sunnat rasūl Allāh ‘alā bayān ma dalla ‘alayhi kitāb Allāh min an la yuṣalliya al-ḥa’iḍ. (p. 58, l. 17-18). On notera que cette interdiction est une dalāla, la paraphrase du Coran ayant plus haut été introduite par abāna. Il est intéressant de constater que Šāfi‘ī laisse entendre que c’est un cas de bayān II alors qu’on serait tenté de la qualifier d’analogie, donc de la considérer comme relevant d’un bayān V. Mais celui-ci rendrait légitime une contestation de ladite solution, ce que Šāfi‘ī se refuse à envisager : peut-être respecte-t-il ici un usage local, un consensus, les leçons de ses maîtres… Quoi qu’il en soit, il en déduit (bayān III) que le terme coranique (aḏā) désigne la rupture périodique, non réparable avant la fin de la menstruation, de la pureté féminine (l. 15-16 : lā muddata li-ṭahārat al-hā’iḍ illā ḏahāb al-ḥayḍ). À l’alinéa suivant (bāb an lā taqḍiya l-ṣalāta l-ḥā’iḍ), Šāfi‘ī donne un exemple d’istidlāl purement rationnel (donc de bayān V, fondé sur le ma‘qūl) ; il est possible de démontrer que la femme ḥā’iḍ n’a pas à effectuer après coup (qaḍā’) les prières manquées par suite de son impureté. Parmi les dalā’il probants, il cite le suivant : le farḍ coranique cesse pour elle dans un tel état, contrairement à celui qui, en possession de sa lucidité (‘āqil) le néglige (‘āsiyan bi-tarki-hā). Il en va de même, a fortiori, pour le dément (ma‘tūh), tant qu’il reste privé de sa lucidité (lā yufīqu), ou l’évanoui : ([hum] akṯaru min ḥāl al-ḥā’iḍ min anna-hum lā ya‘qilūn wa fī anna l-farā’iḍa ʿan-hum zā’ila). Après ce qui nous apparaît plutôt, une fois encore, comme une analogie – remarquons que Šāfi‘ī ne prononce pas le mot de qiyās –, il ajoute ce qui est pour lui une autre dalāla implicite : l’absence de contestation de la règle (lā a‘lam fī-hi muḫālifan, p. 60, l. 3), et donc un iǧmā‘ dont il ne précise pas l’étendue. Kitāb al-ṣalāt (Umm, I, p. 68 l. 12 sqq.). Šāfi‘ī ouvre cette section en citant Cor. IV, 103, qui prescrit, de manière tout à fait générale, que la prière doit s’effectuer à heures fixes (mawqūtan) puis Cor. XCVIII, 5, encore plus général, pour montrer, ainsi que d’« autres versets » non précisés, que la ṣalāt est un farḍ. Ce cas de bayān I illustre aussi comment le Coran extra-légal
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Chapitre VII contribue fondamentalement au ‘ilm al-aḥkām selon Šāfi‘ī. À quoi s’ajoute l’obligation d’observer cinq prières quotidiennes, bayān III apporté par la Sunna. Il est remarquable que l’alinéa suivant (bāb awwali mā faraḍat al-ṣalāt : « ce qui fut imposé initialement dans les prières ») a un caractère également général et théorique – par lequel doit débuter tout exposé sur la prière – puisqu’il traite de la manière dont, au cours de la Révélation, le devoir canonique s’est fixé dans la forme qu’on lui connaît. Encadré par deux alinéas qui relèvent du bayān, ce développement sur le naṣḫ montre que le principe d’abrogation en fait partie lui aussi. Šāfi‘ī ne le décrète pas lui-même : il tient l’explication d’un savant non nommé, mais jugé digne de foi (l. 16 : sami‘tu man aṯiqu bi-ḫabari-hi wa ‘ilmi-hi). En deux endroits se lit un témoignage de la piété personnelle de Šāfi‘ī et de l’esprit qui guide son fiqh. Ils révèlent en outre le sens réel de l’abrogation : bien que Cor. LXXIII, 20 ait été abrogé, Šāfi‘ī déclare qu’il « préfère que personne n’abandonne la récitation nocturne du Coran, autant que faire se peut (uḥibbu an lā yada‘a aḥadun al-yaqra’a mā tayassara ‘alay-hi min laylati-hi..., l. 20) » ; puis à propos des prières surérogatoires (li-l-taṭawwu‘), il en mentionne deux (ṣalāt al-tahaǧǧud, les deux rak‘a-s supplémentaires de l’aube) qu’il « n’autorise à aucun musulman de négliger, même si elles ne sont pas obligatoires » (p. 69, l. 1-2 : lā uraḫḫiṣu li-muslim fī tarki wāḥidin min-humā, wa in lam ūǧib-hā ‘alayhi). Šāfi‘ī quitte à l’évidence le terrain du minimum légal pour donner sa lecture éthique de la tradition. Si Šāfi‘ī tire déjà les cinq prières coraniques du Coran (p. 68, l. 23-24), il ajoute que « le bayān s’en trouve dans la sunna que j’ai déjà exposée » (c’est-à-dire le hadith prophétique du § 1) ; on constate ici une continuité naturelle dans l’exposé, ce qui exclut, nous l’avons dit, une reconstitution artificielle de l’enseignement de Šāfi‘ī mis bout à bout. L’alinéa suivant évoque la Risāla comme en écho (p. 69, l. 4-5, à comparer à Risāla, § 57, § 490) : aḥkama Allāhu farḍ al-ṣalāt fī kitābi-hi fa-bayyana ‘alā lisāni nabiyyi-hi ‘adada-hā ; la ligne suivante déclare, exactement comme la Risāla (§ 964) que cette sunna a été transmise par la masse des musulmans, de génération en génération (= la « première science ») ; il n’est donc point besoin de traditions spéciales (ḥadīṯ al-ḫāṣṣa) – celles de la « seconde science » –, bien que leur explication soit amenée ultérieurement (hiya mubayyana fī abwābi-hā (l. 6) ; mufarraqan fī mawāḍi‘i-hi (l. 9). À moins d’être une addition de copiste, il y a renvoi à d’autres parties de ce qui ne peut être, fondamentalement, qu’un écrit. Kitāb al-zakāt (Umm, II, p. 3). Šāfi‘ī commence, ici encore, par citer des versets coraniques généraux, sans s’astreindre à citer tous ceux qui prescrivent la zakāt. Cette omission, s’agissant d’un traité qui passe pour un exposé complet de sa discipline, est d’autant plus révélatrice de la démarche du fondateur que les versets cités sont précisément ceux qui stigmatisent l’avarice. Ce bayān I n’est pas précisément légal, il le devient grâce à l’explication qu’en donne le Prophète, qui légifère ainsi dans l’esprit du Coran (bayān-s II et III). L’Envoyé de Dieu ne fait en effet que rappeler le verset en évoquant le châtiment des damnés qui auront désobéi à la Révélation (cf. ci-après, § 3, passage commenté à propos du taḫṣīṣ). Šāfi‘ī commente : « Dieu a communiqué (abāna) [...] sur quel type de biens la zakāt est imposable » (l. 21) : cas de bayān III. La fin de l’alinéa fait référence au bayān IV. Kitāb al-ḥaǧǧ (Umm, II, p. 109-110). Šāfi‘ī se contente, une fois de plus, de ne mentionner qu’un faible nombre des versets relatifs au pèlerinage : seul le principe d’éthique religieuse lui suffit, à savoir qu’il s’impose (bayān I : fī-hā bayān farḍ al-ḥaǧǧ). Suit le sabab nuzūl de Cor. III, 85-87, rapporté de son grand maître mecquois Sufyān b. ‘Uyayna, par la chaîne des tradi-
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Herméneutique II : Coran et Sunna tionnistes-exégètes de cette cité, l’école d’Ibn Abī Naǧīḥ, ‘Ikrima et Muǧāhid : le ḥaǧǧ est bien un farḍ, puisque le rejeter est un signe de mécréance ; la tradition prophétique est ici un bayān II. Šāfi‘ī s’engage ensuite dans une discussion détaillée sur la capacité légale à assumer cette responsabilité, étudiée dans un chapitre précédent. Il déclare, nous l’avons vu, que la réponse à cette question (relevant donc du bayān V) s’obtient par istidlāl bi-l-kitāb wa l-sunna (p. 109, l. 18). Citant le hadith où le Prophète autorise le fils de ‘Umar à combattre à la bataille du Fossé, Šāfi‘ī commente (l. 24) : wa rasūl Allāh al-mubayyin ‘an Allāh mā anzala-hu ǧumalan min irādati-hi, où se reconnaît, dans les termes mêmes de la Risāla, le principe herméneutique qui nous a occupé jusqu’ici. Suivent d’autres cas relevant encore de l’iǧtihād du bayān V : quid du jeune homme qui accomplit son pèlerinage avant d’atteindre 15 ans, puis s’en acquitte à nouveau ? Šāfi‘ī répond que la réponse se trouve « dans le ma‘nā [à traduire ici par disposition légale] du fidèle qui prie avant l’heure canonique » (p. 110, l. 11-12). Šāfi‘ī parle ici comme dans le cas d’un qiyās-ma‘nā, mais il ne s’agit pas d’une analogie juridique stricto sensu et le sens de ratio legis ne convient pas, dans cette phrase, pour ma‘nā, alors que la Risāla pourrait suggérer la conclusion contraire (Risāla, § 1334). On serait tenté d’y voir, plutôt qu’une analogie, le dégagement d’un principe général de sa science légale. Une double conclusion s’impose : qiyās et ma‘nā ont un sens élastique chez Šāfi‘ī ; si le ma‘nā de la ṣalāt, notamment, contient virtuellement une règle valable pour d’autres impératifs religieux, c’est qu’il traduit l’intention latente (bāṭin) du Législateur ; d’autre part rien n’empêcherait de considérer un tel qiyās comme un qiyās šabah, pour reprendre la terminologie de Šāfi‘ī dans la Risāla, les situations étant trop dissemblables. Nous constatons aussi que l’istidlāl/iǧtihād permet à Šāfi‘ī de remonter à l’esprit de la Loi. La suite de l’alinéa comporte d’autres exemples entrant dans le bayān V : le pèlerinage d’un non musulman (kāfir) avant sa conversion, de l’esclave dépourvu d’argent ; là encore par istidlāl, Šāfi‘ī déduit un principe général : l’esclave ne possède rien, donc il n’est pas obligé au ḥaǧǧ qui suppose, d’après les indications coraniques, un minimum de propriété. Il s’agit cette fois, pour reprendre le langage du fondateur, d’un istidlāl bi-l-ma‘qūl. Remarquons que Šāfi‘ī ne cite à ce sujet aucune donnée traditionnelle, comme si l’implicite du Coran suffisait à y suppléer. Kitāb al-buyū‘ (Umm, III, p. 3). Šāfi‘ī fixe dans cette page introductive le cadre éthique qui doit régir les transactions commerciales en puisant dans deux références coraniques : Cor. IV, 29 qui prohibe tout accaparement illicite et prescrit la forme régulière des échanges commerciaux, à savoir le consentement mutuel ; puis Cor. II, 275 qui autorise la vente, mais interdit l’usure. Ce dernier verset laisse toutefois une ambiguïté quant à la signification légale de la vente (l. 5, fa-ḥtamala iḥlāl Allāh – ‘azza wa ǧalla – al-bay‘a ma‘nayayni) : Dieu autorise-t-Il toute espèce de vente régulière ou a-t-Il implicitement exclu, en Cor. II, 275, celles, non mentionnées dans la Révélation, que le Prophète a interdites, auquel cas l’autorisation coranique perdrait son caractère général ? Bien que la première interprétation soit le sens le plus apparent (aẓhara l-ma‘ānī), Šāfi‘ī opte pour la seconde, preuve que le bāṭin est le sens réel, quoique latent, qui doit s’y substituer. Ce taḫṣīṣ, Šāfi‘ī l’obtient par istidlāl à partir de la Sunna (bayān III), en des termes tout à fait semblables à ceux de la Risāla, au point de la résumer : [l. 6-12] : « le second sens possible est que Dieu ait autorisé la vente tant qu’elle n’est pas interdite par le Prophète, qui explique, venant de Dieu, l’intention voulue par Lui (rasūl Allāh al-mubayyin ‘an Allāh ma‘nā mā arāda), en sorte que cela fasse partie des dispositions générales dont Dieu a fixé sans équivoque l’obligation dans son Livre, et dont il a fait expliquer les modalités par la voix de son Prophète (fa-yakūnu hāḏa min al-ǧumal allatī aḥkama Allāhu farḍa-hā bi-kitābi-hi, wa bayyana
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Chapitre VII kayfa hiya ‘alā lisāni nabiyyi-hi) ; il peut aussi s’agir du général que Dieu a voulu particulier, le Prophète ayant expliqué (bayyana) ce que Dieu entendait par là, dans ce qu’Il a autorisé ou interdit, ou dans ce qui entre dans l’une ou l’autre catégorie [allusion au qiyās-ma‘nā au sens où l’entend Šāfi‘ī] ; ce peut être enfin ce que Dieu a autorisé en général, sauf ce qu’Il a interdit par la voix de son Prophète, et ce qui va dans ce sens (mā fī ma‘nā-hu, même remarque). Ainsi [par exemple] il en va de la purification mineure (wuḍū’) : elle s’impose à tout individu qui, ayant ôté ses chaussures, se purifie, restant ensuite parfaitement pur 196. Qu’il s’agisse de l’un ou l’autre de ces ma‘ānī, Dieu a imposé à Ses créatures le devoir d’obéir à son Envoyé : ce qu’on accepte de ce dernier, on l’accepte comme venant de Dieu (fa ‘an Allāh qubila), parce qu’on l’accepte sur la foi du Livre de Dieu ». Šāfi‘ī donne, immédiatement après ces considérations, la définition technique de la vente. Cette disposition n’est pas fortuite : elle signifie que ce principe général de droit est conçu dans son esprit comme une application particulière du bayān III : on saisit ici les rapports mutuels du droit et de l’herméneutique. Ledit principe inclut les grandes divisions qui seront successivement étudiées dans le traité : vente avec condition, avec option, avec défaut. Rabī‘ signale au passage – en commentateur – que Šāfi‘ī a interdit le droit d’option de vue (ḫiyār al-ru’ya) qu’il avait toléré dans un premier temps. Il est possible que le disciple soit responsable de l’insertion du texte à cet endroit du traité. Kitāb al-farā’iḍ (Umm, IV, p. 72). Cette section très courte débute là encore par une utilisation explicite du bayān : le ẓāhir des versets coraniques sur l’héritage comporte une équivocité (iḥtimāl) que viennent lever d’une part les exégètes (aqāwīl ahl al-‘ilm) et d’autre part la Sunna. Šāfi‘ī donne donc deux dalāla-s du bayān III. C’est pourquoi, à la question de l’interlocuteur – exemple de passage-responsum – qui demande s’il s’agit d’un naṣṣ sunna, il répond qu’il y a là une dalāla de la Sunna : les deux textes, en effet, se complètent. Il répète alors le principe du bayān III : on sait que si la Volonté de Dieu (ḥukm Allāh), dans les versets, n’avait exclu personne, le Prophète n’aurait pas interdit l’héritage à certains successibles (l. 13-14). Or, c’est le contraire qui a lieu : les successibles se voient imposer des conditions avant d’hériter (innamā wariṯū iḏā kānū fī ḥāl dūna ḥāl, formule typique du taḫṣīṣ), puisqu’un hadith prophétique, reçu par Šāfi‘ī de Mālik et de Sufyān b. ‘Uyayna, interdit aux musulmans d’hériter de non-musulmans et réciproquement. Quant à l’interdiction faite à l’esclave de transmettre un patrimoine, Šāfi‘ī l’infère d’un hadith prophétique qui n’en parle pas directement : cas de bayān V. En effet, le Prophète a dit : « au cas où l’esclave est vendu, ses biens de reviennent au maître ». Or de telles possessions ne peuvent être dites réelles dans le cas d’un esclave : il ne s’agit que d’une façon de parler, d’une annexion au sens grammatical (imamā huwa iḍāfatu l-māl ilay-hi), d’un usage entré dans la langue (kalām al-‘arab). Šāfi‘ī met ici les ressources de la langue et de la grammaire au service de sa discipline. Un savoir communautaire, autrement dit un iǧmā‘, garantit donc la validité de cet istidlāl bi-l-ma‘qūl, ou si l’on veut, de cette dalāla implicite. Šāfi‘ī signale au passage (l. pénultième) que l’iǧmā‘ offre une autre dalāla pour interdire qu’un meurtrier puisse hériter de sa victime sous prétexte qu’il aurait un lien de parenté avec elle : un consensus indirect, l’absence de “voix contre” (lam asma‘ iḫtilāfan : l’iǧmā‘ sukūtī des théoriciens postérieurs). Ce désordre dans l’argumentation est la signature d’un enseignement oral,
196. Labisa-humā ‘alā kamāl al-ṭahāra ; Šāfi‘ī sous-entend que c’est une condition indispensable pour un éventuel masḥ al-ḫuffayn ; là-dessus, cf. Umm, I, p. 32, l. 18 : cette interprétation de Cor. V, 6 est imposée par la Sunna prophétique.
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Herméneutique II : Coran et Sunna qui procède couramment par digressions. Un autre différend s’est posé à propos de l’homicide involontaire (qātil ḫaṭa’). En l’absence de dalāla sur la question, Šāfi‘ī le tranche par la clause de précaution, qu’il justifie par sa préférence pour le respect du principe de généralité (‘umūm) applicable aux textes inspirés. Il est évident que la même technique (istidlāl) pourrait aboutir à une solution différente ; cette application du sadd al-ḏarā’i‘ avant la lettre révèle déjà une orientation dans le ra’y de Šāfi‘ī. Pareillement le Kitāb al-waṣāyā, quelques pages plus loin, entre naturellement dans le cadre du bayān (p. 101, l. 11) : kānat al-waṣāyā mimmā aḥkama Allāhu bi-kitābi-hi wa bayyana kayfa faraḍa-hu al-rasūl. Kitāb al-ǧizya (Umm, IV, p. 159). Ce livre, auquel il convient d’inclure les pages 138-159, curieusement incorporées au Kitāb al-waṣāyā, alors qu’elles traitent du butin de guerre, est en réalité une série de chapitres sur le ǧihād. À des généralités sur la prophétie et sur Muḥammad (p. 159), succèdent celles sur le ǧihād dans la Sīra, mises en correspondance avec des versets coraniques : elles illustrent les considérations du chapitre précédent sur le rôle du Coran. Puis vient – cette disposition rappelle celle du Kitāb al-ṭahāra – l’exposé proprement légal du ǧihād et, en premier lieu, la justification de son caractère obligatoire (farḍ, p. 161, l. 16). Cette fois, le bayān est mis au service de la question du sens de l’impératif (wāǧib/ibāḥa) : y répond Cor. II, 216, puis (cas de bayān I lato sensu) d’autres versets tels que : Cor. IX, 111; II, 244; XXII, 78 ; XLVIII, 4 ; IX, 38 à 42. Grâce à un istidlāl puisé dans la Sunna (bayān-s III et V), Šāfi‘ī étudie les restrictions introduites dans ce cadre général (p. 162 : man lā yaǧibu ‘alay-hi l-ǧihād) : nous les avons mentionnées à propos de la capacité légale. Kitāb al-nikāḥ (Umm, V, p. 3). Cette section ne porte pas, comme le Kitāb al-ṣayd ou le Kitāb al-ḏabā’iḥ, sur une obligation stricte. Aussi ne commence-t-il pas non plus par des généralités issues du bayān, qui introduisent les autres traités. Néanmoins la seconde version incluse dans le corpus, le Kitāb al-nikāḥ II, qui comporte en son début, nous l’avons vu, une exégèse de l’impératif, comble cette lacune du Kitāb al-nikāḥ-I. Rappelons qu’il s’agit ici d’un istidlāl, où la dalāla est puisée dans le Coran, la Sunna, l’iǧmā‘ : il contient donc une allusion à une certaine modalité de bayān. D’autre part, ce livre offre un excellent moyen de repérer les différentes catégories du bayān, puisque nombreux sont les versets du Coran qui traitent légalement du mariage. Šāfi‘ī ne manque jamais d’en faire le point de départ de ses discussions. Considérons par exemple le début du kitāb al-ṣadāq, qui illustre comme tant d’autres, le degré d’application de sa doctrine bayānī (Umm, V, p. 57, l. 27 sqq.). Šāfi‘ī commence par citer plusieurs versets, y compris ceux qui ne sont pas légaux à proprement parler, où il est question de la dot de l’épouse. Il pose le problème de leur interprétation en ces termes : « Dieu a commandé aux maris de verser à leurs épouses uǧūr et ṣadaqāt (douaires) ; le mot aǧr est synonyme de ṣadāq et de mahr : il s’agit d’un [même] mot arabe rendu par plusieurs substantifs. Il se peut que certains époux, et non d’autres, soient obligés de verser la dot, qu’ils aient ou non cohabité avec elles, puisque c’est un dû imposé au mari en personne, et qu’ils n’aient aucun droit à en garder quoi que ce soit, sinon par la disposition (ma‘nā) prévue par Dieu à cet effet [il s’agit de la répudiation, Šāfi‘ī cite Cor. II, 237]. Il se peut aussi que cela soit imposé par le contrat de mariage (al-‘uqda, Šāfi‘ī garde le terme coranique), bien qu’Il ne l’ait pas appelé dot, alors que le mari n’a pas cohabité avec elle. Il se peut encore que la dot ne s’impose nullement, à moins que le mari ne se l’impose à lui-même et ne consomme l’union, sans qu’ait été prononcé le mot “dot”. Comme ces trois interprétations (ma‘ānī) sont possibles, le plus convenable (awlā-hu) est de se prononcer à l’aide
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Chapitre VII d’une dalāla tirée de l’Écriture, de la Sunna, ou d’un iǧmā‘ (cas de bayān III). [Quant à nous], nous la tirons de la parole de Dieu [suit Cor. II, 236] (cas de bayān I lato sensu) : le contrat de mariage est valable (yaṣiḥḥ) même sans imposition de dot, puisque la répudiation n’a lieu que pour ceux qui ont conclu un tel contrat [conformément aux exégètes, Šāfi‘ī interprète le mot farīḍa, dans le verset, par dot]. Puisqu’il est permis de conclure valablement un mariage sans dot, c’est la preuve (dalīl) que le mariage diffère des ventes, étant donné celles-ci ne se concluent que sur un prix convenu [...]. Nous en déduisons (istadlalnā) [donc] que ce contrat est valable par une déclaration verbale et que la dot n’a aucunement le pouvoir de l’invalider [suit l’évocation de la dot de compensation mahr miṯli-hā, en cas de défloration]. La parole de Dieu [Cor. IV, 20 : « et que vous ayez donné à l’une un quintar »] implique (dalla) qu’il n’est pas de moment fixé pour la dot, que celle-ci soit considérable ou faible, puisque Dieu n’a pas interdit un quintar, ce qui est beaucoup, et qu’Il n’a pas fixé de montant minimum. C’est par la Sunna et l’estimation (qiyās) fondée sur un iǧmā‘ qu’on a défini le minimum permis pour la dot... ». Ce passage illustre remarquablement quelques-unes des modalités de l’istidlāl et du bayān. On voit comment la doctrine herméneutique de Šāfi‘ī définit en outre un cadre purement juridique pour les transactions matrimoniales : celles-ci sont une forme particulière de bayān I ou III : Šāfi‘ī tire des dalālāt coraniques ou prophétiques tout l’implicite qu’elles contiennent sur le plan du droit. Kitāb ǧirāḥ al-‘amd (Umm, VI, p. 3). Il ne dément pas ce qui a été dit jusqu’ici. Cette section consacrée au droit pénal commence par citer les différents versets qui proscrivent l’homicide en général ; contenant le naṣṣ de l’interdiction (bayān I), ils parlent d’eux-mêmes. Les hadiths prophétiques qui condamnent les pratiques infanticides de la Ǧāhiliyya (l. 16-18) sont à comprendre à la lumière de ces versets : c’est donc un bayān II, Šāfi‘ī emploie à ce sujet les formules de la Risāla (ka-ḏālika dallat ‘alay-hi al-sunna ma‘a mā dalla ‘alayhi al-kitāb min taḥrīm al-qatl). L’alinéa suivant (l. 19 sqq.) explique que seules trois exceptions à ce principe absolu, introduites par la Sunna (l’apostasie, le meurtre, l’adultère), rendent licite de verser le sang d’autrui. L’ouvrage renvoie ailleurs pour le traitement détaillé de ces cas de taḫṣīṣ (bayān III). De même, la page suivante, consacrée au talion (p. 4, l. 17), est exposée dans le cadre bayānī. Après avoir cité Cor. XVII, 33 et II, 178, Šāfi‘ī commente ainsi : « Dieu a décidé sans équivoque (aḥkama) d’imposer le talion (farḍ al-qiṣāṣ) dans son Livre, et la Sunna a exposé pour qui et contre qui il s’applique (wa abānat al-sunna li-man wa ‘alā man huwa ; bayān III). On pourrait en dire autant du début du Kitāb diyāt al-ḫaṭa’ (p. 105, l. 4-5) : à l’iḥkām coranique correspond l’ibāna du Prophète. Enfin, un chapitre du Kitāb al-ḥudūd (p. 138) révèle la vraie dimension d’un traité qui pourrait n’intéresser que le droit pénal comparé : exprimant une éthique religieuse, elle est fournie cette fois par le Prophète, non par le Coran (bayān III) : les ḥudūd sont moins le moyen pour la communauté de se protéger contre elle-même qu’un acte à signification fondamentalement religieuse et individuelle. Šāfi‘ī tient en effet de Sufyān b. ‘Uyayna un hadith qu’il estime plus sûr que les autres en raison de sa chaîne d’isnād ininterrompue : le Prophète déclara que le châtiment pour un crime, tel que le vol, la fornication, le meurtre (avec une allusion à Cor. LX,
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Herméneutique II : Coran et Sunna 12) est néanmoins pour le coupable une expiation (kaffāra) ; non puni (man satara-hu Allāhu), le crime aura sa sanction – punition ou pardon – dans l’autre monde 197. C’est pour Šāfi‘ī le bayān le plus manifeste (abyan) relatif aux ḥudūd. Il l’appuie sur d’autres dalālāt : non seulement un hadith qui, bien que lacunaire dans sa chaîne (ġayr muttaṣil), est « bien connu chez nous » et de même sens (cf infra), mais encore l’application du ḫabar prophétique par les premiers califes. On rencontre ici l’un des modes d’argumentation de Šāfi‘ī : l’accumulation – et non point toujours la conduite d’un raisonnement qui amène logiquement à la conclusion recherchée – de dalālāt convergentes inégales dans leur valeur probante. Il leur ajoute un iǧmā‘, qui est un savoir partagé. Et Šāfi‘ī de conclure en moraliste cette fois (l. 23-24) : « Quant à nous, nous préférons que quiconque commet un crime passible de peine révélée (man aṣāba l-ḥadd) se soustraie aux regards (yastatir, c’est-à-dire : ne divulgue pas son crime), craigne Dieu, et se garde de réitérer cette désobéissance commise envers Dieu, car le Très-Haut accepte le repentir de ses créatures ». On constate combien le fiqh de Šāfi‘ī ne se réduit pas à une composante purement juridique : il n’envisage pas celle-ci, dans ses principes généraux, indépendamment d’une théologie morale inféodée à un corpus de données traditionnelles. Il resterait à descendre dans le détail de la casuistique pour mesurer jusqu’à quel point, là où celles-ci ne sont pas explicitement présentes, Šāfi‘ī est néanmoins en état de les faire valoir face à certains raisonnements. Kitāb al-aqḍiya (Umm, VI, p. 197). Contrairement à la plupart des autres sections, ce traité commence sans attestation coranique explicite. Il énonce en effet dans ses première lignes la condition de possibilité de la justice dans une société quelconque – où la référence au bayān semble n’être qu’une justification religieuse a posteriori – l’islamisation d’un droit préexistant : « Dieu se charge du secret des âmes (al-sarā’ir), les punit et n’accorde à personne le pouvoir de juger 198, si ce n’est au grand jour (‘alā l-‘alāniyya). Si un juge tranche d’après les faits manifestes (bi-l-ẓāhir) qui lui sont rapportés, il ne s’occupera pas de ce qui est caché (bāṭin), qui est du ressort de Dieu seul. Si le magistrat ayant jugé, la partie plaignante (al-maḥkūm la-hu) est convaincue qu’aux yeux de celui-ci, le jugement rendu à son sujet est conforme aux apparences, mais qu’en son for intérieur à elle, à l’insu du juge, il est faux, elle n’a pas le droit de se faire justice, ce serait illicite. [Quant au juge] il n’a pas le pouvoir de rendre quoi que ce soit licite ou illicite. Son jugement ne peut avoir lieu que d’après les apparences, comme je l’ai expliqué, et le licite et l’illicite, d’après ce qu’en font connaître la partie civile et l’accusé... ». Ce principe est répété maintes fois ailleurs (Risāla, Ibṭāl al-istiḥsān, Umm, passim ; cf. notamment, Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 547, l. 27 sqq ; Umm, V, p. 128, l. 6 sqq). Mais on peut aussi le considérer comme la fidélité à l’héritage prophétique, donc au cadre bayānī. En effet Šāfi‘ī cite plus loin un hadith prophétique (Umm, VII, p. 199, l. 14-17) dont il donne la signification juridique en des termes qui sont ceux de l’introduction à ce livre. D’après Mālik, le Prophète disait en effet : « je ne suis qu’un homme comme vous. Vous me soumettez vos différends. Or il se peut que l’un d’entre vous soit plus habile (alḥan) dans son argumentation qu’un autre, et que je juge en sa faveur, au su de ce que j’ai entendu. Si j’ai jugé en faveur de quelqu’un au détriment de son frère, que
197. Sur ce hadith figurant dans la plupart des recueils de traditions, cf. par ex. MUSLIM, al-Ǧāmi‘ alṣaḥīh, kitāb al-ḥudūd, livre XV, chapitre 5. Abū l-Huḏayl, un contemporain de Šāfi‘ī, en tire argument pour nier la catégorie du mubāḥ : les actes humains tombent soit dans la catégorie de l’obéissance, soit dans celle de la désobéissance (J. van ESS, TG, V, p. 446). 198. On notera l’éthique religieuse explicite de cette formulation : le pouvoir de juger n’est que la délégation aux hommes d’un privilège divin (al-ḥukm).
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Chapitre VII celui-ci ne se fasse pas justice (fa-lā ya’ḫuḏū min-hu šay’an), car alors je lui aurai ôté une part du feu [de l’enfer] » 199. La paraphrase donnée ensuite par Šāfi‘ī en déduit l’implicite sur le plan judiciaire : pas de jugement sans preuve testimoniale (bayyina) ; le bāṭin avoué devient un ẓāhir ; il n’est tenu compte que du témoignage rapporté et des déclarations verbales. Le principe juridique de départ est donc en accord avec une sunna sans correspondant dans le Coran, encore que Šāfi‘ī s’empresse (l. 30) de la mettre en accord avec la Révélation qui affirme que l’invisible (al-ġayb, et donc aussi le secret des âmes) est connu de Dieu seul 200. Ainsi l’« islamisation d’un droit préexistant » pourrait n’être, pour peu qu’on se refuse à écarter systématiquement comme apocryphes des traditions de ce genre, que la confirmation, par le Prophète, d’une certaine maturation civilisationnelle atteinte par quelques cités de l’Arabie contemporaine. Cette hypothèse est tout aussi plausible que l’explication mécanique par les influences. Ce cas de bayān IV peut donc aussi être vu comme un bayān II, voire un usage du Coran que nous avons appelé référentiel. Le droit positif est encadré par l’herméneutique du bayān, qui lui confère sa justification. Le Coran n’est toutefois pas absent, mais il intervient à un autre niveau, celui de la pratique judiciaire : il est le code déontologique que le juge doit observer, sa règle de conscience devant Dieu. Le chapitre sur les jugements (bāb al-aqḍiya) de la section sur la procédure (al-da‘wā wa l-bayyināt, Kitāb al-Umm, VII, p. 93) commence par énoncer les différents versets qui enjoignent d’observer l’équité et de rechercher la vérité dans les jugements : Šāfi‘ī en tire un farḍ. Il est intéressant de noter qu’il définit ces deux valeurs dans un sens typiquement aš‘arite : viser l’équité (al-‘adl), c’est d’abord se référer à la Révélation (ittibā‘ ḥukmi-hi l-munzal, l. 11) ; la vérité-justice (al-ḥaqq) se trouve dans le Livre de Dieu puis la Sunna du Prophète (kitāb Allāh ṯumma sunnat rasūl Allāh, l. 14-15 ; cf. aussi Risāla, § 170). C’est seulement à défaut de référence formelle dans ces deux sources (iḏā lam yūǧadā manṣūṣayni) que le juge s’efforcera à l’iǧtihād : nous retrouvons ici l’idée que pour Šāfi‘ī, la décision pratique du juge suit la même démarche que celle du faqīh occupé à la recherche intellectuelle des aḥkām, celle du bayān : les deux, en effet, sont fondamentalement une réflexion engageant l’action, elles relèvent de l’éthique. Suit un développement en tout point conforme à la Risāla et Ibṭāl al-istiḥsān. Ce passage illustre la remarque, faite plus haut, sur la dépendance du droit par rapport à la la Révélation chez Šāfi‘ī.
2. L’istidlāl L’idée générale qui sous-tend le concept de bayān – dans ses volets III, IV, V –, est que le Coran et la Sunna s’éclairent l’un par l’autre, s’imbriquent intimement au point de ne constituer, du point de vue exégétique, qu’un seul et même matériau. Au silence de l’une de deux sources, l’exégète peut donc suppléer par la réponse de l’autre. Cet élément d’information approprié, Šāfi‘ī l’appelle dalāla (parfois confondu avec dalīl) 201
199. Ce hadith figure dans le Muwaṭṭa’, op. cit., II, p. 719. 200. Nombreuses allusions dans le Coran : VI, 179 ; VI, 59 ; XX, 20, etc. Le Prophète déclare lui-même dans le Coran qu’il ignore le ġayb (Cor. VI, 50 ; VII, 177 ; XI, 31, etc.) à moins que Dieu ne le lui révèle (III, 44 ; XII, 102, etc.). 201. J. Lowry (Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 100) croit discerner une différence d’acception entre ces deux mots : dalīl serait le « texte » contenant l’ « information » qui, elle, serait la dalāla. Il n’est toutefois pas certain que cette distinction soit valable pour l’ensemble du corpus. Ainsi, par ex., dans la Risāla, § 1268, dalāla = indice, preuve ; plus loin (§ 1274), il emploie pour la même signification le pluriel de dalīl
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Herméneutique II : Coran et Sunna et sa recherche, l’istidlāl 202 ; ce dernier est le moyen privilégié de cerner le sens des uṣūl, et notamment du Coran, dans la recherche de la Loi. De deux choses l’une, rappelle-t-il : la vérité déposée dans les deux sources est soit un naṣṣ, soit une dalāla 203, et nous avons vu que, dans l’esprit de Šāfi‘ī, le Livre révélé est ǧumla, ou encore susceptible (iḥtamala) de plus d’une interprétation plausible. La nécessité de faire appel à une dalāla revient inlassablement dans le Kitāb al-Umm, elle est déjà omniprésente dans la première partie de la Risāla. Malgré toute l’importance du procédé, qui lui vaut une terminologie déjà technique chez Šāfi‘ī, il semble avoir échapppé à l’attention des chercheurs 204. Nous avons déjà mentionné des exemples d’istidlāl, nous en rencontrerons d’autres. En voici quelques illustrations, qui témoignent du rôle et de l’utilisation du principe : Risāla. Au § 397, l’ambiguïté de deux versets (lammā iḥtamalat al-āyatāni) impose aux ahl al-‘ilm de rechercher une dalāla dans le Coran ou la Sunna. Aux § 405-418, une divergence d’interprétation entre exégètes trouve sa solution dans une dalāla qui est un jugement prophétique (§ 407). Aux § 441-447, Šāfi‘ī se demande s’il faut entendre, par le mot nikāḥ, l’établissement du contrat de mariage ou la consommation de celui-ci. La Sunna lève l’ambiguïté selon lui. Aux § 448-465, la dalāla est ici plutôt un dalīl, c’est un raisonnement a contrario ou, si l’on veut, la signification implicite de l’exemplarité prophétique. Au § 520, un exemple de taḫṣīṣ (voir ci-après) comme cas particulier d’istidlāl. Umm, II, p. 247, l. 3 sqq. (chapitre : tafrī‘ mā yaḥill wa mā yaḥrum), passage relatif aux interdits alimentaires. Exemple caractéristique où Šāfi‘ī cherche la dalāla dans le Coran d’abord, puis se voit obligé de préciser à l’aide d’autres sources : Cor. V, 1 autorise la consommation des bêtes de troupeau (bahīmat al-an‘ām) à condition que l’abatage s’accompagne de la mention du nom divin ; or l’autorisation peut porter seulement sur elles ou bien sur tout animal en général (ce cas d’istidlāl se ramène donc à rechercher un éventuel taḫṣīṣ). Il faut aussi tenir compte d’autres versets coraniques (Cor. VI, 118-119 et 145), qui rendent licite toute nourriture animale, sauf dans trois cas. Mais là encore, dans ces textes, il y a à se demander si, cette fois, Dieu a autorisé tout aliment là où la Révélation ne prononce pas d’interdit formel (lam yanzal taḥrīmu-hu fī-kitābi-hi naṣṣan), ou bien si l’autorisation concerne seulement toute viande d’animaux (ḏawāt al-arwāḥ). Ces différentes données coraniques requièrent donc un supplément d’information ailleurs que dans l’Écriture, et notamment dans les indications prophétiques : « certaines nourritures sont donc interdites par le Livre ; ce que celui-ci autorise, par ordre de Dieu, est déterminable en recourant à (bi-l-intihā’ ilā) aux commandements prophétiques, de
(dalā’il). Dalāla a pour l’autre sens de meilleurs équivalents dans des langues étrangères : locus probans, Belegstelle. 202. L’istidlāl šāfi‘ien est donc un mode particulier d’inférence, même si le verbe se rencontre aussi dans son acception générale (« raisonner à partir de », « déduire » (ex. Risāla, § 1099). Pour istidlāl comme recherche d’une dalāla (ṭalab al-dalāla), cf. par ex. Risāla, § 342-397 ; Umm, V, p. 165, l. 3, etc., ainsi que les exemples donnés ci-dessous. La confusion entre dalīl et dalāla s’observe dans les écrits du courant traditionaliste tardif, c’est-à-dire aš‘arite (cf. AL-BĀQILLĀNĪ, al-Tamhīd, éd. McCarthy, Librairie Orientale, Beyrouth, 1957, p. 114 ; IBN AL-ANBĀRĪ, Luma‘ al-adilla, éd. S. al-Afġānī, Dār al-Fikr, Beyrouth, 1971, p. 28 (ouvrage qui tente d’appliquer les uṣūl al-fiqh à la grammaire). 203. Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 298, l. 28. 204. J. Schacht, par exemple, ne le mentionne pas dans les quelques pages de ses Origins, op. cit. (p. 133137) qu’il consacre à la théorie légale de notre auteur.
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Chapitre VII sorte que l’interdiction par le Livre se fait de deux manières (fī waǧhayn, c’est-à-dire : par le Coran et la Sunna) ». Il en résulte, dit Šāfi‘ī, la nécessité de l’istidlāl en matière d’interdit ou d’autorisation : fa-lammā iḥtamala amru hāḏihi, kāna awlā-hā bi-nā al-istidlāl ‘alā mā yaḥillu wa yaḥrumu bi-kitāb Allāh ṯumma sunnatin tu‘ribu ‘an kitāb Allāh aw amrin iǧtama‘a l-muslimūn ‘alay-hi, fa-inna-hu lā yumkinu fī ǧtimā‘i-him an yaǧhalū lillāh ḥarāman wa lā halālan, innamā yumkinu fī ba‘ḍi-him, wa ammā fī ‘āmmati-him, fa-lā. Wa qad waḍa‘nā hāḏā mawāḍi‘a-hu ‘alā l-taṣnīf. On voit que le champ de l’istidlāl peut être plus large ; dans l’énumération citée, on aura noté, outre l’ordre classique des trois uṣūl : a) le principe de l’iǧmā‘ et de l’infaillibilité de la communauté, considérée globalement ; b) l’indication que Šāfi‘ī a explicitement rédigé (taṣnīf) son enseignement ; c) l’idée que la Sunna explicite le Coran (tu‘rib ‘an kitāb Allāh). Cet alinéa complète Risāla, § 556-568. Umm, VI, p. 141, l. 29. À propos de la qualité des témoins, mentionnée par Cor. V, 106, Šāfi‘ī répète que les wuǧūh (termes polysémiques) du Coran peuvent être précisés (dallat ‘alayhi) à l’aide de la Sunna, ou une tradition consensuelle des Compagnons, voire le consensus de tous les spécialistes locaux : wa ra’aytu muftī ahl dār al-hiǧra wa l-sunna [= Médine] yuftūna an lā taǧūza šahādat ġayri l-muslimīn al-‘udūl. Qāla l-Šāfi‘ī : wa hāḏā qawlī. Umm, V, p. 109, l. 21. Šāfi‘ī cite Cor. II, 237, mais le verset autorise une double interprétation du fait qu’il contient un impératif. Nous retrouvons ici le problème de la valeur sémantique de ce dernier (cf. chapitre V, § III-1), ce que Šāfi‘ī résout une fois encore par l’istidlāl (à comparer avec le passage parallèle traduit à l’alinéa précédent) : « il se peut qu’il [= le remboursement de la dot maritale, en cas de ṭalāq] soit obligatoire, bien que Dieu ne l’ait pas appelé mahr [le verset contient le mot farīḍa], sans que le mariage ait été consommé ; mais il se peut aussi que le mahr ne s’impose que si le mari lui-même se l’impose, au cas où il ait consommé le mariage ». Šāfi‘ī choisit son mode d’istidlāl, qui peut être le Coran, la Sunna, ou un consensus ; il opte pour le premier : fa-lammā iḥtamala al-ma‘ānī al-ṯalātu kāna awlā-hā an yuqāla bi-hi mā kānat ‘alay-hi al-dalāla min kitāb Allāh aw sunna aw iǧmā‘ ; fa-stadlalnā bi-qawl Allāh.
Ainsi entendue, la dalāla est bien conforme à ce qu’elle est à l’époque de Šāfi‘ī : non pas tant une démonstration rationnelle que le signe qui conduit à une vérité connue par avance, comme par exemple dans les écrits du kalām primitif 205. Nous en avons donné des exemples chez Ǧāḥiẓ 206. Il se confirme par ce biais une conclusion déjà donnée plus haut, à savoir que, chez Šāfi‘ī, la technique fondamentale de raisonnement – tout au moins dans la partie herméneutique – ne révèle aucune trace de la logique aristotélicienne ; comme dans les autres disciplines voisines, la logique mise en œuvre est ici beaucoup plus proche du stoïcisme, sans qu’on ait la preuve d’une influence directe 207. Ajoutons que l’analogie proposée par Šāfi‘ī pour l’istidlāl – à savoir qu’une dalāla est comparable aux repères (‘alāmāt) cosmologiques 208 – évoque les comparaisons classiques données par le Portique pour expliquer le syllogisme hypothétique :
205. J. van ESS, « The Structure of Islamic Theology », article cité, p. 26. 206. Cf. supra, § I-2. 207. J. van ESS, op. cit., p. 26-35 ; S. GOMEZ NOGALES, « Influences du stoïcisme dans la philosophie musulmane », Correspondance d’Orient, n° 11 (Actes du Ve Congrès d’arabisants, Bruxelles, 1970), p. 235245, à propos de la dalāla. 208. Risāla, § 113-114.
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Herméneutique II : Coran et Sunna la fumée comme signe du feu, la montée du lait comme signe de la délivrance ; de la même manière, la dalāla guide vers le ma‘nā d’un ḥukm – l’intention réelle du Législateur –, ma‘nā qui ne coïncide pas totalement avec un lafẓ. De ce fait, on a pu dire, avec raison, que l’istidlāl est à définir comme « legal reasoning or legal interpretation, but it can be described more precisely as the reasoning process by which one resolves an interpretative difficulty in one text on the basis of information contained in another text (dalīl) » 209 ; mais il faut ajouter que Šāfi‘ī donne ici une signification particulière à un mot que par ailleurs il utilise dans son sens courant, au point de faire de qiyās, iǧtihād et istidlāl trois quasi-synonymes 210. On ne voit pas non plus très bien ce qui distingue istidlāl d’istinbāṭ, sinon une différence de perspective dans l’appréhension d’une même réalité 211. Il semble bien, toutefois, que le sens technique conféré par Šāfi‘ī à istidlāl soit limité à son milieu : dans les témoignages du kalām contemporains, voire les premiers textes murgiites, istadalla se rencontre avec son acception habituelle 212. Il existe enfin une transition, dans les textes de Šāfi‘ī, entre ces deux sens, puisque dalāla est couramment, non pas la simple teneur d’une information, mais aussi le sens implicite qu’elle contient 213. Semblable glissement sémantique est révélateur du fiqh šāfi‘ien : le fondateur ne se contente pas du sens littéral des données prophético-scripturaires, il leur ajoute, contrairement à certains ahl al-ḥadīṯ qui s’y refusent, tout ce que la logique, dans la limite des textes, peut en tirer. Il resterait à caractériser celle-ci de manière générale, à y discerner d’éventuelles constantes. Pareillement le Kitāb al-Umm, où dalāla est un autre mot pour raisonnement, montre que l’istidlāl peut être aussi les différents syllogismes habituels, y compris le raisonnement a contrario (ou ab absurdo). La théorie postérieure appelle ce dernier dalīl al-ḫiṭāb ; il prête à
209. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 100. 210. Il suffit de rapprocher, dans la Risāla, les § 68, 70 et 119 : le sacrifice compensatoire d’un animal tué au cours du pèlerinage est désigné indifféremment par iǧtihād ou istidlāl. Peu après (§ 121), le qiyās est défini comme mā ṭuliba bi-dalā’il [...] min kitāb aw sunna. Nous pouvons déjà en déduire que Šāfi‘ī identifie qiyās et iǧtihād : nous verrons au chapitre suivant qu’il l’affirme explicitement dans la Risāla et ailleurs. Enfin, dans la Risāla, § 597, le qiyās s’obtient par un raisonnement à partir du Coran, de la Sunna, ou d’une tradition (aṯar) ; c’est donc qu’il identifie qiyās et istidlāl. — Iǧtihād est un terme tout à fait général qui, chez Šāfi‘ī, signifie simplement l’effort, qu’il soit intellectuel pour abstraire le ḥukm à partir des données inspirées, ou pratique lorsque le fidèle s’emploie à appliquer celui-ci dans une situation donnée. On constate une fois encore l’absence de terminologie technique chez Šāfi‘ī. 211. A. HASAN, Early Development, op. cit., p. 194 sqq. ; cf. supra, ch. V, § IV-2, in fine. 212. J. van ESS, TG, IV, p. 7, 42, 100, etc., pour des attestations extraites des premiers grands mu‘tazilites ; J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 423, pour une citation tirée du Kitāb al-‘ālim wa l-muta‘allim. 213. Cette acception est tout aussi fréquente que la première à travers le corpus. On peut déjà s’en rendre compte en parcourant la Risāla. Nous en avons vu des exemples au chapitre précédent. En voici d’autres, qu’on pourrait multiplier à l’infini : en Umm, II, p. 180, l. 9, sqq : « dans l’ordre donné par le Prophète à la femme, pendant ses règles, de ne pas se retirer [du ḥaǧǧ] avant d’avoir effectué les tournées (ṭawāf) d’adieu, il y a l’implication (dalāla) que la sortie du pèlerinage n’invalide pas celui-ci. Il est en effet constitué de pratiques séparées [...] Parmi celles-ci, certaines n’entraînent pas la désacralisation lorsqu’on y renonce : il faut alors les effectuer pendant le restant de sa vie, comme par exemple les tournées autour de la Maison sacrée » ; Umm, V, p. 83, milieu : le Prophète a rejeté le mariage d’une femme sans tuteur : Šāfi‘ī en déduit la dalāla : le mariage n’est valide qu’avec la présence d’un tuteur ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 534, l. 27 sqq : le Coran ayant seulement envisagé le mariage, la continence ou le divorce, Šāfi‘ī en déduit la dalāla : le mariage dit mut‘a est interdit.
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Chapitre VII controverse, mais les šāfi‘ites, qui l’approuvent parce que le fondateur y recourt assez souvent dans le Kitāb al-Umm, tenteront de le canaliser et de le codifier 214. On voit que le bayān V rejoint, exercé sur des données inspirées, la logique habituelle : mais il est important de noter que Šāfi‘ī ne l’autorise que dans ce cadre, tout au moins sur le plan théorique. Du fait de l’ambiguïté sémantique qui vient d’être signalée, l’école šāfi‘ite distinguera, par souci de précision, ces deux sens de la dalāla. À celui de l’information présente dans une source, elle donne le nom de dalālāt al-manṭūq ; à ce que le raisonnement peut en tirer, celui de dalālāt al-mafhūm 215. Quant à l’école hanéfite parvenue à maturité, l’istidlāl s’y restreint aux inférences textuelles qui, sans relever de l’analogie stricte, concernent l’intérêt public (al-maṣlaḥa, al-istiṣlāḥ) 216. Risāla, § 456. « Puisque l’Envoyé a institué (sanna) les ablutions en une seule fois, nous en déduisons (istadlalnā) que si une fois ne suffisait pas, il ne se serait pas ablué une fois seulement pour prier, qu’il est [donc] recommandable (iḫtiyār) de le faire plusieurs fois, sans que ce soit une imposition (farḍ) et qu’[enfin] l’ablution n’est point valable moins d’une fois ». Exemple de raisonnement a contrario dont la validité est garantie par l’exemple prophétique (§ 453). Umm, IV, p. 269, l. 6-16 (chapitre : nikāḥ nisā’ ahl al-kitāb). Dieu n’a point autorisé le mariage du musulman avec les esclaves des croyants (imā’ al-mu’minīn), à moins qu’il ne soit sans ressources (la yaǧidu ṭawlan) ou ne craigne de tomber dans le péché (al-‘anat, c’est-à-dire la fornication). Or, affirme Šāfi‘ī, « le principe (aṣl) que nous professons est le suivant : si la chose est permise à une certaine condition, elle ne l’est pas tant que cette condition n’est pas remplie » (fa-lā yubāḥu iḏā lam yakun al-šarṭ). Suivent les exemples de la bête morte, devenue licite en cas de nécessité, du masḥ al-ḫuffayn, de la prière de la peur : ce sont, comme dans le cas présent, des accommodements avec la Loi autorisés par le Prophète (ruḫṣa-s) et dont Šāfi‘ī fait, dans la Risāla, des illustrations du taḫṣīṣ. D’autre part, en Cor. II, 221, interdiction est faite au musulman d’épouser des femmes des associateurs (mušrikāt), à moins qu’elles ne se convertissent ; mais, en Cor. V, 5, les femmes de condition libre (muḥṣanāt) des gens du Livre sont licites. Šāfi‘ī en tire la dalāla (indication implicite) que seul le mariage avec les non-muḥṣanāt, parmi les mušrikūn (dont font partie les gens du Livre, mais qui ne sont pas des idolâtres, ahl al-awṯān) est interdit. Ceci prouve que leurs femmes esclaves sont interdites à deux points de vue : fa-iḏā kāna al-nikāḥ bi-imā’ al-mu’minīn mamnū‘īn [sic] illā bi-šarṭayn kāna fī-hi al-dalāla ‘alā anna-hu lā yaǧūzu nikāḥ ġayr imā’ al-mu’minīn ma‘a l-dalāla al-ūlā, fa-imā’ ahl al-kitāb muḥarramāt min al-waǧhayn. Le début du passage est un exemple d’utilisation du raisonnement a contrario ; la fin, celle d’un raisonnement a fortiori (les esclaves des gens du Livre sont d’autant plus interdites que celles des musulmans le sont). Or, l’un et l’autre sont appelés dalāla. Observons encore une fois que Šāfi‘ī ne fait aucune différence entre le ḫāṣṣ institué par Dieu ou par le Prophète. Il est
214. M. BERNAND, « Controverses médiévales sur le dalīl al-ḫiṭāb », Arabica, XXXIII (1986), p. 1-26. 215. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 131 sqq. 216. W. ḤALLAQ, A History of Islamic Legal Theories, Cambridge University Press, Cambridge, 1997, p. 112 ; mais le terme désigne plus couramment chez les hanéfites une recherche de la ‘illa sur la base d’indications textuelles : cf. A. HASAN, Analogical Reasoning in Islamic Jurisprudence, a Study of the Juridical Principle of Qiyās, Islamic Research Institute, Islamabad, 1986, p. 364-365. À notre connaissance, cet ouvrage est le seul qui propose, dans une langue occidentale, un vaste panorama des analyses du qiyās par les uṣūlistes médiévaux.
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Herméneutique II : Coran et Sunna à noter que Mālik fait le même raisonnement que Šāfi‘ī, ce qui prouve que ce dernier a profité de son enseignement 217. Mais Šāfi‘ī affine la démonstration, qui fait intervenir les notions de šarṭ et de dalāla : on mesure le progrès théorique accompli. Abū Ḥanīfa autorise lui aussi un tel mariage, mais il se fonde sur un qiyās à partir de Cor. IV, 25 218. L’argument est répété in Umm, VII, p. 27, l. 19-30, lors d’une controverse avec un Irakien, ce qui montre la sûreté des informations d’Ibn Rušd. On saisit ici un exemple d’iḫtilāf fiqhī à partir d’un différend sur les uṣūl : on sait que les hanéfites refusent toute légitimité au dalīl al-ḫiṭāb (= mafhūm al-muḫālafa). Šāfi‘ī combine les versets et en tire un bayān, Abū Ḥanifa recourt au qiyās parce qu’il s’interdit une telle dalāla non explicite dans la source.
Des sources susceptibles de fournir une dalāla, Šāfi‘ī nous donne une liste nombreuse, encore que l’inventaire en soit rarement complet. Il peut s’agir tout d’abord d’une donnée inspirée (la Sunna, pour éclairer le Coran, mais aussi le Coran pour s’auto-préciser, voire la Sunna vis-à-vis d’elle-même : elle a capacité, elle aussi, à s’auto-élucider). Mais d’autres données en font partie, tel l’iǧmā‘ : celui de certains savants (‘ulamā’ al-muftīn...) ou d’un autre type, non précisé : l’un est sans doute plus général, puisque qualifié négativement, à savoir l’absence de contestation sur une information ou une solution légale (lam ajid muḫālifan…) 219. L’école šāfi‘ite en tirera argument pour entériner la présomption de continuité (istiṣḥāb al-ḥāl), à défaut d’accepter le ‘urf malikite : il est donc légitime de se demander si cet iǧmā‘-là n’en est pas l’équivalent mecquois ou hedjazien. Mais le consensus peut être aussi celui des Anciens (salaf, man maḍā) 220. Šāfi‘ī cite encore la tradition lato sensu (aṯar), qu’il ne confond pas avec la Sunna prophétique, la langue arabe 221, et même la raison (al-ma‘qūl). Le rang qu’il assigne à cette dernière est naturellement réducteur. En réalité, elle intervient à tous les niveaux du bayān. Il veut simplement dire qu’elle ne joue qu’un rôle ancillaire à côté d’autres données moins personnelles. Quant à l’ordre dans lequel Šāfi‘ī cite les dalālāt, il donne matière à quelques observations. Šāfi‘ī mentionne invariablement le Coran en premier, puis la Sunna, et ces deux sources ne font jamais défaut ; quant aux autres, il est rare qu’elles soient citées in extenso et leur ordre est quelconque 222. C’est dire que Šāfi‘ī avait à l’esprit
217. MĀLIK B. ANAS, al-Muwaṭṭa’, op. cit., II, p. 537. 218. IBN RUŠD, Bidāyat al-muǧtahid, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1997, II, p. 77 : chapitre 2 (al-mawāni‘ al-šar‘iyya), section 4 (fī māni‘ al-riqq). 219. Ex. : Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 513, l. 7-8. 220. Ex. : Umm, V, p. 282, l. 16. 221. Umm, II, p. 182, dernière l. ; V, p. 209, l. 9 ; Risāla, § 197 sqq. 222. On se reportera aux extraits cités précédemment. Voici d’autres témoignages : Umm, II, p. 194 (chapitre : fidyat al-ṭā’ir). Sur l’obligation d’une expiation en pèlerinage pour avoir tué un gibier même s’il s’agit d’un volatile, Šāfi‘ī répond que c’est par istidlāl tiré du Coran, puis des āṯār, puis d’un qiyās ou de la raison (ma‘qūl). Mais il donne en fait, dans le développement qui suit, les arguments dans l’ordre suivant : le Coran, la Sunna prophétique (un jugement de Muḥammad concernant les récoltes), enfin un iǧmā‘ des musulmans. — Umm, V, p. 108, l. 21 : istidlāl à l’aide des arguments suivants : Coran, Sunna, aṯar (ici un avis juridique de ‘Umar). — Umm, V p. 58, l. 9 : dalāla tirée du Coran, de la Sunna, d’un iǧmā‘. — Umm, II, p. 29 (chapitre : zakāt māl al-yatīm) : Šāfi‘ī objecte à son contradicteur que la preuve (ḥuǧǧa) se trouve dans le Coran, une tradition de Compagnon (aṯar), l’opinion de l’ensemble des musulmans en accord làdessus, un qiyās « entrant dans le sens (ma‘nā) de cela ». — Umm, VI, p. 165, l. 7 : dans une controverse sur le statut du renégat, Šāfi‘ī affirme que l’acceptation du repentir est démontrée par le Coran, la Sunna, la
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Chapitre VII non seulement une coupure nette entre les données inspirées et les autres, traditionnelles ou rationnelles, mais aussi une vision hiérarchique de leurs rapports puisque les secondes devaient – en harmonie avec le schéma du bayān –, s’incliner devant les premières 223. Nous avons vu en effet que, de cette démarche herméneutique qui est la sienne, l’istidlāl, Šāfi‘ī déclare qu’elle vaut également pour l’exégèse du Coran et de la Sunna 224. En d’autres termes, seuls ces deux matériaux sont à la fois, pour rester dans ses propres catégories, aṣl et dalāla. Une donnée probante de second ordre, un consensus de Compagnons par exemple, est nécessairement mise au service des deux précédentes, qu’il s’agit de préciser ou de compléter. Elle ne saurait réclamer le complément explicatif d’autres dalālāt, car elle n’est au fond qu’un argument que celles-ci viennent au besoin appuyer. En revanche, il est moins sûr que le fondateur ait pressenti les quatre uṣūl au sens de la théorie classique. Certes, il lui arrive de les énumérer dans leur ordre canonique 225, mais il le fait de manière toute personnelle 226 : les deux listes ne sont superposables que dans leurs deux premières composantes. La fréquence et le rang de l’iǧmā‘, il est vrai, pourraient donner à penser que Šāfi‘ī lui aurait reconnu le statut que lui confère la théorie classique : être l’un des uṣūl à part entière, capable de faire l’économie des autres. Ce n’est toutefois pas certain, étant donné l’imprécision qui entoure ce concept, et ce fait caractéristique qu’il n’intervient jamais seul : il n’est pas une dalāla indépendante, il est invariablement mentionné avec d’autres données, auxquelles il ajoute un argument supplémentaire, quoique certainement d’un grand poids aux yeux de notre auteur 227. Nous proposerons plus loin une hypothèse interprétative à ce sujet. Il est surtout à remarquer qu’un tel inventaire, Šāfi‘ī ne le dresse qu’à la faveur d’une formulation du principe d’istidlāl, ou encore à l’occasion d’une polémique, lorsque l’interlocuteur est réputé faire bon marché d’une donnée incontournable, tel un hadith prophétique sûr.
raison, le qiyās ; il ajoute un consensus communautaire à travers l’empire. — Umm, VI, p. 139, l. 10-11 : on ne peut abroger Cor. V, 42 par Cor. V, 9 : cela nécessiterait une dalāla tirée d’un ḫabar du Prophète ou d’un Compagnon (si les autres ne s’y sont pas opposés), ou un iǧmā‘ des fuqahā’. — Umm, IV, p. 267, l. 3 : sur le fait qu’un bien acquis même illégalement (ġaṣban) reste aux mains d’un infidèle qui se convertit, et que les musulmans guerroyant en pays ennemi doivent le lui rendre (law awǧafa l-muslimūn ‘alay-hi fī yaday man aḫaḏa-hu), Šāfi‘ī invoque la dalāla du Coran, de la Sunna, de la raison et l’iǧmā‘ (sur ce point d’iḫtilāf entre hanéfites et šāfi‘ites, cf. BAYHAQĪ, Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār, op. cit., t. XIII, p. 288). — Umm, V, p. 71, l. 4 : Šāfi‘ī prouve qu’un mariage sans dot reste valide à l’aide du Coran, puis d’un iǧmā‘ réalisé de génération en génération (l. 7 : lam a‘lam muḫālifan maḍā wa lā adraktu-hu fī anna l-nikāḥ yaṯbut ; il raisonne aussi par analogie avec une vente (sans l’appeler qiyās) ; il cite enfin des propos d’Anciens (salaf). 223. Ex. : Umm, II, p. 226, in fine, où un qiyās doit céder la place devant un hadith ; II, p. 280, l. 8, etc. 224. Comme en Umm, V, p. 39, l. 13-15. 225. Risāla, § 120 : les « sources de la science légale » (ǧihāt al-‘ilm) sont au nombre de quatre : Coran, Sunna, iǧmā‘, qiyās ; cf. aussi Risāla, § 1012. 226. À cet égard, la Risāla n’est pas décisive pour établir que Šāfi‘ī est l’inventeur de la théorie des quatre uṣūl. En revanche, le traité Ibṭāl al-istiḥsān y fait clairement référence (Umm, VII, p. 298-299). C’est la prise en considération du corpus qui nous conduit à l’interprétation proposée ci-dessus. 227. Un exemple suffira ici : pour montrer que l’esclave musulman n’a pas à effectuer un ḥaǧǧ, Šāfi‘ī invoque le Coran (man istaṭā‘a sabīlan implique un minimum de bien ; or l’esclave n’en a pas ; il tire ce principe juridique de la Sunna) et le consensus des musulmans. Les deux dalālāt se renforcent ainsi mutuellement (Umm, II, p. 110, l. 16 sqq.)
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Herméneutique II : Coran et Sunna Ces faits sont riches d’enseignement. Ils montrent tout d’abord que Šāfi‘ī a pensé le fiqh bien plus au moyen du bayān que selon le schéma canonique des quatre uṣūl, même si les deux systèmes – en raison de ce qu’ils ont en commun – ne sont pas mutuellement exclusifs. Ainsi, nous sommes donc déjà en mesure de répondre à la question posée dans la section précédente. Mais alors surgit un autre problème. Nous avons vu que la dalāla du bayān V est, au début de la Risāla, à rechercher uniquement semble-t-il, dans les deux sources inspirées. Šāfi‘ī se serait-il contredit ? Nous préférons penser que l’Épître ne reflète pas toute la pensée de Šāfi‘ī, qu’il faut prendre en considération le reste de son corpus. L’idée que la Risāla ne serait qu’une compilation tardive de textes du maître s’en trouve renforcée. La structure de la doctrine šāfi‘ienne nous apparaît maintenant la suivante : différentes données de tradition ou de raison, outre le Coran et la Sunna, s’offrent au faqīh lorsque ces deux sources formelles ne répondent pas explicitement à la question posée. En d’autres termes, l’istidlāl s’intègrerait naturellement dans le cadre du bayān, qu’il complèterait au niveau de sa cinquième et dernière composante. Le schéma général ainsi reconstitué donne lieu à plusieurs remarques. Constatons tout d’abord que, venant après les sources inspirées, des dalālāt aussi diverses que la langue, l’opinion d’autrui, le témoignage du passé, etc., sont mises sur le même plan : nous en déduisons que Šāfi‘ī ne privilégie nullement l’analogie comme source de droit. Il conviendra donc de s’interroger sur ce qui apparaît, au regard de la théorie pleinement élaborée, comme une divergence. D’autre part, la réflexion de Šāfi‘ī reste à ce sujet encore embryonnaire. Il nous laisse seulement pressentir qu’un large champ d’iḫtilāf s’ouvre au jurisconsulte invité à utiliser cet outillage intellectuel : à l’aide de preuves aussi variées 228, il est possible de conduire des raisonnements bien différents 229, d’autant plus que Šāfi‘ī ne classe pas les dalālāt en fonction de leur force probante, si ce n’est pour dire, par exemple, que le propos d’un Suivant ou un qiyās doit s’incliner devant une tradition prophétique 230. L’istidlāl contient donc en germe des divergences appelées à se manifester à l’intérieur de l’école qui le mettra en œuvre ; il
228. Intégrée à un raisonnement, la dalāla devient à la fois « indication » et « preuve » : elle est donc indication probante, locus probans, argument d’autorité. 229. Un seul exemple suffira ici, la comparaison entre les doctrines étant hors de notre propos. La remarque contribue à expliquer l’origine des divergences entre les muǧtahid-s du IIe s. et la naissance des écoles. Sur la licéité de consommer de la viande de cheval, Mālik s’appuie sur des versets coraniques (Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 102-103) pour l’interdire, mais il s’agit d’un usage que nous pouvons qualifier de référentiel, il ne répond pas directement à la question posée. Aucun de ceux-ci ne figure dans le Kitāb al-Umm. En revanche, Šāfi‘ī traite de cette question à partir des traditions prophétiques (Umm, II, p. 251, chapitre : fī akl laḥm al-ḫayl), et autorise ladite consommation. L’exemple a l’avantage de confirmer que Šāfi‘ī fait de l’Écriture son cadre bayānī, à condition que celui-ci se prononce explicitement sur le cas envisagé, qu’il apporte un ẓāhir. En l’absence d’une telle réponse, un verset n’est au mieux qu’une dalāla. Notons que les deux traditions prophétiques lui sont enseignées par Sufyān b. ‘Uyayna, qui faisait sans doute une autre exégèse des versets mis en avant par Mālik. 230. Ex. : Umm, II, p. 226, in fine. Voir aussi un exemple au chapitre suivant à la fin de la discussion sur l’allaitement et la parenté (§ III). L’iǧmā‘ n’étant pour lui qu’une dalāla parmi d’autres, il n’est donc pas placé au troisième rang, du moins de manière systématique. Une recension plus précise serait à faire pour comprendre pourquoi cette dalāla a fini par être érigée en troisième source formelle, après Šāfi‘ī, dans toute les écoles.
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Chapitre VII en va de même, a fortiori, s’il doit être utilisé par ses adversaires qui disposent d’autres données de même nature. Nous en concluons, rétrospectivement, que le bayān inventé par Šāfi‘ī était capable de faire consensus dans les écoles de fiqh, mais qu’il n’en allait pas de même pour l’istidlāl. On aura noté que l’istidlāl, chez notre auteur, ne concède qu’une place limitée au ra’y, à l’appréciation purement rationnelle, libre et subjective, de la réponse à apporter au problème légal, en cas de silence des sources formelles – entendons par là le Coran et la Sunna. Šāfi‘ī, du reste, évite le terme, comme s’il revêtait chez lui une signification péjorative ; néanmoins, le ma‘qūl – qui est son synonyme –, figure parmi les dalālāt. C’est dire, plus exactement, que Šāfi‘ī, loin de proscrire le ra’y, comme on le prétend trop souvent, se refuse simplement à en faire l’instrument privilégié du faqīh ; tout au plus ne devient-il pleinement légitime qu’en l’absence des dalālāt de second ordre. Il n’est donc pas interdit de penser que la logique particulière, légale et exégétique, que représente l’istidlāl, fut conçue par son promoteur – nous ne pensons pas qu’il en fut l’inventeur – comme le moyen de canaliser la place arbitraire qu’à ses yeux le ra’y occupait chez ses maîtres, tels Šaybānī et Mālik 231. Mais observons que cette position, Šāfi‘ī ne la soutient qu’à l’occasion d’une énumération toute théorique, et notamment dans un contexte polémique ou un passage-disputatio : nous verrons qu’en réalité, le ma‘qūl tend, en raison même de la nature de l’istidlāl, à jouer en pratique chez Šāfi‘ī – cette précision est d’une grande importance –, comme une troisième source formelle. Au terme de notre enquête sur le bayān, tout se passe comme si la méthodologie légale de Šāfi‘ī avait été conçue contre deux types d’adversaires. Les deux éléments qui la composent à présent auraient eu des vocations distinctes. Le modèle du bayān – le traité Ǧamā‘ al-‘ilm en fait foi – fut dirigé contre les ahl al-kalām. Quant à l’istidlāl, qui s’annonce comme une méthode pour raisonner à l’intérieur du cadre constitué par le Coran et la Sunna, autrement dit les sources formelles du bayān, la réflexion précédente donne à penser qu’il fut élaboré pour discipliner le ra’y de Mālik ou d’Abū Ḥanīfa. Un passage du traité Iḫtilāf al-ḥadīṯ le confirme : Šāfi‘ī, devant une évidence,
231. Une étude sur la doctrine légale de Šaybānī fait défaut. Son usage du ra’y aurait été « to the extent usual in the ancient schools of law » (SCHACHT, Origins, op. cit., p. 307). L’article de l’EI2 (à ce nom, par É. CHAUMONT) n’apporte pas de données plus précises. Pour un aperçu sur le ra’y de Mālik, cf. SCHACHT, op. cit., p. 115 : le ra’y est censé répondre pour lui « on points on which there are no traditions » ; en outre, « he expresses it in confirming traditions from Companions and later authorities [...], uses it in order to interpret traditions restrictively [...], and in connexion with the practice, makes it prevail over traditions [...] His ra’y may be a strict analogy, or an arbitrary inconsistent decision which may be called istiḥsān. Occasionaly, it stands for broader systematic reasoning ». Toutefois Šāfi‘ī, sur aucun de ces points, nous le verrons, ne raisonne d’une manière fondamentalement différente (ce qu’il juge préférable, aḥabbu ilayya, serait qualifié par ses adversaires d’istiḥsān). La divergence entre les deux hommes semble donc une différence de degré, non de nature, dans l’utilisation de l’istidlāl. La question mériterait un examen plus approfondi. Mais elle exige une étude précise du fiqh de Mālik et de Šaybānī, auteurs qui sont en dehors du cadre du présent travail. En outre, si Mālik est à ranger purement et simplement parmi les ahl al-ra’y, comme le fait Ibn Qutayba dans son Kitāb al-ma‘ārif, ce qui, au sens strict, le rattacherait aux Irakiens, il représente plutôt une tendance “modérée” en ce qu’il fait largement droit aux traditions : sous ce rapport, Šāfi‘ī ne diffère pas de son maître.
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Herméneutique II : Coran et Sunna à savoir que des Compagnons renoncèrent à leur ra’y après avoir pris connaissance de hadiths prophétiques, conclut en ces termes : J’ai rapporté l’ensemble des idées écrites au début du présent ouvrage (ḥakaytu ‘āmmata ma‘āniya mā katabtu fī ṣadr kitābī hāḏā) à plusieurs prédécesseurs (mutaqaddimīn), au sujet de la science par le Livre et la Sunna, des divergences, du qiyās et de la raison (ma‘qūl). Aucun d’entre eux n’a contredit l’autre. Ils ont [même] ajouté : « Telle est la doctrine des savants (ahl al-‘ilm) parmi les Compagnons de l’Envoyé de Dieu, les Suivants et les Successeurs des Suivants, et c’est aussi la nôtre. Quiconque s’en écarte se sépare chez nous [ou selon nous, ‘inda-nā] de la voie suivie par les Compagnons et les hommes de savoir venus après eux (ahl al-‘ilm ba‘da-hum) jusqu’aujourd’hui, fait partie des ignorants ». Ils ont aussi ajouté : « Nous ne pouvons que constater l’existence d’un consensus, chez les savants des différentes cités, pour qualifier d’ignorant celui qui s’oppose à cette voie ». Tous, ou la plupart, en prononçant un tel jugement, vont même jusqu’à soutenir des propos que je n’ai pas à retranscrire ici 232.
Il adresse ce propos, au nom de ses « collègues hedjaziens » (aṣḥābunā al-ḥiǧāziyyūn) 233, à des contradicteurs baṣriens et kūfiens 234, mais aussi aux ahl al-kalām 235. Rien d’étonnant, dès lors, que le résumé de la théorie du bayān soit présenté par Šāfi‘ī, quelques lignes plus loin, comme faisant l’accord de ces mêmes savants 236. Nous avons déjà fait plus haut état de témoignages de ce genre 237. Ce serait donc dès son vivant que Šāfi‘ī, au nom des ahl al-ḥadīṯ, au sens précédemment employé, et par fidélité aux maîtres qui l’avaient formé, aurait contrecarré leurs doctrines. Aussi schématiques que soient ces conclusions, elles nous éclairent un peu plus sur l’origine et la structure d’une pensée légale. 3. Le taḫṣīṣ L’istidlāl a consisté jusqu’ici à rechercher, en vue d’une solution légale, une dalāla présente dans l’une des deux sources, encore que la section précédente aura montré que Šāfi‘ī recueille aussi l’information ailleurs, dans un éventail plus large de données ou d’« instances ». Le taḫṣīṣ est d’un autre ordre, puisque c’est fondamentalement une technique exégétique. Il consiste à préciser la portée respective de deux textes dont il convient de tenir également compte pour les interpréter correctement. Nous le plaçons néanmoins ici parce qu’il est couramment employé par Šāfi‘ī 238 à des fins légales, et parce que la démarche suivie dans l’exercice du procédé se ramène, là encore, à celle de l’istidlāl : pour éclairer, de manière justifiée et non arbitraire, les deux sources en question l’une par l’autre, Šāfi‘ī n’a d’autre ressource que de rechercher une dalāla
232. Umm, IX, p. 480, l. 18 sqq. 233. Umm, IX, p. 482, l. 25. 234. Umm, IX, p. 483, l. 1. 235. Nous avons déjà cité ce passage au chapitre IV, § III-2. 236. Umm, IX, p. 484, l. 29-30. 237. Cf. § I-1. 238. Nous verrons au chapitre suivant une autre illustration de l’istidlāl, d’un usage moins courant que le taḫṣīṣ : son emploi dans l’abrogation des données prophético-scripturaires.
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Chapitre VII dont la liste coïncide avec celle de la section précédente. Il apparaît donc que, pour une analyse exacte de la théorie légale de Šāfi‘ī, l’istidlāl est bien l’autre concept-clé de son système. Nous avons vu au chapitre précédent que le ẓāhir des données prophético-scripturaires est, a priori, ‘āmm, ǧumla, muṭlaq, en ce sens que celles-ci s’adressent à tous les fidèles, dans quelque condition qu’ils se trouvent 239. Lorsque, pour une raison fondée, Šāfi‘ī doit faire exception à ce principe, et donc restreindre la portée légale d’un verset à une classe d’individus ou à une situation particulière, il donne le nom de ḫāṣṣ à la nouvelle signification qui en résulte pour l’énoncé. Nous traduirons donc ḫāṣṣ aussi bien par « restreint » que par « particulier ». Nous rencontrons ici une nouvelle dichotomie terminologique, ‘āmm/ḫāṣṣ, qui, structurant la pensée légale de Šāfi‘ī, s’ajoute à celles que nous avons précédemment analysées : ẓāhir/bāṭin, naṣṣ/ǧumla, ittibā‘/ iǧtihād, etc. Le ḫuṣūṣ fonctionne d’abord comme une règle de sélection, ou si l’on veut, de répartition, ce qu’attestent les formules typiques qui accompagnent régulièrement sa mise en œuvre : urīda... ba‘ḍu... dūna ba‘ḍ, al-‘āmm allaḏī arāda Allāhu bi-hi l-ḫāṣṣ. Le taḫṣīṣ est un principe d’ordre, sa signification première n’est pas l’exclusion ; plus exactement, celle-ci n’en est qu’une perspective limitée à un seul des deux textes. Le procédé herméneutique nous retiendra sur quelques pages, il fournit une illustration concrète de la technique d’istidlāl. Šāfi‘ī observe, en guise de justification, que l’exégète doit constamment y recourir puisque c’est le génie de la langue arabe (fiṭrat al-lisān, Risāla, § 173) que de viser un nombre limité, une classe définie d’objets par une formulation vague, lorsqu’il n’y a pas d’ambiguïté pour l’interlocuteur. Mais là s’arrêtent, dans la Risāla, les réflexions sémantiques sur un principe appelé à jouer un grand rôle dans la théorie élaborée des uṣūl al-fiqh, et pour lequel celle-ci déploiera toutes les ressources de la grammaire et de la rhétorique, encore balbutiantes chez Šāfi‘ī 240. Une seule différence, semble-t-il, sépare Šāfi‘ī de ses successeurs : ceux-ci admettent que les deux sources formelles puissent se particulariser réciproquement 241. Le fondateur, au contraire, ne donne guère d’autres exemples que le taḫṣīṣ du Coran par la Sunna. Conforme à son traitement de l’abrogation, cette conception est en accord avec la hiérarchie du bayān et une théologie de la révélation que nous aborderons au chapitre suivant.
239. Le principe est bien exprimé, entre autres passages, en Umm, IV, p. 150, l. 1-2, à propos du partage du butin, prévu par le Coran, entre les membres de la famille du Prophète : li-anna llāha, iḏā qasama šay’an, fa-huwa nāfiḏ li-man kāna fī ḏālika l-ma‘nā ilā yawm al-qiyāma. (Observons que ma‘nā a nettement ici le sens de « visée » : « pour ces personnes concernées, visées par un tel partage »). Pour le fait que le procédé s’applique pareillement au Hadith, cf. Umm, VII (Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī), p. 194, l. 17-19 : iḏā ṯabata ‘an rasūl Allāh [...] fa-huwa ‘āmm, illā bi-dalātin, li’anna-hu lā yakūnu šay’ min fi‘li-hi ḫāṣṣan ḥattā ta’tiya-hu al-dalāla min kitāb, aw sunna, aw iǧmā‘ anna-hu ḫāṣṣ. 240. Là-dessus, cf. I. GOLDZIHER, The Ẓāhirīs, p. 113-117 ; A.M. TURKI, Polémiques entre Ibn Ḥazm et Bājī, op. cit., p. 84-90 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 104-113 ; B.G. WEISS, The Search, op. cit., p. 389-446 ; U. HAARMANN, « Religiöses Recht und Grammatik », article cité, p. 156. Comme dans la théorie postérieure, le taḫṣīṣ désigne aussi chez Šāfi‘ī la restriction d’un énoncé général par une clause conditionnelle (šarṭ). Nous en avons donné un exemple plus haut, à propos d’Umm, IV, p. 269. 241. W. HALLAQ, History, op. cit., p. 46.
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Herméneutique II : Coran et Sunna Šāfi‘ī montre sur plusieurs exemples tirés du Coran que la langue, la raison, la Sīra prouvent, hors contexte légal, qu’un mot ou une expression font implicitement et exclusivement référence à une situation donnée 242. Le principe est, dans la suite de la Risāla, appliqué à la discipline du fiqh. Si Šāfi‘ī ne lui donne pas encore le nom technique de taḫṣīṣ – il se contente de dire ḫuṣūṣ, par opposition à ‘umūm dans le Kitāb al-Umm – nul doute que le concept soit tout à fait clair à son esprit. Il en donne en effet plusieurs exemples caractéristiques qui, parce qu’ils sont entérinés par l’usage communautaire, sont censés démontrer la pertinence du procédé. Ainsi, des successibles mentionnés par le Coran (IV, 11-12), il faut exclure le non musulman, l’esclave, le meurtrier 243 ; Cor. V, 6, qui parle de l’ablution rituelle, ne peut concerner les fidèles en voyage, qui ont le droit de recourir à la madéfaction des chaussures (masḥ al-ḫuffayn) 244 ; la peine d’amputation du bras pour vol, prévue par Cor. VI, 38, suppose un montant minimum de bien volé, en deçà duquel elle ne peut être appliquée 245 ; la lapidation pour adultère n’est infligée qu’au coupable libre et marié 246, le Coran ne statuant que sur les esclaves (Cor. XXIV, 2 et IV, 25) ; le butin qui revient de droit aux proches du Prophète (Cor. VIII, 41) concerne les seuls Banū Hāšim et Banū l-Muṭṭalib et non l’ensemble des Qurayšites 247. Le principe s’applique naturellement aussi au Hadith : non plus seulement au Coran au moyen de la seconde source, mais aussi à la Sunna au moyen d’elle-même 248. Il est à noter – et l’argument plaide indéniablement en faveur d’une doctrine légale unifiée chez Šāfi‘ī, autrement dit d’un auteur – que ces mêmes exemples, ajoutés à d’autres, reviennent fréquemment dans le Kitāb al-Umm. Mieux encore, divers passages du corpus šāfi‘ien font référence – cela ne fait guère de
242. Risāla, § 188-213. 243. Risāla, § 214-219. 244. Risāla, § 220-222. 245. Risāla, § 223-224. 246. Risāla, § 225-227. 247. Risāla, § 228-233. La position de Šāfi‘ī sur ce sujet est détaillée en Umm, IV, p. 146-147 (début du chapitre : sann tafrīq al-qasm). Šāfi‘ī s’appuie, pour réserver la part de butin des ḏawū l-qurbā prévue par Cor. VIII, 41, sur un hadith transmis par Ǧubayr b. Muṭ‘im relatif au partage opéré par le Prophète à l’issue de la bataille de Ḫaybar : ‘Uṯmān (des Banū ‘Abd Šams) et Muṭ‘im (des Banū Nawfal) se voient refuser cette portion par le Prophète. Šāfi‘ī tient le hadith d’autres rapporteurs, dont Muṭarrif, auprès duquel il a vérifié l’information. Il conclut que c’est là un privilège (ḫāṣṣa) accordé à deux clans, les autres Qurayšites n’étant pas exclus des parts de butin. [Pour la controverse sur la désignation (Banū Muṭṭalib ou Banū ‘Abd al-Muṭṭalib) cf. MÂWERDI, Les Statuts gouvernementaux, trad. E. Fagnan, A. Jourdan, Alger, 1915, p. 262, n. 2. La position de Šāfi‘ī s’oppose classiquement à celle d’Abū Ḥanīfa, qui refuse toute part à la famille du Prophète après la mort de celui-ci ; pour les arguments, cf. N. AGHNIDES, Mohammadan Theories of Finance, Columbus University, New York, 1916, p. 467-468 ; IBN RUŠD, Bidāyat al-muǧtahid, op. cit., I, p. 587 (kitāb al-ǧihād, ǧumla 2, faṣl 1. On constate que le désaccord est un problème d’uṣūl (le nasḫ) et d’interprétation des hadiths]. — Sur la diversité des opinions là-dessus à haute époque, cf. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, à l’exégèse du verset cité. Qatāda englobait tous les Qurayšites dans ledit partage. D’autres le réservaient aux Banū Hāšim (ils interprétaient différemment le hadith de Ǧubayr, cf. Bidāya, loc. cit.). Les imāmites ont encore une position différente : cf. J. van ESS, Anfänge muslimischer Theologie, Wiesbaden, 1977, p. 8-9. Goldziher (I. GOLDZIHER, Études sur la tradition islamique, op. cit., p. 120-121) voit dans ce hadith le type même de la tradition forgée pour légitimer la dynastie abbasside. Hypothèse fragile, puisque la discussion intéressait le fiqh depuis la haute époque et qu’elle concernait l’ensemble de la descendance du Prophète. 248. Umm, IV, p. 174, l. 15 ; VII, p. 194, l. 17 sqq ; VI, p. 136, l. 15.
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Chapitre VII doute – à la Risāla en tant qu’ouvrage consacré au bayān et au taḫṣīṣ. Il nous restera simplement à déterminer si la Risāla reflète l’intégralité de la doctrine šāfi‘ienne. Nous en jugerons en conclusion. Umm, V, p. 27, l. 27 sqq. Pour justifier que la parenté par allaitement exige un nombre minimum de tétées, Šāfi‘ī évoque les situations analogues du vol et de l’adultère, puis conclut de la même manière : fa-hākaḏā istadlalnā bi-sunnati rasūl Allāh anna l-murād bi-taḥrīm al-raḍā‘ ba‘ḍu l-murḍa‘īn dūna ba‘ḍ, lā man lazima-hu ismu raḍā‘. On reconnaît ici outre le taḫṣīṣ, son application du principe à la détermination du minimum légal. Umm, V, p. 133, l. 27-28. Les versets du li‘ān (anathème réciproque des époux), qui concernent certains musulmans, sont comparables sous un certain rapport avec Cor. V, 6, qui exclut certains fidèles de l’ablution complète. Umm, V, 216, l. 18 sqq. De même, certains fidèles ne sont pas concernés par la durée coranique de la ‘idda (en cas de veuvage, de divorce) ; il en va de même pour l’adultère, le témoignage, les successions. Ce cas, comme le précédent, est une analogie vague sur le plan légal, en ce que les situations invoquées sont trop dissemblables ; mais sur le plan exégétique, le rapprochement est, pour Šāfi‘ī, précis et rigoureux, puisqu’il y voit l’application de la règle du taḫṣīṣ. Telle est sans doute la raison pour laquelle il n’emploie pas le mot de qiyās. C’est en effet, pour reprendre sa propre terminologie, un qiyās šabah, et il s’en méfie (cf. chapitre suivant, § III), ou plus exactement une dalāla de rang inférieur. Ailleurs (cf. infra), il lui arrive de parler de cas « homologues » (naẓīr). Ces tâtonnements dans la conceptualisation de la doctrine du maître, il appartiendra aux légistes postérieurs d’y remédier. Umm, IV, 152, l. 19-20. À propos d’une controverse sur l’attribution du cinquième du butin (Cor. VIII, 41), Šāfi‘ī cite Cor. III, 173, pour prouver que le sens réel d’un énoncé général peut être spécial : « nous savons, et toi aussi, que certaines personnes seulement l’ont dit, à savoir quatre individus (nafar) : tout le monde ne s’était pas réuni contre eux [= les musulmans], mais uniquement une troupe (‘iṣāba), qui s’était détachée à Uḥud ». (Comparer à la Risāla, § 198, qui exprime la même idée). Umm, VII, p. 17, l. 16 sqq. Dans une longue polémique entre Šāfi‘ī et un Irakien à propos du serment qui incombe au demandeur ne produisant qu’un seul témoin (al-yamīn ma‘a l-šāhid), l’adversaire refuse d’admettre le hadith prophétique qui entérine cette pratique. Šāfi‘ī répond que la tradition ne contredit nullement le sens littéral du Coran. Il donne à cet effet des exemples qui sont ceux-là mêmes de la Risāla à propos du taḫṣīṣ : l’ablution, le vol, la lapidation pour l’adultère, les successions. Un peu plus loin, il en ajoute d’autres : retour domiciliaire (raǧ‘a) de la divorcée à titre révocable, interdiction d’épouser conjointement une femme et sa tante maternelle, procédure du li‘ān (p. 23). Ce passage contient en outre une confirmation de première main concernant le fiqh kharidjite, qui ampute le bras quel que soit le montant du vol : wa qāla ba‘ḍ ahl-ḫawāriǧ bi-miṯli ma‘nā qawli-ka fī l-yamīn ma‘a l-šāhid : yuqṭa‘ kullu-man lazima-hu ismu l-sariqa (l. 24). Umm, VII, p. 86, l. 28 sqq. Nous citons intégralement ce passage parce qu’il semble, en raison de ce que nous venons de dire, faire clairement référence à la Risāla, dont il se confirme que Šāfi‘ī est l’auteur, tout au moins pour sa première partie qui traite du taḫṣīṣ et du devoir d’obéissance au Prophète.
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Herméneutique II : Coran et Sunna « Je [= Šāfi‘ī, à son contradicteur ; passage-disputatio] dis que le jugement au moyen du serment avec témoin (al-yamīn ma‘a l-šāhid) n’est pas contraire à la Volonté de Dieu (ḥukm Allāh), et c’est selon Elle que je juge au moyen d’une telle procédure. Dieu a imposé l’obéissance à son Envoyé et je me conforme à ce dernier, car j’accepte comme venant de Dieu ce que j’accepte du Prophète, dans le sens que j’ai expliqué, à savoir que ses commandements sont des obligations. À ce sujet, j’ai écrit un long livre, dont il n’y a ici que le résumé. On en a parlé, et nous aussi, abondamment (li-hāḏā, kitāb ṭawīl, hāḏā muḫtaṣar min-hu. Qad qālū fī-hi wa qulnā wa akṯarnā) ». – L’interlocuteur : « Peux-tu me trouver quelque chose d’analogue dans le Coran (naẓīran fī-l-Qur’ān) ? – Oui. Dieu a commandé, pour l’ablution mineure, de se laver les pieds ou de les essuyer : aussi, essuyons-nous, et toi aussi, les chaussures, en vertu de la Sunna. Dieu a dit... [Šāfi‘ī mentionne ici Cor. VI, l45 ; cf. Risāla, § 555-562]. Aussi rendons-nous illicite, et toi aussi, [la consommation de] toute bête sauvage munie de crocs, par la Sunna. Dieu a dit... [suit Cor. IV, 24] : nous avons donc rendus illicite, et toi aussi, de réunir, dans un même mariage, la tante paternelle ou maternelle avec l’épouse, par la Sunna. Dieu a dit... [ = Cor. V, 38 et XXIV, 2], et la Sunna a indiqué qu’on ampute certains voleurs et non tous, et qu’on punit de cent coups de fouet certains coupables fornicateurs et non tous. Nous appliquons la peine et toi aussi. Le Prophète expose comme venant de Dieu l’intention, particulière ou générale, que Dieu a voulue. Il en va de même pour le serment avec témoin [...]. En tout cela, tu as contre toi certains hommes de science ; nous avons, de notre côté, l’approbation, pour le serment avec témoin, d’une majorité de nos collègues (‘awāmm min aṣḥābi-nā) ». Cet extrait répète, avec les mêmes exemples, une idée essentielle de la première partie de la Risāla (§ 1-568) : le bayān prophétique – et notamment le taḫṣīṣ – a son fondement dans l’obligation coranique d’obéissance au Prophète, laquelle repose sur une conception de la Révélation selon laquelle le Prophète est l’interprète infaillible de la Parole divine. Ǧamāʿ al-‘ilm. La première partie de cet écrit ne fait que reprendre l’argumentation de la Risāla. Il n’est donc pas surprenant qu’aux § 54-61, les versets coraniques illustrant le ‘āmm et le ḫāṣṣ soient aussi ceux de Risāla, § 179-209. Mais si Šāfi‘ī, cette fois, ne donne pas d’exemple, il fait allusion à un livre qui est très vraisemblablement la Risāla : celle-ci donne de telles applications après des considérations théoriques tout à fait semblables à celles du présent ouvrage (Ǧamāʿ al-‘ilm, § 62 : wa ḏakartu la-hu ašya’ mimmā katabtu fī kitābī) 249. Bayān farā’iḍ Allāh, § 516-530. Mêmes exemples que ceux de la Risāla.
249. Il est expressément question du Ǧamā‘ al-‘ilm à deux reprises dans la section al-da‘wā wa l-bayyināt (Umm, VII, p. 93), l. 18 : l’évocation de l’iǧtihād pour la recherche de la qibla est dite « exposée complètement dans le livre Ǧamā‘ ‘ilm al-kitāb ṯumma l-sunna » ; p. 94, l. 9-15 : la même question est dite « traitée dans le livre Ǧamā‘ al-‘ilm min al-kitāb wa l-sunna » et le « kitāb al-qaḍā’ ». L’authenticité du Ǧamā‘ al-‘ilm n’est donc pas plus contestable que celle de la Risāla. Il en est question tout aussi explicitement au début d’Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 191, l. 4). Rabī‘ demande à Šāfi‘ī comment on peut prouver [l’autorité] des traditions prophétiques. Celui-ci répond : katabtu hāḏihi l-ḥuǧǧa fī kitāb Ǧamā‘al-‘ilm.
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Chapitre VII Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 483, l. 11 et suivantes. Il y a là encore un résumé de la première partie de la Risāla, avec renvoi implicite à l’ouvrage : on notera ma‘nā au sens général de catégorie sémantique. Dieu a communiqué (abāna) qu’Il a révélé Son Livre dans la langue du Prophète, celle de son peuple, les Arabes, et que l’Envoyé de Dieu leur a parlé dans leur langue conformément aux ma‘ānī qu’ils connaissent dans leur langue. Parmi ceux-ci, il y a le fait d’exprimer une chose de manière générale (‘āmm) en voulant la signifier ainsi ; mais il y a aussi celle de s’exprimer de manière générale avec une signification particulière (ḫāṣṣ) [suit le devoir d’obéissance au Prophète]. [L. 16] J’ai abrégé [ici] les exemples qui, apportés par le Livre de Dieu, prouvent que certaines prescriptions (aḥkām) ont été révélées de manière générale et qu’elles signifient le général. J’ai écrit cela dans un autre livre, intitulé « De l’évidence qui ressort de la science du Coran » (wa huwa l-ẓāhir min ‘ilm al-Qur’ān) et j’ai écrit encore un autre livre (wa katabtu ma‘a-hu ġayra-hu), à propos des révélations générales à sens particulier. J’ai écrit dans cet ouvrage sur le même sujet – à savoir qu’il y a dans la Révélation en apparence générale la preuve que, dans celle-ci, Dieu a pu signifier le particulier. C’est un argument contre ceux qui, à ce propos, ont donné une interprétation personnelle (ta’awwala) que nous jugeons contraire à la voie de ceux dont nous approuvons le parti, parmi les savants du Coran et de la Sunna. [Suivent les versets, Cor. IX, 5, Cor. VIII, 29, Cor. IX, 29 et un exemple qui complète Risāla, § 975 sqq.] Ce passage montre que Šāfi‘ī, une fois encore, a en vue les ahl al-kalām, comme dans le Ǧamāʿ al-‘ilm et la Risāla (cf. infra). Un peu plus loin (p. 484, l. 3 et suivantes), le taḫṣīṣ est décrit comme un bayān et les exemples donnés sont cette fois ceux de la Risāla : citant Cor. XLII, 52-53 (« Certes tu [= le Prophète] guides sur une voie droite, qui est celle de Dieu »), il commente : « Dieu a fait savoir à ses créatures qu’il [= le Prophète] les guidait sur Sa voie. Le rôle de la Sunna du Prophète, vis-à-vis du Livre de Dieu, est de communiquer (bayān), comme venant de Dieu, l’aspect quantitatif de ce qu’Il a imposé : s’agit-il de la communication (bayān) de ce que Dieu a voulu dire en révélant le général, du général ou du particulier ? C’est aussi de dire ce qu’Il a révélé comme imposé (farḍ), convenable (adab), permission (ibāḥa), ou directives (iršād), sans que la Sunna prophétique ne contredise en rien le Livre de Dieu ». Suivent les mêmes exemples de taḫṣīṣ que dans la Risāla : l’ablution, l’interprétation des ḥudūd concernant le vol et l’adultère. Il ajoute le cas de la zakāt (Cor. IX, 103, et II, 43) dont le ḫāṣṣ est donné par la Sunna. Ces lignes ont l’intérêt de compléter l’exposé de la Risāla sur le bayān : toute l’éthique religieuse (farḍ, adab, etc.), et non seulement le ‘ilm al-aḥkām en tant que détermination du minimum valable pour la conduite individuelle ou collective, est placée par Šāfi‘ī sous le signe du bayān. À l’époque où les termes de šarī‘a et de fiqh ne désignent pas encore la Loi, c’est le bayān qui en tient lieu et conserve une signification plus générale.
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Herméneutique II : Coran et Sunna Affirmé avec une telle constance, il n’est pas surprenant qu’au-delà des exemples, devenus classiques, de taḫṣīṣ donnés par la Risāla, le principe fasse l’objet d’un usage régulier dans la doctrine du fondateur. Nous verrons plus loin qu’il est en outre un moyen privilégié pour harmoniser des traditions apparemment contradictoires, chaque Compagnon rapportant du Prophète un témoignage nécessairement personnel 250. Šāfi‘ī répète que la dalāla nécessaire à l’application du procédé doit être exclusivement cherchée dans certaines sources formelles 251. Il entend surtout montrer ainsi le rôle, incontournable à ses yeux, de la Sunna dans l’élaboration d’un système cohérent de fiqh : la section sur le taḫṣīṣ, dans la Risāla, s’achève sur la condamnation voilée 252 de ceux que le Ǧamā‘ al-‘ilm permet d’identifier : une fraction des ahl al-kalām récusant totalement la possibilité, pour les traditions, de fournir une science auxiliaire du Coran 253. Šāfi‘ī avait aussi certainement en vue les kharidjites, voire certains dissidents alides 254. En outre, il ouvrait par ce moyen une voie destinée à résoudre les divergences légales dans la communauté : entre autres témoignages, mentionnons la diversité des opinions, à cette époque, à propos du montant minimum de bien volé qui rendait passible du ḥadd coranique 255. En revanche, les autres applications du taḫṣīṣ citées par Šāfi‘ī
250. Umm, I, p. 151, l. 4 (fa-‘alima al-awwal wa lam ya‘lam ġayru-hu). 251. Umm, II, p. 189, l. 25-26 (une interdiction prophétique est ‘āmm, à moins d’une dalāla prophétique) ; IV, p. 250, l. 17-18 (tout jugement prophétique est ‘āmm, sauf s’il existe une dalāla prophétique ou communautaire, ou une sunna, ou un verset coranique, lesquels transforment ce ‘āmm en ḫāṣṣ) ; IV, p. 150, l. 18 ; V, p. 28, l. 19-21 ; V, p. 216, l. 16 sqq : la dalāla est puisée dans la Sunna prophétique ou l’iǧmā‘ des maîtres de Šāfi‘ī, pour faire valoir un cas particulier : la ‘idda de la femme esclave ; V, p. 217, l. 11 : la dalāla est tirée d’un aṯar lāzim ou de l’iǧmā‘ ; IV, p. 256, l. 15-16 ; VI, p. 10, l. 3 ; VI, p. 170, l. 14-15 : un hadith prophétique est ǧūmla, sauf s’il existe une dalāla dans un autre hadith ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 480, l. 26 sqq ; p. 536 (la dalāla est celle de la Sunna ou du consensus des savants) ; Ṣifa, § 531-532 ; Risāla, § 558, § 818, § 882 (‘āmm et ḫāṣṣ dans le Hadith ; l’iǧmā‘ est celui des savants ou des musulmans) ; § 923. 252. Risāla, § 235. 253. Cf. ch. IV, § III. 254. Pour des détails sur la position de ces communautés en matière de fiqh, cf. M. COOK, « Anan and Islām », J.S.A.I., 9 (1987), p. 165 sqq. ; pour une référence aux kharidjites, cf. Umm, VII, p. 17, passage mentionné supra. Il faut en excepter les ‘Ibāḍites (M. COOK, « Anan and Islām », article cité, p. 169). — L’imâm zaydite al-Qāsim al-Rassī soutenait que le Coran est globalement détaillé, la Sunna n’y ajoutant rien, si ce n’est qu’elle explicite le bāṭin qu’il contient (EI2, à l’article (al-)Rassī, par W. MADELUNG). Mais il n’est pas certain qu’il s’agisse ici d’une négation du bayān IV de Šāfi‘ī. En effet, ce dernier semble bien faire une allusion à ce type de doctrine dans la Risāla, § 303. Or, nous verrons qu’il reprend à son compte cette idée (cf. chap. suiv., § IV). 255. Šāfi‘ī, ainsi que Mālik, fixe ce minimum à un quart de dinar d’après une sunna prophétique (Risāla, § 224, 616, 648, 1619, 1620 ; en Umm, VI, p. 130-123, Šāfi‘ī fait état à ce sujet de controverses avec les Irakiens ; pour Mālik, cf. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 108). Or, d’après le Mabsūṭ d’al-Saraḫsī, le dinar valait à l’époque du Prophète 10 dirhams. Le minimum retenu par les Hedjaziens était donc de 2,5 dirhams (EI2, articles Dirham et Dīnār ; N. AGHNIDES, Mohammadan Theories, op. cit., p. 264 n. 1 in fine). — On sait par Šāfi‘ī (SCHACHT, Origins, op. cit., p. 107), que les Irakiens dissimulaient leur ra’y en la matière sous un qiyās, qualifié par lui d’« arbitraire », parce qu’effectué à partir de la dot matrimoniale, ou de la perte d’un membre. Ils aboutissaient à des chiffres variables : 10, 40 dirhams... ; mais dans d’autres sources, on parle, pour Baṣra, d’un tiers de dirham (Qatāda) ; à Kūfa, de 2 dirhāms (‘Uṯmān al-Battī), 5 dirhams (Ibn Abī Layla, Ibn Šubruma : Ibn Rušd, Bidāyat al-muǧtahid, op. cit., II, p. 655-656 : kitāb al-sariqa, qawl fuqahā’ al-‘irāq fī l-niṣāb). Même variété d’opinions chez les mu‘tazilites à la fois théologiens et fuqahā’, ainsi que leurs devanciers : pour Bišr al-Mu‘tamir, 10 dirhams ; pour Abū l-Huḏayl, 5 dirhams ; comme chez Naẓẓām, le qiyās était établi cette fois à partir du minimum imposable pour la zakāt. Pour Ḥasan al-Baṣrī, ainsi que
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Chapitre VII dans la Risāla 256 ne sont pas précisément des points de désaccord entre Hedjaziens et Irakiens 257. Il faut donc en déduire que le taḫṣīṣ, et plus généralement l’istidlāl et le bayān, ne furent pas particulièrement conçus par Šāfi‘ī contre les Irakiens, mais bien plutôt comme un outil méthodologique destiné à affaiblir le parti qu’il avait fréquenté, celui des ahl al-kalām, et à contester sa manière d’élaborer le fiqh. Dans cette hypothèse, la Sunna, l’un des piliers des uṣūl al-fiqh, n’aurait plus fait problème, à l’heure où il écrivait, chez les fuqahā’ d’Irak ou de Médine, en tant qu’autorité légiférante – mais seulement en tant que telle. Nous avons déjà donné plus haut des témoignages en ce sens. En d’autres termes, le rôle prêté à Šāfi‘ī dans l’évolution du fiqh et des uṣūl est à relativiser. Le disciple de Mālik n’est d’ailleurs pas l’inventeur du taḫṣīṣ, puisque le procédé avait été utilisé bien avant lui. Il se peut simplement qu’il l’ait répandu chez certains des ahl al-ḥadīṯ, s’il faut en croire le témoignage – du reste certainement apologétique – d’Ibn Ḥanbal selon lequel il leur aurait ouvert les yeux sur ce principe : lam na‘rif al-ḫuṣūṣ wa l-‘umūm ḥattā warada l-Šāfi‘ī 258. De fait, le corpus atteste que Šāfi‘ī se plaint des ahl al-ḥadīṯ qui, confondant le muǧmal et le mufassar – autrement dit, en pareil contexte, le ḫāṣṣ et le ‘āmm –, s’empêtrent irrémédiablement dans l’explication des traditions contradictoires 259. Mais nous avons vu qu’il dépend exclusivement, en tafsīr, de ses maîtres, et cité des exemples où il leur doit, de son propre aveu, l’ap-
les kharijites, pas de minimum, tout vol était passible d’amputation (J. van ESS, TG, III, p. 128 et 288-289). Pour les ‘Ibāḍites, 5 dirhams (SCHACHT, Origins, op. cit., p. 261). 256. Certes, la question de la part de butin réservée aux proches du Prophète divise elle aussi Šāfi‘ī et les hanéfites (cf. supra), mais la controverse ne porte pas sur le taḫṣīṣ : ceux-ci n’accordent ce droit à aucun Qurayšite. 257. La Ḥuǧǧa ‘alā ahl al-Madīna de Šaybānī est malheureusement muette là-dessus, hormis la question du masḥ al-ḫuffayn : Abū Ḥanīfa l’autorisait, comme Šāfi‘ī (I, p. 10). La donnée confirme et complète Schacht (J. SCHACHT Origins, op. cit., p. 263), qui en fait seulement un point de désaccord entre sunnites et chiites. Sur l’aspect polémique éventuel des autres exemples choisis par la Risāla pour illustrer le taḫṣīṣ, il faut se contenter de cette dernière référence, qui renvoie aux traités polémiques de Šāfi‘ī : les Irakiens mentionnent eux aussi une tradition qui interdit au meurtrier d’hériter de sa victime (p. 159) ; une de leurs maximes juridiques empêche l’esclave d’hériter (p. 184) ; ils limitent eux aussi le legs au tiers de la succession (p. 202), et là encore en raison d’une tradition prophétique. Bannissement et lapidation pour adultère sont pareillement admis en Irak (p. 73-74 : la tradition invoquée contient le nom de traditionnistes irakiens ; cf. aussi p. 53, n. 1). — Un passage du Kitāb al-Radd ‘alā siyar al-Awzā‘ī (Umm, VII, p. 340-341) défend, contre Abū Yūsuf, l’autorité légiférante de la Sunna avec les mêmes citations coraniques et traditions prophétiques que la Risāla ou le Bayān farā’iḍ Allāh. Et Šāfi‘ī de conclure que le refus de certains hadiths impliquerait de rejeter ceux-là mêmes qui fondent des points de consensus doctrinal : le masḥ al-ḫuffayn, l’interdiction d’épouser une femme et sa tante, de consommer la viande d’animaux carnassiers (p. 34 1, l. 6-8). Même argument contre des adversaires sans doute irakiens là encore (les objections sont introduites par la formule caractéristique : qāla ba‘ḍu l-nās) dans la longue polémique al-yamīn ma‘a l-šāhid (Umm, VII, p. 7-34). 258. Cf. chapitre II, § V (Šāfi‘ī en Irak). 259. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 552, l. 7, à propos du commodat (al-‘ariyya), exception (donc taḫṣīṣ) à la vente dite muzābana : les ahl al-ḥadīṯ donnant des avis légaux au moyen des traditions, ils commettent force confusions (yušabbahūna ‘alay-him) ; p. 553, l. 15-16 : à propos de la vente anticipée, un contradicteur parmi les ahl al-‘ilm prend le muǧmal et le mufassar l’un pour l’autre ; p. 497, dernière l., à propos de la prière derrière l’imam assis, il accuse l’un des traditionnistes de manipuler incorrectement le procédé d’abrogation, d’où son interprétation irrecevable de traditions litigieuses.
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Herméneutique II : Coran et Sunna plication du taḫṣīṣ. Il ne faut pas s’étonner, en conséquence, que ce dernier soit déjà présent dans le Muwaṭṭa’ de Mālik 260, et la paternité en reviendrait, selon la tradition, à Ibn ‘Abbās 261. Sans remonter aussi loin, il est certain que l’exégèse des versets théologiques y avait été confrontée, ne serait-ce que parce que le murǧiisme, refusant que les peines infernales puissent s’appliquer éternellement aux musulmans, considérait que seuls certains d’entre eux les encouraient 262. Le théologien mu‘tazilite Abū l-Huḏayl était au contraire d’avis que ces versets gardaient leur sens général, à moins d’une indication qui, dans le contexte, prouve le contraire. Naẓẓām exigeait en outre qu’elle figure dans le Hadith ou le consensus communautaire 263. Le problème, quoi qu’il en soit, était posé en termes linguistiques, comme chez Šāfi‘ī, et sa solution réclamait la compétence des philologues. Les linéaments s’en trouvent déjà chez le “père” du mu‘tazilisme Wāṣil b. l-‘Aṭā’, dans un texte qui, remarqué depuis longtemps par l’orientalisme, avait été recueilli par Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār et Abū Hilāl al-‘Askarī 264. Il est remarquable qu’il envisage le problème à la manière de Šāfi‘ī, mais qu’il lui donne une solution différente : il existait selon Wāṣil deux types d’énoncés, le particulier et le général ; mais le particulier ne saurait avoir valeur générale – la réciproque est également vraie –, et pour chacun d’eux, il existe une dalāla propre 265. Il n’est pas certain que Wāṣil ait prêté à ce dernier terme la signification qu’il revêt chez Šāfi‘ī. Quoi qu’il en soit, Muways b. ‘Imrān, un théologien mu‘tazilite et murǧiite exactement contemporain de Šāfi‘ī puisqu’il vécut dans la seconde moitié du IIe siècle, étendait la règle exégétique à tout le Coran, et donc nécessairement aussi à la sphère légale. Il posait en principe que chaque verset coranique avait un sens spécial, à moins de contenir un « quantificatif sémantique » tel que kull, man, etc., qui en généralise la portée 266. C’était prendre le contre-pied du postulat fondamental de Šāfi‘ī, le ‘umūm des versets,
260. Le terme de ‘umūm des versets n’y apparaît pas, mais le principe est couramment appliqué, ainsi que les exceptions dont il peut faire l’objet. Le taḫṣīṣ al-‘umūm inclut le cas où une expression coranique est limitée dans son application par un autre verset, procédé herméneutique connu plus tard sous le nom de ḥaml al-muṭlaq ‘alā l-muqayyad (Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 90 ; sur ce procédé exégétique, cf. p. ex., M. ABŪ ZAHRA, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 151-154 : il signifie « interpréter l’inconditionné dans le sens du conditionné » ; M. ḪUḌARĪ, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 192-193) ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 113-114. 261. Ch. CHEHATA, « Logique juridique et droit musulman », Studia Islamica, XXIII (1965), p. 23. Muṣṭafā ‘ABD AL-RAZZĀQ cite le Šarḥ al-Risāla de Ǧuwaynī (Tamhīd li-tārīḫ al-falsafa l-islāmiyya, Laǧnat al-ta’līf wa l-tarǧama wa l-našr, Caire, 1944, p. 234) pour cette même attribution. 262. J. van ESS, TG, III, p. 265. 263. Ibid., et III, p. 390. Sur le problème en général, TG IV, p. 648 et n. 18. 264. ‘ABD AL-ǦABBĀR, Faḍl al-i‘tizāl wa ṭabaqāt al-mu‘tazila (éd. Fu’ād Sayyid, Tunis, 1974) p. 234 ; ABŪ HILĀL AL-‘ASKARĪ, Kitāb al-Awā’il (éd. Miṣrī/Qaṣṣāb, Damas, 1976), II, p. 134. C’est dans ce texte que S. PINÈS cite le passage (Beiträge zur islamischen Atomlehre, Berlin 1936, p. 126) ; cf. une traduction in M. BERNAND, « La notion de ‘ilm chez les premiers mu‘tazilites », article cité, p. 26 et J. van ESS, TG, V, p. 161-162, texte 21, pour la version de ‘Abd al-Ǧabbār. 265. Voici ce texte dans la version de ‘Abd al-Ǧabbār : al-ḫabar ḫabarāni, ‘āmm wa ḫāṣṣ, mutabāyināni ka-tabāyun al-amr wa l-ḫabar ; fa-law ǧāza kawn al-ḫāṣṣ ‘āmman, la-ǧāza kawn l-‘āmm ḫāṣṣan, wa la- ǧāza an yakūna l-kullu ba‘ḍan wa l- ba‘ḍu kullan ; fa-dalālat al-ḫāṣṣ mubāyin li-dalālat al-‘āmm (la version d’al‘Askarī ajoute : wa l-amr ḫabaran wa l-ḫabar amran ). 266. J. van ESS, TG, III, p. 193-194. L’auteur émet l’hypothèse que cette doctrine fut dirigée à la fois contre Abū l-Huḏayl et Muzanī (donc Šāfi‘ī) : III, p. 265.
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Chapitre VII dont découle une partie essentielle de sa doctrine légale. On notera que Muways était un théologien attitré à la cour de Ma’mūn 267. Que la théorie de Šāfi‘ī ait été élaborée contre les ahl al-kalām, tout au moins le taḫṣīṣ et l’istidlāl, nous en trouvons ici un indice supplémentaire. On peut, à ce propos, se demander comment Šāfi‘ī légitime le ‘umūm des versets coraniques et des énoncés prophétiques, dont le taḫṣīṣ tire sa raison d’être. Le principe revient, nous l’avons signalé, à poser que les versets coraniques dépassent les circonstances particulières, leurs occasions – le terme de “cause” nous introduirait dans un débat de nature philosophique bien au-delà de notre sujet – accompagnant leur révélation (asbāb al-nuzūl). Nous touchons ici au fondement qui conditionne la validité du bayān šāfi‘ien, nous sommes au cœur du problème lié à la nature même de la šarī‘a comme de toute loi sacrée : l’acceptation de ce postulat revient en effet à admettre la possibilité de tirer une loi du Coran, qui joue en somme le rôle d’une constitution dans une législation moderne. Mais l’on serait bien en peine de trouver pareille justification dans le corpus. Tout se passe comme s’il s’agissait là d’une attitude théologique, d’une évidence pour notre auteur. Il ne rapporte aucun débat à ce sujet avec un contradicteur. Or nous savons, par des témoignages historiques, que le ‘umūm était, au moins chez certaines individualités, remis en question. Il est donc vraisemblable qu’à l’heure où Šāfi‘ī écrivait, cette contestation était largement minoritaire. L’auteur ne revient plus sur une démarche herméneutique qu’il tient de ses maîtres en exégèse, et qui remonte, en conséquence, à la première moitié du IIe siècle. Quant à cette motivation tacite, il nous faut la rechercher ailleurs que dans les versets coraniques, puisque rien n’y suggère, strictement parlant, pareille extension indéfinie de leur signification, non plus que leur caractère ǧumla ou ẓāhir. La réponse à cette question fondamentale nous semble devoir être cherchée dans le Hadith. On y lit en effet que le Prophète exige l’application des prescriptions coraniques, qu’il révèle le ‘umūm des versets, ne fait point acception de personnes ou de circonstances spatio-temporelles et que, dans le cas contraire, il le signale explicitement. C’est, en d’autres termes, inscrire la question à l’intérieur de la problématique du bayān, qui fait du Prophète, nous l’avons vu, l’interprète privilégié du Coran, et c’est aussi asseoir le bayān I sur le fondement du bayān III, qui apparaît logiquement premier dans la démarche fidéiste de Šāfi‘ī. De ce point de vue, le fiqh de Šāfi‘ī et de l’école dont il est issu, avant même d’être une exégèse, représente un témoignage de loyauté envers la personne de Muḥammad, et seule cette attitude légitime une exégèse légale de la Révélation : sans la certitude, en effet, du ‘umūm et du ẓuhūr des versets, rien n’autorise à faire du Coran la charte de la communauté ; or cette certitude, Šāfi‘ī est en mesure de la rattacher à une autorité supérieure qui, égale en conséquence à celle de l’Écriture, avait aussi prouvé, par son comportement, qu’elle exprimait par là autre chose qu’une simple préférence dictée par les circonstances. On mesure combien l’exégèse dut très tôt être servante de la théologie, suspendue à la question de l’inspiration de l’Envoyé
267. EI2, à l’article Muways b. ‘Imrān (Ch. PELLAT) ; pour des détails, cf. l’article consacré à ce personnage par J. van ESS, dans Recherches d’Islamologie. Recueil d’articles offerts à G.-C. Anawati et L. Gardet par leurs collègues et amis, Peeters, Louvain, 1977, p. 337 sqq.
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Herméneutique II : Coran et Sunna et à l’acceptation de la Sunna comme source formelle 268. Cette dignité conférée à la condition prophétique jointe à ses corollaires (infaillibilité quant à sa mission, exemplarité, etc.), dont nous parlerons bientôt, Šāfi‘ī la résume par une formule récurrente et lapidaire, mais très caractéristique de notre propos, celle de la « place du Prophète par rapport au Livre de Dieu » (makāna/mawḍi‘ al-rasūl min al-kitāb) 269. On a émis l’hypothèse que le taḫṣīṣ aurait pour origine les spéculations des premiers exégètes à propos des asbāb al-nuzūl. En réalité, le mot a déjà chez eux un sens légal 270. Le maillon représenté par l’exégèse de Šāfi‘ī nous amène à penser que les propos et la conduite du Prophète ont été, dès la fin du Ier siècle, mis au service de la discipline du tafsīr ; le ḫāṣṣ est d’ailleurs proche de la ruḫṣa, comme le reconnaît Šāfi‘ī lui même 271, – ce dont rendent compte des hadiths de haute époque 272. Voici quelques exemples tirés du corpus 273 où le Prophète révèle le ‘āmm des versets. Le commentaire de Šāfi‘ī est tout à fait révélateur à cet égard : Umm, II, p. 3, l. 11 sqq. L’argent qu’on enterre – on reconnaît là une forme archaïque de thésaurisation (ammā dafn al-māl fa-ḍarb min iḥrāzi-hi) – est soumis lui aussi à la zakāt, selon Šāfi‘ī : « la Sunna le prouve – et d’ailleurs, je n’ai pas connaissance que quelqu’un l’ait démenti –, ainsi que les traditions (āṯār) » [on reconnaît ici la preuve par trois des uṣūl ; il est question d’une sorte d’iǧmā‘ “négatif”, sans toutefois que nous puissions le préciser davantage]. Suit un hadith prophétique [on notera que les maillons de l’isnād sont tous précédés du verbe aḫbara, sauf un, qui le remplace par sami‘a], tradition dans laquelle ‘Abdallāh b. Mas‘ūd déclare avoir entendu dire par le Prophète : « toute personne qui ne s’acquitte pas de la zakāt sur ses biens verra ceuxci, au Jour de la Résurrection, sous les traits d’un serpent glabre (šuǧā‘ aqla‘) muni de deux taches noires (la-hu zabībatāni) [qui le rendront d’autant plus redoutable]. Il fera d’elle sa proie et lui dira : « je suis ton trésor ». Puis le Prophète nous récita le verset... [Cor. III, 180, relatif aux avares] : « ils se verront attacher, au Jour de la Résurrection, tel un carcan, ce qu’ils auront gardé par avarice » 274 [...]. Šāfi‘ī commente : « dans cette révélation (ibāna) et les autres, Dieu informe de la place qu’Il a assignée à Son Prophète, vis-à-vis de la religion et de Son Livre. Il y a aussi
268. W.M. WATT, « The Significance of Kharijism » (in ID., Early Islām, Collected Articles, Edinburgh University Press, Edimbourg, 1990), p. 136. 269. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 475, l. 6 ; Risāla, § 97, § 236, § 418, § 627, etc. ; Umm, IV, p. 159, l. 10 sqq, et V, p. 140, l. 2 (formulations un peu différentes) ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 506. 270. C.H.M. VERSTEEGH, Arabic Grammar, op. cit., p. 74-75 271. Par ex. la prière abrégée en cas de voyage (Umm, I, p. 179, l. 17, qualifiée de ruḫṣa ; à la dernière ligne apparaît la formulation caractéristique du taḫṣīṣ, dont la ruḫṣa est une modalité particulière, puisque cet abrégement n’est pas obligatoire). 272. Sur la ruḫṣa dans le Hadith, cf. M.J. KISTER, « On Concession and Conducts : a Study in an Early Ḥadīth », repris dans Society and Religion from Jāhiliyya to Islām, Variorum Reprints, Aldershot, Hampshire, 1990, chap. XIII. 273. Pour un ex. en Risāla, cf. § 886-888 : le Prophète enjoint de réparer une prière oubliée et cite Cor. XX, 14. Šāfi‘ī commente : aḫbara bi-hi ‘an Allāh..., formule qui traduit l’inspiration divine du Prophète. De même au § 1109 où, dans un hadith cité par Šāfi‘ī, le Prophète dit de lui-même : atqā-kum wa a‘lamukum bi-ḥudūd Allāh, même si le mot ḥudūd peut simplement, ce qui est peu probable, signifier de manière restrictive les peines légales. 274. AL-BUḪĀRĪ, al-Ǧāmi‘ al-ṣaḥīḥ, n° 1403 (Kitāb al-zakāt, chap. 3, hadith n° 3) ; il figure déjà dans le Muwaṭṭa’ de Mālik (éd. F. ‘Abd al-Bāqī, Beyrouth, s.d., I, p. 256- 257 : kitāb al-zakāt, chapitre 10, deuxième hadith ; l’isnād y diffère dans les deux références de celui de Šāfi‘ī). Il rappelle Cor. II, 276.
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Chapitre VII la preuve que la Sunna, en ce qui concerne Dieu [fī-mā li-llāh, c’est-à-dire : un dû de Dieu, ḥaqq Allāh] est un ḥukm. Il s’y trouve aussi la preuve [ou l’indication : dalīl] de ce que Dieu a voulu dire par Son ḥukm : est-ce particulier, ou a-t-Il voulu quelque chose de général ? Quelle quantité veut-il ? Puisque le Prophète occupe, à ce sujet, une telle place (mawḍi‘) par rapport au Livre de Dieu et à Sa religion, il en va de même en toute occasion (kāna ka-ḏālika fī kulli mawḍi‘) : la Sunna n’est qu’une communication venant du Très-Haut et conforme à Ses ordres (la takūnu illā bi-l-ibānati ‘an Allāh, tabāraka wa ta‘ālā, wa ittibā‘ amri-hi) ». Umm, II, p. 163, l. 22 sqq. À propos de Cor. II, 196, qui prévoit l’empêchement (iḥṣār) d’accomplir les pèlerinages, Šāfi‘ī commente : « de ceux qui m’ont formé (mimman ḥafiẓtu ‘an-hu), je n’ai entendu aucun exégète (ahl al-‘ilm bi-l-tafsīr) contredire le fait que ce verset fut révélé à Hudaybiyya, où leurs ennemis avaient fait obstruction aux pèlerins [...] Puis le Prophète a expliqué (bayyana) en quoi consistait cet empêchement qui désacralisait le pèlerin. J’en conclus (fa-ra’aytu) que ce verset, en vertu de l’ordre divin d’achever le ḥaǧǧ et la ‘umra effectués pour Dieu, est général, s’adressant à tout pèlerin en ḥaǧǧ ou ‘umra, exception faite de ceux que Dieu a exclus, et de ce sur quoi le Prophète a statué, à savoir l’empêchement causé par la présence d’ennemis. Or le malade, à mon avis (‘indī), entre dans la généralité du verset (‘umūm al-āya). Les opinions d’Ibn ‘Abbās, d’Ibn ‘Umar et de ‘Ā’iša concordent avec ce que j’ai dit... » Umm, IV, p. 126, l. 3 sqq. Šāfi‘ī tire d’un hadith une dalāla : on ne peut aller contre le ẓāhir du Coran. ‘Ā’iša voulait acheter, pour l’affranchir, une esclave, dénommée Barīra, celle-ci n’ayant pas la somme d’argent suffisante pour sa libération. Mais ses maîtres imposèrent comme condition le maintien du lien de patronage (walā’). Informé du fait, le Prophète aurait dit : « Comment ces hommes peuvent-ils imposer des conditions qui ne se trouvent pas dans le Livre de Dieu ? Une condition qui en est absente est nulle et non avenue (bāṭil). Y aurait-il eu une centaine de conditions que le jugement de Dieu est plus équitable et que Ses conditions lient davantage (qaḍā’ Allāh aḥaqq wa šarṭ Allāh awṯaq). Le patronage est au seul bénéfice de celui qui affranchit (innamā l-walā’ li-man a‘taqa) » 275. Umm, VI, p. 145, l. 16-17. Un homme vint confesser au Prophète qu’il avait forniqué. Celui-ci fit choisir le fouet convenable et le coupable fut flagellé. Le Prophète commenta : « Hommes, le temps est venu de cesser d’enfreindre les interdits de Dieu (maḥārim Allāh). Quiconque commet l’une de ces souillures (qāḏurāt), qu’il se protège par Dieu du regard des hommes (fa-l-yastatir bi-satr Allāh) 276, car quiconque nous exhibe ses actes [littéralement : sa page, ṣafḥata-hu], nous lui appliquerons le Livre de Dieu ». La réflexion de Šāfi‘ī est à noter, elle montre que la valeur d’un hadith dépend moins de son isnād que de la confiance qu’il place en certains spécialistes qu’il a rencontrés : « Ce hadith est interrompu [dans sa chaîne], il ne fait pas partie de ceux qui, authentifiés (yuṯabbatu bi-hi), pourraient servir de preuve (ḥuǧǧa). Mais j’ai constaté que des hommes de science, chez nous, le connaissent et l’appliquent (yaqūlu bi-hi). Nous l’appliquons aussi ». Le commentaire qui suit montre en outre que Šāfi‘ī ne perd pas de vue la finalité de la Loi (maqāṣid al-šarī‘a, al-maṣlaḥa, dans la terminologie ultérieure). Il déclare que la flagellation ne doit pas faire couler le sang du coupable car « faire couler le
275. Hadith qui figure aussi dans le Muwaṭṭa’ de Mālik, op. cit., II, p. 780-781. 276. Sur cette expression, cf. E.W. LANE, Arabic-English Lexicon, sous istatara ; il s’agit d’un hadith dont Šāfi‘ī disait plus haut (Umm, VI, p. 138 l. 21-22), qu’il était lacunaire dans sa chaîne, mais « bien connu chez nous ».
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Herméneutique II : Coran et Sunna sang est l’une des cause de lésions corporelles (ḍarb min asbāb al-talaf). Or celles-ci ne sont pas le but de la peine canonique, qui vise seulement (innamā yurādu bi-l-ḥadd) un châtiment exemplaire (al-nakāl) ou une expiation ».
Remarquons enfin qu’on se saurait trouver à cette époque, comme le soutiennent Burton et Wansbrough 277, une confusion entre l’abrogation et la particularisation, entre le nasḫ et le taḫṣīṣ : l’abrogation ignore purement et simplement le contenu légal d’un verset, connu et précisé ; le taḫṣīṣ dégage l’interprétation légale de l’imprécis. La similitude n’est donc que superficielle, elle s’avère même fallacieuse puisqu’il n’y a rien de commun, au fond, entre les deux procédés. Dans le taḫṣīṣ, la Sunna ne rend pas caduc un autre texte, elle fixe le minimum légal impliqué par le verset muǧmal ou ‘āmm, précise la catégorie de fidèles ou la situation concernées : elle devient l’outil d’une exégèse légale. Šāfi‘ī a d’ailleurs lui-même par avance repoussé l’objection, comme en témoigne le passage suivant. Umm, IV, p. 173 (kitāb al-ǧizya), l. 2 sqq. Ayant rappelé le verset IX, 29, relatif à la guerre sainte contre les associateurs (mušrikūn), Šāfi‘ī commente : « Dieu a donc établi une distinction, selon Sa Volonté – Son jugement étant irrévocable (lā mu‘aqqiba li-ḥukmi-hi) 278 – entre le combat contre les idolâtres (ahl al-awṯān), qu’Il a ordonné de combattre jusqu’à ce qu’ils se convertissent, et le combat contre les gens du Livre, qu’Il a ordonné de combattre jusqu’à ce qu’ils paient un tribut (al-ǧizya). [Suit un hadith prophétique qui confirme cette position légale : il est rapporté par Yaḥyā b. Ḥassān, qualifié ici par Šāfi‘ī de ṯiqa (digne de confiance), par le biais de ‘Alqama b. Mirṯād avec un doute exprimé par ce dernier sur un mot du hadith ; suit un second hadith (introduit par ḥaddaṯanī, formule rare dans le Kitāb al-Umm), que Šāfi‘ī déclare de même sens. Tous les rapporteurs sont pour Šāfi‘ī des ṯiqa-s]. Ceci se rapporte exclusivement aux gens du Livre, non aux idolâtres [On reconnaît là la formule du taḫṣīṣ : wa hāḏā fī ahl al-kitāb ḫāṣṣatan dūna ahl al-awṯān]. Il n’y a pas contradiction avec le hadith d’Abū Hurayra où le Prophète dit : « J’ai reçu l’ordre de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : il n’y a d’autre dieu que Dieu ». Les hommes dont il s’agit dans ce dire sont des idolâtres ; les autres, dont Dieu a ordonné d’accepter la ǧizya, sont les gens du Livre. La preuve (dalīl), c’est ce que j’ai expliqué, à savoir que Dieu a distingué les deux combats. Il n’y a pas de contradiction entre : 1° l’ordre de Dieu de combattre les associateurs (mušrikun) ou de les tuer partout où ils se trouvent, jusqu’à ce que la religion soit celle de Dieu, jusqu’à ce qu’ils se repentent et accomplissent la prière, et 2° l’ordre divin de combattre les gens du Livre jusqu’à ce qu’ils paient la ǧizya. Aucun des deux versets n’abroge l’autre, aucun des deux hadiths n’abroge l’autre. Chaque catégorie a fait l’objet d’une révélation divine et d’une prescription (sanna) prophétique [...]. Aucun des deux commandements n’abroge son symétrique (ṣāhibi-hi) ni ne le contredit » 279.
277. J. BURTON, « Rewriting the Time-table of Early Islām », J.A.O.S. 115 (1995), p. 460, col. b ; J. WANSBROUGH, Quranic Studies, op. cit., p. 191. 278. Réminiscence coranique : Cor. XIII, 41. L’expression revient d’ailleurs çà et là dans la Risāla (par ex. au § 295, au § 312) et ailleurs (Umm, IV, p. 159, l. 28 ; p. 172, l. 24 ; Umm, IX, p. 556, l. 4). Muqātil la glose par lā rādda li-qaḍā’i-hi, et Farrā’ de la même manière (AL-FARRĀ’, Ma‘ānī l-Qur’ān, op. cit., II, p. 66). 279. Cette question est réexposée dans l’Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX, p. 509, l. 8 sqq) comme l’application de la distinction muǧmal/mufassar, indice d’une terminologie qui se cherche. ⎯ D’autres ex. de la différenciation entre nasḫ et taḫṣīṣ in Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 492, l. 17 sqq (Šāfi‘ī choisit entre une ruḫṣa et un nasḫ) ; p. 551, l. 22-24.
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Chapitre VII 4. Conclusion Le début de la Risāla, qui expose la théorie šāfi‘ienne du bayān, ne livre qu’en partie la structure de la pensée légale du fondateur. Un point fondamental, certes, y est mis en valeur : deux sources formelles, le Coran et la Sunna suffisent à Šāfi‘ī, non seulement comme point de départ du fiqh, mais surtout pour encadrer celui-ci dans sa totalité. Quant au reste, cet exposé, donnant à croire que le fiqh se ramène, par le bayān V, à une simple réflexion sur ces deux sources, le simplifie à outrance. En outre, il reste muet sur la logique qui guide Šāfi‘ī à l’intérieur de ce cadre bayānī. Nous sommes désormais en mesure de compléter cette présentation lacunaire. La logique en question est celle de l’istidlāl, qui consiste à trouver une ou plusieurs dalālāt (indicateurs) en vue de répondre à une question suggérée par les deux sources, ou de résoudre un cas d’espèce non prévu par celles-ci. Il ne s’agit pas de se cantonner aux deux sources, qui constituent les dalālāt de premier ordre, ni de multiplier celles-ci, leur nombre restant d’ailleurs limité. Quant à expliquer le choix qu’y opère notre auteur, le chapitre biographique nous met déjà sur la voie et nous y reviendrons dans autre chapitre. Ajoutons que les dalālāt ne se ramènent pas non plus, de manière systématique, aux quatre uṣūl classiques. D’autre part, le rôle de l’istidlāl ne se réduit pas à ce plan juridique, il intervient aussi dans l’exégèse des deux sources constitutives du cadre bayānī. Enfin, l’istidlāl apparaît aussi comme un type de raisonnement pour légitimer des postulats légaux ou extra-légaux, extérieurs à sa doctrine : nous avons vu le cas du bayān, nous verrons celui de l’autorité légiférante de la Sunna en tant que source et celui du ḫabar al-wāḥid ; entre dans cette catégorie, au fond, l’usage référentiel du Coran, vu dans les chapitres précédents, pour les autres principes extra-légaux dont dépend sa doctrine à un niveau différent. C’est dire qu’il joue le rôle d’un véritable outil herméneutique et épistémologique. Il est donc permis d’affirmer que, présent sur une multitude de plans, il caractérise l’esprit même de la pensée šāfi‘ienne, et qu’il peut intéresser, à ce titre, une anthropologie historique de la pensée musulmane. Par rapport à la théorie élaborée des uṣūl al-fiqh, la doctrine légale de Šāfi‘ī marque une étape importante mais aussi des différences sensibles. D’une part, les quatre sources ne sont pas encore dégagées en totalité, puisque l’iǧmā‘ relève chez lui de l’istidlāl, non du bayān : il est un indicateur, et Šāfi‘ī ne privilégie que celui des traditionnistes et des exégètes. Nous avons eu l’occasion de signaler qu’un même degré d’archaïsme caractérise le qiyās. D’autre part, le mot d’iǧtihād est absent pour désigner les raisonnements doctrinaux ou exégétiques de Šāfi‘ī, qui y fait simplement allusion par les dérivés que sont dalāla et istadalla. Certes, ce dernier coïncide exactement avec la signification classique de l’iǧtihād, l’inférence des normes légales (istinbāṭ al-aḥkām). Mais il serait vain de chercher dans le corpus quelque réflexion théorique à ce sujet. Šāfi‘ī se borne à dresser – du reste de manière incomplète – une liste d’indicateurs qui sont autant d’instances probantes. Sa manière de raisonner consiste souvent, sans naturellement s’y réduire, à les juxtaposer, plus qu’à les hiérarchiser. Il est tout au plus permis de dire qu’un ordre commence à s’y faire sentir. Sans doute est-ce celui-ci qui a contribué, au prix d’un gauchissement de la doctrine, à sa dignité de promoteur de la théorie des quatre uṣūl. Mais une différence capitale différencie les uns et les autres : les dalālāt šāfi‘iennes sont les éléments du raisonnement légal, tandis que les uṣūl sont 398
Herméneutique II : Coran et Sunna des sources formelles du fiqh classique. Utilisé avec une grande habileté dialectique face à ses adversaires, l’istidlāl de notre auteur a dû participer non seulement au succès du fiqh de l’école, mais aussi à asseoir la réputation dont il vient d’être question. Quant à la réelle originalité de Šāfi‘ī, elle réside selon nous dans l’invention du cadre théorique du bayān, sans que nous puissions l’affirmer en toute certitude, faute de textes laissés par ses contemporains comportant leur raisonnement détaillé. Nous ne disposons que du témoignage de Šāfi‘ī lui-même, qui donne à penser que l’istidlāl semble avoir été pratiqué, avec le même empirisme, par ses adversaires ou rivaux.
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CHAPITRE VIII ŠĀFI‘Ī ET LA FIGURE PROPHÉTIQUE Nous l’avons vu, Šāfi‘ī prétend, en vertu de sa théorie du bayān, fonder axiomatiquement l’ensemble de sa doctrine sur deux matériaux – nous dirions aujourd’hui deux sources formelles : le Coran, puis la Sunna. Ni l’exégèse, ni l’iǧmā‘ ou le qiyās n’interviennent à ce niveau, tout au plus pourrait-il être question de ce dernier à propos du bayān V. Mais ils apparaissent dans la liste des dalālāt, et ce sont eux qui, non seulement conduisent les raisonnements juridico-exégétiques de Šāfi‘ī, mais encore constituent, pour ainsi dire, le bayān réel, celui qui rend plus fidèlement compte du cadre éthico-juridique dans lequel il organise l’ensemble de sa casuistique. Du reste, le bayān exposé au début de la Risāla est hétérogène : il comprend d’une part des matériaux-sources (bayān-s I à IV) et, de l’autre, le traitement rationnel de ceux-ci (bayān V). Quant à justifier le choix de ces matériaux, nous avons montré que Šāfi‘ī, s’agissant du Coran, reste évasif. Cette lacune laisse à penser que son autorité légiférante, à l’orée du IIIe siècle, était unanimement partagée par la communauté. Il en va, en revanche, tout autrement de la Sunna. Šāfi‘ī consacre plusieurs ouvrages à défendre le rôle de la Sunna comme seconde source formelle de fiqh, au même titre que le Coran (Risāla, Ǧamāʿ al-‘ilm, Bayān farā’iḍ Allāh), et le principe est inlassablement répété dans le corpus. Notons qu’il ne s’agit pas ici du problème de sa légitimité, qu’il n’envisage que dans le Ǧamāʿ al-‘ilm, mais de son rang dans le bayān ou la liste des dalālāt. Ce fait nous confirme dans l’idée que la Sunna n’était plus contestée à l’heure où il rédigeait son enseignement. Ce n’est pas à cette question que nous consacrerons le présent développement, mais tout d’abord à l’analyse de la démonstration de notre auteur. Nous en tirerons ensuite, comme dans les précédents chapitres, les conséquences qui en découlent sur les plans doctrinal et théologique. 1 I. L’autorité légiférante de la Sunna prophétique Pour établir l’autorité légiférante de la Sunna, Šāfi‘ī ne conduit pas de véritable raisonnement, au sens où, selon l’acception moderne du mot, il procéderait à un enchaînement cohérent d’arguments rationnels. Cette autre démarche, il l’adopte face à des contradicteurs, muǧtahid-s comme lui, dans des passages polémiques destinés à critiquer leurs solutions légales. Ici, il se contente d’invoquer des versets coraniques ou des traditions prophétiques : nous reconnaissons là sa logique habituelle, l’istidlāl et son usage “référentiel” de l’Écriture. Ils méritent que nous y arrêtions quelque peu, puisqu’ils seront repris tels quels par la tradition postérieure. On les retrouve, inchangés, dans les traités modernes d’uṣūl al-fiqh 2. En ce qui concerne la “preuve”
1. Il ne sera question ici que de la Sunna prophétique bien que, parfois, Šāfi‘ī emploie encore le terme dans un sens primitif et plus général, applicable notamment aux premiers califes. 2. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 44-46 ; M. ABŪ ZAHRA, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 95 ; M. ḪUḌARĪ, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 239.
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Chapitre VIII coranique, elle consiste à tirer de la Révélation deux affirmations : au Prophète fut communiqué, non seulement le Livre, mais encore la Sagesse (al-ḥikma) ; de plus, Dieu exige que Muḥammad soit obéi. Le Coran mentionne en effet, en plus d’un verset, que la ḥikma est « descendue », au même titre que le Coran, sur l’Apôtre. Šāfi‘ī en cite les principales occurrences 3, et n’a garde d’omettre le verset où le Coran et la Sunna sont l’objet d’une prédication (ya‘iẓu-kum bi-hi, Cor. II, 231). Du commentaire qui suit, se dégage implicitement l’idée, nous le verrons, que Šāfi‘ī entend par ḥikma la Sagesse divine. Observons au passage que le fondateur ne s’intéresse pas au problème que soulèveraient les versets en question sur le plan théologique, à savoir comment la Sagesse, attribut divin, peut se manifester dans un mortel. Mais cela ne doit guère nous étonner : « la descente » – la racine n-z-l est employée chez lui pour traduire, comme dans le vocabulaire postérieur, l’idée d’une initiative divine – de cette autre ṣifa qu’est la Parole divine a, elle aussi, suscité les controverses que l’on sait sur la question de la création ou l’incréation du Coran, et le débat n’a pas davantage embarrassé Šāfi‘ī dans son utilisation comme matériau premier pour sa doctrine. Il envisage le verset sur le terrain exclusivement légal, comme si l’arrière-plan théologique, qui conditionne celui-ci théoriquement et pratiquement, ne faisait pas problème pour ses interlocuteurs. Dans une seconde étape de sa démonstration, il identifie cette ḥikma divine à la Sunna prophétique, sur la foi, précise-t-il, d’un « homme de science » (min ahl al‘ilm) 4, et sans doute cette interprétation était-elle partagée par un milieu d’ascètes, d’exégètes et de traditionnistes, puisqu’il ajoute ailleurs qu’elle avait cours chez ses « collègues » (aṣḥābi-nā) 5. Notons aussi qu’il fait de cette ḥikma – autre indice d’une communauté de statut avec le Coran – une prérogative exclusive du Prophète 6. L’argument peut prétendre de prime abord à quelque bien-fondé. Le Coran ne dit mot, en effet, de la Sunna de Muḥammad ou des prophètes antérieurs, il parle vaguement de la Sunna des « Anciens » (sunnat al-awwalīn) voire de celle de Dieu (sunnat Allāh) 7. Šāfi‘ī supplée donc au silence de la Révélation par la considération suivante : le Coran parle d’une double faveur faite à Muḥammad, celle du Livre, et celle de la ḥikma. Si ces grâces sont distinctes – et Šāfi‘ī s’applique ailleurs à le montrer 8 –, la Sagesse doit correspondre à un témoignage extra-coranique du Prophète 9. C’est donc
3. Risāla, § 245-256 : Cor. II, 129 ; II, 151 ; III, 164 ; II, 231 ; IV, 113 ; LXII, 2 ; XXXIII, 34. Ce dernier verset est spécialement invoqué dans le Ǧamā‘ al-‘ilm, § 30-33 pour l’équivalence ḥikma = Sunna. 4. Risāla, § 252. 5. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 39. 6. Risāla, § 257. 7. Pour l’exégète contemporain ‘Abd al-Ḥamīd b. Yaḥyā, le ḫatm prophétique de Muḥammad consiste précisément en la confirmation de la Sunnat Allāh (J. van ESS, TG, IV, p. 594). 8. Šāfi‘ī s’en explique dans le Ǧamā‘ al-‘ilm, § 22-23 : la ḥikma coranique signifie l’« explication venue de Dieu » (le tabyīn ‘an Allāh) des farā’iḍ. Une dalāla coranique – illustration du principe vu précédemment selon lequel le Coran se répond à lui-même en ses différentes parties – est invoquée ici : Cor., XXXIII, 34, où les demeures des croyants sont un lieu de « récitation » (yutlā) du Coran et de la ḥikma. Preuve « manifeste » (abyan), aux yeux de Šāfi‘ī, que la Sunna est une parole, comme le Coran, et qu’il ne peut s’agir que de celle de Muḥammad. 9. C’est peut-être à cela que fait allusion l’obscur § 307 de la Risāla (wa kamā ǧā’at-hu l-ni‘am...), à moins que Šāfi‘ī ne signifie simplement par là que la Révélation était adaptée aux circonstances.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique dans toute trace de sa vie conservée dans les mémoires – paroles, agissements, voire faits et gestes –, bref sa Sīra, qu’il faut chercher cette ḥikma dont parle le Coran. De fait, nous verrons Šāfi‘ī conférer une égale autorité légiférante à tout ce qui, de près ou de loin, a trait au Prophète 10. D’un autre point de vue, en revanche, cette justification n’apparaît pas sans quelque faiblesse. Dans le Coran, Allāh fait « descendre » sur le Prophète, outre le Coran et la ḥikma, bien d’autres choses : des faveurs aussi bien matérielles (eau, manne...) que spirituelles (al-Ḥaqq, al-sulṭān, al-ḏikr, al-ġayb, al-ḫayr, des armées invisibles, al-amr, al-ḥukm, les anges, la Lumière, la Balance, etc.) ; or certaines (notamment al-ḥukm, al-sulṭān) auraient sans doute été plus appropriées à la conviction qu’il entendait faire partager 11. Nous sommes donc conduit à l’idée que Šāfi‘ī se contente de répéter ici l’argument de son milieu, qu’il n’en est pas l’inventeur. Nous pensons qu’il a du reste une autre fonction : non seulement Šāfi‘ī cède ici au réflexe que nous lui connaissons, une banale utilisation “référentielle” du Coran, il révèle aussi une attitude profonde, dont nous parlerons plus loin, vis-à-vis de la Loi. L’équivalence proposée peut en effet être lue en sens inverse, comme il le suggère à la fin de sa démonstration 12, à savoir que la Sunna est Sagesse : dès lors celle-ci englobe celle-là. D’autre part, l’autre argument coranique, dont nous allons parler, suffirait à la thèse de Šāfi‘ī ; mais il ne cite pas le verset sans doute le plus décisif quant au pourquoi de l’obéissance due au Prophète, à savoir que le Coran érige celui-ci au rang de modèle à imiter (uswatun ḥasana, Cor. XXXIII, 21) 13. Nous sommes donc à nouveau conduit à une conclusion à laquelle il nous a familiarisé. La preuve coranique, chez Šāfi‘ī, illustre le rôle, vu plus haut, de l’Écriture dans ses écrits : la caution scripturaire d’une vérité posée d’avance, plus exactement tirée ici d’une autre source, à savoir la Sunna. La conclusion est en amont du raisonnement, Šāfi‘ī retrouve dans le Coran plus qu’il ne l’y trouve, l’autorité légiférante de la Sunna exprimée ailleurs. L’exégèse primitive des versets en question confirme ce premier résultat. Ḥikma, dans le Coran, est polysémique : « prédication prophétique », mais aussi « écriture sacrée » en général, sagesse au sens usuel, raison, paroles justes, connaissance de la religion, mais aussi révélation coranique... 14 La ḥikma n’est donc pas réservée au Prophète, elle n’est pas non plus toujours légale : d’autres interprétations que celle
10. Tout ce que le Prophète décide (ḥukm), ou tranche (qaḍā’) est pour Šāfi‘ī ḥikmat Allāh (Ǧamā‘ al-‘ilm, § 39), mais tout ce qu’il dit n’est pas nécessairement un ḥukm. En revanche, il est possible d’en tirer une dalāla (Umm, VI, p. 247, l. 12). 11. Du reste, si Muḥammad est prophète, sa conduite est nécessairement sage : le détour par la ḥikma coranique est donc inutile. Quand bien même cette sagesse serait par surcroît inspirée, il n’est pas dit qu’elle réside seulement dans ses paroles ou actes publics : elle peut concerner une fraction spéciale de son enseignement, comme le soutiennent certains courants schismatiques ou ésotériques. 12. Risāla, § 257 : ṯumma qarana l-ḥikmata bi-hā (= al-sunna) bi-kitābi-hi fa-atba‘a-hā (= al-ḥikma) iyyā-hu. 13. Le verset n’est pas cité dans la Risāla ni dans aucun des écrits théoriques de Šāfi‘ī. Il est seulement invoqué dans un dictum d’Ibn ‘Abbās (Umm, II, p. 172, l. 20-21), dont Šāfi‘ī se sert pour un point de détail du rituel : le toucher (istilām) de l’angle yéménite de la Pierre Noire au cours du ḥaǧǧ, même en cas d’affluence des pèlerins. Toutefois dans le Bayān farā’iḍ Allāh, § 497 (= Umm, VII, p. 288, l. 21), Šāfi‘ī dit du Prophète qu’il se hisse au rang d’exemple (kāna bi-mawḍi‘i l-qudwa) pour les croyants. 14. EI1, article Ḥikma.
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Chapitre VIII proposée par notre auteur pourraient donc, a priori, convenir pour les versets cités par lui. Quant au courant exégétique qu’il revendique, il n’était pas monolithique, au Hedjaz, à propos de cette question. Mieux, Šāfi‘ī ne craint pas sur ce point de prendre quelque liberté avec une tradition médinoise. Si Ṭabarī fait remonter à Qatāda l’équivalence ḥikma/Sunna prophétique 15, Mālik donnait de la ḥikma la définition suivante : al-ma‘rifa bi-l-dīn wa l-fiqh fī l-dīn wa l-ittibā‘ la-hu 16 et Ibn Wahb (125/743197/812), traditionniste et légiste égyptien qui étudia sous sa direction 17, rapportait qu’Ibn Yazīd 18 proposait cette autre définition pour la ḥikma : « la religion qu’ils [= les musulmans] ne connaissent que grâce à lui [= Muḥammad], et qu’il leur enseigne. La Sagesse, c’est aussi la compréhension de la religion (al-‘aql fī l-dīn) ». Ibn Yazīd citait Cor. II, 269 (où la Sagesse est octroyée par Dieu à qui Il veut), Cor. III, 48 (où elle est conférée à Jésus), et Cor. VII, 175, où l’homme stigmatisé par la Révélation comme « errant », coupable d’avoir rejeté les signes divins, est considéré par Yazīd comme privé de ḥikma. Ibn Yazīd caractérisait enfin la ḥikma comme « quelque chose qu’Allāh instaure dans le cœur, qui s’en trouve illuminé ». Les Médinois incluaient donc la Sunna prophétique dans la ḥikma, tout en donnant à celle-ci une signification plus générale. Nous avons vu plus haut que l’infusion dans le cœur de la Sagesse divine était une idée partagée par Mālik et Šāfi‘ī 19. Gardant cette interprétation mystique en mémoire pour le paragraphe suivant, retenons pour le moment que Šāfi‘ī, en somme, pouvait revendiquer par son exégèse une partie tout au plus de la tradition exégétique hedjazienne. Muqātil, autre commentateur coranique dont il se réclame, récapitulait ainsi les cinq acceptions coraniques de la ḥikma 20 : – les exhortations « en matière de commandements et de défense, de permis et d’interdits » comme en Cor. II, 231 et VI, 113 (al-mawā‘iẓ allatī fī l-Qur’ān min al-amr wa l-nahy wa l-ḥalāl wa l-ḥarām), ou en Cor. III, 48 (où il s’agit cette fois de Jésus) ;
15. Ǧāmi‘ al-bayān, à propos de Cor. II, 129, III, 164 et XXXIII, 34, tous cités par Šāfi‘ī. À chaque fois, cette exégèse est affirmée comme celle de Qatāda. Le renseignement est reproduit dans le Tafsīr de ‘Abd al-Razzāq au commentaire de Cor. XXXIII, 34. — Sur Qatāda (Ibn Di‘āma, ob. 118/736), Successeur et traditionniste-“juriste” irakien, qui reçut notamment des informations du Compagnon Anas b. Mālik, cf. EI2, à ce nom (Ch. PELLAT), F. SEZGIN, GAS, I, p. 31-32, et surtout la notice de J. van ESS, TG, I, p. 135145. 16. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘, loc. cit. 17. Sur lui, F. SEZGIN, GAS, p. 466 ; M. MURANYI, ‘Abdallāh b. Wahb, Leben und Werk, al-Muwaṭṭa’, Kitāb al-muḥābara, op. cit., p. 17-23. 18. Il s’agit de Yūnus b. Yazīd al-Aylī (ob. 159/775, en Haute-Égypte), l’un des principaux informateurs d’Ibn Wahb dans son Muwaṭṭa’ (éd. par Muranyi, op. cit., p. 206-207). Considéré comme le meilleur rapporteur (rāwī) de Zuhrī, il fut, de ce fait, estimé par ‘Abd al-Razzāq, dans son Muṣannaf, comme étant de même rang que Ma‘mar b. Rašīd. Yūnus représente un maillon d’un certain intérêt pour la connaissance du fiqh médinois, puisqu’il recueillit les avis juridiques de Rabī‘at al-ra’y qui se retrouvent dans le Muwaṭṭa’ d’Ibn Wahb et la Mudawwana de Saḥnūn. — Outre Ibn Wahb, Yūnus eut aussi comme disciples Awzā‘ī, Layṯ b. Sa‘d, ‘Abdallāh b. Mubārak. Il est réputé avoir été meilleur traditionniste que faqīh (F. SEZGIN, GAS, I, p. 519 ; pour les sources relatives à ce personnage, cf. M. MURANYI, ‘Abdallāh b. Wahb, loc. cit.). 19. Affirmation qu’on peut vérifier dans leurs écrits (Muwaṭṭa’, Risāla), cf. supra, Chap. V, notes 258 et 265. 20. Al-Ašbāh wa l-naẓā’ir, éd. Šaḥāṭa, op. cit., p. 111-113 ; on peut aussi consulter son Tafsīr, aux versets correspondants.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique – l’autorité 21, c’est-à-dire « la compréhension et la science » (al-ḥukm ya‘nī l-fahm wa l-‘ilm), conférée d’une manière générale aux prophètes et aux sages (Cor. VI, 89 ; XXX, 12 ; XXI, 79) et explicitement à Jésus (Cor. XIX 12) ; – la prophétie (al-nubuwwa), comme en Cor. VI, 54, XXXIII, 20, II, 251 ; – l’explication du Coran (Cor. II, 269) ; – le Coran lui-même (Cor. XVI, 125). Ainsi Muqātil, aux versets concernant spécialement Muḥammad, n’identifie pas littéralement la ḥikma à la Sunna : la sagesse en question peut simplement faire référence au contenu éthico-légal du Coran. Nous ne pouvons toutefois aller plus loin : l’édition actuelle des autres commentaires contemporains (ceux de Muǧāhid, Abū ‘Ubayd, Farrā’, Ibn Wahb) ne comporte pas de définition pour la ḥikma coranique. L’« homme de science » dont Šāfi‘ī affirme avoir recueilli la signification de ce terme ne saurait être Qatāda lui-même, mort bien avant lui. Mais il n’est pas exclu que ce soit Sufyān b. ‘Uyayna, Baṣrien d’origine comme Qatāda, à la fois traditionniste et exégète lui aussi, et dont le Kitāb al-Umm prouve qu’il reçut l’exégèse de ce Qatāda. Ce pourrait être encore cet autre maître direct que fut Sa‘īd b. Sālim 22. Quant aux attestations du mot ḥikma ailleurs que dans le tafsīr, signalons l’Épître de Ḥasan al-Baṣrī et la Risāla fī l-qadar de Muḥammad b. l-Ḥanafiyya, qui associent simplement la ḥikma à la « sunna des Anciens » 23. Le même type de signification générale, voire imprécise, se retrouve dans le Hadith : la ḥikma n’y est pas identifiée à la Sunna prophétique 24, et
21. On notera l’équivalence proposée par Muqātil entre ḥukm et ḥikma. Ḥukm pose problème aux traducteurs : R. Paret garde le sens originel (« Urteilsfähigkeit », « Urteilskraft », « Entscheidung »...), tandis que Blachère, sans justification, propose « illumination ». Sur les difficultés de ce terme, cf. R. PARET, Der Koran, Kommentar und Konkordanz, op. cit., p. 73, à propos de Cor. III, 79 et références. Voir aussi F. ROSENTHAL, Knowledge Triumphant, op. cit., p. 35-40 (§ 5, « Knowledge and wisdom »). 22. Umm, III, p. 93, l. 6, à propos de Cor. II, 282 (chaîne Šāfi‘ī – Sufyān – Ayyūb – Qatāda – al-A‘raǧ – Ibn ‘Abbās). Ailleurs, lorsque Šāfi‘ī cite Qatāda, il s’agit de ses avis en matière de fiqh (Umm, II, p. 191, l. 11-13, d’après Sa‘īd b. Sālim ; II, p. 197, l. 4, d’après ce dernier également) mais aussi de traditions du Prophète ou de Compagnons. Le corpus confirme que Qatāda transmettait des informations d’Anas b. Mālik, comme le veut la tradition (cf. supra, n. 15) : Umm, I, p. 107, l. 19 ; VI, p. 130, l. 15, où Qatāda questionne Anas. 23. J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 250-251. 24. Le fait mérite d’être souligné en faveur de l’authenticité du Hadith, puisque l’argument par la ḥikma devient, après Šāfi‘ī, le fer de lance des traditionnistes (I. GOLDZIHER, EI2, article Fiḳh, p. 109, col. b). La ḥikma a souvent dans le Hadith son sens ordinaire et général de sagesse (ex. AL-TIRMIḎĪ, Sunan, kitāb al-‘ilm, chapitre 19 (traditions n° 4170, 4171, 4172) ; AL-BUḪĀRĪ, al-Ǧāmi‘ al-ṣaḥīḥ, kitāb al-i‘tiṣām, chap. 13 ; AL-DĀRIMĪ, al-Sunan, introduction, chap. 34 ; chez Buḫārī, (al-Ǧāmi‘ al-ṣaḥīḥ, k. faḍā’il alQur’ān, chap. 24, tradition n° 3756), c’est le fait d’atteindre la vérité (al-iṣāba) en dehors de la prophétie (dans une variante, al-ḥikma est remplacée par al-kitāb). — Cette sagesse est souvent associée à la lumière (MĀLIK B. ANAS, al-Muwaṭṭa’, op. cit., II, p. 1002 ; AL-DĀRIMĪ, al-Sunan, op. cit., II, p. 433-434 : le Coran est dit nūr al-ḥikma) et elle peut être invoquée pour que Dieu la confère à quelqu’un : AL-TIRMIḎĪ, Sunan, kitāb al-manāqib, chap. 42 (tradition n° 3823) : Ibn ‘Abbās vit Gabriel deux fois, et le Prophète pria Dieu à cette occasion pour qu’il enseigne la sagesse à Ibn ‘Abbās. Un hadith l’associe spécialement, par la voie inspirée (yulqā l-ḥikma), aux ascètes (IBN MĀǦA, Sunan, Kitāb al-zuhd, chap. 1). — Parfois, la ḥikma est simplement le Coran (AL-DĀRIMĪ, al-Sunan, Kitāb faḍā’il al-Qur’ān, chap. 4) ou sa compréhension (fahm al-Qur’ān, à propos de Cor. II, 269 : AL-DĀRIMĪ, Sunan, II, p. 436). Elle est aussi spécialement attachée à Muḥammad et à ‘Alī (AL-TIRMIḎĪ, Sunan, éd. Ibrāhīm ‘Aṭwā ‘Awāḍ et al. Dār al-ḥadīṯ, Caire, s.d., t. V, Kitāb al-manāqib, op. cit., chap. n° 20 : anā dār al-ḥikma wa ‘Alī bābu-hā). Ce peut être encore une écriture ancienne (judéo-chrétienne ?) : maktūb fī l-ḥikma. — Observons enfin que ces textes n’associent pas
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Chapitre VIII il est à remarquer que Šāfi‘ī ne cite, pour étayer les versets coraniques – contrairement à son usage habituel –, aucune tradition relative à la ḥikma. Mais il est fort probable, toute caractérisation mise à part, que Šāfi‘ī reproduisait un argument de traditionnistes et d’ascètes 25. Qatāda appartenait au cercle de Ḥasan al-Baṣrī ; il était hostile au ra’y et le demeura, dit-on, quarante ans. Nous avons vu comment qualifier Sufyān b. ‘Uyayna, grand maître de Šāfi‘ī en Hadith, et nous donnerons plus loin un autre argument décisif à propos de la manière dont Šāfi‘ī reprend à son compte les opinions des différents groupes de traditionnistes à son époque. Chez Muqātil, qui n’exclut pas, nous l’avons vu, la connotation légale de la ḥikma coranique, l’analyse plus précise du terme a donné lieu à la réflexion suivante 26 : Dans le Coran, la sagesse (al-ḥikma) vient toujours de Dieu, directement ou par la médiation d’un Prophète. Muqātil lui donne deux sens principaux, suivant qu’elle est communiquée aux Prophètes ou aux croyants. Aux Prophètes, Dieu donne la ḥikma, c’est-à-dire le fahm (l’intelligence) et le ‘ilm (la science) [...] Aux croyants, par contre, le Prophète communique la ḥikma, la connaissance du ḥalāl (le permis) et du ḥarām (le défendu), ou encore l’ordre (amr) et la prohibition (nahī) de Dieu. De ḥikma, il faut rapprocher le mot ḥukm qui a lui aussi deux sens principaux : associé aux mots Livre et Prophétie, il signifie pour Muqātil tantôt fahm et ‘ilm, tantôt fahm et ‘aql, ou même fahm tout court [...]. Ainsi ḥikma et ḥukm sont identifiés par Muqātil quant à leur premier sens ; pour le second, le rapprochement des deux mots permet de comprendre comment Muqātil y arrive : en effet, le ḥukm de Dieu compris comme son qaḍā’ atteint l’homme sous la forme d’un amr (ordre) ou d’un nahī (prohibition), lesquels dictent à l’homme ce qui est ḥalāl ou ḥarām. Or si l’homme reçoit de Dieu la ḥikma, c’est-a-dire l’intelligence et la science, c’est uniquement afin qu’il puisse discerner le ḥalāl du ḥarām [...].
Il se confirme que les milieux ascético-mystiques établissaient un lien organique entre la ḥikma divine et la Loi nouvelle, et cette tendance se retrouve de la même manière dans le courant soufi primitif du IIIe siècle. Nous y trouvons une nouvelle
explicitement ladite sunna au Prophète, et nous avons vu que la remarque valait aussi pour le Coran. L’indice ne plaide pas seulement en faveur de leur archaïsme, il confirme aussi que l’identification de la ḥikma à la Sunna était principalement le fait des milieux ascético-mystiques, cf. infra. 25. I. GOLDZIHER, EI1, article Fiḳh, p. 109, col. b (in fine), à partir du tafsīr de Ṭabarī (quoique les références, après consultation de ce dernier, se révèlent inexactes). Cet article complétait et confirmait une précédente contribution : « Kämpfe um die Stellung des Hadīṯ im Islām », Z.D.M.G., LXI (1907), p. 869-870 ; pour un résumé en français, cf. G. BOUSQUET, « Études islamologiques d’Ignaz Goldziher », Arabica, VII (1960), p. 7-10 (traduction reprise en un volume séparé de même titre chez Brill, Leyde, 1962). Dans l’article précité, Goldziher aboutissait à la même conclusion à partir d’une source plus tardive, le Ǧāmi‘ bayān al-‘ilm d’Ibn ‘Abd al-Barr : dans le cercle de Ḥasan al-Baṣrī, on citait les mêmes versets que Šāfi‘ī pour suggérer l’équivalence Sunna nabawiyya = ḥikma ilāhiyya. L’argument était dirigé contre les ahl al-ra’y. Défendu ensuite par le courant traditionalisant, il est étudié par l’auteur chez les ḥanbalites, les ẓāhirites, Ibn al-Qayyim al-Ǧawziyya, qui s’en servent pour appuyer la thèse de la double révélation dont nous parlerons plus loin. — Un auteur tardif (Ibn Taymiyya) attribue à un autre traditionniste de Baṣra, Yaḥyā b. Abī Kaṯīr (ob. 129/746), l’identification de la ḥikma à la Sunna (J. LOWRY, Legal-Theoretical Content, op. cit., p. 252, d’après les Fatāwā d’Ibn Taymiyya). Ce même auteur signale par ailleurs que la piste rabbinique, comme possible origine pour cette exégèse, est à rejeter (p. 256-260). 26. P. NWYIA, Exégèse coranique, op. cit., p. 42.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique preuve de ce que la doctrine légale de Šāfi‘ī reçut la marque caractéristique de ces derniers, dont beaucoup faisaient partie des ahl al-ḥadīṯ 27. Nous avons vu plus haut une tradition attribuée au Prophète selon laquelle la sagesse est le fruit de l’ascèse. Pour Ḫarrāz (ob. 280/893), la voie de la sagesse consiste en la justesse du discours jointe à la perfection dans l’accomplissement de la Loi, adéquation exemplaire qui conduit à la perception des raisons profondes de celle-ci (bayān al-šarī‘a fī lisān ahl al-ma‘rifa) 28. Les ascètes primitifs aimaient à citer ce hadith prophétique : « Quiconque renonce au monde, Dieu fait entrer en son cœur la sagesse » 29. On se souvient que Šāfi‘ī, en accord avec Mālik, caractérise la condition prophétique par une illumination de la Sagesse divine dans le cœur 30. Or les soufis primitifs d’une génération postérieure à Šāfi‘ī, voire avant lui, insistent sur le caractère transformant et charismatique, dans le cœur du dévot, de cette sagesse acquise. Ils l’appuient sur le mot de Yaḥyā b. Mu‘āḏ (ob. 258/871) 31, l’un des maîtres les plus cités de la littérature spirituelle : « La sagesse est l’une des armées de Dieu, Il fortifie par elle le cœur des saints. On a dit que la parole qui sort de leur cœur agit sur les cœurs ... » 32. Proche du courant ascétique sous ce rapport, Šāfi‘ī prenait ses distances avec les ahl al-kalām, tout au moins une fraction d’entre eux. Rappelons que la première partie du traité Ǧamā‘ al-‘ilm est dirigée contre ceux qui écartent la Sunna comme source formelle du fiqh. Leur objection consiste à dire – Šāfi‘ī lui-même concède la valeur de l’argument – que la transmission du Hadith est entachée de mainte erreur ; il n’est donc pas possible d’affirmer, comme le soutient la théorie šāfi‘ienne du bayān, que la Sunna éclaire le Coran 33. À quoi Šāfi‘ī répond que la transmission du Hadith impliquant de
27. Cf. par ex. cette confession d’un contemporain, Abū Sulaymān al-Dārānī (ob. 205/821) : « lorsqu’une des anecdotes édifiantes des hommes de la voie (min nukat al-qawm) demeure dans mon cœur plusieurs jours, je ne l’accepte qu’au regard des deux témoins que sont le Coran et la Sunna » (AL-SARRAǦ, Kitāb al-luma‘, op. cit., p. 104). Pour d’autres témoignages, cf. R. GRAMLICH, Weltverzicht. Grundlagen und Weisen islamischer Askese, Harrassowitz, Wiesbaden, 1997, index, sous « Heiliger Brauch ». 28. Op. cit., p. 268, p. 275 : « La sagesse n’est pas un degré du savoir, ni l’un des états de l’itinéraire spirituel ; elle est plutôt une manière parfaite de s’exprimer et de vivre dans le degré où on est » ; « les Livres (révélés), écrit Ḫarrāz, peuvent cesser, mais la sagesse ne cesse pas, car elle vient au cœur des Prophètes et des saints par la voie de la direction divine (hudā) ». Nous verrons que Šāfi‘ī avait déjà cru trouver cette idée dans le Coran. 29. R. GRAMLICH, Weltverzicht, op. cit., p. 372-373. La maxime est citée par AL-QUŠAYRĪ, al-Risāla al-qušayriyya, éd. ‘Abd al-Ḥalīm Maḥmūd, Dār al-kutub al-ḥadīṯa, Le Caire, 1972, I, p. 239 ; cf. aussi p. 275 ; R. HARTMANN, Al-Ḳushairîs Darstellung des Ṣûfîtums, Berlin, 1914, p. 145 ; S. WENINGER, Qanā‘ā (Genügsamkeit) in der arabischen Literatur, anhand des Kitāb al-Qanā‘a wa t-ta‘affuf von Ibn Abī d-Dunyā, K. Schwartz, Berlin, 1992 p. 43 (maxime n° 290). 30. Risāla, § 48. 31. Sur lui, cf. BAYHAQĪ, Kitāb al-zuhd al-kabīr, traduit par R. Deladrière sous le titre : L’anthologie du renoncement, Verdier, Lagrasse, 1995, p. 324. 32. AL-SARRĀǦ, Kitāb al-luma‘, p. 295 (éd. R.A. Nicholson), Brill-Luzac, Leyde-Londres, 1914. Mentionnons, parmi les soufis ou ascètes qui citent cette maxime au IIIe s. : Abū Turāb al-Naḫšabī (ob. 245/859) ; Abū l-Ḥusayn al-Warrāq (ob. ante 320/932) ; Abū ‘Uṯmān al-Ḥīrī (ob. 298/910) qui partagent l’idée que cette ḥikma est liée à l’observation de la Loi ou de la Sunna. Déjà pour Ibrāhīm b. Adham, ascète du IIe s. en qui les soufis voient un de leurs précurseurs, la sagesse des saints est inspirée (R. GRAMLICH, Alte Vorbilder des Sufitums, Wiesbaden, 1995, I, p. 177, p. 335 ; II, p. 230, p. 245). 33. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 5-6.
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Chapitre VIII jurer sur Allāh et le Coran, elle est un degré du savoir 34. Il fait encore une fois référence à la ḥikma, puis soutient que le ḫabar prophétique est le seul moyen dont dispose la Communauté, privée de Muḥammad, pour exécuter les consignes dont il a fait d’elle le dépositaire 35. Cette tendance n’était toutefois pas partagée par les premiers mu‘tazilites dont maint représentant, nous le verrons, exigeait du Hadith légal qu’il réponde à d’autres critères que ceux des traditionnistes. Du reste, beaucoup de ceux – y compris les maîtres directs de Šāfi‘ī – qu’on peut soupçonner comme ayant, de près ou de loin, quelques affinités avec le courant mu‘tazilite, tel Muslim b. Ḫālid ou Ibrāhīm b. Abī Yaḥyā, transmettaient eux aussi des traditions. Il eût été intéressant de connaître l’exégèse, par les ahl al-kalām contemporains, de la ḥikma dans les versets cités par Šāfi‘ī. Malheureusement, la reconstitution du tafsīr mu‘tazilite primitif n’en est qu’à ses débuts, et les éditions actuelles ne permettent pas de répondre 36. Venons-en à présent au second argument, à savoir le devoir d’obéissance au Prophète. Il est à noter qu’il donne lieu à un plus ample développement que le précédent. Appuyé tant sur des versets coraniques que sur des traditions prophétiques, il revient à maintes reprises sous cette forme dans le corpus. On ne saurait en dire autant de la référence à la ḥikma, qui n’y figure que deux fois, et uniquement dans les écrits théoriques (Risāla, Ǧamā‘ al-‘ilm). Šāfi‘ī commence là encore, dans la Risāla, par énumérer des loci probantes coraniques. L’argument – la remarque vaut pour les dires prophétiques invoqués – ne peut se comprendre qu’à la lumière de la règle herméneutique exposée précédemment, à savoir qu’ils ont une valeur ‘āmm et muṭlaq. À preuve, il signale pour Cor. IV, 59 – où les jugements (qaḍā’) du Prophète sont présentés comme irrévocables 37 – le sabab nuzūl du verset 38. Or, nous constatons qu’il en dégage une portée signifiante qui transcende ses circonstances historiques, principe que d’autres autorités, contemporaines ou antérieures, appliquaient dans leur tafsīr. Pour Ḥasan al-Baṣrī, les ūlī l-amr cités par ce verset sont les ‘ulamā’ 39. Zuhrī invoquait une tradition prophétique où le Prophète aurait déclaré : « quiconque m’obéit, obéit à Dieu ; quiconque
34. Op. cit., § 7-11. Il en distingue trois (l’aveu, la preuve testimoniale, le serment), à comparer avec le texte cité au chap. V, fin du § IV-2, où il parle de trois voies d’accès au savoir. 35. Op. cit., §19 sqq, § 46. 36. Nous avons consulté : Abū ‘Alī AL-ǦUBBĀ’Ī, (ob. 303/915), Tafsīr reconstitué à partir de ses citateurs par D. Gimaret, sous le titre : Une lecture mu‘tazilite du Coran, Louvain-Paris, 1994 ; ‘ABD AL-ǦABBĀR, (ob. 415/1025), Tanzīh al-Qur’ān ‘an al-maṭā‘in (Beyrouth, Dār al-nahḍa al-ḥadīṯa, s.d.). Pour l’état actuel des sources éditées, cf. Cl. GILLIOT, « L’exégèse coranique : bilan partiel d’une décennie », Studia Islamica, LXXXV (1997), p. 160. On ne peut rien tirer non plus du Kaššāf de Zamaḫšarī (ob. 538/1144). Tardif, cet ouvrage représente un consensus bien postérieur aux premiers siècles, lorsque le kalām aura pénétré l’orthodoxie. Il glose ḥikma, en Cor. II, 129, par šarī‘a ; en II, 231 et III, 164, par al-Sunna. Sur ce commentateur, la seule étude d’ensemble demeure celle d’I. GOLDZIHER, Richtungen, op. cit., p. 117177. 37. Risāla, § 259. 38. Les ūlī l-amr du verset sont les chefs militaires (umarā’ al-sarāyā), auxquels les Bédouins des alentours de La Mecque refusaient de se soumettre (Risāla, § 261 ; répété in Umm, I, p. 159, l. 21 sqq). 39. ‘ABD AL-RAZZĀQ, Tafsīr, op. cit., I, p. 166 (sur Cor. IV, 59).
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Šāfi‘ī et la figure prophétique me désobéit, désobéit à Dieu » 40. Pour Muǧāhid, les ūlī l-amr sont des savants, les ahl al-fiqh wa l-‘ilm ; la suite du verset, qui enjoint aux croyants d’en référer à Dieu et au Prophète dans leurs désaccords, doit être entendue, selon le même exégète, comme faisant référence au Livre et à la Sunna 41. Ibn Wahb, dont nous venons de parler, confirme cette ligne interprétative. Il rapporte que le Mecquois ‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ adoptait la définition suivante : ṭā‘at Allāh, ittibā‘ kitābi-hi wa ṭā‘at al-rasūl, ittibā‘ sunnati-hi wa ūlī l-amr min-hum ; qāla ahl al-‘ilm wa ‘an Qatāda miṯla-hu 42. Nous retrouvons ici des noms qui avaient l’approbation de Šāfi‘ī. De même, pour Muǧāhid, raddū-hu ilā Allāhi wa l-rasūl, en Cor. IV, 59, signifie : al-kitāb wa sunnat rasūl Allāh 43. Pour Ibn Wahb, en revanche, il s’agit des autorités (ūli l-amr hum al-salāṭīn 44), et d’une manière plus générale, la tradition médinoise s’opposait à l’interprétation mecquoise de Cor. IV, 59 sur ce point puisque, pour la première, l’obéissance au Prophète s’entendait de son vivant 45. Il se confirme que Šāfi‘ī devait les points essentiels de sa formation à ses maîtres mecquois, et non à l’école médinoise. On notera surtout que l’explication šāfi‘ienne des ūlī l-amr n’est pas un développement hors sujet : elle ne se comprend qu’à la lumière de l’exégèse d’un certain milieu. Sous ce rapport, le texte actuel de la Risāla n’est sans doute pas complet, à moins qu’il ne soit, comme nous l’avons déjà indiqué, qu’une compilation d’écrits šāfi‘iens. Outre Cor. IV, 59 46, Šāfi‘ī cite, dans la Risāla et ses écrits théoriques, les autres versets coraniques qui enjoignent l’obéissance au Prophète. Les commentaires contemporains restant muets à leur sujet, il ne nous est donc pas possible de dire si Šāfi‘ī, ici, reprenait la même tradition exégétique. Il s’agit de : Cor. XXXIII, 36 (le qaḍā’ divin ou prophétique exige obéissance infaillible) 47 ; VIII, 20 (obéir à Dieu et à son
40. Ibid., tradition rapportée par le Yéménite Ma‘mar b. Rašīd (cf. aussi AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, d’après Abū Hurayra, puis A‘maš, au même verset) ; ‘ABD AL-RAZZĀQ, Tafsīr, op. cit., I, p. 167. 41. Formulation voisine dans le Tafsīr dit de Muǧāhid (sur Cor. IV, 59 ; chaîne : Warqā’ – Ibn Abī Naǧīḥ – Muǧāhid) : ūlī l-amr = ūlī l-fiqh fī l-dīn wa l-‘aql. 42. M. MURANYI, Ibn Wahb, al-Ǧāmi‘ (Die Koranexegese), op. cit., p. 264, l. 1-2. — Sur ‘Aṭā’, cf. H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 219-233. 43. SUFYĀN AL-ṮAWRĪ, Tafsīr, op. cit., au verset Cor. IV, 59 (chaîne : Sufyān al-Ṯawrī – Layṯ b. Sa‘d – Muǧāhid). 44. Op. cit., p. 21-22, d’après Muǧāhid, exégèse confirmée par Ṭabarī. Le renseignement figure aussi dans le tafsīr al-nabī conservé par les recueils canoniques de traditions (Buḫārī, Muslim, etc.), ainsi que les premières Sīra-s (Ibn Hišām, al-Wāqidī ; M. MURANYI, Ibn Wahb, op. cit., loc. cit.). 45. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, sur Cor. IV, 59 (qui enjoint d’obéir à Dieu et de soumettre les différends au Prophète). Pour ‘Aṭā’, c’est l’ordre divin de suivre la Sunna ; mais pour les Médinois (chaîne : Yūnus – Ibn Wahb – Ibn Zayd), il faut sous-entendre : wa aṭī‘ū l-rasūl in kāna ḥayyan. On trouve au commentaire de ce verset l’ensemble des interprétations que Ṭabarī a pu recueillir pour la signification des ūlū l-amr coraniques : pour Abū Hurayra, al-umarā’ sont les chefs militaires ; al-salāṭīn (cf. supra) ; ahl al-‘ilm wa l-fiqh : c’est ainsi que l’entendaient Muǧāhid, l’école mecquoise et quelque Irakiens ; idem, auxquels il faut ajouter les Compagnons (interprétation attribuée à Muǧāhid, là encore) ; pour ‘Ikrima, à ce verset, Abū Bakr et ‘Umar, ainsi qu’en Cor. XXXIII, 36. — Ṭabarī a recueilli la circonstance de la révélation (sabab al-nuzūl) de ce verset. On constate que Médinois et Mecquois sont en désaccord sur elle. 46. Cité aussi, pour défendre sa thèse, en Umm, I, p. 159, l. 20-22 ; I, p. 202 (texte cité ci-après). 47. Risāla, § 258 ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 466 ; Ibṭāl al-istiḥsān, M.K.U., XIV, § 3 ; Umm, V, p. 176, l. 8 ; I, p. 287, l. 20-21.
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Chapitre VIII Prophète) 48 ; IV, 65 (accepter le qaḍā’ prophétique en totale confiance) 49 ; IV, 80 (obéir au Prophète, c’est obéir à Dieu) 50 ; XLVIII, 10 (faire allégeance au Prophète, c’est faire allégeance à Dieu) 51 ; XXIV, 63 (mise en garde contre la désobéissance au Prophète) 52 ; XXIV, 48-51 (être appelé au ḥukm du Prophète, c’est l’être au ḥukm de Dieu) 53 ; LIX, 7 (défenses et autorisations viennent du Prophète) 54. Ces versets sont cités dans le corpus afin de défendre la même thèse avec, à l’occasion, quelques précisions. Ainsi, lorsque le Prophète demande conseil aux Compagnons, c’est afin de resserrer les liens qui les unissent à lui (li-ǧam‘ al-ulfa), et l’obéissance au Prophète n’en reste pas moins absolue : celui-ci est plus proche (awlā) des croyants qu’ils ne le sont d’eux-mêmes 55. Ailleurs, Šāfi‘ī commente les révélations relatives au qaḍā’ prophétique de la manière suivante : la justice consiste à suivre le ḥukm révélé ; le Prophète occupe une certaine place par rapport à la religion et au Coran ; obéir au Prophète est un devoir imposé à la communauté ; Coran et Sunna doivent être les références du mufti et du juge (ḥākim) 56. Dans un passage du Kitāb siyar al-Awzā‘ī 57, Šāfi‘ī cite une fois encore Cor. XXIV, 63 et le hadith de Rafī‘ dont nous parlerons plus loin, après avoir mentionné un peu plus haut une autre tradition qui, quoique moins régulière, va dans le même sens 58. Et Šāfi‘ī de commenter : tout ce que ce Prophète rend licite, c’est ce que Dieu Lui-même rend licite, et vice versa. Il cite ensuite deux autres versets : Cor. XLIII, 43 où Dieu exige du Prophète, qui est « sur la voie droite », que ce dernier s’en tienne à la Révélation ; Cor. XLII, 52 qui précise : l’assistance divine ainsi accordée est indissolublement « esprit » (rūḥ) et « lumière ». Dans le dernier hadith cité, Šāfi‘ī voit une référence aux prérogatives prophétiques (nombre d’épouses supérieur à quatre, mariages sans dot) et aux allègements à la Loi dont il bénéficie, privilège que Šāfi‘ī lit en conséquence à la lumière des versets, et non comme une dérogation à l’Écriture. Ces déclarations résument l’esprit de son fiqh et commandent sa structure légale. Ils prendront tout leur sens à la lumière des développements donnés ci-après. Contentons-nous ici de remarquer que le fondateur, une fois encore, parvient à faire remonter la clé de sa doctrine jusqu’au Coran. En outre, il en redit un point central contre Abū Yūsuf et Abū Hanīfa : la Risāla, puisqu’elle défend la même idée, était donc sans doute dirigée contre un public plus vaste que celui des ahl al-kalām. Du reste, l’introduction du traité Iḫtilāf
48. Risāla, §268. 49. Risāla, § 272 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 36 ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 465 ; Umm, V, p. 176, l. 7-8 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 483, l. 15-16. 50. Risāla, § 270 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 37 ; Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 299, l. 5-6 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 483, l. 15 ; Umm, V, p. 140, l. 3, où Šāfi‘ī évoque les prérogatives prophétiques ; Umm, VI, p. 200, l. 22 où, expliquant le bayān V (l’iǧtihād), il rappelle le devoir de chercher une solution dans le Coran et la Sunna. 51. Risāla, § 269. 52. Risāla, § 276 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 38. 53. Risāla, § 277 54. Ǧamā‘ al-‘ilm, § 40 ; Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 299, l. 5-6 ; Bayān farā’iḍ Allāh, § 464. 55. Umm, V, p. 168, l. 9 sqq. Il y a là une réminiscence coranique (Cor. XXXIII, 6). Šāfi‘ī cite aussi un verset vu plus haut, Cor. XXIV, 63. 56. Umm, VII, p. 93 (bāb fī l-aqḍiya). 57. Umm, VII, p. 340, dernière l. sqq. 58. Umm, VII, loc. cit., l. 21-22. Pour cette tradition, cf. infra ; elle est aussi citée dans le Bayān farā’iḍ Allāh.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique al-ḥadīṯ 59 résume sur ce point la première partie de la Risāla (bayān, arabité du Coran, principe de taḫṣīṣ, obéissance due au Prophète), et cette fois les adversaires sont à la fois des Irakiens et les ahl al-kalām. Mais c’est surtout au Hadith, plus encore qu’au Coran, que Šāfi‘ī fait appel pour défendre la thèse de l’autorité de la Sunna. Trois traditions prophétiques vont en effet dans le sens des versets 60. Elles nous confirment que l’istidlāl n’est pas seulement l’outil privilégié de ses raisonnements juridico-exégétiques, mais qu’il commande plus généralement, en amont pour ainsi dire, sa démarche épistémologique. Dans la première tradition 61, le Prophète dit en substance que tout ce qu’il ordonne ou défend lui vient de Dieu. Il ne légifère en rien de sa propre initiative, la Loi nouvelle qu’il apporte est divine et sacrée. En d’autres termes, sa volonté coïncide avec celle de Dieu, il ne s’exprime point à titre individuel. Šāfi‘ī est en mesure de le confirmer par un autre hadith, rapporté par la même chaîne de rapporteurs, selon lequel le Prophète affirme parler au nom de Gabriel 62. Il est à noter que ces deux textes sont séparés dans la Risāla, mais qu’ils sont réunis ailleurs en une seule et même tradition 63. Toutefois, la médiation angélique n’y concerne pas tous les dires du Prophète mais seulement une fraction d’entre eux. Il conviendra donc de nous demander si Šāfi‘ī considérait la Sunna tout entière comme divinement inspirée. Cette question fera l’objet du paragraphe suivant. Autre fait de nature à affaiblir de l’argument, ce locus probans pose problème du point de vue de la critique des transmetteurs. Le fait n’est pas rare, nous le verrons, s’agissant du Hadith de Šāfi‘ī.
59. Umm, IX, p. 483, l. 25-26. 60. En revanche, Šāfi‘ī ne cite pas la tradition qui deviendra le locus classicus en ce domaine. Le Prophète aurait dit : « j’ai reçu le Livre et, avec lui, quelque chose de semblable (wa miṯlu-hu ma‘a-hu) ». Sur cette tradition, cf. W. GRAHAM, Divine word, op. cit., p. 35 ; une variante ajoute même : wa miṭlu-hu, al-ḥikma. 61. Risāla, § 289. Ce texte est le suivant : « De ce que Dieu vous ordonne, je n’ai rien omis de vous ordonner [moi aussi] ; de ce que Dieu vous interdit, je n’ai rien omis de vous interdire » 62. Risāla, § 306 : « L’Esprit fidèle (al-Rūḥ al-amīn) a inspiré ceci dans mon cœur (alqā fī rū‘ī) : « aucune âme ne mourra sans avoir reçu toute sa subsistance (ḥattā tastawfiya rizqu-hā) ; recherchez-la donc convenablement ». — De « l’Esprit fidèle », il est aussi question dans le Coran (en XXVI, 193), qui en fait l’agent des révélations (tanzīl) adressées à Muḥammad. C’est pourquoi les commentateurs l’identifient à Gabriel, l’ange de la Révélation, d’autant qu’il y a lieu de le rapprocher du Rūḥ al-qudus de Cor. XVI, 104. La première appellation serait plus tardive (« quatrième étape » dans l’évolution du mot rūḥ), tout en conservant le sens des strates plus anciennes du Coran (rūḥ est associé aux notions d’ange, d’esprit, d’insufflation par Dieu). Al-Rūḥ al-amīn figure aussi dans un vers d’Umayya b. Abī Ṣalt, poète ǧāhilite considéré comme ḥanīf (ob. 9/630) : il y signifie encore Gabriel (T. O’SHAUGHNESSY, The Development of the Meaning of Spirit in the Koran, Pontificum Institutum Orientalium Studiorum, Rome, 1953, p. 4950, p. 66). L’auteur constate que le Coran réunit les conceptions gnostiques, mais aussi la tradition judéochrétienne du mot esprit (p. 65-68). — Pour d’autres références relatives au rūḥ al-amīn, cf. W. GRAHAM, Divine word, op. cit., p. 45, n. 85. 63. In Umm, VII, p. 289, l. 11 (= Bayān farā’iḍ Allāh, § 514), seule la première partie du hadith est citée, avec les mêmes arguments coraniques et prophétiques que dans la Risāla. Mais dans Ibṭāl al-istiḥsān (= Umm, VII, p. 299, l. 10-12), les deux hadiths n’en forment qu’un et la discussion porte sur la question de savoir si toutes les paroles du Prophète relèvent du waḥy. — Dans le Musnad, compilé par son disciple Abū l-Aṣamm, ces deux hadiths constituent un seul et même texte (Umm, IX, p. 420, l. 17, à propos des hadiths de la Risāla).
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Chapitre VIII Dans son édition critique de la Risāla, Aḥmad Šākir, savant traditionniste contemporain 64, a effectué sur l’isnād de ce ḫabar une recherche érudite dont nous résumons ici les conclusions 65. Šāfi‘ī tient l’information d’un certain Muṭṭalib b. l-Ḥanṭab. Or celui-ci est pour les experts en ‘ilm al-riǧāl un Successeur. La tradition est donc mursal, et le fait est général pour tous ses hadiths, même si, par ailleurs, il passe pour une ṯiqa. On a aussi fait valoir, et notamment Ibn Haǧar, que ce nom peut correspondre à deux personnages. Le ḫabar ne figure pas dans les deux Ṣaḥīḥ-s, mais des compilations moins sélectives lui ont accordé droit de cité. Šākir parvient à identifier quatre Compagnons répondant à ce nom, tous pourraient convenir pour la tradition en question. Quoi qu’il en soit, Šāfi‘ī tenait l’information pour digne de confiance : il cite dans le corpus huit hadiths de ce personnage, et – le fait mérite d’être relevé – tous lui ont été transmis par Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā 66. En outre, l’information est « soutenue », pour reprendre le langage des traditionnistes, par d’autres aḫbār de sens voisin 67 et serait, selon un commentaire du Musnad dit de Šāfi‘ī, « bien connue des ‘ulamā’ » 68. Il est donc fort probable que Šāfi‘ī, accommodant quant à l’isnād, cite néanmoins cette tradition parce que son contenu, à ses yeux, est sûr. Remarquons qu’il met ici à contribution sa formation personnelle, sans doute distincte de celle de Mālik, puisque celui-ci ne la cite pas dans le Muwaṭṭa’, et qu’elle ne figure pas non plus dans l’édition courante de la Mudawwana 69. Dans la seconde tradition avancée par Šāfi‘ī, Muḥammad blâme maintenant expressément ceux qui, prétendant s’en tenir au seul Coran, rejettent les commandements prophétiques. Ce hadith est donc la substance des bayān-s II, III, IV 70 ; Šāfi‘ī le tient de Sufyān par deux voies. La première comporte les maillons suivants : Šāfi‘ī – Sufyān b. ‘Uyayana – Sālim Abū l-Naḍr (mawlā de ‘Umar b. ‘Ubayd) – ‘Ubaydallāh b. Abī Rafī‘ – Abū Rafī‘. Cette chaîne est complète. Quoique isolée (munfarid) et absente des deux Ṣaḥīḥ-s, elle atteint le degré de valable (ḥasan) pour Tirmiḏī et al-Ḥākim. Pour Ibn Māǧa, Sufyān ne pouvait certifier s’il l’avait reçue de Sālim ou de Zayd b. Aslam. Quant aux malikites égyptiens, ils devaient l’information à Mālik, par le biais d’Abū Rafī‘, mais ils revendiquaient aussi une autre chaîne (Ibn Wahb – Layṯ – Abū l-Naḍr – Mūsā b. ‘Abdallāh – Abū Rabī‘). Šāfi‘ī connaît aussi une seconde voie, mais
64. Sur la carrière de ce traditionniste (1892-1958), cf. l’article de G.H.A. JUYNBOLL, dans Der Islām, Bd 49-2 (1972), p. 221-247 (repris dans son recueil Studies on the Origins and Uses of Islamic Ḥadīth, Cambridge, 1983, étude n° II). 65. Risāla, p. 93-103 (note 8 du § 306). 66. Nous avons déjà parlé de ce personnage, suspect aux yeux de la critique postérieure du Hadith (ch. II, § III). 67. Ils sont donnés par Šākir, à l’annotation de la Risāla, p. 94-96. Voir aussi AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, al-Kifāya fī ‘ilm al-riwāya, Hyderabad, 1938, chapitre 1. 68. Aḥ. ŠĀKIR, loc. cit. 69. Pour celle-ci, nous avons consulté : Taḫrīǧ al-aḥādīṯ al-nabawiyya al-wāridā fī l-Mudawwana li-limām Mālik b. Anas, par Ṭāhir Muḥ. AL-DARDĪRĪ (3 vol.), Publications de l’Université Umm al-qurā, La Mecque, 1406/1985. 70. Risāla, § 295 : « Qu’aucun de vous ne réponde, étendu sur un sofa, à celui qui l’informe de mes commandements, ordres ou interdictions : “je n’ai pas connaissance de cela ; nous ne suivons que ce que nous trouvons dans le Livre de Dieu” ». Ce hadith est répété au § 622 et au § 1105 de la Risāla.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique cette fois lacunaire 71 : Šāfiʿi – Sufyān – Muḥammad b. l-Munkadir – Prophète 72. Nous mentionnons le fait comme preuve que Šāfi‘ī renforce la valeur du muttaṣil par le mursal et vice versa 73. Comme pour le cas précédent, nous pressentons que la confiance personnelle que Šāfi‘ī place en ses maîtres entre certainement aussi dans son jugement de valeur sur les traditions rapportées, appréciation qui ne repose pas exclusivement sur les critères objectifs du ‘ilm al-riǧāl. Les autres occurrences de ce hadith dans le corpus confirment les conclusions auxquelles nous sommes parvenu jusqu’ici 74. Šāfi‘ī cite encore, mais ailleurs que dans la Risāla, un troisième et dernier hadith. Il figure à la fin du Bayān farā’iḍ Allāh qui revient sur le devoir d’obéissance au Prophète 75. Sa teneur est voisine des deux précédents. On ne saurait rien reprocher au Prophète puisqu’il se dit le porte-parole de la Volonté divine exprimée aux créatures. Ce hadith est encore plus faible que les deux autres. Sa chaîne est pareillement lacunaire : Šāfi‘ī le tient de Sufyān, qui l’a recueilli de Ṭāwūs 76 : il est donc mursal, mais
71. Risāla, § 296. 72. Risāla, p. 90, note 2 de l’éditeur. Les autres compilations canoniques (d’Ibn Ḥanbal, Dārimī, Abū Dāwud, Tirmiḏī, Ibn Māǧa) citent des traditions de signification similaire. 73. Cf. ci-dessous § II-3. Les deux chaînes servent précisément d’illustration du principe aux § 1106-1107 de la Risāla. Pour des versions parallèles, cf. AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Kifāya, op. cit., chap. 1 ; M. COOK, « Anan and Islam », article cité, p. 172-173. 74. Nous avons vu qu’il figure dans l’extrait du Kitāb siyar al-Awzā‘ī pour prouver les bayān-s II, III, IV. Il est aussi avancé dans la polémique dite du « serment du défendeur » (Umm, VII, p. 10, l. 28-29), selon la chaîne indiquée dans la Risāla, § 295. Šāfi‘ī répond à la tradition de l’adversaire selon laquelle il faudrait confronter la Sunna au Coran. C’est dire que l’interlocuteur s’efforçait de faire valoir, contre les traditionnistes, un autre critère d’authenticité des traditions. Ce texte permet donc de compléter la première partie du Ǧamā‘ al-‘ilm et d’inférer que Šāfi‘ī débat ici avec des ahl al-kalām. Šāfi‘ī rétorque que « ce hadith n’est pas connu chez nous comme venant de l’Envoyé. Bien au contraire ce qui l’est, c’est l’avis opposé. On ne peut connaître, en effet, le ḫāṣṣ et le ‘āmm, les impositions divines (al-farḍ), le convenable (al-adab), l’abrogeant et l’abrogé à propos de ce que Dieu a ordonné [donc : du Coran ; Šāfi‘ī fait ici allusion au fait que le nasḫ, procédé exégétique, n’est qu’une application de l’istidlāl bi-l-Sunna] que par la Sunna. Le Livre comporte Sa décision d’imposer (al-kitāb bi-ḥukm al-farḍ), tandis que la Sunna l’explique (tubayyinu-hu) ». Ce passage confirme que les querelles contemporaines portaient sur le critère d’authenticité du Hadith ; que la théorie šāfi‘ienne du bayān trouve son origine dans la Sunna et l’exégèse du Coran ; que le ‘ilm al-aḥkām déborde le juridique chez Šāfi‘ī ; que le fondateur dépend d’une tradition locale du Hadith, c’est-à-dire celle du Hedjaz (cf. le « chez nous »). Cette objection est reprise dans la Risāla, § 617-623. Šāfi‘ī y répète que l’isnād de l’adversaire est irrecevable au regard des critères traditionnistes : il est interrompu (munqaṭi‘) et comporte un transmetteur inconnu (‘an raǧul maǧhūl). Le Musnad d’Abū l-Aṣamm confirme que le hadith de la Risāla, § 295 figure bien dans celle-ci et dans l’écrit polémique sur la procédure (Umm, IX, p. 390, l. 2-3 ; p. 420, l. 20-21). 75. Aux § 493-531 (= Umm, VII, p. 288-289). La tradition en question apparaît au § 493 (Umm, VII, p. 288, l. 13-14) : « Que personne ne me fasse grief (lā yumsikanna) de quoi que ce soit : je ne vous permets que ce que Dieu permet et je ne vous interdis que ce que Dieu interdit ». 76. Op. cit., § 494 (Umm, VII, p. 288, l. 15) : qāla l-Šāfi‘ī : hāḏā munqaṭi‘ wa naḥnu na‘rifu fiqh Ṭāwūs. Remarquons que Šāfi‘ī ne différencie pas encore le munqaṭi‘ du mursal. Ṭāwūs b. Kaysān al-Ḥimyarī (ob. 106/724) appartient à la génération des Successeurs les plus anciens. Sur ce Yéménite disciple d’Ibn ‘Abbās et membre de l’école mecquoise (il mourut à La Mecque), traditionniste et faqīh, cf. J. van ESS, Zwischen Ḥadīṯ und Theologie, Walter de Gruyter, Berlin, 1975, p. 93-94 (à propos de ses convictions anti-qadarites et de son loyalisme pro-omeyyade). Tawḥīdī mentionne une lettre qu’il aurait adressée à Makḥūl (ob. 113/731) traditionniste et juriste compté parmi les ahl al-ra’y (AL-TAWḤĪDĪ, al-Baṣā’ir wa l-ḏaḫā’ir, éd. Ibrāhīm Kaylanī, Maktabat Aṭlas, Damas, 1964, V, p. 12). C’était un proche d’Ibn Abī Naǧīḥ (ob. 131/749) dont nous avons vu l’importance, au chapitre II, pour l’évolution du fiqh de la Mecque et la formation de Šāfi‘ī ;
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Chapitre VIII jouit de la confiance de Šāfi‘ī pour plusieurs raisons : la qualité de ces deux rapporteurs ; sa parenté de contenu avec le hadith précédent qu’il cite ici ; l’explication (fiqh) qu’il en a reçue de Ṭāwūs. Šākir, « malgré une longue recherche », n’est pas parvenu à le retrouver dans les compilations classiques de traditions qu’il a consultées 77. Il n’est sans doute qu’une variante par le sens (riwāya bi-l-ma‘nā) des deux précédents. Une fois encore, nous constatons que Šāfi‘ī choisit ses traditions selon des critères qui laisseraient à désirer au regard du ‘ilm al-riǧāl. Nous laisserons la conclusion de ces considérations au Bayān farā’iḍ Allāh qui résume sans doute mieux qu’ailleurs le véritable enjeu de l’argumentation précédente : de l’obéissance au Prophète découle en fait le schéma tout entier du bayān : Nous avons reçu l’ordre de nous conformer à ce qu’il [= le Prophète] nous a ordonné, de nous abstenir de ce qu’il nous a défendu. Dieu en a fait une obligation (faraḍa) à ses créatures dans son Livre. À cette fin, les hommes n’ont à leur disposition que ce à quoi, communiqué d’abord par le Très-Haut, puis son Envoyé, puis les indications (dalāla) de ce dernier, ils s’attachent résolument 78.
Pareille position de principe sous-tend une grande vénération personnelle pour le Prophète que, de fait, Šāfi‘ī confie discrètement à travers son enseignement écrit 79. Aussi n’est-il pas surprenant, nous l’avons vu plus haut 80, qu’il va jusqu’à faire de la foi dans le Prophète un élément indissociable de l’adhésion formelle à la religion nouvelle. Sa formulation, sur ce point, est d’ailleurs beaucoup plus marquée que dans les professions sunnites tardives. On notera l’originalité de cette position qui, si elle n’est en rien contraire à celles-ci, s’en distingue toutefois par la mise sur le même plan, pour ainsi dire, de Dieu et du Prophète. Mais si la foi n’est complète que si elle porte sur deux êtres 81, c’est qu’en réalité la šahāda exprime – on l’a moins remarqué –, le versant légal d’une attitude plus complexe. L’interprétation qu’en donne Šāfi‘ī est
cf. J. van ESS, TG, II, p. 643 ; cf. aussi H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 234. AL-ḎAHABĪ (Taḏkirat al-ḥuffāẓ, Hyderabad, 1955, I, p. 90) loue son savoir, son honnêteté et sa vertu. Il put fréquenter de grands Compagnons et Zuhrī fut son disciple. 77. Bayān farā’iḍ Allāh, éd. Aḥ. Šākir (Le Caire, 1940), p. 113, n. 1. 78. Op. cit., § 496 (= Umm, VII, p. 288, l. 19-21). 79. Outre le début de la Risāla (§ 27-39) et celui du Kitāb al-ǧizya, signalons, dans le reste du corpus, les passages suivants : Umm, V, p. 138, l. 2 : le Prophète est qualifié de « discrimination entre le vrai et le faux » (li-anna-hu l-‘ilm bayna l-ḥaqq wa l-bāṭil), toute erreur s’évanouissant en sa présence ; VI, p. 138, l. 29 : « la justice est la volonté [...] que Dieu a révélée à son Prophète, pur et véridique (al-maḥḍ al-ṣādiq), dernière en date des communications que Dieu a fait connaître... » ; II, p. 30, l. 18 : rasūl Allāh, ṣallā Allāh ‘alayhi wa sallam, bi-abī huwa wa ummī ; I, p. 151, l. 12 : al-muslimīn kulli-him ḥāǧatun ilā amr rasūl Allāh ; Risāla, § 789 : « le Prophète ne préfère rien que plaire à Dieu ». 80. Ch. IV, § I. 81. Les premières professions de foi sunnites (cf. A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 102, p. 125) sous-entendent l’objet de celle-ci ; elles sont un catalogue de points doctrinaux. Le Fikh akbar II (op. cit., p. 188) parle plus généralement de croire en Dieu et dans les Envoyés. Šāfi‘ī dit au § 240 que la Risāla de la foi est plénière (kamāl al-īmān) si elle ne dissocie pas Dieu et son Prophète (cf. aussi § 236 : Allāh… qarana min al-īmān bi-rasūli-hi ma‘a l-īmān bi-hi ; § 239-241). Šāfi‘ī trouve une dalāla probante dans le hadith relatif à la servante, qu’il commente de la même façon en Umm, V (cf. chap. IV, § I), ainsi qu’en Cor. IV, 65 mentionné plus haut (Risāla, § 242) ; cf. aussi Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 484, l. 28. On notera que Šāfi‘ī donne la cause occasionnelle (sabab al-nuzul) du verset (Risāla, § 273 ; détails dans le Kitāb al-ḫarāǧ de YAḤYĀ B. ĀDAM, éd. et trad. A. Ben Shemesh, Leyde, Brill, 1958, I, p. 74) ; la tradition remontant à
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Šāfi‘ī et la figure prophétique riche des implications que nous avons dégagées dans les chapitres précédents quant à sa conception du ‘ilm al-aḥkām 82. Elle montre aussi qu’il fait consciemment découler sa doctrine de cette position théologique, en accord avec la profession de foi d’Abū Ḥanīfa 83. Une conséquence importante en résulte sur le plan du bayān légal – autre manière de redire le rôle légiférant de la Sunna : toute opinion humaine, même revêtue d’une autorité, tel le ra’y des Compagnons ou des premiers califes, doit s’incliner devant une parole prophétique 84. Tout, en effet, est enseignement dans la conduite de Muḥammad, en raison de la place que Šāfi‘ī lui assigne par rapport à Dieu et aux hommes. Rien de ce qu’il énonce, de ce qu’il fait, n’est insignifiant ; tout, au contraire, dit quelque chose de la Volonté divine. De là l’existence d’un quatrième bayān 85, comme le fait qu’une séparation entre jugement prophétique (qaḍā’), épisode de la Sīra ou sunna est artificielle 86 ; du moins n’est-elle pas opérante pour le fiqh. L’utilisation de la Sīra à des fins éthico-légales – elle a donc valeur de bayān exactement comme la Sunna – est particulièrement nette dans le Kitāb al-ǧizya qui est comme un commentaire, en termes de droit de la guerre et des “relations internationales” 87, des campagnes militaires (maġāzī) du Prophète. Pareillement signifiants, sur le plan légal, sont les
Zubayr figure aussi dans Muslim (op. cit., p. 118), mais Šāfi‘ī en fait une disposition ‘āmm, au sens qu’il donne à ce mot. 82. Dans la Risāla, § 239, il parle de « perfection du début de la foi » (kamāl ibtidā’ al-īmān). Ceci est en accord avec ce que nous savons de sa définition de l’islam (chap. IV, § I) qui accorde le primat à l’agir en conformité avec la foi formulée. 83. « De la foi tout le reste découle » (al-īmān allāḏī mā siwā-hu taba‘ la-hu, Risāla, § 239) ; cf. le Fikh akbar I, cité par A.J. WENSINCK, Muslim Creed, op. cit., p. 104, art. 6. 84. Outre les références données par J. Schacht (Origins, op. cit., p. 10-14), en voici quelques autres tirées du corpus : Umm, II, p. 110, l. 17 : parole de Compagnon et parole prophétique sont dans le rapport aḍ‘af/ aqwā ; IV, p. 132, l. 8, « c’est la voie de l’équité » ; IV, p. 151, l. 5, le principe est reconnu par les adversaires de Šāfi‘ī ; VI, p. 135, l. 9, etc. ; Risāla, § 599 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 484, l. 28-29 : sunan rasūl Allāh [...] anna kulla mā siwā-hā min qawl al-ādamiyyīn taba‘ la-hā. Pour Šāfi‘ī, ce principe aurait été acquis dès la génération des Compagnons : cf. Umm, I, p. 151, l. 23. 85. Même lorsqu’une sunna n’est pas un naṣṣ, elle a valeur légiférante : Umm, V, p. 5, l. 20, sqq ; l’idée est redite dans la Risāla, § 293, avec les mêmes termes. 86. Umm, II, p. 33-34 : la Sīra et le Hadith prophétique se renforcent mutuellement ; op. cit., IV, p. 139 : l. 15-16 : les actes du Prophète sont un bayān : bi-mā bayyana Allāhu ‘azza wa ǧalla ‘alā lisān nabiyyi-hi [...] wa fī fi‘li-hi ; cf. aussi loc. cit., l. 5 ; VI, p. 228 : après avoir affirmé qu’on ne saurait contredire ni la Sunna, ni le ma‘nā de la Sunna (l. 1), Šāfi‘ī cite un épisode prophétique (l. 10) ; V, p. 142, l. 23, et p. 155, l. 1 : le bayān divin se trouve dans le Coran, une parole (qawl) ou un acte (fi‘l) prophétiques ; Šāfi‘ī ajoute aussi que le consensus de la tradition savante possède cette qualité : aw amr iǧtama‘a ‘alayhi ahl al-‘ilm ‘inda-nā lā yaḫtalifū fī-hi ; V, p. 12, in fine : le sabab nuzūl est inclus dans la Sunna prophétique ; V, p. 2829 : la discussion sur l’allaitement de l’adulte fait référence à la Sīra et à l’avis de Mālik ; V, p. 44 : le mariage de Sufyān et de Hind, parce qu’il était connu du Prophète, sert d’argument légal ; c’est ensuite un épisode contemporain du Prophète, une fois encore au nom de l’iǧmā‘. Pour Awzā‘ī, un épisode de la Sīra suffisait déjà pour établir une sunna (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 70). 87. Au début de cet ouvrage (Umm, IV, p. 159-160, chapitre : mabda’ al-tanzīl...), Šāfi‘ī suit dans plusieurs versets du Coran les débuts de l’apostolat muḥammadien. Cette lecture prouve que, pour Šāfi‘ī, Sunna, Sīra et Coran se correspondent étroitement. Le Prophète reflète la Révélation dans ses actes et ses paroles : les uns et les autres sont le commentaire vivant de la Révélation. Même ses silences sont pour ainsi dire une Révélation muette. La doctrine légale de Šāfi‘ī naît d’une conviction théologique, elle-même issue d’une intuition mystique, celle d’une correspondance entre l’essence du Prophète et la Parole divine.
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Chapitre VIII silences de Muḥammad, qui font ainsi partie, paradoxalement, du bayān 88 : on constate qu’ils sont pour Šāfi‘ī une dalāla semblables aux autres, et ce sont souvent d’eux que Šāfi‘ī tire un dalīl al-ḫiṭāb. Ce principe de l’autorité de la Sunna, Šāfi‘ī le met rigoureusement en œuvre tant au niveau herméneutique que doctrinal. Parmi les applications repérables, déjà signalées, mentionnons l’architecture du bayān ; la place invariablement seconde de la Sunna dans la liste des dalālāt ; l’intelligence unique du Coran détenue par le Prophète 89 ; la conformité rigoureuse de celui-ci au Livre révélé 90 ; la sélection opérée par la Sunna dans les divers ma‘ānī envisageables pour un verset 91 ; son autorité en matière de langue ; son rôle indicateur des versets abrogeants et abrogés, de la valeur ‘āmm des versets coraniques, des variantes de lecture coraniques préférables, etc. Ces différentes fonctions, Šāfi‘ī les résume par une formule lapidaire et récurrente : la Sunna explique, de par Dieu, le sens du Coran (al-sunna al-mubayyina ‘an Allāh ma‘nā mā arāda), et le principe ainsi dégagé par l’auteur de la Risāla en viendra à être admis par les maḏāhib. Les arguments présentés ici par Šāfi‘ī feront eux aussi école jusque dans les traités modernes d’uṣūl al-fiqh 92. II. La question du ra’y du Prophète selon les uṣūliyyūn Il n’est pas surprenant que la grande thèse précédemment analysée se trouve défendue, ou simplement mentionnée, dans les écrits polémiques de Šāfi‘ī : Risāla, Ǧamāʿ al-‘ilm, Bayān farā’iḍ Allāh, Iḫtilāf al-ḥadīṯ, Ibṭāl al-istiḥsān et les passages-controverses du Kitāb al-Umm. C’est dire qu’elle vise essentiellement des adversaires irakiens (ahl al-ra’y, ahl al-kalām, hanéfites), et qu’elle cherche à défendre la matrice théorique du bayān en tant que celle-ci affirme l’existence d’une seconde source formelle nécessaire à la fondation du fiqh. Or la démonstration proposée se maintient sur le terrain de l’herméneutique. Šāfi‘ī entend prouver que tout fait, tout geste, toute parole émanant de Muḥammad a vocation à servir de norme ou à y contribuer. Il répond avant l’heure, par l’affirmative, au problème qui sera discuté par les manuels d’uṣūl al-fiqh dans les termes suivants : le Prophète prit-il telle ou telle décision en sa seule qualité de chef politique, ou en tant que prophète ? Dans le premier cas, toute la législation de Muḥammad, vue comme contingente, ne s’inscrit pas dans la šarī‘a. Dans le second,
88. La doctrine postérieure admet qu’ils peuvent même signifier une obligation du Législateur : B.G. WEISS, Search, op. cit., p. 166. 89. Le théologien malikite al-Bāqillānī (ob. 403/1013) explique que la descente du Coran dans le cœur de Muḥammad s’accompagnait de celle, opérée par Gabriel lui-même, de sa compréhension (ifhām) ; cf. R. PARET, « Der Standpunkt al-Bāqillānī’s in der Lehre vom Koran » (Festschrift G. Levi della Vida, II, Harrassowitz, Wiesbaden, 1970, p. 301). 90. Bayān farā’iḍ Allāh, § 507 ; Ibṭāl al-istiḥsān, § 4 (= Umm, VII, p. 294, l. 8-9, à propos des jugements prophétiques, d’après Cor. XLIII, 53 et V, 49 où le qaḍā’ prophétique s’appuie sur ce waḥy) ; Umm, IV, p. 177, l. 28-29 ; VI, p. 137, l. 6-7 ; VI, p. 146, l. 6, etc. 91. Outre les applications vues au chapitre précédent, la règle est exprimée çà et là, cf. par ex. Risāla, § 222. 92. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 48-50 ; M. ḪUḌARĪ, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 239 ; M. ABŪ ZAHRA, Uṣūl al-fiqh, op. cit., p. 96.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique toute norme ainsi élaborée tend à une loi, autrement dit à sortir du domaine privé, celui de la conscience des croyants, pour devenir une règle qu’il incombe à l’autorité politique de faire appliquer 93. Toutefois cette actualisation juridique correspond à une situation idéale, et sa portée peut et doit être adaptée aux circonstances ; d’autre part, le passage n’est guère envisageable que pour les seules normes obligatoires ou défendues. Nous avons vu toutefois que la stricte délimitation par Šāfi‘ī du domaine du recommandé constitue un élément de réponse à la question posée. Il serait intéressant de chercher dans le corpus d’autres informations de nature à y répondre plus complètement, et notamment les éventuelles prérogatives reconnues aux gouvernants ou la liberté de manœuvre concédée aux juges. Mais la question n’est pas envisagée par notre auteur au niveau théorique, et c’est pourquoi nous n’y faisons ici qu’une simple allusion. Son cas, à cet égard, est moins favorable que celui de Mālik : on sait que celui-ci aurait décliné l’offre, par le calife Hārūn al-Rashīd, de faire du Muwaṭṭa’ le code officiel de l’empire 94. Nous nous tournerons à présent vers une autre problématique, celle de l’origine de la place exorbitante qu’occupe la Sunna dans la théorie de Šāfi‘ī. Le paragraphe précédent nous suggère déjà une réponse : elle réside dans un acte de foi en la personne de Muḥammad, dont les paroles ne sauraient être celles d’un homme ordinaire mais sont d’un être inspiré. C’est, en d’autres termes, se diriger du côté de la théologie, envisager la nature de la prophétie, et des rapports, dans un tel être, entre discours humain et Parole divine. Sur ces questions, ce sont les ouvrages d’uṣūl al-fiqh, mais non, paradoxalement d’uṣūl al-dīn qui apportent les éclaircissements nécessaires. Dans un premier temps, nous interrogerons rapidement cette littérature, sans nous étendre au-delà, quoique la pensée musulmane “périphérique” (chiisme, soufisme) contienne des développements originaux, voire de véritable approfondissements. Nous nous adresserons ensuite directement à Šāfi‘ī qui, dans la Risāla et ailleurs, prend indirectement, mais sans ambiguïté, position dans le débat. Les auteurs classiques soulèvent la question de l’inspiration de la Sunna à propos de l’iǧtihād du Prophète et se laissent schématiquement regrouper en deux catégories. Cette classification, comme toute autre, est simplificatrice et trompeuse. En réalité, il s’est dégagé une tendance majoritaire, un quasi iǧmā‘ révélateur de la pensée sunnite sur le sujet. Un premier courant – ici désigné conventionnellement par courant A – nie l’existence d’un iǧtihād prophétique : Muḥammad ne pouvait et ne devait se prononcer qu’en vertu du waḥy – il faut entendre par ce terme la révélation coranique. La thèse s’appuie sur des arguments coraniques et rationnels dont nous citerons seulement les principaux 95. La preuve scripturaire invoquée est Cor. LII, 3, où le Prophète ne parle
93. La réponse habituellement proposée est que de telles sunan, dans le premier cas, restent paradoxalement des normes, sans être contraignantes pour la conscience des croyants (cf. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 54-57). Dans cette option intermédiaire entre deux positions extrêmes, on reconnaît la nature mixte – juridique et extra-juridique – de la discipline appelée fiqh ; mais ce n’est pas la conception de Šāfi‘ī, tout au moins sur le plan théorique. 94. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 29. 95. Pour un exposé plus détaillé, cf. É. CHAUMONT, « La problématique classique de l’Ijtihâd et la question de l’Ijtihâd du prophète : Ijtihâd, Waḥy et ‘Iṣma », Studia Islamica, LXXV (1992), p. 117-
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Chapitre VIII pas de son propre « désir » (hawā), mais sur la base de la seule Révélation (waḥy). Une exégèse particulière du pronom huwa, dans ce verset, appuie ladite interprétation. Cette justification grammaticale est rejetée par le courant majoritaire. Quant à l’argument rationnel, plus solide, le hanéfite ‘Abd al-‘Azīz al-Buḫārī l’expose dans un ouvrage dont nous extrayons le passage essentiel : Le Prophète instaurait les dispositions de la Loi divine originairement (ibtidā’an). Or l’iǧtihād est un indicateur (dalīl) sujet à l’erreur, car il est l’opinion des créatures. Il n’est donc pas approprié pour l’instauration des dispositions de la Loi originaire, puisque celle-ci est un droit de Dieu (ḥaqq Allāh). C’est à Lui qu’il revient de les instaurer, non aux fidèles (al-‘ibād). Mais il en va différemment des affaires stratégiques (umūr al-ḥarb) et des transactions (mu‘āmalāt) parce que celles-ci relèvent du droit de ceux-ci (ḥuqūq al-‘ibād). En effet le but recherché, en ces questions, c’est de leur éviter le mal et de leur procurer l’avantageux – ce en quoi résident leurs intérêts. L’emploi de l’opinion individuelle (ra’y) y est permis parce que les fidèles sont [à cet égard] dans le besoin, et qu’il ne peuvent s’en passer (laysa fī wus‘i-him fawqa ḏālika). Mais Dieu est au-delà de tels besoins, d’une telle impuissance, qui les caractérise eux seuls. En ce qui le [= le Prophète] concerne, il n’instaure originairement que ce qui est du seul domaine de la certitude. L’iǧtihād n’est permis qu’en cas de nécessité, il ne peut coexister avec le naṣṣ : il est donc le propre de l’umma, non du Prophète. La révélation parvenait à chaque instant au Prophète ». [Suit l’exemple de la qibla : l’iǧtihād du Prophète en la matière est semblable au nôtre, dès que La Mecque est hors de vue : il est donc faillible. Si, en matière d’aḥkām, le Prophète avait pratiqué l’iǧtihād, on aurait le droit de le contester, au nom même de l’iǧtihād qui est par nature contestable (l. 17-18 : li-anna ǧawāz al-muḫālafa min aḥkām al-iǧtihād). C’est pourquoi, en matière de guerre, où le ra’y était permis, l’opinion du Prophète suscita l’opposition de certains Compagnons (les deux Sa‘d, al-Sa‘dāni) 96. Si, enfin, le Prophète avait originairement pratiqué l’iǧtihād en matière légale, des doutes seraient apparus chez des disciples sur sa capacité à être le porte-parole de la Loi divine] 97.
En somme, l’objection de ce courant se situe au niveau du principe : même s’il est concevable que le Prophète, en pratique, ne se trompait pas dans son jugement, il est impossible qu’il y ait recouru, parce que le ra’y, faculté humaine, ne saurait être une source formelle de Loi divine. Il y aurait, au moins théoriquement, possibilité de le contester ; or le Coran énonce que désobéir au Prophète est interdit (Cor. IV, 14 et 58).
122. Nous mettons ici à profit deux autres sources importantes non consultées par ce chercheur : le traité de Saraḫsī (AL-SARAḪSĪ, Uṣūl al-Saraḫsī, éd. Abū l-Wafā’ al-Afġānī, Le Caire, 1954) et celui, très volumineux de ‘Abd al-‘Azīz al-Buḫārī (ob. 730/1330), qui est un commentaire des uṣūl de Pazdāwī (ob. 482/1089) intitulé : Kašf al-asrār ‘an uṣūl faḫr al-islām al-Bazdāwī, 4 vol., Le Caire, 19952 (reproduction de l’édition de Constantinople, 1307/1889). L’article de F. Jaadane, « Révélation et inspiration en Islâm » (Studia Islamica, XXVI (1967), p. 23-48), pose correctement les problèmes mais en reste à des généralités faute de recourir, précisément, à la littérature des uṣūl al-fiqh. L’intérêt de cette contribution réside surtout dans l’adoption d’un point de vue comparatiste avec la pensée chrétienne. 96. Les deux chefs de Médine, cf. infra. 97. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 206, l. 6 sqq.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique Il est à noter que l’argument rapporté par les adversaires du courant A n’est qu’une reconstruction indirecte. Il en va de même pour l’identification de ses défenseurs. Ceux-ci se rangeraient, paradoxalement, parmi les différentes familles théologiques ou théo-légales : des aš‘arites, les mu‘tazilites, le ẓāhirite Ibn Ḥazm, certains hanbalites et plusieurs šāfi‘ites. En réalité, quelques noms seulement semblent bien attestés : outre Ibn Ḥazm – on sait qu’il récusait a priori le qiyās, donc a fortiori celui du Prophète –, deux mu‘tazilites notoires, les Ǧubbā’ī père et fils (Abū Hāšīm et Abū ‘Alī). Du reste, il n’est même pas certain que la position de ces derniers ait été aussi inflexible. On leur prête aussi l’opinion que l’iǧtihād prophétique ait été concevable (ǧāza ‘alayhi ‘aqlan), et d’autres ajoutent que le Prophète ne s’y sentait pas « lié légalement » (lam yuta‘abbad bi-hi šar‘an). Autant dire que la position de ce groupe n’est pas, en fait, connue avec précision. Mais, sur le plan des conséquences, c’est à une conception originale et dissidente de la Loi islamique que nous avons affaire. Puisque le Prophète, tout d’abord, n’énonce que le waḥy, il semblerait que le ra’y n’ait, en ce qui le concerne spécifiquement, aucune place. Mais tel n’est pas le cas : le courant A admet qu’en matière de guerre ou de mu‘āmalāt, Muḥammad a librement, mais non infailliblement, usé de son jugement humain. On cite les exemples classiques suivants 98. À Badr, le Prophète voulut s’arrêter en dehors d’un point d’eau et Ḥubāb b. l-Munḏir lui déclara : « si ta décision procède d’une révélation, alors je t’obéis aveuglement ; si c’est là ton opinion, je pense que la bonne décision est de ne pas s’arrêter ici » 99. Or, le Prophète suivit la recommandation de Ḥubāb. Durant la « guerre des factions » (yawm al-aḥzāb), le Prophète était d’avis d’offrir aux polythéistes mecquois, en guise de réconciliation, une part des fruits de Médine. Les deux chefs de Médine (des Aws et des Ḫazraǧ, Sa‘d b. Mu‘āḏ et Sa‘d b. ‘Ubāda) se récrièrent et posèrent la même question que Ḥubāb. Le Prophète répondit qu’il exprimait son ra’y. Il se rangea là encore à leur avis, contre le sien propre, et refusa de conclure une trêve 100. Mentionnons ici le fameux exemple de la fécondation des palmiers, déjà cité 101. La parole prophétique prononcée à cette occasion vaut d’être citée : « vous êtes mieux informés que moi quant à vos affaires en ce monde ; je le suis au contraire pour ce qui concerne votre religion » (antum a‘lamu bi-amr dunyā-kum wa anā a‘lamu bi-amr dīni-kum). Doit-on dès lors considérer la position du courant A comme foncièrement incohérente ? Bien au contraire, affirmer que le ra’y du Prophète en dehors du rituel, et donc son iǧtihād ou ses qiyās-s, sont faillibles 102, qu’ils n’ont pas à être suivis au même titre que le waḥy, laisse deviner un raisonnement dirigé contre les objections adverses. Le Prophète était nécessairement dans l’une ou l’autre de deux situations suivantes : – soit il connaissait, ou recevait, sur la situation envisagée, une révélation, et il s’y conformait scrupuleusement, y compris dans les cas particuliers où intervenait
98. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 91-92. 99. Loc. cit., p. 91, in fine : in kāna ‘an waḥy fa-sam‘an wa ṭā‘atan, wa in kānā ‘an ra’y, fa-innī arā alṣawāb an nanzila ‘alā l-mā’. On rapporte la même attitude du Compagnon Uṣayd b. Ḥaḍīr : AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 210, l. 11 sqq. 100. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 91-92 ; AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 210, l. 1 sqq. 101. Cf. chap. I, § II-2. 102. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 92.
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Chapitre VIII son appréciation personnelle, comme le ferait n’importe quel fidèle (exemple de la qibla) ; – soit il ne disposait de rien de tel et, interrogé, il le reconnaissait 103. Il faut en conclure que, contrairement à Šawkanī, ce courant ne parlait pas d’attente de la Révélation 104. Mais comment comprendre que des consultations (mušāwara) aient eu lieu entre le Prophète et ses Compagnons ? Selon toute vraisemblance, le Prophète avait simplement donné là un exemple de nature pédagogique, cherchant à « rapprocher les points de vue », à « éduquer les âmes » (taqrīb al-wuǧūh, taṭyīb al-nufūs), sans que l’affaire porte à conséquence sur le plan normatif 105. Quant au fait notoire que la révélation intervenait parfois pour corriger le Prophète, il appelle la même explication : c’est le ra’y de celui-ci qui était alors incriminé, sans qu’il faille remettre en cause l’application scrupuleuse et infaillible qu’il faisait de la Loi. Quoi qu’il en soit, à chaque fois que le Prophète ne disposait pas de révélation 106, il ne répondait pas, sinon par son ra’y. Qu’en conclure, si ce n’est qu’il ne s’agissait pas, en la matière, des aḥkām šar‘iyya (ḥuqūq al-‘ibād) ? Or c’était là deux domaines classiquement rattachés à la sphère de la Loi divine : les relations internationales et les affaires commerciales (mu‘āmalāt) 107. En d’autres termes, il existe pour le courant A un domaine où la Sunna n’est pas normative et qui n’est pas “couvert” par les statuts légaux. On sait qu’au contraire, dans la conception adverse, devenue orthodoxe, toutes factions théologiques confondues, la Loi islamique possède un caractère totalisant auquel rien n’échappe, ou presque, des menues affaires civiles. Dans la logique du courant minoritaire, en revanche, dès lors qu’est admise l’existence d’un ra’y chez Muḥammad, il faut exclure la possibilité que celui-ci ait reçu parallèlement un waḥy qu’il aurait dissimulé à la communauté : ce serait admettre qu’il aurait manqué à sa mission, envisager qu’il ne puisse pas être infaillible. Les épisodes de la Sīra relatés plus haut montrent que les questions étaient sans signification pour la Loi : le Prophète n’avait ici qu’un rôle pédagogique, montrer que le ra’y humain se perfectionne dans la consultation ; peutêtre aussi avait-il voulu « éduquer les âmes » (taṭyīb al-nufūs) 108. Nous en concluons que le courant A distingue de manière tranchée les affaires terrestres et les affaires religieuses, ces dernières seules, les aḥkām šar‘iyya, étant objet du waḥy, de la Loi. Muḥammad n’est prophète qu’en tant qu’il communique les aḥkām : là seulement il
103. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, op. cit., p. 255, dernière l. et p. 256 l. 1 : « c’est le cas par ex. lorsque le Prophète fut interrogé à propos de la zakāt sur les ânes. Il dit : “il ne m’a rien été révélé d’autre à ce sujet que le verset général : ‘Quiconque fait un le poids d’un atome de bien le verra, quiconque fait le poids d’un atome de mal le verra’ [Cor. XLIX, 8]” ». 104. Nous suivons ici Buḫārī et Saraḫsī, contra Šawkānī (Iršād al-fuḥūl, op. cit., p. 255, dernière l.). 105. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 94. 106. Buḫārī affirme que, pour ce courant, la révélation parvenait au Prophète à tout moment (iḏan al-waḥy ya’ti-hi fi kulli waqt, AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, loc. cit., l. 14). De même pour Saraḫsī, Uṣūl, I, p. 92. Il faut bien entendu comprendre pour chaque situation nouvelle, non pour celles qui ont déjà fait l’objet d’une révélation (par ex. la qibla). L’idée, partagée par le courant majoritaire, est réaffirmée de nos jours (cf. Subḥī ṢĀLIḤ, Ẓāhirat al-waḥy, publications de l’Université de Damas, conférences publiques 1961-1962), p. 20. 107. Cf. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 206, l. 19 sqq. : « Ne vois-tu pas, fait-il dire au courant A, qu’en matière de guerre, du fait que le Prophète avait droit au ra’y, il était permis de le contredire ? C’est ce que firent les deux Sa‘d [...] et Usayd b. Ḥaḍīr... ». 108. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, loc.cit., p. 94.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique est un être inspiré ; ailleurs, il redevient pour ainsi dire un homme ordinaire, il donne son ra’y, qui ne relève pas de la Loi : tels sont les ḥuqūq al-‘ibād. Si cette position, radicalement différente de la thèse classique, n’a pas connu de succès, c’est sans doute qu’il manquait en fait au courant A un critère décisif pour distinguer chez le Prophète le domaine du ra’y de celui de l’application du waḥy 109. De là le fait que le courant A, en ces furū‘, ait adopté la position réductionniste consistant à dire que les réponses du Prophète n’engageaient pas la communauté, qu’elles n’étaient point des normes divines. Il faut en conséquence séparer les ḥuqūq al-‘ibād des ḥuqūq Allāh, qui seuls relèvent du waḥy. Deux conceptions différentes de la Loi s’affrontent ici, comme l’ont bien vu Pazdawī et Buḫārī, qui ont souligné le tendon d’Achille de cette doctrine 110 : ... et cela comme dans les affaires de guerre, commente Buḫārī : c’est-à-dire l’iǧtihād et l’emploi du ray’ dans tous les autres (sā’ir) statuts légaux comme dans les affaires de guerre, sans qu’il y ait de séparation, ce qui aboutit à ruiner la prétendue distinction établie par la première catégorie (al-ṭā’ifa l-ūlā, c’est-à-dire le courant A). Ne vois-tu pas qu’il [= le Prophète] les a consultés [c’est-à-dire les Compagnons] à propos des captifs de Badr ? Or c’est là une consultation à propos d’un statut légal (wa huwa mušāwara fī ḥukm al-šar‘), puisque le rachat d’un captif contre rançon est autorisé ou rendu caduque par les dispositions de la Loi (ǧawāzu-hā wa fasādu-hā min aḥkām al-šar‘). C’est un droit de Dieu. On sait donc que le Prophète consultait les Compagnons sur les dispositions légales, comme il le faisait lors des hostilités 111.
Ainsi, en de tels furū‘ – rapports avec le dār al-ḥarb, tout le vaste domaine des mu‘āmalāt – le courant A aboutit à la position suivante : les réponses du Prophète n’engagent pas la communauté, ce ne sont point des normes. Traduite dans le langage uṣūlī de Šāfi‘ī, elle aboutit, puisque toute sunna, aux yeux de ce dernier, ne fait qu’accompagner le Coran (taba‘ li-l-Kitāb), à nier l’existence d’une Sunna indépendante du Coran. C’est amputer le cadre théorique de sa doctrine du bayān IV, et nous pouvons déjà, à ce stade l’analyse, en conclure que Šāfi‘ī ne saurait être rangé dans le courant A. Pour le parti adverse, bien au contraire, les ḥuqūq al-‘ibād relèvent aussi du waḥy. Notons bien que les auteurs consultés reconnaissent toutefois que les deux thèses rivales s’accordent au moins sur un point, à savoir que le domaine du ra’y prophétique existe 112. Seulement sa portée – et donc celle de la Loi islamique tout entière – diffère considérablement chez les uns et les autres. La position orthodoxe admet en effet elle aussi l’existence d’une Sunna extra-normative (sunna ġayr taqrīriyya) 113. La différence est
109. B.G. WEISS, Search, op. cit., p. 693 : « Any talk of a prophetic ijtihād raises the question of whether such ijtihād establishes a school of legal doctrine (maḏhab) that other Muslims should follow and, if so, how the results of his ijtihād are to be distinguished from those sayings and deeds that constitute the Sunna ? There is no indication in Āmidī’s discussion that these questions were addressed. We can only guess that the results of a prophetic ijtihād would have been, in Āmidī’s thinking, distinguished from the Sunna by means of clues from the Prophet (“This is my opinion and the like”) ». Cette position que l’auteur attribue à Āmidī est en fait celle du courant A. Le courant B (auquel appartient ce dernier) répond à la question soulevée par l’infaillibilité du ra’y prophétique, érigée en principe. 110. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 209, l. 12-15. 111. Même réflexion chez Saraḫsī, Uṣūl, op. cit., I, p. 93, bas, à propos des prisonniers faits à Badr. 112. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 206, l. 2-4. 113. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 55-57.
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Chapitre VIII que, en tout, ou presque, le ra’y du Prophète était infaillible ; en cas d’erreur de sa part, l’assistance divine – Šāfi‘ī la désigne par ‘iṣma – venait au secours de Muḥammad. Le ra’y du Prophète possède ainsi une caractéristique unique qui lui permet de valoir comme norme ; il y a là, en outre, un critère pour distinguer le légal du profane, critère qui, faisant défaut au courant A, trahit sa faiblesse, aboutissant à soustraire de la Loi un champ aussi divers que celui des mu‘āmalāt. Venons-en à présent à la thèse du courant majoritaire, ici désignée par courant B. Elle admet au contraire que le Prophète pratiquait l’iǧtihād. Il a donc existé chez lui, à côté du waḥy coranique, une parole qui s’en distingue. Comme preuve scripturaire, elle invoque les versets où Muḥammad est invité par Dieu à méditer les versets, ou encore Cor. XXI, 79, où le jugement de David, à propos d’un différend entre deux plaignants, fut confirmé par révélation divine 114. Quant aux traditions, nombreux sont les exemples de ra’y, d’iǧtihād, voire de qiyās qui, exercés par le Prophète, portent aussi sur le domaine rituel ou religieux. Le Prophète n’avait-il pas reçu l’ordre divin, lorsque La Mecque fut conquise, d’en respecter le ḥaram « jusqu’au Jour du Jugement dernier », et en conséquence de n’y arracher aucune plante ? Or, al-‘Abbās suggéra qu’on fît une exception pour l’iḏḫir, espèce de jonc odorant utilisée pour l’entretien des tombes et des maisons. Le Prophète se rangea à son avis 115. À une femme des Banū Ḫaṯ‘am venue lui demander la permission d’accomplir le ḥaǧǧ au bénéfice de son père trop âgé, le Prophète répondit par l’affirmative et lui posa la question suivante : « que dirais-tu si ton père avait une dette et que tu la réglais à sa place ? Accepterait-il que tu le fasses ? » 116. Des qiyās-s du même genre, concernant le rituel, sont attestés chez de grands Compagnons 117. ‘Abdallāh b. Zayd vint trouver le Prophète pour lui annoncer qu’il avait eu la vision de l’appel à la prière (aḏān) dans un rêve. Le Prophète adopta alors cette pratique, qui n’était pas un waḥy ; la preuve en est que ‘Umar fit le même songe et déclara : « Cela est [donc] sûr » 118, parole qui n’aurait pas eu de sens si l’aḏān faisait partie du waḥy 119. Et Saraḫsī de conclure, de manière diamétralement opposée au courant A : « nous savons donc que le Prophète consultait les Compagnons sur le
114. Pour ces versets, cf. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, op. cit., p. 256 ; É. CHAUMONT, « La problématique », article cité, à propos de Cor. XXI, 79 ; cf. les explications de Buḫārī, Kašf al-asrār, op. cit., p. 206-207. 115. Ce hadith figure dans AL-BUḪĀRĪ, al-Ǧāmi‘ al-ṣaḥīḥ, kitāb al-luqaṭa (n° 45), chap. 7 (tradition n° 2434). Il est interprété en détail par AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Kitāb al-faqīh wa l-mutafaqqih, Riyāḍ, 1996, I, § 271 (p. 268-270). 116. MUSLIM, Ṣaḥīḥ, kitāb al-ḥaǧǧ, chapitre 69 (traditions n° 3089 et 3090). L’information figure dans les principaux recueils de traditions, cf. A.J. WENSINCK, Handbook, op. cit., p. 185, col. b, mais les autres versions ne mentionnent pas toujours le qiyās prophétique, à la différence de celle que rapporte Šāfi‘ī (Umm, II, p. 113, l. 14 sqq, d’après Sufyān b. ‘Uyayna). 117. Par ex. ‘Umar. À la question de savoir si un baiser, au cours du jeûne, invalide celui-ci – une lourde expiation s’en suivrait – il posa à son tour une question : « que dirais-tu si tu te gargarisais et recrachais l’eau ? ». Il sous-entendait que cet acte n’invalide pas le jeûne (AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 93). 118. Sur cette tradition, cf. ABŪ DĀWUD, Sunan, Kitāb al-ṣalāt, chap. badā’ al-aḏān. 119. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 93-94.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique reste des aḥkām, et pas seulement sur la stratégie » 120. En conséquence, le second parti raisonne comme suit : – ou bien Muḥammad possède un waḥy et il l’applique infailliblement en raison de sa science du Coran, qui est absolument unique 121. Rien n’oppose les deux courants sur ce point ; – ou bien Muḥammad ne dispose pas d’une révélation ; il prolonge alors celle-ci par sa propre réflexion personnelle : iǧtihād, qiyās, méditation. Il est néanmoins autorisé, en pareil cas, à statuer au nom de la Loi divine, parce que son ra’y n’est pas ordinaire : en tant que prophète, lui seul peut être qualifié d’inaccessible à l’erreur (ma‘ṣūm min al-ḥaṭa’), privilège qui l’accompagnait pour ainsi dire en permanence 122. Telle est la raison qui fonde l’obéissance au Prophète en tout ce qu’il exprime, que sa parole soit inspirée ou non par le waḥy 123 : Si l’iǧtihād avait été permis (au Prophète), il aurait nécessairement été de rang inférieur à celui d’une prescription divine (naṣṣ) ; il serait alors conjectural (ẓannī) comme l’iǧtihād de n’importe quel fidèle, et il serait possible de le contester. [À cela] Buḫārī répond : « Il n’en est pas ainsi, car l’iǧtihād d’autrui est faillible ; mais la plupart des savants, sans risque d’erreur, se fondent sur le Prophète et sur son iǧtihād. Nous avons reçu en effet l’ordre de lui obéir en matière de Loi, comme le dit le verset : [Cor. IV, 65] et les autres. S’il avait pu se tromper [dans son iǧtihād], nous aurions été sommés de nous soumettre à l’erreur, ce qui n’est pas concevable. Or – et c’est là l’opinion majoritaire de notre école –, le Prophète est [néanmoins] susceptible de se tromper, en vertu de Cor. IX, 43, qui atteste que le Prophète s’est trompé en accordant sa permission, puisque Dieu l’a blâmé à propos des captifs de Badr [...] Mais puisque Dieu a [aussi] confirmé son iǧtihād, c’est la preuve que celui-ci était la vérité, qu’il entraîne une science certaine, tout comme un naṣṣ. L’enfreindre est en conséquence illicite, c’est de la mécréance. Il est analogue à de l’inspiration (ilhām). Et l’inspiration du Prophète est une preuve indiscutable, qu’il n’est pas permis de contester au nom de l’inspiration d’autrui ».
L’avantage de cette position apparaît ici clairement : en accord avec les textes, elle préserve le fait attesté que le Prophète parlait à la fois au nom du waḥy et de son ra’y.
120. Ibid. Les qiyās-s du Prophète peuvent naturellement être extraits des recueils de hadiths. Il en existe des compilations tardives. 121. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 208, l. 6 sqq ; AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., p. 94, in fine. 122. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, loc. cit., l. 9 et l. 12 sqq. En effet, il avait auparavant attendu une révélation, mais celle-ci n’était pas venue ; et s’il s’était trompé, une nouvelle révélation aurait corrigé le jugement prophétique (AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 91). Observons qu’aucun de ces auteurs n’envisage l’hypothèse que Dieu ait pu laisser le Prophète errer, comme si la divinité se devait, le cas échéant, d’intervenir. Le raisonnement est donc en difficulté avec la solution théologique d’un strict volontarisme divin. Outre l’épisode classique relatif à la campagne de Badr, Saraḫsī cite (p. 90) des cas d’iǧtihād prophétique qui, corrigés par l’ange Gabriel, sont passés sous silence dans le Coran. Il en conclut, par une pétition de principe, que si Dieu ne corrigeait pas le ra’y du Prophète, c’est que celui-ci était la vérité même, contrairement à l’iǧtihād de tout autre individu. 123. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 309, l. 1 sqq. Commentaire similaire chez AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 90, qui de même fonde l’obéissance au Prophète sur l’infaillibilité de son ra’y. Si la position de Šāfi‘ī est cohérente, c’est à ce parti qu’il convient de le ranger, puisqu’il exige, par principe, la même obéissance.
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Chapitre VIII On invoque par ailleurs le fait que celui-ci était d’une nature toute spéciale puisque le Prophète aurait dit : « il m’a été donné le Livre et, avec lui, quelque chose de semblable » 124. La preuve de cet iǧtihād prophétique – c’est aussi un critère sûr pour le séparer du waḥy – réside en ceci : le Prophète, de manière systématique, ou bien répondait au moyen d’une révélation antérieure, ou bien en attendait une nouvelle. C’est dans le seul cas où cette attente était déçue qu’il se permettait l’iǧtihād 125. Šawkānī fait toutefois observer que ce waḥy attendu n’était pas “commandé” par son destinataire. Cette remarque prouve que, même au sein du courant majoritaire, la solution adoptée continua de rencontrer des résistances et que des débats s’élevèrent sur la nature exacte des rapports, chez le Prophète, entre waḥy et iǧtihād 126. Quoi qu’il en soit, le courant B triompha de son concurrent pour des raisons faciles à deviner : sa réponse commode sauvegarde le caractère totalisant du šar‘, reste plus proche du ẓāhir des textes prophético-scripturaires, et, enfin, a de son côté l’opinion des ahl al-ḥadīṯ qui érigent en normes des sunan dépourvues de répondant dans le Coran. Toutefois, un point faible demeure : elle est suspendue à un acte de foi, à la croyance, non prouvée, d’une infaillibilité du Prophète. Elle suppose que Dieu inspirait Muḥammad en dehors du Coran, comme l’énonce littéralement la fin du l’extrait cité ci-dessus. Conséquents avec eux-mêmes, les auteurs consultés en tirent, en toute rigueur, la théorie d’une double révélation : il existe un waḥy ẓāhir, c’est ce que Gabriel adresse au Prophète sous une forme quelconque, verbale ou non ; il s’agit du Coran, mais aussi d’une modalité à laquelle fait référence le hadith prophétique sur l’inspiration par le Rūḥ al-amīn 127. D’autres auteurs en font même une catégorie distincte de waḥy 128. Le waḥy bāṭin, c’est la méditation du Prophète, son iǧtihād, son ra’y. En effet, il équivaut au précédent, c’est un ilhām bi-manzilat al-waḥy 129. Privilège réservé au Prophète, il diffère seulement du waḥy ẓāhir en ce qu’il n’est pas une révélation directe, venue d’autrui, et qu’il n’est pas un waḥy originaire (ibtidā’an). Mais, du point de vue de son contenu, rien ne l’en distingue 130.
124. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, loc. cit., p. 256, l. 12. 125. W.A. GRAHAM, Divine Word, op. cit., p. 36 : « The picture of divine communication with Muḥammad in the Hadith shows him to have relied on revelation for guidance in almost all situations. When he was asked a question, he did not answer until revelation came to him from Heaven ». Les recueils canoniques de traditions mentionnent souvent, en effet, que le Prophète attendait la Révélation. — C’est à cette solution que se rangent des hanéfites tels que Saraḫsī ou Buḫārī. Les seules divergences concernent le délai que s’octroyait le Prophète avant de faire usage de son ra’y, l’attente d’une révélation s’étant avérée vaine : les chiffres varient (AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 211, dernier tiers de la page). Pour certains, le Prophète ne s’imposait aucun délai : il pouvait attendre aussi longtemps que la situation n’exigeait pas de réponse immédiate. C’est l’opinion majoritaire, précise Buḫārī. Saraḫsī fait une comparaison avec l’ablution pulvérale (tayammum) qui ne s’impose que lorsque, faute d’eau, on craint de laisser passer le temps canonique de la prière rituelle (AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 96). 126. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, op. cit., p. 256, l. 11. 127. Cf. supra. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 90. 128. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 204, marge (c’est-à-dire le texte de Pazdāwī), ligne 20 sqq. 129. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., passage cité supra ; AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, op. cit., I, p. 91, p. 95. 130. AL-SARAḪSĪ, Uṣūl, loc. cit. La thèse de l’inspiration de la Sunna s’est imposée chez les traditionnistes (M. AL-QĀSIMĪ, Qawā‘id al-taḥdīṯ, Beyrouth, 1987, p. 58-59, où l’on trouve énumérées les
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Šāfi‘ī et la figure prophétique Venons à présent à la position de Šāfi‘ī. Nous avons pressenti qu’elle était à rattacher au courant majoritaire. Or, paradoxalement, la tradition ne dissimule pas quelque embarras à ce sujet. Pour les uns, Šāfi‘ī aurait suspendu son jugement, et après lui certains grands disciples l’auraient imité : Bāqillānī et Ġazzālī 131. Mais pour Buḫārī, par exemple, Šāfi‘ī reflète au contraire le courant B majoritaire, auquel appartiennent les ahl al-ḥadīṯ 132. Qu’en est-il exactement ? Sans poser le problème dans les mêmes termes, sous peine de commettre un anachronisme, il n’est pas interdit de penser que l’enjeu du débat qui, comme l’a montré la discussion précédente, engageait la nature même du fiqh, a dû se poser à l’heure où celui-ci, immature, pouvait encore hésiter sur les voies qui décideraient de sa physionomie définitive 133. Avant même de nous reporter aux textes de Šāfi‘ī, il nous est possible, à ce stade de l’analyse, de le situer dans les courants contemporains. Nous constatons qu’une fois encore, et non sans surprise, c’est contre les ahl al-kalām qu’il se positionne, qu’il se trouve bien plus près de ceux que, faute de mieux, nous avons désignés par ahl al-ḥadīṯ : non seulement des spécialistes du Hadith ou de sa transmission, mais encore des exégètes, des légistes, voire des ascètes 134. Du côté des ahl al-kalām, en effet, l’inspiration extra-coranique fait difficulté. On sait qu’une réflexion théologique soucieuse de sauvegarder l’unité de l’Essence divine et de Ses attributs leur avait fait envisager un statut spécial – un double niveau – pour la parole coranique 135 : dans l’Essence divine, une inspiration dépourvue de sons et de lettres, inaudible et inarticulée, non distincte de celle-ci ; en dehors d’Elle, une parole créée dans un substrat (Table bien gardée, ange, buisson de Moïse...), faite de « mots arrangés et de sons articulés », cette médiation étant indispensable pour que le Prophète puisse recevoir la Parole divine. Il n’est donc pas question chez eux d’une inspiration au sens d’une communication directe avec la Pensée divine primordiale, représentée par le premier niveau, puisqu’un substrat est toujours nécessaire à un prophète. On voit mal, dans ce cadre théorique, comment le
différentes traditions en sa faveur) ; cf. aussi W.A. GRAHAM, Divine word, op. cit., p. 34 ; AL-SUYŪṬĪ, Miftāḥ al-ǧanna fī l-iḥtiǧāǧ bi-l-sunna, Beyrouth, 1987, p. 28-30 ; AL-ḪAṬĪB AL-BAĠDĀDĪ, Kifāya, op. cit., chap. 2. La théorie de la double révélation n’est pas propre aux uṣulistes hanéfites, puisqu’on la lit, par exemple, sous la plume du šāfi‘ite Āmidī, harmonisée avec la théologie aš‘arite de la Parole divine (B.G. WEISS, Search, op. cit., p. 56 : la Sunna relève d’une parole divine dite « intérieure » (nafsī) ; seul le Coran correspond à la formulation (lafẓ) originelle de cette parole). 131. AL-ŠAWKĀNĪ, Iršād al-fuḥūl, op. cit., p. 256, l. 21-23. Il s’appuie sur un commentaire (šarḥ), par Ṣayrafī, de la Risāla de Šāfi‘ī : « Šāfi‘ī a rapporté les différentes opinions [à ce sujet] sans prendre parti sur aucune » : Ṣayrafī fait allusion ici à un passage de la Risāla que nous commentons plus loin. 132. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit. III, p. 205, l. 30. 133. Le débat n’est toujours pas clos à l’époque actuelle. Cf. par ex. Muṣṭafā AL-SIBĀ‘Ī, al-Sunna wa makānatu-hā fi l-tašrī‘, Dār al-‘urūba, Le Caire, 1961 ; D. BROWNE, Rethinking Tradition in Modern Islamic Thought (Cambridge University Press, Cambridge, 1996) p. 43-59, où l’on constate que la position de Šāfi‘ī rencontre encore de nos jours adversaires et défenseurs. 134. AL-BUḪĀRĪ, Kašf al-asrār, op. cit., III, p. 205, l. 30. 135. J. BOUMAN, Le conflit autour du Coran et la solution d’al-Bāqillānī, J. van Campen, Amsterdam, 1959, p. 15. Cette théorie laissera néanmoins des traces dans la théologie orthodoxe tardive, en particulier la distinction kalām nafsī/kalām lafẓī (B.G. WEISS, Search, op. cit., p. 68 ; ID., « Exotericism and Objectivity », art. cité) ; la thèse d’Ibn Ḥanbal paraît verser dans un autre extrême (J. van ESS, TG, IV, p. 616 ; « Verbal Inspiration ? Language and Revelation in Classical Islamic Theology », dans S. WILD (éd.), The Qur’ān as Text, Brill, Leyde, 1996, § 1).
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Chapitre VIII mu‘tazilisme aurait pu concevoir une inspiration du Prophète en dehors de l’Écriture. Sans doute était-il conduit à la nier, mais il avait contre lui des traditions prophétiques. Sans même parler de celles dont il était question précédemment, signalons par exemple la catégorie dite du ḥadīṯ qudsī qui, aussi ancienne que le Hadith prophétique ordinaire 136, se définit elle même comme un qawl Allāh 137. Eût-elle été admise par eux, il est probable que les ahl al-kalām l’auraient confinée au rituel, puisqu’il est bien attesté dans certaines traditions que ce domaine, dans ses modalités précises, fait intervenir l’ange Gabriel. Mais les ahl al-ḥadīṯ parlent aussi d’autres modes de la révélation où ce rôle de l’archange est absent 138. Déjà le Coran suggère que Dieu a parlé à Moïse sans
136. W.A. GRAHAM, Divine word, op. cit., p. 55, p. 83 (ces traditions se trouvent dans les premières ṣaḥīfa-s), p. 108 ; S.M. ZWEMER, « Der sogenannte Ḥadīth qudsī », Der Islam, Bd XIII (1923), p. 53-65, constate en outre que leur isnād est le plus souvent lacunaire (p. 54). 137. Sur le ḥadīṯ qudsī, voir notamment M. AL-QĀSIMĪ, Qawā‘id al-taḥdīṯ, op. cit., p. 64-70 ; W.A. GRAHAM, Divine word, op. cit., chap. 3, p. 51-66 ; ces exposés sont à préférer à la contribution ancienne et insuffisante de S.M. ZWEMER, « Der sogenannte ḥadīṯ al-qudsī », article cité. L’article « Il problema del Ḥadīth qudsī » d’A. Cilardo (Atti del convegno sul centenario della nascita di L. Massignon, Naples 1985, p. 57-70) n’apporte pas d’élément nouveau sur la question. Quelles que soit les interprétations proposées, on s’accorde à définir le ḥadīṯ qudsī comme une parole divine. La théologie musulmane distingue donc trois niveaux d’inspiration : parole divine et coranique, parole divine prophétique et non coranique (ḥadīṯ qudsī), parole prophétique (autres hadiths). — La conclusion de Graham (op. cit., p. 110) vaut à cet égard d’être citée : « In the Divine Saying [c’est-à-dire le ḥadīṯ qudsī] one sees perhaps most clearly that aspect of Muḥammad’s mission that is most often ignored : his genuinely prophetic function as the ordinary man who is transformed by his “calling” to “rise and warn” – not only through his “Book”, but in all his words and acts. In the Divine sayings, Muḥammad becomes the “mouthpiece” of God. Outside the scriptural Revelation, God’s revealing goes on, and most vividly so in the action and speech of His messenger. In terms of religious authority, especially within the realm of personal faith and personal piety, the Qur’ân and the varied materials in the Ḥadîth form not two separate homogeneous bodies of material, but one continuum of religious truth that encompasses a heterogeneous array of materials. The question is not whether Divine Sayings were confused with Qur’ân – they do not appear to have been – but whether Divine Sayings (and Prophetic Traditions) are not to be seen as early kinds of traditional material that mediated to the heirs of the Prophet the immediacy and power of “the Revealing”, of what has been termed here the prophetic-revelatory event. The present study suggests that they are ». — On aura noté combien ces considérations font apparaître la théorie šāfi‘ienne du bayān comme découlant d’une conception de la Révélation que partageaient bon nombre d’exégètes-traditionnistes aux deux premiers siècles. À l’inverse, les mu‘tazilites, explorant une autre voie dans l’élaboration de la Loi, partaient d’une représentation différente de la Révélation. 138. On les trouve exposés çà et là dans la littérature traditionniste d’édification, comme par ex. IBN AL-QAYYIM, Zād al-ma‘ād fī hady ḫayr al-‘ibād, éd. Ibrāhīm al-Šūrā, Maṭba‘at al-Sunna almuḥammadiyya, Caire, s.d., I, p. 33-34), les grands commentaires des compilations canoniques du Hadith (Fatḥ al-Bārī, Iršād al-sārī, etc., cf. J. ROBSON, « The Materials of the Tradition », M.W., XLI, 3 (1951), p. 178). Nous suivons ici, par commodité, d’AL-ZURQĀNĪ (ob. 1122/1710), le Šarḥ al-Zurqānī ‘alā l-mawāhib alladuniyya bi-l-minaḥ al-muḥammadiyya (éd. Ḫālidī, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 19961), ouvrage classique consacré aux prérogatives (ḫaṣā’iṣ) prophétiques. Tout l’exposé est fondé sur des traditions. L’auteur distingue huit catégories (marātib) de révélations reçues par le Prophète. Le waḥy comporte aussi l’ilhām et Gabriel n’intervient pas toujours. C’est dire combien le waḥy ne se limite pas au Coran. Les thèses mu‘tazilites sur la Parole divine expliquent difficilement des catégories telles que la vision véridique en rêve (al-ru’ya al-ṣādiqa), ou l’inspiration directe sans intermédiaire, comme celle survenue au cours de son ascension céleste (mi‘rāǧ). On notera que le commentateur, à la suite de Bayḍāwī, définit précisément cette dernière comme « une parole divine secrète et inarticulée » (t. I, p. 430). Quant à l’ilhām, il est ordinairement considéré comme ce que l’ange projette dans le cœur, sans que le bénéficiaire voie l’ange : il n’y a donc pas de différence essentielle avec le waḥy (AL-ĠAZZĀLĪ, Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn, éd. Istiqāma, s.d., III, chap. 21, début du huitième bayān ; une traduction de ce passage est donnée en annexe
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Šāfi‘ī et la figure prophétique intermédiaire (Cor. IV, 164), et c’est la raison pour laquelle un représentant notoire des ahl al-ḥadīṯ contemporain de Šāfi‘ī, ‘Abd al-Raḥmān b. Mahdī faisait, de la variante de lecture proposée par les ahl al-kalām pour le verset, une affaire de mécréance 139. La doctrine mu‘tazilite était donc amenée sinon à nier, du moins à restreindre l’inspiration extra-coranique du Prophète et, par voie de conséquence, à étendre le champ de son ra’y. Rien ne s’opposait plus, dès lors, à ce que Muḥammad en ait aussi usé dans sa manière d’interpréter le Coran, qu’il devenait loisible de contester au gré de chacun. On voit que la question était d’une gravité telle qu’elle pouvait remettre en cause les fondements du fiqh partagés peu ou prou par les fuqahā’ dans l’empire. Il n’est donc pas fortuit que les partisans du courant A ci-dessus comptent précisément d’illustres mu‘tazilites. Le fossé séparant ahl al-ḥadīṯ et ahl al-kalām ne concernait donc pas seulement la nature de la Parole divine. Il portait aussi, plus généralement, sur la question de l’inspiration du Prophète, et sans doute cet autre critère, outre le conflit sur la nature du Coran, était-il à même de définir les deux écoles. On devine sans peine que Šāfi‘ī ne pouvait partager de telles vues, si éloignées des siennes par leurs conséquences sur la doctrine légale. L’affirmation du caractère absolu de l’obéissance due à Muḥammad nous oriente au contraire vers quelque inspiration extra-coranique chez Prophète. Bien des indices, avant même d’interroger les textes, se laissent implicitement repérer dans son œuvre. Une certaine tradition musulmane, relayée par l’opinion de J. Schacht, doit donc sur ce point être abandonnée, comme l’ont pressenti plusieurs travaux récents 140. La seule question qu’il nous restera à résoudre est de savoir si Šāfi‘ī admet néanmoins pour le Prophète la possibilité d’exprimer un ra’y. Ainsi, lorsqu’il aborde la Sunna indépendante du Coran, Šāfi‘ī exige qu’on y obéisse autant qu’aux premiers niveaux du bayān, il la place, sous ce rapport, sur un plan semblable au bayān I, et il en va de même pour le bayān III, qui pourtant ajoute du ẓāhir à celui du Coran. Qu’est-ce qui pourrait justifier dans ces conditions une obéissance semblable à celle du Coran, sinon que ces autres bayān-s émanent eux
dans L. GARDET et G.-C. ANAWATI, Mystique musulmane (Paris, 1959) ; voir là-dessus EI2, article Ilhām (D. MAC DONALD) ; Muḥ. HAMIDULLAH, Le Prophète de l’Islâm, sa vie, son œuvre, Paris, 1959, t. II, p. 480-482 ; W.A. GRAHAM, Divine Word, op. cit., p. 44, n. 65. — De la littérature traditionniste, ce dernier auteur (op. cit. p. 36-37) retient que Gabriel accompagnait, assistait et guidait en permanence le Prophète, indépendamment des révélations coraniques qu’il lui communiquait. Par waḥy, conclut-il, il faut comprendre un phénomène plus vaste que la dictée du Livre, mais néanmoins unitaire (p. 33). La théorie de la double révélation conçue par les uṣūlistes (cf. supra) n’est donc qu’une simplification commode d’un phénomène complexe rapporté par les traditionnistes. Déjà le Coran laisse entendre que le waḥy ne se réduit pas à l’inspiration verbale (T. IZUTSU, God and Man in the Koran, op. cit., p. 161 ; on trouvera dans cet ouvrage (p. 151-197) une analyse détaillée du waḥy dans le Coran et la poésie ǧāhilite). 139. J. van ESS, « Verbal Inspiration ? », op. cit., p. 188. 140. J. Schacht (Origins, op. cit., p. 16) déclare que sur cette question « Šāfi‘ī ne se prononce pas » (is non commital), mais il se fonde seulement sur un passage d’Ibṭāl al-istiḥsān (cité ci-après), qu’il faut mettre en regard avec les autres (cf. infra). Même opinion pour B. Johansen (Contigency in a Sacred Law, Brill, Leyde, 1999, p. 28-29, qui se contente de renvoyer à ce texte). Néanmoins, J. Burton s’était déjà exprimé en sens contraire (Introduction to the Ḥadīth, op. cit., p. 114 ; The Sources of Islamic Law, Edinburgh University Press, Edimbourg, 1990, p. 141) en accord avec N. Coulson (Histoire du droit islamique, Paris, 1995, p. 56 ; Conflicts and Tensions in Islamic Jurisprudence, Chicago, 1969, p. 6), ainsi que J. Robson (« Muslim Tradition : the Problem of Authenticity », article cité, p. 84-85), et, bien avant eux, D. Mac Donald (The Development, op. cit., p. 104).
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Chapitre VIII aussi d’Allāh, à l’égal du Coran ? En d’autres termes, Šāfi‘ī ne fait pas du Prophète un simple réceptacle ou porte-parole de la Révélation : sa personne y introduit quelque chose, sans que, paradoxalement, cet élément humain vienne de lui, et de là apparut sans doute à Šāfi‘ī la nécessité de trouver un nom spécial, al-bayān, pour désigner ce concept original. La formulation récurrente de Šāfi‘ī dit de fait, littéralement, que le Prophète explique comme venant de Dieu l’intention voulue par lui (yubayyinu al-rasūl ‘an Allāḥ ma‘nā mā arāda). Elle laisse entendre qu’il y a coïncidence entre la Volonté entre Dieu et celle de Son Prophète 141, idée qui revient dans le corpus sous différentes expressions : ainsi, en l’absence de ḥukm divin – entendons la révélation coranique –, c’est néanmoins en vertu de celui-ci que le Prophète énonce une sunna 142 ; Šāfi‘ī affirme ailleurs que ḥukm prophétique et ḥukm divin ne diffèrent pas, qu’ils sont d’un type unique (lā taḫtalifu, wa anna-hā taǧrī ‘alā miṯāl wāḥid) 143. Le croyant n’obéit pas à deux ordres distincts, l’un venu de Dieu, l’autre du Prophète. Šāfi‘ī aime à répéter une réminiscence coranique : obéir au Prophète, c’est obéir à Dieu 144. Nous avons vu qu’il identifie la Sunna à l’attribut divin de la ḥikma ; en d’autres termes, la sagesse prophétique n’est pas humaine 145. En un mot, la prophétologie šāfi‘ienne pourrait se résumer à cette simple formule : Muḥammad ne répète pas seulement la Parole de Dieu, il exprime aussi, à travers toute sa personne, Sa Volonté. Il existe bien d’autres
141. Il cite d’ailleurs un épisode de la Sīra qui va dans ce sens en Umm, I, p. 202, l. 12-16 : il ne faut pas dire « désobéir à Dieu ou au Prophète », mais « désobéir à Dieu et désobéir au Prophète », ce que Šāfi‘ī commente en des termes donnés ci-dessus (man aṭā‘a rasūl Allāh, fa-qad aṭā‘a Allāh, wa man ‘aṣā Allāh rasūl Allāh fa-qad ‘aṣā Allāh, l . 20). 142. Risāla, § 292. 143. Risāla, § 480. 144. Risāla, § 58, 102, 278, 397 ; Umm, II, p. 103, dernière l. ; Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII), p. 299, l. 4-5 ; Umm, V, p. 5, l. 20 sqq : à propos d’un cas de bayān IV (interdiction d’épouser une femme et sa tante : il n’y a rien là-dessus dans le Coran, mais on l’accepte comme venant de Dieu parce que l’information est donnée par le Prophète : il y a des interdits divins qui n’ont pas de naṣṣ dans le Coran mais exclusivement dans la Sunna. Inversement, ce que Dieu autorise en général dans le Coran peut être interdit par la voix du Prophète, comme Cor. IV, 24, qu’il faut comprendre à la lumière de la consigne, donnée par le Prophète à Ġaylān b. Salama, de se séparer de six de ses dix épouses lorsqu’il se convertit ; p. 140, l. 3 ; Umm, VI, 200, l. 22 ; VII, p. 93, l. 13 ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 37, 47 etc. ; cf. W. HALLAQ, History, op. cit., p. 4 (à propos des jugements (qaḍā’) prophétiques identifiés à la décision divine) ; J. BURTON, The Collection of the Qur’ān, Londres, 1977, p. 27, sur les passages coraniques en ce sens. Pour les versets en question (Cor. XLIII, 15 et IV, 80), cf. Risāla, § 269-278. Notons la formulation d’Umm, VI, p. 138, l. 29, à propos d’une décision prophétique : ḥukm Allāh allaḏī anzala-hu ‘alā nabiyyi-hi. 145. Šāfi‘ī avait peut-être aussi à l’esprit Cor. XVII, 39, qui parle de la Sagesse divine révélée (awḥā) au Prophète. Le verset n’est pas cité dans la Risāla. Mais il figure dans la première partie (I, p. 28) des Aḥkām al-Qur’ān de Bayhaqī, qui résume la Risāla à partir d’extraits tirés de celle-ci ou d’Ibṭāl al-istiḥsān.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique indices de ce genre dans ce corpus 146. Nous nous arrêterons brièvement à un seul : la théorie šāfi‘ienne de l’abrogation 147. III. La théorie šāfi‘ienne de l’abrogation des sources Le détour par l’abrogation des sources formelles, Coran et Sunna, sera doublement profitable. Non seulement il débouche sur la problématique de l’inspiration du Prophète, mais il sera aussi l’occasion de compléter le chapitre précédent par un éclairage sur la technique de raisonnement de notre auteur en matière légale. Les quelques pages qui suivent n’ont toutefois pas l’ambition de présenter une étude détaillée du nāsiḫ wa l-mansūḫ chez Šāfi‘ī. Les positions de Šāfi‘ī sur la question se heurtent, dans le Kitāb al-Umm, à des contradicteurs principalement irakiens. Une telle étude, pour être instructive, aurait nécessité de les confronter à celles dont son contemporain oriental, Abū ‘Ubayd (150 ou 157 – 224), fait un catalogue raisonné dans son Kitāb al-nāsiḫ wa l-mansūḫ, récemment édité 148. Nous nous limiterons ici, plus modestement, à quelques implications particulières de cette question en rapport avec le thème de ce chapitre. Du reste, certains aspects en ont déjà été traités par J. Burton dans un ouvrage d’ensemble 149. Notre perspective, qui ne fera pas double emploi avec ce dernier, aura l’avantage de prendre en compte un autre éventail de textes. Quelques observations préalables s’imposent avant de rappeler la théorie en question dans ses grandes lignes. Il est remarquable, tout d’abord, que les principes de la théorie exposée par la Risāla sont répétés çà et là dans le Kitāb al-Umm, sans qu’on
146. Le corpus šāfi‘ien mentionne que certaines pratiques rituelles introduites par le Prophète furent dictées par Gabriel ou approuvées par les anges : Umm, I, p. 109, l. 5-7 (la formule āmīn dans la ṣalāt) ; VI, l. 14 sqq (le temps des prières est fixé par Gabriel) ; p. 123, l. 5 (dans un hadith, l’interdiction de parler durant la prière est dite « innovation divine », mimmā aḥdaṯa Allāhu) ; cf. aussi Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 539, l. 25 ; Umm, I, p. 195-196 (chapitre : al-takbīr ilā l-ǧum‘a) : les anges assistent à la venue des fidèles le jour du vendredi ; Muḫtaṣar de Muzanī (Umm, IX), p. 15, l. 29-30 : le tašahhud est enseigné par Gabriel à Muḥammad ; Umm, II, p. 143, l. 1-2 : le Prophète suspendit son jugement à propos des deux iḥrām-s de ‘Āi’ša, jusqu’à ce que lui vînt la Révélation, son qaḍā’ là-dessus fut donc inspiré ; II, p. 156, l. 15 : la talbiya du pèlerinage doit être, sur ordre de Gabriel, prononcée à haute voix ; Risāla, § 521 : les tarifs de la zakāt pratiqués par le Prophète sont une décision (qaḍā’) divine ; il en va de même des peines légales, cf. Umm, VI, p. 175, l. 26 : min ḥadd anzala-hu Allāhu fī kitābi-hi aw sunnati rasūli-hi. 147. Pour une étude approfondie, cf. J. BURTON, The Sources of Islamic Law : Islamic Theories of Abrogation, Edinburgh University Press, Edimbourg, 1990, passim, ouvrage qui fait une large place à Šāfi‘ī. Il resterait toutefois à sonder le Kitāb al-Umm, ce qui n’a pas été fait par l’auteur. 148. Abū ‘Ubaid al-Qāsim b. Sallām’s K. al-nāsikh wa l-mansūkh, édité par J. Burton (E.J.W. Gibb Memorial Trust, Cambridge, 1987). Il s’agit du premier ouvrage entièrement consacré à la question du nasḫ. Nous avons déjà parlé de son auteur. Le texte arabe est accompagné d’un commentaire détaillé qui permet de situer, à la lumière d’ouvrages postérieurs, les solutions retenues par Abū ‘Ubayd. Il est précédé d’une riche introduction qui, consacrée à la problématique générale de l’abrogation, donne en outre un aperçu sur le contenu d’un manuscrit légèrement postérieur : le kitāb al-nāsiḫ wa l-mansūḫ du zaydite ‘Abdallāh b. l-Ḥusayn (ob. 300/912). 149. The Sources of Islamic Law, op. cit., qui approfondit ses recherches précédentes sur la question. Citons parmi ces travaux, outre l’article Naskh de l’EI2, et l’édition d’un important manuscrit (cf. note précédente), des études sur la justification scripturaire du nāsiḫ wa l-mansūḫ : « The Interpretation of Q 87, 6-7 and the Theories of nasḫ », Der Islam, Bd 62-2 (1985), p. 5-19 ; « The Exegesis of Q. 2, 106 », B.S.O.A.S., vol. XLVIII-3 (1985), p. 452-469.
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Chapitre VIII perçoive d’évolution, semble-t-il, dans la réflexion de l’auteur. D’autre part, elle concerne également le Coran et le Hadith. Toutefois, Šāfi‘ī n’en fait pas un très grand nombre d’applications à l’intérieur de l’Écriture. Sans faire de décompte précis, il ne semble pas que le nombre de versets concernés excède deux dizaines 150. Bien souvent, il lui préfère le taḫṣīṣ, qui ne sacrifie point la portée légale de deux énoncés divergents, dans le respect d’une règle selon laquelle le recours à l’abrogation ne doit se faire qu’en dernier lieu, une fois épuisées toutes les voies possibles pour les concilier 151. Il va même – qu’on nous permette ce jeu de mots – jusqu’à abroger celle-ci dès qu’il n’est plus question du minimum légal 152. Quant à l’application de sa propre théorie, elle révèle une importante différence, s’agissant du Hadith ou du Coran. Lorsque Šāfi‘ī déclare tel verset abrogé et tel autre abrogatif, il n’exprime jamais un point de vue personnel : il ne fait que se ranger à l’avis de spécialistes, exégètes ou traditionnistes 153, dont il reconnaît l’autorité. Son autre grande règle, à savoir que nul ne peut abroger un verset sans une indication prophétique, révèle au fond la même attitude. C’est elle qui l’inspire à nouveau lorsqu’il s’enferme dans un cercle vicieux pour “prouver” que le Coran ne saurait abroger la Sunna : c’est inadmissible parce que l’admettre reviendrait à faire abroger… le premier par la seconde 154. Cette pétition de principe ne s’explique guère autrement que par le rang unique qu’il confère à l’Écriture. Elle laisse d’ailleurs à penser qu’un certain consensus communautaire avait commencé à donner à la société islamique contemporaine – et vraisemblablement avant, étant donné la lenteur du processus – un ensemble de traits distinctifs en matière légale. On ne voit pas pourquoi, sinon, cette éventualité lui paraîtrait scandaleuse. Il en va tout autrement, en revanche, concernant l’abrogation des traditions : Šāfi‘ī use du procédé beaucoup plus librement, et surtout à titre personnel, en muǧtahid : il devient sa propre autorité, cesse d’en appeler à des maîtres. On le constate, par exemple, à la lecture de son ouvrage Iḫtilāf al-Ḥadīṯ, dont nous parlerons plus loin. Au fond, cette démarche est tout à fait en accord avec le rang supérieur qu’il assigne au Coran dans la hiérarchie du bayān et sa vénération pour une parole qu’il sait au-dessus de tout
150. La remarque vaut aussi pour le Muwaṭṭa’ (Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 125). 151. Umm, V, p. 163, l. 5-6, sur la question, vue au chapitre V, de l’interdiction de demander en mariage une femme déjà engagée : anta wa naḥnu naqūlu iḏā ḥtamala l-ḥadīṯāni an yusta‘malā, lam yuṭraḥ aḥaduhumā bi-l-āḫar. 152. Risāla, § 343 : bien qu’il ne soit plus nécessaire d’amputer le sommeil nocturne par une longue prière (abrogation de Cor. LXXIII, 1-4 et LXXIII, 20), Šāfi‘ī recommande à titre personnel de suivre l’injonction de ces versets. 153. En Umm, V, p. 12, l. 1-2, Šāfi‘ī adopte l’avis de Sufyān b. ‘Uyayna, qui le fait remonter à Sa‘īd b. l-Musayyab, pour déclarer que Cor. XXIV, 3 est abrogé par Cor. XXIV, 32. La dalāla se trouve dans la Sunna, la confession de Mā‘iz, et d’autres faits de ce genre. Il ne cite l’isnād d’aucune de ces informations (il en va de même lorsqu’il parle à nouveau de Mā‘iz, à propos de la lapidation, cf. ci-après). Cette “négligence” donne à penser qu’il répète l’argumentation de son milieu et se contente de l’autorité de Sufyān. D’autres exemples sont donnés plus loin, où cette fois Šāfi‘ī évoque anonymement ses contemporains. 154. Risāla, § 333. Ce serait d’ailleurs ruiner toute la première partie de l’ouvrage, où il s’efforce de montrer que la Sunna complète le Coran au point que c’est elle qui permet d’en tirer des dispositions légales précises et concrètement applicables. Au § 314, Šāfi‘ī pose en principe qu’il est impossible que la Sunna abroge le Coran.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique langage humain : à l’exemple du Prophète, Šāfi‘ī ne s’autorise pas à interposer, entre lui et elle, la voix de sa propre raison. D’autre part, fidèle à la démarche que nous lui connaissons, Šāfi‘ī a cherché à légitimer dans les sources le principe d’abrogation qu’en réalité il doit à ses maîtres ou aux exégètes contemporains. S’il est incapable de trouver un hadith qui en fasse expressément état 155, il s’appuie sur quatre versets coraniques : Cor. X, 15 ; II, 106 ; XVI, 101 et XIII, 39 156. Il n’y a pas lieu d’y insister, car cette justification n’apporte guère à la présente discussion. Remarquons que ces versets sont identiques aux loci probantes de la théorie classique pour établir la validité du procédé exégétique 157. Nous reconnaissons là une utilisation référentielle de l’Écriture ; aussi n’y a-t-il rien de surprenant à ce que les adversaires de sa thèse se fondent sur l’un de ces versets... pour défendre le point de vue opposé 158. Toutefois, un détail d’une certaine importance mérite d’être relevé à ce propos. Citant Cor. II, 106 (mā nansaḫu min āya aw nunsi-hā, na’ti min ḫayrin aw miṯli-hā), il paraphrase le verset par une explication inattendue : il y glose nunsi-hā (« Nous te faisons oublier ») par ta’rīḫ inzāli-ḥi (« différer sa révélation »), qui contredit le sens obvie du verbe ansā 159. Cette anomalie s’explique parfaitement, en revanche, si nous supposons que Šāfi‘ī lisait Cor. II, 106 dans une lecture dissidente qui remplace la racine n-s-y (idée d’oubli) par n-s-’ (idée de report, de délai). Cette variante, attestée par l’exégèse de Ṭabarī, était celle en usage dans l’école mecquoise, à laquelle précisément Šāfi‘ī appartenait 160. Or elle fait dire au verset une tout autre signification que celle de la vulgate othmanienne. Loin d’envisager un oubli des révélations par le Prophète, l’interprétation de l’école mecquoise était, selon Ṭabarī, la suivante : Quel que soit le verset que Nous remplaçons, après te l’avoir révélé, Nous l’annulons (nubṭil), mais Nous en gardons la formulation dans le muṣḥaf 161. Quel que soit le verset que Nous différons (nu’aḫḫir-hā), Nous n’y apportons ni altération, ni suppression (taġyīr).
155. On pourrait faire à ce propos la même remarque que celle que nous inspirait l’absence de traditions saines sur le devoir de cultiver les traditions (chapitre I, note 95) : si les exégètes et traditionnistes avaient inventé des hadiths dans les proportions supposées par le courant hyper-critique, cette “négligence” à produire des traditions justificatives du nāsiḫ wa l-mansūkh est incompréhensible, étant donné l’importance de ce principe exégétique pour l’élaboration de la Loi et les contestations qu’il n’a manqué de soulever jusqu’à nos jours : en témoigne le nombre extrêmement variable des versets abrogés selon les auteurs. 156. Risāla, § 318, § 321, § 323. 157. A. HASAN, « The Theory of NASKH », Islamic Studies, IV-2 (1965), p. 189-190 ; M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 158-159. 158. D’après Naḥḥas (AL-NAḤḤĀS, al-Nāsiḫ wa l-mansūḫ fī l-Qur’ān al-karīm, Caire, s.d., p. 5), les Kufiens légitimaient l’abrogation de la Sunna par le Coran au moyen de Cor. X, 15. 159. Risāla, § 321-322. 160. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, sous Cor. II, 106. Ṭabarī mentionne encore d’autres lectures, et cette pluralité n’est pas étrangère au nombre élevé d’interprétations divergentes pour ce verset. La lecture de Šāfi‘ī était partagée par ‘Āṭa’ b. Abī Rabāḥ, Ibn Abī Naǧīḥ, ‘Ubayd b. ‘Umayy, Muǧāhid, ceux-là mêmes que la tradition considère comme les disciples d’Ibn ‘Abbās. 161. Sur ce point, le commentaire de Ṭabarī est plus catégorique que la position qui devait être celle de Šāfi‘ī, et sans doute aussi de l’école mecquoise, comme nous le montrerons plus loin.
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Chapitre VIII Cette impeccabilité de la mémoire prophétique s’accorde précisément avec le carré abrogationniste de Šāfi‘ī, pièce maîtresse de la doctrine dont nous allons bientôt parler. Supposer que des versets puissent être oubliés, c’est priver notre auteur de la possibilité de les associer avec d’éventuels versets abrogés (Q1, cf. infra). L’auteur de la Risāla est à présent confronté à des sunna-s qui non seulement sont contradictoires entre elles, mais surtout en conflit avec un verset abrogatif (Q2), qu’elles sont supposées élucider. Les traditions peuvent donc induire en erreur, la Sunna n’est plus source de Loi 162. Plus grave, le Prophète ayant oublié certains versets, rien n’empêche qu’il agisse en dehors des dispositions divines, voire contre elles. Toute la théorie abrogationniste de Šāfi‘ī s’en trouve fragilisée, mais aussi le principe du bayān, et celui d’une stricte conformité du Prophète avec la Parole révélée. L’hypothèse atteint par conséquent le niveau le plus profond de sa doctrine, sa conception particulière de la Révélation. Elle remet en question ses fondements, qui postulent une relation de type particulier entre les deux sources, lien dont il explore toutes les virtualités légales et théologiques. Au contraire, l’idée d’une annulation (nansaḫu) accompagnée cette fois d’un délai (nunsī), non d’un oubli, maintient intacte la ligne supérieure du carré abrogationniste et donc celui-ci dans son existence 163. Deux indications confirment que telle était la position de notre auteur : le fait que la Sunna aille toujours de pair, affirme-t-il, avec le Coran, mais aussi la lecture retenue par l’école mecquoise pour Cor. LXXXVII, 6-7, cet autre verset qui laisse entendre un éventuel oubli des versets 164. Le camp opposé s’accommode en revanche fort bien de la lecture othmanienne de Cor. II, 106, puisqu’elle autorise sans peine, voire légitime la possibilité d’une abrogation de la Sunna par le Coran, comme il est aisé de le montrer à propos de la difficulté qui vient d’être envisagée, à savoir l’absence de Q1 165. Il importe toutefois de relativiser l’importance de cette discussion. Elle porte d’une part sur une position théorique, non sur un problème de casuistique ; d’autre part, il ne s’agit, redisons-le, que d’un usage argumentatif du Coran : la liste
162. Notons l’expression imagée de Šāfi‘ī, proche du langage parlé, qui traduit sa sourde indignation : « les sunan s’échapperaient de leurs mains » (Risāla, § 328) : elles ne seraient plus à la disposition des fidèles, la Loi serait amputée d’une source formelle. Il est totalement exclu que des sunna-s abrogatives puissent avoir été oubliées, et que les abrogées n’aient pas été transmises (autrement dit qu’elles soient perdues pour la communauté). Il ajoute que la même règle vaut pour les versets (wa kullu mansūḫin fī kitāb wa sunna hakaḏā). 163. Dieu prenant l’initiative d’abroger Lui-même ses propres communications, on pourrait objecter qu’il importe peu que le Prophète soit sujet à l’oubli. L’objection est toutefois fragile en ce que rien n’empêcherait que cette défaillance du Prophète puisse porter aussi sur des versets abrogatifs. Il faudrait donc, pour repousser cette éventualité, supposer que Dieu abroge une disposition en même temps qu’il la fait oublier au Prophète : de la sorte, le comportement du Prophète, sa Sunna, ne pourrait pas aller contre le Coran. C’est en effet ce que donne à penser la lecture majoritaire de Cor. II, 106 : or nous venons de voir que ce n’est pas celle de Šāfi‘ī. 164. Mais cette fois c’est Dieu qui en est l’agent, laissant entendre que cette amnésie prophétique n’est pas peccamineuse. De Ṭabarī on apprend une fois encore que Muǧāhid, mais aussi Muqātil et Mālik interprétaient l’impératif (« n’oublie pas ») comme un futur (« tu n’oublieras pas »), et Muǧāhid excluait fermement la possibilité d’un oubli (J. BURTON, « The Interpretation of Q 87, 6-7 », article cité, p. 5-6.) 165. C’est pourquoi l’exégèse šāfi‘ienne des peines coraniques de la fornication (cf. plus loin), qui se heurte précisément à une situation de ce genre où la Révélation est incomplète, a pu paraître démentir sa théorie (J. BURTON, Abū ‘Ubayd, op. cit., p. 24 sqq.), et faire dire à Schacht que sur ce cas particulier, elle s’effondre.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique précise des versets abrogés ou abrogatifs, Šāfi‘ī ne la fait pas découler de cette lecture, mais des choix opérés par une tradition exégétique. Le résultat confirme ce que nous disions dans un autre chapitre sur la faible incidence des lectures sur sa doctrine. En revanche, nous y trouvons une preuve de première main de ce que la vulgate othmanienne ne s’est pas imposée immédiatement à la communauté : plus d’un siècle après la décision califale, des lectures dissidentes coexistaient librement, voire officiellement avec elle. Venons-en à présent à la théorie elle-même. Son point central consiste en l’affirmation suivante : seul le Coran peut abroger le Coran et seule la Sunna peut abroger la Sunna. La thèse de Šāfi‘ī se résume donc au schéma caractéristique suivant, qu’on peut appeler son carré abrogationniste, où Q désigne un verset coranique et S une sunna ; Q2 est postérieur à Q1 comme S2 est postérieure à S1 :
Q1
Q2
S1
S2
Il a l’intérêt de montrer qu’en réalité, la théorie de Šāfi‘ī sur le nāsiḫ wa l-mansūḫ comporte, outre le principe que le plus récent abroge le plus ancien 166, deux positions fondamentales, et non une seule : d’une part que l’abrogation n’est possible que sur une même ligne du tableau, jamais entre deux lignes différentes ni d’une colonne à l’autre, et qu’en conséquence elle est rigoureusement interdite entre sources de nature différente 167 ; mais aussi – ce point est rarement mis en lumière – que si un verset en abroge un autre, il est possible de faire correspondre à ces versets des sunan qui sont en accord
166. Iḫtilāf al-ḥadīth (Umm, VII), p. 534, l. 3 : iḏā kāna awwala, kullu šay’in ǧadda ba‘du yuḫālifuhu, fa-l-‘ilm yuḥīṭ [c’est donc pour lui une évidence] bi-anna-hu ba‘da-hu wa allaḏi ba‘du yansaḫu mā qabla-hu ; dans la Risāla, le principe est explicitement énoncé et appliqué aux alinéas suivants : § 506-507, § 608 ; § 675-681 ; § 682-695 ; § 702 ; Umm, IV, p. 161, l. 1-2 : les versets datant de la période mecquoise et enjoignant le respect des trêves avec les polythéistes furent abrogés par Cor LX (al-Mumtaḥina) 10 et IX (al-Tawba), 1, dont la « révélation survint après le devoir de ǧihād ». La règle s’applique exactement de la même manière pour faire abroger un hadith par un autre, cf. infra. 167. Risāla, § 330 : parlant du Coran et de la Sunna, Šāfi‘ī dit : al-šay’ yunsaḫu bi-miṯli-hi ; or « rien n’est semblable au Coran » (§ 325) : ainsi seul le Coran abroge le Coran : Allāh […] innamā nasaḫa mā nasaḫa min al-Kitāb bi-l-Kitāb (§ 314) ; même raisonnement pour la Sunna, qu’aucune opinion humaine ne peut abroger (§ 326) ; Umm, V, page 127, l. 6-7 : à propos de la question du li‘ān, Šāfi‘ī redit le principe, exposé dans la Risāla, du carré abrogationniste : « Si Dieu l’interdit dans Son Livre ou par la voix de Son Envoyé, cela est à jamais tel, à moins que Dieu n’abroge sa prohibition dans Son Livre, ou qu’Il ne fasse abroger, par la voix de Son Envoyé, une sunna par une autre sunna » (fa-in ḥarrama-hu llāhu fī kitābi-hi aw ‘alā lisān rasūli-hi, ḥurrima abadan, illā an yansuḫa llāhu taḥrīma-hu fī kitābi-hi aw yansuḫa ‘alā lisān rasūli-hi sunnatan li-sunna).
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Chapitre VIII avec eux 168 : ainsi S1 avec Q1, S2 avec Q2. À propos du premier point, la Risāla insiste notamment sur le fait que la Sunna ne puisse abroger le Coran 169. Il affirme qu’aucun « savant » (‘ālim) ne soutient pareille prétention 170, mais là encore, il nous est bien difficile de connaître précisément en quoi consistait un semblable consensus. On peut sans doute en inférer, puisque la position contraire deviendra orthodoxe, que celle-ci était à son époque encore minoritaire, et l’importance de ce fait, s’il était avéré, n’est pas négligeable. Le carré abrogationniste correspond toutefois à une vue idéale ; si certains exemples en sont une illustration adéquate 171, le cas est souvent moins simple : il arrive que S1 manque, ou que plusieurs sunna-s fassent office de S2. Néanmoins, dans chaque cas analysé par lui, Šāfi‘ī est guidé par cette figure théorique et ne la met jamais en défaut. Il est donc clair que là encore notre légiste, en théoricien, s’efforce de “faire science” là où n’existent que des cas particuliers. Le carré a l’intérêt d’offrir une réponse satisfaisante au faqīh ou au mufti, confronté non seulement à la contradiction existant à l’intérieur d’une même source, mais aussi entre versets et traditions. Il y a tout lieu en effet de penser qu’à l’époque de Šāfi‘ī, et même avant lui, de nombreux désaccords existaient, au sein des ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān, quant à l’identification précise des versets abrogés et abrogatifs 172. Remarquons qu’il y a dans ces faits un indice solide en faveur de ce que l’autorité de la Sunna dut s’imposer très tôt à la communauté.
168. Risāla, § 324, où l’emploi de deux verbes distincts, l’un concernant Dieu (aḥdaṯa), l’autre concernant le Prophète (sanna), pour désigner l’institution d’une norme nouvelle, montre clairement que l’abrogation fonctionne sur deux plans différents. 169. Risāla, § 314 (al-Sunna lā nāsiḫa li-l-Kitāb) ; § 605 (li’allā […] man ǧahila al-lisān aw l-‘ilm […] anna l-Kitāb yansukhu al-Sunna). 170. Risāla, § 611. 171. Risāla, § 506-511 ; § 601-604. 172. Le Kitāb al-nāsiḫ wa l-mansūḫ d’Abū ‘Ubayd en apporte la preuve, cf. le commentaire de J. Burton, aux p. 57-168. On prête à Zuhrī l’affirmation selon laquelle le nasḫ aurait été un grand objet de désaccord entre fuqahā’. Un traditionniste, Yaḥyā b. Abī Kaṯīr (ob. 124/741) aurait été le premier à soutenir que la Sunna abrogeait le Coran, thèse contraire à celle de Šāfi‘ī. Cf. I. GOLDZIHER, Études sur la tradition islamique, op. cit., p. 21 ; N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 80. Al-Naḥḥās, un siècle après notre auteur, constate qu’il n’existe aucun consensus entre exégètes, hormis sur le principe de l’abrogation, puisque le désaccord porte aussi sur les postulats qui la conditionnent : les uns admettent que les deux sources s’abrogent mutuellement ; d’autres que c’est inadmissible ; d’autres font abroger la Sunna par le Coran, non l’inverse ; d’autres, enfin, refusent que le Coran abroge la Sunna (J. BURTON, Sources, citant ALNAḤḤĀS, al-Nāsiḫ wa l-mansūḫ fī l-Qur’ān al-karīm, Caire, s.d., p. 35-39). S’il y a donc un tel dissensus après la mort de Šāfi‘ī, il y a tout lieu de croire qu’il s’était manifesté de son vivant, ce dont le corpus porte témoignage. Voici quelques exemples. En Umm, VII, p. 16, l. pénultième et suivantes : l’adversaire irakien prétend, au sujet de deux versets (Cor. V, 106 et II, 282), qu’il n’y a ni abrogeant ni abrogé, ce que conteste Šāfi‘ī ; Umm, IV, p. 209, l. pénultième : à un contradicteur non nommé, il affirme la même chose à propos de Cor. V, 108 ; Umm, V, p. 11 : Cor. XXIV (al-Nūr), 32 abroge le verset 3 de la même sourate au dire de Sufyān, mais ce n’est pas, semble-t-il, l’avis de tous les exégètes. Le raisonnement conduit par Šāfi‘ī laisse entendre que certains s’autorisent de l’interprétation du verset abrogé donnée par d’autres exégètes pour interdire que les jeunes gens adultères puissent se marier ; dans le passage parallèle de l’autre mouture du kitāb al-nikāḥ, Šāfi‘ī ajoute que les exégètes sont en profond désaccord (iḫtilāfan mutabāyinan) sur cette question (Umm, V, p. 148, l. 3). In Umm, VII, p. 28, l. 3, l’adversaire déclare : iḏā aḥalla Allāhu al-ḥarā’ir min ahl al-kitāb, lam yuḥarrim al-imā’. Šāfi‘ī résout la contradiction apparente par un taḫṣīṣ et non une abrogation comme son adversaire. Šāfi‘ī nous apprend qu’il y avait encore d’autres points de vue (p. 27, l. 20-21).
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Šāfi‘ī et la figure prophétique En effet, le Prophète ne pouvait qu’être l’autorité de référence pour trancher les cas litigieux : s’il y avait eu un consensus des Compagnons sur la question, le problème n’aurait pas eu sa raison d’être. Ces désaccords n’aboutissaient pas toutefois à bouleverser l’ensemble du fiqh, mais portaient sur des questions de détail. Du reste, certaines solutions étaient définitivement acquises, comme par exemple l’abrogation des versets testamentaires par les versets successoraux 173. Il est même permis de présumer que l’incompatibilité entre sources différentes, non entre versets, était le principal dilemme auquel étaient confrontés exégètes et traditionnistes contemporains : à cette époque, les traditions, accumulées en grand nombre, constituaient une masse considérable de textes qu’il s’agissait d’harmoniser d’une métropole à l’autre. Quant à l’incidence sur le fiqh, les controverses dont fait état le Kitāb al-Umm donnent à penser que certains contemporains privilégiaient une source sans nécessairement tenir compte des autres, fussent-elles en contradiction avec elle. Le carré offrait une solution plausible. Šāfi‘ī, nous l’avons vu, est animé d’un égal respect pour deux autorités, le Coran et la Sunna. Incapable d’écarter l’une ou l’autre, il lui restait la possibilité de poser leur non contradiction de principe – il les met donc sur deux plans, où elles n’interfèrent pas –, puis d’appliquer, à l’intérieur de chacune, un principe admis, semble-t-il, à son époque : le postérieur prévaut sur l’antérieur 174. La solution, simple et commode d’application, permet effectivement de lever la principale difficulté à laquelle butaient des exégètes qui étaient aussi traditionnistes. Mais elle comporte aussi un postulat herméneutique : c’est la Sunna qui détermine en réalité les révélations abrogées et les versets abrogatifs, parce qu’elle seule est à même de renseigner sur une chronologie relative des āyāt et des sunan 175. C’est dire une fois encore que Šāfi‘ī prend le Prophète pour guide, conformément à son schéma du bayān : la conduite de l’Envoyé de Dieu est une explication, en paroles et en actes, de l’Écriture. Le passage suivant montre clairement que l’abrogation est pensée par son promoteur comme l’un des volets du bayān. On notera une fois encore qu’il subsume sous ce terme tout le légal, qui ne se réduit pas à sa seule dimension juridique : Dieu a rendu témoignage de l’obéissance qui lui [= Muḥammad] est due en ces termes : « Oui, tu es dans une voie droite, la voie d’Allāh » [Cor. XLII, 52-53]. Dieu a fait savoir
173. Umm, V, p. 223, l. 15-16 : ḥafiẓtu ‘an ġayr wāḥid min ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān anna hāḏihi l-āya [= Cor. II, 240] nazalat qabla nuzūl āy al-mawāriṯ wa anna-hā mansūḫa. En Umm, IV, p. 99, l. 4-5, il précise qu’il n’a rencontré personne qui contredise ladite abrogation (wa mā waṣaftu min anna l-waṣiyya li-l-wāriṯ mansūḫa min āy al-mawāriṯ wa anna lā waṣiyyata li-wāriṯin mimmā lā a‘rifu fī-hi ‘an aḥad mimman laqītu ḫilāfan). Au § 404 de la Risāla, il parle à ce sujet d’une large majorité (akṯaru l-‘āmma), sans autre précision : les passages correspondants du corpus montrent qu’il s’agit des exégètes. 174. Cela ressort de ce que l’argument n’est jamais contesté par son ou ses adversaires dans les polémiques rapportées par le Kitāb al-Umm. De plus, le critère est déjà appliqué de manière récurrente par Mālik, cf. Y. DUTTON, Origins, op. cit., p. 121-125. 175. Risāla, § 363-370 ; § 674-709 ; Umm, VII, p. 83, dernière l. sqq., il se pourrait que Cor. IV, 15 ait été révélé après les versets sur les ḥudūd : le hadith de ‘Ubāda permet de répondre par la négative ; Umm, IV, p. 241, l. 21 : à propos de Cor. IX, 5 (… fa-qtulū l-mushrikīn ḥayṯu wajadtumū-hum) et IX, 29, 1 (… ḥattā yu‘ṭū l-jizya), Šāfi‘ī pose le principe qu’il n’est pas permis de dire que l’un des deux versets soit abrogatif sans une information (ḫabar) venue du Prophète ; on applique toutes leurs significations tant qu’existe un moyen de les appliquer » (yumḍiyāni ǧami‘an ‘alā wuǧūhihimā mā kāna ilā imḍā’i-himā sabīl). Cf. aussi, Umm, IV, p. 173, haut de la page, sur le même sujet.
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Chapitre VIII à Sa création que [Muḥammad] la guidait dans sa voie : la Sunna occupe, par rapport au Livre de Dieu – Exalté soit-il –, la fonction d’expliquer (maqām al-bayān), de par Dieu (‘an Allāh), la quantité de devoirs imposés par Lui (‘adad farḍi-hi), ou le caractère général [des révélations, ǧumla] : Dieu les a-t-Il voulu telles ou particulières ? Elle sert aussi à expliquer ce qu’Il a révélé comme convenable, permis, conseillé (ma anzala farḍan, wa adaban wa ibāḥatan wa iršādan). Rien dans la Sunna de l’Envoyé de Dieu ne contredit le Livre de Dieu, parce que le Très-Haut a instruit Sa création que son Envoyé guidait dans une voie droite, celle de Dieu ; aucune sunna particulière de l’Envoyé n’abroge le Livre de Dieu, parce que le Très-Haut a fait savoir à Sa création que seul le Coran peut abroger le Coran, qui lui est semblable, et que la Sunna suit (taba‘) le Coran. J’ai résumé [ici] cette fonction explicative de la Sunna, de par le Livre (ibānat al-ṣunna ‘an kitāb Allāh), d’après les versets coraniques qui me sont venus à l’esprit et qui en sont la preuve 176.
Comme l’a montré le chapitre précédent, cette dépendance du nasḫ par rapport au bayān se traduit plus précisément, dans ce problème particulier d’exégèse qu’est l’abrogation, par la mise en œuvre de l’istidlāl, technique de raisonnement que Šāfi‘ī emploie invariablement dès qu’il s’agit de résoudre une question pratique 177. Un bon exemple est donné par la manière dont il justifie l’abrogation des versets testamentaires par les versets successoraux. On notera que l’exposé, dont nous donnons ci-dessous les détails, illustre plusieurs des conclusions auxquelles nous sommes parvenues jusqu’ici : le rôle de Sufyān ; la discussion entre exégètes ; la réflexion de ceux-ci sur la ratio legis des versets ; l’istidlāl par quatre dalālāt (Coran, hadith prophétique, consensus tacite des spécialistes, enfin la raison : c’est un dalīl al-ḫiṭāb qui, tiré des textes, vient toutefois en dernier) ; la manière, enfin, de concevoir l’analogie en la ramenant à l’exégèse, ce que traduit la formulation fī ma‘nā. Umm, IV, p. 98, chapitre : mā nusiḫa min al-waṣāya. Un exégète soutient que le verset Cor. II, 180 est abrogé pour les héritiers comme pour les proches [sans exception]. Or il y a toutefois, à ce sujet, un point controversé, [sans doute chez les exégètes et les fuqahā’] concernant des proches qui ne sont pas héritiers. « La plupart de ceux que j’ai rencontrés et dont j’ai retenu l’avis, dit Šāfi‘ī, affirment que les testaments n’ont été abrogés que parce que le legs était la seule manière de laisser un héritage (innamā umira bi-hā iḏā kānat yūraṯu bi-hā) ; [il le confirme plus loin, p. 99, l. 9 : innamā baṭalat waṣiyyatu-hu iḏā kānat wāriṯan]. Lorsque Dieu fixa les parts des héritiers [c’est-à-dire révéla les versets successoraux], les legs devenaient facultatifs (taṭawwu‘an) ». Šāfi‘ī se range à leur avis, puis anticipe une question [passage-quaestio] : où est
176. Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 484, l. 2-6. 177. Umm, IV, p. 241, l. 21, à propos de deux versets coraniques : lā yaǧūzu an yuqāla wāḥidun min-humā nāsiḫ illā bi-ḫabar min rasūl Allāh. — En Umm, VI, p. 139, l. 9, quelqu’un prétend que Cor. V, 49 abroge Cor., V, 42. Šāfi‘ī répond par la liste des dalālāt abrogatives : fa-qultu la-hu : “al-nāsiḫ innamā yu’ḫaḏ biḫabar ‘an al-nabī aw ‘an ba‘ḍ aṣḥābi-hi lā muḫālifa la-hu aw amrin aǧma‘at ‘alay-hā ‘awwām al-fuqahā’; fa-hal ma‘a-ka min hāḏā wāḥidun ?” — En Umm, IV, p. 98 (chapitre : mā nusiḫa min al-waṣāyā), cf. texte principal, infra. — Au § 397 de la Risāla, la dalāla est à rechercher d’abord dans le Coran, puis seulement ensuite, si elle fait défaut, dans la Sunna. Ce dernier cas est le plus fréquent (Risāla, § 608 : akṯaru al-nāsiḫi fī kitāb Allāh innamā ‘urifa bi-dalāla sunan rasūl Allāh). Voici une illustration parmi bien d’autres (Risāla, § 336-345) : il se pourrait que Cor. LXXII, 20 soit en partie abrogé par Cor. XVII, 79, voire lui-même abrogatif. Pour s’en assurer, la recherche d’une indication dans la Sunna s’impose (§ 339-342 : fa-ḥtamala, qawl Allāh […] an yakūna farḍan mansūḫan […] fa-kāna l-wāǧibu ṭalab al-istidlāl bi-l-Sunna).
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Šāfi‘ī et la figure prophétique la preuve (dalla) de cette interprétation ? Il répond : dans Cor. IV, 11, où Dieu fixe la part des père et mère. Il y a aussi un hadith que Šāfi‘ī tient de Sufyān, qui rapporte une interprétation de l’exégète mecquois Muǧāhid, selon laquelle les héritiers n’ont plus droit aux legs. Or, précise Šāfi‘ī, « ce que je viens de dire sur l’abrogation des testaments aux héritiers par les versets successoraux, outre le hadith que j’ai rapporté, ne fait l’objet d’aucune contestation chez ceux que j’ai rencontrés ». Vient maintenant le fait que la Sunna autorise néanmoins les legs pour ceux avec lesquels le défunt n’a pas de parenté (al-waṣiyya taǧūzu li-ġayri-qarāba). Šāfi‘ī y voit une preuve supplémentaire de ce que les testaments sont abrogés pour les proches (p. 99, l. 6-7 : dalla ḏālika ‘alā nasḫ al-waṣiyya li-l-waraṯa). Une autre manière rationnelle de le prouver (l. 9), est de se souvenir de la finalité de cette abrogation : « le legs n’a été annulé que parce qu’il est héritier ; si donc le proche n’est pas héritier, il n’annule pas le legs ». Šāfi‘ī revient maintenant à la question soulevée au début par un exégète. Il reste possible que tous les legs soient illicites sans discrimination (ašbaha an yadulla ‘alā nasḫ al-waṣāya li-ġayri-him), question pour laquelle il a déjà anticipé la réponse. Il précise que certains héritiers ne sont pas compris comme héritiers légitimaires (c’està-dire visés par le Coran : mimman yariṯu fī ma‘nā ġayr al-wāriṯ, fa-l-waṣiyya la-hu ǧā’iza, l. 8-9). La sunna en question est une indication implicite : celle d’un affranchissement, par le Prophète, de deux esclaves sur les six laissés par un propriétaire [à son décès, sous-entend-il]. Or les esclaves, par définition, ne pouvaient faire partie de la parenté du défunt (l. 12-13 : innamā l-‘arab tamliku man lā qarābata bayna-hā wa bayna-hu).
La question de l’abrogation tourne, au fond, autour du postulat que le postérieur abroge l’antérieur, et la portée théorique de cette loi chronologique n’a pas échappé à Šāfi‘ī. Bien qu’il ne se soit guère expliqué là-dessus en des termes théoriques, quelques indications permettent de reconstituer sa pensée comme suit : si l’Envoyé de Dieu a mené à bien sa mission (al-risāla, cf. ci-après § IV), la Loi qu’il apporte est complète ; dans le cas contraire, les dispositions divines doivent être cherchées ailleurs que dans l’héritage laissé par lui 178. Complète, elle doit être aussi cohérente, sans quoi l’œuvre divine serait imparfaite. Il faut donc conclure que le principe d’abrogation en contient un autre, celui d’une révélation continuée et successive ; le postérieur n’est plus seulement vu comme en conflit avec l’antérieur, mais comme son parachèvement. Il n’aurait pas, sinon, de raison d’être et la mission en question serait sans objet, car ce serait, en d’autres termes, supposer une carence dans l’intellect du Créateur, une volonté divine sans projet ni providence. Or Dieu, rappelle-t-il, a conçu au contraire l’abrogation pour une fin précise : alléger le poids de Ses prescriptions, témoigner de Sa Miséricorde pour la création 179. De là l’idée que, réciproquement, nul autre après le Prophète – et en cela il n’agit pas de sa propre initiative – n’a cette prérogative abrogatoire que Dieu lui a conférée 180. On voit que le principe chronologique, dans l’esprit de Šāfi‘ī, n’est
178. C’est, on le sait, le point sur lequel le sunnisme se sépare du chiisme : le point nodal comporte aussi une dimension abrogatoire. Celle-ci dépasse le point de vue simplement légal, comme le montre du reste la manière dont l’expose Šāfi‘ī : elle s’apparente à un problème théologique. 179. Risāla, § 313, appuyé sur une réminiscence de Cor. XVI, 89 (Risāla, § 312). 180. Umm, IV, p. 185, l. 1-3 : immédiatement après avoir cité les versets qui dénoncent les pactes conclus avec les polythéistes (en contradiction avec ceux qui enjoignent de les respecter) et l’abrogation de la qibla vers Jérusalem, Šāfi‘ī déclare : lammā qubiḍa rasūl Allāh, tanāhat farā’iḍ Allāh, fa-lā yuzādu fī-hā wa lā
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Chapitre VIII pas seulement exigé par la logique juridique, qui le formule dans toute législation, il est aussi un acte de foi. La théologie morale qui définit le fiqh pour notre auteur s’enrichit désormais d’une dimension juridique : admettre que l’antérieur abroge le postérieur ruinerait le principe de non-rétroactivité des lois 181. Mais surtout, l’abrogation est dans l’essence du légal : poser une loi, c’est modifier un état de choses existant ; or celui-ci est nécessairement régi par une loi, quelle qu’en soit la forme : décret, coutume, voire permission tacite. La loi nouvelle comporte ainsi, par définition, une dimension abrogative d’une réalité antérieure, mais aussi de mise au point, clarification, codification, etc. Que ce phénomène ait été plus ou moins conscient chez les fuqahā’ médiévaux, voire les premières générations ressort, selon nous, de la polysémie du verbe nasaḫa à haute époque : non seulement annuler et remplacer, mais aussi exclure, restreindre et clarifier 182. Cette diversité d’acceptions rend compte de l’abrogation dans sa définition originaire et élargie. Toutefois, à la fin du IIe siècle, le terme a acquis sa signification technique et uniforme chez les exégètes. C’est celle que Šāfi‘ī emploie exclusivement, preuve que le concept d’abrogation est pleinement élaboré. Les différents éléments qui sous-tendent et composent le carré abrogationniste se soutiennent mutuellement en un ensemble cohérent et reflètent une réflexion plus générale sur la condition de possibilité d’une loi révélée. Il nous faut maintenant examiner en quoi la problématique de ce chapitre est éclairée par cette théorie. La réponse se trouve du côté où celle-ci est en difficulté, là où le carré abrogationniste semble inopérant. Šāfi‘ī, loin de concéder que la Sunna abroge le Coran, y laisse deviner les postulats à l’origine de son modèle théorique. Nous laisse-
yunqaṣ min-hā, fa-man ‘amila min-hā bi-mansūḫ ba‘da ‘ilmi-hi bi-hi fa-huwa ‘āṣin […], wa hāḏā farq bayna nabiyyi llāh wa bayna man ba‘da-hu min al-wulāt fī l-nāsiḫ wa l-mansūḫ. Un passage similaire en Umm, I, p. 125, l. 27-28 [que reproduit Iḫtilāf al-Ḥadīṯ, p. 541, l. 22 sqq] : les obligations parvenaient au Prophète successivement (farḍan farḍan) ; de cette manière certaines s’en trouvaient allégées (wa yuḫaffaf ba‘ḍ farḍi-hi) [cf. Risāla, § 313] ; Umm, I, p. 126, l. 5 : le Prophète décédé, la liste des obligations est close, et il n’y a plus rien à y ajouter. 181. Si l’on admettait que l’antérieur abroge le postérieur, rien n’interdirait de penser que la première disposition puisse elle-même être abrogée par une loi antérieure, et ainsi de suite ; cette régression indéfinie autoriserait à revenir, sinon à l’état de nature, du moins à des lois incompatibles avec l’époque où l’on vit, voire au droit intégralement coutumier. Dans le cas de l’islam, c’est admettre que les musulmans puissent être régis par la loi pré-islamique, ou celle de prophètes antérieurs : c’est donc nier la spécificité de la fonction mohammadienne. 182. A. HASAN, « The Theory », article cité, p. 185, d’après des traditions de Compagnons. Pour un exemple tiré des sources anciennes, cf. Chr. MELCHERT, « Qur’anic Abrogation across the Ninth Century », dans B.G. WEISS (éd.), Studies in Islamic Legal Theory, Leyde, 2002, p. 75-98 : Abū ‘Ubayd voit des cas de clarification là où des exégètes lisent une abrogation (p. 82-83). Pour Burton (J. BURTON, Abū ‘Ubaid, op. cit., introduction, p. 1), nasaḫa n’a pas le sens de « remplacer » dans le Coran, mais seulement de « supprimer ». En d’autres termes, l’abrogation, au sens propre, serait le fait des exégètes, qui auraient imposé une nouvelle acception au verbe. Il laisse entendre que du vivant du Prophète le problème de l’abrogation ne se serait pas posé. Seul l’état de la compilation du texte, réalisée après sa mort, aurait mis sous les yeux de la communauté des passages incompatibles entre eux qui ne l’étaient pas auparavant. La polysémie du verbe nasaḫa n’est toutefois pas de nature à renforcer sa thèse ; d’autre part, le Coran est loin de refléter la totalité de la langue arabe.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique rons d’abord notre auteur nous présenter son argumentation ; elle donnera lieu ensuite à des observations, puis à un commentaire en rapport avec notre sujet. Umm, V, p. 26, l. 24 sqq (chapitre mā yaḥrumu min al-nisā’ bi-l-qarāba). Le substantif raḍā‘ (allaitement), explique Šāfi‘ī, est général (ǧāmi‘), il s’applique à une seule succion (maṣṣa), comme à la phase complète d’allaitement (kamāl al-raḍā‘a) qui dure deux années, et même audelà. Les spécialistes, devant cette imprécision, se doivent de rechercher une dalāla (fa-lammā kāna hakaḏā, waǧaba ‘alā ahl al-‘ilm ṭalab al-dalāla) pour répondre à la question de savoir si l’allaitement frappe d’une prohibition [c’est-à-dire interdit le mariage avec la nourrice et certains membres de sa famille] par le minimum de son contenu sémantique ou davantage [c’està-dire une durée ou une quantité déterminée d’allaitement] (hal yuḥarrim al-raḍā‘ bi-aqalli mā yaqa‘u ‘alay-hi ism al-raḍā‘ aw ma‘nan min al-raḍā‘ dūna ba‘ḍ ?). Šāfi‘ī mentionne ensuite différentes traditions dont il tire l’indication en question : ce minimum est de cinq tétées. Il cite en premier lieu le ḫabar de ‘Ā’iša, qu’il tient à la fois de Mālik et de Sufyān : Dieu a d’abord révélé que l’interdiction commençait à partir de dix tétées normales (‘ashr raḍa‘āt ma‘lūmāt yaḥrimna) ; ce chiffre fut ensuite abrogé et ramené à cinq (nusiḫna bi-ḫams ma‘lūmāt), puis le Prophète mourut. La récitation originelle du Coran par l’épouse du Prophète incluait ce verset (hunna mimmā yuqra’u min al-Qur’ān), dont la recension othmanienne ne garde pas trace. Sufyān lui a transmis un hadith prophétique qui va lui aussi en ce sens : une ou deux tétées sont insuffisantes comme allaitement dirimant. Mais il cite aussi, rapportée par Sufyān (Šāfi‘ī doute toutefois du premier maillon), l’opinion d’un Compagnon qui peut être comprise comme divergente : ce qui pénètre dans les entrailles (mā fataqa al-am‘ā’) – donc la moindre quantité de liquide ingérée –, suffit à créer la parenté de lait. En revanche, une autre tradition prophétique rapportée par Mālik confirme le chiffre de cinq tétées. Il y a enfin un dire de ‘Ā’iša, relatif à la parenté de lait entre elle et Sālim. Šāfi‘ī reconnaît qu’il peut être interprété de deux manières : ne l’ayant tétée que trois fois, Salim ne s’est pas présenté chez elle parce qu’il tenait compte du chiffre cinq ; mais il se peut aussi que le hadith de ‘Ā’iša’ à ce sujet lui ait échappé (ḏahaba ‘alay-hi qawl ‘Ā’iša fī l-‘ašr) et qu’il ait attendu d’avoir connaissance du chiffre de dix tétées avant de la considérer comme sa mère adoptive. Ce hadith peut donc être invoqué en faveur de deux réponses différentes à la question posée : cinq ou dix tétées comme allaitement dirimant. Dans un nouveau développement, Šāfi‘ī aborde différents détails techniques relatifs à cette question : les tétées doivent être séparées ; il faut que le lait ait pénétré dans l’estomac de l’enfant, qui doit exprimer sa satiété pour qu’on considère que la tétée est achevée ; il évoque le cas d’une tétée interrompue et reprise, puis du nourrisson qui boit une quantité insuffisante de lait ; quid de l’enfant qui ne tète qu’un seul sein ?, etc. On note à cette occasion la précision technique de sa définition de l’allaitement, qui doit comporter trois éléments ; soif de l’enfant, montée du lait et reprise (nafs, irsāl, ‘awda, p. 27, l. 19). Sur tous ces points, Šāfi‘ī ne mentionne aucune tradition : il donne son ra’y appuyé, on le voit, sur les usages et la science du temps. Enfin Šāfi‘ī soulève une objection [passage-disputatio] : un Ancien (ba‘ḍu man maḍā) soutient qu’une tétée suffit pour créer ladite parenté. À cela, Šāfi‘ī répond qu’il a pour lui le dire de ‘Ā’iša, outre les hadiths prophétiques qui mentionnent le chiffre cinq : or aucun ḫabar n’a d’autorité (ḥuǧǧa) supérieure à celle du Prophète (l. 25). Il y a enfin une ressemblance (mā yušbih) avec d’autres cas de taḫṣīṣ, dont il parle dans la Risāla. Il déduit donc de la Sunna, en conclusion, que le cas soulevé ici est différent : la prohibition causée par l’allaitement ne
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Chapitre VIII concerne ni toute forme d’allaitement ni tous les nourrissons (istadlalnā bi-sunnat rasūl Allāh anna l-murād bi-taḥrīm al-raḍā‘ ba‘ḍu l-murḍa‘īn dūna ba‘ḍ, lā man lazima-hu ism al-raḍā‘).
Ce développement est intéressant à plus d’un titre et illustre les considérations des chapitres précédents. Le plan de l’exposé saute aux yeux : le passage, bien construit, comporte quatre points bien distincts. Il n’est pas exclu que leur juxtaposition soit le fait des disciples, mais chaque partie est bien issue de l’enseignement du maître, puisqu’elle est introduite par qāla l-Šāfi‘ī, et forme un tout. Fût-elle prouvée, cette objection ne remettrait d’ailleurs pas en cause les conclusions qu’on peut tirer des alinéas. La discussion vient à la suite d’une question principium 183, consacrée aux implications légales d’un verset coranique cité à la première ligne du chapitre, Cor. IV, 23. Il contient une liste des degrés dirimants de parenté, qu’elle soit de sang ou de lait 184. Après avoir envisagé tous les cas possibles d’interdits matrimoniaux qu’elle entraîne (p. 23-26), Šāfi‘ī pose le problème de la quantité minimale d’allaitement qui crée la parenté de lait. Il cite, immédiatement avant d’entamer ce sujet, un extrait de Cor. II, 233, qui stipule que l’allaitement complet doit durer deux années. Le rappel de ce verset est au fond superfétatoire, il ne contribue pas au développement qui suit ; néanmoins le maître a tenu à le mentionner, preuve de sa volonté, comme nous l’avons montré précédemment, d’insérer sa doctrine sous l’égide du bayān I, c’est-à-dire la Révélation 185. La présente discussion ne porte donc pas sur un principium. D’autre part, elle n’est plus seulement un commentaire exégétique, comme les lignes précédentes, mais comporte d’emblée une dimension juridique : il s’agit en effet de fixer un seuil légal. À l’instar d’un juriste, Šāfi‘ī commence par souligner l’imprécision du vocabulaire usuel dont ne saurait se contenter sa discipline. Il cherche en conséquence une dalāla ailleurs que dans l’Écriture. Nous y reconnaissons une partie de la liste classique. Leur ordre est révélateur : de Mālik, Šāfi‘ī tient le hadith de ‘Ā’iša, qui vient en premier, parce qu’il fait état de versets coraniques, premier niveau du bayān dont nous allons parler ; mais il le confirme immédiatement par la version de Sufyān b. ‘Uyayna. On notera que ce traditionniste ajoute sa propre explication, celle-là même qui coïncide avec la solution de Šāfi‘ī (p. 27, l. 1-2 : fa-kāna lā yadḫulu ‘alā ‘Ā’iša illā man istakmala ḫamsu raḍa‘āt). À ces deux indices, nous reconnaissons l’influence décisive de Sufyān sur la doctrine de Šāfi‘ī. Nous avons déjà mentionné un cas de genre, où
183. Umm, V, p. 23, l. 28, sqq. Sur cette classification des textes du corpus, cf. chapitre III, § III-2-b. 184. Que toute cette question ait fait l’objet d’un seul enseignement de Šāfi‘ī est suggéré par le fait que ce chapitre commence par aḫbara-nā al-Rabī‘ b. Sulaymān qāla : qāla l-Šāfi‘ī ; les différentes questions ou sous-questions, elles, sont seulement introduites par des qāla l-Šāfi‘ī. Avant d’aborder le point qui nous occupe, Šāfi‘ī s’attache à préciser la signification du verset. Il s’agit en effet pour le fiqh de prévoir tous les cas possibles créés par la parenté de substitution. Il s’appuie sur un principe énoncé dans un dire prophétique : « la parenté de lait crée les mêmes interdits matrimoniaux que la parenté de sang » (yaḥrum min al-raḍā‘ mā yaḥrum min al-wilāda). Il en découle la règle dite du laban al-faḥl (« lait du père » ; làdessus, cf. A. GILADI, Infants, Parents and Wet Nurses, Brill, Leyde, 1999, p. 24-26 et p. 79-81) qu’il applique à différentes situations que le verset laisse en suspens. 185. Il ne peut s’agir d’une initiative du compilateur ou des transmetteurs postérieurs, puisque la mention du verset est immédiatement suivie de : qāla l-Šāfi‘ī : fa-akhbara llāhu, ‘azza wa ǧalla, anna kamāl al-raḍā‘ ḥawlāni…
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Šāfi‘ī et la figure prophétique l’avis de Sufyān prend le pas, chez Šāfi‘ī, sur la solution proposée par Mālik 186. En effet, ce détail supplémentaire précise que ‘Ā’iša a mis en pratique la règle coranique qu’elle transmettait. Il y a là assez d’informations pour justifier le chiffre avancé de cinq tétées. Néanmoins, Šāfi‘ī applique le principe de l’istidlāl dans sa rigueur, et fait état de données qui tantôt s’accordent avec sa conclusion tantôt s’en écartent. Outre les autres indications prophétiques, il mentionne des dires de Compagnons qu’il s’attache à citer parce qu’ils convergent avec les preuves précédentes. Mais il reconnaît que l’un d’entre eux, tout au moins, n’est pas probant, puisqu’il est sujet à interprétation. Ce passage complète, d’autre part, nos observations précédentes sur la place de la raison dans la doctrine de Šāfi‘ī. Nous avons vu que le modèle bayānī était tout à fait insuffisant pour en rendre compte, et qu’en réalité sa démarche exégético-légale reposait bien davantage sur la mise en œuvre de l’istidlāl, l’accumulation d’indications convergentes. On en trouve ici une nouvelle illustration, et nous vérifions qu’utilisé, comme il a été dit, par les autres écoles, il est source d’iḫtilāf. Dans le chapitre homologue du Muwaṭṭa’, en effet, Mālik mentionne la même donnée fondamentale, le hadith de ‘Ā’iša qui figure en tête des dalālāt citées par Šāfi‘ī 187. Mais le maître médinois en ajoute d’autres, passées sous silence par le disciple, et incompatibles avec sa solution 188, notamment l’information rapportée à « l’Ancien » laissé anonyme dans notre passage, et qui s’avère être Sa‘īd b. l-Musayyab 189. C’est sur elles que s’appuie Mālik, contre l’avis de Šāfi‘ī 190. Ce dernier se trouve dans l’obligation de faire un choix entre dalālāt également probantes : il applique donc, avant la lettre, le principe de « sélection raisonnée des arguments » (le tarǧīḥ bayna l-adilla des auteurs postérieurs). Nous pensons toutefois que cette démarche n’est pas arbitraire : outre qu’il produit des hadiths prophétiques, il laisse aussi entendre qu’il a de son côté l’autorité suprême, celle de la Révélation : de la sorte, il fait jouer une fois encore le cadre bayānī qu’il entend promouvoir. Mālik, quant à lui, pouvait sans doute objecter qu’il faisait dire au même argument la conclusion inverse : dans le muṣḥaf, les versets allégués par ‘Ā’iša sont absents, et la prohibition de Cor. IV, 23 est générale.
186. Cf. la question de la licéité de la viande de cheval, chapitre VII, note 229. 187. MĀLIK B. ANAS, al-Muwaṭṭa’, op. cit., livre XXX (kitāb al-raḍā‘), chapitre 3, bāb ǧāmi‘ mā ǧā’a fī l-raḍā‘a), tradition n° 18 (= n° 1293). 188. Op. cit., livre XXX, chapitre 1 (bāb raḍā‘at al-ṣaġīr) traditions n° 4 (= n° 1280, opinion d’Ibn ‘Abbās), et n° 10 (= n° 1286), opinion d’Ibn al-Musayyab : une goutte d’allaitement (wa in kāna qaṭra) suffit pour créer la parenté. 189. Šāfi‘ī le nomme en Umm, VII (Ikhtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī), dans le chapitre consacré à cette question (p. 224, l. 13). 190. Dans la tradition qui suit celle d’Ibn al-Musayyab, Ibn Šihāb al-Zuhrī émet un avis qui va dans le même sens. Ce sont ces deux fatwas que Mālik adopte en conclusion de ce chapitre. Le Kitāb al-Umm nous apprend d’autre part que cet avis était partagé par une autre épouse du Prophète, Ḥafṣa (Umm, VII (Ikhtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī), p. 224, l. 14 : ra’ā Ḥafṣa bi-qawl Ibn al-Musayyab). La position de Mālik était donc en définitive de même valeur que celle de Šāfi‘ī, qui fonde sa solution sur le ḫabar de ‘Ā’iša. Confirmation en est donnée plus loin par Mālik dans le Muwaṭṭa’ (conclusion du chapitre 3) où il déclare, ayant cité le ḫabar de ‘Ā’iša : l’usage [chez nous, à Médine], ne se fonde pas là-dessus (laysa ‘alā hāḏā l-‘amal). L’école malikite primitive entérina la pratique : dans la Mudawwana (réimpr. Dār Ṣādir de l’éd. de Muḥ. Effendi Sāsī, Beyrouth, II, p. 405-406) une succion (maṣṣa), donc la moindre quantité de lait (qalīl al-raḍā‘a wa kaṯīru-hā), suffit à créer la parenté.
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Chapitre VIII Mais jusqu’ici la raison restait mise au service de données traditionnelles, considérées comme incontournables : Šāfi‘ī, comme du reste Mālik, l’exerçait au niveau du bayān V ; en d’autres termes, elle n’a pleinement voix au chapitre qu’après la contribution des autres catégories du bayān à la question posée. C’est ce que nous vérifions dans le texte : là où les aḫbār sont absents, mais pas avant, Šāfi‘ī s’autorise à proposer son ra’y : on voit qu’il s’agit de questions purement techniques, qui toutefois intéressent au même titre le juriste. La raison n’est pas, du reste, pleinement autonome pour un autre motif : c’est qu’elle s’applique à des questions qui sont sous la dépendance des premières ; c’est dire qu’au fond son application est doublement conditionnée, qu’elle est instrumentale d’une logique déjà instrumentalisée, restreinte à un questionnement appliqué à des sources. Définir une tétée de manière précise, comme il le fait, n’a de sens que pour répondre à la question qui demeure à l’arrière-plan de tout le passage : de quel minimum quantitatif il s’agit-il ? : une quantité de lait, dosable et mesurable par un récipient ou un nombre de « satiétés » de l’enfant ? C’est le deuxième terme de l’alternative que retient Šāfi‘ī, plus naturel d’ailleurs, puisque respectueux de la diversité des nourrissons, de leurs appétits, de leurs constitutions, etc. S’il n’explique pas clairement pourquoi, nous devinons que la réponse est du côté de la langue, mais aussi des usages maternels, donc d’une société donnée. On notera que c’est là concéder à un ‘amal voix au chapitre. Mais ce développement n’entre en aucune manière dans le modèle bayānī, sinon peut-être à lui ajouter un sixième niveau, dont il ne dit mot dans la Risāla. On pourrait, à la rigueur, considérer que la logique juridique ici mise en œuvre est l’application de l’istidlāl, la dalāla en question étant le ma‘qūl. Mais cette constatation ne dit rien de sa place à l’intérieur du bayān, ni de sa fonction particulière. Pour tenter de les préciser, observons d’abord que cette dalāla est la seule qui, contrairement aux autres, empruntées à autrui, lui soit personnelle. En outre, Šāfi‘ī, comme on le voit, ne s’astreint pas à énumérer toutes les dalālāt : il passe sous silence, par exemple, le ‘amal de Médine, incompatible avec sa solution, et qui pourtant pourrait lui aussi répondre, de manière fort restrictive, il est vrai, à toutes les questions qu’il se pose dans ce développement purement technique. Ainsi la raison, chez Šāfi‘ī, oriente, corrige le ‘amal, et notamment grâce à l’apport de certaines sciences. En cela, elle est purement juridique, elle dit le droit contre le fait, l’opinion justifiée contre la doxa. Šāfi‘ī la met aussi en œuvre lorsque les dalālāt secondaires font défaut, ou qu’il n’en a plus besoin, dès lors que l’implicite tiré des deux premiers niveaux du bayān peut lui suffire. Nous en avons vu des exemples dans un chapitre précédent 191. Il y a encore recours lorsqu’il ne peut plus concilier les données traditionnelles, fréquemment divergentes. Le ma‘qūl intervient ainsi pour limiter la liste des dalālāt, et sortir des contradictions qu’entraîne son extension indéfinie. Cette contradiction, il ne la voit en effet insurmontable qu’au niveau de ces dalalāt de second ordre : traditions de Compagnons, ou de Suivants, usages locaux, qiyās, etc., qui imposent au muǧtahid un choix inévitable. Avec les deux catégories supérieures, Coran et Sunna, il n’est nullement question, en revanche, d’un tel dilemme, si ce n’est les contradictions qui
191. Chapitre Herméneutique I, § II-1, dans les aperçus donnés sur le kitāb al-ḥayḍ (in fine), le kitāb alḥaǧǧ, le kitāb al-ṣadāq.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique résident à l’intérieur, cette fois, de chacune de ces deux sources. Mais elles ne font pas problème pour l’istidlāl puisque une technique particulière, celle de l’abrogation – et d’autres moyens harmonisateurs, s’agissant du Hadith – apportent toute la cohérence désirable. Pour ces différentes considérations, la raison occupe bien souvent le troisième rang après les deux premiers uṣūl, rang qui nous amène à douter que Šāfi‘ī ait appliqué une méthode de déduction des aḥkām par les quatre uṣūl. D’autre part, elle structure tout le champ l’istidlāl, puisqu’elle lui permet de ne pas se nier lui-même, d’autant plus, nous l’avons vu, qu’elle unit harmonieusement, en tant qu’outil exégétique, le Coran et la Sunna. Ce passage, dans ses arguments comme dans sa structure, donne un bon exemple de la place de la raison dans la doctrine šāfi‘ienne. Le ma‘qūl est chez notre auteur, en définitive, un usage “discipliné” du ra’y. Cet autre aspect de sa démarche intellectuelle, outre le cadre bayānī, contribua sans doute, face aux ahl al-ra’y comme au ahl al-ḥadīṯ, à frayer une voie nouvelle et à justifier la dimension “scientifique” qu’il entendait, nous l’avons vu, conférer au fiqh. Cette place et ce rôle du raisonnement dans la doctrine šāfi‘ienne sont aisément vérifiables dans le reste du corpus. Nous nous bornerons à indiquer que ce passage a l’intérêt d’en montrer un autre aspect, dont il fait un usage fréquent dans le Kitāb al-Umm. Il s’agit de l’analogie, procédé inductif dont déjà Aristote avait montré, dans l’Organon, qu’elle est indispensable dans les sciences, en ce qu’elle permet à la logique de sortir d’une situation où elle serait condamnée à la répétition de l’identique. Mais Šāfi‘ī ne lui fait jouer qu’un rôle subalterne. S’il la mentionne, c’est comme dernier argument, dans le passage-disputatio : elle n’a pas une valeur aussi forte que les traditions et, du reste, elle est amenée par une objection, un istidlāl contraire au sien. Elle consiste en une simple comparaison : notre auteur se borne à dire qu’une même façon de raisonner – il voit ici, simplifiant grossièrement la discussion, l’application du principe de taḫṣīṣ – rapproche des cas qui n’ont rien en commun a priori. Il est vraisemblable qu’elle était dans son esprit une illustration de ce qu’il appelle dans la Risāla le qiyās-šabah (« raisonnement par ressemblance ») 192, que d’ailleurs il déprécie comme n’apportant qu’une vague présomption de vérité : le rapprochement ici tenté est en effet désigné par le verbe de même racine, ašbaha (ressembler). Or cette analogie-là joue un rôle privilégié dans les disciplines normatives, et le fiqh en fait partie. Il n’est même pas certain qu’elle fût dans son esprit une dalāla de plus. La véritable analogie légale doit à ses yeux être cherchée ailleurs : dans ce qu’il appelle le qiyās ma‘nā, explique-t-il dans la Risāla, ainsi que le rôle des précédents – il entend essentiellement par là des dalālāt de second ordre. Mais le modèle théorique du syllogisme juridique n’est qu’imparfaitement dégagé dans la Risāla, comme nous allons le voir immédiatement. Quant à l’autre analogie, elle n’est pas chez lui un concept heuristique. Cette place subalterne de l’analogie dans l’épistémologie šāfi‘ienne confirme le rang et le rôle instrumental qu’il prétend assigner à la raison. Mais il ne rend pas objectivement justice à son rôle, parce qu’il identifie la logique à l’istidlāl. Les éléments essentiels de sa théorisation sont à chercher ailleurs. Šāfi‘ī entend sortir d’un certain empirisme et introduire une méthode ; il choisit, structure
192. Risāla, § 1334.
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Chapitre VIII les arguments présentés, convoque dans le débat des disciplines auxiliaires : non seulement l’exégèse et les traditions, mais aussi l’abrogation – notamment ici le principe chronologique –, la langue, voire le discours médical. Tout ceci relève en fait d’une démarche rationnelle et individuelle qui n’ose se dire telle. Toutefois, l’expression de « sciences des normes divines » (‘ilm al-aḥkām), qui lui sert à désigner le fiqh par cette méthode, ne doit pas faire illusion : il ne s’agit pas d’une science du droit entendue dans son sens actuel, mais d’une technique de l’argumentation mise au service d’une théologie morale, qui n’est une “science” que dans un sens très particulier. Somme toute, ce passage récapitule l’essentiel de la démarche intellectuelle chez notre auteur et c’est pourquoi, contrairement aux autres exemples cités, nous avons tenu à le commenter plus longuement. Pour compléter cet aperçu nous ajouterons – sans nous y étendre car le sujet mériterait à lui seul une étude spéciale –, quelques remarques sur le raisonnement légal mis en œuvre dans son corpus. Le Kitāb al-Umm permet en outre de dissiper, à propos du qiyās dans la Risāla, une erreur d’interprétation véhiculée par une tradition d’école. Qiyās n’a pas encore exclusivement chez Šāfi‘ī le sens de syllogisme juridique, qui, inversement, ne reçoit pas non plus dans le corpus d’appellation technique. Faute d’un vocabulaire adéquat, il lui donne le nom qui désigne simplement, à l’époque, la logique, le raisonnement, al-qiyās 193. Notre auteur entend par qiyās n’importe quel raisonnement effectué à partir d’un verset coranique ou d’une tradition. Entre autres preuves, mentionnons une expression récurrente : hakaḏā l-bāb kull-hu wa qiyāsu-hu : « voici le chapitre tout entier et les raisonnements qu’on en tire ») 194. Le qiyās correspond, nous l’avons vu, aux procédés logiques les plus variés : ab absurdo, e silentio, a contrario, a fortiori, etc., il inclut aussi l’analogie légale. D’autre part, ils ne sont, pas plus que le syllogisme juridique, nommés par Šāfi‘ī, qui n’a clairement conscience que d’un petit nombre d’entre eux (l’analogie, appelée qiyās šabah et le raisonnement a fortiori, le qiyās al-awlā). Une fois encore, nous constatons dans le vocabulaire employé que la théorisation du fiqh n’en est, avec notre auteur, qu’à ses débuts. De là vient qu’il lui arrive de désigner l’analogie par d’autres verbes que qāsa, notamment ašbaha et istadalla. Qiyās est donc un synonyme d’ijtihād, et du reste, la Risāla le dit explicitement 195. Certains passages de sa fameuse épître donnent à penser que Šāfi‘ī aurait clairement reconnu le mécanisme du syllogisme juridique 196. En réalité, il se contente d’y réaffirmer sa démarche bayānī, à savoir que tel cas envisagé « entre dans le ma‘nā »
193. Risāla, § 1483. 194. Par ex. Umm, VI, p. 171, l. 17. 195. Risāla, § 122, § 1326 in fine. Aussi faut-il entendre, au § 1332, iǧtihād bi-l-qiyās comme « effort de recherche au moyen du raisonnement » et non l’énoncé pionnier, par Šāfi’ī, du quatrième des uṣūl, venant immédiatement après le consensus. On constate ici une relecture anachronique d’un passage afin de conformer notre auteur à l’image de l’inventeur des uṣūl al-fiqh. Preuve en est qu’on reconnaît dans cet iǧtihād bi-l-qiyās la « deuxième science », celle d’une minorité de savants (iṣābat al-ḥaqq lā ‘inda l-‘āmmatin min al-ulamā’) : il le développe aux § 1335 et suivants avec les mêmes exemples que ceuw qui illustrent le bayān V, au début de l’Épître (§ 68-71). Šāfi‘ī confond qiyās et iǧtihād parce que l’effort personnel se règle (racine q-y-s) sur les dalālāt prophético-scripturaires de la même manière que le voyageur se règle sur des repères dans le désert à la recherche de la qibla (Risāla, § 1324). 196. Risāla, § 1481.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique d’un verset ou d’une tradition, avant toute autre forme de déduction légale. Dans le Kitāb al-Umm, maints raisonnements ont ce ce point de départ. Ils peuvent naturellement inclure ce que nous appelons l’analogie juridique. Mais le qiyās ne se réduit pas à celle-ci, pour la simple raison que le mot ma‘nā, employé dans la fameuse définition du § 1481 de la Risāla, englobe un grand nombre de significations, et non seulement la ratio legis du syllogisme juridique. Il correspond d’abord à son sens linguistique, mais il en déborde considérablement, comme nous l’avons dit, parce qu’entre en jeu ici non seulement la démarche d’un linguiste, mais celle d’un légiste. Il inclut le contexte inexprimé, à la fois notionnel et psychologique, dans lequel s’insère le signifié linguistique, c’est-à-dire ici la relation entre le locuteur divin ou prophétique et le fidèle. C’est dans ce cadre plus large, explicite et implicite, que Šāfi‘ī s’en sert pour élaborer sa casuistique. Le ma‘nā est ainsi tout le signifiant que le légiste tire de la Tradition lato sensu : une règle, un principe légal, une idée générale, l’esprit d’un “texte”, la ratio legis… : en somme, l’implicite des données traditionnelles. Il parle d’ailleurs parfois, à propos de celles-ci – l’expression est révélatrice – de leur « contenu global » (ǧamā‘ hāḏā). Il est important de noter que ces diverses significations et implications ne sont pas propres, en général, à Šāfi‘ī, elles sont comme filtrées par diverses autorités interprétatives : la langue arabe, les ahl al-‘ilm, une exégèse ininterrompue qui remonte aux Compagnons. En d’autres termes, les ma‘ānī légaux du corpus ne sont pas propres à notre auteur, ils véhiculent une tradition antérieure. Pour comprendre exactement le degré de maturité atteint par la logique légale chez Šāfi‘ī, il convient d’ajouter qu’il se fait du ma‘nā une conception ensembliste : il contient potentiellement un certain nombre d’unités discrètes que sont des situations, des individus ou des cas qu’il est possible de ranger sous un même ma‘nā. D’un événement nouveau, non prévu explicitement par les “textes”, Šāfi‘ī déclare simplement qu’il « entre » (daḫala) dans le ma‘nā de ceux-ci. Il entend donc, par qiyās ma‘nā, une démarche consistant à subsumer sous un même énoncé tous les cas que la langue autorise. On reconnaît ici la « définition en compréhension » des logiciens. Il emploie fréquemment ce procédé dans le Kitāb al-Umm en dehors de l’analogie légale. Cette représentation lui permet ainsi de raisonner en dehors de la notion d’analogie juridique, sans se rendre compte que, parfois, il raisonne en fait analogiquement. De là vient que le qiyās ma‘nā a été, de manière réductrice et hâtive, assimilé à un syllogisme juridique. Une illustration suffira ici, l’exemple-type de la Risāla : comme il n’y pas de verset ou de hadith prophétique sur la réparation du dommage causé à l’esclave maltraité (§ 1536, § 1568), Šāfi‘ī donne sa propre solution, qu’il appelle qiyās : plutôt que de s’en rapporter au dire d’un Successeur, Sa‘īd b. l-Musayyab (§ 1574, § 1589), il constate que l’esclave partage cinq ma‘ānī avec l’homme libre : il est donc légitime, selon lui, d’appliquer la même justice à l’homme libre et à l’esclave (§ 1597). Cela signifie que dans ces cinq ensembles, au sens des mathématiciens ou des logiciens, on constate l’existence de l’homme libre et de l’esclave. Il est clair que cette conception de l’analogie n’est guère féconde en matière légale, puisqu’on pourrait opposer à notre auteur qu’il ne tient pas compte des autres ma‘ānī par lesquels l’esclave se distingue précisément de l’homme libre. Elle est d’autant plus maladroite qu’elle converge vers ce qu’il considère comme une analogie vague, de statut cognitif inférieur : le qiyās šabah. Il entend par là une simple « ressemblance » entre deux situations. En effet, le 445
Chapitre VIII ma‘nā a un sens tellement large qu’il peut englober des situations fort dissemblables. Ainsi entre quelqu’un qui, en pèlerinage, détruit accidentellement un œuf d’autruche, et l’auteur d’un homicide involontaire, Šāfi‘ī dit que le ma‘nā commun est le dommage involontaire. Dans l’expiation qui est due, il voit un même ma‘nā, la réparation d’un ḥaqq, d’un dû de Dieu 197. De là vient qu’il pratique aussi l’analogie d’un rite à l’autre (la ṣalāt et le ḥaǧǧ par exemple), qu’il rapproche le li‘ān et… l’ablution rituelle au nom du taḫṣīṣ, ou qu’il calque le partage du fa’y sur celui d’un héritage 198. Il reconnaît toutefois que cette analogie entre rites est délicate à utiliser et est parfois trompeuse. Le qiyās ma‘nā n’a donc rien de fondamentalement différent d’un qiyās šabah : lorsqu’il est douteux, Šāfi‘ī lui impose d’être justifié par d’autres dalālāt (Coran, Sunna, iǧmā‘) 199. L’istidlāl est donc bien le principe axial de sa logique légale. D’une manière générale, les ma‘ānī ainsi conçus apportent à Šāfi‘ī les matériaux de base, points d’appui de son argumentation qu’il appelle maintenant son ma‘qūl. Là s’observe donc une démarche véritablement inductive. Mais il considère celle-ci – confirmant ainsi que la logique s’identifie dans son esprit à l’istidlāl – comme une dalāla au même titre que les autres, une des informations apportées par le bayān. En effet, il tire des traditions et des “textes” en général, donc du cadre bayānī, des règles et des principes généraux qui lui permettent de résoudre des problèmes nouveaux. La combinaison de ces éléments aboutit à des constructions élaborées qui montrent le degré de maturité de sa doctrine, et ce trait avait déjà été reconnu par Schacht. Certains principes sont assez généraux pour servir dans les ‘ibādāt comme dans les mu‘āmalāt. Quelquefois, ce peut être aussi l’usage, le ‘amal 200. Cette logique se voit particulièrement bien, par exemple, dans le Kitāb ğirāḥ al-‘amd, où le ma‘qūl donne toute sa mesure une fois que notre auteur ne peut plus exploiter directement le Coran et les traditions (Umm, VI, p. 15 sqq.). Toutefois, Šāfi‘ī a conscience que des raisonnements différents peuvent être conduits et aboutir ainsi à un iḫtilāf licite 201. Tout ce qui, enfin, est l’appréciation personnelle de Šāfi‘ī, sans qu’il puisse s’appuyer sur des dalālāt et donc un raisonnement, est pour lui un ra’y, qui n’est légitime qu’à ce stade de sa méthode. Nous avons vu qu’y dominent le scrupule, une exigence morale, un au-delà de la Loi dans le sens d’un accomplissement de ce qu’elle ne peut exiger, mais seulement recommander. Ainsi, contrairement aux apparences, son ra’y ne s’affranchit pas réellement du cadre bayānī. Il peut même être dit doublement conditionné par le bayān, en ce qu’il lui est logiquement postérieur et guidé par son
197. Umm, VI, p. 5-7. 198. Umm, VI, p. 147. 199. Une illustration figure dans la Risāla. Šāfi‘ī reconnaît, au § 1400, que l’équivalent en valeur de l’animal tué par le pèlerin muḥrim est un qiyās admissible, mais seulement comme pis-aller. Or, au § 118, il parlait d’un qiyās fondé sur la taille. Il faut en conclure que seul ce dernier est un qiyās-ma‘nā et que le précédent est un qiyās šabah, alors qu’il est, juridiquement parlant, une analogie véritable. Šāfi‘ī emploie d’ailleurs à son propos la formulation de l’analogie juridique (qiyāsan ‘alā mā kāna mamnū‘an li-insān faatlafa-hu insān). L’autre qiyās, celui du § 118, relève donc simplement de l’exégèse. 200. Umm, VI, 149, l. 2-3 : un vol commis dans une tente ouverte, non gardée, ne peut donner lieu à l’application de la peine légale, parce que « les gens ne considèrent pas que c’est un lieu sûr » (li-anna l-‘āmmata la tarā-hā ḥirzan). 201. Risāla, § 1672.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique esprit. On doit regarder comme une sorte de catégorie intermédiaire, trahissant une immaturité de sa pensée, le cas des solutions légales où la relation avec le Coran est purement référentielle. On voit combien le jugement selon lequel Šāfi‘ī aurait « fait la synthèse entre le ra’y et le Hadith », entre l’école d’Irak et l’école de Médine, est schématique et approximatif. Mais portons notre attention, après cette digression, sur ces versets absents du muṣḥaf dont le passage atteste l’existence. La manière dont Šāfi‘ī conduit son argumentation montre qu’ils sont à la base de sa solution légale : le hadith de ‘Ā’iša est cité en premier et il n’est littéralement confirmé que par une seule des traditions qui suivent ; lorsqu’il s’agit de défendre sa position, ou de l’expliquer, Šāfi‘ī fait explicitement référence à ce hadith sans rien omettre de tous ses éléments 202. C’est donc qu’il admettait sans difficulté la réalité de tels versets inexistants dans la compilation régulière, celle-là même dont il se sert pour sa doctrine. Il est à peine besoin de souligner l’importance de la conclusion immédiate qui en découle : la Révélation reçue par le Prophète déborde les limites du textus receptus du Coran, elle est « descente » avant d’être un « livre » 203. Non que Šāfi‘ī ait douté de l’intégrité d’une telle compilation, ni qu’elle n’ait été dans son esprit conforme aux vœux du Prophète : il refuse de parler, nous l’avons vu, d’un « oubli » des révélations, il utilise pour sa doctrine une variante régulière de la vulgate coranique et ne soulève aucune discussion à son propos. Pareille supposition serait incompatible avec la représentation qu’il se fait de Muḥammad, nous le verrons bientôt. Le fait implique simplement une position théologique sous-jacente : une distinction consciente entre la Révélation et sa forme écrite, entre l’attribut de la Parole divine, ce que le Prophète en communiqua et ce qu’il lui agréa d’en laisser à la communauté. Une information historique dont nous avons parlé 204 recoupe cette conclusion : d’après Ibn al-Ǧazarī la tradition récitante mecquoise distinguait la Révélation globale (Qurān) et sa récitation (qur’ān, avec une hamza médiane). Cette variante, qui comporte un changement de racine 205, n’aurait donc pas été la sienne, mais viendrait des lecteurs et maîtres de son milieu. Elle leur
202. Umm, V, p. 27, l. 11 : « nous avons seulement adopté les cinq tétées parce que l’information venait du Prophète dans le dire de ‘Ā’iša, selon lequel elles étaient dirimantes et qu’elles figuraient dans le Coran » (innamā aḫaḏnā bi-ḫamsi raḍa‘āt ‘an al-nabī bi-ḥikāyat ‘Ā’iša, anna-hunna yaḥrimna wa anna-hunna fī l-Qur’ān) ; l. 21, à l’objection fictive, Šāfi‘ī oppose là encore en premier lieu le dire de ‘Ā’iša. 203. Que le Livre n’ait pas comporté l’ensemble des communications divines était aussi admis par des autorités aussi orthodoxes que Ṭabarī (cf. J. BURTON, « The Interpretation of Q 87, 6-7 », art. cité, p. 12, n. 31), ou encore Suyūṭī : dans l’Itqān fī ‘ulūm al-Qur’ān, les chapitres sur l’histoire de la compilation coranique montrent qu’il ajoute des traditions litigieuses à celles que reproduit le Burhān fī ‘ulūm al-Qur’ān de son maître Zarkašī, ouvrage dont il s’inspire largement et qu’il prend pour modèle. Il faut en conclure que, pour ces auteurs, le Prophète lui-même procéda au tri de ce qui devait ou ne devait pas figurer dans un textus receptus à l’usage de la communauté. ― Sur les traditions qui rapportent que le muṣḥaf ne contient pas l’intégralité des révélations, cf. J.BURTON, Sources, op. cit., p. 46-55. 204. Chapitre VII, § I, 1 in fine. 205. La signification de Qurān reste à préciser : si elle n’est pas un simple accident affectant la ḥamza, il faut rattacher le mot à la racine q-r-n, qui traduit l’idée de jonction ou concomitance entre deux choses : Qurān ferait référence à un lien intime entre l’homme et la Révélation.
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Chapitre VIII servait peut-être à défendre l’incréation du Coran 206. Retenons-en seulement, pour rester dans notre sujet, que Šāfi‘ī faisait intervenir une conception de la Révélation dans sa théorie de l’abrogation. Elle implique, d’autre part, qu’il admettait, conformément à la tradition de l’école šāfi‘ite, l’existence de deux des trois modes classiques de l’abrogation puisque nous sommes ici en présence d’une « suppression du texte avec maintien de la prescription » (nasḫ al-tilāwa dūna l-ḥukm). Mais avant d’en examiner d’autres conséquences, venons-en à son traitement du deuxième cas de ce genre : celui de la peine de lapidation, qui ne figure pas elle non plus dans le muṣḥaf. La question fait l’objet de plusieurs développements dans le corpus, les passages se répondent les uns aux autres de manière cohérente 207. Šāfi‘ī lui applique le carré abrogationniste. L’idée fondamentale est celle d’une apparition des ḥudūd à un moment précis du processus de la Révélation, avec application du principe chronologique vu plus haut. La question de l’inscription des ḥudūd dans le muṣḥaf est là encore, comme dans le cas précédent, secondaire. Avant les ḥudūd, explique-t-il, seules existaient en ce bas monde des punitions (al-‘uqūbāt) pour les péchés, et le Prophète en confirma le bien-fondé. Puis elles furent remplacées par les ḥudūd révélés (Umm, IX, p. 533, l. 6 : kānāt al-‘uqūbāt qabla an yanzil al-ḥadd, ṯumma nazalat al-ḥudūd wa nusiḫat al-‘uqūbāt ; Umm, VI, p. 134, l. 10 : hāḏā qabla nuzūl al-ḥudūd). Šāfi‘ī cite ensuite (Umm, IX, l. 7-9) un hadith du Prophète qui date de l’époque des ‘uqūbāt 208 (c’est donc S1 ; les versets correspondants (Q1) sont : Cor. IV, 15 (l. 10), qui parle de réclusion domiciliaire pour la femme coupable d’adultère et d’une « voie » (sabīl) qui lui sera ménagée par Dieu, sans plus de précision ; et Cor. IV, 16, qui prescrit d’infliger des « souffrances » aux hommes coupables) 209. In Umm, VII, p. 83, l. 15, il confirme que Cor. IV, 15 est abrogé par Cor. XXIV, 2. Que la lapidation, l’un des ḥudūd, ait été révélée seulement ensuite, résulte de plusieurs dalālāt : il y a tout d’abord cette tradition de ‘Umar [homologue, par conséquent du hadith de ‘Ā’iša relatif aux tétées], qui fait état d’un verset, absent du muṣḥaf canonique, la prévoyant explicitement, sans toutefois préciser l’“état civil” des intéressés : al-šayḫ wa l-šayḫa, iḏā zanayā, fa-rǧumū-humā l-battata. Cette tradition, Šāfi‘ī la tient de Mālik, et elle figure, avec le verset litigieux, dans le Muwaṭṭa’ 210.
206. Si la Parole divine n’est pas tout entière dans le muṣḥaf, le débat ne porte plus uniquement sur le texte de celui-ci, et la question âprement disputée perd en grande partie de sa raison d’être : l’Attribut divin ne se confond pas avec sa réalisation verbale dans un individu. Ce milieu avait sans doute à l’esprit, sans la nommer, la distinction platonicienne entre la forme (eidos) et l’apparence sensible (morphè) : la Parole céleste devient séparable de sa réalisation terrestre, de sa “descente” concomitante dans la personne du Prophète. C’est peut-être parce que le concept, pas plus que son avatar aristotélicien (morphè-hylè) n’était pas encore entré à cette époque dans le kalām que la polémique eut les conséquences tragiques que l’on connaît. 207. Les textes essentiels sont, outre la Risāla, Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 533-534 (chapitre : bāb al‘uqūbāt fī l-ma‘āṣī) ; Umm, VII, p. 83 (kitāb al-aqḍiya, chapitre : mā ǧā’a fī qawl Allāh : wa llātī ya’tīna l-fāḥiša…) et Umm, VI, p. 133-134 (kitāb al-ḥudūd, chapitre : bāb al-nafy wa l-i‘tirāf bi-l-zinā). Les passages correspondants de la Risāla et d’Iḫtilāf ‘Alī wa Ibn Mas‘ūd (Umm, VII, p. 180-181) ayant été analysés par Burton, nous donnons ici les autres informations du corpus. 208. Šāfi‘ī dit tenir ce hadith de Mālik. Il figure en effet dans le Muwaṭṭa’, op. cit., livre IX (kitāb qaṣr al-ṣalāt), chapitre XXIII, trad. n° 4 (403). 209. Il précise en Umm, VII, p. 82, l. 23, qu’un consensus des ahl al-‘ilm s’est établi pour expliquer que fāḥiša (in Cor. IV, 15) signifie l’adultère (al-zinā). 210. MĀLIK B. ANAS, al-Muwaṭṭa’, op. cit., livre XLI (kitāb al-ḥudūd), chapitre 1, tradition n° 10 (= 1560)
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Šāfi‘ī et la figure prophétique Elle a sa traduction dans la Sunna (S2) : le Prophète fit lapider Mā‘iz lorsqu’il eut confessé son péché, ainsi que l’épouse d’Unays al-Aslamī. D’autre part, dans une tradition transmise par Mālik, mais aussi Sufyān b. ‘Uyayna, le Prophète jugeant « d’après le Livre de Dieu », fit flageller et exiler un jeune homme fornicateur (Umm, IX, p. 533, l. 19-20) et l’épouse coupable fut lapidée. Cette sunna (S2) est conforme au hadith de ‘Ubāda (l. 26) 211, qui stipule l’abrogation de la « réclusion » et des « souffrances » (l. 29 ; donc S2 elle aussi), dont parlaient les versets Q1. Or (Umm, VII, p. 83, l. 21) ‘Ubāda précisa : « on les condamnait à la réclusion jusqu’à ce que fût révélé le verset des ḥudūd ». Ce ḥadith et cette explication comportent, selon Šāfi‘ī, l’indication clé, d’ordre chronologique, qui lui permet de répondre aux objecteurs et d’établir le carré abrogationniste (Umm, VII, l. 23). Les ḥudūd correspondants figurent en Cor. XXIV, 2 et IV, 25 (Umm, IX, p. 533, l. 12, l. 23) : ce sont donc les versets Q2 du carré. On notera une fois encore le rôle décisif de Sufyān à propos du ḥadith de Mālik : Sufyān « fut interrogé et compléta » (Umm, IX, p. 533, l. 19 : wa zāda, wa su’ila, anna…). Il se greffe toutefois sur le carré un élément supplémentaire qui, sans le remettre en cause, montre que la situation est en fait plus complexe : dans le hadith de ‘Ubāda, il est question d’une double peine (flagellation et lapidation) qui sera transformée en un châtiment unique, la lapidation étant maintenue (Umm, IX, p. 533, deux dernières lignes ; Umm, VII, p. 83, pén.). Il y a donc eu trois phases : ‘uqūbāt ; révélation des ḥudūd qui les abrogent ; enfin abrogation partielle de celles-ci. Cette abrogation dans l’abrogation, Šāfi‘ī l’interprète comme un « allègement ». La phase intermédiaire n’a toutefois laissé aucune trace, là non plus, dans le texte coranique : seul en témoigne un hadith prophétique, celui de ‘Ubāda. Ce détail montre la progression de la législation divine en matière de peines ; il prouve aussi que l’Écriture est loin de contenir toute la loi diachronique apportée par le Prophète : il y manque le verset de la lapidation et la double peine intermédiaire ; d’autre part, Q1 et Q2 ne concernent que certaines des quatre catégories légales concernées, alors que trois autres sont “couvertes” par la Sunna : célibataires, individus mariés, personnes libres. Malgré cette accumulation de lacunes, Šāfi‘ī – et c’est là le point essentiel pour cette section – ne délaisse à aucun moment le Coran, ni ne le fait abroger par la Sunna, pourtant plus complète. Ce point mérite qu’on s’y arrête.
L’argument essentiel qui inspire sa solution et tient la première place est donc là encore, à côté de la Sunna, ou plutôt “en synergie” avec elle, le Coran. Plus exactement, la Révélation : jugeant d’après le « Livre de Dieu », le Prophète inflige trois peines distinctes : bannissement, flagellation, lapidation, dont certaines ne figurent pas dans le muṣḥaf, qui ne parle pas non plus de leur cumul. D’autre part, les versets abrogatifs de la vulgate concernant les personnes libres n’envisagent que la fornication, non l’adultère. La Révélation qu’applique le Prophète est donc plus complète que le texte définitif. Or c’est la Parole divine, non le Livre, qui tient encore le rôle-clé dans le raisonnement de Šāfi‘ī. Elle revient de manière récurrente dans la discussion, et la
211. Šāfi‘ī tient cette tradition de ‘Abd al-Wahhāb al-Ṯaqafī, puis viennent les noms de Yūnus [b. ‘Ubayd], Ḥasan et enfin ‘Ubāda. À ce propos, Umm, VII, p. 83, l. 23 contient une information intéressante : dans le livre de Šāfi‘ī, un maillon manque dans la chaîne des rapporteurs, mais il le restitue de mémoire : c’est un certain Ḥiṭān al-Riqāšī. On voit ici très nettement la complémentarité entre l’écriture et l’oralité dans l’enseignement de l’époque. D’autre part, il donne le critère qui lui permet d’authentifier ce hadith : il le connaît par d’autres spécialistes, d’après un homme de confiance qui le tenait aussi de Ḥasan (wa qad ḥaddaṯanī-hi ġayru wāḥid min ahl al-‘ilm ‘an al-ṯiqa ‘an al-Ḥasan‘an ‘Ubāda).
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Chapitre VIII structure des passages montre que Šāfi‘ī, comme dans l’exemple précédent, s’en sert comme point de départ 212. Quant aux traditions, le seul hadith cité in extenso dans les différents passages est celui de ‘Ubāda, non les autres : il est lié organiquement, en effet, à la sentence rendue par le Prophète au nom du « Livre de Dieu ». On peut donc affirmer que Šāfi‘ī ne doutait pas de l’existence éphémère de ces versets dans la récitation primitive 213. Le débat est tout à fait parallèle, sous ce rapport, au précédent relatif à l’allaitement : l’information décisive – parce qu’elle mentionne le rôle de la Révélation – réside dans un hadith rapporté conjointement par Mālik et Sufyān, que celui-ci commente dans les deux cas. Une autre preuve réside dans le vocabulaire de Šāfi‘ī : les ḥudūd, expliquet-il, ont été révélés (racine n-z-l, idée de descente du ciel vers la terre), mais seule la Sunna les manifeste intégralement : or il est impossible de parler pour elle de « descente » (nuzūl) 214, la notion étant réservée à la Parole divine. Les communications divines correspondant aux ḥudūd figurent donc dans un Coran autre que le muṣḥaf. Il y a rien là, au fond, qui soit de nature à nous étonner : nous avons vu précédemment le primat du Coran dans la doctrine et son architecture, le bayān : le niveau supérieur est celui du bayān exclusivement scripturaire. Nous pouvons maintenant préciser : cette place, Šāfi‘ī la reconnaît à la Révélation tout entière, qu’elle soit dans le muṣḥaf ou non. Le présent cas de figure nous permet même d’aller plus loin. Des révélations peuvent n’avoir laissé aucune trace écrite, comme cette phase transitoire des doubles ḥudūd applicables aux époux adultères, insérée entre les ‘uqūbāt et la peine unique (soit flagellation, soit lapidation), sans qu’il soit question d’oubli, comme nous l’avons dit plus haut : le Prophète en a dévoilé l’existence, qui n’est parvenue à notre connais-
212. En Umm, VI, la discussion est incomplète, car elle porte sur un autre sujet. Néanmoins, Šāfi‘ī commence par citer intégralement l’arbitrage prophétique « selon le Livre de Dieu », puis ajoute : bi-hāḏā qulnā wa fī-hi l-ḥuǧǧa fī an yurǧam man i‘tarafa. Après avoir réfuté une objection, il reprend le thème qui nous occupe en le résumant (p. 134, l. 8 sqq.) : Cor. IV, 15 est abrogé, viennent le hadith de ‘Ubāda qui marque la deuxième étape, puis le dire de ‘Umar sur l’āyat al-raǧm, enfin les sentences de lapidation prononcées par les premiers califes. — Dans l’écrit intitulé Iḫtilāf ‘Alī wa Ibn Mas‘ūd, la discussion est absente. Šāfi‘ī commence par rappeler que ‘Alī fit appliquer les peines légales. Il est très significatif que vienne ensuite, sans transition, l’information qu’il doit à Mālik sur l’arbitrage prophétique « selon le Livre de Dieu ». Il n’ajoute rien d’autre et passe à un autre sujet. — En Umm, IX, les traditions mentionnées servent de commentaire aux versets ; après l’étape des ‘uqūbāt, Šāfi‘ī passe aux ḥudūd et commence par citer l’āyat al-raǧm puis, immédiatement, la tradition où le Prophète juge selon le « Livre de Dieu » ; viennent alors les autres traditions ; enfin, Šāfi‘ī répond à la même objection chronologique qu’en Umm, VII. — Dans la Risāla, le premier examen de la question sert à montrer que l’abrogation, dans le muṣḥaf, doit prendre pour guide la Sunna : aussi Šāfi‘ī ne cite-t-il que Cor. IV, 15 et IV, 25, et la tradition chronologique de ‘Ubāda (§ 375-386) ; dans le second traitement (§ 682-695), il s’agit cette fois d’harmoniser des traditions, et Šāfi‘ī mentionne l’arbitrage du Prophète. 213. Il semble bien qu’il en soit de même pour Abū ‘Ubayd qui parle, pour l’āyat al-raǧm, d’« exégèse de ce qui se trouve dans l’exemplaire du Coran » (ta’wīl mā bayna al-lawḥatayn, mufassiratan li-l-Qur’ān : cité par Chr. MELCHERT, « Qur’anic Abrogation », article cité, note 31). De là sans doute qu’Abū ‘Ubayd ne se serve pas de l’autorité de la Sunna, ainsi que le remarque l’auteur. Comme Šāfi‘ī sans doute, mais de manière moins élaborée, il se contente de la Révélation. 214. En Umm, VI, p. 83, l. 26, Šāfi‘ī parle toutefois, à propos de Cor. IV, 15-16, de ḥadd al-zāniyīn et d’awwal mā ḥadda llāhu bi-hi a- zāniyīn. Le raisonnement est le même, mais Šāfi‘ī n’emploie pas le mot de ‘uqūba ; de ce fait, le vocabulaire est encore mal fixé, à moins que ce ne soit le fait des disciples. Iḫtilāf al-ḥadiṯ, plus tardif (cf. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 330), est plus rigoureux dans la terminologie.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique sance que grâce à de rares témoignages, comme celui du Compagnon ‘Ubāda. Il faut en conclure que Šāfi‘ī admettait un troisième mode d’abrogation : le nasḫ al-tilāwa ma‘a l-ḥukm 215. C’est cette représentation élargie du waḥy qui permet à Šāfi‘ī d’affirmer, avec une sereine assurance, que le Livre ne contredit jamais la Sunna, et de sauvegarder ainsi son carré abrogationniste, où chaque niveau opère en lui-même : à ceux qui, jugeant que la Sunna est parfois en porte-à-faux avec le Coran, seraient tentés de faire abroger une source par l’autre, il répond implicitement que la Révélation n’ayant jamais manqué au Prophète, il est toujours possible de faire correspondre au moins une sunna à un verset. C’est parce que celui-ci peut faire défaut dans le muṣḥaf qu’on est conduit, – par ignorance sous-entend-il, notamment des traditions prophétiques – à déconstruire le carré : mettre en correspondance des sunna-s avec des versets qui les contredisent (par exemple S1 avec Q2) et n’avoir d’autre ressource, pour sortir de cette contradiction, que de faire abroger une source par une autre. Mais remarquons que l’objection, en réalité, garde toute sa valeur, même en maintenant l’intégrité du schéma et les quatre pôles qui le constituent : on pourrait penser que S2, au fond, rendant caduque Q1, l’abroge dans tous les cas. C’est ici que la conception théologique de l’abrogation chez notre auteur joue tout son rôle : si Šāfi‘ī refuse cette éventualité, qui est pourtant impliquée dans son concept de bayān 216, c’est parce qu’il ne conçoit pas le nāsiḫ wa l-mansūḫ du seul point de vue légal, qui met uniquement en jeu un principe chronologique et permet de le visualiser sous une forme géométrique commode. Supposer que S2 abroge Q1, c’est prétendre que le Prophète désobéit à la Révélation. L’éventualité est naturellement impossible, voire scandaleuse pour Šāfi‘ī, d’où sa véhémence à répéter, dans la Risāla, la non-abrogation mutuelle des deux sources. La Sunna, rappellet-il, suit (taba‘) le Coran : le Prophète se conforme donc en permanence à celui-ci 217. C’est cette vérité qu’il convient de toujours garder à l’esprit en matière d’abrogation, à savoir une perspective synchronique, non diachronique : autrement dit, respecter l’essence de la Révélation, se replacer par la pensée à son époque, s’en faire le spectateur à la manière d’un Compagnon : alors, Sunna et Coran apparaissent un et l’incompatibilité envisagée disparaît : elle n’est qu’une vue rétrospective de l’esprit qui, cessant d’être aux côtés du Prophète, sépare sa conduite de l’esprit qui l’inspire, oppose arbitrairement un présent à un passé révolu, alors que l’un comme l’autre est infailliblement guidé par Dieu. Ici apparaît en pleine lumière la profonde attitude fidéiste de Šāfi‘ī que nous lui connaissons. La simple logique légale de l’abrogation devient un manque de fidélité, un début de désobéissance à l’égard de l’Envoyé. Revécue dans sa réalité existentielle et mystique, à savoir une Révélation en acte, reflet, manifestation du Verbe
215. Nous sommes ici en désaccord avec Burton qui affirme que Šāfi‘ī n’aurait admis que deux des trois modes d’abrogation, non le nasḫ al-tilāwa dūna l-ḥukm (J. BURTON, Abū ‘Ubaid, op. cit., p. 27, p. 40). 216. Cf. l’expression relevée au chapitre VII, note 17 : mutaqāribat al-istiwā’ pour qualifier les niveaux du bayān. Si le Coran et la Sunna sont bayān, rien n’empêche celle-ci d’abroger le bayān coranique. 217. Risāla, § 613 ; pour les autres références, cf. chap. VII, § I-1. Ce qui est implicite dans la Risāla devient explicite ailleurs (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 484, l. 2 sqq) : la Sunna ne peut abroger le Coran, parce qu’elle en est le bayān, et que Muḥammad est un guide. Réduite à traduire explicitement le Coran, elle le « suit », elle ne peut donc aucunement l’abroger.
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Chapitre VIII à travers une parole humaine et un être hic et nunc – nous sommes ici assez proches de l’incarnation d’un Logos dans une créature –, l’expérience prophétique est faussée par la perspective d’une mission conçue comme un processus étalé dans le temps, qui détache artificiellement la Sunna de sa source et la fait apparaître comme en conflit avec le Coran. De ce point de vue, même le carré qu’il prend soin de reconstruire est trompeur : les lignes qui le constituent sont à considérer comme non seulement parallèles mais aussi confondues, ce qui empêche de placer une sunna sous un verset avec lequel elle ne fut pas chronologiquement associée. Il faudrait lui préférer une sorte de ligne en pointillé ou chaque point représenterait à la fois verset coranique et sunna. Il n’y a pas à supposer deux types d’abrogation, il n’est nécessaire de les distinguer que pour les nécessités pratiques de la science légale. Il est clair que Šāfi‘ī fait de la condition prophétique une réalité où la distinction à l’origine du Coran et de la Sunna ne doit être maintenue que sous un certain angle. Ses vues sur le nāsiḫ wa l-mansūḫ nous font ainsi découvrir une autre dimension de sa doctrine légale : un phénomène psychologique unique anime le Prophète, accompagne et guide son existence, et de ce fait confère à celle-ci une autorité légiférante. Le Livre et la Sunna en sont les deux faces indissociables et c’est pourquoi il leur donne, du point de vue légal, un même nom : le bayān. Nous avons vu qu’il fallait le comprendre comme « communication des desseins divins » ; nous voyons à présent qu’il est un volet d’une théologie mystique. Si la Sunna est pour l’auteur de la Risāla un bayān, au même titre que le Coran, et si elle seule est susceptible de l’éclairer, voire de se substituer à lui lorsqu’il fait défaut, c’est qu’elle participe, en quelque manière, de la Révélation. On ne pourrait comprendre autrement l’existence du bayān IV qui octroie au Prophète, nous l’avons vu, un privilège légiférant en dehors du Coran, et notamment le droit de signifier des interdictions qui n’y figurent pas. Il est d’ailleurs probable que c’est la méditation des hadiths prophétiques de ce genre qui est à l’origine, chez Šāfi‘ī et les milieux traditionnistes, de cette conception élargie de la Révélation. Tel est l’argument qu’il oppose implicitement à ses détracteurs et qui rend impossible – nous comprenons à présent pourquoi – l’abrogation mutuelle des deux sources. L’unité du phénomène exclut tout dédoublement, toute scission qui, à l’intérieur du Prophète pourrait le faire agir contre la voix qui parle en lui, amener une incohérence dans l’unité de son être. L’essentiel, dans ce détour par l’abrogation, est de nous conduire à l’idée que, dans l’esprit de Šāfi‘ī, la Sunna n’est pas séparable d’un même phénomène, le waḥy, qu’il conçoit plus large que l’Écriture. Mais une autre difficulté se présente immédiatement : si l’expérience intérieure du Prophète est une, si la Sunna participe de quelque manière de la Révélation, la réponse de Šāfi‘ī à ses détracteurs menace de se retourner contre lui ; elle revient à supposer, puisque la Révélation peut être abrogée par elle-même, qu’elle le soit par la Sunna. Nous sommes donc conduit à postuler une deuxième implication théologique dans sa théorie : introduire une différence ontologique entre les deux paroles, plus exactement l’existence de niveaux à l’intérieur du waḥy, faire de la Sunna non point une révélation au sens strict, mais une inspiration. Dès lors, son postulat selon lequel « le semblable abroge le semblable » découvre sa véritable signification : la parole du Prophète, même qualifiée d’inspirée, reste une parole humaine, elle ne saurait annuler la Parole divine. Et si Dieu qui, du fait de cette hiérarchie intérieure 452
Šāfi‘ī et la figure prophétique au Logos, peut abroger le discours du Prophète, ne le fait point, ce n’est pas, cette fois, en raison d’une impossibilité dans sa Toute-puissance, mais pour laisser à la Sunna sa fonction de lien actualisateur, substantiel, entre Sa Parole et celle du Prophète qui, venant « à sa suite », la prolonge. Les implications de la théorie šāfi‘ienne de l’abrogation montrent que sa réponse à la thèse contradictoire, celle d’une abrogation mutuelle des sources, apparaît plus complexe, constituée de deux arguments : la Sunna, inspirée, ne peut abroger le Coran révélé parce qu’elle est d’un autre niveau ; le Coran ne peut abroger la Sunna parce qu’il se réalise en ce monde à travers elle, au moyen d’une créature humaine, le Prophète, qui l’assume dans sa condition socio-historique. Šāfi‘ī ne nous dit rien de plus, hélas, sur cette théorie de la Révélation qu’il laisse deviner. Sans doute entendait-il signifier, par inspiration, que la pensée prophétique était guidée par la Parole divine, précision qui n’est pas dépourvue d’intérêt, puisqu’elle revient à in-former l’esprit de L’Envoyé, à suspendre en lui tout mouvement intellectuel propre. Sans pouvoir aller plus loin, nous en déduisons la conséquence, l’origine ultime de la Loi, donc du fiqh pour Šāfi‘ī, et certainement plusieurs de ses maîtres, notamment des traditionnistes comme Sufyān b. ‘Uyayna : tout comportement du Prophète a vocation à servir de norme individuelle, voire sociale. Ce principe est au cœur de tout le système : la doctrine de Šāfi‘ī en découle mécaniquement, ainsi que le cadre théorique où il s’efforce de l’y insérer, le bayān et l’istidlāl. Observons ici – dans la mesure où la théologie de notre auteur reflète celle du sunnisme primitif – que les divisions classiques entre une parole révélée (le Coran), un dire inspiré (le Hadith qudsī) et des propos ordinaires (les hadiths) nous semblent la simplification abusive d’un problème plus complexe, celui de l’inspiration en islam. D’une importance fondamentale pour toute théologie monothéiste comme pour le dialogue inter-religieux, il mériterait une enquête approfondie. En résumé, la théorie originale de Šāfi‘ī en matière d’abrogation le fait parler non seulement en légiste, mais en théologien. Nous pouvons dès lors préciser davantage. Nous l’avons vu ranger l’abrogation dans l’exégèse plutôt que dans la Loi proprement dite 218. Nous le vérifions à présent dans ce “bon usage” qu’il entend faire prévaloir, cette norme qu’il nous signifie en matière de nāsiḫ wa l-mansūḫ : affirmer que le Coran abroge le Coran et que la Sunna abroge la Sunna, c’est tendre à réduire l’abrogation à la critique textuelle, la renvoyer soit aux exégètes du Coran, soit aux traditionnistes, en soustraire un peu plus l’outil aux fuqahā’ qui, par définition, s’occupent de l’interaction entre les deux sources. De ce côté, là encore, le fiqh renforce ses attaches, chez notre auteur, avec la théologie morale. Paradoxalement, bien que d’essence non légale et de ce fait capable de faire école au-delà de ses disciples en fiqh, la théorie šāfi‘ienne ne parvint pas à s’imposer : elle resta intérieure à l’école šāfi‘ite. C’est le point de vue opposé qui, autorisant la Sunna à abroger le Coran, prévaudra ensuite chez une majorité de fuqahā’, toutes écoles confondues 219. Il conviendrait de rechercher pourquoi Šāfi‘ī ne sut convaincre ses
218. Cf. Chapitre V, § III-1. 219. M.H. KAMALI, Principles, op. cit., p. 160 ; J. BURTON, Collection of the Qur’ān, op. cit., p. 55. Pour les exemples auxquels nous faisons ici allusion, cf. ID., Sources of Islamic Law, op. cit., p. 136-158.
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Chapitre VIII contemporains. Quoi qu’il en soit, son échec est de nature à relativiser son intervention prétendument décisive pour imposer la Sunna comme deuxième autorité légiférante immédiatement après le Coran. Le carré abrogationniste est organiquement dépendant du rôle herméneutique que son inventeur fait jouer à la Sunna par rapport au Coran : il est sa traduction dans une question exégétique particulière, l’harmonisation des sources. Reconnaître ce rôle à la Sunna, c’est accepter le carré abrogationniste. Quittant le terrain théologique, nous traduirons à présent cette conclusion dans la problématique de la section précédente. Elle signifie que l’opinion du Prophète est plus qu’un simple ra’y, qu’elle n’est, comme le dit expressément Šāfi‘ī, semblable à aucune autre 220. Qu’est-ce qui pourrait en effet, dans le cas contraire, garantir que Muḥammad est le porte-parole et l’interprète par excellence de la Révélation ? D’où procéderait son autorité en la matière si des avis différents avaient la même valeur ? N’est-ce pas, d’autre part, cette même parole prophétique qui est apte à distinguer ce qui, en son for intérieur, est Révélation divine de ce qui ne l’est pas ? Il faut donc qu’elle puise à la même source d’infaillibilité que le Coran, qu’elle ait quelque chose d’inspiré : elle participe, comme l’Écriture, d’une même Volonté divine ; c’est à ce titre seulement, et parce que celle-ci est une, qu’ils ne peuvent se contredire. Observons aussi que cette théorie de la Révélation résout toutes les difficultés liées à l’éventuel oubli, par le Prophète, de certaines communications divines, lève les doutes sur l’intégrité du muṣḥaf 221. Šāfi‘ī laisse entendre, dans sa discussion sur l’abrogation, qu’en l’absence du Coran la parole du Prophète est infaillible 222, comme le courant B envisagé plus haut. Que maintenant un développement graduel s’observe dans la Révélation, qu’elle en vienne à remplacer certaines prescriptions par d’autres, et la Sunna suivra strictement cette évolution, elle la reflétera immanquablement. Pour sauvegarder toutefois la nécessité légale du principe d’abrogation qui, nous l’avons vu, est contenu dans l’idée d’une mission qui se déploie dans le temps, Šāfi‘ī pose que le « semblable ne peut être abrogé que par le semblable » 223, que chaque source formelle possède son niveau d’inspiration distinct. Ainsi, la théorie šāfi‘ienne du nāsiḫ wa l-mansūḫ ne se comprend qu’à la lumière d’une réflexion implicite sur une typologie de la révélation. Elle explique que les deux modèles, bayān et nasḫ, soient souvent exposées ensemble dans le écrits théoriques de Šāfi‘ī 224. Une telle conception de l’abrogation est à ce point
220. Risāla, § 326 (al-sunna ... lā šibha la-hā min qawl ḫalq min ḫalq Allāh). 221. Constamment inspiré, le Prophète put laisser, à sa mort, le choix divinement arrêté des révélations destinées à constituer le livre sacré de sa communauté. Cette initiative prophétique compte par excellence, au yeux de celle-ci, comme sunna. Elle semble avoir laissé quelque trace historique : les sources laissent entendre qu’il “auditionnait” les Compagnons et qu’il intervint dans la mise par écrit des versets. Très imprécis, ces témoignages doivent bien correspondre à quelque réalité, d’autant qu’ils sont aussi un argument en faveur de la contingence du livre (cf. par ex. A.L. de PRÉMARE, Les Fondations de l’islam, p. 308 et suivantes). La représentation musulmane du Prophète n’en fait pas le simple médium passif d’un message céleste. 222. Risāla, § 319 : ǧa‘ala li-rasūl Allāh an yaqūla min tilqā’ nafsi-hi bi-tawfīqi-hi fi-mā lam yunzil bihi kitāban. C’est là l’opinion d’un exégète, mais Šāfi‘ī dit de l’interprétation plus restreinte (§ 320) qu’elle revient à la précédente (yušbihu mā qīla). 223. Risāla, § 326 224. Outre la Risāla, mentionnons Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 483, dernière l. sqq ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 48-52.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique redevable à celle du bayān, qu’il s’agit en somme de deux aspects uṣūlī-s d’une même position théologique, plus précisément prophétologique. IV. L’inspiration du Prophète à la lumière du corpus Tournons-nous à présent vers le corpus šāfi‘ien pour tester les conclusions obtenues jusqu’ici indirectement. Si Šāfi‘ī, il est vrai, n’y prend pas non plus une position claire et nette sur la question qui nous occupe, il insinue néanmoins une réponse personnelle dans trois textes complémentaires. 1. Dans un témoignage historique de la Risāla sur les ahl al-‘ilm de son époque 225, il affirme qu’il y a consensus entre les ahl al-‘ilm (traditionnistes et légistes à l’évidence) sur les sunan en rapport avec le Coran. Mais il n’en va plus de même, continue-t-il, à propos des sunan qui ne s’y rattachent plus (fī-mā laysa fī-hi naṣṣ Qur’ān), c’est-à-dire le bayān IV. Diverses explications ont la faveur de ses contemporains : – Pour les uns (§ 302), le bayān IV est la législation extra-coranique du Prophète, prédestinée à être conforme avec la Volonté divine (ǧa‘alā Allāhu la-hu [...] bi-mā sabaqa fī ‘ilm-hi min tawfīqi-hi li-riḍā-hu an yasunna fi-mā laysa fī-hi naṣṣ kitāb). Contre cette explication, Šāfi‘ī n’a pas d’objection, puisqu’il partage la thèse de ce parti selon laquelle Dieu a imposé dans son Livre l’obéissance au Prophète (comparer avec le § 58), et que, nous l’avons vu, nombreuses sont ses formules impliquant l’unité de la volonté divino-prophétique ; – D’autres préfèrent ne pas parler d’une Sunna autonome (§ 303) : le bayān IV n’est en réalité qu’un bayān III déguisé, toute sunna a sa base (aṣl) dans le Coran. Le bayān III, en effet, ajoute lui aussi au Coran ce qui ne s’y trouve pas, tel le nombre ou les modalités des prières, et pareillement sont à considérer les sunan du bayān IV. Il arrive que celles-ci, en effet, se détachent presque complètement des versets auxquels elles se rapportent, le Livre révélé n’énonçant en ce domaine qu’une éthique extrêmement vague : tel est le cas de Cor. IV, 29 (l’équité dans les transactions) et II, 275 (interdiction du ribā) ; néanmoins ces deux versets sont comme l’esprit auquel se ramènent toutes les sunan correspondantes. C’est grâce à un tel aṣl que le Prophète a, de par Dieu, légiféré en la matière (mā aḥalla wa ḥarrama, fa-innamā bayyana fī-hī ‘an Allāh). Or là est bel et bien la pensée de Šāfi‘ī, une fois encore, exprimée non seulement plus haut (Risāla, § 55), mais surtout au début du kitāb al-buyū‘ (Umm, III, p. 3) où sont précisément cités deux versets en introduction à tout le traité. Nous avons
225. Risāla, § 302-308. L’ordre des alinéas induit en erreur, il faut le rétablir comme suit : § 298, § 300, § 299, § 301. Šāfi‘ī envisage d’abord les sunan qui ont un répondant dans le Coran (ma‘a kitāb Allāh, § 298) ; elles ont de ce point de vue quelque chose en commun (yaǧtami‘āni, § 300) mais elles se distinguent (yatafarraqānī) en ce qu’elles sont soit du bayān II, soit du bayān III. Šāfi‘ī répète cette division au § 300 – indice qui fait penser à un travail de compilation. Puis il envisage une troisième sorte de sunan (waǧh, § 299), la Sunna indépendante du Coran (§ 301).
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Chapitre VIII vu que Šāfi‘ī y lisait un sens implicite (bāṭin) contenant virtuellement ce que la Sunna développe explicitement 226. Un autre exemple figure dans le Kitāb al-ṣalāt 227 ; – D’autres évoquent outre le Coran, une risāla muḥammadienne plus générale, rejoignant ainsi, semble-t-il, la position du premier groupe (§ 304). Le rapprochement avec un autre passage – analysé ci-après –, où il est question de cette risāla, permet d’affirmer que Šāfi‘ī ne refuse pas davantage une telle explication. Observons que ces trois interprétations ne parlent pas stricto sensu, comme la suivante, d’une inspiration du Prophète, mais d’une délégation de pouvoir légiférant divinement octroyé au Prophète. Or c’est là, bien entendu, la pensée même de Šāfi‘ī ; – La dernière thèse, enfin, pose explicitement que toute sunna prophétique est inspirée ; et puisque la ḥikma divine est elle aussi « projetée dans son âme » (ulqiya fī rū‘i-hi), il s’ensuit que toute sunna est inspirée par la Sagesse divine (§ 305). Šāfi‘ī cite à l’appui la tradition prophétique, vue plus haut, relative au Rūḥ al-amīn. S’agit-il ici de la pensée de Šāfi‘ī ? À n’en pas douter, nous avons vu qu’il identifie, en vertu du Coran, la ḥikma divine et la Sunna. Si Šāfi‘ī semble n’opter pour aucun de ces quatre partis (§ 308 : ayyu hāḏa kāna), c’est qu’en réalité il les adopte tous. Loin d’être contradictoires, ils expriment chacun un aspect complémentaire de la réalité prophétique. Il est donc permis de dire que leur ensemble reflète la pensée de Šāfi‘ī, il n’a pas à proposer une théorie explicative propre. Il préfère au contraire souligner leur dénominateur commun, au-delà de leur apparente disparité : l’obéissance exigée par Dieu au Prophète et l’autorité légiférante de la Sunna qui en découle : « celle-ci, qu’elle explique comme venant de Dieu les intentions qu’Il a signifiées dans les obligations imposées par le Coran qu’on récite (yatlūna-hu), ou qu’elle ne corresponde pas à une prescription formelle du Livre, possède néanmoins, dans l’un ou l’autre cas, le caractère suivant : la Volonté de Dieu puis celle du Prophète (ḥukm Allāh ṯumma ḥukm rasūli-hi) ne se contredisent point, elles sont contraignantes en toute occasion » 228. 2. Un long passage hors sujet du Kitāb al-nikāḥ recoupe le précédent et permet d’en vérifier l’interprétation 229. Le commentaire, figurant dans le chapitre sur le li‘ān, est amené par le hadith prophétique relatif à ‘Uwaymir al-‘Aǧlanī 230. Šāfi‘ī en tire
226. Cf. chapitre VII, § III-1. 227. Umm, I, p. 68, l. 13 sqq. Il n’est explicitement question dans le Coran que de trois ṣalāt-s. Paradoxalement, Šāfi‘ī affirme tirer du Livre révélé les cinq prières canoniques, propos d’autant plus hardi que le bayān de cette dévotion, répète-t-il maintes fois, se trouve dans la Sunna. De nouveau nous constatons que le Coran est ici référentiel et qu’il est lu à la lumière de la Sunna. Selon lui, Cor. XVII, 78 et Cor. XXX, 17 feraient référence à la ṣalāt al-faǧr ; Cor. XXX, 17, au maġrib et au ‘išā’ ; Cor. XXX, 18, au ‘aṣr et au ẓuhr. 228. Risāla, § 308, cette formulation trouve son explication en Umm, I, p. 202, citée plus haut. Il y a d’autre part une allusion à la dualité waḥy matlūw/waḥy ġayr matlūw, cf. infra. 229. Umm, V, p. 127, l. 13 sqq. 230. Ce hadith est central pour la question du li‘ān. ‘Uwaymir al-‘Aǧlānī avait fait demander au Prophète, par un membre de sa tribu (‘Āṣim b. ‘Adīy), ce qu’un mari devait faire s’il surprenait son épouse à s’entretenir en aparté avec un étranger. Le Prophète s’était tu, silence compris comme une désapprobation de la question posée. Mais ‘Uwaymir insista et alla lui-même un peu plus tard interroger le Prophète là-dessus. Celui-ci lui répondit qu’une révélation relative au li‘ān (Cor. XXIV, 6-9) lui était parvenue entre-temps (cf. les recueils de traditions : par ex. MUSLIM, Ṣāḥīḥ, livre 19 ; AL-BUḤĀRĪ, al-Ǧāmi‘ al-ṣaḥīḥ, livre 68, chap. 25-29 (hadith n° 5305 à 5308) ; MĀLIK B. ANAS, al-Muwaṭṭa’, op. cit., II, p. 566-569. Voir. aussi IBN RUŠD,
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Šāfi‘ī et la figure prophétique plusieurs dalālāt (implications) générales relatives à sa doctrine légale, mais aussi à sa manière d’interpréter les traditions prophétiques ou d’abroger les sources formelles 231. Il lit dans les injonctions prophétiques la dernière Loi divine. Il souligne enfin que le Prophète a appliqué dans ce cas les dispositions du li‘ān coraniques (l. 11 : fa-lā‘ana bayna-huma kamā amara Allāhu ta‘ālā fī l-li‘ān), mais qu’il en a aussi ajouté d’autres qui ne s’y trouvent pas (l. 12 : fa-kānat hāḏihi aḥkāman waǧabat bi-l-li‘ān, laysat bi-lli‘ān bi-‘ayni-hi) à savoir : attribution de l’enfant adultérin à la femme, désaveu de la filiation paternelle, restitution de la dot au mari 232. Il s’agit donc, pour reprendre sa propre typologie, d’un cas de bayān IV. À cette occasion, Šāfi‘ī détaille comme suit les interprétations contemporaines : a) Šāfi‘ī a appris d’un savant qu’il « approuve pour sa piété, son intelligence et sa science », que le Prophète ne prononçait jamais de jugement sinon en vertu d’un ordre divin. Il faut donc diviser les commandements divins en deux catégories : 1° Le waḥy révélé et récité publiquement (waḥy yanzilu-hu fa-yutlā ‘alā l-nās) ; 2° Une mission (risāla) qui, venue de Dieu, lui donne tel ordre, que le Prophète exécute (al-ṯānī risāla ta’ti-hi ‘an Allāh ta‘ālā bi-an ifʿal kaḏā fa-yaf‘alu-hu) 233. Ce courant s’appuie sans doute, ajoute Šāfi‘ī, sur des preuves scripturaires (Cor. IV, 113 et XXXIII, 34) pour identifier le waḥy yutlā au Coran et la risāla, donc sa Sunna, à la ḥikma. Une fois encore, nous constatons que Šāfi‘ī, reprenant à son compte cette exégèse, sous-entend qu’il admet une telle explication 234. Ce passage éclaire le laconique alinéa 304 de la Risāla dont il vient d’être question. Il existe en outre une preuve prophétique : l’épisode où Muḥammad, nous l’avons vu, jugeant un cas d’adultère « selon le Livre de Dieu » (la-aqḍiyyanna bayna-kumā bi-kitāb Allāh, l. 19), fit bannir et flageller le fornicateur, mais aussi – ce qui ne se trouve pas dans le Coran – lapider l’épouse adultère 235. Il y a aussi le fait que le Prophète attendait pour juger toute affaire, en l’absence de waḥy préalable, que celui-ci lui vînt (intaẓara al-waḥy fī qaḍiyya lam yanzil ‘alay-hi fī-hā, intaẓara-hu ka-ḏālika fī kulli qaḍiyya). Lorsque la révélation était générale (ǧumla), le Prophète, de par Dieu, en donnait le bayān, et mettait en application l’intention du Législateur, non seulement grâce à sa connaissance
Bidāyat al-muǧtahid, op. cit., livre XXII et L. BERCHER, Les délits et peines de droit commun prévus par le Coran, Tunis, 1926, p. 129-130. 231. Le bayān V, la « seconde science », le devoir de connaître la langue arabe et les sunan ; « les doutes alors se dissiperont » (cf. Risāla, § 48). 232. Umm, V, p. 126, l. 26 sqq. (jusqu’à la p. 127, l. 12). 233. Le mot risāla reste vague dans le Coran, il s’agit simplement d’une prédication d’origine divine et dont les prophètes ont la charge. On lit sous la plume de Ṭabarī (Ǧāmi‘ al-bayān, au verset VII, 79), qu’elle était déjà comprise par les Compagnons comme une Loi (mā amara-nī bi-adā’i-hi ilaykum rabbī min amrihi wa nahyi-hi). À haute époque, une risāla est une communication surtout orale (EI2, article Risāla, par A. ARAZI). La risāla muḥammadienne était donc comprise, du vivant de Šāfi‘ī, comme distincte, au moins en partie, du Coran. 234. Cf. supra, les deux versets sont cités par Šāfi‘ī pour prouver que la Sunna est la ḥikma divine, dans la Risāla (§ 250) et le Ǧāmi‘ al-‘ilm (§ 30). De plus, Šāfi‘ī fait de temps à autre allusion à la double fonction (waḥy et risāla) de Muḥammad : Risāla, § 27 ; Umm, IV, p. 159, l. 2 (risāla et amāna). 235. Cf. supra, texte correspondant aux notes 207-211 ; voir aussi Umm, VI, p. 154 (chapitre : ḥadd alṯayyib al-zānī). En effet, la flagellation est coranique (Cor. XXIV, 2), mais non la lapidation. Pour ce courant, cette dernière, voulue par la risāla muḥammadienne, vient elle aussi de Dieu.
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Chapitre VIII de la Révélation, mais aussi en vertu de sa Sunna, qui « actualisait » pour ainsi dire la signification même du Coran (yumḍī ma‘nā mā arāda bi-ma‘rifati l-waḥy al-matlūw wa l-risāla ilayhi allatī takūnu bi-hā sunnatu-hu li-mā yuḥdiṯu fi ḏālika al-ma‘nā bi‘ayni-hi). Nous retrouverons ici des composantes essentielles de la doctrine šāfi‘enne : le bayān III et le devoir d’obéissance au Prophète, fondés sur une légitimation divine. Notons aussi – autre trait caractéristique de la prophétologie šāfi‘ienne – la soumission constante, pleine et entière, de Muḥammad à Dieu. Cette explication comporte en substance l’idée d’une inspiration extra-coranique du Prophète 236. b) Celle-ci est explicitement affirmée par l’autre courant (l. 23 sqq), pour lequel la Sunna prophétique est de deux sortes : l’une explicite les généralités du Coran et apporte le taḫṣīṣ nécessaire, dans des termes qui sont ceux de Šāfi‘ī (al-mubayyin ‘an ma‘nā mā arāda Allāh bi-ǧumali-hi ḫāṣṣan wa ‘āmman) ; l’autre est la Sagesse inspirée par Dieu (al-āḫar mā alhama-hu Allāhu min al-ḥikma). Mais l’inspiration, affirmet-on, entre dans le waḥy, et plus d’un exégète soutient du reste que la vision des prophètes fait partie de cette révélation au sens large (ru’yat al-anbiyā’ waḥy). Or, ailleurs, Šāfi‘ī affirme partager cette position 237. On aura noté qu’il s’agit d’une conception proche de la sienne : elle subsume toute la Sunna sous la ḥikma divine et non plus seulement le bayān IV, comme le fait cette interprétation. Elle est donc pour lui ilhām, et sans doute aussi waḥy, au sens général que donnaient ces exégètes à ce mot, bien qu’un passage du Bayān farā’iḍ Allāh 238 semble affirmer le contraire. Il se confirme, quoi qu’il en soit, que pour Šāfi‘ī la Sunna relève de l’inspiration, au moins selon un mode particulier (ilhām). Ces témoignages sont précieux en ce qu’ils montrent Šāfi‘ī bien informé des débats exégétiques de son temps. Ils démentent en outre l’idée qu’il n’y aurait pas eu, dans le sunnisme primitif, de théorie de la révélation avant Ibn Sīnā. c) À rattacher à ce second parti, indique enfin Šāfi‘ī, l’opinion suivant laquelle la Sunna est globalement waḥy et ilhām : waḥy et bayān de celui-ci, mais aussi commandement divinement imparti au Prophète, expression de la Sagesse de Dieu et privilège prophétique. Cette conception reflète aussi celle de Šāfi‘ī, puisque, pour ce courant, l’obéissance due au Prophète est inscrite dans le Livre (l. 28-29). Au terme de cette digression, Šāfi‘ī conclut en des termes qui rappellent le texte précédent. Sans se prononcer sur les divergences relatives à la définition du waḥy, il ne repousse aucune de ces interprétations : elles sont autant d’aspects inhérents à toute sunna. D’autre part, il puise à chacune d’elle pour défendre une doctrine qui constitue leur dénominateur commun et ne peut, de ce fait, être qualifiée d’originale ou de personnelle : l’inspiration extra-coranique du Prophète et la conséquence fondamentale qui en découle, l’autorité légiférante de la Sunna :
236. Pour une confirmation de cette interprétation et d’autres traditions probantes, cf. AL-SUYŪṬĪ, Miftāḥ al-ǧanna fī l-iḥtiǧāǧ bi l-sunna, op. cit., p. 28-29. 237. Umm, I, p. 163, l. 8 : ya‘nī fī l-nawm, wa ru’yat al-anbiyā’ waḥy. 238. Bayān farā’iḍ Allāh, § 502 (fa-mā lam yakun fī-hi waḥy fa-qad faraḍa llāhu – ‘azza wa ǧalla – fī l-waḥy ittibā‘a sunnati-hi fī-hi, fa-man qabila ‘an-hu fa-innamā qabila bi-farḍi llāh). Mais il se peut qu’ici waḥy signifie seulement le Coran et non le sens plus large que nous commentons dans le présent développement.
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Šāfi‘ī et la figure prophétique Aucune des sunan n’est étrangère à ces [trois] conceptions que je viens d’exposer (laysa ta‘dū al-sunan kullu-hā wāḥidan min hāḏihi l-ma‘ānī allatī waṣaftu), malgré la divergence que j’ai rapportée entre les savants. Mais, quoi qu’il en soit 239, Dieu l’a [sic] rendu contraignant à Ses créatures. Il leur a imposé, à ce sujet, de se conformer au Prophète. Celui-ci attendit la révélation concernant les époux qui se maudissaient mutuellement. Il prononça la séparation et le désaveu de l’enfant, mais il ne restitua pas la dot au mari, bien que celui-ci l’eût exigé. Il y a là une preuve que sa Sunna n’est pas sans appeler l’une ou l’autre des interprétations (dalālatan ‘alā anna sunnata-hu lā ta‘dū wāḥidan min al-wuǧūh) proposées par les savants : elle est explicative (tabayyinu) du Livre de Dieu, soit en vertu de la mission qu’elle comporte (risāla), venant de Dieu, ou d’une inspiration (ilhām), soit en vertu d’un ordre que Dieu a imparti au Prophète, en raison de la place qu’il lui a conférée vis-à-vis de sa religion 240.
3. Šāfi‘ī aborde enfin plus brièvement la question vers le milieu d’Ibṭāl al-istiḥsān (Umm, VII, p. 298, l. 4 sqq). Il venait de condamner l’istiḥsān de certains jurisconsultes qui pratiquent l’iftā’ sans s’appuyer sur les trois sources formelles ni sur un raisonnement (qiyās) à partir d’elles. C’est là, soutient-il versets coraniques à l’appui, s’écarter de la voie des prophètes, qui ne se prononcent qu’à l’aide de la Révélation. En somme, insinue-t-il, le modèle tout entier du bayān et de l’istidlāl s’enracine dans l’exemplarité prophétique : lui-même ne fait qu’ajouter à leur fiqh, tiré du Coran, la Sunna, qui joue pour les croyants le rôle de la Révélation pour les prophètes (l. 28). Vérité au même titre que le Coran (ibid.), elle est donc inspirée. Šāfi‘ī ne conçoit pas sa doctrine légale comme une théorie possible parmi d’autres : ces lignes montrent que la sienne n’a rien de personnel, qu’elle est à même de revêtir une légitimité scripturaire, donc l’autorité divine. Mais, en toute rigueur, pourrait-on lui objecter, seuls les bayān-s I et II peuvent se hausser à cette prérogative. Comment l’affirmer de manière aussi péremptoire pour le bayān III ? Faut-il l’accepter lui aussi comme venant de Dieu ? Šāfi‘ī l’affirme, en vertu de l’obéissance, coraniquement fondée, due au Prophète. Est-ce à dire que la Sunna est waḥy ? « Dieu est plus savant », répond-il tout d’abord. Gardons-nous d’interpréter cette formule convenue comme une suspension de son jugement, maint exemple dans le corpus prouve le contraire. Šāfi‘ī laisse entendre qu’il se prononce en réalité par l’affirmative, comme le montre la suite du présent texte, qui accumule les preuves traditionnelles en ce sens. Il s’agit d’une démonstration par l’istidlāl, donc relevant de la « seconde science », qui n’apporte, rappelons-le, qu’une présomption de vérité. Il mentionne que le prix du talion, d’après une lettre prophétique possédée par Ṭāwūs, est un tanzīl (cas de bayān IV) ; que le Prophète n’a imposé aucun farḍ sans waḥy ; qu’il existe un waḥy qui, en dehors du Coran récité (yutlā), est à l’origine de la Sunna (p. 299, l. 9) ; que le hadith de Muṭṭalib b. Ḥanṭab parle d’inspiration (cf. Risāla, § 306 et § 289) ; qu’une tradition dit expressément que Gabriel inspire la Sunna dans l’esprit du Prophète (l. 12-13 : Wa qad qīla : mā lam yutla qur’ānan, innamā alqā-hu Ǧibrīl fī rūʿi-hi bi-amr Allāh ; fa-kāna waḥyan ilayhi). On le voit, Šāfi‘ī n’est pas ici en mesure de démontrer sa position avec la même certitude que pour les bayān-s I et II.
239. On notera la similitude, dans la forme de la conclusion, avec la Risāla, § 308. 240. Umm, V, p. 128, l. 1-5.
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Chapitre VIII Aussi tranche-t-il comme dans les deux passages cités précédemment (l. 14) : il y a au moins, de par le Coran cette fois, donc de manière absolument sûre, le devoir d’obéissance au Prophète. Cette constance dans la manière dont Šāfi‘ī conclut les débats sur cette question, en différents endroits du corpus, nous permet de connaître avec certitude sa conviction personnelle : c’est par le détour de la raison que la Sunna peut être qualifiée d’inspirée chez Šāfi‘ī. S’il n’est pas possible de le prouver par le Coran, il est toutefois permis de le faire de manière indirecte, à l’aide d’une dalāla rationnelle tirée de l’Écriture : autrement dit, une fois encore par l’istidlāl. V. La vénération de Šāfi‘ī pour le Prophète Nous devons enfin souligner que le privilège légiférant prêté par Šāfi‘ī à Muḥammad n’est que l’aboutissement intellectuel d’un fidéisme qui transcende le cadre strictement légal : une place suréminente accordée au Prophète dans la hiérarchie des êtres, l’autorité exceptionnelle qu’il lui confère pour sa conduite personnelle. Pareille vénération était courante dans le proto-sunnisme 241. Nous ne la mentionnons ici que pour éclairer les considérations précédentes, qui y trouvent à la fois leur origine et leur fin. Elle a naturellement sa place comme conclusion de ce chapitre. Šāfi‘ī ne fait pas seulement, à cet égard, qu’emprunter la thèse des traditionnistes, comme on l’a affirmé : il manifeste surtout qu’il est à ranger parmi les « pieux Anciens », ces traditionalistes, sunnites avant la lettre, dont la doctrine procédait d’un profond respect pour le Prophète. Le corpus donne quelques indications à ce sujet : Muḥammad est à la tête de l’humanité tout entière ; Dieu lui a assigné, par rapport à elle, mais aussi par rapport à son Livre et à sa religion, une place spéciale 242 : Les hommes sont les serviteurs de Dieu ; le plus digne d’entre eux à occuper la première place (muqaddam) est le plus proche de celui que Dieu a choisi pour sa mission (aqrabuhum bi-ḫayrati Allāhi bi-risālati-hi), et auquel Il a confié son dépôt 243 [c’est-à-dire celui de la Révélation, amāna] : Muḥammad, le sceau des prophètes [antérieurs], le meilleur de la création du Maître des mondes » 244.
Les hommes se rangent en fonction de leur proximité par rapport au Prophète : le thème court dans toute une littérature postérieure, même profane 245. Šāfi‘ī venait
241. J. van ESS, TG, IV, p. 595, qui parle d’« Überhöhung der Propheten ». Rappelons que tout l’ouvrage de T. ANDRÆ, Die Person Muhammeds in Lehre und Glaube seiner Gemeinde (Norstedt, Stockholm, 1917), est consacré à cette question, plus spécialement les p. 229-390. L’intérêt du livre, comme son titre l’indique, est de donner le regard de la communauté musulmane sur la personne de son prophète, ce en quoi il reste une référence indispensable dans les études islamologiques. 242. Umm, IV, p. 159, l. 1-5. 243. Amāna est lié ici à la Révélation comme en Umm, IV, p. 159, l. 10. C’est l’interprétation courante de Cor. XXXIII, 72 (J. van ESS, TG, IV, p. 602). Sur la notion de ḫatm al-anbiyā’, cf. Y. FRIEDMANN, Prophecy Continuous, Berkeley, 1989, chapitre 2 (p. 49-82), qui approfondit une première ébauche, « The Finality of Prophethood in Early Islām », J.S.A.I., 7 (1985) ; J. van ESS, TG, IV, p. 593-594. 244. Le début du Kitāb al-ǧizya (Umm, IV, p. 159 (l. 7 sqq) contient la même idée ; Šāfi‘ī ajoute qu’il incombe aux prophètes – autre signe d’élection – la « production de preuves » (al-qiyām bi-l-huǧǧa). 245. Cf. par ex. IBN AL-MUQAFFA‘, al-Adab al-kabīr (éd. Muḥammad Kurd ‘Alī, in Rasā’il al-bulaġā’, Le Caire 1374/1954, p. 40-41). L’auteur est antérieur à Šāfi‘ī d’une génération ; habituellement rangé
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Šāfi‘ī et la figure prophétique de parler, au début du passage, d’une hiérarchie des Arabes fondée sur le sang, et des tribus arabes en fonction de leur proximité des Qorayšites ; il lui superpose maintenant, au-delà du droit du sang, un classement des êtres fondé sur la piété. Le premier d’entre eux est le Prophète, que Dieu a choisi pour la Révélation et qu’il a séparé du reste de la création (abāna min al-mubāyana bayna-hu wa bayna ḫalqi-hi), question que Šāfi‘ī affirme « avoir développée ailleurs » (mawḍū‘an fī mawāḍi‘i-hā) ; de cette dignité découlent certains privilèges prophétiques, qui sont d’apparentes dérogations aux commandements divins 246. Šāfi‘ī insiste en mainte occasion sur ce rang du Prophète par rapport aux hommes, et sur le lien qui, comme substantiel entre lui et le Coran, consiste à prolonger la Parole de Dieu à travers ses actes et ses dires, qui incarnent notamment les commandements de celle-ci. Toute l’humanité est donc « à la suite » (taba‘) de Muḥammad, comme celui-ci est « à la suite » du Coran 247, et c’est pourquoi le Prophète ne saurait être contredit. En d’autres termes, Šāfi‘ī asseoit l’autorité légiférante de la Sunna sur une prophétologie plus encore que sur l’exégèse coranique, ou plus exactement avant de la justifier par celle-ci. On aura reconnu ici le point de départ d’un motif développé dans un autre type de littérature islamique, celui de l’Homme Parfait 248. Comme pour confirmer que ces considérations participent dès l’origine du domaine légal, donc de sa doctrine, Šāfi‘ī les range dans le ‘ilm al-aḥkām 249. Nous retrouvons ici l’idée que le fiqh, dans son esprit, empiète sur l’éthique et le théologique. De là son insistance à répéter que le Prophète est un guide au sens le plus étendu du terme : il est le porte-parole de la Volonté divine, qui ne saurait être conçue sans sa dimension la plus large, ni enfermée dans un livre. Au-delà de toutes les cautions scripturaires que Šāfi‘ī entend lui apporter, l’autorité légiférante de la Sunna montre ici son véritable aspect : le Livre et la Sunna révèlent, chacun à leur manière, les desseins divins pour sa création. Répétant, au cours d’une controverse, l’une des traditions vues plus haut, justificatives de l’autorité légiférante de la Sunna prophétique, il com-
parmi les udabā’, il ne faut pas oublier qu’il défendait des vues originales pour codifier le fiqh (cf. A.K. LAMBTON, State and Governement in Islam, Oxford, 1981, p. 49-55). 246. Umm, V, p. 140, début du chapitre : mā ǧā’a fī amr al-rasūl Allāh... wa azwāǧi-hi. Šāfi‘ī cite les versets coraniques qui impliquent le respect envers la personne du Prophète et l’éminence de son rang : l’obéissance lui est due (Cor. IV, 80 ; XXIV, 63) ; on l’invoque d’une manière spéciale (Cor. XXIV, 63) ; s’entretenir en privé avec lui impose certaines règles (Cor. LVIII, 12, XLIX, 2). — Šāfi‘ī fait de temps à autre allusion aux prérogatives prophétiques : Umm, V, p. 37, l. 25 (al-ḫaṣā’iṣ al-nabawiyya) ; p. 128, l. 8 : le Prophète peut connaître le bāṭin des consciences, mais il se fonde sur le seul ẓāhīr pour prononcer un jugement ; cf. aussi Ibṭāl al-istiḥsān, début ; Umm, II, p. 176, le Prophète est le restaurateur de la Ka‘ba ; il lui arrive de jeûner continuellement, mais il l’interdit aux Compagnons : Muzānī, Muḫtaṣar (Umm, IX), p. 56 ; Umm, V, p. 140, loc. cit. 247. Risāla, § 326. 248. Risāla, § 335, § 236 (cette place est un signe, ‘alam, de l’islam) ; Ǧamā‘ al-‘ilm, § 1, § 76 (elle consiste pour le Prophète à expliquer le Coran) ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 475, l. 6 sqq. ; Umm, VII, p. 93, l. 12 (waḍa‘a Allāhu nabiyya-hu min dīni-hi wa ahl dīni-hi mawdi‘ al-ibāna ‘an kitāb Allāhi ma‘nā mā arāda Allāhu wa farāḍa ṭā‘ata-tu) ; Risāla, § 39 : le Prophète est le canal (sabab) par lequel passe tout bienfait, manifeste ou caché, dont bénéficient les croyants. 249. Risāla, § 129 ; la connaissance de cette position « fait partie des grands principes de la science du Coran » (ǧamā‘ ‘ilm al- kitāb, ibid., § 127), qui elle-même fait partie du ‘ilm au sens šāfi‘ien (§ 126) ; de même en Ǧamā‘ al-‘ilm, § 76 (cette position fait partie des aḥkām Allāh fī kitābi-hi).
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Chapitre VIII mente 250 : wa laysa yu‘rafu mā arāda [Allāh] ḫāṣṣan wa ‘āmman farḍan wa adaban wa nāsiḫan wa mansūḫan illā bi-sunnati-hi ṣallā llāhu ‘alay-hi wa sallam, où nous reconnaissons toute l’extension qu’il donne au ‘ilm al-aḥkām. D’une telle place exorbitante découle naturellement le culte qu’il voue à la personne prophétique. Šāfi‘ī ajoute l’éminence, à tous les points de vue, de sa condition terrestre et rehausse la dignité de sa mission divine. Muḥammad est issu de la meilleure lignée, celle d’Abraham, où Dieu choisit les prophètes 251. Ses miracles sont supérieurs à ceux de Jésus 252. Il a pour vocation de s’adresser à l’humanité tout entière 253 jusqu’à la fin des temps 254. La raison d’être de sa « mission » (risāla) consiste à la guider, fonction qui, Šāfi‘ī nous le répète, ne se réduit pas au légal stricto sensu 255. Sauveur 256 et intercesseur du genre humain 257, il est la meilleure des créatures, et Dieu lui assigne le rang dont il est digne 258. Šāfi‘ī le déclare infaillible, même en dépit des apparences contraires 259. Il va jusqu’à prétendre que Muḥammad a reçu une faveur insigne qui n’a été donnée à nul autre prophète 260. Peut-être s’agit-il de celle dont parlent les versets XLII, 52-53, que le fondateur cite à plusieurs reprises, où le Prophète se voit visiter par une mystérieuse présence, à la fois « esprit » et « lumière » grâce à laquelle il
250. Umm, VII, p. 15, l. 23-25, à propos de la controverse sur le demandeur et le défendeur. 251. Umm, IV, p. 159, l. 15-16 ; Risāla, § 27. 252. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 83. Jésus, en effet, ressuscitait les morts ; Muḥammad eut le privilège de faire parler les êtres inanimés, comme l’atteste le célèbre épisode du gémissement de la souche d’arbre (ḥanīn al-ǧiḏr) qui lui servait de tribune, épisode dont Šāfi‘ī fait effectivement état dans le corpus (Umm, I, kitāb al-ṣalāt), et qui figure dans les recueils canoniques de traditions. 253. Ahl al-kitāb et ummiyyūn : Umm, IV, p. 159, l. 21 ; Umm, VI, p. 159, l. 1-2. 254. Umm, V, p. 127, l. 7-8. 255. Risāla, § 39 : al-qā’im bi l-naṣīḥa fī l-iršād wa l-inḏār. 256. Risāla, § 39. 257. Risāla, § 27 ; Ibṭāl al-istiḥsān, § 10. 258. Risāla, § 27 et passages données plus haut ; Ibṭāl al-istiḥsān, § 9-10. 259. Šāfi‘ī emploie à son sujet le mot ma‘ṣūm (Umm, II, p. 251, l. 2), mais ailleurs, la ‘iṣma est simplement la protection providentielle accordée par Dieu. Il n’est donc pas tout à fait sûr que ma‘ṣūm ait la signification qu’il prendra plus tard (impeccable), ce que confirment les textes contemporains : TG, IV, p. 596-597, même chez les asḥāb al-ḥadīṯ. Il est question ici de la chair de l’aguame (ḍabb), gros lézard que le Prophète refusait de manger, sans le déclarer illicite. Pour Šāfi‘ī, il y avait là simplement répugnance naturelle du Prophète (‘āfa-hu [...] min al-ṭibā‘, p. 250, l. 29). Néanmoins, Šāfi‘ī pose que seul le Prophète est ma‘ṣūm en ce sens qu’il exprime exactement la Volonté divine : « L’adversaire : tu dis donc que, hormis le Prophète, il n’est point d’être ma‘ṣūm ? Je [= Šāfi‘ī] lui répondis : “il ne l’a pas énoncé pour l’autoriser ; il n’est pas possible qu’interrogé sur la licéité ou l’illicéité de quelque chose, il ne réponde autrement que pour statuer sur son licéité ou illicéité. Mais, après lui, personne, parmi les savants ou les ignorants, qu’ils répondent ou s’abstiennent, n’est comme le Prophète. Leur réponse ne saurait avoir le même rôle que celui du Prophète (lā yaqūmu ǧawābu-hu maqāma ǧawābi rasūl Allāh)” ». Ma‘ṣūm signifie donc à cette époque l’infaillibilité du Prophète quant à la transmission de la Loi divine. Cette conception est déjà évoquée dans la lettre de Ḥasan b. Muḥammad al-Ḥanafiyya (T. NAGEL, History, op. cit., p. 87) ; Šāfi‘ī parle de ‘iṣma en tant que protection divine, tout comme ‘Abd al-Ḥamīd b. Yaḥyā (ballaġa al-risāla ma‘ṣūman : Rasā’īl, éd. Iḥsān ‘Abbās, p. 265). De même, pour les ahl al-kalām, les prophètes, quoiqu’ils puissent se tromper, ne sauraient contredire la Volonté divine (J. van ESS, TG, IV, p. 600-601). Certains d’entre eux, dès la haute époque, auraient parlé d’une impeccabilité des prophètes (‘Abbād b. Sulaymān, TG, IV, p. 42-43). 260. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 83 ; repris par ABŪ NU‘AYM, Ḥilyat al-awliyā’, op. cit., IX, p. 113. Le fait est rapporté par un disciple de Šāfi‘ī, ‘Amr b. Sawwād al-Sarḥī qui fut l’un des maîtres de Muslim (AL-ḪAZRAǦĪ, Ḫulāṣat al-tahḏīb, éd. Fāyiz, Le Caire, s.d., II, p. 287).
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Šāfi‘ī et la figure prophétique dirige les hommes dans une « voie de rectitude ». Attestation scripturaire qui suffit à Šāfi‘ī pour affirmer que le Prophète guide non seulement par le Coran, mais aussi, plus généralement, par ses paroles (fa-hāḏā bi-kitābi-hi ṯumma ‘alā lisān nabiyyi-hi). Son autorité légiférante s’enracine pour notre auteur dans l’Écriture, et, comme nous l’avons pressenti, dans une théologie mystique 261.
261. Risāla, § 52, § 286, § 291 ; Ibṭāl al-istiḥsān, § 1-4 (= Umm, VII), p. 294, l. 2-8 et p. 299, l. 14, où l’allusion coranique est mise en relation avec le hadith mentionné précédemment sur l’inspiration du Prophète par le Rūḥ al-amīn. Dans les recueils classiques de traditions (Muslim, Abū Dāwūd), les sunan sont pareillement dites capables de « guider » (hudan, cf. W. GRAHAM, Divine Word, op. cit., p. 43, n. 55).
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CHAPITRE IX ŠĀFI‘Ī TRADITIONNISTE I. Šāfi‘ī devant la critique traditionnelle du Hadith Si Šāfi‘ī a laissé la réputation d’un brillant faqīh plus que d’un spécialiste du Hadith, il serait inexact de lui dénier le titre de traditionniste 1. Il se revendiquait lui-même comme membre du parti des ahl al-ḥadīṯ 2, quoiqu’il n’ait pas ménagé les critiques à leur endroit 3 – du reste, cette dénomination n’est pas, en toute rigueur, superposable à celle de traditionniste 4. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater avec quel soin il tient à vérifier l’authenticité des traditions qu’il cite dans son corpus 5 – question qui nous retiendra amplement dans le présent chapitre –, et dont la Risāla permet déjà de se rendre compte. Les ouvrages biographiques abondent, d’autre part, en informations dignes de le faire figurer parmi les vénérables experts du ‘ilm al-ḥadīṯ. Elles sont rapportées par des šāfi‘ites de toute époque, qui s’emploient à défendre sa mémoire dans cette science. Rappelons qu’Ibn Ḥanbal aurait déclaré que Šāfi‘ī surpassait ses rivaux parce qu’il était le seul à montrer une égale maîtrise tant dans le ra’y que dans le Hadith. On chercherait en vain le nom de Šāfi‘ī dans l’ouvrage que Buḫārī a consacré aux transmetteurs douteux (du‘afā’), malgré des réserves qui apparaîtront plus loin. Muslim en fait une autorité dans les chaînes (riwāya) et dans la teneur (dirāya) 6 des traditions, et Nasā’ī, une ṯiqa 7. D’aucuns affirment qu’il aurait été le premier à repérer les défauts (‘ilal) des traditions 8. Pour Dāwud al-Ẓāhirī, outre les traditions « saines »
1. Dans sa liste des traditionnistes du Kitāb al-ma‘ārif, Ibn Qutayba omet Šāfi‘ī. Mais nous savons aussi que ce dernier répugnait à donner la licence de transmettre (iǧāza) en matière de Hadith (AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 136). 2. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 253. Dans le Kitāb al-Umm, Šāfi‘ī parle parfois au nom des traditionnistes, comme en VI, p. 14, l. 9. 3. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 254 ; dans la Risāla, § 1278-1282, Šāfi‘ī critique le relâchement des transmetteurs dans leur vérification des traditions, alors qu’ils en connaissent les exigences. 4. W.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 66-67, qui souligne l’ambiguïté du terme, notamment lorsqu’on veut y voir des sunnites avant la lettre. J. van Ess a montré (TG, passim) que les transmetteurs du Hadith se retrouvent chez les courants les plus divers du IIe s. 5. Cf. Risāla, § 1027, § 1099, où Šāfi‘ī s’impose la recherche d’indices (dalā’il) sur la véracité de ses informateurs. On a vu plus haut (au chap. III) Šāfi‘ī répugner à accorder à Rabī‘ l’iǧāza pour donner lecture du Kitāb al-buyū‘. Le disciple affirme avoir lu plus de trente fois la Risāla devant son maître, et celui-ci le corrigeait à chaque reprise (BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 36). De quelqu’un dont il doutait qu’il fût une ṯiqa dans le Hadith, Šāfi‘ī aurait dénié la qualité de musulman (op. cit., p. 34). La transmission du Hadith prophétique est une affaire d’une telle gravité pour Šāfi‘ī, qu’il qualifie les traditionnistes d’hommes du « dépôt » (amāna, mot que le Coran emploie à propos des prophètes), et qu’il les élève à la dignité de « signes de la religion » (Risāla, § 1089). 6. Ibrāhīm Ḫalīl MULLĀ ḪĀṬIR, « al-Šāfi‘ī wa aṯaru-hu fī l-ḥadīṯ wa ‘ulūmi-hi », thèse non publiée, Le Caire, Université d’al-Azhar (1973), p. 192, d’après le Taqrīb al-ṭahḏīb d’Ibn Ḥaǧar. Sur la complémentarité riwāya/dirāya dans le Hadith, cf. L. LIBRANDE, « The Supposed Homogeneity of Technical Terms in ḥadīth Study », The Muslim World, LXXII-1 (1982), p. 39, n. 28. 7. AL-ḪAZRAǦĪ, Ḫulāṣat al-tahḏīb, op. cit., II, p. 377. 8. AL-YĀFI‘Ī, Mir’at al-ǧinān, Hyderabad, 1978, II, p. 23 ; AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, op. cit., I, p. 363.
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Chapitre IX et « malades », Šāfi‘ī connaissait les abrogatives et les abrogées 9. Muḥammad b. ‘Abd al-Ḥakam affirmait que son maître pouvait en apprendre aux critiques du Hadith 10. Dāraquṭnī, à titre honorifique, consacra un ouvrage spécial aux voies šāfi‘iennes de transmission 11. Ibn Ḥaǧar s’est appliqué à collationner les muwāfaqāt chez Šāfi‘ī et les grands compilateurs canoniques du IIIe siècle 12. Il serait aisé d’allonger cette liste. Mais, dans ce chœur dithyrambique, des voix dissonantes s’élèvent. Ibn Ḥaǧar rapporte, d’après Yaḥyā b. l-Akṯam, que si Šāfi‘ī avait vécu plus longtemps... il aurait eu une meilleure connaissance des traditions saines 13. Fait plus embarrassant, on chercherait vainement, dans les deux recueils les plus autorisés, ceux de Buḫārī et Muslim, un isnād avec le nom de Šāfi‘ī 14. Comment justifier pareille anomalie ? Faut-il penser que seule une minorité d’aḫbār transmis par Šāfi‘ī échappe à la critique des transmetteurs du IIIe siècle ? Grave insinuation qui, si l’on songe à la place du Hadith dans le fiqh de Šāfi‘ī, est de nature à remettre en cause la validité de sa doctrine. Une première réponse peut être cherchée dans le corpus šāfi‘ien, où un regard rapide – point n’est besoin d’être un expert en ‘ilm al-ḥadīṯ – fait découvrir maint défaut dans la manière dont, au regard de celui-ci, Šāfi‘ī cite ses traditions. Dans la Risāla, il omet fréquemment les isnād-s 15. Cette particularité, entre autres – et sans qu’on puisse incriminer des imperfections inhérentes à la transmission du texte –, se vérifie dans tout le Kitāb al-Umm : Šāfi‘ī doute d’un maillon de la chaîne 16 ; il ne nomme pas ses rapporteurs 17 ; des traditions sont interrompues (mursal, munqaṭi‘, mawqūf...) 18 ; il n’est pas rare qu’il supprime l’isnād, se contente du matn, ou que celui-ci ne soit pas même cité littéralement (riwāya bi-l-ma‘nā) 19. Nous n’in-
9. IBN KAṮĪR, al-Bidāya wa l-nihāya, Beyrouth, 1966, X, p. 253. 10. IBN ḤAǦAR, Tawālī al-ta’sīs, op. cit., p. 59 (éd. de Būlāq). 11. Intitulé Kitāb man la-hu riwāya ‘an al-Šāfi‘ī, l’ouvrage est mentionné par AL-ḎAHABĪ (Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., X, p. 8). 12. IBN ḤAǦAR, Tawālī al-ta’sīs, op. cit., p. 238-243 (éd. de Beyrouth). Les muwāfaqāt d’un transmetteur sont les hadiths que l’on retrouve, identiques, dans les deux Ṣaḥīḥ-s. Ils honorent doublement Šāfi‘ī : d’une part, en raison de la valeur attribuée à ces derniers ; d’autre part, parce que de tels hadiths, recueillis directement des maîtres de Muslim et Buḫārī, sont de ce fait d’isnād plus court et de meilleure qualité (N. al-dīn AL-‘ITR et D. GRIL, Lexique des termes techniques du Hadīth, Maṭ. Ǧāmi‘at Dimašq, Damas, 1977, p. 108). 13. IBN ḤAǦAR, Tawālī al-ta’sīs, op. cit., p. 59, éd. Būlāq ; IBN ‘ASĀKIR, Tārīḫ madīnat Dimašq, op. cit., t. 51, p. 303. 14. MULLĀ ḪĀṬIR, al-Šāfi‘ī wa aṯaru-hu, thèse citée, p. 193. Buḫārī ne cite d’ailleurs que deux fois Šāfi‘ī dans son Ṣaḥīḥ. Ce sont notamment les hanéfites qui ont tenu Šāfi‘ī pour un piètre transmetteur (ḍa‘īf) de hadiths (AL-ḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., X, p. 96). 15. J. ROBSON, « Standards applied by Muslim Traditionists », article cité, p. 462. 16. Umm, II, p. 4, l. 15 ; p. 16, l. 23 (‘an raǧul sammā-hu Ibn Mis‘ar in šā’a Allāh) ; IV, p. 146, l. 29 (aḫbara-nā aḥsabu-hu Dāwud) ; II, p. 41, l. 4 (wa yurwā ‘an Ibn ‘Abbās wa Anas b. Mālik, wa lā adrī a-ṯabata ‘an-humā ma‘nā qawl hawlā’i). 17. Umm, IV, p. 265, l. 8 (aḫbara-nā man sami‘a Ibn Abī Zinād) ; IV, p. 147, l. 5 (uḫbirnā ‘an al-Zuhrī) ; II, p. 155, l. 25 (aḫbaranā ba‘ḍ ahl al-‘ilm ‘an Ǧa‘far b. Muḥammad). Cf. aussi infra les exemples donnés à propos de la ṯiqa. 18. Umm, II, p. 26, l. 24 : hadith dit mawqūf ; IV, p. 266, l. 25 : Šāfi‘ī appelle un hadith mursal mais le déclare ‘āmm et l’applique. Bulqīnī signale de nombreux cas de ce genre dans son annotation. 19. Dans ce cas, Šāfi‘ī n’emploie plus le terme aḫbara – ce qui confirme le sens technique que nous lui avons reconnu au chap. III –, mais : balaġa-nī, ḏakara, ruwiya ‘an rasūl Allāh. En Umm, IV, p. 252, l. 12, il
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Šāfi‘ī traditionniste sisterons pas sur le fait que cette absence de manipulation délibérée des isnād-s est un indice supplémentaire et solide en faveur de l’authenticité du corpus. Elle donne à penser que le Kitāb al-Umm est à ranger aux côtés des recueils pré-canoniques de traditions publiés ces dernières années. Nous préférons nous attarder sur une autre particularité, à savoir que Šāfi‘ī remplace assez souvent le nom de son informateur par la formule anonyme aḫbara-nā l-ṯiqa, alors même qu’il nomme les autres maillons de la chaîne. Le fait n’a pas échappé aux traditionnistes postérieurs, qui ont tenté, grâce à leur connaissance des chaînes d’isnād, d’identifier ce mystérieux personnage. Ils ont abouti à cette conclusion que la ṯiqa ne correspond pas chez Šāfi‘ī à un nom unique, et qu’il dépend de la chaîne considérée. Ainsi, lorsqu’elle est informée par Ḥusayn b. Bašīr, il s’agit d’Ibn Ḥanbal ; par Ma‘mar b. Rašīd ou Yūnus b. Ubayy, d’Ismā‘īl b. ‘Ulayya ; par Walīd b. Kaṯīr, de Ḥammad b. Usāma al-Kūfī ; par Layṯ b. Saʿd, de Yahyā b. Ḥassān ; par Usāma b. Zayd, d’Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā ; par Ibn Abī Ḏi’b, d’Ibn Abī Fudayk ; par al-Awzā‘ī, d’Usāma b. Abī Salama ; par Ibn Ǧurayǧ, de Muslim b. l-Walīd ; par al-Zuhrī, de Sufyān b. ‘Uyayna, etc 20. Ces noms sont tout à fait plausibles, puisqu’on constate que la ṯiqa est parfois déjà identifiée de la même manière par le rapporteur – Rabī‘ par exemple –, dans le corpus šāfi‘ien 21. Avant de passer en revue quelques explications du phénomène de la ṯiqa, constatons tout d’abord qu’il n’est pas rare pour la période primitive, antérieure à Šāfi‘ī. Ibn Isḥāq entend par là que son informateur est sûr, même si son appréciation personnelle est différente 22. Que le procédé ait été commun chez les traditionnistes, c’est ce qu’atteste un recueil comme le Ṣahīḥ de Buḫārī, qui l’utilise encore. Il disparaîtra progressivement après lui. Horovitz en conclut que, loin dʿaffaiblir la chaîne d’isnād en question, il vise au contraire à la renforcer : elle certifie le contact effectif entre les deux transmetteurs. À preuve, le fait que des noms illustres ne se sont pas privés de l’utiliser, tel Mālik dans le Muwaṭṭa’, ou encore Šaybānī, qui désigne son maître Abū Yūsuf par al-ṯiqa. Juynboll remarque que l’appellation n’est pas synonyme d’autorité chez les auteurs postérieurs comme Ibn Ḥibbān (ob. 354/965), elle peut signifier simplement un personnage sur lequel on ne sait rien. Mais l’observation n’est pas nécessairement une objection contre le sens habituellement reçu dans la discipline du Hadith : une règle du ǧarḥ wa l-ta‘dīl veut que l’on ne se prononce pas négativement, sauf preuve du contraire, sur la valeur du personnage en question. Bayhaqī a avancé l’explication suivante : Šāfi‘ī s’était donné pour règle de ne pas citer le nom d’un maître encore vivant et de le remplacer par al-tiqa 23. Mais elle se
cite sans isnād et sans le nommer, le propos d’un Compagnon ; cf. aussi Risāla, § 1690, § 1694. On comprend que Bayhaqī ait, dans sa Ma‘rifat al-sunan wa l-āṯār, op. cit. (cf. t. I, p. 219), corrigé de propos délibéré des isnād-s faibles ou défectueux. 20. IBN ABĪ ḪĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 6 ; IBN ABĪ YA‘LĀ, Ṭabaqāt al-Ḥanābila, éd. M. al-Fiqī, Le Caire, 1952, I, p. 281 ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 313 ; IBN ḤAǦAR, Ta‘ǧīl al-manfa‘a bi-zawā’id riǧāl al-a’imma al-arba‘a (éd. Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1996), p. 626 (n° 1668) ; AL-SUYŪṬĪ, Tadrīb al-rāwī (éd. ‘Abd al-Laṭīf, Caire, 1966), I, p. 312 ; AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 30. 21. Cf. Y. MAR‘AŠLĪ, Kitāb al-Umm, Fahāris, p. 452-453. 22. J. ROBSON, « Ibn Isḥaq’s Use of the Isnād », B.J.R.L., vol. 38-1 (1955-1956), p. 452-453. 23. Manāqib, op. cit., II, p. 38 et p. 317. À son disciple Muḥamad b. ‘Abd al-Ḥakam, qui lui reprochait de ne plus se souvenir s’il avait ou non transmis une tradition, Šāfi‘ī aurait laissé entendre qu’un transmetteur
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Chapitre IX heurte au fait que Sufyān b. ‘Uyayna, mort en 198, avant le départ de Šāfi‘ī pour l’Égypte, est lui aussi parfois désigné par al-ṯiqa 24. Il est plus vraisemblable que Šāfi‘ī, privé de ses ouvrages à Fusṭāṭ, cite des traditions dont il est sûr même s’il en a oublié l’informateur 25. Il convient alors de se demander pourquoi cette lacune de mémoire ne concerne jamais que le premier transmetteur 26. C’est encore le corpus šāfi‘ien qui, selon nous, est susceptible de nous mettre sur la voie. Il suffit de remarquer que Šāfi‘ī ne laisse pas toujours la ṯiqa dans l’anonymat et qu’il hésite alors sur le premier transmetteur, proposant deux noms, voire davantage 27. Le fait s’explique aisément dans le cadre de sa manière d’enseigner en Égypte : l’emploi quasi exclusif du verbe aḫbara, avons-nous-dit, laisse à penser que le professeur travaille sur la base de traditions écrites. Il est donc naturel qu’il ait, de temps à autre, des doutes sur le maître ou le transmetteur qui lui a communiqué ces « livres ». Il est toutefois en mesure, pour les avoir reçus conformément aux usages pédagogiques de l’époque, usages dont nous avons déjà parlé, d’authentifier les hadith qu’à son tour il transmet devant ses disciples. Cette hypothèse gagne en solidité lorsqu’on s’avise que la même formulation peut correspondre à plusieurs hadiths 28. Elle explique aussi qu’au cours de son enseignement, Šāfi‘ī put, concernant la même tradition, avoir un jugement quelque peu différent 29. Quoi qu’il en soit, Šāfi‘ī avait sûrement une autre raison objective de taire le nom de certains informateurs. Au regard de la science des transmetteurs qui, dès la fin du IIe siècle, compte déjà des représentants avertis dans le sunnisme primitif – un expert tel que son propre maître Sufyān b. ‘Uyayna, mais aussi ‘Alī b. l-Madīnī (ob. 234/848), Abd al-Raḥmān b. Mahdī (ob. 198/813), Yaḥyā b. Sa‘īd al-Qaṭṭān (ob. 189/804), Yaḥyā b. Ma‘īn (ob. 233/847), etc. 30 –, plus d’un maître majeur de Šāfi‘ī prête le flanc à la critique. Rappelons que Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī était qadarite, voire proche de
vivant est de toute façon plus sûr qu’un personnage décédé : al-ḥayy lā yu’amminu ‘alay-hi al-nisyān. 24. Umm, II, p. 213, l. 3-4 (aḫbara-nā al-ṯiqa Ibn Abī Yaḥyā (ob. 184/800) aw Sufyān) ; Musnad (Umm, IX), p. 356 ; J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 38. Pour cet auteur, al-ṯiqa « means nothing ». 25. MULLĀ ḪĀṬIR, « al-Šāfi‘ī wa aṯaru-hu », thèse citée, p. 138. 26. Une exception cependant en Umm, IX, p. 173, l. 1 : ḥaddaṯa-nī ‘adad kullu-hum ṯiqa ‘an ġayr wāḥid kullu-hum ṯiqāt lā a‘lamu illā anna fī-him Sufyān al-Ṯawrī... Ici Šāfi‘ī se fie au témoignage de ses informateurs et à l’honnêteté de ceux qui les ont renseignés. 27. Ex. : Umm, V, p. 163, l. 27 : aḫbara-nā al-ṯiqa, aḥsabu-hu Ismā‘īl b. Ibrāhīm [= Ibn ‘Ulayya], šakka l-Šāfi‘ī ; II, 205, l. 21 : aḫbara-nā al-ṯiqa immā Sufyān wa immā ġayru-hu ‘an Ayyūb al-Saḫtiyānī... ; IV, 282, l. 16 : aḫbara-nā al-ṯiqa Sufyān [b. ‘Uyayna] aw ‘Abd al-Wahhāb [b. ‘Abd al-Maǧīd al-Ṯaqafī] aw humā ‘an Ayyūb ; noter aussi, Umm, II, p. 4, l. 24 : aḫbara-nī ‘adad min al-ṯiqāt kullu-hum ‘an Ḥammād b. Salāma (ici, à l’évidence, Šāfi‘ī se dispense de les citer tous, et emploie al-ṯiqa, pour faire court) ; VI, p. 4, l. 14 : aḫbara-nā al-ṯiqa anna l-rasūl : la chaîne est lacunaire, Šāfi‘ī y remédie par la confiance qu’il place dans le transmetteur. 28. In Umm, I, p. 173, l. 6-7, et p. 216, l. 24, aḫbara-nā al-ṯiqa (peut être Ibn ‘Ulayya) introduit un hadith relatif à la prière de la peur ; Umm, IV, p. 265, l. 5, la ṯiqa, peut-être Ibn ‘Ulayya, introduit un hadith qui enjoint au nouveau converti de ne garder que quatre épouses. 29. Umm, II, p. 71, l. 18 : aḫbara-nā Wakī‘ [b.-l-Ǧarrāḥ]... ; dans la seconde mouture de ce Kitāb qasm al-ṣadaqāt, Šāfi‘ī exprime cette fois un doute concernant le même hadith : Umm, II, p. 83, l. 12 : aḫbara-nā Wakī‘, aw l-ṯiqa ġayru-hu, aw humā... 30. EI2, article Ridjāl (G.H.A. JUYNBOLL), p. 532 col. b ; pour une liste traditionnelle, cf ‘Abd al-‘Azīz AL-ḪŪLĪ, Miftāḥ al-sunna aw tārīḫ funūn al-ḥadīṯ, Le Caire, s.d., p. 146-147 ; M.Z. ṢIDDIQI, Ḫadīth Literature, Calcutta, 1961, p. 64 ; N. ABBOTT, Studies, op. cit., II, p. 80.
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Šāfi‘ī traditionniste Ġaylān al-Dimašqī, dont on fait un mu‘tazilite avant la lettre ; Sa‘īd b. Sālim était murǧiite et ses hadiths sont discrédités par le ‘ilm al-riǧāl postérieur ; même Sufyān b. ‘Uyayna n’échappe pas aux reproches puisqu’il a laissé la réputation de mudallis sur la fin de sa vie ; le cas le plus grave est sans doute celui d’Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā, taxé de ǧahmisme, de chiisme, etc. Or de ces noms, Šāfi‘ī est largement tributaire, nous l’avons vu, pour le Hadith qui apparaît dans le corpus. Les maillons supérieurs de l’école mecquoise ne sont pas moins épargnés 31. Très caractéristique à cet égard est une formule équivalant à la précédente, man lā attahimu-hu (« l’homme que je ne condamne point ») qui accompagne, sans autre précision, plus d’une quinzaine de transmissions dans le corpus šāfi‘ien 32. Dans la plupart des cas, elle est précédée d’aḫbara-nī, qui traduit une communication individuelle de l’information, et non plus collective. En outre, son isnād est le plus souvent incomplet (munqaṭi‘) 33. Or il s’agit de hadiths légaux d’une importance non négligeable pour le fiqh de Šāfi‘ī 34. Pour al-Aṣamm, d’après Rabī‘, ce mystérieux personnage est précisément Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā 35, ce que confirme un traditionniste aussi averti qu’Ibn Ḥaǧar 36. Nous prouvons de cette manière le lien privilégié, déjà établi dans le chapitre biographique, entre Šāfi‘ī et ce personnage discuté. Il apparaît à présent que Šāfi‘ī a tenu à laver sa mémoire des soupçons portés contre lui par la critique des transmetteurs. Rappelons d’ailleurs que Šāfi‘ī ne nomme pas davantage certains exégètes (cf. sami‘tu man arḍā ‘ilma-hu... et formules équivalentes). Mais revenons à présent à l’accusation principale dirigée contre Šāfi‘ī, à savoir la faiblesse générale de son Hadith. Il est naturel de se demander si elle vaut également pour le matn – de cette question dépend toute la valeur de l’objection évoquée plus haut contre son fiqh. Or, paradoxalement, l’école šāfi‘ite, comme si la réponse allait de soi, n’a fait qu’effleurer le problème. Elle s’est essentiellement attachée à excuser la négligence du fondateur en matière d’isnād. Cette singularité mérite une explication qui nous retiendra plus loin. Observons pour l’instant que Bayhaqī, dans un ouvrage sur ce sujet, le Bayān ḫaṭa’ man aḫṭa’a ‘alā l-Šāfi‘ī 37, énumère une cinquantaine de hadiths qui, tirés du corpus šāfi‘ien, laissent découvrir un défaut (‘illa) dans l’isnād, et parfois aussi dans le matn. Sa défense du fondateur tient en deux points. Il fait valoir que les mêmes traditions se trouvent rapportées, sans défaut, dans d’autres parties
31. Ibn Abī Naǧīḥ fut suspecté de qadarisme ; de surcroît, il fut disciple de ‘Amr b. ‘Ubayd (cf. les accusations des experts en transmission qu’étaient ‘Alī b. l-Madīnī et Yaḥyā b. Sa‘īd in J. van ESS, TG, II, p. 647) ; mêmes critiques envers Muḥammad b. ‘Aǧlān et Ibn Abī Ḏi’b (TG, II, p. 678-687) ; Qatāda, Makḥūl, et Wahb b. Munabbih sont aussi considérés comme qadarites par Ibn Qutayba (W.M. WATT, Formative Period, op. cit., p. 109-115). 32. Dix occurrences dans le Kitāb al-ṣalāt, plus particulièrement le Kitāb al-istisqā’; quelques autres en plus dans le Musnad. 33. Umm, I, p. 252, l. 27 ; p. 253, l. 13 ; l. 18 ; p. 255, l. 12 ; Musnad, p. 364, la plupart des chaînes sont munqaṭi‘ en plusieurs maillons. 34. Musnad, p. 464, l. 12. 35. Musnad, p. 364, l. 6-8 : qāla l-Aṣamm sami‘tu l-Rabī‘ b. Sulaymān yaqūlu : “Kāna l-Šāfi‘ī, raḍiya llāhu ‘an-hu, iḏā qāla : ‘aḫbara-nī man lā attahimu’, yurīdu bi-hi Ibrāhīm b. [Muḥammad] b. Abī Yaḥyā, wa iḏā qāla :‘aḫbara-nī al-ṯiqa’, yurīdu bi-hi Yaḥyā b. Ḥassān”. 36. IBN ḤAǦAR, Ta‘ǧīl al-manfa‘a, op. cit., p. 626, n° 1569. 37. Édité par Šarīf Nāyif Du‘ays, Mu’assat al-Risāla, Beyrouth, 19862.
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Chapitre IX du corpus dont il dispose encore (les Sunan de Ḥarmala ou de Muzanī, la doctrine qadīm dans la version de Za‘farānī, etc.). Il en déduit qu’il faut incriminer Rabī‘, et non Šāfi‘ī. Étant donné le rôle passif, déjà signalé, de celui-ci dans la compilation du Kitāb al-Umm, il est permis de douter d’une telle explication et de penser que les autres disciples, dont la plupart étaient traditionnistes, ont pu corriger eux-mêmes, face à leurs adversaires hanéfites, la riwāya reçue. Notons qu’Ibn ‘Abd al-Barr, prenant la défense du Hadith de Mālik b. Anas dans le Muwaṭṭa’, adopte une démarche similaire 38. Quoi qu’il en soit, les arguments proposées par Ibn Haǧar apparaissent plus convaincants, ils sont mieux en accord avec notre lecture du corpus actuel : Šāfi‘ī n’avait guère de maîtres en Hadith ; il connaissait beaucoup de traditions, mais non toutes les voies de transmissions des sunan, comme l’ont relevé les traditionnistes ; enfin, il aurait reconnu lui-même que certaines traditions lui échappaient 39. Quant au fait que les traditions šāfi‘iennes ne figurent pas dans les isnād-s retenus par Buḫarī ou Muslim, l’école šāfi‘ite l’attribue au fait que le fondateur étant mort prématurément à cinquante-quatre ans, Buḫārī, qui en avait dix à cette date, n’a pu être son disciple, et l’explication vaut a fortiori pour les autres auteurs de compilations canoniques. Buḫārī fut en mesure de s’adresser aux contemporains de Šāfi‘ī, lesquels avaient reçu leurs traditions de ses maîtres, notamment Mālik 40. Dans sa recherche des chaînes les plus parfaites, donc les plus courtes (‘ālī), le traditionniste le plus illustre pouvait donc aisément se passer du maillon constitué par Šāfi‘ī 41. D’autre part – autre manière de réhabiliter Šāfi‘ī face à la critique – on fait valoir que, dans les chaînes sélectionnées par Buḫārī, de nombreux rapporteurs (ruwāt) – et même la majeure partie 42 – sont des disciples de Šāfi‘ī : tels sont Ḥumaydī, Ibn Raḥawayh, Zaʿfarānī, etc. Le matn du Hadith recueilli par Šāfi‘ī ne saurait donc être mis en cause. Enfin Baġdādī, dans son propre ouvrage consacré à la question, ajoute, tout en reprenant ces arguments, que Buḫārī a pu trouver des contemporains de Šāfi‘ī qui, plus âgés, avaient recueilli leurs traditions directement des tābī‘ūn 43. À ces arguments de spécialistes, on peut aussi ajouter une autre explication fournie par Šāfi‘ī lui-même. Non seulement, d’une version à l’autre de son enseignement sur un thème donné, il ne cite pas toujours les mêmes traditions 44, mais il apparaît aussi qu’il s’appuie avant tout sur le diagnostic consensuel des tradi-
38. Cf. l’abrégé, réalisé par lui-même, de son ouvrage consacré aux traditions du Muwaṭṭa’: Taǧrīd altamhīd li-mā fī l-Muwaṭṭa’ min al-ma‘ānī wa l-asānīd, passim (Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, s.d.). Les isnād-s du Muwaṭṭa’ font l’objet d’une critique par le traditionniste AL-DĀRAQUṬNĪ (385/995) dans un livre intitulé al-Aḥādīṯ allaḏī ḫūlifa fī-hā Mālik b. Anas (Maktabat al-rušd, Riyād, 1997). 39. IBN ḤAǦAR, Tawālī al-ta’sīs, op. cit., p. 72 (éd. Dār al-kutub al-‘ilmiyya). 40. Beaucoup de maîtres de Buḫārī et de Muslim, fait-on observer, ont reçu leurs traditions de Mālik : ALḎAHABĪ, Siyar a‘lām al-nubalā’, op. cit., X, p. 95-96 ; RĀZĪ, Manāqib, op. cit., p. 231-235. 41. RĀZĪ, Manāqib, loc. cit. ; AL-ṢAFADĪ, al-Wāfī, II, op. cit., p. 177 ; MULLĀ ḪĀṬIR, al-Šāfi‘ī wa aṯaruhu, op. cit., d’après deux manuscrits (AL-SUYŪṬĪ, al-Baḥr allaḏī zaḫar, šarḥ alfiyyat aṯar ; AL-SUBKĪ, al-Ṭabāqat al-ṣuġrā). Mullā Ḫāṭir signale d’autres particularités relatives au recueil de Buḫārī (choix des transmetteurs, des Compagnons, etc.), qui n’ont pas encore fait l’objet d’une recherche détaillée. 42. Trente-six pour Buḫārī et Muslim réunis (MULLĀ ḪĀṬIR, al-Šāfi‘ī wa aṯaru-hu, op. cit., p. 199). 43. Mas’alat al-iḥtiǧāǧ bi-l-Šāfi‘ī fī-mā usnida ilayhi, éd. Ibrāhīm Ḫalīl Mullā Ḫāṭir, Riyāḍ, 1980, p. 5357 ; al-Ḏahabī (Siyar, X, p. 95-96) cite un extrait de cet ouvrage. 44. Voyez par ex. les hadiths qu’il cite dans les deux moutures du Kitāb qasm-al-ṣadaqāt (Umm, II, p. 7189).
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Šāfi‘ī traditionniste tionnistes (ahl al-‘ilm), capables d’authentifier (taṯbīt) la version lacunaire en question. Et lui-même a tenu à procéder aux vérifications nécessaires 45 : Chaque tradition que j’ai notée avec une chaîne interrompue, je l’ai [néanmoins] entendue [avec une autre chaîne] ininterrompue (muttaṣilan) ; il se peut aussi qu’elle soit notoirement répandue d’après le transmetteur, puisque rapportée par une multitude de savants qui l’ont apprise d’une autre multitude. Je répugne toutefois à écrire (waḍ‘) une tradition que je n’ai qu’imparfaitement retenue par cœur, d’autant que plusieurs de mes ouvrages ne sont plus à ma disposition. J’ai donc vérifié ce que j’avais retenu par cœur auprès des savants traditionnistes (ahl al-‘ilm) ; mais j’ai abrégé les traditions de crainte que cet ouvrage ne fût trop long. Ce que j’ai mentionné suffit, il était inutile que je fasse appel à toute la science 46 à ce sujet 47.
De l’argumentaire développé par les traditionnistes šāfi‘ites se dégage implicitement l’idée – elle seule importe à notre propos – que les traditions šāfi‘iennes sont irréprochables quant à leur contenu, quoique les compilations canoniques les mentionnent par une voie différente. C’est aussi ce que concluent les éditeurs modernes des Sunan ou du Musnad de Šāfi‘ī 48. Compte tenu de ce que ces deux ouvrages furent composés et diffusés assez tôt, à l’époque où l’école šāfi‘ite n’en était qu’à ses débuts, on peut penser qu’ils ont servi à asseoir la légitimité de celle-ci face à ses rivales, parfois plus anciennes, ou aux traditionnistes. Les šāfi‘ites postérieurs n’auront donc plus à revenir sur une question déjà tranchée de longue date. Mais les Sunan ne sont qu’un extrait du Musnad, qui lui-même a opéré une sélection dans les traditions du corpus šāfi‘ien. Il semble donc que le point de vue de Šāfi‘ī sur le Hadith soit moins simple qu’il n’y paraît et ne se laisse pas réduire à celui des traditionnistes. Ce point nous occupera dans la section suivante. Ces faits appellent une conclusion plus générale sur les rapports originels entre fiqh et Hadith. Si Šāfi‘ī éprouve le besoin de taire le nom d’Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā, si ses chaînes laissent à désirer aux yeux des critiques postérieurs, c’est que déjà ces deux sciences entretiennent à son époque des relations étroites, mais que la critériologie à l’œuvre dans la critique du Hadith, pleinement constituée au siècle suivant, ne s’impose pas avec la même autorité aux fondateurs des maḏāhib. Si,
45. De fait, Šāfi‘ī fait part de ces vérifications dans le Kitāb al-Umm, comme par ex. en IV, p. 137, l. 2-5 (à propos d’une transmission de Zuhrī ; Šāfi‘ī interroge là-dessus Muṭarrif, ainsi que son oncle, également traditionniste, Muḥammad b. ‘Alī al-Šāfi‘ī) ; ou encore, p. 148, l. 10 (Šāfi‘ī vérifie auprès d’al-Darāwardī une tradition de Ǧa‘far al-Ṣādiq) ; Umm, VI, p. 167, l. 15, dans une controverse où des ahl al-ḥadīṯ sont présents, Šāfi‘ī les interroge sur la qualité des hadiths de l’adversaire. 46. Il semble bien, dans ce contexte, que ‘ilm signifie traditions. Šāfi‘ī fait donc un choix parmi celles-ci. 47. Risāla, § 1184. Il existe à l’époque de Šāfi‘ī une voie diffuse de transmission et une voie savante, celle des experts en ‘ilm al-riǧāl. Šāfi‘ī connaît les deux. Notons aussi, dans cet extrait, la reconnaissance implicite de la valeur du témoignage verbal. On rapporte que Šāfi‘ī, en cas de contradiction entre deux versions, l’une livresque, l’autre orale, aurait préféré la seconde (AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 91-92). 48. AL-ŠĀFI‘Ī, Al-sunan al-ma’ṯūra, éd. Qal‘aǧī (Dār al-Ma‘rifa, Beyrouth, 1986), p. 83 ; Kitāb alSunan, éd. Mullā Ḫāṭir, Jedda, 1989, I, p. 38. Dans cet ouvrage, la majeure partie des traditions ont leurs correspondants chez Buḫārī et Muslim. L’annotation du Musnad (Dār al-Fikr, Beyrouth, 1996) montre toutefois qu’il faut parfois aller puiser ailleurs que dans les six livres pour retrouver les traditions citées par Šāfi‘ī. Certaines sont même glosées : infarada bi-hi al-Šāfi‘ī, mais le cas n’est pas très fréquent.
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Chapitre IX d’autre part, le Ḥadîth légal de Šāfi‘ī laisse seulement prise à une critique externe qui ne porte pas sur le fond, c’est que ce dernier dispose, parallèlement, d’autres critères qui lui sont propres : ce peut-être par exemple, d’après le témoignage de Šāfi‘ī cité plus haut, un consensus de savants, voire une critique interne qui nous occupera ci-après 49. Du reste, les traditionnistes n’ont jamais fait mystère de ce que bien rares sont les traditions irréprochables au regard de leur critériologie 50. Ce conflit latent entre deux disciplines, le fiqh et le Hadith, culmine dans les critiques portées par des auteurs du ǧarḥ wa l-ta‘dīl contre les grands fuqahā’ 51 : Sufyān al-Ṯawrī à l’égard d’Abū Ḥanīfa ; Yaḥyā b. Ma‘īn, de Šāfi‘ī ; al-Karābisī, d’Ibn Ḥanbal, etc. De ce point de vue, Šāfi‘ī n’apparaît pas, ainsi qu’on a pu le penser, comme le porte-parole des traditionnistes : son Hadith ne se distingue pas de celui des autres muǧtahid-s contemporains. Son rôle consiste plutôt à avoir placé le Hadith immédiatement après le Coran, comme le veut le schéma du bayān, puis rigoureusement distingué entre ces deux sources formelles du fiqh et les dalālāt qui sont nécessaires à l’élaboration de la doctrine – ce que nous avons appelé les informations de second ordre –, entre les matériaux et le raisonnement qui s’y applique. En d’autres termes, à avoir harmonisé, plutôt qu’opposé, ra’y et Hadith, sources formelles et ma‘qūl/qiyās. Par là s’explique que les grands recueils de traditions des siècles postérieurs, qui pour la plupart sont bâtis sur le plan des ouvrages de fiqh 52, n’ont jamais entendu se substituer aux corpus juris des grands fondateurs, alors même que ceux-ci ne respectaient pas encore toute les exigences de la critique du Ḥadith dans sa phase de maturité. C’est la preuve que le fiqh ne saurait se réduire à la production de hadiths 53, et que les grands traditionnistes du IIIe siècle, tel Buḫārī – qui du reste était sans doute šāfi‘ite –, ont simplement ajouté un perfectionnement formel à l’œuvre des fondateurs d’écoles de fiqh. II. La critique externe des traditions au IIe siècle Avant d’approfondir la problématique effleurée ci-dessus, nous ne pouvons passer sous silence le fait suivant : les écrits de Šāfi‘ī offrent un reflet fidèle de la critique externe des traditions dans la seconde moitié du IIe siècle. Or, rares sont les documents
49. Observons, dans cette hypothèse où la critique interne aurait été la première, que la question de l’authenticité du Hadith ne se posera plus, au IIIe s. avec la même acuité : toute latitude sera ainsi donnée aux traditionnistes pour parfaire la critique externe. Nous rejoignons ainsi une observation née de l’étude des plus anciens papyri relatifs au Hadith : « The papyri give evidence of transmission concurrently according to the letter and according to the sense » (N. ABBOTT, Studies in Arabic Literary Papyri, op. cit., II, p. 78). 50. E. DICKINSON, The Early Development of Muslim Hadīṯ Criticism, thèse, Yale, 1992, p. 179. 51. Muḥammad Zāhid AL-KAWṮARĪ, commentateur des Šurūṭ al-a’imma al-ḫamsa, d’AL-ḤĀZIMĪ, Le Caire, 1957, p. 49-50. 52. M. MURANYI, dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 304 (section sur le fiqh) ; I. GOLDZIHER, Études sur la tradition islamique, op. cit., p. 293. 53. C’est néanmoins le projet avoué de certains vulgarisateurs contemporains du fiqh, tel Sayyid Ṣābiq. Dans un ouvrage populaire, Fiqh al-sunna, il prétend résoudre les divergences entre écoles juridiques par le simple recours à la Sunna (cf. la préface de Ḥasān al-Bannā’). Du reste, les traditions invoquées ont fait l’objet de critiques de la part de traditionnistes, cf. Tamām al-minna fī l-ta‘līq ‘alā al-Sunna, de Muḥammad Nāṣir al-dīn AL-ALBĀNĪ, Dār-al-rāya, Riyāḍ, 19983.
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Šāfi‘ī traditionniste historiques de ce genre antérieurs à la période canonique des IIIe - IVe siècles 54, sur laquelle nous sommes mieux renseignés 55. Il nous a donc paru digne d’intérêt de nous arrêter quelque peu au témoignage de notre auteur. Jetons tout d’abord un regard sur la tradition biographique. Comme on pouvait s’y attendre, elle cède à une tentation anachronique, déjà notée, qui prête à Šāfi‘ī une connaissance de la science du Hadith sous ses différents aspects. À preuve, affirmet-elle, sa capacité à détecter les défauts dans les traditions prophétiques avancées par l’adversaire pour contredire le fiqh du fondateur 56. Elle veut même que Šāfi‘ī n’ait pas épargné, sous ce rapport, ses propres maîtres traditionnistes (Sufyān, Mālik) 57. La démarche de Bayhaqī garde toutefois un intérêt, dans la mesure où il cite aussi des extraits du corpus šāfi‘ien ; mais plus révélateur, pour nous, est le fait que la terminologie de Šāfi‘ī est dépourvue du caractère technique qu’elle prendra par la suite 58 : le fondateur ne parle que de traditions munqaṭi‘ ou mursal. En outre, la tradition lui prête une position déjà bien arrêtée sur une question hautement disputée chez les spécialistes, celle de la valeur probante du ḥadīṯ mursal 59. Le débat est d’importance : il oppose non seulement les traditionnistes aux fuqahā’ ou aux uṣūliyyūn, mais divise encore les fondateurs de maḏāhib entre eux, et serait en partie à l’origine des divergences entre écoles 60. Plus précisément, ce serait le critère de sélection des traditions qui
54. M. MURANYI, dans H. GÄTJE (éd.), Grundriß, II, op. cit., p. 303. L’auteur donne une liste de manuscrits qu’il conviendrait de publier (loc. cit., n. 12). 55. Pour une introduction rapide, mais précise, aux textes théoriques de cette époque de maturité, cf. notamment les articles de J. ROBSON (mentionnés dans la bibliographie), la traduction anglaise par G.H.A. JUYNBOLL de l’introduction du Ṣaḥīḥ de Muslim (J.S.A.I., 10 (1987), p. 97-98) et l’étude d’E. DICKINSON, déjà citée, relative à la Taqdima al-ma‘rifa li Kitāb al-ǧarḥ wa l-ta‘dīl d’Ibn Abī Ḥātim al-Rāzī (ob. 327/938), thèse désormais éditée (sous le même titre, Leyde Brill, 2001). L’étude moderne des autres aspects de la science traditionnelle du Hadith (les ‘ilal, zawā’id, mudraǧāt, etc.) n’en est qu’à ses débuts. 56. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 8-13. 57. Šāfi‘ī aurait donné raison, selon le cas, à l’un ou à l’autre : op. cit., II, p. 231 où Šāfi‘ī critique un hadith de Mālik au nom de la science des traditionnistes (ḥuffāẓ) ; op. cit., II, p. 5, p. 10 (il détecte une erreur dans l’isnād de Sufyān b. ‘Uyayna et rend justice à Mālik) ; IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 337-338 (où Šāfi‘ī rejette une tradition de Sufyān et préfère celle de Mālik). 58. On sait que la critique traditionnelle du Hadith s’est attachée à préciser toute espèce de défaut dans la régularité de l’isnād, créant à cet effet des dizaines de termes techniques. 59. La définition habituellement reçue pour ce terme est celle d’un propos attribué au Prophète par un Suivant (mursal tābi‘ī) ou un Compagnon (mursal ṣaḥābī) sans que ceux-ci mentionnent le Compagnon qui l’a recueilli du Prophète en premier (Subḥī ṢĀLIḤ, ‘Ulūm al-ḥadīṯ wa muṣṭalāḥu-hu, op. cit., p. 166 ; Muḥammad ‘Aǧāǧ AL-ḪAṬĪB, Uṣūl al-ḥadīṭ, Dār al-fikr, Beyrouth, 1997, p. 337). Mais en réalité, il n’y pas d’unification sur le sens à donner à ce terme dans la tradition savante (cf. l’inventaire des différentes acceptions dans MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyyat al-ḥadīṯ al-mursal, Jedda, 1999, p. 19-31, qui en dénombre sept). La majorité des traditionnistes n’appliquent le mursal qu’au Suivant ; d’autres, ainsi que les uṣūlistes, ont une définition divergente : le mursal est identique au munqaṭi‘ ; pour les fuqahā’ ḥanéfites, il ne concerne que les trois premiers siècles de l’islam. 60. L’ouvrage classique à ce sujet est celui de Ḫalīl b. Kaykalandī AL-‘ALĀ‘Ī (ob. 761/1359), Ǧāmi‘ altaḥṣīl fī aḥkām al-marāsil (éd. Ḥamdī al-Salafī, Bagdad, 19781). Il distingue déjà dix avis différents et Zarkašī dix-huit… (MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyya, op. cit., p. 32). On peut les ramener à trois catégories principales : rejet pur et simple du mursal : position des traditionnistes, mais la majorité accepte le mursal ṣaḥābī (en vertu du principe d’honorabilité (ta‘dīl) collectif des Ṣahāba, AL-SUYŪṬĪ, Tadrīb al-rāwī, op. cit., p. 71, 126) ; acceptation du mursal tabī‘ī : école de Mālik, Ibn Ḥanbal et Abū Ḥanīfa. On prête la même attitude
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Chapitre IX aurait fait problème à l’époque primitive, puisque Šāfi‘ī aurait joué un rôle déterminant dans le rejet du ḥadīṯ mursal, communément accepté avant lui 61. Quoi qu’il en soit, il semble bien que notre auteur ait simplement reflété ici la position des traditionnistes contemporains 62. La lecture des sources anciennes confirme qu’un débat eut bien lieu à haute époque sur la valeur légiférante des traditions, confrontation sur laquelle nous serons amené à revenir. Pour donner une idée de l’importance de la question, signalons que de nombreuses traditions sont chez Buḫārī de type mursal ṣaḥābī 63. Toutefois, l’on ne confirme pas que Šāfi‘ī aurait pesé de façon décisive dans l’invention d’une méthodologie légale, comme le soutient Schacht 64. La position de Šāfi‘ī sur le ḥadīṯ mursal apparaît au demeurant nuancée : il aurait accepté sans condition le mursal des « Suivants majeurs » (kibār al-tābi‘īn) 65, mais dédaigné celui des tābi‘ūn tardifs (ṣiġār al-tābi‘īn, dits « mineurs » parce qu’insuffisamment en contact avec les Compagnons), et notamment les marāsil de Zuhrī 66 et d’Ibn al-Munkadir 67. En revanche, l’acceptation – discutée dans l’école šāfi‘īte 68 – du mursal de Sa‘īd b. Musayyab, grande et respectable autorité médinoise aux yeux de Šāfi‘ī, ne vaudrait que pour sa doctrine
aux fondateurs ; acceptation sans condition, si par ex. le mursil (transmetteur d’un mursal) est une autorité (al-Ǧuwaynī, Ibn al-Hāǧib entre autres), s’il y a iǧmā‘ (Ibn Ḥazm), ou si le rapporteur est simplement une ṯiqa (al-Ǧassāṣ), etc. Il est intéressant de constater que, pour ces auteurs, la preuve classique de la validité d’une tradition (l’existence d’une autre voie de transmission, meilleure par son isnād, corroborative) n’est pas suffisante. Relevons aussi que la divergence manifeste d’appréciation entre traditionnistes et fuqahā’ vient de la prise en compte, par les seconds, d’indices issus d’une critique interne du Hadith. — Pour une liste de textes classiques à ce sujet, cf. MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyya, op. cit., p. 32, n. 1. On constate que tous les ouvrages théoriques sur le ‘ilm al-ḥadīṯ ou les uṣūl al-fiqh y consacrent un développement. Parmi les travaux modernes, consulter par ex. l’étude fouillée de ‘Abdallāh ŠA‘BĀN ‘ALĪ, Iḫtilāfāt al-muḥaddiṯīn wa l-fuqahā’ fī l-ḥukm ‘ala l-ḥadīṯ, Dār al-ḥadīṯ, Le Caire, 1997, p. 123-150. 61. MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyya, op. cit., p. 87-89, qui cite Ṭabarī, Abū Dāwūd, Ibn al-Ḥāǧib, al-Bāǧī (cf. par ex. l’opinion d’Abū Dāwud rapportée par al-‘Irāqī : wa ammā l-marāsil, fa-kāna akṯar al-‘ulamā’ yaḥtaǧǧūna bi-hā fī-mā maḍā miṯla Sufyān al-Ṯawrī wa Mālik wa l-Awzā‘ī, ḥattā ǧā’a l-Šāfi‘ī fa-takallama fī ḏālika (AL-SAḪĀWĪ, Fatḥ al-muġīṯ, šarḥ alfiyyat al-ḥadīṯ li-l-‘Irāqī, Le Caire, 1933, I, p. 133). L’acceptation du mursal avant Šāfi‘ī ne fait pas non plus problème pour al-‘Alā‘ī (Ǧāmi‘ al-taḥṣīl, op. cit., p. 96) et c’est la raison pour laquelle aucun auteur n’a soutenu le rejet systématique du mursal (qabūl al-ṣadr al-awwal li-kaṯīr min al-marāsil la yumkinu inkāru-hu). 62. Parmi ceux qui rejetaient le mursal, on trouve en effet les principaux noms de la critique du Hadith : ‘Abd al-Raḥmān b. Mahdī, Yaḥyā b. Sa‘īd al-Qaṭṭān, ‘Alī b. l-Madīnī, Abū Ḫayṯama, Yaḥyā b. Ma‘īn, Ibn Abī Šayba. À l’époque suivante, il en aurait été de même pour les grandes autorités dans le Hadith (AL‘ALĀ‘Ī, Ǧāmīʿ al-taḥṣīl, op. cit., p. 30). 63. AL-SUYŪṬĪ, Tadrīb al-rāwī, op. cit., p. 71. 64. « On Shāfi‘ī’s Life and Personality », article cité, p. 319 ; pour cet auteur, la théorie légale de Šāfi‘ī constitua « the revolution that Šāfi‘ī wrought in the theory of Muḥammadan law ». N. CALDER (Studies in Early Islamic Jurisprudence, op. cit., p. 68) fait observer qu’il n’y a nulle mention de cette avancée capitale dans les sources biographiques ou historiques. 65. BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., II, p. 30, qui ajoute que pour toute autre espèce de mursal, Šāfi‘ī exigeait une confirmation venant d’une autre source. 66. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., p. 82 ; AL-‘ALĀ‘Ī, Ǧāmī‘ al-taḥṣīl, op. cit., p. 41 ; AL-SUBKĪ, Ṭabaqāt, op. cit., II, p. 10. 67. MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyya, op. cit., p. 143. Ibn al-Munkadir (ob. 130/748) était un mawlā rattaché aux Taym Qurayš, et une ṯiqa (AL-ḎAHABĪ, Taḏkirat al-ḥuffāẓ, op. cit., I, p. 127-128, n° 114) ; AL-ZIRIKLĪ, Mu‘ǧam al-mu’allifīn (Mu’ssasat al-Risāla, Beyrouth), VII, p. 333. 68. AL-SUYŪṬĪ, Tadrīb al-rāwī, op. cit., I, p. 200-201 ; IBN RAǦAB, Šarḥ ‘ilal al-Tirmiḏī, éd. Nūr al-dīn al-‘Itr, Dār al-‘Aṭā’, Damas, 1978, I, p. 302-308.
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Šāfi‘ī traditionniste ancienne, selon certains, mais là encore les avis varient suivant les auteurs 69. Enfin, – ce qui n’est pas davantage pour nous surprendre – l’on attribue à Šāfi‘ī toutes sortes d’opinions contradictoires au sujet du mursal 70. Gardons simplement en mémoire, pour fixer les idées, que le terme n’aurait pas encore chez lui une définition précise – il équivaudrait au munqaṭi‘ 71 – et que, sous l’influence des traditionnistes, il ne l’aurait accepté qu’avec certaines réserves. Bayhaqī possède aussi quantité d’informations témoignant, chez notre auteur, d’une sûreté de jugement sur les transmetteurs de traditions, qu’ils soient médinois, irakiens ou mecquois 72. Šāfi‘ī fait l’éloge de Ša‘bī, ‘Urwa b. l-Zubayr, Šu‘ba, Zuhrī, Ibn Abī Ḏi’b, Ibn Abī Ibn Zinād, Abū l-Zubayr, Ašhab ; il est capable de dire quels sont les fuqahā’ les plus respectueux du Hadith (‘Aṭā’ b. Abī Rabāḥ, Awzā‘ī, Mālik) 73. Il est à noter qu’il ne tient pas compte du qadarisme de certains d’entre eux. Muḥammad b. Isḥāq est le meilleur connaisseur en campagnes prophétiques (maġāzī), Zubayr b. Abī Sālama en poésie, Abū Ḥanīfa en dialectique (ǧadal), Muqātil b. Sulaymān en exégèse, mais Wāqidī serait suspect quant à certaines de ses informations. Šāfi‘ī est particulièrement versé dans le Hadith de Muslim b. Ḫālid et de Sufyān b. ‘Uyayna, données que nous savons indiscutablement confirmées par le Kitāb al-Umm. Layṯ b. Sa‘d aurait été considéré par lui comme meilleur faqīh que Mālik. Vis-à-vis du Hadith d’Irak, le biographe constate une contradiction dans les témoignages : Šāfi‘ī critique des qadarites comme Manṣūr b. Mu‘tamir 74 ou ‘Amr b. ‘Ubayd 75, sait avec certitude si deux transmetteurs se sont effectivement rencontrés et observe que Sufyān b. ‘Uyayna avait confiance dans le Hadith de Ǧābir al-Ǧu‘fī, jusqu’au jour où, découvrant ses idées chiites et sa croyance en la raǧ‘a, il cessa de colporter ses traditions 76. Šāfi‘ī aurait professé la supériorité des rapporteurs du Hedjaz au point de ne vouloir à aucun prix entendre parler du Hadith d’Irak ; mais inversement, il aurait accepté tout hadith prophétique, quelle que soit son origine, pour peu qu’il se soit assuré des qualités (ṣidq, ḥifẓ) du traditionniste. Plus fondamental est sans doute ce que rapporte Ibn Abī Ḥātim, d’après Yūnus b. ‘Abd al-A‘lā, de la doctrine de son maître en matière de Sunna :
69. MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyya, op. cit., p. 146-165, citant une grande diversité d’auteurs. 70. Pour se faire une idée de cette diversité, y compris dans l’école šāfi‘īte, cf. MULLĀ ḪĀṬIR, al-Šāfi‘ī wa aṯaru-hu, op. cit., p. 81-85, citant Ibn al-Burhān, ‘Abd al-Ǧabbār, ‘Abd al-Wahhāb, al-Ǧuwaynī, Ibn al-Ḥanbalī, etc. 71. AL-‘ALĀ‘Ī, Ǧāmī‘ al-taḥṣīl, op. cit., p. 40. 72. BAYHAQĪ, Manāqib, I, p. 500-550 ; cf.aussi, p. 486-499, où l’on voit Šāfi‘ī informé des Compagnons qui transmettent le Hadith à ‘Umar ; p. 496 : Šāfi‘ī connaît les dates de décès des grands traditionnistes. 73. Op. cit., p. 509 ; toutefois, en arrivant en Égypte, Šāfi‘ī aurait déclaré que Mālik contredisait seize hadiths prophétiques seulement. 74. Sur lui, cf. J. van ESS, Zwischen Ḥadīṯ und Theologie, op. cit., p. 43, p. 188 ; TG, II, p. 647. 75. BAYHAQĪ, Manāqib, I, op. cit., p. 525, p. 545. 76. C’est effectivement de Sufyān b. ‘Uyayna que nous avons des données sur ce personnage, proche de Sufyān al-Ṯawrī et Šu‘ba quant aux positions théologiques ; cf. J. van ESS, TG, II, p. 294-298, qui dément l’appartenance de Ǧābīr à la secte sabéenne (AL-ŠAHRASTĀNĪ, Religons et sectes, op. cit., p. 509-510 ; l’information erronée, reproduite par l’EI2, dans son article sur Ǧābir, remonte à Ibn Qutayba). La raǧ‘a dont il s’agit est celle non du Mahdī, mais du dernier imam dans la croyance chiite. Sufyān b. ‘Uyayna nous apprend que Ǧābir aurait conservé le tafsīr écrit de Ǧa‘far al-Ṣādiq, considéré par lui comme le qā’im, c’est-à-dire le Mahdī.
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Chapitre IX « Un aṣl est un passage coranique ou une sunna ; en leur absence, on effectue un qiyās sur leur base. Si la tradition remonte de manière ininterrompue jusqu’au Prophète, et que l’isnād est sain, il est une sunna. Le hadith [doit s’entendre] d’après son sens littéral (ẓāhiri-hi). S’il autorise plusieurs significations, la meilleure est la plus conforme au sens littéral des autres hadiths. Si les hadiths se valent (takāfa’at), il faut préférer celui dont l’isnād est le plus sûr. Le hadith interrompu est sans valeur (laysa l-munqaṭi‘u bi-šay’), sauf celui de Sā‘īd b. Musayyab [...]. Le hadith irrégulier (šāḏḏ) n’est pas celui dont le rapporteur digne de confiance (al-ṯiqa) est le seul à faire état, mais celui qui, transmis par des personnes de confiance, est isolé et contredit les autres [...] ». Yūnus ajouta : « et ceci à propos d’une prescription formelle (naṣṣ) [...]. J’ai vu tout le monde employer la tradition isolée (ḥadīṯ munfarid) : les Médinois se servent de la tradition relative à la faillite [...] et les Irakiens celle du viager. Tous recourent à la tradition isolée : les uns adoptent ceci, laissent cela ; mais les autres font de même » 77.
Tournons-nous à présent vers le corpus šāfi‘ien, qui contient plusieurs textes théoriques sur le Hadith 78. Le premier fait marquant, déjà signalé 79, est l’indigence de la terminologie chez Šāfi‘ī, comparée à la riche nomenclature de la science du Hadith pleinement constituée 80. Mais la constatation ne doit pas faire illusion : en réalité, cette critique externe ne se distingue guère, par ses procédés, de sa forme classique et plus tardive, à cette réserve que Šāfi‘ī ne la sépare pas d’une critique interne dont nous parlerons bientôt. Qu’en conclure sinon que ses débats remontent à une date antérieure au milieu du IIe siècle ? Une remarque similaire avait été faite sur le Musnad de Ṭayālisī, traditionniste exactement contemporain de Šāfi‘ī 81. Ainsi, Šāfi‘ī rejette en principe une tradition munqaṭi‘, notamment lorsque celle-ci prétend conforter une solution légale
77. IBN ABĪ ḤĀTIM, Ādāb, op. cit., 231-234. 78. Ce sont notamment les suivants : Risāla, deuxième partie (§ 569-1308) ; Iḫtilāf al-Ḥadīṯ, introduction (Umm, IX, p. 475-487) ; Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī, début (Umm, VII, p. 191-194). 79. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 36 et n. 1. 80. À la liste proposée par Schacht (loc. cit.), il convient d’ajouter quelques autres qualificatifs dont il est difficile de dire s’ils sont déjà techniques, tels que ṣaḥīḥ (Umm, VI, 131, l. 8), ou ḥasan (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 130, dernière l.). Relevons la même terminologie chez son contemporain Ibn Ḥanbal (H. LAOUST, « Le hanbalisme sous le califat de Bagdad », R.E.I., t. XXVII (1959), repris dans son recueil Pluralismes dans l’Islām, Paris, 1983, p. 6-7). 81. Sur ce traditionniste de Baṣra (133/750- 204/819) cf. F. SEZGIN, GAS, I, p. 97-98 et Muḥ. Z. SIDDĪQĪ, Hadīth Literature, op. cit., p. 74-76. J. ROBSON fait au sujet de son Musnad (publié en 1903) l’observation suivante : « The Musnad of al-Ṭayālisī [...] is important [...]. also because most of its traditions are included in the later books which became canonical, indicating that the compiler’s standards were in keeping with those of the later compilers who rejected much of the material which was current » (« Tradition, the Second Foundation of Islām », M.W., XVL (1951), p. 30-31). G.H.A. JUYNBOLL (« Some notes... », article cité, p. 300, n. 27) suppose que le tri fut beaucoup plus tardif, et non le fait du compilateur. C’est possible puisque, d’après une information d’Ibn Ḥaǧar, l’ouvrage originel aurait comporté un grand nombre de marāsil et de mawqūfāt. Mais l’hypothèse n’explique pas la coïncidence signalée par Robson ; du reste, il faudrait se demander si celle-ci concerne le maṭn ou l’isnād. Nous avons constaté un fait du même ordre à propos du Musnad et des Sunan de Šāfi‘ī, et celles-ci sont l’œuvre de Šāfi‘ī ou d’un disciple direct. Il faut en conclure que la critique externe était déjà assez avancée dans la seconde moitié du IIe s. Sur le Musnad de Ṭayālisī, cf. la thèse de R. MARSTON-SPEIGHT, The Musnad of al-Ṭayālisī, Hartford, 1970.
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Šāfi‘ī traditionniste contraire à la sienne 82 – fait relevé par les biographes. Or un maillon fragile suffit à affaiblir la chaîne tout entière, et donc le hadith ; aussi Šāfi‘ī refuse-t-il d’accepter ce dernier s’il contient un rapporteur inconnu 83, à moins qu’il n’existe un autre informateur capable de la confirmer 84. Un isnād familial est de plus grande valeur 85. La critique extérieure se ramène au fond chez Šāfi‘ī à une règle simple : il oppose le hadith sûr, qu’il qualifie de « solide » (ṯābit), à celui qui ne l’est pas, et qu’il nomme vaguement mursal ou munqaṭi‘. Cette « solidité » (ṯubūt) concerne exclusivement cet aspect extérieur de la tradition : elle est établie lorsqu’il est possible de faire remonter régulièrement l’information de ṯiqa en ṯiqa jusqu’au Prophète 86, et l’acceptation d’une telle tradition fait consensus 87. Ṯābit est de loin le terme le plus employé par lui, et non ṣaḥīḥ ou ḥasan. La science de l’isnād est assez avancée à l’époque de Šāfi‘ī pour que les traditionnistes soient capables de détecter les traditions forgées ou tout au moins douteuses 88. Cette donnée historique de première main, émanant d’un personnage du IIe siècle, est selon nous de nature à exclure une forgerie massive de traditions. Des qualités précises sont exigées d’une ṯiqa : seuls des critères psychologiques ou moraux (mémoire, compréhension de l’information, piété) entrent en ligne de compte, non
82. Les exemples sont nombreux dans le Kitāb al-Umm, en voici quelques-uns : VI, p. 247, l. 21-23 ; VII p. 24, l. 5-6 : le hadith d’Ibn Mas‘ūd est mursal ; celui de ‘Alī b. Bazīda n’est pas corroboré par un hadith connu de Šāfi‘ī ; II, p. 29, l. 21-23 : le hadith d’Ibn Mas‘ūd n’est pas ṯābit pour deux raisons : il est munqaṭi‘ et son rapporteur a mauvaise mémoire (laysa bi-ḥāfiẓ) ; or la tradition de tout Compagnon est acceptée, à moins qu’elle ne soit contredite (c’est ici le principe de ta‘dīl al-ṣaḥāba) ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 218 [éd. ‘Abd al-Azīz, et dorénavant dans cette édition pour toute cette section] : le hadith de l’adversaire est rejeté parce qu’il est mursal et posséde un maillon inconnu ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 139, dernière ligne et p. 165, l. 15 ; Risāla, § 400 : le principe est affirmé comme étant celui des ahl al-ḥadīṯ ; Umm, II, p. 103, l. 6 : Šāfi‘ī rejette une tradition transmise par Zuhrī parce que son maillon est inconnu. 83. Umm, IV, p. 262, l. 30. 84. Risāla, § 1192 ; Umm, p. 132, l. 8 sqq (Šāfi‘ī confirme à l’aide d’une dalāla coranique le hadith munqaṭi‘ de Sa‘īd b. Sālim relatif à la ‘umra). 85. Risāla, § 1046. 86. Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 191, l. 6-7) : qāla l-Šāfi‘ī : “iḏā ḥaddaṯa l-ṯiqa ‘an ṯiqa ḥattā yantahiya ilā rasūl Allāh […] fa-huwa ṯābit” ; cf. aussi les définitions parallèles en Umm, VII, p. 14, l. 8-9 ; VI, p. 136, l. 16 ; I, p. 151, l. 10 ; Umm, IV, p. 131, l. 3-4 : fa-li-mā tuṯabbitu hāḏā l-ḥadīṯ fa-taqūla bihāḏā ? Qultu : “li-anna-hu ‘an raǧul maǧhūl wa [huwa] munqaṭi‘ wa naḥnu, wa anta, lā nuṯabbitu ḥadīṯ al-maǧhūlīn wa lā l-munqaṭi‘īn min al-ḥadīṯ” ; Risāla, § 998-1000. 87. Risāla, § 1306-1307. 88. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 161, l. 19-20 : sami‘nā ba‘ḍ ahl al-‘ilm bi-l-ḥadīṯ yaqūlu : “naḫāfu an lā yakūna hāḏā l-ḥadīṯ maḥfūẓan” ; p. 219, l. 4-5 : lā yaḏkuru miṯla hāḏā l-ḥadīṯ aḥad ya‘rifu l-ḥadīṯ li-ḍa‘fi-hi. La polémique en question est relative au dédommagement pécuniaire à verser au co-partageant en cas d’affranchissement unilatéral d’un esclave. Elle montre l’âpreté des débats (cf. Risāla, § 1046, ahl altanāzu‘), à cette époque, autour de certaines traditions. Les spécialistes sont en mesure de détecter les ajouts causés par les transmetteurs (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 219, l. 8 : akṯaru ẓannī anna-hu šay’ kāna yaqūlu-hu Nāfi‘ bi-ra’yi-hi). Šāfi‘ī a pu vérifier lui-même, par expérience personnelle, que la falsification des chaînes (tadlīs) est chose rare parmi les transmetteurs du Hedjaz qu’il a rencontrés (Risāla, § 1031) ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 215218 : après avoir donné un exemple de tradition prophétique que Zuhrī n’a pas entendu de son informateur et que, de ce fait, Šāfi‘ī rejette, ce dernier déclare : « il n’est pas difficile aux traditionnistes impartiaux de connaître les traditions où s’est probablement glissée une erreur » (p. 216, l. 3-4 : lā ma’ūna ‘alā ahl al-‘ilm bi-l-ḥadīṯ wa l-naṣafa fī l-‘ilm bi-l-ḥadīṯ allaḏī yušbihu an yakūna ġalaṭan).
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Chapitre IX les convictions théologiques 89. La technique principale des traditionnistes, à savoir la comparaison des différentes voies de transmission d’une même information, ressort elle aussi du témoignage de Šāfi‘ī 90 : le ṯubūt se renforce proportionnellement au nombre de chaînes 91, si possible distinctes dès l’origine. De la sorte, les ahl al-ḥadīṯ sont en mesure de statuer sur la vraisemblance d’une tradition ou de proposer l’identification plausible d’un maillon inconnu, parce qu’ils ont une connaissance précise des transmetteurs 92 et savent si ces derniers se sont rencontrés ou non 93. Ils comparent différentes versions et se renseignent auprès d’autres spécialistes, tels ceux de la Sīra 94. Leur procédure peut donc être comparée à celle des enquêteurs, ou à l’appréciation subjective par un juge de différents témoignages. De là une méthode pour confirmer le hadith mursal : l’existence d’une autre chaîne, ininterrompue (muttaṣil) 95. Šāfi‘ī nous a laissé
89. Risāla, § 1001, § 1039, Šāfi‘ī emploie déjà le verbe ista’hala (Risāla, § 1193) ; sur ce terme, cf. ALZAMAḪSARĪ, Asās al-balāġa, Dār al-nafā’is, Beyrouth, 1992, p. 25. 90. Risāla, § 1190. 91. Risāla, § 1189 ; Umm, VII, p. 24, l. 6-7 ; II, p. 153, l. 17 (al-‘adad al-kaṯīr awlā an lā yaġlaṭū min al‘adad al-qalīl) ; IV, p. 151, l. 25 (la riwāya d’un autre transmetteur fournissant un témoignage concordant, il y a moyen de tester la valeur d’une tradition) ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 219, l. 13 (le ḥadīṯ ‘adad s’oppose au ḥadīṯ munfarid, ce qui montre que celui-ci équivaut au ḫabar al-wāḥid) ; Risāla, § 773 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 127, l. 11 (li-anna-hā l-aḥādīṯ aṯbatu isnādan, wa anna-hā ‘adad, wa l-‘adad awlā bi-l-ḥifẓ min al-wāḥid) ; le hadith devient mašhūr ; pour des ex., cf. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 128, l. 11 ; p. 176, l. 3, 140 ; p. 148, l. 2 (éd. ‘Abd al-‘Azīz). En Umm, IV, p. 151, l. 21, Šāfi‘ī signale, comme dans l’introduction d’Iḫtilāf al-ḥadīṯ, une autre raison de s’en tenir à tous les aḫbār du Prophète et de rechercher le ḫabar al-waḥīd : il y a des informations que Muḥammad n’a confiées qu’à un Compagnon, ou à un petit nombre de Compagnons, sans que les autres en aient connaissance, comme par ex. des lettres privées, que même Umar et Abū Bakr ont pu ignorer. 92. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 130, l. 20 ; Umm, VI, p. 130, l. 23 : pour prouver que le hadith de l’adversaire est inacceptable, Šāfi‘ī déclare : « Aymān était le frère d’Usāma. Il fut tué en présence du Prophète, à la bataille de Ḥunayn, avant la naissance de Muǧāhid. Il n’a donc pu survivre au Prophète pour transmettre des propos [postérieurs à Ḥunayn] ; Umm, II, p. 9, l. 3 : Ṭāwūs ‘ālim bi-amr Mu‘āḏ, wa in kāna yalqā-hu ‘alā kaṯrati man laqiya mimman adraka Mu‘āḏan min ahli l-Yaman fī-mā ‘alimtu ; Umm, V, p. 280, l. 30 : Mālik rapporte un hadith relatif à ‘Umar b. ʿAbd al-Ḥakam, Šāfi‘ī corrige ce nom, sur la foi de Zuhrī et Yaḥyā b. Abī Kaṯīr (Baṣrien, ob. 132/740, autorité pour ‘Alī b. l-Madīnī, cf. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, p. 164) en Mu‘āwiya b. ‘Abd al-Ḥakam ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 190 : le doute sur le maillon est le fait de l’informateur de Mālik, Dāwud b. l-Ḥuṣayn ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 128, exemple où laqqana signifie « souffler » (cf. E. DICKINSON, The Development, thèse citée, index) ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 146 : appréciation de la qualité de Yazīd b. l-Aṣamm et Sulaymān comme transmetteurs ; p. 163 : ‘Amra détient plus de traditions de ‘Āi’ša qu’Ibn Abī Mulayka. 93. Risāla, § 1186 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 129, l. 6-7 : Ibrāhīm al-Naḫa‘ī n’a pu rencontrer ni ‘Alī, ni ‘Abdallāh b. ‘Umar. 94. Risāla, § 398. 95. Risāla, § 1107, § 1110, § 1126. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 486, l. 24 sqq. Le fait s’observe couramment dans le Kitāb al-Umm. Šāfi‘ī y déploie sa méthode de critique interne, à savoir l’istidlāl. Ex. : VI, p. 112, l. 28 sqq : à propos du mursal bien connu « point de legs pour celui qui reçoit une part d’héritage » (lā waṣiyyata li-l-wāriṯ) ; V, p. 5, l. 8-9 : les ahl al-ḥadīṯ mentionnent un hadith d’Abū Hurayra de deux manières : une voie qui l’authentifie (ṯabbata), l’autre non. Il s’agit du ḥadīṯ munfarid relatif à l’interdiction du mariage simultané avec la tante paternelle ou maternelle de l’épouse. Là encore, l’iǧmā‘ de savants (ici les fuqahā’ et les muftūn) est pour Šāfi‘ī le critère décisif d’authenticité, plus que la critique externe. Il retrouve dans ce cas, dit-il, une démarche déjà suivie à propos du taġlīs al-faǧr (là-dessus, cf. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 126 ; V, p. 68, l. 24 sqq. : un doute sur le nom d’un maillon rend le hadith prophétique douteux. Šāfi‘ī ne précise même pas l’isnād : ruwiya ‘an al-nabī anna-hu... ; ce hadith est néanmoins authentifié par Šāfi‘ī parce que conforme aux décisions d’Ibn ‘Abbās, ‘Alī et ‘Abdallāh b. ‘Umar (p. 69, l. 1 sqq.) ; II, p. 158, l. 2 sqq. : le hadith de ‘Urwa est munqaṭi‘ (l. 13) est confirmé par celui de ‘Ā’iša ; II, p. 8, l. 26 sqq. : il est question d’un
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Šāfi‘ī traditionniste un texte précis sur les modalités d’acceptation de ce type de tradition 96. Le passage prouve en outre que sa terminologie n’est pas encore fixée, il emploie indifféremment mursal ou munqaṭi‘ 97. Il en ressort qu’il adopte le mursal des kibār al-tābi‘īn 98 sous condition, et qu’il rejette systématiquement celui des ṣiġār al-tabi‘īn 99. Certes, les deux expressions ne figurent pas telles quelles dans le texte, mais Šāfi‘ī en a la notion 100. En définitive, la position de l’auteur de la Risāla, sur cette question épineuse qui divise les spécialistes, peut être qualifiée de médiane : ni refus, ni acceptation systématique du mursal. De notre point de vue, le plus intéressant est que les conditions imposées par lui relèvent de sa démarche d’istidlāl 101 : la dalāla n’est pas seulement un autre hadith muttaṣil de même teneur, ce peut être, à défaut, un autre mursal, un propos de Compagnon, l’avis de jurisconsultes en exercice (muftūn) ou encore le Coran 102. Il est à noter qu’on ajoutera plus tard d’autres indices de ce genre, dits de « renforcement » (dalā’il al-i‘tiḍād) 103. Il serait intéressant de poursuivre cette enquête par un sondage dans les marāsil du Kitāb al-Umm 104. Nous ne l’avons pas entreprise parce que l’attitude de Šāfi‘ī envers le ḥadīṯ ṣaḥābī, dont nous parlerons plus loin, nous renseigne davantage sur sa manière de concevoir la Tradition. Contentons-nous d’observer que Šāfi‘ī nous a déjà familiarisé avec ce type de raisonnement en fiqh et en exégèse. Dans la recherche de la tradition ṯābit, mentionnons l’existence d’un critère qui, décisif à l’époque de Šāfi‘ī perdra, semble-t-il, de l’importance après lui : l’avis unanime d’un collectif de savants (ahl al-‘ilm), voire de la communauté (‘āmma) sur le statut d’une tradition. C’est déjà l’indice que Šāfi‘ī ne se contente pas d’apprécier la qualité de la chaîne des garants. De fait, celle-ci doit laisser la place, à propos de
propos de Ṭāwūs sur Mu‘āḏ b. Ǧabal ; Šāfi‘ī a pu le vérifier auprès de Yéménites qu’il a rencontrés ; il est confirmé par un autre ḥadīṯ ṣaḥābī ; II, p. 116, l. 1 sqq : Sufyān a oublié le nom de son informateur, Sa‘īd b. Musayyab ; il le demande à l’assistance, puis fait certifier la réponse ; Šāfi‘ī recherche de son côté d’autres informateurs, qui la confirment ; V, p. 68, l. 28 sqq. : Šāfi‘ī déclare qu’un hadith n’est pas ṯābit – il autorise le mariage sans dot – puis le confirme par des propos de Compagnons (‘Alī, Ibn ‘Abbās) ; V, p. 81, l. 3 : Šāfi‘ī confirme un ḥadīṯ ṣaḥābī (d’Ibn Sīrīn) par une autre tradition, muttaṣil (dans le Musnad : ‘an Ibn Sīrīn yūṣilu-hu ‘an ‘Umar ) ; V, p. 254, dernière l. : Šāfi‘ī préfère l’opinion d’Ibn Zubayr à celle de Zuhrī, parce que la première est muttaṣil, l’autre munqaṭi‘ (sur la succession de la divorcée à titre irrévocable) ; V, p. 5, l. 16 : Šāfi‘ī déclare qu’il n’est pas le seul à effectuer ce type de vérification. Il fustige la critique arbitraire (al-taḥakkum) des traditions ; notons qu’ici la « solidité » (ṯubūt), pour une tradition, ne résulte pas du seul examen de sa chaîne d’isnād. 96. Risāla, § 1262 sqq. 97. Risāla, § 1263 : il parle du munqaṭi‘ et, aux § 1269, 1274, 1277, c’est mursal qui vient sous sa plume. Sur le flottement de la terminologie du Hadith y compris chez les théoriciens tardifs, cf. L. LIBRANDE, « The Supposed Homogeneity », article cité, p. 34-50. 98. Risāla, § 1265. 99. Risāla, § 1277, § 1285-1286. 100. Risāla, § 1264, § 1285. 101. Le terme est d’ailleurs employé au § 1271. 102. Pour ces différentes dalālāt, selon cet ordre : § 1265 ; § 1267 ; §1269 ; § 1270 ; § 1294. Dans ce dernier alinéa, Šāfi‘ī en ajoute une autre : la cohérence avec son propre fiqh. Elle est donc le ma‘qūl, ce qui illustre la place, déjà signalée, du ra’y dans la démarche juridico-exégétique de Šāfi‘ī. 103. AL-SUYŪṬĪ, Tadrīb al-rāwī, op. cit., I, p. 201-202. Voir aussi, pour d’autres références, MULLĀ ḪĀṬIR, Ḥuǧǧiyya, op. cit., p. 118, n. 1. 104. Šāfi‘ī applique déjà ces considérations à deux exemples de mursal ṣiġār al-tābi‘īn dans la Risāla, § 1290-1308.
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Chapitre IX traditions contradictoires, à une analyse du matn, pour laquelle Šāfi‘ī propose une méthode originale : ont cette fois autorité le Coran, les autres traditions, un consensus de spécialistes, l’avis convergent de Compagnons, et même la raison 105. Cette critique interne de la Tradition nous occupera à la section suivante. Notons seulement ici que la confrontation des différentes versions d’une même tradition fait découvrir l’information la plus complète, celle qui, pour Šāfi‘ī, est la plus digne d’être retenue 106. On relève au passage une preuve incontestable, dans la Risāla, de l’existence de livres comme moyens indispensables à la bonne mémorisation des traditions 107. Šāfi‘ī, dans la Risāla, comme vient de l’indiquer un extrait cité plus haut, témoigne qu’il en faisait usage. S’ils ne sont qu’un auxiliaire de l’apprentissage, qui ne saurait remplacer l’audition du maître 108, ils offrent toutefois un moyen de vérification 109. Le plus intéressant, sans doute, dans le témoignage šāfi‘ien, est qu’il nous donne une idée du ‘ilm al-ḥadīṯ avant 150, qu’il nous reporte à l’époque des Successeurs voire des Compagnons. Il nous apprend que la transmission des traditions exigeait l’audition et le contact direct 110. Šāfi‘ī va même jusqu’à prêter à ‘Umar des critères de sélection 111. Cette dernière prétention est peut-être un pieux anachronisme. Mais on ne saurait balayer certains récits d’après lesquels, dès la fin du Ier siècle, le Hadith prophétique est une preuve, certains personnages sont réputés dignes de confiance (ṯiqa) ou des Successeurs procèdent à des vérifications et confrontent les dicta 112. Voici, extrait du Kitāb al-Umm, un passage qui montre le degré de scrupule atteint par l’école de la Mecque, dès le début du IIe siècle, à s’enquérir des témoignages et des informateurs 113 : Les traditionnistes d’hier et d’aujourd’hui (ahl al-ḥadīṯ fī l-qadīm wa l-ḥadīṯ) établissent l’authenticité [des traditions]. Ils n’acceptent la transmission qui leur sert de preuve, n’autorisent ou n’interdisent (yuḥillūn wa yuḥarrimūn) 114, que sur la foi de ceux en qui ils ont confiance. Et s’ils la rapportent de cette manière, ils précisent s’ils ne l’ont pas entendue d’une autorité (ṯabat). Lorsque, s’enquérant de quelque fait, ‘Aṭā’ [b. Abī Rabāḥ] le rapportait de quelqu’un qu’il avait agréé, il disait : « Je l’ai entendu, mais non d’une autorité ». [Šāfi‘ī continue] : « Nous tenons cette information de Muslim b. Ḫālid [al-Zanǧī] et de Sa‘īd b. Sālim, d’après Ibn Ǧurayǧ, d’après ‘Aṭā’, sur maint
105. Cette démarche, le § 782 de la Risāla l’atteste clairement : les deux aspects (interne et externe) de la critique des traditions sont bien distingués ; cf. aussi la Risāla, § 1099. 106. Umm, II, p. 168, l. 1-2 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 128, l. 12-14 (ziyādāt ḥifẓ). 107. Risāla, § 1001 ; au § 1195, Šāfi‘ī déclare qu’il a vu des traditionnistes noter ce qu’ils recueillent au cours de leurs pérégrinations (ṭalab al-‘ilm). 108. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 215 : Šāfi‘ī refuse d’entériner un hadith de Zuhrī parce que celui-ci ne l’a pas recueilli ex auditu du fils de ‘Abdallāh b. Utba (l’un des sept tābi‘ūn fuqahā’ de l’école de Médine). Un tel hadith ne doit pas être retenu (maḥfūẓ). 109. Risāla, § 1044. 110. Risāla, § 1031, § 1032, § 1035. Il fallait dire ḥaddaṯa-nī ou sami‘tu. 111. Risāla, § 1178-1200. 112. Risāla, § 1233-1246. 113. Umm, VI, p. 104, l. 16 sqq. (chapitre : al ǧināya ‘alā l-‘abd). Un passage de la Risāla (§ 1236-1245) offre un témoignage en ce sens, mais moins significatif. 114. On notera que les ahl al-ḥadīṯ ne se contentent pas de transmettre des traditions, ils rendent aussi des décisions aux conséquences légales.
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Šāfi‘ī traditionniste propos. Lorsqu’on rapportait à Ṭāwūs une tradition, il disait : « Si celui qui la rapporte est plein de zèle (malī’an), [adopte-la] sinon laisse-la ». Il voulait dire par « plein de zèle » : de bonne mémoire, digne de confiance 115. [Šāfi‘ī rapporte] : mon oncle paternel, Muḥammad b. ‘Alī [b. Šāfi‘] disait, d’après Hišām b. ʿUrwa, d’après ‘Urwa : « Même lorsque j’apprends (asma‘u) une tradition que j’approuve, je peux être empêché de la mentionner, craignant qu’elle ne tombe dans l’oreille de quelqu’un qui n’en fasse pas sa ligne de conduite. Il se peut aussi que je l’apprenne d’un transmetteur indigne de confiance, mais qui la rapporte d’une personne ayant ma confiance et réciproquement ». Sa‘īd b. Ibrāhīm disait : « Seules les personnes dignes de confiance (ṯiqāt) rapportent des traditions du Prophète ». Sufyān [b. ‘Uyayna] nous a rapporté de Yaḥyā b. Sa‘īd : « J’ai posé une question à un fils de ‘Abdallāh b. ‘Umar, mais il n’a rien répondu. On lui dit alors : “Il est grave à nos yeux qu’un homme tel que toi, descendant d’un chef bien dirigé (ibn imām hudan), soit interrogé sur un point et qu’il n’en ait nulle connaissance.” Il rétorqua : “Plus grave encore, devant Dieu, devant ceux qui connaissent Dieu et qui réfléchissent par Dieu (man ‘aqila ‘an Allāh) 116, est que je parle de ce dont je n’ai nulle science ou que je transmette une information d’une personne indigne de confiance (‘an ġayri ṯiqa)”. Ibn Sīrīn, al-Naḫa‘ī et bien d’autres Successeurs partageaient cette opinion : n’accepter [d’informations] que d’une personne qu’ils connaissent. Je n’ai rencontré personne, parmi les gens de science (ahl al-‘ilm) qui, à ma connaissance, ait eu une opinion contraire. »
III. La critique interne des traditions Dès lors qu’elle est établie par sa chaîne de garants, la solidité (ṯubūt) d’une tradition suffit en général à Šāfi‘ī pour l’expliquer à des fins doctrinales. Évaluation d’autant plus sûre qu’à ses yeux elle vient à l’appui d’autres données traditionnelles (propos de Compagnons, de salaf, verset coranique, consensus de savants). On ne saurait donc la qualifier, à proprement parler, de critique purement externe, puisqu’elle fait intervenir le matn. On peut, en revanche, parler de critique interne lorsque des traditions, en apparence plus ou moins ṯābit, sont contradictoires. Dans ce cas de figure, Šāfi‘ī ne peut plus, à l’évidence, s’appuyer sur la seule étude de l’isnād. Mais il est en mesure, à l’aide de critères définis qui complètent la liste précédente, de retenir, voire d’éliminer une version au profit d’une autre. Une telle démarche échappe à la principale faiblesse de toute critique interne, à savoir sa subjectivité et donc son arbitraire : non sans originalité, elle se fonde sur des données qui, bien qu’extérieures au texte, sont irréfutables et de nature à renforcer l’objectivité de la conclusion. Ajoutons que Šāfi‘ī, si les traditions en question l’autorisent, se sert aussi de la critique externe comme dalāla pour lever l’incompatibilité apparente entre celles-ci, et donc venir au secours de la critique
115. Cette explication fut sans doute ajoutée par un copiste. Ḥāfiẓ ṯiqa est une expression typique des traditionnistes (cf. N. AL-‘ITR/D. GRIL, Lexique, op. cit., au terme ṯiqa). 116. Il faut sans doute comprendre ici ceux qui méditent la Révélation. Cf. J. van ESS, Die Gedankenwelt des Ḥāriṯ al-Muḥāsibī, op. cit., p. 75, où l’expression al-‘aql an Allāh se teinte d’un savoir inspiré pour Muḥāsibī. Dans la première partie de la Risāla, Šāfi‘ī l’applique au ‘ilm communiqué par le Prophète.
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Chapitre IX interne. C’est la preuve que non seulement les deux méthodes étaient menées de front à son époque, mais qu’elles étaient complémentaires 117. Šāfi‘ī en donne des applications pratiques de temps à autre dans le Kitāb al-Umm, mais il est plus commode de se reporter à quelques textes spécialement consacrés à cette méthodologie : une section de la Risāla (§ 656-925), et surtout l’ouvrage intitulé Iḫtilāf al-Ḥadīṯ 118, plus étoffé et dont une monographie détaillée, comme pour les autres écrits théoriques de Šāfi‘ī, reste à faire 119. C’est à l’analyse de ce dernier que sera consacrée cette section, qui aura en outre l’intérêt d’offrir un aperçu de la manière dont Šāfi‘ī interprète les traditions. Il y a d’autant plus lieu d’y insister que la science traditionnelle du Hadith est réputée encore aujourd’hui, dans certains milieux, avoir été invariablement extérieure et sans grande valeur 120. Résultat contre lequel s’inscrit en faux la constatation suivante : la technique šāfi‘ienne d’analyse du Hadith contradictoire trouvera après lui un prolongement non dans les ouvrages des traditionnistes, mais dans les traités d’uṣūl al-fiqh, lorsque ces derniers examinerons les raisons de faire prévaloir (al-tarǧīḥ) un hadith sur un autre 121. Notons dès à présent que Šāfi‘ī, loin d’être l’inventeur de cette méthodologie, déclare
117. Le fait vaut d’être noté et interprété dans le cadre de l’épistémologie šāfi‘ienne. Il est remarquable que des travaux récents remettent cette démarche à l’honneur : cf. H. MOTZKI, « Quo vadis ḤadīṯForschung ? », article cité au chapitre I, parle d’« isnād cum matn Analyse ». Les traditionnistes postérieurs à Šāfi‘ī privilégieront la critique externe ; les uṣūlistes, en revanche, l’interne. De là l’antagonisme latent, dont nous avons parlé, entre les deux disciplines. 118. Il figure en marge de l’édition par Aḥ. Ḥusaynī du Kitāb al-Umm (cf. chapitre III) et à la fin du dernier tome de celle de M. Z. Naǧǧār (p. 473-568). Deux éditions existent (cf. bibliogr.), aucune n’est critique, et le texte est fautif en maint endroit. Le traité contient quelques passages-iḫtilāf du Kitāb al-Umm, (intitulés alḫilāf fī..., qu’il est facile de retrouver). Le fait avait déjà été relevé par Suyūṭī (AL-SUYŪṬĪ, Tadrīb al-rāwī, op. cit., p. 196). Le texte est néanmoins de Šāfi‘ī, puisqu’il contient des ajouts de Rabī‘ (Umm, IX, p. 519, l. 12) et la remarque vaut aussi pour cette section de la Risāla (cf., § 700) — À ces deux textes, il convient d’ajouter le résumé méthodologique qui ouvre le Kitāb Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 191, l. 5-14). Il est à noter que la Risāla et Iḫtilāf al-ḥadīṯ se complètent au sujet du Hadith contradictoire. 119. L’article de G. Lecomte, « Un exemple d’évolution de la controverse en Islām : de l’Ikhtilâf al-hadith de Shâfi‘î au Muḥtalif al-hadith d’Ibn Qutayba », Studia Islamica, XXVII (1967), reste superficiel, il ne détaille pas les procédés de raisonnement employés par Šāfi‘ī. Il est préférable de se reporter à l’aperçu donné par J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 13-14. Le rapprochement entre Šāfi‘ī et Ibn Qutayba est du reste artificiel, ce dernier n’étant ni traditionniste ni faqīh. De surcroît, il ne revendique aucune filiation intellectuelle avec son prédécesseur : il était donc illusoire de trouver une « évolution ». Le propos de l’article ne pouvait consister qu’en une comparaison extérieure entre deux ouvrages de titre similaire. 120. Jugement hâtif qui remonte aux travaux pionniers de l’orientalisme moderne (I. GOLDZIHER, Études sur la tradition islamique, op. cit., p. 172-186 ; A. GUILLAUME, The Tradition of Islām, Oxford, 1924, p. 77 sqq). M.Z. SIDDIQI, Hadīth Literature, op. cit. (p. 200-204) ne fait qu’effleurer le sujet. Le rapprochement des traditions de même matn permettant de les éclairer les unes par les autres, la critique traditionnelle du Hadith y voit un moyen de l’acceptabilité des transmetteurs (E. DICKINSON, The Development, thèse citée, p. 123-124) et la frontière entre critiques externe et interne tend à s’estomper. Šāfi‘ī fait un usage du procédé pratiqué aussi par Yaḥyā b. Ma‘īn (ob. 233/847 ; op. cit., p. 124, n. 5). Il se confirme ainsi qu’il a été mis en œuvre dès le IIe s. 121. Pour un aperçu en français, cf. O. PESLE, Les fondements du droit musulman, Imprimeries réunies de la Vigie Marocaine et du Petit Marocain, Casablanca, 1944, p.134-138, avec renvoi aux sources. Voir aussi B.G. WEISS, Search, op. cit., p. 729-738, ainsi que la trad. française du Kitāb al-luma‘ fī uṣūl al-fiqh de Šīrāzī (sous le titre : le Livre des rais illuminant les fondements de la compréhension de la Loi), par É. CHAUMONT, Robbins Collection Publications, Berkeley, 1999.
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Šāfi‘ī traditionniste qu’elle est partagée par d’autres ahl al-‘ilm 122. On chercherait vainement dans Iḫtilāf al-ḥadīṯ un exposé systématique de celle-ci : il en va ici comme des autres aspects de la doctrine de Šāfi‘ī. L’ouvrage s’applique pour l’essentiel, après une introduction consacrée à défendre le ḫabar al-wāḥid comme source de connaissance, à résoudre de nombreux cas de traditions contradictoires. Par cette démarche, l’auteur révèle la mise en œuvre de quelques principes simples. Nous récapitulerons ceux-ci dans un premier temps. Nous choisirons ensuite quelques-uns des exemples traités par Šāfi‘ī, à titre d’illustration de la méthode en question. Šāfi‘ī commence par regrouper les différentes traditions contradictoires, prophétiques ou non, sur un sujet donné. Il part du postulat qu’a priori, elles ne sont pas réellement contradictoires : il existe une manière de les interpréter (waǧh) susceptible de faire apparaître leur sens réel, leur bāṭin qui résout leur incompatibilité apparente, et offre le moyen de les concilier, au moins en partie 123. La règle herméneutique posée montre que Šāfi‘ī procède à la manière d’un enquêteur ou d’un historien qui s’interdit, jusqu’à preuve du contraire, de récuser initialementun témoignage. Mais elle traduit aussi un arrière-plan fidéiste, tant à l’égard du Prophète que de ses coreligionnaires. En Muḥammad, Šāfi‘ī ne voit pas un homme ordinaire, puisqu’il ne saurait se contredire 124. Quant aux croyants, ils se trouvent gratifiés d’une mystérieuse faveur divine, celle de n’avoir, depuis les origines, laissé perdre aucune parcelle d’information relative au Prophète. En revanche, notre auteur leur concède que, dès la première génération et a fortiori aux suivantes, aucun d’entre eux n’a possédé cette mémoire en totalité 125. De là d’inévitables et apparentes contradictions dans les traditions, chaque
122. Risāla, § 783 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 493, l. 13 sqq., où l’adversaire, qui en fait usage lui aussi, aboutit à une conclusion différente. On relève une fois encore que le ‘ilm est inséparable du fiqh. Cf. aussi Iḫtilāf Mālik wa l-Šāfi‘ī (Umm, VII, p. 191, l. 15) : Šāfi‘ī déclare que Mālik s’accorde parfaitement avec lui sur cette critique interne ; puis, dans la suite de l’ouvrage, Šāfi‘ī s’emploie à épingler les « infidélités » de son vieux maître à ces règles communes. Ce témoignage complète la contribution de Muranyi (M. MURANYI, « Ein altes Dokument über die Ḥadīṯ-Fälschung in Medīna », J.S.A.I., X (1987), p. 119-124), qui prouve l’existence, dans le fiqh médinois du IIe s., d’investigations, et donc de critères, en vue de repérer ces traditions forgées. 123. Risāla, § 574, § 587, § 582 , § 590, § 632 ; § 924-925 ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 553, l. 27-28 : fa-qultu la-hu : “wa lā taǧ‘al ‘an rasūl Allāh ḥadīṯayn muḫtalifayn abadan iḏa wuǧida l-sabīl ilā an yakūna musta‘malayn, fa-lā tu‘aṭṭil min-hā wāḥidan”. 124. En accord, naturellement, avec les prérogatives, décrites plus haut, qu’il lui reconnaît : inspiration constante, conformité de ses paroles avec le Coran. 125. Le principe est souvent répété çà et là dans le corpus. Ex : Umm, II, p. 181, à propos des divergences entre Compagnons ; IV, p. 126, l. 22 : la communauté tout entière ne peut avoir oublié un hadith ; même idée dans la Risāla, § 582-586 ; IV, p. 131, l. 29 : des hadiths ont pu échapper à certains Compagnons ; voir à ce sujet le développement de Umm, I, p. 149-153, texte fondamental ; IV, p. 152 : treize cas où ‘Umar n’a pas été contredit par un Compagnon ; or Šāfi‘ī peut citer un hadith contraire ; VII, p. 9-10 ; VI, p. 170, l. 14-15 ; Šāfi‘ī lui-même ne prétend pas connaître tous les hadiths, et il prête la même ignorance à Zuhrī (Umm, I, p. 121, n. 2), dans une variante du hadith cité par Šāfi‘ī ; Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 497, l. 6-8 ; cette thèse a été reprise dans la théorie traditionnelle de l’histoire du fiqh : BŪṬĪ/ḪANN, Tārīḫ al-tašrī‘ al-islāmī, Damas, 1975, p. 60 ; Umm, VI, p. 140, l. 18-19 : la Sunna peut en partie échapper à certains individus, mais pas à toute la communauté ; IV, p. 151, l. 21 : certaines lettres du Prophète n’ont été adressées qu’à certains Compagnons qui, en conséquence, étaient les seuls à détenir des informations ; IV, 152, l. 2-3 (wa qad ya‘zubu ‘an-hā al-ṭawīlu l-ṣuḥba wa ya‘lamu-hā ba‘īdu l-dār qalīlu l-ṣuḥba) ; VI, p. 140, l. 18-19 (la Sunna a pu échapper à certains Compagnons, pas à tous) ; V, p. 152, l. 1-3 : au contradicteur, Šāfi‘ī objecte que la sunna relative
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Chapitre IX Compagnon n’ayant transmis que ce qu’il connaissait du Prophète 126. Il n’était pas non plus à l’abri d’autres faiblesses : ignorant du contexte (sabab) d’une décision prophétique, il ne sut pas la mettre en rapport avec les autres propos de Muḥammad appelés par certaines circonstances 127 ; ou bien encore, il n’eut pas conscience de la différence perçue par le Prophète entre les situations. Ainsi chaque transmetteur, chaque Compagnon n’a conservé qu’une fraction de la Sunna tout entière ; seule la communauté considérée globalement en dispose intégralement. Il en résulte qu’il faut prendre en compte toutes les traditions ainsi dispersées 128. Notons que Šāfi‘ī affirme implicitement ici le « jugement d’honorabilité » (ta‘dīl) des Compagnons, en ce sens qu’aucun d’entre eux n’aurait sciemment menti. L’œuvre de Šāfi‘ī montre qu’il ne peut donc s’agir d’une invention tardive des traditionnistes 129. Šāfi‘ī insiste beaucoup sur ce dernier aspect, sur le contexte particulier qui, attaché à certaines situations, est indispensable à l’exacte compréhension des paroles du Prophète. En outre, seul celui-ci est à même de faire ces distinctions circonstancielles, lesquelles manifestent le privilège légiférant qui lui est accordé, celui d’être, en d’autres termes, un créateur de normes 130. Inversement, les silences prophétiques – on voit ici toute l’importance du postulat indiqué plus haut, le dépôt dans la communauté d’une mémoire intacte et intégrale des dicta muḥammadiens – autorisent le raisonnement a contrario dont nous avons parlé 131. Informée du sabab des décisions prophétiques, il devient possible à la communauté d’en connaître la raison jusqu’à un certain point 132. Cet effort interprétatif obéit chez Šāfi‘ī à deux tendances : ou bien il détient de ses maîtres des informations de nature à éclairer les données traditionnelles 133 ; ou bien, à défaut, soucieux de n’en écarter aucune, il propose une hypothèse plausible. Il aboutit, ce faisant, à une présomption dont il marque clairement qu’elle est son opinion personnelle 134. Conscient que l’interprétation a ses limites, il confesse parfois son impuissance à tout expliquer 135. Le fiqh al-ḥadīṯ – pour reprendre son langage – relève donc bien de la « seconde science » : individuelle, faible et sujette à divergence, elle s’oppose point par point à la première, collective, sûre et consensuelle. Une fois regroupés, les aḫbār laissent bien souvent apparaître des indications par lesquelles ils s’éclairent mutuellement, de même que chaque pièce d’un puzzle contri-
aux femmes libres converties est différente de celle concernant les captives, dont le cas diffère à son tour de celui des femmes esclaves. Pour les ahl al-‘ilm, ce sont des situations (ḥālāt) distinctes. 126. Risāla, § 670. 127. Risāla, § 577-578 ; § 584-585. 128. Risāla, § 576 ; pour des exemples, cf. § 666, § 768, § 820, § 850, § 904. 129. G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 192. 130. Risāla, § 821. 131. Un exemple figure dans la Risāla au § 885. 132. Risāla, § 577, § 850, § 896. 133. Outre les exemples données ci-après, cf. aussi Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 557 (chapitre : kasb al-ḥaǧǧām). 134. Quelques exemples dans la Risāla : § 843 ; § 794 ; § 813-816 et § 847-862 ; § 858 ; § 910. Pour Iḫtilāf al-ḥadīṯ, voir notamment p. 542-543 (chapitre : al-ṭīb fī l-iḥrām) et p. 557-559 (chapitre : al-da‘wā wa l-bayyināt). 135. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 551, l. 28-29. Le bay‘ al-‘arāyā (échange de dattes sèches contre des dattes mûres) ne doit pas dépasser cinq awsuq (c’est-à-dire cinq charges de chameau) : cas manifeste de fidéisme.
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Šāfi‘ī traditionniste bue harmonieusement à constituer l’ensemble 136. Le simple rapprochement suffit à révéler leur complémentarité, qui elle-même suffit à les concilier. Nous retrouvons ici, appliquée à un cas particulier, la démarche herméneutique caractéristique de Šāfi‘ī, celle du bayān jointe à l’istidlāl. D’autre part, elle révèle des constantes interprétatives qui, récurrentes dans Iḫtilāf al-ḥadīṯ, ont valeur de règles et permettent, en bien des cas, de dissiper l’apparente contradiction. Ainsi, lorsque le Prophète autorise et interdit à la fois quelque chose, il faut comprendre que la prohibition n’est pas absolue, mais qu’elle se borne à une recommandation : c’est la valeur de l’impératif qui est ici en jeu, et le cas se rencontre une dizaine de fois dans l’ouvrage 137. Ailleurs, le commandement prophétique doit s’entendre comme un taḫṣīṣ, c’est-à-dire une situation particulière qui déroge à la règle générale, sans en réalité la remettre en cause. Notons que le ḫāṣṣ est ici appelé mufassar et le ‘āmm, ǧumla. Par ce flottement terminologique, dont nous avons un exemple de plus, nous vérifions que Šāfi‘ī considère le Hadith et le Coran, du point de vue de l’analyse sémantique, comme un seul et même matériau inspiré. C’est pourquoi nous retrouvons ici les mêmes règles et catégories herméneutiques que dans son exégèse coranique. Quant aux arguments invoqués, il n’est guère surprenant, à ce stade de notre analyse, que Šāfi‘ī les puise dans la liste des dalālāt que nous avons appris à connaître : verset coranique, sunna, consensus de savants, de Compagnons, qiyās, ma‘qūl, argument linguistique 138, autant d’éléments relevant, nous l’avons vu, de son mode caractéristique de raisonnement, l’istidlāl. Il arrive que Šāfi‘ī ajoute, à titre de dalāla supplémentaire, l’argument de la critique externe. Enfin, c’est encore à l’istidlāl que Šāfi‘ī fait appel lorsqu’il s’avère impuissant à harmoniser les traditions en conflit. Réduit à opérer un choix, voire à effectuer une élimination, il invoque l’autorité de ces mêmes dalālāt. Une alternative s’offre alors à lui : soit donner sa préférence à une information, soit faire abroger purement et simplement une tradition par une autre. Ces deux procédés, le nasḫ et le tarǧīḥ, resteront à l’honneur dans les uṣūl al-fiqh constitués 139. Le recours à la Sunna, en tant que dalāla, présente deux caractéristiques majeures. Elle est d’abord l’élément d’information approprié à la sortie de l’aporie. Mais, à l’inverse, elle peut aussi apparaître comme étrangère aux aḫbār disputés et à la contradiction qui, pour ainsi dire, les unit. Elle contribue néanmoins à la solution du problème parce que Šāfi‘ī en tire un principe général juridico-religieux, à la lumière duquel la question est repensée sous un jour nouveau. La Sunna joue en pareil cas le rôle d’un
136. Cf. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 557, dernière l. : qāla l-Šāfi‘ī : “wa bi-hāḏihi l-aḥādīṯ kulli-hā na’ḫuḏu wa hiya min al-ǧumali llatī yadullu baʿḍu-hu ‘alā ba‘ḍ ” ; Risāla, § 1047-1048 ; § 586. 137. Dans la Risāla, aux § 838-846. 138. Dans la Risāla, § 1012, l’istidlāl est mentionné comme étant à rechercher dans le Coran, la Sunna, l’iǧmā‘. C’est aussi confirmer la remarque faite plus haut (Chap. VI, § II-2) à savoir que des quatre sources classiques (les uṣūl), Šāfi‘ī n’a conscience que comme dalālāt (à la fois indices et preuves), mises au service de la démarche exégético-légale du bayān. Ainsi, dans la Risāla, § 782, par exemple, l’iǧmā‘ des Compagnons est une dalāla possible pour sélectionner les traditions. 139. On en trouve le traitement détaillé dans les ouvrages d’uṣūl al-fiqh. Parmi les études modernes, signalons : Muṣṭafā ‘Aẓm DUMAYNĪ, Maqāyīs naqd mutūn al-sunna, Maktabat al-‘ulūm wa l-ḥikam, Médine, 1403/1982 ; ‘Abd al-Maǧīd Muḥ. AL-SŪSWA, Manhaǧ al-tawfīq bayna muḫtalif al-ḥadīṯ, Dār al-nafā’is, 1418/1997, ‘Ammān.
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Chapitre IX référent éthique, celui-là même que Šāfi‘ī, nous l’avons vu, assigne au Coran – à cette différence près que cette fois, le principe ainsi dégagé est de nature plus technique. Dans le traitement du Hadith contradictoire, une autre différence est toutefois repérable : Šāfi‘ī ne recourt au Coran que lorsqu’il est impuissant à trouver une réponse dans la Sunna. Elle est donc la première dalāla. Cette dérogation apparente au principe du bayān s’explique par le fait qu’il s’agit de répondre à un problème exégétique et non plus légal. Le plus souvent, les traditions en question n’ont en effet pas de répondant précis dans ce Coran, elles relèvent du bayān IV (Risāla, § 782). En revanche, c’est ipso facto le Coran qui, lorsque la Sunna fait défaut, redevient la première des dalālāt appelées à ce rôle de sélection. Šāfi‘ī invoque alors le ẓāhir du texte révélé 140 ou bien une signification particulière qui justifie la démarche adoptée (pondération relative, abrogation) voire, une fois encore, l’éthique générale de la Révélation dont nous avons déjà parlé. Telles sont les grandes lignes de la technique d’analyse, par Šāfi‘ī, du Hadith contradictoire. Le traité Iḫtilāf al-ḥadīṯ s’applique à résoudre environ soixante-dix cas de ce genre. On trouvera ci-dessous quelques-uns des plus représentatifs. Avec ceux traités dans la Risāla, dont il existe plus d’une traduction, ils donneront au lecteur une idée suffisante de la technicité atteinte par la critique interne chez les traditionnistes du IIe siècle. Iḫtilāf al-ḥadīṯ, chapitre : al-sā‘āt allatī tuftaḥu fī-hā l-ṣalāt (Umm, IX, p. 503-504). D’après Abū Hurayra, Ibn ‘Umar et al-Ṣanābiḥī, le Prophète aurait interdit de prier après certaines prières canoniques : entre le ‘aṣr et le couchant, entre le ṣubḥ et le lever du soleil. Mais d’autres traditions disent le contraire : le Prophète, ayant dormi jusqu’au lever du soleil, pria à ce moment ; il toléra qu’on prie à toute heure lors du ṭawāf ; il lui est aussi arrivé de prier après le ‘aṣr ; apprenant qu’un Compagnon priait après le lever du soleil, il se tut. Šāfi‘ī montre que le conflit entre ces traditions n’est qu’apparent, elles s’éclairent les unes les autres (laysa iḫtilāfan fī l-ḥadīṯ bal ba‘ḍu hāḏihi l-aḥādīṯ yadullu ‘alā ba‘ḍ, p. 504, l. 14-15). L’interprétation exacte est la suivante : l’interdiction générale exprimée par le Prophète de prier à certaines heures ne concerne que les prières obligatoires (farḍ). Pour toutes les autres (surérogatoires ou de remplacement), il n’y a pas à tenir compte de l’interdiction : il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux circonstances, indiquées dans les traditions respectives, où le Prophète a prié au cours de la matinée ou en fin d’après-midi. Une autre preuve réside dans le consensus communautaire relatif à l’office des morts, qui peut avoir lieu à n’importe quel moment de la journée. La dalāla est donc puisée dans les hadiths eux-mêmes, plus exactement leur exégèse convenablement informée, et dans un iǧmā‘ communautaire (où elle est cette fois implicite). On notera que dans le hadith d’Abū Salama, Mu‘āwiya donne l’ordre à Kaṯīr b. l-Ṣalt de se renseigner auprès de ‘Ā’iša qui, n’ayant pas reçu de réponse, renvoie celui-ci, ainsi qu’Ibn ‘Abbās, à Umm Salama. C’est cette dernière qui se remémore un détail de la Sīra, illustrant le fait que les épouses de Muḥammad sont considérées comme une source privilégiée d’information sur le modèle prophétique.
140. Un ex. dans la Risāla, § 680.
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Šāfi‘ī traditionniste Chapitre : al-muǧmal wa l-mufassar (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 509-510). Dans un hadith rapporté par Abū Hurayra, le Prophète affirme avoir reçu l’ordre de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils professent la šahāda ; cette même parole prophétique est rappelée, dans un deuxième hadith, par Abū Bakr, qui la met en relation avec Cor. IX, 29 ; mais dans un troisième hadith, celui de Burayda – où l’on notera qu’un doute sur un mot du “texte” est exprimé par un Successeur, ‘Alqama b. Marṯad –, le combat contre les « associateurs » (mušrikūn) fait place à l’exigence de versement d’un tribut (ǧizya) si ces derniers n’acceptent pas l’islam. Šāfi‘ī commente ainsi : il n’y a pas à envisager un cas d’abrogation, mais un taḫṣīṣ : laysa wāḥidun min al-ḥadīṯayn nāsiḫan li-l-āḫar wa lā muḫālifan la-hu, walākin [...] min al-kalām allaḏī maḫraǧu-hu ‘āmm yurādu bi-hi l-ḫāṣṣ wa min al-muǧmal allaḏī yadullu ‘alayhi l-mufassar (p. 509, l. 22-23). Il faut comprendre que l’ordre de combattre concerne les idolâtres (ahl al-awṯān), tandis que l’imposition de la ǧizya concerne les gens du Livre. Ceux-ci ont en effet des Écritures, Šāfi‘ī renvoie à Cor. LIII, 36 et XXVI, 195 ; quant aux Mazdéens, ils en font partie, à cette réserve qu’ils ont « oublié » les leurs (qāla : wa l-maǧūs ahl al-Kitāb ġayr al-Tawrāt wa l-Inǧīl, wa qad nasū kitāba-hum). Une dalāla plus directe se trouve dans le Coran (IX, 29, qui parle de ǧizya pour les gens du Livre), et que Šāfi‘ī complète par son sens implicite (c’est-à-dire son bāṭin, ou son ma‘qūl) : a-ra’ayta iḏā amara llāhu bi- aḫḏi l-ǧizya min allaḏīn ūtū l-kitāb, a-mā fī ḏālika dalāla ‘alā an lā tu‘ḫaḏ min allaḏīna lam yu’tū kitāb ? (p. 510, l. 17-18 ; on notera ce dalīl al-ḫiṭāb appliqué au Coran). La Sunna étant toujours en conformité avec le Coran, sous-entend Šāfi‘ī, il faut comprendre que les hadiths de Burayda et d’Abū Hurayra se rapportent à des situations différentes : interpréter le dernier comme étant général émane d’un ignorant (ǧāhil), ajoute Šāfi‘ī. Une autre dalāla peut être tirée de la conduite de ‘Umar, rapportée par ‘Amr b. Dīnār. Dans la controverse qui suit (p. 511, al-ḫilāf fī-man tu’ḫaḏ min-hu l-ǧizya), l’adversaire prétend que la ǧizya s’impose aussi aux idolâtres, et sa dalāla serait un iǧmā‘. Le raisonnement de Šāfi‘ī ne se comprend que si l’on admet son exégèse des versets coraniques en question. C’est la preuve qu’il tient celle-ci de ses maîtres. Le contradicteur représente sans doute une autre tradition exégétique. Chapitre : bay‘ al-ṭa‘ām (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 553). Plusieurs hadiths prophétiques n’autorisent la vente qu’à condition que l’acquéreur ait pris complètement possession (yastawfī) de l’objet acheté. On notera, dans le troisième, un ra’y d’Ibn ‘Abbās, qui pose, comme préalable à toute vente, la prohibition de « l’échange avec surplus » (ribā al-faḍl) ; Ibn ‘Abbās ajoutait en effet : wa qāla Ibn ‘Abbās bi-ra’yi-hi : wa lā aḥsabu kulla šay’in illā miṯla-hu. Or le Prophète aurait, d’autre part, autorisé une vente anticipée, à Médine, une fois la désignation de l’objet entièrement spécifiée (quantité, terme). Pour Šāfi‘ī, le principe du taḫṣīṣ suffit à harmoniser ces propos contradictoires, qui en réalité se complètent (ba‘ḍu-hā min al-ǧumal allatī tadullu ‘alā ma‘nā l-mufassar, wa ba‘ḍu-hā uddiya fī-hi akṯaru mimmā uddiya fī ba‘ḍi-hi, l. 13-14). Ainsi, par exemple, Ḥakīm b. Ḥizām se vit interdire par le Prophète de vendre ce qu’il ne possédait pas : le commandement se comprend à la lumière de la tradition d’Abū Minhāl, où il s’agissait, non de la vente d’un corps certain (‘ayn), mais d’un contrat impliquant une responsabilité financière du vendeur (ṣifa maḍmūna). Šāfi‘ī concède que si l’on juge ces traditions contradictoires, alors l’abrogation s’impose – il sait d’ailleurs les dater relativement ; il reconnaît aussi, de manière implicite, que cette interprétation est plausible. La dalāla qui exclut l’abrogation, il la trouve dans un consensus de jurisconsultes (nasta‘milu l-ḥadīṯayn ma‘an wa naǧidu ‘awāmm al-muftīn yasta‘milūna-humā ; wa fī sti‘māl ‘awāmm al-muftīn iyyā-humā dalīl ‘alā annā l-huǧǧa talzamu-hum, p. 554, l. 2-3).
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Chapitre IX Chapitre : man uqīma ‘alayhi ḥadd... (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 531-532). Certaines traditions prophétiques affirment qu’un voleur qui récidive une cinquième fois doit être mis à mort, mais d’autres aḫbār disent le contraire. Šāfi‘ī refuse cette fois d’y voir un cas de taḫṣīṣ. Il se réfère à deux dalālāt : 1° un principe général d’ordre juridique, tiré de la Sunna, à savoir que la peine de mort ne s’applique que dans trois cas : apostasie, fornication, meurtre ; 2° l’avis des jurisconsultes (ahl al-futyā). Mais, fondamentalement, Šāfi‘ī en réfère à l’éthique générale du Coran, qui a donné à chaque délit « sa place », ne confondant pas flagellation et mise à mort (Allāh waḍa‘a l-qatl mawḍi‘an wa l-ǧald mawḍi‘an, fa-lā yaǧūzu, wa llāhu a‘lam, an yūḍa‘a l-qaṭ‘u mawḍi‘a l-ǧald illā bi-šay’in ṯābit ‘an al-nabī lā muḫālifa la-hu wa lā nāsiḫ, p. 532, l. 11-12). La récidive, conclut Šāfi‘ī, ne saurait entraîner la mise à mort, qui est une peine réservée à un autre crime. Il faut donc considérer que les premières traditions sont abrogées. On notera, dans la formulation très ambiguë de Šāfi‘ī par rapport à sa théorie abrogationniste, le privilège légiférant du Prophète, qui est à même de changer le sens apparent du Coran. Chapitre : al-isfār wa l-taġlīs bi-l-faǧr (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 522-523). D’après Rāfi‘ b. Ḫadīǧ, le Prophète aurait enjoint de faire la prière au moment de l’aurore (asfirū, c’est-à-dire lorsque la lumière du jour envahit l’horizon) ; mais, d’après ‘Ā’iša et Zayd b. Ṯābit, il aurait ordonné de l’effectuer un peu plus tôt, lorsque l’obscurité de la nuit commence à peine à disparaître (al-ġalas). Ces hadiths prophétiques incompatibles, sont tous deux rapportés, notons-le, par Sufyān b. ‘Uyayna. Šāfi‘ī reconnaît qu’ils sont contradictoires ; il adopte le second sans toutefois écarter le premier. Les dalālāt indiquées relèvent tout autant du matn que de l’isnād : 1° la tradition retenue par Šāfi‘ī est plus proche du Coran (al-taġlīs awlā-humā bi-ma‘nā kitāb Allāh : Šāfi‘ī cite Cor. II, 238 : ḥāfiẓū ‘alā l-ṣalawāt wa l-ṣalāti l-wusṭā, p. 522, l. 26-27) 141 ; 2° la critique externe : le hadith de ‘Ā’iša est plus sûr car il émane de deux Compagnons et non d’un seul (aṯbat min ḥadīṯ Rāfiʿ b. Ḫadīǧ waḥda-hu (p. 523, l. 4) ; et enfin 3° la Sunna en général (ašbahu-humā bi-ǧumal sunan al-nabī). Non seulement la Sunna fait de la prière au début de son temps un acte très méritoire pour le croyant, il faut aussi se souvenir que la ṣalāt en tant que telle est la meilleure œuvre qu’il puisse accomplir. On lit ici, concernant la piété personnelle de Šāfi‘ī, un témoignage qui contribue à la physionomie de son fiqh. Il est intéressant de noter qu’en conclusion, Šāfi‘ī juge néanmoins que le Coran et la Sunna sont les meilleures « preuves » (aṯbatu l-huǧaǧ wa awla-hā mā ḏakarnā min amr Allāh bi-l-muḥāfaẓa ‘alā l-ṣalawāt ṯumma qawl rasūl Allāh : “awwal l-waqt riḍwān Allāh”, p. 523, l. 5-6). Or cette interprétation du verset, Šāfi‘ī la doit à un « consensus » tacite (p. 522, l. 28-29). Il est donc dépendant d’une tradition exégétique qui, en fait, est particulière ou locale, puisque contestée 142. Néanmoins, Šāfi‘ī propose une explication plausible au hadith de Rāfi‘ : il se peut que le début du temps de la prière du faǧr s’étende jusqu’à l’aurore, d’où l’ordre prophétique, en accord avec l’autre sunna sur le meilleur temps des prières rituelles. Comme exemples de citations coraniques tout à fait étrangères au contexte, on peut mentionner le cas de la controverse sur le mariage, décidé par le père et sans son consentement, de la jeune fille vierge. Šāfi‘ī invoque Cor. III, 159, šāwir-hum fī l-amr, fa-iḏa ‘azamta... (p. 517,
141. Notons que Šāfi‘ī donne donc implicitement au verbe ḥafaẓa le sens d’être ponctuel, et que, sur la question disputée de la ṣalāt al-wuṣṭā, il l’interprète comme étant la prière matinale. Cette exégèse est loin de faire l’unanimité. 142. Cf. AL-ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, au verset cité.
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Šāfi‘ī traditionniste l. 6) : le Prophète consulta les Compagnons à propos d’une marche contre les polythéistes et se rendit à leur avis ; néanmoins la décision appartenait à lui seul, comme l’indique le verbe ‘azamta dans le verset ; Šāfi‘ī fait ainsi un parallèle entre le tuteur matrimonial et le Prophète et, bien que les situations n’aient aucun rapport l’une avec l’autre, il appelle cet argument dalāla. – Dans la controverse sur la licéité d’une donation paternelle faite à un fils au détriment des autres, Šāfi‘ī tranche entre ces hadiths contradictoires à l’aide du Coran : il cite plusieurs versets qui, au-delà de la parenté, enjoignent simplement la générosité. Šāfi‘ī en déduit que cette transaction unilatérale est licite. Rabī‘ ajoute un commentaire, ce qui prouve que l’ouvrage est bien de Šāfi‘ī (p. 519, l. 22). – À ceux qui prétendent que les éclipses solaires ou lunaires n’imposent pas de prière spéciale, Šāfi‘ī répond que le Prophète parle à cette occasion de signes divins (āyāt Allāh) qui incitent au souvenir de Dieu (ḏikr Allāh) ; il suffit donc de mentionner Cor. LXXXVII, 14, qui associe le ḏikr Allāh et la ṣalāt, pour obtenir une « preuve » (ḥuǧǧa) suffisante. – C’est encore à des versets sans rapport direct avec le problème posé, de caractère général et éthique, que Šāfi‘ī fait appel pour écarter, sans la rejeter, l’opinion de ‘Abdallāh b. ‘Umar selon laquelle le défunt souffre des pleurs qu’il entend verser sur lui outre-tombe : Cor. VI, 164 ; LIII, 39 ; XCIX, 7-8 ; XX, 15 (p. 537, in fine), qui expriment tous, en des formulations diverses, la responsabilité individuelle de chacun pour ses actes. Il ajoute la même utilisation référentielle de la Sunna (amā inna-hu la yaǧnī ‘alay-ka wa lā taǧnī ‘alay-hi), autre dalāla dont nous avons déjà parlé (p. 538, l. 3-4). Nous avons vu auparavant que Šāfi‘ī fait largement usage de cet argument éthique en d’autres contextes. Chapitre : bāb al-muṣarrāt, al-ḫarāǧ bi-l-ḍamān (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 554-555). D’après ‘Ā’iša, le Prophète avait dit que le « profit est subordonné au risque encouru » (al-ḥarāǧ bi-lḍamān). Šāfi‘ī tient de son maître Muslim b. Ḫālid al-Zanǧī, qui en connaissait les circonstances, l’explication et la portée légale de cette formule prophétique (Musliman naṣṣa l-ḥadīṯ) : un homme avait acheté un esclave, l’avait employé à son service, puis avait découvert en lui un défaut. Le Prophète avait alors permis à l’acheteur de le rendre au vendeur, en gardant le bénéfice des services rendus. Mais, d’après Abū Hurayra, le Prophète avait aussi ordonné, lorsqu’une brebis ou une chamelle achetée est restituée au vendeur, que le lait consommé par l’acheteur fît l’objet d’une compensation au bénéfice du vendeur, à savoir un ṣa‘ (≈ deux kg) de dattes. Šāfi‘ī harmonise les traditions apparemment contradictoires en soulignant que dans les deux cas l’acheteur a l’usufruit de l’objet acheté, avec ce qu’il « produit » (al-ḫarāǧ). Chapitre : ma yukrah fī l-ribā min al-ziyāda fī l-buyū‘ (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 531). D’après Usāma b. Yazīd – l’information remonte à Ibn ‘Abbās –, le Prophète aurait dit que le délai de paiement (al-nasī’a) crée un échange inégal (le ribā : innamā l-ribā fi l-nasī’a). Šāfi‘ī connaît une version parallèle de ce hadith. Il faut comprendre qu’Ibn ‘Abbās, même en cas d’échange inégal dans une transaction commerciale, refusait d’y voir du ribā, pourvu qu’elle n’entraînât point une nasī’a, autrement dit un crédit. Šāfi‘ī ajoute que c’était là, en fait, un ra’y – sans doute faut-il comprendre : l’interprétation – de ce hadith : c’était celui d’Ibn ‘Abbās, mais aussi d’illustres Compagnons et Successeurs (ʿUrwa, Sa‘īd b. Ǧubayr), ainsi que des Mecquois. En revanche d’autres Compagnons (‘Ubāda b. l-Ṣāmit, Abū Hurayra, Abū Sa‘īd al-Ḫuḍarī) interdisent tout échange inégal, avec ou sans nasī’a. Ces traditions, contrairement à la première rapportée par Sufyān b. ‘Uyayna, figurent dans le Muwaṭṭa’ de Mālik (t. II, op. cit., p. 632-633), et sont d’origine médinoise. Šāfi‘ī, en muǧathid qui s’affranchit de son maître, écarte la tradition mecquoise
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Chapitre IX – le cas est rare –, et se range à l’avis des Médinois. Il avance comme arguments la raison et la critique externe : le nombre des hadiths (quatre contre un) et la qualité des Compagnons : leur intimité avec le Prophète (ṣuḥba) est plus longue, leur mémoire (ḥifẓ) est irréprochable. Il est à noter que la tradition postérieure proscrira également les deux formes de ribā (échange inégal, opération à terme) 143. Néanmoins Šāfi‘ī propose une hypothèse plausible pour conserver le premier hadith : Usāma b. Yazīd n’aurait transmis qu’une partie de ce qu’il avait entendu : « il se peut qu’il ait entendu parler d’une question adressée au Prophète, relative à l’échange inégal et à celui d’espèces différentes – or contre argent, dattes contre froment – et que Muḥammad ait répondu : “seul le délai crée l’échange inégal”. Il transmit donc le propos du Prophète sans évoquer la question que l’interlocuteur posa au Prophète » 144. Chapitre : ġasl al-qadamayn wa masḥi-hā, (Iḫtilāf al-ḥadīṯ, p. 521). D’après Sālim, ‘Ā’iša et ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Awf, le Prophète aurait insisté pour qu’on effectue complètement (asbaġū) l’ablution mineure, sous peine de déconvenue douloureuse lors de la reddition des comptes au Dernier Jour (« Que les talons et le dessous des pieds prennent garde au feu de l’enfer, au Jour du Jugement ! » : waylun li-l a‘qāb min al-nār yawm al-qiyāma) 145. Mais on rapporte aussi que le Prophète s’était parfois contenté de s’essuyer les pieds (donc sans les mouiller complètement). Šāfi‘ī donne l’interprétation correcte de cette apparente contradiction. Les dalālāt sont de divers ordres : tout d’abord une prise en compte de la Sunna et un raisonnement à partir d’elle : la madéfaction des chaussures (masḥ al-ḫuffayn) n’est licite que si les chaussures forment un obstacle infranchissable (ḥā’il) ; à prendre la seconde tradition au pied de la lettre, il s’en suivrait une contradiction avec les autres bien établies, à savoir que le lavage des pieds ne serait plus obligatoire (syllogisme a contrario) 146. Cette seconde tradition est affaiblie par le fait qu’elle n’a pas pour elle, du point de vue de l’isnād, l’aval du ‘ilm al-ḥadīṯ ; de plus, elle contredit le ẓāhir du Coran. Une quatrième dalāla est fournie par l’iǧmā‘ de la communauté (qawl al-akṯar min al-‘āmma), qui n’a jamais fait de la madéfaction des pieds une règle générale. Šāfi‘ī se range néanmoins à un tarǧīḥ, c’est-à-dire une préférence qui n’élimine point ladite tradition incriminée puisqu’il lui reconnaît un isnād sain (ḥasan). La critique interne prend donc le pas ici sur la critique externe, qui est néanmoins appelée à contribution, comme dalāla. On notera le recours à l’instance coranique, dont l’interprétation est confortée par l’ensemble des exégètes (p. 521, l. 27). C’est finalement l’iǧmā‘ sous ses trois formes (celui des exégètes, les ahl al-‘ilm bi-l-ḥadīṯ [p. 522, l. 14], et de la communauté [p. 522, l. 16]) qui tranche la question. C’est dire la complexité, comme nous l’avons déjà noté, de cette dalāla dans l’argumentation de Šāfi‘ī, et le fait que le consensus communautaire n’est pas invoqué, comme dans la tradition postérieure, en tant qu’instance légiférante qui dispense du recours aux autres.
143. Cf. Y. LINANT DE BELLEFONDS, Traité de droit musulman comparé, Mouton, Paris-La Haye, 1965, I, p. 217-223. 144. Nouvel exemple de ce que ḥadīṯ et ra’y ne sont pas séparables dans la communauté d’origine. Du fait de la double signification du mot ribā (inégalité de l’échange ou prêt avec intérêt), le terme est laissé ici sans traduction. 145. Cf. aussi Umm, I, p. 27, l. 11, où le même hadith figure avec une autre chaîne. 146. La seconde prémisse inclut le fiqh de Šāfi‘ī, ce mode de raisonnement est fréquent chez lui. On ne saurait donc parler de véritable démonstration, puisque la conclusion est contenue implicitement dans la prémisse.
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Šāfi‘ī traditionniste IV. Šāfi‘ī héritier des traditions hedjaziennes On aura sans doute remarqué une contradiction entre la position théorique de Šāfi‘ī vis-à-vis du Hadith et l’usage qu’il en fait. D’un côté, en effet, il exige de l’adversaire qu’il produise des traditions prophétiques conformes aux exigences du ‘ilm al-ḥadīṯ. Mais d’autre part, le corpus montre qu’il est, sur ce point, passablement moins rigoureux : nombreux sont les aḫbār cités qui sont des marāsil et des maqāṭī‘. Šāfi‘ī aurait-il été illogique avec lui-même ? Nous préférons penser que le Hadith du corpus révèle quelque chose de sa méthodologie légale et de son attitude vis-à-vis des traditions en général. Nous avons constaté, dans le chapitre biographique, un fait d’importance : parallèlement au Hadith prophétique, Šāfi‘ī fait largement appel au ḥadīṯ ṣaḥābī ou tābi‘ī. En cela, nous l’avons vu, il ne se distingue aucunement de ses maîtres directs ni même des écoles concurrentes, comme le montre un sondage effectué dans les écrits contemporains : le Muwaṭṭa’ du Médinois Mālik, la Ḥuǧǧa ‘alā ahl al-madīna de l’Irakien Šaybānī ou les compilations précanoniques de hadiths 147. Ce fait permet de comprendre le sens exact de la critique que Šāfi‘ī porte à ses adversaires : il leur reproche sans doute moins l’utilisation des āṯār non prophétiques que leur méconnaissance du rang occupé par le Hadith prophétique dans son propre système. Observons que cette critique n’aurait pas de sens si le principe n’était pas l’objet, dans ces mêmes milieux, d’une approbation tacite, s’il n’était, nous dirions aujourd’hui, une « valeur », reconnue au-delà du cercle de ses disciples ou de son milieu d’origine. En d’autres termes, le débat portait sur la hiérarchie des uṣūl, non sur leur existence ; plus précisément, pour nous garder de tout anachronisme terminologique, sur un ordre à un instaurer à l’intérieur des dalālāt dont l’usage semblait, à quelques exceptions près, communément partagé. Cette différence mise à part, Šāfi‘ī se comporte comme ses adversaires : il utilise conjointement les deux types de traditions, hadiths prophétiques et āṯār. Or, un sondage rapide montre qu’une part notable, mais non la seule, est puisée dans les dicta de l’école de la Mecque, par l’intermédiaire de trois principaux maîtres nommés au chapitre biographique. Il n’est d’ailleurs même pas besoin de connaître leurs noms : l’appartenance de Šāfi‘ī à la tradition mecquoise, avec son “profil” caractéristique d’āṯār et de hadiths, est reconnue par les différents protagonistes 148, ce qui permet de localiser le « chez nous » dont le texte atteste fréquemment l’emploi, formule qui ne concerne pas seulement le Hadith 149. Il s’agit là d’un fait d’importance cruciale pour notre connaissance de l’histoire du fiqh. Cette information, passée sous silence par l’auteur des Origins of Muhammadan Jurisprudence parce qu’elle embarrasse sa théorie, est de nature à la remettre dou-
147. Pour le Muwaṭṭa’, la proportion Hadith prophétique/Hadith non prophétique oscille, suivant les recensions, entre 30% et 45%, d’après Schacht (J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 22). Le fait apparaît général pour les recueils contemporains peu à peu édités. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le Musnad d’Ibn Ǧa‘d (ob. 230/844) contient environ 1 350 dicta de Compagnons sur 3 466 aḫbār. 148. Umm, IX (Iḫtilāf al-ḥadīṯ), p. 555, l. 26, l’adversaire dit : waǧadnā aṣḥāba-kum al-makkiyīna ‘Aṭā’an wa aṣḥāba-hu... ; Umm, II, p. 192, l. 26, Šāfi‘ī dit : wa hāḏā qawl man ḥafiẓtu ‘an-hu min muftī-nā almakkiyyīn. Pour le Hadith, des exemples ont été donnés plus haut. 149. Cf. Umm, VI, p. 134, l. 14, à propos de la peine de la lapidation, il dit : kullu l-a’imma ‘inda-nā raǧama bi-lā ǧald.
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Chapitre IX blement en cause. Selon lui, comme nous l’avons rappelé au début de cette étude, Šāfi‘ī se serait singularisé en attaquant les écoles locales et leur « sunna vivante », au nom des traditionnistes, dont il aurait entendu faire prévaloir le point de vue dans le fiqh. Mais pourquoi, dans ces conditions, faire aussi massivement appel à la tradition locale dont il est originaire, celle de La Mecque ? Pourquoi s’être abstenu de la critiquer, alors qu’on lui connaît des écrits polémiques contre les écoles irakienne et médinoise ? L’erreur commise par l’orientaliste vient à notre avis de ce qu’il s’est appuyé principalement sur les écrits polémiques de Šāfi‘ī, sans tenir globalement compte du Kitāb al-Umm. Or ceux-ci citent presque exclusivement, pour les besoins de la cause que notre légiste entend faire triompher, des traditions prophétiques, faussant la perspective correcte sur sa doctrine. Rappelons d’ailleurs que Šāfi‘ī rapporte d’une façon personnelle, sans nous en garantir l’objectivité, des controverses lointaines auxquelles lui-même a pris part. En outre, Šāfi‘ī confirme le Hadith prophétique par le Hadith non prophétique 150 : celui-ci n’est donc pas de moindre valeur à ses yeux, ni pour les ahl al-ḥadīṯ dont il se réclame. Ce n’est qu’en cas de désaccord entre l’école de La Mecque et la Sunna prophétique qu’il se range à celle-ci, non sans avoir signalé quel Compagnon ou Successeur émit un avis le plus conforme au Hadith prophétique. D’une manière générale, Šāfi‘ī manifeste le même respect pour le ḥadīṯ ṣaḥābī que pour le ḥadīṯ tābi‘ī 151. Cette attitude, partagée par ses maîtres – y compris ceux qu’on appelle « traditionnistes », comme nous l’avons vu au chapitre biographique –, amène à corriger l’image conventionnelle et simplificatrice des ahl al-ḥadīṯ. Il nous semble préférable de penser que, parallèlement à un processus d’unification du Hadith qui, entamé au cours du IIe siècle, culminera au siècle suivant, les ahl al-ḥadīṯ contemporains de Šāfi‘ī gardaient leurs attaches avec un enracinement local, qu’ils ne s’étaient pas encore fait une spécialité exclusive du dire prophétique. De ce qu’ils étaient la mémoire de la Tradition dans un sens plus large, nous avons vu un illustre exemple en la personne de Sufyān b. ‘Uyayna. Nous sommes dès lors amené à remettre en question les autres postulats sur lesquels reposent les Origins of Muhammadan Jurisprudence, comme l’invention massive par ce parti de traditions prophétiques, et la thèse selon laquelle ils combattirent les écoles locales de fiqh, sous prétexte qu’elles auraient fait la part trop belle aux traditions extra-prophétiques. À quoi bon, d’autre part, continuer à colporter autant de traditions non prophétiques, si elles étaient dépourvues d’autorité ? Et pourquoi ce même parti ne les faisait-il pas remonter jusqu’au Prophète ? Quant au rôle de Šāfi‘ī, l’étude du corpus le ramène à ses justes proportions : elle ne permet pas
150. Umm, II, p. 255, l. 26 : l’opinion de ‘Aṭā’ concorde avec un hadith prophétique transmis par Sufyān et Mālik. Dans le Kitāb al-li‘ān, Šāfi‘ī montre que les fatwas de l’école mecquoise sont en accord avec les hadiths prophétiques ; Umm, IV, p. 181, l. 27, la pratique de ‘Umar ne contredit pas le Hadith. 151. Umm, I, p. 157 (chapitre : imāmat al-qawm lā sulṭāna fī-him) : Šāfi‘ī, ne disposant pas de hadith prophétique, s’appuie sur l’avis de ‘Abdallāh b. Mas‘ūd et l’exemple des Compagnons ; II, p. 46 : à propos de la zakāt imposée au commerce, Šāfi‘ī ne peut s’appuyer sur aucun hadith, mais uniquement sur des avis d’Anciens (salaf) : ‘Umar I, Ibn ‘Umar, ‘Umar II ; Umm, II, p. 75, l. 11 : Šāfi‘ī se fonde, pour limiter la part (de zakāt) des mu’allafatu qulūbu-hum (allusion à Cor. IX, 60), sur un avis d’Abū Bakr, dont pourtant les ahl al-ḥadīṯ ne garantissent pas l’authenticité ; Umm, V, p. 114, l. 9 sqq : le ḥul‘ est-il ou non une forme de ṭalāq ? Šāfi‘ī se range à l’avis de ‘Uṯmān, en invoquant d’autres dalālāt : le Coran et l’avis d’Ibn ‘Abbās ; V, p. 217, l. 18-22 : Šāfi‘ī n’ayant pas de hadith prophétique sur cette question, il s’appuie sur des aqwāl de ‘Umar.
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Šāfi‘ī traditionniste d’inférer qu’il aurait produit une « révolution » dans l’histoire du fiqh, imposant l’autorité exclusive du Hadith prophétique après le Coran 152. L’originalité, plus modeste, de notre auteur aurait été d’avoir rigoureusement hiérarchisé ces deux autorités, d’avoir fait du Hadith leur seconde et incontournable source formelle, puis d’avoir inventé le schéma théorique du bayān qui articule le Coran et la Sunna. En un mot, d’avoir proposé à ses contemporains un cadre synthétique, capable de systématiser l’ensemble du fiqh de manière rationnelle. Hormis l’emploi de cette méthode dont il a été question dans les chapitres précédents, Šāfi‘ī est un muǧtahid qui, dans le détail de ses solutions pratiques, ne se distingue pas de ses contemporains. Impuissant à trouver une sunna prophétique qui réponde directement à la question posée, il puise exactement comme eux, dans le vaste éventail des dalālāt et – ce qui n’est pas pour nous surprendre – elles sont marquées au sceau du Hedjaz. L’enracinement de Šāfi‘ī dans l’école de La Mecque présente plusieurs caractéristiques. Il est tout d’abord inégal selon les différentes parties du corpus. Prépondérant dans le Kitāb al-ḥaǧǧ, le Kitāb al-li‘ān, le Kitāb al-īlā’, il n’est toutefois absent dans aucun des autres livres. Doit-on considérer que le Kitāb al-Umm serait une compilation de ses deux doctrines successives, l’« ancienne » (al-qadīm) et la « nouvelle » (al-ǧadīd) 153 ? Une réponse définitive ne pourra être apportée que par une comparaison avec d’autres versions de l’enseignement du fondateur. Il ne semble pas que le Muḫtaṣar de Muzanī donne les résultats escomptés. Pas plus que dans le Kitāb alUmm, les solutions alternatives qu’il signale pour certaines questions ne sont rapportées à une doctrine antérieure. Dans le Kitāb al-ḥaǧǧ, ce sont les traditions mecquoises non prophétiques qui dominent 154. Or il porte, rappelons-le, la date de 207 H. : il n’est donc pas certain que Šāfi‘ī se soit de plus en plus rapproché du Hadith prophétique vers la fin de sa vie, au détriment de la tradition mecquoise. D’autre part, Šāfi‘ī ne cite que quelques noms dans cette dernière, ceux-là mêmes qu’énumèrent les sources postérieures 155. On constate qu’il doit essentiellement le matériau à Muslim b. Ḫālid
152. La tradition ne reconnaît d’ailleurs pas ce rôle à Šāfi‘ī. On lit dans le Mu‘ǧam al-udabā’ d’ALYĀQŪT (t. XVII, p. 316-317, Dār Iḥyā’ al-turāṯ, Beyrouth, 1988), le témoignage suivant : un contemporain de Šāfi‘ī « de passage à La Mecque, entendit dire que celui-ci prétendait traiter n’importe quel point de fiqh à l’aide du Coran de la Sunna et de propos de Compagnons ». Zuhrī tenait à noter autant le Hadith prophétique que les opinions des Compagnons (cité par G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 35). Dans le Ǧamā‘ al-‘ilm, § 107, Šāfi‘ī parle du ḫabar lāzim venant après un verset ou une sunna prophétique. La contribution essentielle de Šāfi‘ī, avons-nous dit, est d’avoir créé le schéma du bayān, mais non d’avoir éliminé les autres preuves que sont les traditions non prophétiques qui, utilisées de la même manière par les autres cités, reprennent leurs droits dans la liste des dalālāt de notre auteur. 153. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 94, p. 329. On n’a que peu d’indications sur la doctrine ancienne de Šāfi‘ī. Elle n’est connue que de manière indirecte, par les emprunts supposés qu’en font les grands šāfi‘ites tardifs. Le Kitāb al-Umm, d’après la tradition, représenterait uniquement la nouvelle version (ḥadīṯ, ǧadīd) de l’enseignement de Šāfi‘ī. Pour quelques exemples de désaccords entre ces deux doctrines, puisés essentiellement au Maǧmū‘ de Nawawī (ob. 686/1287), vaste commentaire du Muhaḏḏab de Šīrāzī (ob. 476/1083), cf. Aḥ. NAḤRĀWĪ ‘ABD AL-SALĀM, al-Imām al-Šāfi‘ī fī maḏhabayhi al qadīm wa l-ǧadīd (Caire, 1408/1988), p. 433-588. 154. Cf. l’opinion attribuée à Sufyān b. ‘Uyayna (G.H.A. JUYNBOLL, Muslim Tradition, op. cit., p. 64). 155. Pour les principaux noms, cf. par ex. AL-ŠIRĀZĪ, Ṭabaqāt al-fuqahā’, Bagdad, 1938 (p. 44-48 ; la liste se clôt par le nom de Šāfi‘ī), ou encore la liste plus détaillée in H. MOTZKI, Anfänge, op. cit., p. 186194.
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Chapitre IX al-Zanǧī, Sa‘īd b. Sālim, Sufyān b. ‘Uyayna. Il s’agit non de la mémoire de l’école dans sa diversité, mais de l’enseignement de ses derniers représentants. Néanmoins le Kitāb al-Umm permet de s’en faire une idée précise, et les résultats seraient à comparer à ceux d’H. Motzki obtenus à partir du Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq. Il contient aussi des informations historiques sur la fatwa pratiquée par les premières générations 156. Šāfi‘ī rapporte de l’école mecquoise non seulement des traditions remontant aux premières générations, mais encore les avis exégétiques et légaux des disciples directs d’Ibn ‘Abbās, et il s’appuie largement sur eux à titre de dalālāt, notamment lorsqu’il ne dispose pas du Hadith prophétique par le biais de Sufyān ou Mālik 157. Il marque clairement son respect pour Ibn ‘Abbās et ses grands disciples, et c’est à travers leur tradition qu’il explique le Hadith prophétique 158. Il est donc tout à fait exact, sous ce rapport, de faire de Šāfi‘ī le dernier représentant de l’école de La Mecque, comme le veut la tradition 159, d’autant qu’il ne tarit pas d’éloges sur l’excellence de la ville natale du Prophète, considérée par lui comme supérieure à Médine 160. Dans ses polémiques avec les Irakiens, il n’hésite pas à faire valoir Ibn ‘Abbās contre leur “patriarche”, le
156. Umm, IX (Iḫtilāf al-ḥadīṯ), p. 529, l. 9 : un Suivant est conduit devant un šayḫ de Raqqa qui était un Compagnon ; loc. cit., l. 28 : le gouverneur de Médine (Marwān b. l-Ḥakam) renvoie son hôte demander l’avis de deux épouses du Prophète ; op. cit., p. 550, l. 20 : Nāfi‘ prononce une fatwa, après avoir été interrogé par Ibn Ǧūrayǧ : il se fonde sur la décision d’Ibn ‘Umar qui considère comme valide la répudiation lorsque la femme a ses règles ; Umm, VI, p. 123, l. 25 : Ibn Ǧurayǧ interroge ‘Aṭā’; IV, p. 257, l. 9 sqq : Šāfi‘ī tient d’un Médinois, Ḥātim [b. Ismā‘īl al-Madanī], que Naǧda demanda des fatwas épistolaires à Ibn ‘Abbās ; celui-ci répondit sur la base de la Sīra nabawiyya et évoqua le prophète al-Ḫiḍr ; V, p. 7, l. 20 : Šāfi‘ī tient de Sufyān que ‘Umar II posa par écrit des questions à ‘Adī [b. Arṭāt al-Fazarī] où il lui demandait d’interroger Ḥasan al-Baṣrī : est-il permis d’habiter les demeures des pyrolâtres ? Ḥasan répond à l’aide d’un précédent de Compagnon ; VI, p. 144, l. 12 : Zuhrī et d’autres Hedjaziens sont allés colporter un hadith prophétique en Irak (rappelons que Zuhrī est mort en 124/741 : l’unification du Hadith a donc pu commencer dès le début du IIe s.). 157. Sur l’époque du ḥaǧǧ, par ex. (Umm, II, p. 154-155), Šāfi‘ī n’a pas de hadith prophétique, mais seulement un verset coranique imprécis : il le complète par les opinions de l’école de La Mecque, qui rapportent celles de grands Compagnons. 158. Voici quelques exemples, qu’il serait aisé de multiplier : Umm, II, p 255, l. 8-9 : Šāfi‘ī déclare qu’il n’est pas de meilleur mufti que ‘Aṭā’ (répété en VII, p. 67, l. 24-25) ; Umm, II, p. 151-152 : à propos d’une controverse entre Compagnons, Šāfi‘ī tranche à l’aide d’un hadith de ‘Āi’ša, et de la tradition mecquoise remontant à ‘Aṭā’; plus loin, p. 156, dernier alinéa, la tradition locale mecquoise explique le hadith prophétique ; le principe est énoncé en VI, p. 17, l. 4-15 : une sunna doit être interprétée ǧumla, sauf indication (dalāla) issue du Prophète ou du transmetteur du hadith ; le consensus de l’école est parfois mentionné : Umm, II, p. 132, l. 25-28 ; II, p. 115, la tradition mecquoise est unanime à autoriser le ḥaǧǧ en faveur d’un défunt, contre la position des Médinois. Ceux-ci ont pourtant en leur faveur l’avis de certains des Compagnons : c’est qu’en réalité la question divisait ces derniers, comme Šāfi‘ī le reconnaît ; Umm, V, p. 132, l. 26 : à propos de la dénonciation calomnieuse (ta‘rīḍ) dans le li‘ān, Šāfi‘ī affirme qu’il y a un consensus là-dessus à La Mecque « et dans d’autres cités », mais pas à Médine. 159. AL-ŠIRĀZĪ, Ṭabaqāt al-fuqahā’, op. cit., p. 48-49 ; IBN ‘ASĀKIR, Tārīḫ madīnat Dimašq, éd. ‘A. Sīrī, Beyrouth, 1995, t. 51, p. 309 (d’après l’un des fils de Šāfi‘ī). La remarque vaut aussi pour la tradition exégétique. En Umm, IV, p. 270, l. 17, Šāfi‘ī écarte le tafsīr irakien de Cor. IV, 24, au profit de la Sīra. 160. C’est la position qu’on lui attribue traditionnellement (cf. M.J. KISTER, Studies on Jāhiliyya and Islām, Londres, 1980, chap. n° 13, n. 63, au supplément) ; BAYHAQĪ, Manāqib, op. cit., I, p. 422. De fait, s’il défend la mémoire des deux cités (Umm, V, p. 46, in fine), il considère (Umm, II, p. 256, l. 28) que la mosquée de La Mecque est supérieure à celles de Médine et de Jérusalem. Sur la question, voir aussi les matériaux rassemblés par A. ARAZI in J.S.A.I., V (1984), p. 177-236.
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Šāfi‘ī traditionniste cadi Šurayḥ (ob. 78/697) 161. En revanche, il lui arrive de reconnaître qu’ils ont leurs propres traditions prophétiques qu’il ne connaît pas 162. Ce fait laisse à penser qu’il n’y aurait eu entre les deux contrées rivales qu’une différence de degré, non de nature, dans l’utilisation des mêmes matériaux traditionnels. Il est probable que les Irakiens différaient des Hedjaziens, entre autres choses, non seulement par leurs raisonnements juridiques, mais aussi par le fait que le Hadith prophétique était interprété à la lumière de leur tradition locale, 163. Il serait toutefois inexact de voir en Šāfi‘ī un simple continuateur de l’école mecquoise. Sur ce point, la tradition donne une idée réductrice. Tout d’abord, Šāfi‘ī prend parfois des libertés avec son école, lorsque des divergences trop manifestes apparaissent en son sein et qu’il peut avoir recours au Hadith prophétique ou à d’autres dalālāt probantes. Il va même parfois juqu’à répudier une solution hedjazienne pour être en accord avec une exégèse irakienne 164. Ainsi, indéniablement, Šāfi‘ī fait preuve d’iǧtihād ; mais ce qu’on appelle « l’ère de l’iǧtihād » s’avère en réalité fortement conditionné par une tradition antérieure 165. Il ne recourt pas systématiquement à l’ana-
161. Umm, VII, p. 27, l. 10 : Šāfi‘ī fait valoir contre lui l’avis de ‘Umar, et d’une manière générale, « les habitants de la dār al-Sunna et du ḥaram de Dieu [donc La Mecque et Médine] », parce qu’ils sont censés mieux connaître l’arabe et le Coran (!) ; cf. aussi V, p. 153, l. 24-25 ; VII, p. 20, l. 26 : l’autorité d’Ibn ‘Abbās est réputée supérieure à celle de Compagnons (‘Alī), dont se réclament les Irakiens, et même à celle de ‘Umar le Médinois. Sur Šurayḥ, illustre Suivant irakien, nommé juge de Kūfa par ‘Umar I, cf. J. SCHACHT, Origins, op. cit., p. 228 ; EI2, à ce nom (E. KOHLBERG). Ajouter à la bibliographie de cette notice l’article de K.A. FARIQ, « An Early Muslim Judge, Shurayh », Islamic Culture, 1956, p. 287-308. 162. Umm, VI, p. 90 (sur ce hadith ignoré par Šāfi‘ī, cf. L. BERCHER, Délits et peines, op. cit., p. 79). On aboutit aussi à cette conclusion en étudiant les polémiques de Šāfi‘ī avec les Irakiens. Mais ce genre d’enquête est fastidieuse, elle nécessite de confronter les sources contemporaines ou un peu postérieures actuellement à notre disposition (comme la Ḥuǧǧa de Šaybanī, le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzāq, la Mudawwana de Ṣaḥnūn, etc.). Ainsi, sur le débat relatif à la pratique du qunūt, qui manque dans le Kitāb al-Umm, elles montrent que Šāfi‘ī ignorait probablement des hadiths irakiens et tenait compte de la tradition mecquoise proche, mais distincte, de celle de Médine. 163. Un ex. in Umm, VI, p. 134, l. 3 sqq. In Umm, VI, p. 139, l. 12 sqq, un hadith prophétique invoqué par l’adversaire irakien (et cité par Buḫārī), que Šāfi‘ī attaque dans sa chaîne, et qu’il ignorait. 164. Ainsi à propos de Cor. V, 49, qui abroge selon lui Cor. V, 42. Les ḥudūd s’appliquent aux ḏimmī-s, ce que contestent les Hedjaziens. Cf. J. BURTON, Abū ‘Ubaid, op. cit., p. 150-152. L’auteur vérifie dans un passage du Kitāb al-Umm l’affirmation d’Abū ‘Ubayd. 165. Umm, IV, p. 151, l. 10 : Šāfi‘ī s’affranchit d’un avis d’Ibn ‘Abbās, qui prélève le quint sur le salab (dépouilles de l’équipement ennemi), et fondait sa décision sur le Coran : Šāfi‘ī préfère un autre type d’istidlāl, incluant la Sunna ; Umm, II, p. 197 (passage-disputatio), Šāfi‘ī s’oppose à ‘Aṭā’ ; II, p. 195, l. 12 : là encore, Šāfi‘ī suit l’avis d’Ibn ‘Abbās et de ‘Umar ; II, p. 132 (chapitre : hal taǧibu l-‘umra wuǧūba l-ḥaǧǧ ?), Šāfi‘ī s’oppose à son maître Sa‘īd b. Sālim ; Umm, II, p. 183-184 : Šāfi‘ī a pour lui l’opinion de ‘Aṭā’, l’usage établi (maḍat bi-hi sunan), et s’oppose aux traditionnistes comme à Muǧāhid ; V, p. 224, l. 1 sqq, Šāfi‘ī s’appuie sur l’opinion d’Abū Hurayra, qui a pour elle un hadith prophétique, contre celle d’Ibn ‘Abbās ; II, p. 137-138 (à propos des lieux où l’on entre en iḥrām (mawāqīt) pendant le pèlerinage) : Šāfi‘ī s’écarte de l’avis de ‘Aṭā’ pour suivre celui de Muslim [b. Ḫālid] ; V, p. 226, l. 3 : dans une divergence entre Hedjaziens, Šāfi‘ī choisit l’opinion d’Abū l-Zubayr, parce qu’il est suivi par Ibn Ǧurayǧ et al-Darāwardī ; V, p. 178, l. 25, il interdit le mariage du pèlerin, comme d’ailleurs ‘Umar ou Yazīd b. Ṯābit, alors que les Mecquois l’autorisent ; plus loin, p. 260-262 : Šāfi‘ī, devant l’insuffisance des traditions prophétiques sur la question, fait appel, entre autres données, aux traditions mecquoises, qu’il a recueillies d’Ibn Ǧurayǧ, d’après Sa‘īd b. Sālim.
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Chapitre IX logie, ou à tout autre forme de raisonnement à partir des sunan prophétiques, mais laisse d’abord parler l’école dont il est issu. À cette caractéristique s’ajoute le fait, déjà évoqué dans le chapitre biographique, que deux illustres Médinois informent Šāfi‘ī des traditions médinoises. Or il utilise celles-ci comme preuves légales dans sa casuistique, mais il ne cite qu’exceptionnellement le ra’y ou les fatwas de ces deux informateurs. Vis-à-vis des deux écoles, il adopte ainsi une attitude identique, voire une neutralité qui préserve sa liberté de jugement. Mais il apparaît surtout qu’il fait référence, selon la partie du traité, à l’une ou à l’autre des deux traditions locales, ou aux deux à la fois. Dans ce dernier cas, toutefois, l’emprunt à la tradition mecquoise est prépondérant. En revanche, celle-ci est nettement sous-représentée dans le fiqh de la ṭahāra, de la ṣalāt (livre I), de la zakāt et du ḥaǧǧ (livre II), bref à propos du rituel. On constate plus précisément que Sa‘īd b. Sālim et Muslim al-Zanǧī n’apportent presque rien pour le traitement de son premier « pilier », et guère davantage dans la ṣalāt. C’est à la tradition médinoise que Šāfi‘ī fait appel en ces matières. Il s’en explique parfois de manière curieuse, déclarant qu’elle ne contredit pas celle de La Mecque 166. D’autre part, rappelons que la proportion traditions prophétiques / traditions non prophétiques est plus élevée dans les ‘ibādāt que dans le reste du corpus, et que Šāfi‘ī fait largement appel au Hadith de Sufyān b. ‘Uyayna. Dans l’attente d’études plus précises, contentons-nous ici de proposer l’hypothèse suivante. Ces faits peuvent s’interpréter de deux manières : soit que Šāfi‘ī, en matière de rituel, tourne délibérément le dos aux usages mecquois pour adopter ceux de Médine ; soit que les pratiques des deux cités hedjaziennes fussent largement communes et dominées par l’école de Médine, et sans doute par la personnalité de Mālik
166. Umm, IV, p. 239 (chapitre : mā yaǧūzu li-l-asīr...) : Šāfi‘ī, en l’absence de hadith prophétique, suit les avis des Compagnons médinois ; V, p. 137-139, les hadiths prophétiques transmis par Mālik rejoignent le ra’y d’Ibn ‘Abbās ; Umm, V, p. 224, sur le délai de viduité (‘idda) de la veuve, il préfère se ranger à l’avis de Mālik (qui s’appuie sur ‘Umar) contre celui d’Ibn ‘Abbās. Umm, V, p. 241-242 : Šāfi‘ī fait retour au Coran devant le conflit entre traditions mecquoises et traditions médinoises. Dans ses polémiques avec Mālik et les Médinois, la tradition mecquoise entre en jeu, comme dans Iḫtilāf al-ḥadīṯ (Umm, IX), p. 542-543, à propos du parfum en pèlerinage, ou Umm, II, p. 152, fin du premier alinéa. — Umm, V, p. 153, l. 16 sqq : Šāfi‘ī s’appuie sur l’avis de la majorité des Mecquois et des Médinois (al-akṯar min qawl ahl dār al-sunna wa l-hiǧra wa l-ḥaram) dans une controverse avec un Irakien, sur la question de savoir si l’épouse, trompée par le mari fornicateur, reste licite à celui-ci. Šāfi‘ī répond d’abord par une maxime juridique, l’une de celles que l’on appellera plus tard qawā‘id fiqhiyya : « le ḥarām ne rend pas illicite ce que rend licite le ḥalāl ». Nous mentionnons cet exemple parce qu’il illustre les rapports entre les uṣūl et les qawā‘id chez Šāfi‘ī, question qui mériterait une étude spéciale. Notons seulement ici qu’il n’énonce ladite maxime qu’à titre de ce qu’il appelle le ma‘qūl, c’est-à-dire une dalāla secondaire. À preuve, il ne se contente pas de celle-ci comme preuve juridique : il se hâte de légitimer sa solution en complétant l’istidlāl (le Coran, un qiyās, le consensus des musulmans, outre le consensus mentionné plus haut). C’est dire qu’en réalité il n’applique pas ladite maxime à un cas concret, il ne fait que l’induire de celui-ci, sans lui donner toute sa portée réelle pour la discipline. Le juridique n’est donc pas pleinement autonome chez Šāfi‘ī, il reste subordonné à l’herméneutique, comme nous l’avions constaté antérieurement. La seule exception, comme on pourrait le montrer plus en détail, est le cas où Šāfi‘ī applique son propre fiqh à un cas nouveau, en l’absence de preuve traditionnelle. Sur les qawā‘id fiqhiyya, les études restent encore embryonnaires. Cf. la contribution de W. HEINRICHS, « Qawā‘id as a Genre of Legal Literature », dans Studies in Islamic Legal Theory (B.G. WEISS ed., Brill, Leyde, 2002), p. 365-384.
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Šāfi‘ī traditionniste b. Anas. Selon cette seconde explication, qui nous paraît plus plausible, la cité mecquoise ne se serait guère singularisée par rapport à sa rivale. Notre auteur qui, sans être Médinois, fut gagné, à une certaine étape de sa vie, aux arguments des traditionnistes, se serait senti une marge de manœuvre par rapport à cette tradition commune. Son iǧtihād consista à mieux accorder le rituel unifié du Hedjaz au Hadith prophétique ; à cette fin, il se sert de l’enseignement qu’il a reçu, où l’influence de Sufyān, dans la transmission comme dans l’interprétation, semble avoir été prédominante. Cette démarche, mais non nécessairement les solutions personnelles de Šāfi‘ī, peut d’ailleurs avoir influencé la première école malikite. Dans les parties du fiqh où les hadiths sont en moindre nombre, et en particulier les mu‘āmalāt, Šāfi‘ī puise dans les deux écoles, et peut afficher ses propres raisonnements, dont nous avons vu la place qu’ils occupent par rapport aux deux sources fondamentales. Liberté d’autant plus grande qu’il a pu apprécier à sa juste valeur le fiqh des Irakiens. Connaisseur de la tradition mecquoise, il manifeste non seulement sa fidélité à celle-ci, mais sans doute aussi son indépendance, qu’il serait intéressant de préciser. On constate aussi qu’il reste assez proche des solutions médinoises ailleurs que dans le rituel. Cette impression d’ensemble est naturellement à affiner par des études de détail, notamment une casuistique comparée du Kitāb al-Umm et du Muwaṭṭa’. Il n’est pas non plus exclu que Šāfi‘ī ait complété les deux écoles locales l’une par l’autre, et que chacune ait eu certains domaines de prédilection, certaines “spécialités” ; dans cette hypothèse, Šāfi‘ī se serait naturellement tourné vers des maîtres différents. Nul doute par exemple, au témoignage du corpus, que La Mecque pouvait en apprendre à sa rivale en matière de rites du ḥaǧǧ, tradition probablement mieux assurée qu’à Médine. En la matière, Šāfi‘ī ne doit guère à Médine. Continuateur d’une tradition mecquoise, Šāfi‘ī peut légitimement, par la vigueur de ses convictions, être tenu comme l’unificateur du fiqh du Hedjaz, sinon par sa doctrine personnelle, du moins par cette démarche intellectuelle qui refuse de s’enfermer dans une tradition particulière. Plusieurs facteurs paraissent avoir joué dans ce sens. Rappelons d’abord le modèle du bayān qui dut rapidement séduire ses contemporains, au plan théorique tout au moins. L’autorité du Hadith s’était suffisamment affirmée vers la fin du IIe siècle pour qu’il soit capable de surmonter des divergences entraînées par l’usage de l’istidlāl. D’autre part, Šāfi‘ī cite et reconnaît les avis de tous ceux que ses contemporains, médinois ou mecquois, invoquaient comme autorités passées : Compagnons, Successeurs, voire Successeurs de Successeurs, qui font partie de la liste de ses dalālāt. Il est un autre élément de sa démarche qui put jouer dans le même sens. Šāfi‘ī, nous l’avons vu, manque rarement, pour rallier ses interlocuteurs, de faire valoir qu’il a aussi pour lui un certain iǧmā‘. Nous avons constaté qu’il est hasardeux d’identifier purement et simplement cette dalāla, polysémique chez notre auteur, avec le troisième des uṣūl classiques. Šāfi‘ī, en effet, ne nous précise pas la portée d’un tel consensus, ni son extension géographique ou temporelle. S’il indique parfois explicitement La Mecque, il ne parle en général ni d’elle, ni de Médine. Souvent désigné de manière négative (« je ne connais personne d’avis contraire »), il peut correspond chez lui à une variante particulière de consensus chez les uṣūlistes : l’absence de contestation sur la question, sorte d’iǧmāʿ sukutī avant la lettre. Le procédé nous évoque l’anonymat dans lequel il maintient certains de ses transmetteurs. Nous savons seulement qu’il désigne des contemporains vivants. Parfois, nous apprenons qu’il s’agit 497
Chapitre IX d’une certaine classe de savants : exégètes, traditionnistes, muftis..., qui ne répondent pas nécessairement à la question posée mais lui apportent une sorte d’avis éclairé, le point de vue des spécialistes pourrait-on dire. Šāfi‘ī avait donc conscience de sa valeur probante, mais il semble recouvrir des réalités disparates. Quoi qu’il en soit, il est certain que notre auteur constate l’identité de vues d’un certain nombre de savants qu’il a rencontrés dans le Hedjaz, voire au-delà, et qui ont pu dépasser les divergences propres au deux cités. Cette réalité connue de ses contemporains, il n’oublie pas de la souligner face à ses contradicteurs. De là vient qu’elle apparaît de manière récurrente dans ses polémiques réelles ou virtuelles. Dans cette hypothèse, le fait le renforça dans l’idée que ce ‘ilm partagé par les deux cités voire au-delà pouvait, à côté du cadre bayānī, contribuer à rassembler les fuqahā’ autour d’une base commune. Au-delà de la dimension polémique de sa personnalité, Šāfi‘ī nous apparaît aussi, par certaines constantes de sa démarche intellectuelle, comme ayant cherché un trait d’union, voire frayé une voie moyenne capable d’unir des traditions locales et les efforts individuels de chaque muǧtahid.
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CONCLUSION Parvenu au terme de cette recherche, nous reconnaissons volontiers qu’elle est loin d’épuiser toute la problématique que pose notre auteur, même en restant dans les limites fixées dans l’introduction. Il reste encore bien des points à étudier dans la biographie de Šāfi‘ī et les recherches sur sa doctrine n’en sont qu’à leurs débuts. La principale raison tient au corpus même, trop volumineux et inadapté, par sa forme, à une synthèse. Nous nous sommes attaché en tout état de cause à ne pas trahir nos engagements initiaux, à explorer les perspectives tracées au seuil de notre travail. Quel que soit le jugement porté sur son aboutissement, nous espérons du moins avoir fait partager au lecteur notre conviction : les recherches sur l’enfance et le développement du fiqh ne sont pas vaines ni vouées irrémédiablement à l’échec. Il n’est pas interdit de penser que la science de la Loi religieuse puisse donner lieu à une histoire moins indigente, plus objective, voire plus scientifique, que celle qui nous est proposée aujourd’hui. Nous essaierons à présent d’y contribuer à notre tour, reprenant quelques conclusions des chapitres précédents. Il convient de préciser le rôle de Šāfi‘ī dans une période décisive pour la formation du fiqh, sans perdre de vue les directions des recherches futures que ces résultats invitent, selon nous, à privilégier. 1. Concernant tout d’abord la problématique soulevée dans le premier chapitre, la controverse sur les origines du fiqh, il convient de verser au dossier le riche corpus de textes que constitue le Kitāb al-Umm. Il nous est apparu, en vertu de critères internes et externes, qu’il n’était pas, pour l’essentiel, un amalgame de textes d’époques diverses. Bien au contraire, il s’agit d’une compilation de notes transcrites par les disciples directs de Šāfi‘ī, sur la base d’un canevas écrit par le maître lui-même et commenté devant eux. Notre auteur était présent lorsque ceux-ci, à leur tour, en donnaient lecture. S’il ne nous est pas possible de remonter au canevas lui-même, l’inconvénient est sans importance, étant donné la nature des livres à l’époque. Chaque partie du Kitāb al-Umm a en effet été authentifiée comme conforme à l’enseignement du maître par le compilateur. D’autre part, il est possible de séparer le très faible apport des disciples dans le corpus, et là est l’essentiel. Le Kitāb al-Umm n’est pas une œuvre collective, il représente un témoignage des leçons délivrées par Šāfi‘ī, sans toutefois qu’on puisse y suivre la probable évolution de sa doctrine. Nous disposons aujourd’hui de ce qui a donc survécu, qui est une source de troisième main : le document que des auditeurs de Rabī‘ ou Buwayṭī ont recopié d’un original où le texte de Šāfi‘ī fut mêlé à ses propres explications, recueillies et transcrites par ses disciples directs. Nous sommes ainsi en mesure de dater approximativement les originaux : avant 270, date de la mort de Rabī‘, dont le texte, parfois, précise bien qu’il le lisait devant auditoire ; il est même possible, au moins pour un livre, de le faire remonter bien avant. Ainsi, tout laisse à penser que les représentants plus tardifs de l’école n’eurent qu’un rôle tout à fait mineur dans l’élaboration du corpus actuel. Le Kitāb al-Umm peut être considéré comme un document de la première littérature légale de l’islam sunnite. Il est essentiel d’effectuer des recherches sur les manuscrits afin d’en savoir davantage sur l’histoire de ce texte et sur les auditeurs impliqués dans la compilation. La tra499
Conclusion dition historico-biographique n’en cite que deux, Rabī‘ et Buwayṭī, mais elle signale aussi que chaque grand disciple avait une recension de l’enseignement du maître pour son usage personnel. D’autre part, les quelques sondages préliminaires que nous avons effectués sur les transmetteurs de traditions mentionnées dans l’ouvrage sont prometteurs, ils montrent que le Kitāb al-Umm est aussi à ranger parmi les compilations précanoniques de hadith-s. Son intérêt est au moins égal à celles sur lesquelles se sont portées les recherches récentes. C’est dire que le corpus šāfi‘ien vient suppléer à l’insuffisance de la première littérature religieuse de l’islam. 2. Quant aux représentations actuellement encore dominantes sur le fiqh primitif, et notamment celle de Joseph Schacht, la présente étude rejoint une tendance de la recherche récente qui invite à les dépasser. Le Kitāb al-Umm prouve en effet que Šāfi‘ī est loin de faire seulement appel au Hadith prophétique pour fonder ses décisions légales, et il en va de même de ses maîtres traditionnistes, médinois ou mecquois. Son insistance à faire valoir le Hadith prophétique a en réalité une autre signification, celle d’imposer le cadre théorique du bayān dans la manière d’aborder la discipline du fiqh ou, en d’autre termes, une articulation organique entre Coran et Sunna. Il est donc permis de s’interroger sur l’existence d’une pression concertée des traditionnistes qui aurait été, dès le milieu du IIe siècle de l’hégire, le principal facteur du recul du ḥadīṯ ṣahābī, tābi‘ī ou du ‘amal local. L’hypothèse de l’orientaliste s’avère fragile lorsqu’on prend en compte la totalité du corpus qu’il n’a analysé qu’en partie. Par voie de conséquence, ce sont probablement d’autres éléments de sa reconstruction qui sont aussi à ramener à leurs justes proportions : “rétrojection” d’aḫbār sur la personne du Prophète, fabrication massive des traditions. Ils apparaissent comme des a priori arbitraires. Tout au plus peuvent-ils valoir pour des cas particuliers, non comme explication universelle. Cette théorie a abusivement étendu une situation observable dans le domaine politico-théologique à celui de la “jurisprudence”. Šāfi‘ī ne peut être tenu pour le principal responsable du primat conféré au Hadith prophétique. Tout laisse à penser que son autorité légiférante fut intégrée graduellement au fiqh, et que les autres types d’aḫbār gardèrent leur valeur probante, comme d’ailleurs on s’en rend compte en consultant les ouvrages d’iḫtilāf et de fiqh comparé. 3. En ce qui concerne l’apport doctrinal de Šāfi‘ī à la théorie légale, il convient, tout d’abord, de ne pas perdre de vue sa sensibilité religieuse et le milieu confessionnel auquel il appartenait. Une profession de foi, conservée par les ṭabaqāt de l’école, permet d’affirmer que Šāfi‘ī est un représentant du proto-sunnisme « traditionaliste » qui s’apparente à ces premiers hanbalites étudiés naguère par Henri Laoust. Le corpus donne aussi à penser que Šāfi‘ī dut partager un temps le scepticisme des ahl al-kalām envers le Hadith, position que toutefois il répudia par la suite. Les disciples immédiats de Šāfi‘ī, selon la tradition biographique, ajoutent que leur maître incarnait la tendance ascétique (zuhd) de ce courant, en lequel le soufisme voit ses ancêtres. Piété fervente axée sur le Coran, ascétisme, place suréminente du Prophète, vénération de sa mémoire à travers l’étude de ses dires, méfiance vis-à-vis de la théologie rationnelle : par ces caractéristiques, Šāfi‘ī est à classer parmi les « pieux anciens » (al-salaf) du sunnisme. Nous inclinons à penser que, dans ce milieu, Sufyān b. ‘Uyayna, prototype des ascètes du IIe siècle qui fut aussi le maître d’Ibn Ḥanbal, eut dans l’orientation 500
Conclusion
intellectuelle du jeune Šāfi‘ī une influence décisive, sans qu’elle soit nécessairement exclusive. C’est de ce milieu, où brillait notamment ce maître traditionniste, que Šāfi‘ī tient mainte interprétation du Coran et des hadiths qu’il introduit dans sa doctrine légale, et qui parfois l’amènent à s’opposer à l’avis de ses maîtres, tel Mālik. Il ne fait pas de doute que Šāfi‘ī doit à ce milieu et ses valeurs l’originalité de son iǧtihād, ainsi que les grandes lignes de sa théorie légale, comme le rôle du Coran ou la place exorbitante réservée à la Sunna. Il n’est pas non plus, selon toute vraisemblance, étranger à une représentation de la Révélation qui ne se limite pas au texte coranique du muṣḥaf et semble avoir été occultée par l’école. 4. La même profession de foi permet en outre de faire le lien entre son fiqh et sa théologie : la foi n’est pas seulement la formulation d’une croyance, elle est une œuvre qui résulte de la participation de toutes les parties du composé humain. À chaque membre incombent des actions et des devoirs particuliers, ceux-là même qu’étudie le fiqh. Seule « l’œuvre du cœur », en raison de sa spécificité, n’est pas de son ressort ; mais la foi n’est complète, comme le texte le suggère, que si cet organe s’exerce à des vertus spirituelles qui se résument à l’attitude caractéristique des ascètes primitifs, le tawakkul. Aussi une telle ‘aqīda, atypique au regard des professions tardives, laisse-telle à penser que le fiqh de Šāfi‘ī n’était pas séparé de sa spiritualité. Elle éclaire “en amont” l’attitude fondamentale qui imprègne sa doctrine tout entière. Le fiqh est ainsi, selon Šāfi‘ī, le volet d’une science plus vaste, celle de la foi, comme chez Abū Ḥanīfa. De ce fait, avant d’être du droit, il s’apparente mutatis mutandis à ce que le christianisme désigne par la théologie morale : le bayān correspond à une manière de concevoir la Parole divine et sa médiation prophétique. Il aurait pu se définir lui-même comme un théologien de type particulier, un “théo-légiste” : le fiqh est donc un théo-légalisme. C’est pourquoi la même démarche intellectuelle, y compris sur le plan juridique, est à l’œuvre aussi bien dans les ‘ibādāt que dans les mu‘āmalāt. Cette tendance était très vraisemblablement dominante au Hedjaz. 5. Quelle est maintenant la contribution originale du fondateur dans la casuistique du fiqh ? On peut tout d’abord noter, dans sa doctrine, l’importance non seulement du Coran, mais aussi de tout un matériau traditionnel, qui fait à son époque l’objet d’un ‘ilm. Ce mot désigne d’ailleurs chez lui la discipline qu’il entend promouvoir, et qui ne prend pas encore le nom de fiqh. Cette place écrasante des données de tradition ressort du nombre de fonctions qu’exerce l’istidlāl – au sens d’une recherche de ce matériau à des fins légales – dans le corpus, et nous en avons donné une idée. Il en résulte que ce matériau faisait autorité à son époque : les divergences légales naissaient non de ce qu’il prêtait à contestation, mais de sa diversité et des raisonnements divergents auxquels il pouvait conduire. D’autre part, cette tradition se trouvait enrichie, chez les traditionnistes, par des hadiths prophétiques. Ce double matériau s’impose en premier lieu à notre auteur et il en reste étroitement dépendant dans sa doctrine. Il n’est pas considéré par lui comme juxtaposé au fiqh, mais comme sa base. Issu du milieu confessionnel précité, Šāfi‘ī en sépare le Coran et la Sunna, qui sont pour lui l’expression du bayān divin. Leur articulation est pensée dans le cadre d’une conception précise de la Révélation, plus exactement 501
Conclusion d’une prophétologie, celle des ahl al-ḥadīṯ. Le concept de bayān offre ainsi un point de départ pour la discipline du fiqh et Šāfi‘ī en a fait un véritable cadre pour l’exposé de sa discipline : il en a organisé la matière, autant que faire se pouvait, à l’intérieur de cette armature préétablie. En ce sens, il est permis d’affirmer que le Kitāb al-Umm respecte la “charte” des premières pages de la Risāla. C’est à ce niveau de sa théorie que Šāfi‘ī pose les fondements de ce qui deviendra la discipline des uṣūl al-fiqh. Le matériau est ici un ensemble d’aḫbār de statut inspiré à la fois voisin et distinct (versets coraniques, dicta prophétiques), à valeur ou implication normative. Ces énoncés-sources sont porteurs d’une éthique religieuse qui déborde le juridique strict : le ‘ilm al-aḥkām, science éthico-légale, inclura donc aussi l’adab et l’iršād. Manifestation d’une Volonté supérieure, ils sont porteurs d’aḥkām au sens propre : ils renferment des ma‘ānī, intentions sémantiques qu’il s’agit au préalable de préciser. Leur traitement suppose un instrument d’analyse, une herméneutique qui commence à posséder son vocabulaire spécialisé chez Šāfi‘ī, quoiqu’il soit encore balbutiant parce qu’elle est tirée du tafsīr. Elle permet, entre autres, de déterminer la valeur des impératifs prophético-révélés, de connaître ou de réduire éventuellement le champ d’application auquel ils s’appliquent (‘umūm, taḫṣīṣ), de les supprimer (nasḫ), etc. Une telle herméneutique repose elle-même sur des postulats dont Šāfi‘ī est conscient : pure arabité du Coran, ẓuhūr des énoncés, non-contradiction entre les deux types d’énoncés-sources, statut complémentaire des autres dalālāt. Il ne se donne pas la peine de les prouver face à ses contradicteurs : ils étaient donc largement partagés dans son environnement. Šāfi‘ī avait d’autre part conscience de contribuer à faire du fiqh une science naissante. Il distingue les niveaux de certitude à laquelle elle peut parvenir, et l’iğmā‘ intervient ici comme critère de vérité. Exception faite d’un premier niveau – où précisément celui-ci peut s’établir – le ‘ilm al-aḥkām est le domaine du probable seul. Les uṣūl al-fiqh de notre légiste ne rendent toutefois pas compte de toute sa démarche légale. Déjà le concept de bayān l’oblige à introduire une coupure nette entre matériaux fondamentaux, qu’il appelle aṣl-s, « énoncés-sources » – terme qui ne doit pas être confondu avec son sens uṣūlī postérieur – et les autres données traditionnelles. Aussi le bayān est-il loin d’épuiser les matériaux de sa méthodologie légale. Il faut y adjoindre la liste des dalālāt, instances de second rang qui viennent contribuer à la solution d’un cas d’espèce non prévu par les deux aṣl-s. En font notamment partie les traditions post-prophétiques des écoles mecquoise et médinoise qui, comme les autres dalālāt, ont toujours un statut légiférant inférieur au Hadith prophétique. Nous sommes donc encore loin des quatre uṣūl classiques, bien que, d’une certaine manière, Šāfi‘ī les ait pressentis. Le rôle de l’iǧmā‘, en particulier, est sans conteste fondamental chez Šāfi‘ī, mais il est polyvalent. Plus complexe que dans la théorie postérieure, il appelle un approfondissement. Des dalālāt, Šāfi‘ī fait un double emploi qui nous conduit à la technique de base de son raisonnement légal. Elles ne sont hiérarchisables que d’un certain point de vue. Il se contente souvent, en effet, de les accumuler. Mais c’est d’elles encore qu’il induit des principes proprement juridiques, et il est alors à même de les combiner pour constituer un raisonnement, au vrai sens du terme, procédant par déductions. C’est dire que l’istidlāl, entendu dans son sens le plus large, est le procédé intellectuel qui 502
Conclusion rend compte de sa démarche légale. Dans le premier cas, elles aboutissent simplement à renforcer la solution recherchée, elles sont moins un enchaînement de conclusions qu’une logique de l’argumentation, et par conséquent du probable. De là vient que notre légiste sélectionne des dalālāt, en écarte d’autres, et exprime où va sa préférence. Sous cet aspect, l’apport propre de Šāfi‘ī est peu original, ses contemporains adoptaient la même démarche. En l’absence de celles-ci, le second type de raisonnement reprend ses droits. 6. C’est en dernier lieu que Šafi‘ī propose son ra’y – que du reste il répugne à appeler de ce nom –, mais qu’il fait néanmoins intervenir en l’absence de dalālāt ou d’un raisonnement légal. Il est intéressant de noter qu’il n’emploie jamais l’expression ahl al-ra’y ou aṣḥāb al-ra’y dans le corpus, et que cependant il regarde ses contradicteurs, malikites ou irakiens, pour d’authentiques légistes. Ces faits nous conduisent à penser qu’il est impropre de les désigner du nom d’ahl al-ra’y, tout comme il est inapproprié de faire des ahl al-ḥadīṯ leurs adversaires. Ceux-ci n’étaient pas, à strictement parler, des légistes. Quant aux autres, appelés ailleurs ahl al-ra’y, le corpus montre qu’ils font appel au même type de matériau que Šāfi‘ī. Nous inclinons donc à penser, si tant est que deux camps bien tranchés existaient, que l’opposition n’était pas entre le ra’y, au sens šāfi‘ien, et le Hadith. Les fuqahā’ divergeaient dans leurs raisonnements et sur la manière d’intégrer les données traditionnelles à la solution de questions légales. Il est douteux qu’il ait existé de nombreux fuqahā’ adeptes du ra’y pur. Il conviendrait de rechercher l’origine de ces désignations qui peuvent être nées des polémiques, et avoir été lancées par chaque camp pour déprécier son adversaire – procédé auquel Šāfi‘ī, du reste, ne s’est pas prêté. Il se peut aussi qu’elles correspondent à une simple opposition géographique. Il faut donc en conclure, comme nous y invitent les considérations précédentes, que le rôle de Šāfi‘ī dans la théorisation du fiqh doit être relativisé, qu’il s’agisse de ses uṣūl al-fiqh ou de la logique juridique. On peut toutefois porter à son crédit un saut qualitatif d’envergure dans la mesure où il sut structurer le fiqh grâce à eux, et porter sa casuistique au niveau d’une science, puisqu’il lui assigna un objet, une méthode, des règles, des principes et des limites. Tel est le sens qu’il convient de donner à la réputation élogieuse que lui fit la tradition, celle d’« avoir fait la synthèse du ra’y et du ḥadīṯ ».
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GLOSSAIRE DES TERMES ARABES N.B. – Pour faciliter la consultation au non arabisant, l’ordre alphabétique a été préféré à celui des racines. D’autre part, il n’a pas été tenu compte, dans le classement des mots, de l’article (al-), ni de la lettre ‘ayn (‘), ni des signes diacritiques accompagnant les consonnes de l’alphabet latin. Une traduction littérale est parfois donnée entre guillemets. Quand cela est nécessaire, elle est suivie d’une autre traduction, plus explicite, ou d’un commentaire. abdān : pl. de badan. al-adab : « le convenable » : terme éthique correspondant à la catégorie légale du recommandé (nadb, mandūb, mustaḥsan). ādamī : « adamique », être humain. afṣaḥu l-‘arab : « l’Arabe au langage le plus pur », c’est-à-dire le Prophète, auquel cette qualité distinctive est attribuée. a‘ǧamī : étranger. aǧzā’ : pl. de ǧuz’. aḥādīṯ : pl. de ḥadīṯ. aḫbār : pl. de ḫabar. aḥkām : pl. de ḥukm. ahl al-ahwā’ : « hommes [entraînés par] des passions [intellectuelles] » : hétérodoxes, innovateurs. ahl al-bayt : « gens de la Famille », parenté (du Prophète). ahl al-ḥadīṯ, aṣḥāb al-ḥadīṯ : partisans du Hadith. ahl al-‘ilm : savants, spécialistes ; ahl al-‘ilm bi-l-Qur’ān : exégètes du Coran (connaisseurs de la signification des versets, des asbāb al-nuzūl, des versets abrogatifs, etc.). ahl al-iṯbāt : « affirmationnistes » : groupe de théologiens primitifs affirmant la réalité de la prédestination (qadar) ; ils furent les précurseurs d’al-Ash‘arī en ce qu’ils soutenaient que Dieu est le créateur des actes humains. ahl al-kalām : partisans ou théologiens du kalām. ahl al-ra’y, aṣḥāb al-ra’y : partisans du ra’y (voir ce mot). ahl al-sunna wa l-ǧamā‘a : « gens de la Sunna [prophétique] et de la communauté » : sunnites (par opposition aux autres familles confessionnelles, réputées s’en être séparées). aḫlāq : traits de caractère ; conduite morale. ahliyyat al-adā’ : capacité légale d’exercice (des droits et obligations qu’entraîne le taklīf) ; virtuelle à la naissance, elle ne devient effective qu’à la majorité légale. ahliyyat al-wuǧūb : capacité à recevoir ces mêmes droits et obligations : la seule condition est la vie ; elle est donc effective dès la naissance. ‘amal : œuvre en général ; coutume (au sens juridique), usage coutumier. ʿāmm : général, de portée non restreinte. al-‘āmma : le commun des croyants ; le peuple. 505
Glossaire al-amr al-muǧtama‘ ‘alayhi ‘inda-nā : « point qui fait consensus chez nous ». Expression qui, récurrente dans le Muwaṭṭa’ de Mālik Ibn Anas, signifie un usage légal entériné par un consensus à Médine, cité du Prophète. Anṣār : « Auxiliaires », Arabes devenus Compagnons durant la période médinoise de Muḥammad, par opposition aux Muhāǧirūn (« Émigrés », Compagnons de la première heure, Mecquois ayant suivi le Prophète dans son exil pour Médine ; cet exil est appelé hiǧra (= hégire, mot de la même racine que muhāǧirūn). ‘aqīda : profession de foi (sous forme d’un écrit et consistant en un certain nombre d’articles, credo théologique). ‘aqīqa : cérémonie consistant à raser les cheveux d’un enfant sept jours après sa naissance et à sacrifier un mouton à cette occasion ; le mot désigne parfois l’animal en question. ‘aql : raison. ‘aqlī : rationnel. ‘arabiyya : langue arabe. asānīd, pl. d’isnād. asbāb al-nuzūl : pl. de sabab al-nuzūl. aṣl, pl. uṣūl : base, fondement ; principe ; chez Šāfi‘ī, le terme s’applique souvent à un texte du Coran ou de la Tradition prophétique et, à ce titre, considéré comme « base ». aṯar, pl. āṯār : « trace » ; synonyme de hadith ; se dit plutôt des traditions non prophétiques. aṭrāf : pl. de ṭaraf : « bout » : supports matériels, autres que le parchemin, employés pour l’écriture avant la généralisation du papier. awā’il : premiers auteurs, inventeurs. awliyā’ : pl. de walī. awraṯa : léguer, laisser en héritage. āya, pl. āyāt : verset coranique. ‘azīma : « résolution, fermeté » ; terme d’uṣūl al-fiqh : prescription obligatoire, opposée à ruḫṣa (tolérance, accommodement). badan, pl. abdān : corps ; personne. balāġa : éloquence ; rhétorique. balaġa-nā : « il nous est parvenu ». balkafiyya : forme nominale tirée de bi-lā kayf « sans comment » : refus théologique d’interpréter les formules anthropomorphiques du Coran. bayān : explication, exposition ; pour l’emploi de ce terme chez Šāfi‘ī, cf. chapitre VII, §I. bayānī : relatif au bayān. bulūġ : puberté ; majorité légale. burhān : preuve, démonstration.
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Glossaire dalāla, pl. dalālāt : indication ; indication implicite ; indication probante ; preuve textuelle, locus probans. dalīl al-ḫiṭāb : raisonnement a contrario. daraǧāt : degrés, échelons. da‘wa : apostolat. ḏawū l-qurbā : proches. dīn : religion. dīwān : chancellerie, administration. diya : dette de sang, composition légale, Wergeld : somme d’argent que doit verser un meurtrier à la famille de la victime. faqīh, pl. fuqahā’ : spécialiste de fiqh (traduit ici par légiste). far‘, pl. furū‘ : « branche » ; appliqués aux fiqh, les furū‘ constituent la matière de la doctrine légale, l’exposé détaillé de la loi juridico-religieuse, par opposition aux uṣūl, (« racines ») considérés comme les fondements dont dérivent les « branches », c’est-à-dire les furū‘. farā’iḍ, pl. de farīḍa : devoirs religieux ; successions, héritages. farḍ : obligatoire de par la loi juridico-religieuse (syn. wāǧib) ; farḍ ‘ayn : devoir d’obligation individuelle ; farḍ kifāya : devoir d’obligation collective, solidaire. faṣāḥa : pureté linguistique. fiqh : science de la loi juridico-religieuse. fiqhī : relatif au fiqh. firāsa : physiognomonie. fitna (terme coranique) : discorde sanglante, guerre civile. fuqahā’ : pl. de faqīh. furū‘ : pl. de far‘. futyā : activité de mufti, délivrance de fatwas (syn. iftā). ǧadīd : nouveau, récent. ǧāhiliyya semble signifier au sens propre l’« Ignorance » : désignation péjorative donnée par les musulmans au paganisme arabe ayant précédé l’islam. ġarīb : se dit des traditions transmises par de rares chaînes d’isnād, à partir d’un Compagnon ou d’un petit nombre d’entre eux. ǧihād (français djihad) : combat dans la voie de Dieu ; dans son acception usuelle, guerre sainte. ǧizya : « capitation » : tribut exigé des « gens du Livre » présents dans les territoires conquis par les musulmans. ǧumal al-farā’iḍ : devoirs religieux dans leurs dispositions générales (abstraction faite du détail de la loi les concernant). ġusl : ablution majeure. ǧuz’, pl. aǧzā’ : partie, fragment.
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Glossaire ḫabar, pl. aḫbār : information le plus souvent munie d’une chaîne de rapporteurs destinée à l’authentifier ; la différence avec le hadith est que le ḫabar est plutôt de caractère historique, et non un propos édifiant, religieux ou théo-légal. ḫabar lāzim : information à prendre en compte, qui a valeur légale. ḫabar al-wāḥid : à l’époque de Šāfi‘ī, tradition rapportée par une voie unique ; dans la terminologie postérieure, à peu près équivalent de ḥadīṯ ġarīb. ḥadd, pl. ḥudūd : « limite » ; terme de fiqh désignant les peines afflictives de la šarī‘a, d’origine coranique ou non. hadīṯ (français hadith) : tradition, et plus spécialement propos rapporté au Prophète, ou aux premières générations qui lui ont succédé. Par convention, Hadith est ici le terme choisi pour les désigner collectivement (comme Sunna par rapport à sunna). ḥāfiẓ, pl. ḥuffāẓ : « mémorisateur » (des traditions ou du Coran) ; c’est aussi le titre conféré à un traditionniste lorsqu’il a mémorisé les six recueils canoniques de hadiths. ḥaǧǧ : pèlerinage à La Mecque. ḥakam : arbitre. hamza : première lettre de l’alphabet arabe : attaque vocalique correspondant à l’esprit doux du grec, mais pouvant se trouver à n’importe quelle place dans le mot. ḥaqīqa : vérité ou réalité ; sens propre d’un mot. ḥaqq, pl. ḥuqūq : droit. ḥalāl : licite au regard de la loi islamique. ḫalīfat Allāh : « suppléant de Dieu », titre donné aux califes abbassides. Dans la théorie classique du califat élaborée par les ‘ulamā’ ou les fuqahā’ sunnites (mais qui ne fait point partie des traités de fiqh), cette dénomination est abusive : le calife n’est que « le suppléant de l’Envoyé de Dieu », donc de Son Prophète Muḥammad. ḫalq al-Qur’ān : caractère créé du Coran, doctrine théologique soutenue par les mu‘tazilites. ḥaram : ville sainte (La Mecque ou Médine). ḥarām : illicite au regard du fiqh. ḥasan : « bon » du point de vue de son isnād ; se dit d’un ḥadīṯ de qualité satisfaisante, quoique inférieure à celle du ḥadīṯ ṣaḥīḥ. ḫāṣṣ : particularisé, de portée restreinte. al-ḫāṣṣa : « l’élite » ; les spécialistes, les savants. Ḥašwiyya : dénomination péjorative donnée aux partisans d’une conception anthropomorphique de Dieu, appuyée sur une interprétation littérale du Coran et de certains hadiths. ḥazm : détermination, fermeté. ḥiǧāba : garde du sanctuaire de La Mecque. ḥifẓ al-ṣudūr : mémorisation. ḥikma : sagesse. ḥilm : « longanimité », l’une des vertus cardinales du chef de clan anté-islamique, où entrent la pondération, la patience – notamment face aux offenses –, le discernement. ḥudūd, voir ḥadd ; ḥudūd Allāh : « limites posées par Dieu ». ḥuǧǧa, preuve déterminante ; autorité légiférante.
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Glossaire ḥukm, pl. aḥkām : décision ; jugement (intellectuel) ; prescription, disposition de la loi islamique, norme juridico-religieuse régissant la vie des fidèles. Les aḥkām sont consignés dans les traités de fiqh. ‘ibāda : dévotion, culte (rendu à Dieu) ; ‘ibādāt : partie de la loi musulmane qui traite du rituel. ibāḥa : licéité. ‘idda : délai de viduité que doit observer la femme divorcée ou veuve avant de se remarier. iftā : voir futyā. i‘ǧāz : caractère inimitable, “insupérabilité”. iǧāza : licence (accordée, par le maître à un disciple, de transmettre, délivrer ou recopier un enseignement). iǧmā‘ : consensus ; iǧmā‘ al-‘ulamā’ : consensus des savants. iǧtihād : « effort individuel » ; ce terme de fiqh désigne la réflexion personnelle du faqīh pour tirer des sources une disposition de la loi, selon des procédés exposés dans les ouvrages d’uṣūl al-fiqh. Le fiqh tout entier est par conséquent le fruit de l’iǧtihād des générations successives de musulmans. Dans son sens général, l’iǧtihād peut être dit constitutif de la vie religieuse musulmane : tout croyant pieux est appelé à le pratiquer dans son existence, à faire preuve de cette bonne volonté consistant à tenter de discerner ce que Dieu veut pour lui à tel instant, dans telle situation. Celles-ci, infiniment changeantes, ne sont jamais tout à fait identiques ni les mêmes pour chacun : l’iǧtihād est donc rigoureusement personnel et engage la conscience du fidèle. D’autre part, tous les cas possibles ne sauraient être prévus dans les livres. Au regard du fiqh, l’iǧtihād revêt un sens technique et exige des aptitudes particulières, notamment des connaissances religieuses. Les critères en sont définis dans les traités d’uṣūl al-fiqh. De ce fait, il est réservé aux spécialistes, les fuqahā’ et les muftis. Par ailleurs, même chez eux, la maîtrise de cet outil légal est relative ; du reste, comme ils appartiennent à un maḏhab donné, ils sont tenus au taqlīd (voir ce mot). Pour ces raisons, le fiqh a défini des degrés d’iǧtihād, qui fixent la liberté intellectuelle plus ou moins grande concédée au savant en matière d’iǧtihād. iḥāṭa : « fait d’entourer » ; certitude. iḥrām : voir muḥrim. iḫtilāf : désaccord, divergence ; dissensus. Contraire d’iǧmā‘. iḫtiyār : préférence ; option personnelle ; voir chapitre V, note 134. ‘ilm, pl. ‘ulūm : science. ‘ilm al-aḥkām : science des dispositions légales, syn. de fiqh. ‘ilm ḍarūrī : savoir évident, aprioristique. Expression du kalām : savoir immédiat qui ne nécessite ni raisonnement, ni effort particulier, et dont il est impossible de douter sans mauvaise foi (témoignage des sens, sentiment de sa propre existence, évidences premières, etc.). ‘ilm al-farā’iḍ : partie de la loi islamique qui traite des successions. ‘ilm al-ḫāṣṣa : science des spécialistes.
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Glossaire ‘ilm al-ḥadīṯ : science religieuse qui traite des hadiths et tout spécialement, mais non uniquement, de leurs chaînes de transmission. ‘ilm al-iǧmā‘/‘ilm al-iḫtilāf : « science du consensus/science du dissensus », expressions ṣāfi‘iennes : science dont les résultats font unanimité chez les savants/ science privée de cette unanimité. ‘ilm iktisābī : savoir objet d’une acquisition, étude ou raisonnement. Cette expression du kalām s’oppose à ‘ilm ḍarūrī. ‘ilm al-luġa : science de la langue. ‘ilm al-ma‘ānī : rhétorique (et non sémantique). ‘ilm al-riǧāl : partie de la science du Hadith qui traite des transmetteurs (identification, qualités) ‘ilm al-šar‘ : science de la loi divine. Imām al-ḥaramayn : l’imam des deux villes saintes (La Mecque et Médine), titre élogieux donné à al-Ǧuwaynī, l’un des maîtres de Ġazzālī. imlā’ : fait de dicter. Inǧīl : l’Évangile. iqāma : second appel à la prière, succédant à celui du muezzin. L’iqāma est prononcé dans la mosquée par l’un des fidèles. iqṭā‘ : féodalité. i‘rāb : déclinaison, désinences flexionnelles : vocalisation de la consonne finale des mots en fonction de leur rôle syntaxique. ilhām : inspiration. iršād : fait de conseiller, de guider, d’orienter. ‘iṣmā : protection, assistance ; infaillibilité. isnād, pl. asānīd : chaîne des rapporteurs d’une tradition (ḥadīṯ, ḫabar). Cet élément, qui fait régulièrement partie de celle-ci, est ajouté à l’information en tant que telle. Elle est constituée de la série complète des hommes qui l’ont transmise à partir du rapporteur initial, la « tête d’isnād ». La mention de l’isnād est destinée à authentifier et contrôler la tradition. istidlāl : déduction ; dans la langue de Šāfi‘ī, recherche d’une dalāla ; istidlāl bi-lma‘qūl : cette recherche dans laquelle la dalāla est un raisonnement légal. istiḥsān : chez Šāfi‘ī, le mot est péjoratif, signifiant l’adoption arbitraire d’une opinion légale pour convenance personnelle. Dans la langue classique des uṣūl al-fiqh, le terme, synonyme d’istiṣlāḥ et de maṣāliḥ mursala, revêt au contraire une connotation positive : il signifie s’écarter d’une voie normale de déduction des normes théo-légales (comme le qiyās), mais en restant dans l’esprit de la loi, pour tenir compte des intérêts (maṣāliḥ, voir ce mot) de la communauté. istinbāṭ : déduction. istiṣḥāb al-ḥāl : présomption de continuité (terme d’uṣūl al-fiqh). Principe suivant lequel une situation donnée est supposée ne pas avoir changé, sauf preuve du contraire (ex. : l’épouse du mari absent ne peut se remarier pour la seule raison que celui-ci ne s’est pas manifesté). istiṣlāḥ : synonyme de maṣāliḥ mursala et istiḥsān. ittibā‘ : conformité.
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Glossaire kāfir, pl. kuffār : dans la langue coranique, négateur de Dieu ; dans la langue courante et celle du fiqh, infidèle, mécréant. kalāla : terme coranique de signification discutée : personne qui décède sans laisser ni père ni descendant, ou sans laisser d’enfants mâles, ou bien encore sans laisser ni enfants ni ascendants. kalām : théologie démonstrative, rationnelle. kitāb, pl. kutub : livre ; à haute époque, écrit quelconque. kuffār : pl. de kāfir. kufr : qualité de kāfir ; mécréance, infidélité. kuttāb : école coranique ; c’est aussi le pluriel de kātib : secrétaire de chancellerie, à l’époque classique. lafẓ/ma‘nā ≈ signifiant/signifié. li‘ān : serment d’anathème réciproque des époux, où chacun en appelle à la malédiction divine en cas de mensonge. Il conduit ipso facto au divorce définitif. Survivance de l’âge préislamique, cette procédure peu usitée dans l’islam a été conservée dans le fiqh comme étant le seul moyen pour empêcher que soit attribué au mari un enfant qui n’est pas le sien. ma‘ānī : pl. de ma‘nan. maḍat al-sunna : « telle sunna s’est instaurée par le passé », c’est-à-dire a été consacrée par l’usage. maḏhab, pl. maḏāhib : opinion légale ; doctrine légale ou théologique ; école juridico-religieuse, rite. al-maḏhab al-qadīm : la doctrine ancienne. maǧāz : sens figuré. maǧlis : cénacle, cercle réunissant des auditeurs autour d’un maître ou d’une autorité. mahr : douaire matrimonial, dot (syn. ṣadāq). makrūh : désapprouvé, blâmable au regard de la loi juridico-religieuse. ma‘nan, pl. ma‘ānin : signification. manāqib : « qualités, talents » ; genre littéraire consacré au panégyrique de personnages marquants. manṭiq : logique (en philosophie). ma‘qūl : raisonnement, logique (en fiqh). mas’ala, pl. masā’il : question, questionnement ; masā’il al-fiqh : casuistique légale du fiqh. maṣāliḥ, pl. de maṣlaḥa , ou maṣāliḥ mursala : intérêt public, plus exactement les intérêts partagés par la communauté, tels que la science du fiqh les identifie, et qui ne peuvent s’opposer, de ce point de vue, aux intérêts de l’individu. masānid : pl. de musnad. maṣdar, pl. maṣādir : source ; nom verbal, infinitif ; au pl. : matériaux, données premières ; références bibliographiques. 511
Glossaire masḥ al-ḫuffayn : madéfaction des chaussures : modalité de l’ablution rituelle qui dispense le fidèle d’ôter ses chaussures tout en utilisant de l’eau. mašhūr, mutawātir, mustafīḍ : termes de la science du Hadith : catégorie de traditions désignant celles qui, bénéficiant d’un grand nombre de chaînes de rapporteurs, sont notoires, et donc certaines. matn : texte d’un hadith, par opposition à l’isnād ou sanad (sa chaîne de rapporteurs). mawlā, pl. mawālī : affranchi, client ; non Arabe converti à l’islam à l’époque des conquêtes arabes ; initialement réduits en esclavage, les mawālī durent, pour faire partie de la société arabe et parce qu’ils étaient musulmans, être adoptés par les tribus conquérantes, leurs premiers maîtres : cette intégration supposait donc une affiliation de type nouveau, consistant en un lien spécial (al-walā’, clientèle, patronat) – à la fois protection et sujétion – entre eux et ces tribus. miḥna : épreuve. mu‘āhad : signataire d’un pacte de non agression avec un état musulman. mu‘āmalāt : partie de la loi musulmane qui traite des rapports sociaux (commerce, successions, statut personnel, droit pénal). mu‘ammar, pl. mu‘ammarūn : personnage caractérisé par une grande longévité. mu‘aṭṭila : théologiens adeptes du ta‘ṭīl, thèse suivant laquelle les Attributs divins, dont parle le Coran et la Tradition, ont une signification figurée et non réelle. mubayyan : expliqué, objet d’un bayān. mubīn : clair, sans ambiguïté. mufassir, pl. mufassirūn : exégète du Coran. muftī : mufti, docteur de la loi qui délivre une fatwa : correspond par conséquent au français jurisconsulte, au sens précis du mot. muftūn : pl. de muftī. muǧtahid : faqīh jugé apte, par ses connaissances, à exercer l’iǧtihād légal (voir ce mot). muḥaddiṯ, pl. muḥaddiṯūn : traditionniste, savant en traditions prophétiques (hadiths), dans leurs teneurs (objet du ‘ilm al-dirāya), comme dans leurs chaînes (objet du ‘ilm al-riwāya). muḥrim : en état de sacralisation (iḥrām). Revêtir l’iḥrām est l’un des éléments constitutifs du pèlerinage à La Mecque (ḥaǧǧ). L’iḥrām se compose d’une intention, d’une présence en un lieu spécial (l’une des stations prévues à cet effet autour de La Mecque), d’une tenue vestimentaire très sobre et reconnaissable, et d’une formule pieuse, la talbiya. muḥṣan, pl. muḥṣanāt : le fiqh définit la femme muḥsan comme de condition libre, mariée et musulmane. mukallaf : sujet du taklīf, voir ce mot. mukāšafa : dévoilement (terme de soufisme). munāfiq, pl. munāfiqūn : hypocrite, qui ne professe l’islam qu’extérieurement, sans y adhérer dans son for intérieur. mursal : se dit d’une tradition prophétique qui présente le défaut, dans son isnād, de ne pas comporter le nom du premier transmetteur. murū’a : ensemble de valeurs éthiques et aristocratiques de l’ère préislamique. 512
Glossaire mušabbiha : théologiens partisans d’une interprétation littérale des descriptions anthropomorphiques de Dieu dans le Coran ou la Tradition. Muṣannaf : ouvrage de hadiths où ceux-ci sont classés par thèmes. muṣḥaf : exemplaire coranique. muškil : obscur, difficile à comprendre, ambigu. Musnad : ouvrage de hadiths où ceux-ci sont classés en fonction des Compagnons, donc du premier rapporteur. mušrik, pl. mušrikūn : associateur (d’autres divinités à Dieu), polythéiste ; ne pas confondre ce terme avec kāfir, pl. kuffār. mustafīḍ : ≈ synonyme de mašhūr. musta’min : non-musulman libre de circuler en sécurité dans un territoire musulman. mutakallim, pl. mutakallimūn : théologien du kalām. mutawātir : « multi-confirmé » : se dit d’une tradition rapportée dès l’origine par de multiples témoins et qui, de ce fait, ne saurait être mise en doute. muttaṣil : « continu » se dit d’une tradition sans lacune dans sa chaîne d’isnād, chaque transmetteur de la tradition l’ayant personnellement reçue de son prédécesseur. nasab : généalogie, lignage, ascendance. našab : richesses, possessions. naṣḫ : abrogation. al-nāsiḫ wa l-mansūḫ : « l’abrogeant et l’abrogé », l’une des subdivisions de l’exégèse légale traitant de l’abrogation des versets coraniques. Le principe a été étendu au Hadith. nāṣir : qui fait triompher. naṣṣ, pl. nuṣūṣ : prescription univoque ; stipulation ; texte. Dans la langue de Šāfi‘ī, est naṣṣ une prescription formellement énoncée dans le Coran ou la Sunna. Voir chapitre VI, texte correspondant à la note 177. nubuwwa : fonction de prophète, prophétie. qaḍā’, pl. aqḍiya : jugement, sentence judiciaire ; judicature. qadīm : ancien. qāṣṣ, pl. quṣṣāṣ : conteur populaire. qaṭ‘ī : catégorique, formel (pour un énoncé), ne pouvant donner matière à interprétation. qawl, qawl fiqhī : opinion légale. qibla : direction de La Mecque, plus précisément de la Ka‘ba. qirā’a, pl. qirā’āt : variante de récitation coranique ; l’étude et la mémorisation des qirā’āt constitue une discipline religieuse à part entière. qiṣaṣ al-anbiyā’ : récits (édifiants) puisés dans la vie des prophètes. qiyās : syllogisme juridique. Dans la langue de Šāfi‘ī, le terme a une signification beaucoup plus générale, voir chapitre VIII, §III.
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Glossaire qudsī : saint ; se dit d’un hadith prophétique dont l’origine est révélée (comme un verset coranique), mais dont les mots sont laissés à l’initiative du Prophète. La formulation du Coran, au contraire, est réputée être celle-là même de Dieu. qunūt : oraison associée à la prière matinale et dont le caractère obligatoire est discuté dans les écoles légales. quṣṣāṣ : pl. de qāṣṣ. rak‘a, pl. raka‘āt : unité constitutive de la prière rituelle, comprenant la récitation d’un extrait coranique, une génuflexion et deux prosternations. raf‘ : le fait, pour une chaîne de rapporteurs d’un hadith, de remonter jusqu’au Prophète. rasūl Allāh : envoyé de Dieu : l’expression désigne les prophètes d’une manière générale, et Muḥammad en particulier. rāwī, pl. ruwāt : rapporteur (d’une tradition ou d’un enseignement). rāwiya : rapporteur autorisé des œuvres d’un auteur poétique, rhapsode ; synonyme de rāwī sans la science du Hadith. ra’y : « opinion » ; opinion réfléchie ; avis juridico-religieux motivé sans référence à une tradition ; voir ahl al-ra’y. riḍā’ : contentement réciproque de l’âme et de Dieu : l’une des connotations du tawakkul dans la langue générale du soufisme. rifāda : approvisionnement des pèlerins à La Mecque. riḥla fī ṭalab al-‘ilm : voir ṭalab al-‘ilm. risāla : mission en général (celle de Muḥammad étant divine, il est appelé de ce fait rasūl Allāh) ; lettre, épître ; al- Risāla : titre de nombreux ouvrages, dont un de Šāfi‘ī portant sur les uṣūl al-fiqh. riwāya : version d’un texte, variante, leçon ; riwāya masmū‘a : version, leçon auditionnée (d’un enseignement oral sur la base d’un écrit) ; riwāya bi-l-ma‘nā : version s’attachant à restituer le sens plus que la lettre ; dans le cas contraire, la version est dite riwāya bi-l-lafẓ. rušd : discernement, raison. sabab nuzūl, pl. asbāb al-nuzūl : occasion, circonstance historique au cours de laquelle est advenue une révélation. ṣadāq : douaire matrimonial, dot (syn. mahr). ṣaḥābī, pl. ṣaḥāba : Compagnon du Prophète : la Tradition donne ce nom à ceux de ses contemporains qui se convertirent à l’islam de son vivant et le connurent personnellement. On ajoute en général d’autres conditions : l’avoir fréquenté assez longtemps l’Envoyé de Dieu (rasūl Allāh), avoir participé à ses campagnes militaires (al-maġāzī). Plus qu’un nom, ṣaḥābī est, comme salaf, une appellation toujours élogieuse, un titre dans la littérature sunnite. šāhāda : profession de foi consistant en la formule : lā ilāha illā llāh wa Muḥammad rasūl Allāh (« il n’y a de dieu que Dieu et Muḥammad est son prophète »). ṣāḥib : ami ; collègue ; maître. 514
Glossaire ṣaḥīḥ : irréprochable quant à sa chaîne de garants (se dit d’un hadith). salaf : « prédécesseurs », vénérables Anciens, des premiers siècles de l’islam. Ces générations, plus proches des origines, sont tenues pour des modèles de piété : ce sont des autorités morales ou légales pour les époques suivantes et, à ce titre, très respectées. salafiyya : salafisme, courant réformateur apparu vers la fin du XIXe siècle dans le monde arabo-musulman, et préconisant, en vue d’adapter la modernité à l’islam, un retour à l’esprit novateur des premières générations (salaf). Le terme n’a pas, historiquement, la signification d’un conservatisme religieux étroit, voire activiste. ṣalāt : prière rituelle. samā‘ : audition ; certificat de transmission régulière. sam‘ī : de tradition (par opposition à ‘aqlī : rationnel). šarā’i‘ Allāh : prescriptions, commandements de Dieu. šar‘ : voir šarī‘a. šar‘ī : relatif au šar‘, “théo-légal”. šarḥ : explication, commentaire, glose. šarī‘a : charia, loi islamique. Étymologiquement, le mot signifie chemin qui conduit au point d’eau. Pour les auteurs musulmans, le mot désigne plus précisément la manifestation de la Volonté divine en tant qu’elle est législatrice, laquelle est appelée šar‘ et s’applique à toute la création. Dans leur esprit, la šarī‘a est donc un théo-légalisme. Tašrī‘ islāmī est un néologisme de l’arabe moderne pour désigner la loi islamique : il met l’accent sur l’aspect plus juridique que théologique. Le pluriel šarā’i‘ existe, avec un sens différent : voir chapitre V, note 3. šayḫ (français cheikh) : « vieillard » ; personnage auréolé de respect et doué d’une certaine autorité (en sciences religieuses notamment). Dans les confréries mystiques, directeur spirituel ; dans les traditions prophétiques, rapporteur, traditionniste, ou grand traditionniste (notamment Buḫārī et Muslim) ; dans l’école hanéfite, l’un des maîtres éponymes du rite. ṣifa : qualité, caractéristique ; attribut divin. Sīra : biographie du Prophète Muḥammad. siqāya : approvisionnement des pèlerins de La Mecque en eau. siyāsa ša‘riyya : conduite de l’état éloignée de l’arbitraire, respectueuse des objectifs généraux de la šarī‘a. suǧūd al-saḥw : prosternation supplémentaire par laquelle le fidèle répare une prière dans laquelle manque un geste, une formule, etc. suǧūd al-tilāwa : prosternation qui accompagne la récitation du Coran à certains versets. ṣuḥba : qualité de Compagnon du Prophète. sunna, pl. sunan : 1. Manière exemplaire d’agir, précédent (par exemple dans l’expression : sunnat al-awwalīn). — 2. Action ou parole du Prophète à valeur normative – donc légale –, exprimée dans un ḥadīṯ ; conventionnellement Sunna (Tradition prophétique) est le terme générique correspondant à cette acception : le mot est passé en français. — 3. Synonyme de recommandé, d’où pratique d’obligation traditionnelle ; de ce fait, catégorie légale voisine, dans la vie des fidèles, de wāǧib (obligation stricte). al-sunna al-nabawiyya : Sunna prophétique. 515
Glossaire šūrā : délibération (collective). Ṭabaqāt : « classes de générations » : nom donné à des ouvrages donnant des informations bio-bibliographiques sur les spécialistes d’une science donnée. tābi‘, pl. tābi‘ūn : « Successeur », « Suivant » : nom donné à la deuxième génération musulmane, succédant aux Compagnons du Prophète. ṯābit : voir taṯbīt. tābi‘ū al-tābi‘īn : « Successeurs des Successeurs » : nom donné à la troisième génération musulmane, succédant à celle des tābi‘ūn. tabyīn : fait d’apporter un bayān : explication, élucidation. taḏakkara : se souvenir. tadwīn al-sunna : mise par écrit de la Sunna. tafaqquh fī l-dīn : compréhension profonde, véritable, de la religion. tafsīr : exégèse coranique. taḥammul al-‘ilm : acquisition du savoir (à l’aide d’une pédagogie et de canaux précis de transmission). taḫsīṣ : fait de rendre ḫāṣṣ un texte, c’est-à-dire d’en restreindre la portée légale. taklīf : « fait de charger quelqu’un (d’une tâche) » ; assujettissement légal, responsabilité (devant Dieu). ṭalab al-‘ilm : « recherche de la science », qui pouvait entraîner, surtout autrefois, des voyages (riḥla) à la recherche des maîtres réputés, d’où l’expression riḥla fī ṭalab al-‘ilm (« voyage en quête de science ») ; aux premiers siècles de l’islam, se disait surtout pour celle du Hadith prophétique. ṭalāq : répudiation. taqlīd : « imitation » ; au sens technique du fiqh, soumission à l’autorité des maîtres de l’école, affirmation (valorisante pour le maître comme pour le disciple) de leur magistère en matière légale, magister dixit. Le mot a pris à l’époque moderne, depuis les débuts de la salafiyya, comme cette expression latine, une connotation péjorative : souvent traduit, en ce sens, par « imitation aveugle, servile ». taqwā : crainte pieuse de Dieu, piété. tārīḫ al-tašrī‘ : histoire de la loi islamique (c’est-à-dire de sa systématisation progressive par les docteurs de la loi, au cours des différentes générations depuis l’époque prophétique). taṣdīq : assentiment, approbation intime. taslīm : soumission pleine et entière aux décrets divins : l’une des connotations du tawakkul dans la langue générale du soufisme. tašrī‘ islāmī : voir šarī‘a. taṯbīt : affirmer ou établir le ṯubūt, c’est-à-dire le caractère sûr, authentique (ṯābit) d’une information, d’une tradition. tawakkul : fait pour l’âme de s’en remettre en toute choses à Dieu ; le terme apparut dès la haute époque, mais le soufisme l’érigea en une notion clé désignant le propre et le but de sa voie spirituelle, la signification même du mot islām : le tawakkul y est défini comme un abandon de tout désir, comme une attitude de dépendance totale de l’âme par rapport au Créateur, entre les mains duquel elle est tel « un cadavre entre les mains du laveur de morts ». ta’wīl : interprétation, exégèse. 516
Glossaire Tawrāt : l’Ancien Testament. tayammum : ablution pulvérale : mode de purification rituelle du fidèle en l’absence d’eau, par le contact de la main avec le sable, le sol sec ou une roche naturelle. ṯiqa : digne de confiance. ṯubūt : voir taṯbīt. ‘ulamā’ : pl. de ‘ālim, savant, spécialement en sciences religieuses ; a donné le mot français ouléma. ‘ulūm : pl. de ‘ilm. umm, pl. ummahāt : mère ; titre de la première somme de fiqh šāfi‘ite. ummahāt al-kutub : livres de référence, originels ou fondamentaux. ‘umūm : caractère ‘āmm d’une disposition, d’un énoncé. uṣūl : pl. de aṣl. uṣūl al-fiqh : « fondements du fiqh ». Nom d’une discipline annexe du fiqh qui traite à la fois des fondements théologiques du fiqh, de ses sources formelles et de sa manière de conduire l’argumentation en vue d’établir ou de justifier les normes juridico-religieuses. uṣūlī : relatif aux uṣūl al-fiqh ; pl. uṣūliyyūn : savant ès uṣūl al-fiqh. waḍ‘ : terme d’uṣūl al-fiqh, corrélatif de taklīf : désigne ce qui, dans la loi juridicoreligieuse, n’est pas déontique à proprement parler, mais a trait à la forme de la disposition légale : conditions d’application, régularité, caractère strict ou non, etc. waḍḍā‘ : personnage qui forge de toutes pièces des traditions. wāǧib : obligatoire en vertu de la loi islamique. waḥy : révélation. walā’ : patronat : lien de clientèle entre un affranchi (mawlā) et son ancien maître. al-walad li-l-firāš : « l’enfant appartient au lit du mariage », maxime de fiqh dont la signification est disputée entre les écoles, et qui servait à résoudre des problèmes de paternité dans la société islamique primitive. Elle a été rapprochée de la formule latine « pater est quem nuptiae demonstrant ». walī, pl. awliyā’ : proche ; proche parent ; tuteur matrimonial ; tuteur d’un mineur, d’un interdit, d’un simple d’esprit, etc. ; saint. waqf : fondation pieuse, bien de main-morte ; synonyme : habous. warrāq : copiste. waṣiyya : testament. zāhid, pl. zuhhād : ascète. ẓāhir : apparent, extérieur ; sens immédiat, évident ou formel. zakāt : aumône légale, impôt juridico-religieux.
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Glossaire ẓannī : probable, qui n’a pas un caractère de certitude, n’étant pas littéralement énoncé dans une source légale (opposé à qaṭ‘ī). ẓihār : « serment du dos », par lequel le mari rompt les relations avec son épouse, ce qui peut conduire celle-ci à réclamer la dissolution du mariage. zuhd : ascétisme. zuhdiyyāt : poèmes ascétiques. ẓuhūr : caractère ẓāhir d’un énoncé.
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BIBLIOGRAPHIE
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Bibliographie Goethe-Universität, Frankfurt am Main, 1986). [Les chiffres entre crochets renvoient à cette rééd.] : – « Der imâm el-Schâfi’í, seine Schüler und Anhänger bis zum J. 300 d.H. », p. 1-106 [= 611-716], – « Die gelehrten Schâfi’íten des IV. Jahr. d.H. », p. I-VII, puis 1-100 [= 717-824], – « Die gelehrten Schâfi’íten des V. Jahr. d.H. », p. 1-131 [= 825-954]. ZWEMER (Samuel Marinus), « Der sogenannte Ḥadīṯ qudsī », Der Islam, Bd XIII (1923), p. 53-65. ZWETTLER (Michael), The Oral Tradition of Classical Arabic Poetry. Its Character and Implications, Ohio State University Press, Colombus, 1978.
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction ................................................................................................. 5 Chapitre I Bilan des travaux sur le fiqh primitif .......................................................... 11 I. La thèse traditionnelle .............................................................................. 12 II. La querelle des idées dans l’orientalisme de l’entre-deux-guerres ......... 23 III. La théorie de J. Schacht ......................................................................... 40 IV. La théorie de Schacht à la lumière des travaux récents ......................... 44 V. Panorama sommaire des recherches récentes.......................................... 57 VI. Conclusion ............................................................................................ 74
Chapitre II Šāfi‘ī dans les sources historico-biographiques .......................................... 79 I. Les sources historiques relatives à la vie de Šāfi‘ī .................................. 79 II. Lignage de Šāfi‘ī .................................................................................... 85 III. Šāfi‘ī au Hedjaz .................................................................................... 89 IV. Šāfi‘ī au Yémen...................................................................................... 116 V. Šāfi‘ī en Irak ............................................................................................ 121 VI. Šāfi‘ī en Égypte .................................................................................... 131
Chapitre III L’œuvre de Šāfi‘ī ......................................................................................... 139 I. Le témoignage de l’école šāfi‘ite ............................................................. 140 II. Le témoignage du corpus šāfi‘ien ........................................................... 145 III. Le Kitāb al-Umm : regard sur la structure du texte ............................... 147 IV. Réfutation de la thèse de N. Calder ....................................................... 170 V. Quelques repères chronologiques dans l’histoire du Kitāb al-Umm ....... 177
Chapitre IV Šāfi‘ī et la théologie .................................................................................... 187 I. Les “professions de foi” de Šāfi‘ī............................................................. 187 II. Une définition de la foi par Šāfi‘ī............................................................ 191 III. Šāfi‘ī et le kalām .................................................................................... 202
Chapitre V La théologie pratique de Šāfi‘ī .................................................................... 221 I. Le ‘ilm al-aḥkām ...................................................................................... 221 II. Matière et sujet du taklīf ......................................................................... 225 541
III. Les modalités du taklīf........................................................................... 240 IV. Šāfi‘ī, étape décisive de la science légale .............................................. 255
Chapitre VI Herméneutique I : L’exégèse légale de Šāfi‘ī ............................................. 281 I. Šāfi‘ī et le codex coranique ..................................................................... 281 II. Le Coran dans le fiqh de Šāfi‘ī ............................................................... 287 III. L’exégèse légale de Šāfi‘ī ...................................................................... 305 IV. Le tafsīr extra-légal de Šāfi‘ī ................................................................. 328
Chapitre VII Herméneutique II : Coran et Sunna ............................................................ 335 I. Bayān et théorisation du fiqh depuis Šāfi‘ī ............................................... 335 II. Bayān et fiqh chez Šāfi‘ī ......................................................................... 367
Chapitre VIII Šāfi‘ī et la figure prophétique ...................................................................... 401 I. L’autorité légiférante de la Sunna prophétique ........................................ 401 II. La question du ra’y du Prophète selon les uṣūliyyūn .............................. 416 III. La théorie šāfi‘ienne de l’abrogation des sources .................................. 429 IV. L’inspiration du Prophète à la lumière du corpus .................................. 455 V. La vénération de Šāfi‘ī pour le Prophète ................................................. 460
Chapitre IX Šāfi‘ī traditionniste ..................................................................................... 465 I. Šāfi‘ī devant la critique traditionnelle du Hadith ..................................... 465 II. La critique externe des traditions au IIe siècle ........................................ 472 III. La critique interne des traditions ........................................................... 481 IV. Šāfi‘ī héritier des traditions hedjaziennes ............................................. 491
Conclusion .................................................................................................. 499 Glossaire des termes arabes ........................................................................ 505 Bibliographie............................................................................................... 519
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BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES
vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition “rNying ma pa’ 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1
XVIe-XIXe
vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) XVIII + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze IV + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës X + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas XVI + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux VIII + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion XII + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8
vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes VIII + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse XII + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne XVIII + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant VIII + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale II + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4
vol. 131 F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières VII + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du XVIIe siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (16651710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6 vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de réconciliation (Espagne, Sicile, XVIe-XXIe siècle) 320 p., 8 ill. coul., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52980-6 vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shī`isme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch-Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 432 p., 36 ill. n&b, 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfi`ī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53181-6
À Paraître vol. 140 A. Nagy Qui a peur du cannibale? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 308 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel Le catholicisme des congrès (XIXe-XXe s.). Bibliographie raisonnée des actes des congrès tenus en France de 1870 à nos jours env. 440 p., 155 x 240, 2009, PB