Regalia: Emblèmes et rites du pouvoir 9782296566361, 2296566367

Les regalia, emblèmes et rituels des pouvoirs royaux, sont liés au caractère "sacré" des souverains "inve

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French Pages [303] Year 2012

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Table of contents :
INTRODUCTION
I. Au fil du temps
II. Structures du rite
ABSTRACTS
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Regalia: Emblèmes et rites du pouvoir
 9782296566361, 2296566367

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Société des Études euro-asiatiques

REGALIA Emblèmes et rites du pouvoir

COLLECTION EURASIE ___________________________________________________ La collection EURASIE regroupe des études consacrées aux diverses traditions culturelles des peuples du continent euro-asiatique et à leurs mutuelles relations. D’inspiration principalement ethnologique, elle est largement ouverte aux spécialistes d’autres disciplines : historiens, géographes, archéologues, spécialistes des mythes et des littératures La collection EURASIE est publiée, au rythme d’un volume annuel, par la Société des Etudes euro-asiatiques, dont elle reflète les travaux. Directeur de collection : Yves VADÉ Secrétariat de rédaction : Muriel HUTTER Comité de lecture : Teresa BATTESTI, Jane COBBI, Bernard DUPAIGNE, Danielle ELISSEEFF, Rita H. RÉGNIER, Daniel ROSE, Yvonne de SIKE Volumes précédemment parus : 1 - Nourritures, sociétés, religions. Commensalités (1990) 2 - Le buffle dans le labyrinthe 1. Vecteurs du sacré en Asie du Sud et du Sud-Est (1992) 3 - Le buffle dans le labyrinthe 2. Confluences euro-asiatiques (1992) 4 - La main (1993) 5 - Le sacré en Eurasie (1995) 6 - Maisons d'Eurasie. Architecture, symbolisme et signification sociale (1996) 7 - Serpents et dragons en Eurasie (1997) 8 - Le cheval en Eurasie. Pratiques quotidiennes et déploiements mythologiques (1999) 9 - Fonctions de la couleur en Eurasie (2000) 10 - Ruptures ou mutations au tournant du XXIe siècle. Changements de géographie mentale ? (2001) 11 - La Forge et le Forgeron. 1. Pratiques et croyances (2002) 12 - La Forge et le Forgeron. 2. Le merveilleux métallurgique (2003) 13 - Sentir. Pour une anthropologie des odeurs (2004) 14-15 - Ethnologie et Littérature (2005) Nouvelle série : 16 - Europe-Asie. Histoires de rencontres (2006) 17 - Oiseaux. Héros et devins (2007) 18 - Etoiles dans la nuit des temps (2008) 19 – De l’usage des plantes (2009) 20 – Retour sur le terrain. Nouveaux regards, nouvelles pratiques (2010) Ce volume est le 21ème de la collection RÉDACTION : Musée du quai Branly, 222 rue de l’Université, 75343 Paris Cedex 07 La Rédaction laisse aux auteurs la responsabilité des opinions exprimées. Illustrations de la couverture : p. 1, boîte en cuivre doré, émail cloisonné opaque. Chine. XVIe siècle. 5,4x 15,8 cm. (Cliché Les Arts Décoratifs, Paris - Jean Tholance). 4ème de couverture, couronne du sacre (1516) de Charles 1er, roi d’Espagne. (Cliché Suzanne Nagy. Musée des Arts Décoratifs-Bibliothèque).

COLLECTION EURASIE Publiée par la Société des Études euro-asiatiques

REGALIA Emblèmes et rites du pouvoir

Textes réunis par Bernard Dupaigne et Yves Vadé Présentés par Yves Vadé

L’Harmattan

© L’Harmattan, 2011 5-7 rue de l’École Polytechnique, 75005 Paris http:///www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56636-1 EAN : 9782296566361

INTRODUCTION

Toute sacralité s'entoure de symboles. Ces symboles peuvent être des objets matériels de différentes sortes – vêtements, armes, bijoux, vases, pièces de mobilier, pierres, animaux emblématiques… – aussi bien que des cérémonies et rituels divers. Tout cet ensemble constitue un appareil symbolique fortement structuré. Ce que désigne le terme de regalia n'est rien d'autre que l'appareil symbolique d'une royauté sacrée. Pas de royauté sans regalia (« royauté » étant à prendre au sens large de pouvoir monarchique traditionnel, depuis la petite principauté jusqu'au plus vaste empire). Autant dire que, dans son principe au moins, toute royauté est sacrée. Elle n'est pas seulement en charge de l'ordre politique, du bien de la cité, de la prospérité des sujets. Sa fonction s'étend au-delà, et vise à mettre en accord le bien du royaume avec l'ordre du monde. On connaît l'exemple de ces souverains chinois d’une Antiquité largement mythique jugés en fonction de leur capacité à maîtriser « le vent violent, le tonnerre et la pluie »1. A l'autre extrémité du continent, dans le domaine germano-scandinave dont traite Régis Boyer, le roi « gère avant tout la chance de son peuple » et lorsque sévit la famine, le roi en est tenu pour responsable : le roi de Suède Domaldi, un autre roi de Suède, Olafr Taillebois, payèrent de leur vie des années de disette. Depuis les rois africains « faiseurs de pluie » jusqu'aux empereurs de Chine et du Japon, une même logique est à l'œuvre, faisant du monarque le garant du bon déroulement des phénomènes et, sous des modalités diverses, un intermédiaire de la divinité et un intercesseur entre le ciel et la terre. Le pouvoir thaumaturgique attribué aux rois de France et d'Angleterre, si bien étudié par Marc Bloch, est, dans notre histoire, la dernière expression de cette croyance en une sacralité de la fonction royale assez puissante – 1

Marcel Granet en fournit plusieurs exemples dans ses Danses et légendes de la Chine ancienne, Paris, P.U.F., 1959, p. 244 et pp. 284-285.

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indépendamment des vertus ou de l'absence de vertu personnelle du roi – pour provoquer des miracles. Cette puissance est indissociable d'un rapport très particulier que le roi entretient avec la divinité, les dieux, ou plus généralement le monde de l'au-delà. Ce rapport peut être d'initiation, de filiation, de représentation ; il peut prendre la forme juridique, comme ce fut le cas chez nous, d'un statut de « droit divin ». Il peut aller parfois jusqu'à la divinisation complète : qu'on songe à ces empereurs romains divinisés de leur vivant et dont le culte rendu obligatoire fut un des principaux motifs d'affrontement avec le christianisme naissant. On pourrait remonter à l'Egypte, rappeler la nature divine attribuée au pharaon – que celui-ci soit tenu pour l'incarnation du dieu suprême, ou pour son fils et son « image vivante ». Le titre d'Horus, dont il prend le nom lorsqu'il accède au trône, celui de « fils de Rê » (qui apparaît dès la IVe dynastie et se généralise ensuite), affirment la dimension divine de sa personne sacrée. Prêtre par excellence, « maître des rites du culte » et officiant suprême, il est le seul à connaître les formules nécessaires à la bonne marche de l'univers. C'est lui qui en assure l'harmonie, pourvu qu'il reste fidèle à Maât – vérité, justice, justesse, équilibre, en un mot rectitude – garantissant que toutes les formes de troubles et de désastres, naturels ou humains, pourront être surmontés2. Il est frappant que ce soit cette même notion de rectitude que l'on trouve, étymologiquement, à l'origine du nom du roi dans plusieurs langues indo-européennes, où il est formé à partir d'un radical *reg-, « diriger en ligne droite » (sanskrit raja, latin rex, regis, gaulois rix, irlandais ri…). Dans le cadre du continent euro-asiatique et dans une antiquité moins reculée que celle de l'Egypte pharaonique, l'empire achéménide fournit d'autres exemples de la proximité du roi avec une divinité dont il tient directement son pouvoir. Sur le rocher de Behistun, un personnage barbu, représentant à 2

Nous empruntons certaines de ces formules à l'Avant-propos de Jean Leclant au Catalogue de l'exposition « Pharaon » (Paris, Institut du monde arabe, octobre 2004-avril 2005), pp. 10-11 et à l'article de Dominique Valbelle, « La royauté pharaonique, la nature du pouvoir », ibid., p. 84-89. – Pour un exposé plus complet, v. G. Posener, « De la divinité du Pharaon », Cahiers de la Société asiatique, 15, Paris, 1960.

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l’évidence Ahura-Mazda, tient dans la main gauche un anneau, qu’il semble tendre vers Darius : scène d’investiture, exprimant que, « sans être dieu lui-même, le roi, investi par le dieu de la puissance royale, est le lieutenant d’Ahura-Mazda sur la terre, à l’issue d’un véritable pacte qu’ils ont conclu. »3 Une formule de la longue inscription qui couvre le rocher est on ne peut plus nette : « C'est par la grâce (vasna) d'Ahura Mazda que je suis roi, c'est Ahura Mazda qui m'a donné la royauté ». Et lorsque Thémistocle, banni par les Grecs, cherche refuge auprès du roi des Perses, il se voit contraint à un cérémonial d'adoration, car le roi, comme on le lui explique, est « l'image du dieu qui gouverne le monde ».4 Neuf siècles plus tard, le sassanide Shapour II s'intitulera encore, dans une lettre à l'empereur Constance, « roi des rois, compagnon des étoiles, frère du Soleil et de la Lune ».5 Ces parentés prestigieuses n'étaient-elles que vanité, ou recouvraient-elles, comme d'un vêtement éclatant, une mystique véritable, voire une quelconque initiation ? Derrière la grandiloquence pouvait se cacher un savoir transmis par les prêtres. En ce qui concerne Pharaon, il n'est guère permis d'en douter. Chez les Perses, Plutarque parle d'une « initiation royale » (basilikè teletè), accomplie dans le sanctuaire d'une déesse guerrière, sous la direction de prêtres qui ne peuvent être que les mages6. Dans son De Divinatione, Cicéron est affirmatif : « Personne ne peut devenir roi des Perses, s’il n’a 3

Pierre Briant, Histoire de l’empire perse, de Cyrus à Alexandre, Paris, Arthème Fayard, 1996, p. 138. 4 La scène est racontée par Plutarque, Vie de Thémistocle, 27. Amyot traduit : « …l'image du dieu de nature, qui maintient toutes choses en leur estre et leur entier ». 5 Ammien Marcellin, 17, 5, 1. Cité par Jean Hani, La Royauté sacrée. Du pharaon au roi très chrétien (1984), rééd. Paris, L'Harmattan, 2010. Cet ouvrage, écrit dans une perspective traditionaliste qui appelle discussion, contient nombre d'indications utiles concernant notre sujet. 6 V. le texte cité par P. Briant, op. cit., p. 539, à propos de l'investiture d'Artaxerxès II : « C’est dans le sanctuaire d’une déesse guerrière, que l’on pourrait croire être Athéna : celui que l’on y initie doit s’y rendre, quitter sa propre robe, revêtir celle que Cyrus portait avant de devenir roi, goûter un gâteau de figues, mâcher du térébinthe et boire jusqu’à la dernière goutte une coupe de petit-lait. Peut-être existe-t-il d’autres rites, mais ils sont inconnus du reste des hommes. »

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pas reçu préalablement la discipline et la science des mages ».7 Dans l'étude qu'elle consacre au xvarnah iranien et sur laquelle on va revenir, Teresa Battesti confirme et précise cette dimension initiatique et mystique des souverains achéménides et sassanides ; dimension manifestée par la « Lumière de Gloire » qui les nimbe et qui en fait, au sens strict, des souverains de droit divin. Sacralité, responsabilité à l'égard de l'équilibre du monde naturel et humain, relation privilégiée du souverain et de la divinité, autant de traits généraux que l'on retrouve dans la majorité des monarchies traditionnelles. Mais dans la diversité des cultures concrètes, à travers l'espace et le temps, immense est la variété des objets, des symboles, des cérémonies qui illustrent la sacralité du pouvoir royal. En ce qui concerne les regalia matériels, ce serait une erreur de considérer qu'ils pourraient être ramenés pour l'essentiel à quelques symboles simples tels qu'un trône, un sceptre et une couronne. Les études qui composent ce volume montrent au contraire la variété des dispositifs mis en œuvre et leur complexité. Prenons l'exemple de l'épée, symbole royal commun entre autres au Japon, au Cambodge, à l'Inde, aux royaumes de France et d'Angleterre… Dans l'empire ottoman, comme l'indique J.-L. Bacqué-Grammont, c'est un sabre, de signification symbolique comparable, qui est la pièce essentielle de l'intronisation du souverain. La cérémonie est résumée par l'expression « ceindre le sabre ». Encore faut-il que l'arme soit transmise par un saint personnage, ou un dignitaire religieux de haut rang. Et à partir de Soliman le Magnifique en 1520, le sabre consécrateur sera celui du Prophète, rapporté lors de la conquête de l'Egypte par Sélîm Ier. Epée ou sabre sont ainsi sacralisés par leur appartenance à la sphère du religieux, quand ce n'est pas par leur origine divine. Au royaume du Cambodge, dont traite Bernard Dupaigne, l'épée est un des cinq attributs de la royauté, gardés par des brahmanes indiens faisant office de chapelains royaux. Elle occupe une place prééminente à côté de quatre autres armes : 7

Cicéron, De Divinatione, I, 41, 90. Cité par P. Briant, ibid.

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lance, kriss, arc et flèches. C'est elle, écrit B. Dupaigne, qui est le « signe de l'alliance avec le ciel » fondant le pouvoir et l'autorité du roi. Son origine est doublement divine : non seulement elle aurait été donnée aux rois khmers par le dieu Indra, mais sa fabrication serait due aux quatre principaux dieux de l'hindouisme, auxquels se serait associé le Bouddha – avant que son acier, pour faire bonne mesure, ne soit trempé dans le sang de sept pucelles. En France, comme on sait, l'épée du sacre n'était autre que Joyeuse, qui aurait appartenu à Charlemagne. On ne prétendait pas qu'elle descendait du ciel – seule la sainte Ampoule fut apportée par un ange –, mais elle n'en était pas moins sainte puisque, nous dit la Chanson de Roland, son pommeau d'or recèlerait la pointe de la lance dont fut blessé Notre Seigneur. Et le vieux texte, comme pour en renforcer la sacralité, ajoute un détail merveilleux : « chaque jour sa couleur change trente fois »8. Dans la fiction arthurienne, c'est encore de l'au-delà, mais d'un au-delà sous les eaux, à la manière celtique, que provient l'épée Excalibur. Son apparition entraîne une compétition en forme d'ordalie, puisque le roi désigné sera celui qui réussira à l'extraire du rocher (ou de l'enclume de pierre) où elle est enfoncée. Le cadre romanesque où s'insère Excalibur n'empêchera pas les rois d'Angleterre, comme on le rappelle plus loin, d'en faire à l'occasion un de leurs regalia. Par-delà cette sacralité commune, cette arme royale ou impériale s'inscrit, dans chaque cas, dans un ensemble mythicorituel différent qui lui confère une valeur particulière. Au Japon, rappelle Jane Cobbi, l'Epée est extraordinairement valorisée : indissociable du Miroir et du Joyau, elle est un des « Trois Trésors sacrés », donnés à l'origine par la déesse du soleil Amaterasu à son petit-fils, fondateur de la dynastie impériale, et transmis depuis à l'empereur de génération en génération par les prêtres shintô. Ces Trois Trésors, conservés en des lieux différents, sont pratiquement invisibles au public. Ils jouent différentiellement l'un par rapport à l'autre : si, dans un code 8 La Chanson de Roland, publiée d'après le manuscrit d'Oxford et traduite par Joseph Bédier, CLXXXIII, vers 2501-2506. .

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moral, le miroir est symbole de sagesse, l'épée, sans surprise, de bravoure ou de force et le joyau de bienveillance, dans un code astronomique le miroir est mis en rapport avec le soleil, dont il a la forme, le joyau est réputé contenir l'essence de la lune, et l'épée la substance des étoiles. Le Kojiki donne par ailleurs à cette épée une origine mythique singulière : elle aurait été trouvée par le héros Susanoo dans la queue d'un immense serpent dont le corps couvrait « huit vallées et huit collines », dans la province d'Izumo. Une donnée pourrait rapprocher ces différents mythes, mais elle n'apparaît qu'en filigrane et demanderait d'autres développements : c'est leur rapport à d'anciennes traditions métallurgiques remontant, en Asie du moins, aux débuts de l'âge des métaux. Au Cambodge, il semble que l'accent soit mis sur la fabrication de l'épée, pour laquelle les grands dieux se font euxmêmes métallurges. Et dans le mythe japonais rapporté par le Kojiki, il n'est pas interdit d'interpréter le vaste territoire du serpent à huit têtes et à huit queues, d'où suintent « sang et pus », comme « une image poétique des mines de fer »9 situées dans cette région. Ces rapports des regalia avec la métallurgie se retrouvent en Chine, à travers les traditions qui attribuent à l'empereur mythique Yu le Grand la fonte des neuf chaudrons des Xia, talismans royaux en rapport avec les neuf Régions délimitées par Yu. Mais surtout, ils sont confirmés de manière éclatante par les récentes découvertes archéologiques dont fait état Danielle Elisseeff dans son étude sur « La naissance des regalia chinois ». Il ne s'agit plus cette fois d'épée ni de sabre, mais de divers récipients. Des vases en terre pour commencer, qui occupent « une place toujours grandissante dans les sépultures depuis le néolithique », puis des disques de jade et des tubes taillés en diverses pierres dures, enfin, à partir du milieu du IIe millénaire avant notre ère, des vases de bronze, contemporains de la première dynastie royale. La métallurgie du bronze en cette région n'avait guère que trois siècles d'existence, mais 9

V. Kojiki, éd. de Masumi et Maryse Shibata, Paris, Maisonneuve et Larose, 1969, Introd., p. 53, et Yves Vadé, « Métal vivant. Sur quelques motifs de l'imaginaire métallurgique », in La Forge et le forgeron, II, Le merveilleux métallurgique, Eurasie 12, 2003, pp. 40-41.

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rapidement elle donne lieu, selon la technique originale des moules à sections, à des productions aussi impressionnantes par la complexité et la perfection de leur décor que par leur poids total (une tombe inviolée d'Anyang livra jusqu'à 1,6 tonne de métal !). Avec l'arrivée au pouvoir des Zhou vers le milieu du XIe siècle avant notre ère, le rôle symbolique de la vaisselle de bronze dans la transmission du pouvoir royal ne fait plus de doute. Transmission du pouvoir, mais aussi de la mémoire, puisque un plat et un chaudron découverts en 2003 à Meixian et datés du début du VIIIe siècle avant notre ère comportaient la liste des douze premiers souverains des Zhou ainsi que des informations sur leur règne. Des carillons de cloches compléteront bientôt ces ensembles de bronze, marquant « l'indispensable harmonie régnant entre les vivants et les morts ainsi qu'entre le souverain et ses sujets ». À côté des armes et de différentes œuvres de métallurgie et d'orfèvrerie, bien d'autres objets sont à considérer. Il en est de quasi universels : on pense aux différentes variantes du bâton de commandement, origine du sceptre ou de la main de justice, aux anneaux, et naturellement au trône, éventuellement assorti d'estrade ou de tabouret. Parmi ceux-là même, certains peuvent être plus ou moins valorisés. Ainsi le trône des souverains védiques, qui, rappelle Rita H. Régnier, représentait métaphoriquement le « mont central » autour duquel s’organise le monde, l’ « ombilic », ou encore la « matrice de la souveraineté ». Il en est d'autres qui varient dans le temps, comme on le voit par la coiffure des grands-ducs de Russie, devenus tsars à partir de 1547. Les objets donnés par l'empereur de Byzance Constantin Monomaque à son petit-fils, grand-prince de Kiev, furent à l'origine de regalia considérés comme un héritage byzantin, conformément à la doctrine de la troisième Rome qui se répand au XVIe siècle. Une chapka d'or aurait précédé diverses couronnes, certaines doubles ou triples. Aglaé Achechova en fait l'historique et en détaille la riche ornementation ; elles furent longtemps en concurrence, nous apprend l'auteur, avec le « bonnet de Monomaque », sur la provenance duquel les chercheurs restent divisés, jusqu'à ce qu'enfin la couronne impériale s'impose avec Pierre Ier (1721). 11

Dans le domaine des vêtements sacrés, si robe ou manteau brodés se retrouvent un peu partout, certains ornements sont bien spécifiques, comme les barny (collerettes couvrant les épaules) des souverains russes. On songe aussi à l'habit blanc immaculé qui n'était porté qu'une fois par les princes d'Irlande avant d'être remis à un file (poète inspiré). En domaine celtique encore, comme on le verra dans l'étude minutieuse de Claude Sterckx, les chaussures revêtent une importance particulière. La tombe de Hochdorf en Bavière a livré, entre autres parures, des chaussures couvertes de feuilles d'or ; et les triades galloises évoquent « trois cordonniers d'or » de Grande-Bretagne. D'une façon générale, l'or royal n'est pas un vulgaire signe de richesse, c'est la marque et l'éclat matériel de la souveraineté. Les regalia des Scythes tombés du ciel dont parle Hérodote (IV, 5-7) – une coupe, une lance et une flèche, un joug et une charrue – sont en or brûlant. Dans le cas de chaussures en cuir doré ou plaqué d'or, on peut lire, selon l'interprétation de Claude Sterckx, un symbole du « mariage » du roi celtique avec sa terre. Interprétation confirmée par l'utilisation de pierres à « podomorphes » (empreintes de pieds) comme « pierres de couronnement ». On en connaît plusieurs en Irlande ; les princes des îles écossaises devaient se tenir, le jour de leur proclamation, le pied sur une pierre carrée à podomorphe ; et en Bretagne jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, le maire de Brest était proclamé « roi de Brest », debout sur une pierre à empreinte « censée être le centre de la cité ». Autres pierres de couronnement : on connaît en Irlande la célèbre pierre de Fal qui criait à Tara lorsqu'elle était foulée par un homme destiné à devenir haut-roi ; avec l'épée et la lance et le chaudron, elle faisait partie des talismans royaux trifonctionnels des Tuatha Dé Danann. En Irlande encore, on parlait des deux pierres nommées Bloc et Bluicne qui s'écartaient pour laisser passer le char d'un prétendant légitime. En Ecosse, la pierre de Scone servait de trône pour l'inauguration d'un nouveau roi jusqu'en 1296, où elle fut emportée comme butin par Edouard Ier et enchâssée dans le trône du couronnement des rois d'Angleterre ; elle fut rendue aux Ecossais, après quelques épisodes rocambolesques, en 1996. Dans le domaine germano-scandinave, nous dit Régis Boyer, 12

on connaît également des pierres de couronnement, dont une est conservée à Mora, en Suède centrale. S'agirait-il d'une coutume propre aux peuples « barbares » de l'Extrême-Occident ? Il ne le semble pas. C'est ainsi que dans l'empire perse – nous le savons par un passage de Pline – il existait une certaine pierre « qui est indispensable aux mages lorsqu’ils installent un roi »10. Ces différents objets jouent pleinement leur rôle au cours des différentes cérémonies d'intronisation ou de sacre, dont plusieurs exemples sont analysés en détail dans la deuxième partie de ce volume. Antonio Guerreiro consacre un long travail à la fête erau, célébrée pour l'intronisation du sultan de Kutai, sur la côte orientale de Bornéo. Seule de ce type dans la grande île, à la fois cérémonie rituelle et fête populaire, elle déroule ses fastes pendant une semaine, en des sites marqués par l'histoire complexe de ces populations, mais centrée sur le palais impérial identifié à un microcosme. Les repérages spatiaux s'y révèlent de première importance, à commencer par l'érection au début de la cérémonie d'un poteau au centre d'un diagramme représentant le palais d'Indra. Au long du fleuve Mahakam qui traverse l'ancien royaume, l'opposition classique amont / aval se charge de valeurs particulières, les populations Dayak, considérées comme autochtones, étant liées à l'amont, proche de l'origine, tandis que le delta, par où sont venues les influences extérieures, est mis en rapport avec les populations malaises. Pendant le rituel, le nouveau souverain porte sur lui quatre pusaka sacrés, censés posséder une force surnaturelle et assimilables à des regalia (le terme pusaka désignant plus largement un ensemble de biens hérités qui contribuent au prestige d'une famille). Ce sont d'une part un kéris (poignard malais à lame ondulée), et d'autre part trois bijoux d'origine hindoue-javanaise : une chaîne en alliage d'or et d'argent, un collier en or décoré d'une scène du Ramayana, et un pectoral d'or avec le dieu Wisnu entouré de deux aigles. Dans le même temps est récité un mythe d'origine de la royauté et de la communauté malaise à Kutai. Enfin se déroule un rituel de 10

Pline, Histoire naturelle, XXXVII, 147, cité par P. Briand, op. cit., p. 539.

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purification du palais et du royaume, tandis que des jets d'eau arrosent dans la ville participants et visiteurs et que deux serpents nagas en bambou recouvert de tissu descendent le fleuve sur des bateaux. Ces longues cérémonies, réactivées depuis la restauration du sultanat en 2001 dans un nouveau contexte d'autonomie régionale, font donc mémoire de croyances largement antérieures à l'islamisation de la dynastie au XVIe siècle. Aussi composites que le « bœuf d'or » pourvu d'ailes, de défenses d'éléphant et d'ergots de coq, qui est, avec les nagas, l'emblème principal du pays, elles contribuent, dans leur syncrétisme, à renforcer l'imaginaire inter-ethnique de populations depuis longtemps mêlées, dans ce qui fut le plus ancien royaume indianisé d'Indonésie. C'est en Inde même, et dans la tradition védique, que les cérémonies de consécration royale présentent la plus grande complexité et durent le plus longtemps. On lira, sous la plume de Rita H. Régnier, le détail des différentes phases de ce rituel dont la réalisation complète pouvait demander entre quinze mois et deux ans. Selon Manu, un roi humain est « formé des particules éternelles de la substance des principaux dieux », et son avènement est assimilé à une véritable naissance. Une première année sera donc consacrée à la gestation de l'embryon, avec réminiscences de cultes agraires archaïques, jusqu'à la naissance mystique du souverain. A partir du moment où celuici reçoit des mains du prêtre un arc et trois flèches, il revêt une dimension cosmique et devient axis mundi. La course dextrogyre qu'il effectue en char trouve sa correspondance dans le cycle du soleil. Un peu avant l'ère chrétienne sera même conceptualisée, en milieu bouddhique, la notion de chakravartin, « celui qui fait tourner la roue » de la loi universelle. Lors de l'intronisation proprement dite – sur un trône qui, on l'a vu, représente l'ombilic du monde –, une épée est transmise au roi. De manière inattendue pour nous, elle sert à tracer sur le sol les cases d'un jeu de dés – ce jeu dont le plus grand physicien du XXe siècle déniait à Dieu le droit de jouer, mais dont la pratique fait accéder le roi indien à la souveraineté universelle. A cette analyse dont nous ne reprenons ici que quelques éléments, Rita H. Régnier adjoint un développement historique 14

consacré à Shivaji, condottiere du XVIIe siècle devenu roi contrairement à toutes les règles (il n'était pas de caste aristocratique) et selon un rituel simplifié. Un appauvrissement analogue se remarque dans le compte rendu de l'intronisation du dernier empereur de Chine, Pou Yi. On verra que le rite est pratiquement réduit à la proclamation d'un rescrit impérial que le très jeune empereur, revêtu d'un habit de cérémonie sur un trône de parade, se voit présenter et dont la nouvelle est ensuite répandue auprès des principaux sanctuaires. En opposition à ces appauvrissements, la monarchie française jusqu'en 1830, et la monarchie anglaise jusqu'à nos jours, demeurèrent fidèles aux rites traditionnels du sacre. La française était la seule des monarchies européennes à disposer, pour l'onction royale, d'une huile sainte censée provenir directement du ciel. Est-il nécessaire de rappeler l'importance de l'onction dans les traditions du Proche-Orient et très spécialement dans la tradition hébraïque ? Elle suffisait, comme on le voit à propos de Saül et de David, à consacrer le roi et à en faire un « oint », meshiah11. La sainte Ampoule qui contenait le divin chrême fut brisée en 1793 par le conventionnel Rühl, mais quelques gouttes en ayant été récupérées par un fidèle, Charles X encore put se faire sacrer à Reims en 1825 selon le cérémonial ancien. Ce cérémonial est analysé par Jacques Népote dans un article posthume que nous sommes heureux de pouvoir publier. S'appuyant sur la célèbre théorie de Kantorowicz des deux corps du roi12, l'auteur découpe les journées du sacre en tranches de plus en plus fines afin de montrer la totale cohérence de leur déroulement. Au départ, trois phases successives : un choix divin manifesté par une victoire au moins symbolique, puis l'investiture proprement dite – échange d'engagements, matérialisé par la circulation des regalia, entre le roi et les représentants du royaume –, enfin clôture du cérémonial et entrée en cortège dans la capitale du royaume, où 11

V. sur ce point Jean Hani, op. cit., p. 118-119. Ernst Kantorowicz (1895-1963), Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique du Moyen Age (1957), tr. fr. 1989, rééd. Quarto Gallimard, Paris, 2000. Il est à noter que l'image des deux corps, qui se rencontre pour la première fois en Angleterre sous la plume d'un juriste élizabethain, est restée informulée en France. 12

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le roi recueille les fruits du contrat. Mais chacune de ces phases se dédouble en fonction de la double investiture, divine et humaine, du corps mortel et du corps glorieux du roi. Par ailleurs, le roi se présentant alternativement en tant que Chevalier et en tant que Clerc, c'est en définitive vingt-quatre séquences qui peuvent être distinguées. Elles entrelacent de manière complexe la structure trifonctionnelle du monde des hommes et la structure trinitaire de la divinité, la symbolique du pouvoir humain et la symbolique mystique, les comportements codés du Chevalier (le sacre de ce point de vue est un adoubement) et ceux du Clerc (il est une consécration, voire une consécration épiscopale) – sans oublier les fonctions de la reine et du fils héritier, qui jouent également sur ces deux registres. Dans le dernier article de ce volume, j'ai essayé de montrer qu'il existait au XIIe siècle plus d'un point commun entre les cérémonies de Reims et la procession imaginée par Chrétien de Troyes au château du Roi Pêcheur, le mystérieux graal n'étant pas sans rapport avec la sainte Ampoule, apportée elle aussi processionnellement sur une sorte de plat, le jour du sacre, depuis le monastère Saint-Rémi jusqu'à la cathédrale. On sait comment ce graal a évolué, s'éloignant de ses origines celtiques pour devenir le Saint-Graal, premier calice, objet thaumaturgique et réceptacle d'un inconcevable mystère. Déjà chez Chrétien, le Roi Pêcheur remettait à Perceval une épée et son baudrier qui avaient bien les caractères de regalia. Dans la Quête du Saint Graal, écrite une génération plus tard, le Graal confère à Galaad, fils de Perceval, une royauté suprême dont il ne profitera pas longtemps sur cette terre, car c'est une royauté « célestielle » : il meurt au bout d'un an, et dans le même temps le Graal est enlevé au ciel. Dans son Parzival, Wolfram von Eschenbach ne présente pas le Graal sous l'apparence d'un vase, mais d'une pierre précieuse (une énorme émeraude), tout en parlant d'une « chose qui était à la fois racine et branches ». Sur cette pierre, gardée par des « chevaliers templistes », des inscriptions ou prescriptions prophétiques apparaissent et disparaissent. Par ce moyen, c'est le Graal lui-même qui désigne l'être digne de le posséder. Bien plus, cet élu n'est pas seulement désigné par le Graal, il est proclamé « roi du Graal », comme si le Graal, loin d'être un simple objet symbolique marquant l'accès à la royauté, en recélait 16

la substance secrète et se confondait avec le royaume lui-même. Ces différents traits, plus fortement soulignés chez Wolfram que dans les textes français, ne sont pas sans rappeler les caractères de ce qu'on trouve dans la tradition iranienne sous le nom de xvarnah. Nous ne sommes pas les premiers à le remarquer13. Cette « lumière de gloire », comme le dit Teresa Battesti dans son étude, « c'est la majesté flamboyante des êtres de lumière ». Etant « à l'œuvre depuis le début de la cosmogonie», elle n'est pas réservée au souverain. Cette lumière cosmique et spirituelle nimbe les figures divines, les prophètes et spécialement Zoroastre, mais aussi tout être bénéficiant de la faveur céleste. Le xvarnah occupe par là une place très particulière parmi les regalia, dont il déborde largement la notion. Il peut néanmoins être légitimement compté au rang des emblèmes royaux, au nom du mythe aussi bien que de l'histoire. Dans la tradition mythique iranienne, on le verra, ce signe de gloire est tout naturellement accordé aux rois légendaires Yima et Djamsid. Tous deux finissent d'ailleurs par le perdre pour le malheur de l'humanité, car cette lumière n'est pas donnée à jamais et peut être retirée à la suite de fautes graves. Dans l'histoire, le xvarnah n'est pas moins à éclipses : les rois achéménides, se prétendant de droit divin, reprirent à leur profit cette image du « principe illuminateur », que l'on retrouve alors sous la forme d'une sphère ailée, inspirée du disque ailé égyptien. A l'époque hellénistique et sous les Parthes (du premier tiers du IVe siècle avant notre ère au premier quart du IIIe siècle après), le xvarnah disparaît, emporté au fond de la mer par le génie des eaux. On le retrouve ensuite sous les Sassanides, qui restaurent l'absolutisme de droit divin et en multiplient la représentation sous diverses formes, dont certaines influenceront Byzance. 13

Signalé dès 1939 par Sir J. C. Coyajee (« Studies in the Shanameh », Journals of the K R Cama oriental Institute, XXXIII, 1939, p. 42-56), le rapprochement a été développé par Henry Corbin, En Islam iranien, Paris, 1978, ch. IV et V. Voir également Pierre Gallais, Perceval et l’initiation, Essai sur le dernier roman de Chrétien de Troyes, ses correspondances « orientales » et sa signification anthropologique, préface de Charles Méla (1972), Orléans, Paradigme, 1998, et Jean-Claude Lozach'meur, « Recherches sur les origines indo-européennes et ésotériques de la légende du Graal », Cahiers de civilisation médiévale, XXX, Poitiers, 1987, pp. 45-63.

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Le Graal (qui n'apparaît que dans la fiction) et le xvarnah (qui fut objet de croyance et inspira une iconographie officielle) peuvent être tenus pour des regalia idéaux, plus célestes qu'humains. Renvoient-ils à de très anciens scénarios d'initiation royale14 ? Voire à un ésotérisme, actif à certaines époques ? Dans le prolongement de ces recherches sur la symbolique de la souveraineté, la question peut être posée. Mais n'étant pas de notre compétence, elle ne sera pas abordée ici. Yves VADÉ

14 J.-Cl. Lozachmeur, art. cité, s'est efforcé de retrouver les grandes lignes de ce scénario en domaine indo-européen (irlandais, iranien, latin, grec, hindou et ossète).

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I. Au fil du temps

LA NAISSANCE DES REGALIA CHINOIS ?

Danielle ELISSEEFF Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (EHESS) Résumé De récentes découvertes archéologiques permettent de comprendre comment, au début du Ier millénaire avant notre ère, les vases de bronze utilisés lors des cérémonies en l’honneur des ancêtres deviennent, en Chine, des insignes du pouvoir suprême. A partir du Ier siècle avant notre ère, ces objets ne prennent cependant tout leur sens qu’à travers un ensemble de rituels dont le plus solennel est le sacrifice au Ciel.

Le premier rôle des symboles régaliens est d’ancrer en un temps vertigineux des dynasties ou des fonctions par nature éphémères. C’est pourquoi il faut en chercher l’origine d’abord dans les mythes : anciens ou plus récents, ils racontent l’histoire d’avant l’histoire. Sima Qian 司马迁/司馬遷 (145-86 avant notre ère), le premier et le plus grand des historiens chinois, ne s’y est pas trompé et fait ainsi ample référence aux légendes de fondation. Il évoque notamment la figure de Yu-le-grand, Da Yu 大 禹 : un démiurge des âges primordiaux qui, en remerciement de son action pacificatrice et organisatrice, aurait reçu du mythique empereur Shun [Yu Shun 虞舜]舜(le dernier des « Trois souverains et cinq empereurs », San huang wu di 三 皇 五 帝 , selon la mythologie chinoise des grands commencements) un insigne en jade noir1. Après avoir mis au pas un certain nombre de populations locales dépourvues d’humanité et de justice, puis régulé le cours des grands fleuves, Yu-le-grand aurait en effet fondé la dynastie des Xia 夏 (vers 2200-700 avant notre ère), la première de la longue histoire chinoise. Pourtant, force est de reconnaître qu’en l’état actuel des recherches archéologiques, l’existence des Xia, certes vraisemblable, demeure incertaine, si bien que la question reste 1

Shiji, Tome 2, p. 4.

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en suspend. Si l’on veut comprendre la pérennité de certains emblèmes qui nous parlent encore, il faut donc se tourner vers des époques un peu plus récentes, ou bien suivre des pistes qui nous conduiront parfois bien loin du bassin du fleuve Jaune où naquit sans doute, au milieu du IIe millénaire avant notre ère, une première forme d’Etat centralisé. Quels objets, quelles formes pour dire quel pouvoir ? Pendant plus de deux millénaires, la silhouette protéiforme du dragon représenta en Chine l’autorité régalienne, comparable à celle de la nature dont le dragon, précisément − capable de se mouvoir à la fois sur terre, dans le ciel et dans les eaux − incarne une sorte de concentré. Une telle force de vie anime cette image que même aujourd’hui, un siècle après l’effondrement du régime impérial qu’elle symbolisait, elle permet d’identifier une présence chinoise, en n’importe quel point du globe. Peinte, brodée, sculptée, ou évoquée à l’aide de mots soigneusement choisis et savamment calligraphiés, cette figure dynamique marque ainsi, déjà depuis les débuts de l’âge du bronze, mais plus encore depuis le lent établissement des structures politiques de l’Empire, sous les Han Occidentaux (au IIe siècle avant notre ère), la vitalité allégorique du maître de l’Etat unitaire ; elle exprime sa puissance et sa capacité de régner sur le vaste territoire qu’il peut tenir avec autorité, en ce bas monde, « sous le ciel » (tianxia 天下) comme on dit en chinois depuis qu’il existe des textes de morale et de philosophie, c’est-à-dire depuis l’époque des Royaumes combattants (début du Ve siècle-221 avant notre ère). Pourtant, à côté de ce dragon doué d’ubiquité et d’une forme d’immortalité, il existe aussi d’autres supports pour dire et rendre visible à tous le « mandat céleste » (tianming 天命) : cette variante chinoise du « droit divin », ce destin, reçu et assumé, qui seul permet à quiconque de prendre et plus encore de garder le pouvoir suprême − celui qui exige la soumission et le respect de tous, mais impose aussi des devoirs à celui qui en assume la responsabilité. Conserver la capacité de gouverner, si l’on en croit toujours Sima Qian, implique en effet, à tous les échelons de la société, le respect et la pratique d’un ensemble de comportements 22

codifiés, afin que l’univers demeure en harmonie, selon un ordre idéal : L’homme, dès sa naissance, a des désirs ; si ses désirs ne sont pas satisfaits, il ne peut pas ne pas s’irriter ; s’il s’irrite sans aucune mesure, il y a des contestations, et les contestations produisent le désordre. Les anciens rois détestaient ces désordres ; c’est pourquoi ils ont institué les rites et les convenances pour établir des séparations, et, par là, ils ont rassasié les désirs de l’homme, ils ont subvenu aux demandes de l’homme. … Telle est l’origine des rites. 2 C’est pourquoi les rites sont ce qui satisfait .

Et si le peuple se montre satisfait, le Ciel l’est aussi, permettant aux dynastes en place de garder leur autorité et de la transmettre à leurs descendants, de génération en génération. C’est la pérennité de ce « mandat », débordant largement une simple vie humaine, que les regalia expriment, en suggérant aussi son fondement moral et son but ultime : la recherche de l’harmonie, he 和, ce point idéal où s’équilibrent toutes les forces, toutes les énergies, d’un groupe humain à l’autre, mais aussi de l’homme à l’univers, car c’est de cette combinaison subtile d’éléments différents, mais de poids égal, que naît et se nourrit la vie. Bien avant la consécration du dragon et de son image en deux ou trois dimensions, cependant, d’autres symboles jouaient aussi ce rôle emblématique - un rôle qu’ils conservèrent, à des degrés divers, pendant près de trois mille ans, depuis les premières villes murées de l’âge du bronze, jusqu’à la fin de l’Empire en 1912. Sima Qian, encore une fois, explique pourquoi. S’appuyant sur les récits qu’il collecte, il raconte en effet qu’à l’aube des temps, lorsque Shun 舜 (celui qui offrit à Yu-legrand un jade noir) prit le pouvoir, succédant à Yao 堯 , il commença par labourer le sol sur les terres en hauteur. Puis il descendit vers les étangs où il pêcha ; enfin, lorsqu’il eut attrapé des poissons, il gagna les bords du fleuve ; il y trouva de l’argile avec laquelle il confectionna des vases : des objets aux 2

Disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/chine_ancienne/B_autres_classiques/B_17 _memoires_Se_ma_Tsien_t3/Se_ma_Tsien_t3.html, T. 3, p. 207-213.

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formes parfaites. Or il advint qu’au bout d’un an, en ce lieu propice à l’industrie humaine, un village s’était formé qui devint bientôt un bourg, puis une ville : ainsi, en modelant des vases, les hommes avaient créé les conditions favorables au développement de la vie3. C’est dire qu’en Chine, comme dans le reste de l’Eurasie (à l’exception du Japon), le récipient prend très tôt une valeur symbolique et civilisatrice forte d’où découle son lien ultérieur avec l’exercice du gouvernement. Selon les témoignages archéologiques les plus anciens, ces modestes pots et contenants occupent, depuis le néolithique, une place toujours grandissante dans les sépultures et se trouvent placés en relation avec d’autres offrandes qui, souvent, les accompagnent : par exemple des armes de pierre déposées auprès d’un défunt. Ceux qui respectèrent ces rites traduisaient, par ce geste, l’identité sociale du mort ; ils disaient son talent à chasser, à combattre, à dominer en quelque mesure que ce soit − un talent débordant le temps limité d’une vie. En Chine, où le lien biologique et intergénérationnel, par-delà la mort, demeure si fort qu’il constitue le point de convergence de toutes les activités sacrées, quiconque s’interroge sur l’origine des regalia en vient donc forcément à observer et questionner la multitude et les hiérarchies de ces rituels funéraires archaïques. Et ceux-ci, dans leur grande variété, apportent effectivement toutes sortes de réponses, sous la forme d’objets déposés dans les sépultures, préfigurant ceux qui commenceront à jouer plus clairement, dès la fin du IIe millénaire avant notre ère, le rôle des regalia. Dans la culture de Liangzhu 良渚 (au Zhejiang) par exemple, on entourait ainsi, au moins dès le IVe millénaire avant notre ère, certains défunts de magnifiques « jades », yu 玉 (en fait diverses pierres dont la relative dureté et les couleurs mêlées évoqueront plus tard les nuages et le parcours des âmes vers l’immortalité) ; malgré la résistance de la matière et la simplicité des outils disponibles, ces plaques ou ces galets étaient savamment incisés ou sculptés de motifs géométriques ou de figures représentant des hybrides.

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Shiji, Chavannes, livre I, p. 19.

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Plus au Nord, mais toujours dans les zones côtières, dans la région de l’actuel Shandong4, les morts importants, à la fin du néolithique, s’en allaient quant à eux pourvus de têtes de porcs ainsi que de rares poteries dont les plus belles comportent en surface un magnifique enduit ferreux d’un noir profond : nous voici à nouveau devant des vases. Il paraît aujourd’hui tentant d’imaginer ce qui se passait du vivant de ces hommes-là : les maîtres territoriaux du Zhejiang se faisant reconnaître comme tels en collectionnant des jades, comme le pratiqueront plus tard tous les empereurs et les fonctionnaires chinois ; et ceux du Shandong en mangeant à satiété du porc et en buvant dans de fragiles et presque aériennes coupes à pied − réalisées en céramique, et pourtant presque aussi fines que si elles étaient faites de verre ou de métal. Visions séduisantes et folles d’une imagination mal contrôlée ? Peut-être. Néanmoins le modèle que suivront tous les royaumes et toutes les principautés à naître, avant de se fondre (en 221 avant notre ère) dans l’Empire et sa culture unitaire, se trouve là − entre Shandong et Henan − déjà en place au début du IIe millénaire avant notre ère. La donnée essentielle en est l’organisation hiérarchique d’un pouvoir qui transpose sur le plan politique la pyramide familiale d’une société patrilinéaire ; or cette organisation se traduit avec une précision particulière dans les rituels funéraires, lorsque ces derniers rendent hommage à une personne qui fut puissante, de son vivant. Toutefois, pour que ces richesses déposées dans les sépultures portent clairement, d’un siècle à l’autre, la valeur de symboles authentiques et certifiés d’une souveraineté, il faut que se développe une réflexion sur leurs sens et les pratiques dont elles témoignent ; enfin, pour que l’historien puisse aujourd’hui en tenter une interprétation, il faut des inscriptions, des textes transmettant jusqu’à nous au moins quelques indices permettant d’en supputer la signification éventuelle. Or de tels documents écrits tardent à venir. Ils ne prennent de l’importance que vers le milieu du Ier millénaire avant notre ère, 4

Fin de la culture de Dawenkou 大汶口 (vers 4300-2400 avant notre ère) et culture de Longshan 龙山/龍山 (vers 2400-1800 avant notre ère).

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à partir du temps de Confucius (vers 550-480 avant notre ère), quand la transmission par l’écriture commence lentement à consolider, puis à supplanter la tradition orale. C’est alors, mais alors seulement, que l’on commence à voir sourdre discours et interrogations à propos des rituels, notamment les plus solennels d’entre eux : ceux que développèrent un millénaire plus tôt les maîtres du bassin central du fleuve Jaune, là où apparaissent, vers 1200 avant notre ère, de premières formes de notation d’où naîtra lentement (il faudra encore plusieurs siècles) l’écriture chinoise. Les vases de bronze des premières dynasties royales A partir du milieu du IIe millénaire avant notre ère en effet, une famille dite des Shang 商 domine la région de l’actuel Henan, dans le bassin du fleuve Jaune. Elle y bâtit, d’une capitale à l’autre, des lieux cultuels ainsi que des villes murées, tandis qu’elle dépose ses morts de haut parage dans des cimetières d’un appareil solennel. Elle constitue la première dynastie royale qu’attesteront bientôt des signes graphiques (des emblèmes, fuhao 符号/符號, coulés dans les vases cérémoniels), puis, en fin de période (vers 1200-1050 avant notre ère), de brèves inscriptions (dites « inscriptions sur métal », jinwen 金 文, figurant elles aussi sur les vases de bronze) : c’est sous l’autorité de ces souverains que la Chine du fleuve Jaune fait donc son entrée dans l’histoire. En cette époque des débuts de la métallurgie (apparue en cette région vers 1800 avant notre ère) et des premières cités-Etat (vers 1600 avant notre ère), un certain nombre de choix rituels se mettent ainsi en place ; ils continueront d’être reconnus bien au-delà du temps qui les a vus naître. Les témoins porteurs de la plus forte valeur symbolique en sont de lourds vases de bronze, rappelant la légende du roi Shun 舜, celui qui modelait des récipients au bord de la rivière. Ces pièces traduisent avec emphase la puissance de ceux qui contrôlent tant les gisements de minerais que l’activité des artisans capables de les traiter (pour en faire soit des objets rituels, soit des armes - celles, justement, qui permirent aux Shang d’imposer leur domination sur les populations d’un territoire relativement étendu). 26

Le cérémonial le plus solennel, dont les vestiges archéologiques permettent de rendre compte avec une relative précision, est un banquet offert aux ancêtres que partagent symboliquement les vivants et les morts, soit à différentes époques de l’année, dans le temple où l’on honore la mémoire des défunts, soit à l’occasion des funérailles, aux abords de la tombe. Peu à peu, la « vaisselle » nécessaire (du chaudron à la coupe à boire, en passant par divers plats de service et les braseros pour chauffer ou cuire les aliments) en vient ainsi à exprimer le « pouvoir royal » (wangquan 王 权 / 王 權 ). Ce processus semble particulièrement lisible à Yinxu 殷 墟 (à Anyang 安阳/安陽, au Henan) qui fut la dernière capitale des Shang (vers 1350-1050 avant notre ère). Depuis une trentaine d’années, le site peut-être le plus représentatif de ce lieu en lui-même emblématique, est une sépulture, aménagée vers 1250-1200 avant notre ère. Mise au jour en 1976, elle fut fouillée à partir de 1977. Il s’agit d’une tombe inviolée et donc peu ou pas dérangée au moment de sa découverte - un fait rarissime qui donne au lieu tout son prix, puisque le mobilier funéraire s’y trouve non seulement intact, mais conserve sa disposition initiale5. Construite avec grand soin et un apparat solennel dont témoignent les sacrifices de seize humains et de plusieurs chiens, la fosse, tapissée de madriers recouverts de laque rouge et noire (dont il reste quelques traces), fut, à l’origine, surmontée d’un tumulus (aujourd’hui disparu). Elle renfermait, outre un grand nombre de jades d’une qualité et d’une iconographie également rares, un stupéfiant ensemble de bronzes dont le poids total atteint 1,6 tonne de métal6. Les vases en constituent la plus grande partie. Plusieurs portent une 5 Les tombes des Shang étaient, après installation, entièrement remplies de terre et rien ne pouvait donc, en théorie et sauf intrusion, y bouger. 6 Cette tombe renfermait : 468 bronzes (parmi lesquels 130 armes, 23 cloches, 27 poignards, 4 miroirs et 4 tigres ou têtes de tigres) ; 755 jades ; 63 pierres ; 5 ivoires ; près de 500 épingles à cheveux en os ou parfois en jade et 20 pointes de flèches en os ; 11 poteries et 6 900 cauris (de petits coquillages servant de monnaie, ainsi que de talismans). Voir entre autres : Danielle Elisseeff, Art et archéologie : la Chine du Néolithique à la fin des Cinq Dynasties (960 de notre ère). Paris, Ecole du Louvre/Réunion des Musées nationaux, 2008, p. 138-147.

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inscription (Si mu xin 司母辛) évoquant « la mère » ; ce fait suggère qu’ils auraient été vraisemblablement commandés par les enfants ou les petits-enfants de la défunte ; à tout le moins permettent-ils de nommer leur propriétaire. En comparant ces mentions avec des inscriptions oraculaires de la même période, les paléographes suggèrent une identification possible : il s’agirait de Fu Hao 妇好/婦好 7, une concubine royale, l’une des épouses du roi Wu Ding 武丁 (reg. 1324-1266 avant notre ère) − une femme exceptionnelle qui fut aussi, à ses heures, chef de guerre. Conformément à l’usage des rituels dont l’archéologie atteste les dispositions en ce temps, cet ensemble comporte (outre 130 armes et 23 cloches) une majorité de récipients de tous ordres, indispensables à la préparation des mets et des boissons pour un banquet protocolaire. Ces contenants divers portent tous un décor qui, comme cela se pratique alors, s’organise en registres, enfermé graphiquement dans les compartiments qu’implique, pour la fonte des objets, l’emploi de moules à sections. Selon le style en usage à l’époque, la caractéristique formelle de ces pièces et des thèmes iconographiques qui les animent est de conjuguer une utilité pratique, soigneusement étudiée, et une richesse graphique insurpassée, évoquant les forces d’un monde animal surpuissant. Les motifs combinent ainsi le plus souvent des animaux, réels ou reconnaissables, et des créatures hybrides imaginaires (comme des dragons), représentées de profil. Néanmoins, le décor le plus courant, comme sur tous les beaux vases rituels de ce temps, est le taotie (饕餮) − un masque animalier, d’apparence à première vue féroce ; mais, dépourvu de mâchoire inférieure, il devient, en réalité et malgré son évidente ambivalence, un thème plus protecteur que menaçant. Ainsi, la tombe de Fu Hao rassemble tout l’apparat symbolique dont on entourait alors un grand personnage : des victimes sacrificielles humaines et animales, des jades, des ornements divers, quatre miroirs, quelques poteries, des cauris d'une 7

Les inscriptions chinoises oraculaires font apparaître à diverses reprises, et sur une longue période (mais s’agit-il de la même personne ?), une Fu Hao épouse de roi, exerçant aussi les fonctions de général et menant de multiples campagnes militaires contre les Qiang (羌) – l’un des peuples vivant à la périphérie des territoires que contrôlent les Shang et rebelles à leur autorité.

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variété servant de monnaies, des armes (dont des haches à décapiter), des instruments de musique ou de signalisation militaire (les cloches, servant avec le tambour à donner des ordres dans la bataille) et, surtout, ce riche ensemble de vases à préparer, cuire, conserver, présenter et enfin consommer les aliments et les boissons. Pourtant, Fu Hao − quelle que soit sa personnalité et sa puissance qui semble avoir été réelle - n’a jamais exercé ellemême le pouvoir suprême, celui que détenait seul son souverain. Cela signifie qu’en ce temps, les chaudrons de bronze marquent indéniablement un statut social élevé, voire l’appartenance à une famille régnante, mais ne sont pas exclusivement liés à l’exercice direct et personnel de la souveraineté. Pour qu’une première étape en ce sens soit franchie, il faut attendre la dynastie suivante, celle des Zhou 周 qui évince les Shang vers 1050 avant notre ère. Quand des vases deviennent des regalia Les Shang ne régnaient que sur une petite partie du bassin moyen du fleuve Jaune (la région du Henan). Lorsqu’un autre clan, celui des Zhou 周, implantés plus à l’ouest (au Shaanxi), les chasse (au milieu du XIe siècle avant notre ère) et envahit leurs terres, l’étendue de l’Etat ainsi constitué s’élargit considérablement. Ces nouveaux maîtres de la vallée du fleuve Jaune, ajoutant leurs territoires à ceux qu’ils viennent de conquérir, règnent désormais sur un espace beaucoup plus vaste, si vaste qu’ils vont assez vite peiner à le maintenir sous leur domination. Peut-être en prennent-ils conscience, tout en sachant que l’autorité s’exerce autant par les symboles que par les armes : leur premier geste est de faire main basse sur les chaudrons de bronze appartenant à la dynastie disparue 8 . Sitôt sa victoire assurée en effet, Ji Fa 姬发 (celui qui recevra plus tard le titre posthume de roi Wu 武王) saisit les vases ancestraux des Shang et les partage entre ses parents et ses compagnons. Il est tentant d’y voir la confirmation de la valeur régalienne des récipients. 8

Lothar von Falkenhausen, « Les bronzes rituels des Zhou de l’Ouest (vers 1050-771 av. J.-C.) », in Alain Thote (éd.), Rites et festins de la Chine antique. Bronzes du musée de Shanghai, Paris, Paris musées/Findakly, 1998, p. 95-106.

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Mieux encore : les Zhou déplacent et installent à proximité de leurs propres lieux de culte les artisans capables de couler de tels vases, les fondeurs qui travaillaient précédemment pour les Shang 9. Ainsi, cette distribution des chaudrons ressemble fort à une cérémonie d’investiture : elle marque l’intronisation des personnalités qui vont devenir chefs des régions plus lointaines qu’ils gouverneront au nom du roi Zhou. Cela signifie aussi que posséder non seulement les vases, mais toute la chaîne de production permettant de les fabriquer, est, dès ce moment, déjà perçu comme un symbole particulièrement important du pouvoir suprême. Or ce fait, évoqué depuis longtemps 10 , connaît aujourd’hui une confirmation éclatante, grâce à une découverte bouleversante, survenue en avril 2003 à Meixian, 眉县/眉県 (Baoji, Shaanxi), dans le village de Yangjia 阳家村/陽家村 (Yangjiacun, littéralement : le « village de la famille Yang »). Placé en regard de cette trouvaille − une cache que l’on dut aménager à la fin des Zhou occidentaux (vers 770 avant notre ère) − le texte laconique de Sima Qian prend tout à coup une tournure et un sens particulièrement vivants. Le site renfermait en effet divers récipients de bronze appartenant à un clan dont le nom figure également dans d’autres inscriptions : un certain clan Shan (善), indéniablement proche du roi, mais ne régnant pas lui-même ; l’homme qui cacha ces objets faisait sans doute partie de ce clan. Or il se trouve qu’en ce début du VIIIe siècle avant notre ère, les rois Zhou, inquiets de la poussée démographique grandissante et turbulente de nouvelles populations à la périphérie de leur territoire, décidèrent de mettre la cour à l’abri des coups de main et de quitter leurs terres ancestrales du Shaanxi, pour transférer la capitale vers l’Est, à Luoyang 洛阳/ 洛陽, au Henan. Il est tentant d’imaginer un membre de la 9

Chavannes, tome I, p. 60. Shiji, Livre I, traduction d’Edouard Chavannes, Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, traduits et annotés par Edouard Chavannes (1865-1918). Tome premier. Paris, Adrien Maisonneuve, 1967, p. 60. Disponible en ligne sur : www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/index.html 10

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famille Shan qui, se voyant incapable d’emporter tous les lourds vases de son temple ancestral, en enterra une partie là, espérant pouvoir les récupérer plus tard. Mais il ne revint jamais à Yangjiacun et il fallut attendre près de deux mille huit cents ans pour que la terre les rendît. La pièce la plus importante, un plat pan 盘/盤, comporte une inscription de 350 caractères d’un intérêt absolument unique : elle donne la liste des douze premiers souverains des Zhou. De plus, à cette vasque extraordinaire s’ajoutent douze autres récipients, des chaudrons à cuire ding (鼎) portant chacun une inscription de 300 caractères ; or ces derniers donnent non seulement la liste des douze rois figurant déjà sur le plat pan, mais également des informations sur chacun des règnes considérés. C’est dire que, pour la première fois, ces témoignages stupéfiants permettent d’associer, preuve épigraphique à l’appui, les noms des premiers souverains Zhou à divers événements, jugés suffisamment importants pour être, justement, « coulés dans le bronze » et constituer ainsi la plus ancienne « chronique » chinoise jamais découverte à ce jour. C’est dire aussi que ces vases constituent un premier et incontestable témoignage sur le lien qui s’est alors formé entre les chaudrons de bronze et le pouvoir suprême : les vases déposés dans les tombes (ils permettent de communiquer avec les esprits des morts) ou ceux que l’on conserve dans les temples des ancêtres (afin de laisser des traces à ses descendants) constituent, à partir de ce moment, des documents solennels, voire sacrés, porteurs de faits historiques dont on a voulu rendre la mémoire indélébile. Communication et harmonie A partir de l’époque dite des « Printemps et Automnes » (vers 770-480 avant notre ère), les tombes des chefs de région commencent à renfermer systématiquement, outre les indispensables récipients, également divers instruments de musique, et notamment des cloches et des tambours de bronze, nécessaires à la pratique de la musique rituelle, celle dont Confucius, selon la tradition, disait :

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« Au départ, tous les instruments jouent à l’unisson. Puis chacun d’eux se dégage dans toute sa pureté, et ceci en accord parfait avec les autres, soutenu jusqu’à la fin »11.

Or, ici aussi, l’archéologie vient préciser les données de textes dont la chronologie véritable est souvent incertaine. La découverte (1977) de l’extraordinaire orchestre du désormais célèbre Yi 乙, « marquis » (hou 侯) de la principauté de Zeng 曾 (en chinois : Zeng hou Yi 曾侯乙), à Leigudun 擂鼓墩12, au Hubei, témoigne de l’importance de la musique dans ces sociétés anciennes, pour marquer, encore une fois, l’harmonie fondamentale devant régner entre les vivants et les morts ainsi qu’entre le souverain et ses sujets13. Le marquis Yi, enterré après 432 avant notre ère14, disposait ainsi d’un ensemble impressionnant de soixante-cinq cloches (dont certaines portent des inscriptions, mentionnant les sons qu’elles rendent 15 ), d’au moins trente-deux pierres sonores 16 , deux tambours, de flûtes ainsi que d’instruments à cordes (des cithares). La disposition des lieux, unique pour son temps, suggère − bien que nul ne puisse jamais être en mesure de le prouver − que le défunt était censé se servir de ces instruments

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Les Entretiens de Confucius, traduits du chinois et présentés par Anne Cheng. Paris, Seuil, 1981, p. 43. 12 Donald Harper, « Warring States Natural Philosophy and Occult Thought », in Michael Loewe et Edward L. Shaughnessy (eds.), The Cambridge History of Ancient China. From the Origins of Civilization to 221 B.C., Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 813-884. 13 Séraphin Couvreur (1835-1919, trad.), Li Ki (Liji). Mémoire sur les bienséances et les cérémonies. Tome I, rééd. Paris, Les Belles-lettres, 1950, p. 217. Disponible sur : www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html 14 Un document rarissime permet de la dater avec précision : il s’agit d’une inscription, gravée sur une cloche offerte au défunt par le roi du pays voisin de Chu 楚, qui mentionne la date du cadeau. Transposé dans le temps actuel, cela correspond à 432 avant notre ère. Nul ne sait cependant si ce présent très honorifique a été fait au moment de la mort du marquis ou précédemment. 15 TAN Weisi, « Récit de la découverte, des fouilles et des études de la tombe du marquis Yi de Zeng », La voix du dragon. Trésors archéologiques et art campanaire de la Chine ancienne, Paris, musée de la Musique, 2000, p. 63. 16 A l’origine, il devait y en avoir quarante et une, d’après les indications de l’inventaire déposé sur place.

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pour communiquer, soit avec ses ancêtres, soit avec ses descendants. Une seule chose apparaît sûre car elle est constamment corroborée par les découvertes archéologiques depuis près d’un demi-siècle : à l’époque, au début de la période dite des « Royaumes Combattants » (vers 480-221 avant notre ère), tous les chefs de région se font enterrer avec des ensembles d’instruments plus ou moins importants suivant leur rang et leur richesse, mais au moins avec un carillon de quelques cloches : celles-ci sont devenues un autre marqueur du pouvoir. Contestation Toutefois, l’existence d’objets manifestement chargés d’une forte valeur symbolique et, de ce fait, évoquant des regalia ne doit faire croire ni à une acceptation universelle et apaisée d’un pouvoir « central » (celui des Zhou) qui a très tôt été battu en brèche, et encore moins à la soumission unanime de tous à la notion même de pouvoir. Quels objets, en effet, peuvent vraiment entraîner le respect dans un pays où, dès le IVe siècle avant notre ère, un penseur aussi important que Zhuangzi 庄子/莊子 (vers 370-300 avant notre ère) dit à qui veut l’entendre que même les très vénérables rois mythiques Yao 尧/堯 et Shun 舜 (celui qui aurait fabriqué des vases au bord de la rivière) qu’ils « ont semé la ruine et la désolation ; ce sont des coupeurs de cheveux en quatre, des esprits mesquins qui en sont à compter les grains de riz quand ils font la cuisine … A promouvoir les sages, on attise les conflits, à donner des emplois à l’astuce, on encourage le vol … En vérité …Yao et Shun ont semé les germes du désordre et l’humanité en payera les pots cassés durant mille générations »17. Faut-il imaginer que ces « pots cassés » renvoient à l’unification impériale et à la standardisation des pays chinois, en 221 avant notre ère, sous le poids implacable des armées du pays de Qin 秦 ?

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Traduction de Jean Levi in « Zhuangzi et l’enfer du politique ». Etudes chinoises 29, 2010, p. 39-68 ; particulièrement p. 53.

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Les cérémonies supplantent les objets Moins d’un siècle plus tard néanmoins, l’usage des vases cérémoniels est confirmé et codifié, comme tout dans l’Empire, depuis l’écriture jusqu’aux dimensions des essieux et des routes, sans oublier le plus important d’un point de vue rituel : les sacrifices. Ces derniers sont repensés et conçus désormais pour tenter de revitaliser la religion ancienne des Zhou, et donner ainsi de la profondeur historique à la nouvelle dynastie (qui a pris le pouvoir, comme toujours, par la force). Ainsi s’établit à ce moment (au cours du IIe siècle avant notre ère) un modèle liturgique savant ; en fait, ce sont des lettrés qui l’inventent ou le réinventent, à partir de textes jugés anciens ; leur but, sur fond de lutte entre taoïstes et confucianistes, est d’affaiblir auprès des puissants l’influence traditionnelle des chamans et autres spécialistes des sciences occultes (les fangshi 方士) − influence jugée calamiteuse18. Ces raisons, auxquelles s’ajoutent également des considérations d’ordre cosmogonique, incitent les administrateurs lettrés à faire sortir les cultes les plus importants du cadre de la cour. C’est ainsi que le rituel le plus solennel depuis le milieu du Ier millénaire avant notre ère − le sacrifice à la divinité suprême et protectrice Taiyi 太 一 , le « Grand Un » − se pratique désormais hors les murs du palais, dans cette zone extérieure que l’on appelle jiao 郊 (un terme qui prend peu à peu, de ce fait, le sens de « banlieue »). La cérémonie, comportant l’abattage sur place puis l’offrande sanglante des dépouilles écorchées de « trois grands animaux » (un mouton, un porc, un bœuf), se pratique au moment du solstice d’hiver. Prédominant dès le règne de l’empereur Han Wudi 汉武帝/漢武帝 (reg. 14118

Christian Malet rappelle qu’à ce moment précis s’ouvre également un chapitre passionnant de l'histoire de la médecine chinoise. Cette époque marque en effet la victoire finale des praticiens sur les 方士 (que J. Needham nomme plaisamment « gentlemen » versés dans les sciences occultes). Cette victoire se traduisit notamment par le fait que le terme désignant les praticiens (yisheng) s'écrivit désormais 醫生 et non plus 毉生, la jarre emplie de vin nouveau 酉 yŏu remplaçant, pour le plus grand bien des patients, la sorcière 巫 wú !

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87 avant notre ère), ce rituel, intégrant progressivement une multitude de pratiques régionales dans la liturgie impériale, glisse ainsi peu à peu du culte de Taiyi à celui du Ciel. Les formes les plus emblématiques, mais aussi les plus rares, bien que la littérature y fasse souvent référence, en sont les sacrifices feng et shan 封禪 19qui se pratiquent, en principe, sur le mont Tai20, le Taishan 泰山 − la plus sainte des montagnes sacrées chinoises − face au soleil se levant sur le Shandong : le sacrifice à la terre, au pied de la montagne ; celui au ciel, en son sommet. Dès lors, le pouvoir suprême s’exprime moins à travers des objets 21 que par le biais de telles cérémonies à forte valeur symbolique. Des figures anciennes, seul le dragon, cette antique incarnation de la nature, capable de se déplacer dans les éléments les plus divers, prend alors son sens plein.

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Marianne Bujard, « Le ‘Traité des sacrifices’ du Hanshu et la mise en place de la religion d'État des Han ». Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient 84, 1997, p. 111-127. Disponible sur : www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_03361519_1997_num_84_1_2475 20 Grand Ricci : 1. (Relig. chin.) a. Élever un autel (sur le mont 泰山 Tai Shan) [pr le sacrifice au Ciel] et nettoyer l’aire du sacrifice (sur le mont 梁甫 Liang Fu) [pr le sacrifice à la Terre]. b. Les sacrifices 封 fēng et 禪 shàn offerts respectivement au Ciel et à la Terre par les empereurs depuis la dyn. 漢 Han. 2. (Litt. chin.) Les sacrifices Feng et Shan : l’un des 八書 bā shū ou Huit traités du 史記 Shi Ji. Il n’est pas question ici des moyens d’authentification des actes impériaux. Sur ce dernier thème, voir par exemple : Françoise Aubin, « To Impress the Seal : A technogical Transfer ». In Isabelle Charleux, Grégory Laplaced, Roberte Hamayon, Scott Pearce (eds.), Representing Power in Ancient Inner Asia : legitimacy, Transmission and the Sacred. Western Washington University, Center for East Asian Studies, 2010, pp. 159-205. 21

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Document

L’INTRONISATION DU DERNIER EMPEREUR DES QING 清 Une « Note bibliographique : Chine » 1 du Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient relate l’intronisation du très jeune (il n’a pas trois ans) empereur Xuantong 宣統 (Puyi 溥仪 /溥儀)2 : celui qui, balayé par la révolution de 1911-1912, sera le « dernier empereur » de Chine. Voici l’essentiel du protocole de la cérémonie, tel que tente de le restituer en détail cette publication, en se fondant sur un reportage paru le 15 décembre 1908 dans un journal japonais, le Kokumin shimbun 國民新聞. Ce rituel d’intronisation implique un parcours au sein de la Cité interdite ; celui-ci commence au Qianqinggong 乾清宫 (le « Palais de la pureté céleste », où l’empereur recevait traditionnellement les fonctionnaires et offrait le banquet du Nouvel An) et se termine en son point symbolique le plus chargé de sens : le « Palais de l’harmonie universelle » (Taihedian 太和殿). Le 2 décembre 1908 au matin, de nombreux détachements d’infanterie prennent position autour de la Cité interdite. Tandis que, dans le Taihedian 太 和 殿 , le personnel du Grand Secrétariat et celui du ministère des Rites s’affairent à décorer le lieu, d’autres fonctionnaires, à l’entrée du palais, installent au-dessus de la porte Tian’anmen 天 安 門 une sculpture représentant un phénix ; celui-ci tient en son bec une copie du rescrit impérial désignant Puyi comme héritier. Bientôt, plusieurs personnages font leur apparition : les grands chanceliers (ils portent le rescrit) et les secrétaires du 1

Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient 8, 1908, p. 596-598. Il a été désigné comme héritier présomptif de l’empereur Guangxu 光绪 (reg.1875 -1908) par l’impératrice douairière Cixi 慈禧 (1835-1908).

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Document Grand Secrétariat (munis de tout ce qu’il faut pour écrire). La cérémonie peut commencer. Les chanceliers se rendent d’abord au Qianqinggong 乾清 宫 ; ils demandent qu’on leur donne le sceau impérial qu’ils emportent aussitôt ; ils vont le déposer sur la table placée devant le trône au Taihedian. Les maîtres de cérémonie font alors entrer au palais les princes de premier rang (les princes mandchous) ; puis ils accueillent les princes mongols, puis les ducs et les hauts fonctionnaires et les conduisent à leur place : tous doivent se tenir en rangs, selon un ordre hiérarchique précis, les uns audelà de Tian’anmen, les autres au sud de la Rivière d’or 金水 (la rivière artificielle qui traverse la cour du palais en sa partie sud). A 11h 30, sur l’invitation du ministre des Rites, l’empereur, vêtu de blanc (la couleur du deuil, pour honorer la mémoire de son prédécesseur l’empereur défunt), fait son entrée d’abord au Huangjidian 皇極殿 (le « Palais de la Perfection impériale », où se déroulent habituellement les cérémonies officielles et les audiences), puis au Qianqinggong 乾清宫, porté dans les bras du régent. L’enfant exécute trois génuflexions, puis neuf prosternations rituelles. Il reçoit alors le « mandat » (shouming 受命 ) du Ciel. Toujours sur l’invitation du ministre des Rites, l’empereur quitte à ce moment ses vêtements de deuil et revêt un habit de cérémonie. Ainsi paré, il va saluer l’impératrice douairière3 qui est, elle aussi, en grande tenue. Le jeune empereur répète devant elle la série des trois génuflexions et des neuf prosternations. Pendant ce temps, le bureau des Equipages fait avancer une « litière dorée » dans laquelle on installe l’enfant ; il doit se rendre dans la partie du palais où sont installées les salles faisant office de bureau : le cortège gagne ainsi le Baohedian 保 3

L’épouse de l’empereur défunt, Guangxu.

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Document 和 殿 (le « Palais de l’harmonie préservée » ; c’est là où l’empereur reçoit en personne, notamment les lauréats du doctorat). A nouveau le ministre des Rites intervient ; il faut, cette fois-ci, transférer l’empereur au Zhonghedian 中 和 殿 (le « Palais de l’harmonie du milieu [ou harmonie parfaite] » ; un bâtiment où l’empereur effectue des offrandes et vient quotidiennement). Les chambellans, les officiers des gardes, les membres du Grand Secrétariat, de l’Académie Hanlin 翰林 et de la cour des Censeurs ainsi que les porteurs de bannières font à leur tour trois génuflexions et neuf prosternations devant l’empereur, puis se retirent. L’empereur se rend enfin au Taihedian où se trouve le trône de parade et c’est ici qu’a lieu la véritable intronisation : le jeune souverain prend place, faisant face au sud ; le Grand chambellan s’approche et lui présente le rescrit (zhaoshu 詔書) sur lequel un chancelier appose le sceau (en rouge, en signe de prospérité). Le Grand chancelier se saisit alors du rescrit dûment authentifié et se rend à la porte centrale pour le remettre aux ministres des Rites. Ceux-ci placent le document dans une cassette aussitôt confiée à des fonctionnaires du même ministère. Ces derniers quittent immédiatement les lieux afin d’aller remettre la cassette aux fonctionnaires du palais tandis que les ministres des rites annoncent à l’empereur que la cérémonie est terminée. On emporte alors l’empereur au Dongcedian 東側殿 (le « Palais de l’est »), où il change de vêtement une nouvelle fois. Puis un certain nombre de fonctionnaires reçoivent l’ordre de répandre la nouvelle de cette intronisation auprès des principaux sanctuaires : le temple du Ciel, le temple de la Terre, le temple des Ancêtres, l’autel du dieu du Sol, le temple de Confucius.

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Document Pendant que la nouvelle se diffuse ainsi, tout Pékin est en liesse et la foule se presse à Tian’anmen pour entendre la lecture du rescrit d’intronisation. Danielle ELISSEEFF

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SUR LES TROIS OBJETS SACRÉS DU JAPON

Jane COBBI Ethnologue, CNRS Une longue tradition vivace1 La monarchie héréditaire du Japon se caractérise par une continuité considérée comme la plus longue dans le monde. Et depuis vingt-cinq siècles, un certain nombre d’objets matériels sont liés à son exercice sans interruption ; on s’interrogera sur la nature du pouvoir attribué à ces objets remis au souverain pour son intronisation : officiellement chargés des valeurs les plus hautes, ils n’apparaissent cependant qu’une fois, le jour de la nomination de l’empereur, et au moment même de son accession au trône. L’intronisation ne repose pas sur un couronnement au sens étroit, dans la mesure où l’empereur ne reçoit pas une couronne ou autre accessoire de tête, mais d’autres objets voués à cette transmission : trois supports symboliques déterminés sont en effet remis de génération en génération aux empereurs, pour affirmer la légitimation de leur pouvoir. Et ceux-ci leur attribuent une importance telle qu’à la fin de la guerre mondiale en juillet 1945, l’empereur recommandait à son conseiller, Kido Kôichi, de les protéger « à tout prix » (Kido, 1966, p. 1121). Regalia du Japon Que ces objets fassent preuve de la légitimité du pouvoir impérial est attesté au XIVe siècle : alors que deux dynasties rivales aspiraient au trône simultanément, c’est la possession de ces regalia qui a permis de trancher en faveur de la dynastie du sud, et de fixer la généalogie et le nom des règnes. Le nom qui désigne ces objets et l’origine qui leur est attribuée indiquent aussi qu’ils sont chargés de rappeler la nature divine de l’empereur. Le terme utilisé est jingi, composé 1

Texte provisoire d’une étude qui est encore à développer.

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de deux sinogrammes au sens de « divin » (kami ou jin) et de « réceptacle » (utsuwa ou ki ou gi), précédé de l’indication du nombre trois (« trois sortes », sanshu). C’est sous l’appellation de sanshu no jingi (littéralement « objets divins de trois sortes ») qu’on les trouve, par exemple dans les rubriques de dictionnaire, et dans les ouvrages d’histoire. Les auteurs français les désignent sous divers termes, « trois Trésors sacrés », « insignes impériaux », « objets sacrés », etc. « L’essence mystérieuse de la dignité impériale s’est réfugiée dans la forme symbolique de trois objets sacrés : le miroir, le sabre et le joyau » (V. et D. Elisseeff, 1987, p.157) Les regalia du Japon, ou Trois Trésors Sacrés (Sanshu no Jingi), sont trois objets individualisés, en outre dotés d’un nom propre dès leur origine : l’épée, nommée Kusanagi (no Tsurugi), le joyau Yasakani (no Magatama), le miroir Yata (no Kagami). Bien que leur emplacement actuel soit assez mal connu, il est communément admis que l’épée est conservée dans le sanctuaire de Atsuta à Nagoya, le joyau dans le Palais impérial (Kokyo) à Tokyo, et le miroir dans le Grand Sanctuaire d’Ise. Une copie du miroir est conservée aussi dans l’un des trois Sanctuaires du Palais, le Kashikodokoro (Kido Kôichi, 1966, pp. 1120–21). Données mythologiques Selon les deux grands récits mythologiques, Kojiki (An 712) et Nihon Shoki (An 720), ces trésors remonteraient à Ninigi-noMikoto, ancêtre de la famille impériale, petit-fils de la divinité du soleil Amaterasu. Celle-ci, en lui confiant les trois objets divins, aurait chargé le jeune Ninigi d’apporter la paix en arrivant pour la première fois sur la terre japonaise pour fonder la dynastie impériale. Et elle lui aurait remis le miroir avec ces mots « Quand tu regarderas ce miroir, mon petit-fils, ce sera comme si tu me regardais moi-même. Conserve-le avec toi, dans le même lit, sous le même toit, c’est ton miroir sacré. Illumine le monde entier d’un éclat pareil à celui de ce miroir ». En ajoutant alors le joyau de prospérité croissante, de forme courbe, et l’épée des nuages amassés, complétant les Trois Trésors, elle dit encore « Règne sur le monde, de par le pouvoir merveilleux de ce joyau ; et soumets ceux qui ne t’obéiront pas

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en brandissant cette épée divine ». (Kitabatake Chikafusa, Jinnô shôtoki, pp. 1-22). Selon le Kojiki, Amaterasu serait née du dieu Izanagi, après qu’il ait perdu Izanami, à Yomi ; d’après le Nihon Shoki Izanagi et Izanami, encore vivante, décident ensemble de créer la divinité qui régnera sur le monde, Amaterasu, et lui donnent, selon certains commentateurs, le collier de perles recourbées. Bien que certains détails divergent dans le Nihon Shoki et le Kojiki, les deux textes donnent une version similaire de l’épisode central : la divinité Amaterasu, en se réfugiant dans une grotte, a plongé le monde dans l’obscurité, ce qui a provoqué d'innombrables désastres. Les dieux cherchent un moyen pour l’attirer au-dehors. Et c’est la divinité Ame-noUzume qui réussit à la faire sortir, en exécutant une danse qui fait rire aux éclats toute l’assistance et en accrochant à un arbre devant la grotte le joyau (tama, collier de pendentifs), et un miroir fabriqué à cette occasion (Martin, p.238). Dans un autre épisode, le Kojiki rapporte aussi que Susanoo, jeune frère turbulent (il est dieu de la tempête), après de nombreux désordres, offre en cadeau d’excuse à Amaterasu l’épée Kusanagi (« Epée-Fauchant-l'Herbe ») trouvée dans une queue du serpent à huit têtes et à huit queues (Orochi) qui terrorisait la province d'Izumo. Données archéologiques Les découvertes archéologiques ont permis d’identifier des précédents anciens des regalia, jarres funéraires de l’époque chalcolithique Yayoi, tombes des grandes sépultures de l’âge du fer, etc. Ce que l’on donne pour le « joyau » est une sorte de pendentif en forme de virgule, percé d’un trou, enfilé en collier, nommé tama ou magatama. Dans des sites de l’époque Jômon ont été trouvés divers pendentifs en forme de griffes ou de dents de fauves, réelles ou reproduites dans la pierre. A l’époque suivante (dite Yayoi) des griffes façonnées en verre ou dans la pierre ont été trouvées dans plusieurs sites et, en plus grand nombre encore, à l’époque des tumulus (kofun). V. et D. Elisseeff mentionnent un miroir trouvé dans un site d’Osaka, de 36 cm de diamètre, décoré d’une frise de trentecinq magatama disposés en cercle. Ils évoquent aussi d’autres

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exemplaires de miroirs très anciens, gardés dans le conservatoire Shôsoin et le temple du Todaiji (1987, p. 158). La cérémonie d’intronisation La cérémonie dite d’« intronisation » (sokui), ou « cérémonie du couronnement » (tairei-shiki), est présentée comme la confirmation publique que l’empereur est détenteur des Trois Trésors sacrés, hérités de longs siècles de transmission. L’historien Ponsonby-Fane en décrivant celle qui était organisée en novembre 1928 en l'honneur de Hirohito, parvenu au trône après la mort de son père Yoshihito, en décembre 1926, montre que l’événement fut bien organisé selon ces normes (R. Ponsonby-Fane, 1959, p. 349). La cérémonie d’intronisation se déroule en trois parties, dont la première est occupée par la remise des regalia à l’empereur, suivie de l’intronisation proprement dite, puis de la célébration des offrandes ou Grandes Prémices (daijo-sai). La remise des Trois Trésors La transmission des Trois Trésors divins est la partie la plus simple de la cérémonie ; elle a lieu immédiatement après la mort du dernier souverain, et consiste à remettre officiellement au nouvel empereur des boîtes contenant les objets sacrés : 1. Une reproduction de l’épée (tsurugi) nommée Kusanagi no tsurugi (litt. « Epée faucheuse d’herbe »), dont l’original se trouve dans le sanctuaire Atsuta à Nagoya. 2. Un collier de perles de jade ou de pierres semi-précieuses, Yasakani no magatama, qui remonte à l’époque de Heian, habituellement conservé au Palais Impérial à Tokyo. 3. Un miroir, Yata no kagami (« Miroir à huit pétales »), considéré comme le corps (go-shintai) de la divinité Amaterasu, et conservé au Grand Sanctuaire d’Ise. C’est le plus important des Trois Trésors, pour lequel des messagers impériaux, chargés d’annoncer l’intronisation du nouvel empereur, sont envoyés à Ise. La transmission de ces « objets divins » à l’empereur est assurée par les grands officiants shintô ; elle constitue l’étape principale de la cérémonie d’intronisation impériale depuis la fin du VIIe siècle (690). La cérémonie se déroulant en milieu

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fermé, et le public n’ayant pas accès à la cérémonie, la remise des regalia ne peut elle-même être suivie que de l’empereur et de quelques officiants shinto, qui sont seuls à voir les « objets divins ». On ne s’étonnera donc pas que ces objets ne soient jamais représentés, et que l’on ne puisse en trouver aucune figuration, en dessins ni en photos. Néanmoins, un changement manifeste est intervenu au cours de la dernière cérémonie connue : deux des Trois Trésors, le joyau et l’épée, ont été montrés − emballés comme des paquets −, de même que le sceau de l’empereur et le sceau d’état, pour l’intronisation de l’empereur actuel Akihito, en janvier 1993. Le rite d’intronisation proprement dite L’intronisation proprement dite vient en seconde partie de la cérémonie, et comporte elle-même deux parties distinctes. La première, organisée le matin, est adressée aux ancêtres, pour les informer de l’avènement de leur descendant. La seconde a lieu l’après-midi et constitue la partie principale de la consécration : l’empereur lui-même fait la proclamation qu’il est maintenant Tenno, et qu’il en assume la charge. Le dispositif matériel du rite d’intronisation Une construction provisoire, très simple, est installée sous un dôme, et le siège d’intronisation est posé sur un grand piédestal carré et laqué de noir (comme le siège), appelé Takamikura. Après un bain rituel, l’empereur est entièrement habillé d’un vêtement de soie blanche, à longue traîne. Afin que ses pieds ne touchent jamais le sol, on déroule sous ses pas devant lui une natte que l’on enroule derrière, au fur et à mesure qu’il avance. Au-dessus de sa tête, une ombrelle terminée par un phénix en bois sculpté est déployée pour empêcher qu’aucune souillure ne vienne se poser sur sa personne. L’empereur, entré par le côté nord, avance vers son siège et s’assoit. L’assistance restreinte se tient immobile, du côté sud ; les prêtres lui remettent Kusanagi l’épée et Yasakani le joyau, sur des plateaux posés près de lui. Un sceptre lui est également présenté, fait d’une sorte de planchette de bois oblongue. En 1928, un article du Time magazine décrit avec précision l’intronisation de l’empereur Hirohito, père du souverain actuel,

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Akihito : après une cérémonie de trois ou quatre heures, l’empereur informe à voix haute ses ancêtres qu’il accède au trône. Le monarque fait face à son Premier Ministre, qui est là pour représenter le peuple japonais ; il lui adresse l’annonce de son accession au trône, et en appelle à ses sujets pour l’assister dans sa charge et dans la réalisation de ses aspirations. Le Premier Ministre, en réponse, lui promet respect et fidélité ; aussitôt retentit, par trois fois, le cri de l’assistance « Banzai ». Selon cet article, l’heure exacte de cette ovation avait été annoncée, si bien que par synchronisation précise, les Japonais du monde entier pouvaient crier « Banzai » au même instant qu’au Japon2 ! Célébration des offrandes : Les Grandes Prémices, daijo-sai. Le dernier des trois rites, et le plus important, est le Daijosai : c’est une célébration en offrandes de nourritures adressées aux divinités, une sorte de Grand « Thanksgiving ». Deux rizières, sélectionnées et purifiées selon les rites de purification shinto, sont cultivées par des familles paysannes en très bonne santé. Les récoltes de riz cultivé sont stockées dans des greniers spéciaux, le riz est considéré comme « support » ou « corps » (go-shintai) des divinités et des puissances surnaturelles. Chaque épi, plein et entier, doit être cuit après avoir été nettoyé un par un. Ce riz cuit présenté parmi les nourritures d’offrande, et du saké est également préparé à partir de ce riz, pour être offert aux divinités. Matsudaira donne une description détaillée de ces prémices d’avènement (1955, p.9-13). L’empereur disparaît de la vue de l’assistance, pour deux longues séances successives dans deux sanctuaires, où il offre du vin de riz et des nourritures à la divinité Amaterasu. Il boit lui-même un peu, en priant pour le bien-être du pays et pour la paix sur terre. Puis, à genoux sur la natte, dans la direction du Grand Sanctuaire d’Ise, l’empereur présente vers la divinité les offrandes de saké, riz, millet, légumes, poissons, « produits de 2

La cérémonie était encore célébrée à Kyoto, l’ancienne capitale, alors qu’en 1990, l’intronisation de l’empereur actuel était organisée à Tokyo.

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la mer et produits de la terre ». Il consomme lui-même quelques grains du riz consacré, dans un geste de communion avec Amaterasu. Après cela ont lieu trois banquets, puis une visite aux sanctuaires principaux des divinités considérées comme ses ancêtres. Deux petits bâtiments à toit de chaume ont été érigés dans un espace délimité, l’un pour les musiciens, l’autre pour contenir une large couche en son centre. L’aménagement de ces deux constructions est de type ancien, avec un mobilier restreint et une vaisselle d’argile cuite non vernissée, comme dans les sanctuaires. Au cours du rite d’intronisation, l’empereur doit procéder à une union symbolique entre le peuple japonais et la divinité, selon une tradition qui remonte officiellement au VIIe siècle ; l’empereur en personne étant censé s’unir rituellement à la déesse Amaterasu dans un de ces bâtiments, selon une modalité tenue secrète, un débat est survenu au moment de l’avènement d’Akihito, 125e empereur de la dynastie, dont l’intronisation a été célébrée en 1990. La controverse venait des tenants de la démocratie, défenseurs de la séparation entre politique et religieux En outre, le rite des Grandes Prémices, qui clôt la cérémonie d’intronisation impériale de façon solennelle, n’ayant pas été mentionné dans la Constitution imposée par Mac Arthur après la Seconde Guerre mondiale, sa présence a posé un problème de légitimité constitutionnelle au moment de l’accession au trône de l’empereur actuel, Akihito. Valeurs et polysémie des objets divins de trois sortes Sortis de leur écrin respectif, mis en scène au cours d’un rite complexe et minutieux, les « objets divins de trois sortes » sont investis du rôle de « signe » (shirushi), de « substitut » (shiro), de « corps divin » (go-shintai), voire de « substance » (monodane) comme dans le Nihon Shoki. Ils véhiculent une série de valeurs premières, explicitées par plusieurs auteurs, telles les trois vertus fondamentales que sont bravoure (l’épée), sagesse (le miroir), et bienveillance (le joyau). La vertu attribuée très tôt à ces objets renvoie aussi à des

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aspects connus de la cosmogonie chinoise, comme l’indique un document du XIVe siècle, Jinnô shôtoki, du chroniqueur Kitabatake Chikafusa. Le soleil et la lune représentant le double principe mâle et femelle, yang et yin, dont l’alternance cyclique est source de vie, « les symboles impériaux ont été transmis (au Japon) de même que le soleil, la lune et les étoiles demeurent dans le ciel ; le miroir a la forme du soleil, le joyau contient l’essence de la lune, et l’épée la substance des étoiles. » L’auteur ajoute aussi : « La vertu du joyau réside dans sa douceur et sa modestie, il est la source de la compassion. La vertu de l’épée réside dans sa force et sa résolution, elle est la source de la sagesse ». Au miroir il attribue un rôle plus complexe : « Le miroir ne possède rien en lui-même ; sans désir propre, il reflète toutes choses, et montre leurs vraies qualités. La vertu du miroir réside dans sa réaction aux qualités des choses et figure ainsi la source de toute sincérité ». Le miroir suggère bien des interprétations, et des auteurs comme Yamazaki Anzai ont insisté sur l’éclat et la pureté qui caractérisent ce « support » particulier. Renvoyant inévitablement à autre chose que lui-même, il constitue un point d’appui (yori-shiro) où se rencontrent l’abstraction pure et le substrat matériel. Le miroir, qui a aussi été chargé d’accompagner le mort dans son voyage vers l’au-delà, est investi depuis les temps anciens de vertu protectrice : Le poète Ki no Tsurayuki, gouverneur de la province de Tosa au Xe siècle, rapporte qu’en jetant un miroir à la mer on sauva un bateau de la tempête, soudain calmée (Le Journal de Tosa, p 51). Il est fréquent que les sanctuaires shinto conservent encore un miroir, dans la châsse principale, pour sa valeur protectrice. Pour revenir à Kitabatake Chikafusa, il cite dans son récit les paroles édifiantes attribuées à Amaterasu, dans le Kojiki : « Alors la Grande Déesse, prenant dans ses mains le précieux miroir, le donna à son petit-fils, lui disant : Quand tu regarderas ce miroir, mon enfant, ce sera comme si tu me regardais moimême. Conserve-le avec toi, dans le même lit, sous le même toit, c’est ton miroir sacré. Illumine le monde entier d’un éclat pareil à celui de ce miroir ». Et, ajoutant « le joyau de forme courbe figurant la prospérité croissante, et l’épée des nuages

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amassés, pour compléter les Trois Trésors », elle dit : « Règne sur le monde, de par le pouvoir merveilleux de ce joyau ; et soumets ceux qui ne t’obéiront pas en brandissant cette épée divine. » (Kitabatake Chikafusa, Jinnô shôtoki, pp. 1-22). En conclusion on retiendra que la conservation de ces objets sacrés, et leur transmission concrète à chacun des empereurs officiellement nommés sont, depuis la rédaction des Codes au VIIe siècle, des moyens de rappeler régulièrement les valeurs par lesquelles la monarchie avait cherché à unifier l'archipel et à créer un Etat fort et centralisé. Comme si la société japonaise voulait assurer, au sommet de son organisation, la continuité de son fonctionnement par l’expression, indirecte et réitérée, des valeurs principales véhiculées par les trois trésors. Le recours à la trifonctionnalité d’objets merveilleux, combiné à la répétition de célébrations de type magique, permet ainsi de renforcer l’organisation de l’univers et notamment la construction socio-politique, par le biais d’une matérialisation constante. Dans son étude « Le rituel des prémices au Japon » (1955), l’auteur Matsudaira Narimitsu concluait ainsi : « L’univers est une entité composée de deux mondes différents par nature : le monde spirituel et le monde matériel. Le monde spirituel est au-dessus de la portée de nos sens ; nous ne le reconnaissons que par les effets qu’il produit sur le monde matériel. Pourtant, ce sont les êtres spirituels qui possèdent la puissance surnaturelle sans laquelle aucune chose matérielle ne peut ni agir, ni vivre. Le monde humain n’existe que là où les éléments des deux mondes se combinent. »

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Références Dictionnaire historique, Maison franco-japonaise, Fascicule XVI, Tokyo, Kinokuniya, 1992. Elisseeff Vadime et Danielle, La civilisation japonaise, Paris, Arthaud, 1987. Franck Bernard, « Vacuité et corps actualisé », in C. Malamoud et J-P Vernant (ss la dir. de), Corps des dieux, Le temps de la réflexion, VII, Paris, Gallimard, 1986. Hiraizumi Kiyoshi, Kitabatake Chikufusa-kô no kenkyu, Tokyo, Nihongakukenkyûjyo, 1954. Kido Kôichi, Kido Kôichi nikki, Tokyo, Daigaku Shuppankai, 1974. Ki no Tsurayuki, Le Journal de Tosa (Tosa Nikki, An 935), trad. R. Sieffert, Paris, POF, 1993. Lévêque Pierre, Colère, Sexe, rire. Le Japon des mythes anciens, Paris, Les Belles Lettres, 1988. Martin J.M., Le shintoïsme, vol. II, Le shintoïsme ancien, Hongkong, 1927. Matsudaira Narimitsu, « Le rituel des prémices au Japon », Bulletin de la Maison franco-japonaise, Paris, PUF, 1955. Matsumoto Nobuhiro, Recherches sur quelques thèmes de la mythologie japonaise, Paris, Geuthner, 1928. Nagano Tadashi, « Sanshu no jingi, Les trois regalia », SNR, 6, 1949. Ponsonby-Fane, Richard, 1959, The Imperial House of Japan. Schoenberger, Karl (1990-11-23). « Akihito in Final Ritual of Passage », Los Angeles Times. Retrieved 2010-05-02. Time, 19 nov. 1928, « Emperor Enthroned », www.time.com, révisé le 12.10.2008. Tsuda Sôkichi, « Kogo shûi no kenkyû. Recherche sur le Kogo shûi », in Nihon koten no kenkyû, Recherches sur les classiques japonais, vol. 2, Tokyo, Iwanami shôten, 1950. Tsuda Sôkichi zenshû (« Oeuvres complètes de Sôkichi Tsuda »), 33 vols. Tokyo, Iwanami-shoten, 1963-66. Weisman, Steven R. (1990-11-23). « Akihito Performs His Solitary Rite », The New York Times, 23 novembre 2010. Yoshie Akio, « Eviter la souillure. Le processus de civilisation dans le Japon ancien », in Annales, 50, n° 2, Paris, Armand Colin, 1995.

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À LA POURSUITE DE L’ÉPÉE SACRÉE DES ROIS DU CAMBODGE

Bernard DUPAIGNE Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle Résumé Les rois du Cambodge sont considérés comme d’ascendance divine, comme des dieux-rois. Ils sont adoubés par les divinités hindouistes. Indra, le grand dieu céleste, leur a confié l’épée d’or magnifique qui est le signe de l’alliance. Les rois ne peuvent régner sans l’appui de cette épée sacrée. Avec sa disparition sont survenus les malheurs du royaume.

Les rois du Cambodge sont d’ascendance solaire, donc venus des dieux. Selon les mythes de création du royaume, et d’abord de ceux de ses prédécesseurs, le Fou-nan au début de notre ère et le Tchen-la, deux ou trois siècles plus tard, un brahmane, de race solaire, arrivé d’Inde, débarquant sur les côtes de ce qui est maintenant le Cambodge, épousa la princesse héritière, fille du roi local. Somâ est « fille de la lune » (principe d’humidité), en même temps que « fille des eaux ». Apportant les acquis de la civilisation indienne, le nouvel arrivant assure la prospérité de sa dynastie grâce à cette alliance avec les anciens possesseurs du sol, le roi des nâgas, « les dragons », c’està-dire les autochtones. Cette rencontre du soleil (du feu) et des eaux, des mondes aériens et des mondes souterrains créa le royaume. Jayavarman (env. 480-512), roi du Fou-nan, était comparé tout à la fois à « un soleil levant et à une lune incomparable ». Les rois du Tchen-la se considéraient également de race solaire et vénéraient Çiva et Vichnou. Içânavarman 1er (vers 612-vers 638), « protégé par Içâna » (Çiva), apparaît sur son trône assis sous un disque à rayons d'or en forme de flammes1. Comme c’est le cas dans d’autres civilisations, le roi du Cambodge se veut représentant des divinités sur terre, choisi par elles et bénéficiaire de leurs prérogatives. La Terre n’existant que par la volonté du Dieu créateur, le roi possède toutes choses dans son royaume, aussi bien les hommes que les terres, qu’elles soient forêts 1

Histoire des Souei (589-618), composée au VIIe siècle. George Coedès, Les États hindouisés d'Indochine et d'Indonésie, 1944, 1948, 1964, 1989.

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ou rizières. Les simples mortels ne peuvent regarder de face Son Auguste Personne : ils se tiennent plus bas que lui, courbés, sans oser lever les yeux. Ils prennent congé de lui à reculons, pour ne pas offenser Sa Grandeur en lui montrant leur dos. « Le roi est sacré », dit encore, le 9 mars 2011, le souverain du Maroc, Mohammed VI, en annonçant une réforme constitutionnelle2 : le roi descend de Dieu, qui lui confère son autorité et sa légitimité. Les souverains d'Angkor ont pensé leur royaume selon un modèle originaire de l’Inde. Les brahmanes attachés au palais organisaient la religion et la société selon l'ordre indien. Le roi règne et permet au royaume d'exister ; les prêtres surveillent l'exécution des rites afin que les dieux ne détournent pas leurs faveurs du royaume ; les artisans construisent et entretiennent tout ce qui est nécessaire au service des dieux, du roi et de leurs représentants sur terre. Les agriculteurs enfin nourrissent tout ce monde. Le roi descend des dieux qui lui fournissent les insignes de son pouvoir. Il doit être intronisé, selon des rites de passation des pouvoirs divins, avant de pouvoir régner avec légitimité3. Et certains signes matériels, les regalia, sont les témoins de cet accord du Dieu. Les bakou, ces brahmanes, ou chapelains royaux, attachés au Palais Royal de Phnom Penh, perpétuaient, encore au siècle passé dans un royaume officiellement bouddhiste, les anciens rites hindouistes qui rattachaient la dynastie à ses glorieux ancêtres et à ses divins protecteurs. Ils officiaient lors des cérémonies essentielles de la dynastie : incinération d'un roi et intronisation de son successeur, fêtes d'anniversaires royaux et tonte du toupet des princes du sang, marquant leur passage à l'adolescence. Ils avaient aussi la fonction essentielle qui était celle d'assurer la garde des signes de la légitimité du pouvoir royal, ces regalia, les cinq attributs originels de la royauté, sans lesquels il n'est pas de roi : l’Épée sacrée protectrice du Royaume, la Lance royale, le kriss, l’arc et la flèche. Le premier « civilisateur » de ces peuples nus des forêts était arrivé par voie maritime, muni d’un « arc magique ». Ces cinq éléments sont protecteurs dans leur essence, mais peuvent devenir dangereux ; ce sont des armes associées au sang et à la mort, qui sont gardées par des brahmanes indiens, étrangers au royaume bouddhiste. 2

« Le roi est sacré », article 23 de la Constitution marocaine. C’est ce que les constitutionnalistes appellent « une monarchie absolue de droit divin ». 3 Grégory Mikaelian, « Le traité de sacre des rois d'Oudong », Udaya, 8, 2007, p. 115165.

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L'épée céleste merveilleuse L’épée merveilleuse qui est le foudre royal, parent des « armes célestes » de la tradition indienne, aurait été « donnée aux anciens rois khmers par le dieu Indra » des temps anciens de l’Inde ; et depuis, cette épée est un gage de la protection divine4. Le roi-dieu tient sa légitimité de l’épée sacrée, l’« épée d’or » confiée à lui par les dieux de l’hindouisme. Selon les traditions conservées par les brahmanes du Palais Royal, les quatre principaux dieux hindouistes s'étaient autrefois associés pour préparer cette épée : Indra et Brahmâ, Çiva et Vichnou. Çiva réunit l’or pur et le long-hèn (alliage de cuivre et de plomb), Vichnou l’acier liquide venu des profondeurs du Mont Mérou (le Mont Central, axe du Monde et résidence des Dieux) ; « le tout fut remis par Çiva et Vichnou à Indra ». Indra « s'en rapporta à l’Ingénieur divin et, sur l'ordre de Brahmâ et de l’ermite, il fit ériger un pavillon de cérémonie dans lequel les bonzes et les brahmanes récitèrent les prières et les formules, tandis que l’ingénieur céleste entra en austérité pour fondre l'acier, l'or, le bronze long-hèn et le diamant destinés à la confection de l’Épée merveilleuse5 ». Pour intégrer la bouddhisation du royaume, ont été ajoutés à la liste des dieux hindous « l'Ermite », ou « le Grand Anachorète », qui est le Bouddha, et l’on cite la présence des bonzes. Si le fer de l’épée s'abîme, c'est qu'Indra a détourné les yeux de son protégé : « si le Preah Khan se rouille, il annonce des troubles, guerres, révoltes dans le Royaume », « les pires calamités pour le Cambodge6». L’apparition de la rouille sur l'épée de feu préparée par les divinités serait une atteinte à l'ordre divin, une offense aux Parfaits. Cette rouille indiquerait que le fer merveilleux a perdu ses qualités, ce qui ne peut qu'annoncer un trouble au cours habituel du monde. Et le fer, s'il rouille, c’est de l’eau associée au fer : de l'eau mélangée à l'épée sacrée qui est le feu. C'est-à-dire la confusion anarchique des 4

J. Moura, Le royaume du Cambodge, t. I, 1883, p. 258. Dans des chansons modernes de mariage, on chante encore que le métal de l'épée de fer est venu du Paradis d'Indra :J. Brunet, La musique et les chants dans le mariage cambodgien, thèse 1975, p. 154. 5 « L'ingénieur divin Prèa Pusnouka » est Pisnoukar, l’Ingénieur céleste de la tradition indienne : Oknha V. Thiounn, « Prah Khan, l'épée sacrée du Cambodge », Art et Archéologie khmers, I, 1, 1921-23. 6 É. Aymonier, « Notes sur les coutumes et croyances superstitieuses des Cambodgiens », Excursions et reconnaissances, VI, 16, 1883, p. 172 ; rubrique « Le Glaive Royal » : « une tache de rouille sur le Práh Khan présage les pires calamités pour le Cambodge ». É. Porée-Maspero, Étude sur les rites agraires des Cambodgiens, t. 3, 1969, p. 693.

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éléments primordiaux, ce qui est le signe du malheur, du désastre, et du chaos. La version des brahmanes sur la fabrication de l'épée se poursuit : « Elle fut forgée en sept jours et éteinte également pendant sept jours avec le sang de sept pucelles. Elle fut, ensuite, exposée dans la Salle du Trône, pour être sacrée par les cérémonies religieuses, les prières des bonzes et des brahmes en mortification, et par les formules récitées par Brahma et le Grand Anachorète pendant sept jours, qui lui donnèrent la suprême consécration et joignirent leur adoration à celle des divinités ». L’épée est conservée au Palais Royal dans le pavillon dit Preah Pancha Kset, dénomination traduite ordinairement par « l’endroit où sont déposés les cinq objets sacrés7 », mais, mieux en « Le pavillon des Cinq Divinités »8 : preah « sacré » ; pâñca, en sanscrit : « cinq » ; kset « terre », du sanscrit ksetra : « pays, terrain », mais bien plutôt käetra, « lieu saint, le dieu lui-même ». Évelyne Porée-Maspero suggère, certainement avec raison, que cette trempe de l'épée merveilleuse (destinée à donner sa dureté au métal), dans « le sang de sept pucelles », évoque d'anciens sacrifices humains. La trempe de l'épée dans le sang lui donne des propriétés magiques, véritablement extraordinaires, le feu ayant rejoint le sang. Certaines traditions des ethnies des plateaux du Centre du Vietnam reprennent cette idée de l'utilisation de sang humain pour la trempe de l'épée merveilleuse. Chez les Reungaos, le sabre forgé est trempé avec le sang d'un manchot nommé Pan : « Pan disparut, absorbé tout entier par la lame merveilleuse qui se refroidit aussitôt ». Le héros invincible Prông Pha, qui soumit les Jörais par le fer et par le feu, tient sa puissance d'un sabre sacré « forgé avec le coeur de fer du héros » (c’est-à-dire forgé avec un morceau de fer miraculeux), « et trempé avec son sang ». Le sang seul apporte sa vertu à l’épée dont la qualité est extraordinaire : « son pouvoir magique est immense ». Dans un autre récit, on constate que le sang d’animaux a remplacé les sacrifices humains : l'épée est éteinte dans le sang de buffles, boeufs ou boucs, « afin que l'esprit du feu qui y résidait s'apaisât pour jamais9 ». Le feu a ainsi besoin du sang. L'épée est trempée par le sang du sacrifice, ce qui lui procure ses qualités. 7

P. Fuchs, Fêtes et cérémonies royales au Cambodge d’hier, 1991, p. 14, 151. Náráy-Vichnou, Ísúr-Çiva, Ganeça, et deux autres divinités, qui varient selon les traditions. Merci à Nasir Abdoul-Carime et à Grégory Mikaelian pour ces précisions. 9 Père Kemlin, « Alliances chez les Reungao », BÉFEO, XVII, 4, 1917, p. 81-82. 8

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Les textes chinois anciens sur les épées, cités par Marcel Granet, se rapportent presque toujours aux royaumes « barbares » des confins de la Chine. Ils évoquent ces sacrifices humains en montrant que « théoriquement, les forgerons devaient se sacrifier pour forger les épées et que, pratiquement, ils jetaient dans la fournaise leurs cheveux et leurs rognures d'ongles ; ou bien qu'une femme devait être jetée dans le brasier, offerte en épouse au génie du fourneau10 ». L'épée sacrée du Palais Royal, au Cambodge Pour les Cambodgiens, l’épée est associée au feu et au soleil, donc à Indra sur sa montagne. Elle est en acier damasquiné, à deux tranchants, finement ouvragée et incrustée d'or et d’argent11. En partant du côté de la poignée, « se détache en demi-relief le buste d’Indra ; au-dessus est le dieu Çiva sur un éléphant à trois têtes, surmonté lui-même d'un autre dieu et, enfin, de Vichnou représenté avec quatre bras, assis à la mode hindoue sur le sommet d'une tour »12. Il faut voir dans ces quatre divinités : Indra, le plus grand des dieux du Véda ancien, souverain du Ciel, Brahma, Çiva monté sur son éléphant tricéphale et Vichnou à quatre bras. La poignée cylindrique est en or émaillé de vert, rouge et bleu, avec deux rangées de rubis. La garde est de forme tronconique évasée à fleurons. Le fourreau est enveloppé d’une feuille d'or ciselée, avec dessins et personnages. Vichnou, reconnaissable à ses quatre bras, « est assis sur l’oiseau Garuda, qui tient un serpent dans chacune de ses serres13». Cette arme ancienne, symbole de la royauté khmère, rassemble ainsi les plus importantes divinités indiennes. Mais, on ne sait où et quand l’épée avait été fabriquée et décorée d’or14. Au Cambodge avec du fer local, en Inde ou à Java ? L’épée était enfermée dans un étui allongé de bois laqué, lui-même contenu « dans un sac en soie brochée d'or ». Reposant sur le coussin10

É. Porée-Maspero, 1969, p. 685, citant Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, Paris, P.U.F., 1926, 1959, 1994, t. II, p. 499-501 de l’édition 1959. 11 La longueur totale de l'épée est de 1,10 m avec son fourreau. La poignée, garde comprise, mesure 29 cm, avec un diamètre de 12 cm. La lame est longue de 72 cm, avec une largeur maximale de 6 cm à la garde. 12 J. Moura, Le royaume du Cambodge, t. I, 1883, p. 259. 13 J. Moura, t. I, 1883, p. 259-260. 14 De très bonnes photographies en héliogravure de cette épée sacrée ont été publiées par Georges Groslier dans Art et Archéologie Khmers, II, fasc. 1, 1924.

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Maître, elle est placée « sur un autel abrité d'un dais en étoffe blanche (tés-èk)15», à côté d’autres reliques qui fondent elles aussi la légitimité du détenteur du pouvoir sur le pays : une lance, un ou deux arcs et une flèche en fer, un kriss de type malais, soit bien les cinq objets sacrés de l'édifice Preah Pancha Kset « aux Cinq Divinités ». La lance est dite Preah lompèng chey (« Auguste lance victorieuse ») ou Preah sèng asorey (« Auguste épée de géant »). Ce fer de lance en acier damasquiné aux incrustations d’or est de style analogue à celui de l’épée, avec figuration de l'oiseau Garuda, « le chef des Souparnas, à cheval sur Rahu, le dragon qui cause les éclipses » et de quatre têtes de dragons. Cette lance, « l'une des pièces les plus vénérées du Trésor Royal », est celle du Vieux-auxConcombres-Doux, Preah Em Pisei, le cultivateur de cucurbitacées des Chroniques royales, connu aussi sous le nom de Ta Trasak Paem, le « grand-père aux concombres doux », le jardinier qui tua de la lance royale le roi qui venait marauder les cucurbitacées du jardin de son propre Palais16. Elle aurait pu être cette lance de Jayavarman IX (1327-1336) qui figurait au Palais Royal à côté de l’Épée sacrée ; en fait, il s’agissait d’une copie ancienne. Des offrandes sont disposées devant l'autel abritant l’Épée sacrée : « cinq verres contenant du riz grillé (leach), cinq verres de fleurs naturelles et cinq chandeliers en cuivre à bougies en cire d'abeille, un brûleparfums (thup), une paire de gros bouquets de bananier, bétel et arec à cinq étages (bay-sey), quatre paires de petits bouquets de bananier, bétel et arec (slathor) et deux cocos préparés17». Ces offrandes sont celles que l'on offre aux divinités les plus importantes. Le baysey à cinq étages est celui que l'on dispose en l’honneur du Bouddha : un tronçon de bananier piqué de feuilles enroulées, surmonté d'un couvercle conique pourvu d'une bougie, dien. Les slathor sont faits d'une feuille de bananier enroulée, ou d'un fragment de tronc de bananier piqué « de trois feuilles de bétel, de trois baguettes d'encens, et d'une noix d'arec ». Des noix de coco, slathor dong, piquées de

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J. Moura, id, p. 260. O. V. Thiounn, « Prah Khan, l'épée sacrée du Cambodge », Art et Archéologie khmers, I, fasc. 1, 1921-23. 16 O. V. Thiounn, 1921-23. J. Moura, t. I, 1883, p. 260. É. Porée-Maspero, 1969, p. 676. J. Népote, « Mythes de fondation et fonctionnement de l’ordre social dans la basse vallée du Mékong, accompagnés de considérations sur l’indianisation », p. 62, Péninsule, 38, 1, 1999, p. 35-67. 17 O. V. Thiounn, 1921-23, p. 59-63.

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« trois bougies, trois baguettes d'encens, trois feuilles de bétel et trois noix d'arec », sont également offertes au Bouddha18. L’Épée sacrée est l'objet de tous les soins de la part des bakou, les chapelains brahmanistes attachés au Palais Royal de père en fils, selon les règles de succession patrilinéaires indiennes. « Deux fois par semaine, le mardi et le samedi, les chefs des brahmes dégainent le Prea-khan, en prenant toutes sortes de précautions et en ayant soin surtout de tenir constamment la poignée tournée vers le pôle Nord. Le but de cette visite est de s'assurer que de la rouille ne se forme pas sur la lame, ce qui serait, croit-on fermement, le signal de grands malheurs publics. Les moindres taches sur le fer sont essuyées avec soin à l'aide d'un chiffon, et jamais personne n'oserait toucher à la lame avec la main directement, de peur d'y déterminer de l’oxydation et d'être, par suite, la cause des terribles malheurs qui s'ensuivraient »19. Depuis le règne de S. M. Sisowath (1904-1927), l’épée n'était plus sortie de son fourreau que deux fois par mois, le premier samedi de la lune croissante et le premier mardi de la lune décroissante. Tous les ans encore, en juillet-août (mois de sràp), l’Épée Sacrée était sortie de son fourreau, ce qui donnait lieu à une cérémonie d'offrande au feu hòm pithi (hòma, « le feu », en sanscrit). Cette cérémonie spécifique n'avait lieu que trois fois dans l'année : pour la sortie de l'épée, la fête du labourage royal (marquant le début de la saison des pluies et des labours) et pour le planer de cerfs-volants (en saison sèche) : ce sacrifice au feu était célébré au moment où on faisait paraître des instruments de feu (Épée sacrée, cerfs-volants). À la poursuite de l’épée sacrée, symbole du pouvoir L'épée, symbole du fer et du feu, légitime la royauté. Elle est le signe de l’alliance de la royauté khmère avec les divinités célestes indiennes : Indra, le Souverain du ciel des temps védiques, Brahma, le dieu suprême, Vichnou, ancien dieu solaire, Çiva, destructeur et fécondateur, maître des sciences et des arts. Personne ne peut rester roi, issu « de la race du soleil », s'il ne détient ce signe de l'alliance 18

Lim Siv C., « Les offrandes au Cambodge », Annales de l'Université Royale des Beaux-Arts, Phnom-Penh, 1, 1967, p. 10-11. O. V. Thiounn, 1921-23. 19 Si, au Cambodge, le Feu est à l’Est, et l'Eau à l’Ouest, cela veut dire que le chef des bakou, en prenant grand soin de diriger la poignée de l'épée vers le Nord, côté de l’ascendance, évite que le fer ne désigne, soit le côté du Feu, soit le côté de l'Eau. La face de Çiva qui regarde le Sud est destructrice, indiquant le déclin et la mort.

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avec le ciel qui fonde son pouvoir et son autorité. En 1298, le pèlerin chinois Tchéou Ta-kouan (Zhou Daguan 周達觀) a vu, lors des audiences solennelles, le roi angkorien Crîndravarman (1295-1307) qui « tenant en main l'épée, apparaît debout à la fenêtre d'or ». Et lorsqu’il va pratiquer ses dévotions à « une petite pagode d'or devant laquelle est un Buddha d'or », le peuple l’aperçoit « debout sur un éléphant, et tenant à la main la précieuse épée 20». À l’époque contemporaine, le drapeau du roi Sisowath (1904-1927) portait encore « l’image de l’Épée royale (Brah Khand Raj) posée sur une couronne à pied (joen bân) surmontée de la Tiare royale (couronne) ». Le roi est associé au « feu du ciel ». Après sa mort, l'incinération royale sera comme l’« offrande du feu au saint et éminent corps du Roi 21». Les luttes qui ensanglantèrent régulièrement les royaumes du Cambodge, qu'elles soient fratricides du fait de rivalités pour la succession au trône, ou bien provoquées par des envahisseurs étrangers (chams, vietnamiens, thaïs), peuvent quelquefois se ramener à une course-poursuite à la recherche de l'épée. Chaque ennemi, chaque prétendant tente de se saisir de cette épée pour se prévaloir des attributs du pouvoir et de la royauté. Le Grand roi, pour être reconnu par les princes, souvent quasiment indépendants, devait posséder l’épée et les signes du pouvoir que lui avaient conféré les dieux. En 1177, lors du pillage du Trésor royal d’Angkor, les Chams, venus de ce qui est aujourd’hui le Vietnam central, s’emparèrent de l’épée sacrée et des divinités protectrices d’Angkor. Jayavarman VII a dû ainsi partir récupérer de force l'épée au Champa avant de pouvoir se faire sacrer en 1181 dans sa capitale reconquise. En 1295, la fille de Jayavarman VIII (règne 1243-1295) voulut prendre le pouvoir à son père pour voir introniser son mari, le général en chef. Comme Tchéou Ta-kouan le raconte : « la fille lui déroba l'épée d'or et la porta à son mari ». Jayavarman VIII fut contraint d’abdiquer. Son fils leva des troupes pour faire valoir ses droits à la succession ; mais l’usurpateur « lui coupa les orteils et le relégua dans une chambre obscure ». Il se fit nommer roi, sous le nom de 20 Tcheou Ta-kouan, Mémoire sur les coutumes du Cambodge, trad. P. Pelliot, BÉFEO, 2, 1902, p.176-177 ; 1951, p. 19-20. 21 J. Ellul, « Le cérémonial de la mort du roi Sisowath du Cambodge », Cahiers du Centre d'études et de recherches ethnologiques, Université de Bordeaux II, 19771978, p. 55, 50, 54.

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Crîndravarman, et régna « le corps bardé de fer » pour qu'à son tour, on ne puisse lui couper les doigts de pieds : un prince dont les « Pieds sacrés » ont été mutilés ne peut prétendre au trône22. Vers 1351, le roi de Siam prit Angkor. Quelques guerriers khmers, gardiens de « l'épée d'or » (l’épée de fer forgé, incrustée d'or), et de la lance, seraient parvenus à traverser les lignes ennemies et à sauver les attributs de la royauté. En 1357, le prince Soryoteï reprit Angkor aux Siamois et se fit reconnaître comme roi, sous le nom de Suryavamça (1357-1366). Alors, ceux qui les avaient préservés lui rapportèrent les emblèmes sacrés. Lors de la nouvelle invasion thaïe de 1431, le roi d'Ayudhyâ, Paramarâja II s’empara également des divinités et des attributs de la royauté 23». En 1508, Kan, un allié des Siamois, avait battu les armées du nouveau roi, mais ne put être intronisé parce que le chef des brahmanes du palais avait caché dans un amandier les emblèmes sacrés (l'épée et la lance)24. Ang Chan (1505-1556) ne put se faire sacrer roi qu’en 1539, quand les palladiums de la monarchie, le glaive et la lance, disparus du temps de l'usurpateur, lui seront remis par le brahmane. Au XIXe siècle, le Cambodge devint tributaire à la fois de l'empereur du Vietnam et du roi du Siam, et l'épée sera prise alternativement par les Vietnamiens, les Khmers et les Siamois. Après la tentative d’annexion du Cambodge par l’empereur vietnamien Minh Mang en 1841, la population du Cambodge se souleva, et les Vietnamiens consentirent à redonner le pouvoir à un roi khmer. Ils restituèrent l'épée et la lance qu'ils avaient confisquées, afin que Ang Duong (1845-1860) puisse être intronisé en son palais d'Oudong par les représentants des deux rois suzerains, ceux du Siam et d’Annam25. À la mort d'Ang Duong, son fils aîné, Preah Ang Voddey, recueillit la 22

Tcheou Ta-kouan, trad. P. Pelliot, 1902, p. 176 ; 1951, p. 19. M. Giteau, 1974, p. 98. Quant au « corps bardé de fer », il s'agit plutôt, pour B. Ph. Groslier, d'un collier magique de protection qui contient du fer de la première chauffe du fourneau de réduction du minerai de fer, considéré comme très puissant. A. Filoz, Cambodge et Siam. Voyage et séjour aux ruines des monuments khmers, 1876, 1889 et 1896. Comme le remarque M. Giteau, Histoire d'Angkor, 1974, p. 50, « en vieux khmer, on trouve, devant le nom du souverain, le titre Vrah Pâda, les « Pieds sacrés », que l'on traduit généralement par « Sa Majesté ». 23 M. Giteau, 1974, p. 111. 24 Les anciens buissons d’amandiers indiquent un gîte d’étape royal ancien Le nom du village de Svay Damnak, dans la région de production du fer, signifie : « le manguier du gîte royal » (information Gérard Diffloth). 25 J. Moura, t. 2, 1883, p. 120, p. 259.

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succession paternelle sous le nom de Norodom. Devant la rébellion de son frère cadet, le prince Votha, Norodom se réfugia au Siam avec les attributs royaux. Norodom put rentrer dans sa capitale d’Oudong en mars 1862, mais sans l'épée et la lance sacrées, la couronne (innovation récente, qui n’avait pas été donnée par les dieux) et le sceau royal : le roi de Siam les avait gardés, pour empêcher Norodom de prendre trop d’indépendance. L’amiral de la Grandière, gouverneur de la Cochinchine, se rendit alors lui-même à Oudong auprès de Norodom pour revendiquer au nom de la France les « droits de suzeraineté » exercés jusque-là par l’Annam sur le Cambodge. Norodom dut accepter, le 11 août 1863, de signer une convention de protectorat avec la France ; et en novembre, il réclama à Bangkok les insignes de sa royauté. La Cour du Siam refusa de les retourner, pour bien montrer que le Cambodge devait rester sous sa dépendance : les Siamois voulaient placer eux-mêmes la couronne sur la tête du roi26. Ce n'est qu’après que l’amiral de la Grandière ait dépêché deux canonnières pour menacer Bangkok qu'un représentant du roi de Siam rapporta à Oudong les insignes royaux. En possession de l'épée, de la lance sacrée et de la couronne, Norodom reçut enfin l'investiture royale le 3 juin 1864, avec la présence vigilante de « mandarins » de la cour de Siam et de M. Desmoulins, capitaine de frégate, chef d’état-major général de M. de la Grandière. Les Siamois et les Français refusant chacun de laisser leur rival couronner le roi, c'est Norodom qui se déposa lui-même la couronne sur la tête. Le 5 mars 1956, Sa Majesté Norodom Suramarit (règne : 3 mars 1955 - 3 avril 1960), père de Samdech Norodom Sihanouk, reçut sur son trône de Phnom Penh l’épée de fer incrustée d’or, signe de sa puissance. Depuis, l'épée royale ne quittera plus, jusqu’en 1970, le Palais Royal27. Cette épée sacrée merveilleuse, garante de l’accord du souverain avec les Puissances supérieures, a disparu, entre 1970 et 1979, après la « révolution républicaine ». Avec sa disparition ont commencé les malheurs du royaume, et est apparu le régime désacralisateur et destructeur des Khmers Rouges. 26

J. Moura, 2, 1883, p. 147-151. J. Népote, Le palais du roi Norodom I. Histoire et description, suivies de l’analyse structurale de la symbolique du palais royal de Phnom-Penh, Paris X-Nanterre, Doctorat de 3° cycle d’ethnologie, 1973, 480 p. - J. Népote et S. A. Ravivaddhana Sisowath, État présent de la Maison royale du Cambodge - Le droit successoral cambodgien, Institut de la Maison Royale du Cambodge, 1994, 154 p. 27

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REGALIA : DOMAINE SCANDINAVE

Régis BOYER Professeur émérite

Université de la Sorbonne-Paris-IV Résumé Il est difficile de parler des regalia germaniques anciens par manque de documents, les seuls dont nous disposions provenant d'Islande et datant d'une époque (XIIIe siècle au mieux) où les auteurs, convertis depuis longtemps, étaient rompus aux notions chrétiennes. Roi se dit konungr en vieux norois, un mot apparenté à kyn, famille, parentèle. Pour être roi, il fallait donc appartenir à une famille donnée et être élu, choisi par ses pairs afin : de représenter le peuple, d'exécuter les rites sacrés et de garantir la fertilité et la fécondité de ses sujets. Mais pas de mention de guerre. Pour les regalia proprement dits, il semble qu'ils aient consisté en une couronne (?), un anneau d'or (?), un sceptre qui a pu, d'abord, être une canne de roseau et une chape de couronnement. S'y ajoutent de manière plus sûre un siège/trône (hasæti) et une hache, arme solaire et sacrée.

Rien n'est plus malaisé que d'aborder ce sujet, pour des raisons très simples : nous disposons d'extrêmement peu de documents écrits se rapportant à ce thème et l'archéologie ne nous est pas d'un grand secours, alors qu'elle est décisive en d'autres domaines. Je vais envisager Germains continentaux et Germains septentrionaux ensemble parce qu'il est clair, d'une part que nous sommes en un milieu culturel et historique homogène si l'on s'en tient aux questions fondamentales, d'autre part parce que l'aire scandinave, séparée par l'Histoire du reste de l'Europe, donc plus ou moins tenue à l'écart des nombreux remous qui auront agité l'aire continentale, est demeurée, du moins le pensons-nous, plus fidèle à ses sources. Mais le lecteur voudra bien nous accorder qu'ici, les certitudes sont à proscrire, et que les vues que je vais développer quelque peu doivent être prises avec quelque distance. D'autre part, les « documents » sur lesquels il nous faut impérativement nous fonder émanent avant tout de l'Islande médiévale : je ne m'étends pas, ici, sur ce que les spécialistes, en désespoir d'avoir trouvé une meilleure caractérisation,

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appellent le « miracle islandais »1, mais le fait est que, sans l'île aux volcans, nous en serions réduits à balbutier sur le compte des antiquités germaniques. Pourquoi est-ce en Islande, entre fin du XIIe et milieu du XIVe siècle qu'à peu près tout ce que la Germania compta d'intéressant fut consigné par écrit, c'est là un problème qui a le propre de désarçonner la critique, que je ne développerai pas ici. Mais enfin, sans les eddas, la poésie scaldique, les sagas et textes apparentés, nous en serions réduits à tâtonner sur ce point. Seulement, et voici sans doute le problème majeur que pose une investigation comme celle que nous allons mener, les Islandais ne furent en mesure de consigner par écrit les documents dont nous allons nous servir qu'à partir du moment où ils furent christianisés, soit à partir du début du XIe siècle (la date de leur conversion officielle est 999 ou 1000), auparavant, ils ne disposaient que de l'écriture runique, notoirement incapable de consigner des textes longs. Il aura donc fallu que l'Eglise apporte son écriture – l'onciale carolingienne que nous pratiquons toujours – pour que les « lettrés » de l'île se trouvent en état de rédiger leurs textes. Et plus encore : l'Eglise leur apportait aussi des modèles, tant cléricaux que classiques, que les Islandais s'empressèrent d'imiter. La démonstration en a été faite à propos des sagas mais il est aisé de l'étendre à l'ensemble de leur production. En d'autres termes, tout ce qui émane des clercs islandais à partir du XIe siècle obéit à l'une des règles d'or de l'écriture médiévale, celle de l'imitatio. Nous allons nous intéresser aux regalia germaniques, fort bien, mais qu'est-ce qu'aura de typiquement « germanique » ce que nous allons dire ? D'autant plus – et c'est là entasser Pelion sur Ossa – que nos idées fixes favorisées par une tradition hautement dangereuse tiennent à tout prix à voir sous ces réalités des images, des mythes pour tout dire, que rien ne vient vérifier... Je veux dire, pour ne donner qu'un exemple, que la réputation guerrière, martiale, militaire qu'aura acquise la Germania n'est vérifiée par aucun document... Si l'on veut une bonne 1

Prenez-en la mesure dans l'ouvrage, publié aux Belles-Lettres en 2001, sous le titre L'Islande médiévale, Paris, coll. Guides Belles Lettres des civilisations, ou plus brièvement, dans le n° spécial de la revue Religions et Histoire, n° 32, « Tradition païenne et christianisme : le miracle islandais », pp. 11-57.

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illustration de ce fait, les Vikings, nos chers Vikings ne furent absolument pas ce que notre imagerie populaire (qui a toujours la vie dure) tient à faire d'eux2 : c'étaient des commerçants doués, dotés d'un bateau extraordinaire (qu'il faut cesser d'appeler drakkar), qui ne furent guerriers que lorsque l'occasion se présenta, là où il leur fut loisible de l'être... Le reste est affaire de bandes dessinées ou de films américains ! Il fallait prendre ces réserves avant d'aborder un sujet particulièrement difficile, je l'ai dit. Qu'entend-on par « roi » (konungr, voyez anglais king, allemand könig, suédois kung, danois-norvégien konge) ? Avant tout un homme qui doit ce titre au fait qu'il appartient à une famille (kyn, le terme est étroitement apparenté à ce konungr que nous venons de voir) qui, pour des raisons que nous ignorons, était apte à fournir un dignitaire de ce rang. Il n'est pas exclu – l'hypothèse a été avancée, mais sans démonstration satisfaisante – qu'il y ait une relation entre cette notion de roi et celle de « dieu ». Je n'en crois rien, pour ma part. En revanche, et voici de nouveau une idée fausse à détruire, la société germanique ancienne n'était nullement « démocratique » (non plus, s'il faut le dire, que la viking), elle était oligarchique, cette oligarchie reposant probablement sur une notion de fortune au sens financier, matériel du terme. Il fallait donc que le roi appartînt à une famille riche et traditionnellement puissante, c'était une sorte de condition sine qua non, il faudra attendre le XIIe siècle, en Norvège, pour qu'un « parvenu » (relativement, d'ailleurs) le roi Sverrir3 échappe à cette règle. Les dignitaires qui, de plus, avaient le droit de le choisir étaient, eux aussi, membres de la classe possédante de cette société et l'on est en droit de penser que c'est dans leurs rangs qu'était pris le futur roi. Que, de la sorte, la royauté fût héréditaire et que le roi ainsi promu jouît de charismes propres4, cela est vraisemblable et ne tient sans doute pas aux modèles transmis par l'Eglise évoqués 2

Voir Les Vikings, histoire, mythe, dictionnaire, Paris, Robert Laffont, « Bouquins » 2008. 3 Qui est le héros d'une saga tout récemment traduite en français et publiée par Les Belles Lettres, par Torfi Tulinius. 4 Lesquels auront la vie dure, voyez notre « le roi te touche, Dieu te guérit » à propos des écrouelles, qui durait encore au XVIIe siècle.

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plus haut. J'insiste sur le fait que le roi doit être riche, ne seraitce que pour payer la manière de garde permanente ou de cour dont il s'entourait, ou hir∂. Il l'est, d'ailleurs, en vertu de ses privilèges comme, selon la loi fixée plus tard, le fait de posséder ce qui n'appartient à personne (hva∂ ingen eier, eier konge, c'est-à-dire les biens sans héritier, le bétail errant, les épaves, le bois flotté, les trouvailles de toute sorte) de même que le montant des amendes fixées lors des procès – le tout avant les impôts dont l'usage ne sera fixé que bien plus récemment. Evidemment, il y a le texte de la Germania de Tacite, chap. VII, qui dit : Reges ex nobilitate, duces ex uirtute sumunt, on choisit les rois d'après leur noblesse, les chefs d'après leur courage. Ce n'est pas mon sujet que de débattre, ici, de cette fascinante citation, je veux uniquement faire remarquer que Tacite, qui n'a jamais mis les pieds en Germanie , d'une part s'exprime sur le rapport d'un témoin, d'autre part, et comme on le sait, écrivait à une époque (fin du Ier siècle) où les mœurs romaines étaient en déclin et où il importait de fustiger cette décadence, l'exemple germanique ayant été choisi à dessein puisque les Germains se permettaient de venir défier sur place la puissance romaine. Il n'empêche : si l'on veut bien entendre par regalia non seulement les indices matériels (que j'aborderai par la suite, quelque limités qu'ils soient) du pouvoir mais aussi les prérogatives théoriques de ce dernier, un point essentiel a été entrevu ici. Le roi était une manière de primus inter pares, les textes de lois plus récents insistent sur la présence nécessaire de dignitaires, dirions-nous, pour procéder à ce rite. Qui consistait en quoi ? Il nous est loisible de dire qu'il fallait, pour précéder à ce rituel, qu'existât à l'endroit requis une pierre, la pierre de couronnement : nous en avons conservé une à Mora, en Suède centrale et une autre à Londres, à Saint-Paul. On faisait donc monter, littéralement, sur cette pierre le roi à choisir – y avait-il prononciation d'une formule consacrée ? Et alors, laquelle, et qui l'énonçait ? Le roi devait-il prêter un serment, et alors, lequel ? Nous ne savons, nous n'avons rien conservé à cet égard. Ce serment semble bien avoir été de rigueur, il va dans le sens de tout ce que nous avons gardé de la procédure germanique dans son ensemble. Mais le rite, c'était bien de 64

monter sur cette pierre de couronnement. Et d'ailleurs, inversement : au cas où les sujets n'étaient pas contents de leur souverain, pour quelque raison que ce fût, ils forçaient leur roi à monter sur ladite pierre et l'en renversaient, tout platement : de là notre expression de renverser un roi, un pouvoir, une assemblée, etc. Les lois suédoises occidentales5 précisent que les hommes libres ont le droit de taga (prendre) leur roi ainsi que de le vråka (expulser, chasser, renverser donc). Vous avez bien noté le verbe : taga, prendre, non pas élire. Il est clair qu'une manière d'élitisme présidait à toute cette opération. A présent, disons quelles étaient les fonctions du roi et donc pour quelles raisons il était choisi. Sur ce point, les regalia, tout abstraits qu'ils soient, dans leur formulation au moins, sont manifestes et l'on insistera un peu. Voyons maintenant quelle étaient les fonctions que l'on attendait du roi, elles aussi font partie des regalia selon l'acception abstraite que nous avons retenue ici. Et, en vérité, elles sont déterminantes. S'il avait été choisi (« pris » comme on vient de le voir), nous le savons par une formule, en vérité assez récente mais dont le caractère allitéré, comme tout ce qui est ancien et officiel dans cette culture, atteste certainement de son antiquité. Les responsables du choix de ce roi6 le prennent : til krunu ok kununx döms landum radhæ ok riki styræ lag styrkiæ ok fridh at haldæ

soit : pour la couronne et la royauté, pour gouverner le pays et diriger le royaume, renforcer la loi et maintenir la paix.

On voudra bien prendre garde à cette toute dernière disposition.

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Västgötalagen. Il s'agit de la loi de l'Upland (la province qui est autour de l'actuelle ville d'Uppsala) qui est probablement la plus ancienne de Suède. Elle mentionne comme responsables du choix du roi des lagmän, c'est-à-dire littéralement des hommes de loi, comprenons : des dignitaires chargés d'établir et de défendre les lois. (Soit UL, livre royal Kgb 1)

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En fait, tout ce que nous pouvons tirer de l'ensemble de nos documents revient à ceci : le roi est « pris » 1) pour représenter le peuple 2) pour se livrer aux rites sacrés 3) pour affirmer son autorité parmi ses pairs. La liaison intime entre le roi est son peuple ne peut faire de doute et même des textes récents (début du XIIIe siècle), comme la Saga de Saint Óláfr, dont je reparlerai, en font état. Voyez cette illustration : les lois – norvégiennes cette fois – du Frostaþing (IV, 50) expliquent que si un roi se rend coupable d'une agression au domicile d'un de ses sujets, on dépêchera dans le district la « flèche de guerre » (donc, une manière de convoquer le tout venant), et tous devront aller tuer ledit roi. Diverses raisons qui ne sont pas toutes évidentes et qui ne relèvent pas du présent essai font que Le roi Óláfr Haraldsson (qui régna en Norvège de 1015 à 1030 et que je viens de nommer plus haut) qui connut une remarquable popularité (il demeure à ce jour le souverain norvégien qui ait bénéficié du plus grand nombre de sagas et textes apparentés) et que nous connaissons sous le nom de Saint Óláfr jouit d'abord auprès de son peuple d'une immense popularité qui tenait sans le moindre doute à ses charismes propres – jusqu'au jour où ce converti au christianisme décide de s'aligner sur les usages européens continentaux et de mettre, si l'on peut dire, son pays à l'heure commune. Et donc de rompre avec des usages immémoriaux tout en instituant une hiérarchie qui ne correspondait pas à l'antique. Il n'en fallut pas davantage pour que les dignitaires – ceux qui, sans doute, étaient responsables du choix des rois – se soulèvent, lèvent une armée, se portent contre leur roi et le tuent lors de la bataille qu'ils lui livrèrent à Stiklarsta∂ir en août 1030. Tant était fort ce modus vivendi établi par des siècles de pratique. J'attirerai l'attention sur quelques points qui n'ont rien de secondaire. D'abord, que ce qui consacre le « bon » roi, c'est avant tout sa chance. Il est difficile – et décevant – de vouloir à tout prix connaître la « religion » germanique ancienne. Non seulement parce que, comme je l'ai dit, elle a trop subi les influences chrétiennes pour que nous tenions ce que nous en savons pour « pur », mais aussi et en creusant plus profond, parce qu'il est 66

extrêmement difficile d'établir ce que furent, possiblement, son panthéon, ses rites, ses mythes7. En revanche, et précisément en face de cette impuissance, j'ai proposé, autre part, de voir comme dieu majeur des anciens Germains le destin, la chance, le sort8 – le trait demeure, d'ailleurs, il ne serait pas difficile de le vérifier derrière les œuvres du Danois S. Kierkegaard, du Norvégien H. Ibsen ou du Suédois A. Strindberg, entre autres ! Si vous tenez absolument au panthéon réputé classique et donc à Ó∂inn, vous noterez que ce dieu réputé « suprême » premièrement est avant tout redoutable par le savoir qu'il possède des choses à venir, et surtout, deuxièmement, est averti de son propre sort – fatal, bien entendu – auquel il ne pourra rien : il périra, dit le mythe, comme tout le monde lors des Ragnarök ! Pour revenir à notre roi, il gère avant tout la chance de son peuple. Je ne saurais en donner meilleurs exemples que ceux-ci, que j'extrais de la Heimskringla de l'Islandais Snorri Sturluson (1178-1241, ce texte doit dater d'environ 1225). Mais je ferai d'abord une remarque importante. Les sagas islandaises demeurent le joyau des lettres médiévales du Nord, elles sont nombreuses et la critique les classe en catégories selon le type de sujet qu'elles traitent. Or il a existé une classe, si l'on peut dire, de sagas royales (konungasögur) qui, comme leur dénomination l'indique, s'intéressent aux rois avant tout norvégiens et danois. On sait d'autre part qu'une petite majorité des gens qui vinrent s'établir en Islande à partir de 870 étaient des Norvégiens. Et que les Islandais refusèrent farouchement, jusqu'à ce qu'ils perdent leur liberté (soit en 1262), tout roi, prince, jarl etc. D'où notre étonnement de voir que certains auteurs, parmi lesquels le plus grand qui ait été, Snorri Sturluson donc, aient tenu à rédiger des « sagas royales ». Il me semble clair qu'il faille voir là une sorte de déférence, comme à distance, vis-à-vis d'une croyance, d'une attitude religieuse qui n'a rien cédé au temps ni à l'évolution historique. Or Snorri, dans les premiers chapitres de sa Heimskringla, donc, s'intéresse d'abord à une lignée de rois d'Uppsala (en Suède, ils 7

Pour une étude détaillée de ce point délicat, voir la revue Europe n°928929, août-sept. 2006, en particulier pp. 152-186. 8 Dans l'essai préliminaire sur « Le sacré chez les anciens Scandinaves », en tête de L'Edda poétique, Paris, Fayard, 1992.

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passèrent en Norvège par la suite) et il nous en parle en suivant les strophes du scalde (poète dans cette culture) norvégien þjó∂ólfr des Hvínir (IXe siècle). Ce détail mérite attention : les scaldes représentent une caste fort ancienne dans le Nord, leur art qui est d'une élaboration extrême, est fixé par une tradition sourcilleuse9, leur rôle, comme le précise Snorri lui-même, est de faire l'éloge du prince qu'ils chantent, bien entendu, mais en demeurant fidèles à la réalité, autrement, dit Snorri, ce serait dérision, non louange! Or voici ce qui nous est dit du roi Domaldi : sous son règne sévissent famine, détresse, disette. Ses sujets finissent par l'en rendre responsable (le rendre coupable de leur malchance) et le tuent, tout simplement10 : Jadis il s'est trouvé / que les porteurs d'épée / rougirent le sol / du sang de leur roi, / et sanglantes du corps / de Domaldi sans vie l'ost du pays / porta ses armes, / quand la gent suédoise de moissons désireuse / offrit en sacrifice / L'adversaire des Jutes11.

Le cas d'un autre roi de Suède, Óláfr taillebois (trételgja) est encore plus net : son peuple, pour d'autres raisons que plus haut, souffre aussi de famine et de disette. « Ils attribuèrent cela à leur roi, comme ont coutume de la faire les Svíar (les habitants de la Suède) en attribuant au roi et la bonne année et la disette ». Je vais revenir sur « la bonne année ». Lisons Þjó∂ólfr : Près de l'onde le loup des aulnes (le feu) / engloutit / le cadavre d'Óláfr / qui laboura les bois; / brasillante, / la flamme dévora l'armure / du sanglier (le roi) / des Suédois: / ce rejeton / de race illustre longtemps auparavant quitta / Uppsala.12

On ne peut mieux dire que la bonne chance, la prospérité, nous dirions le bonheur du peuple dépendent premièrement du roi. En fait, on s'aperçoit en regardant nos textes de près, même 9 Les poèmes scaldiques sont, avec certaines inscriptions runiques, les seuls documents strictement contemporains des vikings, les seuls, donc, qui méritent d'être pris en considération par quiconque veut étudier l'âge viking, soit entre 800 et 1050. 10 Je suis ici l'excellente traduction de Renauld-Krantz, Anthologie de la poésie nordique ancienne, Paris, Gallimard, 1964, pp. 147-148. 11 L'adversaire des Jutes (originaires, donc, du Jutland, qui est une région du Danemark) est le roi de Suède. 12 Les deux extraits de la Heimskringla figurent respectivement aux chapitres 15 et 43.

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s'ils ne sont pas toujours conscients de donner dans l'archaïsme, que la formule qui revient très souvent dans nos documents et qu'il ne faut pas se lasser de citer est que le roi a été institué til árs ok fri∂ar, pour une année féconde et pour la paix. Je rends ár par année féconde, comprenez une bonne année où la terre porte des fruits, les humains ont des enfants, etc. Vous avez bien lu : le roi n'a pas été institué pour faire la guerre, cette formule ne se rencontre simplement pas. Je parlais de panthéon tout à l'heure : c'est le lieu de rappeler que les rois fondamentaux de la Germanie ne sont pas des divinités de la guerre, mais bien des dieux de la fertilité-fécondité, sous les espèces, notamment, des dieux vanes comme Njör∂r et ses enfants (des jumeaux hétérosexués) Freyr et Freyja, et que les « autres » dieux président par quelque côté à cette même fonction. On dira : mais Þórr. Justement : Þórr est dieu du tonnerre et, comme nous le savons tous, le tonnerre est suivi de la pluie fécondante. Mais Ó∂inn : justement, il nous est donné pour le fondateur de tous les grands lignages et ses aventures sont bien plus souvent gnomiques ou érotiques que belliqueuses. Au demeurant, il n'est pas dieu de la guerre comme on le lit trop souvent mais de la victoire (il est sigtyr) car il est l'inventeur des artifices ou des stratagèmes qui entraînent ladite victoire. Ce caractère est vraiment capital : le véritable regalia du roi germanique, c'est sa capacité à porter chance, à assurer la fertilité-fécondité de ses sujets. Je lis sous la plume du sagnama∂r (auteur de saga) Sturla Þór∂arson, qui mourut en 1285, donc presque trois siècles après la christianisation officielle de l'Islande et qui rédige la saga du roi de Norvège bien connu Hákon Hakonarson qu'au début du règne de ce très grand roi (l'un des plus célèbres du Nord en effet, il régna de 1217 à 1263), tous les présages furent favorables à sa fortune car ses premières années furent favorisées d'ár ok fri∂r ! Cet attribut est tellement précieux qu'un peu à l'instar de nos Rogations, le roi fraîchement adopté en Suède doit parcourir un itinéraire fixé par la tradition ou Eiríksgata, littéralement route d'Eirikr, à l'évidence pour sanctifier, fertiliser, féconder les territoires où il passe. C'est également la raison pour laquelle, je pense, une sorte de valeur sacrée s'attache à la personne du « bon » roi – je ne vois pas comment interpréter autrement ce 69

trait : le roi Hálfdan le noir « qui avait été, de tous les rois, le plus couronné par des années fécondes (ársælstr) » périt par accident. Ce qu'apprenant, ses sujets, par toute la Norvège se querellent pour savoir qui aura le cadavre du souverain afin de le déposer sous un tertre, selon la coutume, dans leur état, « ceux qui y parviendraient estimant que ce serait prometteur d'années fécondes (árvænt) ». Ils finissent par se mettre d'accord, répartissent le cadavre en quatre et déposèrent les parts sous quatre tertres, chacun dans une région donnée (chap. IX de la saga du roi en question). Au demeurant, et toujours bien après l'adoption officielle du christianisme des textes de lois comme ceux de Magnús lagabœtir (l'amendeur des lois) ou un « miroir » comme les a aimés notre Moyen Age, Le Miroir du roi (Konungsskuggsjá) en l'occurrence sont d'accord pour énoncer que le peuple doit être dirigé par quatre sœurs, soient Miséricorde, Vérité, Justice et Paix ! Quant aux regalia proprement dits... dont je n'ai pas encore parlé sous leur acception concrète, je voudrais, ici, distinguer entre celles qui, selon toute vraisemblance, ne sont pas authentiques et celles qui doivent bien avoir quelque chance de crédibilité. Sont douteux tous les regalia qui relèvent incontestablement de l'idéologie chrétienne et que nous retrouvons partout – après l'an mille qui marque la conversion, si l'on peut dire, du Nord à la religion nouvelle. Donc, on trouve partout désormais, dans l'iconographie comme dans les sources littéraires, la couronne (dont il semble bien que le Nord n'ait pas eu idée avant cela), l'anneau d'or, les deux sceptres, l'un avec une croix d'or et l'autre portant un aigle d'or, la chape de couronnement. L'archéologie, en tout cas, n'a rien relevé de semblable qui remonterait à une haute époque. Sans doute, Tacite, Germania chapitre VII de nouveau, que nous avons déjà sollicité à propos du recrutement des rois et des chefs germaniques, dit, à propos des chefs dans la bataille qu'« ils portent des images et des emblèmes qu'ils tirent des bois sacrés ». Force est de dire que nous ne voyons pas à quoi peuvent bien renvoyer ces pratiques et la référence aux « bois sacrés », mais nous avons déjà pris nos distances vis-à-vis de ce texte. Nous avons conservé, 70

assurément, bon nombre de sceaux royaux, mais ils datent d'époques où, encore une fois, le christianisme règne sans nuances. De même pour les monnaies qui portent des rois ou des princes avec sceptre, épée, pomme, mais les textes qui nous en parlent datent... du XIVe siècle, voire plus récemment encore. Il en va de même des étendards, qui sont fréquemment mentionnés dans les sagas royales (dont, que l'on me pardonne d'insister de la sorte, nous savons qu'elles ont été composées au XIIIe siècle au mieux), mais il est plus prudent de dire que nous ne voyons pas mention de ces objets dans des contextes « païens ». Comme il n'est pas bon de laisser le lecteur dans ces incertitudes, la justice m'oblige de dire que nous disposons tout de même de quelques références à des objets qui, vraisemblablement semble-t-il, peuvent passer pour des regalia acceptables. J'en citerai cinq qui pourraient supporter la qualification. - D'abord un certain type de « canne de roseau » ou de « brins d'osier », reyrsprota, qui pourrait préfigurer le sceptre et que nous voyons mentionné au chapitre 23 de la Saga de Haraldr har∂rá∂i13 (dans la Heimskringla de Snorri Sturluson): Il s'agit de deux princes rivaux, Magnús et Haraldr qui se disputent la couronne royale de Norvège. Magnús qui veut éviter un conflit propose à Haraldr de choisir entre deux brins d'osier : “Lequel de ces brins veux-tu ?” Alors, Haraldr répond : “Celui qui est le plus proche de moi”. Alors le roi Magnús dit : “Avec ce brin d'osier, je vous donne la moitié de la Norvège.”

- On le voit, nous sommes tout près du sceptre – qui est mentionné expressément dans la Saga de Hákon Hákonarson en ses chapitres 254 et 310. Il est vrai que ce texte, que nous avons déjà rencontré ici, date de la fin du XIIIe siècle et que son auteur, Sturla Þór∂arson, est un bon chrétien. Il note pourtant que, lors de son couronnement, le roi porte « deux sceptres de gouvernement (ríkisvond) en argent, l'un portant une croix d'or, l'autre, un aigle d'or ». Faut-il tenir que ces sceptres sont

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Existe en traduction française en Payot poche, 1979, sous le titre La Saga de Harald l'impitoyable.

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adoptés d'usages continentaux ou prolongent une coutume autochtone fort ancienne ? - Il en va de même du casque d'or, gullhjálmr, figurant ici et là. Les Germains portaient un casque, hjálmr (notre heaume, c'est le même mot), il en exista peut-être une espèce particulière à l'usage du roi. C'est en tout cas ce que l'on peut déduire du chapitre 30 de la Saga de Hákon le bon (toujours dans la Heimskringla de Snorri) : le roi livre bataille à Fitjar, en Norvège, et l'on ne manque pas de nous décrire son accoutrement, il porte une broigne (dont il se débarrasse avant le combat), puis : Il était facile de reconnaître le roi Hákon, plus que les autres hommes, son casque brillait lorsque le soleil donnait dessus.

ce qui ne peut guère renvoyer qu'à de l'or puisque les casques de cette époque-là étaient de cuir bouilli ou de métal vulgaire. - Restent deux objets qui, cette fois, paraissent convaincants. Le premier est le trône du roi, hásæti, littéralement haut-siège. Il est vrai que toute maison scandinave de l'époque appartenant à un homme de condition, comprenait notamment une pièce principale ou skáli, rectangulaire, organisée autour des fosses à feu où l'on cuisait les aliments, se chauffait et s'éclairait. Le long des murs courait un long banc ou plutôt toute une série de bancs munis de couvercles : ils servaient de sièges pendant le jour, et aussi de lits pour la nuit, il suffisait de relever le couvercle en question, l'usage étant de dormir non pas droits comme de nos jours, mais « en chien de fusil ». Au milieu de chacune de ces rangées de bancs , le long des deux longs côtés du rectangle, il y avait un siège spécial, réservé au maître de maison et dont la valeur était certainement ancienne et sacrée, à en juger par l'autre nom que porte ce siège, öndvegi (un mot où entre le mot önd qui renvoie à esprit) : ce haut-siège était encadré de montants également sacrés, au singulier öndvegisula. Ce siège pouvait admettre plus d'un seul occupant et, en outre, il avait donc pour pendant un siège semblable réservé à l'invité que le maître de maison voulait particulièrement honorer. Il est banal, dans les sagas royales, de noter que le roi siège à cet endroit, en vertu d'une sorte de droit sacré qui se retrouve aussi bien chez les hommes importants non rois. On peut en conclure que le trône à la fois était l'apanage du roi et prolongeait une coutume immémoriale. 72

- L'autre objet est plus étonnant. J'ai dit qu'un des rois norvégiens les plus populaires qui aient été, celui, en tout cas, qui a donné lieu à la rédaction du plus grand nombre de textes, sagas et autres, était Óláfr Haraldsson dit Saint Óláfr. Une riche iconographie s'attache aussi à sa personne. Or, il est presque toujours représenté tenant une hache. Laquelle ne coïncide pas, n'est-ce pas, avec l'image que nous pouvons nous faire d'un saint ! Il est vrai que, conformément à une tradition chrétienne bien établie, le saint est volontiers représenté avec l'arme ou l'instrument de torture responsable de sa mort. Et Óláfr est bien mort d'un coup de hache s'il faut en croire le chapitre 228 de sa saga14. Pourtant, le doute est permis. Pour une raison simple : la hache, arme par excellence des Vikings, d'ailleurs, a joui d'une réputation tout à fait particulière dans le Nord, elle est tenue pour magique par la poésie scaldique, et il suffit de contempler les très nombreuses gravures rupestres de l'âge du bronze scandinave (environ 1800 à environ 450 avant Jésus-Christ) pour être frappé du nombre des porteurs de hache qui, en règle générale, sont visiblement en train d'accomplir un geste religieux, propitiatoire, adorant, votif, etc. – de plus, arme solaire parce qu'elle est fréquemment associée à l'astre du jour. Pour revenir à Saint Óláfr, je ne dis pas que la hache soit, par définition, de l'ordre des regalia mais j'ai tout de même bien l'impression que ce n'est pas par hasard que ce roi-saint est presque systématiquement représenté avec une hache, un peu, en un sens, comme þórr est figuré avec son marteau – dans un cas comme dans l'autre, nous sommes dans le domaine du sacré! Sous « régalien », le Grand Robert donne : « qui est propre à la royauté, qui appartient au roi », et de donner en complément « droits régaliens, fief régalien ». Il est bien évident que cette notion a eu cours chez les Germains aussi. Qu'elle ne se soit pas dotée d'attributs aussi classiques, aussi répandus aussi, que dans d'autres domaines culturels, cela paraît clair. C'est sans doute que la société n'était pas aussi structurée, aussi hiérarchisée qu'ailleurs. C'est surtout que nous manquons, je l'ai dit et redit, 14

Qui existe en français, elle aussi, Paris, Payot, 1983 et reprise en Payot Poche.

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cruellement de témoins recevables. En fait, on l'a senti à la lecture des quelques notes qui précèdent, les regalia existent certainement dans ce monde-là, mais elles se ramènent à des réalités plus théoriques, plus vécues aussi qu'à des objets, des rites ou une gestuelle donnée.

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LES REGALIA RUSSES

Aglaé ACHECHOVA Doctorante en histoire de l’art

Résumé Les premiers regalia nationaux russes revendiquent l’héritage de l’Empire byzantin et soulignent les nouvelles acquisitions territoriales. Le corpus des insignes du tsar est fixé au tournant du XVe et du XVIe siècle, sous le règne d’Ivan III. Les regalia de type européen pénètrent en Russie un siècle plus tard. La proclamation de l’Empire (1721) uniformise les formes des regalia russes conformes à la typologie européenne. Le corpus des insignes se fige définitivement (tout comme le cérémonial) en 1797, lors du couronnement de Paul Ier. Ce thème, mal étudié durant l’époque soviétique, suscite un nouvel intérêt et les recherches actuelles révéleront prochainement de nouvelles données sur le corpus des regalia russes.

L’ensemble des insignes du pouvoir russe, tel qu’il s’est constitué avant 1917, est un groupe complexe et hétérogène, dont la formation reflète l’histoire du rite du sacre entre le XVIe siècle et la fin du XIXe siècle. On distingue les regalia du Tsar et ceux de l’Empereur. Le premier couronnement du grand-duc de Russie en tant que Tsar remonte à 1547. Il concerne Ivan IV dit le Terrible et s’inspire encore du rite byzantin. Il faut attendre le début du XVIIIe siècle pour voir apparaître les insignes impériaux, qui se rapprochent des regalia de l’Europe occidentale. Historique succinct du couronnement Le premier titre des gouverneurs suprêmes russes, dès le début du XIe siècle, est kniaz’ (prince) ou velikii kniaz’ (grandprince). Les chroniques mentionnent à partir du milieu du XIIe siècle une cérémonie d’intronisation, en plusieurs étapes. Dans le cas de l’invitation du prince élu, les dignitaires de la ville lui adressent une charte spéciale et le peuple prête serment, en embrassant la croix. Élu ou héritier, le prince rencontre ses 75

sujets, parfois hors des murs et entre dans la ville. Des recherches récentes mentionnent une cérémonie au palais, l’église ne l’abritant qu’à partir de 11461. Un banquet dans le palais prolonge les festivités2. Le déroulement exact du rite à l’intérieur de l’église reste inconnu, faute de descriptions détaillées. Certains historiens voient un premier ensemble de regalia comme composé de l’épée, du bâton ou tau et de la chapka d’or. Le prince occupe « le trône paternel d’or »3, symbole de la prise du pouvoir. Sur les monnaies, les ducs du XIe siècle sont représentés assis sur un banc, parfois à dossier4. Après la prise de Kiev par les Mongols en 1240, l’unité de la Russie n’est rétablie qu’à la fin du XVe siècle. Entre 1240 et la fin du XVe siècle, les gouverneurs russes se rendent auprès du khan de la Horde d’or afin de recevoir un iarlyk (diplôme) prouvant leur pouvoir suprême, tandis que les intronisations ont lieu à Vladimir. Le premier à être intronisé à Moscou, à la cathédrale de la Dormition, est Vassili II l’Aveugle. Selon le rite en vigueur, il est promulgué grand-duc en 1432 par l’ambassadeur de la Horde d’or5 qui contrôle encore les terres russes. À la fin du XVe siècle, le pouvoir des princes moscovites est consolidé et devient autonome. Ivan III (1462-1505) s’autodésigne en 1482 « Grand-duc de toute la Russie » et « Autocrate ». À l’occasion de la première cérémonie de couronnement de Dimitri Ivanovitch, petit fils d’Ivan III, les sources mentionnent clairement le corpus des regalia : la 1

Gvozdenko K. S. « Ceremoniâ knâžeskoj intronizacii na Rusi v domongol’skij period », Drevnââ Rus’ : Voprosy medievistiki, 2009, N° 1 (mars), p. 22, 27-28. 2 Toločko A. P. K voprosu o sakral’nom značenii stanovleniâ knâžeskoj vlasti na Rusi, IX – X vek, Arheologiâ, N° 1, Kiev, 1990. 3 Horoškevič A. L. « Postavlenie knâzej i simvoly gosudarstvennosti X – XIII vv. », Obrazovanie drevnerusskogo gosudarstva : Spornye problemy, Moscou, 1992, p. 71. 4 Gvozdenko K. S. Op. cit., p. 33. 5

Byčkova M. E. « Obrâdy venčaniâ na prestol 1498 i 1547 godov : voploŝenie idei vlasti gosudarâ », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 34, n° 1-2, p. 246.

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couronne (venets) et les barmy (sorte de collerette plate en tissu couvrant les épaules, décorée de broderies et de pierres)6. Le premier couronnement et les insignes La cérémonie du couronnement de Dimitri Ivanovitch a lieu le 4 février 1498 à la cathédrale de la Dormition au Kremlin, décorée pour l’occasion de samit blanc et or7. Au milieu de l’église est érigé le podium. La couronne et les barmy sont auparavant transférées du palais du prince à l’église. Au début de la liturgie, deux archimandrites emmènent tour à tour les barmy et la couronne. Le métropolite les donne à Ivan III qui pose les barmy sur les épaules de son héritier et le couronne. Ces objets du sacre sont les plus anciens insignes connus. Les chroniques utilisent le mot barmy pour la première fois en 1216. Certains spécialistes considèrent que le collier à médaillons, trouvé à Riazan en 1822 pourrait faire partie des regalia8. En réalité, le terme barmy désigne au XIVe siècle un détail du vêtement, une sorte de col pendant, comme ceux énumérés parmi les legs des Grands ducs de Moscou tout au long des XIVe et XVe siècles ; ainsi, en 1336, Ivan Kalita lègue à son fils aîné « une chapka d’or » et un manteau et aux cadets un habit « à barmy »9. Le petit-fils de ce dernier, Dimitri Donskoï, héros de la bataille de Koulikovo en 1380, reçoit de surcroît de son père : « l’icône de saint Alexandre, une chaîne (collier ?) d’or niellée10 avec une croix en or, une chaîne d’or à maillons, […] une chapka d’or, les barmy, la grande ceinture avec des pierres et des perles dont m’a béni mon père le Grand-prince, 6

L’idea di Roma a Mosca, secoli XV-XVI : Fonti per la storia del pensiere sociale russo, Roma, 1989, p. 97 et suiv. 7 Byčkova M. E. Op. cit., p. 247. 8

Sainte Russie, Paris, 2010, N°63, p. 208. Les spécialistes sont encore partagés, quant au symbolisme de ce précieux collier. Cf. : Sokroviŝa Oružejnoj palaty : Posol’skie dary = Treasures of the Armoury : Ambassadorial gifts, Moscou, 1996, p. 209. 9 Duhovnye i dogovornye gramoty velikih i udel’nyh knâzej XIV – XVI veka / Sous dir. L. A. Čerepnin, Moscou ; Leningrad, 1950, p. 8. La nature de ces tenues reste inconnue. 10 Cette chaîne pourrait ressembler à celle conservée au Palais des armures ; Cf. Rakitina M. G. Op. cit., p. 43.

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une ceinture d’or avec un crochet, un sabre d’or, un ceinturon (baudrier ?) d’or… »11. Le corpus des symboles du pouvoir se forme ainsi, et marque la continuité de la maison régnante. Le fils de Dimitri Donskoï, Vassili I, dans son testament rédigé en 1406 – 1407, ajoute à la liste des insignes précieux légués à son fils Ivan « une boîte en cornaline… »12. Le premier couronnement de 1498 marque une nouvelle politique de prestige pour le pouvoir russe. L’auteur anonyme de la Légende des princes de Vladimir13 (entre 1510 et 1527) affirme que les princes moscovites descendent d’Auguste et s’attarde sur la croix reliquaire de la Vraie Croix, la couronne (devenue chapka), la chaine « de l’or d’Arabie », le diadème (associé en Russie avec les barmy) et sur le vase en cornaline « ayant appartenu à César Auguste ». Ces objets auraient été donnés par l’empereur byzantin Constantin Monomaque à son petit-fils, le prince Vladimir Vsevolodovitch dit Monomaque (grand-prince de Kiev entre 1113 et 1125) pour son couronnement. La Légende conclut : « À partir de ce jour, tous les Grands princes de Vladimir se couronnent … avec cette couronne de Tsar envoyée par le Grand Tsar grec [i.e. César – A. A.] qui est Constantin Monomaque »14. En 1547, Ivan IV (Ivan le Terrible) est couronné Tsar, titre qui pour lui est égal à celui d’Empereur et donc supérieur aux rois européens. Depuis la chute de Constantinople en 1453, le Grand-prince de Russie occupe logiquement la place de l’Empereur byzantin, étant le plus grand monarque orthodoxe. Cette nouvelle prétention impériale avait été préparée par la proclamation d’Ivan III en 1492 comme « nouveau Constantin » et autocrate. La doctrine « Moscou est la troisième Rome », formulée par le vieillard Philothée vers 1523, est exposée en 1541–1542 dans le Grand Ménologe du métropolite Macaire : « Deux Rome sont déchues, la troisième est et la quatrième ne

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Ibid., p. 18. Ce testament date de 1358 environ. Ibid., p. 57. Cette boîte deviendra un des regalia.

Biblioteka literatury drevnej Rusi / Institut de la littérature russe de l’Académie de sciences russe, Saint-Pétersbourg, 2000, pp. 278–289. 14 Idea di Roma…, pp. 26–27. À la mort de Constantin, Vladimir n’a que deux ans.

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sera pas »15. En conséquence, les regalia sont déclarés hérités directement de Byzance. Selon la même logique, on installe en 1551, à l’intérieur de la cathédrale de la Dormition du Kremlin, la Place du Tsar pour la prière : une sorte de trône, surmonté d’un dais, surnommé bientôt le trône de Monomaque. Couronnement du premier Tsar et justification des regalia utilisés La cérémonie du sacre d’Ivan en janvier 1547 est décrite en 1561 dans la Règle reprenant les points d’orgue du couronnement du prince Dimitri en 1498. Les regalia sont : le bonnet de Monomaque, les barmy, la croix reliquaire, la croix et sa chaîne d’or, la boîte de cornaline (utilisée pour les saintes huiles16). Le sceptre n’apparaîtra que pendant le sacre de Féodor, fils d’Ivan IV en 1584. La Règle souligne le caractère sacré et « effrayant » des insignes apportés préalablement dans l’église et placés dans un plat d’or sur un lutrin, couverts d’un tissu précieux et gardés par les dignitaires « afin que personne des gens simples n’y touche »17. À la sortie de l’église et sur les escaliers le Tsar reçoit une pluie de monnaies d’or, scène représentée dans la Chronique illuminée18. Après l’office, le nouveau Tsar s’incline devant les tombes des ancêtres dans l’église du Saint-Archange-Michel-Archange et adore les saintes reliques dans l’église de l’Annonciation. Le bonnet de Monomaque est devenu en 1547 un élément héréditaire des regalia, exemple pour les couronnes futures. Sa partie ancienne se compose de 8 plaques d’or, couvertes de filigranes formant des enroulements réguliers, des étoiles à 4 ou 15 16

Idea di Roma, p. 147.

Mentionnée pour la première fois en 1356, elle participe à toutes les cérémonies jusqu’à celle de Nicolas II en 1896 ; elle disparait à la cathédrale de la Dormition avant 1915. De forme ovale, avec la monture et la poignée du couvercle en forme du serpent émaillé, elle n’est connue que par un dessin de F. Solntsev du milieu du XIXe siècle (Drevnosti rossijskogo gosudarstva = Antiques of the Russian State, [Moscou], 1994, p. [74] ; Rossijskie imperatory i Oružejnaâ palata : [Exposition], Moscou, p. 142). 17 Ibid., p. 92. Depuis, et jusqu’au dernier couronnement en 1896, nul autre que les prêtres et les empereurs n’a le droit de toucher les regalia. 18 Sainte Russie, p. 428.

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6 extrémités, des fleurs de lotus stylisés. Actuellement, les plaques sont surmontées d’un lanternon tardif et d’une croix. Des perles et des cabochons parsèment les plaques et la base de la croix. La question de la provenance du bonnet divise les chercheurs : l’hypothèse d’un cadeau des empereurs byzantins étant écartée, on y voit un cadeau diplomatique des khans de la Horde d’or (K. V. Basilévitch19), un heaume byzantin d’apparat (N. P. Kondakov20) ou un couvre-chef byzantin acheté par l’intermédiaire des Genevois (N. V. Žilina21). La plupart des spécialistes considèrent le bonnet de Monomaque comme un travail oriental de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle22. Plusieurs remontages de la couronne sont à supposer23, ainsi que le remplacement des pendentifs sur le bord inférieur par un bandeau de fourrure actuellement bien plus volumineux que ce qu’en montrent les iconographies anciennes. Ce bonnet reste une couronne du sacre jusqu’à la fin du e XVII siècle, bien que les monarques se fassent réaliser, en plus, d’autres couronnes. Ainsi, le « bonnet de Kazan » aurait été créé vers 1553 (sous la commande d’Ivan IV ?), par des maîtres joailliers de Moscou avec la participation de confrères tatars24. Au-dessus du rebord en fourrure, les huit plaques décorées de rinceaux niellés et gravés, de tourmalines, de turquoises et de perles, sont entourées de trois rangs des fleurons découpés et repercés, d’inspiration orientale. La première mention de ce bonnet remonte à 1627, les registres notant le changement d’une spinelle rouge réemployée pour la couronne du premier 19

Bazilevič K. V. « Imuŝestvo moskovskih knâzej v XIV—XVI vv. », Trudy GIM, Moscou, 1926, fasc. 3, pp. 3–51. 20 Kondakov N. P., Tolstoj I. I. Russkie drevnosti v pamâtnikah iskusstva, Saint-Pétersbourg, 1897, fasc. 5. 21 Žilina N. V. Ŝapka Monomaha, Moscou, 2001, p. 205. 22

Bobrovnickaâ I. A. « Ŝapka Monomaha. K problème proishoždeniâ formy », Filimonovskie čteniâ, n° 1, Moscou, 2004, p. 82 ; Sterligova I. A. « Vizantijskie svâtyni i dragocennosti moskovskih gosudarej », Naše nasledie, 2010, N° 93–94 (consulté sur : www.nasledie-rus.ru/podshivka/9401.php). 23 Bobrovnickaâ I. A. Op. cit., p. 73. 24

Certains chercheurs y voient un objet remonté au début du XVIIe siècle avec le remploi des débris d’un objet oriental, probablement tatar (Mareeva O. V. « Ŝapka Kazanskaâ : Utočnenie atribucii », Hudožestvennyj metall Rossii : [colloque, Moscou, 2001], Moscou, 2001, p. 59).

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des Romanov contre un saphir jaune visible actuellement sur le bonnet. Le Tsar porte les insignes lors de cérémonies officielles, telles les réceptions d’ambassadeurs. Ainsi, en 1578, l’ambassadeur danois voit-il le Tsar « vêtu d’une tunique de soie rouge, parsemée de pierres précieuses et semi-précieuses […], sur sa tête il portait une couronne en or mise par-dessus un couvre-chef orné de pierres précieuses et semi-précieuses, dans la main il tenait une pomme d’or grande comme la tête d’un enfant […]. À côté de lui se trouvait un dispositif doré pour y mettre cette pomme. Après l’avoir longtemps tenu dans sa main droite, en le relevant très souvent, il l’y mettait. Aussi, il plaçait son couvre-chef dans une coupe d’or, prédestinée à cela et restait assis en cheveux. » Plus loin, il écrit que le Tsar « tenait dans sa main droite un sceptre incrusté de pierres étincelantes25 ». Ce témoignage est l’un des premiers fixant l’emploi du sceptre et du globe avant même qu’ils ne figurent dans la cérémonie du sacre. Ivan IV porte une chaîne massive comparable au bijou à soixante-dix-sept maillons décorés de filigranes et de granulations, lourde de plus de 800 g et conservé au Palais des Armures26. En revanche, la mention de la couronne mise par-dessus une chapka dans ce texte (composé en 1588), correspond au portrait sur bois gravé par Hans Waygel (Nüremberg, deuxième moitié de XVIe siècle)27. Ce type de coiffure, propre aux derniers empereurs byzantins, a été popularisé par le portrait de Jean VIII Paléologue28 (dessin et médaille de Pisanello au Louvre29). 25 26 27

Ul’fel’d Â. Putešestvie v Rossiû, Saint-Péterszbourg, 2001, p. 321. Rakitina M. G. Regalii russkih carej, Moscou, 2010, pp. 42-43.

Rovinskij D. A. Dostovernye portrety rossijskih gosudarej, SaintPétersbourg, 1882, pp. 7-8, n° 16. Image est reproduite sur la page de titre de Joannis Basilidis magni Moscoviæ ducis vita par P. Oderborn (1585) – Rovinskij D. A. Op. cit., , p. 8, n° 17 ; Sainte Russie, p. 429. 28 C’est l’oncle de Zoé (Sophie) Paléologue, femme d’Ivan III. 29

Pisanello : Le peintre aux sept vertus : [Exposition, 1996], Paris, 1996, p. 202–211, n° 118–120. En Suède, ce type de couronne est en vigueur jusqu’en 1650, date à laquelle on fabrique la couronne pour Charles (X) Gustav, réutilisant un des vieux insignes (Jernberg A.-C. Skattkammaren :

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Le bâton de fonction faisait partie des symboles du pouvoir30. En 1581, Ivan le Terrible, courroucé, l’emploie pour porter des coups mortels à son héritier, le prince Ivan Ivanovitch. Le capitaine d’origine française, J. Margeret, décrit cet épisode : « il le frappa du bout d’un baston ferré d'une poincte d'acier carrée, lequel baston est en forme de crosse, nul ne l'osant porter que les empereurs, qui est un baston dont jadis les grands Ducs recevaient hommage du Tartare… »31. À la fin du règne d’Ivan IV, le trésor d’État conservait trois bonnets : celui de Monomaque et ceux de Kazan et d’Astrakhan. Suite à ces acquisitions territoriales, l’ancien titre tatar de khan est remplacé par le titre de Tsar de ces provinces32. Le testament d’Ivan IV en 1572 mentionne ces nouveau regalia : « Je bénis mon fils Ivan par tous les bonnets de Tsar et par les attributs de Tsar que j’ai fait faire… »33. Les nouveaux insignes Féodor Ioannovitch (1584-1598), le dernier Tsar de la dynastie des Ruriquides, est le premier oint lors de son sacre, conformément au rite byzantin. La cérémonie se déroule selon la Règle de 1561 : les regalia sont transférés à la cathédrale lors d’une procession. Le Tsar est questionné par le patriarche et dit le Credo. Il met la tunique (platno, connu par l’exemplaire conservé appartenant au jeune Pierre Ier). Au début du cycle eucharistique, le prélat donne au Tsar les insignes. Avant la communion des prêtres, le souverain est oint devant l’iconostase : sur le front, les oreilles, les mains et la poitrine, copiant le rite de la confirmation (qui suit, en orthodoxie, le

Kunglliga Slottet = La salle du trésor : Le palais Royal, Värnamo, 2009, pp. 40–41). 30 Rossijskie imperatory i Oružejnaâ Palata = Russian empereurs and the armoury : [Exposition, Moscou, Musées du Kremlin, 2006], Moscou, 2006, p. 91. 31 Margeret J. Estât de l'empire de Russie et grande duché de Moscovie, nouv. éd. publ. par H. Chevreul, Paris, 1840, pp. 10-11. 32 Uspenskij B. A. Car’ i Imperator : Pomazanie na carstvo i semantika monarših titulov, Moscou, 2000, p. 49. 33 Duhovnye i dogovornye gramoty…, p. 433.

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baptême)34. Il communie ensuite dans le sanctuaire, symbolisant la charge sacrée du monarque. Lors de son sacre, le tsar Féodor est le premier à recevoir un sceptre35. À l’époque, c’est un bâton surmonté d’une aigle couronnée sommée d’une croix, dont l’usage remonte à son père. Son beau-frère et successeur, Boris Godounov, sacré en 1598, reçoit en plus « une pomme » (le globe). Les ambassadeurs étrangers le décrivent lors d’une cérémonie officielle en 1602 : « Au fond, vis-à-vis de la porte, se trouvait le trône, élevé de quatre degrés au-dessus du plancher, et à gauche, à la même hauteur, était un autre siège pour le fils du Grand-prince. Le Grand-prince était assis sur le trône dans tout l'appareil de la souveraineté. Il portait une couronne d'or, une robe de brocart d'or tombant jusqu'aux pieds; il avait à la main un bâton en bois noir incrusté d'or et il le tenait comme un sceptre. Son fils portait une robe mouchetée ressemblant à une peau de lynx. Deux heiduques vêtus de blanc et ayant une hallebarde à la main, se tenaient de chaque côté du trône »36. J. Margeret ajoute un détail vu par lui en 1601 : « la pome d’or devant luy »37. La mise en scène de l’audience officielle se conserve jusqu’à la fin du XVIIe siècle, comme l’atteste le dessin d’Erik Palmquists Les ambassadeurs suédois à l’audience de tsar Alexei Mikhaïlovitch en 1674 conservé à Riksarkivet (Stockhom)38 : le Tsar avec les insignes du pouvoir sur le trône, entouré des strelitz, sans omettre le support pour le globe. En 1604, le même diplomate remarque que le tsar Boris Godounov « n'était pas habillé de même qu'à ma première 34

Uspenskij B. A. Car’ i imperator : Pomazanie na carstvo i semantika monaršoh titulov, Moscou, 2000, p. 28. 35 Plus tard, la Tsarine, née Irina Godunova (sœur de Boris), reçoit une couronne exécutée sous la commande de son époux, le tsar Féodor. 36 Iter Persicum ou Description du voyage en Perse entrepris en 1602… / Par Etienne Karasch de Zalonkemeny, … ; relation rédigée en Allemand et présentée à l’Empereur par Georges Tectauder von der Jabel ; trad. publiée et annotée par Ch. Schefer, Paris, Ernest Leroux, 1877, pp. 19-20. 37 Margeret J. Op. cit., p. 66. 38

Silver. Markt och prakt i barockens Sverige : [Exposition. Stockholm, Nationalmuseum, 2003-2004], S. l., [2003], p. 36.

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audience : il portait une double couronne et un vêtement en drap d'or, couvert de perles et de pierres précieuses et qui lui descendait jusqu'aux pieds. Une triple couronne, haute d'environ une aune39 et demi et magnifiquement ornée de pierres précieuses, était posée à côté de lui. Le jeune prince Féodor Borissovitch, âgé d'environ quinze ans, était assis à sa gauche. Il portait un vêtement en drap d'argent et tenait à la main un bâton doré. »40 Notons l’utilisation de deux couronnes ; celle qualifiée de triple peut être rapprochée du bonnet d’Astrakhan41. Une autre couronne perdue, identique à celle de l’empereur Rodolphe II conservée aujourd’hui à Vienne, apparaît sur le ducat d’or de Boris Godounov de 1598–160142. Au début de l’an 1600, R. L. von Dondorf, le clerc municipal de la ville d’Eger (Cheb) en Tchéquie occidentale, où l’ambassadeur russe avait son quartier, écrit au margrave George-Frédéric von Ansbach : « L’ambassadeur a auprès de lui l’orfèvre de l’empereur qui fabrique pour lui une couronne d’or splendide, décorée par des rubis et des diamants »43. Le maître travaille au domicile du diplomate et a fait serment de garder le secret de son entreprise. La couronne arrive à Moscou en 1601 ou en 1604. Le sceptre et le globe, longtemps attribués au premier Romanov, Michel Fedorovitch et aujourd’hui conservés au Palais des Armures, ont peut-être été réalisés en même temps et par le même atelier que cette couronne occidentale44. En effet, le globe, richement décoré de pierres, porte quatre scènes en bas-reliefs consacrés à la vie de David, dont les compositions reprennent les gravures de J. Amman pour la Bible de 157145. 39 40 41

La mesure nous paraît excessive, l’aune de Vienne faisant plus de 77 cm. Iter Persicum…, p. 74.

Lavrent’ev A. V. Carevič – Car’ – Cesar’ : Lžedmitri gosudarstvennye pečati…, Saint-Pétersbourg, 2001, p. 182. 42 Sainte Russie, 2010, p. 533. La datation : 1598-1605 43 44

I,

ego

Lavrient’ev A. V. Op. cit., p. 179.

Martynova M. V. Regalii carâ Mihaila Fedoroviča, Moscou, 2003 ; Lavrent’ev A. V. Op. cit. 45 Martynova M. V. Op. cit., pp. 28-30.

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Le décor émaillé du sceptre s’apparente aux ornementations dans le goût maniériste tardif, qui enrichissent la dague et l’épée des Grands Maîtres de l’ordre de Malte (Musée du Louvre)46 ou le sceptre d’Eric XIV de Suède47. La mort de Boris en 1605 ouvre l’Époque des troubles. Son successeur est le « faux Dimitri » (un imposteur se faisant passer pour le fils d'Ivan IV), porté au trône par les troupes polonaises, couronné l’été 1605. Le rite traditionnel est enrichi par l’usage des trois couronnes. Le nouveau Tsar est sacré dans la cathédrale par le patriarche Ignace « avec une couronne, le diadème (les barmy) et la couronne de son père Ivan Vassilievitch qu’il a reçue de César, le grand Tsar de l’Allemagne »48. La nature de première couronne pose question. Il ne peut s’agir du bonnet de Monomaque, puisqu’il a été posé postérieurement sur le chef du faux Dimitri précisément par l’auteur de ladite description dans une des chapelles de la cathédrale du Saint-Archange-Michel49. L’année suivante, Marina Mniczek épouse à Moscou le faux Dimitri et est couronnée pour la première fois dans l’histoire russe ; auparavant la Tsarine n’assistait même pas à la cérémonie. Déjà en route vers Moscou, Marina reçoit en cadeau « une couronne de diamants »50, dont le modèle est inconnu. Contrairement aux couronnements féminins postérieurs, Marina a été sacrée par le patriarche et non par son époux : elle est donc une tsarine de plein pouvoir. Les époux refusent la communion orthodoxe lors de l’office et commettent ainsi une faute politique grave51. Six jours après leur mariage, Dimitri périt dans la révolte des moscovites. Marina se rallie plus tard à un deuxième faux Dimitri et meurt emprisonnée en 1614. En cette année 1606, est frappée une médaille à l’effigie du (premier) « faux Dimitri », dont le seul exemplaire connu se 46

Entre le glaive et la croix : Chefs-d’œuvre de l’armurerie de Malte : Exposition. Paris, Musée de l’armée, 2008-2009, Paris, 2008, pp. 261-263. 47 Jernberg A.-C. Op. cit., Värnamo, 2009, pp. 18-19. 48 49 50 51

Arsenij Ellassonskij Memoiry iz russkoj istorii, Moscou, 1998, p. 178. Ibid. Dnevnik Mariny Mnišek, Moscou, 1995, p. 38.

Uspenskij B. A. Car’ i patriarh, Moscou, 1998, p. 194 ; Sainte Russie, Paris, 2010, p. 535.

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trouve à l’Ermitage52. Elle est doublement significative : l’inscription latine le nomme « Empereur de la Russie », ce qui est un titre nouveau. De plus, Dimitri y est représenté dans une armure polonaise, avec le globe et le sceptre, une croix pectorale sur une chaîne massive et, sur son chef, la couronne impériale fermée. À l’évidence, il s’agit de la couronne inspirée par celle de Rodolphe II, représentée sur la monnaie d’or de Boris Godounov citée plus haut. Ce type de coiffure illustre les prétentions impériales des Tsars russes, qui ne vont se réaliser qu’au début du XVIIIe siècle. Traditionnellement, on compte dans le trésor des Tsars, avant l’intervention de l’armée polonaise-lituanienne, sept couronnes en or, dont seulement deux (celle de Monomaque et sans doute celle de Kazan) sont encore conservées aujourd’hui53. En 1612, Moscou libérée des envahisseurs, les gardiens du trésor sont torturés pour en révéler la cachette : « la couronne d’État envoyée par le César d’Allemagne, les vingtdeux reliquaires avec les reliques des saints, le sceptre précieux du Tsar et du Grand-prince Ivan Vassilievitch… »54. Les regalia de la nouvelle dynastie En 1613, Michel Romanov, le premier de la nouvelle dynastie, est élu au trône et accepte symboliquement le tau de tsar dans l’abbatiale du monastère Ipatiev près de la ville de Kostroma. Il est couronné le 11 juillet 1613 selon le rite habituel reproduit dans l’album du sacre exécuté en 1672-1673 pour son fils Alexis Mikhaïlovitch55. Une des images représente le moment de l’onction devant l’iconostase, où le Tsar est entouré des dignitaires portant les regalia sur des plats : la couronne, les barmy, le sceptre et le globe ; la croix d’or est déjà sur la poitrine du monarque. En 1624, un groupe d’orfèvres occidentaux56 crée une 52 53

Sainte Russie, Paris, 2010, p. 534.

Nenarokomova I. S. Gosudarstvennye muzei Moskovskogo Kremlâ. Moscou, 1987, p. 47. 54 Arsenij Ellassonskij Memoiry iz russkoj istorii, Moscou, 1998, p. 199. 55 56

Fac-similé édité en 1856 et en 2009. Les archives ont conservé les noms de Jacob Gast, Konrat et Jacob Frick,

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nouvelle couronne. Richement décorée de pierreries, elle pesait plus de quatre kilogrammes et demi57. Du fait de son poids, une autre couronne est fabriquée en 1627, par les mêmes artisans sous la direction d’Efim Telepniev. Avec le sceptre et le globe, commandes de Boris Godounov, elle forme les regalia dits « de grande toilette » conservés jusqu’à nos jours. De forme hémisphérique, le bonnet est orné de pierres et de fleurons ajourés et émaillés, fixés sur des plaques métalliques repoussées. La typologie de cette coiffure bordée de fourrure reste conforme au type de la chapka, mais ses ornements sont européens. Réalisée à Constantinople, une nouvelle « couronne d’or aux pierres précieuses selon le type des grands Tsar grecs d’autrefois » décorée de diamants, de spinelles et de saphirs arrive à Moscou en 1630 avec l’ambassadeur Thomas Cantacuzène58. Après 1613, les ateliers du Kremlin créent une chaîne d’or mentionnée dans les registres pour la première fois en 1642. L’inscription qui couvre les 88 anneaux gravés contient une prière à la Sainte Trinité, la titulature complète de Michel Romanov et l’énumération de tous ses territoires. Les regalia plus nombreux conservés de nos jours appartiennent au règne d’Alexis I Mikhaïlovitch (1645-1676). Le sceptre en or, long de 87,7 cm, décoré de pierres, d’émail en ronde-bosse et de scènes évangéliques niellées, sommé par un petit globe sous une croix flanquée de deux aigles bicéphales, est une commande de son père à Istanbul et porte la date de 1638. Alexis Ier y commande des insignes supplémentaires : Ivan Iouriev, marchand grec, part en mars 1660 à Istanbul, et Ülis Fanzkel, Onufri Romsder, Elkan Lardinus, Jean Lent et Indrik Buch. 57 Martynova M. V. Regalii carâ Mihaila Fedoroviča, Moscou, 2003, p. [10]. 58

M. Martynova suppose que la couronne est une commande de Michel Ier et du patriarche Philarète à Istanbul en 1628 (Martynova M. V. Regalii carâ Alexeâ Mihajloviča, Moscou, 2004, p. 3), S. Faizov propose de voir dans ce cadeau l’initiative de T. Cantacuzène et de l’amiral Hasan-pacha (S. Faisov, « Daril li sultan Murad IV koronu carû Mihailu Fedoroviču ? », Verhovnaâ vlast’, èlita i obŝestvov Rossii XIV – vtoroj poloviny XIX veka : Rossijskaâ monarhiâ v kontekste evropejskih i aziatskih monarhij i imperij : [2e colloque international], Moscou, 2009. http ://kreml.ru/ru/science/conférences/2009/power/thesis/Faizov

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rapporte en avril 1662 les barmy et le globe. L’ensemble est alors appelé « la deuxième toilette ». Le globe d’or, de presque 30 cm de haut, est doté d’un menu pied ajouré et d’une large couronne qui, comme une palissade, entoure la croix sur une sphère émaillée. Il est couvert des pierres réunies en fleurons ou alignées dans une bande centrale, et d’émail translucide sur le fond guilloché59. Les barmy, vingt ans seulement après leur arrivée à Moscou, ont déjà leur aspect d’aujourd’hui. Ils ne présentent plus que sept médaillons historiés sur huit et ont perdu également les 206 saphirs et les deux émeraudes qui décoraient le pourtour en deux rangs. À l’origine, les plaques avaient été cousues sur un damas d’argent doublé de velours rouge60. Leur forme et programme iconographique sont particuliers. Deux grands médaillons latéraux sont bombés afin de mieux épouser les épaules. Les scènes centrales représentent l’Exaltation de la Croix et la mort de Julien l’Apostat, deux thèmes qui évoquent la dimension chrétienne du monarque. Rappelons qu’Alexis, voulant réunir tous les orthodoxes et rectifiant les rites et les textes, a engendré le Grand schisme au sein de l’Église russe. D’autres médaillons décrits dans un document rédigé pour le marchand I. Iouriev pour réaliser cette commande, semblent correspondre aux psaumes de louange 148, 149 et 15061. Le fils d’Alexis Ier, Fédor Alexeevitch, a laissé un seul regalia, la croix pectorale, reçue lors de son couronnement, créée en 1662 et remaniée en 1670. Ornée d’émaux peints, elle porte sur son revers l’effigie du saint patron du tsar, Théodore le Stratélate. En 1682 la conjoncture politique mène au trône deux demi-frères, fils d’Alexis Ier, Ivan Alexeevitch et Petr Alexeevitch, futur Pierre Ier, qui sont couronnés ensemble. Le sacre exige donc la création diligente d’un second bonnet dit de Monomaque : ses matériaux et sa forme sont conformes à l’original, mais les plaques d’or de la calotte sont lisses et sa taille s’accorde avec la tête d’un prince de 9 ans. 59 60 61

Sokroviŝa Oružejnoj palaty…, p. 210, 213. Martynova M. V. Regalii carâ Alekseâ Mihajloviča, Moscou, 2004, p. 11. Ibid., pp. 16-19.

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Dans les années 1680, sont fabriqués pour le duumvirat deux bonnets de diamants. Leurs calottes sont ornées de fleurons, d’aigles bicéphales et de pierres montées. La santé délicate du tsar Ivan dicte la création en 1684 d’une coiffure légère, le bonnet dit d’altabas (de brocart d’argent), devenue ensuite couronne de Sibérie. Regalia impériaux À la fin du XVIIe siècle, Pierre porte encore le platno, un costume cérémoniel à l’ancienne, avec les barmy brodées sur les épaules. L’exemplaire conservé au Palais des Armures, taillé dans une étoffe italienne par les ateliers du Kremlin, date de 1691. En 1721, le Sénat et le Synode accordent au tsar Pierre Ier le titre d’Empereur de toute la Russie : le Royaume devient l’Empire, la capitale est transférée à Saint-Pétersbourg en 1727 et les regalia anciens acquièrent un rôle patrimonial. Ils sont portés lors de la cérémonie du sacre et exposés ensuite en public au Kremlin durant les festivités du sacre. La couronne impériale remplace le bonnet de Monomaque et le manteau de brocart, bordé de fourrure d’hermine, les barmes. Si les regalia du Tsar conservés au Palais des Armures au Kremlin de Moscou sont relativement bien étudiés, les insignes impériaux, propriété du Fonds des diamants au sein du Ministère des finances et exposés au Kremlin, n’ont pas encore fait l’objet d’une recherche approfondie. À l’époque soviétique, idéologie oblige, seule l’étude gemmologique était possible. Le premier sacre impérial en 1724 est celui de l’épouse de Pierre Ier, Catherine Ière, car « l’acquisition du titre impérial… ne signifiait pas l’élargissement du pouvoir, mais sa réorientation culturelle, Pierre Ier, n’avait donc pas besoin d’un nouveau couronnement »62. Devenu Empereur, Pierre n’a pas cessé d’être le Tsar, et l’ordonnance du 11 novembre 1721 fixe sa titulature : « Empereur et Autocrate de toute la Russie, de Moscou, de Kiev, de Vladimir, de Novgorod, Tsar de Kazan, d’Astrakhan et de Sibérie »63. Les trois derniers éléments 62 63

Uspenskij D. A. Car’ i imperator…, p. 48. Ibid., p. 49.

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renvoient aux khanats tatars conquis par Ivan IV et aux trois bonnets homonymes. Le premier Empereur honore le premier Tsar de la Russie en plaçant son effigie sur un arc de triomphe érigé à Saint-Pétersbourg en janvier 172264. Pendant l’office, c’est l’Empereur qui couronne son épouse. Ce moment est représenté sur la médaille commémorative frappée à cette occasion65. Le sacre se déroule, selon la tradition, à Moscou ; la couronne de vermeil, haute de plus de 22 cm, décorée de près de 2 500 pierres, dont des diamants et des grosses perles, est l’œuvre du maître Samson Larionov. Par sa forme, elle s’inspire directement de la couronne fermée des empereurs germaniques. La carcasse métallique est conservée sans la croix (connue par l’iconographie66) ni les pierres, réutilisées pour orner la couronne de son successeur, Pierre II67. À cet Empereur (couronné en 1727 à l’âge de 12 ans) appartient un petit globe de 17 cm de haut en argent et or surmonté d’une croix. Très simple dans sa décoration, c’est un des deux globes qui nous sont parvenus pour la période impériale. En avril 1730, est sacrée l’Impératrice Anne Ioannovna (nièce de Pierre Ier)68. Pour cette cérémonie est fabriquée, entre janvier et avril, une nouvelle couronne attribuée à GottliebWilhelm Dunkel qui reprend la forme de la couronne de Catherine Ière, et en réutilise les diamants et une grande tourmaline de plus de cent carats. En revanche, pour le sacre d’Élisabeth Petrovna, fille de 64

Pančenko A. M. Ivan Groznyj i Petr Velikij : koncepcii pervogo monarha, Iz istorii russkoj kul’tury, T. 2, Vol. 1 : Kievskaâ i Moskovskaâ Rus’, Moscou, 2002, p. 455. 65 Rossijskie imperatory i Oružejnaâ palata : [Exposition], Moscou, p. 32, cat. 18. L’édition de cette médaille est une des innovations de cette cérémonie. 66 Le jeton commémoratif du couronnement (Ibid., p. 35, cat. 23) et la plaque en ivoire de l’Ermitage (Osnovatelû Peterburga : [Exposition], SaintPétersbourg, 2003, p. 39, cat. 291). 67 Rossijskie imperatory i Oružejnaâ palata : [Exposition], Moscou, p. 123. En 1810, elle a été transférée de la Chambre du trésor du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg au Palais des Armures à Moscou, où elle est conservée actuellement. 68 Conservée au Palais des Armures.

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Pierre le Grand en 1742, apparaissent deux nouveaux regalia : le bouclier et l’épée d’État. La garde à deux mains de cette épée de 141 cm de long se termine par deux têtes d’aigles couronnées. Sa lame serait l’œuvre d’un maître polonais ; la poignée et le fourreau sont un travail moscovite du XVIIIe siècle. La couronne d’Élisabeth est décrite dans les mémoires de l’orfèvre Jérémie Pauzié : elle était ornée de gros diamants, de rubis et d’émeraudes, dans un goût polychrome apprécié à cette époque69. Les impératrices possèdent en plus une petite couronne d’apparat, démembrée après leur décès et dont les pierres sont léguées aux dames de la cour. Le corpus des regalia impériaux constitué à l’époque de Catherine II servira à tous les monarques russes jusqu’à Nicolas II. La grande couronne impériale, chef-d’œuvre indémodable et intemporel, a été créée par les joailliers Jérémie Pauzié, chargé du choix des pierres et George-Friedrich Ekhart, auteur du projet. Le premier a laissé ses mémoires où on lit : « … l’Impératrice Catherine… m’a ordonné de démembrer tous les objets qui ne correspondent pas au goût moderne et de les utiliser pour une nouvelle couronne, qu’elle désirait pour son couronnement. Parmi les objets, j’ai choisi tout qui pouvait servir et puisque l’Impératrice m’avait dit qu’elle souhaitait que la couronne restât intacte après le couronnement, j’ai pris toutes les plus grosses pierres, qui ne conviennent pas pour une garniture à la mode, des brillants, des pierres colorées. Tout cela a composé un des plus riches objets qui existent en Europe. »70 Malgré les efforts des joaillers, « pour alléger la couronne, et n’utiliser que les matériaux nécessaires pour retenir les pierres », elle atteint cinq livres71 La couronne se compose de 1 083 diamants, de 2 458 brillants taillés en roses, de 75 grosses perles et d’une spinelle de 398,72 carats. Les pierres serrées dissimulent la monture, due au « metteur-enœuvre » d’origine française Aurot72. Pour la même occasion, George-Friedrich Ekhart crée le 69 70 71 72

Pauzié (Poz’e) J. Zapiski, Russkaâ starina, 1870, t. 1, pp. 87–88. Pauzié J. Ibid., p. 228. Ibid., p. 230. Pauzié J. Op. cit., p. 112.

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globe orné de diamants, auquel on ajoute, dans les années 1770, un saphir ovale de 200 carats et un diamant bleu de près de 47 carats73. Le sceptre impérial, œuvre de L. Pfister et J. Leonovitch, a été créé en 1771 et modifié en 1784. Long de 59,5 cm, il est décoré de 196 diamants, dont le plus connu est le diamant Orloff (189,92 carats), un des rares à avoir conservé sa taille indienne en rose. Il a été acheté à Amsterdam par l’ex-favori de l’Impératrice, peut-être sur son ordre. Son histoire quasi mythique reste à écrire. Un événement de référence : le couronnement de Paul Ier Le sacre de Paul Ier en 1797 fige définitivement le rite du couronnement, le corpus des regalia et les règles de transmission dynastique74. Malgré sa haine pour sa mère, il a conservé les regalia créés pour elle, ce que feront également tous ses successeurs. Il s’agit avant tout du premier couronnement simultané du couple impérial, et le rituel de la cérémonie ne changera plus. Les souverains arrivent à la cathédrale sous un dais et s’installent sur un podium. À la lecture des évangiles, l’Empereur met le manteau du sacre et la chaîne en diamants de l’ordre de Saint-André. Le métropolite donne au monarque le sceptre et le globe. L’Impératrice s’agenouille devant son époux, qui laisse alors le sceptre et le globe sur un coussin, retire sa couronne et effleure avec cette dernière la tête de son épouse, la recoiffe et revêt l’Impératrice du manteau, de la chaîne de l’ordre de Saint-André et de la petite couronne impériale75. Durant la liturgie, les monarques conservent les manteaux du sacre, mais restent tête nue. Après la communion du clergé, ils s’approchent de l’autel, précédés par les dignitaires portant les regalia. L’Empereur est oint en plusieurs endroits comme pour le sacrement de la confirmation 73

Les joyaux du fonds diamantaire de l’URSS, Moscou, 1975, p. non numérotée. 74 Paul Ier impose la succession du trône impérial aux seuls héritiers mâles. 75

Chirâev N. Koronovanie russkih gosudarej, Koronacionnyj al’bom v pamiat’ svâŝennogo koronovaniâ Ih Imperatorskih veličestv 14 maâ 1896 goda, Saint-Pétersbourg, 1896, p. 10.

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(l’impératrice sur le front seulement) et communie dans le sanctuaire, tandis que son épouse reste devant l’iconostase76. Revenant sur le podium, le couple impérial revêt à nouveau les regalia. L’assistance les félicite, et les monarques visitent les tombes des ancêtres et adorent les reliques dans les églises du Kremlin avant de commencer les festivités civiles. En 1797, l’impératrice reçoit la petite couronne crée par l’orfèvre Loubier77 d’après le projet de Louis Duval et composée de 1393 diamants et de 2167 roses. Cette couronne est démembrée en 1838, mais reste connue par une réplique de 1856, œuvre du joailler Lépold K. Zeftingen, remaniée en 188678. Le joyau, de 13 cm de haut, porte un décor géométrique néoclassique. Les derniers regalia à avoir été créés sont les manteaux du couronnement de Nicolas II et d’Alexandra Féodorovna en 1896. Celui de l’impératrice est long de 4,50 m et pèse 13 kg. Les regalia impériaux accompagnaient les cérémonies funéraires, comme, par exemple, celles de Pierre Ier79 et d’Alexandre Ier80. On fabriquait parfois des insignes à cet effet, telle la couronne de vermeil, œuvre de J. Pauzié, avec laquelle sera enterrée Élisabeth Petrovna81. La patrimonialisation des regalia Pour l’Exposition Universelle de 1900 à Paris, la maison Fabergé crée une composition présentant les copies en réduction des regalia impériaux : petite et grande couronnes, le sceptre et le globe82. Cette luxueuse miniature reproduit même les coussins spéciaux conçus pour le transport des couronnes, 76

Certaines impératrices du XVIIIe siècle ont communié comme les Empereurs. 77 Communication d’Alexei Krayevskiy. 78

Lopato M. Ûveliry starogo Peterburga = The jewellers of old St Petersburg, saint-Pétersbourg, 2006, p. 144, 146. 79 Rossijskie imperatory i Oružejnaâ palata, Moscou, 2006, p. 30. 80 81 82

Ibid., p. 92. Pauzié J. Op. cit., p. 85.

St. Petersbourg jewellers, 18th-19th centuries, Saint-Pétersbourg, 2000, pp. 120-121. Achetée par Nicolas II, elle est exposée actuellement au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.

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avec leur surélévation centrale qui les tient en place.83 Considérés comme des objets sacrés ecclésiastiques, les regalia ne pouvaient quitter le territoire russe. « Ce refus catégorique d’exportation des raretés à l’étranger a été en vigueur jusqu’à 1910 »84. Cependant, en 1718 déjà, Pierre Ier ordonne la première exposition des anciens regalia du Tsar au Palais des Armures. La tradition d’exposer au Kremlin ces insignes durant les festivités du sacre est instaurée par Élisabeth Petrovna. À SaintPétersbourg, en 1764, la chambre d’apparat de Catherine II au Palais d’hiver est transformée en Chambre des diamants, où une armoire vitrée contenant les trésors royaux occupe l’alcôve. Les regalia impériaux sont sur les tables, protégés par une cloche en cristal et parfaitement visibles85. La Chambre des diamants a changé plusieurs fois d’emplacement au sein du Palais, jusqu’à son évacuation pendant la Grande Guerre vers le Palais des Armures à Moscou. Le 10 avril 1922, les diamants de la Couronne entrent au Gokhran86, sont exposés et publiés en 1925. Entre 1927 et 1933, certains sont vendus. En 1967, le Fonds des diamants ouvre sa première exposition. Les conservateurs du Palais des Armures dénombrent aujourd’hui trente-neuf regalia, dont les couronnes, les barmy, les chaînes d’or, les sceptres, globes, trônes… Le premier catalogage scientifique des regalia des Tsars a commencé au début des années 2000 et doit prochainement donner lieu à publication.

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L’exemple le plus ancien, daté de 1762, est conservé au Palais des Armures. Rossijskie imperatory i Oružejnaâ palata, Moscou, 2006, p. 73. 84 Ibid, p. 96. 85

Georgi I.-G. Opisanie rossijskogo imperatorskogo stoličnogo goroda Sanktpeterburga, Saint-Pétersbourg, 1794, t. 1, p. 77. 86 Le fonds de réserve des objets précieux auprès du ministère des Finances (Narkomfin).

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AUTOUR DE L’AVÈNEMENT D’UN SOUVERAIN OTTOMAN Jean-Louis BACQUÉ-GRAMMONT Directeur de recherches émérite au CNRS Résumé Tôt dans l’histoire ottomane, le nouveau souverain recevait l’allégeance des principaux représentants de l’État, puis était ceint du sabre de ses ancêtres par une personnalité religieuse. Au lendemain de la prise de Constantinople, en 1453, Mehmed le Conquérant fixa le cérémonial, qui fut observé jusqu’en 1918. L’épisode principal en était la remise du sabre – celui du Prophète à partir de l’avènement de Soliman le Magnifique en 1520 – en un lieu hautement symbolique : la mosquée d’Eyüp, près du mausolée du saint du même nom, porte-étendard du Prophète, mort devant les murailles de Constantinople lors du premier siège de la ville par les troupes musulmanes en 674.

Dans la dynastie ottomane, la succession du souverain se réglait généralement par ordre de primogéniture au sein de la famille, et non de manière patrilinéaire. Point d’oiseau donc, messager du dieu Tengri – le ciel bleu, venant se poser sur la tête de l’élu selon l’antique coutume des Turcs des steppes de Haute-Asie. Point de querelles de succession non plus, du moins des dispositions rigoureuses furent-elles longtemps destinées à éviter celles-ci... En effet, en 1389, au soir de la bataille de Kosovo Polje qui rayait la Serbie de la carte politique de l’Europe, le Sultan victorieux, Murâd Ier, fut assassiné par un noble serbe. Aussitôt, son fils aîné Bajazet Ier « la Foudre » (1389-1402), fit mettre à mort son frère cadet pour éviter toute compétition au trône. Ce précédent se transforma bientôt en une règle, celle du « fratricide d’État ». Au XVe siècle, des troubles graves éclatèrent chaque fois qu’elle ne put être appliquée. Toutefois, la cruauté de cette mesure fut ressentie comme excessive lorsque, lors de son avènement en 1595, Mehmed III fit exécuter ses dix-neuf frères, ses neveux et les concubines enceintes des uns et des autres. Lorsqu’il lui succéda en 1603, son fils Ahmed Ier abolit définitivement la règle en question. En fait, ce geste d’humanité 95

se révéla aussitôt malheureux au plan politique : son frère et successeur Mustafa Ier était un attardé mental qu’il fallut déposer à deux reprises. Par la suite, les héritiers potentiels du trône furent gardés dans « la cage » (kafes), appartements du sérail isolés du reste du monde, mais qui finit par s’ouvrir assez largement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nous ne disposons pas de descriptions précises sur les cérémonies qui entouraient l’investiture d’un souverain ottoman avant celle de Murâd II en 1421. À cette époque, bien que la capitale ait été établie à Edirne une soixantaine d’années plus tôt, c’est à Bursa, ville où reposaient déjà trois générations de ses ancêtres, que le nouveau sultan choisit d’inaugurer son règne en se faisant ceindre de son sabre, dit-on, par un saint personnage de son temps, Emîr Sultan Mehmed Buhârî. Mehmed II, fils de Murâd II, conquit Constantinople en 1453 et établit de nouveaux usages destinés à perdurer. En effet, au cours du siège de la ville, son précepteur, Ak Shemsü-ddîn, avait découvert, à la suite d’un songe, l’emplacement de la tombe de Hâlid Abû Ayyûb Ansârî, porte-étendard du Prophète, mort en 670 sous les murs de la ville lors du siège auquel l’avait soumis Yazîd, fils de Mu’awiya qui venait de fonder la dynastie des califes omeyyades. Un mausolée fut rapidement construit sur cette tombe, puis, dès 1458, une mosquée destinée à jouer un grand rôle lors des futures cérémonies d’intronisation. En effet, sans attendre ces constructions, Mehmed II se rendit sur les lieux et s’y fit ceindre de son sabre par Ak Shemsü-ddîn, « inventeur » du lieu. Telle fut l’origine de la cérémonie du taklîd-i seyf (en arabe adapté en turc ottoman) ou, en turc courant, kılıç giymesi, « ceindre le sabre », qui se perpétua à Eyüp durant près de quatre siècles. Les seules modifications notables furent, lors de l’investiture de Soliman le Magnifique en 1520, l’adoption du sabre attribué au Prophète et qui avait été pris lors de la conquête de l’Égypte par son père Selîm Ier en 1517. Dès lors, l’officiant de la cérémonie fut le chef de la hiérarchie religieuse, le sheyhü-l-Islam, le pôst-nishîn de la Mevleviyye (grand-maître de l’ordre des derviches tourneurs) ou un autre dignitaire religieux de haut rang. En 1918, au cours d’une guerre dans laquelle les Ottomans étaient les alliés des Empires centraux, un changement survint lors de l’investiture 96

du dernier souverain de la dynastie, Mehmed VI Vahîdü-ddîn : le sabre lui fut remis par le grand cheik de la Senûsiyya, ordre influent dans le Maghreb, exfiltré de Libye (alors colonie italienne) peu auparavant par un sous-marin autrichien... Plutôt que de paraphraser divers textes relatant le déroulement de la cérémonie du taklîd-i seyf, nous préférons de beaucoup nous en remettre au récit de Mouradgea d’Ohsson (17401807)1, drogman puis ambassadeur de Suède auprès de la Porte. L’impression qu’on garde de cette lecture, au-delà de la splendeur des vêtements et des objets, est celle d’un protocole relativement sommaire destiné avant tout à bien montrer à l’armée et à l’administration civile qui était leur nouveau maître et quel était le pouvoir qu’il détenait désormais sans partage. Le bon peuple se trouvait maintenu manu militari très loin de tout cela et contraint à un silence respectueux. Le contraste est donc grand avec les liesses qui accompagnèrent longtemps les sacres des rois thaumaturges de France, d’Angleterre, d’Espagne et de Hongrie. Dès l’aube du jour, tous les ordres de l’État se réunissent dans la première cour du sérail, pour former le cortége du Souverain. Les fonctionnaires publics ouvrent la marche, précédant le Grand-Vézir et le Mouphti2 ; après ces deux grands dignitaires vient la maison du Sultan, et l’on voit d’abord paraître trente-deux chevaux de main magnifiquement caparaçonnés, douze desquels portent des boucliers ornés d’or et de pierreries. La beauté de ces chevaux, la richesse des costumes de tous les officiers et principalement des CapoudjisBaschis3, l’élégant uniforme des gardes-du-corps, et l’éclat des 1

Tableau général de l’Empire ottoman, VII, Paris, Firmin Didot, 1824, pp. 124-127. Nous recourons aussi largement ici à l’article « Kılıç alayı » [Défilé du sabre], dans Mehmet Zeki Pakalın, Osmanlı Tarih Deyimleri ve Terimleri Sözlüğü [Dictionnaire de termes et d’expressions de l’histoire ottomane], II, Istanbul, Millî Eğitim Basımevi [Imprimerie de l’Éducation Nationale], 1983, pp. 259-264 ; Midhat Sertoğlu, Osmanlı Tarih Lügatı [Dictionnaire d’histoire ottomane], Istanbul, Enderun Kitabevi, 1986. Bien qu’elles soient fort commodes, nous renonçons ici à l’emploi des lettres particulières à l’alphabet turc moderne. 2 Ou müftî : le sheyhü-l-Islam, chef de la hiérarchie religieuse et judiciaire, et troisième personnage de l’État. 3 Kapıdjı bashı, « huissiers » du palais impérial. Au nombre de deux à l’origine, leur effectif s’éleva à douze au XVIIe siècle.

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harnois de tous les coursiers que montent les Grands de l’État, forment un tableau qui répond à l’idée qu’on se fait de la magnificence orientale. On remarque dans ce cortége deux officiers tenant chacun à la main un turban impérial orné de riches aigrettes, qu’ils inclinent alternativement vers le peuple, attentif à rendre ce salut par une profonde révérence ; un troisième officier porte un tabouret brodé et garni de lames d’argent, où le sultan pose les pieds pour monter à cheval et en descendre ; un autre, le Coz-Bekdji-Baschi4, tient une aiguière suspendue au bout d’un bâton ; elle est ornée de pierreries et contient de l’eau à l’usage du Souverain. Cette pompe traverse deux haies immenses de Janissaires, au milieu d’un profond silence. Toute acclamation même est interdite ; seulement on entend quelquefois des femmes s’écrier masch’allah5, ou former à voix basse des vœux pour la prospérité du Monarque. Le Sultan ne salue que les militaires qui bordent la haie ; il tient la main droite sur sa poitrine et tourne légèrement la tête ou plutôt les yeux à droite et à gauche. Le salut des Janissaires mérite d’être observé ; ils inclinent la tête vers l’épaule, comme pour la livrer au glaive du Souverain. Le trésorier du Sultan et le lieutenant du KizlarAgha6 jettent au peuple des poignées d’argent. En passant devant les anciennes casernes des Janissaires7, le Prince s’arrête un instant pour recevoir la coupe de scherbet. Le chef en second (Oda-Baschi) de la soixante-et-unième compagnie8, la présente au Silihdar-Agha9 ; le Sultan la prend des mains de ce grand officier, et y porte les lèvres. En la 4

Le chef des kozbektchis, eunuques dévolus à diverses fonctions : la charge du montoir impérial dans les grandes cérémonies, mais aussi celle de son aiguière et la préparation de son café. 5 Mâ shâ’a LLâh, « littéralement : « [quelle merveille que] ce que Dieu veut ! », en arabe. 6 Littéralement : « l’agha des filles ». Il s’agit du chef des eunuques noirs, dont l’influence ne cessa de s’accroître au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. 7 Situées dans le quartier de Vezneciler, en face de la mosquée de Shehzade Bashı. 8 Les 60e, 61e 62e et 63e compagnies (cemâ’at) des janissaires étaient affectées à la suite du souverain. 9 Silahdâr Agha, littéralement, en persan, « le porte-sabre ». Il s’agit du plus important officier du palais après le Hass Oda Bashı, « chef de la chambre privée ».

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rendant, le porte-glaive y met deux ou trois poignées de ducats. Un officier inférieur de la même compagnie des Janissaires présente aussi une coupe de cette boisson au Kizlar-Agha, et l’instant d’après, l’Oda-Baschi immole trois moutons, en récitant des prières pour la conservation du nouveau Monarque. Arrivé près de la mosquée, fondée par Mohammed II, le Sultan met pied à terre, entre dans le mausolée de ce prince, et rend ses pieux hommages à la mémoire du conquérant de Constantinople, et de l’instituteur de la solennité du jour10. Il trouve près de la chapelle d’Éyoub11, une haie formée par les officiers de son cortége, qui, ayant mis pied à terre, le saluent par une prosternation, et il traverse la cour de la chapelle, soutenu sous les bras par le Grand-Vézir et par l’Agha des Janissaires12. Le maréchal de la Cour13 et l’administrateur du temple14 le précèdent, tenant chacun à la main une cassolette d’or, fumant d’aloès. Ils entrent dans la chapelle, où, à la suite de quelques prières, le Mouphti et le chef des Émirs15, assistés par le Grand-Vézir, par le général des Janissaires et le SilihdarAgha, ceignent au Prince le sabre impérial ; au même instant cinquante moutons sont immolés sous les murs extérieurs du temple. 10

Le mausolée de Mehmed II se trouve à côté de sa mosquée (Fatih Camii, « mosquée du Conquérant »), construite sur l’emplacement de l’église byzantine des Saints-Apôtres, située sur l’actuelle Fevzi Paşa Caddesi, environ à mi-chemin du quartier de Vezneciler cité plus haut et de la porte d’Edirne. Le cortège impérial suivait parfois cet itinéraire terrestre, parfois le trajet par la Corne d’Or, dont la mosquée d’Eyüp était proche du rivage. À la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, la cérémonie de la remise du sabre était précédée ou suivie par la visite des tombeaux des ancêtres du souverain. Par la suite, seule celle du mausolée de Mehmed II fut maintenue. 11 La bourgade d’Eyüp se trouve à un peu plus d’un kilomètre en amont de l’angle septentrional des murailles d’Istanbul, au bord de la Corne d’Or. 12 Le commandant de l’ensemble du corps des janissaires. 13 Il doit s’agir du Hass Oda Bashı, mentionné à la note 9. 14 Le mütevellî du bien de mainmorte constitué par le complexe de la mosquée d’Eyüp et ses sources de revenus. 15 Nakîbü-l-eshrâf, dignitaire issu des petits-fils du Prophète et chargé de tenir à jour les listes de ceux qui, comme lui, descendaient de Husayn ou de Hasan b. ‘Alî.

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II. Structures du rite

MYTHES ET PUSAKA DU ROYAUME DE KUTAI DANS LE CONTEXTE DE LA FÊTE ÉRAU (CÔTE ORIENTALE DE BORNÉO, INDONÉSIE)

Antonio GUERREIRO Chercheur, Institut de Recherches sur le Sud-Est asiatique (IRSEA, CNRS-Université de Provence, Marseille) En hommage à Christian Pelras Résumé La fête érau, la « célébration », accomplie pour l’intronisation du souverain, en mettant en scène rituellement l'arrière-plan historique du bassin du Mahakam, fonde également les relations interethniques au niveau de l'imaginaire. Elle pose d’un côté le statut de « l'autre », et d’autre part des idées plus générales qui relèvent du maintien d'un « équilibre » cosmologique entre les ethnies de l'origine, le côté de l'autochtonie, et les étrangers, ceux qui sont venus de loin (halo’, pendatang). Le récit mythique du Salasilah Kutai, le texte fonctionnel de l’origine de la royauté et de la communauté malaise à Kutai, sur lequel est établi la cérémonie, présente une structure dualiste, articulant différentes oppositions cosmologiques et sociales. Le texte décrit en même temps les emblèmes et les regalia du royaume (pusaka), en reformulant symboliquement la coexistence des différentes populations dans la région du fleuve Mahakam. D’après les sources historiques, l'interface Malais/Dayak (orang melayu/orang hulu ou encore daya’, litt. « les gens de l’amont »), dans le bassin du fleuve s'est développée dans la longue durée, probablement depuis les origines d'un Etat indianisé dans cette région, dès le milieu du IVème siècle de notre ère, le royaume de Kutai Mulawarman (Kerajaan Mulawarman), nommé selon le nom de son premier souverain Mulawarman. A partir du XIVe siècle, la dynastie de Kutai Kartanegara, qui s’est perpétuée jusqu’à l’époque contemporaine, a transmis dans le cadre de la cérémonie d’intronisation au palais (érau), un noyau de représentations où les pusaka du royaume figurent en bonne place, mais en y ajoutant progressivement d’autres significations. On présentera d’abord le contexte culturel et historique de Kutai avant d’aborder le récit du Salasilah Kutai et les différentes catégories de pusaka en rapport avec la cérémonie.

Introduction Les pusaka de Kutai sont au centre de la fête de l’érau qui réactive le mythe fondateur de la royauté – précisément celui qui est décrit dans la chronique du Salasilah Kutai – lié à l’intronisation d’un nouveau souverain dans le palais (keraton). 103

La cérémonie a été accomplie sous cette forme particulière au début de la dynastie Kutai Kartanegara1, islamisée au XVIe siècle puis, après la suppression des sultanats à Kalimantan ; de nos jours, elle commémore la fondation de la ville de Tenggarong (1782), la capitale de Kutai. Depuis 2002, la « revitalisation » politique du sultanat dans le cadre de l’autonomie régionale, a donné une dynamique nouvelle à cette célébration. Mais l’Erau est toujours centrée sur le palais royal, qui fonctionne comme un « microcosme » du pays malais de Kutai et de la basse vallée du fleuve Mahakam, le berceau de la « coutume de Kutai » (adat Kutai). La fête met ainsi en rapport l'amont du fleuve avec le pays « dayak », jusqu'au lieu-dit de Gunung Sendawar, une colline près de Melak qui, jusqu'au début du XXe siècle, formait symboliquement la limite du royaume. Cette limite amont correspondait en aval avec le delta du Mahakam où se trouvait l'ancienne capitale de Kutai Lama, abandonnée au XVIIIe siècle2. L’aire géographique en question était placée sous l'autorité du royaume (kerajaan). Selon la tradition, le souverain nommé Aji Sultan, ne pouvait dépasser la colline de Gunung Sendawar sans transgresser la coutume adat et mettre en danger la vie de sa personne sacrée ainsi que l’intégrité du royaume. A Kutai, des échanges se sont développés entre la population autochtone dominante, les urang Kutai, les autres ethnies proches culturellement venues y résider – Malais Banjar, Bugis, Javanais de l'Est, groupes issus de sociétés étatiques traditionnelles dites de « l'aval » groupes issus de sociétés étatiques traditionnelles dites de « l'aval » qui partagent un héritage indianisé et l’Islam – les différentes ethnies dayak vivant en « amont » du fleuve ou dans l’intérieur des terres. Les Malais étant essentiellement établis sur 1

Selon la chronique de Kutai, la première dynastie de Mulawarman se poursuit naturellement par celle dite de Kutai Martapura, mais les dates de ses 25 rois ne sont pas connues, avant circa le milieu du XIVe siècle quand une guerre l’opposa au second royaume de Kutai Kartanegara. L’étymologie de « kutai » (kutei, kuté) serait peut être à rapprocher de kuta (skt.) « fort », « ville fortifiée » (Adham, 1979, II, pp. III-XVII ; Amin Asli, 1979, pp. 50-65 ; Sejarah Daerah Kalimantan Timur, 1978, pp. 7-11). 2 En 1732, notamment en raison de l’exposition du site aux raids des pirates Suluk, venus de l’archipel de Sulu au Sud des Philippines et de leurs alliés, les nomades marins Sama Bajau, et des Bugis (Dewall, 1855 ; Warren 1981, 2002).

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les côtes et sur le cours inférieur des fleuves et rivières. Le sultanat de Kutai a été aboli officiellement en 1960 par le Président Sukarno, comme les autres sultanats de la côte orientale de Kalimantan (Pasir, Berau, Bulungan). Le royaume de Kutai sur la côte orientale de Bornéo: contexte historique et culturel La protohistoire et l'histoire du royaume de Kutai – aussi orthographié Kutei dans les sources néerlandaises –, sont encore très peu connues ; il existe peu de sources archéologiques et historiques sur la période plus ancienne de cet Etat de la côte orientale de Bornéo. En tant que région d'origine du plus vieux royaume indianisé en Indonésie3, daté de la seconde moitié du IVe siècle notre ère, le royaume dit « Mulawarman », du nom de son premier souverain, est fondé essentiellement sur l’étude des textes, les vestiges archéologiques retrouvés sur le site de Muara Kaman en aval du Mahakam étant peu importants4. Il s’agit essentiellement de sept inscriptions sanskrites, en syllabaire pallawa du Sud-Est de L'Inde, gravées sur des poteaux rituels yûpa en pierre – ceux-ci sont conservés actuellement au Musée National de Jakarta. Selon une approche épigraphique, les yûpa ont été datés approximativement de la fin du IVe siècle de notre 3

Dans l’archipel Nusantara, il coexisterait chronologiquement avec le royaume indianisé de Tarumanegara de Java Ouest, situé près d’un détroit stratégique de Java, à Bogor et au pays soundanais. Dans le contexte de l’histoire régionale, la première dynastie Mulawarman au IVe siècle de notre ère était probablement aussi en rapport avec le sud de Bornéo, le bassin du Barito, d’où certains spécialistes ont daté les migrations des Ma’anyan grosso modo à la même époque, aux III-IVe siècles. Les Dayak Ma’anyan du bassin du Barito auraient formé les équipages, ou un contingent des équipages, de navires à destination de Madagascar, probablement via l’Inde du Sud, ce qui implique aussi la présence des Indiens très tôt sur ces côtes de Bornéo. L‘existence du réseau culturel malais le long des côtes de Bornéo et l’origine du malais sont également liés, on suppose que le berceau de la langue malaise se trouve à l’ouest de Bornéo, de là cette lingua franca s’est diffusée à la fois vers l’ouest et l’est de l’archipel (Adelaar 1995 ; Beaujard 1998, pp. 63-64 ; Collins 2009 ; Cribb, « Madagascar », p. 271 ; Lombard 1990, I, pp.1-36, III, pp.10-54, comparer avec Ras 1968, p. 182 sq.). 4 Collins présente un résumé synthétique de l’épigraphie de Kutai et de Tarumanegara, il compare ces textes à d’autres inscriptions en sanskrit, notamment ceux de la Péninsule malaise et de l’ouest de Bornéo, à Ulu Sekadau (2009, pp. 47-52 ; comparer avec Munoz 2006, pp. 95-96).

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ère ou du tout début du Ve. Ces courts textes se présentent sous une forme versifiée. Dans une des inscriptions, on relève le nom de Kundungga, le grand-père du souverain Mulawarman, il viendrait d’un nom indonésien autochtone, Kundung/Kudung, sanskritisé. Le fils du raja Kudungga – probablement un chef local – était le souverain Aswawarman auquel succéda son fils Mulawarman. Les rites sacrificiels et les offrandes décrites dans certaines inscriptions indiquent la présence de prêtres brahmanes à Kutai, l’influence hindoue y serait venue probablement via l’Asie du Sud-Est continentale sans passer par Java. Les riches ressources naturelles de Kutai ont attirés les marchands et les marins dès cette époque ancienne. (Coomans 1980, pp. 22-23 ; Munoz, 2006, pp. 84-87, 95-96, 302-305 ; Sejarah Daerah Kalimantan Timur, 1978, pp. 7-10). Le premier royaume de Mulawarman – connu aussi sous le nom de Kutai Martadipura ou Martapura5 « un lieu d’espoir » – était établi dans la région de Muara Kaman, sur les berges du fleuve Mahakam. D’après les traditions orales, le site de Bukit Berubus, située sur l’autre rive du fleuve face à Muara Kaman, aurait formé l’emplacement d’un palais fortifié (Bosch, 1927, p. 402-403 ; Ahmad Dahlan (éd.), Kutai, 1976, p. 47 ; Vogel, 1918, p. 167 sq.). Le royaume de Kutai Martapura a continué à exister jusqu'au début du XVIIe siècle. Il ne faut donc pas le confondre avec le royaume, bien plus récent, de Kutai Kartanegara dont il est surtout question ici. Ce dernier, fondé dans la seconde moitié du XIVe siècle (circa 1300-1325), ou au tout début du XVe siècle selon d’autres sources, avait sa capitale dans l'embouchure du fleuve, près du delta du Mahakam, à Lama6.

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Litt. « un lieu d’espoir » d’autres étymologies ont été formulées, ainsi le nom Marta viendrait de permata « un joyau » et pura a le sens de « ville », en sanskrit. D’habitude, le terme candi définit les sanctuaires hindou-bouddhiques en Indonésie, tandis que nagara/negara (skt.), se rapporte à un « état » ou à un « royaume », en malais-indonésien, il a donné le mot negeri, « district », « pays » à côté de negara « national » quand il est postposé à un substantif (Gonda 1952 ; Labrousse, 1984 ; Poewadarminta, 1976). 6 Un village actuel qui joue un rôle important dans la fête de l’Erau.

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Fig 1. Carte de la province de Kalimantan Est (Bornéo oriental), Indonésie (adapté d’après Massing, 1982).

Il s'est maintenu en tant que sultanat autonome jusqu'en 1950 – date de l’indépendance effective de l’Indonésie – suivant la réorganisation de la province de Kalimantan Est par l'administration centrale de Jakarta. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les codes du droit coutumier (hukum adat) à Kutai, nommés Undang-Undang Panji Selaten et Beraja Niti (Abdullah Djabar (éd.) 1998/1999), n’ont plus été appliqués. Dès ses débuts, le royaume de Kutai Kartanegara a été soumis à une forte influence de Java Est, son essor coïncidant avec le développement de l'Empire maritime de Majapahit dans l'archipel après 1320 (Irawan Djoko Nugroho, 2010 ; Lombard 1990, III ; Pigeaud, 1960-1963). Mais probablement Kutai se trouvait déjà sous l'influence de Singhasari, un influent royaume de la même région est-javanaise, dans la seconde moitié du XIIIe siècle (circa 1250). Les coutumes (adat), les rituels de cour et les arts de la scène, en montrent la permanence, le nom même de Kartanegara est celui du plus illustre des souverains de

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Singhasari (Kertanegara 1268-1292). Tandis que les différents royaumes indianisés de la région du Sud-Est de Bornéo – situés dans le delta du fleuve Barito et le flanc ouest des Monts Meratus –, dont l’un des plus anciens est Tanjung Nagara, près d’Amuntai, remontent à une époque plus ancienne, aux IXe-Xe siècles. Ces Etats hindouisés étaient en contact étroit avec Java Est, ils payaient un tribut à différents souverains (Coedès 1964 : 53-53, 193-194 ; Ras 1968, p. 182 sq). Les sources écrites, la chronique de Kutai, le Salasilah Kutai, – le terme salasilah ou silsilah possède le sens de « généalogie » –, nous disent que les deux royaumes rivaux de Kutai, nommés Martapura et Kartanegara, correspondant respectivement à « l'amont », et à « l'aval » du fleuve Mahakam, furent finalement réunis au XVIIe siècle. Cet événement eu lieu lors du règne du huitième raja nommé Aji Pangeran Sinum Panji Mendapa (1605-1635), le nouveau royaume prit alors le nom de Kerajaan Kutai Kartanegara Ing Martapura. Mees, auteur d’une étude approfondie des manuscrits du Salasilah, suggère que la rédaction de la chronique de Kutai daterait de la fin de son règne, vers 1635 (Mees, 1935). La conversion à l'Islam de Kutai7 aurait eu lieu plus tôt dans la seconde moitié du XVIe siècle, suite aux efforts de deux prédicateurs venus du Sud de Sulawesi – des Bugis originaires de Makassar. Mais ceux dont les noms sont encore vénérés aujourd’hui, Tuan Tunggang Paragan (Sheikh Abdurrahman Tunggang Parangan) et Tuan di Bandang à Kutai Lama, où se trouvent leurs mausolées, seraient venus à Kutai au XVIIe siècle (Adham 1979, II, pp. 17-19 ; Coomans 1980, pp. 29-31 ; Eksekutor 2003, pp. 24-25). A la fin du XVIIIe siècle, le sultan Aji Imbut a déplacé sa capitale de la rivière Pemarangan (1732-1782), près de Jembayan actuellement, située en aval de la ville Tenggarong vers l’amont, la date de fondation de la ville étant le 19 septembre 1782. Cet événement avait eu lieu après un raid particulièrement violent

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Le sujet donne encore lieu à des débats aujourd’hui ; une autre source donne le Raja Makuta Mulia Alam ou Mulia Islam (Mahkota) comme le premier souverain musulman ; il s'agit du sixième roi de Kutai Kartanegara, vers 15251600. D’autres chronologies le situent plus tard, vers 1565-1605 (Adham, 1979, vol. I, pp. 213-214).

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des pirates suluk venus du Sud des Philippines8. Le déplacement, la capitale installée dans le delta du fleuve dans l’aire de Kutai Lama, litt. le « vieux Kutai » (près d’Anggana) vers Pemarangan avait eu lieu pour la même raison. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, Kutai a réussi à maintenir son autonomie politique avant de passer, sous la menace en 1844, un contrat de protectorat ou Korte verklaring, litt. « Déclaration courte » avec le gouvernement des Indes néerlandaises de Batavia (Coomans, 1980 : 42-46 ; Cribb, 1998, « Kutai » p. 248, « Zelfbesturen » p. 501 ; Dewall & Weddik, 1849) (voir fig. 2).

Fig. 2. Carte du territoire du royaume de Kutai Kartanegara (d’après Coomans, 1980).

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Les gens de Sulu comprenaient des habitants des îles de Jolo, Basilan, TawiTawi ou encore de Mindanao, les Iranum /Illanum, les Balangingi ; ces derniers alliés à des Bajau et, parfois, aux Bugis, pratiquaient la piraterie de manière violente, et la prise de captifs, revendus comme esclaves à Sulu, Lombok, Bali, Timor ou ailleurs dans l’archipel. Les raids allaient continuer jusque vers 18701880 sur la côte orientale de Bornéo. Les expéditions des Espagnols aux Philippines ou des Anglo-Néerlandais à Bornéo, ont eu beaucoup de difficultés à réduire les nids de pirates dans la région de la mer de Sulu, et sur les côtes septentrionales et orientales de Bornéo (Dewall, 1849 ; 1855 ; Warren, 1981, 2002).

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La dichotomie culturelle entre les Dayak et les « étrangers » Halo', essentiellement les Malais-Bugis, s'est développée au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et au début du XIXe siècle, quand les nombreux et belliqueux Kayan, Bahau et Modang, se sont installés à Kutai, d'abord sur le haut Mahakam et vers l'aval des rapides jusqu'à Melak, occupant aussi l'amont des affluents du Nord du Mahakam (rivières Belayan, Kelinjau, Telen…). Ils ont alors repoussés un nombre de petites ethnies de l'amont, certains sont devenus les Tunjung Linggang, d'autres ont été absorbés par leurs voisins Bahau. Puis, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, ces populations de l’amont ont été décimées par des épidémies (variole, choléra…). À cette époque, les mercenaires bugis – installés pour commercer depuis le début du XVIIe siècle à Kutai, où ils ont fondé la ville de Samarinda Seberang – étaient les alliés de Kutai contre les différentes ethnies dayak (Guerreiro, 1997). Grâce à leurs canons (meriam, leila) et leur qualités militaires, les Dayak Bahau, Tunjung et Benua', reconnurent l'autorité et la suprématie du sultan de Kutai dans la région, mais la majorité des Dayak vivait en fait en amont de Gunung Sendawar, en dehors du territoire du royaume. Cependant, les Dayak dépendaient économiquement de Kutai, pour leur approvisionnement en sel, tissus et en poudre comme en biens de prestige importés (jarres et gongs, canons, perles de verre...), qui transitaient par les villes de Samarinda et Tenggarong. A l'époque Kutai formait un modèle paradigmatique du sultanat côtier, présent ailleurs dans l'archipel insulindien, notamment à Sumatra, Riau et Sulawesi (Wortmann 1971, 1973). La position stratégique de la capitale à Tenggarong, depuis la fin du XVIIIe siècle et jusqu'au début du XXe siècle, quand la colonisation hollandaise s'est imposée dans le bassin du Mahakam (Guerreiro, à paraître), reflétait sa centralité politique. D'un point de vue géographique, elle était située à mi-chemin entre le delta – indispensable protection contre la piraterie – et l’amont (hulu) du Mahakam, la région de Muara Pahau, puis de Barong Tongkok et Melak (Gunung Sendawar), formant la « frontière » du royaume. Le dernier sultan de Kutai Kartanegara, Aji Mohammad Parikesit (1920-1960) est décédé à Tenggarong en novembre 1981. Parmi les autres sultanats de la province de Kalimantan

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Est, abolis en 19609, Kutai était le plus important en superficie et en ressources naturelles, le plus riche aussi au point de vue démographique. Par sa situation sur la partie la plus accessible de la côte orientale de Bornéo, avec les mouillages des larges baies de Balikpapan et de Pasir – les routes maritimes de Kutai vers Makassar à Sulawesi et de Demak/Surabaya à Java Est y convergent, formant un triangle – et le débouché du puissant fleuve Mahakam, Kutai possédait une supériorité économique et commerciale sur la côte orientale de Bornéo. Comme autrefois le royaume, le département de Kutai (kabupaten), a attiré les investisseurs étrangers et les migrants venus d'autres régions d'Indonésie durant le régime de l'Orde Baru du Président Suharto (1966-1998). Enfin, après 41 ans d'éclipse, le sultan, figure prestigieuse, a été finalement « remis en selle » par le gouvernement régional du département de Kutai Kartanegara (KUKAR) en 2001. Ce geste symbolique, un cas unique à Kalimantan, lui permet de revendiquer une plus grande autorité locale et nationale, dans le cadre du processus d’autonomie régionale. Un nouveau sultan du nom de Salehuddin II, le fils de son prédécesseur Aji Parikesit, décédé en 1981, est monté sur le trône (singgasana) dans le palais de Tenggarong lors de la fête Erau (2001). Il reprendra le nom du sultan Aji Sultan Muhamad Salehuddin (1782-1845), le fondateur de Tenggarong. L’année suivante le Festival Kraton Nusantara III (2002) a été un événement marquant à l’échelle du pays, les anciens rajas et sultans étant invités à participer à l’Erau à Tenggarong. Cet événement a été largement couvert par la presse nationale et internationale. La trame des relations interethniques « Malais-Dayak » à Kutai D’après les sources publiées et mes enquêtes dans la région10, il est possible de reconstituer dans les grandes lignes l’arrièreplan historique de l’implantation des populations dayak et 9

Au sud, Pasir Belengkong, au nord de Kutai, Gunung Tabur et Sambaliung à Berau, Tanjung Palas, à Bulungan et Tideng Palé (Tidung Pala), plus au nord de la province de Kalimantan Est ; à propos de Kutai, voir la description de Bock, 1985, pp. 31–43. 10 Notamment lors de l’Erau en 2002 et 2003, à l’occasion d’autres séjours en 2004/2005, j’ai également pu recueillir des données plus fines à ce sujet, notamment lors d’un entretien (2005) avec Sa Majesté, le « nouveau » sultan

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« malaises » (melayu) dans l’aire du royaume de Kutai. Les membres de l’ethnie « Tunjung » – terme générique dérivé du toponyme malais tanjung, « cap, péninsule, promontoire, méandre », appliqué aux autochtones de l'amont du Mahakam, établis dans la région du plateau tunjung11 – étaient parmi les premiers habitants du bassin du Moyen Mahakam. Ils étaient probablement en contact avec le royaume de Kutai Martapura et plus tard avec celui de Kutai Kartanegara, à travers des échanges commerciaux et rituels. II n’est donc pas surprenant qu'ils aient assimilé des influences hindoues-javanaises12. Les relations entre les « Tunjung » et le royaume de Kutai sont aussi représentées dans la chronique de Kutai, le Salasilah Kutai. En effet, il y est dit qu'un prince tunjung de la région de Barong-Melak, du nom de Puncen/Pucan Karna – un nom hindou-javanais – vint rendre visite au « Maharaja Sultan » (circa le milieu du XVIe siècle), il est également mentionné que ce prince « dayak » épousa la sœur du sultan de Kutai. L'alliance matrimoniale entre les Tunjung de l'amont et les Malais Kutai de l'aval éclaire un aspect des relations interethniques à l'échelle régionale dans le moyen bassin du fleuve, avec ses nombreux lacs riches en poissons et crevettes, et l’aval du Mahakam à cette époque. Les populations tunjung actuelles – composées de deux groupes dayak d’origine distincte – sont les habitants du moyen Mahakam, ils se trouvent en amont de la ville malaise de Muara Pahu et également sur le plateau de Barong Tongkok, près du cours principal du fleuve, et dans deux villages placés sur un

de Kutai Salehuddin II. Ce charmant monsieur, âgé de plus de 80 ans, a fait des études aux Pays-Bas, il affirmait préférer habiter dans sa maison traditionnelle en bois de style palimasan que dans le nouveau palais officiel construit pour lui à Tenggarong. 11 D'après les données linguistiques et historiques rassemblées par Coomans, 1980 et Hudson, 1967 ; comparer avec Ras 1968, pp.188-192. 12 Les indices, des pièces archéologiques hindoues et bouddhiques, ont été trouvées en amont du fleuve Mahakam et de ses affluents, à Long Bagun, notamment un nandi et aussi sur la rivière Rata – une ancienne voie de communication entre le bassin du Mahakam et celui du Barito – près de Long Hubung, outre les douze statues de divinités hindoues/bouddhiques de la grotte de Kombeng, sur la rivière Pantun, aujourd'hui conservées au Musée National de Jakarta, les moulages en place dans la grotte ayant été vandalisés depuis les années 1990.

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affluent au Nord, la rivière Belayan (Voss, 1984 ; Massing, 1986). D'après la tradition orale, cinq groupements locaux formaient l'ethnie « Kutai » autochtone (suku kutai), dans la basse vallée du fleuve. Il s'agissait à l’époque des Puak Lima, nommés respectivement Pantun, Punang, Pahu, Tulur Dijangkat et Melanti. Les cinq Puak se convertirent progressivement à l'Islam à partir de cette époque, à la suite de la défaite de Kutai Martadipura sous les coups de l’armée de Kartanegara ; seule une section des Tulur Dijangkat, intégrée aux Tunjung, ayant conservé leur tradition coutumière (adat). De ces cinq Puak, qui parlent des dialectes malais apparentés, il est admis que les gens du Puak Melati situés les plus en aval entre Tenggarong et Kutai Lama, seraient des nouveaux arrivants dans la région, ils seraient ensuite « devenus des Kutai». C’est d’ailleurs de ce groupe que proviendraient les souverains de Kutai, avec l’assentiment des quatre autres Puak. Sur la bannière de Kutai, cinq triangles représentaient les Puak, celui des Melati au centre étant le plus grand (Asli Amin, 1979, pp. 31-32 ; Coomans 1980, pp. 36-37). Au cours du XVIIIe siècle, les Dayak nommés Benua' – litt. les « gens du pays » – sont arrivés de l’intérieur, plus précisément, du sud-ouest de la province actuelle de Kalimantan Centre. Ces derniers, avec les populations apparentées, les Bentian voisins et les Bongan, situés plus au Sud, les Dusun au Sud-Ouest, font partie du grand ensemble ethnique nommé Lawangan/Luangan (Sillander, 2004). Puis, il semble que ces Benua’ assimilèrent culturellement les Tunjung, beaucoup moins nombreux 13.

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Les Tunjung contemporains sont divisés en trois sous-groupes linguistiques nommés : Tunjung linggang (les plus en amont proche des Bahau et venus du haut Mahakam), Tunjung rentenung et Tunjung londong, leur autonyme d’origine étant Tonyooi. Maintenant ces ethnies se considèrent tous comme des Tunjung-Benua’, en raison de leur coutume (adat) et de leur vie rituelle commune, centrée sur les rites curatifs (belian) des chamanes-guérisseurs, et les rites funéraires du type des secondes funérailles, comportant le sacrifice de buffles ou de bœufs attachés à des poteaux sculptés blontang en bois de fer lors de fêtes Kanyau et Kwangkai. Ils mettent en avant leur identité « dayak » unifiée, ceci afin de valoriser leur statut régional dans les départements de Kutai Ouest et Kutai Kartanegara (Guerreiro 2001).

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Les regalia de Kutai dans le mythe et le rituel Il est nécessaire de distinguer d’abord les objets dits pusaka du royaume de Kutai, qui en forment les regalia, de certains des emblèmes du royaume, également introduits dans la narration du Salasilah Kutai. On peut remarquer généralement que la notion de pusaka dans le monde malais-indonésien définit des biens hérités – biens de prestige et objets rituels –, depuis longtemps au sein d’une famille, en l’occurrence la dynastie régnante. Certains d’entre eux sont censés posséder une force surnaturelle (sakti). En effet, ces sacra protègent le royaume et la vie du souverain, ils ont acquis une aura protectrice suite aux rituels annuels accomplis lors de l’anniversaire de l’intronisation du raja ou sultan, car il doit les porter sur lui à cette occasion14. Transmis de génération en génération dans la lignée des rajas et des sultans, les pusaka royaux les plus importants sont gardés avec précaution au palais. Ils sont l’objet d’attentions rituelles, ils reçoivent des offrandes et des invocations (jampi, mantra). Certains des regalia sont introduits par le récit mythique et nous allons les aborder dans ce contexte. Toutefois dans le Salasilah Kutai, ils voisinent avec des représentations sociorituelles dayak, et un ensemble d'éléments culturels de cour, d'origine est-javanaise. A l’occasion de la cérémonie d’intronisation du souverain, l’Erau, ces derniers éléments figurent en bonne place. En fait, le karawitan, la musique de l’orchestre de métallophones (gamelan), les danses masquées topèng, les costumes et les ornements (perhiasan) portés dans le palais par les membres de la cour (kerabat kraton), montrent une combinaison d'éléments malais, est-javanais et bugis. 14

Il faut préciser que le mot pe-saka/pusaka, n’est pas un emprunt au sanskrit mais qu’il vient du minangkabau/malais (Wilkinson 1959, II , pp. 894, 925 ; comparer avec pestaka/pustaka (du skt. « livre ») « livre de divination, livre de magie, charme », ibid, pp. 895, 926). Le palais de Tenggarong, construit en 1934 dans le style art déco par un architecte néerlandais pour le sultan Aji Muhammad Parikesit, est devenu le Museum Negeri Mulawarman en 1971, d’abord sous le nom de « Museum Kutai » (Buku Panduan, 1999/2000, pp. 67). Au sens large, les pusaka comprennent aussi des biens de prestige (lances, jarres…) qui font partie du trésor du palais royal, mais ils ne possèdent pas une valeur rituelle comparable. La liste détaillée du contenu des salles du palais et des armoires, avec les pusaka, a été établie en 1966 avant la création du musée (Asli Amin, 1979, Annexe 1, pp. 124-128).

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Par ailleurs, trois des quatre principaux regalia du royaume, les pusaka kerajaan, d'origine hindoue-javanaise sont des bijoux : la parure extraordinaire nommé Tali Juwita – la « chaîne bienaimée » –, en alliage d’or et en argent, forme un élément central de la cérémonie d'intronisation du nouveau souverain, comme le collier en or, représentant en relief une scène du Ramayana, et le pectoral en or martelé (kalung Wisnu) avec une statuette montrant le dieu Wisnu entouré de deux aigles (garuda). Puis, on relève un pusaka essentiellement malais-javanais, le keris royal, placé dans un fourreau plaqué en or. Ce dernier est censé remonter au règne du fondateur mythique de la dynastie, Aji Batara Agung Déwa Sakti, et il fait partie des objets portés par le futur roi lors du rituel d'intronisation. Parmi les emblèmes du royaume, il y a l'image hybride du Lembu Suana, le « Boeuf d'or »15, mentionné dans le mythe d'origine. Il constituait avec une paire de serpent Nagas – mâle/femelle, l’emblème de la dynastie de Kutai Kartanegara. Cette bête fabuleuse, dressée sur ses quatre pattes, montre des défenses d’éléphants, des ergots de coq, elle possède aussi des ailes d’aigle et des cornes de bœuf, son corps est recouvert d’écailles de naga (fig. 3). Je remarque que les pusaka les plus importants sont au nombre de quatre, auxquels s’ajoute la « personne » du souverain, formant le chiffre cinq, figurant généralement la totalité du cosmos dans les représentations austronésiennes, très présentes dans l’archipel. Par ailleurs, il faut noter que d’autres pusaka de Kutai ne sont pas des regalia à proprement parler, par exemple les objets de bronze ou en alliage de cuivre (laiton), les gongs et les canons, ils sont considérés de rang inférieur (voir plus bas p.135). Ces objets rituels qui possèdent une fonction précise ne sont pas particuliers à Kutai, ils sont répandus dans 15

La représentation de cette chimère évoque aussi le kilin sino-japonais ou encore le cheval buraq musulman. Parmi les statues du Lembu Suana, la plus ancienne est celle en alliage cuivreux, fabriquée en Birmanie au XIXe siècle sous le règne du sultan Sulaiman (1845-1899), deux exemplaires sont placés dans la salle du trône, de chaque côté du dais royal recouvrant le trône (singgasana); tandis que d’autres de plus grande taille ont été édifiées en 20012002 pour la fête de l’Erau et le Festival Kraton Nusantara. Les deux têtes de nagas couronnés en bois sculptées sont reproduites fréquemment. Traditionnellement le Lembu Suana est représenté debout comme devant le palais de Tenggarong (voir fig. 3) mais des statues plus récentes le montrent aussi assis à manière d’un sphinx.

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l'ensemble du monde malais-indonésien, jusqu’au Sud des Philippines, en milieu islamisé à Sulu et Mindanao, où un ensemble de métallophones, le kulintang remplace le gamelan proprement dit. Historiquement, à l'occasion de l'Erau, les visiteurs « dayak » venus de l’amont du fleuve à la capitale, reconnaissaient l'autorité du sultanat de Kutai dans le bassin du Mahakam16. Autrefois, c’est-à-dire jusque dans les années 1900-1950, le sultan était également censé maintenir un équilibre sociocosmique dans la région (nous verrons plus loin cet aspect particulier, qui est mis en valeur dans le mythe du Salasilah). Traditionnellement, les rituels dayak destinés à maintenir l’équilibre du royaume et la prospérité, avaient lieu dans différents lieux, autrefois sur l'esplanade devant l’ancien palais, celui qui existait avant 1934. Ils se sont déplacés actuellement au stade de la ville, ou encore sur le boulevard le long du fleuve, pour les défilés, qui prennent surtout une allure festive. Tandis que les différentes processions rituelles kutai, où le sultan joue un rôle de premier plan, ont lieu devant le bâtiment ou encore sur la terrasse placée avant la salle du trône. Finalement, on peut avancer que la fête Erau produit une intégration rituelle de « l'Autre », ici Dayak, moins nettement Bugis, car la distance culturelle entre eux est moindre. Les prêtres bissu des Bugis étant invités à danser au palais devant le trône du souverain (cf. plus bas p. 131). Cette représentation de l'Autre comme un « allié » symbolique, toutefois subordonné dans la hiérarchie du royaume, occupe l'imaginaire actuel de Kutai, remplaçant celle du « conflit avec l'Autre », qui prévalait depuis la fin du XVIIIe siècle et qui s'est terminée avec la Pax Neerlandica, vers 1906. Par ailleurs, ce sont essentiellement les Dayak du groupe Benua' qui sont impliqués dans le rituel de l'Erau. Issus des familles de chefs coutumiers (temenggung), ils en tirent un prestige accru au sein 16

Depuis la fin des années 1980 avec la transition de la cérémonie, annuelle ou bi-annuelle de l’Erau dans un cadre touristique ou encore de celui, politique, liée à l’autonomie régionale, en 2001, elle s’exprime essentiellement à un niveau culturel : l’ancien royaume de Kutai est la source des traditions (adat) supérieures dans la région, son influence bénéfique s’étend à tous les habitants du bassin du Mahakam (Guerreiro 2001).

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Fig. 3. La statue du Lembu Suana devant le palais de Tenggarong. On notera sur le socle une évocation de la bannière de Kutai entourée de nagas (adapté d’après Bebasa Kutai, 1996).

de leur société. Selon la tradition orale, lors de l'Erau, seule une spécialiste rituelle dayak peut accomplir les offrandes aux divinités naga autochtones du fleuve Mahakam, dans le bateau qui descend jusqu'à l'ancienne capitale de Kutai Lama, à Tepian Batu, le lieu-dit mentionné dans le récit mythique. Cette prêtresse belian (peliatn en Benua’) laisse tomber dans le fleuve du « riz jaune » (nasi kuning) des pétales de fleurs, des noix d’arec et des feuilles de bétel utilisées dans la chique (sirih), tout le long du trajet. Les Benua' sont en fait aujourd'hui les premiers dayak de l'amont du Mahakam, ils se trouvent à l'intérieur du territoire de l’ancien royaume de Kutai, sur les bords du lac Jempang (Guerreiro, 2001), bien en aval de la colline de Sendawar. C’est pourquoi ils sont rituellement intégrés à l’Erau par les offrandes d’une prêtresse âgée. Le texte du rituel d’intronisation En examinant le Salasilah Kutai, le texte légendaire qui forme aussi la chronique du royaume de Kutai Kartanegara Ing Martadipura, on peut isoler deux récits mythopoétiques qui expliquent l'origine de la dynastie et de la fête érau, particulièrement la place des regalia dans le royaume et, la signification des rituels qui sont accomplis au palais royal, le 117

keraton17. Les différents symboles du Royaume de Kutai sont aussi décrits dans le texte. Bien que le récit ait été daté de la première moitié du XVIIe siècle (circa 1600-1635), sous le règne du sultan Aji Pangeran Sinom Panji Mendapa, unificateur de Kutai par la conquête du royaume de Martapura, il fait référence à des événements qui eurent lieu environ un siècle ou un siècle et demi plus tôt, dans la seconde moitié du XVe, ou au début du XVIe siècle. Par son contenu, il remonte avant la conversion de Kutai Kartanegara à l'Islam. D'après plusieurs sources, ce texte montrerait des influences d'autres récits dynastiques malais comme le Sejarah Melayu, l'Hikayat Banjar et Kotawaringin et le Makota Segala Raja18. Mais pour Jan Ras, auteur du monumental Hikayat Banjar qui a comparé l’ensemble de ces récits mythiques malais, le Salasilah Kutai serait au contraire le prototype de ces mythes, présentant des caractères archaïques qui en font le mythe d’origine malais par excellence. Ras estime que le noyau structurel du mythe remonterait à près de dix siècles (Ras, 1968, pp. 82-144, 200). D’après lui, la fonction principale de ces mythes était de prouver le droit sacré du souverain à occuper le trône – ou encore à renforcer la personne du roi –, par la vertu de son ascendance à partir d’un couple primordial placé à l’origine du royaume. Pour ce qui est de Kutai, la légitimation de l’autorité royale, avant et après l’islamisation du pays, s’enracine dans un fonds syncrétique de représentations mythiques, autochtones et hindouisées. Ces trois textes (Sejarah Melayu, Hikayat Banjar et Kotawaringin et Makota Segala Raja) présentent des thèmes similaires et constituent un genre littéraire particulier au monde malais de cette époque19. Les mythes reproduisent le même motif 17

Keraton un mot javanais, istana étant le terme malais. Dans le Salasilah Kutai, deux chapitres sont aussi consacrés à la description de rituels érau qui célébrent le statut rituel du souverain, d’abord pour le fils du fondateur divin de la dynastie Kutai Kertanegara, Aji Paduka Nira – il obtient un titre (gelar) important à cette occasion –, puis pour le fils de celui-ci, nommé Maharaja Sultan, après sa visite à la capitale de Majapahit afin d’obtenir des traditions rituelles adat (Adham, 1979, vol. I, pp. 52-53, 111-115). 18 Voir l’étude de P. E. de Josselin de Jong à propos des mythes dynastiques malais (De Josselin de Jong, 1980 ; comparer avec Hagestiijn, 1984, pp. 163165). 19 Ces anciennes chroniques royales ont été rédigées d’abord dans un syllabaire arabe dit jawi, adapté à la langue malaise, entre les XVIe et XVIIIe siècles, puis

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structurel d'une origine divine de la maison royale, dont la naissance du premier souverain et/ou de son épouse constitue le paradigme (Adham, 1979 ; Coomans, 1980 ; Asli Amin, 1979 ; De Josselin de Jong, 1980 ; Ras, 1968 ; Silsilah Kutai, 1979). Cependant, dans le cas de Kutai, le mythe introduit un nombre d'éléments rituels et cosmologiques spécifiques qui reflètent aussi la dimension culturelle dayak telle qu’elle existait à l’époque dans le bassin du Mahakam, en contact avec la société hindouisée de la cour de Kutai, et des établissements côtiers et riverains malais-javanais de l’aval20. (Coomans, 1980, p. 32 sq. ; Massing & Massing, 1979). Il s'agit aussi d'une forme plus particulière qui s'est développée à Java Est, région dont l'hégémonie politique, s'est sans doute exercée sur Kutai, dès l'époque du royaume de Singhasari (circa milieu et fin du XIIIe siècle), un siècle avant l'émergence de l'empire de Majapahit dont le Salasilah Kutai rend compte. La narration d’une visite du fondateur de la dynastie – le divin Aji Batara Agung Déwa Sakti –, à la capitale de Majapahit, dans la région de Trowulan, est placée dans le texte après le récit de son origine céleste et de son mariage avec la princesse Puteri Karang Melenu’ (Adham, 1979, I, pp. 42-46). Il s’y rend alors en volant sur le dos de sa monture, le lembu suana, et accompagné de son coq de combat (ayam dans les années 1910-1920, la romanisation a été adoptée officiellement par l’autorité coloniale aux Indes néerlandaises ; en Péninsule malaise, les premiers textes romanisés datent également de l’époque coloniale britannique après 1900. Il existe trois manuscrits originaux (naskah) du Salasilah Kutai outre des copies, salinan (voir Adham, 1979, vol. II, pp. III-IV ; Kern, 1956 ; Mees, 1935 ; Ras, 1968 ; Tromp, 1888). 20 Il faudrait plutôt parler de la notion d’un culte syncrétique de Siwa/Buddha, tel que l’empire de Majapahit le pratiquait. Il recouvre aussi une opposition plus fondamentale en Indonésie, entre les « gens des rivières et des côtes » et les « gens de l'intérieur des terres, de l'amont ». Dans ce contexte, Siwa, associé à la chasse/collecte et Buddha, remplace alors Dewi Sri, la déesse de la riziculture irriguée, d'après l’analyse de W. H. Rassers dans son article sur le dualisme rituel indonésien (« Siva and Buddha in the East Indian Archipelago » in Rassers, 1982). À Kutai, l’influence hindoue semble avoir été prédominante malgré les relations étroites avec Majapahit, seules quelques statues de divinités issues du bouddhisme mâhâyana (dhyâni-buddhas) ont été retrouvées dans le sanctuaire de Gua Kombeng et une belle statue en bronze du Bouddha Sakyamuni de 58 cm de haut, provenant de Kota Bangun en amont du Mahakam ; elle est aujourd’hui conservée au Musée national de Jakarta (voir Bosch, 1927, pp. 402-423 ; Bock 1985, pp. 119, ce dernier l’identifia à une déesse hindoue, sic )

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sambung). Le résumé des deux parties structurelles du mythe permet d’aborder les éléments clés qui sous-tendent le rituel de l’Erau, notamment le rôle des pusaka et des emblèmes de la royauté, mentionnés dans le récit sous différentes formes. L’histoire de Aji Batara Agung Déwa Sakti21

« Au hameau de Jahitan Layar22, le chef (petinggi) et son épouse étaient mariés depuis longtemps mais ils n'avaient pas d'enfants. Une sombre nuit [sans lune], une voix forte se fit entendre près de leur maison et alors la nuit se changea en jour, une forte lumière apparut. Le chef sortit de la maison et dans la cour, il trouva un bol en or massif (batu raga mas) et à l'intérieur, couvert par un tissu jaune [symbole de la royauté en Indonésie et en Asie du Sud-Est indianisée], un jeune garçon. Ce dernier tenait un œuf dans sa main droite et dans sa main gauche, un keris en or. Cependant le chef fut encore plus surpris quand il vit sept divinités (déwa) debout devant lui dans la cour. Elles lui dirent : « Vous serez reconnaissants car votre désir d'avoir un enfant a été exaucé. Cet enfant est l'enfant des dieux du ciel (kayangan), il doit être bien éduqué et pas comme un être humain ordinaire. Quand vous lui donnerez un bain, n'utilisez pas de l'eau ordinaire mais de l'eau qui a été parfumée par le parfum des fleurs (air bunga-bunga wangi). Quand l'enfant atteindra l’âge approprié, il ne devra pas toucher le sol avec ses pieds [le rite nommé tijak tanah en parler Kutai ou meninjak tanah en malais-indonésien] avant que le rituel érau soit accompli. A cette occasion, votre fils devra marcher d'abord sur une tête humaine, puis sur une

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On peut traduire ce nom comme le « Noble Seigneur qui est sacré et puissant », ailleurs il est nommé Aji Batara Maharaja Déwa Sakti, après sa consécration en tant que roi ; batara/betara, un titre très utilisé dans le monde malais hindouisé, vient du sanskrit, il possède le sens de « seigneur » ou « sacré », il est préfixé au nom des grands dieux : « Batara Guru » ou Siwa, Batara Wisnu. Il était également donné aux rois de Majapahit à Java Est (Wilkinson, 1959). Le nom de la divinité supérieure dayak, Maha Batara a été aussi relevé chez les Ma’anyan de Kalimantan Centre où l’influence hindoue a été plus forte. Aji est un mot javanais qui signifie «roi », « objet de valeur ». 22 Ou Jaitan Layar, situé dans le delta du fleuve, aujourd’hui un site près d’une colline en aval de Samarinda ; le nom signifie d’ailleurs la « couture des voiles », une indication de la vocation maritime de la communauté.

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tête de buffle vivant (kerbau), puis sur un bucrane. Ensuite il devra aller au bord de la rivière (tepian sungai) pour prendre son premier bain. Et alors l'érau devra aussi avoir lieu ». Le chef du hameau de Jahitan Layar et son épouse suivirent toutes les instructions données par la divinité (...). Puis, les habitants qui étaient très heureux firent tirer sept coups du canon nommé Meriam Sapu Jagad [« le canon qui balaie l’Univers »]. Pendant quarante jours et quarante nuits, l'enfant resta sur les genoux des habitants, le peuple en prit bien soin. En accord avec les enseignements reçus des divinités, l'enfant a été nommé alors Aji Batara Agung Déwa Sakti. Quand il atteignit l’âge de cinq ans, il devint difficile de le garder à la maison : il voulait aller jouer dans la cour et aux alentours, aller se baigner dans la rivière. Alors le chef fit les préparatifs nécessaires pour faire la fête érau, à l'occasion de la première descente sur le sol de son fils et de son premier bain dans la rivière. Pendant quarante jours et quarante nuits, la fête continua, les mets délicieux et les boissons étant offerts aux habitants du hameau. Pendant ce temps, le gamelan nommé Gajah Permata [« l'éléphant majestueux »] a joué jour et nuit, donnant un caractère plus joyeux aux célébrations, différents jeux et sports étaient également organisés successivement pendant la durée de la fête ». (D’après les sources suivantes, Adham, 1979, I ; Coomans 1980 ; Erau Kutai, 1991, 2002 ; Ras, 1968 ; Silsilah Kutai, 1979).

Le récit de Puteri Karang Melenu’ Au cours de la seconde partie du mythe, l’action se déplace dans un autre village, situé dans la même région aval du delta du fleuve Mahakam : « Autrefois, un vieux couple vivait dans le village de Melanti Hulu Dusun, c'était le Petinggi [chef] et sa femme, nommée Babu Jaruma. Ils n'avaient pas d'enfants, alors ils priaient les dieux avec conviction afin d’obtenir une descendance. Un jour, le temps devint très mauvais, il plut pendant sept jours et sept nuits ; pas un habitant du village de Hulu Dusun n'avait le courage de sortir de chez lui. Le chef et sa 121

femme allèrent dans la cuisine pour cuire le riz ; cependant, le bois de chauffe était épuisé. Il était trop dangereux de sortir de la maison, ils avaient peur d'être frappés par Tonnerre. Finalement, ils décidèrent d'utiliser un des chevrons de la toiture pour faire du feu. Après avoir coupé la poutre en deux, le chef fut surpris de voir à l'intérieur un petit ver (ulat). Il se déplaçait en s'étirant et en bougeant lentement vers lui. Le ver regardait droit vers le Petinggi avec ses petits yeux, comme s'il voulait qu'on s’occupe de lui et qu'on l'aime. Alors, le chef prit le ver dans sa main. Et à ce moment précis, la pluie accompagnée du Tonnerre s'arrêta et le jour devint très brillant avec un soleil éclatant, il faisait beau et chaud. Puis le petit ver fut nourri par Babu Jaruma et il finit par devenir un grand serpent Naga (...). » « Plus tard, il fallut préparer un escalier en bois afin que le Naga descende dans le fleuve Mahakam [selon le rêve que le chef avait reçu des dieux]. Accompagné par le Petinggi et son épouse, qui se tenaient sur le bord de la rivière, le Naga commença alors à nager, il alla sept fois vers l'amont puis sept fois vers l'aval, ensuite il nagea vers le lieu-dit nommé tepian batu [« la berge rocheuse »]. Après qu'un orage violent ait éclaté, le Naga plongea dans les eaux, profondes à cet endroit. (...) « Soudainement, l'eau du Mahakam devint pleine d'écume (buih) et un arc-en-ciel apparut, touchant l'écume à la surface de l'eau. Babu Jaruma regarda l'eau et là, il y avait une sorte de kumala23, comme des lumières étincelantes, et qui se rapprochait de l'écume brillante et, par miracle, au milieu de l'écume, apparut un bébé, une fille, assise sur un gong [de bronze]. Le gong montait et descendait au-dessus de l'eau. Alors le Naga qui nageait sous le gong, se redressa et le poussa vers le haut, avec son corps. Comme le Naga et le gong s'élevaient dans l'eau, ils aperçurent un bœuf qui soutenait le Naga. Le bœuf était lui-même assis sur une pierre. Son nom est Lembu Suana [« Le bœuf d'or »]. Au moment où la pirogue (perahu) du Petinggi et de sa femme s'arrimèrent à Tepian Batu, les pierres disparurent 23

Sans doute un « halo », un reflet brillant sur une pierre dans ce contexte, le kumala, possède une grande force spirituelle. Le mot kumala/kemala/gemala en malais-indonésien signifie précisément « bézoard » ; « pierre de bézoard », batu kumala, est un synonyme de batu guliga qui possède le même sens.

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dans l'eau avec le Naga et le Lembu Suana puis, seul le gong avec le bébé était là [flottant sur l’eau]. Babu Jaruma prit l'enfant et la rapporta chez elle avec le gong. L'enfant fut élevée par Babu Jaruma avec beaucoup d'amour et de soins. Après que trois jours soient passés, le cordon ombilical du bébé tomba de lui-même (putus sendiri) et selon son rêve, elle lui donna le nom de princesse (putri) de Karang Melenu'24. Le mariage de Puteri Karang Melenu’ et de Aji Batara Agung Déwa Sakti fut arrangé par leurs parents et fut à l’origine de la dynastie royale de Kutai Kartanegara. Il en naquit d'abord un fils, nommé Aji Paduka Nira ».

Le texte explique ensuite que depuis le règne d’Aji Batara Paduka Nira, le fils d’Aji Batara Agung Déwa Sakti, la cérémonie érau fut accomplie à chaque fois pour l'instauration d'un nouveau souverain au trône de Kutai. Puis, selon le Salasilah Kutai, c’est son fils, nommé Maharaja Sultan, accompagné par le souverain et le prince héritier de Kutai Martapura (ou Kutai Mulawarman), Maharaja Indra Mulia et Maharaja Sakti, qui se rendit à Majapahit pour obtenir les traditions rituelles (adat) afin de renforcer le prestige du royaume (adat kerajaan) (Adham, 1979, I, pp. 103-108). Finalement, le récit mythique du Salasilah Kutai établit la légitimité rituelle du nouveau royaume de Kartanegara, politiquement et culturellement proche de Java Est (Majapahit), sur l'ancien royaume « autochtone » de Kutai Martadipura25. Il met en scène une opposition entre un royaume « autochtone » hindouisé (en partie dayak) en amont et un royaume MelayuJavanais en aval, plus impliqué dans le commerce maritime. Ce thème austronésien, formulé parallèlement à l’opposition amont-

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Le nom local de Puteri Karang Melenu' vient probablement de karang, litt. « récif de corail », « une embouchure », mais dans le récit c’est aussi le nom d’un espace surnaturel, le diagramme magique ; la jeune femme était plus connue par le surnom de Puteri Jujung Buih /Buhi, la « Princesse portée par l'écume ». C’est ce nom qui apparaît dans les autres mythes dynastiques malais attribué à un personnage féminin de la même catégorie. 25 D’ailleurs Kutai Kartanegara absorbera Martapura plus tard, le roi de Kutai Kartanegara, Aji Pengeran Sinum tuant le dernier roi de Kutai Martapura avec le keris royal Burit Kang (Adham, 1979, II, p. 35).

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aval, met en jeu celle entre « aîné » et « cadet » pour la succession au trône, courante dans le monde malais. Comme Hagestiijn le suggère dans l'analyse de la structure des mythes malais en général, on peut rapprocher ces éléments mythiques du thème classique des mythes politiques de l'Asie du Sud-Est continentale, notamment de celui dont le mariage du prince venu de l’«extérieur » avec la princesse naga, « autochtone », constitue le noyau central. Ces récits sont organisés autour de la naissance, de la descendance et de la succession d’une dynastie royale26. Alors l'humiliation et/ou « l'initiation » du futur souverain par des épreuves forme un sousthème dans cette catégorie de récits (Hagestijin, 1984, pp. 152 sq.). Je suggère à ce point que le royaume de Kartanegara représente symboliquement l'union des autochtones « dayak » et des malais hindouisés, mais aussi d'une couche plus ancienne, symbolisée par la figure de Puteri Jujung Buih/Buhi, avec des populations venues plus récemment de l'extérieur à Kutai (Javanais de l’Est, Malais Banjar au Sud, divers « Melayu »…), représentée par la figure de Aji Batara Agung Déwa Sakti, un nom plus complètement sanskritisé. Pourtant, on remarque que ce sont surtout les motifs cosmologiques et rituels dayak qui sont prégnants dans les deux parties du récit citées plus haut. La liste ci-dessous en regroupe les principaux éléments : - le Naga : il forme l’emblème sacré du Royaume, indiquant l'arrivée de la princesse qui a donné naissance à la dynastie de rois et sultans de Kutai, c'est-à-dire Kutai Kartanegara Ing Martadipura. Lors de l'Erau, une course de longues pirogues est organisée sur le fleuve, les pirogues des participants montrent toutes une proue particulière en forme de tête de Naga (perahu naga) selon la tradition de l'Erau27. La décapitation de la paire de nagas masculin/féminin qui clôt la cérémonie à Tepian Batu (Kutai Lama) est à mettre en rapport avec la notion de fécondité. - les sept déwa, fréquents dans différents mythes dayak (par exemple Dusun et Modang) ; c'est aussi un motif répandu dans 26

Par exemple, c’est le cas au Cambodge et en Birmanie avec des variations, à Java, le personnage légendaire de Aji Saka, qui est censé avoir introduit les éléments de la civilisation indienne dont l’écriture, rentre dans ce schéma (voir Raffles 1817, II, p. 65 sq. ; Lombard 1990, III, p.12 sq.) 27 Erau Kalimantan Timur, 1991, p. 94 ; Tribun Kaltim 28 Sep. 2003 ; Tempo 2003, pp. 148-151.

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l'archipel Nusantara. Elles sont identifiées aux Pléiades, Bintang tujuh, les « sept étoiles », qui sont d’habitude des divinités féminines ; - l’opposition distinctive jour/ nuit qui est marquée, comme celle de la gauche et de la droite et, la présence de Tonnerre, divinité supérieure céleste, avec l’orage punitif ; - l’initiation du héros au jeune âge de cinq ans, la conjonction de la terre/rivière, le rite tijak tanah, le « premier contact avec la terre » et le premier bain dans la rivière (il s’oppose au bain avec l’eau lustrale de la coutume javanaise qui a lieu dans la maison, adat jawa) ; - la tête humaine, trophée prestigieux : la bravoure ; - le bucrane : le sacrifice du buffle d'eau ; - le buffle : la richesse ; - le ver, un élément courant dans les mythes de création du monde dayak ; - enfin le gong forme un siège rituel pour l’épouse/l’époux. Lors des mariages des familles nobles et des chefs, il symbolise leur statut social élevé28. Un autre élément du récit donne un nouvel argument dans ce sens. Ayant décidé de quitter le monde des humains, Puteri Karang Melenu’ transmet à ses parents adoptifs l’interdit de pratiquer la crémation du corps de son enfant, au cas où celui-ci viendrait à décéder (Coomans, 1980, p.27). Il faudra alors placer son corps dans une jarre en terre. Ce mode de sépulture est celui suivi par certaines ethnies dayak – dont les Luangan –, conformément au rituel des secondes funérailles. La jarre de céramique chinoise, ou encore l’ossuaire en bois de fer, sont 28 A ce sujet, il faut relever l’inversion dans le récit du Salasilah Kutai, lors d’un combat de coq à la cour, un prince chinois après avoir perdu, s’enfuit en forêt avec son équipage, où ils deviennent les ancêtres des chasseurscollecteurs « Basap » vivant aux alentours, entre Kutai et Berau (voir Bambang Suwondo (éd.), 1980 /1981, pp. 67-72, pour une autre version). Cette transformation explique l’ambivalence du royaume envers les populations autochtones qu’ils redoutent pour leur magie (ilmu sihir) mais qu’ils considèrent comme non civilisés parce que « non-malais ». Tandis que les Dayak de leur côté nomment les Malais et les Bugis, halo’ litt. « étrangers ». Cependant, les Tunjung et Benua’ sont devenus des vassaux du royaume de Kutai, le sultan conférait des titres, gelar à leurs chefs coutumiers (Coomans 1980, pp. 38-40, 61-68).

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aussi attestés comme réceptacles pour les ossements nettoyés chez ces derniers. Cet écart par rapport à l’hindouisme est particulièrement frappant. Pour résumer, le récit dans sa première partie compose la séquence en enchaînant des mythèmes ; il s’agit des motifs suivants : /infertilité du couple primordial/intervention des dieux /perturbation socio-cosmique/Tonnerre - descente du ciel miraculeuse du futur souverain sur le sol - initiation érau /sacrifice rituel d'un humain (offrande d’une tête fraîche, coutume rituelle dayak)/sacrifice du buffle/ = purification production de la société humaine « complète » = totalité sociocosmique/harmonie. La seconde partie en construit la répétition, avec la différence que la rivière devient alors le thème central du monde chtonien qui porte tous les autres (ver, pluie, écume, naga…). En bref, le récit met en rapport « la terre et l’eau » de Kutai dans une relation d’alliance. Le dualisme cosmologique ressort comme un élément central dans ces deux récits. Il pose que l’union mythique des principaux personnages, est conceptualisée comme « l’origine » de la dynastie locale de Kutai, mais aussi au sens large celle de la communauté « malaise » dans sa totalité. Avant, il n’existait que des villages éloignés les uns des autres sans relations de parenté, donc des étrangers. Ce dualisme se trouve sous des formes différentes dans nombre de cosmologies dayak du sud-est de Bornéo (Hopes, Madrah, & Karaakng, 1997 ; Ras, 1968, p.95 ; Schärer, 1963). On peut résumer cette structure narrative sous la forme d’un diagramme : Prince ▲(soleil, ciel) = ● Princesse (lune, eau) ║ Fille de chef* ●(issue du bambou, terre) = ▲ Prince (sol) ║ ▲ Descendance : la dynastie de Kutai Kartanegara (= territoire du bassin Mahakam,terre et eau) * La fille d’un certain Managui, raja de la région de Bengalon, d’après le Salasilah Kutai.

A ce sujet, Ras insiste sur le fait que l’union des moitiés rituelles (du monde supérieur et du monde inférieur), représentée par les personnages réunis après une longue séparation, est la 126

condition de l’harmonie, de la création d’un nouvel ordre sociocosmique29. Je remarque ici la combinaison unique du Naga et du Bœuf Nandi (lembu suana), la monture de Siwa : elle semble bien être venue de l'extérieur. En fait, le naga est commun à la mythologie hindoue-javanaise et au monde malais-indonésien en général. C’est le grand serpent d'eau impliquant des notions de fertilité et de prospérité, tandis que la figure hybride du Lembu Swana neutralise les contradictions par un englobement des niveaux cosmologiques et des composantes ethniques et rituelles de Kutai. Elle marque plus particulièrement l’appartenance à la communauté (Wessing, 2006 : 222-227 ; Guerreiro, 2007, Guerreiro, à paraître). Les Dayak de la région de Kutai connaissent également le dragon et le « grand serpent », qu'ils nomment dans leurs langues par des termes distincts. La polarité de la rivière selon l’axe amont-aval qui organise la deuxième partie du récit mythique est aussi proche de la classification du milieu dayak. Elle contraste avec la première où l'action se déroule sur le sol, dans la cour de la maison du chef (petinggi) du village de Jahitan Layar. Cette opposition initiale marque alors la conjonction « de la Terre et de l'Eau » autour d’un point central, le pays de Kutai, fonctionnant comme un axis mundi. C’est également un ancien thème mythique austronésien. Il pose que l’union des deux moitiés rituelles, dans un village ou une vallée, est nécessaire à l'existence de la « société » en tant que telle, régulant les mariages comme les échanges cérémoniels30. On remarque que les pusaka et les symboles du royaume de Kutai dominants sont d’abord hindous-javanais (parures), puis également malais (keris, canon meriam, gong…), la dimension 29

Il ajoute que les deux mariages successifs des héros signifient : 1. l’union de la moitié « ancestrale » – je dirai plutôt de « l’origine » – vivant au ciel et de celle qui en est descendue vivant sur terre (j’ajoute un axe vertical), 2. l’union de la moitié droite de la terre avec la moitié gauche (un axe horizontal). Ces unions possèdent d’ailleurs nombre d’associations cosmologiques (Ras, 1968, p. 144 note 18). 30 Mais il y a également asymétrie, selon la notion de préséance commune généralement aux Austronésiens, le statut des autochtones étant supérieur rituellement à celui des « nouveaux arrivants » (pendatang). Ainsi le fondateur du pays, de la région, du village, de la communauté locale, occupe une place supérieure dans la hiérarchie rituelle.

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dayak étant alors occultée à ce niveau, car considérée comme « inférieure ». Mais, métaphoriquement, elle ne peut être complètement éliminée, d’où la présence dans le récit du crâne, du bucrane et du naga, élément chtonien commun à ces deux cultures. En outre, il n'est pas surprenant que les lieux sacrés de l'Erau se trouvent tous le long du fleuve Mahakam et qu'ils soient mis en rapport avec le récit mythique, notamment à travers les trois sites principaux revisités et « réactivés » rituellement lors de la fête par le parcours en bateau. Ils dessinent une géographie spirituelle à partir de l'amont qui est valorisé : il est le plus sacré car plus proche de la source du fleuve et s’oppose au delta (la mer étant dans cette perspective « profane »). Cette idée s'exprime probablement aussi, sous une forme différente, par l'interdit de franchissement de la colline de Gunung Sendawar : le souverain venu de l'aval ne peut la dépasser sans risques spirituels pour sa personne et tout le royaume. Les influences extérieures, les nouvelles traditions (adat baru), portées par les religions comme l’hindouisme ou l’Islam, sont arrivées de l'aval, par le fleuve, venues de la mer. Tandis que la coutume dayak de « l’origine » (adat lama) est conservée en amont. En bref, le récit délimite un espace central entre l’amont du fleuve (Gunung Sendawar) et la mer. L’aire sous l’autorité de Kutai Kartanegara vers les XVe-XVIe siècles, comprenait la région côtière au Nord du delta jusqu’à la région de Bengalon et, au Sud, jusqu’à la baie de Balikpapan. Ainsi avec l’adjonction du territoire de Kutai Martadipura, en amont du fleuve, il constitue le royaume (tanah kutai kartanegara). Lors de l’Erau, l'inversion des polarités axiales est remarquable : le trajet du bateau rituel débute en amont à partir de la ville royale de Tenggarong, il passe ensuite par Samarinda Seberang, le fief des Bugis depuis la fin du XVIIe siècle, et la tombe sainte keramat d'un noble bugis, – où des offrandes sont apportées dans le bateau – pour finir dans le delta du fleuve à Kutai Lama (village habité aujourd’hui par des Malais Kutai, des Javanais et des Bugis). C'est là que se trouve un ensemble de tombes saintes (keramat) de prédicateurs musulmans venus de Sulawesi Sud, dont celle du fameux Syekh Abdurrahman Tunggang Parangan, et celles des sultans de Kutai Lama. C’est

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le site historique du royaume de Kutai Kartanegara comme je l'ai souligné plus haut31. Le rituel royal et les pusaka au palais et en ville Le rituel d'intronisation du raja ou sultan forme le fondement de l’Erau. A cette occasion les pusaka royaux les plus importants sont mis en valeur lors des cérémonies qui ont lieu dans le palais. Traditionnellement la durée de l’Erau était de huit jours et huit nuits. Aujourd’hui, il se poursuit pendant sept jours, au sein d’un programme d’activités variées. Pendant cette période, des manifestations festives et des jeux, les sports traditionnels dayak ou malais, se déroulent parallèlement à l’extérieur, dans la ville de Tenggarong, l’ancienne capitale du royaume. La cérémonie comprend trois phases principales que je résumerai dans les grandes lignes : - Au début de l'Erau, le rite « élever l'Ayu » ; un poteau en bois sculpté est placé au centre d'un diagramme yantra qui prend la forme du palais d'Indra (Karang Indrageni), le roi des dieux, conçu sous la forme d’un autel « Indra-Agni ». Alors la divinité principale, nommé ici « Batara Wisnu », protectrice du royaume – et non pas Siwa comme on aurait pu s’y attendre – est invitée à descendre sur ce perchoir pendant toute la durée de l'Erau, pendant sept jours et sept nuits. Avec le dessin du yantra royal disposé devant le trône (singgasana), les nobles du palais (kerabat kraton) considèrent que Batara Wisnu donne sa bénédiction à l'Erau – le mot ayu, litt. « jolie, belle » pour une 31

Après l’adaptation culturelle de la fête érau à la fin des années 1980, orientée vers la promotion touristique du département de Kutai (Kabupaten Kutai), un second développement a eu lieu avec l’acquisition du statut d’autonomie régionale à partir de 2001 : la création du nouveau département de Kutai Kartanegara, reprenant le nom de l’ancien royaume. Lors de l’Erau 2002 à Tenggarong, les divertissements populaires ont pris place dans le nouveau bâtiment nommé Puteri Karang Melenu (« Gedung Puteri Melenu »). Lors du climax de l'Erau, le rituel berlimpur (siram-menyiram en malais-indonésien), la capitale du département est purifiée par des jets d'eau entre les participants, visiteurs et habitants, avant et après que les deux nagas descendent du palais (mengulur naga). Ils sont portés jusqu'au fleuve et puis montés sur les bateaux (kapal) pour leur voyage annuel vers l'aval, puis leurs têtes en bois sont coupées du corps confectionné en bambou recouvert de tissu, en arrivant à Tepian Batu.

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jeune fille, aussi un titre de noblesse javanais, a ici le sens particulier de « trône » ou de « siège » de la divinité. De nos jours, c'est Tuan Allah qui est invoqué comme la divinité supérieure, protectrice du sultanat. Cependant, la préséance fait que Batara Wisnu doit être invité en premier par les spécialistes de l'adat. - Le même soir, le rite bepelas (« faire la promesse ») a lieu. Il prend la forme d’un éventement du sultan et de ses parents par les officiants réunis ; le rôle du souverain comme protecteur du pays et des habitants est réaffirmé à cette occasion, il doit déclarer son attachement comme souverain de Kutai. Les canons du palais tirent alors sept coups chacun, donnant plus de force à ce rite. Le soir, des danses sont accomplies dans la salle principale du palais, devant le trône. - La purification du palais et du royaume pour l'année à venir. Ces rites bepelas et tepung tawar sont les plus sacrés. Réactualisant le mythe d’origine de Kutai, ils comportent des offrandes accompagnées d’invocations32, la purification des participants dans le palais et sur la terrasse. Plusieurs processions et cérémonies kutai se déroulent pendant l’Erau, nommées adat Beluluh, adat Rangga titi, adat Beumban ; chacun de ces rites, où figurent d’ailleurs les prêtres belian, a une fonction précise en rapport avec la personne du souverain et des dignitaires du royaume, et aujourd’hui la personne du préfet du département de Kukar (bupati). Enfin la « descente » des deux Nagas mâle/femelle, appelée mengulur naga, se déroule dans le fleuve en face du palais. En même temps, la purification de toute la population de la capitale a lieu par des jets d'eaux collectifs (berlimpur). La septième nuit, le poteau ayu est démonté (merebahkan tiang ayu). Il faut ajouter qu’avant cette dernière phase a lieu la récitation d'une prière islamique, le syukuran, lorsque le sultan prie à côté des différents responsables politiques et religieux du département de Kutai Kartanegara (tokoh-tokoh masyarakat). 32

Jusque dans les années 1950, ces mêmes rites d’éventement et d’offrandes, les processions, accompagnés de jampi, invocations récitées par les spécialistes rituels belian, avaient lieu également lors d’un érau annuel de moindre importance ; il se déroulait au palais de Tenggarong, à la date anniversaire du couronnement du sultan, afin de purifier le palais et de protéger le sultan, son royaume et la terre, l’eau et l’air de Kutai.

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Les traditions de l'adat Kutai comme les arts de la scène, les danses royales beganjur ou d’autres danses sacrées sont aussi présentées pendant l'Erau au palais. Les prêtres bissu bugis, des travestis, participent également à un moment le soir à ces réjouissances. Mais à cette occasion ils sont nommés déwa33, et au lieu de leur costume hermaphrodite féminin/masculin de prêtre bissu, ils portent simplement des vêtements jaunes. C’est la couleur des nobles du palais de Kutai (kerabat keraton) et des tissus qui recouvrent aussi certains pusaka (nécessaire à bétel, lances, jarres…). Leur présence illustre l'alliance politique et militaire – les mercenaires bugis ont sauvé le royaume de la défaite face aux Dayak Bahau-Modang à la fin du XVIIIe siècle – et économique, entre les royaumes de Kutai et de Sulawesi Sud, notamment de Goa et de Wajo’ aux XVIIe-XVIIIe siècles (Coomans 1980, pp. 32-34, 42-43 ; Massing & Massing, 1979 ; Pelras, 1996, 2006). Ils apparaissent notamment lors des danses beganjur accomplies chaque soir par des hommes kutai parés de leurs costumes de fête, devant le trône du souverain (singgasana). D’après la tradition orale, des chamanes belian – des hommes – et les bissu – habillés alors en femmes – respectivement au nombre de sept, récitaient pendant la durée de l’Erau les origines mythiques de Kutai, depuis sa fondation par Aji Batara Agung Déwa Sakti, jusqu’au souverain qui allait monter sur le trône des nagas (Kern 1956, pp .46-48). En aval du fleuve Tepian Batu, ce sont une déwa et un belian qui doivent prendre l’eau sacrée du fleuve (air tuli) de Kutai Lama, et la rapporter au keraton, le septième jour de la cérémonie. Tandis que la performance rituelle des nobles au palais, d’un caractère profane, doit « distraire le public », c'est-à-dire le peuple de Kutai (rakyat kutai) et les invités (tamu) – qu'ils soient dayak, malais, bugis, européens ou chinois – qui assistent à ces représentations, accompagnées par la musique du gamelan. Enfin, les « jets d'eau » (berlimpur) associés à la descente des deux nagas royaux dans le fleuve Mahakam, jaillissent dans les rues et le long du fleuve sur la berge située sur la même rive que 33 Dans la langue rituelle du palais (taki) parlée par les prêtres bissu, le terme déwa correspond au terme bini, litt. « épouse, femme » du parler kutai quotidien (basa kutai). Généralement déwa (du skt. deva) en malais-indonésien signifie : « dieu, divinité, esprit tutélaire ».

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le palais. Selon la tradition, c’était le troisième jour de l’Erau que la prise de l’eau du fleuve avait lieu, mettant fin au berlimpur. Cette phase sacrée (suci) qui purifie la ville des pollutions et des fautes commises par les habitants (adultères, vols...), doit respecter cinq règles afin d'éviter des accidents ou des dérapages, qui compromettraient l'esprit pacifique et l’harmonie de l'Erau34. Pendant l'Erau, la représentation théâtrale de « l’Autre », les extraits de danses et de rites dayak (sacrifices de buffles, rites d'initiation, purification du village, danses masquées hudo’… ), sont donnés mais à l'extérieur du palais, ils occupent alors l'espace de la rue à l'occasion de processions (arak-arakan) pour se rendre ensuite au stade de la ville. C’est lors des trois phases principales du rituel que le nouveau souverain doit porter sur lui les pusaka les plus puissants, c’est-à-dire les trois parures en or et argent et le keris sacré Burit Kang. Des croyances particulières sont attachées à chacun de ces pusaka : ils sont portés sur le corps du souverain lors des différents rites : – La chaîne Tali Juwita ou « chaîne bien-aimée ». Cet objet extraordinaire est formé de trois chaînes (utas tali), d’argent et d’un alliage d’or (16 carats), nommé suasa (chrysocale ou 34

Les cinq règles les plus importantes à respecter sont les suivantes: - utiliser de l'eau propre pour asperger les participants ; - être poli quand on jette de l'eau ; - ne pas porter de vêtements transparents ; - se limiter aux lieux particuliers qui sont prévus pour le berlimpur ; - les personnes qui se retrouvent trempées ne doivent pas manifester d’irritation ou de colère. La même activité est aussi accomplie à Kutai Lama, en aval du fleuve, où les deux nagas sont symboliquement tués. Les autres interdits en vigueur lors de l’Erau sont : - porter sur soi des coupe-coupe (parang) ou des couteaux (pisau) ; - utiliser de l'eau mélangée à des pierres ou des graviers ; - porter des bijoux ; - prendre avec soi de jeunes enfants ; - se rendre en moto ou en scooter aux endroits où le berlimpur a lieu. Malgré ces règles, des débordements ont lieu partout dans la ville et des groupes de jeunes gens venus spécialement de la capitale de la province, Samarinda, ou des désa environnants s'en donnent à cœur joie en aspergeant les assistants à coups de seaux d'eau et de sacs plastiques remplis d'eau.

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similor). Formées de trois torons chacune, elles sont d’une longueur de 3,5 mètres. Elles se terminent par deux anneaux formés de fil d’or retenus aux chaînes par des épingles. Attaché aux trois chaînes, est aussi suspendu un bijou en forme de couronne, montrant un décor de filigranes et serti de pierres précieuses. La couronne porte encore nombre de pendentifs, des boules en or en forme de fruits, dont des durians, et d’autres en forme de gouttes. Les trois chaînes sont un symbole de la tolérance religieuse à Kutai, ainsi qu’une marque de sagesse pour le futur roi qui est en train d’être consacré. Ceci afin qu’il contrôle l’exercice du pouvoir à l’avenir. Le souverain doit prêter serment sur ce pusaka témoignant de son désir de devenir roi de façon à ce qu’il devienne une incarnation de la grande divinité Sang Hyang Wisnu. Cette parure servait également à prêter serment pour les hauts dignitaires du royaume ; à ces occasions, elle était enduite de poudre de curcuma (kunyit). – Le collier nommé Kalung uncal 35. C’est un collier (kalung) en or formé d’une chaîne qui porte sur les quatre côtés des ornements en or, ajourés, décorés de filigranes et de pierres. Dans la partie inférieure est placé un cylindre allongé en or, serti de pierres précieuses sur les extrémités, montrant un relief en ajour exécuté avec une grande finesse en or ciselé ; les personnages représentés de profil dans le style wayang de Java Est figurent probablement le couple Rama et Sinta, thème tiré du Ramayana. Il est censé rappeler au souverain les racines culturelles de la dynastie hindouisée de Kutai Mulawarman. Selon la tradition orale, cet objet sacré a été transmis à Aji Batara Agung Paduka Nira, un demi-dieu, second souverain de Kutai et a été porté jusqu’au dernier, le sultan Aji Muhammad Parikesit. Il protège la personne du roi lors de la cérémonie d’intronisation, connotant aussi la transmission de la coutume kutai. Le souverain ne peut le porter que deux fois dans sa vie,

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D’après la tradition orale, cet objet serait d’origine indienne (nommé en Inde uncele), il viendrait de la prise de la capitale de l’ancien royaume de Kutai Martapura, près de Muara Kaman ; il ferait alors partie des anciens pusaka du royaume de Mulawarman. Il en existerait un autre exemplaire en Inde qui selon le témoignage d’un visiteur indien à Kutai appartenait à Déwi Sinta elle-même (Achmad Dahlan (éd.), Kutai, 1976, p. 48).

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lors de son couronnement et à l’occasion du mariage avec la reine consort (permaisuri). – Le pectoral (kalung), portant l’image Wisnu avec deux garudas. Ce pectoral en or repoussé et ciselé montre, entre deux garudas disposés symétriquement tête-bêche, au centre une fine statuette en ronde bosse de Wisnu debout, clairement du style hindou-javanais (or 22 carats), fixée au pectoral par une ligature. Le dieu a quatre bras, deux levés portant le disque et la conque, deux autres placés le long du corps, les paumes ouvertes vers l’extérieur. Le prince héritier (raja muda) dont le titre est « Pangeran Prabu » à Kutai, peut s’en orner pour des cérémonies qui ont lieu au palais. Lors du couronnement, il signifie que celui qui le porte doit agir comme un Wisnu qui protège et fait prospérer le royaume. Il est aussi utilisé lors du mariage du prince héritier ou du souverain de Kutai. L’incarnation de Wisnu dans le monde des humains est censée permettre l’harmonie et expulser les démons, avec l’aide de sa monture, l’aigle garuda. Il évoque sans doute aussi la figure du prince Rama, vainqueur du roi-ogre des démons de l’île de Lanka, Rahwana. – Le keris royal Burit Kang. Ce keris à lame évasée est de petite taille (35 cm de long), le damasquinage sur la lame présente une série de trous réguliers ainsi que deux déchirures longitudinales, parallèles à la nervure centrale constituant le corps d’un dragon stylisé en relief qui se termine dans la partie supérieure de la lame. Le haut allongé du fourreau (sarung keris), le wrangka en bois patiné est d’une forme ordinaire, tandis que la partie inférieure, le pendok, est recouvert d’un alliage en or suasa. Cette dague très particulière évoquerait la forme de certains keris anciens de Java Est ou de Lombok. La poignée (hulu), stylisée et très usée en ivoire, est décorée d’un corps de femme, de spirales en vrilles, et de bourgeons (sulur). Par sa taille, elle n’est pas une arme de guerre36. Porter ce keris lors de la cérémonie d’intronisation est l’une des conditions pour devenir roi.

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Dans la première partie du mythe, c’est un keris en or qui est associé à la personne sacrée de Aji Batara Agung Déwa Sakti, ainsi qu’au Lembu Suana.

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Parmi les pusaka royaux, il faut encore mentionner la petite tortue en or massif (kura-kura mas), de 5 cm de long, peut-être d’origine chinoise, qui aurait été retrouvée, comme le pectoral orné de la statuette de Wisnu, dans le sol à Muara Kaman. Une légende y est aussi attachée. Cet objet est considéré comme un symbole de la terre lors des cérémonies accomplies au palais (Tromp, 1888 : 5 sq. ; Bosch, 1927, pp. 401-402, 421). A côté de ces pusaka de premier rang, un nombre d’objets sacrés de la royauté sont aussi gardés dans le palais sur un lit de jour recouvert par un dais de tissu jaune (kelambu kuning) : le gong nommé Raden Galuh ou Gong Maharaja Pati, – lié dans le récit du Salasilah au personnage de la Princesse Aji Putri Karang Melenu’ ; une jarre de type majan, qui aurait servi pour le bain de Aji Batara Agung Déwa Sakti ; une ancienne chaîne de suspension en fer (kelengkang besi), un bouclier (keliau) et un sabre mandau et d’autres reliques. Un récit ou une anecdote sont attachés à chacun de ces pusaka (Ahmad Dahlan (éd.), Kutai, 1976, pp. 49-50). Appartiennent également à cette dernière catégorie les ombrelles royales de couleur jaune (payung umbulumbul) ; des lances anciennes tombak (enveloppées aussi de pièces d’étoffes jaune) ; la couronne du sultan, qui évoque par sa forme un kuluk javanais, mais la base est composée d’une coiffe de style proche du théâtre de wayang orang. Il faut encore mentionner l’orchestre de gamelan, nommé Gajah Prawoto, qui joue pour accompagner les danses rituelles dans le palais. Puis les canons, d’abord le Sapu jagad et ceux nommés Gentar bumi, et Serigunung, qui tirent pour annoncer au peuple le règne d’un nouveau souverain sur la terre de Kutai. Par la présence de ces anciens regalia lors du rituel d’intronisation, la forme syncrétique de la royauté divinisée s’est perpétuée, avec des transformations mineures, jusqu’à l’époque contemporaine. Conclusion Pour conclure cette analyse préliminaire de l'Erau et des regalia du royaume de Kutai, je ferai deux remarques à propos de la transformation des enjeux identitaires liés à l'Erau : - La fête constitue un exemple de la « recréation » de la tradition locale, impliquant la transition des idées issues de la mythologie du Salasilah Kutai et des rituels du palais (adat keraton) vers la modernité dans le contexte actuel de l'autonomie 135

régionale (otonomi daerah, mise en place depuis 2001). Le « nouvel érau » cristallise en même temps les dimensions multiples de la vie sociale, politique et des relations interethniques à Kutai, intégrant différents niveaux de représentations, du local au national et au global, dans le but de produire un paradigme de solidarité et d’identité locale forte. - La dimension symbolique de la réassertion de la légitimité du sultanat intègre également la représentation dans l'imaginaire des Dayak par les Malais, construite dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle est incorporée dans le cadre de l'Erau en tant « qu'images » (symboles et emblèmes de la royauté), « objets » (pusaka royaux), « rituels » (processions et cérémonie d’intronisation du souverain). Ces idées se superposent à un fond plus ancien, provenant des autochtones non-musulmans du bassin du Mahakam (Malais hindouisés de l’ancien royaume de Martapura, Orang Kedang, ethnies « dayak »…), et s’appuyant sur les traditions adat, comme le récit du Salasilah Kutai en rend compte. L'opposition centre/périphérie ressort pendant l’Erau, Kutai formant un centre à part entière, toutefois subordonné au pouvoir central, autrefois Batavia et maintenant Jakarta. Depuis la chute du régime de l’Ordre Nouveau en 1998, et la Réformasi, l’interdépendance des ethnies vivant à Kutai met en valeur l'identité locale, la tolérance et le partage des ressources naturelles plutôt que le conflit et la violence comme ce fut le cas dans les provinces de Kalimantan Ouest et Centre (Guerreiro, 2008). La trame polyethnique de Kutai permet l'intégration des « nouveaux arrivants » (pendatang) dans la « société locale » (masyarakat setempat), actuellement surtout ceux venus de Java Est, sans créer de tensions notables. De sorte que les pusaka qui sont d’origine hindoue-javanaise et malaise, comme les emblèmes du royaume (nagas, lembu suana…), deviennent alors des marqueurs identitaires renforçant les identifications au sein de cette société plurielle37. La fête érau, sous des formes 37

A Kutai, depuis que l'autonomie a été appliquée en 2001 au niveau des trois départements (kabupaten) de Kutai Ouest, Kutai Kartanegara et Kutai Est, on peut relever que l'héritage culturel régional et les traditions (adat) sont mises en avant ; il implique les Orang Kutai, les Bugis, comme les ethnies Dayak, mais ces dernières sont divisées en quatre principaux groupements ethnolinguistiques (les Tunjung-Benua'-Bentian-Bongan, et les Kayan-Busang-

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évolutives, constitue à la fois une expression de l’unité du pays de Kutai et de la valorisation de son passé, elle assure la transmission des anciens pusaka qui remontent au premier royaume hindouisé de Mulawarman et garantissent ainsi la prospérité de la région. En même temps, la fête prend de nouvelles significations en relation avec le contexte social et politique contemporain. Enfin, il faut insister sur le rôle singulier de l’Erau à Bornéo, une fête similaire n’étant pas attestée ailleurs dans la grande île (royaumes de Banjarmasin, Kotawaringin, Sukadana, Pontianak, Sambas, Brunei…).

Bahau, les Modang et les Kenyah, certaines de ces populations étant établies également en Malaysia, au Sarawak dans les régions du Baluy et du Baram, les Kayan et Kenyah). De ce point de vue, la prééminence de Kutai se prolonge, mais les résultats de ces efforts de mise en valeur restent divergents pour les acteurs qui s'y engagent selon des perspectives distinctes, adaptées à leurs stratégies identitaires. Les Orang Kutai et les Dayak souhaitent promouvoir chacun leur identité culturelle, comme constitutive de la région, dans le pays et à l'extérieur. Dans le cas des Bugis, l’attachement à leur région d’origine, Sulawesi Sud, demeure mais, en même temps, ils se sont intégrés économiquement et socialement dans le milieu pluriethnique de Kutai depuis le XVIIIe siècle (comparer Pelras, 1996 ; 2006, pp. 395-397).

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DEVENIR ROI DANS LA TRADITION HINDOUE. LE CAS SHIVÂJÎ (1674)

Rita H. RÉGNIER Ancienne chargée de recherches au CNRS Résumé Le rituel védique de la consécration royale (râjasûya1), élaboré entre 1000 à 700 av. J.-C. environ et tel que l’a décrit J. C. Heesterman, semble avoir obéi à un souci de reconstituer autour de la personne royale les éléments du cosmos et le mouvement d’un « éternel retour » qui anime celui-ci. Par ailleurs, dans le contexte tourmenté de l’Inde de la seconde moitié du XVIIe siècle, on assiste à l’accession au trône d’un personnage haut en couleurs, le héros controversé des Mahrâtes. Entre ces deux extrêmes, l’auteur tente d’illustrer la tradition flottante des emblèmes royaux et des regalia d’après l’iconographie.

Dans un hymne védique fameux2, il est dit que les dieux célébrant le premier sacrifice immolèrent l’Homme primordial, le Purusha. Son corps démembré donna naissance à l’univers tout entier. De sa bouche sortirent les brâhmanes, de ses épaules les kshatriya, de ses cuisses les vaiçya et de ses pieds les çûdra. On aura reconnu là les quatre varna ou classes de la société hindoue traditionnelle : prêtres, guerriers, éleveurs agriculteurs, enfin travailleurs au service des trois groupes précédents. L’harmonie entre ces catégories devait contribuer au rita, l’équilibre universel, la norme préfigurant ce que l’hindouisme classique vénérera plus tard sous le nom de dharma (tout à la fois : l’ordre, la loi, la morale, la pratique religieuse). La fonction du brâhmane et celle du kshatriya se présentaient d’une certaine façon comme complémentaires. Le premier, 1

Dans un souci de simplification, on a renoncé à l’emploi des signes diacritiques pour la transcription des mots sanskrits. Les voyelles longues sont indiquées par un accent circonflexe, le « r » voyelle par « ri » et les sifflantes palatale et cérébrale respectivement par « ç » et « sh ». Le « u » se prononce « ou » et le « c » approximativement « tch » 2 Rigveda, X, 90. L’hymne au Purusha a été traduit par Louis Renou, Hymnes spéculatifs du Veda, Paris, 1956.

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dépositaire de la révélation « entendue » (çruti) par les rishi, sages des origines, connaissait la science du brahman3, cette puissance secrète qui imprègne la parole rituelle et grâce à laquelle se renforcent, au cours des sacrifices, les équivalences entre le monde des hommes et celui des dieux4. Le second, qu’il fût simple guerrier ou chef de clan, n’en était pas moins un souverain en puissance parce qu’en lui résidait l’essence du pouvoir temporel, le kshatra. La prospérité du royaume témoignait de l’efficacité des rites pratiqués par des brâhmanes compétents. En retour, le roi avait le devoir de veiller sur leur bien-être et d’assurer leur sécurité menacée par les puissances malignes qu’obsède le désir de déstabiliser le cosmos. Des deux autres classes, le Veda parle peu. Les vaiçya formaient le « peuple » (viç). Quant aux çûdra, ils procédaient des populations locales de l’Inde que les Ârya, issus des profondeurs de l’Eurasie, avaient rencontrées en s’installant, après une longue migration dans le nord-ouest du souscontinent avant de poursuivre leur progression vers l’est. Les Ârya avaient lentement mûri leur culture établie sur le modèle indo-européen de la trifonctionnalité, magistralement mis en lumière par Georges Dumézil. Plutôt qu’intégrer à un système probablement jugé parfait ces populations exotiques, restées et/ou tenues à l’écart de leur domaine, les Ârya préférèrent sans doute créer pour elles une catégorie sociale nouvelle. Ce fut alors, ou quelque temps plus tard, que l’on composa l’hymne au Purusha, lequel appartient à un livre tardif du Rigveda5. Ce cadre social est à considérer comme un schéma idéal et non comme le reflet d’une réalité. En un temps indéterminé, vers la fin de l’époque védique, les varna se subdivisèrent en castes ou, mieux, en jâti, « naissances », liées en premier lieu à l’hérédité et au métier de l’individu, mais aussi à son origine géographique. En tout cas, ces jâti devaient déjà exister avant même l’époque du Jina et du Buddha (VIe-Ve siècles avant J.-C.). La formation prétendue des castes et les devoirs incombant à chacune sont exposés dans le 3

Substantif neutre. À l’origine, les dieux étaient mortels. C’est seulement lorsque le brahman eut pénétré en eux qu’ils devinrent immortels. 5 Pour la date et la composition du Rigveda, voir L. Renou in L’Inde classique. Manuel des études indiennes. I, Paris, 1947, pp. 270-280. 4

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célèbre recueil des Lois de Manou6. Ce traité normatif passe traditionnellement pour avoir été composé par Manu, père du genre humain et premier législateur, sous l’inspiration du dieu Brahmâ7 ; on le situe entre le IIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après. Le temps passant, les contacts entre les descendants des premiers Ârya et les autochtones se multiplièrent, se diversifièrent et engendrèrent une sorte de conscience territoriale au niveau de la tribu ou du village et des groupes de villages ; intérêts communs et antagonismes se manifestèrent. Les guerres étaient fréquentes. La nécessité s’imposait de confier à un chef la conduite au combat (ne dira-t-on pas : « ceux qui n’ont pas de roi ne peuvent combattre ? ») et la responsabilité de rendre la justice et d’administrer. La première légende connue sur l’origine de la royauté raconte qu’une guerre éclata entre les dieux et les démons, d’où ces derniers sortirent vainqueurs ; las des persécutions qu’ils subissaient, les dieux résolurent de se donner un roi qui les aiderait à se libérer. Leur choix tomba sur Soma, qui les conduisit à la victoire. Autre version : vaincus par les démons, les dieux offrirent un sacrifice à Prajâpati8 et le prièrent de leur donner un chef ; il leur envoya Indra9, son fils et le dernier-né des dieux qui les conduisit à la victoire10… Plus tard, Manu affirmera au sujet du roi humain qu’il a été formé des particules éternelles de la substance des principaux dieux et que c’est pour cette raison qu’il surpasse tous les autres mortels11. L’intronisation royale à l’époque védique À la fin de la période védique s’élabora en milieu sacerdotal un corpus liturgique qualifié de çrauta, car émanant de la çruti 6

Lois de Manou. Traduction Loiseleur Deslongchamps, Paris, 1976 (1ère édition 1830-1833). 7 Le brahman neutre du Veda devient à l’âge classique un dieu personnel honoré en tant que créateur. 8 Le progéniteur universel, identifié à Brahmâ. 9 Pour Indra, Soma, Prajâpati et les autres, voir Jean Varenne, Cosmogonies védiques, Paris, 1982. 10 A. L. Basham, The Wonder that was India, Oxford, 1954, pp.85-86. Traduction française parue sous le titre La civilisation de l’Inde classique, Paris, 1976. 11 Manou, VII, 3-4.

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(révélation). Issu principalement du Yajurveda12, il était constitué par les Brâhmana ou « interprétations du brahman par les brâhmanes ». L’ouvrage le plus riche est le Çatapatha Brâhmana13 qui décrit entre autres le sacrifice solennel de soma14 et les rituels royaux : râjasûya (sacre), vâjapeya (« breuvage de victoire ») et açvamedha (« sacrifice du cheval »). Cette littérature comporte également nombre de portions des Âranyaka, « livres forestiers » qui auraient été composés dans des ermitages, et des passages d’Upanishad (« équivalences ») anciennes. Elle a été l’objet de travaux savants remarquables. On pense notamment à l’étude de J. C. Heesterman sur la consécration royale15, conçue dans la perspective d’une interprétation sociologique, et développée à partir de l’analyse des données fournies par une quarantaine de vénérables textes de rituels. Le présent article s’est inspiré largement de cet ouvrage. Le râjasûya, ou consécration royale, n’était pas un sacrifice (yajña) autonome mais un rituel royal spécifique inséré dans la trame d’un sacrifice de soma. On célébrait celui-ci sous la forme d’une pleine session avant chacune des trois phases que comportait ladite consécration. Et entre temps, le sacrifice était réitéré partiellement. Ces unités séparées, ou services, prenaient divers aspects, comme : purifications du yajñamâna, le « patron » ou sacrifiant (c’est-à-dire celui à qui profitait le rite, en l’occurrence le roi), libations, offrandes de lait, de beurre 12

Yajurveda : Veda des formules (sacrificielles). Une des quatre « collections » du « Savoir » (Veda), les trois autres étant : le Rigveda, Veda des strophes (la collection la plus ancienne), le Sâmaveda, Veda des mélodies et l’Atharvaveda, Veda des formules magiques. 13 Traduction anglaise de J. Eggeling, 5 vol., Sacred Books of the East, Oxford, 1882-1899. Plusieurs rééditions . 14 Pivot de l’activité sacerdotale. Il s’agissait d’une cérémonie compliquée caractérisée par la préparation (macération, pressurage…) d’une plante appelée soma dont l’identification fait encore problème. Le liquide extrait du soma était consommé par les brâhmanes pendant le sacrifice. Voir Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, Paris, 1966 (1ère édition 1898), M. Biardeau et Ch. Malamoud, Le Sacrifice dans l’Inde ancienne, Paris, 1976, et H. G. Ranade, Illustrated Dictionary of the Vedic Rituals, New Delhi, 2006. 15 J. C. Heesterman, The Ancient Indian Royal Consecration, La Haye, 1957. Bref résumé in Jan Gonda, Les religions de l’Inde. I. Védisme et hindouisme ancien, Paris, 1979, pp. 199-201.

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clarifié et de céréales cuites sur le feu sacrificiel sous forme de gâteaux et de bouillies, et aussi d’animaux immolés, récitations de formules (mantra) et d’hymnes. C’était à ces unités séparées que le rituel royal auquel nous nous intéressons ici devait son efficacité. Les cérémonies étaient coordonnées à des circonstances extérieures en apparence mais déterminées ou, s’agissant du calendrier, déterminantes16. Suivant les écoles, les cérémonies du sacre pouvaient s’échelonner sur une quinzaine de mois ou sur environ deux années consécutives. Nombreux étaient les brâhmanes requis, officiants et autres, car considérables la multiplicité, la complexité et la méticulosité qu’exigeaient les manipulations prescrites par le ritualiste. Et non moins considérables étaient les honoraires versés (souvent sous forme de têtes de bétail mais aussi d’or, de vêtements) par le yajñamâna aux prêtres. Les sacrifices célébrés dans le cadre du sacre demeuraient des actes privés. Tous les frais en incombaient au yajñamâna, lequel, instruit par le prêtre principal, participait à l’action, de même que – plus modestement – son épouse. Le sacrifice à des fins individuelles devait en effet être accompli par un « maître de maison », c’est-à-dire un homme marié accompagné de sa femme. Il est à noter qu’à l’époque classique, la première épouse royale représentait symboliquement la « terre », le « royaume ». La première phase d’un râjasûya était une année de gestation : évocation d’une double évolution, pendant douze mois, de la nature et de l’embryon17. Il s’agissait en effet de conduire le futur souverain réduit symboliquement à l’état embryonnaire jusqu’à sa re-naissance dans sa condition de roi potentiel. C’est généralement au printemps que commençait cette année liturgique et, tout au long de celle-ci, la naissance annoncée serait source d’inquiétude, tant on craignait que l’enfant ne mourût étranglé ou étouffé sous ses membranes

16 Ainsi, dans le cadre d’un certain sacrifice à Agni, la rétribution du prêtre pour la première libation du sacrifiant consistait en un veau né pendant la semaine précédant la nouvelle lune. 17 Sans égard aux étapes de la croissance in utero ni même du moment de la naissance, le seul mot d’ « embryon » (garbha) est employé.

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anténatales appelées « liens de Varuna »18. Ne rappelait-on pas que le Soleil, dans son état premier, avait failli périr ainsi ? C’était donc d’abord vers des déités associées à la végétation, dont le cycle présente quelque ressemblance avec celui des créatures animées, que montaient les vœux de progéniture et de santé. On invoquait en premier lieu Anumati, la Nature bienveillante et la joie de vivre, en lui présentant un gâteau. Ensuite, on s’adressait à Nritti, son contraire, personnification du malheur. Cette dernière recevait elle aussi un gâteau, mais que l’on confectionnait avec des résidus de l’autre. Selon certains, un rite propitiatoire aurait été pratiqué de cette façon : les « restes » de ce gâteau mélangés à du lait, étaient enfouis dans une fourmilière « afin d’en faire le germe d’une nouvelle production », car à la fourmilière, comme à la terre elle-même, s’attache l’idée de fertilité, toujours vivace dans l’hindouisme populaire. De fait, les réminiscences ou les transpositions de cultes agraires archaïques abondaient dans la liturgie. Telle l’offrande des prémices à Soma, le seigneur des plantes, et à Prajâpati19. Ou bien les trois féries saisonnières dites des quatre mois20 commençant chacune par la coupe des cheveux et le rasage du royal sacrifiant : de même que l’émondage d’un arbre stimule la croissance de son feuillage, de même la coupe des cheveux en accélère la repousse, signe de bonne santé dans les deux cas. Ou encore, lors de la dernière férie, la pratique d’un rite de fertilité (qui tirait son nom du premier labour précédant le retour du cycle de l’année agricole), mais en fait ce « premier labour » préparait la venue d’un treizième mois censé amorcer l’année suivante, riche de promesses d’abondance et de progéniture. Cette longue introduction aux cérémonies du sacre proprement dit empruntait également au rituel domestique ayant trait à la naissance : ainsi la mise en fuite des ogres, râkshasa. Le terme de cette première année liturgique approchant et, après ces 18

Varuna, l’un des dieux majeurs de la religion védique, créateur et mainteneur des mondes. De lui, relève le dominium civil. Il atteint et punit le coupable au moyen de ses « lacets », il est le « lieur » (L. Renou, op. cit, I, p. 317). 19 Prajâpati, maître des créatures, autre aspect du Purusha primordial ; identifié à Indra mais avant tout au sacrifice. 20 Çatapatha Brâhmana V, 2, 4, 4-20 ; Heesterman, op. cit., p. 33.

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nombreuses cérémonies, l’Année personnifiée et Prajâpati, identiques l’un à l’autre, donnaient des signes de fatigue. Venait alors le premier épisode se rapportant directement à la notion de souveraineté, l’épisode des douze « joyaux » (ratna, ratnin). Ces joyaux n’étaient autres que douze personnes proches du roi (membres de sa famille, épouses, chapelain, dignitaires, plus quelques vaiçya et çûdra, soit les quatre varna représentés). Autour de l’aire sacrée étaient dressées pour elles douze habitations temporaires. Pendant douze jours, le sacrifiant les visitait successivement en suivant le sens de la marche du soleil, de sorte qu’à la fin du rituel il avait accompli un tour complet. Chaque « joyau » fournissait une offrande qu’il cuisait sur un feu allumé rituellement. On peut, semble-t-il, interpréter cette réunion des représentants des forces vives du royaume comme une réserve d’énergie mise au service du souverain à la veille de sa re-naissance mystique. Le parcours circulaire jalonné de douze stations (maisons des douze ratnin) et effectué en douze jours suggère un lien avec le symbolisme solaire. La deuxième phase du râjasûya, formée des séquences du sacre proprement dit, avait pour moment fort l’abhisheka, « aspersion »21 du futur souverain avec l’eau lustrale. Celle-ci se composait à vrai dire de seize ou dix-sept fluides qui, bien avant les célébrations, avaient requis toute l’attention des brâhmanes. Leur préparation avait lieu la veille et le matin du grand jour. C’étaient les eaux tirées de plusieurs rivières – dont la Sarasvatî22 –, d’une cascade, d’un puits, d’un étang..., l’eau lâchée par une vache en gésine, additionnées de lait ou de miel, ou de la vapeur produite par quelques gouttes jetées sur le feu sacrificiel, ou encore d’un rayon de soleil capturé par la main du prêtre ; toutes ces « eaux » réunies en un vaste récipient et mélangées étaient purifiées par le dépôt d’un peu d’or23.

21 Et non « onction » ni « ondoiement » qu’on rencontre parfois dans les textes français. 22 Sarasvatî : aujourd’hui quasiment disparu, cet affluent de l’Indus était peutêtre un cours d’eau important quand les Ârya atteignirent le Panjab. Aucune liste des composants de l’eau lustrale ne mentionne le Gange, encore inconnu ou peu connu de l’Indien védique au moment où s’élaborait le rituel. 23 Identifié à Agni (le feu), au soleil et au sperme, l’or symbolise la fécondité, et cela d’autant plus qu’on l’associe intimement à l’eau.

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Avant les formalités préliminaires au sacre, le yajñamâna n’était rien de plus ni rien de moins que le fœtus royal. Il revenait au rituel relevant du sacrifice de faire office de maïeutique et au rituel de souveraineté d’évoquer de façon concrète le sacrement de l’initiation brahmanique (dîkshâ) – encore que l’année écoulée eût valeur d’initiation avant même que cet être fût venu à la vie. Au moment de pénétrer dans la hutte cérémonielle, l’impétrant était encore emprisonné dans le chorion, l’amnios et le cordon ombilical que représentaient deux vêtements superposés et un turban généralement noué autour de sa taille. Le prêtre l’en débarrassait en s’aidant d’une corne d’antilope noire24. On le baignait. Avec de l’herbe dharba25, semble-t-il, on frottait ses yeux et son corps. On lui servait un repas composé de mets autorisés. Pour finir, on lui faisait endosser le vêtement du sacre. À la fin de cette séquence, devenu « deux fois né » grâce à l’initiation, le sacrifiant entrait en pleine jouissance de sa condition de kshatriya. Il sortait ensuite de la hutte. On l’invitait à prononcer les formules grâce auxquelles passaient en lui les qualités de sept grands dieux, en commençant par Agni et Indra, et à déclarer prendre refuge en eux. Après quoi, le prêtre déposait entre ses mains un arc et trois flèches, insignes de la royauté et gage de ses victoires futures. L’arc était comparé au vajra (foudre) d’Indra et c’était l’occasion de célébrer sa victoire sur Vritra26. La suite de la cérémonie avait pour but de souligner le rapport du roi au cosmos. Debout, le sacrifiant levait les bras sur l’injonction du prêtre : il devenait alors l’axis mundi, le pilier que Mitra et Varuna27 escaladèrent à l’aurore, ce pilier auquel, dans un autre contexte, est comparé Indra, agent suprême et pivot de l’ordre du monde28. Sans baisser les bras, le roi faisait un pas en direction de chaque point cardinal, en 24

Là où se meut librement l’antilope noire, dit-on, là est le pays des Ârya… Dharba ou kuça (Poa cynosuroïdes) : une graminée dont on utilise les tiges dans des rites de purification ou réputés accroître la vitalité. 26 Vritra, démon magicien ayant la forme d’un reptile ou d’un dragon, tenait les eaux captives. Indra le tua à l’aide de son foudre et dès lors les eaux s’écoulèrent librement. 27 Rigveda, V, 62, 8. 28 Heesterman, op. cit., pp. 101-102. 25

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commençant par l’Est, ce qui le rendait maître de l’espace terrestre ; un cinquième pas, tandis que le prêtre prononçait la formule adéquate, le faisait « monter » au zénith et le plaçait au niveau des dieux. Sans baisser les bras, semble-t-il, il foulait une peau de tigre, s’imprégnant ainsi de la force de cet animal associé symboliquement à la royauté. Puis, en deux coups de pied, il rejetait au loin un morceau de cuivre et un morceau de plomb placés là à dessein et, ce faisant, il conjurait le mauvais sort, car ces métaux étaient considérés comme néfastes. En revanche, il gardait sous ses pieds une plaque d’argent qu’on y avait glissée et, sur sa tête, une plaque d’or perforée afin que l’eau lustrale qu’on allait bientôt verser sur l’auguste chef pût s’écouler en douceur29. Moment crucial que celui de la consécration par les eaux. Sans changer de place ni d’attitude, le visage tourné vers l’Est, le sacrifiant se voyait entouré d’un brâhmane, d’un parent, d’un ami ayant rang de kshatriya et d’un vaiçya, portant des coupes en bois de quatre essences différentes remplies du liquide lustral. Le prêtre, ou le chapelain royal, prononçait cette invocation : « Que Soma, le roi Varuna et les dieux qui engendrent le dharma inspirent tes paroles, qu’ils stimulent ton souffle, ta vue, ton ouïe » ; puis : « Je te consacre avec la gloire de Soma, l’éclat d’Agni, le lustre du Soleil, la puissance d’Indra, la vigueur de Mitra et de Varuna, la force des Marut », reprise par les autres officiants, et enfin : « Vous, dieux, stimulez ce …[ nom du roi] ! Ô vous…[nom du peuple], il est votre roi ! Notre roi à nous, brâhmanes, est Soma ! », cependant que, un par un, brâhmane et officiants laïcs déversaient le contenu des quatre coupes sur la tête du souverain. L’eau qui, à présent, ruisselait sur son torse, toute chargée de pouvoir, ne pouvait être perdue. Les officiants s’affairaient donc à la faire remonter le long des flancs du sacrifiant jusqu’à sa nuque afin d’en recueillir le plus possible dans leurs coupes pour finalement vider celles-ci dans le récipient tenu par le prêtre. Mais la récupération du fluide pouvait aussi échoir au yajamâna 29

Quand Varuna fut aspergé, les eaux tombèrent brutalement sur lui et attaquèrent son énergie. C’est pour éviter cet accident qu’on équipait le sacrifiant de cette plaque protectrice (Heesterman, op. cit., p. 112). Le roi n’est autre ici que Varuna, issu du milieu aquatique.

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seul, auquel cas, il s’aidait de la corne d’antilope mentionnée plus haut. Nourrie de mythes, l’importance que revêtent les « eaux génératrices de roi » (râjasûya) semble avoir été telle qu’on se demande si ce n’était pas à elles que l’ensemble du rituel devait son appellation. Une chose est sûre : quand, le temps passant, les cérémonies « exubérantes30 » de l’époque védique furent tombées en désuétude, l’abhisheka demeura en usage. Après l’aspersion, on se rendait dans la demeure de l’épouse principale du roi et mère de l’héritier présomptif, là où avait été déposée auparavant une partie des liquides préparés comme on l’a dit. Le moment était venu d’en faire l’offrande à Prajâpati dans le feu domestique. Un instant plus tôt, le prêtre avait mis entre les mains du prince la coupe contenant l’eau lustrale récupérée, en lui déclarant que c’était là son héritage. Pendant cet épisode, père et fils échangeaient leurs noms plusieurs fois – autre façon sans doute de souligner la continuité dans le renouvellement. Les textes décrivent ensuite la conduite d’un char et les péripéties qui s’y rattachaient, puis la montée sur le trône. Le char31, transporté avec précaution sur un véhicule de service jusqu’à l’aire sacrificielle, stationnait là quand le prêtre venait le saluer en le comparant au foudre d’Indra. On déposait le char au sud-est de l’espace sacré, point de départ d’une course dextrogyre, et l’on attelait les chevaux. Armé de l’arc et des flèches reçus avant l’abhisheka, le roi s’approchait à son tour du char en « trois enjambées de Vishnu »32 et il y montait. Le prêtre s’asseyait près de lui ou bien il devait marcher (courir ?) à côté du char. Ou encore le prince héritier grimpait sur le véhicule, s’installait à l’avant et s’emparait des rênes, de sorte que le roi, à l’arrière, pouvait manier aisément son arme. Car, à

30 Le mot se trouve chez Damodar D. Kosambi, Culture et civilisation de l’Inde ancienne. Traduit par Charles Malamoud. Paris 1970. 31 La construction d’un char de guerre comme celui-là était une grande affaire. Aussi un constructeur (« architecte de char ») avait-il sa place dans le groupe des douze « joyaux ». 32 Le thème des trois pas annonce le mythe de la prise de possession des trois mondes, Terre, Espace intermédiaire Ciel, par Vishnu dans son avatâra du brâhmane nain.

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certains moments, il devait feindre de tuer un rival33 incarné par un kshatriya, en décochant sur lui ses flèches. Et à un autre moment, il simulait l’attaque d’un troupeau de vaches appartenant à un membre de la famille royale et destiné à la rétribution des brâhmanes lors d’un prochain sacrifice de soma ; de son arc, il touchait une des bêtes en s’écriant : « Je m’en empare ! ». La course du char prenait fin là où elle avait commencé : le cercle décrit rappelait sans doute la marche du soleil, et aussi peut-être le cycle de l’année qui avait donné lieu à la régénération du monde et de la personne royale, ou encore un prochain cycle au cours duquel se révèlerait la puissance du nouveau souverain. Quoi qu’il en fût, celui-ci, descendu du char, levait les bras pour les abaisser aussitôt, indiquant par ces mouvements la fin d’un cycle et l’annonce du suivant34 (l’« éternel retour », comme dit Mircea Eliade). Avant de mettre pied à terre, le roi avait dû chausser des sandales en peau de sanglier. C’était le plus souvent dans une hutte cérémonielle qu’après l’épreuve du char se déroulait l’intronisation, avec sa rituelle partie de dés. On y avait placé le trône, que l’on disait métaphoriquement le « mont central » autour duquel s’organise le monde, ou bien l’ « ombilic », ou encore la « matrice de la souveraineté » : une étroite relation existait donc entre le trône et le souverain35, exprimée au travers de ces notions prises au symbolisme cosmique et qui pouvaient s’appliquer à l’un comme à l’autre. Le trône était un siège en bois reposant sur quatre pieds, dont chacun était identifié à un grand dieu ; on le recouvrait d’un vêtement ou d’une peau d’animal. En trois « enjambées de Vishnu », le roi s’approchait. Quand il avait pris place, venaient s’asseoir autour de lui les douze « joyaux », rejoints bientôt par des officiants brâhmanes dont quelques-uns le fustigeaient à coups de baguette pour chasser le mal qui, croyait-on, aurait pu subsister en lui. Là-dessus, le 33

L’auteur de l’Arthaçâstra, traité sur la conduite de l’Etat (IVe siècle av. J.C.), assure que le roi doit avoir un ennemi, ce qui l’incite à la prudence. Pour ce texte, voir L. Renou, Anthologie sanskrite, Paris 1947, pp. 317 sq., et Damodar K. Kosambi, op. cit. pp. 177 sq. 34 Heesterman, op. cit., pp. 101 et 121. 35 Jeannine Auboyer, Le trône et son symbolisme dans l’Inde ancienne, Paris, 1953.

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prêtre lui tendait l’épée. Il la faisait passer de main en main jusqu’à ce que le préposé à la garde du jeu de dés la reçût. De sa pointe, ce dernier traçait alors sur le sol les cases du jeu. Le roi gagnait obligatoirement cette partie de dés, qui semble avoir constitué le cœur-même de l’intronisation et par laquelle s’achevait sa formation : elle le hissait au rang suprême de « souverain universel ». Les règles de ce jeu de dés n’ont pas été complètement élucidées36. La session rituelle s’achevait avec la récitation de la légende de Çunahçepa, dont le trait principal consiste à souligner l’importance d’avoir un fils37. Un bain purificateur du couple royal et l’immersion des accessoires utilisés au cours du râjasûya (vêtements de l’initiation, peau d’animal, corne d’antilope, sandales) marquaient la fin des célébrations. Au sortir du bain, le roi et la reine recevaient pour vêtement la toile dans laquelle avaient été enveloppées les tiges de soma sacrificielles ; le roi recevait en outre des sandales en peau d’antilope pour remplacer celles qu’il avait quittées : désormais il ne devrait plus toucher le sol de ses pieds nus. On célébrerait ultérieurement une pleine session sacrificielle de soma, le daçapeya, « breuvage de (dix fois) dix », communion qui réunissait autour de la cuve emplie de la liqueur sacrée une centaine de participants répartis en dix groupes, tous brâhmanes sauf un : le roi. Ce dernier avait encore, pour en terminer (provisoirement) avec le cérémonial, à descendre symboliquement du zénith où il s’était trouvé propulsé avant l’abhisheka : à présent il abaissait les bras qu’on l’avait précédemment obligé à lever et quelques pas le ramenaient sur la terre auprès de ses sujets… Il apparaît en somme qu’au travers du râjasûya, le prêtre reconstituait le cosmos autour de la personne royale. La troisième et dernière phase du râjasûya célébrait solennellement la coupe des cheveux du souverain, (keçavapanîya). Le temps écoulé entre le daçapeya et cette cérémonie variait, selon les experts, de douze jours à un an. Cette période intermédiaire comportait diverses observances, 36

Heesterman, op.cit., pp. 143-146. Résumée dans Gonda, op.cit., p. 202. La légende reste populaire ; elle est connue de nos jours comme l’histoire du roi Hariçcandra.

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notamment l’interdiction imposée au roi de se raser et de se couper les cheveux. Interdiction qui s’étendait à ses sujets – sauf aux brâhmanes – et parfois jusqu’aux chevaux ! Le keçavapanîya avait lieu de préférence à la pleine lune. L’opération exigeait beaucoup de précautions et la récitation de force mantras en raison des valeurs attachées à la chevelure, « siège de la substance de l’âme », « âme extérieure » ou « procréatrice de la substance vitale38 ». Le râjasûya n’avait pas un caractère définitif : on voyait en lui un rituel de régénération ; il pouvait donc être répété au cours d’un règne. Ainsi Râma, ce souverain idéal, intronisé lors d’un râjasûya après sa victoire sur Râvana, roi des râkshasa, souhaita des années plus tard renouveler cette cérémonie mais on le lui déconseilla et c’est alors qu’il célébra le prestigieux « sacrifice du cheval » qui fit de lui un souverain universel39. Le souverain universel Vraisemblablement héritée de l’époque védique, la notion de souverain universel se trouve dans l’hindouisme classique qui connaît six de ces rois, assez peu consistants, à vrai dire. Mais c’est en milieu bouddhique, un peu avant le début de l’ère chrétienne, qu’elle semble s’être matérialisée à travers l’image du roi cakravartin, « celui qui fait tourner la roue (cakra) » ou « celui dont le char roule sans rencontrer d’obstacle », roi idéal, toujours victorieux, auquel nombre de monarques s’identifièrent ou furent identifiés dans des textes, à cause de leur ferme autorité et de leur fortune à la guerre. On a émis l’hypothèse d’une influence possible de l’Arthaçâstra, traité de l’art de gouverner, ouvrage composé par le ministre de Candragupta (fondateur de la dynastie Maurya et aïeul de l’empereur Açoka). Mais c’est le Dîgha Nikâya, texte canonique du bouddhisme du Petit Véhicule, qui fournirait la première occurrence du mot cakravartin (sous sa forme pâli). On trouve essentiellement la représentation de ce personnage dans la sculpture décorant des stûpa40 du style d’Amarâvatî (Andhra Pradesh), style qui s’épanouit sous la dynastie des 38

Heesterman, op. cit., pp. 218-219. Râmâyana, VI, 128, et VII, 91-92. 40 Monument hémisphérique sans ouverture caractéristique du bouddhisme. 39

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Çatâtavâhana41. Il est entouré de sept trésors (ratna) emblématiques : roue, éléphant, cheval, gemme (entre le pouce et l’index de la main gauche), épouse, prince héritier et ministre. Ainsi, sur le bas relief du Government Museum de Madras (fig. 1). On y distingue en outre un parasol d’honneur (chhatra42). Le musée Guimet expose un bas-relief très proche du précédent, qui provient de la même région et qu’on situe à la fin du Ier siècle avant J-C ou au Ier siècle après43 ; mais l’imagier a ignoré le prince héritier et à la représentation de la reine il a préféré celle d’un général. La présence de la roue (cakra) est intéressante. Elle symbolise la royauté universelle mais aussi la « loi » (dharma) et la doctrine du Buddha ; dressée sur un pilier, elle évoque celle qu’éleva Açoka (264-227 environ) sur le lieu même où le Bienheureux délivra son premier sermon. Mais la roue nous rappelle aussi autre chose : le circuit du char du râjasûya et la course de dix-sept chars du vâjapeya (« breuvage de victoire »), autre rituel royal védique. Ce dernier possédait quelques traits singuliers : au centre de la piste, un brâhmane était juché sur un mât surmonté par une roue de char qu’il faisait tourner pendant la course. Et pour la « montée au soleil » : le roi et sa femme grimpaient sur une roue en pâte représentant le soleil et qu’on avait fixée en haut du pilier sacré. Plus tard, on trouve mentionnés dans des contes cinq « accessoires royaux » (râjakakuda)44qui semblent correspondre 41

Le règne de cette dynastie commença vraisemblablement au Ier siècle avant J.-C. et s’acheva au IIIe siècle après. Lors de l’extension maximale du territoire qu’elle contrôlait, celui-ci comprenait la moitié nord du Deccan et une partie de l’Inde centrale. Voir entre autres : C. Sivaramamurti, Amarâvati sculptures in the Government Museum, Madras, Madras, 1942, et D. Barrett, Sculptures from Amaravati in the British Museum, Londres, 1954. 42 La figure a été identifiée comme étant celle d’un empereur mythique, Mandhata. Son histoire constitue l’un des nombreux jâtaka, récits des vies antérieures du Buddha. Par sa bonne gouvernance, ce monarque avait fait d son royaume une sorte de pays de Cocagne. Il lui suffisait d’un battement de ses mains pour que descendent du ciel des objets utiles et désirables. Ici, point d’objets, mais une pluie de pièces de monnaie, carrées, parfaitement discernables. 43 Musée national des Arts asiatiques-Guimet, MG 19063. On trouve cette pièce reproduite sur la page http://en/wikipedia.org/wiki/Chakravartin 44 D’après une remarque de N. M. Penzer sur la traduction par C. H. Tawney du Kathâsaritsâgara, recueil de contes du XIe siècle.

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à la conception occidentale des regalia : épée, parasol, couronne, sandales (posées sur un tabouret) et chasse-mouche (en queue de yak). À cette liste, on ajoutait parfois le trône et le

Fig 1. Un roi cakravartin Mandhata. Jaggayyapata (Andhra Pradesh). Government Museum, Madras (d’après J.N. Banerjea, The Development of Hindu Iconography, Calcutta, 1956).

sceptre et elle pouvait comporter des variantes : ainsi l’éléphant et le cheval prenaient la place des sandales et de la couronne… On a donc affaire à une tradition quelque peu flottante. Notons cependant que le parasol a sa place dans l’apparat royal de portraits de monarques parvenus jusqu’à nous depuis le XVe siècle, voire même avant (illustrations de textes, peintures murales). Quant à la couronne, si l’on se réfère aux images, on peut affirmer qu’elle était réservée aux divinités, les rois se contentant d’un turban.

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Le sacre de Shivâjî Venant de Delhi qu’ils avaient conquise à la fin du XIIe siècle, les musulmans s’implantèrent au Deccan en 1378. Ils y fondèrent plusieurs sultanats, dont la population demeurait très majoritairement hindoue. Dans sa tentative d’étendre la domination de Delhi sur la péninsule, l’empereur moghol Akbar s’empara en 1599 d’Ahmadnagar, capitale du sultanat du même nom incluant le pays des Marâthes. Ce royaume subsista, bien que très affaibli. Mais en 1636 il disparut et un traité consacra le partage de son territoire entre l’empereur Shâh Jahân et le sultan de Bijâpur qui régnait sur le Karnataka. Aux souverains d’Ahmadnagar la famille Bhonsle, issue de la paysannerie des environs de Punâ, avait donné deux générations de soldats. À la seconde génération, Shâhjî (Çâhjî)45 jouit d’une grande influence auprès de son gouvernement dont il avait reçu, à titre de jâgîr46, un territoire du district de Punâ. Il exerçait la fonction de régent et avait tenté de ressusciter le sultanat moribond en mettant sur le trône un tout jeune rejeton de la famille ci-devant régnante. Lors du démembrement du territoire, Shâhjî fut contraint à l’exil. Il intégra alors l’armée de Bijâpur et, assez rapidement, il devint gouverneur du Karnâtaka méridional. Représentant de la troisième génération Bhonsle, Shivâjî, né en 1627, passa son enfance47 loin de son père, entre sa mère très dévote et l’administrateur avisé à qui Shâhjî avait confié la gestion de ses intérêts en même temps que la surveillance de l’enfant. Celui-ci menait l’existence des petits paysans montagnards du Mâval. Il n’est pas certain qu’il ait appris à lire et à écrire. Mais comme tout hindou, il était imprégné de culture religieuse acquise en écoutant la récitation des épopées et de la Bhagavadgîtâ, ainsi que les histoires édifiantes des saints marâthes. Quand il atteignit sa vingtième année, lui échut la responsabilité du jâgîr paternel que Shâhjî lui avait transféré. La cour de Bijâpur traversait alors (1647) une période difficile ; le souverain souffrait d’une grave maladie et s’opposait 45

Shâhjî dans l’orthographe courante ; de même : Shivâji /Çivâjî. Domaine attribué à un fonctionnaire ou un militaire, exempt d’impôts pour lui mais sous condition qu’il collecte les taxes imposées aux habitants. 47 Jadunath Sarkar, Shivaji and his time, New Delhi, 1973. 46

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mollement au désordre. Shivâjî en aurait profité pour s’emparer d’un fort laissé à l’abandon48. Avec la petite troupe qu’il avait constituée, il lança des raids de rapine puis, multipliant agressions, intrigues et volte-face, il se rendit peu à peu maître de nombreuses citadelles et en bâtit de nouvelles. Le but de ses expéditions semble avoir été l’imposition du chauth49 à ses adversaires malheureux. Son forfait resté longtemps le plus spectaculaire fut en 1664 le pillage en règle du port de Surat où les commerçants étrangers avaient leurs entrepôts placés sous la protection de l’empereur. Six ans plus tard l’opération se renouvela et elle fut assez fructueuse pour financer l’aménagement de sa capitale, Raigarh. La grande force de Shivâjî résidait dans son rapport quasi charnel aux montagnes du Mâval (au nord de la chaîne des Ghât qui longe la côte occidentale du Deccan), à leurs hommes rudes et fidèles. Maître dans l’art de la guérilla, il fit d’eux plus tard l’instrument de sa lutte contre Aurangzêb, troisième fils de Shâh Jahân qui, à deux reprises vice-roi du Deccan moghol, monta en 1658 sur le trône après avoir éliminé ignominieusement ses frères et arraché le sceptre à son père. Réunir le Deccan dans son intégralité à la couronne de Delhi était son obsession et il enrageait de voir une principauté se former autour de l’audacieux Mahrâte. On n’était pas tendre en ce temps-là et, somme toute, les exactions commises par Shivâjî, ses pillages, sa cruauté à l’égard de certains de ses adversaires, tant hindous que musulmans, sont dans doute imputables à l’époque troublée plus qu’à l’homme lui-même, dont on a célébré par ailleurs la piété fervente et la générosité. À la tête du domaine qu’il s’était taillé principalement aux dépens du sultan de Bijâpur et aussi de territoires semiindépendants dirigés par des hindous, Shivâjî entretenait des troupes en nombre respectable. Il avait créé une flotte et il battait monnaie ; on lui donnait les titres de « Râja » et « Mahârâja », mais ce n’était là que formules de courtoisie. 48 Le fort de Torna. L’exploit, décrit par James Grant Duff, A History of the Mahrattas, Londres, 1823, I, pp. 129-133, a été mis en doute par Sarkar. 49 Chauth, « le quart » : contribution équivalant au quart des revenus d’un territoire, exigée par un chef militaire assez fort pour ravager ce territoire mais pas assez pour s’en emparer.

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Quand, lors d’une trêve, il fut invité à Agra par l’empereur en 1666, le condottiere se plaignit de ne pas avoir été traité comme il pensait le mériter. Il aspira bientôt à une véritable souveraineté qui lui conférerait l’autorité aux yeux des chefs d’État et à ceux de son propre peuple, chez qui sa montée en puissance suscitait des jalousies. Mais un obstacle séparait Shivâjî du trône. Obstacle déclaré infranchissable, sous peine d’atteinte au dharma hindou, selon des brâhmanes marâthes. Pragmatique, Shivâjî chargea son chapelain de s’adresser à des brâhmanes experts résidant en diverses régions, pour les prier de réfléchir à une procédure qui permettrait à un çûdra d’accéder à la royauté50 sans offenser l’esprit de la tradition. On obtint d’un pandit de Bénarès, du nom de Viçveçvar, qu’il s’intéresse à l’affaire. C’était, disait-on, le plus savant parmi les plus savants en matière de liturgie védique. Une généalogie flatteuse de la famille Bhonsle fut rédigée par les « écrivains » de la cour. On y présentait Shivâjî comme un descendant de la lignée solaire de Râma, avatâra de Vishnu, à laquelle prétendent appartenir les souverains râjput d’Udaipur. Le brâhmane Viçveçvar se contenta de ce document et accepta de venir officier à Raigarh. Très scrupuleux, il sollicita une quantité de renseignements sur le cérémonial du sacre alors en usage chez les rois d’Amber et ceux d’Udaipur, ces derniers jouissant d’un prestige considérable parce qu’ils ne s’étaient jamais alliés par mariage aux musulmans. La date du sacre fut fixée au treizième jour de la lune montante du mois de jyaishtha (mai-juin), soit le 6 juin 1674 du calendrier julien51. Le 28 mai, commença une série d’offices spéciaux destinés à faire de Shivâjî un kshatriya : 1° la pénitence, au nom de ses ancêtres et en son propre nom pour avoir négligé les devoirs de la caste ; 2° l’initiation brahmanique, conférée aux jeunes garçons des trois classes supérieures et consistant notamment en la remise

50 L’histoire de l’Inde compte plusieurs dynasties et non des moindres dont le fondateur était un çudra ou un vaiçya. 51 Le calendrier grégorien entré en vigueur en 1582 ne fut adopté en GrandeBretagne qu’en 1753 : le fait est à retenir pour ce qui concerne tout document antérieur à cette année-là émanant de milieux anglais en Inde.

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d’un cordon sacré et d’un mantra52, ce qui fait d’eux des « deux fois nés » ; 3° le remariage avec l’une de ses épouses selon le rituel des kshatriya. Il fallait encore faire de Shivâjî le dépositaire du code d’honneur du kshatriya : désormais deux fois né, il était autorisé à entendre la parole védique. Il exprima le vœu que la gâyatrî, un verset du Rigveda53, fût non pas dite mentalement ou murmurée comme il convenait, mais prononcée à haute voix par Viçveçvar, afin qu’il pût en saisir chaque mot. Cette prétention déchaîna une tempête de protestations dans l’assemblée des brâhmanes. Des promesses alléchantes apaisèrent leur courroux. Le lendemain, le nouveau kshatriya confessa ses fautes. Puis vint le rite coutumier de la pesée. Des matières précieuses (or, argent, étoffes lamées d’or, épices) furent pesées séparément, chacune devant atteindre le poids du souverain, et toutes étaient destinées aux brâhmanes. Le 5 juin fut consacré à de nouvelles pénitences et purifications, suivies d’une veillée. Le 6 juin enfin eut lieu la cérémonie de l’abhisheka : vêtu de blanc, paré d’une guirlande de fleurs et d’ornements en or, Shivâjî prit place sur un tabouret bas plaqué d’or54 ; sa femme, à sa gauche s’assit sur un autre siège, leurs vêtements à tous deux réunis par un nœud comme durant la cérémonie du mariage. Derrière eux, assis à même le sol, le prince héritier. Les huit membres du conseil royal, placés aux points cardinaux et intermédiaires, versèrent sur les personnes royales les huit vases en or contenant l’eau lustrale55, pendant que seize épouses de brâhmanes porteuses de lampes traçaient dans l’air des cercles de lumière comme devant les statues des dieux. Après l’aspersion, Shivâjî abandonna le vêtement blanc et endossa sa robe de sacre : rouge, brochée d’or ; on le para de bijoux d’or et 52

Le guru choisit un dieu dont le culte sera pratiqué secrètement par le novice ; sans témoin, il lui communique le nom de la divinité qu’il lui faudra désormais répéter journellement cent huit fois. 53 Gâyatrî ou sâvitrî : Rigveda, III, 62, 10. « Puissions-nous recevoir cette lumière éminente de Savitar (le Soleil « incitateur ») afin qu’il aiguillonne nos pensées ! » (traduction Madeleine Biardeau). 54 Même à l’époque védique, le roi pouvait s’asseoir pour l’abhisheka. Le célèbre site bouddhique d’Ajantâ (Maharashtra) montre un prince sur un trône à dossier ; deux personnages versent sur lui l’eau lustrale (caverne I, environ 550 de notre ère). 55 Parmi ses composants on mentionnait l’eau du Gange.

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de pierres précieuses, d’un collier, d’une guirlande de fleurs, et on le coiffa d’un turban orné de guirlandes et de glands de perles. Il pria sur les regalia : l’épée forgée à Gênes, nommée « Jai Bhavânî »56 (victoire à Bhavânî !) en hommage à la déesse tutélaire des Bhonsle, le bouclier en peau de rhinocéros orné de quatre diamants, l’arc et les flèches reçus des mains du prêtre, conformément au rituel védique. Après quoi, s’étant incliné devant le doyen des brâhmanes et au moment favorable indiqué par les astrologues, il pénétra dans la salle du trône. Pour la circonstance, deux éléphants et deux chevaux – en chair et en os –, éléments incontournables de l’apparat royal, flanquaient l’entrée du palais. La salle du trône trahissait l’influence de l’art timouride alors très forte sur l’architecture et la décoration dans l’Inde tout entière. Le trône de Shivâjî ressemblait à ceux qu’on voit sur les miniatures mogholes, avec un siège large et profond destiné à recevoir un coussin confortable (gaddi), placé sur une estrade octogonale orientée, d’où s’élançaient huit piliers minces soutenant un dais. Le souverain accédait au trône par une marche. Une peau de tigre était jetée sur le siège royal. Des emblèmes turco-mongols du pouvoir, disposés dans la salle, voisinaient avec des ornements auspicieux traditionnels de l’hindouisme. À l’instant où Shivâjî posait le pied sur la marche du trône, une pluie de fleurs et de bijoux s’abattit sur l’assistance, les chants et les vivats éclatèrent, en même temps que tonnait le canon. Il s’assit et le pandit Viçveçvar éleva au-dessus de la tête du souverain le parasol (chhatra), en le saluant du titre de Chhatrapati (« Seigneur au Parasol »). Ce titre figurait sur les monnaies émises après son sacre ; il fut conservé par ses descendants directs et adopté au XVIIIe siècle par les chefs d’Etat marâthes confédérés. On procéda ensuite à une distribution de cadeaux et à la présentation au roi de nombreuses personnalités, dont l’ambassadeur anglais Henry Oxinden, venu à Raigarh pour la signature d’un traité de commerce. Enfin, fut donné le signal de la 56

Bhâvanî : la Déesse (Durgâ, Kâlî), épouse de Mahadeo (Çiva). Cette épée, ainsi que d’autres reliques, aurait été conservée par le râja de Satara (Maharashtra) ; le tout serait entré au Prince of Wales Museum de Bombay en 1914 ; une épée « Jai Bhâvanî » se trouvait aussi, paraît-il, à Kolhapur.

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grande procession conduite par le souverain sur son éléphant à travers la capitale. Au cours du sacre, des incidents de mauvais augure avaient été observés ; puis à quelques jours d’intervalle eurent lieu la mort de la mère du roi, celle du chef de son armée, et la chute d’un météore… Le mécontentement régnait dans le camp des brâhmanes. Il y en eut qui accusèrent leurs confrères d’avoir accaparé cadeaux et aumônes, puis à la suite des fâcheux événements survenus, prétendirent que la faute en incombait à Viçveçvar, coupable d’avoir procédé au sacre à un moment défavorable et d’avoir négligé, pendant les cérémonies, d’honorer les « puissances tantriques57 »… Shivâjî jugea opportun de célébrer un second sacre. Compte tenu de son deuil, on fixa cette cérémonie au 24 septembre et elle se déroula conformément au rituel tantrique imposé par un brahmane venu de l’Orissa. Mais la date officielle de son avènement resta le 6 juin. J’ai emprunté cette description du sacre à Jadunath Sarkar58, lui-même s’étant basé sur les relations que firent de la première cérémonie Henry Oxinden, l’interprète indien de celui-ci, et un marchand hollandais ; sur un texte marâthi composé à la demande du fils cadet de Shivâjî en 1697 par un contemporain probablement témoin des faits ; et enfin, pour ce qui concerne la seconde cérémonie, sur un document rédigé en sanskrit en milieu tantrique, resté longtemps inconnu. On aura remarqué, dans ce qui précède, l’absence de toute allusion à un sacrifice de soma associé au rituel royal de l’intronisation, comme l’eût voulu la règle liturgique. Ce manquement à la tradition59 fut-il délibéré de la part du pandit de Bénarès, comme il semble probable ? Quoi qu’il en fût, les tenants de l’orthodoxie semblent avoir dénié toute validité à la cérémonie du 6 juin, de même qu’à celle qui suivit.

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Le tantrisme est un ensemble de pratiques cultuelles au sein de l’hindouisme : il s’appuie sur une catégorie de textes appelés notamment Tantra (« livres ») dont les plus anciens remontent probablement un peu avant le VIe siècle de notre ère). L’adjectif « tantrique » doit s’entendre par opposition à « védique ». 58 Op. cit, pp. 201-214. 59 Je remercie Mme Usha Shastry d’avoir attiré mon attention sur ce point.

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Shivâjî s’éteignit le 4 avril 168060. Aurangzêb s’empara en 1686 de Bijâpur, en 1687 de Golconde et en 1689 il entra à Raigarh où il fit prisonnier le fils et successeur de Shivâjî. Ainsi l’empereur devenait enfin maître, mais maître nominal, de l’ensemble du Deccan et l’empire était ruiné : par ses longues et coûteuses campagnes, par la répression cruelle des rébellions qu’avaient provoquées son intolérance religieuse et ses brimades à l’encontre de ses sujets hindous.

60 Les voyageurs européens en Inde contemporains de Shivâjî ont fourni d’utiles renseignements aux historiens – Manucci et sa Storia di Mogor, les Français Carré, Bernier, Tavernier –, ainsi que François Martin, fondateur du comptoir français de Pondichéry. Depuis, les études se sont multipliées, accordant souvent trop de crédit à la légende. Cette légende se développa autour du souvenir de Shivâjî au XVIIIe siècle, alors que les Etats mahrâtes nouvellement fondés étaient en passe de former pour un temps la première puissance militaire en Inde. J.-M. Beaucorps a publié Shivaji. Le roi hindou vainqueur de l’Empire moghol, 1627-1680, Paris, 2003 : un livre qui se lit comme un roman.

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LUMIÈRE DE GLOIRE ET ROYAUTÉ EN IRAN

Teresa BATTESTI Maître de conférences honoraire au MNHN Musée de l’Homme Résumé Dans la tradition iranienne on parle du xvarnah, lumière de gloire, à l’œuvre depuis le début de la cosmogonie et qui le restera jusqu’à la fin du monde. Xvarnah a irradié les rois légendaires, les rois des rois des dynasties historiques des Achéménides et des Sassanides. Xvarnah devient khorreh, warrah en pahlavi et farrah en persan moderne. Xvarnah c’est la majesté des êtres de lumière, une force magique d’une luminosité extraordinaire qui a pris diverses formes. L’idéologie royale a repris à son compte cette tradition. Il arrive que le xvarnah s’éclipse quand celui qui le possédait a un comportement répréhensible ; alors le xvarnah se réfugie dans les eaux d’un lac. Passant d’un roi à un prophète, le xvarnah a aussi auréolé Zoroastre. Le thème traditionnel du xvarnah, tel qu’il fut compris par les Sassanides, s’est perpétué en tant qu’auréole divine dans la culture iranienne, notamment dans la tradition épique. Xvarnah a été la source de nombreuses représentations illustrant une riche symbolique qui s’est étendue aux pays voisins de l’Iran. La gnose ismaélienne et la théosophie persane se sont à leur tour emparées du concept du xvarnah : auréole de lumière et inspiration divine nimbant les saints personnages chiites.

Xvarnah, Khorreh, Farrah : la lumière de gloire Cette lumière des lumières, venant de la profondeur de la nature divine du Créateur des mondes, est à l’œuvre depuis la naissance de l’univers. Elle est la marque de nombreux héros et rois légendaires qui ont précédé dans l’histoire la prédication de Zoroastre. Dans l’Avesta, on la désigne par le terme du xvarnah, en pahlavi khorreh ou xwarrah, et farrah en persan moderne. Pour la clarté du propos nous utiliserons généralement le terme du xvarnah. Xvarnah, c’est la majesté flamboyante des êtres de lumière. Xvarnah a également pris un sens gnostique lorsque l’Avesta le présente comme ce qui apporte l’illumination et la plénitude de la connaissance salvatrice. Son rôle bienfaisant est souligné dans le fait que celui qui est porteur du xvarnah dispense la joie et apaise les souffrances. 165

Un grand nombre de passages de l’Avesta1 l’attestent, le xvarnah est une force magique d’intense luminosité. Dans le Yašt 10.127, le xvarnah est identifié à un feu impressionnant ininterrompu qui précède Mithra sur son chariot. Xvarnah a en outre pris diverses autres significations : pouvoir magique, force élémentaire, chance, gloire, l’équivalent du grec doxa, et finalement de lumière, nûr en arabe. Dans la conception de l’Iran ancien, la notion de force magique et spirituelle est dominante. Elle est à l’œuvre depuis le début de la cosmogonie et le restera jusqu’au moment de l’acte final du monde. Une réinterprétation mystique du noumène est apparue dans la pensée philosophique et religieuse de la Perse islamique, révélée à l’Occident par l’œuvre d’Henri Corbin2, à travers les écrits de Sohrawardi. Dans ses ouvrages ce dernier fait de longues citations de textes iraniens anciens qui montrent la connaissance qu’il avait aussi bien de la Création du monde, que des Archanges zoroastriens, et surtout du xvarnah. De l’Avesta à l’idéologie royale La lumière de gloire remonte sans doute en partie aux concepts entourant les fonctions bénéfiques des anciennes divinités ouraniennes3. Dans l’Avesta le xvarnah est associé aux grands luminaires, aux Amaša Spantas4, et aux yazatas5, incluant Mithra, « celui qui est doté de gloire ». En tant qu’élément constitutif de la

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J. Darmesteter, Le Zend Avesta, réimpression, Paris, 1960. Corbin, Les motifs zoroastriens dans la philosophie de Sohrawardi, shaykh al Ishraq, Téhéran, 1946. 3 Par ouranien, on entend ce qui appartient au ciel, à la voûte céleste, en tant que région privilégiée, espace par excellence de la manifestation du sacré. Il se pourrait même que ce soit la contemplation du firmament qui ait primitivement éveillé chez les hommes le sentiment religieux de la transcendance, comme en témoigne la quasi-universalité des croyances en un Être divin céleste, créateur de l'Univers, garant de la fécondité de la terre grâce aux pluies qu'il déverse, initiateur et gardien des lois, maître du tonnerre (sa voix) et de la foudre (son arme). 4 Qui sont à la fois des divinités indépendantes et en même temps des aspects d’Ahura Mazda. 5 Figures divines de l’Avesta. 2

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nature divine et de la nature humaine, le xvarnah est une notion fondamentale dans la cosmogonie et l’éthique zoroastriennes. C’est une force spirituelle qui précède la venue au monde de l’homme et qui, dirigeant chaque classe de la société, incite ses membres à remplir les devoirs qui leur sont impartis, comme il est écrit dans le Bundahišn, le livre mazdéen de la Genèse. Selon l’Avesta, cette lumière de gloire se présente d’abord sous trois formes distinctes, celle d’Ahura Mazda et de Zoroastre, celle des prêtres, et celle des rois. Dans un hymne avestique, Ahura Mazda dit à Zoroastre que tout mortel doit demander à recevoir son xvarnah pour obtenir avantages et succès. Il s’adresse en particulier à la dynastie mythique des Kayânides, originaire du Sīstan, dont le nom dérive du vieux perse kavi : monarque. Le pouvoir monarchique a repris à son compte et en sens unique cette notion de gloire pour fonder autour de la personne du roi une tradition qui sera plus tard refusée par l’islam orthodoxe. Nous avons toutes les raisons de penser que la réforme de Zoroastre a approfondi un certain nombre de thèmes liés au xvarnah, ce qui constitua une source de spiritualité de grande portée. En effet cette lumière de gloire apporte la félicité aux hommes, la prospérité à la demeure familiale, la fertilité des terres et des troupeaux. Xvarnah chez les rois mythiques Yima6, premier homme et premier roi, possédait la lumière de gloire : son xvarnah était le plus élevé possible pour un humain, autant que celui de Zoroastre parmi les êtres légendaires et autant que celui de Mithra, parmi les dieux. Dans l’histoire de Yima, deux moments se succèdent : l’âge d’or, puis les temps où les bienheureux demeurent sous terre parce que les hivers trop rigoureux menacent leur vie. Ce mythe est indépendant du zoroastrisme, même si après la formation du zoroastrisme, il a été incorporé à sa mythologie. Yima est un roi solaire et donc de nature pacifique, c’est le roi cosmique doté de la puissance suprême qui s’étend aux sept parties de la terre, sur les hommes 6

A. Christensen, Les types du premier homme et du premier roi dans l’histoire légendaire des Iraniens, Leiden-Uppsala, 1917-1934.

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et les dieux. Il représente en sa personne les trois classes sociales, aussi reçoit-il le triple xvarnah. Il possède la souveraineté, il mène le combat contre les démons car il est prêtre et, en tant que riche agriculteur, il possède d’abondants troupeaux. Mais comme tous les rois solaires, il n’est pas très combatif et ne peut résister à l’usurpateur Aždahāk, créature du mal, qui le fait prisonnier et l’enchaîne. Yima demande à son vainqueur de ne pas le tuer, car il est le seigneur du monde. Il ne se rend pas compte que l’âge d’or est terminé et que l’âge sombre, le règne de l’usurpateur, est arrivé. Yima prototype du souverain iranien Yima présente les aspects essentiels de l’idéologie royale iranienne : - Le roi est sacré, il descend des dieux. - Il est né dans un pilier de feu, manifesté par son xvarnah. - Les hommes ne peuvent supporter l’éclat du visage d’un roi solaire - comme Yima7. - Sa nature solaire le rend peu belliqueux (contrairement aux rois lunaires). - Yima est le souverain de l’univers et le seigneur du Cosmos. - Il fait tomber la pluie fertilisant la terre. Yima et son xvarnah Il arriva que Yima fut privé du xvarnah pour avoir commis des fautes graves, préférant le mensonge à la vérité et incitant les hommes à manger du bœuf, comme le disent les Gâthas8, les hymnes zoroastriens. Il perdit par trois fois sa lumière de gloire, dont Mithra s’empara chaque fois. La perte de cette gloire lumineuse, incarnée sous une forme visible, enleva toute majesté à Yima. Les premiers zoroastriens trouvèrent Yima détestable, tout autant que Mithra dont ils réprouvaient le culte. Dans les premiers textes avestiques, le xvarnah se manifesta sous la forme d’un oiseau qui se cacha ensuite dans un lac mais Apam 7 Cette notion est indo-iranienne car il est dit dans le Code de Manou Manava Dharma Shastra que le soleil ayant l’éclat du soleil en son plus fort rayonnement, sa vue embrase et aveugle les yeux. 8 J. Duchesne-Guillemin , Etude critique et traduction commentée des Gathas, Paris, 1948.

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Napāt : le fils des eaux9, réussit à s’en emparer. Xvarnah et Apam Napāt : cette alliance renforce le caractère resplendissant de l’auréole divine. Le cas de Zoroastre montre comment le xvarnah passe d’un roi à un prophète. La naissance de Zoroastre est décrite dans le Yašt 17-19 comme miraculeuse, annonçant la venue au monde d’un être semi divin. Protégé des démons il quitte, à vingt ans, la société des hommes pour entrer en méditation et à trente ans, Vohu Manah − Bahman en persan −, le premier des Archanges mazdéens (ou des Saints immortels), lui révèle la bonne religion. Divers éléments de nature exceptionnelle constituent la personnalité hors du commun du chantre d’Ahura Mazda : son xvarnah, sa fravaši10, sa noblesse. Prêtre guerrier et pasteur, il prend le titre de successeur de Yima. Djamšid et son xvarnah Les traditions abondent sur ce roi de la dynastie légendaire des Pichdadiens, c’est à dire justiciers. Ces rois fabuleux sont avant tout des redresseurs d’abus au même titre que l’Héraclès grec. Dans le Livre des Rois, le monde, suivant l’idéologie mazdéenne, est peuplé de génies malfaisants. Ces premiers rois luttent contre eux et c’est au cours de l’une de ces luttes que le roi Houšeng découvrit le feu : « Le roi du monde chanta les louanges de Dieu et dit à ses sujets de diriger leurs prières vers le feu en chantant que c’est l’étincelle donnée par Dieu, adorele si tu es sage. Le roi alluma un feu haut comme une montagne qu’il entoura avec tout son peuple et ils firent une fête de cette nuit en buvant du vin11 ». Sedeh est le nom qu’ils donnèrent à cette fête qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours12.

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Cette divinité a une identité assez mystérieuse, aucun hymne en son honneur ne nous est parvenu. Apam Napāt est mentionné dans des hymnes adressés à la déesse de la rivière, Yašt 8. 10 Entité céleste, elle préexiste à la naissance de l’homme, voire à la création, c’est le moi de lumière, l’ange de Zoroastre. C’est avec le concours des fravaši que le monde fut créé ; elles descendent chacune à son tour, sur cette terre, s’unissent à la semence des hommes et les aident dans leur mission. 11 Les citations du Shâh Nameh sont extraites de la traduction française par Jules Mohl. 12 T. Battesti, « Iran » dans Asie, Fêtes du Monde, Ed. du Moniteur, 1980, pp. 157-168.

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La saga de Djamšid, se confond et se superpose à celle de Yima. Mais elle est beaucoup plus présente dans la culture iranienne grâce à la place éminente que ce roi tient dans l’épopée. Le Shâh Nameh, par la magie du souffle poétique de son auteur, reprend en les magnifiant les histoires consignées, au fil du temps, sur ce roi Djamšid, toujours très populaire en Iran. Car Djamšid fut exhaussé jusqu’à Dieu qui lui conféra la royauté sur la terre entière en lui remettant les insignes de son pouvoir : l’anneau-sceau, le trône et la couronne d’or. Il revint sur terre au sommet du Mont Ålborz et ceux qui furent témoins de sa descente vers la plaine dirent qu’ils avaient vu deux soleils : celui qui brille au ciel et celui qui illumine la terre. Il était ceint de la splendeur impériale13 et l’univers se soumit à lui. Je suis orné de l’éclat de dieu, la gloire divine14. Par cette auréole divine, je suis roi, mobed15, j’empêcherai le mal et guiderai les esprits vers la lumière.

Il fut protégé et galvanisé par son auréole divine, son xvarnah, il travailla pendant cinquante ans à fabriquer des armes, cinquante ans à fabriquer des vêtements et assigna à chacun la place qui lui convenait. Il sut étendre son autorité sur les divs impurs, les démons, et en fit d’habiles constructeurs. Il ordonna au peuple de détruire les anciennes idoles. Il détecta les filons de pierres précieuses et mit au point les techniques pour les faire briller. Puis il inventa la médecine et des remèdes pour tous les maux. Il parcourut les mers pendant cinquante autres années. Puis, ayant mené à bien toutes ces entreprises, il voulut marquer la suprématie de sa grandeur et se fit construire un trône digne de l’idée qu’il se faisait de sa majesté. Il le fit orner des pierreries les plus rares. Il commanda aux divs de soulever son trône et de l’élever jusqu’au faîte de la voûte céleste, ce qu’ils ne purent réaliser. Les hommes s’assemblèrent autour de son trône et déversèrent toutes sortes de fastueux joyaux au pied de leur roi

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Citation du Shah Nameh, cf. note 11. Xvarnah dans la langue du Xe siècle est traduit par farr : auréole ou farr é izadi : l’auréole divine. 15 Officiant zoroastrien, prêtre. 14

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et donnèrent à ce jour le nom de Now Ruz : jour nouveau, année nouvelle. A l’époque historique, sous les Achéménides, la célébration du Premier jour de l’An nouveau, le Now Ruz, avait lieu le 21 mars, correspondant à l’équinoxe du printemps16. Les festivités comportaient le défilé des gouverneurs des différentes provinces de l’empire marquant leur allégeance en apportant des présents luxueux au monarque. Les bas-reliefs de Persépolis en gardent le souvenir. Le rapport avec la légende de Djamšid, qu’il soit ancien ou plus récent, se révèle par le nom persan de l’ancien palais Taxt-e-Djamšid, le Trône de Djamšid. Certaines sources avancent que Djamšid, bien que roi de légende, pourrait avoir comme berceau familial la province du Sistan et serait venu s’installer dans le Fārs au début de son règne. Il y aurait fait bâtir par les divs le palais appelé Čehel Menār, les quarante colonnes, c’est à dire Persépolis, où il serait monté sur le trône, instaurant la célébration de Now Ruz. Cette célébration était d’ailleurs la raison d’être de ce palais qui ne semble pas avoir été un lieu de vie. Le Livre des Rois s’attarde sur le bonheur qui irradiait la vie des hommes ignorant la souffrance et la mort ; le monde était en paix, les impurs démons jugulés, étaient soumis aux volontés du roi. Trois cents ans passèrent dans une parfaite sérénité mais, soudain, Djamšid ne vit plus dans le monde que sa seule personne ; lui qui avait toujours rendu hommage à Dieu, s’inclinant devant lui avec humilité, devint un parangon d’orgueil. Djamšid perd son xvarnah « Il se délia de Dieu et appela les chefs de l’armée. Je ne reconnais dans le monde que moi. C’est moi qui ai fait naître l’intelligence dans l’univers et jamais le glorieux trône des rois n’a connu de maître tel que moi 17». Il continua son propre panégyrique en se glorifiant d’avoir parfaitement ordonné le monde et d’avoir fait de la terre un lieu de bonheur pérenne par la force de sa seule volonté. Il se félicita d’avoir offert nourriture, sommeil et tranquillité sur la 16 17

C’est toujours à la même date que commence l’année iranienne. Citation du Shah Nameh, cf. note 11.

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terre. C’est à lui que les hommes sont redevables de leurs vêtements et de leur bien-être. De tous les plaisirs dont ils jouissent, ils doivent lui rendre grâce chaque jour. Il se flatta de posséder le pouvoir, le diadème et l’empire. Il rappela qu’il avait épargné aux humains la maladie et la mort et que nul autre que lui ne pourrait leur conférer l’immortalité. Il rappela qu’avant de s’être proclamé monarque universel à Now Ruz, il avait été appelé par Dieu, qui l’envoya au pont Činwad, lieu de la pesée des âmes et où, par commandement divin, il avait fermé la porte des Enfers, afin que ni Ahriman, le chef des démons, ni ses acolytes ne puissent y entrer et qu’ainsi, personne ne passe de vie à trépas durant son règne. Ce voyage célestiel fut marqué par l’instauration de la célébration de Now Ruz18. Djamšid alla crescendo dans l’exposé de ses mérites, prétendant qu’il avait doté les hommes d’âme et d’intelligence, qu’il était adoré de tous ceux qui sont dans le camp du bien, et que seuls ceux obéissant aux forces du mal d’Ahriman ne lui faisaient pas allégeance. Il commanda aux mobeds de le reconnaître comme le Créateur du monde. Mais ces derniers baissèrent la tête, bouleversés et confondus de son outrecuidance. « À peine avait-il prononcé ces paroles sacrilèges qu’il perdit son xvarnah 19». Le monde ne fut plus que fureur et discorde et tous se détournèrent du roi. « Qui que tu sois, pratique l’humilité envers Dieu, car quiconque ne révère pas le Créateur ne trouve de tous côtés que terreur20 ». Quand Dieu eut privé Djamšid de son xvarnah, il en donna un tiers à Mithra, un tiers à Zoroastre et le troisième tiers fut partagé entre les trois fils de Zoroastre qui joueront un rôle au Jugement Dernier. Plusieurs auteurs ont suggéré que les trois xvarnah représentaient les trois Feux rituels qui auraient été allumés en tant que xvarnah pour

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Ce mythe est récurrent car Djamšid se comporte comme le feront les rois des rois de la dynastie historique des Achéménides (-700 – 330 av. J.-C.), incarnant à la fois l’autorité suprême tant séculière que religieuse, et éliminant le Mal sur toute la surface de la terre le jour du Nouvel An qui marquait la régénérescence du monde. 19 Citation du Shah Nameh, cf. note 11. 20 Idem.

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la protection des vivants.21 Pour le roi Djamšid le monde s’obscurcit, et son pouvoir, qui avait illuminé le monde, s’évanouit. Au lieu de son nimbe de lumière, du sang coulait de son front et de ses yeux. Il implora le pardon de Dieu car son xvarnah l’avait déserté dès qu’il avait blasphémé. Sa déchéance s’accéléra et de tous côtés surgirent des prétendants. Zahāk le tyran usurpa le trône de Djamšid et ce fut une malédiction pour les hommes et pour l’ensemble de la création. Un serpent sortait de chacune de ses épaules et il devait les rassasier chaque jour de cervelles humaines. Cette créature d’Ahriman fit pleuvoir les malheurs sur le monde. Devant cette calamité, Djamšid s’effondra, abandonna ses peuples avec sa tiare, son trésor et son armée. Pendant cent ans nul n’entendit parler de lui, puis il réapparut au bord de la Mer de Chine, où Zahāk, renseigné par Ahriman, se saisit de lui, le fit scier en deux et le brisa comme une herbe fanée. Dans un autre texte 22.il est dit que le corps de Djamšid, après avoir été scié, fut retrouvé entier le lendemain ; ils le scièrent à nouveau, et encore une fois il retrouva son intégrité. La troisième fois, le miracle ne se renouvela pas. Le récit se poursuit avec l’arrivée de Djamšid au purgatoire Hamestakan et l’expression de son repentir. L’idée de damnation éternelle est étrangère au mazdéisme. Djamšid put accéder mille ans plus tard au Garotmān le suprême paradis23, là où séjournent Ahura Mazda et ses Ahmaraspandān, les Archanges du zoroastrisme. Et voici la morale de cette triste fin, telle que la relate Le Livre des Rois : « Le Créateur ne lui avait pas révélé par avance les malheurs qu’il risquait en perdant (farrah) son xvarnah. Djamšid, le roi qui voulait devenir Dieu, végéta le reste de sa vie dans l’opprobre et laissa un souvenir amer après avoir été l’objet des louanges et de l’admiration universelles ». 21

Bundahišn, « Création originelle » (écrit pahlavi de la seconde moitié du IXe siècle), traduit par J. Darmesteter. Xvarnah y prend la forme pahlavi de Khorreh. 22 Ebn Balkhi Fārs-nāmah, édité et traduit par Le Strange Nicholson, Cambridge, 1921. 23 Le paradis comporte plusieurs degrés. Le paradis ordinaire est celui où se passe « la meilleure existence des justes ». Dans le hamestakan séjournent les âmes de ceux dont s’équilibrent les bonnes et les mauvaises actions.

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Comme on l’a vu, la lumière divine abandonne le roi qui s’est laissé dominer par l’orgueil. Ce thème donne à l’épisode épique une valeur morale et spirituelle applicable et généralisable, quelle que soit l’époque, à la collectivité iranienne. Les prétentions vaniteuses et l’étalage des richesses personnelles sont considérés comme vides d’aspiration spirituelle et vont à l’encontre de la profondeur d’un idéal transcendant lié à la lumière de gloire qui guide le roi inspiré par Dieu, l’homme pur et parfait de la religion mazdéenne. Xvarnah des rois des rois Les Grands Rois achéménides étaient élus parmi les membres d’une certaine famille, sous les auspices du dieu. Les rois des rois, autoritaires comme Cyrus et Darius, s’efforçaient de faire élire leur fils aîné comme leur successeur. S’il arrivait qu’on ait un interrègne, le dieu du soleil désignait le futur roi par l’entremise de son animal sacré le cheval, comme le rapporte Hérodote24. L’Achéménide règne nimbé d’une gloire qui devient pour ses sujets l’aspect du mystérieux effluve sacré car céleste : monarchie de droit divin, notion qui arrivera plus tard jusqu’en Occident. Pour renforcer leur majesté, les Achéménides ont emprunté aux rois mésopotamiens la coutume qui consiste à se jeter à terre devant le roi et à baiser le sol. Thémistocle, contraint de se réfugier à la Cour de son ancien ennemi, dut se plier à cette coutume. Plutarque, dans son Thémistocle25, cite Artaban, le grand chambellan perse, avant la présentation au Grand Roi du héros grec : « La meilleure de nos nombreuses et bonnes coutumes est que nous honorons le roi et que nous nous inclinons devant lui, en tant qu’image de Dieu qui sauve l’univers. » Le roi est une image de Dieu sur terre qu’il représente dans son aspect de souveraineté. Etant d’origine divine le roi possède l’auréole, la lumière de gloire, nimbe autour de sa tête, son xvarnah. Ce qui lui confère le pouvoir, plus qu’à tout autre, de servir d’intermédiaire entre les dieux et les hommes.

24

Hérodote, Histoires, cité par W.Windergren, Les Religions de l’Iran. Plutarque, Vie de Thémistocle, traduite et annotée par M.P Loicq-Berger, Université de Liège. 25

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Pour immortaliser ses victoires, Darius Ier Le Grand (522-446 av. J.-C.), choisit le relief rupestre de Behistun, sur la route très fréquentée qui reliait les deux capitales Babylone et Ecbatane de Médie. Il y est présenté dominant neuf représentants des peuples vaincus, enchaînés par le cou. On y voit un dixième prisonnier, écrasé par le pied du monarque. Au-dessus de cette scène où les vaincus sont dominés par le roi des rois, lui- même est représenté en adoration devant le symbole ailé d’Ahura Mazda. L’inscription précise qu’Ahura Mazda le dieu omnipotent a imposé Darius comme roi des rois en lui apportant sa protection et son soutien pour qu’il puisse détrôner Gaumata l’usurpateur. Le concept du xvarnah à cette époque de royauté charismatique est induit par l’investiture divine « par la faveur d’Ahura Mazda », disent les inscriptions. Le charisme solaire des monarques peut facilement être relié au xvarnah, les signes en sont manifestes dans la manière dont les souverains achéménides sont légitimés. Car le thème central de la royauté iranienne est le charisme dynastique héréditaire. Le xvarnah pouvait disparaître pour un temps, il ne pouvait se perdre. La légende royale iranienne était centrée sur trois notions principales, la naissance, l’éducation et l’intronisation du nouveau souverain, ainsi que sur des épisodes quasiment stéréotypés que l’on retrouve dans la légende de Zoroastre : le nouveau-né est agressé, les bergers le protègent et forment le premier cercle ; ils rentrent avec lui dans la ville royale, détrônant le roi en place, le prétendant s’empare du trône. Comme il appartient à une famille royale ancienne, il la réhabilite par le truchement de sa personne. Ce schéma est récurrent des Achéménides jusqu’aux Sassanides26. Les révolutions de palais préparèrent la voie aux conquêtes d’Alexandre. « Il rêvait de fondre l’occident et l’orient, il n’a réussi qu’à moitié, il a persisé la Grèce et n’a pas hellénisé la Perse27 ». A sa mort (323 av. J.- C.), ses généraux remplacèrent les satrapes perses. Seleucos, l’un d’eux, réussit un moment à 26 Aux Achéménides succédèrent les Arsacides (-250 + 150) puis vinrent les Sassanides (226-650). 27 Darmesteter J., La légende d’Alexandre chez les Perses, Paris, 1848.

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rétablir l’unité de l’Empire, mais dès 250, les Parthes Arsacides qui, dans les provinces de l’est, se rattachaient à la dynastie achéménide, reconquirent l’Iran et se maintinrent jusqu’en 226 (apr. J.-C). Mais le xvarnah ne nimbera ni Arsace ni ses descendants et disparaîtra. Emporté par le génie des eaux, il se réfugia au fond de la mer. A la monarchie de droit divin achéménide succède un pouvoir fondé sur la puissance féodale et la richesse procurée par les deux routes de la soie : la terrestre qui traverse l’empire parthe et la voie maritime, plus rapide mais moins sûre. Xvarnah des rois sassanides Le thème traditionnel du xvarnah, tel qu’il fut compris par la dynastie sassanide, s’est perpétué en tant que farr e izadi28, l’auréole divine, dans la culture iranienne et notamment dans les épopées qui furent, comme Le Livre des Rois, rédigées alors que l’Islam avait, trois siècles plus tôt, écrasé les armées sassanides et envahi l’Iran. Le Livre des Rois exprime un sentiment fréquent chez les Iraniens sur la période parthe : « Alors s’écoulent deux cents ans durant lesquels on dirait qu’il n’y avait pas de rois sur terre ».29 La légende royale a été développée sur plusieurs points. Un jeune homme descendant de Sassan vivait dans la misère dans la région d’Istahr : Persépolis. Le gouverneur fit un rêve troublant. Il questionna son berger qui lui révéla que ce jeune homme était un descendant de la lignée de Darius. Pendant le gouvernement d’Alexandre et de ses successeurs, ses ancêtres avaient vécu en exil. Le gouverneur, surpris de son allure royale, lui donna sa fille en mariage. Leur fils Ardéšir30, devenu adulte, s’enfuit avec la favorite du roi Arsacide. Les deux fugitifs filaient sur leurs coursiers aussi vite que le vent et un vigoureux bélier courait aux côtés de leurs montures. Le prince s’en étonna et demanda si quelqu’un connaissait la signification de ce bélier. Un astrologue lui répondit que le bélier sauvage

28

Persan moderne pour xvarnah. Citation du Shah Nameh, cf. note 11. 30 Version en moyen perse du nom vieux perse Artaxerxés. 29

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était le symbole du xvarnah, la Gloire des Kayânides31 Certes, le bélier est représenté depuis l’époque sumérienne, mais dans l’art sassanide c’est un motif récurrent. Xvarnah peut apparaître aussi sous la forme de l’aigle ou du faucon, symboles de pouvoir divin. Toutefois, d’après le Yašt 1932, ce symbole prend aussi la forme de l’oiseau Vārgan. Chez les mystiques persans c’est sous la forme d’un aigle royal qu’est représenté le Bien-Aimé divin. Cet oiseau aux ailes d’or est l’image venue du fond des âges par les cultes solaires où le principe illuminateur, le xvarnah, éclaire l’homme à la recherche de la connaissance transformatrice. Avant de s’imposer et de vaincre le dernier roi arsacide, Ardéšir revint et annonça qu’il fonderait sa dynastie dont Sassan était l’ancêtre éponyme. Ardéšir est considéré comme un modèle de prince zoroastrien et chaque province de l’empire reçut, en plus d’un gouverneur, un chef religieux, et le Zoroastrisme devint religion d’état. Ainsi, l’antique tradition royale était maintenue. Le roi, tout en personnifiant les trois castes telles qu’elles sont symbolisées par les trois Feux impériaux, représente avant tout les fonctions militaires et sacerdotales. Le roi passe pour régner sur l’univers, le roi protégé par son xvarnah, rend le monde « libéré de toute crainte ». Nul ne peut s’emparer de cette lumière de gloire. Le roi est divin. Une antique croyance veut que « le roi des rois, compagnon des étoiles, soit aussi frère du soleil et de la lune ». Comme dans la légende, le xvarnah, attaché à la famille royale se présente sous un nimbe de feu, une auréole de lumière qui entoure la tête du roi. L’ancienne tradition iranienne de faire entrer les montagnes et les rochers dans un contexte historique ou religieux a atteint son apogée sous les souverains sassanides. A l’origine, Ardéšir 1er édifia le bas-relief représentant son investiture par le dieu Ahura Mazda à Naqšé Rostam, à l’entrée d’une vallée sanctifiée par les Achéménides qui y avaient édifié leurs tombeaux et élevé une tour. C’est certainement pour unir le rayonnement divin bénéfique du xvarnah des Achéménides à sa propre 31 32

Les rois mythiques des temps héroïques. G. Windegreen, Les Religions de l’Iran, Paris, Payot, 1965.

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personne et à sa dynastie que ce site avait été choisi par Ardéšir. Dans le bas-relief, le dieu et le roi sont tous les deux à cheval et de taille égale. Seul le fait que le dieu tient le diadème et que le roi tend la main pour le prendre, indique la dépendance du roi mortel par rapport au dieu suprême qui, en le coiffant du diadème, l’investit du xvarnah. Ce bas relief du IIIe siècle est un des plus beaux exemples de sculpture rupestre sassanide. Le retour du xvarnah matérialisé par l’investiture sassanide a été représenté dans deux autres sites rupestres notamment à Taq é Bostan près de Kermanshah où l’investiture d’Ardéšir II a été gravée dans la pierre. Le prince reçoit l’investiture d’Ahura Mazda. A leurs pieds, le corps d’un ennemi vaincu. Derrière le roi, le dieu Mithra auréolé de rayons solaires, brandit le glaive de la justice, le barsom. C’est certainement la seule représentation du dieu qui existe en Iran. Les Sassanides restaurèrent l’image de l’absolue monarchie de droit divin, non seulement par les représentations majestueuses qu’ils fixèrent d’eux-mêmes pour l’éternité, mais encore ils rendirent par cet absolutisme cohésion et ampleur à l’Empire. Erigeant le mazdéisme en religion officielle, ils constituèrent l’Eglise zoroastrienne et fondèrent le recueil canonique de l’Avesta. En outre, ils procédèrent à une extrême centralisation administrative. L’empire sassanide placé au centre de trois grands empires du temps, Byzance, l’Inde et la Chine, sera pendant quatre siècles, un des grands lieux d’échange de l’esprit humain. En procédant à l’unification − une foi, une loi, un roi − Ardéšir crée un état national iranien. Ayant recouvré son mystérieux « nimbe de gloire », comme Firdousi nomme le xvarnah, celui qui est auréolé de la lumière divine peut se faire appeler Roi des Rois, et se proclamer chef de la religion. Les rois des rois garantissent l’immortalité de la doctrine zoroastrienne. Les textes zoroastriens que recueillent les monarques sassanides sont diffusés pour dicter la conduite des fidèles. La pureté des pensées, des paroles et des actions prônée par Zoroastre cristallise des aspirations souvent sublimes. Jamais auparavant l’art iranien n’avait affirmé avec une telle force l’unité du pays, la puissance de la couronne et la force de la structure de l’état. Dans ses aspirations à l’art national, l’Iran a élaboré et fixé avec audace, à une échelle grandiose, son art 178

sur un rocher ou, au contraire, l’a réduit à la surface d’une intaille d’un fond de coupe ou d’un décor mural de palais. On l’a vu, l’investiture, mais aussi le combat, la chasse et les fêtes, tout ce qui pouvait magnifier le roi des rois, sublimé par son xvarnah, le fut pour la gloire du roi. Mais dans les années 640, des troupes de bédouins brûlant de foi musulmane sortirent des sables du désert et envahirent la Perse épuisée par ses luttes. Le souvenir de cet événement clôturant une période de l’histoire du monde a hanté depuis les poètes orientaux. Xvarnah, la lumière de gloire, s’éteignit. Xvarnah : symbolique et représentation33 Dans l’imagerie préislamique xvarnah est un thème iconographique dominant. Car cette lumière de gloire était non seulement auspicieuse mais source de pouvoir et d’autorité. Dans la culture d’une cour aussi soucieuse de sa puissance, les rois des rois étaient adulés par les courtisans qui souhaitaient bénéficier au maximum du xvarnah sur leurs souverains. La répétition iconographique autour de ce thème inspirait un large répertoire de symboles et de devises. Le cas de Djamšid dont le xvarnah est emporté par un faucon et gardé dans les eaux du lac34 est remarquable. Ce mythe révèle trois aspects importants du xvarnah : Il n’est pas permanent et on peut en être privé mais il est préservé et repose dans les eaux. Pour qu’un roi puisse en être investi, le xvarnah doit sortir de l’eau. Un panneau en briques émaillées de Persépolis montre différents aspects que prend le xvarnah. En bas du panneau, il est sous l’eau, enfermé dans un contenant sphérique évoquant une perle ; au milieu du panneau, on le retrouve dans un bouton de lotus et en haut, il est placé dans un tournesol qui semble éclater dans le ciel pour le libérer. Le tournesol est connu pour être le symbole de Mithra, avant dernier pourvoyeur du xvarnah dans l’Avesta. Le lotus renvoie aux déités aquatiques comme Anāhitā. Ces deux fleurs étaient perçues comme symbolisant le xvarnah. Ces fleurs, très présentes dans l’iconographie 33 A. Soudavar, The aura of kings : legitimacy and divine sanction in Iranian kingship, Costa Mesa, California, 2003. 34 Encyclopaedia Iranica, Articles Farr(ah) Xvarnah.

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égyptienne, étaient entrées dans le registre des Mèdes, par l’Assyrie et la Mésopotamie. Elles furent attribuées au xvarnah à l’état actif pour le tournesol et à l’état endormi pour le lotus. Des objets de cette période dévoilent les rapprochements entre ces deux symboles. Le règne de Cyrus en vit l’apothéose et les reliefs sur son tombeau présentent une immense composition de lotus et de tournesols que l’on retrouve également sur l’escalier est de l’Apadana de Persépolis. Avec l’avènement de Darius qui consacra la suprématie d’Ahura Mazda sur les autres déités, il fallait affirmer dans l’iconographie l’omniprésence et l’omnipotence du dieu des dieux. La représentation d’Ahura Mazda s’inspira de celle du dieu assyrien Ašur : un homme barbu, le corps ceinturé d’un anneau. C’est un motif courant car les Babyloniens, les Elamites et les Hittites ont représenté leurs dieux de cette manière. Pour marquer la prééminence d’Ahura Mazda, on choisit d’adapter le disque ailé égyptien qui devint une sphère ailée pour manifester la présence du xvarnah. Un panneau de brique émaillée de Suse confirme la nature aquatique de la capsule sphérique ou perle qui la représente tournoyant dans les vagues. La perle devint elle aussi symbole du xvarnah35. On ne peut envisager la représentation du xvarnah sous une forme humaine. Si sur les reliefs ornant leurs tombeaux taillés dans la falaise à Naqshé Rostam, près de Persépolis, les rois Darius et Xerxès semblent se saluer de la main avec Ahura Mazda, le xvarnah ne conversera jamais avec un humain alors qu’il s’entretient avec Ahura Mazda36. En haut des escaliers de Persépolis on voit une représentation gigantesque du disque ailé gardé par deux sphinx. Cela signifiet-il que le xvarnah, la fortune divine qui avait été perdue par Djamšid est de retour et réside dans le palais royal ? C’est en tout cas une hypothèse émise par divers chercheurs37. Dans certaines figurations achéménides, l’éclat du xvarnah auréolant le roi symbolisait le rayonnement du soleil.

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D. Stronach, « A circular symbol on the tomb of Cyrus », Iran, 9, 1971. B. Tervatian, Bar ressi-yé farr dar shan namé yé Ferdowssi, Signification de farr dans le Shah Nameh, Téhéran, 1971. 37 Idem. 36

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Durant la période hellénistique et parthe, où le xvarnah avait disparu de la scène iranienne, des concepts de même ordre apparurent chez les Grecs et leur mythologie enrichit les représentations du xvarnah ; ainsi l’image d’Eros ailé fut adoptée par les Iraniens pour représenter Apam Napāt. Lorsque le roi sassanide Shahpur Ier voulut célébrer sa victoire sur les Empereurs romains, il choisit Apam Napāt sous la forme d’Eros pour magnifier sa victoire et son xvarnah. À l’époque sassanide, les victoires sur des nations étrangères étaient attribuées au xvarnah. Shahpur proclama qu’il était dorénavant roi d’Iran et des pays non iraniens, qu’il était porté par le xvarnah iranien. Pour illustrer cette dignité, il est représenté avec des rubans flottants accrochés à la base de sa couronne. Suivant les traditions achéménides, les Sassanides introduisirent une devise, « l’éclat du xvarnah vient des dieux », pour faire passer l’idée que le roi reflétait les dieux dans leur pouvoir et leur gloire. Les Sassanides se disaient d’essence divine. Sur certaines scènes, le roi qui a fait une belle hécatombe à la chasse est nimbé d’une auréole montrant qu’il possède le xvarnah. Dans le même état d’esprit des symboles évocateurs d’entités célestes irradiantes apparurent sur les monnaies pour montrer diverses sources du nimbe de gloire royal. Au revers de nombreuses monnaies, le croissant de lune apparaît aussi brillant que le soleil. Sirius était représenté par une étoile pour symboliser la source la plus flamboyante du ciel nocturne. Toutes ces figures renvoyaient à l’éblouissante radiation du xvarnah qui pouvait se réfugier dans le feu ou en prendre la forme. Les autels du feu des monnaies sassanides évoquent la piété royale et reflètent dans le même temps la lumière de gloire. Un symbole courant de l’iconographie sassanide, c’est la paire d’ailes qui attestent que le xvarnah n’a pas déserté le roi. Xvarnah hors d’Iran Le concept de lumière de gloire, du xvarnah, de farr est de bon augure ; la grande variété de ses représentations sous la dynastie sassanide contribua à l’expansion des symboles véhiculés par le concept iranien. Le terme de farrah est passé en arménien avec le sens de « fortune », attribut royal, et l’Arménie a été la première nation chrétienne à incorporer un 181

symbole de lumière de gloire dans son répertoire iconographique, en plaçant une paire d’ailes stylisées sous la croix. Malgré des siècles de guerre, les Byzantins adoptèrent nombre de symboles et de règles des cours iraniennes. L’exemple le plus frappant en est le portrait de l’Empereur Manuel II Paléologue (1391-1425), dans la célèbre Adoration des Mages de Gentile da Fabriano conservée au Musée des Offices à Florence. La robe du Basileus est ornée d’un motif sassanide réunissant plusieurs figurations du xvarnah-farr : une grenade avec une paire d’ailes et un ruban. Les plumes de son couvre-chef rappellent la paire d’ailes des couronnes sassanides et derrière sa tête rayonne l’auréole de la lumière de gloire. Mais alors que le nimbe sassanide pouvait signaler une situation transitoire, le nimbe chrétien devint la marque d’une sacralité éternelle38. L’idée du xvarnah a circulé dans la région à l’instar des dieux du panthéon araméen. La notion mésopotamienne de magnificence divine a-t-elle influencé le contenu du concept du xvarnah ? Certains Indianistes ont comparé le xvarnah au noumène indien de tejas : splendeur et énergie de la lumière et du feu en rapport avec la royauté39. Dans les langues bactrienne, sogdienne et dans les dialectes ossètes, farrah reflète la fortune, l’abondance, la joie et la paix du cœur, la dignité. Xvarnah rayonna et se diffusa, formant le substrat de concepts qui se répandirent dans le monde grec, tychè basileos et dans le monde romain fortuna regia40. En passant par l’est du monde iranien, les images de Bouddha et de Bodhisattvas se sont enrichies de symboles du xvarnah, farr. On pouvait voir sur les statues de Bouddha de Bamian (VIe siècle), avant leur destruction par les talibans, le disque solaire et les rubans flottants41. Sous les Seldjoukides, le nimbe bouddhiste revint en Iran via l’Asie centrale. L’empire mongol fit réapparaître en Iran le 38

A. Soudavar, The aura of kings : legitimacy and divine sanction in Iranian kingship, Costa Mesa, California, 2003. 39 J. Gonda, Ancient Indian Kingship from the Religious Point of View, Numen 3-4, Leiden, 1966. 40 A. Pagliaro, « Xvarnah e Imperium », Atene e Roma, 7, 1939. 41 Afghanistan, une histoire millénaire, Paris, 2002.

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concept royal du xvarnah, farr dans la littérature où les figures princières sont décrites portant le disque solaire comme signe de leur xvarnah. Cette habitude de nimber la tête des souverains se retrouva chez les Mughal de l’Inde. Xvarnah chez Sohrawardi L’on ne peut posséder cette lumière dispensatrice de force et d’intelligence que par des efforts personnels assidus et par une réelle dignité spirituelle. Elle demeure insaisissable au tyran. Sohrawardi entrevit que l’herméneutique du sens caché des révélations divines telles que les concevait l’Islam, le ta’wil pouvait englober la révélation zoroastrienne. Il conçut que le xvarnah royal, énergie primordiale et présence-lumière avait habité les âmes purifiées et guidé les bienheureux rois mythiques Fereydun et Key Khosraw42. Leurs règnes furent marqués par des actes de sanctification et incarnèrent la force spirituelle pure. Fereydun délivra le monde d’un usurpateur et ordonna l’univers comme un paradis. Quant à Key Khosraw, il typifie l’illumination de l’âme selon l’herméneutique de la théosophie persane : le xvarnah en tant qu’Orient de lumière est source des sources de lumière. Pour Sohrawardi, l'expérience de ces lumières n'est point connaissance théorique d'un objet, ou représentation à partir d'un concept. Elle est ce qui rend possibles et fonde toutes les connaissances de théosophie : la Lumière n'est pas elle-même l'objet de la vision; elle est ce qui fait voir. Le xvarnah est aussi l’individuation spirituelle, l’énergie primordiale fixant la substance qualitative des êtres qu’elle touche. On récapitulera au mieux en s'appliquant à sauvegarder à la fois le sens matériel et le sens mystique. On peut dire avec Darmesteter que le xvarnah est « l'auréole de lumière et l'inspiration divine » qui descend sur les saints personnages du chiisme. Il est le principe céleste qui donne à celui qui en est investi la puissance, la vertu, le génie, le bonheur. C'est la fortune divine. Il faut en outre, comme le fait É. Benveniste, mettre en relief la connexion qui fait du xvarnah le principe de l'être et de la 42

Rois pichdadiens postérieurs à Djamšid.

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vie. Le xvarnah, signe lumineux de la faveur céleste et du pouvoir délégué par les dieux, symbolise la prospérité rayonnante, mais c'est aussi un agent interne de vitalité, la force qui attache l'être à l'existence. Cette connexion est en effet essentielle pour comprendre, avec les significations rassemblées au cours des temps sous la désignation du xvarnah, comment le concept a pénétré dans la gnose islamique, non seulement dans la Théosophie orientale de Sohrawardî, mais déjà dans la gnose ismaélienne. Ce que noue cette connexion, c'est l'idée de lumière de gloire (le grec doxa) et celle de destin personnel (le grec tychè)43. Source du charisme des Prophètes, elle se transforme dans le contexte musulman en une « parcelle de l’essence divine » nimbant l’être proche de Dieu, notion si chère aux mystiques persans. Les caractéristiques attribuées au xvarnah permettent de le concevoir comme un principe divin ou une faveur céleste autour de l’homme juste et pieux. « Ainsi s’opère la conjonction entre l’ancien prophétisme iranien et le prophétisme sémitique de la Bible et du Coran. »44

43

44

H. Corbin., En Islam Iranien T. II, p.104.

D.Shayegan., Henry corbin, la topographie spirituelle de l’islam iranien, Editions la Différence, Paris, 1990. 184

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LES REGALIA DES CELTES Claude STERCKX Chargé de cours à l'Institut des hautes Études de Belgique Résumé Si les textes classiques ne livrent guère de lumières sur les regalia des Celtes antiques, les fouilles archéologiques ont heureusement permis d'avoir quelques lumières sur les insignes et l'apparat des princes celtes préromains. Par ailleurs, les regalia des princes celtes postérieurs − de Bretagne, d'Irlande et de Galles notamment − permettent, eux, de mieux comprendre le sens et le symbolisme de ces insignes et de ces apparats, d'autant que leur archaïsme suggère qu'ils conservent des échos de concepts extrêmement anciens.

Avant-propos Le terme « roi » n’a évidemment pas tout à fait le même sens dans le monde celte (ou indo-européen) ancien1 que pour notre sens commun contemporain. Le mot rix et ses variantes dans les différentes langues celtiques était plutôt un terme générique tel que pour nous aujourd’hui « seigneur » ou « prince », désignant tout détenteur d’une autorité séculière sur une communauté, de la plus basique à la nation. Les lois irlandaises distinguaient ainsi au moins2 le rí tuatha « roi d’un clan » ou rí beann « roi de cornes », simple chef de clan ; le rí mór tuatha « grand roi de clans » ou rí buidhne « roi de troupe », suzerain d’au mois trois autres chefs de clans ; le rí cúigidh, roi d’une des cinq provinces de l’île ; et l’áirdrí « haut roi », suzerain reconnu par tous les autres3. Il sonnerait ainsi peut-être plus juste de traduire ces grades par les titres familiers de notre hiérarchie nobiliaire, du 1 La bibliographie sur cette notion de royauté est surabondante et ne nous concerne pas directement ici. Voir par exemple Binchy 1970 ; Koch 2006b. 2 Cf. Ó Corráin 1972:28-29. 3 Par exemple Críoch gabhlach = Binchy 1978:568. Cf. Charles-Edwards 1986. Sur cette question, voir Kelly 1986 17-18 ; Breatnach 1989:36-37 ; Fomin 2007:32-33.

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baron local au roi national en passant par comtes et ducs... Une telle pratique s’avèrerait toutefois à ce point anachronique et éloignée des usages reçus qu’il ne faut évidemment pas songer à y recourir sérieusement ! Aux temps historiques, la haute-royauté nationale des áirdríghthe irlandais ou des gwledigion gallois n’a clairement été qu’une fiction idéale et n’a été que très rarement et très provisoirement assumée de façon effective. Il n’en a vraisemblablement pas été autrement aux temps pré- et protohistoriques et, quoi qu’il en ait été, rien ne permet, sauf peut-être pour l’un ou l’autre prince galate ou britannique (v. infra), de reconnaître les résidences ni les sépultures d’éventuels souverains nationaux de ces époques. La puissance des traditions (v. infra) et la croyance générale en la symétrie absolue de tous les éléments, du microcosme au macrocosme, autorisent toutefois à poser l’hypothèse que des concepts analogues4 ont pu rester attachés à un grand nombre de rituels d’intronisation et aux signes associés à la légitimité des « rois » de tous grades. Ce qui autorise à interroger et à confronter d’une part les documents textuels et d’autre part les rapports de fouilles des sépultures « princières », c’est-à-dire celles que leur richesse exceptionnelle situe nettement audessus de celles de l’aristocratie commune5. I. Les Celtes pré- et protohistoriques ■ Les écrits antiques ne décrivent guère ni les rites d’intronisation6 des Celtes ni les regalia qui s’y trouvaient associés.

4 Ce qui ne veut évidemment pas dire uniformes ni identiques ! 5 Un débat est actuellement en cours sur le statut des défunts enterrés dans les grandes “tombes princières” hallstattiennes. Alors que la thèse de victimes sacrificielles éventuellement prises au hasard (Butler 2009) paraît invraisemblable, certains n’y voient que des chefs de lignage locaux (Eggert 2007ab) tandis que d’autres privilégient leur rôle religieux, sans pour autant en faire des prêtres (Krausse 2007 ; cf. Veit 2007). 6 Même si, sans aucun doute, les souverains celtes ont parfois compté dans leur apparat régalien un « trône » et/ou une « couronne » (v. infra), il est rarement possible de le savoir avec certitude et les termes « couronnement » ou « intronisation » seront ici plus loin utilisés dans leur sens métaphorique et non au sens propre, tout comme les emplois de « sacre » ou « investiture »

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Pour ce qui est du « couronnement » de Vercingétorix, César se contente de mentionner rex a suis appellatur7et la traduction unanime « ses partisans le proclament roi » est sans doute très proche de la vérité : les rituels celtes attestés en d’autres temps et l’usage général, tant des autres cultures indo-européennes anciennes que des derniers royaumes contemporains, culmine toujours par une proclamation solennelle du nouveau roi. Sans grande surprise non plus, César laisse aussi entrevoir que les druides jouaient un rôle dans les rituels d’intronisation : il signale en effet leur intervention dans l’investiture du vergobret qui, chez les Eduens de son temps, exerce pendant un an les pouvoirs des anciens rois : Le magistrat suprême, que les Eduens appellent vergobret, est nommé pour un an et a droit de vie et de mort sur ses concitoyens...8 L’antique usage éduen veut qu’on ne nomme qu’un magistrat suprême qui détient pendant un an le pouvoir royal...9 [César] obligea Cotos à renoncer au pouvoir et il commanda qu’il fût exercé par Convictolitavis, lequel avait été investi de la magistrature vacante par les prêtres, selon la coutume de la nation [éduenne]10.

L’intervention du clergé dans les couronnements est universelle et on ne peut pas croire qu’elle n’ait été autorisée là qu’après la destitution des anciens rois et leur remplacement par un magistrat civil temporaire ! La figure du Lusitan Viriathe est à considérer avec beaucoup de prudence car les Lusitans sont, au mieux, des Celtes marginaux et Viriathe, se proclamant lui-même roi (dunáste:n autòn anadeíxas)11, semble en fait refuser ostensiblement la royauté en rejetant tout l’apparat d’un « mariage » qui n’impliqueront pas spécifiquement l’octroi d’un habit royal ni une forme de sacrement. 7 César, Bellum gallicum VII 4 4 = Constans 1926:212. 8 César, Bellum gallicum I 16 5 = Constans 1926:13. 9 César, Bellum gallicum VII 32 3 = Constans 1926:232. 10 César, Bellum gallicum VII 33 3-4 = Constans 1926:233-234 (dont nous ne suivons pas cette fois la traduction). Sur ce texte et l’impossibilité d’en déduire quoi que ce soit sur le rôle précis des druides en l’occurrence : Hofeneder 2004 :II 221-223. 11 Diodore de Sicile, XXXIII 13 = Walton – Geer 1967:4.

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ressemble étrangement à un cérémonial d’investiture, avec des coupes en or et un habit royal, ainsi que des éléments qui évoquent un rituel archaïque d’inauguration irlandais (cf. infra) par la mention d’un bain, de nourriture prise en commun et d’une jument... Face à une grande quantité de coupes en or et toute sorte de vêtements brodés préparés pour son mariage, Viriathe, appuyé sur sa lance, considéra cet étalage sans manifester d’admiration ni de surprise... Ensuite, Viriathe ne se baigna pas et n’occupa pas sa place à table mais lorsqu’une table couverte de viande fut placée devant lui, il prit du pain et de la viande qu’il donna à ses compagnons, puis, après avoir mangé lui-même quelques morceaux..., [il fit] un sacrifice aux dieux et accomplit les rites de coutume chez les Ibères [et] il monta la jeune fille sur sa jument...12

Un prince celtibère de la même époque, Olyndicos, brandissait comme insigne de la légitimité une haste en argent qu’il prétendait avoir reçu des dieux Les Lusitans et les Numantins (...) furent les seuls peuples d’Hispanie a avoir des chefs à leur tête. Il en eût été de même avec tous les Celtibères si n’était tombé sous nos coups, au début de la guerre, le chef (dux) de ce soulèvement, Olyndicos, agitant une haste d’argent qu’il prétendait envoyée du ciel13...

mais les commentateurs voient plus en lui un leader religieux qu’un prince temporel14. ■ L’archéologie s’avère dès lors d’un meilleur recours, même s’il n’y a guère qu’en Galatie que les résidences15 et la tombe d’un roi celte connu, en l’occurrence Déjotaire II, ont pu être reconnues et fouillées... sans d’ailleurs livrer trace de ses regalia si ce n’est, très éventuellement, des fragments de tissu 12 Diodore de Sicile, XXXIII 7 1-3 = Walton – Geer 1967:18-20. Cf. García Quintela 1999:213-222, 2003:267-269. 13 Florus, Epitoae I 33 14 = Jal 1967-1968:I 77. 14 García Quintela 1999:217-222 ; Crespo Ortiz de Zarate 1997:43. 15 Les « palais » sont parfois tenus comme faisant partie des regalia (Zotz 1993). Il n’est néanmoins pas question ici d’entreprendre un catalogue ni un essai de typologie des résidences princières du monde celte à travers les âges. A titre de bon exemple, on peut voir, pour l’Irlande, Warner 1988.

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pourpre16. L’existence de regalia spécifiques est toutefois attestée lorsque le roi vient se soumettre au jugement de César, après avoir soutenu malencontreusement Pompée dans la guerre civile : Déjotaire, qui était alors tétrarque de presque toute la Gallogrèce..., déposa les insignes royaux, prit non pas même les vêtements d’un homme privé mais la tenue des accusés et se rendit en suppliant auprès de César pour le prier de lui pardonner... En réponse, César lui rendit son costume royal17.

Il est par ailleurs vraisemblable18 que la grande villa de Fishbourne (Sussex) ait été la résidence de Cogidubnos, le prince qui, après la conquête romaine et sous la protection de Rome, s’est intitulé haut-roi de Grande-Bretagne (rex magnus Britanniae19) : là non, plus, aucune trace de regalia n’a survécu20. Ce sont donc des tombes « princières » anonymes qui s’avèrent les plus révélatrices21. Plus qu’aucune sans doute, celle mise au jour inviolée à Hochdorf (Bade-Wurtemberg) sous un tumulus d’une quarantaine de mètres de diamètre et datée à peu près de 530 avant notre ère22. Tant les dimensions de cette sépulture que sa richesse et sa proximité de la résidence « princière » du Hohenasperg à Stuttgart garantissent en effet que le défunt, un homme athlétique âgé d’une quarantaine d’années, était bien un prince d’un statut nettement supérieur à celui des aristocrates communs. L’étude de ses relations génétiques avec les 16 Coupry – Arik 1935 ; Vendryes 1936 ; Mitchell 1974. 17 César, Bellum alexandrinum LXVII 1-LXVIII 1 = Andrieu 1954:65-67. 18 Certains y voient plutôt celle du gouverneur romain de l’époque (Russell 2006). 19 Cf. Fear 1994. 20 Cunliffe 1971. Sur Togidubnos : Barrett 1979 ; Bogaers 1979. Un autre de ses palais a sans doute été retrouvé à Silchester (Berkshire), l’antique Calleva capitale des Atrébates de Grande-Bretagne (Fulford 2008) : il n’en est rien sorti non plus pour notre propos. 21 Un grand nombre de “résidences princières” anonymes ont été mises au jour par l’archéologie (par ex. Biel – Krausse 2005) mais sans trop rien révéler sur les regalia de leurs propriétaires. 22 Biel 1998.

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occupants des autres tombes princières du site ainsi qu’une analyse particulièrement subtile du mobilier de sa tombe ont permis récemment de reconstituer, son histoire, son statut et son apparat princier23. Il apparaît ainsi que le château du Hohenasperg aurait été la résidence d’un souverain régnant sur un petit royaume local et, plus directement, sur un cœur d’environ deux cent cinquante kilomètres carrés divisé en huit baronnies constituant en quelque sorte le clan princier. Le défunt de Hochdorf aurait été dans un premier temps l’un des « barons »24, puis aurait accédé au trône d’une façon ou d’une autre. La distinction de rang ressort de l’existence de deux catégories de tombes aristocratiques de haut rang : l’une, marquée seulement par la présence d’un char et d’un collier en or, correspondrait au rang de « baron » ; l’autre, beaucoup plus riche, à celui de prince. La promotion du défunt d’Hochdorf ressort précisément de son apparat. Sa tombe contenait en effet, à côté de divers objets personnels assez insignifiants25 – habits, nécessaire de toilette, couteau, hameçons, carquois –, le char et le collier en or mais sa vêture montre deux états successifs : dans un premier temps, il portait déjà le collier, les belles fibules et le poignard des « barons » ; dans le second, tous ses objets personnels ont été recouverts de feuilles d’or : poignard, ceinturon, fibules, chaussures même26... Le mobilier qui l’accompagne confirme bien le rang auquel il est parvenu. Il se compose surtout d’un trône et d’un magnifique service prévu pour neuf convives privilégiés mais dont les pièces, bien différenciés, révèlent une hiérarchie à trois niveaux – le prince, deux « barons » proches de lui, les six autres – et cette distinction reparaît à travers plusieurs détails manifestement non fortuits : le grand chaudron contenant l’hydromel de leurs banquets est couronné de trois lions dont un, celui en face du prince, a été délibérément façonné différent des deux autres qui l’encadrent tout comme le prince l’était sur son trône, un magnifique divan en bronze porté par huit 23 Verger 2006. 24 L’emploi de ce titre anachronique ne sert ici qu’à tenter d’exprimer clairement les choses... 25 Si ce n’est qu’ils témoignent de sa richesse et de son niveau de vie. 26 Cf. Bosinski 2006.

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roulettes en formes de cariatides féminines richement vêtues27. Le prince s’y installait en tailleur, entre deux autres qui ne pouvaient guère être que les deux « barons » privilégiés28. Le cérémonial était spectaculaire : les six « barons » inférieurs faisaient face à une estrade inclinée cachée par un rideau ; le lever du rideau laissait voir les trois dignitaires sur le divan de bronze que deux domestiques faisaient alors rouler sur l’avantscène. Les regalia sont ici, clairement, le trône, les pièces hors norme du service – le chaudron en bronze de deux cent cinquante litres à l’insigne du prince ; la grande corne à boire de cinq litres, deux fois plus grande que les huit autres29 ; l’or surtout qui habille le prince jusqu’aux pieds30. Peut-être faut-il aussi y ajouter le couvre-chef du prince : une sorte de chapeau chinois en écorce de bouleau dont l’humilité apparemment insignifiante pourrait être contredite par le fait que de telles coiffures ont été découvertes dans d’autres tombes princières31 et surtout parce qu’une statue en pierre découverte à Hirschlanden, dans les environs mêmes, représente un seigneur portant les attributs en or du souverain de Hochdorf : collier, poignard, ceinturon – l’absence des pieds ne permet pas de savoir s’il chaussait les souliers en or – et... le chapeau chinois en écorce de bouleau32. Que cette statue de Hirschlanden se veuille une représentation « réaliste » du prince local en grand arroi paraît être confirmé par les découvertes de Glauberg (Hesse) : là, ce sont quatre statues originellement disposées sur le tertre funéraire du prince qui ont été mises au jour et qui ont révélé leur conformité précise avec l’apparat du défunt33. Le mobilier 27 Peut-être pour les huit baronnies (Verger 2006:26) ? 28 Représentés par les deux autres lions du chaudron. 29 Sur la boisson alcoolique comme légitimation du pouvoir : Arnold 1999. 30 La suite du dossier révèlera le sens des chaussures d’or. Le torque, même en or, n’est par contre pas spécifiquement un insigne régalien : il a été porté par des femmes et des hommes trop nombreux pour avoir été autre chose qu’une noblesse, très éventuellement de sang « royal ». Cf. Karl 2006. 31 Par exemple à Bad Cannstatt (Zürn 1987:189-190 pl.400-401). 32 Zürn 1970 ; Baitinger 2002. Sur ce type de couvre-chef : Verger et al. 2002:121-123. 33 Frei 1997, 2002 ; Baitinger – Hermann 2007.

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funéraire lui en prête un en effet tout à fait analogue à celui du prince de Hochdorf – armes (javelots, épée, bouclier), arc et carquois, ceinturon, riches fibules, grand collier d’or et couvrechef bizarre, riche service à boire accompagnant le grand chaudron d’hydromel – et deux de ses attributs se reconnaissent exactement sur les statues34 : le couvre-chef et le lourd collier d’or, dont le second s’avère à ce point spécifique qu’on ne peut pas douter que c’est bien son porteur et nul autre qui a été ainsi statufié35. La tombe a également livré les vestiges d’un étrange bonnet en cuir sur une monture métallique lui donnant exactement la forme du couvre-chef de la statue : une calotte ronde pourvue de deux appendices latéraux évoquant des feuilles de gui36. Ce qui laisse dès lors envisager que le chapeau conique en écorce de bouleau des princes de Hirschlanden et de Hochdorf était un insigne spécifique de leur rang, c’est le fait que ce couvre-chef comparable, la « couronne »37 en cuir de Glauberg, constituait certainement un tel insigne. Elle se retrouve en effet sur un bon nombre de représentations de cette époque, dont le plus significativement sur la tête de l’étalon androcéphale de Rheinheim (Sarre)38, vraisemblablement la plus ancienne représentation du grand dieu souverain des Celtes39 , mais aussi à Bescheid (Rhénanie-Palatinat)40, à Hallein (Salzbugerland)41, à Heidelberg (Bade-Wurtemberg)42, à Hořovičky (Bohème)43, à à Schwarzenbach Pfalzfeld (Rhénanie-Westphalie)44,

34 En fait sur la seule parfaitement conservée mais tout indique que les quatre étaient similaires. 35 Will 202. 36 Fröhlich 2006. 37 Les archéologues germanophones l’appellent Blattkrone « couronne de feuilles ». 38 Keller 1965; 37-41 ; Kruta 2004:183.. 39 Sterckx 2010a. 40 Frei 1991:161. 41 Zeller 2002. 42 Duval 1977:58-59. 43 Duval 1977:60 fig.42. 44 Joachim 1989.

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(Rhénanie-Palatinat)45, à Waldalgesheim (Rhénanie-Palatinat)46 et bien des fois encore... Si l’on ne voit pas quelle pourrait être le symbolisme du chapeau en écorce de bouleau – ni même s’il en a eu un ! –, la double feuille constituant la « couronne » de Glauberg participait très vraisemblablement du symbolisme attaché au gui, plante tenue en très haute estime par les Celtes. Pline l’Ancien en témoigne à travers un témoignage qui est resté parmi les plus célèbres sur la religion druidique : Les druides n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, pourvu que ce soit un rouvre..., déjà par lui-même l’arbre qu’ils choisissent pour les bois sacrés et ils n’accomplissent aucune cérémonie religieuse sans son feuillage... Ils regardent tout ce qui pousse sur ces arbres comme envoyé du Ciel et y voient un signe de l’élection de l’arbre par le dieu lui-même. On trouve très rarement du gui [de rouvre] et, quand on en a découvert, on le cueille en grande pompe religieuse. Ce doit être avant tout au sixième jour de la lune, moment qui marque chez eux le début des mois, des années et des siècles (qui durent trente ans)... Ils l’appellent dans leur langue « celui qui guérit tout ». Ils préparent selon les rites, au pied de l’arbre, deux taureaux blancs dont les cornes sont alors liées pour la première fois. Un prêtre, vêtu de blanc, monte dans l’arbre, coupe le gui avec une serpe d’or et le reçoit sur un sayon blanc. Ils immolent ensuite les victimes en priant le dieu de rendre son présent propice à ceux à qui il l’a accordé. Ils croient que le gui, pris en boisson, donne la fécondité à tout animal stérile, qu’il est un remède contre tous les poisons47.

Le gui de chêne constitue une rareté botanique dont l’existence a souvent été niée mais qui est néanmoins incontestable48. Ses pouvoirs curateurs sont par contre beaucoup plus légendaires : s’il lui est reconnu aujourd’hui quelque vertu contre l’hypertension, le gui s’avère totalement

45 Eluère 1987:146 fig.102. 46 Kruta 199 :500-501 ; Joachim 2002:305-306 N°99.12 et fig.345. 47 Pline l’Ancien, Naturalis historia XVI 95 249-251 = André 1962:98-99. Cf. Hofeneder 2004- :II 365-379. 48 Gadeau de Kerville 1899 ; von Tubeuf 1913:716-720 ; Mercier 1940:48 ; etc.

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inefficace tant contre les poisons que contre la stérilité49. La croyance en ses merveilles n’en a pas moins été gardée par tous les peuples celtophones qui le connaissent presque unanimement sous le même titre de « panacée » : uileic en irlandais, uilioc en erse, olliach en gallois... ; seul le breton n’a pas laisé de trace mais le désigne sous un nom tout aussi remarquable : dour derv « eau de chêne »50. La meilleure analyse du symbolisme du gui a été donnée il y a un quart de siècle par Venceslas Kruta qui, d’après l’étude des centaines de représentations du motif de la double feuille de gui, a mis en lumière le lien entre ce motif et un dieu majeur, patron de l’Arbre de Vie-axis mundi et des liqueurs enivrantes51. Sa plus claire représentation est l’étalon androcéphale, barbu et « couronné » de cette double feuille, qui surmonte la cruche de Rheinheim. V. Kruta suggérait qu’il s’agit de Lugus52 ; mais d’une part Lugus est un dieu paradigmatiquement jeune et imberbe et d’autre part toute une série de représentations relient l’étalon androcéphale halstattien au Jupiter des fameuses colonnes du Cavalier à l’anguipède celto-romaines53 : divinité souveraine associée tant au chêne qu’à l’axis mundi qui le porte. L’assimilation de princes terrestres, tel celui de Hochdorf, à ce souverain cosmique, maître de la boisson enivrante/inspiratrice et père universel apparaît de fait totalement cohérente54. Les autres tombes qui pourraient être répertoriées ici paraissent moins révélatrices. La présence de services à boire exceptionnels est à peu près générale, les bijoux d’or, les armes et les chars sont trop communs dans les tombes nobles pour

49 Luther – Becker 1986:13-16. 50 Loth 1898. Cf. Meid 1998 ; Birkhan 1997-1999:I 903n.1. 51 Kruta 1986. 52 Kruta 1986:28-29. 53 Sterckx 2010a. 54 Sur ce dieu « jupitérien », souverain, maître de l’inspiration divine, père universel : cf. Sterckx 2005. Le prince de Hochdorf est lui aussi un souverain, maître de la boisson enivrante (ce qu’on appellera plus tard “eau de vie”) et tout indique que la vertu prêtée au gui de chêne tient d’une part au fait qu’il est pérenne, d’autre part à la similitude entre sa pulpe (son “eau”) et le sperme, tenu pour le fluide vital de tous les êtres...

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avoir été des signes de « royauté », même au niveau le plus local. Ainsi qu’il sera rappelé plus loin, la plupart des royautés celtes postérieures comptent un sceptre parmi leurs regalia et le sceptre est d’ailleurs un attribut tellement universel de la royauté qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les souverains celtes pré- et protohistoriques eussent eu les leurs. Des sceptres ou des éléments de décoration de sceptres vraisemblables ont bien été mis au jour dans les fouilles55, mais ils ne sont guère signalés qu’à l’époque celto-romaine et presque toujours alors dans des contextes cultuels56. Ce ne sont donc pas des sceptres royaux mais plutôt des insignes cléricaux : de fait, selon la tradition irlandaise les druides comme les rois en étaient porteurs57. Mais l’absence de trouvailles dans les tombes princières n’est qu’un argument a silentio qui ne prouve pas l’inexistence des sceptres royaux à époque ancienne et il faut se résoudre apparemment à laisser la question dans l’incertitude. Une pièce exceptionnelle mise au jour à Manching (Bavière), la capitale des antiques Vindéliciens, correspond pourtant étroitement à des sceptres royaux régulièrement décrits dans les traditions irlandaises postérieures : précieusement conservé dans un boîtier plaqué d’or, c’est un rameau de chêne recouvert d’or et chargé de manière surréaliste de glands, de bourgeons et de feuilles de lierre58... or les sceptres irlandais comparables sont aux mains de souverains divins et sont faits d’une branche des arbres merveilleux de l’Autre Monde (cf. infra) : l’arbre d’or de Manching peut donc très bien n’avoir été, lui aussi, qu’un objet cultuel. ■ Un vestige archéologique muet et qui, par lui-même, n’offre rien qui le rattache à l’exercice de la souveraineté 55 Notamment à Brough en Yorkshire (Corder 1938), à Farley en Surrey (Goodchild 1938, 1947), à Winterbourne Kingston en Dorset (Farrar 1953), à Willingham en Cambridgeshire (Rostovtzeff 1923:91-94 ; Alföldi 1949 ; Sterckx 2005:319), à Woodeaton en Oxfordshire (Goodchild – Kirk 1954)... 56 Green 1192:186-188. 57 Par exemple, l’Ulate Seancha Mór mac Ailealla est décrit comme portant « une baguette en bronze à l’épaule » (Measca Uladh = Watson 1941:33). 58 Maier 1991.

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exécutive, est la pierre à podomorphe, c’est-à-dire marquée par une empreinte, naturelle ou gravée intentionnellement, d’un pied humain. Certes, il n’est pas permis de généraliser car le folklore de tous les temps et de tous les pays tient un grand ombre de marques sur des pierres pour les empreintes d’un pied, d’une main, des fesses, d’un sabot, d’une griffe, etc. d’une divinité, d’un héros, d’un saint, d’un démon ou d’un animal merveilleux. Une documentation indubitable, s’étendant des plus anciennes traditions indo-européennes jusqu’à des rituels encore récents, dont de nombreux dans les pays celtophones, garantit toutefois que certains podomorphes ont été tenus pour des sites d’inauguration à ce points sacrés qu’il n’y avait d’investiture légitime que sur eux59. Dans l’une des meilleures études sur la question, Marco V. García Quintela et Manuel Santos Estévez suggèrent ainsi, avec beaucoup de vraisemblance, que l’un des rites spécifiquement condamnés au sixième siècle par l’évêque Martin de Dumio pourrait être la survivance d’un rite d’investiture préchrétien, marqué notamment par la pose du pied sur une pierre sacrée à podomorphe60. ■ La reconnaissance de ces regalia et de leur signification ne peut néanmoins souvent être argumentée qu’à partir d’éléments comparatifs. Il convient donc de présenter aussi, pour ce qu’ils sont, les dossiers des regalia parmi les celtophones postérieurs. Même chronologiquement bien plus tardifs, ils semblent en effet avoir préservé parfois des traits hérités d’un lointain passé. N’a-t-on pas pu avancer que même certains rites du couronnement des rois de France61 ou des rois d’Angleterre62 remontaient aux temps celtes préchrétiens ?

59 La bibliographie est surabondante : voir par exemple Delpech 1997, et pour les faits celtes, cf. infra. 60 García Quintela – Santez Estévez 2000:5-6, citant Martin de Dumias, De correctione rusticorum XVI 2). 61 Sterckx 2010b. Cf. Miller 2009:39. 62 Les couronnements royaux se font sur le trône de saint Edmond dans lequel est enchâssée la Pierre de Scone, antique pierre de couronnement des rois écossais et réputée avoir été la véritable pierre de Fál (cf. infra).

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II. Les royaumes celtes postérieurs Sept pays ont connu des dynasties plongeant leurs racines dans leur lointain passé celte. Ce sont l’Armorique, les Cornouailles, le Pays de Galles, la Cumbrie, l’île de Man, l’Ecosse et l’Irlande. Parmi ces sept, les dynasties de la Cumbrie, ici prise au sens large englobant les différents royaumes brittoniques du nord, ne sont connues qu’à travers des sources galloises qui paraissent montrer que leur culture n’était guère différente de la leur. Quoi qu’il en ait été, elles ne révèlent rien sur les regalia des princes cumbriens et il ne s’y trouve donc rien à insérer dans la présente étude. L’Armorique Au sortir de la légende, le premier roi historique de toute l’Armorique est Erispoé, auquel le roi de France Charles II le Chauve concède ce titre en 851. Cette reconnaissance est accompagnée de l’envoi d’ornements royaux qui ne sont malheureusement pas décrits mais qui devaient plutôt relever des cérémoniaux carolingiens : Erispoé, fils de Nominoé, venant à Charles dans la cité d’Angers, se commanda à lui et reçut en don aussi bien les symboles de la royauté (regalibus indumentis) que la confirmation des pouvoirs qu’avait exercés son père, avec en sus les pays de Rennes, de Nantes et de Retz63.

Quelques sources, de valeur incertaine, paraissent toutefois témoigner que son successeur Salomon III64 était appelé roi non parce qu’il l’était effectivement mais parce qu’il portait le cercle d’or et la pourpre que Charles lui avait concédés...65

et que le port de la couronne aurait remonté déjà à Nominoé, le père d’Erispoé66. Pour les temps postérieurs, le cérémonial du couronnement des ducs souverains de Bretagne, tel qu’il est décrit à la fin du quinzième siècle dans le Missel pontifical de l’évêque de

63 Hincmar, Annales bertiniani = Dehaisnes 1871:77-78. 64 Les deux premiers Salomon relèvent vraisemblablement de la légende. 65 Vita Conuoioni, Prol. = Morice 1742-1744:I 232. 66 Cassard 1990:70.

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Rennes Michel Guibé, ne présente plus rien de spécifique ni d’archaïque67. Par contre, le rituel d’investiture du maire de Brest a gardé jusqu’à la fin de l’Ancien Régime la coutume de le proclamer « roi de Brest » alors qu’il se tenait debout sur une pierre à podomorphe censée être le centre de la cité... ce qui a été bien reconnu comme la survivance d’un très ancien rite d’inauguration royale68. Les Cornouailles Même si elles ont gardé longtemps une part de population celtophone69, les Cornouailles ont été si rapidement conquises et dominées par les Anglais qu’il n’est sans doute rien resté des rituels d’intronisation indigènes. Le souverain nominal est, depuis 1337, un duc dont le titre, réservé au fils aîné du souverain régnant, confère au pays un statut constitutionnel différent de celui des autres subdivisions administratives de l’Angleterre, simples comtés. L’actuel, Charles III, a été simplement « proclamé » en 1973 au château de Launceston. Le Pays de Galles Comme dans les autres pays celtes et dans la lignée des très anciennes traditions indo-européennes, l’investiture d’un prince est assimilé en Galles à une hiérogamie entre son royaume et lui : il est régulièrement titré priod Prydain « l’époux de la Grande-Bretagne »70. Dans le même ordre d’idée, les éléments les plus significatifs ressortent de la description qui est donnée de Math ab Mathonwy, roi paradigmatique et sans aucun doute ancienne divinité préchrétienne puisqu’il est l’oncle des Pummeib Dôn, autrement dit du « panthéon théorique » des dieux gallois71 : Math ab Mathonwy ne pouvait vivre que s’il avait les deux pieds dans le giron d’une vierge... La vierge qui lui tenait compagnie était Goewin fille de Pebin.... C’était la plus belle 67 Chédeville et al. 2001. 68 Tanguy 1987:473-474. 69 Et aujourd’hui quelques milliers de locuteurs d’un cornique ressuscité. 70 Andrews 1976-1978. 71 Sur cette notion de “panthéon théorique” : Sterckx 1975.

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vierge que l’on connût de sa génération... “Seigneur” dit Goewin, “cherche une autre vierge pour être sous tes pieds désormais. Je suis devenue femme”... “Hommes”, dit [Math]..., “donnez-moi un conseil : quelle vierge puis-je faire quérir pour mon service ?” “Seigneur” dit Gwydion ab Dôn, “le conseil est facile à donner : fais quérir Aranrhod fille de Dôn, ta nièce, la fille de ta sœur”. On alla la chercher. La jeune fille entra. “Jeune fille” dit Math, “es-tu vierge ?” “Je ne suis rien d’autre, à ma connaissance” dit-elle. Il prit alors sa baguette et la recourba. “Fais un pas par-dessus cette baguette” dit il, “je saurai alors si tu es vierge”. Elle fit un pas pardessus la baguette et, au même moment, elle laissa derrière elle un garçon grand et blond. L’enfant poussa un cri aigu. Après ce cri, elle gagna la porte mais elle laissa encore quelque chose derrière elle...72

La baguette, ici douée de pouvoirs magiques (hutlath) correspond évidemment à celle, homonyme (slat) qui sert de sceptre aux princes irlandais et écossais anciens (cf. infra). L’office de porte-pied n’est pas un trait de fantaisie mythique mais une réalité de l’apparat souverain gallois : il est encore bien attesté historiquement dans les lois galloises73, quoique transféré là à un homme, sans doute par euphémisation chrétienne. Contrairement à ce qu’expose la légende galloise en son état, le violeur de la vierge porte-pied et le père des deux avortons n’est pas Gilfaethwy ab Dôn mais son frère Gwydion74 et, remarquablement, celui-ci est réputé avoir façonné des souliers en or pour celle-là même qu’il a engrossée : Trois cordonniers d’or de Grande-Bretagne : Caswallon ab Beli quand il alla jusqu’à Rome pour chercher Fflur, Manawydan ab Llŷr pendant que la Démétie était ensorcelée et Lleu Llawguffes

72 Math ab Mayhonwy = Ford 1999 :1-9. Nous suivons à peu près la traduction de Lambert 1993:99-107. Le récit paraît ici confondre Goewin et Aranrhod et dédoubler la découverte que la vierge porte-pied a été engrossée en, d’une part l’aveu d’un viol conscient, d’autre part un engrossement à son insu révélé par l’accouchement de deux avortons : cf. Sterckx 1989. 73 Gruffydd 1928:54n.6. 74 En fait, tout indique que le coït a impliqué les cinq Pummeib Dôn, quintette de frères solidaires, mais que, parmi eux, c’est Gwydion qui, les subsumant, se trouve être le géniteur nominal des jumeaux d’Aranrhod, Lleu et Dylan (Sterckx 2002:3-27).

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lorsque, en compagnie de Gwydion, il cherchait [à obtenir] un nom et des armes de sa mère Aranrhod...75 Le lendemain, Gwydion prit [son fils] avec lui et alla se promener au bord de la mer... Là où il trouva des algues et du varech, par sa magie, il en fit un bateau ; avec le varech et le goémon il fit du cuir cordouan et il le dora si bien qu’on n’avait jamais vu un si beau cuir. Puis il gréa une voile au bateau et, dans ce bateau, il se rendit à la porte du manoir d’Aranrhod, accompagné du garçon. Puis il entreprit de tailler des chaussures et de les coudre. On les aperçut du manoir....On alla voir et on les trouva en train de dorer du cuir cordouan. Les envoyés revinrent en informer Aranrhod. “Eh bien” dit-elle, “apportez au cordonnier la mesure de mon pied et demandez-lui de me faire des chaussures”...76

Le symbolisme primaire du soulier est bien connu car il est de tous les temps et de tous les continents. Depuis la cruelle coutume chinoise d’enserrer les pieds des filles dans de minuscules chaussures jusqu’à la pantoufle de verre de Cendrillon et à tous les fétichismes qui se fixent sur lui, le soulier est un substitut du vagin. C’est d’ailleurs là une métaphore encore bien attestée dans le monde celte : comme le français dit encore, en une expression dont l’obscénité n’est plus toujours perçue, « trouver chaussure à son pied », le Celte exprime qu’une fille a perdu sa virginité en chuchotant « elle a cassé son sabot, sa chaussure » et la présence de vidrecomes dans les tombes de fillettes dès l’époque laténienne s’explique par une référence à la virginité intacte des jeunes mortes. Ce symbolisme de la chaussure est évidemment indissociable de celui du pied, substitut tout aussi universel du phallus avec lequel elle forme couple77. Enfiler un soulier en or lors d’une intronisation royale apparaît donc comme une forme de la copulation, que cette intronisation est censée être, entre le roi et le royaume : le nouveau roi « met le pied dans » sa terre, soit en enfilant une ou 75 Trioedd Ynys Prydain 67 = Bromwich 2006:185. Les trois anecdotes évoquées dans cette triade sont connues par ailleurs comme des accessions à la royauté (Sterckx 2002:23). 76 Math ab Mathonwy = Ford 1999:10-11 ; trad. Lambert 1993:108-109. 77 Sterckx 2002:21-22 (avec bibliographie). Les mêmes vidrecomes signalent les vierges mortes en Grèce : Haentjens 2002.

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des chaussures en or, soit aussi souvent en mettant son pied nu dans un podomorphe, réceptacle de son pied valant vagin béant du royaume lui-même. Le couple du roi et de la vierge porte-pied offre une image du coït ininterrompu par lequel le souverain légitime féconde et fait vivre constamment son royaume78 et une blessure au pied disqualifie un roi car elle équivaut à une castration empêchant ce coït : selon les anciennes lois galloises, l’intégrité des membres inférieurs est l’une des conditions nécessaires de la royauté79. En ce sens, la porte-pied galloise correspond étroitement à la vestale romaine : vierges, avec donc toute leur potentialité féminine et maternelle intacte, elles constituent un réservoir non de fécondité mais de fertilité. Comme le père éjacule le sperme qui contient le principe de vie dans l’utérus de la mère qui l’y nourrira pour lui donner corps, le souverain féconde la vierge fertile (le royaume) qui « donne corps » à ce qu’il insémine en elle par son pouvoir légitime (la fécondité et la prospérité du pays, le succès de son gouvernement)80. Hors cela, il y a peu des descriptions des arrois royaux dans les plus anciens textes gallois. Le vénérable Mal y cafas Culhwch Olwen prête ainsi légendairement sept regalia inaliénables au roi Arthur : “Même si tu ne restes pas ici, seigneur”, dit Arthur, “tu auras le présent que ta langue et ta tête auront indiqué, aussi loin que sèche le vent et que mouille la pluie, aussi loin que coure le Soleil et qu’enveloppe la mer, aussi loin que s’étende la terre, en exceptant mon bateau et mon manteau, Caledfwlch mon épée, Rhongomyniad ma lance, Wynebgwrthucher mon bouclier, Carnwennan mon couteau et Gwenhwyfar ma femme”...81

À notre connaissance, les seules maigres descriptions d’investiture sont celles proposées quelquefois par Geoffrey de Monmouth dans son De gestis Britonum : 78 Ce coït n’empêche pas que la déesse incarnant le royaume reste, par définition, constamment vierge ! 79 Ellis 1926:29. Cf. MacKenna 2003:104-107. 80 Dumézil 1954 ; Sterckx 2002:24-27, 2010c:9-39. 81 Mal y cafas Culhwch Olwen = Bromwich – Evans 1968:6. Nous suivons la traduction de Lambert 1993:130 à l’orthographe des noms propres près. Cf. Birkhan 1997-1999:I 893.

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Ayant triomphé des Romains, Asclépiodote prit la couronne du royaume et, avec l’assentiment du peuple, la déposa sur sa tête...82 Vortigern emmena [Constant] avec lui ; il le conduisit à Londres, revêtu des insignes royaux, et le proclama roi malgré le peuple. L’archevêque Guithelin n’était plus de ce monde et personne d’autre n’osait sacrer Constant... Vortigern en personne, prenant la place de l’évêque, déposa de ses propres mains la couronne sur la tête de Constant... 83 Le clergé fut convoqué. Ses membres désignèrent Aurèle comme roi et [les Britanniques] se soumirent à lui selon l’usage... 84 Les nobles de Grande-Bretagne, venus de différentes provinces, se rassemblèrent dans la cité de Silchester et suggérèrent à Dubrice, archevêque de Caerléon, de sacrer le roi Arthur, fils d’Uther... Il couronna donc Arthur en présence des évêques... 85

Présence du clergé et couronnement effectif n’ont rien d’invraisemblable pour l’époque de la rédaction ni même pour les siècles précédents, mais l’œuvre de Geoffrey n’est guère qu’un roman pseudo historique brodé autour de ce que l’on connaissait ou de ce que l’on croyait connaître de l’histoire en son temps. L’existence de couronnes – mais depuis quelle époque ? – est impliquée pat le titre récurrent brenhin coronog « ‘roi couronné » désignant un roi de rang supérieur86 : ainsi, Brân et

82 Geoffrey de Monmouth, De gestis Britonum V 77 = Reeve – Wright 2007:95 (ici et ci-dessous, nous suivons à peu près la traduction de MatheyMaille 1992:114). 83 Geoffrey de Monmouth, De gestis Britonum VI 94 = Reeve – Wright 2007:119 (trad. Mathey-Maille 1992:137). 84 Geoffrey de Monmouth, De gestis Britonum VIII 119 = Reeve – Wright 2007:161 (trad. Mathey-Maille 1992:175). 85 Geoffrey de Monmouth, De gestis Britonum IX 143 = Reeve – Wright 2007:193 (trad. Mathey-Maille 1992:203). 86 Ellis 1928:88-89.

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Caswallon comme hauts-rois de Grande-Bretagne87 ou Hafgan comme haut-roi de l’Autre Monde88. Les regalia des derniers princes indépendants89 ont été pris en 1284, comme butin de guerre et symbole de la perte de l’autonomie, par Edouard Ier dans l’abbaye de Cymer où Llywelyn II les avait déposés à l’aube de sa dernière campagne deux ans plus tôt90. Composés essentiellement d’une relique de la « vraie croix », de joyaux et d’une couronne, dite « couronne d’Arthur »91, ils furent emmenés à Westminster, puis à Londres où ils furent détruits, avec d’autres bijoux de la couronne anglaise, sur l’ordre d’Oliver Cromwell en 1649. Une représentation de la couronne d’Arthur, telle qu’elle se présentait au seizième siècle après diverses modifications, se trouve peut-être dans un dessin de Lewis Dwnn représentant les armes de Galles92. Les investitures des princes de Galles, depuis que ce titre a été déclaré apanage de l’héritier de la couronne d’Angleterre par Edouard Ier en 1301, suivent une étiquette purement anglaise. En 1958, celle de l’actuel détenteur du titre a consisté essentiellement en la lecture des lettres patentes signées par sa mère, la reine Elisabeth II, à son couronnement et à la remise des « honneurs de Galles » : un sceptre en or, une bague, une épée et un manteau d’apparat. Aucun de ces objets n’est ancien : il a même fallu fabriquer une toute nouvelle couronne car le prince précédent, le roi déchu Edouard VIII, n’avait pas voulu rendre la sienne93 ! Man 87 Branwen ferch Llŷr = Thomson 1961:1,15. 88 Pwyll Pendefig Dyfed = Thomson 1957:2. 89 Au cours de la brève indépendance proclamée par Owain Glyndwr, héritier des anciens souverains du Powys, au début du quinzième siècle, celuici s’est fait couronner prince de Galles par un parlement convoqué à Machynlleth en 1404. Les éventuels regalia de cette cérémonie ont disparu aussi mystérieusement qu’Owain (cf. Henken 1996). 90 Davies 2000:296. 91 Son prédécesseur David Ier portait déjà cette couronne en 1240 (Annales de Tewkesbury = Luard 1864:I 115). 92 Meyrick 1846. 93 Ellis 2008.

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L’île de Man est passée très tôt sous le gouvernement d’une dynastie scandinave, sans qu’on puisse savoir si l’intronisation des rois s’est faite dès lors selon des coutumes indigènes traditionnelles ou selon des coutumes scandinaves importées. Au début du treizième siècle, une ode en l’honneur du roi Raghnall fait néanmoins encore mention de l’omen rendu par la pierre de Fál, laquelle ne criait à Tara que sous le pied d’un haut-roi d’Irlande légitime (cf. infra) : Noble fils de Sadhbh tu obtiendras (Que retentisse) la voix de la pierre de Tara....94

Un témoignage du dix-septième siècle décrit le rituel d’intronisation des souverains locaux tel que préservé par un document des archives officielles : il ne s’y trouve rien que de banal pour cette époque. [Le nouveau prince] devait venir en habits royaux et prendre place, face à l’est, au sommet de la colline du Tynwald sur un trône garni de coussins et d’étoffe royale, tenant devant lui son épée pointée vers le haut. Sur le troisième degré devaient siéger les barons et, à l’avant, les officiers et les juges (deemsters), ainsi que les clercs, les chevaliers et les squires, soit les principaux personnages de l’île là convoqués par les juges afin qu’ils pussent répondre à toutes les questions que le [nouveau] roi leur poserait quant au gouvernement de l’île ou à son bon plaisir. Le commun peuple devait se tenir au bas de la colline, policé par trois clercs. Les juges alors appelaient le coroner de Glanfaba, lequel [à son tour] appelait les autres coroners de Man, en armes (épée ou hache) et la verge à la main, et les maires (moors) représentant chaque canton (sheeding). Le coroner de Glenfaba dressait alors une barrière et proclamait l’interdiction, sous peine de mort et de démembrement, que quiconque causât quelque trouble pendant la durée du Tynwald. et, sous peine de pendaison et de démembrement, que quiconque osât murmurer ou protester en présence du roi. [Ensuite, il proclamait] que tous les barons et autres avaient à savoir [désormais] que celui-ci était leur seigneur et leur roi, l’héritier désigné de son père. Tous les barons de Man, les gens de bien et le commun peuple venaient jurer fidélité ; le commun peuple pouvait présenter ses chartes et [rappeler] comment elles avaient été obtenues. Les barons qui n’avaient pas

94 Ó Cuiv 1957.

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encore rendu hommage devaient le faire et si l’un ou l’autre d’entre eux ne se trouvaient pas dans l’île, ils avaient quarante jours pour se présenter et prouver leur droit sur une terre de l’île, rendre hommage et jurer fidélité, pour autant que le temps et les vents le permissent, sous peine de perdre temporairement leurs revenus au profit du roi. Il était ensuite traité des éventuelles affaires de félonie ou de trahison, et de tout ce qui touchait au gouvernement de l’île de Man. M. James Chaloner ajoute que le coroner de Glanfaba appelait les cinq autres coroners et tous, à genoux, remettaient les verges de leur office entre les mains du roi s’il était présent. Celui-ci appelait alors six autres hommes des six cantons et donnait une verge à chacun d’eux : à genoux, ils la recevaient et juraient d’exécuter correctement leur office sous la forme d’un serment que le plus âgé d’entre eux prononçait en manx95.

L’Écosse La plus ancienne description d’une investiture royale écossaise est celle du roi Aidan Ier en 574 : Colomba navigua jusqu’Iona et là, comme il en avait reçu l’ordre [d’un ange], il consacra comme roi Aidan, qui était [précisément] arrivé sur ces entrefaites ; parmi les paroles du sacre, il prophétisa le destin des fils, petits-fils et arrière-petits-fils d’Aidan et, imposant les mains sur la tête d’Aidan, il le consacra et le bénit96....

mais cette description doit sans doute beaucoup plus à des modèles bibliques qu’à la pratique indigène97. L’onction s’est en tout cas perdue par la suite car elle a fait l’objet de pressantes sollicitations des rois d’Ecosse, au moins depuis 1221, mais longtemps rejetées par le pape sous la pression des rois d’Angleterre : ce n’est qu’en 1329 que le roi David III put en bénéficier98.

95 Harrison 1876-1877:II 31-35. Cf. Megaw 1978:288. Sur la fonction de coroner (taoiseachdeor), voir Sellar 1989:9-11. 96 Adhamhnán, Vita sancti Columbae abbatis III 5 = Sharpe 1995:208. 97 Campbell 2003:50. 98 Cooper 2007.

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Les pratiques indigènes n’en ont pas moins perduré, et cela malgré le dégoût de rois dont l’éducation française répugnait à leur « barbarie » : ainsi, en 1124, les évêques eurent le plus grand mal à faire accepter par [David Ier] les rites d’hommage par lesquels la nation écossaise célébrait l’accession d’un nouveau roi, tant il les avait en détestation...99

Il faut attendre en fait 1249 pour obtenir une description précise d’un couronnement100 royal, celui cette fois d’Alexandre III : Les comtes, c’est-à-dire Lord Malcolm de Fife et Lord Malise de Strathearn, ainsi que beaucoup d’autres nobles conduisirent Alexandre, le futur roi, près d’une croix qui se dresse dans le cimetière à l’est de l’église [de Scone] et ils le firent s’asseoir sur le trône, paré de soie brodée d’or. L’évêque de Saint Andrews et ses concélébrants le sacrèrent roi ainsi qu’il se devait... Pendant que le roi trônait ainsi, les comtes et les autres nobles, genou fléchi..., étendirent leurs manteaux à ses pieds... Après qu’ils en eurent fini, l’un après l’autre, un Highlander, s’agenouillant brusquement devant le trône, salua le roi en erse et dit en baissant [respectueusement] la tête : “Salut à toi, roi d’Ecosse, Alexandre fils d’Alexandre fils de Guillaume fils d’Henri fils de David” et, continuant la proclamation, il déroula toute la généalogie des rois des Scots de bout en bout101.

Une glose précise que le trône (cathedram regalem) est en fait une pierre (scilicet lapidem)102 : évidemment la célèbre pierre de Scone, le plus célèbre des regalia d’Ecosse. Emmenée comme butin par Edouard Ier en 1296103, elle a été peu après enchâssée dans le trône du couronnement des rois d’Angleterre à l’abbaye de Westminster et son renvoi à Edimbourg sept cents

99 Squire 1960. 100 Rien n’indique qu’une couronne de quelque forme que ce fût ait fait partie de l’apparat royal ancien. Le premier roi couronné est Alexandre II, le père d’Alexandre III, que son sceau représente diadémé (Duncan 2003:151). 101 John Fordun, Gesta annalia XLVII-XLVIII = Broun 2003:188. 102 Duncan 2003:144. 103 Barrow 2003:199-201

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ans plus tard a été ressenti comme un grand moment historique par un grand nombre d’Anglais et d’Ecossais104. Son origine est entourée de légendes. On en a fait la pierre qui aurait servi d’oreiller à Jacob lorsqu’il aurait eu sa vision céleste à en croire la Bible105 ; on en a fait une pierre apportée d’Egypte par une fille de pharaon, Scotta, qui se serait exilé en Irlande et aurait laissé son nom aux Scots ; on en a fait la pierre d’inauguration des antiques rois d’Hispanie. L’un d’eux en aurait fait cadeau à son fils cadet dans l’espoir qu’elle le conduirait à se trouver un royaume propre : ce prince, Simon Breac, serait allé le trouver en Irlande et y aurait installé sa pierre à Tara – ç’aurait été alors la véritable pierre de Fál dont il sera traité plus loin –, d’où l’un de ses descendants, Fergus mac Fearchair, l’aurait amenée à Scone lorsqu’il eut conquis la Calédonie pour en faire un royaume scot106… En fait, il s’agit d’un bloc de pierre local, extrait des environs de Scone : peutêtre un travail romain utilisé pour prétendre à une légitimité impériale, en tout cas la pierre d’inauguration traditionnelle des rois d’Ecosse depuis la fin du haut Moyen Âge107. A côté de tout cela, deux documents tardifs s’avèrent bien plus éclairants car ils décrivent un rituel beaucoup plus archaïque : celui de l’inauguration des rois et lords des Iles, princes d’une dynastie issue d’un conquérant des îles de la côte occidentale de l’Ecosse au douzième siècle et qui ont régné jusqu’en 1493. Le premier est un témoignage recueilli auprès d’un gardien des traditions, Hugh MacDonal, qui semble relater un rituel remontant au moins au XVe siècle : Il me paraît bon de mentionner en outre le cérémonial de la proclamation du lord des Iles. Y participaient parfois l’évêque d’Argyll, l’évêque des îles et sept [autres] prêtres mais toujours [au moins] un évêque, ainsi que les chefs de toutes les grandes familles et un brehon des îles. Il y avait une pierre carrée, longue 104 Welander 2003. 105 William Rishanger, Opus chronicorum = Halliwell 1840:135. 106 Broun 2003:193-196. 107 La première représentation apparaît sans doute sur une croix en pierre du dixième siècle (Duncan 2003:142) et la première mention explicite à la même époque dans la Coimpeart nÁodháin mhic Gabhráin (48 = Clancy 1998:182). Quant au nom original de Scone Scoine Sciaithbhinne ”Scone des Boucliers Sonores”, il révèle peut-être un autre élément du rituel d’intronisation royal (Skene 1867:97).

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de sept ou huit pieds [et] marquée de l’empreinte d’un pied humain, sur laquelle [le nouveau lord] se tenait afin de signifier qu’il marcherait sur les traces et dans la droite ligne de ses prédécesseurs, et [aussi] qu’il était investi de toutes ses possessions. Il était vêtu de blanc pour montrer qu’il était innocent, de cœur juste, qu’il serait une lumière pour son peuple et qu’il maintiendrait la vraie religion. Il recevait alors en main une baguette blanche signifiant qu’il avait [désormais] le pouvoir de gouverner non pas de manière tyrannique et partisane mais avec modestie et objectivité108.

L’autre témoignage est celui de Martin Martin, un érudit écossais, vers 1695 : Il y avait [à Finlaggan, sur l’île d’Islay] une grande pierre carrée, de sept pieds de côté, sur laquelle se voyait une profonde entaille faite pour recevoir le pied de MacDonald car c’était debout sur cette pierre qu’il était couronné roi des Iles et qu’il prêtait serment de laisser ses vassaux jouir de leurs fiefs et de rendre la justice à tous ses sujets. L’épée de son père lui était alors mise en main [et] l’évêque d’Argyll ainsi que sept prêtres l’oignaient roi en présence de tous les chefs de clans des îles et du continent qui étaient ses vassaux. Après quoi, l’orateur [officiel] récitait la liste de ses ancêtres109.

La vraisemblance de ces deux témoignages est renforcée par les fouilles de la résidence traditionnelle des seigneurs des Iles à Finlaggan, confirmant ce qu’ils en avaient dit, par le témoignage de Thomas Pennant qui a encore vu la pierre de couronnement et son podomorphe en 1772110, et aussi par le fait que les fouilles de Dunadd, la résidence principale des rois du Dálriada, souche des rois d’Ecosse, ont montré une butte d’inauguration centrée sur une pierre à podomorphe et un bassin, sans doute destiné à un bain ou une onction rituels111. Aux temps plus récents (et hormis la pierre de Scone), les regalia des rois et reines d’Ecosse n’ont été que des joyaux 108 MacPhail 1914 :23-24. Cf. Mac Cana 1968 ; Bannerman 1977:224-225. Le brehon est le juriste expert. 109 Martin 1703:273. 110 Pennant 1776:258. Cf. Caldwell 2003. 111 Campbell 2003 :46-48.

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étrangers à l’héritage indigène. Ces « honneurs d’Ecosse » remontent aux quinzième et seizième siècles et sont un sceptre en argent offert en 1494 à Jacques II par le pape Alexandre VI, une épée offerte au même en 1507 par le pape Jules II et une couronne, elle-même refaite en 1540 sur l’ordre de Jacques V. Depuis 1818, ils sont exposés au château d’Edimbourg112. Il a néanmoins été remarqué qu’au moins par un détail le cérémonial des couronnements écossais reste fidèle aux rites les plus anciens : alors qu’ailleurs ce sont les plus hauts dignitaires ecclésiastiques qui sacrent le nouveau roi − par exemples l’archevêque de Cantorbéry en Angleterre ou celui de Reims en France −, leur rôle est tenu jusqu’au dix-septième siècle par le héraut d’armes suprême (titré Lyon King of Arms), héritier du barde qui proclamait la généalogie et donc la légitimité du nouveau souverain113. L’Irlande Comme le plus souvent, c’est la tradition irlandaise qui propose la plus riche documentation. Plusieurs descriptions de rituels entourant l’accession d’un nouveau prince ont ainsi été préservés114. Dans le légendaire cycle d’Ulster, il est ainsi exposé un rituel divinatoire qui aurait conduit à l’identification du candidat légitime : Une réunion se tint à cette époque pour savoir s’il se trouverait quelqu’un qui pût être sacré [haut-]roi car on supportait mal que Tara, le siège de la souveraineté sur [toute] l’Irlande, ne fût pas sous l’autorité d’un roi... Les rois qui prirent part à cette réunion... organisèrent le festin du taureau (tarbfhes) pour savoir à qui donner la royauté. Voici en quoi consistait ce festin du taureau : un taureau blanc était tué, [puis] un homme devait se gaver de sa viande et du bouillon [de sa cuisson] et s’endormir ; quatre druides chantaient ensuite sur lui une incantation de vérité [et] il voyait en rêve celui qui devait être fait roi, sa figure, 112 Burnett – Tabraham 1993. 113 Lyall 1977. 114 Le De principatu (Wasserschleben 1885:131-141) des canons catholiques irlandais ne décrit que des rituels empruntés à l’Ancien Testament.

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son caractère, son allure et ce à quoi il était occupé. Quand l’homme se réveilla, il dit aux rois qu’il avait vu un jeune noble robuste, portant deux ceintures rouges et se tenant auprès du lit d’un malade à Eamhain Macha115. Le roi Eidirscéal mourut. Les Irlandais organisèrent alors un festin du taureau, c’est-à-dire qu’on tuait un taureau, qu’un homme se rassasiait de viande et de bouillon de cuisson, puis s’endormait tandis qu’une incantation de vérité était chantée sur lui, et celui que cet homme voyait en rêve, celui-là devenait le nouveau roi... Or voilà que l’officiant vit dans son sommeil un homme nu, au crépuscule sur la route de Tara, avec une balle dans sa fronde116.

D’autres présages étaient censés confirmer cette légitimité, impliquant manifestement des regalia : Il y a à Tara un char royal. A ce char sont attelés deux étalons de même robe et qui n’ont jamais connu le harnais jusqu’à ce jour. Pour qui n’est pas destiné à être investi de la [haute-] royauté de Tara, [le char] penche de telle sorte qu’il ne peut pas le contrôler et les étalons regimbent. Il y a un manteau royal sur le char et [ce manteau] s’avère trop toujours trop grand pour qui n’est pas digne de la royauté de Tara. Il y a aussi deux pierres à Tara, Bloc et Bluicne. Quand elles acceptent un [prétendant], elles s’écartent devant lui pour laisser passer son char. Il y a là aussi Fál, le pénis de pierre, au sommet de la course du char. Si un homme est destiné à être roi de Tara, l’essieu de son char fait crier Fál si fort que tous l’entendent. Par contre, les deux pierres Bloc et Bluicne ne s’écartent pas devant celui qui ne doit pas être roi de Tara et elles sont [de fait] disposées de telle sorte qu’on ne peut normalement passer entre elles qu’une main à plat et Fál ne crie pas contre l’essieu de celui qui ne doit pas être roi de Tara117.

115 Seirghligue Chonchulainn 21-23 = Dillon 1953:8-9. 116 Toghail bruidne Dhadhearga 11-13 = Knott 1936:4-5. Sur ce rituel : Dillon 1975:108-109. 117 Do shíol Chonairi Mhoir = Gwynn 1911-1912 139-140.

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Un jour, Conn [Céadchathach] se trouvait à Tara après que les autres rois [vassaux] étaient repartis. Il monta sur le rempart de Tara, précédé de ses trois druides Maol, Bloc et Bluicne, en compagnie d’Eochu Corb et du file Ceasarn... Il vit une pierre près de son pied et marcha sur elle : elle cria si fort qu’elle fut entendue dans tout Tara. Conn interrogea le file sur ce qu’était cette pierre et sur la signification de son cri. Le file demanda un délai de cinquante trois jours. Grâce à son pouvoir de devin, il fut alors capable de répondre : le nom de la pierre était Fál... et le nombre de cris poussés sous le pied de Conn annonçait le nombre de rois de sa descendance qui régneraient sur l’Irlande...118

Plusieurs éléments de ces rituels se retrouvent dans des descriptions d’inaugurations historiques. Le bouillon de viande reparaît dans la plus célèbre : celle donnée par un archidiacre anglo-normand, Giraud de Barri lors d’un séjour dans l’île en 1185 : Tout au nord de l’Ulster, en Tyrconnell, vit un clan dont le roi est couronné selon un rite incroyablement barbare et détestable. On amène une jument blanche et, devant toute la population assemblée, le prince qui [selon moi] acquiert ainsi non pas la dignité d’un roi mais celle d’une bête, copule alors bestialement et sans pudeur avec l’animal. Aussitôt après, la jument est tuée et dépecée et sa viande est mise à bouillir dans de l’eau, puis ce bouillon sert de bain pour le roi. Tout en s’y baignant, il mange les morceaux de viande qu’on lui présente et le peuple à l’entour mange les autres. Toujours dans le bouillon, le roi puise et boit autour de lui sans se servir ni d’un récipient ni de ses mains mais en lapant seulement avec sa bouche. Quand ce rite impie est accompli, le sacre est achevé et le roi voit son règne et son autorité reconnus119.

La crudité du rituel a choqué de nombreux bons esprits refusant d’admettre que la très catholique Irlande ou les Celtes idéaux de leurs fantasmes aient pu commettre de tels actes. Dès 118 Baile an scáil 1-4 = Meyer 1901:458-459. 119 Giraud de Barri, Topographia hibernica III 25 = Dimock 1867:169.

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la première publication des œuvres de Giraud, un noble irlandais exilé en Espagne a hautement protesté et, de bonne foi et sans doute sur le témoignage de membres de la famille royale exilés comme lui, il témoigne que le sacre des roitelets du Tyrconnel ne comportait pas les rites bestiaux décrits par Giraud : Giraud n’est qu’un menteur et un calomniateur... [En fait], il y a en Tyrconnell un château du nom de Ciall Mhic Nianáin... où les dignitaires les plus éminents du Tyrconnell, tant d’Eglise que séculiers, se réunissent... Une messe solennelle est d’abord célébrée dans l’église de saint Colomba, puis la verge qui sert de sceptre et dont la remise sanctionne l’accession du nouveau roi est bénie. Le futur souverain communie après avoir reçu en confession l’absolution de ses péchés. Il prête alors serment de rester toujours fidèle à la vraie foi de l’Eglise catholique et de gouverner son royaume avec justice. A leur tour, les magnats lui jurent fidélité. Suivi d’eux, il sort de l’église, monte le cheval et reçoit la verge mentionnée ci-dessus... La clameur générale le proclame enfin comme le O’Donnell, c’est-à-dire le roi de Tyrconnell120.

Ces dénégations ne sont plus aujourd’hui reconnues comme recevables. Non seulement il subsiste un bon nombre d’indices témoignant que l’intronisation d’un nouveau souverain était bien vu comme une hiérogamie entre lui et son royaume assimilé à une déesse hippomorphe121, mais il en est même qui laissent entrevoir la performance effective ou au moins simulée de la copulation bestiale dans l’Antiquité celte122. Surtout, il a été bien reconnu que le rituel décrit par Giraud s’inscrit dans une continuité pan-indo-européenne dont le paradigme est le rituel indien de l’aśvamedha mais dont des formes, diverses et diversement édulcorées, ont pu être discernées dans un grand nombre de traditions indo-européennes, de l’Inde à l’Ecosse en 120 Philipp O’Sullivan, Zoilomastix = MacKendry 1997:528. 121 Le cheval monté par le nouveau roi à l’issue du rituel décrit par Philipp O’Sullivan en est sans doute une édulcoration secondaire et bien compréhensible entre l’époque du passage de Giraud de Barri et le seizième siècle. 122 Sterckx 2009a:223-240, 2010a, 2010b:41-43. Les thèses de Peña Granas 1994, 2004 sur la représentation de rites similaires dans l’iconographie celtibère, sans être invraisemblables, restent encore audacieuses.

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passant par la Perse achéménide, la Grèce, Rome, la Scandinavie et quelques autres123. Jusqu’à aujourd’hui, la locution irlandaise pour désigner une investiture royale est bannaí ríghe “mariage du royaume”124. Certes, il est pratiquement sûr que la copulation effective du Tyrconnell était une survivance exceptionnelle et que le christianisme sincère de l’Irlande médiévale ne pouvait que condamner pareil rite si peu catholique. Une trace de cette condamnation apparaît encore dans un miracle attaché à saint Mullin : dans un rituel attaché à l’accès au trône du Leinster, il remplace la consommation de viande chevaline par celle, moins sulfureuse, de viande de mouton : Le maître de maison leur souhaita la bienvenue mais il ne se trouvait pas d’autre nourriture pour eux dans sa maison qu’un morceau de cheval. Il fut mis à cuire dans le chaudron et Mullin bénit la maison et le chaudron car il savait bien que c’était de la viande chevaline qu’on y préparait : ainsi, quand le contenu du chaudron fut servi, il se trouva que la viande avait été changée en un quartier de mouton. Le quartier de mouton fut présenté à Mullin qui en fit le partage, puis bénit la lignée du maître de maison et c’est ainsi qu’elle devint la lignée royale du Leinster125.

Le coït marital entre le nouveau roi et son royaume n’en est pas moins resté symbolisé à travers des rituels plus allusifs qui transparaissent encore dans d’autres descriptions qui ont survécu d’intronisations royales126.

123 Sterckx 2010a (avec la bibliographie). 124 Dillon 1961:195, 1975:108. La Feis Teamhrach, la grande fête royale dont le nom est généralement traduit comme le Festin de Tara, est en fait explicitement une hiérogamie : le mot feis est le nom verbal du verbe faoidhim “copuler” (Carney 1955:334 ; Cf. Binchy 1958). Sur le thème de l’accession au trône conçue comme une union sexuelle entre le roi et son royaume dans le monde celte et indo-européen, voir notamment MacCana 1955-1959 ; Draak 1959:656-660 ; Dumézil 1968-1973:II 329-574. 125 Stokes 1907:421. Cf. Sterckx 2009a:236-237. 126 L’ouvrage essentiel et indispensable sur les intronisations irlandaises est FitzPatrick 2004. Le thème de la souveraineté à face hideuse se métamorphosant en la plus belle des amantes pour qui sait la conquérir se rattache au même symbolisme : cf. Bromwich 1961.

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Les annales du Connaught rapportent ainsi un « mariage royal » traditionnel en l’année 1310 : Feidhlimidh, fils d’Áodh mac Eoghain, fut conduit... à Carnfree et fut proclamé roi selon la coutume des saints et de Dachonna d’Assylin en particulier, d’une manière aussi royale et aussi éminente que tout autre de sa lignée depuis le temps de Brian, le fils d’Eochu Muighmheadhon jusqu’à ce jour. Et quand Feidhlimidh, fils d’Áodh mac Eoghain, eut épousé la province de Connaught, son père de pagerie127 veilla sur lui pendant la nuit selon la coutume des anciens et des vieux livres. Et ce fut le plus beau mariage royal (banais rige) qui eût jamais été en Connaught jusqu’alors128.

La vie de saint Mogue préserve le rituel d’investiture de l’un des sous-royaumes du Leinster : Voici le rite de l’inauguration du roi de Breffney. Douze titulairers des domaines de Mogue129 doivent l’accompagner en procession, à savoir O’Farrely, O’Fergus, O’Shallow, O’Connaghty, Magauran, O’Duffey, O’Duigenan, O’Cassudy [et] ceux de Fenagh, de Cloone et de Killarga... Le groupe est présidé par O’Duffey ou par son successeur car c’est lui qui a été le père de pagerie de Mogue et c’est cet O’Duffey qui remet le sceptre au [nouveau] roi de Breffney : une baguette obligatoirement coupée sur le coudrier de Mogue au mont Seskin, dans l’ermitage du saint130. Le nouveau roi fait alors cadeau de son habit et de son cheval –

127 Maolruanaidh mac Diarmada. Selon une note des annales de Connaught pour 1461, c’est ce vassal qui était chargé de chausser le pied du nouveau prince lors de son inauguration (Annála Connacht 1461 = Freeman 1944:504 ; cf. Ní Seaghdha 1963:157) et ce geste rituel était indispensable pour être sacré roi du Connaught (ou, après la perte du titre royal, le O’Conor, titre porté encore aujourd’hui par l’héritier des droits). Un autre vassal, O’Maolchonaire, est en charge de remettre le sceptre : Byrne 1973:15-16. 128 Annála Connacht 1310 = Freeman 1944:223. Cf. Dillon 1961 ; Byrne:1617 ; Clancy 2003:85-87. 129 Maodhóg, le nom sous lequel il est vénéré en irlandais, est l’hypocoristique de son nom officiel, Áodh mac Séadna, cité plus bas dans le texte. 130 Le fait qu’il s’agit d’une baguette de coudrier signale manifestement ici qu’il s’agit d’un rituel d’origine préchrétienne (cf. Watson 1981:176-177).

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ou de l’équivalent stipulé plus haut131 – à la communauté de Mogue : un tiers doit en revenir à O’Duffey ou à son successeur en l’honneur de la pagerie de Mogue et deux tiers au groupe susmentionné. Nul ne peut être roi sans avoir été investi de cette façon... Voici donc les dûs du Leinster à Mogue : l’habit que porte le roi du Leinster le jour où il est investi, à l’exception de sa tunique en soie et de son épée personnelle132, [et en plus] un de ses souliers plein d’argent. Et le successeur de Mogue doit tourner trois fois autour de lui. Si c’est [bien] lui ou son successeur qui met le sceptre dans la main du [nouveau] roi, celui-ci s’avèrera éminemment fort et valeureux133.

L’importance de la chaussure dans le rituel reparaît dans de nombreuses élégies bardiques à travers la désignation d’un roi ou d’un chef comme un « homme à l’unique soulier d’or » (fear an aonais óir)134 ou dans le droit exclusif du chef de clan mac Diarmada de chausser le pied nu du nouveau roi de Connaught Feidhlimidh Fionn O’Conor fut inauguré par O’Donnell, MacWilliam et MacDermot de la même façon que tout autre l’avait été avant lui et c’est MacDermot qui lui mit la chaussure135 ... Ce rite comptait parmi les indispensables pour la légitimation d’un nouveau roi selon John O’Donovan : il lui fallait 1° être du même sang que le premier conquérant du pays, être exempt de défauts physiques et être en âge de conduire ses hommes au combat ; 131 Dix chevaux ou vingt têtes de bétail. 132 Le don, après la cérémonie de l’habit du sacre au file (poète-devin officiel) – ou plus tard, dans les formes plus “catholiques” du rituel, au(x) dignitaire(s) ecclésiastique(s) qui a repris son rôle – constitue en fait un autre rite de mariage : jusqu’au dix-septième siècle la loi prévoyait, aussi bien dans le monde gaélique qu’au Pays de Galles, que le barde ou le poète officiel devaient recevoir l’habit de la mariée (ou son équivalent monétaire) après la complétion de la cérémonie (Byrne 1973:20). 133 Beatha Mhaodhóig Fearna = Plummer 1922:I 256-257. Voir plus loin le symbolisme fonctionnel des dûs du Leinster. 134 O’Brien 1952-1954:351. Cf. Dillon 1973b ; Ó Catháin 1996-1997. 135 Cf. supra p.xxxx .127.

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2° être agréé par la majorité des hommes libres ; 3° être inauguré en un endroit reconnu par une longue tradition et où se trouve une pierre sacrée ; 4° en présence du chroniqueur officiel du pays, lequel devait lui lire les lois réglant sa conduite et recevoir son serment qu’il leur obéirait ; 5° recevoir de l’historien ou d’un autre dignitaire investi de ce privilège une baguette blanche qui serait son sceptre, le signe de sa pureté et de sa droiture et celui que son peuple devrait lui obéir ; 6° après avoir reçu cette baguette blanche, avoir un pied chaussé par l’un de ses vassaux, ou encore que celui-ci jette une chaussure par dessus sa tête en signe de bonne chance136 ; 7° avoir, après ces rites, son nom de famille, sans prénom, proclamé par l’un des vassaux présents et l’entendre répété par les clercs et les laïcs de l’assistance ; 8° enfin tourner trois fois dans un sens et trois fois dans l’autre pour voir son peuple et son territoire dans toutes les directions137.

Si le pied du nouveau prince est souvent mis dans une chaussure, il est aussi souvent mis dans un le sol même du royaume, inséré cette fois dans un podomorphe. La plupart des « pierres de couronnement » sont en effet marquées d’un tel motif : un témoin du seizième siècle, Edmund Spenser décrit le rite et affirme avoir vu un bon nombre de telles pierres : Il est de coutume partout en Irlande que, lorsqu’un des chefs ou des capitaines est décédé, ses gens se réunissent pour investir son successeur en un lieu traditionnel et connu de tous... L’usage est que le nouveau chef se tienne [alors] sur une pierre réservée pour ce rituel, généralement au sommet d’une colline. J’ai vu sur certaines de ces pierres l’empreinte d’un pied réputée être celle du premier chef. Debout sur cette pierre, le nouveau chef prête serment de respecter scrupuleusement toutes les coutumes ancestrales et de transmettre sans problème sa propre succession à son taniste (= héritier désigné). Une baguette lui est alors donné par quelqu’un dont c’est l’office 136 Sur ce rite, signalé dans la description du couronnement d’un roi O’Néill (Mac Coy 1970), cf. infra. 137 O’Donovan 1844:451-452. Pour la valeur de ce témoignage, voir Dillon 1975:111-112.

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particulier, et il tourne alors trois fois dans un sens, puis trois fois dans l’autre. Pour ce qui est du taniste, il est investi en ne mettant qu’un de ses pieds sur la pierre138...

Dans le catalogue des vingt-trois pierres à podomorphe encore connues aujourd’hui en Irlande, six au moins sont indiscutablement des pierres de couronnement139 : l’exemple le plus fameux est sans doute celui de la pierre d’inauguration des rois de Connaught sur laquelle ces princes et leurs successeurs étaient investis à Carnfree et qui est aujourd’hui conservée devant la façade de leur résidence ancestrale, Clonalis House à Castlerea140. La baguette blanche141 servant de sceptre apparaît comme un autre des attributs constants des princes. Les souverains de l’Autre Monde la tiennent également mais la leur est d’une nature particulière : Oirbsiu Manannán est ainsi le maître de la musique merveilleuse qui ravit – y compris au sens propre – tous ceux qui l’entendent, leur faisant perdre la conscience du temps en les endormant dans une béatitude édénique : autrement dit en les tuant (provisoirement, puisque les Celtes croient en des « renaissances » périodiques aussi bien pour le monde – les éons – que pour les individus) et cette musique est produite par une branche des arbres du verger paradisiaque : Un jour de mai, à l’aube, Cormac se trouvait seul sur le rempart de Tara et il vit venir un prince aux cheveux gris et à la mine grave, vêtu d’un sayon pourpre à franges, d’une tunique brodée d’or et de chaussures en bronze blanc ; il portait une branche en argent chargée de trois fruits en or et c’était un plaisir sans pareil que d’entendre la musique qu’elle produisait : même les blessés les plus douloureux, les femmes en couches et les malades s’endormaient paisiblement en entendant le son qui en sortait lorsqu’elle était agitée...142

138 Renwick 1970:7. 139 FitzPatrick 2004:111. 140 Jones 1922-1923. 141 Dans le cycle d’Ulster, celle du roi Conchobhar est en argent (Fleadh Bhricreann 21 = Stern 1903:155). 142 Eachtra Chormaic i dTir Tairngire 25 = Stokes 1891:193. Cf. Sterckx 2009a:135-178.

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arbre dont l’une des particularités surnaturelles est de porter simultanément trois sortes différentes de fruits : Il fructifie trois fois chaque année et il donne à chaque fois neuf cents boisseaux de fruits : des pommes magnifiques et savoureuses, des noisettes rouges et rondes, des glands bruns et pesants…143

ce qui laisse envisager que l’arbre d’or de Manching, évoqué ci plus haut, pourrait avoir en fait été la représentation d’un tel sceptre divin... Après avoir, comme relaté plus haut, foulé la pierre de Fál sur le rempart de Tara, le roi Conn Céadchathach connaît une autre aventure : il est magiquement mis en présence du dieu Lugh et d’une femme de la plus grande beauté, la Souveraineté de l’Irlande : Ils se trouvaient dans une plaine où il y avait un arbre en or et un palais long de trente pieds et dont l’arche était en or. Ils y entrèrent et y virent une jeune femme couronnée d’or et qui siégeait sur un trône en cristal, derrière un tonneau en argent cerclé d’or. Un plat en or se voyait devant elle et un hanap en or. Ils virent aussi le Spectre sur son trône, son pareil en gloire n’avait jamais été vu à Tara. Le Spectre leur dit : “Je ne suis ni un fantôme ni un revenant... Mon nom est Lugh... et je vais révéler [à Conn] la durée de son règne et celle de tous les rois qui règneront à Tara jusqu’à la fin des temps”. La jeune femme était la Souveraineté de l’Irlande. Elle présenta de la nourriture à Conn... Lorsqu’elle en vint à présenter à boire, elle demanda en l’honneur de qui servir le hanap rempli de la bière rouge de la souveraineté et [Lugh lui énuméra tous les rois à partir de Conn]144.

Le thème du hanap rempli de la liqueur enivrante du pouvoir145 a été bien reconnu et exploré dans la littérature irlandaise ancienne et il a même été reconnu comme pancelte et hérité très vraisemblablement d’un très lointain passé indo143 Dinnsheanchas de Rennes 160 = Stokes 1894-1895:XVI 278. 144Baile an scáil 6-9 = Meyer 1901:459-460. Cf. Carey 2005:40-48. 145 Il s’y trouve sans aucun doute aussi un jeu de mot tel qu’en raffolaient les Irlandais : ici entre flaith « souveraineté », (dearg)láith ”bière (rouge)” et láth « rut ».

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européen : l’identification du pouvoir royal à une ivresse incarnée par une déesse “Enivrante” est assurée dans l’épopée irlandaise par tout le dossier de la déesse Meadhbh, dans le monde celte ancien par son homonyme Médu(a)na, comme héritage indo-européen par leur correspondance étroite avec la déesse indienne Mādhavī146. Et ce n’est certainement pas une coïncidence fortuite si le nom de cette incarnation de la souveraineté, (littéralement ‘de jument enivrante » !) a des aspects équins147, rejoignant la jument des inaugurations « asvamédiques ». Mais la corne ou le hanap du prince se brisent lorsqu’il perd sa légitimité et la liqueur enivrante du pouvoir lui échappe alors immanquablement. C’est le cas s’il s’écarte de la vérité : Un hanap en or fut apporté au prince148 et Cormac s’extasia de la richesse et de la nouveauté de son travail. « Ce n’est pas sa plus grande vertu », révéla le prince. « Qu’on prononce trois mensonges sur ce hanap et il se brisera en trois, que l’on énonce ensuite trois vérités et il se retrouvera intact... Emmène ta famille et reçois ce hanap afin de pouvoir [désormais] distinguer le vrai du faux, et tu auras aussi ma branche pour qu’elle t’offre sa musique et son plaisir »...149

car la vérité du prince constitue la condition la plus indispensable de sa légitimité tant en Irlande que dans bien d’autres cultures indo-européennes anciennes : tout jugement injuste ou toute résolution tournant à mal le disqualifient explicitement150. 146 Dumézil 1968-1973:II 316-353 ; Brenneman 1997 ; Sterckx 2009a:305308. 147 Edel 2006:97. 148 Il s’agit de Manannán mac Lir en sa Cour de l’Autre Monde. La branche dont il fait cadeau à Cormac, en même temps que du hanap magique, est son sceptre merveilleux fait d‘un rameau de l’arbre portant à la fois trois sortes de fruits (cf. supra). 149 Eachra Chormaic i dTir Tairngire 52-53 = Stokes 1891:197-198. 150 Dillon 1947 ; Hartmann 1997-2003. Un lai arthurien anglo-normand du douzième siècle, tirant très probablement son inspiration de sources brittoniques, conte comment le roi Arthur reçoit, lui aussi, une corne à boire de l’Autre Monde et comment celle-là révèle magiquement les fraudes et les mensonges de tous ceux qui tentent d’y boire, jusqu’au roi lui-même mais ce dernier se rachète heureusement par un jugement juste (Robert Biket, Le lai du cor = Erickson 1973 ; cf. Bruckner – Burgess 2006:205-206).

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De fait, comme déjà dans le monde celte ancien151, la corne à boire ou le hanap figurent naturellement parmi les regalia des anciens princes irlandais : un exemple fameux en est la Kavanagh Charter Horn, l’un des insignes royaux de la lignée des Mac Morrough Kavanagh de Leinster, aujourd’hui déposé au National Museum de Dublin152. Les descriptions des rituels d’investiture signalent notamment que le roi portait pour l’occasion un habit blanc immaculé. Le sens en apparaîtra ci après mais il est aussi précisé que cet habit n’était porté que pendant le sacre et qu’il était immédiatement donné à l’un des officiants. Il est néanmoins vraisemblable que les princes irlandais ont pu, au moins parfois, être distingués par le port d’un habit à eux seuls réservé : l’un des premiers rois de la légende aurait ainsi promulgué une loi somptuaire C’est le même Tighearnmhas [mac Follaigh]... qui introduisit en Irlande la loi prescrivant que l’habit d’un esclave ne soit que d’une seule couleur, celui d’un paysan que de deux, celui d’un cadet ou d’un mercenaire que de trois, celui d’un seigneur que de quatre, celui d’un chef de clan que de cinq, celui d’un ollamh que de six, celui d’un roi ou d’une reine que de sept153...

et en une occasion, le roi Ailill de Connaught essaie de faire passer son bouffon pour lui-même en lui faisant porter son arroi royal : Que mon bouffon revête mes habits, qu’il mette sur sa tête ma couronne royale (min rig)154.

L’Áirne Fhinghéine est un texte d’importance majeure car, remontant au moins au dixième siècle, il paraît décrire à travers l’accession du roi Conn Céadchathach – un prince vraisemblablement mythique censé avoir régné au deuxième

151 Voir l’importante étude d’Arnold 1999. 152 Il s’agit en fait d’une défense d’éléphant dont la monture semble pouvoir être datée du douzième siècle (Ó Floinn 1981). Nous remercions Marie Plismier et le Dr. Andy Halpin, tous deux du National Museum of Ireland, pour l’aide qu’il nous ont apportée sur cet objet. 153 Geoffrey Keating, Foras feasa ar Éirinn I 25 = Comyn – Dinneen 19021914:II 122. Cf. O’Curry 1873:II 88-90. 154 Táin bó Cuailnge = O’Rahilly 1976 49.

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siècle de notre ère155 – une naissance du monde selon les croyances de l’Irlande préchrétienne156. Il associe aussi cette accession à trois trésors trifonctionnels157 qui peuvent être tenus pour des regalia : Les trois plus grands trésors d’Irlande ont été découverts cette nuit : - le casque de Brian du síodh de Rathcroghan ; Breo mac Smeathrach, l’artisan d’Aonghus mac Umhoir, l’a fabriqué ; c’est un casque en améthyste sommé d’ue pomme grosse comme une tête humaine, orné de cent fils de gemmes diverses, de cent tresses en or rouge et de cent chaînettes en bronze blanc ; pendant de longues années jusqu’à cette nuit, il est resté caché à la Mórríoghan dans la source du síodh de Rathcroghan et il est resté ainsi dans le secret de la terre jusqu’à cette nuit ; - le damier de Criomthann Nia Náir, que celui-ci a ramené de l’assemblée de Fionn quand il est parti en expédition avec Nár le borgne de l’œil gauche du síodh de Badhbh ; [ce damier] est resté dans le secret de la mer, caché dans le château d’Usnagh jusqu’à cette nuit ; - le diadème158 de Laoghaire mac Luigdeach Láimhfhinn, fabriqué par Leann Linfhiachrach mac Bánbhoilg Banna : les

trois filles de Fainnle mac Duibh Dároth, du síodh de Fionnachadh, l’ont trouvé cette nuit après qu’il fût resté longtemps caché, depuis la naissance de Conchobhar Abhradhruadh jusqu’à cette nuit159.

Ce recours au symbolisme fonctionnel a également été bien remarqué dans l’énumération des dus du Leinster énumérés 155 Ó hÓgháin 2006:115-118. 156 Sterckx 2009b. 157 Sterckx 2009b:64-65. 158 L’objet désigné ici par le terme mionn est de nature et de forme incertaines. Le mot lui-même est vague, si ce n’est qu’il désigne un bijou particulièrement sacré et sur lequel il est coutume de prêter serment - d’où le fait que, en irlandais moderne, il peut revêtir les sens “couronne, diadème”, « trophée », « relique » et « serment » (cf. Byrne 1973:22). Il n’est d’ailleurs pas exclusivement royal. A époque ancienne, il apparaît non comme une couronne ni un diadème mais comme un couvre-chef complet puisqu’une reine peut s’en servir pour dissimuler sa calvitie (Geneamhain Áodha Sláine : Best-Bergin 1929 :133 ; cf. O’Curry1873: III 193-198) ! 159 Áirne Fhinghéine 5 = Vendryes 1953.

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dans la vie de saint Mogue : l’habit, régulièrement signalé par ailleurs comme d’un blanc immaculé qui est la couleur emblématique de la fonction sacerdotale, est remis au file, le poète inspiré qui est l’héritier du druide préchrétien, relève de la première fonction ; l’arme guerrière relève évidemment de la deuxième, et la chaussure pleine d’argent réunit deux traits essentiels de la troisième, soit la richesse matérielle et la fécondité sexuelle160. Qu’il s’agit vraisemblablement d’une conception extrêmement ancienne ressort du fait que ses parallèles exacts se découvrent dans l’Odyssée, où Ulysse reçoit un habit, une arme et des chaussures lorsqu’il retrouve son épouse et, à travers elle, la royauté qu’elle incarne161, aussi bien que dans le vénérable rituel indien du rājasūya durant lequel le souverain, consacré par un prêtre, un guerrier et un roturier issus respectivement de chacune des trois classes fonctionnelles, reçoit similairement un vêtement consacré religieusement, une arme et une chaussure162. Une partie des rituels d’intronisation ancestraux ont été préservés jusqu’aux derniers règnes irlandais : ainsi, le dernier roi reconnu de la lignée du Munster, Donal IX (1558-1596) est représenté en 1568 tenant la baguette blanche, la couronne du Munster, l’anneau de saint Cormac et l’ordre du Niadh Nask censé perpétuer le torque en or des anciens chevaliers royaux du Munster. Ces regalia, encore propriété de ses descendants, sont aujourd’hui exposé au Cashel Heritage Centre163. Et l’investiture par remise de la baguette blanche au nouveau prince debout sur la pierre des couronnements est encore pratiquée, remise à l’honneur dans certaines lignées telle celle des O’Dogherty164... Ouvrages cités Alföldi A. (1949) The Bronze Mace from Willingham Fen, Cambridgeshire. Journal of Roman Studies XXXIX:19-22. André J. (1962) Pline l’Ancien. Histoire naturelle - Livre XVI. Paris. 160 Pour le symbolisme sexuel du pied et de la chaussure, cf. supra. 161 Cf. Meulder 2002. 162 Dubuisson 1978. 163 Ellis 1999:pl. III-IV ; pour le Niadh Nask, id.:290-295. 164 Ellis 1999:250 et pl. XV.

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ANALYSE STRUCTURALE DU RITUEL DE COURONNEMENT DES ROIS DE FRANCE1

Jacques NÉPOTE Chargé de recherches au CNRS Résumé Les rituels d’investiture des rois de France sont, finalement, mal connus. Jacques Népote, non seulement retrace les cérémonies publiques se déroulant dans la cathédrale de Reims, mais, surtout, analyse les rituels privés qui font passer le Roi de l’état de simple mortel à celui d’élu et de représentant de Dieu. La Reine est associée au corps glorieux du Roi, qui devient interface entre l’ordre cosmique des Dieux et l’ordre politique des Hommes. Il a deux corps, un corps humain et mortel, un corps céleste et éternel, cosmique. Véritable Loi Fondamentale du royaume, le rituel fixe non seulement le cadre de l’exercice du pouvoir mais aussi celui de sa transmission.

La nature de la royauté française ainsi que la valeur de son symbolisme ont été l’objet d’interprétations contradictoires2 ; le rituel d’investiture, appelé généralement « le Sacre », n’a pas échappé à cette règle. Cette diversité d’appréciation peut être mise au compte de l’évolution historique de l’institution et des mentalités ou à celui de la variété des approches scientifiques et idéologiques3, mais on peut également invoquer la complexité d’un rituel qui n’a pas cessé de 1 Édition préparée par Marie-Sybille de Vienne sur les indications laissées par l’auteur. Jacques Népote est décédé prématurément le 26 janvier 2006. 2 Basse, Bernard, La constitution de l’ancienne France, Principes et lois fondamentales de la royauté française, Liancourt, Les Presses Saint-Louis, 1973, 390 p. 3 Il faudrait conduire une étude comparative des jugements portés sur le sacre. L’on verrait à quel point ils sont conditionnés par autre chose qu’une enquête scientifique sereine. Ainsi Denis Diderot, « Sacre », Encyclopédie, t. XIV, p. 476 : « Le sacre du roi ne lui confère aucun droit, il est monarque par sa naissance et par droit de succession ; et le but de cette pieuse cérémonie n’est sans doute que d’apprendre aux peuples par un spectacle frappant... », ou Ernest Renan, « De la monarchie constitutionnelle en France », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1869, p. 79 : « … son sacre, imité des rois d’Israël, était quelque chose d’étrange et d’unique. La France avait créé un huitième sacrement, un sacrement qui ne s’administrait qu’à Reims, le sacrement de la royauté. Le roi sacré fait des miracles » ; Ferdinand Lot & Robert Fawtier, Histoire des Institutions françaises au Moyen Âge, t. II « Institutions royales », Paris, PUF, 1958, p. 32 : « ... strictement parlant, le sacre est tout simplement la confirmation religieuse de l’élection royale » ; ou encore Yves Congar, L’ecclésiologie du Haut Moyen Âge, de Saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome, Paris, éd. du Cerf, 1968, p. 295 : « Le rôle du sacre n’était pas de conférer le pouvoir, mais de sanctifier la personne de l’élu ».

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provoquer des controverses fournies4. Le problème demeure de ce sens et des conséquences qui en découleraient. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’abondance des sources et de la bibliographie5, le rituel d’investiture des rois de France est mal connu, et ce pour de multiples raisons : 1. Les descriptions et études scientifiques actuelles ont été établies principalement à partir des ordines. Or, si ces textes sont généralement édités et se prêtent à la recherche, ils se réduisent au cérémonial religieux ayant la cathédrale et le palais archiépiscopal pour cadre, et leur matière est essentiellement composée de prières latines. Ces ordines sont encore mal datés et, dans la pratique, ils ne rendent pas compte d’une cérémonie réelle, puisque ce sont des sortes de « formulaires »6. 2. En ce qui concerne l’investiture propre à chacun des souverains qui se sont succédé sur le trône, nous ne disposons que de très peu de comptes rendus réels. Pour le Moyen Âge, les documents sont on ne peut plus allusifs, et pour l’époque moderne, si les témoignages sont plus substantiels, ils n’ont généralement aucun caractère officiel7 et relèvent de témoins souvent plus sensibles au décorum et aux anecdotes de la fête profane qu’au déroulement d’un rite, déjà connu et dissimulé aux yeux du plus grand nombre. 4

Pensons par exemple à l’importance du sacre à l’époque des premiers Capétiens, quand les fils des rois étaient associés au trône ; à celle des derniers Capétiens directs et des premiers Valois, avec en particulier la définition de la règle d’exclusion des femmes de la succession ; à celle d’Henri IV ; enfin à celle des derniers Bourbons restaurés. Pensons également aux conséquences, et en particulier au problème du pouvoir guérisseur des rois, vertu liée au sacre, à la dynastie ou à la sainteté des princes : voir Marc Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, Armand Colin, 1961, 489 p. 5 Voir la monumentale bibliographie de Gaston Saffroy, Bibliographie généalogique, héraldique et nobiliaire de la France [Texte imprimé] : des origines à nos jours : imprimés et manuscrits, Paris, G. Saffroy, 1968. 6 On en trouve une recension dans Percy E. Schramm, König von Frankreich. Das Wesen der Monarchievom 9, zum 16, Jahrhundert, Darmstadt, Wissenchaftliche Buchgesellschaft, 1960, tome II, appendice II, ainsi qu’une édition critique : Jackson, Richard, Ordines coronationis franciae, Texts and ordines for the coronation of frankish and french kings and queens in the middle ages, vol. I, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995, 283 p. 7 Pour les couronnements des derniers Bourbon, de Louis XIV à Charles X, une abondante documentation officielle, généralement sous forme de livres commémoratifs avec planches, a été rassemblée, traduisant surtout l’usure d’un rituel qui n’était déjà plus compris et qui tendait à ne plus être qu’une « belle fête costumée à la gothique ».

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3. La recherche vient enfin seulement d’aborder l’étude de toute la documentation « matérielle » relative au sacre : insignes du pouvoir (soit, par ordre de remise au Roi, les trois vêtements du sacre8, les éperons d’or, l’épée en son fourreau, l’anneau, le sceptre, la « verge d’or », ou main de justice, et la couronne9 dite de Charlemagne10), iconographie, symbolisme héraldique, etc.11 De plus, ces différents secteurs n’ont quasiment jamais fait l’objet de synthèses, non plus que de confrontations méthodiques. Les données demeurent parfois contradictoires12. Enfin, le pont n’a pas encore été jeté vers les recherches des folkloristes dont l’importance est fondamentale13. Autrement dit, la description du rituel reste encore à établir à partir

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« […] de belles chausses de soie de couleur violette, brodées ou ornées ou tissées de fleurs de lys d’or, ainsi que la cotte de cette même couleur et du même travail, faite comme une tunique de sous-diacre, et avec cela un surcot par-dessus qui doit être de la même couleur et du même travail et qui doit être coupé exactement comme une chape de soie sans chaperon » (Jean Golein, Traité du Sacre, BNF, Ms. fr. 437, f. 47 v. 1 [XVII], trad. J. Népote). La remise de la vêture royale suit les neuf onctions, effectuées de la main de l’archevêque de Reims, avec le Saint Chrême mélangé à une goutte de la Sainte Ampoule, prélevée avec une aiguille d’or. 9 Aux regalia présentés au souverain lors du Sacre s’ajoutent les instruments de la liturgie dédiés au seul rituel du sacre : la Sainte Ampoule, présumée d’origine divine, qui servit selon le mythe à l’onction baptismale de Clovis (Schramm, P., op. cit., p. 145-150, et Bloch, M., op. cit., p. 224-229) ; la patène, où est posé le Saint Chrême, le Saint Chrême, le Calice de Saint Denis, pour la communion du Roi, etc. 10 Censée être celle que Charlemagne reçut des mains du Pape Léon III lorsqu’il fut sacré Empereur d’Occident à Rome. 11 Il aura fallu attendre les années 1990 pour que l’on sache enfin à quoi ressemblaient les insignes du pouvoir des rois de France. Et il n’existe encore rien de complet sur l’iconographie du sacre, en dehors d’études ponctuelles. 12 On ne sait toujours pas avec certitude où se trouvait le trône de la Reine. Les textes sont non seulement ambigus, mais contradictoires. Le trône de la Reine pouvait se trouver sur l’« échafaud » royal, ou sur un autre ; les éventuels deux échafauds pouvaient être dressés l’un à côté de l’autre, ou l’un perpendiculairement à l’autre, etc. Avec le professeur Hans Reinhardt, nous avons découvert que nous avions fait la même supposition : l’emplacement du trône de la Reine devait être analogue à celui de la Vierge dans la miniature de Jean Fouquet intitulée L’intronisation de la Vierge (exécutée sans doute pour le livre d’heures d’Étienne Chevalier et conservée au Musée Condé, à Chantilly). 13 Par exemple, Van Gennep, Arnold, Les rites de passage, Paris/La Haye, Mouton, 1972, 288 p., ou les recherches de Claude Gaignebet sur Rabelais, le carnaval, les saints guérisseurs ; sans compter tous ceux qui se sont consacrés aux couronnements des fous, des rosières, aux rites de mariage, etc.

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des diverses sources existantes : sources directes, mais aussi sources indirectes nécessaires pour éclairer ou découvrir certaines séquences14. Mais ainsi que cela apparaît dès la présentation des sources, le défaut ne porte pas tant sur des faiblesses d’édition de textes ou de compilation de données que sur une question de fond : dans la pratique, on considère comme constituant le rituel d’investiture à proprement parler la seule matière rapportée dans les ordines, à savoir pour l’essentiel les prescriptions liturgiques dépendant d’un officiant majeur, l’archevêque de Reims, et se déroulant dans l’enceinte de la cathédrale. Ce qui précède, ou ce qui suit – c’est-à-dire l’aspect non religieux des choses – est considéré comme une collection de faits historiques contingents, ou comme de nécessaires accomplissements matériels ou somptuaires, mais sans fonction autre. Or, il suffit de comparer les comptes-rendus des divers sacres pour se rendre compte que les événements qui entourent le cérémonial religieux, malgré leur apparent désordre ou spontanéité, loin de relever du hasard ou de l’inspiration du moment, se répètent régulièrement lors des différentes investitures15. Ils révèlent ainsi des comportements profondément codés. Que la mise en forme de ce code soit moins fixe que le cérémonial religieux ne retire rien au fait que des séquences logiques apparaissent régulièrement, animant du même esprit des manifestations ne variant qu’à l’intérieur d’un certain cadre. Ceci est particulièrement sensible dans les récits des chroniqueurs qui mettent en scène sous forme de « mythe » ce qui est pratiqué parallèlement dans le « rite »16. 14

Au rang de ces dernières, on peut compter les épopées et les romans médiévaux qui se font l’écho des mêmes préoccupations rituelles et mystiques que celles développées dans le Sacre, ainsi Tristan et Yseult, Perceval, etc. 15 Le lendemain du sacre, par exemple, est généralement occupé par des festivités de caractère « chevaleresque » : adoubements de jeunes princes par le roi, réception par le roi de la maîtrise des ordres de chevalerie royaux, tournois, défilés et compétitions diverses, etc. 16 Toute « initiation » s’exprime ou fait référence à deux choses : des paroles, des récits qui sont alors des « mythes », des actes ou des comportements qui sont des « rites », l’un et l’autre se recoupant. Ainsi, aux rituels pratiqués que sont les sacres répondent un certain nombre de discours : chroniques, comptes rendus, etc. Or, de la même façon que l’on ne retient comme rituel qu’une fraction de ce qui est effectivement accompli, on ne note comme « mythe » qu’une partie des événements. Il est alors symptomatique de voir que, en règle générale, ceux qui racontent les événements trouvent toujours le moyen d’ouvrir leur récit par une référence à une « victoire », à un « succès » royal, même lorsque le rapport n’est pas direct. C’est ce

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C’est assez dire que le cérémonial religieux, tel qu’il est rapporté par les ordines, n’est que l’élément central d’un ensemble moins consciemment, mais non moins sûrement codé. Et c’est la totalité de ce cycle (comportements codés antérieurs + ordo + comportements codés postérieurs) qui constitue le rituel proprement dit. Le premier objet de la recherche relative au rituel du sacre est donc de reconstituer l’ensemble du cycle. À défaut de confronter par le menu le détail de ce que nous pouvons savoir sur les dizaines de rituels de sacre, il demeure possible de proposer un scénario de base en compilant les principales séquences qui se recoupent régulièrement. Cette synthèse moyenne de rituel ne vaut que par ses grandes lignes ; elle est à prendre comme un canevas sur lequel les siècles et les circonstances ont plus ou moins brodé, réduisant tantôt les événements à leur plus simple expression, tantôt les démultipliant largement. Ainsi qu’en témoigne le Traité du Sacre17 de Jean Golein, le rituel d’investiture n’a jamais été reçu comme gratuit, arbitraire ou désordonné. Dès les premières descriptions médiévales, on s’est efforcé d’en fournir les raisons d’être, d’expliquer sa finalité, d’en distinguer les séquences, par exemple en scandant les colonnes des manuscrits par des majuscules installées aux endroits significatifs, par des représentations iconographiques qui isolent ou regroupent des faisceaux d’actes rituels, etc. De la même façon, afin de les qui fait, par exemple, la célébrité de la petite bataille de Cocherel, rapportée par tous les chroniqueurs à la veille du sacre de Charles V. 17 Le texte original du Traité du Sacre est celui du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, Ms. fr. 437 Rational de l’office divin. Il s’agit du manuscrit composé pour Charles V qui, apparemment de sa main, a corrigé en marge une dizaine de fois le texte du Traité. Il existe d’autres manuscrits du Traité dont le texte est à peu près identique (Arsenal 2001, Arsenal 2002, BN ms. fr. 176, Ms. 21 de la bibliothèque de Beaune), à ceci près que certains n’incluent pas les corrections de Charles V. La traduction du Rational, ainsi que le Traité du Sacre ont fait, en 1503, l’objet d’une édition par Vérard, jugée « très fautive » par Marc Bloch. Ce travail a été réédité, en 1854, sous une forme « rajeunie » par Barthélémy. Marc Bloch publiait des extraits du texte original (Ms. fr. 437) en 1923. Enfin, Richard A. Jackson et moimême avons travaillé sur l’intégralité du texte du Traité d’après le Ms fr. 437. Voir Népote, J., Jean Golein (1325-1403). Étude du milieu social et biographie, précédés d'une contribution à l'étude de l'évolution du recrutement de la Faculté de théologie de l'Université de Paris dans la seconde moitié du XIVe siècle, Paris, Université de Paris-Sorbonne, thèse de 3e cycle d’Histoire, 1976, 455 p., et id., Le Traité du Sacre de Jean Golein et le sens du rituel d’investiture de la Royauté en France, Paris, 1996, 215 p., non paginé.

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commenter ou plus simplement de faciliter la prise de connaissance de la documentation, les éditions modernes et contemporaines se sont appliquées à distinguer les principaux temps du rite. Cependant, si ces « analyses » soulignent la progression de ses phases, elles ne vont pas au-delà de la banalité d’une description linéaire. La « consécration épiscopale » du Roi n’est qu’une des phases d’un double couronnement, lui-même inscrit dans un cycle rituel complexe. Analyser un rituel, c’est d’abord définir l’axiomatique qui l’engendre (en substance, à quoi il sert) ; puis identifier les élémentaires structurels qui l’organisent ; enfin déterminer ce qui en résulte. I. Analyse séquentielle Les fondements logiques du rituel d’investiture Les fondements du rituel : le contrat primordial du double corps du Roi18 Un rituel d’investiture consiste à installer un individu en position de médiateur de l’Ordre, c’est-à-dire en position d’interface entre l’ordre cosmique des Dieux et l’ordre politique des Hommes. Un contrat est passé avec les acteurs de ces ordres : d’une part avec Dieu, ce que rappelle expressément le Traité quand il déclare : « [...] en démonstrant que a la loy divine par laquele il doit regler il doit obeir. et non mie aux loys imperialz ne canonials » (VIII-13/16), et d’autre part avec les Hommes. Cette opération, simple dans son principe, est en réalité complexe dans sa réalisation car elle nécessite l’existence et la combinaison de plusieurs procédures : 1. La reconnaissance de la cohabitation, en la personne du Roi, de deux « corps » qui signifieront sa position de médiateur : un corps humain et mortel, un corps céleste et éternel. 2. L’analyse des fonctions qui composent ces deux corps : d’une part les « fonctions » sociales » du corps « politique » humain, d’autre part les « fonctions » célestes du corps « cosmique », à l’image de celui des Dieux.

18 L’étude fondamentale sur le symbolisme du double corps du Roi en Occident est l’ouvrage de Kantorowicz, E. H., Les Deux Corps du Roi. Paris, NRF, Gallimard, 1989, 638 p.

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3. Le passage d’un contrat entre les parties prenantes : entre le Roi, les Hommes et les Dieux.

Figure 1. Apparition du double corps du Roi

En résumé, investir un Roi, c’est établir une série de correspondances entre un contrat liant en sa personne un corps « mortel » et un corps « cosmique », parallèlement à son intégration symbolique aux divers « états » de la société. Nous allons décomposer progressivement le rituel en séquences de plus en plus fines : d’abord dans les trois phases logiques du passage du contrat, dédoublées à chaque fois du fait de la présence du double corps. Ceci donne une analyse en trois phases logiques qui, étant chacune dédoublée, donnent naissance à six séquences majeures. Analyse des étapes de la décomposition Les trois phases logiques du passage de contrat En tant que passage de contrat, le rituel se divise en trois séquences (fig. 1) qui sont :

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- 1. la définition préalable des termes du contrat, c’est-à-dire l’état antérieur à l’échange où sont fixées les conditions de l’échange ; - 2. le passage du contrat proprement dit, manifesté par un engagement des parties où l’échange des engagements est matérialisé par la circulation des regalia ; - 3. le résultat du contrat, l’état postérieur à l’échange où ses résultats sont manifestés. Ces trois phases ressortent clairement du commentaire de Jean Golein, où chaque temps est séparé du précédent par une transition manifestant la rupture et le changement du statut du Roi. Le temps de l’état mondain où sont définis les clauses et les contractants Le premier temps, qui est celui où le Roi continue de participer à « l’état mondain » (XX-18), voit la définition des clauses et des contractants. Il est enclenché par une « bataille » dont l’issue victorieuse désigne le Roi comme la personne à investir. La première séquence de la plupart des rituels d’investiture dans le monde est une victoire. La raison en est claire : elle manifeste le choix divin en qui réside la justification ultime du pouvoir et de la force. J. Golein est sur ce sujet parfaitement explicite et il le répète sous toutes les formes possibles, soit par des références historiques directes19, soit par des références aux Écritures20 ou des références de théorie politique21. Ce temps est ouvert par le choix divin marqué par la victoire, et clos par « l’élection » humaine au seuil du chœur. Il est occupé par toute une série d’engagements du Roi.

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Les citations reviennent toutes au même : le roi peut être investi car il a remporté avec l’aide de Dieu la victoire sur ses ennemis : « Ainsi le dit seigneur en vraie foy de la sainte trinité reçut le saint sacre en bonne devocion. et par tele grace que ses anemies les anglais ne autres norent pooir sans ne avis contre lui ne contre son royaume. » (IV-8/14). 20 « [...] comme disoit le bon machabee. Non in multitudine populi victoria se de celo. La victoire nest mie en la multitude du pueple mais en layde de dieu. » (XIX-23/28). « et fu mue en autre homme par la grace de dieu. De celi dist dieu quil delivreroit son pueple de ses anemis » (VII-10/13). 21 « [...] demonstrant le cuer et laffection quil a a tenir a dieu son hommage quil li a fait de son royaume quil tient de lui et non mie seulement de lespee » (VIII-26/30). « Lespee mise dedenas le fourrel la quelle a.ii. taillans signifie quil prent de dieu auctorite pour deffendre les bons et pour chastier les mauvais » (XVIII-16/20) [« L’épée à double tranchant mise dedans le fourreau signifie qu’il prend de Dieu…. »].

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Entre le premier et le deuxième temps, le Roi se « déshabille »22 quittant ainsi « l’état mondain ». La religion royale et le passage du contrat manifesté par des remises d’insignes Le deuxième temps, celui de la « religion royale » (XX-19/20), est celui du passage du contrat, manifesté par l’investiture proprement dite, avec la remise successive des insignes de pouvoir. Il s’ouvre par la remise de la puissance militaire – qui reprend ainsi le thème de la victoire – à laquelle il associe son plus proche héritier, et se poursuit par la remise des regalia et la communion. En cette occasion est ainsi reconstituée la triade royale (le Roi, la Reine et l’Héritier). Entre le deuxième et le troisième temps, le Roi se « déshabille » une nouvelle fois, métaphoriquement, en retirant les regalia majeurs qui lui ont été remises lors de l’investiture. Le troisième temps : les fruits du contrat Le troisième temps est celui où se révèlent les fruits du contrat, en développant tous les aspects de la puissance et des bienfaits royaux. Il s’ouvre par le cortège constitué pour sortir du lieu de l’investiture qui clôture le cérémonial propre. Dans cette dernière phase, le Roi est effectivement manifesté comme se trouvant effectivement investi de « l’état royal » (XLI-17, XLI-26/27, XLII-40)23. Cette troisième phase s’achève par l’entrée dans la capitale du royaume, enjeu naturel de la bataille initiale.

Le dédoublement des trois phases du contrat par la question du double corps Chacune des trois phases que nous venons de repérer se divise à son tour en deux séquences – ou « sous-temps » – complémentaires au regard de l’objet de l’investiture, qui est de faire agréer le souverain à la fois par Dieu et par les Hommes. En effet, à l’intérieur de chacun 22 Le roi ayant prêté serment et ayant été acclamé, le rituel d’investiture proprement dit peut commencer et l’on apporte les regalia : « Toutes ces choses devant dictes doit apporter labbe de saint denis en france et les doit aporter de son eglise a reins et les doit bailler au sacre et gardr jusques a tant que on despoillera le roy (XVII-3/8) ... Et quant le roy se despoille cest signifiance quil relenquis lestat mondain de par devant pour prendre celui de la religion royal ... » (XX-16/20). 23 Cet « état » peut également être désigné dans le texte de Golein par des périphrases telle : « lestat ou il a tant de diverses anxietes et paines » (XX-34/35).

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des trois temps, doit être dissocié le traitement du corps « mortel », celui qui est investi par les Hommes, et le traitement du corps « cosmique », celui qui est investi par Dieu. Mais pour que l’on puisse passer du corps mortel au corps cosmique, il est nécessaire de séparer les « sous-temps » par une transition explicite jouant sur le thème ambivalent de la mort/sommeil et de la renaissance/éveil. Les deux séquences du premier temps de l’état mondain Le premier sous-temps commence par « l’éveil »24 symbolique d’une victoire qui présente le Roi comme un émissaire surnaturel du Cosmos (ou lié à une intervention surnaturelle du Cosmos). Cet « éveil » est sursignifié par la « veille » – matérialisée par la veillée de prière à la Cathédrale – qui clôt cette séquence. Le Roi répond à cet « éveil » par l’hommage de son royaume et la pénitence de sa vie. Puis, de façon à ce que le futur Roi puisse être « éveillé » une deuxième fois, cette fois-ci au titre de son corps mortel et par la société, intervient alors la coupure de la nuit précédant le Sacre. Le second sous-temps le présente comme émissaire de la société. Cette dernière commence par « l’éveiller » par un rituel très complexe, pour terminer par l’élire, élection qui constitue elle aussi une « victoire » consacrant la paix civile. Le Roi commence par se reconnaître comme l’un des membres de la société, puis prête serment de garantir à chacun ses droits, au détriment de sa propre vie. Les hommes agréent alors par leurs acclamations. Les deux séquences du deuxième temps de la « religion royale » Le second temps témoigne explicitement de la présence des deux corps par une double investiture, dont un double couronnement : le premier qui est celui du Roi « éternel » ainsi que le proclame le rituel, et le second qui est celui du Roi « mortel », puisque le Roi est alors coiffé de la couronne avec laquelle il sera inhumé25. 24 Ce thème de l’éveil est évoqué métaphoriquement dans le Traité du Sacre, à travers le thème de l’Oriflamme qui est lié à un rêve. 25 Par « rationalisation indigène », les ethnologues entendent l’explication que les gens d’une culture donnent de leurs propres actes (Lévi-Strauss, Claude, «Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1985, p. 38), qui peut à l’occasion induire l’observateur en erreur. La « rationalisation indigène » veut ici que le Roi et la Reine changent de couronne car les couronnes « de Charlemagne » seraient beaucoup trop lourdes, cf. Pinoteau, Hervé, « L’ancienne couronne française dite ‘de Charlemagne’ 11801794 », Le Vieux Papier, n° 263, janvier 1972. C’est peut être également vrai. Mais il

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La première investiture se compose d’une consécration (= d’une première communion, celle par laquelle le Père descend sur le Fils) et d’un premier couronnement qui mettent le Roi, solitaire, en relation directe avec Dieu dans une éternité royale, au milieu des acclamations. L’accession au corps cosmique est marquée par une quasitransfiguration du Roi sur l’échafaud, matérialisant toutes les médiations, puisque l’échafaud sépare la nef, marquée du labyrinthe (aujourd’hui détruit) symbolisant la terre, du chœur représentant le ciel. Dressé en hauteur, l’échafaud prouve effectivement cette place médiane du Roi entre la terre et le ciel. Tout cela a été perçu depuis longtemps par les commentaires des symbolistes qui parlent également de la médiation des temps, puisque le Roi, siégeant ainsi, évoque le jugement dernier. La seconde investiture se compose d’une messe (= d’une deuxième communion, celle par laquelle le Fils remonte au Père) et d’un second couronnement qui s’effectue dans un silence respectueux adressé à une famille mortelle. Les deux séquences du troisième temps de l’état royal La troisième phase inverse la première. Aux serments conservatoires de l’ordre social répond l’ordre manifesté du cortège, à la séance égalitaire dans le jeûne répond le festin26, à la retraite dans l’abstinence répond une autre retraite pour consommer l’union avec la Reine27, à l’hommage accepté répondent les aumônes de remerciement est non moins certain que l’on a affaire à un second couronnement qui prend toute sa dimension par opposition au premier. Alors que le premier couronnement intéresse le Roi et son héritier qui sont acclamés au nom de l’éternité royale, assis en majesté sur l’échafaud, le second intéresse le Roi et la Reine qui ne sont pas acclamés et qui sont soit debout, soit à genoux au bas de l’échafaud, ce qui évoque par opposition le symbolisme de la mort, explicité par ailleurs du fait qu’il s’agit alors de couronnes funéraires. Ce sont les deux moitiés de la triade qui sont ainsi successivement investies : le Père et le Fils d’abord, liés par un même corps glorieux, effectif chez le premier, potentiel chez le second ; l’Époux et l’Épouse ensuite, tributaires du même corps mortel. 26 Dans la lignée de cette investiture comme rituel de Chevalerie, on retiendra acontrario que l’un des rites d’exclusion de la Chevalerie consistait à trancher (à la table du banquet) la nappe devant le chevalier exclu (cité à maintes reprises, par exemple dans Encyclopédie méthodique – Histoire, Paris, Panckoucke, 1786, vol. 2, p. 116). 27 Cette évidence de la consommation sexuelle (au moins symbolique) est inférée de deux manières : d’abord parce que le rite de couronnement de la Reine est un rite de mariage, ensuite parce que cette nuit s’oppose à la précédente nuit, où il est bien signifié que le roi se couche seul.

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à l’Église médiatrice, enfin à la victoire initiale répond une autre victoire finale sur les maux du peuple : c’est la guérison des écrouelles28. Le premier sous-temps présente le Roi dans toutes ses activités physiques (alimentation), sexuelles (procréation), etc., qui sont autant de communions matérielles répondant aux précédentes communions mystiques et cosmiques. Il s’achève par une nouvelle nuit qui marque le transfert du Roi dans le corps mortel. « S’éveillant » de cette nuit avec la plénitude de ses compétences « cosmiques », le second sous-temps le présente à l’inverse dans ses activités « mystiques » : maîtrise des ordres, guérison des écrouelles... Les décompositions ultérieures Il est ainsi possible de poursuivre une décomposition du rituel en séquences de plus en plus fines. D’abord, en douze temps ternaires du double pouvoir. En effet, le Roi régnant au titre de mandataire de chacune des diverses parties qui composent la société et de souverain de l’ensemble, les six temps secondaires se divisent à leur tour. Au cours de douze temps ternaires, le Roi est ainsi successivement envisagé en tant que représentant les « États » du royaume puis en tant que prince. Ces douze temps se divisent à leur tour en vingt-quatre temps quaternaires. Au sein de la triade royale qui matérialise le symbolisme des trois « États » du royaume, le Roi assume seulement le second et le premier d’entre eux : la Noblesse et le Clergé. Mandataire des parties de l’ordre social, le Roi se présentera ainsi alternativement en tant que Chevalier et en tant que Clerc29. Pour ce qui est de la dignité princière, sa nouveauté et sa spécificité imposent que chaque temps de son investiture soit marqué par un petit contrat spécifique, un échange précis renouvelé entre le Roi et la Société ou le Roi et le Cosmos. 28

Bloch, Marc, Les rois thaumaturges, op. cit. Nous voulons nous démarquer ici de la position qui consiste à croire que « l’épiscopalisation » de la royauté, c’est-à-dire la tendance à introduire dans le rituel d’investiture des éléments de la consécration épiscopale, serait un fait fortuit ou politique développé afin d’accroître le caractère sacré de la royauté, donc son pouvoir. Le sacre « épiscopal » du roi a une nécessité fonctionnelle : de la même façon que le Roi doit être investi de la deuxième fonction (Chevalerie), il doit également être investi de la première fonction (Cléricature), de manière à rassembler en sa personne les deux « premières » fonctions.

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Lecture ordonnée continue du rituel Ces vingt-quatre séquences ainsi dégagées fournissent le terme d’analyse du rituel que l’on peut désormais présenter de façon ordonnée. 1. Dieu le Père accorde au Roi la Victoire sur ses ennemis ; elle fait de lui l’élu du Seigneur et l’investit d’un corps cosmique. 2. Le Roi répond à cette élection divine par un hommage de sa royauté à Dieu entre les mains du clergé de Reims. 3. Conduit à la cathédrale30, le Roi demande à Dieu directement, au nom de son corps mystique, la connaissance du Bien et du Mal pour être le Pasteur (première fonction) par excellence de son troupeau. 4. Il s’offre comme victime rédemptrice et s’apprête à mourir pour son peuple dans une veillée d’armes (temps initial de la Chevalerie) ; il est ainsi, un nouveau Christ. Suit une nuit. 5. Le lendemain, les hommes éveillent le corps humain du Roi, selon un cérémonial analogue à celui que l’on suit pour une consécration épiscopale. 6. Le Roi jeûne alors comme un chevalier à la veille de son adoubement. 7. Porte-parole du royaume, l’archevêque de Reims demande au Roi de s’engager par un serment à respecter les droits de ses sujets. 8. Le Roi, après son serment, est alors élu. Le Roi se déshabille31. 9. Le Roi est adoubé chevalier, puis remet son épée au connétable, dont le rôle est tenu par son plus proche héritier. 10. Le Roi est consacré comme un évêque, cérémonial dans lequel le Roi « meurt » symboliquement une nouvelle fois en s’allongeant face contre terre. 30

Alors vêtu d’un manteau brun, d’une cotte de soie rouge et d’une chemise blanche de toile de lin. 31 Le Roi enlève son manteau, mais conserve les deux autres vêtements ; pour qu’il puisse être oint sans avoir à se déshabiller entièrement, ces derniers s’ouvrent largement par devant et par derrière entre les épaules grâce à des attaches d’or ou d’argent.

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11. Interviennent alors son premier couronnement et son intronisation qui matérialisent son investiture du corps cosmique. 12. Un hommage mettant l’accent sur l’éternité du Roi répond à cette « transfiguration ». Suit un temps d’attente qui est comme un jour éternel, pendant lequel la Reine est à son tour investie. 13. Le Roi offre son corps glorieux pour le futur sacrifice, au début de la messe qui suit. 14. Le Roi communie sous les deux espèces comme un clerc32 et quitte son corps cosmique en descendant de son trône. 15. Intervient un second couronnement avec des regalia funéraires qui sont celles du corps mortel humain du Roi. 16. Aucune manifestation joyeuse n’accompagne cette célébration anticipée de la mort du corps humain du Roi. Le Roi se vêt symboliquement en réunissant autour de lui la Reine et le Dauphin pour constituer enfin la triade de la royauté. 17. Le premier acte du souverain est de choisir son premier « serviteur » par la remise de l’oriflamme33. 18. Puis de manifester son rôle d’ordonnateur de la société par un cortège de sortie de la cathédrale. 19. Enfin, il préside à un banquet auquel chacun participe à son rang, en une « communion laïque », symétrique inverse du jeûne mystique de la veille. 20. Il se déshabille34 et va se coucher avec la reine pour consommer symboliquement son union et pourvoir à l’incarnation de son successeur précédemment accueilli « mystiquement ».

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Communion avec la « Nature » qui annonce la communion avec la « Culture » que sera le Banquet. 33 L’oriflamme est rouge sang (de la même couleur que la cotte de soie du Roi), tenu sur une lance d’or. 34 Il y aurait toute une glose à développer sur ce déshabillage du roi car les vêtements rituels qui ont été en contact avec l’onction (et en particulier la chemise de lin du Roi) sont brûlés dans une nouvelle métaphore de l’abandon du corps glorieux préalable à l’union du corps mortel avec la Reine.

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21. Le lendemain, le Roi participe à un univers de la guerre mystique où il répand à son tour la Victoire : tournois, adoubements de chevaliers, grande maîtrise des ordres de chevalerie, etc. 22. Le Roi exerce ses fonctions de thaumaturge à la manière d’un saint guérisseur. 23. Comme souverain, il rend à Dieu, par des aumônes, l’usufruit de son pouvoir. 24. Il fait son entrée dans la capitale, microcosme du royaume, sanction de sa victoire initiale. Suit une nuit. La cohérence du cycle apparaît ainsi, au point d’être réductible à un schéma organique circulaire (fig. 2) destiné à reproduire le mouvement du cycle. Du centre vers la périphérie, l’analyse s’affine progressivement du noyau composé des comportements et de l’ordo, aux vingt-quatre séquences ; en passant par les trois temps primaires, les six temps secondaires (qui paraissent sept par l’inclusion du corps glorieux dans le corps mortel pendant le second temps primaire), les douze temps tertiaires. Ce schéma souligne toute la cohérence du cycle rituel, dont tous les éléments se répondent, s’inversent, s’ordonnent selon des symétries logiques. Le rituel y apparaît dans toute sa richesse. Aucune séquence n’est gratuite, l’harmonie de la pensée (fût-ce une pensée collective) éclate à chaque séquence. L’on comprend mieux ainsi pourquoi, à l’époque où le rite était vivant, il n’était pas besoin de subtiles dissertations juridiques pour définir la fonction royale.

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Figure 2. Les vingt-quatre temps du rituel

II. Les éléments structuraux du rituel Ce jeu du rituel que nous venons de décrire diachroniquement met en œuvre deux structures qui se répondent : l’une plus particulièrement ordonnée aux monde des hommes, sociologique, qui est la structure trifonctionnelle, l’autre ordonné au monde des Dieux, la structure parentale trinitaire. Analyse trifonctionnelle indo-européenne L’un des objets du rituel est de prendre le personnage du futur Roi, de lui reconnaître sa qualification potentielle, puis de la désengager du monde des hommes, et enfin de le ré-agréger aux fonctions sociales, de telle sorte qu’il apparaisse en position de Souverain. Chaque phase du rituel met ainsi en œuvre, matériellement ou symboliquement, la 248

traditionnelle division du royaume en trois « États », écho de la traditionnelle division trifonctionnelle des sociétés indo-européennes mise en évidence par Georges Dumézil35 : la 1ère fonction : celle des Clercs ; la 2e fonction : celle des Chevaliers, des Combattants ; la 3e fonction, celle du Peuple ; augmenté d’une « 4e » fonction qui est celle des « hors-systèmes » – ici des Ennemis ou des Hérétiques. Sur cette base, le Roi est défini au départ comme un Combattant (2e fonction). Fort de cette fonction (et de l’aide de Dieu), il se désengage symboliquement du monde des Hommes par une série d’opérations de soustraction des quatre fonctions : - il commence par chasser les « ennemis » (4e fonction) ; - puis il se retrouve, par le biais du déplacement, progressivement dégagé du « Peuple » (3e fonction) ; - accueilli par les Clercs à l’entrée de Reims, il se trouve détaché du monde des « Chevaliers » (2e fonction) ; - puis, avec son entrée dans le chœur de la Cathédrale, il se sépare du monde des « Clercs » (1ère fonction) ; - de façon à se retrouver seul dans la Cathédrale dans une sorte d’état « pré-culturel » qui va se traduire par le sommeil de la nuit précédant le rituel. L’opération est potentiellement rééditée le matin du sacre, mais de façon métaphorique, où le Roi, vêtu comme un Chevalier : - commence par voir les Ennemis (4e fonction) chassés par la bénédiction ; - puis par être séparé du Peuple (3e fonction) avec son entrée dans la cathédrale ; - puis après s’être retrouvé en corps avec les Chevaliers (2e fonction) et les Clercs (1ère fonction), - il est enfin « retranché » de ces deux premières fonctions par l’appel de l’Archevêque.

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Nous employons le mot « fonction » au sens du regretté Georges Dumézil et de ses analyses de la division trifonctionnelle des sociétés indo-européennes. Dans notre société française d’Ancien Régime, les trois fonctions indo-européennes se sont exprimées sous la forme des trois états : le Clergé, la Noblesse, le Tiers-État. Voir Mousnier, Roland, Monarchies et royautés : de la préhistoire à nos jours, Paris, Perrin, 1989, 270 p. Aussi « 2. La trifonctionnalité », in Sergent, Bernard, Les IndoEuropéens. Histoire, langues, mythes, Paris, Payot, 1995, p. 328 sq.

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Ainsi distingué, le Roi s’engage vis-à-vis des quatre fonctions par quatre serments : - le premier contre les « hérétiques » (4e fonction) ; - le deuxième au bénéfice du Peuple (3e fonction) ; - le troisième en s’engageant à défendre le royaume avec les Chevaliers (2e fonction) ; - le quatrième en faveur de l’Église (1ère fonction). La réagrégation fonctionnelle : les investitures bi-fonctionnelles préalables36 Dans la seconde phase, le Roi est successivement investi ou rejoint par les trois fonctions : il traduit ainsi tout à la fois la « transgression » latente de la fonction royale par rapport aux ordres sociaux, mais également la dualité de la fonction royale. Le Roi se doit d’être « Chevalier » vis à vis des Ennemis du Royaume, et « Pontife » vis à vis de son Peuple, car il est investi à la fois : - de la fonction guerrière (2e fonction), l’ensemble du rituel pouvant être traité comme un adoubement – à laquelle il associe son plus proche héritier –, traduisant que les rapports « politico-militaires » potentiels sont de l’ordre du rapport de la seule « filiation » masculine ; - et de la fonction sacerdotale (1ère fonction), à laquelle se trouve implicitement associée la Reine, traduisant que les rapports « politiques » appliqués relèvent de l’« alliance ». Le Roi est alors rejoint par la Reine qui, ointe la poitrine nue et passant par les mêmes séquences rituelles – exception faite de la Chevalerie37 – cumule le symbolisme de la troisième et de la première fonction cléricale, puisque outre l’onction, elle recevra quelques éléments « épiscopaux », dont l’anneau. On soulignera que la présence de la Reine achève de constituer la trifonctionnalité et de restaurer la 36 « Le roi comme synthèse des trois fonctions », in Sergent, Bernard, op. cit., p. 274276. C’est d’ailleurs là un indice de la fonction royale que d’être le lieu où convergent les fonctions sociales. On peut retrouver cette tendance à la superposition des deux premières fonctions, mais dans une position inférieure. Ainsi voit-on la superposition de la Chevalerie et du Clergé avec les Ordres de Chevalerie ou de Moines Soldats, formes supérieures du Pèlerin-Soldat : le « Croisé ». On évoquera également pêlemêle la confusion des vêtements, les abbatiats laïcs, etc. 37 Alors que rien culturellement ne s’opposerait à une « chevalerie de la Reine », puisqu’il existe nombre de rituels d’initiation chevaleresque des femmes, et que la symbolique royale s’est complu dans ces thèmes (Jeanne d’Arc, etc.).

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coïncidence sexuelle nécessaire à la succession dynastique. Dans un système où la 1ère fonction « sacerdotale », qu’elle soit masculine ou féminine, se caractérise par le célibat de ses acteurs, c’est-à-dire une non sexualité ou par un caractère « asexué », la 2e fonction, « chevaleresque », par sa « virilité » et la 3e fonction, « populaire », par sa « féminité », la Couronne, quant à elle, se caractérise par l’union « en couple » des deux fonctions sexuées : la 2e et la 3e fonction. On voit ainsi la fonction royale sous ses deux aspects : la fonction terrible liée à la 2e fonction du Roi masculin, guerrier et sacrificiel et à la mort ; l’aspect paisible, liée à la femme et à la « maternité ». La réintégration globale des fonctions Sortant de la Cathédrale, le Roi, la Reine et son plus proche héritier, montrent qu’ils sont le double fruit de l’alliance ET de la filiation. La troisième phase réintègre enfin le Roi au sein de chacun des corps sociaux, avant d’en proclamer l’union face à un nouvel ennemi symbolique : les écrouelles. On retiendra que les trois fonctions sont illustrées par un « double » : à la maîtrise de la première fonction, de l’autorité, répond le Chancelier ; à la maîtrise de la deuxième fonction, de la puissance, le Connétable ; à la maîtrise de la troisième fonction, de la « richesse », le Chambrier. Cette tri-fonctionnalité se repère également dans les regalia, car, outre les couronnes, identiques pour le Roi et la Reine (exception faite de leur taille), la Reine porte une mitre (1ère fonction), un sceptre, substitut de l’épée (2e fonction), une verge ou main de justice (3e fonction), avec son symbole phallique. Le tout repose sur un jeu de permutation des fonctions : le Roi arrive en tant que « Prince héritier » et devient « Roi » ; le plus proche du « Prince héritier » devient à son tour « Prince héritier ».

Analyse parentale De la même façon que le rituel est un jeu sur la division trifonctionnelle de la société, il est aussi un jeu sur la parenté : alors que toute la première partie du cycle ne s’adresse qu’au seul Roi, à la fin du cérémonial la royauté est détenue par une triade parentale : le Roi, son plus proche héritier et la Reine. L’évolution des choses peut s’analyser ainsi : La première phase du rituel pose le Roi en position de Frère, voire de cadet vis à vis des principaux acteurs du rituel puisque, au début du 251

rituel, le Roi est par exemple reçu sur une base « égalitaire » considérant les Pairs comme des « amis » (XI-13/24). Il a, en particulier vis à vis de l’archevêque de Reims, l’attitude d’un Fils vis à vis de son Père38. La deuxième phase conduit à un changement de statut généalogique. Après avoir marqué une nouvelle fois son statut de cadet par la Chevalerie, le Roi échange par trois fois son statut contre celui de Père : en investissant à son tour de la Chevalerie son plus proche héritier ; en recevant les symboles de chef suprême de l’Église du royaume39, ce qui le place alors en position de Père, même vis-à-vis de l’Archevêque de Reims40 ; enfin en devenant explicitement « époux » par un véritable rituel de mariage avec la reine qui subit un changement de statut analogue au sien, étant à la fois « Mère et Fille ». L’illustrent les prières de la Reine à la Vierge et à Dieu qui tournent expressément

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Le rituel met plusieurs fois en scène cette dépendance du Roi envers l’archevêque de Reims. L’archevêque de Reims commence par affirmer, vis-à-vis du Roi et de ses pairs, une supériorité du même ordre que celle du Roi chassant les ennemis du royaume : « ... afin que l’anemi denfer nait en celle compaignie aucun lieu il se doit adrecier vers leaue benoite. et lors larcevesque le doit aspergier en getant et haut environ le roy et sur les nobles » (XI-5/10). L’archevêque se vêt ensuite, affirmant d’une manière ostentatoire un statut d’éminence auquel le roi va par principe renoncer en se déshabillant : « Quant la dicte ampole est aportee par l’arcevesque de reins ... il sen va au revestiaire et sappareille et revest pour chanter la messe » (XIV-40/XV-3). Quand l’archevêque de Reims revient, le Roi doit se lever et le saluer comme un fils salue un père. « Et quant larceveque vient a lautel le roy se doit lever en estant par reverence car il represente lors la personne de dieu » (XV-13/16), salut qui prend tout son sens quand on le met en opposition avec le salut inverse de l’archevêque vis-à-vis du Roi, après s’être « dévêtu » à son tour : « ... adonc le doit il faire asseoir en le tenant par la main et ainsi est le roi intronizie ... et adonc larcevesque ostee sa mitre doit baisier le roy... » (XXVII-23/40). Enfin, il l’arme Chevalier ; or les princes sont généralement faits chevalier, dès leur naissance par leur père, ou à l’occasion d’un rituel particulier. 39 Il nous paraît que là est le sens véritable de la fonction sacerdotale du Roi. Il n’est pas « prêtre » à proprement parler, pas plus qu’il n’est réellement évêque : il est le Père spirituel du peuple chrétien de son royaume. Position à la fois mystique et administrative de « Souverain Pontife », la symbolique des regalia, développée à loisir par le Rational des Divins Offices, réactualisant la tenue du Grand Prêtre d’Israël. 40 Cf. supra, mais également le long développement sur l’Oriflamme où l’inversion entre le roi et l’archevêque de Reims est affirmée. Le roi Charlemagne y joue le rôle du prélat consécrateur et le chevalier Turpin, futur archevêque de Reims, le rôle du Chevalier. (XXXIV s.)

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autour de ce thème de l’Époux41. De surcroît, la reine est explicitement assimilée à la Vierge et elle reconnait ainsi l’ambiguïté de son statut parental : « Très douce glorieuse vierge marie qui vostre douce benigne humilite acqueristes lamour du roy soverain tant quil vous fist de son filz mere et fille et vous enoint souveraine royne par le mistere du saint esprit ... » (XXIX-6/13). La dernière phase manifeste le statut éminent du Roi ; la guérison des écrouelles souligne, en particulier, sa position de père consécrateur42.

Synthèse : le rôle du Sacrifice Mais pas plus que le jeu fonctionnel, ce jeu sur la filiation, puis sur l’alliance, ne justifie de placer une famille en position de souveraineté, puisqu’il demeure ordonné à la seule survie matérielle et biologique de l’ordre social, sans référence à la source réelle du pouvoir, à Dieu. Cette dimension surnaturelle est conférée par une interprétation de cette double organisation dans les termes du Sacrifice43, c’est-à-dire par rapport à la circulation des biens spirituels. La place que chacun tient dans l’ordre temporel prend ainsi une signification dans l’ordre spirituel (fig. 3).

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« ... Très douce ... vierge marie qui ... acueristes lamour du roy souverain ... et que je puisse faire son plaisir. et de monseigneur aussi ... » « ... qui vousistes le royne hester ... et li donnastes grace et amour envers le roy assuere ... grace de acquerir vostre amour et celui de mon seigneur et le bien garder ... » (XXIX/XXX). 42 À propos de la guérison des écrouelles, Golein déclare sans ambiguïté : « Et devons entrendre que aussi comme le prestre des ce quil est sacre en ordre de prestre il peut consacrer comme ministre le corps jhesu crist... » (XLI-29/33). 43 Cette interprétation en termes de sacrifice est une nécessité logique, indépendante de toute référence à la cosmologie particulière du christianisme. En effet, il y a homothétie entre le problème de la souveraineté politique (particulièrement sous sa forme royale) et le problème du sacrifice. Il s’agit dans les deux cas d’établir une médiation entre des parties et une totalité transcendante. De la même façon que, pour passer des unités sociales à l’unité politique, il faut une médiation participant aux deux ensembles, pour passer des créatures au Créateur, il faut un élément intermédiaire, un élément qui ne peut-être que « sacrifié » (cf. Mauss, Marcel, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, par H. Hubert et M. Mauss, Paris, F. Alcan, 1899, 138 p.).

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Figure 3. Rôle du Sacrifice.

Il s’ensuit que le Roi, successivement investi des statuts parentaux de Fils et de Père, ainsi que des fonctions guerrières et sacerdotales, devient à la fois le premier des Sacrifiés et le Sacrificateur suprême44. Cette position ambigüe est la marque même de la divinité dont le Roi assume le double aspect de Christ45 et de Dieu le Père46. Alors que 44 Sacrifiés et Sacrificateurs, deuxième et première fonction, relèvent d’une catégorie active au regard du Sacré : elles sont toutes deux consacrées (Chevalerie = Ordination), mais la deuxième fonction consacre sa mort, alors que la première fonction consacre sa vie. On retrouve ainsi la double symbolique du pouvoir du roi, le double couronnement, les deux lignages, etc. 45 Le roi est régulièrement assimilé au Christ à l’occasion des principales séquences rituelles : « Aussi comme il plus a dieu le pere a dire a son fils en lonction du baptesme ... Ainsi le dit seigneur [Charles V] recut le saint sacre ... » (III-41/IV-10).

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dans le même temps, la Reine, investie de la troisième fonction et de la fonction sacerdotale assure la transformation de la production des biens temporels en biens spirituels. Elle devient la médiatrice par excellence, la Vierge47. III. Conséquences de cette analyse Le sacrifice permet ainsi l’assimilation à la parenté mystique de Dieu ; il ajoute au corps matériel de la royauté un deuxième corps spirituel, un deuxième « lignage » qui est la véritable source de la détention du pouvoir souverain48. À partir de cette analyse, nous sommes donc en mesure de lire le symbolisme du rituel. La lecture symbolique Le jeu du symbolisme du rituel est tout à fait clair. L’architecture de base est fournie par la cérémonie assez simple du « passage de Lors de l’arrivée à la cathédrale le jour du sacre, le roi entouré des Pairs est comparé au Christ entouré des apôtres. Puis, lors de la Chevalerie, Golein commente ainsi la forme de l’épée : « ... et pource y est la croix en remembrance de la pitié que le filz de dieu roy des roys ot de ses amis et de ses anemis en la croix ... » (XVIII-25/28). 46 L’assimilation à Dieu le Père, par la suite, est non moins claire pour le glossateur. Outre ses propres vêtements qui renvoient à l’image du Grand Prêtre d’Israël, luimême image de Dieu, la séance sur l’estrade est ainsi conçue : « En celle figure voult dieu ordener sa souveraine court » (VII-34/35). 47 « La royne represente la vierge marie ... » (XXXII-2/3). 48 Cette théorie du double « lignage » est présentée dès le début du rituel, à propos de la symbolique de l’échafaud : « car il a.ii. lignages. lun est chernel et vint de boe dont adam fu cree. latre est du ciel de angelique nature. et celui est le lignage de lame ... » (V-40/VI-32) [car il a deux lignages. L’un est charnel et vient de la boue dont…..]. Golein développe, avec un autre vocabulaire il est vrai, cette théorie de la double qualité royale tout au long des conclusions : il fait, par exemple, état de la « dignité de double honneur. lune pour lauctorite de la prestrie qui est dignite esperituele. et l’autre pour la bonte qui doit estre en eulz. et ceste est personnele », et il poursuit en appliquant explicitement cette distinction a l’état royal à propos de la guérison des écrouelles : « Lauctorite royal sur quoy est fondee la vertu de guerir des escroelles est plus prise de auctorite esperituele en la sainte inonction : quelle neest personnele » (XLII-9/17). Cette idée de la double nature de la royauté est développée avec complaisance par J. Golein dans les dernières colonnes du Traité. Sur plus de dix colonnes, il construit toute une argumentation autour des deux drapeaux de la royauté : l’Oriflamme et la Bannière qui matérialisent les deux « lignages » royaux, celui du corps mystique et celui du corps charnel. Golein le résume ainsi : « [Au roi de France on donne deux drapeaux ; le premier] en signe quil soit ennobli de la benoite sainte trinite par la trinite des .iii. fleurs de lys. [le second en signe qu’il soit anobli] en la vermeille baniere de piteuse humanite tres digne. » (XXXIX-8/12).

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contrat » que constitue l’investiture royale d’un homme non différent des autres hommes. Elle peut se reconstituer ainsi, qui sont les séquences 7, 8, 15, 16, 17, 18 de la figure 2 49 : - serment du Roi jurant de respecter le droit des gens ; - élection du Roi par les personnes représentatives ; - remise des insignes du pouvoir, dont la couronne ; - hommage respectueusement silencieux ; - nomination symbolique des fonctionnaires par l’oriflamme ; - manifestation du nouvel ordre par un cortège. Cette architecture est parallèlement dédoublée par une investiture à laquelle les hommes n’ont aucune part directe et qui est celle reçue de Dieu et conférée au corps glorieux. On notera qu’elle en vient à envelopper complètement la première investiture, la précédant, se superposant ensuite à elle, puis l’achevant : - victoire conférée par Dieu (antérieure à l’élection laïque) ; - hommage du Roi à Dieu (antérieur au serment aux hommes) ; - couronnement du Roi éternel (antérieur au couronnement propre) ; - hommage au Roi en tant qu’il représente un principe éternel ; - remerciements à Dieu (suivant la manifestation de la puissance) ; - entrée dans la capitale (au nom de la victoire divine). Ces deux investitures sont, à leur tour, complétées par deux autres rituels d’investiture de statuts mineurs, qui sont ceux de Chevalier – que sont les séquences 4, 6, 9, 13, 19, 21 du schéma – et, si l’on peut dire, d’évêque in partibus, que sont les séquences 3, 5, 10, 14, 20, 22 du schéma50. Ces deux rituels jouent alternativement sur le corps mortel et sur le corps glorieux dont ils opèrent ainsi la synthèse. 49

Il est à remarquer que plus on remonte dans le temps, et plus le rituel d’investiture tend à se réduire à cette architecture élémentaire. Voir par exemple le compte rendu du couronnement du roi Philippe I (ordo n° 10 de la classification de Schramm, op. cit.). 50 Cela pose d’ailleurs un problème singulier en ce qui concerne la Reine, car elle passe, elle aussi, à peu près par toutes ces séquences, y compris la fameuse onction de l’huile miraculeuse. Ceci est au moins attesté pour Blanche de Castille (cf. Champollion-Figeac, Documents inédits sur l’histoire de France, Paris, Didot, 1841, t. 1, p. 361-362). Pour entrer dans d’autres discussions érudites, nous ne sommes pas du tout convaincu que la Reine n’ait pas eu de tiare « pontificale » dans sa couronne. De très nombreux couronnements de la Vierge l’attestent indirectement, en particulier en Italie dès la fin du XIIIe siècle. Voir également la couronne de Claude de France éditée par Pinoteau, Hervé, « Une représentation du sacre de Claude de France (1517) », Hidalguia, 1970, p. 25 (commentaire p. 8). Autrement dit, de la même façon que le Roi partage sa Chevalerie avec le Dauphin, il nous paraît qu’il partage sa

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Mais sur ce symbolisme, sur cet entrelacs des investitures royales, chevaleresque et épiscopale, jouent plusieurs personnages dont les relations se modifient au cours du déroulement du rite ; personnages qui se caractérisent par le fait qu’ils entretiennent entre eux des relations de parenté, réelle ou fictive. Ce sont l’archevêque de Reims, le connétable et la Reine : au début du rituel, le Roi est reconnu symboliquement comme le « fils » de l’archevêque de Reims51 ; puis le rapport s’inverse en ce que le Roi, lors de la Chevalerie est reconnu comme « Père » du connétable dont le rôle est tenu par son plus proche héritier, puis comme « Père » de l’archevêque de Reims52. Ensuite il est reconnu comme « époux » de la Reine53 ; et la Reine est reconnue comme « mère » du Dauphin54. Ainsi, non seulement le rituel investit le Roi d’un pouvoir politique, mais également d’un pouvoir parental.

La fonction de ce double jeu La fonction réelle du rituel procède de la correspondance qui s’établit entre les statuts sociaux et les statuts de parenté par le biais du sacrifice55. Cléricature avec la Reine. Le thème du sacre ou de la Vierge est lui aussi assez répandu pour en fournir un autre témoignage indirect. 51 Il fait pénitence comme un « Fils » de Dieu, il est assimilé au Christ « Fils de Dieu », il se soumet et prête serment à l’Église, à notre « Sainte Mère » l’Église, il siège au milieu de ses « Frères » que sont les Pairs du Royaume, il salue respectueusement l’archevêque de Reims, il est oint par un rituel qui est assimilé à celui du baptême, etc. 52 Par la suite, c’est au contraire l’archevêque de Reims qui se découvre et se lève pour saluer respectueusement le roi. Plus tard enfin, le mythe veut que le premier à qui l’Oriflamme ait été confié fut Turpin, l’archevêque de Reims ; ce qui est un nouveau moyen symbolique de renverser l’investiture. J. Golein est explicite sur ce point. 53 Tout le rituel de couronnement peut être analysé comme un rituel d’épousailles. La remise des pièces d’or lors de l’offrande est en particulier un rite de mariage explicite. Puis, lorsqu’après le festin, le Roi et la Reine vont se coucher cérémoniellement, il parait difficile de ne pas y voir, au moins symboliquement, une nuit de noce. 54 La consommation sexuelle qui doit intervenir à ce moment ayant pour fonction de faire passer l’héritier du stade virtuel au stade actuel, de l’incarner. Car tel est bien le rôle de la Reine, développé dans les premières prières du rituel. 55 Le modèle du sacrifice est, dans une société chrétienne, celui du Christ réactualisé périodiquement lors de la Messe. Le Père y est le sacrificateur et le Fils le sacrifié, la création, bénéficiaire du sacrifice destiné à la sauver, étant représentée symboliquement par la Mère. La société est également divisée par rapport à la pratique du sacrifice, et non par rapport aux forces de répression (sic) comme le

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Relisons la progression du rituel : au cours de son adoubement et de sa consécration, le Roi assume successivement les statuts de Fils et de Père. C’est-à-dire qu’il est à la fois sacrifié et sacrificateur, alors même que celui qui va tenir symboliquement le rôle du sacrifié sera son Fils, lors de la remise de l’épée56. On ne saurait mieux exprimer que la royauté est à l’image de la royauté divine, qu’en la personne royale s’incarne la puissance de Dieu, que de la personne du Roi procède la trinité royale, etc. Le thème du double corps acquiert ainsi toute sa signification. Le corps glorieux du Roi n’est pas uniquement un simple corps astral, un corps cosmique, un moi subtil plus ou moins vague. Le second corps du Roi, et nous préférons ici le terme de royauté, est le corps trinitaire. Si le Roi est le lieutenant de Dieu par son corps mortel, il est également Dieu par son corps glorieux. Et tout le rituel n’est qu’une immense mise en œuvre de ce symbolisme.

Les conséquences pratiques La fonction du jeu symbolique n’est pas uniquement de dresser une certaine théorie de la royauté ; elle est très concrètement de conduire à des applications politiques et juridiques pratiques.

Une théorie de la légitimité La première conséquence concerne la légitimité de la fonction royale : le fondement de la fonction réside dans le corps glorieux de la royauté. La Société peut, selon les procédures qui lui sont propres et qui forment, ainsi que nous l’avons vu, l’architecture primaire du rituel, « agréer » son futur souverain. En aucune manière, elle ne saurait le choisir ou le créer tel. En d’autres termes, la fonction royale n’est responsable et ne se fonde directement que sur les droits de Dieu ; les droits des hommes n’étant qu’une application de ces premiers droits.

croient certains. Les Clercs sont les sacrificateurs, les Chevaliers les sacrifiés et le Tiers-État les bénéficiaires du Sacrifice. Ainsi la première fonction est « Père » la deuxième « Fils » et la troisième « Mère ». Ce qui s’exprime dans le schéma II. 56 Le connétable, puis le sénéchal qui portent l’épée sont ainsi « Fils » non seulement du fait de la prescription de Charles V mais également du fait de la fonction sociale qu’ils assument. On doit noter également qu’en pratique ce fut effectivement le « plus proche héritier » qui fit fonction de connétable (ou de sénéchal) : le futur Charles V, lors du sacre de Jean II ; Louis d’Anjou, frère de Charles V, lors du sacre de Charles V, ce dernier n’ayant pas encore d’héritier mâle à cette date, etc.

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Le rôle politique de la Reine La seconde conséquence concerne l’exercice de la fonction royale. Si l’exercice de la fonction royale est centré sur la personne du Roi, il ne constitue en aucune manière à lui seul la royauté. En effet, la Reine est associée au corps glorieux. Mais elle n’est qu’associée, comme la Vierge est associée à la Trinité. Tout le rituel joue d’ailleurs sur ce jeu de l’association d’une manière très complexe : le Dauphin est, quant à lui, associé au corps mortel. Ce système des associations ne fonctionne d’ailleurs pas seulement au niveau des « corps », mais également au niveau des fonctions. Le Roi est essentiellement un chef spirituel (1ère fonction) puisqu’il est l’oint du Seigneur, personnage consacré, grand pontife, guérisseur d’écrouelles, etc. Le Dauphin, détenteur de l’épée de la Victoire, apparaît principalement comme un combattant (2e fonction). La Reine, ointe poitrine nue, est liée au symbolisme pastoral (elle est enterrée avec un fuseau), génitrice physique des futurs souverains, etc., ce qui symbolisme à l’évidence la 3e fonction. Il n’en reste pas moins que les rôles respectifs des trois personnages ne se limitent pas à cela : le Roi, armé Chevalier ajoute à sa première fonction, la 2e ; le Dauphin combattant est également un Sénéchal, ou un Connétable, c’est-à-dire un « domestique » relevant également de la 3e fonction ; la Reine, par sa consécration, ajoute à sa troisième fonction la première. Ainsi, se trouve constituée l’unité de la triade royale par association des corps et des fonctions. La Reine constitue le pivot du corps mortel57 ; elle participe donc, malgré toutes les bornes de son autorité, à l’exercice de la fonction royale au côté du Roi : aux premiers siècles de la royauté capétienne, les reines apposaient leur sceau au bas des actes au même titre que les rois et elles avaient généralement vocation à exercer prioritairement la régence. La transmission de la Couronne La troisième conséquence concerne la transmission de la fonction royale. Simple dans son principe, mais complexe dans sa mise en œuvre, elle repose sur la distinction des corps du Roi : 57 Le rôle très ambigu de la Reine est ici à souligner car elle se trouve à la fois en position de Fille, de Vierge, de Mère, d’Épouse. La relation du Roi à la Reine est donc équivoque et tend à remettre en cause la règle de la prohibition de l’inceste. Ce thème, qui est par ailleurs un des universaux du symbolisme royal, explique en partie la propension des rois de France à épouser des cousines à des degrés prohibés.

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- La transmission de la royauté « virtuelle », des « droits » à la couronne58 symbolisée par la remise de l’épée, moyen de la victoire, au plus proche héritier est un attribut du corps mortel du Roi. Autant dire que le prince héritier n’est, de ce fait, rien au regard de la fonction royale qui relève du corps glorieux. En conséquence, l’héritier ne possède aucun droit par lui-même à la couronne et, tant qu’il n’a pas été couronné à Reims, il ne saurait être Roi : il demeure le Dauphin au corps mortel, il n’est pas le Roi « vivant dans l’éternité ». - La transmission de ces « droits » relève de la filiation par les mâles. Le rituel désigne le Prince Héritier par l’épée avant que le Roi ait épousé la Reine. On ne saurait mieux exprimer que le rôle des reines est inexistant au regard du problème de la transmission des « droits » à la couronne. La Reine n’intervient que consécutivement, à la manière de la Vierge, à laquelle par ailleurs elle est symboliquement assimilée. Elle ne sert qu’à permettre l’incarnation d’un « héritier » n’ayant d’autre droit que celui de son corps mortel. - La couronne, c’est-à-dire en pratique le corps glorieux, se transmet à l’intérieur d’une entité unique qui est à la fois Père et Fils, image de la relation de Dieu et du Christ, ainsi que l’exprime admirablement le rituel pendant lequel le Roi change de statut généalogique : de Fils il devient Père. C’est assez dire que la succession à la couronne est le contraire d’une succession héréditaire puisqu’elle ne passe pas du Père au Fils, mais inversement du Fils au Père – si l’on peut dire – au sein de la même personne. Conséquences doctrinales et politiques Le rituel de couronnement des rois de France implique une vision très précise du pouvoir qui renvoie à une volonté doctrinale et politique consciente. Affirmant que la royauté n’existe que par son propre sacrifice librement consenti, le rituel lui donne, dans la période de crise que traverse la royauté au XIVe siècle, une dimension transcendante, à la mesure des épreuves qu’elle doit surmonter, réformation du royaume, captivité ou folie du Roi. Dans le même esprit, le Roi est ensuite reconnu en tant que souverain absolu, à la seule condition de respecter les droits de Dieu et, partant, les droits de

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Sur ce sujet, on lira avec profit Auge, Guy, « Succession de France et règle de nationalité », Tradition française, n°11 à 27, novembre 1964 - juillet 1966.

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la société, puisque cette dernière est, comme la fonction royale, hiérarchisée en fonction du service de Dieu, du sacrifice59. Mais les conséquences les plus concrètes sont au niveau de la gestion et de la transmission du pouvoir. La condition d’accès à la gestion légitime du pouvoir étant l’investiture par le sacre et la fonction sacerdotale, le rituel démontre que la Reine aussi bien que le Roi y est apte. Et qu’elle y joue même un rôle fondamental, puisqu’elle assure symboliquement le transfert du Roi du monde céleste au monde terrestre. Ceci dit, la Reine ne détient pas à proprement parler le pouvoir ; elle y participe sans doute, mais à titre complémentaire, à titre d’épouse, d’alliée. Mais pour cette raison même qui la place en position de co-souveraine, la Reine est exclue de la transmission du pouvoir. Elle ne possède personnellement aucun titre à la Couronne, aucun droit direct sur elle. Même quand la Vierge est reine du monde, le Christ ne tient pas son pouvoir d’elle, mais de la seule volonté de son Père ; car la souveraineté n’est transmissible qu’en ligne masculine, au sein de la même personne mystique qui est à la fois Fils et Père, le Roi et son plus proche héritier. Le plus proche héritier peut bien être le fils charnel de la reine, il n’en est pas moins fils de celle-ci qu’à la mesure de son corps temporel incapable de détenir la souveraineté60. Ceci est explicitement illustré par le rituel 59

Le caractère absolu, en même temps qu’autolimité du pouvoir royal, est longuement commenté par J. Golein : « Et comment que le roy de france ne recognoisse nul seigneur temporel sur lui en terre : si se tient il subiect a la loy divine ... par la quele il doit regler il doit obeir. et non mie aux loys imperialz ne canonilalz. fors que tant que elles sacordent a la ly theologienne et divine » (VIII-2/18). 60 C’est là une des raisons pour laquelle les reines, en cas de sacre distinct de celui du Roi, ont été souvent sacrées à Saint-Denis. Elles sont en effet les épouses des rois morts. Elles appartiennent au « lignage de boue ». Elles sont étrangères à la création mystique du roi qui ne se fait que par l’onction miraculeuse. C’est pour la même raison que l’Oriflamme, gardé à Saint Denis, est devenu le symbole du corps charnel du roi. La bannière aux trois fleurs de lys, dont la symbolique est céleste, est au contraire bénie à Reims (XXXIII). Le rituel commence à expliquer avec un luxe de détail que le premier des Chevaliers ne peut être roi que dans la mesure où il se voit envoyé dans l’ordre des Dieux, dans la mesure où il relève d’un « lignage » céleste. Mais étant cela, il ne participe plus au monde des hommes. Il faut l’y faire redescendre, il faut le réincarner, lui conférer un lignage (ou le lui rendre) de « boue ». C’est à cela que sert la Reine. En se mariant avec elle, le roi « vivant dans l’éternité » redevient un roi vivant au milieu des hommes mortels. De la même façon, le plus proche héritier, fils mystique et intemporel du roi, va pouvoir s’incarner dans la « Reine-Vierge ». Il s’ensuit que le Dauphin sera potentiellement un nouveau Christ, à nouveau baptisé et à nouveau sacrifié pour devenir Roi. Et le cycle de la succession

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quand le Roi transmet sa fonction initiale à son plus proche héritier, avant même l’intervention de la Reine. Si l’on reconnaît ainsi l’importance majeure des femmes dans la royauté, si l’on reconnaît que les reines règnent en même temps que le Roi et sont, à titre d’épouse, les régentes potentielles du royaume, on affirme dans le même temps qu’elles ne détiennent aucun droit à la Couronne en tant que Mère. Le principe de la filiation dynastique ne peut donc s’appliquer qu’en prenant en compte les seuls « lignages » masculins ; par voie de conséquence, les fils de fille ou les fils de soeurs ne relèvent pas de l’ordre de la succession, même s’ils s’appellent Charles de Navarre ou Edouard III d’Angleterre. Conclusion Le rituel du couronnement des rois de France, loin d’être un agrégat hasardeux et fluctuant, au symbolisme équivoque et diffus, est au contraire un ensemble profondément cohérent et logique. Encore fautil prendre la peine de le considérer dans sa totalité. Loin d’être un accessoire ou un ornement de la royauté, le rituel est précisément la charte qui la fonde, le geste initial qui lui donne sa signification mystique : être l’image de la Trinité. À partir du symbolisme du double corps du Roi61, toute la société se réordonne, les droits respectifs des corps sociaux sont manifestés. Véritable Loi Fondamentale du royaume, le rituel fixe non seulement le cadre de l’exercice du pouvoir mais aussi celui de sa transmission. Et il nous paraît révélateur que précisément quand la royauté française consommait son déclin en s’enfermant à Versailles, en remplaçant la sainteté de ses rituels62 par la courtisanerie de son étiquette, le thème du double corps ne prêtait plus qu’à rire avec l’Amphitryon de Molière. est bouclé. La Reine n’est en quelque sorte que le « révélateur » au sens photographique d’une situation qui lui est étrangère. 61 Une illustration, symétriquement inversée, de notre thèse sur le double corps du Roi, se retrouve dans le rituel funéraire, pour lequel on pourra consulter Alain Erlande-Brandenburg, Le roi est mort, étude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du XIIIe siècle, Paris, Arts et Métiers Graphiques & Droz, 1975, 214 p. Lire également, de Ralph E. Giesey, The royal funeral ceremony in Renaissance France, Genève, Droz, 1960, 170 p. 62 Les circonstances avaient fini par faire tomber en désuétude le sacre des reines : montés sur le trône très jeunes, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV furent couronnés dès qu’ils furent en âge de participer au rituel, c’est-à-dire bien avant leur mariage. Quant à Marie-Antoinette, elle n’assista qu’en spectatrice au sacre de Louis XVI.

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EXCALIBUR, LE SAINT GRAAL ET LA SAINTE AMPOULE

Yves VADÉ Université Michel de Montaigne - Bordeaux III Résumé La figure mythique du roi Arthur emporte avec elle un grand nombre d’emblèmes royaux dont certains sont l’héritage d’un très ancien passé : ainsi l’épée Excalibur, que seul le roi désigné par le destin peut retirer de la pierre où elle est fichée et qui, à sa mort, devra être rendue à l’au-delà. Soucieux de se donner un lignage prestigieux, les souverains Plantagenêt, comme plus tard les Tudor, n’hésiteront pas à se poser en héritiers d’Arthur et à s’honorer – voire à trafiquer – de ses emblèmes royaux. En France, Chrétien de Troyes, dans son roman inachevé de Perceval, met en circulation, avec la procession du Graal au château du Roi Pêcheur, un symbole de royauté spirituelle qui l’emporte sur tous les autres. Quelle qu’en soit l’origine (on songe notamment aux chaudrons d’abondance celtiques), cette scène première recoupe sur plusieurs points le cérémonial du sacre des rois de France : l’objet réel le plus proche, symboliquement et formellement, pourrait bien être la sainte Ampoule, apportée en procession de l’abbaye Saint-Remi à la cathédrale de Reims. Ce que confirme le toponyme de Corbénic, résidence dernière du Graal quasi homonyme de Corbény, là où les rois de France se rendaient le lendemain du sacre pour y exercer leur pouvoir thaumaturgique de guérison.

Comme les souverains historiques, des rois de fiction peuvent eux aussi être soumis à des rituels sacrés et bénéficier de regalia. Rituels et emblèmes peuvent être de simple fantaisie, se contenter de reprendre l’imagerie habituelle de la royauté (le couronnement, le grand manteau…), et l’on n’en parlera pas davantage ici. D’autres renvoient plus sérieusement à des sources historiques éloignées dans le temps, révélant ou confirmant des filiations qui éclairent la genèse du texte et contribuent à en enrichir le sens. On en trouve les meilleurs exemples dans la littérature romanesque qui s’est développée au Moyen Age, avec une extraordinaire luxuriance, autour de la figure légendaire du roi Arthur, et dont tout le monde aujourd’hui s’accorde à penser qu’elle plonge ses racines dans le passé celtique des îles britanniques et du continent. Mais un autre cheminement peut apparaître, éventuellement dans les mêmes textes : non plus à partir d’un 263

passé lointain, devenu objet de récits dont les auteurs médiévaux eux-mêmes ne saisissaient pas toujours toutes les implications, mais en direction d’événements ou d’usages contemporains que le texte pouvait utiliser ou recouper, fût-ce de manière allusive, sans qu’il fût nécessaire de les expliquer longuement aux lecteurs et auditeurs de l’époque. Il n’en va pas de même pour nous. Des rapprochements qui pour les contemporains devaient être évidents ne le sont plus et demandent qu’on fasse appel à l’histoire, étroitement liée dans ces textes aux jeux du mythe et de la fiction. On tentera donc de suivre successivement ces deux pistes dans les deux mondes conjoints du roi Arthur et du Graal. On essaiera de montrer en particulier que ce dernier objet, dont le mystère ne sera jamais entièrement dissipé, peut hériter aussi d’anciens regalia celtiques ; et d’autre part que la mise en scène imaginée par Chrétien de Troyes aux environs de 1180 consonne avec les réalités du sacre des rois de France, dans cette même province de Champagne qui vit naître le premier de nos romanciers. Les regalia d’Arthur et le royaume d’Angleterre Fictif ou historique, Arthur ? La question a donné lieu à d’innombrables débats et ne semble pas près d’être réglée1. On sait que le personnage est longuement présenté par Geoffroy de Monmouth, aux paragraphes 137 à 178 de son Historia Regum Britanniae (couramment abrégée en HRB), publiée entre 1135 et 1138 et principal point de départ de la littérature « arthurienne »2. Mais l’HRB est de l’histoire largement inventée. Soit, comme le pense Philippe Walter3, à partir de traditions orales, de mythes indo-européens, voire néolithiques, soit en utilisant quelques souvenirs historiques bretons remontant à la fin de l’occupation romaine et sauvegardés en de rares textes. Mais selon Alban Gautier, 1

Les différentes pièces du dossier sont présentées et discutées avec clarté par Alban Gautier dans la première partie de son ouvrage, Arthur, Paris, Ellipses, 2007, pp. 7-202. 2 Edition française récente : Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, traduit et commenté par Laurence Mathey-Maille, Paris, Les Belles lettres, 1993. Les paragraphes concernant Arthur occupent les pages 194-258 de cette édition. 3 Philippe Walter, Arthur, l’ours et le roi, Paris, Imago, 2002.

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« aucune source contemporaine des événements, c’est-à-dire produite entre 400 et 600, ne fait mention d’un personnage nommé Arthur »4. La première mention d’un Arturius se trouve au chapitre 56 de l’Historia Brittonum, compilation attribuée à un certain Nennius et sans doute composée aux environs de l’an 830. Il y est question d’un Arthur dux bellorum (chef de guerre), combattant contre les Saxons « aux côtés des rois des Bretons », mais non pas roi lui-même. On y apprend qu’au cours d’une bataille, « Arthur porta l’image de Sainte Marie Toujours Vierge sur ses épaules », détail dont Geoffroy fera son profit et que l’on retrouvera dans des textes ultérieurs. La liste des douze batailles gagnées par cet Arthur se clôt, dans le texte de Nennius, par la célèbre bataille du mont Badon, où « neuf cent soixante hommes tombèrent en une journée par une seule charge d’Arthur »5. La présence d’Arthur à la bataille du mont Badon est encore mentionnée dans les Annales Cambriae (Annales de Galles), couvrant les années 447 à 956. On y lit pour l’année 518 : « Bataille de Badon, où Arthur porta la croix de Notre Seigneur JésusChrist pendant trois jours et trois nuits, et les Bretons furent vainqueurs ». Mais ni Gildas, dans son De Excidio Britanniae, ni Bède le Vénérable, auteur d’une Historia ecclesiastica gentis Anglorum, bien qu’ils parlent l’un et l’autre de cette bataille, n’y mentionnent les actions éclatantes d’un nommé Arthur. On voit que l’affirmation de l’existence d’un Arthur historique relève bien, comme le dit Alban Gautier, d’un « pari ». Pour notre part nous pourrons nous en dispenser, la question des regalia étant relativement indépendante de l’existence même des souverains considérés. Venons-en donc directement au texte de Geoffroy. Après la mort d’Utherpendragon, affirme-t-il dans l’HRB (§ 143), son fils Arthur est sacré par l’archevêque Dubrice à l’instigation des « nobles de Bretagne »: Dubrice souffrait du malheur qui affligeait son pays ; il couronna donc Arthur du diadème royal en présence des évêques. Arthur était alors un jeune homme de quinze 4

Op. cit, p. 22. V. la traduction du passage complet de Nennius concernant Arthur dans A. Gautier, op. cit., pp. 101-102. 5

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ans, d’une vaillance et d’une libéralité exceptionnelles. Sa bonté naturelle lui donnait une grâce telle que tout le monde l’aimait. Investi des insignes royaux, il conserva ses habitudes et fit preuve de largesse.6

Le texte n’en dit pas plus sur ces « insignes royaux ». Mais plus tard, alors qu’Arthur est engagé dans une lutte sans merci contre les « païens » (entendons les Saxons), Geoffroy détaille son armement et décrit ses armes peu ordinaires (§ 147) : Arthur lui-même, revêtu de la cuirasse qui convenait à un si grand roi, se coiffa d’un casque en or, gravé d’une figure représentant un dragon ; il accrocha sur ses épaules son bouclier Pridwen, sur lequel était représentée l’image de sainte Marie, mère de Dieu, image qui la rappelait sans cesse à sa mémoire. Il se ceignit aussi de son épée de grande valeur, Caliburn, qui avait été fabriquée dans l’île d’Avallon, et plaça dans sa main droite sa lance nommée Ron qui était longue, large et faite pour massacrer. […] Il ne suspendit pas son attaque avant d’avoir tué quatre cent soixante-dix soldats avec sa seule arme Caliburn.7

Ces armes portent un nom, premier indice de leur importance. Le bouclier porte l’image de sainte Marie, souvenir de Nennius. Mais surtout l’épée Caliburn, en qui l’on reconnaît l’Escalibor ou Excalibur des textes postérieurs, vient d’Avallon, autant dire de l’Autre Monde de la tradition celtique. Il s’agit bien de l’arme surnaturelle conférée à un roi qu’investit la puissance divine, et marque de sa mission. Son exceptionnelle efficacité est moins l’instrument que le signe et le garant de son destin victorieux. Quand Arthur vaincu sera blessé à mort par Mordred, il ne lui restera plus qu’à rendre son épée à l’au-delà, d’où elle vient. Geoffroy dissocie le sacre d’Arthur et la mention de ses armes. Ce n’est pas une raison pour douter de leur statut de regalia, le caractère sacré, ou si l’on préfère, mythique, de ces armes étant bien attesté par ailleurs. À preuve le récit de Kulhwch et Olwen, un des contes les plus archaïques du recueil du Mabinogi, et dont la première rédaction, selon P.-Y.

6 7

Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, éd. citée, p. 203. Id., p. 209.

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Lambert, peut être datée « de la fin du XIe siècle8. » Kulhwch étant venu réclamer à Arthur un « présent de vassalité », le roi lui promet, avec l’espèce de hâblerie propre à ce genre de dialogue – ou comme le « roi du monde » qu’il est symboliquement –, tout ce qu’il pourra demander, « aussi loin que sèche le vent et que mouille la pluie, aussi loin que coure le soleil et qu’enveloppe la mer, aussi loin que s’étende la terre ». A quelques restrictions près : «… en exceptant mon bateau et mon manteau, Caledvwlch mon épée, Rongomynyat ma lance, Wyneb Gwrthucher mon bouclier, Carnwenhan mon couteau et Gwenhwyvar [Guenièvre] ma femme. » Passons sur le statut de cette épouse mise au rang d’objet. Mais ces objets associés à Arthur, affirme P.-Y. Lambert en note, « ce sont les “ regalia”, les talismans du prince auxquels s’attache magiquement son pouvoir »9. Dans le Merlin en prose du Livre du Graal, l’accession au trône d’Arthur, roi par élection divine malgré le mauvais vouloir des seigneurs, donne lieu à de longs développements. Le rôle premier est donné à l’épée, véritable garant de la légitimité surnaturelle : Nostres Sires nous fait ore par ceste justice qui est apelee Espee eslection, dit énergiquement le texte, que l’édition de la Pléiade traduit ainsi: « NotreSeigneur nous donne en cette occurrence une élection placée sous le signe de cet instrument de la justice qu’on appelle épée. »10. On connaît la scène : à la mort du roi Uterpendragon, Arthur a 16 ans et il est inconnu de tous (sauf, bien entendu, de Merlin). Chacun ignore qu’Uterpendragon est son père. Au matin de Noël, apparaît devant l’église une grosse pierre (un « perron ») portant une enclume dans 8

Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, traduit du moyen gallois, présenté et annoté par Pierre-Yves Lambert, Paris, Gallimard, 1993 (« L’aube des peuples »), p. 124. 9 Ed. citée, p. 130 et note 31 p. 369, avec renvoi à Patrick Ford, BBCS (The Bulletin of the Board of Celtic Studies), XXX, 1983, 268 s. Le navire et le manteau, ajoute P.-Y. Lambert, ont eux aussi un nom : « Plus loin, le navire d’Arthur est appelé Prydwen. Le manteau est appelé Gwenn dans « Le songe de Rhonabwy ». Ce manteau rendait invisible, d’après le texte des « Treize trésors de l’île de Bretagne » (Etudes Celtiques, X, 1963, 442 s.). » 10 Le Livre du Graal, édition préparée par Daniel Poirion, publiée sous la direction de Philippe Walter, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, Paris, Gallimard, 2001, t. II, 2003, t. III, 2009. Ici t. I, p. 761. Les indications de tomes et de pages dans le texte renverront à cette édition.

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laquelle est fichée une épée. Des lettres d’or inscrites sur la pierre disent que « celui qui retirerait l’épée de là serait roi du royaume par l’élection de Jésus-Christ. » (I, 759) C’est presque par inadvertance qu’Arthur participe à cette épreuve qualifiante, et retire l’épée sans aucune difficulté. Le motif est indo-européen. Dans son ouvrage sur Arthur, l’ours et le roi, Philippe Walter indique plusieurs rapprochements possibles. Dans la Völsunga Saga, ch. 3, le dieu Odin plante une épée dans le tronc d’un chêne devant le palais du roi Völsungr. Seul Sigmundr, son fils, réussit à l’extraire du tronc. Dans une autre Saga, Björn (nom scandinave de l’ours) ayant planté une épée dans un rocher, seul son fils aîné peut la retirer. Épisode comparable dans l’ancienne épopée iranienne Shâh Nameh (Livre des Rois) : le héros Gustap réussit d’un seul coup de marteau à briser une enclume et une grosse masse de fer rougie préparée par le forgeron Bourab. Philippe Walter commente : « Le thème épique de l’enclume brisée est analogue au motif de l’épée retirée de l’enclume. Il témoigne d’une force physique si extraordinaire qu’il sous-entend la nature surhumaine de l’auteur de cet exploit. » Ces motifs renvoient « à un vieux rite d’élection royale où se manifestent les volontés cachées des puissances de l’autre monde… L’exploit équivaut à une révélation. »11 Lorsqu’un peu plus tard Arthur tire son épée du fourreau pour combattre, on apprend qu’un nom y est inscrit : « Les lettres qui y étaient inscrites disaient qu’elle s’appelait Escalibor : c’est un nom qui signifie en hébreu “Tranche fer, et acier, et bois ”» (I, 789). De plus, l’épée jette « une grande lumière, comme si deux cierges y eussent brûlé » (ibid.). Cette notation, apparemment de pur merveilleux, peut être rapprochée d’un détail du conte gallois Le Songe de Rhonabwy, rédigé plus tardivement, autour de 1300 : on y affirme que l’épée d’Arthur « portait l’image de deux serpents en or, et quand on la dégainait, on croyait voir deux flammes de feu sortir de la gueule des serpents. C’était si terrifiant qu’il n’était pas facile d’en supporter la vue. »12 L’archéologie 11

Philippe Walter, op. cit., pp. 64-65. Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois, éd. citée, pp. 197-198. 12

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fournit ici un témoignage décisif : merveilleux mis à part, ces deux serpents en or se décèlent sur des fourreaux en tôle de bronze de l’époque de La Tène, bien connus des archéologues. Ornés à leur partie supérieure d’une paire de dragons ou de griffons parfois dessinés à l’aide d’un fil d’or incrusté dans le métal, ces fourreaux se diffusent à travers l’Europe celtique à partir de la deuxième moitié du IVe s. av. J.-C. On en connaît plus de deux cents exemplaires, « disséminés depuis le bassin de la Tamise jusqu’à la chaîne des Karpates »13. Le souvenir s’en serait donc perpétué depuis l’époque de La Tène jusqu’en plein Moyen Âge. Autre emblème royal à la lisière du merveilleux : la bannière que Merlin donne au roi Arthur la veille de sa première bataille. Elle est, dit le Merlin : dotée d’une profonde signification : car elle portait un dragon, et, une fois fiché dans une lance, il semblait cracher feu et flammes de sa gueule ; il avait aussi une longue queue qui se tordait. Ce dragon, dont je vous parle, était fait d’airain, et personne ne sut jamais où Merlin l’avait pris. (I, 786)

Si importants qu’ils soient, ces emblèmes ne suffisent pas à faire d’Arthur un roi : il y faut encore le sacre. De Noël à la Chandeleur, puis à Pâques, selon la Suite ou Vulgate Merlin14, les choses traînent en longueur, les seigneurs renâclant, malgré l’élection divine, à admettre qu’un jeune inconnu puisse leur donner des ordres. Ce n’est qu’à la Pentecôte suivante qu’Arthur, ayant été fait chevalier, recevra « le sacre et la couronne » des mains de l’archevêque (I, 771). Revêtu des « vêtements royaux », il va une dernière fois retirer l’épée de l’enclume, et la portant « entre ses mains toute droite », il la dépose sur l’autel. Une miniature du XIIIe siècle illustre bien ces deux temps de la cérémonie. Au registre supérieur Arthur, vêtu d’un manteau bleu sombre, accompagné de l’archevêque et de religieux portant des chandeliers et des croix, tire l’épée de l’enclume. Au registre inférieur, il la 13 Venceslas Kruta, Les Celtes, histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2000 (Bouquins), art. « Dragons », p. 581. 14 Partie du Livre du Graal dénommée par les éditeurs de la Pléiade, t. I, Les premiers faits du roi Arthur.

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dépose sur l’autel, tandis que l’archevêque pose une couronne d’or sur sa tête15. Le rapprochement s’impose avec le sacre des rois de France, où l’épée, après avoir été remise avec son baudrier au nouveau roi, est déposée par lui sur l’autel avant d’être confiée au connétable16. Après le sacre d’Arthur, l’onction, et toutes iceles choses que on doit faire a roi, les assistants sortant de l’église constatent que le perron a disparu, et ne sorent que il fu devenus. (I, 774) Quant au destin final de l’épée, il est raconté dans une scène de La Mort le roi Artu devenue célèbre (bien transposée dans le film de John Borman Excalibur), mais sur laquelle il faut revenir en raison du rapprochement proprement euroasiatique auquel elle donne lieu. Se sentant mortellement atteint à la suite de son combat contre Mordred à la bataille de Salesbières, Arthur demande au chevalier Girflet de jeter son épée dans un lac situé sur un tertre. C’est la rendre à l’au-delà d’où elle vient, puisque dans la pensée celtique l’au-delà se situe à la fois dans les tertres et sous la surface des eaux. Girflet part avec Escalibor, mais, tenant à la garder pour lui, il jette sa propre épée. Arthur lui demande s’il a bien jeté Escalibor et ce qui s’est passé. Le chevalier lui répondant qu’il ne s’est rien passé de particulier, Arthur le convainc de mensonge. Girflet retourne et ne jette que le fourreau. Rien ne se passe. Enfin, quand une troisième fois il retourne et jette l’épée pour de bon, une main sort de l’eau, prend l’épée, l’agite trois ou quatre fois et disparaît. Commentaire de Philippe Walter : « L’épée royale jetée dans un lac signifie la dissolution intégrale de la souveraineté et l’effondrement apparemment irréversible du monde arthurien. L’épée royale, symbole de la puissance souveraine, est soustraite au monde humain pour signifier la disparition de la

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Cette miniature orne la couverture de l’ouvrage de P. Walter Arthur, l’ours et le roi. Elle est également reproduite dans le cahier photos de l’ouvrage d’Alban Gautier, Arthur, sous la référence BnF, MS Fr. 95, fol. 159 v (France, XIIIe siècle). 16 Danielle Gaborit-Chopin, Regalia, les intruments du sacre des rois de France, Monographies des Musées de France, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1987, p. 20.

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royauté elle-même. »17 Cependant la singularité de l’épisode ne peut renvoyer qu’à un mythe particulier. On ne peut plus ignorer, après les études de Georges Dumézil et de Joël Grisward, que les récits ossètes sur les Nartes (héros épiques des Ossètes) connaissent un épisode exactement parallèle à l’engloutissement d’Escalibor.18 Arthur y est remplacé par le Narte Batradz, prodigieux guerrier « chemisé métal » (Full metal jacket).19 Mêmes péripéties : « Je ne pourrai mourir tant que mon épée n’aura pas été jetée à la mer », déclare Batradz. Les Nartes, ne sachant comment mouvoir une aussi énorme épée, viennent prétendre que c’est fait. « Quels prodiges avez-vous vus… ? » demande Batradz. — « Aucun. » — « C’est donc que mon épée n’a pas été jetée à la mer.» Finalement les Nartes attellent plusieurs milliers d’animaux, parviennent à traîner l’épée jusqu’à la côte puis la jettent à la mer. « Aussitôt s’élevèrent vagues et ouragans, la mer bouillonna puis devint couleur de sang. Les Nartes […] coururent raconter à Batradz ce qu’ils avaient vu : convaincu, il rendit le dernier soupir. » L’identité des traditions garantit leur ancienneté et leur commune origine. Mais ne peut-on pas préciser davantage ? Les Ossètes, descendants pour partie des Alains, se rattachent aux peuples de la famille scythique, et plus précisément aux Sarmates, qui commencèrent à s’installer à la fin du Ier siècle avant notre ère sur les deux rives du Danube. Certains s’allièrent aux Germains et furent défaits à la frontière de la Pannonie par Marc-Aurèle en 175. Finalement, les empereurs de Rome entreprirent de les incorporer dans les

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Arthur, l’ours et le roi, p. 176. V. G. Dumézil, Légendes sur les Nartes, Bibl. de l’Institut Français de Léningrad, XI, Paris, Institut d’Etudes slaves, 1930 ; Le Livre des Héros. Légendes sur les Nartes, Gallimard/Unesco, 1965, rééd. 1989 (mais l’épisode qui nous intéresse ici n’y figure pas) ; Romans de Scythie et d’alentour, Payot, 1978 ; J. Griward, « Le motif de l’épée jetée au lac : la mort d’Arthur et la mort de Batradz », Romania, 90, 1969, pp. 289-340 et 473-514 ; « Des Scythes aux Celtes. Le Graal et les talismans royaux des Indo-Européens », Artus, 14, été 1983, pp. 15-22. 19 J’ai eu l’occasion déjà d’évoquer ce Batradz dans le volume 12 de la présente collection : v. La Forge et le Forgeron, II, Le merveilleux métallurgique, 2003, « Métal vivant », pp. 37-61. 18

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légions chargées de contrer la poussée des « Barbares ».20 Or dans un article paru en 1978 dans le Journal of American Folklore, intitulé « The Sarmatian Connection. New Light on the Origins of the Arthurian and Holy Grail Legends », deux chercheurs américains ont apporté des éléments nouveaux.21 Après avoir rappelé l’histoire de l’épée jetée à l’eau et l’importance dans les traditions ossètes d’un chaudron magique auquel Dumézil a consacré un chapitre de ses Romans de Scythie et d’alentour, ils nous apprennent que selon l’historien Dion Cassius (71, 16), 5 500 auxiliaires sarmates incorporés dans les légions romaines avaient été envoyés en Grande-Bretagne pour renforcer les garnisons le long du mur d’Hadrien. La plupart étaient restés sur place et y avaient fait souche. Des fouilles archéologiques menées à Ribchester dans le Lancashire ont mis au jour un important matériel, témoignant de l’implantation d’une communauté sarmate qui aurait vécu là pendant plusieurs siècles et se serait mêlée à la population locale. On a même trouvé une inscription à Apollo Maponus (un Apollon incontestablement celtique) datée d’environ 240 de notre ère, dédiée par un groupe de cavaliers sarmates de Bremetennacum – nom de leur garnison, proche de Ribchester. Bel exemple de syncrétisme romano-celtico-sarmate. D’où l’hypothèse d’un Arthur et d’une légende du Graal descendants d’émigrés sarmates. La « piste sarmate » est sans doute une impasse si l’on y cherche la solution des incertitudes concernant l’origine du 20

Alaincourt, Allaines, Allainville : autant de toponymes désignant d’anciennes stations d’Alains. D’autre part, six localités françaises portent le nom de Sermaise ou Sermaize, directement dérivé de Sarmaticum. Ce sujet a été évoqué par M. Iaroslav Lebedynski lors d’une conférence intitulée « Des Alains aux Ossètes », donnée à la Société des Etudes euro-asiatiques le 20 mai 2010. 21 Voir C. Scott Littelton et Ann C. Thomas, « The Sarmatian Connection. New Light on the Origins of the Arthurian and Holy Grail Legends », Journal of American Folklore, vol. 91, january-march 1978, n° 359. À compléter par C. Scott Littelton, « The Holy Grail, the Cauldron of Annwn, and the Nartyamonga. A further note on the Sarmatian Connection, Journal of American Folklore, vol. 92, july-september 1979, n° 365 ; et par C. S. Littleton et L. A. Malcor, From Scythia to Camelot : A Radical Reassessment of the Legends of King Arthur, the Knigts of the Round Table, and the Holy Grail, New York, Garland, 1994.

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personnage d’Arthur. La découverte d’un Lucius Artorius Castus, originaire de Dalmatie et commandant au IIe siècle une légion cantonnée à York (d’ailleurs sans rapport direct avec des Sarmates) n’a pas convaincu les spécialistes.22 En revanche, cette piste garde tout son intérêt quant à la nature mythico-légendaire d’Excalibur. Le parallélisme des épisodes concernant la mort du héros et l’engloutissement de son épée ne peut s’expliquer que par un scénario commun aux légendes arthuriennes (d’origine celtique) et aux légendes ossètes (d’origine sarmate). La question est de savoir par quels cheminements ce scénario a pu passer. On peut imaginer, en schématisant, deux circuits possibles. Un circuit long, reportant la formation du thème aux origines indoeuropéennes communes des futurs Sarmates (autrement dit d’une branche des Scythes) et des futurs Celtes, c’est-à-dire à l’époque où les uns et les autres nomadisaient dans les steppes. Il faut ici compter en millénaires – mais bien d’autres exemples de persistance des mythes montrent que l’hypothèse n’est pas invraisemblable. D’autre part un circuit court, supposant une interpénétration de mythes et de thèmes légendaires à la faveur de la cohabitation pendant quelques siècles de cavaliers sarmates avec la population celtique de Grande-Bretagne, jusqu’à leur assimilation à peu près complète vers la fin de la période romaine. Au reste, ces deux circuits ne sont pas totalement exclusifs l’un de l’autre, de très vieux thèmes communs ayant pu être réactivés et remodelés par une fréquentation réciproque, entraînant de longues soirées communes où circulaient les histoires. Quelle qu’en soit l’origine lointaine, ces regalia arthuriens, fortement consolidés par la production romanesque, n’ont pas manqué d’interférer avec l’histoire des rois d’Angleterre. On sait que la constitution même de la légende arthurienne au XIIe siècle est en étroite connexion avec la fortune des Plantagenêts. « En dédiant son œuvre à Robert de Gloucester, fils illégitime du roi Henri 1er Beauclerc, et à Étienne de Blois (roi d’Angleterre de 1135 à 1154), deux hauts personnages qui sont peut-être les commanditaires de l’Historia, Geoffroy a conscience d’accomplir une mission quasi patriotique », écrit 22 V. les objections formulées par P. Walter, op. cit., p. 24 et partiellement reprises par A. Gautier, op. cit., pp. 128-129.

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Philippe Walter. A travers la construction pseudo-historique d’un roi prestigieux résumant en sa personne les luttes pour l’indépendance des Bretons, aussi bien que l’espoir d’un avenir réconcilié (on connaît la formule Arthurus, rex quondam rexque futurus), « c’est le projet de l’empire angloangevin des Plantagenêts qui prend forme ».23 Les rois de France revendiquent Charlemagne comme ancêtre. Les Plantagenêts comptent sur Arthur pour se donner une lignée prestigieuse qui leur permettrait de se poser en héritiers des rois de Bretagne. En 1191, au début du règne de Richard Cœur de Lion, les moines de Glastonbury sont trop heureux de « découvrir » dans le cimetière de leur abbaye la tombe d’Arthur et de Guenièvre, « entre deux pyramides de pierre […], gisant profondément en terre dans un tronc de chêne creusé », selon la relation de Giraud de Barri (trois autres auteurs, au cours du XIIIe siècle, fournissent des versions quelque peu différentes)24. Une croix de plomb, disparue depuis, portait une inscription attestant que le corps était bien celui de « l’illustre roi Arthur ». En poursuivant dans cette ligne, on pourrait s’attendre à voir l’épée d’Arthur, Excalibur, jouer lors du sacre des rois d’Angleterre un rôle analogue à celui que Joyeuse, l’épée de Charlemagne, jouera jusqu’à la fin de la monarchie française. Si ce ne fut pas le cas, il s’en fallut de peu. C’est peut-être une transaction financière qui priva l’Angleterre de l’épée Excalibur – ou prétendue telle. Selon une anecdote rapportée par Roger de Howden, Richard Cœur de Lion, en route pour la Troisième Croisade en cette même année 1191, aurait offert en effet « l’épée d’Arthur, l’illustre roi breton des temps anciens, que les Bretons nomment Excalibur » au roi de Sicile Tancrède, « pour le prêt de quatre navires de transport et de quinze galères »25. Près d’un siècle plus tard, en 1283, Edouard 1er, arrièrepetit-fils d’Henri II Plantagenêt, reçut de la part des princes gallois soumis la « couronne d’Arthur ». Rien sans doute ne pouvait lui faire plus plaisir, Edouard 1er ayant toujours tenté 23

Arthur, l’ours et le Roi, p. 42. V. Alban Gautier, op. cit., p. 240. Le texte de Giraud de Barri est donné et traduit par E. Faral, La Légende arthurienne, t. 2, p. 440. 25 Alban Gautier, p. 233. 24

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de reprendre à son compte l’héritage arthurien. Il fit refaire les tombeaux d’Arthur et de Guenièvre à Glastonbury, « et fit exhumer en 1282, puis ensevelir à nouveau en grande pompe, les corps des empereurs Constantin (le grand-père supposé d’Arthur) et Magnus Maximus, opportunément retrouvés dans son château de Caernarfon, au pays de Galles, région qu’il venait de conquérir ».26 Il aimait à présider des banquets faisant revivre la cour d’Arthur. C’est sous son règne (12721307), et sans doute à sa demande, que fut réalisé le grand plateau de la « Table Ronde » de l’ancien palais royal de Winchester où les noms de vingt-quatre chevaliers encerclent un portrait du roi Arthur en majesté27. Ajoutons que, selon Michel Pastoureau, une des armoiries attribuées à Arthur avant le milieu du XIIIe siècle portait trois léopards, c’est-àdire les armes mêmes des rois d’Angleterre.28 Avec l’accession au trône en 1485 d’Henri VII, à la fin de la guerre des Deux-Roses, c’est une dynastie galloise, donc de la nation d’Arthur, qui accède au pouvoir. Le père d’Henri VII, Owen Tudor, n’était qu’un petit noble gallois. Mais on sut fournir au nouveau souverain une lignée plus brillante, en lui forgeant une généalogie arthurienne inspirée de Geoffroy de Monmouth et des Prophéties de Merlin. La même année 1485 est imprimé à Westminster le Morte Darthur de Malory, synthèse ultime des romans de la Table Ronde. Cette publication, dont l’idiome (le moyen anglais) demeura accessible dans les siècles suivants, assura dans les pays de langue anglaise la pérennité de la matière arthurienne. Situation bien différente de celle de la France, où l’ancien français cessant d’être compris, la littérature arthurienne sombra pendant toute l’époque classique dans un oubli et un discrédit profonds. 26

Id., p. 320. Selon des études dendrochronologiques, ce plateau, plusieurs fois restauré depuis, aurait été fabriqué dans les années 1270. Son diamètre est de 5,5 m et son poids dépasse une tonne. V. Alban Gautier, op. cit., pp. 315-316, et pour une étude d’ensemble v. A. Chauou, L’idéologie Plantagenêt. Royauté arthurienne et monarchie politique dans l’espace Plantagenêt (XIe- XIIIe siècles), Presses universitaires de Rennes, 2001. 28 A. Gautier, p. 315, d’après Michel Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Le Léopard d’or, 1983, pp. 46-47. 27

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Au royaume des lys, les rois n’ont jamais rien attendu d’Arthur ni de son épée magique. Leurs regalia prétendent remonter à des souverains pleinement historiques (même si la littérature a beaucoup fait pour la promotion de leur mémoire) : Clovis et Charlemagne. Renversons donc la perspective. Au lieu d’examiner en quoi des rois réels ont pu bénéficier du prestige d’un roi de fiction et de ses emblèmes, demandonsnous dans quelle mesure la fiction a pu tirer parti du rituel sacré des rois historiques. C’est le mystère du Graal qu’il s’agit ici d’interroger. Le Graal vu de Reims Aucun graal ne figure dans l’œuvre de Geoffroy de Monmouth. Nom commun, le terme « graal » ne désigne à l’origine qu’un grand plat creux. Le mythe qui se constitue à partir de cet objet trouve son origine, comme on le sait, dans une œuvre française : Perceval ou le Conte du Graal, roman de Chrétien de Troyes, rédigé dans les années 1180 et resté inachevé. J’en rappelle en quelques mots l’épisode central : parti à la recherche de sa mère qu’il a abandonnée pour devenir chevalier, le jeune Perceval, encore nice (« naïf », et même « niais ») arrive au bord d’une rivière où il voit deux hommes dans une barque ; l’un d’eux pêche à la ligne et dit à Perceval par où passer pour arriver à sa demeure : « c’est moi qui vous hébergerai ce soir ». C’est le Riche Roi Pêcheur, appelé aussi Roi Méhaigné, c’est-à-dire invalide, à la suite d’un « coup douloureux », reçu parmi les hanches, ou parmi les cuisses, euphémismes qui permettent de comprendre qu’il est atteint dans ses parties viriles. Comme il ne peut pas chasser, il pêche (c’est du moins l’explication que donnera une jeune fille que Perceval rencontrera le lendemain). Le soir, Perceval est en effet reçu au château du Roi Pêcheur, qui commence par lui offrir une épée exceptionnelle, au riche baudrier et au pommeau d’or. Puis apparaît un cortège : d’abord un jeune noble porteur d’une lance blanche dont la pointe laisse couler un filet de sang ; deux autres jeunes gens portant des candélabres d’or ; ils accompagnent une « damoiselle » tenant à deux mains « un graal » d’or enrichi de pierres précieuses. Il se fait alors « une si grande clarté que les chandelles en perdirent leur éclat comme les étoiles au lever du soleil ou de la lune ». Le cortège se clôt par une autre 276

demoiselle portant un « tailloir » (plat à découper) en argent. S’ensuit un dîner somptueux. Une « hanche de cerf au poivre » est découpée sur le tailloir d’argent. Et, à chaque service, le graal repasse devant les convives, sans que Perceval, occupé à boire et à manger, demande « qui l’on en sert ». Discrétion fatale. Le lendemain matin, Perceval se retrouve seul dans le château désert, et plusieurs personnages qu’il rencontrera par la suite lui reprocheront durement de n’avoir pas posé la bonne question : elle aurait aussitôt apporté la guérison au Roi Pêcheur et rendu la fertilité à son royaume, devenu pour l’heure « Terre Gaste ». Plus tard, Perceval apprendra d’un ermite, qui se trouve être son oncle, que ce drame est celui de son lignage : le « saint homme » à qui est porté le graal – et qui depuis quinze ans ne se nourrit que de l’hostie qu’il contient – est son autre oncle. Il est lui-même roi, et le père du Roi Pêcheur. Ce dernier est donc le cousin germain de Perceval, et tout permet de supposer que le Roi Méhaigné ne pouvant avoir de descendance, Perceval est l’héritier désigné du royaume. L’inachèvement du roman pourrait inviter à s’en tenir là. Mais on sait que, bien au contraire, l’énigme laissée sans réponse par Chrétien de Troyes a engendré une prolifération de textes à la faveur desquels le « graal » déjà exceptionnel de Chrétien est devenu dès les premières années du XIIIe siècle le Graal avec majuscule, voire le Saint-Graal – objet d’une quête ultime chez Robert de Boron (Perceval), chez Wolfram von Eschenbach (Parzival), puis dans l’immense Livre du Graal (incluant La Queste du Saint Graal), ou encore dans l’étrange Perlesvaus mieux intitulé Le Haut Livre du Graal – pour ne citer que les œuvres dominantes.29 A n’en pas douter, 29 Ces œuvres, restées longtemps d’un accès difficile pour le grand public, sont désormais à la portée de tous. Le Conte du Graal peut être lu dans les Œuvres complètes de Chrétien de Troyes de la Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la direction de Daniel Poirion, Paris, Gallimard, 1994 ; on le trouve également, édité et traduit par Charles Méla d’après le manuscrit de Berne 354, dans le volume des Romans de Chrétien de Troyes de La Pochothèque (Le Livre de Poche), Paris, 1994 ; c’est le texte que nous citons. – Le volume Perceval ou le roman du Graal de la collection Folio classique, traduction et notes de Jean-Pierre Foucher et André Ortais, Gallimard, 1974, fournit en outre d’importants extraits des Continuations de « Perceval » (manuscrit de Mons et texte de Gerbert de Montreuil). – Le texte original du Perceval de Robert de Boron fut édité par Bernard

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l’histoire contée par Chrétien de Troyes a des origines multiples et anciennes, sur lesquelles les chercheurs n’ont pas fini de s’interroger. « Le maître mot manquera peut-être toujours », écrit Yves Bonnefoy. Chrétien lui-même affirme qu’il a écrit son Conte du Graal, « le meilleur conte jamais conté en cour royale », sur l’ordre du comte Philippe de Flandre (mort en 1191), qui lui en aurait remis « le livre ».30 Mais ce « livre », à supposer qu’il ne soit pas de pure invention, reste à jamais inconnu. Wolfram de son côté, après s’être étroitement inspiré de l’histoire contée par Chrétien, en vient dans la deuxième moitié de son œuvre à mettre en avant un poète provençal nommé Kyot le chanteur, « qui trouva le récit de Parzival dans des écrits païens »31. Il précise plus loin que Kyot aurait découvert à Tolède un manuscrit arabe écrit par un certain Flegetanis, païen mais descendant de Salomon, qui aurait vu dans les étoiles « des mystères cachés dont il parlait en tremblant. » Il disait qu’il y avait quelque chose qui s’appelait le Graal : ce nom, il l’avait lu clairement dans les étoiles. « Une cohorte d’anges le laissa sur terre, avant de s’envoler bien haut, par-delà les étoiles : est-ce leur innocence qui leur fit regagner le ciel ? Ce sont depuis des Cerquiglini dans Le Roman du Graal, manuscrit de Modène, collection 10/18 (série « Bibliothèque médiévale »), Paris, U.G.E., 1981. – La Quête du Graal, qui fit l’objet dès 1965 d’une édition présentée et établie par Albert Béguin et Yves Bonnefoy aux Editions du Seuil (col. « Livre de vie »), est maintenant reprise dans le dernier volume du Livre du Graal, édition préparée par Daniel Poirion, publiée sous la direction de Philippe Walter : La Quête du saint Graal, texte établi, traduit, présenté et annoté par Gérard Gros, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, Paris, Gallimard, 2009. – Le Parzival de Wolfram von Eschenbach, après une traduction partielle publiée en 1989 dans la collection 10/18, vient d’être intégralement traduit par Danielle Buschinger et Jean-Marc Pastré chez Honoré Champion, Paris, 2010 (col. « Traductions des classiques du Moyen Age »). – Le Haut Livre du Graal [Perlesvaus], texte établi, présenté et traduit par Armand Strubel, constitue un fort volume du Livre de Poche, Paris, 2007 (col. « Lettres gothiques »). On en trouvait déjà des extraits, traduits et présentés par Christiane Marchello-Nizia, dans le volume collectif intitulé La Légende arthurienne, sous la direction de Danielle Régnier-Bohler, col. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1989. 30 Le Conte du Graal, in Chrétien de Troyes, Romans, La Pochothèque, p. 944, v. 60-65. 31 Parzival, éd. Champion, § 416, p. 458.

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chrétiens aux manières aussi pures qui ont la charge d’en prendre soin. […]. » Voilà ce qu’en avait écrit Flegetanis. Kyot, ce maître et sage, se mit à chercher dans les livres latins où avait pu vivre un peuple assez pur pour prendre soin du Graal. Il lut les chroniques de maints pays, de Bretagne et d’ailleurs, de France et d’Irlande. C’est en Anjou qu’il en trouva l’histoire. »32

Les commentateurs actuels considèrent que ces prétendues sources seraient de l’ordre de la mystification.33 A la dernière page de son Parzival – impudence ou fierté de l’ouvrage accompli ? – Wolfram reproche à « maître Chrétien » d’avoir « fait tort à l’histoire véritable », contrairement à Kyot (c’està-dire à lui-même), « qui nous en a donné la véritable version ». La mention de l’Anjou n’est pas innocente. En ces temps de rivalités entre la maison d’Anjou, devenue maîtresse de la Normandie et de l’Angleterre, et celle de Blois-Champagne, elle indique que Wolfram se range sous la bannière des Plantagenêts, tandis que Chrétien de Troyes, comme champenois, se situe assez naturellement du côté du roi de France. Sa principale protectrice fut non pas Aliénor, mais Marie de Champagne, fille d’Aliénor et du roi Louis VII, mariée au comte Henri de Champagne. Il fut ensuite attaché à la cour de Flandre, où régnait le comte Philippe d’Alsace, dédicataire et commanditaire du Conte du Graal. Acteur de premier plan dans le domaine de la politique dynastique comme dans l’aventure des Croisades, Philippe d’Alsace se plut à jouer les médiateurs entre le roi de France et les Plantagenêt. Croisé en 1177, il fut nommé par Louis VII tuteur du futur Philippe Auguste. Mais des litiges, principalement territoriaux, l’opposèrent pendant quatre années à Philippe, couronné roi en 1179 (un an avant la mort 32

Id., § 455-455, pp. 485-486. V. Jean Fourquet, Wolfram d’Eschenbach et le Conte del Graal. Les divergences de la tradition du Conte del Graal de Chrétien et leur importance pour l’explication du texte de Parzival, Paris, 1966. L’argumentation en est résumée dans l’introduction générale de Danielle Buschinger à Parzival, éd. citée, pp. 12-15 et 23-40. 33

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de son père Louis VII, survenue en 1180). C’est en ces années-là qu’il aurait fourni à Chrétien le sujet de son dernier roman, « probablement entre 1179 et 1182 », écrit J. Frappier. Plus tard, Philippe d’Alsace admit mal l’acharnement de Philippe Auguste contre Henri II Plantagenêt, lequel meurt à Chinon en 1189. L’année suivante, le comte de Flandre rejoignit la troisième Croisade en Palestine, où il mourut de la peste le 1er juin 1191. L’histoire du Graal se rattache d’une part à des traditions anciennes, principalement celtiques, sur lesquelles nous allons revenir, amalgamées par Chrétien de Troyes à une veine d’inspiration chrétienne qui ne cessera de se renforcer à partir de Robert de Boron jusqu’à la Quête du saint Graal (rédigée vers 1225-1230 dans le milieu cistercien). Mais elle surgit d’autre part en une époque déterminée, celle des Croisades, où la noblesse d’Occident, principalement française, se taille des royaumes en Orient et découvre des raffinements qui lui étaient jusque-là inconnus. Pour ne rien dire des textes postérieurs, des connexions entre le Conte de Chrétien et des réalités ou des rituels contemporains ne peuvent manquer d’apparaître. On a cherché à rapprocher la procession du graal de la Grande entrée de la messe de l’Eglise grecque, hypothèse rapidement abandonnée34. Mais c’est du côté du cérémonial du sacre des rois de France que nous voudrions ici diriger l’attention. Sans qu’il y ait lieu de parler de « source » du texte, des convergences apparaissent. On y perçoit des harmoniques que les contemporains ne pouvaient manquer d’entendre et qui viennent enrichir les deux thématiques fondamentales fournies d’un côté par la veine celtique, de l’autre par l’inspiration chrétienne. La scène où le Roi Pêcheur remet à Perceval l’épée et son baudrier ne semble guère avoir retenu l’attention des commentateurs. Elle est pourtant, du point de vue qui est le nôtre, bien significative. Sans doute rappelle-t-elle directement l’adoubement des chevaliers. Mais Perceval est déjà chevalier. Après une arrivée désastreuse à la cour d’Arthur où il s’est montré complètement ignorant des règles de la chevalerie, il a été adoubé dans les formes lors de son passage chez Gornemant de Goort. Ce bon gentilhomme, 34

V. Myrrha Lot-Borodine, Romania 77, 1956, pp. 235-288.

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après l’avoir dépouillé de son ridicule costume gallois et lui avoir donné des habits neufs, « lui chausse l’éperon droit ». Le texte précise bien : « C’était en effet la coutume : / celui qui faisait un chevalier / devait lui chausser l’éperon. » (v. 1584-1586). Puis il lui ceint l’épée et lui donne le baiser. Il lui dit qu’il lui a conféré avec l’épée l’ordre le plus élevé que Dieu a créé et commandé c’est à savoir l’ordre de chevalerie … (v. 1 592-1595)

La remise d’une autre épée au château du Roi Pêcheur doit donc avoir une signification plus élevée. On peut y reconnaître un des actes rituels du sacre royal.35 Comme dans le rituel de Reims, l’épée est apportée au récipiendaire, qui la ceint au côté, puis la sort du fourreau, avant de la confier à un assistant (le sénéchal de France dans la cérémonie du sacre). On peut en déduire que cette scène de l’épée, dans le texte inachevé de Chrétien, a une fonction de pierre d’attente. Elle oriente l’esprit en direction d’une conclusion dont elle est l’annonce implicite et comme la promesse : l’intronisation de Perceval comme roi. Annonce confirmée, on l’a vu, par la révélation de son lignage qui en fait l’héritier naturel du vieux roi esperitax (spiritualisé) et de son fils le Roi Méhaigné. La grande scène de la procession, qui suit immédiatement, va-t-elle dans le même sens ? Les rapprochements s’accumulent qui permettent de l’affirmer, tant du côté des origines celtiques que des harmoniques contemporaines. Rappelons d’abord, après bien d’autres, que la succession des objets portés en procession – la lance, le graal et le tailloir – est singulièrement apparentée à la succession des « talismans royaux » que l’on trouve dans certaines traditions celtiques et, plus largement, indo-européennes.36 Les lecteurs 35

C’est la séquence n° 9 selon le découpage de Jacques Népote, ci-dessus, p 245, et la séquence n° 4, « L’adoubement », du découpage de Jacques Le Goff (qui en compte 8). V. « La structure et le contenu idéologique de la cérémonie du sacre », in Jacques Le Goff, Eric Palazzo, Jean-Claude Bonne, Marie-Noël Colette, Le sacre royal à l’époque de saint Louis, d’après le manuscrit latin 1246 de la BNF, Paris, Gallimard, 2001, p. 31. 36 V. dans le Lebor Gabala le récit de La seconde bataille de Mag Tured, trad. Christain-J. Guyonvarc’h dans Textes mythologiques irlandais, « Ogam-Celticum », I, 1949, p. 47. Les druides primordiaux des Tûatha Dê Dânann apportent quatre talismans : la pierre de Fal qui « criait sous chaque

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de Dumézil y retrouvent sans peine une structure trifonctionnelle – le graal répondant à la fonction royale, la lance à la fonction guerrière et le tailloir à la fonction productrice et nourricière. Ils ne manquent pas d’établir un rapprochement avec les « talismans » ou, pour mieux dire, les regalia des Scythes : une coupe, une sagaris (sorte de hache) et une charrue avec un joug37. Au reste la structure trifonctionnelle du cortège ne tarde pas à se défaire, et ce dès le texte de Chrétien. Le tailloir d’argent, on l’a vu, est rendu à sa fonction utilitaire lorsqu’on y découpe une hanche de cerf. Tandis qu’on en présente les morceaux, le graal repasse seul, de même qu’à chacun des services suivants. Chez Wolfram, le cortège du Graal se complique, sans qu’il y ait lieu probablement de donner une signification symbolique à chacun des éléments qui le composent. Après la lance qui saigne (dont l’apparition déclenche des cris de lamentation), apparaissent deux jeunes filles avec des candélabres d’or, puis une duchesse et sa compagne portant deux fins socles d’ivoire qui supporteront une « hyacinthe grenat » aussi longue que large, quatre dames tenant de grands cierges, quatre « merveilleux couteaux » qui remplacent le tailloir (Wolfram ayant sans doute confondu ce mot avec « tranchoir »), enfin six dames, suivies de la reine qui porte sur un tissu vert émeraude « la quintessence de toutes les perfections du Paradis, à la fois leurs racines et leurs branches. Cet objet s’appelait le Graal »38. Attachons-nous donc à ces deux objets privilégiés que sont la lance et le graal, tous deux objets de quête dans le roman de Chrétien39. La lance qui saigne, sur laquelle on s’est beaucoup interrogé, peut provenir pour une part du fonds celtique. Le récit intitulé Histoire du porc de Mac Da Tho raconte que le roi qui prenait l’Irlande », la lance de Lug contre laquelle aucune bataille ne peut être gagnée, l’épée de Nuada, à laquelle on ne peut résister, et le chaudron du Dagda, qu’aucune troupe ne quitte insatisfaite. 37 Quinte-Curce transmet une tradition parallèle, où la hache est remplacée par une lance et une flèche, également caractéristiques de la deuxième fonction. V. Joël H. Grisward, « Des Scythes aux Celtes. Le Graal et les talismans royaux des indo-européens », Artus n° 14, 1983, pp 15-22. 38 Parzival, éd. citée, § 235, p. 326. 39 Dans la suite du roman, Gauvain se consacrera à la quête de la lance, tandis que Perceval cherchera à revoir le graal.

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héros d’Ulster Celtchar (dont le nom signifie « rusé ») a eu comme le Roi Pêcheur un accident de virilité (il a été blessé d’un javelot au haut de la cuisse) ; cette blessure entraîne la stérilité du royaume ; enfin il meurt d’une goutte de sang qui coule de sa lance lorsqu’il tue son propre chien, devenu une calamité pour tout l’Ulster (c’est dire à quel point le sang de ce chien était toxique !). Le Roux et Guyonvarc’h n’hésitent pas à voir dans cet épisode « le prototype de la lance sanglante du cortège du Graal dans les récits arthuriens »40. Il n’est guère douteux cependant que les auditeurs / lecteurs de Chrétien associaient plutôt cette lance à celle de la Passion du Christ, dite lance de Longin, qui avait fait beaucoup parler d’elle en Occident depuis 1098. Or, sans prétendre la réduire au statut de talisman royal, on constate qu’elle se trouve en connexion plus ou moins directe avec des regalia historiques. Sans entrer dans le détail de l’histoire complexe des diverses lances présentées comme celle de Longin, rappelons l’essentiel : 1° Les empereurs byzantins conservaient dans leur chapelle palatine une lance transférée à Constantinople au début du VIIe siècle. Elle faisait partie des Reliques de la Passion, dont l’ensemble sacralisait leur pouvoir et selon eux légitimait leur place à la tête de la chrétienté : fonction essentielle des regalia. Ces Reliques de la Passion de Constantinople furent rachetées en 1244 par saint Louis, qui fit construire pour elles la Sainte- Chapelle. 2° Au cours de la première Croisade, les armées franques, après s’être emparées d’Antioche, se trouvèrent assiégées par les Turcs (juin 1098). C’est alors qu’un moine provençal, nommé Pierrre Barthélémy, prétendit que saint André lui avait révélé dans une vision que la Sainte Lance se trouvait sous le 40

Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc’h, Les Druides, OuestFrance Université, Rennes, 1986, p. 373 et 408. Les auteurs précisent p. 411 que Celtchar est aussi l’un des noms d’Ogmios, le Varuna celtique. – D’autres origines plus lointaines peuvent encore être invoquées, comme le fait Silvestro Fiore : « Le mythe hittite Telepinus nous transmet également la vision d’un cérémonial cultuel où la lance verticale, avec le sang divin s’écoulant dans une coupe, symbolise la fertilité nouvelle et la vigueur » (« Les origines orientales de la Légende du Graal : évolution des thèmes dans le cadre des cultures et des cultes », Cahiers de civilisation médiévale, t. X, 1967, p. 212).

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dallage de la cathédrale d’Antioche. On creusa profond et on découvrit une pointe de lance qui redonna du moral aux troupes. L’authenticité de cette relique fut cependant aussitôt contestée, et dès le début du XIIe s. on en perdit la trace. 3° Conséquence ou non de cette découverte, la Chanson de Roland affirme que la pointe de la Sainte Lance est enchâssée dans le pommeau de Joyeuse, l’épée de Charlemagne : Nous savons bien ce qu’il en fut de la lance dont Notre Seigneur fut blessé sur la Croix : Charles, par la grâce de Dieu, en possède la pointe et l’a fait enchâsser dans le pommeau d’or : à cause de cet honneur et de cette grâce, l’épée a reçu le nom de Joyeuse41.

On sait que cette épée, que la Lance sacralise ainsi puissamment (sur un plan littéraire du moins), fut, à partir au moins de la fin du XIIIe siècle, un des principaux regalia utilisés lors du sacre des rois de France42. 4°. Les empereurs germaniques ne furent pas en reste. Considérant comme Sainte Lance une lance de saint Maurice réputée forgée avec un clou de la Passion, ils l’intégrèrent au rituel de leur sacre, avec la couronne, le sceptre, la croix et l’épée : ce sont les Reichskleinodien ou regalia impériaux, conservés à Nuremberg, puis à Vienne après leur rachat par l’empereur d’Autriche à la suite de la dissolution du Saint Empire en 180643. Venons-en au Graal lui-même.

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La Chanson de Roland, publiée d’après le manuscrit d’Oxford et traduite par Joseph Bédier, Paris, L’Edition d’art H. Piazza, 1937, laisse CLXXXIII, p. 209. 42 « D’après la chronique de Guillaume de Nangis, Philippe III semble avoir été le premier roi à utiliser Joyeuse, l’épée de Charlemagne, au sacre », note J.-Cl. Bonne, Le sacre royal à l’époque de saint Louis, n. 149, p. 326. 43 En 1938, après l’Anschluss, Hitler les rapporta à Nuremberg. Ils furent restitués à l’Etat autrichien par les Américains et sont actuellement visibles au palais de Hofburg à Vienne. A la suite de la publication par Trevor Ravenscroft du roman The Spear of Destiny (La Lance du Destin, 1973), la Lance du Saint-Empire est devenue un thème de la culture populaire américaine. V. sur ce point, comme sur plusieurs autres « Saintes Lances », l’article en ligne très informé http://fr.wikipedia.org/wiki.Sainte_Lance, auquel nous empruntons plusieurs détails.

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Tout le monde est maintenant d’accord pour rapprocher le Graal des nombreux chaudrons d’abondance ou de régénération qui figurent dans les mythes celtiques et dont l’archéologie permet de connaître quelques beaux exemplaires. On connaît le chaudron d’abondance inépuisable du Dagda (le grand dieu ou le « dieu bon » des Irlandais.) C’est « une prérogative du souverain en tant que donateur généreux », dit B. Sergent, qui cite également des parallèles germaniques44. Dumézil notait dès 1941 dans son Jupiter, Mars, Quirinus I : Le chaudron du dieu Dagda s’inscrit dans la longue série des chaudrons de la fable irlandaise et galloise dont beaucoup sont comme celui-ci des chaudrons soit inépuisables, soit donneurs de nourriture merveilleuse, dont les autres ont des propriétés variables (chaudrons de hiérarchie, servant à chacun la part qui lui revient, chaudrons de résurrection, rendant la vie à ceux qu’on y plonge ; chaudrons de science et de sortilèges, etc…), dont le fameux vase d’argent trouvé dans les fondrières danoises de Gundestrup est un bon répondant rituel, et dont le Saint Graal enfin n’est que le dernier en date mais non pas, sous son vêtement chrétien, le moins fidèle aux plus lointaines origines45.

Plats inépuisables et cornes d’abondance sont fréquents dans la tradition irlandaise ou bretonne, et ne manquent pas d’être mis en rapport avec la souveraineté46. Dans le Perceval de Chrétien de Troyes, l’aspect nourricier du graal est transposé dans la spiritualité chrétienne, puisqu’il « produit » une hostie qui est depuis douze ans la seule nourriture du vieux roi, ainsi devenu esperitax (v. 6352), tout spirituel. Cet aspect nourricier se retrouve également très fortement marqué 44

Bernard Sergent, Celtes et Grecs II. Le Livre des dieux, Paris, Payot, 2004, p. 712, n. 109. 45 Cité par Joël H. Grisward, art. cité, p. 20. 46 Voir les exemples déjà donnés par R. S. Loomis au colloque de Strasbourg de 1954, in Les Romans du Graal aux XIIe et XIIIe siècles, éd. du CNRS, 1956, p. 242. Dans l’histoire galloise de Kulhwch et d’Olwen, un plat inépuisable figure parmi les objets exigés par le géant Yspaddaden : « même si le monde entier passait devant, par groupes de trois fois neuf hommes, chacun y trouverait à volonté toute la nourriture qu’il voudrait. » (Mabinogi, éd. citée, p. 144).

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dans les textes postérieurs – dans le Parzival, où le Graal, « corne d’abondance de tous les délices de ce monde », fournit tous les mets et boissons d’un somptueux banquet47, comme dans le Joseph, où le Graal n’est autre que la sainte « écuelle » où Jésus prit son dernier repas48. D’autres chaudrons, ou les mêmes, sont des chaudrons de résurrection. Dans le Mabinogi, le roi Bran-le-Béni donne à son hôte le roi d’Irlande Matholwch un chaudron, dont il lui indique la caractéristique : « si tu perds un homme au combat aujourd’hui, et qu’on le jette dans ce chaudron, dès demain il sera dans la forme la meilleure qu’il ait jamais connue, sauf qu’il ne pourra plus parler49. » C’est effectivement ce qui se produit. La meilleure illustration de ce motif est une plaque célèbre du bassin de Gundestrup, bien qu’on puisse se demander si elle représente une scène de renaissance ou de sacrifice50. 47

« Quoi que chacun désirât voir verser dans son gobelet, quelque boisson qu’il nommât, vin de mûres, vin ou sirop vermeil, il l’obtenait par la vertu du Graal. La noble société était l’hôte du Graal. » Parzival, éd. citée, § 238239, p. 329. 48 Dans le Perlesvaus, Gauvain voit arriver trois demoiselles vêtues de blanc, « l’une portant dans un vase d’or du pain, l’autre du vin dans un vase d’ivoire, et la troisième de la viande en un récipient d’argent » (Le haut Livre du Graal, éd. citée, p. 307). Mais la scène se passe près d’une fontaine magique sans rapport direct avec le Graal. Celui-ci se révèle d’emblée par des visions mystiques qui ne sont pas du domaine de la souveraineté royale (ibid., p. 349). Il apparaît plus loin « sous cinq formes que l’on ne doit pas dévoiler », dont la dernière est celle d’un calice (ibid., p. 791). 49 Mabinogi, éd. citée, p. 65. Il est précisé que le chaudron a été apporté par un homme à la mine de brigand qui sortait d’un lac avec le chaudron sur le dos. L’archéologie montre que les chaudrons faisaient souvent partie de dépôts au fond des lacs sacrés, notamment au Pays de Galles et sur l’île d’Anglesey. (Voir M. J. Green, Mythes celtiques, 1995, Ed. du Seuil, p. 101). 50 On immolait à Teutatès des victimes humaines plongées par la tête dans une cuve jusqu’à ce que mort s’ensuive. Passage peut-être nécessaire pour parvenir à la renaissance. Yolande de Pontfarcy voit dans la plaque en question le passage d’un type de vie « inférieure » se dirigeant vers la Mort (en suivant vers la gauche l’arbre de vie représenté horizontalement et en se dirigeant vers les racines) à une vie « supérieure » et ascendante (mouvement vers la droite, des racines vers le sommet), « Archétypes indoeuropéens et celtiques du Graal », in Graal et modernité, Colloque de Cerisy 1995, Cahiers de l’Hermétisme, Dervy, 1996, p. 20).

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Autre motif : celui du jeu des questions. L’importance décisive de la question posée ou non par Perceval peut s’expliquer elle aussi par la mythologie irlandaise. Ainsi, le texte connu sous le nom d’Extase prophétique du Fantôme (Baile in Scail), raconte comment le futur grand roi d’Irlande, enlevé par un mystérieux cavalier, se retrouve en présence d’une jeune femme portant une couronne d’or et assise sur un siège de cristal. « Elle avait devant elle une cuve d’argent aux angles d’or et une coupe d’or et près d’elle était assis sur son trône le cavalier-fantôme qui leur dit être Lug. La jeune femme qui était la Souveraineté de l’Irlande offrit de la nourriture au roi et lorsqu’elle servit à boire, elle demanda à qui donner la coupe de bière rouge. Le Fantôme lui répondit et lui nomma chacun des princes qui devaient succéder à Conn. Le file inscrivit leur nom en ogam sur quatre douves de bois d’if. Puis le fantôme et sa maison disparurent à l’exception de la cuve, de la coupe et des douves.51 » Tous ces thèmes – chaudron d’abondance ou de résurrection, rencontre de la Souveraineté, jeu des questions, sans oublier le motif de la stérilité du pays causée par une mutilation du roi52 – sont donc directement liés aux mythes celtiques du pouvoir royal. Il n’est pas jusqu’au thème de la quête qui n’aille dans le même sens. On le retrouve dans un poème gallois pouvant remonter au IXe siècle et intitulé Les Dépouilles d’Annwn. Il raconte, écrit Philippe Walter, « les 51

Y. de Pontfarcy, art. cité, p. 20, d’après Myles Dillon, The Cycles of the Kings, Oxford, 1946. – Autre apparition de la Souveraineté personnifiée dans les Aventures des fils du roi Eochaid Muigmedon : au cours d’une chasse, les fils du roi vont chacun à leur tour avec la coupe royale pour se désaltérer à une fontaine. Là, une sorcière repoussante ne veut laisser prendre de l’eau qu’à celui qui l’embrasserait. Tous refusent sauf le plus jeune ; sous son étreinte la sorcière devient merveilleusement belle, lui révèle qu’elle est la Souveraineté de l’Irlande et lui annonce qu’il régnera sur le pays. (Ibid., p. 25) Un rapprochement peut être établi avec l’épisode de la « jeune fille hideuse » du Livre du Graal et de la jeune fille chauve dans le Perlesvaus (Le haut Livre du Graal, éd. citée, p. 181 sq.). 52 Outre le héros d’Ulster Celtchar, c’est également le cas en Irlande de Nuada au Bras d’Argent, roi mythique des Tuatha Dé Danann. Ayant eu le bras coupé lors de la Première Bataille de Mag Tured, il doit abdiquer et céder temporairement le pouvoir à un roi Fomoire, Bres. Il retrouve sa dignité et son pouvoir royal après que le dieu-médecin Diancecht lui a fait la prothèse d’un bras d’argent. […] » V. Le Roux et Guyonvarc’h, Les Druides, 1986, p. 409.

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expéditions menées par Arthur vers le pays d’Annwn, désignation de l’Autre Monde. Arthur et ses guerriers partent à la recherche d’un chaudron magique et d’une épée merveilleuse, mais l’expédition tournera à l’échec car un petit nombre d’hommes seulement reviendront dans leur pays. Cette conquête des objets merveilleux de l’Autre Monde préfigure la quête du Graal, véritable talisman de souveraineté dans les romans arthuriens antérieurs à la christianisation du Graal en Saint-Graal53. » Ainsi dès le texte de Chrétien, le graal, tant par ses antécédents celtiques que par la dynamique de la situation (préparation d’une succession royale au profit de Perceval), est-il en rapport direct avec ce que appelons les regalia. D’autre part, alors même qu’il ne s’agit que d’« un graal » (le Saint Graal appartenant aux textes postérieurs), cette pièce de vaisselle54 est déjà sacralisée par un phénomène lumineux : dès l’entrée de la demoiselle portant « un graal tenu à deux mains », une lumière extraordinaire se met à baigner la scène (« il se fit une si grande clarté / que les chandelles en perdirent / leur éclat comme les étoiles / au lever du soleil ou de la lune », v. 3164-3167). C’est, dans une perspective chrétienne, le signe indiscutable d’une élection divine55.

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Philippe Walter, Arthur, l’ours et le roi, p. 46. Mallarmé qualifie d’ «illustre vaisselle » le plat sur lequel fut présentée la tête de Jean-Baptiste (« La chimère au rebut d’une illustre vaisselle », Les Noces d’Hérodiade, Prélude, v. 15). Aurait-il également songé au graal, à quoi l’expression s’applique parfaitement ? Question en passant. 55 Dans ses « Recherches sur les origines indo-européennes et ésotériques de la légende du Graal », Jean-Claude Lozachmeur souligne la nature lumineuse du talisman royal indo-européen, attestée « dans le domaine grec par la Toison d’or elle-même, dans le domaine scythe par les objets d’or brûlant tombés du ciel, que le seul souverain légitime peut toucher, dans le folklore ossète par le “talisman qui brille comme le soleil” grâce auquel Soslan-Sosryko triomphe d’un adversaire », enfin par le sens du mot Xvarnah, signifiant en iranien une “auréole” (Cahiers de civilisation médiévale, XXX, 1987, p. 59). – Sur le Xvarnah, v. dans ce volume l’étude de T. Battesti, « Lumière de Gloire et Royauté en Iran », ci-dessus, pp. ••• – Dans Le Livre du Graal, la mention d’une lumière solaire illuminant l’espace à l’arrivée du Graal est reprise plusieurs fois avec insistance : v. Pléiade, t. III, p. 775 et p. 1146. 54

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Nous voilà donc en face d’un objet à la fois lié directement à la souveraineté royale et à la divinité56. Or il existe, parmi les regalia des monarchies occidentales, un objet et un seul considéré comme d’origine divine : c’est la sainte Ampoule, qui serait descendue du ciel apportée par une colombe, image de l’Esprit-Saint, pour le baptême de Clovis au Ve siècle. Réutilisée en 869 par l’archevêque Hincmar de Reims pour sacrer à Metz Charles le Chauve roi de Lotharingie, elle servit à partir de Philippe Auguste pour le sacre de tous les rois de France jusqu’à Charles X. Nous ne prétendons pas que la sainte Ampoule est la « source » du graal imaginé par Chrétien, mais seulement qu’une convergence apparaît, sur le plan symbolique, entre ce graal et la sainte Ampoule. Et que cette convergence ne pouvait pas échapper aux esprits de l’époque. Elle devait d’autant moins échapper qu’à la convergence symbolique (ou typologique) s’ajoutent des convergences formelles. Et d’abord la procession. Il est permis de penser que c’est une invention de Chrétien de Troyes. Le petit roman gallois de Peredur, qui comprend des éléments celtiques d’un grand archaïsme dilués dans une série de motifs merveilleux internationaux, conte l’apparition, au cours d’un repas, de deux jeunes gens portant « une lance d’une taille indescriptible » parcourue de trois ruisseaux de sang ; puis, « après un moment de silence », entrent deux jeunes filles « avec un grand plat, sur lequel il y avait une tête d’homme et du sang en abondance ». Le rapport avec le Conte du graal est évident. Mais ces deux entrées ne forment pas cortège. Et Peredur lui-même, comme le note P.-Y. Lambert, est « plus un guerrier qu’un souverain57 ». En revanche, la belle ordonnance du cortège du graal, reprise avec divers enrichissements et amplifications par Wolfram, a la solennité d’une procession religieuse. Elle se déroule en présence d’un roi, qui y assiste sans y participer. C’était la situation du roi de 56 Le texte du Perlesvaus souligne cette divinisation : on y lit que dans la « sainte chapelle » du château du Graal, « la flamme de l’Esprit saint descend tous les jours pour le très saint Graal et pour la lance dont la pointe saigne, dont on y célèbre l’office » (Le haut Livre du Graal, éd. citée, p. 337). 57 Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, éd. citée, pp. 237-238.

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France attendant la sainte Ampoule. Celle-ci était conservée très précieusement non pas à saint Denis comme les autres regalia, ni dans la cathédrale de Reims, mais dans l’abbaye saint Remi, en son lieu le mieux gardé, à savoir le tombeau même du saint. Le jour du sacre, dès l’aube, « un cortège partait à saint Remi de Reims pour aller chercher la Sainte Ampoule que l’abbé de saint Remi apportait lui-même » en procession, « sous un dais de soie supporté par quatre perches tenues par quatre acolytes », jusqu’à la cathédrale58. La scène est illustrée entre autres par une des quinze miniatures du manuscrit 1246, commentées par Jean-Claude Bonne. Celui-ci note que « c’est la seule grande image, avec la dernière, à ne figurer qu’un seul épisode du rite », ce qui en montre bien l’importance exceptionnelle : « l’adventus de la sainte ampoule est autrement cérémonieux que l’entrée du roi ». La sacralité de l’ampoule est également soulignée par la gestuelle des personnages : « L’abbé porte la sainte ampoule dans ses mains, les bras tendus, comme il présenterait un calice, et non pas suspendue à une chaîne passée autour de son cou, selon le mode de transfert de la sainte ampoule et des reliques qui l’accompagnent figuré dans le Livre du sacre de Charles V. […] Ce geste, auquel font écho ceux des porteurs du dais, ne s’explique donc que par la volonté, propre à l’image, d’assimiler l’ampoule au Saint Sacrement ou, au moins, de lui prêter la même dignité.59 » Rien de plus commun assurément au Moyen Âge qu’une procession religieuse. On conviendra cependant qu’une procession aussi exceptionnelle que celle de la sainte Ampoule le jour du sacre d’un roi de France avait toutes les raisons de consonner avec le cortège imaginé par Chrétien – dont on peut croire raisonnablement qu’il était présent à Reims, dans l’entourage de son protecteur le comte de Flandres, lors du sacre de Philippe II (futur Auguste) le 1er novembre 1179. On peut s’interroger d’autre part sur la forme même sous laquelle se présentait la sainte Ampoule. La miniature du manuscrit 1246 en fait une simple fiole au col étroit, mais 58 Danielle Gaborit-Chopin, Regalia, les intruments du sacre des rois de France, Monographies des Musées de France, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1987, p. 20. 59 Le sacre royal à l’époque de Saint Louis, pp 151-153.

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cette illustration ne vise pas l’exactitude réaliste et les miniatures ne sauraient être lues comme un reportage sur les cérémonies du sacre. La fiole sacrée devait à coup sûr reposer sur un support, permettant de la transporter sans risques. Or le seul dessin que nous possédions de l’ensemble constitué par l’ampoule et son reliquaire montre une sorte de grand plat ovale enrichi de pierres précieuses, au fond duquel l’ampoule est posée horizontalement sur un plateau rectangulaire. Cette présentation d’une relique, sainte entre toutes, au fond d’un plat, ne pourrait-elle contribuer à expliquer le terme de « graal » choisi par Chrétien ? Rappelons qu’après lui le sens premier du mot (« grande assiette » ou « plat creux ») sera couramment oublié par les auteurs qui développeront le sujet : Wolfram d’Eschenbach en fait une pierre mystérieuse, l’auteur du Perlesvaus un calice ; de même dans le Lancelot, Gauvain, après avoir vu entrer dans la salle une colombe portant un encensoir d’or, contemple entre les mains d’une très belle demoiselle un somptueux vase qui est à l’image d’un calice60. Dans son Joseph en vers, Robert de Boron, parlant du vaissel dont Jésus s’est servi lors de la Cène pour instituer l’Eucharistie et dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Crucifié, en fait le premier calice : « Le vase dans lequel tu as mis mon sang, quand tu l’as recueilli de mon corps, sera appelé calice », lui dit Jésus61. Ce n’est que dans le long Joseph d’Arimathie en prose, qui ouvre le Livre du Graal mais fut écrit après tous les autres épisodes, que l’on revient au sens premier, le texte identifiant le Graal à la sainte « écuelle » utilisée par Jésus lors de son dernier repas (I, 23 sq.). Un dernier élément, et non le moindre, invite à rapprocher le Graal des textes français du sacre de Reims. C’est le nom de la localité où se situerait le château du Graal : Corbénic. Nous ne sommes plus chez Chrétien, pour qui le château du riche Roi Pêcheur, surgi presque magiquement par-delà une rivière, reste anonyme. Nous ne sommes pas davantage chez Wolfram, qui préfère donner au château d’Anfortas le nom de 60 «… le plus riche vaissel que onques par home terrien fust veüs, et fu fais en samblance de galisse », Le Livre du Graal, t. II, p. 1676 ; l’expression se retrouve t. III, p. 234. 61 V. la Notice de Joseph d’Arimathie dans Le Livre du Graal, t. I, p. 1667.

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Munsalvaesche62. Dans la tradition anglaise, c’est l’abbaye de Glastonbury, identifiée à l’île d’Avallon, lieu prétendu des tombeaux d’Arthur et de Guenièvre, qui aimante l’espace sacré et fournit un support aux imaginations. Dans Le Livre du Graal en revanche, le château du saint Graal est une belle forteresse située dans une vallée, en la « petite cité bien assise » de Corbénic, entourée d’eau et de murs crénelés. Paysage tout humain. Gauvain y entre en suivant la rue principale (II, 1672-1673 et III, 228). Dans la prononciation romane, Corbénic, cité eucharistique, pouvait s’entendre comme « Corps béni »63. Le Joseph en donne une interprétation prétendument chaldéenne, affirmant qu’en cet idiome Corbénic veut dire « le très saint Vase » (I, 551). Mais Corbeny est aussi le nom d’une petite ville située à 27 km environ de Reims sur la route de Laon, où les rois de France avaient coutume de se rendre au lendemain de leur sacre, pour prier saint Marcoul et obtenir de lui le pouvoir de toucher les écrouelles. Inutile de reprendre ce que Marc Bloch a si magistralement développé sur ce pouvoir royal, qui était aussi attribué au « marcou », dernier-né d’une fratrie de sept garçons64. Dans l’Introduction des trois volumes de la Pléiade, Philippe Walter, de son côté, a fortement insisté sur l’importance du milieu champenois en général et du toponyme de Corbeny en particulier dans la rivalité culturelle qui s’est instaurée entre les traditions arthuriennes anglaise et française, rivalité qui se retrouve dans la contestation de leur pouvoir thaumaturgique respectif. « Corbénic joue pour Galaad le même rôle que Corbeny pour nombre de rois de France », écrit-il. En face d’une œuvre comme le Perlesvaus, due à des clercs dépendant de Glastonbury et où le nom de Corbénic n’apparaît pas, l’importance symbolique de ce toponyme dans 62

Parzival, § 251. Ce Montsalvage ne serait que la traduction en français du nom du château de Wildenberg où Wolfram a séjourné (éd. citée, p. 337). 63 V. la note de Gérard Gros de l’édition de la Pléiade, t. III, p. 1635. 64 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges (1924), rééd. Gallimard, 1983. Aux pages 295-296, le grand historien indique qu’à sa connaissance, ces pouvoirs du septième fils semblent avoir été ignorés de l’Antiquité et que les premiers témoignages (écrits) en remontent au début du XVIe siècle. On note cependant avec intérêt que Peredur, le Perceval du Mabinogi, est le septième fils du comte Evarwc (Mabinogi, éd. citée, p. 240). Il serait donc chez nous un marcou !

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nos romans conduit à reconnaître « une légitimation de la Champagne comme lieu de sacralisation initiatique du pouvoir royal français.65 » Dès son arrivée en Occident, le Graal guérit le roi lépreux de la Terre Foraine, territoire du futur château de Corbénic (I, 548) et son pouvoir de guérison se manifestera en maintes occasions par la suite. Là encore, les « merveilles » fictives de Corbénic rapportées par le texte français entrent en résonance avec les miracles attribués à des rois historiques en un lieu quasi homonyme. Au reste, le Graal ne restera pas longtemps à Corbénic. Il gagnera pour un temps la cité de Sarras66, dont Galaad deviendra roi, à son corps défendant. Galaad meurt un an plus tard, ayant vu « ce que la langue ne pourrait décrire, ni l’esprit concevoir. » Dans le même temps, le Graal est enlevé au ciel. Dans un bel effet de symétrie inverse, la disparition du Graal répond à celle d’Excalibur. Dans le premier cas, à la mort d’Arthur, une main sort de l’eau, image de l’au-delà celtique, pour reprendre l’épée qui s’engloutit. Dans l’autre, à la mort de Galaad, une main descend du ciel, l’au-delà chrétien, pour reprendre le Graal : « elle vint directement au Vase et le prit, ainsi que la lance, et les emporta vers le ciel, si bien qu’il ne fut par la suite personne d’assez hardi pour oser prétendre avoir vu le saint Graal » (III, p. 1176). Au point de départ, la procession du graal imaginée par Chrétien de Troyes au château du Roi Méhaigné. A l’arrivée, la royauté célestielle du Graal tôt montée au ciel. Entre les deux, dans la réalité de l’Histoire – mais d’une histoire sacralisée – la Sainte Ampoule, réputée venue du ciel en gage d’alliance entre Dieu et le royaume de France. Tandis qu’on continue en Grande-Bretagne d’en user librement avec un passé légendaire que n’impose aucun dogme et auquel nul n’est tenu de croire, la sacralité de la royauté française – objet de foi et fondement mystique de l’Ancien Régime – est définitivement brisée par la Révolution. Et les Français 65

Le Livre du Graal, t. I, p. XXXII-XXXIV. Ce nom pourrait donner lieu à bien des commentaires. Dans un article inédit qu’il a bien voulu me transmettre amicalement et dont je le remercie, Claude Gaignebet identifie Sarras à la cité de Tyr, nommée « Sarra » par les historiens grecs des Croisades comme par les écrivains latins. Dans cette capitale de la pourpre, on retrouve entre autres le souvenir de Salomon, ancêtre mythique de Galaad dans La Quête du Saint Graal. 66

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croyant aux symboles, c’est dans une cruelle logique que le 7 octobre 1793 à Reims, le conventionnel Rühl fracasse la Sainte Ampoule sur le socle de la statue de Louis XV préalablement déboulonnée. En 1825 la cérémonie du sacre de Charles X, oint avec quelques restes du contenu de la sainte Ampoule sauvés par de pieuses mains, n’y changera rien. Dans ses Mémoires, la comtesse de Boigne le reconnaît sans ambages : Charles X, en chemise de satin blanc, couché par terre pour recevoir par sept ouvertures, ménagées dans ce vêtement, les attouchements de l’huile sainte, ne se releva pas, pour la multitude, sanctifié comme l’oint du Seigneur, mais bien un personnage ridiculisé par cette cérémonie et amoindri aux yeux de la foule.67

La sacralité de la monarchie française avait vécu.

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Mémoires de la comtesse de Boigne, Paris, Mercure de France, 1971, t. II, p. 103. – Pour un plus long développement sur cette tentative de restauration du sacre, v. Yves Vadé, L’Enchantement littéraire. Ecriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Paris, Gallimard, 1990 (Bibliothèque des idées), pp. 91-94.

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ABSTRACTS Danielle Elisseeff : Did Chinese sovereigns ever use regalia ? New research achievements and recent archaeological finds in China demonstrate that, in the early first millenium BCE, some bronze vessels used for ancestor worship became insignias of supreme power. Later, from the 2nd century BCE on, these objects got their utmost signification when associated with the cult of Heaven.

Jane Cobbi : On Three Japanese Sacred Objects The hereditary monarchy of Japan is characterized by such a continuity that it can be considered as the longest in the world. A certain number of material objects have been linked to the monarchy for twenty five centuries. Now one can question the nature of the power attributed to these sacred objects given to the sovereign at the time of his enthronement. Bernard Dupaigne : Searching for the Sacred Sword of Cambodian Kings The Kings of Cambodia are considered as having a divine ascendance, as God-Kings. They are protected by the Hindu deities. Indra, the great celestial God, gave them a magnificent sword that is the sign of the Alliance. The kings cannot reign without the support of this sacred sword. The misfortunes of the kingdom happened after its disappearance.

Régis Boyer : Regalia in Germany and Scandinavia Because of the lack of documents it is difficult to speak of ancient Germanic regalia. The only ones at our disposal came from Iceland and are dated of a time (not earlier than the 13th century) when the authors, converted to the new faith for a long time, were accustomed to Christian ideas. A king is called konungr in old Norse, a word related to kyn, family, relation. To be king it was necessary to belong to a particular family and be elected. The king was chosen by his peers in order to represent the people, execute the sacred rituals and guarantee the fertility and fecundity of the subjects. The role of the king in war is never mentioned. About the regalia, it seems that they were constituted by a crown (?), a golden ring (?), a scepter that could have been, at first, a reed cane and a cope of coronation. More certainly, a seat/throne (hasœti) and an ax, a solar and sacred weapon could be added.

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Aglaé Achechova : The Russian regalia The first national Russian regalia claim the inheritance of the Byzantine Empire and underline the new territorial acquisitions. The Tsar corpus of insignias is established at the turning point of the 15th and the 16th centuries, during Ivan the IIIrd s’reign. The European type of regalia was introduced in Russia a century later. The proclamation of the Empire (1721) levels off the shapes of the Russian regalia in conformity with the European typology. The corpus of insignias is definitively fixed (as is the ceremonial) in 1797, during the coronation of Paul the Ist. This theme, poorly studied during the Soviet era, is gaining a new interest and the actual researches should soon bring new data about the corpus of the Russian regalia.

Jean-Louis Bacqué-Grammont : The accession of an Ottoman Sovereign In the early Ottoman history, the new sovereign was receiving the allegiance of the main representatives of the State then he was girded with the sword of his ancestors by a religious personality. After the fall of Contantinople in 1453, Mehmed the Conquerer fixed the ceremonial, observed until 1918. The main episode was the handling of the sword − the Prophet’s sword since the accession to the throne of Süleiman the Magnificent in 1520 − in a highly symbolic place: the Eyüp Mosque, close to the mausoleum of the saint of the same name, flag carrier of the Prophet, who died in front of Constantinople during the first siege of the city by Muslim troups in 674.

Antonio Guerreiro : Myths and Pusaka in the Kingdom of Kutai in the context of the Erau Festival (East Coast of Borneo, Indonesia) The Erau Festival, the “Celebration”, taking place at the occasion of the enthronement of a sovereign, ritually portrays the historical background of the Mahakam River and creates also, interethnic relationships at the level of the Imaginary. It defines, on one hand the status of the “Other”, and on the other hand more general ideas that come within the permanence of a cosmological “balance” between the original ethnic groups, the natives and the foreigners, those who have come from far (pendatang, halo’). The mythic Chronicles of the Salisalah Kutai the founding text of the Malay monarchy and community in Kutai, upon which the ceremonial is based, presents a dual structure, articulating different cosmological and social oppositions. At the same time, the text describes the emblems and the regalia of the kingdom (pusaka) symbolically reformulating the different populations’ coexistence in the region of the Mahakam River. According to historical sources, the Malay/Dayak relationship (orang melayu/orang hulu or daya’, litt. “the upstream people”) in the river basin, has been developing for a long time,

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probably since the origin of an Indianised state in that area, named − after its first sovereign Mulawarma − the Kingdom of Kutai Mulawarman (Kerajaan Mulawarman), as soon as the middle of the 4th century CE. Since the 14th century, perpetuating itself until the contemporary era, the Kutai Kartanegara dynasty has transmitted, within the intronisation ceremony in the palace (erau), a core of representations where the pusaka of the kingdom have kept an important place, while adding other significations. The cultural and historical context of the Kingdom of Kutai will be first examined, then the story of the Salasilah Kutai, followed by the different categories of pusaka in connection with the ceremony.

Rita H. Régnier : To become king in the Hindu tradition. The Shivâjî case (1674) As described by J. C. Heesterman, the Vedic ritual of royal consecration (râjasûya), created between 1000 and 700 BCE, seems to build around the royal person, the elements of the cosmos and the movement of “Eternal Return” that animates it. Besides, in the tormented context of India in the second half of the 17th century, a very colourful character, the disputed heroe of the Marathi people, obtains the throne. In between these two extremes, J. C. Heesterman tries to illustrate the variable tradition of the royal emblems and the regalia in Hinduism.

Teresa Battesti : Xvarnah, Light of Glory and Monarchy in Iran The xvarnah, “light of glory”, is part of the Iranian cosmogonic tradition since its beginning, and will stay with it until the end of the world. Xvarnah has irradiated legendary kings, the kings of kings of the historical dynasties of the Achaemenids and Sassanids. Xvarnah becomes khorreh in Pahvali and farrah in modern Persian. Xvarnah is the majesty of “beings of light”, a magic force of an extraordinary luminosity that can take different shapes. The royal ideology has adopted this tradition. It can happen that the xvarnah disappears when the owner does not behave properly : then the xvarnah takes refuge in a lake. Going from a king to a prophet, the xvarnah has also surrounded Zoroaster. The traditional theme of the xvarnah, as understood by the Sassanids, has perpetuated itself as a divine ring in the Iranian culture and even more in the epic tradition. Xvarnah has been the source of numerous representations illustrating a rich symbolism, even reaching some neighbouring countries of Iran. The Ismaelian gnosis and the Persian theosophy adopted also the concept of xvarnah, ring of light and divine inspiration surrounding the holy Chiites personalities.

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Claude Sterckx : Celtic regalia If the classical texts do not convey much insight about the ancient Celtic regalia, the archeological research brings some information on the insignias and ceremonial of the pre-Roman Celtic princes. On the other hand, the regalia of later Celtic princes − from Brittany, Ireland and Wales mainly − allow a better apprehension of the meanings and symbolism of these insignias and ceremonials, because their archaism suggests that they retain the mark of very ancient concepts.

Jacques Népote : Structural analysis of the coronation ritual of the Kings of France The enthronement rituals of the Kings of France are not very well known. Jacques Népote, not only describes the public ceremonies taking place in the Reims Cathedral, but, above all, analyses the private rituals that allow a simple mortal to become an elected King and a representant of God. The Queen is associated to the glorious body of the King that becomes an interface between the cosmic order of God and the political order of Men. He has two bodies, a human and a mortal one and a celestial and an eternal one, of a cosmic nature. As a real, Fundamental Law of the Realm, the ritual organises not only a framework for the practice of power but also for its transmission.

Yves Vadé : Excalibur, the Holy Grail and the Holy Ampulla The mythic figure of King Arthur carries with itself numerous royal emblems some of which are the inheritance of a very ancient past: for example, the Sword Excalibur, that only the king chosen by destiny can remove from the Stone where it is driven into and which, upon his death, has to be sent back to the hereafter-world. Preoccupied with having a prestigious lineage, the Plantagenêt sovereigns, as later the Tudors, will not hesitate to present themselves as the heirs of King Arthur and to bring credit on themselves with the royal emblems (and even to falsify them). In France, Chrétien de Troyes, in his unfinished novel Perceval, introduces, with the procession of the Grail to the Fisher King castle, a symbol of spiritual royalty that towers over all the others. Whatever the origin (one can think about the Celtic abundance cauldrons), this first scene intersect with several events of the coronation ceremonial of the French Kings: the closest real objet, symbolically and formally, could be the Holy Ampulla, brought in procession on the coronation day from the Saint Remi abbey to the Reims cathedral. This fact is confirmed by the toponym of Corbenic, last residence of the Grail, almost homonymous of Corbeny, where the French Kings would go the day after the coronation, in order to exert their thaumaturgic healing power.

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TABLE DES MATIÈRES

Yves VADÉ : Introduction…………………………………………. 5 I. Au fil du temps Danielle ELISSEEFF : La naissance des regalia chinois ?…………21 Document : L'intronisation du dernier empereur des Qing………….. 37 Jane COBBI : Sur les trois objets sacrés du Japon……………….… 41 Bernard DUPAIGNE : À la poursuite de l'épée sacrée des rois du Cambodge…………………………………………….. 50 Régis BOYER : Regalia : domaine germano-scandinave…………. 61 Aglaé ACHECHOVA: Les regalia russes….……………………... 75 Jean-Louis BACQUÉ-GRAMMONT : Autour de l’avènement d’un souverain ottoman………………………..………….. 95 II. Structures du rite Antonio GUERREIRO : Mythes et pusaka du royaume de Kutai dans le contexte de la fête érau (Côte orientale de Bornéo, Indonésie)………………….. Rita H. RÉGNIER : Devenir roi dans la tradition hindoue. Le cas Shivaji (1674)…………………………………… Teresa BATTESTI : Xvarnah Lumière de gloire et Royauté en Iran…………………………………………. Claude STERCKX : Les regalia des Celtes…………………….. Jacques NÉPOTE : L'analyse structurale du rituel de couronnement des rois de France…………………….. Yves VADÉ : Excalibur, le Saint-Graal et la sainte Ampoule……………………………………….

103 143 165 187 233 263

Abstracts…………………………………………………………. 295

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SOCIÉTÉ DES ÉTUDES EURO-ASIATIQUES ______________________________________________ La Société des Etudes Euro-Asiatiques, Association loi de 1901, a été fondée en 1977, rejoignant ses aînées, les Sociétés des Américanistes, des Africanistes et des Océanistes, au musée de l’Homme puis au musée du quai Branly. Son but est de promouvoir et de favoriser toutes les activités qui relèvent des études sur l’Europe et l’Asie dans le domaine des sciences de l’Homme. Soucieuse d’interdisciplinarité, la Société regroupe ethnologues, géographes, historiens, spécialistes des sciences religieuses et des littératures. Elle leur offre un lieu propice à la confrontation de leurs approches respectives d’une aire dont l’immense étendue – l’Europe, le monde méditerranéen, l’Asie entière – et la grande diversité n’excluent pas l’existence de remarquables continuités ni celle de spécificités qui la caractérisent dans son ensemble.

_______________________________________________________ Président Fondateur :

†Paul Lévy

Président d'honneur :

Xavier de Planhol

Conseil d’Administration : Teresa Battesti, Jane Cobbi, Bernard Dupaigne, Danielle Elisseeff, Christian Fleury, Antonio Guerreiro, Muriel Hutter, Annick Le Guérer, Christine Lorre, Christian Malet, Bénédicte Martin-Guerreiro, Bernard Peirani, Christian Pelras, Rita H. Régnier, Yvonne de Sike, Yves Vadé

Bureau : Président : Vice-Présidents :

Yves Vadé Bernard Dupaigne Danielle Elisseeff Secrétaire général : Antonio Guerreiro Secrétaire générale adjointe : Muriel Hutter Trésorière : Rita H. Régnier Archiviste : Bénédicte Martin-Guerreiro

300

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