Recherches en déliquence: Principes de l’analyse quantitative 9783110876024, 9789027979124


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French Pages 313 [320] Year 1975

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Table of contents :
Préface à l'édition française
Préface à l'édition originale
Remerciements
Préface à la deuxième édition
PREMIÈRE PARTIE la nature de la critique méthodologique
CHAPITRE 1. COMMENT ABORDER LA MÉTHODOLOGIE
CHAPITRE 2. CRITIQUES DE LA RECHERCHE SUR LA DÉLINQUANCE
DEUXIÈME PARTIE. l'analyse causale
CHAPITRE 3. LES PRINCIPES DE L'ANALYSE CAUSALE
CHAPITRE 4. L'ORDRE CAUSAL
CHAPITRE 5 . RELATIONS RÉELLES ET RELATIONS ARTIFICIELLES (L'EXPLICATION)
CHAPITRE 6. MAILLONS DANS LA CHAINE DE CAUSALITÉ (L'INTERPRÉTATION)
CHAPITRE 7 . INTERACTION DES VARIABLES
CHAPITRE 8. LES FAUX CRITÈRES DE CAUSALITÉ
TROISIÈME PARTIE. l'analyse multivariée
CHAPITRE 9. QUELQUES PROBLÈMES POSÉS PAR L'ANALYSE MULTIVARIÉE
CHAPITRE 10 . LES INCONVÉNIENTS DE L'ANALYSE TABULAIRE
QUATRIÈME PARTIE. conceptualisât ion et inférence
CHAPITRE 11 . CONCEPTS, INDICATEURS ET INDICES
CHAPITRE 12 . LA FIABILITÉ ET LA TECHNIQUE DES ÉCHELLES
CHAPITRE 13 . L'iNFÉRENCE STATISTIQUE
CHAPITRE 14. DESCRIPTION ET PRÉDICTION
CHAPITRE 15. VARIABLES INDIVIDUELLES ET VARIABLES DE GROUPE
UN MOT DE CONCLUSION
INDEX ANALYTIQUE
Index des noms propres
Table des matières
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Recherches en déliquence: Principes de l’analyse quantitative
 9783110876024, 9789027979124

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recherches en délinquance

l'œuvre sociologique

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MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

TRAVIS H I R S C H I / H A N A N C. SELVIN

recherches en délinquance principes de l'analyse quantitative

préface de

RAYMOND B O U D O N

MOUTON ÉDITEUR . PARIS • LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIe Section, Paris

I S B N : 2-7193-0842-0 Titre de l'édition originale: Delinquency Research. An Appraisal of Analytic Methods. New York, The Free Press Traduit de la deuxième édition américaine revue, par Daniel Bertaux, Jean-Louis Deroide et Christine Moissinac ©

1975, pour l'édition française: Mouton & Co.

Couverture par Jurriaan Schrofer Imprimé en Hongrie

Dans les sciences du comportement on voit des chercheurs qui, dans leur quête désespérée d'un statut de scientifique, donnent l'impression qu'ils n'accordent aucune importance à ce qu'ils font, du moment qu'ils le font dans les règles: le contenu disparaît au profit de la forme. Et s'en vient le cercle vicieux: lorsque le résultat est reconnu pour ce qu'il est - le vide, le creux - alors on interprète l'échec comme un signe qu'il faut encore et toujours plus de méthodologie, de meilleure méthodologie. Veut-être que si les chercheurs en sciences sociales n'essayaient pas à toutes forces de se donner des airs de scientificité, leur travail n'en serait que meilleur, méthodologiquement parlanti Abraham Kaplan, The Conduci of Inquiry

A Anna et Rhoda qui ont leurs propres méthodes pour traiter la délinquance

préface à l'édition française par R A Y M O N D B O U D O N

Par un curieux et apparemment inéluctable destin, les questions de méthode tendent toujours, en sociologie, à se transformer en questions de technique. Pour beaucoup est méthodologue quiconque est capable de maîtriser les techniques à la mode dans son environnement culturel immédiat: analyse factorielle dans la France de 1974, path analysis en Amérique du Nord. Ceux qui ont insisté sur l'importance de la méthodologie pour les sciences sociales en général et la sociologie en particulier avaient pourtant une toute autre idée en tête: partant de la constatation évidente que la sociologie est une discipline où le chercheur est nécessairement juge et partie, ils souhaitaient, en cherchant à imposer ce concept, institutionnaliser l'usage de 1, esprit critique dans un domaine où la passion et le préjugé risquent de l'emporter sur la raison, l'analyse et la preuve. Il ne s'agissait pas de verser dans le scientisme ou la quantophrénie; encore moins d'imposer aux sciences sociales le modèle des sciences de la nature. L'objectif, beaucoup plus modeste, était de convaincre le sociologue que le progrès de la connaissance relative aux sociétés dépend de son aptitude à la lecture critique des travaux sociologiques. En physique, en démographie, en économie même, un tel objectif ne mérite pas d'être énoncé: on sait bien que dans les disciplines reposant sur des paradigmes clairement définis, l'accumulation des connaissances passe autant par l'analyse critique et constructive des travaux antérieurs que par la découverte de nouveaux faits. L'unité et l'efficacité du paradigme fixent à leur tour les règles de l'analyse critique. Mais

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Raymond Boudon

la sociologie occupe dans les sciences sociales une place à part qui lui confère une singularité épistémologique: sorte de discipline résiduelle dont le champ est défini négativement à partir de la place laissée vide par d'autres disciplines à armature logique plus solide, comme l'économie ou la démographie, elle est à la fois plus hétérogène, plus diverse et plus ambitieuse bien qu'étant moins armée. Ces conditions créent naturellement un terrain favorable aux querelles d'école, aux prises de position dogmatiques, aux modes aussi vite disparues que nées. Le projet contenu dans la notion de «méthodologie» visait à atténuer les conséquences de cette situation, en attendant que soit formulée la théorie sociologique générale qui baliserait les recherches des sociologues. Le texte de Hirschi et Selvin que Daniel Bertaux met aujourd'hui à la disposition du public francophone est une introduction didactique à la méthodologie au sens originaire du terme. On y trouvera une discussion critique des travaux de sociologues du crime fort réputés Outre-Atlantique; se plaçant en-deçà de toute discussion «théorique», Hirschi et Selvin font modestement porter leur analyse sur l'interprétation que ces sociologues présentent des «données» qu'ils ont recueillies et en montrent l'inadéquation de façon convaincante. Ils prolongent ensuite la critique par des propositions constructives, s'interrogeant sur la nature des observations qu'il aurait fallu recueillir pour être en mesure d'infirmer ou de confirmer les conclusions présentées. Les enquêtes quantitatives sont probablement celles ou la critique méthodologique est la plus facile. Le problème de l'adéquation entre données et interprétation est probablement, de son côté, le plus simple. Mais il est évident que, si la critique logique des travaux sociologiques est un moment indispensable du progrès de la connaissance en sociologie, elle doit s'étendre à tous les types de recherche et à toutes les phases de la recherche. Ainsi, on constate que de nombreuses «théories» sociologiques font usage de concepts constituant une transposition directe de l'individuel au social («conscience collective», «intérêt collectif», «conscience de classe», etc.). Une question méthodologique importante à cet égard serait de savoir si

Préface à Védition française

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cette transposition est valide; en d'autres termes, si on peut associer à de tels concepts une signification claire. Je crois que Mancur Oison (The Logic of Collective Action) a apporté sur ce point une contribution essentielle lorsqu'il a montré le caractère contradictoire de la notion de «conscience de classe». De même, il suffit d'ouvrir un manuel de sociologie quelconque pour observer l'importance dans cette discipline de la dichotomie conflit/consensus. Pourtant, les théoriciens des jeux nous ont appris que, dans une situation d'interaction élémentaire entre deux personnes, le conflit pur et la coopération pure représentent seulement deux éléments polaires dans une famille de structures beaucoup plus large. N'est-il pas singulier que les sociologues paraissent généralement ignorer ce résultat? N'a-t-il aucune chance d'affiner l'analyse des conflits sociaux par exemple? Ou bien considérons un concept familier au sociologue, celui de «valeur» (au sens culturel du terme). N'est-il pas une invitation aux explications tautologiques? Comment déterminer que deux personnes ou groupes de personnes obéissent à des valeurs différentes sinon en observant qu'elles se comportent différemment dans des situations comparables? Mais gagne-t-on grand'chose quand on explique ensuite ces différences de comportement par des différences de valeurs? Je ne prétends nullement repousser d'une chiquenaude un concept largement utilisé et qui doit avoir quelque utilité. Tout ce que je désire indiquer par cet exemple, c'est que, dans certains cas, l'analyse méthodologique aurait certainement intérêt à s'orienter vers le dépistage des explications tautologiques (je crois pour ma part avoir montré dans Y Inégalité de chances qu'elles étaient fréquentes dans un champ de recherche particulièrement développé dans la sociologie d'aujourd'hui). Une analyse critique de ce type ne pourrait avoir que des effets salutaires sur le développement de la sociologie. L'importance de la méthodologie pour la sociologie me paraît aujourd'hui plus grande que jamais. Les sociétés modernes se caractérisent par une importante demande en matière de sociologie, ce qui est une autre manière de dire que les individus ont un intense besoin de comprendre les sociétés dans lesquelles ils vivent. Une telle circonstance est favorable

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Raymond Boudon

au développement de la sociologie, mais elle représente auss une redoutable tentation pour le sociologue: celle de devenir un fabricant de mythes interprétatifs agrémentés de rhétorique statistique afin de mieux passer pour science. C'est contre cette science-là que la conscience qu'est la méthodologie garde un rôle fondamental à jouer. Raymond

BOUDON

préface à l'édition originale

Au fur et à mesure de l'avancement de ce livre, trois aspects distincts s'en sont dégagés : c'est un manuel, bien que d'un modèle peu courant, sur les méthodes d'analyse ; c'est aussi une critique de la recherche empirique sur la délinquance; et c'est enfin un recueil d'essais sur des problèmes importants de méthodologie. Ces trois aspects impliquent une tâche commune: l'examen des analyses déjà publiées, portant sur des données quantitatives en matière de délinquance. Nous nous sommes limités à l'analyse des données, parce que nous croyons que la qualité et finalement la valeur d'une étude dépendent plus de sa partie « analyse » que de sa conception (design). Le meilleur plan d'échantillonage, les entretiens les plus habiles ne comptent pour rien si l'analyse est mauvaise. E t contrairement à ce que beaucoup de commentateurs croient, une analyse pénétrante peut souvent compenser la faiblesse de la conception-réalisation d'une étude - par exemple en décelant les biais des enquêteurs. De plus, la littérature méthodologique insiste actuellement beaucoup plus sur la conception que sur l'analyse des données ; il existe de nombreux livres sur les échantillonages, les interviews, le traitement des données, mais il n'y en a aucun de récent qui traite d'une manière globale les types d'analyse considérés ici. La même orientation apparaît dans beaucoup de discussions traitant de la recherche sur la délinquance, où est présentée la conception selon laquelle c'est la qualité des données plus que leur « manipulation » qui permettra de progresser. En consacrant entièrement notre attention à

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Préface à Védition originale

l'analyse, nous espérons redresser ce déséquilibre actuel de la littérature méthodologique et suggérer certaines démarches qui peuvent être entreprises à partir des données, souvent brutes, qui sont à la disposition des chercheurs sur la délinquance. Notre volonté de nous consacrer aux techniques quantitatives vient du fait que nous croyons qu'elles ont une valeur plus grande que les techniques qualitatives, à la fois dans la recherche empirique et dans l'enseignement de la méthodologie. Les données quantitatives permettent de formuler des hypothèses avec une meilleure précision et donc de les mettre à l'épreuve (to test) de façon plus précise. En outre, comme elles peuvent faire l'objet d'analyses statistiques, elles permettent par là même d'aborder des problèmes complexes au point de vue théorique, tels que l'importance relative des nombreuses causes de délinquance, de façon beaucoup plus efficace que si l'on s'en tient à l'analyse littéraire de données qualitatives. A ce propos, bien que deux chapitres soient consacrés à des problèmes statistiques, la plus grande partie de ce livre est compréhensible sans aucune formation statistique. Une petite subvention de la Fondation Ford, destinée à faire le point des résultats statistiques obtenus par la recherche sur la délinquance, est à l'origine de cette rencontre entre méthodologie et délinquance. Après un faux départ dans cette direction, nous décidâmes d'évaluer les qualités et les défauts méthodologiques des principales études de sociologie consacrées à la délinquance et publiées dans les années 1950. Le titre d'un premier rapport de nos travaux reflétait ce projet : « L'adéquation méthodologique dans les recherches sur la délinquance ». Depuis ce rapport nous avons à la fois élargi le champ de nos intérêts méthodologiques et concentré notre attention sur des problèmes particulièrement importants en matière de recherche sur la délinquance. Bien que les questions de méthode traitées ici aient des applications dans tous les domaines de la recherche, nous espérons que le fait de les avoir rattachées à un problème particulier démontrera leur valeur pratique pour la recherche empirique et compensera ainsi l'apparence de généralité qui

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aurait pu être obtenue en prenant des exemples dans divers domaines. Les études dont nous avons tiré nos exemples ne constituent pas un échantillon représentatif du champ de la recherche sur la délinquance ; mais les exemples eux-mêmes couvrent largement l'éventail des types de problèmes rencontrés dans l'analyse causale quantitative de la délinquance. Nous espérons donc que ce livre sera utile aux chercheurs de ce domaine par l'attention qu'il porte à quelques-uns des problèmes d'analyse spécifiques à la délinquance.

Remerciements

C'est à la fois de la gratitude et des excuses que nous devons aux chercheurs qui nous ont fourni nos exemples. Nous leur sommes naturellement très reconnaissants de nous avoir laissé reproduire de longs extraits de leurs travaux, bien qu'ils aient su à l'avance que beaucoup de nos analyses seraient fortement critiques. Certains d'entre eux répondirent à une première et virulente version par des critiques, des suggestions et même des encouragements. Nous ont aidé particulièrement: Charles J. Browning, Bernard Lander, Karl Schuessler, James F. Short Jr., Jackson Toby, et William Wattenberg. Dans tous les cas, ceux qui répondirent à cette première version cherchaient plus à améliorer notre présentation critique qu'à défendre leurs propres recherches. Notre reconnaissance envers ces chercheurs n'a d'égal que notre regret à la pensée de toutes les fausses impressions que l'utilisation que nous avons faite de leurs travaux ne manquera pas de produire. La plupart des exemples de recherches que nous citons comportent en effet des erreurs et des contresens, et le lecteur risque fort d'en déduire que nous condamnons telle ou telle recherche, voire la totalité du champ de la recherche sur la délinquance. Pourtant ces déductions seraient fausses. Nous avons mis en avant les « mauvais » exemples, parce qu'un seul d'entre eux en dit plus long sur le point particulier de méthodologie examiné qu'une douzaine de « bons » exemples. De plus, la fréquence avec laquelle nous citons tel ou tel chercheur n'est pas un bon indice de notre

xvi Remerciements

jugement global sur son œuvre. Personne ne pourrait faire des recherches sans se tromper de temps en temps; nousmêmes nous avons fait un bon nombre des erreurs qui sont dénoncées dans ce livre, et nous en ferons d'autres, à l'avenir. Plus un chercheur a publié et plus il y a de chances que nous le citions souvent. En fait, la fréquence de citation est une indication de l'importance du chercheur dans le domaine de la recherche sur la délinquance. Chaque fois que cela était possible, nous avons choisi nos exemples dans les études qui étaient fréquemment citées par les autres chercheurs. La première version à laquelle nous faisions allusion plus haut a été publiée sous forme ronéotée en 1962 sous le titre The Methodological Adequacy of Delinquençy Research, publication M6 du Survey Research Center de l'Université de Californie à Berkeley. Le chapitre 8 a été publié dans la revue Social Problems, 3, hiver 1966, et est publié ici avec l'autorisation de la Society for the Study of Social Problems. Nous désirons remercier aussi Charles Y. Glock, Directeur du Survey Research Center, et ses collègues, pour avoir fourni à chacun de nous, pendant plusieurs années, un environnement pluridisciplinaire stimulant dans lequel les discussions méthodologiques étaient le pain quotidien. Parmi nos amis et collègues, John Lofland et William Petersen méritent une mention particulière. Leurs commentaires sur notre première version en changèrent le contenu, le champ, et le style. Herbert Costner, Ian Currie, et Alan B. Wilson réagirent vigoureusement à une première version du chapitre 8. Kenneth Bryson et Karon S. Greenfield lurent le manuscrit final avec beaucoup d'attention. Pour terminer, nous avons une dette particulière envers Jackson Toby, qui le premier nous suggéra de réfléchir sur la méthodologie de la recherche sur la délinquance, et envers la Fondation Ford qui subventionna notre premier travail. Bien que chaque chapitre de ce livre soit le résultat de notre collaboration, c'est à HirSchi que revient la responsabilité du choix des recherches citées.

préface à la deuxième édition

C'est à deux domaines de la sociologie, tous deux fort développés, que ce livre emprunte ses matériaux. Il s'adresse donc au moins à deux publics distincts. Il développe plusieurs couples de thèmes divergents. Et il a deux auteurs. Peutêtre était-il finalement inévitable qu'il ait deux titres. Le livre parut initialement sous le titre Delinquency Research - An Appraisal of Analytical Methods (Recherches sur la la délinquance - une évaluation de leurs méthodes d'analyse). Le nouveau titre, Principles of Survey Analysis (Principes de l'analyse des données d'enquêtes par questionnaires), ne reflète pourtant aucun changement dans le contenu du livre. A part la correction de certains tableaux erronés et l'amélioration de notre exposé sur la régression multiple (note 31 du chapitre 9), le texte original reste inchangé. Les deux domaines concernés sont, d'une part, la méthodologie des enquêtes par questionnaires, et d'autre part la délinquance juvénile. Le livre constitue une tentative pour examiner les principes généraux de l'analyse des données d'enquêtes par questionnaires, en partant d'exemples tirés exclusivement des recherches empiriques sur la délinquance. Dans certains cas nous avons appliqué les principes généraux de l'analyse à ces recherches, et nous avons mis en évidence les exemples de leur violation. Mais en règle générale, nous sommes partis des « exemples » en les considérant comme des « problèmes », et ce n'est qu'ensuite que nous les avons utilisés comme autant d'illustrations des principes généraux. Dans tous les cas, nous étions prêts à sacrifier les principes

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Préface à la deuxième édition

et la généralité apparente en faveur d'un examen attentif des problèmes rencontrés réellement par les chercheurs aux prises avec leurs données. Les spécialistes de la délinquance et les criminologues d'une part, les étudiants de méthodologie d'autre part, constituent les deux publics auxquels s'adresse ce livre. Les chercheurs durent beaucoup plus longtemps que les étudiants et sont beaucoup moins nombreux. Il est aussi bien moins facile de refaire leur éducation. Nous avons donc décidé de leur préférer un public potentiellement plus nombreux. Ce faisant nous devons aussi reconnaître, à notre grand regret, que depuis la rédaction de ce livre, tant d'excellentes études sur la délinquance ont été publiées qu'il ne peut prétendre résumer les recherches dans ce domaine. Parmi la coexistence dans notre livre de thèmes divergents, nos lecteurs ont remarqué les suivants: - une grande partie du livre se fonde sur l'utilisation de tableaux croisés, alors que deux chapitres défendent la thèse que les techniques linéaires statistiques sont « meilleures, plus rapides, moins chères et plus puissantes »; - le livre dans son entier cherche à promouvoir la recherche quantitative; mais dans un de ses compte-rendus, un critique a fait remarquer que les auteurs « protestent calmement contre l'hégémonie des statistiques ». Ces contradictions, et d'autres encore, ne font que refléter les changements et les conflits de la sociologie et l'ambivalence de ses praticiens. Elles reflètent aussi le fait que le livre a deux auteurs, et qu'aucun des deux n'a eu une position invariable au cours du temps. Au moment où il écrivait ce livre, Hirschi se trouva engagé dans une recherche à grande échelle sur la délinquance (voir Causes of Delittquencj, Berkeley, University of California Press, 1969). Cela l'amena progressivement à considérer avec une sympathie toujours croissante le point de vue du chercheur, par opposition à celui du méthodologue qui le critique. L'inégale tolérance du livre pour la déviance par rapport aux normes méthodologiques en est le résultat,-ainsi que le chapitre 8. Au même moment, Selvin entreprit une étude intensive

Préface à la deuxième édition

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de la logique de l'analyse des données d'enquêtes par questionnaires. Cela l'amena à s'intéresser de plus près aux techniques d'analyse statistique multivariée, par opposition aux tableaux croisés. L'attitude ambivalente du livre par rapport aux tableaux en est le résultat, ainsi que le chapitre 10. Nous n'essaierons pas de supprimer ces contradictions. En fait, si nous écrivions le livre aujourd'hui, elles seraient encore plus grandes. Et cela ne ferait que refléter la situation en sociologie, ainsi que les différences qui séparent nos deux points de vue. Si le livre était écrit aujourd'hui, nous essaierions d'y répondre aux suggestions et aux critiques de Herbert Menzel, Lawrence D. Moseley, et Richard S. Sterne. Dans les limites permises par la deuxième édition, nous avons essayé de répondre à celles présentées par Arthur S. Goldberger. Et nous avons effectivement répondu à celles formulées une fois par Joël Smith et de nombreuses fois par nos étudiants. Qu'ils en soient tous remerciés ici.

PREMIÈRE PARTIE

la nature de la critique méthodologique

1 comment aborder la méthodologie

« Méthodologie »: c'est un mot qui fait peur. Parmi les sujets abordés par les sociologues au cours de leurs études, seules les statistiques suscitent plus d'appréhension à l'avance et de découragement sur le moment. Or, appréhension et découragement sont non seulement regrettables mais superflus. Regrettables en effet, puisqu'ils empêchent les étudiants de comprendre et de goûter ce qui devrait constituer une partie centrale de leur apprentissage; mais aussi superflus, parce qu'ils reposent sur un malentendu quant à la véritable nature de la méthodologie, tout au moins dans son utilisation moderne. Dans ce bref chapitre d'introduction, nous voudrions expliquer ce que la méthodologie signifie pour nous, donner quelques principes qui aideront à comprendre les discussions méthodologiques des chapitres suivants, et permettront d'en appliquer les leçons à d'autres lectures sociologiques. Dans les domaines de la logique, de l'éducation et des statistiques, le mot « méthodologie » prend une signification technique spécifique. En sociologie, cependant, tous ses usages se conforment à la définition du dictionnaire: « science de la méthode ». La signification de cette définition dépend évidemment du mot-racine « méthode ». On compte au moins quatre sens différents de ce mot en sociologie. Quand Emile Durkheim écrivait en 1895 Les Règles de la méthode sociologique, il pensait au contenu de la théorie sociologique, à l'explication des phénomènes sociaux qui pouvaient légitimement être appelés sociologiques. Cette utilisation a pratiquement disparu; les sociologues qui se penchent aujour3

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L,a nature de la critique méthodologique

d'hui sur ces questions utiliseront plutôt le terme de « métathéorie ». Actuellement « méthode » désigne le plus souvent un ensemble de recettes pour la conduite quotidienne de la recherche en sciences sociales: comment obtenir un bon contact avec l'interlocuteur dans un interview, comment construire des codes pour classer des réponses, comment calculer les pourcentages d'un tableau. En liaison avec ce sens, le terme « méthode » a été employé au sens de « techniques statistiques », en particulier dans les programmes universitaires d'il y a dix ou vingt ans. Pour nous, ces techniques, ces stratégies, ces tours de main ne sont que les instruments du métier, et non son fondement intellectuel. Ce fondement se trouve dans la relation entre les données et la théorie, c'est-à-dire, dans les manières dont les sociologues utilisent les observations empiriques pour formuler, mettre à l'épreuve et affiner des propositions sur le monde social. Ou, en reprenant Lazarsfeld et Rosenberg: le terme « méthodologie » . . .implique que des études concrètes soient examinées de près sous le rapport des procédures qu'elles ont utilisées, des hypothèses sousjacentes qu'elles ont faites, des modes d'explication qu'elles considèrent comme satisfaisants.1 La tâche du méthodologue est donc d'expliquer ce que fait le chercheur, et de déterminer si ses procédures le conduisent bien aux types de propositions qu'il cherche à obtenir. Cette définition suppose implicitement qu'il existe un ensemble de principes et de critères par lesquels le méthodologue peut juger de la valeur (adequacy) des procédures. Les chapitres suivants feront souvent appel à de tels principes et critères - par exemple, des critères permettant de juger si une relation observée statistiquement entre logement insalubre et délinquance peut raisonnablement être considérée 1. Paul F . Lazarsfeld et Morris Rosenberg (eds.), Tbe Language of Social Research, N e w Y o r k , T h e Free Press, 1955, p. 4. (Les trois volumes dirigés par R . B o u d o n et P. Lazarsfeld, Le Vocabulaire des sciences sociales, UAnalyse empirique de la causalité, U Analyse des processus sociaux, rus chez M o u t o n , Paris-La Haye, de 1967 à 1970, en constituent l'édition française partielle. N . d. T.)

Comment aborder la méthodologie

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comme causale. Deux chapitres examineront les critères que d'autres méthodologues que nous-mêmes ont utilisés pour porter un jugement critique sur la recherche en délinquance: le chapitre 2 considère plusieurs attaques frontales contre le domaine général de la délinquance; le chapitre 8 examine des critères de causalité différents des nôtres, qui semblent implicitement à l'origine de critiques méthodologiques dirigées contre certaines propositions causales concernant la délinquance. Le méthodologue est ainsi exposé au même genre de critique que les chercheurs empiriques dont il examine les travaux. Critères et principes jouent un rôle central pour évaluer tant le travail des chercheurs que celui des méthodologues. De bons critères mènent à une critique utile et à une recherche meilleure. De mauvais critères, tels que ceux qui seront discutés au chapitre 8, donnent une critique sans intérêt tout en inhibant une recherche nécessaire. Mais comment savoir quels critères sont bons, acceptables ou valables (valid), et lesquels sont mauvais, inacceptables ou sans valeur (invalid)? 1 . LES CRITÈRES EN MÉTHODOLOGIE

Certains critères de validité (adequacy) reposent sur le raisonnement logique ou mathématique. Par exemple, il est facile de montrer mathématiquement pourquoi, dans l'étude de relations entre variables, on doit rechercher un bas niveau d'erreur aléatoire de mesure: plus grande est l'erreur aléatoire, plus les corrélations observées sont abaissées (« atténuées ») en-dessous de ce qu'elles auraient été sans l'erreur. Pour des problèmes tels que celui-là, le méthodologue n'a besoin que d'une connaissance de base des mathématiques et des statistiques.2 Quelquefois même, cette connaissance n'est pas né2. Quoique ce livre ne demande qu'une arithmétique simple, et que deux chapitres seulement traitent de statistiques, il serait faux d'en déduire que les méthodologues peuvent s'en tirer sans un niveau minimum de compétence dans ces domaines. En fait, à la suite de Sibley, nous croyons que tous les sociologues devraient avoir une telle compétence. Aujourd'hui, les cours de statistiques sont presque partout obligatoires pour les étudiants de sociologie; mais en l'absence de connaissances mathématiques du niveau du calcul élémentaire et de

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La nature de la critique méthodologique

cessaire. Au chapitre 8, nous montrerons sans aucune expression mathématique ou statistique, que les « mauvais » critères de causalité ont des implications désastreuses: accepter l'un d'entre eux équivaut à nier la possibilité de toute relation causale. Il est exceptionnel que l'on puisse justifier ses critères de cette manière. En fait, la validité de la plupart des critères étudiés dans ce livre n'est pas démontrable. Par exemple, on ne peut pas valider par un cheminement logique quelconque les trois critères de causalité exposés au chapitre 3. Ils se fondent sur le consensus des sociologues (et des autres), un consensus qui a grandi au cours des années à mesure que ces critères résistaient à de nombreuses attaques sous différents angles. En fin de compte, même les déductions (dérivations) mathématiques reposent en dernière analyse sur des hypothèses indémontrables que l'on s'accorde à accepter. Puisque toutes les notions de validité reposent sur le consensus de ceux qui travaillent dans un domaine particulier, ce qui est acceptable à un moment peut ne pas l'être à un autre. Pendant plus de cinquante ans, les sociologues n'ont pas vu d'objection à déduire, à partir des taux de suicide de pays comprenant des proportions différentes de Protestants et de Catholiques, des affirmations sur les différents taux de suicide des Protestants et des Catholiques. C'est seulement après la publication de l'article classique de Robinson sur les corrélations écologiques en 1950, qu'ils vinrent à se rendre compte que le grand Durkheim lui-même avait été coupable de faiblesse dans son raisonnement.3

l'algèbre matricielle (un enseignement d'un an en tout), ces « statistiques » s'apparentent aux recettes de cuisine. La génération qui vient apprendra ces connaissances mathématiques au lycée; il est vraiment dommage que la sociologie ait à attendre si longtemps que tous ceux qui l'étudient et la pratiquent sachent écrire le langage dans lequel une part de plus en plus grande de la recherche est exprimée. Voir Elbridge Sibley, The Education of Sociologists in the United States, N e w York, Russell Sage Foundation, 1963. 3. William S. Robinson «Ecological correlations and the behavior o f individuals», American Sociological Review, 15, 1950, pp. 351-357; voir aussi les discussions sur ce point au chapitre 15.

Comment aborder la méthodologie 7

Ainsi, la méthodologie, ce n'est pas la vérité révélée et éternelle. C'est un corps vivant d'idées, qui change avec le temps. Nombreuses sont les méthodes, et ce qui est correct et valable aujourd'hui peut être incorrect et inacceptable demain. Mais il serait nihiliste d'arguer de l'historicité (mutability) des critères méthodologiques pour supprimer tous les jugements sur la méthode. A un moment donné, on doit décider selon les normes de l'époque. Il est vrai que les normes peuvent changer au point de réhabiliter une étude considérée d'abord comme inacceptable, mais c'est arrivé rarement dans le passé. Le changement dans l'autre sens, de l'acceptable à l'inacceptable, est le trajet le plus habituel. C'est un fait d'expérience dans toutes les sciences empiriques: tôt ou tard, chaque généralisation disparaît. Un chercheur peut seulement espérer que la règle générale qu'il élabore survivra à sa première enfance. Même quand les chercheurs sont d'accord sur les règles qu'ils devraient suivre ou les critères auxquels ils devraient satisfaire, il leur est souvent difficile, voire impossible de s'y conformer dans la pratique. Et d'abord, les critères peuvent se contredire mutuellement. Si l'on veut étudier la relation entre les pratiques d'éducation des enfants et la délinquance, vaut-il mieux poser beaucoup de questions à un petit échantillon ou des questions moins nombreuses à un échantillon plus grand? Avec une somme limitée d'argent, on ne peut avoir à la fois un grand échantillon et de nombreuses questions. Quelquefois, les critères sont si imprécis qu'ils laissent place à une vaste gamme d'opinions. Dans une première rédaction du chapitre 5, nous critiquions un chercheur pour ne pas avoir pris en compte une certaine variable. A la suite d'un échange de lettres entre lui et nous, il apparut clairement que nous avions des points de vue fondamentalement différents quant à l'importance réelle de cette variable. Le fait qu'il puisse être difficile ou impossible de satisfaire aux conditions d'application des critères est une autre raison pour laquelle un chercheur compétent peut ne pas se conformer à certains critères de validité méthodologique. Par exemple, un des critères de causalité requiert que la cause supposée se produise avant l'effet. Ainsi, il n'est possible de se demander

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La nature de la critique méthodologique

si une mauvaise surveillance de l'enfant est une cause de délinquance que si la surveillance était mauvaise avant que la délinquance ne survienne. Dans certains cas cependant, l'ordre causal n'est pas clair. La délinquance est-elle cause du mauvais travail scolaire, ou le mauvais travail scolaire est-il cause de la délinquance ? Le chapitre 4 traitera des questions de l'ordre causal d'une manière plus détaillée. Pour le moment contentons-nous de reconnaître que les règles et les critères méthodologiques sont plus des guides pratiques que des lois de la nature, et qu'il est difficile même pour le plus compétent des chercheurs de se conformer à tous les critères qu'il considère valables. Toutes ces remarques transmettent finalement le même message à l'étudiant et au méthodologue: avant de condamner un chercheur pour violation d'un critère ou d'une hypothèse, il faut essayer de voir s'il pouvait éviter cette violation, et si cela ne l'aurait pas entraîné vers de plus grandes difficultés.

2 . COMMENT LIRE CE LIVRE?

Une devinette méthodologique: s'agissant de la lecture d'un rapport de recherche empirique, quelle est la différence entre un non-spécialiste, un chercheur, et un méthodologue? Réponse: le non-spécialiste lit le texte et saute les tableaux, le chercheur lit les tableaux et saute le texte; quant au méthodologue, peu lui importent tableaux et texte, du moment qu'ils s'accordent entre eux. Même en tenant compte de l'exagération, cette devinette n'est que trop vraie. Mais si le non-spécialiste saute les tableaux ce n'est pas toujours de sa faute; ainsi que certains de nos exemples le montrent, il est souvent difficile de réconcilier les tableaux et le texte. Parce que la plupart des exemples de ce livre sont basés sur des tableaux et qu'une partie de notre tâche est précisément d'analyser méthodologiquement les relations entre les tableaux et le texte, il est essentiel de comprendre pourquoi les tableaux sont difficiles à lire et comment l'on peut y remédier. Cela est dû pour une part

Comment aborder la méthodologie 9

à la quantité importante d'information que chaque nombre représente. On ne peut parcourir rapidement un tableau comme on parcourt des passages d'un texte ordinaire. Habituellement, un seul pourcentage représente une phrase entière; expliquer et discuter les chiffres d'un tableau complexe peut demander plusieurs pages. Comme pour toutes les nourritures concentrées, la digestion des chiffres prend du temps. Notre première suggestion est de lire les tableaux lentement. Ceci est particulièrement important pour le lecteur qui n'a pas eu d'expérience systématique dans la lecture des tableaux. La discussion sur les tableaux, au chapitre 3, commence de façon très simple, de telle sorte que le lecteur qui jusqu'ici, avait toujours sauté les tableaux, puisse cette fois-ci les lire (dans ce livre et dans d'autres aussi).4 Des problèmes de compréhension se posent à deux niveaux dans ce livre. En premier lieu, il y a le compte rendu que fait un chercheur de son travail. Ici, naturellement, nos discussions devraient aider, parce que nous commençons habituellement l'analyse d'un exemple compliqué par la reformulation des raisonnements du chercheur. Mais le lecteur de ce livre est également un méthodologue, et il devrait être aussi intéressé que nous par le degré de concordance entre le texte et le matériel analysé. C'est-à-dire que nos propres discussions sont, elles aussi, justiciables du genre de critique méthodologique que nous présentons ici. Du fait que notre analyse est nécessairement plus abstraite que le matériel sur lequel elle est fondée, le lecteur fera bien de lire plus lentement encore ce que nous avons à dire sur un exemple que l'exposé de l'exemple lui-même.

4. Une excellente introduction à la lecture des tableaux est constituée par le livre de W. Allen Wallis et Harry V. Roberts, The Nature of Statistics, N e w York, The Free Press, 1962, ch. 9. Ce n'est pas un manuel (textbook) mais une fascinante explication de ce que sont réellement les statistiques; une lecture de ce livre en préambule au cours d'initiation aux statistiques aidera à le transformer en une expérience intellectuelle fructueuse. Pour une étude plus détaillée de la lecture des tableaux, voir Hans Zeisel, Say It with Figures, N e w York, Harper & Row, 1957.

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JLa nature de la critique méthodologique

Le danger opposé existe aussi: certains exemples (et les analyses que nous en faisons) pourront apparaître trop simples. Certains chercheurs arrivent à exprimer leur pensée si clairement que le lecteur suit l'analyse comme s'il s'agissait d'un roman. Peut-être quelques-unes de nos critiques méthodologiques se laisseront-elles lire aussi facilement? Le danger consiste ici à induire en erreur le lecteur en lui laissant croire qu'il est aisé de faire de la recherche empirique ou de la méthodologie. Car les difficultés qu'il rencontrera sûrement quand il essaiera d'en faire lui-même pourraient alors le décourager. Qu'il soit donc dit clairement que de telles apparences sont trompeuses. Il n'y a que dans les manuels qu'une recherche avance sans heurts de l'hypothèse à la conclusion. Dans la réalité, la recherche est beaucoup moins ordonnée; comme dans une œuvre d'art, ce qui apparaît naturel et simple, est généralement le fruit d'un travail difficile.5 La même réflexion s'applique à nos critiques méthodologiques. Quelques-unes des plus courtes et des plus simples ont demandé de nombreuses heures de réflexion et à l'occasion, de vives discussions entre nous. Le lecteur ne devra pas se laisser décourager quand il découvrira que la recherche et l'analyse méthodologique constituent, pour lui aussi, un travail difficile. Une technique utile pour apprendre à lire et à construire des tableaux est de partir du tableau pour retrouver les chiffres bruts (sans pourcentage) des données primitives, comme nous le faisons plusieurs fois dans ce livre (notamment au chapitre 14), et ensuite de combiner ces chiffres pour construire des tableaux plus simples. A partir du tableau à trois variables du chapitre 14, qui montre les relations entre la délinquance, la qualité (adequaçy) de la surveillance et l'activité (employment) de la mère, on peut établir trois tableaux à deux variables - délinquance et surveillance, délinquance et activité de la mère, surveillance et activité de la mère. Construire ces tableaux, en tirer des pourcentages, les inter5. Le livre de Phillip E. Hammond (éd.), Sociologists at Work, New York, Basic Books, 1964, contient plusieurs récits très vivants sur le processus concret de la recherche.

Comment aborder la méthodologie

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prêter donnera une connaissance approfondie des relations entre ces trois variables, qui ne peut être obtenue d'aucune autre manière. Notre dernière suggestion est de prendre les intuitions au sérieux. Il nous est arrivé souvent de commencer notre analyse d'un exemple avec le sentiment vague que quelque chose n'allait pas, tout en étant incapables au début de dire exactement ce qui nous amenait à ce sentiment. En étudiant les données selon des perspectives différentes, nous avons trouvé bien souvent que nos intuitions de départ nous avaient menés à une analyse utile. Naturellement, on ne peut se reposer sur les intuitions et les sentiments subjectifs pour démontrer la validité d'une critique méthodologique; mais rien dans les canons de la méthodologie n'interdit à quelqu'un de tirer parti de ses intuitions pour suggérer à la fois des problèmes et des solutions.

3 . LE MÉTHODOLOGUE ET LE CHERCHEUR

Des critiques littéraires, des historiens, et même certains sociologues décrivent la recherche en science sociale comme un processus mécanique de transformation des gens en chiffres.6 On peut s'attendre à ce que la méthodologie, en tant qu'étude abstraite des procédures de la recherche empirique, soit encore plus sujette à cette déshumanisation. Cette vue naïve est entretenue par la conception selon laquelle la science se réduirait à une application mécanique de la méthode scientifique. Notre discussion sur les principes et les critères des décisions de recherche suggère au contraire qu'il n'y a pas une méthode scientifique unique; il en existe un grand nombre, et le consensus des chercheurs dans chaque domaine détermine lesquelles sont acceptables à un moment donné. Nous ne connaissons aucun domaine scientifique où la re6. Nous examinerons certaines de ces attaques au chapitre 2. Pour une discussion pénétrante de l'image qu'ont les humanistes de la sociologie voir Bennett M. Berger, « Sociology and the intellectual: an analysis of a stéréotypé », Antioch Review, 17, 1957, pp. 275-290.

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La nature de la critique méthodologique

cherche empirique se réduise à une routine mécanique. Et pour la recherche en science sociale, nous pouvons même témoigner de l'existence de facteurs artistiques et subjectifs. Au printemps 1963, une expérience sur l'analyse des données fut organisée au Survey Research Center de l'Université de Californie à Berkeley. Les participants étaient trois chercheurs expérimentés: Charles Y. Glock, Williams L. Nicholls II, et Martin A. Trow. Il se trouvait que tous les trois avaient fait leurs études supérieures à la même université (Columbia), qu'ils avaient travaillé très près les uns des autres pendant plusieurs années, et qu'ils avaient tous professé le même enseignement de méthodologie avec l'un d'entre nous (Selvin). Si la recherche en science sociale était réellement le processus mécanique que dénoncent ses détracteurs, toutes les conditions étaient réunies pour que ces trois chercheurs fournissent un produit standard, fabriqué à la chaîne. Au début de l'expérience, les trois chercheurs reçurent les mêmes instructions. Ils devaient analyser les données rassemblées sur un échantillon de jeunes Italiens pour déterminer les sources du soutien au capitalisme et au communisme. L'expérience fut conduite en vase clos: chaque chercheur avait une équipe d'assistants de telle sorte qu'il pouvait demander n'importe quel tableau et l'obtenir en quelques minutes, avec les pourcentages appropriés (à cette époque, on n'utilisait pas encore le calcul électronique pour faire les tableaux). Pendant qu'il élaborait son analyse, le chercheur notait ses commentaires sur dictaphone. En outre, un autre chercheur expérimenté se tenait à côté de lui pour l'observer et l'interviewer. Lorsque le chercheur examinait un nouveau tableau, l'observateur lui demandait ce qu'il y voyait et quelles nouvelles directions cela lui suggérait pour sa recherche. A la fin de la journée, chaque chercheur esquissait un rapport sur ce qu'il avait déjà fait et sur les directions qu'il aurait suivies, s'il en avait eu le temps. Certes on pouvait s'attendre à ce que tous les trois arrivent à des conclusions essentiellement semblables; après tout, ils étudiaient le même corps de données. Ce qui, par contre, était totalement inattendu, et qui est particulièrement frappant au regard de leur formation similaire, c'est qu'ils sui-

Comment aborder la méthodologie

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virent des plans d'analyse notablement différents. Certes, un petit nombre d'opérations avait été effectué par tous les trois et un nombre un peu plus grand avait été effectué par deux des trois, mais les différences étaient au moins aussi grand es que les similitudes. Et si chaque chercheur avait eu assez de temps pour faire le plan (design) de sa propre étude, les différences auraient été beaucoup plus grandes encore. Des différences dans les jugements, les goûts, les valeurs et la connaissance, ont toutes une influence sur les décisions d'un analyste. Si le résultant n'est pas une œuvre d'art, c'est certainement un produit personnel - peut-être pas autant qu'une empreinte digitale, mais certainement aussi individualisé qu'un millier de décisions indépendantes peuvent le rendre. Il est important pour le méthodologue de garder à l'esprit cette capacité d'originalité quand il étudie une recherche, car cela l'aide à comprendre pourquoi le chercheur n'a pas toujours fait ce que le méthodologue pourrait considérer comme évident. Ou, comme l'écrivent Lazarsfeld et Rosenberg: La méthodologie... [s'est] développée comme un état d'esprit plus que comme un système de principes et de procédures organisées. Le méthodologue est un chercheur (scholar) qui est avant tout analytique dans l'approche de son objet. Il indique aux autres chercheurs ce qu'ils ont fait ou ce qu'ils pourraient faire, plutôt que ce qu'ils devraient faire. Il leur dit quel type de découverte est sorti de leur recherche, non quelle sorte de résultat est ou n'est pas préférable. Ce genre d'approche analytique demande d'une part de la vigilance (self-awareness), d'autre part de la tolérance. Le méthodologue sait que le même but peut être atteint par des moyens différents... Bien que nous ne puissions prétendre avoir toujours été analytiques, vigilants et tolérants dans toutes nos discussions nous sommes d'accord pour dire que c'est là le chemin que 7. Lazarsfeld and Rosenberg, loc. cit., en italiques dans le texte original.

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La nature de la critique méthodologique

devrait suivre un méthodologue critique dans l'approche de son objet. Ce n'est pas toujours, malheureusement, le chemin qui est suivi. Au chapitre suivant, dans lequel nous discutons plusieurs critiques générales de la recherche en délinquance, on verra comment le manque d'esprit d'analyse, de vigilance et de tolérance, peut affecter la qualité de la critique méthodologique.

2 critiques de la recherche sur la délinquance

Celui qui critique la recherche sur la délinquance n'a aucun mal à se justifier. En quelques heures, il peut mettre en question des centaines d'études coûtant des millions de dollars % et il peut compter sur un large soutien social: les théoriciens, les praticiens et les non-spécialistes sont pratiquement unanimes à condamner la recherche en délinquance comme étant peu probante et non cohérente (inconclusive and inconsistent). L e commentateur critique affronte cependant un problème: presque chaque aspect de la recherche en délinquance, depuis ses fondements métaphysiques jusqu'à la cohérence de la définition opérationnelle de la taille de la famille, a déjà fait l'objet de critiques sévères. Les critiques commencent habituellement par passer en revue les résultats obtenus par la recherche en délinquance. Un tel examen suggère invariablement que la recherche en délinquance a, jusqu'à un certain point, échoué. Dans la mesure où elle a échoué, raisonnent alors les critiques, il doit y avoir quelque chose qui ne va pas au niveau des hypothèses, des méthodes ou des techniques. La tâche qui s'impose est donc de localiser la source de la difficulté et de recommander des voies et moyens pour l'éviter. C'est en ce point que les commentateurs divergent. Pour certains, la difficulté vient des fondements philosophiques de la recherche quantitative1, pour d'autres, des théories 1. David Matza, Delinquemy and Drift, New York, Wiley, 1964, pp. 1-27. Matza ne s'attaque pas directement à la recherche quantitative, mais au positivisme et à son hypothèse de déterminisme rigoureux.

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L, a nature de la critique méthodologique

implicites ou explicites de la délinquance que la recherche reprend à son compte 2 , ou de l'expérience et de la compétence du chercheur 3 , des procédés d'échantillonnage et de la collecte des données 4 , de la qualité des inductions effectuées à partir des données 5 , et des techniques statistiques employées. 6 Selon les déclarations de nombreux critiques, la recherche quantitative en délinquance aurait complètement échoué; ses résultats seraient inutiles à la théorie, à la pratique et même à la recherche future. Certains pensent qu'elle a échoué parce qu'elle devait échouer et concluent par conséquent (tout à fait logiquement) qu'elle devrait être abandonnée. D'autres pensent qu'elle a échoué à cause de la mauvaise application d'hypothèses et de méthodes foncièrement b o n nes. D'autres encore, parmi lesquels nous nous comptons, 2. La recherche en délinquance a été accusée à la fois d'être a-théorique et d'avoir une théorie fantaisiste {nonsensical). Beaucoup d'attaques se sont concentrées sur les théories à facteurs multiples. Voir, par exemple, Albert K. Cohen, «Multiple factor approaches», dans Marvin E. Wolfgang et al., The Sociology of Crime and Delinquency, New York, Wiley, 1962, pp. 77-80; Irwin Deutscher, « Some relevant directions for research in juvenile delinquency», dans Arnold Rose (éd.), Human Behavior and Social Processes, Boston, Houghton Mifflin, 1962, pp. 474—476; Louise G. Howton, «Evaluating delinquency research», dans Bernard Rosenberg et al., Mass Society in Crisis, New York, Macmillan, 1964, pp. 153-156. Si nous devions mettre dans cette catégorie tous ceux qui pensent que la conceptualisation est un problème clé, la liste serait vraiment longue. Voir par exemple, Charles J. Browning, «Toward a science of delinquency analysis», Sociology and Social Research, 46, 1961, pp. 61-74. 3. C'est l'une des nombreuses « faiblesses » que l'on reproche à l'ouvrage ancien mais encore marquant Crime, Law and Social Science de Jerome Michael et Mortimer J. Adler (New York, Harcourt, 1933). Pour une réponse à Michael et Adler, voir Albert K. Cohen et al. (eds.), The Sutherland Papers, Bloomington, Indiana University Press, 1965, pp. 227-246. 4. Barbara Wootton, Social Science and Social Pathology, New York, Macmillan, 1959, pp. 81-135, 301-328. 5. Michael et Adler, op. cit., consacrent beaucoup d'attention à la qualité de l'analyse des données dans la recherche en délinquance. 6. Pitirim A. Sorokin, Fads and Foibles in Modem Sociology and Kelated Sciences, Chicago, Henry Regnery, 1956. Traduction française: Tendances et déboires de la sociologie américaine, Aubier, 1959.

Critiques de la recherche sur la délinquance

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pensent que l'on a grossièrement exagéré le degré d'échec de la recherche en délinquance, et qu'il est injuste pour beaucoup d'études et pour la recherche en délinquance dans son ensemble de condamner en bloc les résultats de différentes études comme « peu probants et non cohérents ». En partie pour redresser le déséquilibre des jugements sur l'état de la recherche en délinquance, et en partie pour préparer l'entrée en scène de notre propre critique, nous allons maintenant regarder de plus près les critiques existantes et suggérer quelques-uns des points sur lesquels elles différent de la nôtre.7

1 . CRITIQUES VENANT DES ADVERSAIRES DE LA RECHERCHE QUANTITATIVE

Deux attaques récentes contre la recherche quantitative ont visé au moins implicitement la recherche en délinquance. Pitirim A. Sorokin maintient que « l'état actuel des sciences psycho-sociales peut être appelé à juste titre l'âge de la qmntophrénie et de la numêrologie ». 8 Et C. Wright Mills défend la thèse selon laquelle ce qu'il appelle « l'empirisme abstrait » fait en sorte qu'il contribue à garantir « que nous n'apprenions pas trop de choses sur l'homme et la société ». 9 Sorokin consacre beaucoup d'attention aux procédés statistiques de la recherche quantitative. Ainsi, il utilise des études sur le crime et la délinquance pour illustrer « l'échec» des techniques de corrélation: 7. Un des défauts des études générales sur les résultats des recherches en délinquance, c'est qu'elles laissent les bonnes recherches et les autres se mettre mutuellement en question. Nous sommes d'accord sur le fond avec Sheldon Glueck lorsqu'il écrit : « dans les recueils de textes de criminologie, vous trouverez constamment une citation tirée d'un travail superficiel et médiocre effectué par un chercheur sans expérience ou manifestement plein de préjugés, juste à côté d'une recherche importante faite par des chercheurs de qualité ; et le rédacteur du manuel leur donne le même poids ». Sheldon et Eleanor Glueck, Ventures in Criminology, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1964, p. 13. 8. Sorokin, op. cit., p. 103. 9. C. Wright Mills, The Sociological Imagination, New York, Oxford U.P., 1959, p. 75. Trad. fr.: UImagination sociologique, Maspero, 1967.

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Une multitude d'études de corrélation se sont penchées sur la relation entre l'intelligence et la criminalité, examinant au total quelques 163 000 cas. C.F. Chassell a fait une synthèse minutieuse des résultats de toutes ces études. En premier lieu, leurs résultats sont contradictoires: certaines constatent entre les variables une relation positive, d'autres une relation négative, pour certaines la relation est faible, pour d'autres elle est forte. Le coefficient de corrélation entre les deux variables varie de 0,52 à 0,76.10 A peu près aussi contradictoires sont les différents coefficients de corrélation entre délinquance et analphabétisme, délinquance et niveau d'instruction, entre criminalité et avancement des études, délinquance et résultats scolaires, intelligence et moralité. Ainsi, après une multitude d'études de corrélation minutieuses, on en arrive à une série de coefficients de corrélation «exacts» tellement contradictoires que nous nous retrouvons tout aussi ignorants qu'auparavant sur la relation réelle entre la criminalité-délinquance et l'intelligence. Cette situation sans issue est aggravée par le fait que ces études ne nous donnent pas une base objective pour décider lesquels de ces coefficients divergents sont valables et lesquels ne le sont pas. 11 Bien que Sorokin ait généreusement truffé ce passage du terme « corrélation », apparemment pour en démontrer la culpabilité par association d'idées, il ne démontre pas que le coefficient de corrélation ait à encourir quelque reproche pour les contradictions qu'il a aidées à révéler. En fait, dans le chapitre qui suit immédiatement son attaque contre le coefficient de corrélation, Sorokin présente une argumentation détaillée (et très exagérée) visant à démontrer qu'une relation entre deux variables devrait varier d'une étude à l'autre; il aboutit ainsi, nous semble-t-il, à réhabiliter le coefficient de corrélation. 10. Comparer: « La conclusion de Chassell est que la relation [entre la moralité et l'intelligence] est positive mais faible, avec des corrélations généralement comprises entre 0,10 et 0,39 ». Edwin H. Sutherland et Donald R. Cressey, Principles of Criminologo, 6e éd., Philadelphia, J. B. Lippincott, 1960, p. 119 (italiques de l'auteur). 11. Sorokin, op. cit., pp. 142-143.

Critiques de la recherche sur la délinquance

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Sorokin est également méprisant pour les techniques les plus simples: Les méthodes statistiques ne peuvent même pas prédire les états d'unités particulières dans les phénomènes de masse prévisibles... Supposez que les statistiques montrent que 72 % des criminels libérés sur parole, ayant un certain passé et possédant certaines caractéristiques, se conduisent bien. Cette prévision, cependant, ne permet pas d'assurer que J. Brown, qui a ce passé et ces caractéristiques, fera bon usage de sa liberté, ou que M. Jones qui a un passé et des caractéristiques différents, sera nécessairement amené à en faire un mauvais usage.12 Bien que les méthodes de prévision statistique soient actuellement beaucoup plus élaborées que dans l'exemple de Sorokin, sa critique tombe d'elle-même. Les méthodes statistiques peuvent prévoir les états d'un cas isolé, sauf si l'on ne connaît rien sur les probabilités des différents événements possibles ou si leurs probabilités ont la même valeur. Le cas de J. Brown ne remplit aucune de ces conditions. Nous serions heureux de parier sur le respect de parole de J. Brown. Bien sûr cette prévision ne permet pas d'assurer que J. Brown se comportera bien, mais cette erreur n'est pas particulière aux méthodes statistiques.13 Le cas de M. Jones est une autre affaire. Puisque l'on ne connaît rien sur les chances qu'a M. Jones de tenir sa parole, il n'est pas juste de dire que ce qu'on connaît de J. Brown ne nous dit rien sur M. Jones, et d'utiliser ensuite ce point comme une critique des techniques de prévision statistique. Sans aucun doute, Sorokin a montré que la recherche quantitative pouvait être mal comprise.14 Et sa propre critique 12. Ibid., p. 153 (italiques de l'auteur). 13. En donnant comme argument que les méthodes statistiques ne peuvent même pas accomplir les tâches les plus élémentaires, c'est-à-dire prédire l'état d'un cas isolé, Sorokin suggère l'existence de méthodes de remplacement qui pourraient résoudre ce problème. Malheureusement, il ne les nomme pas. 14. Pourquoi Sorokin précise-t-il que 163 000 cas ont été pris en compte dans les études sur la relation entre l'intelligence et la délinquance ? Ce nombre élevé donne-t-il plus de poids à son argumentation

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La nature de la critique

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prouve que, quelles que soient les données, quantitatives ou qualitatives, il est facile de se perdre dans l'espace qui sépare les indications partielles (evidence) des conclusions. Ce qu'il n'a pas fait, par contre, est au moins aussi impressionnant que ce qu'il a fait. Il n'est pas arrivé à prouver la supériorité d'une autre sorte de recherche, quelle qu'elle soit; et il n'a pas montré que les prétendus défauts de la recherche quantitative proviennent de l'usage qu'elle peut faire d'une technique statistique quelconque. A la différence de Sorokin, Mills ne s'intéresse pas aux techniques de la recherche quantitative. En fait, il paraît n'avoir aucune objection à l'égard de ces techniques en tant que telles: les méthodes spécifiques de l'empirisme - et non sa philosophie - conviennent bien et sont parfaitement adaptées à un certain nombre de problèmes, et je ne vois pas ce qu'on pourrait raisonnablement leur objecter.15 Comme Sorokin cependant, Mills précise que, alors qu' « une grande habileté et une sensibilité aiguë » sont nécessaires à la fois à l'observation et à la découverte, la recherche quantitative souffre généralement d'être conduite par « des individus en général fort peu spécialisés et dirigés selon des règles bureaucratiques ». 16 (Sorokin les appelle les « ronds-de-cuir (clerks) de la recherche psychosociale »). Même s'il est vrai que les recherches de médiocre qualité s'avèrent en général avoir été effectuées par des gens inexpérimentés et incompétents, il ne s'ensuit pas que toute personne inexpérimentée fera nécessairement de la mauvaise recherche. A ce sujet, le fait que la science se soit routinisée a eu no-

selon laquelle les études de corrélation peuvent donner des résultats contradictoires ? Si cela est, quelle est l'influence du nombre total de cas pris en compte dans les différentes études sur le domaine de variation des coefficients de corrélation obtenus? Si tel n'était pas son but, quel est-il ? Ne serait-ce pas tout simplement un cas supplémentaire de quantophrénie ? 15. Mills, op. cit., p. 73. 16. Ibid., p. 70.

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tamment comme heureuse conséquence de rendre possible l'utilisation de gens peu spécialisés: Car il est nécessaire d'insister sur ce fait extraordinaire mais indéniable: la science expérimentale a progressé en grande partie grâce au travail d'hommes étonnament médiocres, et même plus que médiocres. C'est-à-dire que la science moderne, racine et symbole de notre civilisation contemporaine, offre une place à l'homme intellectuellement banal, et lui permet de travailler pour elle avec succès.17 La plupart des types de recherche quantitative nécessitent un grand nombre de techniciens ou de gens peu spécialisés enquêteurs, codeurs, employés de bureau et programmeurs. Leur emploi pose quelques problèmes, tels que la fraude des enquêteurs, mais des problèmes semblables se posent aussi dans les autres types de recherche. Encore une fois, ni les procédés, ni les agents de la recherche quantitative ne peuvent en expliquer d'une manière satisfaisante les prétendus défauts. Une attaque plus fondamentale encore de la recherche quantitative en délinquance provient de ceux qui, comme Irwin Deutscher, ne voient aucun intérêt à étudier des relations entre variables (ce qui, me semble-t-il, revient à condamner aussi une grande partie de la recherche qualitative): [Les chercheurs] ont dissipé les forces qu'ils consacraient à la recherche dans une vaine quête de facteurs, en s'aveuglant eux-mêmes avec le postulat behavioriste du stimulusréponse, dans la recherche infructueuse de « causes ». Une telle conception de Pétiologie du comportement déviant n'a pas donné plus de résultats que le postulat plus ancien selon lequel les criminels sont criminels à cause de leur nature perverse, conséquence soit de l'influence du diable, soit de leur mauvaise constitution génétique. L'ancien postulat avait du moins l'avantage de ne pas aboutir à un large gaspillage de fonds de recherche, d'énergies intellectuelles ou de temps ordinairement con17. José Ortega y Gasset, The Revolt of tbe Masses, Londres, Unwin Books, 1961, pp. 84-85.

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L,a nature de la critique méthodologique

sacré à la pratique... Nous nous sommes engagés dans une impasse lorsque nous sommes partis à la recherche de relations simples de cause à effet, de facteurs, de traits et de caractéristiques.18 Les arguments de Deutscher ressemblent fort à ceux que Herbert Blumer exprima dans son discours présidentiel de 1956 à l'American Sociological Association; et Deutscher a développé ce point de vue lors de son propre discours présidentiel à la Society for the Study of Social Problems en 1965. 19 Les deux articles de Deutscher valent la peine d'être lus attentivement, ainsi que celui de Blumer; ils contiennent de très bonnes observations sur l'état actuel de la sociologie. A notre point de vue cependant, les deux hommes échouent dans l'une de leurs principales tâches: démontrer que la recherche quantitative, telle qu'elle est discutée dans ce livre, est vouée à la mystification et à la stérilité. Il n'y a pas lieu ici de discuter des postulats sur lesquels la recherche quantitative est fondée. Mais il y a lieu par contre de mentionner que les critiques que Deutscher et Blumer adressent à la recherche quantitative, viennent du rejet de ces postulats et non de l'examen des études existantes. Par exemple Blumer semble ne connaître que la relation la plus simple entre deux variables; quant à Deutscher, il utilise la disparité entre les attitudes exprimées et le comportement réel pour démolir l'ensemble de la recherche quantitative, sans reconnaître qu'elle a aidé à révéler la nonconcordance sur laquelle il fonde son attaque, sans reconnaître que les procédés quantitatifs n'ont pas besoin de dépendre de données tirées d'un questionnaire, et, en fait, sans reconnaître que ceux qui font de la recherche quantitative ne supposent pas, et n'ont pas besoin de supposer, qu'il y a un parfait accord entre les paroles et les actes. Il n'y a rien de mal, bien sûr, à prendre quelques hypothèses philosophiques comme point de départ; en fait, il est impos18. Deutscher, op. cit., pp. 425-428, 475-478. 19. Herbert Blumer, « Sociological analysis and the 'variable' », American Sociological Review, 21, 1956, pp. 683-690; Irwin Deutscher «Words and deeds: social science and social policy», Social Problems, 13, 1966, pp. 235-254.

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sible de faire autrement. Si nous ne sommes pas d'accord avec l'antipositivisme global dont Deutscher et Blumer sont les représentants, c'est parce qu'il substitue des opinions préconçues à l'examen des données. Convaincus, au delà de toute possibilité de réfutation, de la faiblesse et de l'inutilité de la recherche quantitative, ils ne s'intéressent pas à la façon dont elle pourrait être améliorée.20 Le prétendu chaos de la recherche en délinquance n'est, au moins pour une part, que le résultat de la variété des postulats que les critiques utilisent pour porter des jugements sur sa validité. Ainsi Michael et Adler, dont les critères méthodologiques sont très proches des nôtres (ils seraient plutôt plus complexes et plus sévères), proposent au détour d'une phrase un critère qui leur permet de rejeter toute la recherche criminologique dans les ténèbres extérieures: L'absurdité de toute tentative pour tirer des conclusions à partir des résultats de la recherche criminologique, est si évidente qu'il serait futile de continuer la discussion... Outre tous les défauts méthodologiques qui ont été énumérés, ces chercheurs ont omis de reconnaître que des variables à la fois humaines et contextuelles ('environmental), sont nécessairement impliquées dans l'étiologie de la conduite humaine. Cette omission à elle seule aurait suffi à rendre illusoire toute conclusion sur les causes du crime. 21 Dans la même direction, Sophia Robison estime que le chercheur en délinquance devrait considérer en même temps quatre jeux de facteurs: l'individu, la famille, la sous-culture et l'environnement. Elle soutient aussi, semble-t-il, qu'à moins d'être tout à la fois un psychologue, un sociologue, un psychiatre, un juriste et un politologue, « on ne peut arriver à des règles générales, à des principes ou à des lois qui auraient une valeur prédictive ». 2 2 20. Une coïncidence a fait qu'une première version de notre chapitre 8 est placée immédiatement après l'article de Deutscher, « Words and deeds» dans SocialProblems, 13, 1966, pp. 254-268; cette juxtaposition rend facile la comparaison des deux approches. 21. Michael et Adler, op. cit., p. 169. 22. Sophia Robison, Juvettile Delinquençy, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1960, ch. 12, pp. 192, 203-204.

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La nature de la critique

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Outre le fait qu'elle est impossible à mettre en pratique,, cette conception selon laquelle le chercheur doit tout prendre en compte à la fois n'est pas justifiée quand on examine les résultats des recherches tant dans les sciences physiques que dans les sciences sociales. Certes il y a dans la science un conflit constant entre complexité et simplicité, mais l'idée que des propositions qui laisseraient de côté beaucoup d'éléments ne pourraient être que fausses, n'est confirmée ni par la logique (autrement toutes les affirmations scientifiques seraient fausses) ni par les éléments de vérification disponibles. La seule manière de savoir si une relation entre un facteur social et la délinquance est modifiée quand une variable psychologique est prise en compte, est d'examiner la relation à trois variables (voir chapitre 7). Le succès grandissant des sciences de la vie dans la compréhension du corps humain (sûrement beaucoup plus intégré que le système social) conduit à penser que la bonne recherche est possible sans qu'on soit obligé de tout prendre en compte à la fois. 2 . CRITIQUES VENANT D'AUTRES SPÉCIALISTES DE LA RECHERCHE SUR LA DÉLINQUANCE

Les critiques de la recherche en délinquance qui ont été examinées jusqu'ici sont fondées au moins en partie sur des postulats que ceux qui font de la recherche quantitative ne peuvent partager. Puisque nous voyons la possibilité de mettre en question le bien-fondé de ces postulats, il nous serait relativement facile de nous laisser convaincre que la recherche en délinquance n'est pas si mauvaise que ces commentateurs l'ont prétendu. Mais quelques-unes des attaques les plus vives viennent de commentateurs dont les hypothèses sont généralement compatibles avec les nôtres, c'est-à-dire qu'ils croient à la possibilité d'une recherche quantitative utile et valable. Si, comme nous l'avons prétendu, la description négative commune à tous les critiques est exagérée, il nous faut cependant regarder de plus près les méthodes par lesquelles ces commentateurs bien disposés à priori arrivent à leurs conclusions négatives.

Critiques de la recherche sur la délinquance

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Prenez par exemple les remarques suivantes d'Albert K. Cohen et James F. Short, Jr., qui s'appliquent d'après eux à la plupart des études sur les antécédents de la délinquance officiellement définie: 1. les résultats sont souvent peu probants et non-cohérents, comme par exemple dans les nombreuses études sur la relation entre délinquance et désunion des foyers; 2. la délinquance est habituellement définie en des termes très généraux, tels que la résidence dans une institution particulière ou l'emprisonnement pour un type particulier de délit, plutôt qu'en termes plus spécifiques et plus concrets décrivant le comportement en question [une note en bas de page mentionne quelques exceptions]; 3. on travaille beaucoup à l'aide de corrélations, c'est-à-dire qu'on cherche des associations statistiques entre la tendance observée à la délinquance (telle qu'elle est définie) et d'autres événements ou circonstances. Mais on ne cherche pas à utiliser ces corrélations à l'intérieur du contexte d'une théorie générale de la délinquance qui serait nécessaire pour expliquer les corrélations^. Au cours de ce livre, nous examinerons tous ces points en détail. Pour le moment, le point crucial est le point numéro un. Puisque Cohen et Short n'ont pas eu la place de présenter les preuves de cette affirmation, nous prendrons l'étude de Barbara Wootton, Social Science and Social Pathology, qui consacre beaucoup d'attention au caractère peu probant et non-cohérent de la recherche en délinquance. Wootton examine vingt-et-une études choisies pour leur «relative valeur méthodologique». Résumant leurs résultats concernant douze relations fréquemment examinées (ex. délinquance et taille de la famille), elle termine en disant que toutes ces études n'ont produit que «les généralisations les plus maigres et les plus douteuses». 24 23. Albert K. Cohen et James F. Short, Jr., « Juvenile delinquency », dans Robert K. Merton et Robert A. Nisbet (eds.), Contemporary Social Problems, New York, Harcourt, 1961, p. 111. 24. Wootton, op. cit., p. 134.

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L,a nature de la critique méthodologique

Wootton décrit ainsi les études qu'elle examine: [Elles] couvrent une période de quarante ans; les sujets qu'elles étudient appartiennent aux deux sexes, avec un large étalement des âges; et la même variété existe quant aux définitions de la criminalité qui ont fait inclure ces sujets dans le champ des études. Certaines recherches étudient les hommes adultes qui ont purgé des peines de prison, d'autres des femmes adultes dans la même situation; d'autres encore des jeunes gens condamnés à Borstal, d'autres encore, des enfants paraissant devant des tribunaux pour enfants, quels que soient leurs délits et leurs condamnations; ou bien au contraire, ceux qui ont été jugés par ces tribunaux d'une manière particulière. Vieux et jeunes, voleurs, délinquants sexuels, personnes coupables de coups et blessures, récidivistes ou délinquants primaires, ils sont tous représentés. 25 Barbara Wootton cherche dans ces études des informations sur l'association statistique des douze facteurs suivants avec la criminalité ou la délinquance: 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12.

la taille de la famille du délinquant la présence d'autres criminels dans la famille l'appartenance à un club l'assiduité religieuse l'histoire professionnelle (employment record) le statut social la pauvreté l'activité professionnelle de la mère hors du foyer l'habitude de faire l'école buissonnière la désunion du foyer la mauvaise santé la réussite scolaire26

Après avoir examiné en détail toutes les informations statistiques, elle en résume ainsi ces résultats:

25. Wootton, op. cit., p. 83.

26. Ibid., p. 84.

Critiques de la recherche sur la délinquance

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Tout bien considéré, cette collection d'études, bien que choisies pour leur relative valeur méthodologique, aboutit seulement aux généralisations les plus maigres et les plus douteuses. Dans l'ensemble, il semble que les délinquants viennent de familles relativement nombreuses. Il arrive souvent (très souvent selon certains chercheurs) que d'autres membres de la famille des délinquants (définie de diverses façons) aient eu aussi des difficultés avec la loi. Les délinquants ne sont pas assidus à l'église, mais sur le point de savoir si l'appartenance à un club détourne de la délinquance, les informations sont «fortement contradictoires ». S'ils sont en âge de travailler, ils seront probablement classés comme travailleurs de «mauvaise» plutôt que de «bonne» qualité. La plupart d'entre eux sont issus des classes sociales inférieures, mais là aussi les informations se contredisent quant à savoir s'ils viennent de milieux exceptionnellement pauvres ou non; il n'existe pas non plus d'indication claire sur l'association statistique entre délinquance et activité professionnelle de la mère hors du foyer. Leur santé n'est probablement pas inférieure à la moyenne, mais la plupart se sont fait une mauvaise réputation à l'école (toutefois il est possible que les jugements de leurs professeurs aient été biaisés par la connaissance de leurs délits). Pendant leur période scolaire ils sont fort susceptibles d'avoir fait l'école buissonnière; peut-être trouve-t-on parmi eux, une proportion plus forte que la moyenne d'enfants issus de foyers dans lesquels, à une époque souvent non spécifiée, les deux parents ne vivaient pas ensemble, quelle qu'en soit la raison; cependant, même sur ces points, les résultats de certaines enquêtes sont négatifs. Et il est impossible d'en dire plus.27 Bien que ces conclusions soient des plus pessimistes, nous ne pensons pas que leur pessimisme soit justifié. En fait, nous résumerions les informations réunies par Wootton de la manière suivante: 1. Plus grande est la famille, plus l'enfant risque de devenir délinquant. 27.

Ibid., p.

134-135.

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L,a nature de la critique

méthodologique

2. La criminalité d'autres membres de la famille est assez fortement liée à la délinquance. 3. La fréquentation de l'église est liée négativement à la délinquance. 4. Aucune preuve valable n'a été faite de la liaison entre l'appartenance à un club et la délinquance, ni dans un sens ni dans l'autre. 5. Les mauvais travailleurs ont plus de chance que les bons d'être des délinquants. 6. La délinquance varie en sens inverse de la classe sociale. 7. Prises dans leur ensemble, ces études font penser à une relation entre pauvreté et délinquance. 8. Le fait que la mère travaille ou ne travaille pas hors du foyer, n'est pas lié à la délinquance. 9. Il n'y a pas de relation entre santé et délinquance. 10. Meilleurs sont les résultats d'un enfant à l'école, moins il est probable qu'il devienne délinquant. 11. Ecole buissonnière et délinquance sont fortement liés. 12. Les enfants issus de foyers désunis ont au moins un peu plus de chances de devenir délinquants que les enfants issus de foyers intacts. Même avec tout le scepticisme nécessaire, il nous semble que ces résultats permettent déjà de remettre en question quelques unes des théories qui les sous-tendent. Une théorie selon laquelle la mauvaise santé est une cause importante de délinquance ne peut guère s'appuyer sur ces résultats, pas plus que des théories fondées sur l'hypothèse que l'activité professionnelle de la mère (ou la désunion du foyer) est la cause principale de la délinquance. Mais les études que Wootton discute peuvent servir à autre chose qu'à infirmer des théories; elles peuvent fournir une base de départ réaliste à l'explication de la conduite délinquante, base préférable aux hypothèses déraisonnables quant à la force des relations entre certains de ces facteurs et la délinquance. Ces résultats sont rendus particulièrement intéressants par le fait qu'ils sont le produit d'études menées dans trois pays, dans des conditions très différentes, au moyen de définitions différentes des variables tant dépendantes qu'indépendantes.

Critiques de la recherche sur la délinquance 29

Peut-être allons-nous trop loin? Comment pouvons-nous trouver cohérents et raisonnablement concluants des résultats que Wootton considère non-cohérents et non-concluants? Considérons le résultat n° 10, que nous estimons digne de foi, mais que Wootton met en question: . . . Beaucoup de délinquants se sont fait une mauvaise réputation à l'école; mais cela pourrait bien provenir de ce que leur professeur avait connaissance de leurs délits.28 A la page précédente, cette conclusion n'est que légèrement plus positive: Il apparaît donc qu'il y a un assez bon accord des deux côtés de l'Atlantique sur le fait que les délinquants tendent à avoir de mauvais résultats scolaires. Mais cette relation est fondée en grande partie sur les appréciations des enseignants qui peuvent difficilement être considérés comme objectifs ou du moins comme relativement impartiaux.29 Aucune des études que Wootton passe en revue ne constate une liaison positive entre les résultats scolaires et la délinquance. Toutes les études bien faites (celles qui ont un groupe de contrôle) constatent au contraire une liaison négative. Les résultats sont donc cohérents. Il semble que les réticences de Barbara Wootton proviennent principalement des procédés d'évaluation du niveau scolaire: . . . les chercheurs ne nous disent pas si les personnes qui ont noté leurs élèves connaissaient ou non leurs démêlés avec la loi. 30 Il apparaît donc que Wootton reconnaît la convergence des études sur les rapports entre niveau scolaire et délinquance, mais qu'elle ne veut pas admettre qu'elles prouvent quelque chose - ce qui est peut-être une façon de contester leur «validité». Entre autres choses, il est possible que les carnets scolaires mesurent la partialité du personnel enseignant plutôt que les résultats scolaires. 28. Ibid., p. 135. 29. Ibid., p. 134. 30. Ibid., p. 134.

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La nature de la critique méthodologique

Quand nous nous demandons ce que les chercheurs auraient pu faire pour devancer les réticences de Wootton sur la validité de leurs données, nous en arrivons à ce qui devrait être le point le plus important d'une critique de la recherche en délinquance: non pas l'affirmation de sa médiocrité générale, mais les recommandations visant à l'améliorer. C'est sur ce point que notre approche se différencie radicalement des critiques précédentes. Car on a trop souvent admis dans ces critiques que les faits devaient parler d'eux-mêmes, que la vérité devrait apparaître à l'évidence dans les données. Et quand on découvre que les faits n'ont pas dit la vérité, une légère modification sauve cette approche; ce sont les faits purs qui parlent d'eux-mêmes: . . . la tâche la plus urgente dans le futur immédiat n'est pas tant d'élaborer des techniques statistiques encore plus sophistiquées que d'améliorer la qualité des données brutes et d'établir des règles plus rigoureuses sur ce qui est ou n'est pas acceptable.31 Selon l'approche «purement empiriste», le chercheur pourrait rassembler ses données de telle manière que le problème de la validité ne se pose jamais: Toutefois des observations inexactes restent des observations inexactes, quelle que soit la sophistication du traitement statistique auquel elles sont soumises: le seul effet d'un tel traitement est de créer une apparence d'exactitude tout à fait trompeuse. Par conséquent, dans les cas où nous ne sommes pas encore capables d'imaginer des méthodes qui puissent garantir la valeur de nos données brutes, nous serions bien inspirés de résister à la tentation du traitement statistique complexe.32 L'une des conséquences de cette affirmation est de diminuer l'importance de la phase analytique. De bonnes données suffiraient: 31. Ibid., p. 313. 32. Ibid., p. 313.

Critiques de la recherche sur la délinquance 31

Des tonnes de littérature et de recherches ont été consacrées à l'étude des causes de la criminalité; et cependant l'analyse minutieuse des compte-rendus publiés confirme le fait qu'à chaque fois ou presque, la vertigineuse superstructure statistique qui couronne de telles recherches, a été construite sur les fondations fragiles de matériaux bruts incomplets, non vérifiés, et résultant d'observations inexactes. Les plus belles techniques statistiques du monde ne peuvent transformer des données non fondées sur la vérification empirique en vérité scientifique.33 Quelqu'un d'expérimenté dans la manipulation des données statistiques pourrait difficilement tenir de tels propos. La première chose que l'on apprend de cette manipulation, c'est que les faits sont rarement ce qu'ils semblent être: les données renferment des erreurs insoupçonnées et des contradictions; une série de nombres qui étaient censés mesurer X, apparaît n'entretenir aucune relation avec X; des hypothèses sur les raisons pour lesquelles certaines variables ont des relations avec d'autres, ne sont pas confirmées par l'analyse. Une trop forte insistance sur la qualité des matériaux bruts peut ainsi détourner l'attention des procédures analytiques d'évaluation et d'amélioration de la qualité des données; elle peut retarder l'analyse de données imparfaites (et donc non dignes de confiance); et elle peut aussi retarder l'analyse des données correctes en laissant croire qu'elles parleront d'elles-mêmes. Améliorer la qualité des données sur la délinquance est sûrement un but valable en soi; et cependant, la seule «qualité des données» ne suffit pas à expliquer les avatars passés de la recherche en délinquance. De nombreux «résultats» malheureux survivraient sans aucun doute à tous les efforts de dégrossissage et de raffinement des données, comme l'illustre l'exemple suivant. Beaucoup d'études ont trouvé une relation positive entre intelligence et délinquance, alors que d'autres n'ont trouvé aucune relation entre elles.34 De tels résultats sont-ils contra33. Sheldon Glueck, cité par Paul W. Tappan: Juvenile Delinquençy, N e w York, McGraw-Hill, 1949, p. 55. 34. Parmi les récentes études qui montrent une importante relation entre l'intelligence et la délinquance : Albert J. Reiss, Jr. et Albert Lewis

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La nature de la critique

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dictoires ? Considérons l'une des études qui ne fait apparaître aucune relation entre l'intelligence et la délinquance, la célèbre New Ught on Delinquencj and Its Treatment par Healy et Bronner: Nous avons été étonnés de constater (car nous sommes sans doute encore un peu sous le charme du précepte d'Aristote selon lequel la bonne conduite est fortement liée à l'intelligence) que les niveaux d'âge mental des deux groupes étaient finalement presque identiques. Des tests psychologiques élaborés montrèrent que 98 délinquants et 94 membres du groupe de contrôle se trouvaient à l'intérieur des limites de la capacité mentale normale. 14 délinquants et 18 jeunes du groupe de contrôle possédaient une capacité mentale élevée. Tout commentaire sur ces résultats serait superflu: les chiffres parlent d'eux-mêmes.35 Healy et Bronner ont raison: les chiffres ne révèlent aucune relation entre l'intelligence et la délinquance. Ainsi donc, une bonne recherche, comprenant un groupe de contrôle et des tests psychologiques élaborés, semble donner des résultats qui contredisent les résultats de recherches antérieures (et postérieures). Mais malheureusement, Healy et Bronner ont comparé chaque délinquant avec son frère ou sa sœur d'âge le plus proche. Or il est bien connu qu'il existe une forte relation entre les quotients intellectuels (Q.I.) des frères et sœurs. En d'autres termes, à chaque fois que Healy et Bronner plaçaient un délinquant ayant un Q.I. donné dans leur groupe expérimental, ils attribuaient en réalité à leur groupe de contrôle un non-délinquant avec un Q.I. équivalent. A partir de deux groupes ainsi assortis quant à l'intelligence, peut-on s'étonner que l'étude ne montre aucune relation entre intelligence et délinquance ? Rhodes, « The distribution of juvenile delinquency in the social class structure», American Sociological Review, 26, 1961, pp. 720-732; Jackson Toby et Marcia L. Toby, Low School Status as a Predisposing "Factor in Subcultural Delinquency, New Brunswick (N. J.), Rutgers University, vers 1962 (ronéo). 35. William Healy et Augusta F. Bronner, New Light on Delinquency and Its Treatment, New Haven, Yale University Press, 1936, p. 60.

Critiques de la recherche sur la délinquance 33

L'objection même qui rend ce «résultat» caduc pour l'étude de la relation entre intelligence et délinquance, est quelquefois citée comme preuve de l'importance particulière de ce résultat: Puisqu'on sait que les scores (d'intelligence) varient suivant le niveau d'éducation et le contexte culturel, une comparaison correcte ne peut être faite que si les délinquants et les non-délinquants sont à égalité quant à ces facteurs. Healy et Bronner se sont assurés de la similitude du contexte en comparant les délinquants avec leur frère ou leur sœur d'âge le plus proche. La race, l'ethnie et le contexte familial étaient ainsi rendus identiques. Les quotients d'intelligence des deux groupes se sont alors avérés fort peu différents.36 Certes nous n'irons pas jusqu'à dire que l'analyse méthodologique proposée ici suffirait à supprimer totalement « l'incohérence» des résultats de la recherche en délinquance. Néanmoins cette incohérence pourrait être fort réduite si les chercheurs empiriques apportaient plus de soin à l'analyse de leurs données, et si les commentateurs et les critiques faisaient plus attention aux méthodes par lesquelles les chercheurs induisent leurs conclusions à partir de leurs données. De toute façon, le but de la recherche en délinquance ne devrait pas être de trouver la relation entre la variable X et la délinquance, mais d'apprendre comment et dans quelles conditions la variable X affecte ou non la délinquance. Nous croyons qu'on avancera vers ce but au moyen de l'analyse quantitative correcte, que les données soient grossières ou raffinées: . . . un progrès important de la sociologie pendant le siècle dernier est la compréhension progressive du fait que même des données quantitatives grossières peuvent permettre au sociologue de rejeter ou de modifier ses hypothèses de départ quand elles s'avèrent défectueuses.37 36. Ruth S. Cavan, Juvénile Dtlinqutncy, Philadelphia, J. B. Lippincott, 1962, p. 59. 37. Robert K. Merton et Bernard Barber, « Sorokin's formulations in the sociology of science » dans Philip J. Allen (éd.), Pitirim A. Sorokin in Review, Durham, Duke University Press, 1963, p. 357.

DEUXIÈME PARTIE

l'analyse causale

3

les principes de l'analyse causale

Pour déterminer si une analyse est valable ou non, il faut disposer de critères ou de principes permettant de la juger. Comme nous allons étudier ou critiquer de nombreuses analyses dans les chapitres suivants, nous présentons ici quelques-uns des principes sur lesquels reposeront nos jugements. Nous nous servirons également de ce débat pour définir les termes techniques que nous utiliserons et indiquer les configurations statistiques que ces termes recouvrent. 1

1 . LES BASES LOGIQUES DE L'INFÉRENCE CAUSALE

Tout d'abord nous accepterons l'idée qu'il est possible et même utile de discuter de propositions telles que « la mauvaise surveillance (inadequate supervision) est une cause de délinquance » et « attribuer des éducateurs (street-workers) aux bandes de jeunes conduit à une réduction du taux de délinquance 1. Voici quelques-uns des ouvrages traitant de l'analyse causale que nous avons utilisés pour notre propre recherche et pour nos cours : Herbert H. Hyman, Survey Design and Analysis, New York, The Free Press, 1955; Hans Zeisel, Say It with Figures, New York, Harper & Row, 1957; W. Allen Wallis et Harry V. Roberts, The Nature of Statistics, New York, The Free Press, 1962; C. A. Moser, Survey Methods in Social Investigation, New York, Macmillan, 1958; Claire Selltiz et al., Research Methods in Social Relations, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1959; Matilda White Riley, Sociological Research, New York, Harcourt, Brace & World, 1963.

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Uanalyse

causale

grave». 2 Ces deux affirmations sont de la forme «A cause B»; nous appellerons A «variable indépendante» et B «variable dépendante». Le problème classique qui se pose à l'enquêteur est celui de savoir comment mettre à l'épreuve de telles propositions, c'est-à-dire, comment recueillir et traiter les données empiriques permettant de porter un jugement sur les hypothèses causales. Dans les sciences sociales empiriques, il y a accord sur les critères permettant d'évaluer de telles propositions. Notre tâche principale est donc d'appliquer ces critères à l'analyse des données empiriques. Nous aurons peu à dire sur la génération des hypothèses, la nature de la théorie abstraite et des problèmes philosophiques aussi vastes que l'inférence inductive. 3 Les critères de causalité. D'après Hyman 4 , trois exigences principales doivent être satisfaites pour que l'on puisse affirmer que A cause B: 1. A et B sont associés statistiquement 2. A précède B dans l'ordre causal 3. L'association de A et de B ne disparaît pas lorsque l'on supprime les effets d'autres variables précédant A et B dans l'ordre causal. Nous considérerons A comme une cause de B si ces trois critères sont respectés; il suffit donc de démontrer qu'un 2. Pour la signification de telles propositions, voir Robert R. Brown, Explanation in Social Science, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1963. 3. Notre position est essentiellement celle de Karl Popper : « La tâche de la science est de formuler des propositions universelles; il est impossible de démontrer la vérité d'une proposition universelle, mais il est possible d'en démontrer la 'fausseté'; la meilleure stratégie pour un scientifique est de formuler chaque proposition de telle sorte qu'elle survive aux tests les plus sévères qu'il pourra inventer; et si son hypothèse se révèle fausse, il doit en énoncer une nouvelle qui survive à tous les tests précédents, recommençant ainsi le cycle hypothèse et réfutation ». Karl R. Popper, The Logic of Scientific Discovery, N e w York, Basic Books, 1959. Voir aussi du même auteur, Conjectures and Réfutations: Tbe Growth of Scientific Knowledge, N e w York, Basic Books, 1963 4. Op. cit., ch. 5-7.

Les principes de Vanalyse causale

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seul des trois est faux pour conclure que A n'est pas une cause de B. Pour simplifier, nous nous référerons à ces trois critères en les dénommant association (statistique), ordre causal et non-artificialité (Jack of spuriousness). Hyman recommande aussi un autre critère: que les variables indépendantes et dépendantes soient reliées entre elles par une ou plusieurs variables intermédiaires. Ce critère est souhaitable à la fois psychologiquement, théoriquement et même esthétiquement; il est bien plus intéressant pour l'enquêteur de connaître le processus grâce auquel A influe sur B que de savoir seulement que A cause B. Néanmoins, ce critère n'entre pas dans les conditions minima de démonstration de la causalité. Une allumette enflammée portée près d'un tas de feuilles est cause de leur mise à feu, même si on ne sait pas décrire les relations chimiques qui interviennent. 'Expérimentation et observation. Considérons de nouveau les deux propositions: «la mauvaise surveillance est une cause de délinquance» et «attribuer des éducateurs aux bandes de jeunes conduit à une réduction du taux de délinquance grave». Bien qu'elles soient toutes deux similaires dans la forme, en ce sens qu'elles ont toutes les deux une variable indépendante et une variable dépendante, elles sont fondamentalement différentes quant au genre d'études utilisables pour les vérifier. Celui qui s'intéresse aux effets d'une mauvaise surveillance doit prendre les enfants tels qu'il les trouve: il n'a aucun pouvoir sur le degré de surveillance de tel ou tel enfant. En d'autre termes, il ne peut pas manipuler la valeur de sa variable indépendante. Au contraire, celui qui étudie les bandes d'adolescents peut décider quelles bandes recevront des éducateurs et quelles autres n'en recevront pas. C'est la possibilité de manipuler les valeurs de la variable indépendante qui rend possible l'expérimentation. Il faut encore ajouter un autre élément pour rendre l'expérimentation valable. 5 Le chercheur doit recourir au hasard pour 5. Nous utilisons le terme d'« expérimentation » dans le sens qu'il a pris chez les statisticiens depuis le travail remarquable de R. A. Fisher. Voir son Design of Experiments, New York, Hafner, 1953 (publié pour la première fois en 1935).

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Uanalyse causale

déterminer quelles sont les bandes qui recevront un éducateur, par exemple en les tirant à pile ou face. Cette méthode aléatoire permettra au chercheur de contrôler les effets des variables causales externes ou indésirables et ainsi de satisfaire à notre troisième condition d'inférence causale: l'association statistique entre les variables indépendante et dépendante ne doit pas provenir du fait qu'elles ont une cause commune. Pour bien comprendre ce raisonnement, considérons deux procédures non-aléatoires qui pourraient être utilisées pour distribuer les éducateurs: 1. l'enquêteur peut laisser aux bandes l'initiative de décider elles-mêmes si elles veulent ou non un éducateur; ou 2. il peut prendre la décision lui-même selon un critère choisi par lui. On voit tout de suite l'objection à la première méthode. Si les bandes décident par elles-mêmes, ce sont les plus respectueuses de la loi qui risquent de demander un éducateur; toute différence ultérieure dans les taux de délinquance grave pourrait n'être alors que le résultat de différences dans les bandes elles-mêmes plutôt que de l'influence des éducateurs. L'objection à la deuxième méthode est moins évidente mais toute aussi forte. Même avec les meilleures intentions, le chercheur peut sans le vouloir attribuer des éducateurs aux groupes les moins prédisposés à la délinquance grave. Quel que soit le critère de choix, toute attribution non-aléatoire est sujette à la même objection. La méthode aléatoire, par contre, répond à cette objection. Si l'attribution d'un éducateur est faite au hasard, on ne peut associer la présence des éducateurs à aucune autre caractéristique des bandes, comme leur prédisposition à la violence par exemple. Tout au moins voici ce qui se produira en moyenne: la proportion de bandes prédisposées à la violence sera à peu près la même parmi celles qui recevront un éducateur et parmi celles qui n'en recevront pas, de telle sorte qu'il n'y aura probablement qu'une association statistique faible ou nulle entre la prédisposition de la bande à la violence et la présence d'un éducateur. Cependant, il est toujours possible qu'une méthode aléatoire ne supprime pas entièrement l'association entre la variable externe et la variable indépendante. De même qu'on peut faire pile dix fois de suite avec une pièce non pipée, de

Les principes de V analyse causale

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même le hasard peut à l'occasion attribuer plus d'éducateurs à des bandes calmes qu'à des bandes violentes. Mais grâce aux techniques d'inférence statistique on peut calculer la probabilité d'un tel cas: avant même de recueillir ses données, le chercheur peut calculer l'ordre de grandeur de l'écart entre les résultats dûs au seul hasard et les résultats réellement obtenus, à partir duquel il déciderait que ce qu'il observe n'est pas le seul produit du hasard.6 Mais si l'utilisation du hasard est nécessaire à une bonne expérimentation, elle n'est pas suffisante. La discipline appelée «construction statistique d'expériences» (statistical design of experiments) a permis de rendre les expériences de plus en plus précises et puissantes. Ici, cependant, nous n'avons pas besoin de nous étendre davantage sur le sujet, car il y a dans la recherche sur les causes de délinquance peu de domaines qui soient véritablement susceptibles d'expérimentation. Comme le montre notre exemple sur les éducateurs, la recherche •expérimentale se préoccupe généralement plus du traitement de la délinquance que de ses causes. Dans le nombre beaucoup plus élevé d'études représentées par notre exemple sur la surveillance, le chercheur doit trouver d'autres méthodes pour s'assurer que des variables externes n'ont pas produit l'association observée entre la variable indépendante et la variable dépendante. Supposons qu'un enquêteur ait trouvé une association entre mauvaise surveillance et délinquance. Il pourrait raisonner ainsi: Les enfants mal surveillés proviennent vraisemblablement de foyers désunis et on sait que la désunion du foyer est associée à la délinquance. Comme la désunion du foyer précède dans l'ordre causal les deux autres variables, l'association statistique entre elles pourrait bien être artificielle, c'est-à-dire qu'elle pourrait bien provenir de la liaison de la désunion du foyer avec chacune des deux autres variables plutôt que de l'effet de la mauvaise surveillance sur la délinquance. 6. Voir le chapitre 13 pour un exposé plus complet sur l'inférence statistique.

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Uanalyse causale

Contrairement à l'expérimentateur, le chercheur non-expérimental ne peut utiliser la méthode aléatoire pour supprimer l'association entre sa variable externe et la variable indépendante. Au lieu de contrôler les variables externes à travers la conception de l'étude (design), il table sur la manipulation statistique des données une fois qu'elles ont été recueillies. Cette analyse statistique peut prendre de nombreuses formes y compris la corrélation partielle, la standardisation, l'analyse de variance et la construction de tableaux à plusieurs variables (classement croisé ou tabulation croisée). Bien que l'on ait de bonnes raisons de penser qu'on arrivera à trouver des méthodes statistiques plus puissantes pour remplacer la tabulation croisée comme instrument de recherche, la plupart des études empiriques sur la délinquance reposent encore sur l'analyse tabulaire.7 De plus, les tableaux restent le moyen le plus clair et le plus simple de présenter les conclusions d'une analyse. Pour ces raisons nous baserons sur eux nos exemples et nos. analyses méthodologiques. 2 . LES CONFIGURATIONS STATISTIQUES D A N S L'ANALYSE

Reprenons la proposition: «la mauvaise surveillance est une cause de délinquance». La première tâche de l'analyste qui veut vérifier cette affirmation est de voir si les deux variables - surveillance et délinquance - sont associées statistiquement, c'est-à-dire si l'on trouve une proportion plus grande de délinquants chez les garçons mal surveillés. Le tableau 3.1 montre que l'on trouve 30 % de délinquants parmi les garçons correctement surveillés contre 83 % parmi' les garçons mal surveillés; la différence étant donc de 53 points de pourcentage. Tableau 3.1 Délinquance et qualité de la surveillance* SURVEILLANCE

% de délinquants Nombre de cas

bonne 30% (607)

mauvaise " 83% (382)

* D'après Sheldon et Eleanor Glueck, Unraveling Juvenile Delinquençy, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1950, p. 113. 7. Voir le chapitre 10.

Les principes de l'analyse causale

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Nous utilisons la comparaison de pourcentages pour décrire l'association entre les deux variables. Nous aurions pu utiliser l'une des mesures condensées d'association statistique, comme le coefficient de corrélation, le coefficient Q de Yule, le T de Cramer, ou les coefficients plus modernes élaborés par Goodman et Kruskal.8 La valeur numérique mesurant l'association aurait été légèrement différente suivant le coefficient utilisé, mais l'interprétation aurait toujours été la même: il existe une association statistique modérée entre surveillance et délinquance. Une fois qu'il a mesuré l'association statistique, l'analyste doit démontrer que sa variable indépendante, la surveillance dans notre exemple, précède dans l'ordre causal sa variable dépendante, la délinquance. Cette démonstration pose des problèmes sérieux, ainsi que nous le montrerons au chapitre 4; toutefois, ces problèmes ne sont pas d'ordre tabulaire, ni même statistique dans le sens général du terme.9 Pour démontrer la non-artificialité, troisième critère de causalité, le chercheur doit continuer l'analyse au delà du tableau à deux variables; il doit étudier la configuration des relations entre trois variables ou plus. Il suffira ici de considérer la forme la plus simple, le tableau à trois variables : Tableau 3.2 Délinquance et qualité de la surveillance, selon l'activité de la mere* A C T I V I T É DE L A M È R E

Femme au foyer

Travail régulier Travail interhors du foyer mittent

Surveillance bonne mauvaise bonne mauvaise bonne mauvaise % de délinquants 31 85 20 77 33 89 Nombre de cas (442) (149) (80) (110) (85) (116) * Ce tableau est une adaptation de Sheldon et Eleanor Glueck, «Working mothers and delinquency», Mental Hygiene, 41, 1957, p. 331. 8. Leo A. Goodman et William H. Kruskal, « Measures of association for cross classifications », Journal of the American Statistical Association, 49, 1954, pp. 732-764. Voir aussi Herbert Costner, « Criteria for measures of association », American Sociological Review, 30, 1965, pp. 341-353. 9. Pour un exposé formalisé de la notion intuitive d'ordre causal voir Hubert M. Blalock, Jr., Causal Inferences in Nonexperimental Research, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1964.

44

U analyse causale

Le tableau 3.2 permet de réexaminer la relation entre la qualité de la surveillance et la délinquance, à activité constante de la mère. 10 Dans ce cas," la variable antécédente proposée, l'activité de la mère, n'affecte pas la relation entre qualité de la surveillance et délinquance: la relation est aussi forte à l'intérieur des catégories d'activité de la mère que lorsque l'on laisse varier librement cette variable (voir tableau 3.1). L'analyste peut donc conclure que la relation observée n'est pas artificielle, tout au moins en ce qui concerne l'activité de la mère. (A la suite de Lazarsfeld, nous appellerons la disparition d'une relation « explication » lorsque la troisième variable précède la variable indépendante dans l'ordre causal, et «interprétation» lorsqu'elle intervient entre la variable indépendante et la variable dépendante.) Telle est donc la méthode fondamentale de démonstration •de la causalité: partant d'une association statistique entre une variable indépendante antécédente dans l'ordre causal et une variable dépendante, l'analyste prend en considération d'autres variables antécédentes qui pourraient expliquer l'association observée. S'il en découvre une, il conclut que la relation causale apparente est artificielle et il porte son attention sur une autre variable indépendante. S'il n'arrive pas à prouver l'artificialité de la relation primitive, il en conclut à titre provisoire (tentatively) que sa variable indépendante est une cause de sa variable dépendante. 10. Bien qu'il soit presque toujours faux, d'un point de vue logique, , Criminology and Police Science, 51, 1960, p. 296 (les italiques sont dans l'original). 6. Reckless, op. cit., 3 e éd., p. 258.

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U analyse causale

Il eut bientôt l'habitude de voler des pistolets d'enfants dans les magasins, pour sa « bande » . . . A l'âge de six ans, Frankie avait été initié à des jeux sexuels ainsi que d'autres garçons, par un garçon un peu plus âgé que lui... Souvent il participait à des expéditions contre des camions, toujours en compagnie d'un autre garçon, pour voler des chocolats, des friandises... Bientôt, il se mit à « faucher » des bonbons dans les confiseries, ce qui était une pratique courante de sa bande... Peu de temps après, Frankie commença... avec Vun de ses camarades plus âgé à voler dans les voitures tous les objets qui lui plaisaient. A cette époque il n'avait que huit ans à peine.' Si ce cas est typique, il indique que l'association différentielle - en réalité l'endoctrinement - pourrait bien être une variable cruciale à l'origine de la délinquance. Notre but toutefois, n'est pas d'utiliser le cas de Frankie contre l'hypothèse « qui se ressemble s'assemble » mais de montrer qu'il se pourrait bien que les Glueck aient recueilli des informations relatives à cette controverse. Si Frankie était capable de se souvenir de ses premiers méfaits, de la présence ou de l'absence d'amis, de leur différence d'âge par rapport à lui, on peut raisonnablement penser que les autres délinquants, voire leurs parents, auraient aussi pu fournir des données sur l'ordre causal. En fait, les parents des délinquants semblent croire à la thèse de l'association différentielle. Toutefois, les Glueck ont traité les réponses des parents comme informations sur eux-mêmes plutôt que sur leur enfant.8 Les raisons qu'ont données les parents des délinquants pour expliquer le mauvais comportement de leurs enfants 7. Sheldon Glueck et Eleanor Glueck, Delinquents in the Making, New York, Harper, 1952, pp. 35-36 (tous les italiques sauf le dernier sont des auteurs). 8. C'est-à-dire que les Glueck traitent les réponses des parents comme des indicateurs hypothétiques des variables sous-jacentes et laissent de côté leur contenu direct. L'intérêt se déplace de ce qu'ils disent à pourquoi ils le disent.

L'ordre

causal

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constituent une autre indication de leur peu d'intérêt à leur égard. La moitié des parents (48,8 %) ont insisté sur le fait que ce comportement provenait de l'influence de mauvais camarades.. . 9 Solutions analytiques. Les solutions analytiques au problème de l'ordre causal deviennent particulièrement importantes lorsque la délinquance peut aussi bien être une cause qu'un •effet. On estime souvent que le simple fait d'une arrestation ou d'un jugement peut produire entre « délinquants » et « non-délinquants » des différences qui n'existaient pas avant l'action officielle. Déjà en 1959, une observatrice avisée remarquait : . . . nous fermons obstinément les yeux sur le fait qu'il y a, dans l'expérience du délinquant, un facteur décisif qui est la manière dont il a été traité par une communauté offensée : et que cette expérience peut, au moins autant qu'une prédisposition naturelle à la délinquance, très bien expliquer toutes les particularités qu'il pourra ensuite manifester.10 L'un des premiers compte-rendus de Unraveling Juvenile Delinquency reproche aux Glueck de n'avoir pas considéré ce problème. La chose la plus élémentaire en matière de recherche criminologique est de reconnaître qu'une étude consacrée à des criminels passés en justice (ou « délinquants ») fournira des informations sur des criminels passés en justice et non sur des criminels en général. Un criminel passé en justice est en grande partie un produit de l'institution judiciaire. 11 9. Glueck et Glueck, Unraveling, p. 130. 10. Barbara Wootton, Social Science and Social Pathology, New York, Macmillan, 1959, p. 306. 11. Sol Rubin, « Unraveling Juvenile Delinquency, I: Illusions in a research project using matched pairs», American Journal of Sociology, 57, 1951, pp. 108-109.

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Uanalyse

causale

Sheldon Glueck réagit vivement à cette critique: Nos garçons ont passé en moyenne 7,12 mois dans des institutions de correction, 61 % y ayant passé moins de six mois... En contrepartie, ils avaient en moyenne 10,84 mois de condamnation avec sursis dont pour la moitié, six mois ou p l u s . . . Les maisons dans lesquelles ils ont été envoyés sont des écoles industrielles ouvertes avec un régime d'éducation, de sports, de loisirs, de conseil religieux, etc. Pas de verrou, ni de barreaux. Il suffit d'un minimum de connaissances psychologiques ou d'expérience des attitudes et du comportement délinquant pour ne plus pouvoir affirmer sérieusement qu'un bref séjour dans une telle maison puisse être décisif, par rapport à la somme d'expériences glanées par un jeune garçon dans sa famille, à l'école ou dans son milieu ! Nous pouvons rassurer solennellement notre critique [Rubin] : nos jeunes délinquants n'avaient pas « le teint pâle des prisons », ils ne parlaient pas du coin de la bouche, ils ne regardaient pas craintivement par-dessus leur épaule.12 Comme Glueck l'indique dans sa réponse aux critiques de Unraveling, la plus grande partie de leurs données concerne des facteurs qui pourraient difficilement être affectés par le passage en maison de correction (institutionalization) de leurs délinquants. Toutefois, il est probable que Wootton et Rubin (parmi d'autres)14 ne seraient pas convaincus par cet argument, et les Glueck eux-mêmes suggèrent que certaines de leurs variables pourraient bien avoir été affectées par le passage en maison de correction.15 12. S. Glueck, « Ten years of Unraveling Juvenile Delinquency », p. 288. 13. Ibid. 14. Ex. Alfred J. Kahn, «Analysis of Methodology », dans David G. French, An Approach to Measuring Kesults in Social Work, New York, Columbia University Press, 1952, p. 168. 15. « On trouve proportionnellement moins de défauts [physiques] chez les délinquants que chez les non-délinquants. Les délinquants ont aussi moins de défauts susceptibles de traitement. Ceci peut s'expliquer en partie, et peut-être totalement, par le fait qu'ils ont bénéficié de soins médicaux dans les maisons de correction» (Unraveling, p. 180). Bien que

L'ordre

causal

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On aurait pu répondre à cette question (et on le pourrait encore) de plusieurs manières. Rubin suggère de comparer les délinquants incarcérés et les délinquants non-incarcérés avec les non-délinquants. 16 Bien que cette comparaison puisse sans aucun doute répondre aux questions sur les effets relatifs de l'incarcération, une telle comparaison est manifestement au delà des possibilités des données recueillies par les Glueck. Cependant, en s'en tenant à leurs données, on pourrait déjà donner une réponse partielle. Les Glueck savent combien de temps chaque délinquant avait passé en maison de correction lorsqu'ils ont mesuré ses caractéristiques.17 Si le passage en maison de correction avait un effet sur certaines caractéristiques personnelles ou physiologiques des délinquants, l'intensité de cet effet devrait varier en fonction du temps passé dans une maison de correction. 18 Les Glueck pourraient donc réfuter ou confirmer les arguments de leurs critiques (tout au moins en partie), par une simple analyse de leurs propres données. Des problèmes similaires d'ordre causal se retrouvent dans les études sur les garçons qui n'ont jamais eu de contact avec la police. Nye a demandé à un échantillon d'élèves du Secondaire, d'indiquer le nombre de fois où ils avaient commis certains actes délinquants « depuis le début de l'école primaire ».19 En effet, comme l'indique Nye, des actes délinceci ne soit qu'une concession mineure de la part des Glueck, on voit comment le sens d'une association peut influencer les hypothèses sur l'ordre causal. 16. Op. cit., p. 109. 17. Unraveling, p. 296, tableau A.10. 18. Pour une discussion plus approfondie de cette méthode et d'autres méthodes de détermination de l'ordre causal, voir Herbert H. Hyman Survey Design and Analysis, N e w York, The Free Press, 1955, pp. 193-226. 19. F. Ivan Nye, Family Relationships and Delinquent Behavior, N e w York, Wiley, 1958, p. 12. Nye a un argument convaincant pour démontrer que le problème de l'ordre causal n'est pas aussi important dans les études basées sur les souvenirs personnels: « En étudiant le comportement délinquant dans une population de jeunes non condamnés plutôt que parmi des délinquants officiels, le problème est réduit plutôt qu'éliminé, car les actes délinquants ou une 'mauvaise réputation' peuvent, dans une certaine mesure, influencer les attitudes vis-à-vis de l'enfant et ses

Prentice-Hall, 1950, p. 214. 3. Emile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, 1895; rééd.: Presses Universitaires de France, Paris, 1963. Comme nous le montrerons, ce n'est pas par hasard que Durkheim, le théoricien, combat John Stuart Mill l'empiriste.

Concepts, indicateurs et indices

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cherche.4 Toutefois une telle situation ne doit pas amener, comme Durkheim le supposait, à rejeter le principe de la causalité multiple. Bien que l'adhésion à l'idée de la causalité multiple soit «responsable» de l'incohérence et de l'incertitude finale des résultats des recherches (et indirectement de l'attitude des chercheurs à l'égard de la théorie), cela ne remet pas en question la validité du principe lui-même. Faisant une critique acérée de l'approche multifactorielle, Albert K. Cohen reproche à ses partisans de confondre explication au moyen d'un facteur unique et explication au moyen d'une théorie unique pouvant comprendre plusieurs facteurs.5 L'incapacité évidente d'expliquer toute la délinquance observée dans une étude par un facteur unique a ainsi entraîné le rejet de toute théorie.6 Cohen décrit également une autre présupposition de ceux qui utilisent l'approche multifactorielle, le «présupposé de qualités pathogènes intrinsèques»: Plus précisément, ce présupposé sous-entend que la tendance pathogène (ou bienfaisante) inhérente à chaque facteur dans le milieu de l'agent est indépendante des autres facteurs qui l'accompagnent, et que ces tendances sont indépendantes de la personnalité du sujet et des significations des facteurs pour le sujet.7

4. Par exemple, Barbara Wootton, Social Science and Social Pathology New York, MacMillan, 1959, pp. 34-135; Albert K. Cohen et James F. Short, Jr., « Juvenile delinquency », dans Robert K. Merton et Robert A. Nisbet (eds.), Contemporary Social Problems, New York, Harcourt, 1961, p. I l l ; Pitirim A. Sorokin, Fads ands Foibles in Modem Sociology, Chicago, Henry Regnery, 1956, pp. 142-143. Ces travaux sont discutés au chapitre 2. 5. Albert K.Cohen, «Multiple factor approaches», dans Marvin E. Wolfgang et al., The Sociology of Crime and Delinquency, New York, Wiley, 1962, pp. 77-80. 6. Pour une critique récente de la « théorie béate » voir Sheldon Glueck « Ten years of Unraveling Juvenile Delinquency », Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, 51, 1960, pp. 283-308. 7. Cohen, op. cit., p. 78.

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Conceptualisation

et infêretice

Ainsi, les utilisateurs de l'approche multifactorielle tendent à rejeter à la fois la théorie et l'analyse.8 Ils rejettent la théorie parce qu'ils assimilent, de manière erronée, l'idée de la multiplicité des facteurs à l'idée de la multiplicité des théories ou, à l'occasion, à l'idée de « l a » théorie des facteurs multiples; cette attitude conduisant, comme le remarque Cohen, à «l'abandon de la recherche d'une théorie». 9 Ils rejettent l'analyse parce que le présupposé de qualités pathogènes intrinsèques (dans la mesure où il implique que les effets des autres facteurs sont toujours constants) en nie la nécessité. L'attitude du chercheur en délinquance à l'égard de la théorie et de l'analyse ne découle pas logiquement de son acceptation du principe de causalité multiple. Contrairement au théoricien, il est fortement impressionné par ce principe — et à juste titre: au faible niveau d'abstraction où il travaille, tout parle en sa faveur. En effet, plus le niveau d'abstraction est bas, plus les variables qui interviennent sont nombreuses et, par conséquent, plus l'explication multifactorielle est plausible et plus difficile à soutenir l'hypothèse «toutes choses égales d'ailleurs». Une relation entre des variables non conceptualisées (comme la désunion des foyers et l'emprisonnement) sera rarement reproduite avec succès d'une étude à l'autre, puisqu'une multitude des choses qui peuvent varier auront effectivement varié. Si la désunion du foyer n'est qu'un des nombreux facteurs affectant la délinquance, alors la relation entre désunion du foyer et délinquance doit varier dans le temps et l'espace, non seulement en grandeur, mais aussi, occasionnellement, en direction. Ce n'est donc pas par hasard que les résultats de la recherche sur la délinquance sont incohérents et ne permettent jamais de conclure. Comment peut-on surmonter cette incohérence et cette incertitude finale? En utilisant précisément les deux séries 8. Cohen souligne que « le présupposé de qualités pathogènes intrinsèques » n'implique pas seulement que les autres variables sont toujours constantes; selon lui, il implique que la relation entre un concept et un indicateur est partout la même. Ibid. 9. Ibid, p. 78.

Concepts, indicateurs et indices

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de procédés que les partisans de l'approche multifactorielle rejettent: la théorie et l'analyse. Le principe de causalité multiple ne s'oppose pas à la théorie et à l'analyse. Au contraire, l'acceptation de ce principe rend l'analyse et la théorie encore plus indispensables. Comme l'a dit Nowak: Plus le niveau de généralité théorique d'une affirmation est bas, plus elle aura tendance à comporter plusieurs variables, et plus grandes seront les chances que, dans une formulation prétendant à une validité historique très large ou universelle, elle se révèle fausse. 10 Dans ces conditions, un des moyens de prolonger la vie des hypothèses est de les rendre plus abstraites. Toutefois l'abstraction entraîne avec elle une nouvelle critique de la recherche sur la délinquance, par exemple sous la forme du commentaire mordant de Wootton: . . . Les théories qui durent le plus longtemps sont celles qui traitent de catégories relativement vagues comme « de mauvais parents ». Par contre, on constate que les facteurs plus concrets, mesurables, qui peuvent être testés plus facilement, perdent leur importance dès qu'ils sont soumis à une vérification rigoureuse. 11 Sans défendre des variables comme « de mauvais parents », il faut cependant reconnaître que plus la formulation est abstraite, moins elle comportera de variables et, donc, plus grande seront ses chances de survivre à une vérification empirique. Une autre manière de prolonger la vie des hypothèses est de s'assurer que toutes les « autres choses » sont effectivement égales par ailleurs, en contrôlant les variables externes par les techniques exposées plus haut. L'importance de ces techniques analytiques s'accroît avec le nombre des variables auxquels le chercheur est confronté. 10. Stefan Nowak: « General laws and historical generalizations in the social sciences », Polish Sociological'bulletin,1-2, juin-décembre 1961, p. 30. 11. Wootton, op. cit., pp. 301-309.

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Conceptualisation et inféfence

Mais si les chercheurs se sont égarés en pensant que la causalité multiple rendait insoutenable une théorie d'ensemble de la délinquance, les théoriciens se sont trompés en pensant que l'idée d'une théorie unique oblige à abandonner toute idée de causalité multiple. Le chercheur qui découvre qu'il y a «plus de 170 conditions distinctes... qui contribuent au mauvais comportement des enfants »12 se trompe s'il conclut que ce nombre ne peut pas être réduit par une abstraction théorique. Mais il se trompe aussi, le théoricien qui conclut que ses deux ou trois variables théoriques ne peuvent pas donner lieu à des centaines de mesures différentes. L'attitude des théoriciens peut donc prêter à sourire lorsqu'ils critiquent les résultats de la recherche quantitative sur la délinquance, les qualifiant d'«incohérents et non-concluants».13 De tels défauts appartiennent non aux faits mais aux explications. C'est le travail du théoricien que d'abstraire, à partir des résultats apparemment incohérents et peu concluants de la recherche, une explication cohérente de la délinquance juvénile. Si, au niveau des relations entre des variables concrètes, il était raisonnable de s'attendre à des résultats de recherche cohérents, toute l'incohérence pourrait être attribuée à une erreur dans le travail de recherche, et on pourrait donc continuer à chercher « la » relation entre ces variables. En attendant, le théoricien pourrait légitimement continuer d'ignorer les résultats (incohérents et peu concluants) des recherches passées. Mais puisqu'il n'est pas raisonnable d'espérer que les résultats d'une recherche nonthéorique soient cohérents ou concluants, ni les exigences du chercheur ni le dédain du théoricien ne sont justifiés.

12. Cyril Burt, op. cit., cité par Cohen, op. cit., p. 77. 13. Durkheim, op. cit.-, Cohen et Short, op. cit.; Sorokin, op. cit. Ce reproche sous-entend généralement qu'il y a quelque chose de faux dans une recherche qui a trouvé des résultats incompatibles avec d'autres recherches. Comme nous le soulignons dans le chapitre 2, ce reproche s'accompagne en général de suggestions à l'intention des chercheurs leur recommandant d'être plus prudents dans la définition et la mesure de leurs variables e t c . . . Comme nous avons essayé de le montrer, de telles améliorations des recherches laisseraient probablement beaucoup d'incohérences et d'incertitudes inchangées.

Concepts, indicateurs et indices

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En définitive les chercheurs et les théoriciens ont tous deux jeté le bébé avec l'eau du bain: les chercheurs empiriques rejettent, avec le mode d'explication par un facteur unique, la théorie, tandis que les théoriciens rejettent, avec les •explications multifactorielles, les résultats de la recherche empirique. Ainsi les chercheurs se sont peu inspirés de la théorie et les théoriciens se sont peu souciés des résultats de la recherche, bien que la théorie et la recherche n'aient de valeur scientifique que si elles sont liées l'une à l'autre. 14 La coupure entre théorie et recherche empirique dans le domaine de la délinquance est particulièrement évidente lorsqu'on aborde la question des concepts et des indicateurs. Les concepts relèvent du domaine du théoricien; les indicateurs du domaine du chercheur. Cependant le théoricien a besoin d'indicateurs pour vérifier sa théorie et le chercheur a besoin de concepts pour interpréter ses données. Le chercheur qui débute avec une théorie dispose d'une série de concepts qui sont reliés l'un à l'autre par des propositions ou des hypothèses. Par exemple, les concepts •d'effort, de tension et de délinquance pourraient être reliés l'un à l'autre de la manière suivante: Un adolescent qui désire quelque chose peut l'obtenir par des moyens légaux ou illégaux. Si les moyens légaux lui sont accessibles, il les utilisera. S'ils ne lui sont pas accessibles, il sera forcé de recourir aux moyens illégaux. Ainsi, le comportement délictueux est une fonction du désir et de la possibilité d'accession aux moyens légaux. Dans notre société, tout le monde désire les mêmes choses; par conséquent, il n'y a pas de relation entre le désir et l'occasion ou entre le désir et la délinquance (plus précisément, dans le système particulier auquel la théorie est appliquée, le 14. Une bonne discussion générale des rapports entre théorie et •recherche peut être trouvée dans Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, N e w York, The Free Press, 1957, ch. 2-3. En un sens, la séparation radicale de la théorie et de la recherche empirique à des fins d'analyse induit en erreur. Les théoriciens ne manquent pas de rappeler que mêmes les empiristes les plus acharnés font appel à des théories implicites ou préconscientes. D e la même façon, on pourrait dire que les théoriciens travaillent d'ordinaire avec une certaine idée des faits qu'ils tentent d'expliquer.

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Conceptualisation et inference

désir [la tension], est pris comme une constante). La délinquance varie ainsi en fonction inverse de la possibilité d'obtenir les biens désirés par des moyens légaux. 15 La première tâche du chercheur est d'interpréter la théorie en trouvant des définitions opérationnelles ou des indicateurs des concepts qu'il a employés. Il faut prendre, par exemple, le revenu du père comme un indicateur de possibilité d'obtenir des biens désirés par les moyens légaux, et les arrestations par la police comme un indicateur de délinquance. Il peut alors énoncer une hypothèse reliée à la théorie et vérifiable: à mesure que le revenu du père s'accroît, les chances que l'adolescent ait des rapports avec la police devraient décroître. Le tableau montrant les relations entre le revenu et les contacts avec la police permet de vérifier l'hypothèse. Si la relation n'est pas orientée dans la direction prévue par l'hypothèse, ou s'il n'y a pas de relation entre les indicateurs, on considère que la théorie a été infirmée. Ce test est évidemment loin d'être concluant puisqu'une relation entre le revenu du père et la fréquence des contacts avec la police est en cohérence avec presque toutes les théories sur la délinquance. Ces dernières années, de nombreux chercheurs ont testé des hypothèses spécifiques tirées de l'une ou de l'autre de ces théories.16 Ils ont souvent, en fait, utilisé un même ensemble de données pour tester quelques hypothèses de chacune des théories. Les résultats sont considérés d'ordinaire comme peu concluants, qu'ils confirment ou infirment la théorie en question. On peut interpréter cette indétermination des résultats comme le signe d'un retard général et prévisible de la recherche empirique.17 A notre 15. Bien que la ressemblance entre cette «théorie» et la théorie d e l'«anomie» de Robert K . Merton ne soit pas fortuite, ce passage ne prétend pas être un condensé de la théorie de Merton. Voir Merton,. op. cit., ch. 4-5. 16. Voir, par exemple, Albert J . Reiss, Jr., et Albert Lewis Rhodes,. « The distribution of juvenile delinquency in the social class structure »,

American Sociological Revient, 26, 1961, pp. 720-739.

17. Robert K . Merton, «Anomie, anomia, and social interaction: contexts of déviant behavior», dans Marshal B. Clinard (éd.), Anomie and Déviant Bebavior, New York, The Free Press, 1964, pp. 239-242.

Concepts, indicateurs et indices

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avis, cela indique également le caractère laxiste de la théorie de la délinquance, qui se révèle fort peu affectée par les résultats empiriques. Cela ne signifie pas que la théorie de la délinquance soit trop abstraite, mais plutôt qu'il est grand temps pour les chercheurs de se montrer plus agressifs lorsqu'ils, explicitent les conséquences que leurs découvertes impliquent pour les théories existantes. Cette théorie très simple, son interprétation18 et sa vérification par l'observation nous serviront d'exemples pour illustrer le problème des rapports entre concepts et indicateurs que rencontre le chercheur sur la délinquance. Ce problème sera discuté sous les titres suivants: 1. 2. 3. 4.

Les Les Les Les

concepts théoriques, définitions opérationnelles, rapports entre concept et indicateur, rapports entre indicateurs.

1 . LES CONCEPTS THÉORIQUES (QU'EST-CE QUE LA DÉLINQUANCE?)

Presque tous les textes sur la délinquance commencent par poser la question: qu'est-ce la délinquance? En général ils présentent alors plusieurs définitions: par exemple, une définition tirée du langage courant, une définition juridique, une définition psychologique et plusieurs définitions sociologiques. Un regard sur la littérature traitant de la délinquance nous montre que l'on a beaucoup écrit pour savoir si l'on devait définir la délinquance comme un attribut ou comme une variable, comme un concept homogène ou multidimensionnel; si ce sont les actes de délinquance ou la présomption d'un rôle délinquant qui devraient être les critères de la délin18. La procédure qui s'attache à relier une théorie aux données empiriques est connue sous divers noms: corrélations épistémiques, définitions de coordination, règles d'interprétations et règles de correspondance. Voir Ernest Nagel, The Structure of Science: Problems in tbe Logic of Scientific Explanation, New York, Harcourt, 1961, pp. 93-105. Ce problème sera discuté de nouveau sous le nom de validité.

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Conceptualisation et inférience

quance, et ainsi de suite. D'un côté on reproche à ceux qui étudient la délinquance officiellement enregistrée d'étudier des échantillons non représentatifs; de l'autre, on reproche à ceux qui étudient les comportements déviants de s'intéresser à des jeunes qui ne sont pas réellement des délinquants. Bien que dans la théorie que nous avons choisie à titre d'illustration la délinquance ne soit pas explicitement définie, il est possible d'en abstraire une définition: est défini comme délinquant tout comportement d'un jeune qui comprend une tentative pour obtenir des biens désirés par des moyens illégitimes. On peut objecter que cette définition n'est rien d'autre qu'une reformulation de la théorie et qu'en définissant ainsi la délinquance on donne un caractère tautologique à la théorie. Il n'y a rien de mal à cela. En effet, on a pu dire que «la théorie pure est toujours tautologique». 19 Mais si la théorie est tautologique - c'est-à-dire, si « les relations logiques entre les concepts sont toutes dérivables des définitions mêmes des concepts » 2 0 - quel intérêt pourrait-on avoir à se demander ce qu'est la délinquance, à moins que l'objet soit précisément d'expliquer la délinquance? La réponse à cela est qu'il y a peu à gagner de définitions qui ne sont pas liées à un intérêt théorique ou empirique. En ce sens, nous sommes d'accord avec Popper: Je parle d'«essentialisme méthodologique» pour caractériser la conception selon laquelle c'est la tâche de la connaissance pure ou «science» de découvrir et de décrire la vraie nature des choses, c'est-à-dire leur réalité cachée ou essence... On comprendra mieux cette conception si on la compare à son contraire le « nominalisme méthodologique ». Au lieu de chercher à découvrir ce qu'est réellement une chose et à définir sa nature véritable, le nominalisme méthodologique vise à décrire comment une chose se comporte dans diverses circonstances, et en particulier, si son comportement présente quelque régularité... Le partisan du 19. Kingsley Davis, « Malthus and the theory of population », dans Paul F. Lazarsfeld et Morris Rosenberg (eds.), The Language of Social Research, New York, The Free Press, 1955, p. 546. 20. Ibid.

Concepts, indicateurs et indices

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nominalisme méthodologique ne pensera jamais qu'une question telle que . . .