Qui parle ?: Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des XXe et XXIe siècles 9782140288692, 2140288696


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Table of contents :
Table des matières
De la poésie et de l’écriture
De l’écriture et de soi
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Qui parle ?: Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des XXe et XXIe siècles
 9782140288692, 2140288696

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Qui parle ? Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des xxe et xxie siècles

Michel Butor, Éric Chevillard, Michel Deguy, Patrick Grainville, Louise Lambrichs, Hubert Lucot, Bernard Noël, Christian Prigent, Alain Robbe-Grillet, Denis Roche, Paul Louis Rossi, Jean-Philippe Toussaint et Tanguy Viel : autant de figures de la poésie et du roman des xxe et xxie siècles avec qui Roger-Michel Allemand dialogue ici. Les échanges portent en particulier sur leurs sources d’inspiration, les caractéristiques de leurs créations et leur investissement personnel dans l’écriture.

Roger-Michel Allemand a publié de nombreux travaux, principalement sur la littérature française contemporaine, dont Le Nouveau Roman (Ellipses, 1996), Alain Robbe-Grillet (Le Seuil, 1997), Les Faux-monnayeurs. Gide (Ellipses, 1999), L’Utopie (Ellipses, 2005), Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand (Argol, 2009) et Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices (Éditions de l’EHESS, 2018). Il est aujourd’hui membre de l’Université Côte d’Azur.

Photo de couverture : La Bocca della Verità, Rome, I siècle de notre ère, © Michaël Lévy, avec son aimable autorisation. er

ISBN : 978-2-14-028869-2

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Qui parle ?

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Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des xxe et xxie siècles

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La collection du CTEL

Université de Nice-Sophia Antipolis

Qui parle ?

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Roger-Michel Allemand

THYRSE n° 1 Préface de Béatrice Bonhomme

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La collection du CTEL

Université de Nice-Sophia Antipolis Université Côte d’Azur

Qui parle ?

THYRSE Collection du C.T.E.L. Centre Trandisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants Université Côte d’Azur * Qu’est-ce qu’un thyrse ? nous explique Baudelaire : « [...] ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration ? ».

********** Derniers numéros parus 11. DOMENECH Jacques [dir.], Mélanges autour de Jacques le Fataliste de Diderot, octobre 2017. 12. BONHOMME Béatrice, CERBO Anna, RIEU Josiane [dir.], La poésie comme entretien. La poesia come colloquio, avril 2018. 13. BONHOMME Béatrice, GODFROY Alice, LEFORT Régis, VELLET Joëlle [dir.], Articuler et poème : enjeux contemporains, décembre 2018. 14. DEL VALLE Marian, MAURMAYR Bianca, NORDERA-BARDUCCI Marina, PAILLET Camille, SINI Alessandra [dir.], Pratiques de la pensée en danse. Les ateliers de la danse, mars 2020. 15. LANGOUREAU-MOREL Fabienne, Louis Nucera, une écriture de l’intime à la frontière des genres, mai 2020. 16. ASSAËL Jacqueline, Tableaux de chasse, Mélanges offerts à Dominique Voisin, avril 2020. 17. BONHOMME Béatrice, CAILLER Bruno, LAVERGER Cyril, MONTIN Sandrine et TAILLIBERT Christel, Cinéma opérateur poétique, septembre 2021. 18. RIEU Josiane et CERBO Anna [dir.], Poésie et bonheur. Poesia e felicità, décembre 2021. 19. TASSELLI Vincent, L’union des contraires chez Marguerite Duras. Une tentative désespérée jusqu’au bout de l’échec, avril 2022.

Textes réunis et présentés par

Roger-Michel Allemand

Qui parle ? Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des XXe et XXIe siècles Préface de Béatrice Bonhomme

Ouvrages de Roger-Michel Allemand Duplications et duplicité dans les Romanesques d’Alain Robbe-Grillet, Lettres modernes Minard, 1991. Imaginaire, écritures, lectures de Robbe-Grillet, Arcane-Beaunieux, 1991. « Nouveau Roman » et archétypes (dir.), Lettres modernes Minard, 1992. « Nouveau Roman » et archétypes, 2 (dir.), Lettres modernes Minard, 1993. Le Nouveau Roman, Ellipses, 1996. Alain Robbe-Grillet, Le Seuil, 1997. Les Faux-monnayeurs, Gide, Ellipses, 1999. Le Créateur et la Cité (dir.), Lettres modernes Minard, 1999. Situation diachronique (dir.), Lettres modernes Minard, 2002. Une « Nouvelle Autobiographie » ? (dir.), Lettres modernes Minard, 2004. L’Utopie, Ellipses, 2005. Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, Argol, 2009. Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices, Éditions de l’EHESS, 2018. À l’étranger, il a notamment dirigé deux colloques internationaux marquants : Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle (Presses de l’Université d’Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010) et L’Univers Butor (Belo Horizonte, C/Arte, 2012).

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-028869-2 EAN : 9782140288692

Pour Emma

Préface

À voix nue(s) Béatrice BONHOMME C’est un très beau livre que vous vous apprêtez à lire. Un recueil de quelques-uns des entretiens que Roger-Michel Allemand a menés avec plusieurs écrivains des XXe et XXIe siècles. Quelques questions premières peuvent d’abord se poser. L’entretien constitue-t-il un paratexte ou un métatexte ? Est-il juste une source d’informations sur la poétique de l’écrivain ou fait-il partie à part entière de son œuvre ? L’écrivain peut-il s’en servir, dans la mesure où il y livre des informations sur la personne de l’auteur, comme d’un chantier de construction de son ethos, quelque peu différent de l’image de soi projetée par l’écriture elle-même ? L’entretien fonctionne-t-il comme les coulisses de l’arène littéraire exposant « la personne derrière l’œuvre » ? Les échanges rassemblés ici permettent-il de tracer un panorama de la littérature contemporaine dans le cadre d’une Histoire chronologiquement définie ? Donnent-ils à voir les procédés et les techniques de production propres à un écrivain ou communs à plusieurs, selon une répartition et une logique qui refléteraient une époque ou des tendances et des évolutions diverses ? Vu sous cet angle, l’entretien n’est-il que l’une des formes qui participent à l’archive d’une discipline : la littérature ? Certes, mais la question principale reste finalement celle-ci : l’entretien constitue-t-il une voie supplémentaire de la création littéraire, autrement dit un genre particulier ? Un entretien peut-il donc constituer une œuvre à part entière ? Ces interrogations n’appellent évidemment pas de réponses figées, mais nous pourrons voir se dessiner des lignes de force. Le lecteur essaiera, en se promenant à travers les pages qui suivent, de dégager quelques constantes. Il y trouvera sans doute des invariants et un certain nombre de questions essentielles lui apparaîtront récurrentes. Ce livre se dessinera, dès lors, comme un labyrinthe. Par une sorte de réflexivité, l’entretien littéraire, en nous regardant, nous oblige à le regarder et à lire avec attention la parole de chaque écrivain sur son œuvre.

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Devant ce dédale de miroirs et cet écrivain minotaure, le lecteurspectateur pourrait ne plus savoir où donner de la tête, mais peu à peu, du chaos d’impressions et de remarques naît une unité, un véritable cosmos, une réflexion profonde sur ce qu’est le processus de création. Ce n’est donc pas un catalogue que présente cet ouvrage, mais une création à part entière qui n’est pas faite de fragments mais qui trouve son unité et qui, loin d’être éclatée, fait du lien, « fait lien ». Roger-Michel Allemand nous propose un remarquable parcours dans une forêt de mots et de réflexions sur l’écriture, une sorte de journal d’écriture à travers les paroles collectées des plus grands poètes français de notre temps – Denis Roche, Christian Prigent, Bernard Noël et Michel Deguy, auxquels s’ajoutent Hubert Lucot et Michel Butor –, mais aussi du poèteromancier Paul Louis Rossi ou des romanciers Patrick Grainville, Éric Chevillard, Jean-Philippe Toussaint, Tanguy Viel et Louise Lambrichs. L’entretien traverse les personnalités, les genres, les singularités et tente de pénétrer dans les méandres de différents écrivains qui sont toujours des traducteurs singuliers du monde sensible. On y retrouve une parole, rythmique, rituelle, presque archétypale, une sorte de litanie pour retrouver la voix d’un socle fondateur. Le je est un je transpersonnel. Tout est, alors, relation, lien à l’autre. Le moment où le moi se dit, c’est un moment impersonnel, un moment d’impersonnalité paradoxale. Dans cette intensité impersonnelle, le je et le tu restent anonymes. L’autre en soi, tout le monde, n’importe qui. Qui parle ? Admirable titre d’une parole qui se transfère, se transmet, se partage. Ce qui reste de l’entretien, c’est paradoxalement ce qui est le plus singulier, cette émotion, « sans mesure commune », mais qui le devient, commune, par les mots partageables, le plus incommunicable devenant aussi le plus commun. Il s’agit, par ces entretiens, d’amener l’absolu individuel dans les parages d’un autre absolu, général, un mouvement qui part du plus intime, du plus circonstanciel, pour se projeter dans le monde et les mots, et devenir transmissible. Alors cette parole anonyme et symphonique, sous la conduite magique de l’interlocuteur chef d’orchestre, nous éclaire sur ce qu’est le processus de la création. Il faut saluer ici Roger-Michel Allemand, qui pose en outre clairement les enjeux complexes de l’exercice dans son introduction. Car ce n’est pas le même geste que celui de réaliser un entretien et celui de rassembler des entretiens comme les fleurs variées d’un bouquet. Ce n’est pas le même geste de noter une parole singulière et de recueillir plusieurs paroles qui par leur multiplicité deviennent parole collective, paroles d’une communauté littéraire, paroles qui s’éclairent de chacune et de l’autre. L’entretien, dans cette sorte de dialogue avec l’anonyme qu’il

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instaure, apparaît comme la forme la plus proche de la pensée impersonnelle ou transpersonnelle. Redisons-le avec force : l’ouvrage que vous venez d’ouvrir parle du lieu commun, du lieu du commun dans le sens de ce qui est « commun à tous », c’est-à-dire de ce qui fait communauté. Tout est, alors, relation, lien à l’autre par des mots qui rassemblent les écrivains – et les lecteurs – dans ce qui est partageable, c’est-à-dire le processus de création. Le recueil d’entretiens, restaurant le dialogue, fait lien bel et bien, retrouve l’échange, le partage. Il renvoie à une mémoire textuelle, circulation de fragments de textes dans la mémoire discursive d’une collectivité et des individus qui la composent. On ne parle jamais seul, on n’écrit jamais seul, mais niché dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés où la création s’engendre d’une lecture et d’une récriture de textes antérieurs. Tributaire d’une généalogie interne, l’écrivain est aussi traversé par l’héritage poïétique, riche des traditions, et puise à ce trésor pour des créations nouvelles, mémoire et circulation affluant vers l’avenir. Quels sont les secrets de la création littéraire au cours de l’histoire ? Comment faire du neuf sans détruire les filiations, repenser – et relire – le passé autrement, avancer des propositions syntaxiques ou prosodiques originales, croiser modernité et tradition, admirer profondément les grandes œuvres de ses prédécesseurs et tenir bon sur un caractère novateur, ouvrir des voies tout en tenant compte d’un patrimoine retraversé, élagué, circulant dans le contemporain des auteurs ? Réinjecter de la vie, faire que ce qui s’est figé redevienne instant de conviction, restaurer le souffle vital d’un mouvement dans la « mer gelée » des discours arrêtés. La parole médusée, paralysante, cesse de l’être. Rouvrir le dossier de l’entretien, c’est contribuer à rouvrir le dossier de la langue, langue inventée dans la langue. L’entretien attise le désir de partager à nouveau, dans une humanité neuve dont le langage est le dépositaire. Le centre de notre interrogation essentielle repose alors sur un questionnement fondateur : qu’est-ce qui continue de se transmettre depuis l’entretien ? Fait-il signe vers une éthique future ? Son geste fondateur demande-t-il à être continué ? Fait-il lien entre le passé et l’avenir ? Dans cette perspective, l’entretien littéraire est le mode d’expression qui coïnciderait le mieux avec l’idée de recontextualisation, d’un échange réciproque du passé et de l’avenir. Cet échange, prenant en charge la totalité du temps, peut être dit communauté, non seulement comme formes communes déroulées par l’histoire du politique, mais une communauté poétique de sens plus large, englobant tout rapport des humains entre eux et avec l’écriture. Il est donc à la fois l’englobant et le socle à partir desquels peuvent s’échanger les cultures les plus différentes,

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les conceptions les plus diverses du monde et les différents processus de création. Et enfin, pour terminer sur une note plus personnelle, comment ne pas me sentir touchée par la démarche de Roger-Michel Allemand ? Depuis sa fondation, en 1994, chaque numéro de la revue NU(e) commence en effet par un entretien avec un poète. Il y va sans doute plus que d’une proximité ou d’une « affinité élective », mais plus profondément, d’une ouverture à l’autre et au monde, de l’accueil de la parole de l’écrivain en soi, de l’écoute de ce que la littérature découvre, de ce qu’elle dit et nous permet de dire – d’elle-même et de nous tous.

Introduction

L’autre n’existe pas Roger-Michel ALLEMAND L’entretien littéraire remonte au dernier quart du XIXe siècle1. Apparu en tant que tel dans la presse américaine, cette pratique s’inscrit dans la tradition de la visite au grand écrivain2, puis dans la mode du portrait à partir de 18303. En France, le journaliste Jules Huret nomme l’exercice « interview d’auteur » et son recueil est considéré comme fondateur4. Au siècle suivant, le genre s’est considérablement développé 5 , aussi bien dans les périodiques spécialisés – Les Nouvelles littéraires, Les Lettres françaises, La Quinzaine littéraire, Lire, Le Figaro littéraire, le Magazine littéraire, Les Livres, Le Monde des livres, par exemple – que dans ceux destinés à un autre ou plus vaste public – L’Express, Le Nouvel Observateur, Libération, Paris-Match, Vogue, Elle ou même Playboy. La liste n’est pas exhaustive. Force est de constater que le rayonnement de l’écrivain excède désormais son périmètre originel, que ce ne sont pas seulement ses œuvres qui intéressent, mais également – ou autant ? ou davantage ? – son discours : ce qu’il a à dire, sur elles et sur le monde, à la fois mode d’emploi et vision d’ensemble d’autorité 6. Sans doute le concept d’intellectuel engagé y est-il pour quelque chose et en cela, il faut saluer moins l’héritage 1

Voir Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au e siècle, Paris, Le Seuil, 2007. Voir Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. II : La Nation (1986), Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, p. 2131-2155. Voir Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012. Voir Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Fasquelle & Charpentier, 1891. Voir par exemple, Marie Carbonnel, « Les écrivains en leur miroir. Jeux et enjeux de l’enquête au sein de la République des Lettres », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. 22, n° 1, 2004, p. 29-58. Alors même que l’« auteur est fiction », puisqu’il « est une création de l’œuvre » (Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II : Tel quel, p. 673).

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sartrien que les prises de position plus anciennes, de Victor Hugo ou d’Émile Zola. Le phénomène s’est trouvé accru par l’essor et de la diversification des médias, dont il a bien entendu grandement bénéficié. Inauguré sous le signe du reportage écrit, l’entretien littéraire s’est en effet répandu à la faveur de grandes émissions, diffusées en direct ou en différé, d’abord à la radio – Le Masque et la plume, Radioscopie, La Compagnie des auteurs ou Littérature sans frontières –, puis à la télévision – Lectures pour tous, Apostrophes, Bouillon de culture, La Grande librairie. Là encore, le catalogue n’est pas clos. Certaines ont ensuite été publiées : transcrites pour former des monographies à part entière ou gravées sur des supports magnétiques ou numériques. Toutes ont eu le mérite d’étendre l’audience des écrivains et, plus largement, de susciter la curiosité autour de la littérature contemporaine, en offrant à chacun l’occasion de découvrir son actualité, y compris en première partie de soirée. Elles ont par làmême contribué à faire descendre l’auteur de son piédestal, à le rendre, en apparence, plus accessible, peut-être même plus humain, et à lui gagner de nouveaux lecteurs. La contrepartie, hélas, c’est que du moment où l’homme ou la femme de lettres – donc de solitude et de silence, d’écriture et de secret – s’expose aux micros ou aux caméras, l’attention de l’auditeur ou du spectateur a tendance à se déporter sur le grain de sa voix ou sur son aspect, au détriment de son propos et de ses créations. De là, de nouveaux dilemmes, fort peu littéraires, dont témoignent les chansonniers7 : il faut avoir une tête et bien passer à l’écran. Intégré désormais au métier d’écrivain, ce service pour-vendre a en effet pour conséquence de le conduire à entretenir sa visibilité, à soigner et à contrôler son image, au détriment du souci de ses textes, y compris à venir. Au point que beaucoup reprochent aux émissions concernées de n’être dorénavant que des outils de promotion, non pas au service des livres et de leur meilleure compréhension, mais à celui des maisons d’édition et de leurs chiffres d’affaire. Parallèlement, depuis la fin du XXe siècle, il est de bonne politique commerciale d’afficher la photographie de l’auteur sur le bandeau de ses livres. Sa figure est devenue un produit de consommation comme un autre, et meilleur si elle est (re)connue, si sa physionomie est immédiatement identifiable, qu’elle soit attrayante ou sérieuse, sympathique ou inspirée. Y compris sur la Toile, où l’on observe cependant que quelques-

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Écouter Marie Paule Belle, « Chez Pivot », paroles de Françoise Mallet-Joris, Miniminitel, 1987.

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uns cherchent à se recentrer sur leurs œuvres, à travers leurs propres blogs, tandis que d’autres y versent dans le narcissisme. Involontairement ou non, l’entretien littéraire participe ainsi d’une économie que Bernard Frank – heureux inventeur de l’étiquette Hussards – avait emballée dans le fameux mot-valise Galligrasseuil 8 : le partage, réel ou fantasmé, du marché et des prix par les trois principaux éditeurs français de roman. Sans compter que la médiatisation desdites récompenses a amplifié le mouvement : les jurys du Goncourt, du Renaudot, du Femina, de l’Interallié, du Médicis, proclament les résultats en direct, le plus souvent à l’heure de fin du déjeuner – le pays est sans doute fébrile – et les lauréats sont aussitôt entrepris par des nuées de journalistes, tout impatients de recueillir à chaud leurs premières impressions. Il faut bien vivre après tout, car malgré ou plutôt à cause du volume croissant des titres publiés à chacune des rentrées successives qui ponctuent maintenant l’année (automne, hiver, printemps, été), très peu d’entre les nombreux élus peuvent se vanter de pouvoir subvenir à leurs besoins par leur seuls plume, stylo, machine à écrire, ordinateur ou écran tactile. Encore plus rares sont alors ceux qui refusent de se prêter au jeu de ce que d’aucuns qualifient volontiers de foire. Julien Gracq en fut l’exemple par excellence et c’est aujourd’hui un plaisir de gourmet que de goûter, sur plateaux, l’ancien mutisme austère d’un Jean-Marie-Gustave Le Clézio ou les anciens bégaiements timides d’un Patrick Modiano, nos deux derniers prix Nobel… Et si, au fond, l’incognito d’Elena Ferrante n’était pas la meilleure stratégie ? *** Fors les évolutions de notre société, l’entretien littéraire, qui est donc initialement lié à la presse écrite, en comporte trop souvent, si l’on veut bien excuser le mauvais jeu de mots, le caractère hâtif, au sens où l’intervieweur incite l’interviewé à se dépêcher de répondre à ses questions, parfois attendues. Dans le cadre audiovisuel, la configuration est certes différente, qui donne le temps de développer la réflexion, ainsi que l’illustrent notamment les échanges, radiophoniques, d’André Gide avec Jean Amrouche9, ou ceux, télévisuels, de Marguerite Duras avec Bernard 8 9

Voir Roger Peyrefitte, L’Illustre écrivain, Paris, Albin Michel, 1982, p. 162. André Gide. Entretiens Gide-Amrouche, Renaissance du livre, 1998 (34 entretiens réalisés en 1949 pour la radio), à prolonger par André Gide et Jean Amrouche, Correspondance 1928-1950, Presses universitaires de Lyon, 2010.

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Pivot10, mais même dans ces conditions, la discussion n’en a généralement que l’apparence, dans la triple mesure où le studio ou le plateau, voire le domicile envahi de techniciens, constitue toujours un environnement artificiel, où les enregistrements sont destinés à être rendus publics et où l’écrivain le sait, ce qui influe sur la spontanéité de sa parole. Or, depuis le dernier quart du XXe siècle, a émergé un nouveau type d’entretien : celui conduit par un chercheur, qu’il n’est pas question d’opposer au journaliste, mais qui a ses compétences propres. Après deux décennies de structuralisme dominant, qui privilégiait l’étude du fonctionnement textuel, la génération qui a profité de ses apports a su réinvestir le champ du dialogue avec l’écrivain en personne. Bénéficiant d’une connaissance approfondie des œuvres, le savant est non seulement à même de procéder à leur édition scientifique, mais également mieux placé pour relancer l’auteur sur des aspects de ses livres qui mériteraient d’être plus éclairés ou approfondis. Muni de l’appareil critique idoine, l’échange prend une autre dimension : celle d’un genre à part entière, qui ne se limite pas à un métadiscours péritextuel, mais qui, en tant que production autonome et collaborative, est susceptible d’une lecture à plusieurs niveaux. D’une part, celui de l’illusion biographique pointée par Philippe Lejeune11 et de la construction de l’imago auctoriale, jusque dans ses acceptions psychanalytique et sociologique12. D’autre part, celui de l’analyse du discours et, notamment, de la distinction et des intersections entre l’oral et l’écrit. Enfin, celui de l’histoire, les documents publiés faisant objets d’archives sur les évolutions de la littérature et de la réflexion des écrivains sur leur art. Il n’est donc pas fortuit que ces vingt dernières années, les chercheurs témoignent de leur intérêt pour ce genre. Les études se multiplient et si, sur le plan international, les travaux sont encore émergents, ils sont déjà vivaces et féconds13. Tellement même que, par une sorte de réciprocité,

Marguerite Duras et Bernard Pivot, Entretien, Gallimard & Ina, « Grands Entretiens », 2004 (émission spéciale d’Apostrophes du 28 septembre 1984, diffusée en direct, 1h28). 11 Philippe Lejeune, « L’image de l’auteur dans les médias », Pratiques, n° 27, p. 31-40. 12 L’œuvre voile et révèle à la fois « la structure du monde social dans laquelle elle a été produite » (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 58) ; l’entretien aussi. 13 Parmi les exemples récents, voir les ouvrages de David Martens avec Christophe Meurée, Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, « Réflexions », 2014, et avec Guillaume Willem (dir.), Les Entretiens d’écrivain. Enjeux et mutations d’un genre dialogique, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2015, ou encore ceux d’Ivane Rialland, Critique et medium, CNRS éditions, 10

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l’on trouve désormais en ligne des questionnaires clés-en-main à usage des futurs enquêteurs14. L’entreprise n’est pourtant pas aussi facile qu’il pourrait y paraître de prime abord. Loin de relever d’un quelconque vademecum, dont les résultats risquent forcément de tendre à la stéréotypie, le dialogue avec l’écrivain n’échappe pas au respect qui préside à tout échange véritable, et mérite d’être envisagé avec bon sens et sensibilité. Il est évident que les auteurs ne sont pas interchangeables : même si leurs œuvres procèdent d’un air du temps, qui autorise un questionnement commun, l’essentiel réside dans leurs spécificités. Ce n’est que dans un second temps, en ces irréductibles particularités, que l’on peut atteindre l’universel. Le paradoxe n’est qu’apparent ; Gide l’avait bien dit15. En conséquence de quoi, il convient de renverser les perspectives : non pas soumettre l’écrivain à l’a priori d’une grille préétablie, censée valable pour tous ses semblables, mais lui adresser des interrogations personnelles, d’où jailliront peut-être ensuite des lignes de convergence avec d’autres. Car l’entretien littéraire est d’abord une question de trajectoires : celles de deux êtres qui se rencontrent, se croisent ou cheminent ensemble plus ou moins durablement. L’exercice suppose qu’ils soient en bonne intelligence, qu’il y ait entre eux une certaine sympathie, sinon une connivence, immédiate ou établie au fil des ans. Roland Barthes luimême avait d’ailleurs beaucoup évolué sur le sujet : après avoir décrété « la mort de l’auteur16 », il revendiquait « une critique affectueuse17 » à peine cinq ans plus tard. Et encore, évolué, ce n’est pas si sûr, puisque lorsque l’on cherche en amont, il y avait chez lui des signes précoces d’empathie, assez éloignée, à tout le moins, des préoccupations textualistes qu’il affichait, simultanément, dans les années 1950-1960 : « On écrit pour être aimé, on est lu sans pouvoir l’être, c’est sans doute 2016, et de Galia Yanoshevsky, L’Entretien littéraire. Anatomie d’un genre, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2018. 14 Voir Abir Kréfa, « Annexe 2 : grille d’entretien avec les écrivains et écrivaines », Sociologie, vol. 4, n° 4, 2013, http://journals.openedition.org/sociologie/2044 15 Cf. « Je ne suis pas pareil aux autres ! » (Gide, Souvenirs et voyages, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001 : Si le grain ne meurt [1926], p. 166) et « Il n’y a de vérité psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n’y a d’art que général. Tout le problème est là, précisément ; exprimer le général par le particulier ; faire exprimer par le particulier le général. » (Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2009 : Les Faux-Monnayeurs [1925], p. 312). 16 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Mantéia, nº 5, 4e trimestre 1968, repris dans Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, t. III : Le Bruissement de la langue (1984), p. 40. 17 Roland Barthes, « Par dessus l’épaule », Critique, n° 318, novembre 1973, repris dans Œuvres complètes, t. V : Sollers écrivain (1979), p. 616. Cf. Philippe Sollers, L’Amitié de Roland Barthes, Paris, Le Seuil, « Fiction & Cie », 2015.

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cette distance qui constitue l’écrivain18. » Ce qui lui valut d’être, facilement, moqué par telle de ses contemporains avant-gardistes : […] j’étais content d’avoir publié (endossant la niaiserie apparente de la remarque) que “l’on écrit pour être aimé” ; on me rapporte que M. D. a trouvé cette phrase idiote : elle n’est en effet supportable que si on la consomme au troisième degré : conscient de ce qu’elle a d’abord été touchante, et ensuite imbécile, vous avez enfin la liberté de la trouver peut-être juste (M. D. n’a pas su aller jusque-là)19.

Heureusement, tous n’ont pas ri. Jean Roudaut rappelle ainsi que Georges Perros citait la phrase de « son ami20 » pour la faire sienne. De son côté, Michel Butor l’a développée dans un très beau texte21, d’ailleurs dédié à Perros. Alors oui, « savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime22 », est une inquiétude, cachée ou assumée, que partagent tous les auteurs. D’où leur envie d’expliciter, de clarifier ce qui n’a pas été compris, de dissiper les malentendus. Hors les campagnes de promotion, l’écrivain, comme tout être humain, est toujours heureux d’avoir l’oreille attentive et les retours constructifs d’un interlocuteur qui s’intéresse à lui, qui manifeste le désir de le connaître mieux, d’en savoir davantage sur ce qui l’inspire ou le pousse à créer. L’élan est à sens unique, il est vrai, mais dans l’idéal, il repose sur une réciprocité : il convient qu’ils se fassent confiance. Qu’ils s’entendent bien, en somme, c’est le mot, c’est-à-dire qu’ils soient tous deux capables d’entendre l’autre et en même temps de s’entendre soimême, de le comprendre et de se comprendre en parlant. Entre. Dès lors, le défi que l’intervieweur doit relever est celui d’une différenciation pondérée : il n’est certes pas là pour “servir les plats”, mais doit rester en mesure d’accompagner la réflexion de son interlocuteur. Si « toute la tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable, d’enlever à la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions une parole autre, une parole exacte23 », il doit chercher à l’amener à exprimer Roland Barthes, « Littérature et signification », Tel Quel, n° 16, hiver 1964, repris dans Œuvres complètes, t. II : Essais critiques (1964), p. 525. 19 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. IV : Roland Barthes par Roland Barthes (1975), p. 680. Les initiales désignent Marguerite Duras. 20 Jean Roudaut, « “L’Amythié” », La Nouvelle Revue française, n° 552, janvier 2000, p. 237. Cf. Georges Perros, Papiers collés II, Paris, Gallimard, 1973. 21 Michel Butor, « La fascinatrice », Les Cahiers du chemin, n° 4, octobre 1968, repris dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, t. III, 2006 : Répertoire IV (1974), p. 391. 22 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. V : Fragments d’un discours amoureux (1977), p. 132. 23 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. II : Essais critiques, p. 279. 18

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l’éventuel informulé, ineffable ou indicible – pour reprendre la distinction de Vladimir Jankélévitch24 –, à savoir ce qui cherche à se dire, ce qui parle en lui à ce moment-là, tant il est vrai que c’est la langue qui nous parle et nous pense avant que nous la pensions. Tiens ! Sur le plan linguistique, Émile Benveniste posait en effet que « le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue25 », au point « qu’il n’y [aurait] pas d’autre témoignage objectif de l’identité du sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même », y compris à l’oral. Dans une perspective sémiologique, différente mais voisine, Barthes affirmait aussi que « le sujet n’est qu’un effet de langage26 » et qu’« en parlant, l’homme ne s’exprime pas, il se réalise, il se produit27 ». Au niveau de la psychanalyse, enfin, selon Jacques Lacan, « dès lors qu’il parle, le sujet est déterminé par son discours d’une façon qui ne peut qu’échapper à sa prise, puisqu’il est lui-même constitué comme effet du discours. Il y a enveloppement du sujet et de son rapport au monde, par le langage28 ». Les enjeux de l’entretien sont donc complexes et l’exercice, délicat. Pour l’intervieweur, il y faut tout à la fois un juste positionnement entre distance et proximité, un équilibre d’exigence et de bienveillance, et une forme de détachement qui ne soit pas indifférence. *** Sa tâche est encore plus ardue quand l’écrivain est rétif, qu’il manifeste non de la méfiance vis-à-vis de son interlocuteur mais de la crainte que la transcription le trahisse ou de la défiance à l’idée de se livrer. Ainsi Claude Simon me rappelait-il : « Rien ne sort de rien, et il est moins paradoxal qu’il n’y paraît à soutenir que tout écrit est autobiographique. Qu’il décrive un événement ou un personnage, un objet “réel” ou fictif, un écrivain ne fait toujours que se décrire lui-même, c’est-à-dire au présent de l’écriture 29 . » On comprend, dès lors, qu’il exigeât systématiquement de relire ses propos, de les vérifier et de les corriger, avant d’en autoriser la publication. De même, Robbe-Grillet m’avertissait-il au seuil de l’une de nos entrevues : Voir Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Le Seuil, 1983, p. 92-94. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, t. I, p. 262. 26 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. IV : Roland Barthes par Roland Barthes, p. 637. 27 Roland Barthes, préface à François Flahault, La Parole intermédiaire, Paris, Le Seuil, 1978, p. 10. 28 Jacques Lacan, « Le clivage du sujet et son identification », Scilicet, n° 2-3, Paris, Le Seuil, 1970, p. 103. 29 Lettre de Claude Simon à Roger-Michel Allemand, 28 juin 2003. 24 25

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Nous voici lancés dans une aventure semée de difficultés, puisque les questions qui vous intéressent ne sont pas forcément celles qui m’importent. Car je ne veux pas impulser vos questions, contrairement à Nabokov, par exemple, qui a publié quantité de faux entretiens, où il était en fait l’auteur des questions et des réponses30.

Nabokov qui, pour l’émission d’Apostrophes qui lui fut consacrée, avait imposé qu’on lui communiquât les questions qui lui seraient posées, afin d’apprendre par cœur les réponses qu’il y ferait31. Pour d’autres motifs, Robert Pinget avait « horreur32 » de parler de lui, en raison de sa pudeur33 et en vertu des limites de l’introspection : Vous me demandez [...] de parler d’un Robert Pinget romancier et auteur de théâtre. Or, je ne connais pas ce monsieur. Je ne connais – et si mal – que moi-même en train d’écrire un roman ou une pièce de théâtre. Et encore ne me connaissé-je que sur le moment.

Le propos est savoureux, étant donné des circonstances de ses “entretiens”. En 1992, les éditions Amiot-Lenganey (à Cairon, près de Caen) décidèrent de fonder une collection d’entrevues avec des artistes venus de tous les horizons de la création. Alors conseiller littéraire, j’avais proposé de l’intituler « Asymptotes » et me chargeai des premiers contacts avec plusieurs écrivains et intellectuels de ma connaissance. C’est dans ce cadre que le recueil devait initialement paraître, d’autant que Michel Mousseau, ami de Pinget, réalisait toutes les couvertures de la maison. Dès le début, ce dernier avait demandé que les échanges soient écrits : il répondrait ainsi aux questions en distribuant ses réponses suivant des entrées classées par ordre alphabétique34. D’un autre point de vue, pas si anecdotique, je me souviens de notre rencontre. Le pétillement de son regard. Les cigarettes que nous avons grillées, dans un joyeux silence, à peine entrecoupé des vagues bribes d’une conversation Voir David Martens et Christophe Meurée, « On n’est jamais si bien servi que par soi-même. L’entretien fictionnel, d’Émile Zola à Claude Simon », in Myriam Boucharenc (dir.), Roman et reportage. Rencontres croisées, Presses universitaires de Limoges, 2015, p. 81-93. 31 Vladimir Nabokov et Bernard Pivot, Entretien, Gallimard & Ina, « Grands Entretiens », 2004 (émission spéciale d’Apostrophes du 30 mai 1975, diffusée en direct, 1h11). 32 Robert Pinget, Robert Pinget à la lettre. Entretiens avec Madeleine Renouard, Paris, Belfond, « Entretiens », 1993, p. 250. 33 Cf. ibid., p. 35, 74 et 209. 34 L’ouvrage sera finalement publié ailleurs, les éditions Amiot-Lenganey ayant déposé le bilan. 30

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discontinue. Sa silhouette frêle sous son pépin, notre cheminement de mots à l’abri des baleines. Presque rien et presque tout. Que le lecteur se rassure : il ne s’agit pas ici d’égrener le chapelet de la mémoire, qui ne servirait pas à grand-chose en l’occurrence. À l’opposé du célèbre « tel arbre, tel fruit 35 » de Charles Augustin Sainte-Beuve, Marcel Proust rétorquait qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices 36 » et que l’écrivain ne peut que tenter de déchiffrer le « livre intérieur de signes inconnus » que des impressions fugitives ont constitué en lui. Dans le même ordre d’idées, Paul Valéry avait donc raison de résumer : « Ce qui fait un ouvrage n’est pas celui qui y met son nom37. » Problème de taille : c’est cependant avec celui-ci que l’on s’entretient. Et, pour reprendre à nouveau une formule de Barthes, en la détournant un peu, « qui parle […] n’est pas qui écrit […] et qui écrit n’est pas qui est38 ». Alors que faire ? *** « Ça parle dans l’Autre 39 », disait Lacan, parce que l’inconscient, structuré comme un langage40, est le discours même de ce grand Autre41. Tout l’enjeu de l’entretien est alors de chercher, sinon à le mettre au jour, du moins à lui permettre d’affleurer, à travers l’écran du (faux-)

Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, Calmann-Lévy, 1892, 13 vol., t. III : « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803. Suite et fin », p. 15. Observons que « le psychobiographe ne dit plus : tel homme, telle œuvre, mais bien : tel enfant, telle œuvre » (Dominique Fernandez, « Introduction à la psychobiographie », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 1, printemps 1970, p. 38). 36 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges, et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 222. 37 Paul Valéry, Œuvres, op. cit., t. II : Mauvaises pensées et autres, p. 802. 38 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, n° 8, novembre 1966, p. 25-26. La formule complète est : « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est ». 39 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 1966, p. 689. 40 Voir ibid., p. 9, 13, 237, 493, 829, entre autres. Lacan a ensuite précisé : « Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage d’abord ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue ; c’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. », Le Séminaire, livre XX. Encore (1972-1973), Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 1975, p. 127. 41 Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 16 et passim. 35

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semblant42, puisque la forme, c’est le fond qui fait surface. Le paradoxe, sans doute, est que la source même de la création est un puits sans fond, un tonneau des Danaïdes. Et si le désir est la clé de voûte de l’inconscient, la cause de ce désir manque et son objet est perdu. Dès lors, à l’image de la Lettre volée43, qui est lettre « en souffrance44 », « le signifiant est unité d’être unique, n’étant de par sa nature symbole que d’une absence45 », et l’homme littéralement dévoue son temps à déployer l’alternative structurale où la présence et l’absence prennent l’une et l’autre leur appel. C’est au moment de leur conjonction essentielle, et pour ainsi dire, au point zéro du désir, que l’objet humain tombe sous le coup de la saisie, qui, annulant sa propriété naturelle, l’asservit désormais aux conditions du symbole46.

Dans mon esprit, l’expression « au point zéro du désir » fait aussitôt lien avec Barthes47, encore une fois, et je m’en étonne à peine, vu ce que j’ai constaté de mon rapport à sa pensée. Loin du retour sur soi et des suspectes complaisances, le détour du contrechamp me permettra d’avancer ici de brèves considérations sur un aspect presque toujours ignoré de l’entretien : l’influence de l’intervieweur sur son orientation.

Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 2006. 43 Cf. Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1932, et Jacques Lacan, « Séminaire sur La Lettre volée » et « L’instance de la lettre dans l’inconscient, ou la raison depuis Freud » (Écrits, op. cit.). De la lettre (littera) à la rature (litura), voir id., « Lituraterre » (Autres écrits, Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 2001) et « Leçon sur Lituraterre » (Le Séminaire, livre XVIII, op. cit.). 44 Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 53. 45 Ibid., p. 24. 46 Ibid., p. 49. 47 Voir Roland Barthes, Œuvres complètes, t. I : Le Degré zéro de l’écriture (1953). Et lien, par recoupement, à sa lecture de Sarrasine (cf. Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. VI, 1977, et Roland Barthes, Œuvres complètes, t. III : S/Z [1970]). Rappelons que pour Freud, c’est, structurellement, la confrontation à la castration qui permet au clivage du moi de s’effectuer et que tout névrosé est un Œdipe qui, par réaction au complexe, est devenu un Hamlet (Gesammelte Werke, Frankfurt-am-Main, Fischer, 1976, t. XI, p. 348), la Schicksalstragödie se muant en Charaktertragödie (id., t. XIV, p. 89). Cf. Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, traduit de l’anglais par Anne-Marie Le Gall, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1967, et Jacques Lacan, Le Séminaire, livre V. Les Formations de l’inconscient (1957-1958), Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 1998, sans oublier Le Séminaire, livre VI. Le Désir et son interprétation (1958-1959). 42

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Voici donc. En 2011, je suis tout content du titre de l’une de mes communications, que je crois avoir inventé : « L’écriture et le silence48 ». Quelques mois plus tard, je “découvre” que l’intitulé a déjà été utilisé par… Barthes49. Il n’est donc pas vraiment de moi. Ou quand l’intertexte habite l’inconscient. Comme j’ai beaucoup étudié le tribut intellectuel que Robbe-Grillet devait à son ami, ce n’est guère surprenant. Là où cela devient plus intéressant, c’est que le titre du présent ouvrage m’est venu spontanément, au cours d’une discussion. Sauf que, préparant l’introduction que vous lisez, je “tombe” sur ces lignes de… Barthes à propos de l’écrivain : « la preuve de l’écriture [c’est qu’]on ne sait jamais s’il est responsable de ce qu’il écrit (s’il y a un sujet derrière son langage) ; car l’être de l’écriture (le sens du travail qui la constitue) est d’empêcher de jamais répondre à cette question : Qui parle ?50 » Me voilà fait ! Fausse coïncidence, bien entendu ; il serait par trop stupide de ne lui faire un sort. Dans cette optique, la pirouette de Butor ne manque pas de sel : Certains estimeront peut-être que, désirant parler de Baudelaire, je n’ai réussi à parler que de moi-même. Il vaudrait certainement mieux dire que c’est Baudelaire qui parlait de moi. Il parlait de vous51.

Mais elle va plus loin qu’il n’y semble. Rappelons la prosopopée de Blaise Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé52. » Il est non moins vrai que tout lecteur trouve dans un texte ce qu’il est à même d’y voir, ce qu’il est prêt à y reconnaître, c’est-à-dire, en somme, ce qu’il y met. Contrairement aux idées reçues, je pense qu’il n’en va pas autrement du critique, fût-il universitaire. Nous avons tous notre histoire personnelle et familiale, nos goûts, notre formation, nos centres d’intérêt, nos sujets de prédilection, et bien loin que les œuvres décident seules de notre expertise, nous choisissons ce que nous voulons étudier et nous récoltons ce que nous avons semé. Julien Gracq en faisait le reproche53, à raison, sans doute – et à tort, sûrement. L’une des grandes leçons de la Roger-Michel Allemand, « L’écriture et le silence », Universo Butor, Actes du colloque international de l’Universidade Federal de Minas Gerais, R.-M. Allemand et Márcia Arbex (dir.), Belo Horizonte, C/Arte, 2012, p. 43-57. 49 Voir Roland Barthes, « L’écriture et le silence », Combat, 23 novembre 1950, repris en 1953 dans Le Degré zéro de l’écriture (Œuvres complètes, t. I). 50 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. III : S/Z, p. 235. 51 Michel Butor, Œuvres complètes, t. II, 2006 : Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire (1961), p. 367. 52 Blaise Pascal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1977 : Pensées (†), fragment n° 8H recto, p. 717. 53 Voir Julien Gracq, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1995 : Lettrines (1967), p. 161. 48

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recherche littéraire depuis les années 1950, est en effet que le lecteur est co-constructeur des significations et contribue activement à la polysémie. Il n’en reste pas moins que cela pose la question, fondamentale, de la portée scientifique. Si l’on ne trouve, en effet, que ce qu’à quoi l’on s’attendait, on n’apprend rien, de nouveau, et il n’y a pas de découverte, alors que ce qui fait l’avancée d’une science, c’est précisément de trouver ce à quoi l’on ne s’attendait pas. L’entretien ressortit donc à l’ambiguïté, comme l’atteste, ici même54, ma réplique à la question de Butor, « Qui parle ? ». Cogito ergo sum55 ? Non, écrivait Arthur Rimbaud : « C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense56. », car « Je est un autre. » Or tous les psychanalystes savent que l’autre n’existe pas et qu’on ne parle que de soi à travers l’autre. Ou comme disent les enfants, c’est celui qui dit qui y est. La référence à Proust s’impose : « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi57. » Quand je suis face à lui, au fond, et quelle que soit la nature de notre relation, amicale ou non, sa qualité même tient à cette réciprocité : je n’existe pas plus pour l’écrivain qu’il n’existe pour moi. Nous sommes en miroir l’un de l’autre et interrogeons mutuellement tel ou tel aspect du reflet que nous nous présentons : che vuoi 58 ? Que veux-tu ? Que me veux-tu ? Que veux-tu de moi ? Que te veux-tu ? Que veux-tu de toi ? Qu’est-ce que je te veux ? Qu’est-ce que je veux de toi ? Qu’est-ce que je me veux ? Qu’est-ce que je veux de moi ? Cela éclaire d’un jour nouveau les fondements du dialogue, n’est-ce pas ? Et fournit une hypothèse plausible pour comprendre la multiplicité et la diversité des interlocuteurs. Je revois Léopold Sédar Senghor à Verson, Umberto Eco à Bologne, Pascal Quignard avec qui le tutoiement était venu au bout de cinq minutes, et tous les autres encore, tous nos échanges, graves ou légers, programmés ou impromptus, enregistrés ou non. Je songe aussi à mes livres avec Butor et Robbe-Grillet bien sûr59. Quelle chance ! mais la lumière a changé, et sachant d’expéVoir infra, « Michel Butor : Des profondeurs », p. 150. René Descartes, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1937 : Principes de la philosophie (1644). La formulation initiale était cependant en français : « Je pense, donc je suis. », ibid. : Discours de la méthode (1637), p. 147. 56 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009 : « Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871 », p. 249. 57 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989 : Albertine disparue, p. 30. 58 Voir Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 815. 59 Roger-Michel Allemand, Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, Paris, Argol, « Les Singuliers », 2009, et Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, « Audiographie », 2018. 54 55

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rience que la rencontre psychique a lieu à un même niveau de compréhension et de souffrance, il est maintenant plus raisonnable de se taire sur ce point, au risque de s’entretenir en vain. La Bocca della Verità n’est-elle pas aussi une bouche – ou un tampon – d’égout ? Ayant pris conscience que je fais partie intégrante et structurante du processus et de la dynamique des entretiens littéraires que j’ai réalisés, il m’est devenu impossible de les commenter, a fortiori de prétendre en extraire telle ou telle « substantifique moelle60 ». Ce serait déplacé. Pour cause d’implication. *** D’autres seront en meilleure position pour les expliquer, justement, qui profiteront d’une vue dite cavalière. La sélection présentée dans cet ouvrage constitue en effet un tableau de la littérature de langue française contemporaine, réunissant des écrivains de premier ordre, pour la plupart bien connus du public cultivé et dont plusieurs sont même tenus pour incontournables au sein de l’université. La première section rassemble parmi les plus grands poètes français de notre temps : Denis Roche, Christian Prigent, Bernard Noël et Michel Deguy, auxquels s’ajoutent Hubert Lucot et Michel Butor en raison de leurs questionnements communs sur les ressources de la création. La seconde regroupe des romanciers dont les propos tournent autour de l’investissement du sujet dans l’écriture : Patrick Grainville, Paul Louis Rossi, Éric Chevillard, Jean-Philippe Toussaint, Tanguy Viel et Louise Lambrichs. À ma connaissance, il n’existe guère d’exemples comparables, mais il y en a. Je pense aux recueils de Gilbert Ganne, de Madeleine Chapsal et d’André Bourin61, ou encore à l’anthologie de Frédéric Lefèvre62. Signalons également le livre, plus hétérogène, de Denise Bourdet63, ainsi que la somme rassemblée par Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens64, dont l’objectif est toutefois différent, puisqu’elle réunit aussi bien des auteurs que des éditeurs, des libraires, des chroniqueurs ou des professeurs, entre autres, alors que notre corpus ne donne la parole qu’aux écrivains. François Rabelais, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994 : Gargantua (1534), prologue. 61 Gilbert Ganne, Interviews impubliables, André Bonne, 1952 ; Madeleine Chapsal, Les Écrivains en personne, Paris, Julliard, 1960 ; André Bourin, Paroles d’écrivains, Paris, La Table Ronde, 2006. 62 Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, Nantes, Siloë, 1996-1997 (3 volumes). 63 Denise Bourdet, Brèves rencontres, Paris, Grasset, 1963. 64 Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens (dir.), Aventures littéraires, Paris, BuchetChastel, 2012. 60

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Couvrant une période allant de 1993 à 2018, la plupart de ces entretiens ont certes bénéficié d’une première parution séparée65, mais, outre qu’ils ont tous été publiés à l’étranger, le plus souvent il y a des lustres, et qu’ils sont complétés par des inédits de poids, il convient d’insister sur le fait que c’est leur ensemble qui fait sens. De fait, il permet d’articuler les interrogations soulevées plus haut et de contribuer à la recherche savante sur la problématique de l’entretien littéraire en tant que genre. Afin de terminer le panorama, il a semblé utile de fournir au lecteur un exemple de fausse entrevue ou plutôt, d’entrevue reconstituée. Fin septembre 1996, Robbe-Grillet donne une conférence à l’Institut français d’Oxford. Quelques mois plus tard, il me téléphone : la transcription de son intervention est désastreuse, il en a interdit la publication en l’état et me demande de la réécrire complètement. L’organisateur de la rencontre me l’envoie, je fais le travail, l’écrivain le valide et puis plus de nouvelles. J’apprends ensuite qu’après une première édition, apparemment fautive, en 2000, le texte est paru en 2001, sans qu’on me l’adresse ni ne m’y crédite. Tant pis. Un confrère, au courant de l’arrangement, me rendra justice en le précisant66 et Robbe-Grillet fera lui-même référence à mon rôle dans la mise en forme de ses propos67. À la même époque, il m’a lancé sur un projet de livre d’entretiens et me suggère, puisque je l’ai réécrite, d’utiliser en partie sa conférence d’Oxford (en y ajoutant les questions que j’aurais pu alors poser), que nous prolongeons par un échange autour de son film Un bruit qui rend fou. Le projet de livre avorte, les choses en restent là. Or, par un de ces hasards plaisamment objectifs chers à André Breton, un ami m’a fait récemment parvenir l’ouvrage où figure la conférence d’Oxford68 et qu’est-ce que je constate ? Ce n’est pas le texte remanié qui y est reproduit mais la transcription initiale, truffée d’erreurs, de coquilles et d’approximations, que Robbe-Grillet avait interdite, lui qui me disait :

Dans la revue Ariane, de l’Université de Lisbonne : Roche (2001). Dans la revue @nalyses, de l’Université d’Ottawa : Chevillard (2010), Grainville (2008), Lucot (2010), Prigent (2010), Rossi (2010), Toussaint (2011), Viel (2008). 66 Éric Le Calvez, « Alain Robbe-Grillet conférencier : de la parole à l’écrit », in RogerMichel Allemand et Christian Milat (dir.), Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 93. 67 Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices, op. cit., p. 202. 68 Alain Robbe-Grillet, « L’écrivain sur l’écran » [sic], in Édouard d’Araille (dir.), In the Temple of Dreams : the Writer on the Screen, Londres, Living Time Press, 2001, p. 3-21. 65

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“La chair des phrases a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mon travail”, ai-je déclaré au tout début des Derniers Jours69. Dès lors qu’il s’agit du français, mon être est pour ainsi dire en cause : la langue maternelle structure notre psyché, elle est presque sacrée. Pas question, dans ces conditions, de laisser transcrire n’importe quoi !

Me voici donc libre de livrer ici la version qu’il avait approuvée, ne seraitce déjà que par égard pour ses talents d’orateur, mal servis, malmenés, mais aussi pour permettre au lecteur de mesurer comment, parfois, certains entre… riens se font. Le tout se clôt, en épanadiplose, sur un dernier document qui illustre mes considérations au sujet de l’empreinte que l’intervieweur peut avoir ou de l’influence qu’il peut exercer, volontairement ou non, sur le décours du dialogue. En 2008, après une exposition de son œuvre photographique, j’avais en effet proposé à Denis Roche de nous entretenir à cette occasion, pour opérer une sorte de rétrospective de son parcours. Il avait gentiment décliné, arguant de son manque de disponibilité, tout en me demandant de lui envoyer le questionnaire, pour, éventuellement, y répondre par écrit. Quelques jours après, l’ayant reçu, il me téléphone et feint l’indignation : “Ce n’est pas possible : tu as une machine à questions ! Rien n’est laissé au hasard. C’est monstrueux ! Non, vraiment, je ne peux pas.” Comme l’humour nous liait, le texte paraîtra finalement tel quel, sans ses réponses et avec son accord complice, sous la forme d’une « Lettre ouverte à Denis Roche sur les questions qu’il pose70 »… Voilà de quoi, je l’espère, intéresser un large public, non seulement les spécialistes de chaque auteur, mais aussi tous les étudiants désireux d’acquérir une culture littéraire générale et tous les lecteurs que l’opinion des écrivains intéresse. Sur ce vœu, achevons donc par une formule partagée par Jean Paulhan et Louis-René Des Forêts : « Mettons [enfin] que je n’ai rien dit71 », qui fait écho à celle de Valéry : « Je n’ai pas voulu dire, mais voulu faire, et […] ce fut l’intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit72. »

Alain Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, Paris, Minuit, 1994, p. 7. Cet incipit est démarqué de celui de La Maison de rendez-vous : « La chair des femmes a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mes rêves. » (Paris, Minuit, 1965, p. 9). 70 Roger-Michel Allemand, « De quelques retours instantanés. Lettre ouverte à Denis Roche sur les questions qu’il pose », La République des Lettres, 26 avril 2008. 71 Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, ou la Terreur dans les Lettres (1941), Paris, Gallimard, « Idées », 1973, p. 168, et Des Forêts, Pas à pas jusqu’au dernier († 2001), Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2006, p. 24 (enfin est absent de ce texte). 72 Paul Valéry, Œuvres, op. cit., t. I : « Au sujet du Cimetière marin », p. 1503. 69

I

De la poésie et de l’écriture

L’écriture et la photographie Denis ROCHE Roger-Michel Allemand. Que pensez-vous de cette affirmation de Kafka : « On photographie les choses pour se les chasser de l’esprit1. » ? Denis Roche. Kafka entretenait d’étranges rapports avec la photographie. En fait, il ne s’agissait sans doute pas vraiment pour lui de « chasser de l’esprit », mais plutôt d’identifier quelque chose qui est flottant dans l’esprit, par une image qui n’est finalement qu’un morceau de papier qu’on peut glisser dans sa poche et auquel on peut revenir chaque fois qu’on en a envie. Il en parle souvent dans ses lettres, notamment à Felice. Dans ce cas, il a évidemment raison : on chasse une obsession pour la restituer sous une forme apparemment anodine. Mais un photographe ne peut quand même pas penser ainsi, parce que le phénomène d’accaparement de ce qu’on regarde et qu’on photographie est à mon avis trop fort. Un photographe ne chasse rien. Au contraire. C’est ainsi que beaucoup des souvenirs de ma vie sont des souvenirs des photos de ces instants-là. Je me souviens de la photo, qui, elle, se souvient de l’instant. La photographie est le carbone de la mémoire. Pour ce qui est du souvenir. En ce qui concerne l’art, c’est bien entendu tout autre chose. R.-M. A. Par là-même, vos doublets photographiques – même personne, même site, même attitude, même éclairage, même saison, même cadrage, etc. – auraient alors pour fonction d’être la mémoire de la mémoire du moment photographié. Comme s’il s’agissait de conjurer la fuite du souvenir et de l’événement, d’entretenir ces Conversations avec le temps auxquelles vous avez notamment consacré un ouvrage.

1

Franz Kafka cité par Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, t. V : La Chambre claire. Note sur la photographie (1980), p. 833.

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D. R. De fait, il s’agit essentiellement d’une expérience qui consiste à retourner aussi souvent que possible au problème obsédant du Temps. Je me suis toujours demandé si quelqu’un comme Niépce, quand il a inventé la photographie, avait pu penser qu’il s’agissait d’une entreprise prométhéenne. En photographiant à plusieurs années d’intervalle la même personne ou la même action, dans le même endroit particulier, j’ai l’impression de photographier un laps de temps. Il va de soi que j’en photographie l’absence et la présence, parallèlement à un phénomène d’accumulation d’une seule et même chose à travers le temps. Au fond, plus que la photographie de l’intervalle, c’est une accumulation du court instant et du long terme, qui finit par être obsédante. R.-M. A. C’est sans doute pourquoi, contrairement à Barthes2, qui ne pouvait s’attacher qu’à la surface du cliché photographique, vous avez déclaré que « la photo est empreinte de profondeur3 », établissant ainsi une distinction entre lectures horizontale et verticale, entre axes syntagmatique et paradigmatique, entre glissement superficiel et enfoncement dans la pâte de l’événement. Loin de n’être que la trace pelliculée d’un rapport métonymique au monde, la photographie en est une métaphorisation. Une métabolisation même. D. R. Une telle affirmation de profondeur à propos de la photographie est très inhabituelle dans ma bouche, car j’ai parlé au moins aussi souvent, sinon plus, de l’aspect strictement réduit à la surface du papier. C’est-àdire qu’il y a corrélation entre l’instantané de la prise de vue et l’aspect simpliste de la pellicule et de la surface à quoi se réduit ensuite le tirage photographique. C’est le règne du manque d’épaisseur, qui correspond d’ailleurs parfaitement à l’idée dérisoire que se font les gens de l’objet photographique. Il y a néanmoins profondeur, mais j’ai beaucoup de mal à l’analyser, parce que, étant un écrivain obsédé par la photographie, j’imprime constamment des images sur une surface qui se déroule tantôt dans la machine à écrire, tantôt dans le boîtier de l’appareil photo. Physiquement parlant, c’est le même processus. La différence tient à ce qu’en photographie, la seule profondeur est celle du Temps, qui glisse irrémédiablement en surface, sur une bobine qui se défait sans cesse. 2

3

« Il faut donc me rendre à cette loi : je ne puis approfondir, percer la Photographie. Je ne puis que la balayer du regard, comme une surface étale. La Photographie est plate, dans tous les sens du mot, voilà ce qu’il me faut admettre. », Roland Barthes, ibid., p 873. Denis Roche, Conversations avec le temps, Talence, Le Castor Astral, 1985.

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R.-M. A. Attention : le Grand Rouleau du Fataliste4 n’est pas loin ! D. R. Oui, mais j’ai quand même envie de vous renvoyer la balle avec ce que disait Hoffmannsthal : « La profondeur se cache. Où ? Dans les surfaces5. » R.-M. A. C’est aussi Paul Valéry disant que ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. Ou encore l’épigraphe de Rousseau à ses Confessions : « Intus et in cute ». D. R. La profondeur de la photo est aussi liée à la qualité esthétique du résultat. Si l’implication esthétique a été jouée réellement et retenue par l’image définitive, on peut dire qu’il y a profondeur. D’autres le diraient en parlant de valeur iconique ou indicielle, mais tout cela revient à dire la même chose : qu’une photo a une valeur esthétique, c’est tout. Une des choses qui gênaient profondément Barthes, était que, selon lui, on ne pouvait pas parler du style d’une photo, parce que toutes les terminologies existantes concernaient d’autres disciplines artistiques. En réalité, je soupçonne qu’il sous-entendait que, si on ne pouvait pas en parler et si une terminologie spécifique n’existait pas, c’est que la question ne se posait pas en photographie. Ce n’est pas vrai, bien sûr. Sinon, l’histoire de la photographie n’existerait pas. R.-M. A. Nous y reviendrons sûrement, d’une manière ou d’une autre, mais, quoiqu’il ne connût point la photographie, diriez-vous comme Lessing que « la vie est toujours au-dessus de l’image6 » ? D. R. Tout dépend du sens dans lequel il affirmait cela. Si la formule a valeur de jugement, à savoir que, de toute façon, la vie en elle-même prime sur l’image qu’on en donne, c’est une opinion morale comme une autre. Après tout, pourquoi pas ? Mais si Lessing avait été contemporain de la photographie, il eût pu vouloir dire que la vie est quelque chose qui plane de manière indifférenciée, insaisissable, immatérialisable, toujours au-dessus de ce qu’on peut en fabriquer comme représentation. Et l’art 4 5

6

Allusion à Denis Diderot, Contes et romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004 : Jacques le fataliste et son maître (†1796). La citation exacte est : « La profondeur doit être cachée. Où ? En surface. », Hugo von Hoffmannsthal, Le Livre des amis (1922), Paris, Maren Sell, « Petite Bibliothèque européenne », 1990. Voir Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon (1766-1768), Paris, Hermann, 1990.

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serait le moment où l’une de ces choses est, par la seule vertu d’un artiste, prise en dessous, comme un dépôt sédimentaire. C’est exactement ce qu’exprime Genet dans une de ses lettres à Roger Blin : « Le temps. Je ne sais rien de précis sur le temps, mais, si je laisse retomber une paupière assez lourde sur un événement, et quel qu’il soit, il me semble que l’événement ne s’est pas écoulé, allant du moment présent vers le futur, mais au contraire qu’à peine né l’instant qui va l’orienter, l’événement atteint son terme et reflue vers sa naissance à toute vitesse, et le tasse sur lui-même7. » R.-M. A. Dans Forestière Amazonide, vous avez précisé : « J’écris toujours par séries, séries de même inspiration et de même rythme8. ». Ce que je mettrai en relation avec votre concept de photolalie. Y aurait-il homologie entre écriture et photographie ? D. R. Cette phrase de moi n’a de sens que par rapport à une chose qui me fascinait du strict point de vue technique : la vitesse. Quand je parlais de séries – Forestière Amazonide date de 1962 –, il s’agissait seulement d’évoquer une rapidité extrême dans l’écriture : je me mettais à écrire des poèmes, en phase à chaque moment avec une certaine vitesse de précipitation, et donc avec un résultat précipité. L’élan qui caractérisait cela ne pouvait tenir que dans une demi-heure, une heure tout au plus. Et tous les poèmes que j’écrivais dans ce laps de temps, appartenaient à la même phase de précipitation. Il faut dire qu’à l’époque, j’étais assez marqué par ce qui se faisait en peinture : c’était encore la grande période des abstraits lyriques ou des abstraits gestuels. Par exemple, j’avais été frappé par l’entreprise de Sonderborg, dont chaque œuvre était légendée par le temps mis à la réaliser. Puis j’ai divergé, et la question de la vitesse est devenue moins importante. Maintenant, concernant la photographie, qui est intervenue longtemps après – à partir de 1978 –, le concept de série m’intéresse extrêmement peu, parce que la photo, chez moi, est de l’ordre de l’instantané. Chaque fois que j’ai fait des doublets photographiques, c’était avec l’idée d’aller-retour, et non pas de série, l’allerretour étant lié, pour moi, à un questionnement littéraire de l’image. Quelque chose s’effondre sans doute entre l’aller et le retour, et mes photos demandaient : « Qu’est-ce que c’est ? » Cela étant, aucun livre de littérature n’a de véritable rapport avec la photographie, avec ce qu’il y a 7 8

Jean Genet, Lettres à Roger Blin, Paris, Gallimard, « Blanche », 1966, p. 229. Denis Roche, Forestière Amazonide (1962), dans La Poésie est inadmissible, Paris, Le Seuil, « Fiction & Cie », 1995, p. 10.

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d’en-soi esthétique dans Pacte photographique. Les deux choses sont aux deux extrémités d’une chaîne. Un gouffre les sépare. Et la chaîne qui les lie est tombée au fond depuis longtemps. R.-M. A. C’est exactement la séquence des quatre photos de Louqsor (1981), composée de deux allers-retours, dont le dernier manque, comme si vous-même et l’événement représenté s’étaient définitivement évanouis dans les brumes de chaleur et les mirages de l’horizon. La perte du sujet correspond ainsi à la perte de l’objet. D. R. Oui, mais cette notion d’objet perdu est d’une certaine manière transcendée – ou devrait l’être – par la vertu esthétique de la photo. Il est vrai, néanmoins, qu’il s’agit là du sujet unique, et du rêve qui devrait pouvoir exister chez l’écrivain, car il ne peut espérer obtenir un jour un résultat instantané : par définition, le texte est un ensemble prodigieusement démultiplié qui a trait à un continuum. R.-M. A. Vous distinguez nettement écriture littéraire et photographie, cependant il me semble que le cliché contient en lui-même une forme de continu, ne serait-ce que parce que le tirage catalyse et rassemble en une image cohérente des éléments épars qui, sans lui, seraient restés séparés les uns des autres et n’auraient sans doute jamais eu l’occasion de se rencontrer. Bien entendu, le continu est alors microscopique par rapport au déroulement que vous sous-entendez, mais, en définitive, une ligne n’est faite que d’une succession infinie de points infinitésimaux, euxmêmes constitués de particules imperceptibles au regard courant. D. R. Dans cette perspective, j’ai imaginé jadis, sans l’écrire, une longue nouvelle qui aurait mis en scène un dictateur mégalomane essayant de couvrir tout son empire par des gestes photographiques en nombre suffisant pour que l’ensemble du territoire soit restitué simultanément par un seul contact et que rien ne puisse échapper à son regard. C’eût été une histoire amusante, qui aurait montré l’impossibilité de l’entreprise, car il y aurait eu forcément un trou quelque part : un des milliers de sujets chargés d’appuyer exactement au même moment sur le déclencheur aurait eu une crise cardiaque, ou encore l’un des appareils se serait enrayé cinq secondes avant l’instant fatidique.

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R.-M. A. Sans compter les trous des boîtiers photographiques et, au-delà, tous les volumes internes : un appareil ne peut pas plus se photographier lui-même que l’intérieur des objets et l’intérieur des êtres. Sur le plan optique, la photographie ne peut être une introspection qu’au second degré, la trace mnésique d’un processus insoupçonnable, une « empreinte de profondeur », justement, mais jamais l’exploration physique et effective d’un contenu. L’art bute toujours sur les parois du référent. Quant au continu, s’il n’existe pas en photographie, c’est que les instants sont par nature discontinus. Sinon ce serait le temps plein, sans faille, complet, et ce temps-là, c’est l’invention de Dieu. Aux antipodes de toute illusion réaliste, l’utilisation de la photographie par des écrivains s’est d’ailleurs particulièrement développée avec les surréalistes, qui étaient fascinés par la magie de l’image et pratiquaient avec elle collages et associations libres. Et tandis que l’invention de la rayographie eût pu figurer l’empreinte directe du réel objectal – le papier étant directement sensibilisé par l’objet –, on s’aperçoit, à l’inverse, que le photon y devient le support ou, plus exactement, le vecteur de la plus grande subjectivité et du fantasme, transformant le trivial en insolite. D. R. Évidemment, on peut imaginer que le rêve balzacien – ou du moins, de tous les écrivains qui se réfèrent à Balzac – est que l’œuvre littéraire soit une gigantesque pellicule qui recouvrirait une réalité ou une société donnée, dont on obtiendrait ainsi le calque. Mais beaucoup plus intéressante me paraît l’obsession que Breton avait de la photographie. Nadja9 devrait être l’un des livres permettant d’enseigner ce que photographier veut dire, car toutes ses photos ramènent à une vertu magique de la lumière, qui apporte la preuve que la photographie ne se contente pas de restituer platement une réalité visualisée. R.-M. A. De même, dans vos propres clichés, l’implication magique est très forte, précisément parce que, simultanément, ils représentent quelque chose de concret. Si vous n’aviez pas voulu saisir un morceau de réel, la part de magie ne serait pas intervenue et l’acte photographique n’aurait pas métamorphosé son objet. D. R. Vous avez raison. En fait, je me préoccupe énormément de la réalité du lieu et du moment où je prends la photo, raison pour laquelle, sans l’avoir vraiment voulu, j’ai toujours légendé mes prises par la date et 9

André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1988 : Nadja (1928).

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l’endroit exacts, et ce, dès mes premières expositions, d’instinct. Il m’est même arrivé, parce que je ne l’avais pas noté sur le moment, de procéder à des recherches, assez délirantes quelquefois, pour retrouver précisément le numéro de la chambre où telle photo avait été prise, ou encore de retirer des photos d’une exposition parce que j’avais un doute sur la date ou le lieu. R.-M. A. C’est un moyen comme un autre de classer les événements de sa vie dans un ordre rassurant. D. R. Je ne connais d’obsession similaire que dans la publication d’un journal intime : le présupposé implicite est que chaque information donnée est exacte. Ainsi, chez moi, même pour une nature morte, je me sens obligé de préciser les cadre spatial et temporel. Que ça ne soit que ça ne me rassure pas, mais m’inquiète. La photo ne serait donc la preuve que de cela ? R.-M. A. Au contraire, cela peut avoir beaucoup plus de sens, fût-ce indirectement. Il faudrait même sans doute en imaginer une psychanalyse. D. R. Il n’existe, à ce jour, aucun texte psychanalytique, même très court, portant sur une photographie. R.-M. A. Vous connaissez la formule, lapidaire : « philosopher, c’est apprendre à mourir10 ». Partant de là, je ne puis m’empêcher de songer à une photo de 1985 que j’ai aussitôt baptisée dans mon esprit « la Vanité de Cologne » – le squelette gardien des portes. Or, vous avez écrit : « De toute façon on se photographie soi-même quand on prend une photo. On photographie ce qu’on a regardé, donc on se photographie soimême11. » On photographierait ainsi, en philosophe, son propre regard, son œil, le cristallin de son âme ? Ailleurs, vous avez déclaré que l’autoportrait est une « sorte de rite de passage ». Est-ce que, par hasard, vous vous photographieriez comme mort, glacé sur le papier comme les paroles étaient perdues dès qu’inscrites selon les Celtes ? Michel de Montaigne, Les Essais (1588), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007 : I, XX. 11 Denis Roche, La Disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), Paris, Éditions de l’Étoile, 1982, p. 73. 10

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D. R. Là, vous recouvrez d’un coup tellement de mes préoccupations... C’est vrai que je ne peux pas penser que toute photo que je prends ne poursuit pas mon autoportrait. Quel que soit le sujet photographié, et quel que soit le photographe, toute photo parle fondamentalement de celui qui l’a prise. Au début de mon activité dans ce domaine, j’étais obsédé par le fait que l’écrivain est dans l’impossibilité de passer outre, c’est-à-dire d’aller et d’apparaître dans ce qu’il est devenu sous la forme d’un livre. Il ne peut pas se retrouver à l’intérieur du champ visuel que restitue sa littérature. On ne passe jamais de l’autre côté du miroir quand on écrit. On passe son temps à représenter devant soi quelque chose qui est, physiquement, de l’ordre de la nébulosité. C’est ce que j’ai essayé de traduire, notamment dans L’Hexaméron et dans Louve basse, par une gravure chinoise montrant un lettré devant sa table, en train d’écrire, qui jette un œil par la fenêtre, la gravure sur la page en vis-à-vis matérialisant ce qu’il voit : une espèce de nuage d’insectes en été, qui est une nuée d’écriture. Il regarde donc dehors quelque chose qui est effectivement représenté dans le paysage, mais qui est en fait ce qu’il a dans la tête. Quand j’écris, c’est la même chose : penché sur ma machine, tout mon visage et mon regard intériorisés vers quelque chose de flou et précis à la fois, qui s’y forme sans arrêt, une nuée de paroles qui se produit à quelques mètres devant moi. Au fond, cette image préfigurait ce que j’allais rencontrer en photographie. Les premières photos que j’ai publiées, dans Notre antéfixe, étaient toutes de moi et de ma compagne, réalisées au déclencheur à retardement. C’est alors que j’ai pris conscience que j’avais transmué dans un acte réel cette espèce d’obsession visuelle que j’avais en écrivant et qui était de quitter ma table de travail pendant l’acte d’écriture, de me lever, comme en rêve ou par dédoublement, de partir devant moi dans ce paysage, de me retrouver devant mon propre regard, de regarder, de là où j’étais, mon regard d’écrivain, de prendre en photo ce regard, puis, cela fait, de réintégrer ma posture d’écrivain. R.-M. A. C’est en somme une illustration des paroles de Lacan : « La toile, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau12. » D. R. Cela rejoint ce que nous disions de la profondeur : alors oui, il y a ça, il y a cette profondeur-là, cet aller-retour dans le réel qui consiste à me l’attribuer et à en revenir. Dans presque toutes ces photos, je suis 12

Jacques Lacan, Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 89.

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d’ailleurs pris de dos ou de face, c’est-à-dire en train d’aller à l’intérieur ou en train d’en sortir. Lorsque je me suis rendu compte de ce phénomène, je me suis aussi aperçu que j’éprouvais une sorte d’incapacité physique à me déplacer de la droite vers la gauche du cliché, ou inversement. J’ai essayé, mais je trouve le résultat idiot. Il n’y a d’entrée en matière que sagittale. R.-M. A. Étymologiquement, l’idiot, c’est celui qui n’a pas de double13, et qui n’est donc pas capable de se reconnaître dans le reflet que lui renvoie la glace. Il n’a pas de psyché, puisqu’il n’a pas intégré le stade du miroir et n’a pas accédé à l’autonomie. Peut-être que lorsque vous entrez latéralement, vous êtes dans l’incapacité de vous extérioriser suffisamment pour vous identifier. Vous n’avez plus de sosie et l’image apparaît comme une statue de roche, figée, durcie sur le papier comme sur une pierre tombale. Ce n’est pas un hasard si Barthes détestait qu’on le regardât de biais, parce que ce type de regard, on ne peut ni l’affronter – regarder l’Autre dans les yeux –, ni l’ignorer – lui tourner le dos : il réifie. Le seul recours est alors de devenir iconoclaste. D. R. Ou alors le double est tellement étrange et particulier... Pour en revenir à la « Vanité de Cologne », j’étais dans cette ville pour y donner une série de conférences sur la littérature. J’étais seul et m’ennuyais terriblement. J’étais même un peu désespéré. Dans ces cas-là, je sors de mon hôtel et je vadrouille, comme le fait un photographe, en essayant vaguement de tirer quelque chose de la réalité. J’ai vu en devanture d’une librairie un guide touristique où figurait une photo de ce squelette, bombé sur la porte murée d’une église romane, qui, comme toutes les églises de Cologne, avait été rasée pendant la guerre, puis reconstruite à l’identique. R.-M. A. Comme la basilique de Trêve, détruite quatre fois et rebâtie chaque fois de plus en plus « authentique », le temple d’Éphèse, ou encore le vaisseau des Argonautes, dont toutes les pièces défectueuses furent, suivant la tradition, progressivement remplacées par des neuves, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien du navire originel. Tel un espoir insensé d’effacer toute ruine et de rétablir une pérennité idéale.

13

Voir Clément Rosset, Le Réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, « Blanche », 1976, et Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, « Critique », 1978.

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D. R. Oui, d’où un côté dur, hors du temps, parce que les monuments en question sont de fausses antiquités, auxquelles on a donné une patine d’illusion. Ce porche muré, avec le squelette qui tend les bras en travers de l’encadrement de l’ancienne porte, comme pour en interdire l’accès, m’a beaucoup impressionné. La chose qui m’a le plus perturbé en voyant ce guide, c’est que la ville de Cologne considérait cela comme une œuvre d’art, puisqu’elle l’avait commandée en tant que telle. Tout cela me paraissait du dernier scabreux - dans les circonstances où je me trouvais, particulièrement. Je me suis donc mis en quête de cette église et l’idée ne m’est pas venue de la photographier pour elle-même, mais d’y faire des autoportraits. Tant bien que mal, j’ai accroché mon appareil à une branche d’arbre. La pluie commençait à tomber, il fallait se dépêcher. Il s’agissait manifestement d’un endroit de passage : il y avait un jardin autour de l’édifice et des gens le traversaient en rentrant de leur travail. Ils me regardaient et marchaient à distance, trouvant sans doute que ce que je faisais était louche. Et ils avaient raison. Moi-même, je n’arrivais pas à être persuadé de ce que je faisais. Bref, il s’est trouvé que, comme presque toujours dans mes prises à retardement, je me suis photographié en train d’aller vers le fond de la scène, et donc vers le squelette. Tous mes amis photographes m’ont dit que de telles photos ne se font pas. R.-M. A. Par superstition ? D. R. Oui. Ce genre de choses se fait dans un reportage. Mais on ne se photographie pas soi-même quand on réalise un reportage. R.-M. A. On peut toutefois considérer la chose sous un autre angle, plus positif : votre esthétique photographique englobant à la fois un aspect funèbre et une dynamique initiatique, il y a rite de passage entre les deux, qui tend, fondamentalement, à une revivification personnelle. Par ailleurs, dans la tradition picturale des vanités, les crânes et autres ossements sont toujours disloqués – pour suggérer la déstructuration de l’être – et associés à un (effet de) miroir. Or, chez vous, le squelette est encore debout, ce qui suggérerait que la déstructuration est prise en relais par le jeu de vos reflets. Où est donc la restructuration ? D. R. Allez savoir... Cela dit, je ferai surtout observer que le squelette de Cologne est un écho à l’un des grands décharnés de la statuaire française : celui de Ligier-Richier, dans une église de Bar-le-Duc. Le mort est debout sur sa tombe, grandeur nature, et brandit son cœur à bout de

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bras. La première fois que je l’ai vu, c’était en 1962. J’y ai repensé, précisément, à Cologne, vingt-trois ans plus tard. Quant aux reflets que j’utilise dans mes photos, ce sont des biais littéraires, le principe même de la littérature n’étant pas de dire directement les choses, mais plutôt de les révéler par masques successifs et approches désorientées. À savoir d’accumuler des mots, des phrases, des coupures, des transversales, des déplacements, des dénivelés par rapport à la chose simple qu’on veut énoncer. Dans mes photos, c’est assez proche : je ne fais pas de documentaire et trouve sans intérêt de me contenter d’enregistrer, platement, ce que j’ai sous les yeux. J’ai donc souvent recours à des reflets, qui sont pour moi l’équivalent rhétorique des procédés littéraires. C’est une façon d’introduire dans l’instantané quelque chose qui a trait au long cours, au délai, comme une espèce d’écho à la phrase, peut-être même au paragraphe. Henri van Lier l’a bien perçu. Dans son Histoire photographique de la photographie, il parle à mon sujet de photos proprioceptives. Je vais vous en lire un passage. Voici : « il faut d’abord creuser une profondeur qui ne soit pas distribuable immédiatement, comme par l’œil, mais oblige à une progression et régression tâtonnante, hésitante14 ». De ce point de vue, il a raison d’insister sur la nécessité d’un « échelonnement dans la profondeur [qui] soit plastiquement ambivalent », avant d’enchaîner sur la présence d’« adjuvants plus ou moins indispensables. Le premier est l’ombre projetée, tact et même retour de tact, retour du tact le plus proche, à condition qu’elle soit à son tour non franche mais écachée, trop courte ou surtout trop longue, interrompue et interrompante, pour ne pas trop faire figure [...]. L’intervention d’un miroir peut aider aussi au retour tactile, à condition, comme l’ombre, de ne pas mirer vraiment, ce qui extérioriserait et rendrait figural, mais d’intervenir diagonalement [...], ou en rétrovision biaisée [...] ou défaite par la structure de ce qui s’y reflète ». « Somme toute, conclut van Lier, ce sujet photographique se résume dans la catastrophe élémentaire du pli, même du double pli avec fronce, avec sa fente médiane, et son double gonflement de volume, d’ombre et de lumière. » Puis il cite la photo de Zwiefalten, qui est un portrait de ma compagne dans une vitre qui a des défauts, avec des barres verticales de lumière : « C’est assurément le corps propre, car on ne saurait construire la proprioception qu’à partir du corps propre, souvent présent comme

14

Henri Van Lier, Histoire photographique de la photographie, Association de critique contemporaine en photographie, 1992, http://www.anthropogenie.com/ anthropogenie_locale/phylogenese/hpp_friedlander.pdf, p. 5.

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ombre projetée hésitante, ou bien de dos, comme il convient au référent qu’il est ici15. » R.-M. A. Le corps est sans aucun doute l’un des éléments fondamentaux de l’art contemporain. Ce n’est pas un hasard si, dans Le Miroir qui revient, Robbe-Grillet souligne la nécessité « de s’interroger à nouveau sur le rôle ambigu que jouent, dans le récit moderne, la représentation du monde et l’expression d’une personne, qui est à la fois un corps, une projection intentionnelle et un inconscient16 » – tous les enjeux de la littérature sont là –, tandis que le Roland Barthes par Roland Barthes précise que le « corps du dessous » se « donne à lire17 » dans les photographies de jeunesse, qui sont autant de « figurations d’une préhistoire du corps – de ce corps qui s’achemine vers le travail, la jouissance d’écriture ». L’implication du corps induit l’intervention du temps. Or, bien que vos sujets ne soient jamais des natures mortes à proprement parler, cela me rappelle une photo prise à Mérida, où l’on voit votre femme de trois-quarts dos devant une grande boîte vitrée contenant des roses en papier, autrement dit un cercueil de verre, mais où la réalité va paradoxalement devenir immarcescible. D. R. Il y a là un rapport certain aux vanités hollandaises du Siècle d’or. Très souvent, les grands tableaux de bouquets, d’une luxuriance extraordinaire, comportent des éléments propres à la vanité : une abeille sur une fleur ou un légume un peu trop mûr. Dans certaines annonciations du Quattrocento, on trouve d’ailleurs des éléments comparables. Je pense en particulier à une vierge de Lotto, dans une petite église des Marches, qui a l’air effrayé par ce que lui dit l’ange Gabriel : entre les deux personnages, sur le sol, il y a un chat noir qui a le poil complètement hérissé. R.-M. A. Inutile de vous dire que ces rapprochements me confortent dans l’idée que, chez vous, l’appareil photographique est plus que probablement un engin à fabriquer des natures mortes, en même temps qu’un deus ex machina censément providentiel.

Ibid., p. 6. Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1984, p. 12. 17 Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, t. IV : Roland Barthes par Roland Barthes (1975), p. 582. 15 16

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D. R. Pour moi, hélas ! c’est certain. R.-M. A. Et le retardateur, une sorte d’exorcisme. D. R. Oh, que oui ! Tout acte photographique doit être un exorcisme et tout résultat photographique doit pouvoir tenir lieu d’objet magique, même s’il ne semble proposer, à première vue, qu’un effet graphique. R.-M. A. Parallèlement, retardement ?

diriez-vous

que

votre

écriture

est

à

D. R. Difficile à dire. Dans mes poèmes, la question de la vitesse dont nous parlions tout à l’heure, était liée au besoin de traverser quelque chose, notamment en réaction à l’ordre poétique établi. Je pensais qu’il fallait, d’une manière ou d’une autre, apparaître de l’autre côté des formes académiques. Je devais traverser l’opaque. De même que dans Louve basse, je cherchais à me dégager de la littérature instituée, avec moins une notion de traversée que d’irruption violente à travers les contraintes théoriques et politiques de l’époque. R.-M. A. Vous revenez à ce que je disais du rite de passage : la ritualisation de l’acte esthétique permet de créer un mythe de renaissance personnelle, de devenir idéalement la causa sui et de passer par une porte basse chargée de symboles qui permet de réunir, de reformer la chaîne et de sortir de l’ornière. D. R. Effectivement, au bout de mes recueils de poèmes, j’ai considéré que le cycle était clos et j’ai écrit Louve basse, qui est un roman. Puis je suis passé à autre chose. Après Dépôts de savoir & de technique, en 1980, j’ai aussi claqué la porte derrière moi. Vous dites renaissance, oui, il y a de ça : cette nécessité de traverser et de me retrouver ailleurs. C’est au fond la même image que celle que j’ai choisie pour la collection « Fiction & Cie » : une gravure de William Blake dont la légende est : « Le voyageur se hâte à travers le crépuscule. » Il y a néanmoins des moments difficiles, où l’on se dit : « Passer à autre chose, mais à quoi ? » En photographie, évidemment, la question ne se pose pas, puisque chaque prise est une traversée en soi. C’est même une stimulation prodigieuse, dans la mesure où l’on sait qu’il suffit d’appuyer sur le déclencheur pour entamer un autre voyage. D’une certaine manière, l’activité photographique recèle

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donc un continuum fabuleux : il n’y a pas de raison que cela s’arrête, puisque ni le monde, ni le temps ne s’arrêtent. Même si l’on ne photographie rien, la photo, elle, ne s’arrête jamais. R.-M. A. En somme, et contrairement aux idées reçues, la photographie serait le plus sûr moyen de manifester une séparation, une étrangeté au monde, une scission par rapport aux autres et à soi-même. D. R. Tout à fait d’accord ; il n’est pas d’opération plus schizophrénique que la photographie. R.-M. A. Pour en revenir à l’obstétrique – ou à la maïeutique, c’est selon –, pourriez-vous développer cette réflexion de vous : « Je crois que l’art photographique consiste à mettre au jour, au bon moment, la montée des circonstances qui président à la prise de vue en même temps que les facteurs qui organiseront cette rencontre si mémorable du Temps et du Beau18. » ? D. R. J’ai toujours été fasciné par ce qui se passe au moment où l’on s’apprête à prendre une photo. Dans la montée des circonstances – c’està-dire les instants qui précèdent immédiatement la prise –, ont lieu quantités de choses passionnantes, qui ont essentiellement affaire avec le Temps. C’est le moment grave où ma tendance à la proprioception est en train de s’intensifier jusqu’à prendre une proportion pré-monstrueuse et va aboutir au geste photographique. Ces instants-là sont liés au raidissement du Temps, à son accumulation et à son durcissement, où une trombe esthétique va être saisie d’un seul coup, grâce à la circulation du corps, à une vadrouille intérieure. Pour que l’ensemble de l’opération ait un sens, il faut que le Beau puisse rejoindre le Temps. S’ils ne se rencontrent pas, il n’y a pas d’œuvre. R.-M. A. Cette importance du temps justifie que vous ayez souvent rapproché photographie et journal intime. Votre propre pratique auraitelle aussi des rapports avec la notion de pièce à conviction, la photobiographie instaurant une isomorphie entre la vie et la recherche esthétique ?

18

Denis Roche, Conversations avec le temps, loc. cit.

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D. R. Pièce à conviction, oui, c’est sûr. Mais je ne sais pas vraiment pourquoi. Mes photos recouvrent les trente dernières années, elles ne montrent cependant jamais les moments importants de ma vie. On ne peut pas écrire ma biographie en consultant mes planches-contacts. J’ai essayé, une fois, de cristalliser cela en disant : « J’écris pour être seul, je photographie pour disparaître. » La première partie de la phrase, c’est ce que je vous disais tout à l’heure : j’ai toujours écrit pour me débarrasser du genre ou de l’époque littéraires où j’étais en train d’intervenir. Quant à la seconde partie, il est vrai qu’on peut difficilement discerner des périodes esthétiques dans le continuum de mes photos. On ne pourrait pas y repérer un itinéraire, tout juste une évolution, un meilleur savoir-faire, une identification plus poussée de certains procédés, une intensification de certaines obsessions. En outre, j’ai dit pour disparaître pour une autre raison. Quand j’écris, je suis toujours dans le milieu littéraire, parmi mes amitiés de plume, et je peux donc rester tributaire des réseaux esthétiques propres à la littérature. La photographie, en revanche, intéresse peu les écrivains ; je sais alors que je disparais vraiment à leurs yeux. En définitive, la photographie est le moyen le plus affiné que j’ai trouvé jusqu’à présent pour échapper aux autres. R.-M. A. De la photo comme un écran, donc. D. R. Je pense que c’est un écran pour tout le monde. Personne, ou presque, ne voit les implications esthétiques d’une photo. Soit on est touché, soit on ne l’est pas du tout, mais il s’agit alors de l’expression d’une affectivité, pour des raisons privées et subjectives, évocation de souvenirs, d’émotions ou autres. Toujours est-il que ce ne sont pas des réactions d’ordre esthétique, à l’inverse de ce que l’on peut constater chez les amateurs de peinture. Rarissimes, à mon avis, sont les personnes qui peuvent regarder une photo dans une exposition comme elles regarderaient un tableau dans un musée, sans doute parce que la culture est plus forte de ce côté. C’est un des paradoxes de la photographie : elle montre quelque chose qui, aux yeux du spectateur, prime de façon insensée sur le fait qu’en réalité, une photo montre avant tout la photographie. Pour la plupart des gens, il est presque impossible de concevoir cela. Or c’est ce que j’ai toujours soutenu : une grande photo n’est rien d’autre qu’un commentaire abymé sur l’art photographique, de même qu’un grand tableau est un commentaire vertigineux sur l’histoire de la peinture. Même en littérature, quoique cela soit déjà moins évident,

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on a plus de facilité à comprendre qu’À la recherche du temps perdu est un commentaire interminable, au second degré, sur la création littéraire. R.-M. A. Chez vous, le commentaire est terriblement complexe, ne serait-ce que parce que votre œuvre photographique est ambiguë du point de vue de ses influences : historiquement, l’usage de la mise en abyme est marqué au sceau du baroque, mais le baroque est pleinement lui-même quand les reflets se renvoient les uns les autres. Or, dans vos photos, les reflets s’accouplent à l’infini, leur démultiplication empêchant d’identifier clairement leur origine. Vous parvenez ainsi à dépasser la simple juxtaposition des objets photographiques, au profit d’un effet de superposition et d’imbrication des éléments qui va souvent jusqu’au mélange optique et donc – à la limite – jusqu’à l’impressionnisme. D. R. Impressionnisme, non, parce que c’est le contraire du baroque, dans lequel je me reconnais. Chez moi, les reflets ne se mélangent pas. C’est comme s’il y avait un feuilletage – comme si la réalité pouvait s’apprécier comme un feuilleté. Mais il ne s’agit nullement de surimpression. Jamais. Je n’en ai fait qu’à deux reprises, par hasard, et cela n’a aucun intérêt autre que sentimental. La première fois, sans le faire exprès, j’ai utilisé le même rouleau pour une série de nus d’une amie et une autre de ma compagne, et leurs deux corps se sont mêlés de façon fort troublante. L’autre exemple est un nu renversé qui s’est trouvé superposé à la photo de souvenir d’une place de Fribourg, prise le 14 juin 1985. Le résultat est tellement joli que la surimpression semble volontaire, mais il n’en est rien. C’est exactement pour la même raison qu’à une époque, les fautes de frappe ou les lapsus calami ont beaucoup obsédé mon écriture. La photo de Fribourg est utilisée en ce sens, mais les gens ne la voient pas ainsi. Personne ne peut regarder une photo comme une erreur du photographe. R.-M. A. L’effet simultanément conjonctif et disjonctif des reflets vise-til à un brouillage des perspectives visuelles et sémantiques ? D. R. Mes reflets sont toujours concertés, mais ils ne répondent à aucune intention théorique. Il s’agit presque de réflexes. Je les recherche d’instinct. Mon œil y est habitué, constamment en position d’être capté par un reflet. C’est ce qui m’est arrivé sur le plateau de Gizeh. La première fois que j’y suis allé, j’étais devant la grande cafétéria qui domine le sphinx et je me rappelle très bien que les touristes me regardaient d’un drôle d’air, parce que j’ai tourné presque aussitôt le dos aux pyramides,

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qui forment tout de même l’un des spectacles les plus prodigieux du monde : j’avais conscience de grandes baies vitrées derrière moi et, spontanément, j’allais y diriger mon appareil pour voir les choses en reflet. Quand les gens contemplent un paysage à travers leur fenêtre, moi, je regarde la vitre, et je suis dehors. R.-M. A. Comparativement aux nus ou aux autoportraits, il me semble que le déclenchement de votre appareil est plus spontané lorsque vous photographiez une vue ou un paysage : pas de pose du sujet, cadrage qui, selon vos propres dires, s’impose naturellement à votre œil, etc. D. R. Je photographie toujours les paysages devant lesquels j’arrive. Mais il faut être photographe paysagiste pour que le résultat ait un intérêt. En plus, je suis myope, alors... En fait, je photographie l’instantané du paysage, le moment où j’arrive à son seuil. Je fais ainsi droit à ma surprise et à son instant. R.-M. A. Le rapprochement me paraît aller de soi avec l’épiphanie joycienne, cette « lumineuse et silencieuse stase du plaisir esthétique19 », cette « soudaine manifestation spirituelle » émotionnellement très forte, inséparable de la trame du réel à laquelle elle est incorporée et qui synthétise des signes qui, isolés, seraient dénués de sens et d’intérêt. D. R. Tout cela est très lié au déplacement sagittal dont je vous parlais. Je saisis l’irruption soudaine du paysage. En règle générale, la photo est nulle, esthétiquement parlant, mais l’essentiel, pour moi, est que le phénomène se trouve lié à l’obsession du site. Tout endroit est potentiellement un site : il suffit que je le photographie pour qu’il le devienne. La chambre d’hôtel est le site par excellence. C’est l’acte photographique en soi qui définit l’espace. Même une photo de nu est une photo de site : c’est un endroit du temps où la femme nue et moi sommes ensemble, et constituons un site par nos corps. Le paysage n’est que la borne la plus éloignée du site. J’aime surtout les endroits où les bords et le fond du décor sont assez proches de mon regard, et déterminent par leur existence un ensemble de contraintes auxquelles s’ajoute mon propre cloisonnement optique.

19

James Joyce, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1982 : Portrait de l’artiste en jeune homme (1916), p. 740.

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R.-M. A. Dans le reflet intermédiaire de l’œil, l’art est une écriture de la lumière. D. R. Oui. Et pour réaliser une belle photo, la quintessence de la difficulté, c’est évidemment le nu, qui correspond à l’obsession – également présente chez les peintres – de ramener tous les problèmes à l’essentiel d’une forme et d’une lumière. Il n’y a rien de plus énervant que d’entreprendre une photo de nu, rien qui paraisse aussi invincible que de dire tout à coup à une femme de se déshabiller et de se retrouver soimême l’appareil en mains à se demander ce qu’on pourrait bien faire. Tous les photographes, depuis que cet art existe, ont pris des photos de nu. Or, on ne peut pas en faire autre chose que ce que c’est. On en reste pantois. R.-M. A. Que vous inspire cette série lexicale : prise de vue, possession, pose, posture, position, surexposition, mise en scène ? D. R. Ce sont tous des mots en p, à l’exception de mise en scène, que j’aurais de toute façon écarté. Certes, on peut soutenir que toute photo est une mise en scène : vous arrivez sur un champ de bataille et vous cadrez un mourant adossé à un talus. Qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas une mise en scène ? Mais cela me gêne. Pour le reste, sans commentaire. R.-M. A. Et si je vous dis bateau, que me répondez-vous ? D. R. Bateau ? Un navire ? Attendez, de quoi me parlez-vous ? R.-M. A. Ne me dites pas que cela ne vous inspire rien. D. R. Si. Antonioni surtout, chez qui l’on trouve beaucoup de références photographiques. R.-M. A. Non, le bateau où j’essaie de vous embarquer. Vous n’arrêtez pas, justement, de tirer des bords pour résister et coller au plus près du vent. Êtes-vous un voyeur ou un voyant20 ? 20

Allusion à Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009 : Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

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D. R. Le voyant, c’est le lettré chinois – sans aucune idée de voyage, ni d’ivresse, d’ailleurs, exotique ou non, la densité des sites n’est déterminée à mes yeux que par ce qui se passe dans cette nuée intériorisée. Au fond, je crois qu’en plus, je déteste les déplacements. J’aime être quelque part, mais je déteste l’intervalle qui se déroule entre les sites. J’aspire à ne vivre que les arrivées. R.-M. A. Vous ne faites jamais de photos en mouvement ? D. R. Ça, c’est différent : dans une voiture, je ne me déplace pas. Je ne fais que saisir dans le reflet du pare-brise l’apparition soudaine d’une image qui se jette sur moi. C’est quelque chose qui advient, notion très importante aussi dans ma pratique littéraire : mon écriture est la détection, la signalisation de ce qui advient, car j’utilise les mots avant de savoir si j’ai quelque chose à dire dans la phrase. L’arrivée du mot ne fera sens qu’a posteriori. La plupart du temps, j’écris dans mon bureau, aux éditions du Seuil, et comme je ne débranche jamais le téléphone, je suis souvent interrompu. Ce qui fait qu’après avoir répondu à un appel, lorsque je relis les trois ou quatre mots que j’avais tapés auparavant, je ne sais absolument plus ce qui devait venir à leur suite. Je suis en effet toujours incapable de retrouver ce que j’avais commencé d’écrire et, pourtant, je m’ingénie toujours à utiliser les quelques mots qui sont déjà sur le papier, mais qui vont partir dans une autre voie que celle à laquelle ils étaient originellement destinés. C’est aussi ça, finalement, tirer des bords. R.-M. A. Bourdieu observe que la photographie est à l’articulation des arts savants et des arts populaires. Qu’en dites-vous ? D. R. Bourdieu a une position de sociologue21 : il dévoile d’innombrables contextes et il le fait formidablement. Pour ma part, j’ai toujours affirmé qu’il n’est de grand art que du complexe et que l’art du complexe, c’est la littérature. Cela dit, on peut penser que, par rapports aux autres arts de la représentation, la photographie est un art moyen – le mot est précisément de Bourdieu –, un art médian, mais que ce n’est pas un art du complexe. En conséquence de quoi, il est probablement possible de prétendre que c’est un art du simple. Sauf que ce simple est extraordinairement subtil. C’est à peu près la position la plus sereine à laquelle je 21

Voir Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.

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suis arrivé pour définir la photographie. On ne peut effectivement pas y inventer de choses prodigieusement complexes, mais on peut errer à l’infini sur de minuscules déplacements esthétiques, et c’est là que réside la création même. Cela se voit très bien dans l’usage qui s’est répandu ces dernières années, dans les monographies de grands photographes, de publier les planches-contacts pour montrer comment l’artiste identifie sur les trente-six prises celle qui est la photo. On voit donc les variantes, avant et après, qui sont quelquefois infinitésimales, et l’on reste un peu médusé devant l’autorité du photographe qui a choisi telle photo et pas une autre. Sur une planche-contact, quatre ou cinq photos représentant la même chose, avec le même cadrage, etc., sont chacune des œuvres abouties, isolément les unes des autres. Mais il n’y en a qu’une qui est la grande œuvre. D’où cela vient-il ? Très souvent, si vous mettez le photographe lui-même ou un critique devant ces quelques contacts successifs, aucun des deux n’est capable de dire pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre. Pourtant, ils savent que c’est bien celle-ci. Il n’y a aucun doute ni aucune élucidation possibles. Or, si dans une série de quatre contacts, c’est le troisième qui est le bon, personne ne sait ce qu’il adviendrait des autres dans l’hypothèse où celui-ci n’existerait pas. Lequel des autres choisirait-on ? Tout cela est très mystérieux. R.-M. A. C’est de nouveau la quatrième manquante de Louqsor. Je ne sais pas trop pourquoi, mais cela me rappelle aussi le Don Juan de Rostand22, qui, après avoir revu les ombres de ses mille et trois conquêtes espagnoles, arrive soudain devant une mille-quatrième et se met à pleurer, puisque c’est la femme idéale qu’il n’a jamais eue et qu’il n’aura jamais. D. R. Là aussi, l’identification procède d’un retard. De même, quand la planche-contact revient du studio, il y a un phénomène de décantation qui peut être assez long et durer parfois même des années. Puis, à force de revoir cette planche parmi d’autres, tout à coup l’œil du photographe voit différemment la série des contacts et décide brusquement d’en tirer un, qu’il a choisi en un éclair, de façon irréversible. Car jamais l’œil ne revient sur sa décision. C’est le résultat d’un ensemble de données floues et indéfinissables, qui fait qu’à mon sens, il faut au moins dix ans pour comprendre en quoi tel ou tel est un grand photographe. Récemment, je discutais avec un éditeur autour d’une photo de Kertész et, par simple manque d’apprentissage, mon interlocuteur se trouvait dans l’incapacité 22

Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, Paris, Fasquelle, 1921.

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de saisir pourquoi il s’agissait d’une véritable œuvre d’art. Car chaque grande photo tient à presque rien. R.-M. A. C’est peut-être même dans la mesure où elle frôle ce rien que la photo est grande. C’est aussi ce que dit Genet à propos du théâtre : « Mais enfin le drame ? S’il a, chez l’auteur, sa fulgurante origine, c’est à lui de capter cette foudre et d’organiser, à partir de l’illumination qui montre le vide, une architecture verbale – c’est-à-dire grammaticale et cérémoniale – indiquant sournoisement que de ce vide s’arrache une apparence qui montre le vide23. » En vous suggérant de relire L’Étrange mot d’... avant de nous rencontrer pour cet entretien, j’espérais un peu que ce passage vous sautât aux yeux. D. R. Cela rejoint à la fois ce que je disais du site photographique et ce qu’avance Gérard Macé, quand il déclare que la photographie, c’est la chambre du pharaon dont le sarcophage aurait disparu. Habituellement, je n’aime pas beaucoup le discours sémiologique autour de la présence de l’absent et de la révélation du non-étant, mais là, il faut reconnaître que la photographie tourne bel et bien autour de cela. C’est probablement ce qui est à l’œuvre dans la photo de nu – j’entends cadrée sans le visage, bien entendu. Le nu est à l’évidence très lié à la question de la vanité dans mon œuvre. R.-M. A. Tourner le dos à la pyramide permet de refouler la manducation qui sous-tend l’étymologie du mot sarcophage, et couper les têtes revient à ménager à l’art le symbolisme de revivification du caput mortuum des alchimistes, première étape du Grand Œuvre qui vise l’accession à la Pierre philosophale… D. R. La photo de nu inclut le présent. Le corps nu d’une femme est en effet quelque chose de prodigieusement présent. Je dis bien : le corps nu de la femme, parce que cela implique le désir, l’arrondi, l’enfantement, le temps, un corps plus lisse et courbe que celui de l’homme. Plus il y a forme, plus il y a chair, plus il y a courbe, plus il y a lisse. C’est dire qu’on est renvoyé à la surface de l’image. Le lisse du corps féminin, envahi par la lumière, qui s’y reflète comme sur un miroir de chair, parle indéfiniment de la lumière et du lisse de la surface pelliculée. 23

Jean Genet, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Blanche », t. IV, 1968 : « L’Étrange Mot d’... » (1967), p. 13.

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R.-M. A. Faire l’amour, c’est caresser la lumière de la chair, car, plus peut-être que de la chaleur, le corps dégage un éclat. L’amour crée ainsi un espace purement gestuel et affectif, au-delà de toute expression verbale, où l’être n’existe plus que par les mains qui le modèlent. Et l’intensité de l’étreinte et de la communion sera d’autant plus forte et profonde que la caresse tiendra à l’effleurement de la mince pellicule qui sépare et lie les corps tout à la fois, d’autant plus sensuelle qu’elle atteindra l’affleurement des sentiments par la pulpe des doigts et les pores de la peau, comme s’il s’agissait de se respirer l’un l’autre par le seul tact. La caresse idéale, la plus exquise et la plus émotive, serait alors l’attouchement irréel consistant à laisser sa main courir et murmurer dans l’intervalle impalpable qui plane juste au-dessus du corps, sans surtout en atteindre la surface. Rien de plus érotique et de plus tendre que de parcourir le corps d’une femme sans même le toucher et d’y provoquer par un geste immatériel un frissonnement tout entier tourné vers la lumière de l’autre. Le rapport amoureux est un acte démiurgique où les amants se créent mutuellement. Le souffle imperceptible des mains qui passent doucement au long des courbes lisses et toujours vierges de l’autre, se substitue dans l’instant même, avec une délicatesse d’épure, au souffle censément divin de la création. Faire l’amour, c’est toujours, si l’amour est bien là, un accouchement mutuel et une renaissance, une tension extrême et fragile entre l’intérieur et l’extérieur, entre des traces invisibles et une expressivité presque mystique, dans un double mouvement d’involution et d’évolution. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles l’exotisme est si fortement lié à l’érotisme. D. R. Sortir de chez soi, sortir de soi, est toujours un acte érotique. Je pense notamment au dernier livre de Depardon sur son retour au Vietnam : on y perçoit un bien-être charnel évident et la lumière, qui est très grande chez lui, parce qu’elle fait partie intégrante de ce qu’il a à exprimer, oriente l’acte esthétique vers une très vive intensité sexuelle. Je me souviens aussi d’une image de Robert Frank, le jour où il a décidé de sortir de chez lui, à New York, pour réaliser ce qui allait devenir son chef-d’œuvre, Les Américains24 : il descend les escaliers de son immeuble, dans une précipitation insensée, pour se répandre à travers les rues et sur toutes les routes des États-Unis, et tout photographier, tout le monde, tout le temps, à toute vitesse. Il y a également cela chez moi, y compris lorsque je reste à la maison pour y faire des photos de nu. Tout le problème photographique se trouve alors ramené à de simples questions de 24

Robert Frank, Les Américains, Paris, Delpire, 1958.

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courbes et de lumière. Même dans ces moments-là, j’ai l’impression d’être comme Robert Frank en train de dévaler son escalier, même dans les pires instants d’exaspération, quand la montée des circonstances est tellement rude, forte et dense, qu’aucune photo n’est bonne. II s’agit peut-être ici, encore plus, de moments érotiques redoutables, puisque dans l’amour physique, on vit ce genre de choses sans arrêt. C’est aussi lié au rite dont nous parlions et c’est pour moi presque un truisme de dire qu’il n’y a pas loin de cela à la transe du chaman. Cet investissement érotique très puissant est péniblement restitué une fois la photo exposée. Car il n’y a pas plus muet qu’une photo, que ce soit un jour de vernissage ou un jour où il n’y a personne, que la salle soit extrêmement bruyante ou pas, que quelqu’un d’autre regarde la photo en même temps que moi ou non. Cette mutité me paraît à la fois terrifiante et lénifiante. Je parviens à croire que le monde ne parle pas, quand je regarde une photo. En la voyant, je sais que, dans la montée des circonstances, il y a eu un chahut prodigieux, un charivari insensé, mais la photo seule, accrochée au mur, reste parfaitement silencieuse. C’est foncièrement consolant de regarder une photographie, parce que ça vous fait taire et qu’on oublie le bruit terrible des créations. R.-M. A. Votre œuvre littéraire fait alors pendant, puisqu’elle témoigne de la recherche d’une écriture qui ressortit à l’« effort cantatoire ». D. R. Sans aucun doute. À la publication de Louve basse, personne n’a relevé les percées lyriques, qui sont parfois démesurées. Certains ont même prétendu que ce livre était une tentative de nier le lyrisme en littérature, ce qui m’a véritablement stupéfié. Ces critiques se sont tout bonnement laissés aveugler par la trivialité voulue de certains passages. La question du lyrisme et de l’incantation est essentielle pour moi, comme en témoigne ma « Lettre à Françoise Peyrot sur le Nada 25 », qui est probablement l’un de mes plus beaux textes, précisément parce qu’il a été écrit dans une espèce d’état incantatoire et que, littéralement, je dansais en l’écrivant. R.-M. A. Je serai curieux de savoir ce que vous diriez aujourd’hui de ces mots de vous : « [...] la gueule navrante du Grand Chien mortel, moi, mais oui : MOI, je me lève dans ce livre pour tout voir, pour être l’acteur 25

Denis Roche, « Lettre à Françoise Peyrot sur le Nada », Paroles peintes, n° 5, 1975, repris dans Louve basse, op. cit.

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autant que l’assistant, pour rire et pour danser comme jamais, parce que je peux encore le faire. Et parce que je ne pense pas que le rugissement des lions, le hurlement des loups, les fureurs de la mer démontée sont des parties de l’éternité trop grandes pour l’œil de l’homme26. » D. R. C’est une allusion directe à Orphée27. Comme je le dis dans le dernier chapitre de Louve basse, « je danse parce que j’ai peur ». Suivent quatre autoportraits : un de profil gauche, un de face, un de profil droit et un de dos, simplement pour montrer que je tourne sur moi-même. C’est Orphée qui, après son voyage, se retrouve sur une île et invente une danse, puis est déchiré par les Ménades ou les chiens des femmes thraces. Les chiens dévorent la musique et la beauté. R.-M. A. Dans la tradition, néanmoins, sa tête coupée, emportée par les flots de l’Hèbre, atteint l’île de Lesbos, foyer de la poésie lyrique, où elle donne des oracles, ou encore sa lyre continue à jouer seule, au gré des courants aériens. On est de nouveau en plein dans le fait de tirer des bords : la poésie, au-delà de la mort, permet de tenir avec une certaine joie dans le souffle du vent. Cela étant, j’essayais de vous dire que le Grand Chien, symboliquement, c’est Anubis. D. R. Le rapprochement ne m’avait pas frappé, du moins à l’époque de Louve basse. Pourtant cette figure me fascine. C’est devant Anubis que passent les défunts dans le rituel d’examens qu’ils subissent dans ce qu’il est convenu d’appeler le Livre des morts. Chaque fois que l’âme franchit une nouvelle étape avec succès – d’ailleurs toutes les épreuves ne sont passées que fructueusement, puisqu’à l’inverse de la théologie chrétienne, il n’y a pas de condamnation chez les anciens Égyptiens –, le dieu qui garde la porte, lui dit : « Passe, tu es pur. » J’ai composé, il y a quelques années, un livre que je n’ai jamais écrit, qui s’intitulait précisément Passe, tu es pur. Il s’agissait de la simple description d’un acte amoureux, strictement visualisé, sans aucun commentaire. Je l’ai rédigé dans ma tête pendant environ un an, quand je sortais de chez moi, le matin, pour me rendre à mon bureau. En marchant dans les rues, j’imaginais les phrases. Le lendemain, je faisais les phrases suivantes et, au fur et à mesure, tout s’effaçait. La seule chose qui en reste, c’est le titre. Là aussi, l’absenceprésence joue avec des ricochets souvent extravagants. 26 27

Denis Roche, Louve basse, op. cit. Voir Ovide, Les Métamorphoses, traduit du latin par Jopseph Chamonard, Paris, Flammarion, « GF », 1993 : X, 1-105.

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R.-M. A. Où est donc votre sarcophage ? D. R. On dirait Jacques Chancel ! R.-M. A. Je suis très sérieux. Puisque vous vous êtes rendu dans la maison du Sphinx, vous en avez un, je suppose. D. R. J’en ai sûrement un. Il doit même être gigantesque. Mais quel estil ? R.-M. A. L’interdit est trop fort pour que vous puissiez répondre ? D. R. Quelle question ! Même le plus roué des psychanalystes n’oserait pas la poser. R.-M. A. Je ne le suis pas, justement, psychanalyste. D. R. Il y a un sarcophage de taille dans Louve basse, dont personne n’a jamais parlé : « La littérature est périmée depuis longtemps et l’écrivain lui-même est un préjugé du passé. » Je l’ai écrit plusieurs fois, en pensant que cela ferait autant scandale que ma formule : « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas28. » Là, j’écrivais quelque chose d’encore plus monstrueux, mais, bien plus qu’une provocation, c’était le véritable condensé de toutes sortes de dérives de mon imagination sur différents aspects de la littérature. Je visais surtout l’image que se font les gens, y compris les écrivains, de la littérature en général et pas seulement de la poésie, et qui est une représentation du XIXe siècle, d’avant Mallarmé disons. Exception faite de la littérature militante, qui accomplit des fonctions précises à des époques données et qui ne constitue pas en ellemême la littérature au sens où l’entendent la plupart des gens, celle-ci se définit exactement comme cette image périmée. En outre, je pense que, depuis Proust, c’est un art du périmé – que Proust y ait pris sa part ou non. R.-M. A. Peut-être même du périnée : de la contraction, du plaisir, de la douleur et de l’enfantement. II y a toujours quelqu’un qui cherche à 28

Formulation du Mécrit reprise pour le titre du recueil La Poésie est inadmissible. Œuvres poétiques complètes, Paris, Le Seuil, « Fiction & Cie », 1995.

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recomposer le phallus de l’autre. C’est lsis et Osiris, et il n’est guère original de postuler qu’il y a toujours, chez quiconque, un morceau qui manque, dont la grandeur est fonction des fantasmes et des fantômes personnels. Contre la plénitude significative, il y a dans Louve basse une esthétique de l’évacuation, couplée à un déplacement, classique, de la libido d’une extrémité du corps à l’autre. Cela mis en relation avec les Dépôts de savoir & de technique, il apparaît que votre art est un art de la sédimentation et de la récupération, en même temps qu’une archéologie, l’exploration du socle fondateur de l’être et de son « sol mental 29 ». Cependant, pour reprendre l’idée de péremption, le problème est qu’on ne sait pas très bien expliquer la beauté d’une œuvre d’art novatrice, parce que les critères d’évaluation utilisés sont périmés par rapport à l’actualité de cette œuvre. L’invention est fondamentalement péremptoire aux yeux des tenants de l’académisme. D. R. Exactement, et tout ce que l’on sait, c’est que l’œuvre est en bout de piste, que le commentaire n’a de vertu identifiable que parce qu’on est au bout de la trajectoire et que, le lendemain, ce sera un autre bout, un peu plus loin. Dans ce domaine, je commence à aboutir plutôt à une photo qu’à un ouvrage de littérature, parce qu’un livre est bourré de résonances et recouvre une période de temps pendant laquelle quantité de choses bougent. Tandis que lorsque je parle d’une seule photo, isolée sur un mur, il n’y a plus de résonance, puisqu’il n’y a plus de contexte. C’est vraiment un aboutissement, à chaque fois ultime. J’ai souvent rêvé de concevoir une exposition où il n’y aurait que la photo que j’ai publiée dans Ellipses et laps : l’appareil-photo photographié dans l’encadrement de la fenêtre, à Waterville. R.-M. A. De fait, il me paraît évident que votre démarche – mais, audelà, celle de tout véritable artiste – tient non seulement du cheminement d’Orphée que nous évoquions il y a quelques instants, mais aussi de l’ouverture de la boîte de Pandore. Du coup, de Prométhée, le photographe devient Épiméthée. D. R. J’ai eu conscience de chercher à un moment donné à photographier la photo de la photographie, comme le commentaire final d’une recherche. Dans mon œuvre, la photo ultime, c’est Waterville. Ce qu’il y a d’étrange dans cette prise, c’est que dans l’œilleton de l’appareil photo29

Allusion à Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1987 : Du côté de chez Swann (1913), p. 182.

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graphié, on distingue un poteau, qui est au-delà du boîtier, au bord de la mer. Seulement, dans la visée, ce poteau est décalé. Aucun photographe n’a pu m’expliquer optiquement ce phénomène d’écart. J’en suis ravi, car c’était involontaire et cela prouve que la photographie n’est pas une simple matérialisation de la réalité. C’est une transposition biaisée. R.-M. A. Comme un bâton dans l’eau, la réalité fait un coude dans l’art. Comme l’océan réfracte la lumière du soleil après qu’il a disparu derrière l’horizon, l’artiste restitue la beauté du temps et de l’évanouissement cyclique de l’univers. L’esthétique donne alors à voir l’absence de ce qui n’est plus et la lumière qui anime la pellicule est celle d’étoiles déjà éteintes mais toujours vivantes. Cela dit, vous n’avez pas encore réagi à ce que je suggérais concernant la problématique ontologique du dépôt culturel. D. R. Il est vrai que dans une photo, se trouve prise en trombe toute l’histoire de la photographie. Cela ne tombe pas du ciel. En littérature, c’est pareil : aucune page ne tombe du ciel. Ce serait même plutôt le trajet inverse. Cela monte de dessous terre et c’est au moment où c’est en suspension, à un ou deux mètres du sol, que l’art intervient. Mais on ne peut jamais tout saisir. R.-M. A. D’où votre fascination pour les marges du discours, que l’on s’attache à la structure même de Dépôts de savoir & de technique – montage de fragments d’écriture et mise en relation avec la technique photographique, cadre immuable de la composition typographique de la page et de la ligne, etc. – ou aux jeux formels, et donc sémantiques, qui parcourent toute votre œuvre – les caches, sauts de ligne et autres procédés d’Éros énergumène, par exemple. Tout cela empêche le sens de se constituer en monolithe totalisant – retour amusant des choses pour un auteur qui a aussi écrit un ouvrage intitulé Carnac. D. R. Plus qu’aux fragments, je crois aux contraintes, en effet, lithiques ou non. R.-M. A. Comme le disait Perec, « je me donne des contraintes pour avoir plus de liberté ».

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D. R. C’est tout à fait cela. Dans la revue Traverses, Perec a publié sous le titre « Fragments de déserts et de culture30 » des « dépôts de savoir & de technique » qu’il m’a dédiés, en reprenant exactement mon principe, sans le parodier du tout, après l’avoir sans doute analysé de façon très minutieuse. Quand j’ai découvert ce texte, Perec était déjà mort. Ce fut pour moi comme un signe d’amitié venu d’outre-tombe. Dans Dépôts de savoir & de technique, les contraintes sont maximales, puisqu’elles sont de tous ordres, y compris le problème de la gestion de chaque ligne, qui est à chaque fois résolu de manière différente selon le texte. Le principe global restait d’avoir assez de mots sur la ligne pour que le sens commence à se constituer, mais pas suffisamment pour qu’il ait le temps de se développer. Ce qui n’exclut pas un lyrisme implicite, car l’amorce suffit à l’évoquer, même si sa déflagration n’a pas lieu. Toujours est-il que je reste stupéfié par l’interruption de la trajectoire. Voilà pour les contraintes techniques. Mais il en est une autre, beaucoup plus générale, pas à proprement parler une contrainte d’ailleurs, plutôt quelque chose qui, vis-à-vis de la littérature, relève d’une sorte d’angoisse fluide, toujours là, d’une présence qui ne se discute pas, qui m’occupe comme un voile, et ce depuis Forestière Amazonide. Il s’agit du doute que je ressens et que j’émets sans arrêt sur le fait artistique lui-même, ce que j’appellerai l’aléa littéraire, ce tour imprévisible que prend la création, cette fluctuation machiavélique de l’enjeu, contre quoi je ne cesse de dresser mes précisions, phrase après phrase, photographie après photographie. Ce hasard déroutant qui fait qu’à chaque fois, le sort en est jeté, ce doute qui m’impose ses chicanes et me force aux reflets, cette obsession qu’il y a constamment un phrasé ultime à découvrir, cette recherche acharnée de l’exorcisme formel qui résoudrait enfin, définitivement, cet aléa, qui le contraindrait au mat, puisqu’en somme, nous jouons aux échecs, lui et moi, et que cette partie n’en finit jamais. On retrouve des échos de cette inquiétude dans le choix de mes titres : Le Mécrit, Ellipses et laps, Écrits momentanés, La Poésie est inadmissible, Essais de littérature arrêtée ou encore le sous-titre de Carnac : Les Mésaventures de la narration, pour n’en citer que quelques-uns. Toutefois, quand je dis que je doute de la littérature, je ne puis, évidemment, dire de quoi je doute en elle, car si je pouvais répondre à cette question et en donner le contenu complet, tout s’arrêterait, et le jeu, et moi-même.

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Georges Perec, « Fragments de déserts et de culture », Traverses, n° 19, juin 1980, p. 115-119.

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R.-M. A. Vous me rappelez la nouvelle de Kafka intitulée « Le Pont31 », où celui-ci, magiquement animé d’une conscience, n’ose pas se retourner sur lui-même, de peur de créer, par son regard, des ruines derrière lui. D. R. On en revient à la figure d’Eurydice. Dans la photo de Waterville, il y a certainement quelque chose qui a trait au coup d’œil en arrière, au retour sur soi. D’abord parce que cette photo a été prise au bout du monde : Waterville, c’est à l’extrémité ouest de l’Irlande, non loin de l’endroit le plus occidental du continent européen, face à l’océan, qui, dans cette région, est particulièrement dur, hostile, redoutable. C’est d’ailleurs curieux que ma photo ultime soit située là, parce que j’ai l’expérience de l’autre bout du monde : pendant mon enfance dans l’île de Trinidad, dans les années 1940, nous habitions sur la côte ouest, à San Fernando, face à la côte vénézuélienne. Cette passe entre le Venezuela et Trinidad s’appelle « la Bouche du Diable » et c’est le seul endroit où Christophe Colomb a failli mourir, dans une tempête. Nous allions en week-end sur la côte opposée, à savoir le littoral atlantique, sur une plage qui s’appelait Mayaro, qui est simultanément l’endroit le plus beau et le plus effrayant du monde. J’avais gardé cela dans mon souvenir : le hurlement du vent dans les cocoteraies et le bruit terrifiant des rouleaux de l’Atlantique, puisque c’est là que le courant sud-équatorial vient buter sur le continent américain. En 1989, je suis retourné à Trinidad et j’ai emmené ma femme à Mayaro. J’y ai retrouvé ce vacarme de début du monde. Rien n’avait changé. Le bruit était le même, la plage aussi : vingt kilomètres de long, rectiligne, absolument magnifique, jonchée de débris rejetés par la mer. Le désert. J’étais replongé dans les mêmes terreurs que dans mes nuits d’enfance. Au bout d’une heure, nous sommes repartis, car c’était insoutenable. J’ai donc connu les deux côtés de l’Atlantique et quand j’étais à Waterville, je me suis dit : « Tiens, Mayaro, c’est à l’autre bout, là-bas... » Finalement, j’en étais à me demander : « Si Mayaro est le bout du monde, Waterville, qu’est-ce que c’est ? » C’était très troublant, cette impression de boucler les deux extrémités par une seule et même vision, les deux côtés d’un bruit infernal. Louve basse, déjà, c’était ça : la création mélodique hurlant contre la mort atone. Quand j’ai imaginé ce titre, je n’avais encore jamais rien écrit en prose. J’ai donc écrit le début de ce livre comme Mayaro était le commencement de la création. À l’origine, je voulais seulement accoler dans le titre deux mots qui n’avaient rien à faire ensemble et qui m’avaient été plus ou moins 31

Franz Kafka, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980 : Le Pont (1916-1917).

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directement inspirés par une lecture d’étudiant qui m’avait très impressionné : le Cymbalum mundi de Bonaventure des Périers, où deux chiens tiennent des dialogues philosophiques. Ensuite, il s’est trouvé que, dans la continuité de l’imagination, je me suis mis à penser à la bête monstrueuse qui garde l’entrée des Enfers chez Dante. L’accouplement de ces deux mots, louve et basse, est peut-être du même ordre que celui de Mayaro et Waterville, et probablement que la photo de Waterville indiquait... Mais j’en dis trop. Passons à autre chose. R.-M. A. Pourriez-vous développer ces commentaires, que vous avez faits à propos de Photolalies : « Je voulais procéder à une répétition, mais sans redites, à un enfoncement de la littérature dans la photographie et de la photographie dans la littérature. Et en faire un hors-temps constellé de minuscules temps différents. Une a-chronologie de la beauté mitoyenne. Le livre est le reflet exact, littérairement, de l’image mentale que je me fais de la photographie32. », et les confronter à cette citation de Récits complets : « La poésie est un problème de démultiplication33. » ? D. R. Quand j’ai réalisé Photolalies, c’était dans une collection, aux éditions Argraphie, où chaque livre regroupait d’une part, les travaux d’un photographe et d’autre part, le texte d’un écrivain34. Or moi, je devais remplir les deux rôles. J’ai donc inventé une maquette, après avoir choisi les photos. Puis j’ai inventé ce mot de photolalie, qui désigne ce que veulent se dire deux photos mises face à face ou deux photos reprenant le même sujet à plusieurs années d’intervalle et dans laquelle il y a des choses qui parlent ensemble. Je voulais essayer d’explorer, en très peu de pages et avec le minimum de variations possible, ce dialogue interne et perpétuel de la photographie. Ayant disposé ces photos dans la maquette, j’ai délimité du même coup l’emplacement du texte à venir, précisément son nombre de pages et de lignes. C’était une contrainte intéressante et qui m’a procuré beaucoup de plaisir, puisqu’il fallait que le texte luimême fonctionne comme une photolalie, c’est-à-dire qu’il commente directement la photo située sur la page en regard et qu’il commente la photolalie émise entre deux clichés. Je souhaitais qu’il y ait le même degré d’écart entre le texte et la photo qu’entre deux photos, mais aussi que le Denis Roche, Photolalies. Cf. Denis Roche. Photolalies, 1964-2010, catalogue de l’exposition homonyme, Gilles Mora (dir.), Vanves, Hazan, 2015. 33 Denis Roche, Récits complets, Paris, Le Seuil, 1963, p. 14. 34 Denis Roche a notamment réalisé ce type de projets avec Michel Butor (L’Embarquement pour Mercure, Le Point du Jour, 1996). 32

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texte puisse se répondre à lui-même. Quant à la citation sur la poésie, il m’importait à la fois de redire la poésie et qu’en la redisant, elle se défasse. Dans mon esprit, la création poétique est une façon de toujours augmenter, de rendre emphatique l’acte poétique de l’intérieur. De même que je voulais que mon texte de Photolalies en rajoute sur l’écho que se renvoyaient mes photos. R.-M. A. Comme la grenouille de la fable35, en quelque sorte. D. R. Dans une certaine mesure, oui. Au fond, elle en fait trop, elle exagère. La poésie est une exagération par nature. J’avais justement l’intention de pervertir cela, dans Récits complets d’abord, puis dans Les Idées centésimales de Miss Élanize. R.-M. A. De miscellaneous : les miscellanées, mélanges d’écrits hétérogènes, portant sur des sujets divers, sans rapports mutuels apparents. D. R. C’est ça. Avec Le Mécrit, on parvient à la limite de la rupture. Plus cela allait, plus le jeu se durcissait. C’était une fin de partie, en somme. Les coups étaient plus violents et les crampes apparaissaient. Je voulais être la fin de la course poétique. R.-M. A. Vous avez parlé du poème comme d’« une arête rectiligne d’intrusion ». J’aimerai que vous définissiez, le plus précisément possible, ce que recouvre, aujourd’hui, pour vous, cette métaphore. D. R. J’ai toujours eu l’impression d’être sur une arête d’intrusion sagittale dans la littérature et, en même temps, d’être sur une trajectoire. L’effet de vol était constant. R.-M. A. Sur le fil du rasoir ? D. R. Sans aucun doute, car c’est la trajectoire même de l’art moderne. Il y a aussi l’idée qu’il ne faut pas se couper, que le fil, qui reflète des moments grandioses, est ténu et que beaucoup veulent le casser.

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Allusion à Jean de La Fontaine, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1991 : Fables, I, 3 (1668).

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R.-M. A. Le fil des Parques donc. Mais aussi le pont de l’épée que franchit Lancelot pour atteindre le pays de Gorre, effaçant ainsi l’infamie de la charrette sur laquelle il avait accepté de monter pour retrouver la reine Guenièvre36. D. R. Pourquoi pas ? L’art, en tout cas, est sur une seule trajectoire, qu’on ne cesse de recouper et de vouloir reprendre. R.-M. A. S’agirait-il d’une révolution ? Car la rectiligne n’est qu’une forme particulière de la courbe et, à tracer une droite, on finit par accomplir le tour du monde et par se retrouver dans son propre dos. Après avoir été un théoricien du fait littérature et avoir poussé à l’extrême le renouvellement et l’épuisement des formes poétique et romanesque, vous vous êtes orienté vers la photographie. Ainsi que vous l’écrivez vous-même dans La Disparition des lucioles, c’est votre « passage d’une chambre blanche de sons et de mots à une autre chambre blanche où nous ne devons la vie qu’à la lumière, passant ainsi d’un ensemble de signes et de caractères typographiques à un simple enjeu d’Asa37 ». D. R. L’une n’a pas remplacé l’autre : la photographie ne s’est pas substituée à la littérature. Simplement, à un moment donné, je suis rentré dans les vestiaires. R.-M. A. Comme un coureur de cent mètres : une fois la ligne droite parcourue, le squelette vous empêche de rentrer dans le mur. D. R. C’est bien pourquoi la photo me paraît être le seul art – non, le seul avatar – salvateur. R.-M. A. La poésie s’avance toujours masquée, disait Cocteau. D. R. C’est bien du Cocteau. Du Cocteau cinéaste, plus précisément, qui se retourne sur sa poésie. Eût-il déclaré la même chose s’il n’avait pas réalisé de films ? Je ne pense pas qu’il se serait retourné de la même manière, ni sur la même chose.

Voir Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier à la charrette (1176-1181), traduit de l’ancien français par Jean-Claude Abailly, Paris, Flammarion, « GF », 1999. 37 Denis Roche, La Disparition des lucioles, op. cit., p. 20. 36

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R.-M. A. Les à-peu-près du romantisme hugolien38 sont en l’occurrence toujours de mise : en art, le sublime de la Beauté est souvent lié au masque de la Bête39. Paris, avril 1993. *

Allusion au Quasimodo de Notre-Dame de Paris (1831), dans Notre-Dame de Paris. 1482 – Les Travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975. 39 Allusion au film de Jean Cocteau, La Belle et la Bête, Discina, 1946. 38

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Œuvres citées Forestière Amazonide, Paris, Le Seuil, 1962. Récits complets, Paris, Le Seuil, 1963. Les Idées centésimales de Miss Élanize, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1964. Éros énergumène, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1968. Carnac, ou les mésaventures de la narration, Paris, Tchou, 1969. Le Mécrit, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1972. Louve basse, Paris, Le Seuil, « Fiction & Cie », 1976. Notre antéfixe, Paris, Flammarion, « Textes », 1978. Dépôts de savoir & de technique, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1980. La Disparition des lucioles, Paris, L’Étoile, « Écrits sur l’image », 1982. Conversations avec le temps, Paris, Le Castor Astral, 1985. Photolalies, Paris, Argraphie, 1988. L’Hexaméron, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1990, avec Michel Chaillou, Michel Deguy, Florence Delay, Natacha Michel et Jacques Roubaud. Ellipses et laps, Paris, Maeght, 1991. Dans la Maison du Sphinx, Paris, Le Seuil, « La Librairie du 1992.

XXI

e

siècle »,

La distance et l’émotion Christian PRIGENT Roger-Michel Allemand. Commençons par le biais d’un de nos amis communs, Denis Roche, sur l’œuvre duquel vous avez écrit votre premier essai1. Il m’a souvent dit son « impression d’être sur une arête sagittale d’intrusion dans la littérature2 ». Qu’en est-il pour vous ? Christian Prigent. Je ne dirais plus désormais que ceci : primo, mes textes sont exactement ce que, sans pourtant savoir a priori ce qu’ils seraient, j’ai voulu qu’ils fussent ; deuzio, personne d’autre n’a écrit cela, comme cela. Ces écrits font consister la langue que j’ai cherchée : celle qui restitue le mieux possible l’effet que le monde me fait. Y compris dans leurs maladresses et leurs palinodies. Tant mieux si leur singularité stylistique, l’écart que dessine cette singularité et la pensée qu’appelle théoriquement cet écart posent quelques questions à ceux qui s’intéressent encore à ce que vous et moi appelons « littérature ». Ce que disent ceux qui commentent ici ou là mes livres va parfois dans ce sens. Mais il ne me reste pas grand-chose de l’enthousiasme naïf qu’il faut pour se vouloir à la pointe des opérations de réinvention artistique. Il faut d’ailleurs se faire à ce constat : la littérature n’intéresse pas grand monde. De moins en moins de monde, même. Ça peut inciter ceux qui s’y adonnent à une certaine modestie quant à l’effet des « intrusions » qu’ils pourraient y opérer. R.-M. A. Certes, mais vous parlez de « geste d’effraction dans le corps de la langue. Elle cherche à y faire craquer les coutures épidermico-

1 2

Christian Prigent, « Pour Denis Roche », Action poétique, n° 41-42, 1969, p. 47-56. Voir ici même, « Denis Roche : L’écriture et la photographie », p. 65.

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Christian PRIGENT

sémantiques3 ». Il y a donc de la violence dans votre poésie. Jusqu’à quel point en est-elle constitutive ? C. P. Je suis parti, il y aura bientôt cinquante ans, du constat que les formes écrites de représentation qui étaient à disposition ne faisaient pas résonner en moi la note juste de l’expérience que j’avais du monde – le spectaculaire dehors comme l’intime dedans. Y compris les formes poétiques qui me séduisaient pourtant violemment. Il m’a fallu aller voir comment ça marchait dans ces dernières : Rimbaud4, Ponge5, Denis Roche6... Aller voir dedans, c’était certes rendre à ces œuvres l’hommage de l’admiration. Mais c’était aussi travailler à détraquer, par l’analyse, le pastiche et la parodie, les mécaniques qui y fonctionnaient. Ensuite il fallait remettre en service des petits circuits « poétiques » avec tous ces ressorts et rouages désœuvrés puis autrement remontés et réactivés. C’est une « violence », oui, si on veut. Et elle est « constitutive », certes. Mais il faut bien dire aussi que ce n’est guère davantage qu’une opération de recyclage, un bricolage empirique et tâtonnant. R.-M. A. Mais qu’est-ce qui a été blessé dans la langue ? Et d’ailleurs, quelle langue ? Le « corps de prescriptions et d’habitudes7 » ? C. P. Il ne s’agit pas de la langue en soi, du corpus verbal et de ses formes artistiquement stylisées. Il s’agit du réseau des représentations que tresse 3 4 5

6

7

Christian Prigent, Christian Prigent, quatre temps. Rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, « Les Singuliers », 2009, p. 67. Voir ibid., p. 29-31. Christian Prigent, « La Scène dans la Seine », TXT, n° 3-4, p. 41-54, 1971 ; « Pour une poétique matérialiste », Critique, n° 301, 1972, p. 505-526 ; « Ponge et le matérialisme », Cahiers du Centre international d’études poétiques, n° 93, Bruxelles, 1972, p. 1121 ; « Le Texte et la mort », Philippe Bonnefis et Pierre Oster (dir.), Ponge inventeur et classique, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (2-12 août 1975), U.G.É., « 10-18 », 1977, p. 352-379 ; « La Besogne des mots chez Francis Ponge », Littérature, n° 29, 1978, p. 90-97 ; « Le parti pris de Francis Ponge », TXT, n° 23, 1989, p. 54 ; « Un peu de petite histoire », Action poétique, n° 153- 154, janvier 1999, p. 48-49. Christian Prigent, « Le Groin et le menhir », Critique, n° 325, 1974, p. 529-540 ; « Explication de texte » et « Deux notes », TXT, n° 6-7, hiver 1974, p. 61-81 et 103111 ; « La lessive du français d’église », Politique Hebdo, n° 218, 15-21 avril 1976, p. 28 ; Denis Roche, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1977 ; et pour l’intérêt réciproque, Roche, « Les poudres et les pouvoirs de Christian Prigent », Le Monde des livres, 1er juillet 1977, p. 19. Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, t. I : Le Degré zéro de l’écriture (1953), p. 177.

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l’usage contractuel de la langue et qu’il impose comme lieu idéologique commun. Il s’agit en somme de la « réalité » : du monde identifié à la somme des représentations qu’on en a. Et de la puissance d’aliénation qu’est l’assignation des sujets à ce réseau de représentations contraignantes. La littérature et la poésie académiques, y compris l’académisme moderniste, sont des composantes du réseau, au même titre que la vulgate des discours – science, morale, politique… – qui au jour le jour médiatisent pour nous le monde. Qui écrit rêve de s’extirper du réseau que je dis et de se soulager un peu du poids de l’aliénation. Et donc tente des opérations sur le réseau : recompositions défigurées des figures qu’il dessine, redécoupages, distorsions parodiques, précipitations rythmées, pulvérisations sonorisées. Ce n’est pas pour « blesser ». Mais pour faire de l’air. Pour raviver la langue, moribonde de n’être que dénominateur commun et vecteur d’assentiment soumis. Et pour essayer d’ouvrir de petits espaces de sensation fraîche et de sens vivant. R.-M. A. « Une seule issue : parler contre les paroles8 », disait Ponge. Se couper de la poésie subjective, soit ; mais puisque l’espace poétique est devenu voyou, pour paraphraser l’une des formules que vous utilisez9, à quelles intentions répond désormais l’invention ? C. P. La phrase « l’espace est resté voyou et il est difficile d’énumérer ce qu’il engendre » provient d’un bref article de Documents10. Elle est d’un Georges Bataille extasié par le défi qu’opposent l’engendrement et la dépense de l’univers « acéphale » à l’effort de symbolisation poétique. Si l’invention a un but, c’est de relever ce défi : former des formes informées par cette pression informe. Dit ainsi, c’est d’une prétention un peu exorbitante – le souvenir du ton « grand seigneur » de Bataille porte à cette emphase. On saisira mieux ce que je veux dire si on mesure l’écart – chacun de nous en fait banalement l’épreuve – entre la mesure grammaticale et rhétorique et la complexité stricto sensu dé-mesurée de l’expérience individuée. L’exigence d’invention naît de ce constat. Et tente envers et contre tout de former en langue quelque chose de la complexité dont je parle.

Francis Ponge, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999 : Proêmes, « Des raisons d’écrire ». 9 Power/powder, Paris, Christian Bourgois, 1977, p. 126. 10 Georges Bataille, « Espace », Documents, 2e année, n° 1, 1930, p. 41. 8

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R.-M. A. Et à quelles aspirations répond l’impulsion créatrice ? C. P. À ce que je viens de dire, je crois : le projet de trouver une langue qui réponde le mieux possible aux défis qui sont à la source du besoin d’écrire ; la résolution de ne rien céder sur le désir que cette langue soit, sans concession au bruitage d’époque, sans peur des tentatives d’intimidations scolaires ou mondaines ; la certitude que rien du monde ne se perçoit ni ne se comprend en vérité si cette langue-là ne vient pas médiatiser l’expérience d’une façon plus intimement juste qu’aucune autre des médiations – intellectuelles, savantes, religieuses, idéologiques… – que propose l’époque ; la volonté de jouir des effets de « nouveau » qui se dégagent de la trouvaille de cette langue ; l’espoir, enfin, que tout cela puisse communiquer à quelques-uns, dits « lecteurs », un peu de la liberté et de la jubilation qu’en se faisant ça s’est octroyé. R.-M. A. Le titre Power/powder apparaît comme un contrepied au flower power attribué à Ginsberg. N’y a-t-il pas cependant des points communs entre votre démarche d’alors et celle de la beat generation ? Un rejet du lyrisme bucolique, du conformisme moral et esthétique, au profit d’un autre lyrisme ? C. P. Le titre auquel vous vous référez voulait – finement ? – introduire le coup du « d » entre des blocs de langue de pouvoir – des énoncés politiques et publicitaires – et la poudre en laquelle le geste d’écriture était censé les réduire. J’ai écrit ce livre en 1973-1974. Pas de référence consciente au « flower power », non. Mais un volontarisme maoïstocarnavalesque un peu trop raide de la nuque programmative pour pouvoir accoucher d’autre chose que d’une crispation kitsch des marottes d’époque. Les poètes beat, surtout Ginsberg et Corso, avaient joué un rôle déterminant pour moi. Mais bien avant Power/powder. Je les avais découverts dans l’anthologie publiée en 1965 chez Denoël par JeanJacques Lebel11. Peut-être ne mesure-t-on pas assez aujourd’hui l’effet d’irruption de ces textes dans le mièvre jardinage poétique à la française et les ultimes bricolages des surréalistes. Un autre lyrisme, incroyablement exalté et violent : emportement rythmique, oralité implicite, lexique non a priori « poétique », décor urbain moderne, rébellion politique, obscénité radieuse, etc. J’ai écrit directement sous cette influence pendant pas mal de mois, en 1966-1967. 11

Jean-Jacques Lebel, Anthologie de la poésie de la Beat Generation, Paris, Denoël, 1965.

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R.-M. A. Cela étant, la beat generation s’inscrivait dans le nomadisme – géographique, social et intellectuel (pas seulement Kerouac, Robinson Jeffers aussi, par exemple) – alors que vous me semblez davantage ancré, si je puis dire, à la Bretagne, à vos origines familiales, à tout votre patrimoine culturel. Est-ce à votre avis un écart structurant ? C. P. Sans doute, oui. Mais de toute façon je me suis vite éloigné du lyrisme un peu oratoire de la poésie beat. Le néo-bouddhisme de Ginsberg et ses duos folk avec Orlovsky à la guitare, ça me laissait très... froid. Et l’errance érémitique, la « route », les paradis artificiels et le mysticisme new age à Big Sur, non, très peu pour moi. Mais je me suis ensuite, dans les années 1970-1980, beaucoup intéressé au Burroughs de Soft machine et du Job. Pour le mythe opératoire que ces textes construisent : la langue pensée comme un virus introduit dans le corps animal. Et surtout pour la mise en œuvre des techniques de cut-up et la portée théorique – la « morale » – de cette méthode de travail. J’en ai tiré quelques leçons pour forger mes propres outils – ceux dont je me sers surtout dans les proses publiées chez P.O.L depuis Commencement. Des livres qui ont effectivement traité un matériau de plus en plus référé au monde géographique, idéologique et culturel de mon enfance, la Bretagne, les communistes, etc. R.-M. A. La recherche des marges – au double sens de la dissidence et de la mise en page – n’est-elle pas un fil conducteur de votre travail ? C. P. Chercher sa langue voue aux marges, c’est inéluctable : il faut donner forme verbale à une dissidence, refuser le lieu commun des représentations, éprouvées comme inappropriées, défectueuses. Après ce geste inaugural de défiance, qu’avive la fréquentation de ceux qui le firent avant vous – pour moi ce fut essentiellement Rimbaud –, on travaille à noter ce qui apparaît de surprenant, de frais – ça veut dire au fond : de juste et de beau – dans les marges différentielles qu’on s’est ménagées à côté des propositions consensuelles de l’imaginaire d’époque. Ça n’apparaît évidemment pas à volonté. Ça naît dans les espaces – des bords, des suspens, des failles, des accélérations ou des ralentis rythmiques – qu’on ouvre par le travail formel, les ruses de l’élaboration rhétorique, les petites opérations stratégiques qui visent à laisser la langue jouer ses propres aventures. Dit ainsi, je vois bien que c’est un peu vague. Pour me faire mieux comprendre : l’abandon aux échos homophoniques, dont la rime elle-même, la composition par montage de prélèvements cut-

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upées, la dictée des contraintes métriques, etc., relèvent de ces opérations négatives d’ouverture – une narrativité ou une expressivité que ne domine pas un vouloir-dire a priori et où les effets d’énonciation débordent toujours les segments énoncés. R.-M. A. Exil pas si facile donc. « La solitude est ce à quoi voue la puissance d’ex- ception de l’écriture (ou, en termes mallarméens, son effet de retranchement) 12 . », écrivez-vous à propos de Beckett. De l’œuvre comme une forteresse donc ? C. P. Socialement parlant, une certaine solitude intellectuelle, affective et physique est la conséquence de ce que je viens de dire. Elle réalise les effets de cette singularité qui poussa inauguralement à chercher, par l’écriture, la symbolisation d’une différence et à faire de cette symbolisation l’instrument d’une connaissance plus juste de soi et du monde. Ce n’est pas abstrait : j’ai vécu cela toute ma vie. En clair, ça veut dire qu’il faut vivre généralement loin des quelques-uns avec qui il y aurait connivence, fraternité, loyauté, lieu – éthique, esthétique et intellectuel – largement commun ; et côtoyer au jour le jour les autres, inéluctablement étrangers, presque toujours indifférents, souvent innocemment menaçants, parfois effectivement agressifs. Une sorte d’exil sur place, en somme. Mais il n’y a pas de quoi en faire un plat héroïsé. D’abord parce qu’on est la plupart du temps occupé à autre chose qu’écrire et donc logé au lieu le plus misérablement commun. Ensuite parce qu’on ne se vit pas comme un Achille gonflé de la conscience de sa propre exception, replié dans sa « forteresse » obsidionale et toisant de haut l’ingratitude du monde. C’est tout le contraire : l’œuvre, toute hérissée d’opacités et d’étrangetés qu’elle soit – voire du fait même de ces bizarreries – se veut intensément espace et temps de communication. Une communication certes paradoxale, puisque ne tâchant à communiquer que ce qui renâcle à l’immédiateté transparente de la « communication » courante. Activant un autre régime de la communication : communication d’une expérience fondée sur ce qui, ne se communiquant pas dans la langue du contrat social « commun », frappe de soupçon la notion même de communication – l’échange des savoirs utiles, des mirages consommateurs et des affects stéréotypés. Mais communication quand même, parce que, dans un espace certes tramé par la désillusion et rétif à toute effusion conviviale, l’œuvre offre de partager des blocs d’expérience à la 12

Christian Prigent, Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 31.

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fois savante et sauvage, sensoriellement fixés en langue – Bataille appelait ça du « non savoir13 » – et d’en tirer une chance d’échapper aux assignations qui nous vouent justement à n’être que des sujets aliénés au bas régime de la communication hyper-médiatique. R.-M. A. Mais comment concilier la crise rimbaldienne et la prise éminemment politique de votre écriture sur le monde ? C. P. Ce que je viens d’essayer de dire attribue au travail de littérature une fonction d’émancipation. C’est en ce sens que la crise qui fait qu’il y a de l’écriture – plutôt que seulement la gestion pragmatique, mondaine ou savante des discours positifs – a une signification de part en part politique. Étant entendu que cette cause – ce qui fait écrire – et cet effet – ce que fait écrire – ne sont d’évidence « politiques » qu’au lieu auquel atteignent – et attentent – les gestes poétiques : le lieu des représentations, le lieu des noms et des figures, le lieu où se constitue le réseau verbalisé de l’idéologie. Et non pas, bien sûr, directement, le lieu de l’action pratique et objectivement transformatrice. Aucune compréhension de la prise politique d’une écriture n’est possible si on ne part pas de cette évidence. Et, si on n’en tire pas les conséquences, on ne peut que s’enferrer dans des impasses. C’est-à-dire nier la spécificité de la littérature, rabattre le régime spécial de « communication » dont nous parlions à l’instant sur le modèle banal de la communication et livrer la souveraineté poétique à des sommations naïves : « s’engager », « déclarer » le vrai, parler « au nom de », « agir » immédiatement et efficacement. Ces sommations ne sont jamais que des tentatives d’intimidation. Elles ne tiennent que d’une ignorance, toujours intéressée, des modes particuliers d’exercice du travail poétique. Au bout du compte, elles sont la négation de ses raisons d’être et d’inventer des formes adéquates aux enjeux d’époque. De mon propre travail – qui n’a cessé, vous le savez bien, de se poser ce type de question – et de son éventuelle « prise politique sur le monde » je ne saurais dire rien de plus que cela. J’ai écrit un jour : « la poésie peut peu ». Je le répète. J’ai écrit aussi que je ne me passerai jamais de la conviction que la même poésie a une « responsabilité civique ». Je répète cela aussi. Sur ce qu’il en est plus en détail de cet impouvoir, de cette responsabilité et de leur articulation problématique, je ne peux que renvoyer à tout ce que j’ai déjà dit dans plusieurs livres et dont j’assume, parce qu’en 13

Voir Georges Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Blanche », t. VIII, 1976 : Le non-savoir.

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l’occurrence rien ne peut être simple, toutes les propositions, voire les approximations, les palinodies et même les contradictions. R.-M. A. L’avant-garde est un renversement des élites et du pouvoir établi, mais au- delà du principe d’avant-garde, comme vous l’écriviez en 1981, n’est-ce pas aussi que votre œuvre entend créer un autre monde, qui se substitue à la réalité commune ? C. P. Il n’y a pas d’autre monde. Par contre il y a le monde comme autre, comme altérité à ce que j’appelais tout à l’heure « réalité » – et qui est une fiction que les représentations dominantes cherchent à nous faire prendre pour le réel14. Ce que j’écris essaie de faire monter dans des formes adéquates des traces de cette altérité. Ce qui ne veut pas dire la figurer ou la nommer : elle relève en son principe d’un infigurable et d’un innommable. Mais en révéler, dans la balistique de l’écrit – rythmes, traces d’énonciation, liaisons sémantiques injustifiables –, l’écart génératif ; poser cet écart comme la condition nécessaire et suffisante pour qu’il y ait de l’écriture ; et parier que de cette instance négative peut naître non pas un autre monde formé, représenté, mais une telle puissance de déformation des mondes habitués qu’aucune fiction stable ne puisse y coaguler et venir, sous le nom de « réalité », faire écran à la vérité de l’expérience singulière. R.-M. A. Quel a été le rôle de la théorie littéraire sur vos propres pratiques ? C. P. Un rôle décisif au moment où il m’a fallu essayer de comprendre pourquoi ce que j’étais spontanément porté à écrire – vite dit : un lyrisme post-surréaliste et diverses variantes du vers-librisme standard façon années 1950-1960 – me décevait radicalement : à la fois surexcité et insipide, impropre à penser l’impensé « moderne », sans prise sur ma propre souffrance et ma propre jouissance. Puis un rôle très important, en alternance systématique avec le travail de fiction, tout au long de mon parcours. Aucune contradiction, pour moi, entre ces deux postures intellectuelles. Ni, je crois, de perte de l’une dans l’autre, de développement de l’une aux dépens de l’autre. Parce que je pense, comme Sade l’écrit dans Justine, que c’est « en n’analysant jamais rien qu’on s’aveugle sur tout 14

Voir Gabrielle Napoli, « Réel pour dire, réel à dire », La Quinzaine littéraire, n° 880, 1er juillet 2004, p. 10.

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et qu’on se prive de toutes les jouissances15 ». Et, symétriquement, qu’on n’accède à aucune pertinence analytique, à aucune envergure théorique, à aucune connaissance profonde si on ne sait pas, en pratique, se laisser déborder par ces au-delà – ou en-deçà ? – de l’utilitarisme rationnel et de l’homogénéité conceptuelle que sont les dérives poétiques dans le jeu ignorant et la violence hétérogène de l’expérience. R.-M. A. Vos textes sont techniquement très maîtrisés, vos livres de poèmes ne sont pas de simples recueils, mais sont construits en tant qu’ouvrages. C’est un peu paradoxal, non, ce sens aigu de l’ordre pour un écrivain qui veut libérer toute la potentialité des mots ? C. P. Spontanément, on n’exprime que des croyances reçues, des fadaises psychologiques, des représentations-clichés et des fantasmagories surcodées. Forcément : c’est cela qui nous permet de tenir face au chaos du monde ; et c’est donc cela que les filtres symboliques nous laissent imaginer et nous autorisent à dire. On ne sort pas de ça par les moyens qui font que ça est : ceux de l’expressivité réflexe. Les réussites de l’écriture automatique façon surréaliste sont dans quelques poèmes où une structure ostensiblement ordonnée appelle et cadre impérativement le jeu des associations libres – le plus bel exemple est pour moi « Union libre 16 » d’André Breton. Sinon : défilé de souvenirs non analysés, « merveilleux » convenu et idéalisé, bric-à-brac onirique déballé dans une syntaxe intouchée. Guère d’intérêt. On retient de l’expérience des débuts, au temps des Champs magnétiques, une volonté de faire dégorger de la langue autre chose que les stéréotypes de l’expression lyrique. J’aime la générosité, la joie et le courage de cette réponse à l’appel de l’altérité. Mais moi, j’essaie plutôt d’assécher l’expressionnisme, de calmer les impulsions du vouloir-dire, d’échapper aux chromos stylés et aux idées reçues. Pour cela : artefact délibéré, tactiques de résistance, stratégie de disposition des obstacles rhétoriques, composition de pièges tendus à la spontanéité, effort vers des formes à la fois denses et fluides. En somme : multiplication des manipulations, formelles, rhétoriques, pour ménager les chances d’apparition d’un sens « inouï ». L’inouï, c’est l’irruption du sensible-vrai formalisé au travers de l’expression réflexe et contre ses distractions. Une excursion hors du pensé habitué et de la Voir Christian Prigent, « Le Marquis de Sade n’ira pas au c.i.e.l. », Politique Hebdo, n° 312, 22-28 mai 1978, p. 37-38. 16 André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1992 : Le Revolver à cheveux blancs (1932), « L’union libre », p. 85-87. 15

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modulation stylée des représentations : une ex-tase, en somme, si on débarrasse ce terme d’un peu d’emphase et de beaucoup d’implications inutilement mystiques. Le sens de l’opération – son axe, son mouvement, sa composition dynamique de l’intelligible – réside dans l’invention de formes où l’afflux des figures, des images, des significations, à la fois fait système et prend en masse, à la fois se laisse déborder, défaille et s’évanouit rythmiquement dans une motilité qui voue ces formes ellesmêmes à un excès définitivement instable. R.-M. A. Car tout part des mots, n’est-ce pas ? C. P. Nous parlons ici de littérature. La littérature se fait avec des mots. Tout part donc de là. Et y revient. Sauf que dans ce parcours, quelque chose d’autre est impliqué : quelque chose qui vient comme altérité, justement. Dont il y a peu à dire, sinon ceci : c’est une altérité ; elle est non logique ; elle est ce que vise – à symboliser – l’opération d’écriture ; et c’est parce qu’il y a cette intuition de l’altérité que l’effort d’écriture rumine son ex-cès et mijote son ex-tase. Dit autrement : l’organisation symbolique comme structuration et expansion du nommable sécrète l’intuition qu’il y a de l’innommable et assigne à la littérature la tâche non pas de nommer cet innommable mais de maintenir dans la clôture du nommé une ouverture innommable, un flottement, un jeu – qui est une condition de vérité et une chance de désaliénation. Tout cela découle de l’inconfortable statut du parlant : soumis d’une part à l’exigence incontournable de représenter sans cesse sa vie – empêché, du fait qu’il parle, de seulement la vivre – ; découvrant d’autre part l’impossibilité de ladite représentation – son impertinence foncière, en tout cas sa désastreuse approximation – ; et s’agitant séculairement, face aux effets énervants de ce double bind, pour les compenser par l’abrutissement simple, l’exaltation illuminée ou la dévotion aux savoirs positifs. R.-M. A. J’évoquais en ouverture de nos échanges votre essai de 1969 : il y a bien un avant et un après. C’est d’ailleurs cette année-là que vous fondez TXT. Auparavant, votre inspiration a quelque chose à voir avec une espèce de flux et d’enthousiasme. Ensuite, le phrasé du geste poétique s’épure. L’ôteur de Power/powder, il ôte quoi ?

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C. P. Je vais me répéter : l’auteur de Power/powder sortait de quatre ou cinq ans de règlements de comptes théoriques et pratiques avec celui qu’il avait poétiquement été : un post-surréaliste idéaliste et torrentiel, un peu remusclé et modernisé quand même par la fréquentation des poètes beatniks. Il avait fait chez Ponge sa cure anti-lyrique d’objectivité « matérialiste » et rectifié un peu sa volubilité expressionniste au contact de la « mécriture » iconoclaste de Denis Roche17. Il découvrait qu’on n’écrit pas à partir d’un contenu hors langue limité, homogène et stable, qu’il y aurait à décrire, raconter ou exprimer par des moyens verbaux adéquats. Mais qu’on œuvre dans et contre la « réalité », qui est toujoursdéjà une Darstellung, un imaginaire au sens kantien – en tout cas une composition de langue proposée comme « monde ». Il voulait que l’effort au style approche un peu de l’expérience et aille, au travers des significations déjà constituées, vers quelque chose d’innommable, voire d’extatiquement in-signifiant – dit alors : « réel ». Pour ce faire, il fallait quitter la posture auctoriale : ne pas augmenter mais ôter au donné naturalisé des représentations d’époque ; et travailler à trouer l’écran dit « réalité », à en défaire la cohérence, à en distendre le maillage – à le priver des conditions d’exercice de sa domination péremptoire. R.-M. A. « Écrire ne signifie rien, n’a aucun sens, ne rassure nul à quoi bon, ne comble nul vide, n’équivaut à rien, n’a lieu qu’à excéder tout sens et toute équivalence (toute réclusion dans l’horizon du savoir et du discours)18. », précisiez-vous en 2005. Mais quid de la plus-value de sens à la lecture : est-elle remplacée par des effets de sens – aux niveaux sémantique, syntaxique, prosodique, phonique ? C. P. Le « sens » réside pour moi dans l’invention concertée de la forme. Il ne s’identifie en rien à la somme des significations que le texte distribue en segments narratifs – scènes, actions –, descriptifs – paysages, figures – ou conceptuels – métatechniques, méditatifs. Il passe – je veux dire : il naît, il circule et il meurt – dans des moments où le réseau des significations intelligibles est à la fois tramé et aéré par d’autres instances de production – échos sonores, rebonds homophoniques, prosodie métrée, 17 18

Voir Denis Roche, Le Mécrit, Paris, Le Seuil, 1972. Christian Prigent, [sans titre,] dans Écrire, pourquoi ?, Paris, Argol, 2005, p. 141. Ce texte est un extrait de celui livré dans le collectif WOZU Dichter in dürftiger Zeit, Soleil noir éditeur, 1978 – le titre de l’ouvrage reprend l’interrogation de Hölderlin dans son élégie « Brot und Wein » : « Pourquoi des poètes en un temps de détresse ? » Cf. Christian Prigent, « Wozu noch Dichter ? », TXT, n° 31, juin 1993, p. 74-77.

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jeux intertextuels, composition fuguée… – qui y activent un phrasé cinématique. Peu importe en définitive le matériau que cet usinage traite – souvenirs, fantasmes, imageries d’enfance, démêlés avec la parentèle, aventures et mésaventures d’Éros, vignettes d’Histoire... Je sais bien que, spontanément, c’est au matériau qu’une lecture s’intéresse d’abord. J’admets même que ce soit légitime. Mais c’est pourtant bien le complexe formel qui fait sens : il dit pourquoi c’est fait et développe les effets d’inventivité instable que ça veut produire. J’ajouterai que si on veut garder la complexité et la fraîcheur, il faut ré-usiner sans cesse, résister au maniérisme, maintenir quelque chose de l’énergie des commencements, rester un enfant : joueur, étonné, irrésolu, inaccompli, insaisissable – tout en étant aussi le contraire de cet enfant : rationnel, froid, cultivé, technique et tactique. Ce qui me convient, c’est de maintenir cette contradiction dans des séances d’écriture qui peu à peu font des livres. De l’effort de recommencement dont je parle témoigne par exemple le « roman en vers » qu’est Météo des plages : il est le résultat d’une volonté délibérée, et précisément programmée, de prendre le contre-pied de ce à quoi j’avais abouti avec Grand-mère Quéquette et surtout avec Demain je meurs : une prose rythmiquement emportée, l’oralité à fleur d’énonciation, une certaine lisibilité narrative, le contenu autobiographique quasi explicite, etc. R.-M. A. Sans vouloir être provocateur, qu’en est-il d’une éventuelle profondeur ? Disant cela, je pense bien sûr à plusieurs de vos textes, mais aussi à votre ancien intérêt pour les peintres de Support/Surface19. C. P. Si l’écrit n’est pas intérieurement inactif – si le détail du signifiant y joue ses minuscules aventures : rimes, métrique, jeux de mots, pistes sémantiques multiples… –, il y a une sorte de creusement de la surface – le champ de propulsion axiale des significations. Le travail de phrasé dont je parlais à l’instant est la forme que prend, acoustiquement et visuellement, cette suggestion d’une profondeur ouverte dans ce qui est pourtant donné comme tout entier joué en surface. La forme que je cherche est complexe. Mais elle ne suppose caché aucun secret signifiant, aucun « mystère ». Il n’y a aucun recel de « profondeur », au sens d’une vérité ésotériquement dérobée. Tout est compris dans la surface du texte. Les « aventures du signifiant » ont un effet « creusant » parce qu’ils compliquent et épaississent la ligne des associations sémantiques. Mais ils sont seulement la condition d’activité du texte, ce qui fait qu’il y a en lui 19

Voir Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 151.

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la trace d’une énonciation vivante, qu’il ne se réduit pas à la somme des énoncés qu’il aligne. La profondeur, c’est cette motilité. Et puisque vous évoquez Support/Surface : la profondeur, chez un Viallat, n’est-elle pas dans le passage potentiellement infini de la forme biomorphiquement ambivalente qui creuse le support surfacial, pourtant affirmé comme tel, d’une puissance illimitée de suggestion sensuelle ? Et n’est-ce pas paradoxalement cette suggestion qui au bout du compte nous reste des croisades ascétiquement méta-picturales menées par les artistes de Support/Surface ? R.-M. A. La profondeur est dans la peau, dixit Valéry – parce qu’elle nous met en communication avec l’immensité du monde extérieur. En même temps, elle est une surface d’échange avec l’intériorité. Or, puisque vous cherchez à traduire la complexité infinie de l’expérience sensorielle, où sont les points de contact de cette porosité ? C. P. Dans les déchirures constituantes qui produisent la « motilité », sans doute. Dans la mobilisation de tout ce qui, dans la langue, ne relève pas d’abord de la figuration ou de la nomination – et qui, du coup, peut-être, fixe des effets sensoriels, voire sensuels : l’écholalie, le découpage respiratoire des segments syntaxiques, la ponctuation rythmique, les effets métriques d’accélération ou de ralenti, la jouissance du babil glossolalique, une certaine façon d’immerger l’écrit dans une mastication syllabique régressive, l’idiotie assumée des gags formels, etc. En tout cas dans toutes les opérations dont on attend qu’elles ouvrent ce qui est en train de s’écrire sur des horizons dont celui qui écrit ne savait a priori rien et dont, in fine, il n’aura noté que la trace défective, c’est-à-dire ce qui, y important le souvenir du démesuré sensoriel, aura perturbé la mesure rationnelle de l’écrit. R.-M. A. Votre écriture : à fleur d’émotion ou soigneusement distanciée ? C. P. Credo – il synthétise tout ce que je viens de dire – : dans l’écriture, c’est la distance, un système de formalisation apathique, qui donne sa chance à une diction juste de l’émotion, l’excès ex-tatique. R.-M. A. Il y a un écart entre votre goût pour l’art brut et la sophistication de vos procédés. Ce qui n’empêche pas la lecture oralisée de vos

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textes d’en restituer la sauvagerie, oserai-je dire – mais telle une nature sinon domestiquée, heureusement, du moins canalisée par le verbe. C. P. « Sauvagerie », je ne dirais pas – j’ai un surmoi très très fort, vous savez ; et un souci formel constant ; ma question est toujours : comment faire de l’art ? « Violence », si vous voulez... « Énergie », j’espère... Mes lectures publiques n’ont pas d’autre but que d’exposer les conditions dans lesquelles ça s’est écrit et de surligner par les moyens de l’oralité – rythmes, débits, sonorités, souffles20 – certains des effets ambivalents que j’attends que produise l’écriture : les tensions contradictoires qui animent mes textes – comique et angoisse, violence et concertation rhétorique, trivialité et sophistication, intertexte érudit et babil enfantin, etc. Je reviens là-dessus dans le volume Compile – un livre plus un CD – que P.O.L publiera début 2011. Ces lectures m’ont fait monter sur des scènes aux côtés de bien des poètes « sonores », des « performers », des « actionnistes », etc. Mais je ne suis pas vraiment proche de cela, qui ne m’intéresse pas très souvent, à quelques exceptions près, dont celle de Bernard Heidsieck, bien sûr. Entre autres parce que les artistes de ces courants sont souvent d’une insuffisance intellectuelle navrante. Et que leurs héritiers actuels me semblent rarement poursuivre un autre but artistique que la fixation d’un effet formel qui fait label – label qu’ils s’affairent alors à gérer, dans la logique marchande et spectaculaire de bien des aspects de l’art dit « contemporain ». R.-M. A. Et le « courant douloureux » qui pousse à écrire21 ? C. P. Pas plus que le mot « écrivain » ne fonde une valeur – il désigne plutôt un souci –, le mot « douleur » ne suffit évidemment à pourvoir d’authenticité et de profondeur une pratique artistique qui déclarerait y trouver sa source. Simplement, il m’a toujours semblé que mon besoin d’écrire, et de comprendre les causes et les effets de ce besoin, avait à voir avec une tentative de réponse à ces formes banales de la souffrance que sont l’angoisse, l’inertie dépressive, la mélancolie. À ce titre, cette souffrance m’apparaît donc effectivement fondatrice pour ce que j’ai été amené à écrire. Mais il n’y a à charger cela d’aucun pathos. Primo, parce que ce qui fait « courant » – ce qui porte à l’effort d’expression – ne relève d’abord ni de la psychologie ni de l’affect subjectif. La mélancolie 20 21

Christian Prigent, « La Voix de l’écrit », TXT, n° 17, novembre 1984, p. 33-38. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989 : Le Temps retrouvé (†1927), p. 410.

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dont je parle est celle de l’espèce. Le malaise, celui de la civilisation. L’inquiétude, celle du sens – de l’opacité du monde. L’intranquillité angoissée, celle de l’inadéquation des formes à la pression informe qui fait écrire. Deuzio, parce que le projet n’est pas d’exprimer ledit « courant douloureux » mais de détourner sa puissance de destruction pour défaire sous ses coups le décor aliénant du « monde » – les représentations qui cherchent à le pacifier en nous le légendant et en nous l’expliquant – ; et de répliquer à l’angoisse et à la dépression (qui sont des effets de la domination objectivée des représentations dont je parle) par la tonicité et l’inventivité de la forme écrite. Mes textes recherchent cet effet de tonicité entre autres choses par l’énergie phrasée, la vitalité bouffonne et le comique délibérément catastrophique du sens – je dis bien le comique ; pas l’humour, pas la finesse distinguée, pas le surplomb distancié, surtout pas « l’esprit » ! R.-M. A. « L’intranquillité intellectuelle, morale, sensuelle et sexuelle22 » dont vous parlez au sujet de la bibliothèque de votre père, en découle-telle seulement ? C. P. Si les manifestations personnelles du « courant douloureux » propre à l’espèce et à sa culture s’avivent, voire naissent, de la fréquentation des livres ; ou si ce sont elles qui nous poussent vers la bibliothèque – je n’en sais rien. Je sais seulement qu’aux environs de mes quinze ou seize ans, la banale « saison en enfer » de l’adolescence a coïncidé pour moi avec la lecture de Rimbaud. Je ne m’en suis jamais remis. Après, je suis allé lire de préférence ceux qui ont éprouvé, ou dit qu’ils éprouvaient, des choses semblables et pensé leur travail comme un mode de résolution de la crise à la fois subjective et... ontologique : Lucrèce, Hölderlin, Proust – chez qui j’ai trouvé la formule que vous citez –, Artaud, Beckett... Ça avivait l’intranquillité, certes, en la figurant, en la nommant, en multipliant ses formes de manifestation symbolique. Mais ça proposait simultanément les exemples de triomphe sur elle que sont ces objets de jouissance esthétique et intellectuelle qu’on trouve dans les écrits des auteurs en question. R.-M. A. Sans tomber dans l’analyse facile, Lacan, quand même, on en parle ?

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Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 20.

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C. P. Lacan a été pour moi une référence théorique décisive. Explicite, souvent ; voyez mes entretiens avec le psychanalyste lacanien qu’est Hervé Castanet. Implicite plus souvent encore parce que je ne tiens jamais, n’ayant aucune compétence pour le faire, un discours de spécialiste – de psychanalyse lacanienne, ou de quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Je ne me vois pas écrire « sur » Lacan. Je l’ai lu, pas in extenso, mais assez attentivement, dans les années 1970. Il m’en est resté quelques formules – sur la notion de « réel », sur les effets de vérité de l’acte signifiant manqué... Parce qu’elles rencontraient et donnaient corps intellectuel à certaines de mes intuitions, ces formules ont été pour moi extraordinairement éclairantes, embrayeuses d’écriture et de pensée. R.-M. A. Et la fête linguistique de Rabelais ? C. P. Je n’ai pas vraiment lu Rabelais. Sinon au lycée, comme élève, puis comme professeur. Et plus tard, bien trop vite, pour introduire au numéro « La Dégelée Rabelais » de TXT, en 198723. Ce que j’avais à en dire est dans les quelques pages que lui consacre mon essai Ceux qui merdRent. Elles ne vont pas au delà d’une mise en place élémentaire : Rabelais comme exemple d’une fiction à la fois bouffonne et savante, joueuse et combattante, portant le fer de la fiction dans la pensée rationnelle et sommant la fiction d’être à la hauteur des enjeux idéologiques d’époque. Rabelais, en somme, comme exemple et emblème de la littérature « carnavalesque24 » que voulait promouvoir dans les années 1970 l’avant-gardisme de TXT. R.-M. A. Umberto Eco vient de concevoir un programme d’expositions, de conférences et de concerts sur le thème de la liste25. Or, contrairement à ce que l’on croit, celle-ci n’est pas toujours synonyme d’exhaustivité, de finitude, comme chez Rabelais, mais peut procéder de l’abîme, de la glose anxiogène, voire de la logorrhée. Vous, qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type de dispositif ? Quelle y est la part d’épuisement, de soi et du réel ?

Voir id., TXT, n° 21, juin 1987, p. 3. Voir id., « Carnaval : inflation, réaction », TXT, n° 5, 1972, p. 10-22, et avec Mathias Pérez, Conseils pour un carnaval, Rennes, Térature, 1981. 25 Umberto Eco (dir.), Vertige de la liste, catalogue de l’exposition au Louvre, 2 novembre-13 décembre 2009, Paris, Flammarion, 2009. 23 24

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C. P. Je ne vois pas une aussi grande fréquence de cette procédure dans mes livres. Elle m’a servi surtout au début des années 1980 pour composer quelques partitions destinées à l’exécution orale : les « Litanies de l’orgasme26 », la « Liste des langues que je parle », les « Pnigos »... C’était surtout pour disposer d’une forme simple, démonstrative, telle que la vitesse d’exécution propre à l’oral n’empêche pas qu’on en saisisse le dessin rythmique, qu’on en voie se former la sculpture acoustique. Et que dans la simplicité de cette forme les effets de sens soient des effets d’épuisement respiratoire : une accumulation de langues inventées – comme une surenchère sur « l’infinité potentielle du code » ! – ou un mime burlesque de l’obsession orgastique mise « à toutes les sauces » idiolectales. Pour le reste, s’il y a des listes ici et là dans mes livres de prose, elles sont variablement motivées. Il y a des recensements parodiques – la liste des possibles vocations « poétiques » du narrateur, dans Grand-mère Quéquette 27 – et des rafales de questions qui notent l’inquiétude vertigineuse de tous mes « personnages » face au chaos insignifiant du monde. Mais je ne saurais cerner la raison unique, s’il y en a une, qui subsume ces variantes. R.-M. A. Je disais cela précisément pour le vertige, « l’expérience du précipice intérieur28 » – le caillou qui peut se refermer –, mais aussi pour l’idée de précipitation et de précipité... C. P. C’est Georges Bataille qui s’inquiétait que la maladie logoscopique de Ponge ne le livre au vertige métaphysique qui peut s’ouvrir dans l’observation du moindre objet29. À quoi Ponge, vous vous en souvenez, rétorquait fort pragmatiquement qu’il suffit de changer d’objet au dernier moment. C’était sa façon de geler le « souci » ontologique. Bon. Le « précipice intérieur » est là, toujours imminent, dans ce compagnonnage avec la psychose qu’on sait toujours à portée… d’expérience. Il se profile en particulier dans le sentiment de peu-de-réalité que nous donnent au jour le jour les images et les énoncés au travers desquels nous nous Écouter . Voir Grand-mère Quéquette, op. cit., p. 169-170. 28 Francis Ponge, conférence prononcée à Bruxelles le 22 janvier 1947, citée par Philippe Dubois, « Le caillou et le précipice », Cahiers de la photographie, n° 23, 1989, « Denis Roche », p. 70. 29 Cf. Francis Ponge, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999 : Le Grand Recueil (Méthodes, 1961 : « Du Logoscope ») et l’échange avec Georges Bataille dans « Souvenirs impromptus », La Nouvelle Revue française, n° 425, juin 1988, p. 34. 26 27

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voyons sommés de nous représenter nos vies. Raison pour laquelle j’attends des actions d’écriture – quelques formes qu’elles prennent, les énumératives et les litaniques parmi d’autres – qu’elles soient davantage une réplique formelle, un précipité de densité pratique, à la béance psychotique qu’une plongée fascinée dans ses précipices. R.-M. A. La débauche lexicale, le carnaval sans fin du langage, n’est pas sans rapport avec la libido et les appétits ne sont pas négligeables dans votre œuvre 30 . D’où ma question : les mêmes énergies, sexuelle et poétique, sont-elles en jeu dans l’écriture ? C. P. « Éros fait écrire ». C’est une formule de Ponge31. Mais fait écrire essentiellement des banalités, des mièvreries ou des obscénités surindiquées. Et aucun poème d’amour ne s’élève à la valeur s’il n’est un tant soit peu « objectivé ». Ce qui veut dire en clair : s’il n’annule pas cyniquement son prétexte amoureux nominatif. Par exemple en le faisant disparaître derrière des contaminations formelles – Ronsard faisant jouer la généralité de l’anagramme aimer sous le nom de Marie – ou des perspectives cultivées – le même noyant sa Cassandre ou son Hélène dans le grand bain mythologique rempli par ces prénoms. C’est qu’il faut faire surgir la « chose », l’objet in-fini, le réel, derrière le détail des corps individués et des objets ponctuels du désir. Pour que ça engage vraiment la puissance de défiguration des figures habituées du monde qu’est l’expérience d’Éros : ses exaltations, ses extases, ses abandons altruistes – mais aussi ses déroutes, ses hontes, ses violences, ses tractations gourmandes avec l’ignoble, le bestial et l’abject. Je voudrais quant à moi parvenir à élaborer des formes poétiques qui conservent en elles la trace de l’exaltation érotique et du pathos de fusion qui furent à leur origine. Mais qui livrent en même temps ce pathos et cette exaltation à la cruauté d’un jeu signifiant « carnavalesque ». Un jeu activé par le savoir empirique que ça – la fusion, l’extase – n’a pas de lieu symbolique, ne se dit pas, ne peut que faire défaillir la représentation verbale. En somme : décomposer le lyrisme, sacrifier l’idéalisme effusif et renverser l’illusion du rapport, sexuel, verbal, réussi au profit d’un jeu verbal a- pathique, Voir Christian Prigent, Voilà les sexes et Le Professeur, mais aussi « Érotique voilée », Sud, n° 1, 1969, p. 27-35 ; « Comment voir le sexe en peinture », Courrier du Centre international d’études poétiques, n° 139-140, 1981, p. 25-29, ou le collectif Térature, n° 3-4, « Le Sex o’clock de Christian Prigent », Rennes, 1981. 31 Francis Ponge dans Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers (1967), Paris, Le Seuil, « Points Essais », 2001. 30

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distancié et goguenard. En pariant que la vérité de l’expérience, la quantité d’inconnu qu’elle recèle, passera implicitement dans la tension que tente de maintenir une forme souveraine entre les deux registres opposés d’affects et de significations. C’est très précisément le chantier sur lequel je suis en ce moment, qui essaie de retraiter dans le sens que je viens de dire une masse de poèmes écrits à divers moments de ma vie sous l’effet de quelques effervescences érotico-amoureuses. R.-M. A. Quels rapports établissez-vous entre l’amour et la révolution ? C. P. Voilà deux mots bien pesants. Peut-être faudrait-il éviter d’en user encore. Pourtant je vois bien qu’ils insistent. À peine me les glissez-vous qu’ils se mettent à clignoter de partout. Ces deux mots ont inscrit leur légende sous les images de ma vie comme sous celles de la vie de bien des gens. Parce que ce sont deux promesses : elles suggèrent qu’il existe des chances d’excéder la mortification mélancolique et l’abandon fataliste à « l’état des choses ». Parfois même ces chances se réalisent : on aime, des barricades se lèvent, des murs tombent. Bien sûr, la « sagesse » du nondupe revenu de tout que nous portons aussi en nous murmure que ce sont des leurres. Mais cette sagesse, outre que politiquement cynique, est stupide et mortifère. Si on écrit, c’est pour relever autant qu’on peut le défi que dessinent les deux promesses. Elles traversent en tout cas tout ce que j’ai essayé de penser, de ressentir, de styliser. Bien sûr, ça fatigue. Et ça se fatigue, ce double appel venu du fond des déserts du monde. Mais c’est intuable, nonobstant l’usure personnelle et les désespoirs politiques d’époque. Ce qu’il y a de commun entre les deux : l’utopie comme appel à excéder un présent politiquement injustifiable, éthiquement insupportable et subjectivement dépressif – quoiqu’on sache d’une part ce qui peut s’en suivre comme souffrances intimes et quoi qu’enseignent d’autre part les catastrophes sanglantes hélas historiquement avérées – ; le goût exalté du nouveau comme condition de la jouissance ; une vocation à la perte, des certitudes, des repères, et à la destruction, des états stabilisés du lien social, de la pensée, du sentiment, du désir, comme prémisses d’une possible renaissance. Renaissance dont à sa façon le travail de régénération symbolique qui produit des livres étranges et un peu inquiétants est l’une des manifestations Cette manifestation est certes socialement discrète, peu partageable et effectivement fort peu partagée, sans guère d’effets contaminants vers l’extérieur – et en tout cas inapte à... révolutionner quoi que ce soit. Elle résiste, cependant. Et reste pour moi infiniment

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désirable. Parce que, sans sa prothèse de tonicité symbolique, rien du monde ne me paraît vraiment savoureux ni un tant soit peu intelligible. R.-M. A. Et la saveur, c’est important. D’où votre usage de l’ancien français dans Demain je meurs, par exemple ? C. P. J’ai du goût pour la pluralité des langues, pour l’infinité du potentiel lexical, pour l’hétérogénéité des niveaux, des registres, des accents, pour les argots, les dialectes, les patois, les lexiques techniques. Il y a une saveur dans les prononciations et les phrasés variés, les énonciations bancales, les échos anciens toujours là, en sourdine, sous ce que le parler moderne en a fait. Travailler avec ça, c’est retraverser la mémoire de la langue. Et ce n’est pas sans émotion qu’on essaie de retrouver les façons que « ceux d’avant » avaient de la mastiquer et de la proférer. Je crois que l’effet que le monde nous fait et la vision que nous en avons s’enrichissent à proportion de la profusion des noms que nous posons sur lui. La justesse de ce que nous disons de lui est fonction de cette diversité polyphonique. Alors l’ancien français, oui – entre autres. Comme exemple d’une altérité historique de la langue dans la langue. Un moment qui m’émeut parce qu’inaugural, archaïque et séminal. Où j’aime aller chercher des formes syntaxiques, lexicales, métriques à la fois exotiques et familières, parce que la langue moderne ne les a pas oubliées : elles sont à l’œuvre dans les réseaux souterrains sur lesquels elle s’appuie. R.-M. A. Et si nous terminions par la fraîcheur que vous avez mentionnée au cours de nos échanges ? Quelle est-elle en fin de compte ? C. P. Celle de cette vision dont je viens de parler. Écrire, c’est pour moi essayer de maintenir la fraîcheur de cette vision : sa singularité, sa résistance au lieu commun, son excès à l’idéologie, sa vocation à une réfection perpétuellement rejouée, contre l’inéluctable entropie, dans le temps, des significations organisées en discours et des figures composées en représentations. Pour continuer à penser dans l’ouvert, comme on disait jadis du côté de Tübingen. Saint-Brieuc, décembre 2009. *

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Œuvres citées Power/powder, Paris, Christian Bourgois, 1977. Voilà les sexes, Paris, Luneau-Ascot, 1981. Le Professeur, Marseille, Al Dante, 1999. Grand-mère Quéquette, Paris, P.O.L, 2003. Demain je meurs, Paris, P.O.L, 2007. Météo des plages, Paris, P.O.L, 2010.

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Incarnations Bernard NOËL Roger-Michel Allemand. Quel rapport établissez-vous entre le verbe et la chair ? Bernard Noël. Le verbe et la chair sont inséparables dans un lieu dont ils sont les principaux constituants, et qui est le corps. Le mot « chair » introduit pour moi une certaine violence dans cette affirmation, mais une violence juste, parce qu’il souligne la matière dont est constitué le corps. Comment la chair en arrive-t-elle à s’exprimer en créant le verbe et en s’ajoutant cette dimension verbale ? Voilà une question qui concerne l’origine, la Genèse, qui m’obsède souvent, et qui n’a pas de réponse… J’en cherche une en essayant de me représenter le corps « primitif ». Seule chose sûre, c’est que ce corps a des yeux qui voient, et cette vue accumule sans cesse des images du monde prélevées sur l’environnement. La vue va dans le corps comme y va également l’air et cette respiration particulière doit forcément s’inscrire organiquement dans un espace particulier, qui devient l’espace mental. On peut rêver sur la manière dont le tri et la mémoire des images constituent un premier langage. Leroi-Gourhan a montré comment la bouche, en cessant d’être un organe de préhension, devenait l’organe de la parole mais saura-t-on un jour comment l’image visuelle devient parole ? Il y faut beaucoup de millénaires et quelques autres encore avant que la parole ne se visualise dans l’écriture… Le texte chez moi fondateur s’intitule Extraits du corps, j’ai cru y traduire des états physiques et en finir ainsi – au moins provisoirement – avec la cochonnerie dont parle Artaud. L’étrange résultat de cette libération fondatrice fut qu’ensuite je n’ai plus écrit pendant une dizaine d’années. Mais là n’est pas mon propos, je cherche seulement à situer le point de départ de la sensation que toute mon activité verbale, donc ma pensée, a son origine dans mon corps, ma chair. Cela s’oppose évidem-

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ment à la vieille transcendance qui voudrait que l’esprit descende d’en haut alors qu’il monte comme une buée interne. Percevoir cette buée à défaut de la voir, je m’y suis exercé bien des fois, et j’ai toujours voulu provoquer cette perception par et durant l’acte d’écrire. La prise de conscience que les media veulent occuper la place du verbe à partir de l’occupation des yeux donne une nouvelle orientation à la recherche de cette perception. Nul besoin d’une longue observation pour s’assurer qu’il suffit de tenir les yeux pour tenir toute la tête et rendre le cerveau « disponible » aux messages de la consommation ou de la politique. Le comble est de s’apercevoir alors que ce qui nous rend humains, c’est-à-dire le Verbe, est aussi ce qui nous rend fragiles et, en effet, « disponibles » pour l’occupation médiatique. Il n’y a pas de Verbe sans une activité intérieure qui réfléchit, compare, condense, imagine, exprime. Cette activité est parasitée par le flux médiatique qui, très vite, se substitue à elle si bien qu’il se produit ce qu’on attribuait autrefois à la visitation de l’Esprit et qui n’est plus qu’une occupation mécanique de l’espace mental. Pour résister à cette occupation, que tout facilite aujourd’hui avec la multiplication des écrans, il faut revenir vers la chair, qui est le milieu originel où s’est développé le Verbe. Il faut percevoir l’incarnation du verbe et fonder sur cette conscience un retournement du regard pour qu’il envisage, dehors dedans, la circulation de ce qu’il réfléchit et de ce qu’il exprime. Au fond, la pensée doit examiner l’acte qui l’anime et sentir que la naissance du Verbe est liée à la naissance de la langue de telle sorte que le corps porte en lui la capacité de reproduire la langue comme il a celle de reproduire l’espèce. Mais n’aurait-il pas mieux valu parler de langue et non de Verbe, celui-ci dépendant de celle-là à moins qu’il n’en soit tout simplement l’autre nom ? L’évocation de cette liaison originelle a l’effet soudain de la rendre perpétuellement présente, et comme à chaque instant en train de se réincarner. Aussitôt, me voilà armé contre l’occupation… R.-M. A. Ma pente culturelle m’inviterait à vous suivre du côté de la Genèse, de l’alchimie du verbe et de « lalangue1 », mais avec vous j’ai envie d’autre chose pour le moment. Quand je vous disais verbe, je n’y mettais pas la majuscule, mais inclinai plutôt vers l’antique linguistique d’Aristote qui, dans sa Poétique, rangeait le verbe dans les actions, à part

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Voir Jacques Lacan, Je parle aux murs (1971), Paris, Le Seuil, 2001, p. 18-19.

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des substances nominales justement2. Extraits du corps, liqueurs, humeurs, « buée interne » : comment s’opère la condensation de votre création ? B. N. Ces deux derniers mots me choquent, et ce choc – pourquoi ? – me fait prendre conscience que je ne me suis jamais attribué, jamais approprié le moindre sentiment de « création ». Conséquence : je me demande si ce fut par modestie ou par suite d’une éducation qui limitait à Dieu le rôle de Créateur ? Il y a pourtant près de soixante-dix ans que je me suis écarté de ce Dieu-là, ce qui rend d’autant plus surprenant le choc ressenti. Oui, il me dérange car il a fait que je m’arrête devant un mot qui m’intéressait moins que deux autres : « condensation » et « substances nominales »… Dans ces deux mots, il y a de la matière et du mouvement, bref de quoi assister ou prolonger le « verbe » et la « chair » ! D’ailleurs la condensation que vous nommez ne peut être que celle du verbe dans la chair du fait d’un travail que je n’ai jamais perçu comme une « création ». Je me demande si l’emploi que j’ai fait du mot « buée » vous a conduit au mot « condensation » ? Mot dont j’apprécie ce qu’il implique de réalité pratique. J’essaie depuis fort longtemps de percevoir la formation du verbe dans la chair, tentative qui est aussi bien celle de percevoir la formation des mots, des phrases, donc de ce que vous appelez « création ». Ce que j’appelle « formation » est sûrement l’équivalent de ce que vous nommez « condensation » : je n’en perçois rien et cependant je ne me suis jamais découragé dans l’attente de ce phénomène. Vous me donnez une expression : « substances nominales » que je ressens comme très précieuse pour désigner ce que je cherche à percevoir, et qu’il m’arrive de sentir – ou seulement d’imaginer ? – comme une nappe de buée montante – de buée organique… Mais avançant ces deux mots, je me méfie aussitôt… et me dis que je devrais plutôt chercher du côté de « l’action » que vous évoquez en pensant à la distinction d’Aristote… Au fond, j’ai toujours voulu donner une épaisseur charnelle, une incarnation, à toute mon activité verbale et dû constater qu’elle me désincarnait à mesure qu’elle progressait en m’écartant du point charnel de sa conception… R.-M. A. « Pourquoi un léger rideau de chair sur le lit de notre désir3 ? » La part de l’érotisme quelle est-elle ?

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Voir Aristote, Catégories, traduit du grec ancien par Richard Bodéüs, Paris, Les Belles Lettres, 2001. William Blake, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer précédé de Le Livre de Thel et suivi de L’Évangile éternel, traduit de l’anglais par Alain Suied, Paris, Arfuyen, 2004, p. 33.

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B. N. Ces mots de Blake, phrase ou vers, m’ont d’abord séduit : ils excitaient une vision qui, vite, s’est dissoute. Pourquoi ? Parce que ce « léger rideau » est la négation de ce que j’avais cru entendre tant le mot « chair » avait fait vibrer mon imagination. Surprenante est la rapidité du passage de l’excitation à la déception. Où s’est volatilisé le corps « sur le lit de notre désir » ? J’avais ressenti une forte sensualité aussitôt contrée par ce « léger rideau », dont le sens me laisse perplexe... Le désir aurait-il plus de présence, donc d’importance, que la chair ? Mais où serait alors son lieu, sa matière ? Je soupçonne Blake de vouloir le libérer de la pesanteur charnelle, de la vitalité organique, ce qui va bien sûr à l’encontre « l’érotisme » fait du croise ment du sexe et de la langue, la seconde intensifiant les fonctions du premier en les « surnaturant », c’està-dire en multipliant leurs capacités naturelles. Je crois depuis longtemps que notre corps est le carrefour de deux transcendances, toutes deux horizontales et non pas verticales, l’une orientée par l’espèce et qui, de chacun de nous, fait des reproducteurs ; l’autre liée à la langue et qui fait également de nous des reproducteurs locuteurs. L’érotisme est un détournement de l’activité reproductrice de l’espèce grâce à la langue. Mais ne pourrait-on en dire autant de l’écriture en elle-même sans qu’elle soit érotique ? Je me demande si la littérature dite « érotique » n’est pas une double perversion de l’écriture, qui témoignerait d’une double révolte contre la condition naturelle du sexe et contre les limites de l’écriture ? En ce qui me concerne, j’ai voulu distinguer un livre « érotique » comme Le Château de Cène4, où je souhaitais saboter la belle langue héritée de Nerval et faire passer ma révolte contre la langue du colonisateur tortionnaire, distinguer cela des Plumes d’Éros où je désirais seulement transmettre l’exaltation amoureuse... Bref, « le léger rideau de chair » indiquerait-il ce qui vient en nous de l’espèce et « le lit de notre désir » serait-il la part de la langue ? Il y a des mots que j’ai bannis de mon écriture comme le mot « âme » et je me demande, ici, tout à coup, si ce mot ne pourrait pas désigner le lieu où se croisent en nous les deux transcendance et s’accordent le sensuel et le mental... R.-M. A. Si plus vous incarnez votre verbe, plus vous vous désincarnez serait-ce à dire que tout de vous est transvasé dans vos livres ? La lettre de chair remplace l’être de chair ; le corps sacré du poète, le corps privé de l’homme ?

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Sous le pseudonyme d’Urbain d’Orlhac.

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B. N. Votre question me dérange profondément, non pas en elle-même mais parce que je me demande ce qui la provoque dans mes propos, dans mes écrits. Et que, ne doutant pas de vous, je doute de moi. Je n’ai jamais eu le sentiment d’incarner mon verbe, mais plutôt celui d’échouer à le faire – sauf que était-ce mon projet ? Il me semble avoir cherché une coïncidence entre écrire et être, mais ne se produit-elle pas naturellement dans un acte qui mobilise tout de soi dans son instant ? C’est mon sentiment sauf que je n’ai jamais impliqué l’être dans cet acte, ni d’ailleurs le verbe, mais plutôt la langue et le corps. Disons que les mots que vous me proposez sont plus métaphysiques alors que les miens sont plus réalistes. Quant à dire que je me suis transvasé dans mes livres, je ne le crois pas pour la raison que tout livre terminé et publié n’a plus besoin de moi ni moi de lui : nous sommes définitivement séparés. Peut-être cette séparation fait-elle d’eux un « corps sacré », non pas sacré en soi, mais sacré du fait qu’ils sont la désincarnation de leur auteur puisqu’ils n’ont pas besoin qu’il soit vivant pour exister. L’épaisseur charnelle que je disais vouloir donner à mon activité verbale n’empêche pas cette séparation, mais estelle une privation ? Toute naissance est une séparation… R.-M. A. Y aurait-il des liens entre La Maladie de la chair et L’Espace du désir ? B. N. Je pourrais commencer tout bêtement par dire que ces deux textes ont pour lien principal d’avoir le même auteur… Surtout, ils essaient l’un et l’autre de rendre vive une scène primitive. Je doute d’avoir eu cette intention en les écrivant, mais votre question les rapproche et, de ce fait, m’oblige à dévisager leur souvenir, la petite trace que fait lever leur titre. Le second, L’Espace, est antérieur au premier et cherche à reconstruire l’espace dans lequel un personnage littéraire (Flaubert) et historique (Salomé) provoque, par sa beauté, une émanation capable de changer la vie des spectateurs, puis le magasin d’images qu’est l’Histoire. L’autre, La Maladie, est plus intime et obsédé par la scène terrible qu’est le spectacle d’un père aveugle, tabétique, gâteux pour son jeune fils qui l’adore et qui est Georges Bataille. D’un côté la séduction, de l’autre la malédiction… Je n’avais jamais rapproché ces deux récits, sans doute parce que La Maladie est ce que j’ai dû écrire de plus violent, bien plus profondément violent que Le Château de Cène.

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R.-M. A. Je disais cela en pensant notamment à votre préface du livre de Paulhan sur Sade5 : il me semble que le mot central de votre texte est celui de danger ? C’est de lui que procède l’acte littéraire ou en est-il le but ? B. N. Ce texte est lointain, mais le mot danger demeure actuel. Le problème est qu’il est d’une actualité variable selon l’engagement du jour. J’ai du mal à en parler parce que essayer d’aborder ce danger ne va pas sans entrer dans l’intime, et qu’il s’agit ici de le faire à froid. Or l’intime n’est pas un sujet mais un état : celui, très fragile, de l’écrivain en train d’écrire, et celui de ce même écrivain rendu à sa condition de personne menacée par sa solitude. Mais qui suis-je ici ? Quelqu’un qui cherche à situer froidement ce que cette froideur ne peut justement que lui dérober, ce qui le précipite de l’autre côté de l’écriture… R.-M. A. Dans ce même « Que peut la littérature ? » vous évoquez Joë Bousquet, encore trop souvent méconnu du grand public alors même qu’il a passionné de nombreux écrivains. Cela m’a rappelé qu’un Claude Simon s’est mis à écrire parce qu’il a dû rester alité pendant des mois Dans le cas de Bousquet, c’est évidemment plus grave, mais du coup, je me demande si, au fond, écrire ne serait pas aussi le fruit d’un handicap. Qu’en pensez-vous ? B. N. Votre précédente question me demandait si le danger ne serait pas l’origine de l’acte littéraire ce que donne à penser le cas de Claude Simon et d’une autre façon celui de Joë Bousquet. Les deux étaient différemment mis en danger, l’un par une maladie, l’autre par une blessure, en somme deux « handicaps ». Dans les deux cas le handicap est patent, faut-il en tirer une généralité ? Je n’en sais rien mais je ne peux que m’interroger à mon sujet ? J’ai déjà raconté qu’après avoir écrit Extraits du corps, qui passe pour mon livre fondateur, j’avais cessé d’écrire pendant une dizaine d’années, et m’étais persuadé que je n’écrirais plus. Une douzaine d’années plus tard, j’ai pris, à l’opposé, la décision radicalement contraire de ne plus avoir d’autre activité que l’écriture. Et j’ai même réussi à gagner ma vie sans tomber dans le commerce. Il y a quelque chose d’anormal dans ce passage d’un extrême à l’autre, j’en ai conscience mais évite de m’interroger là-dessus en me disant que les 5

Bernard Noël, « Que peut la littérature ? », préface à Jean Paulhan, Le Marquis de Sade et sa complice, ou les revanches de la pudeur, Bruxelles, Complexe, « Le Regard littéraire », 1987.

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circonstances m’ont aidé. Mon handicap principal est un manque de confiance en moi, un doute perpétuel, une timidité, qui me font vivre à l’écart, et que la rencontre, puis l’amitié de P.O.L, devenu mon éditeur, a permis de ne rendre nuisibles qu’à mon intimité. R.-M. A. Vous savez ce que Baudrillard attribuait à Michaux : « L'artiste est celui qui résiste de toutes ses forces à la pulsion fondamentale de ne pas laisser de traces6. » Où en êtes-vous de votre propre crime parfait ? B. N. Mais que peut-être le crime parfait pour un écrivain ? Il ne peut évidemment être commis que dans l’exercice de l’écriture et consiste dans le dévoilement de » l’Inconnu » soigneusement dissimulé par la fiction, l’essai ou le poème. Ainsi, le crime parfait est le secret de l’œuvre et peut-être demeure-t-il caché à son propre auteur incapable de faire la somme de l’action discrètement poursuivie avec des moyens indirects… Où en suis-je avec mon « propre » crime ? Je crains, vu mon âge, de l’avoir complètement commis sans pouvoir en mesurer la dimension, donc sans pouvoir me conforter de son accomplissement. Mais cette impuissance à le mesurer est aussi le gage de la réussite en tout cas de ma dissimulation… R.-M. A. J’exagère peut-être mais la tension poétique, ça fait mal ? B. N. Ma réponse spontanée : non, ça fait du bien ! Le mot « tension » m’a permis de me représenter le temps hors temps durant lequel les mots épousent le mouvement de la pensée poétique en soufflant une grâce qui est le bonheur de l’expression. Mais « ça fait mal » dès que l’on se relit parce que l’on découvre alors tous les manques, les défauts, les approximations… R.-M. A. En même temps, il y a la détente érotique, non ? La Peau et les Mots sont indissociables. Comme l’écriture et la caresse ? B. N. N’est-il pas contradictoire qu’après votre « ça fait mal » vous me parliez de « caresse » ?

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Jean Baudrillard, Le Crime parfait, Paris, Galilée, 1995, p. 13.

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R.-M. A. Non, pourquoi ? La tension fait mal, la caresse est détente. B. N. Soit. Cependant, si je reste dans le temps de l’acte d’écrire, je peux m’interroger, ce que je n’ai sans doute jamais fait, sur les sensations éprouvées qui, toutes relèvent du rapport physique à l’espace environnant cette activité. Je n’aurais pas pensé, sans votre question, à une « caresse » mais il s’agit bien – du moins parfois – d’un environnement spatial caressant.... Sauf que, la plupart du temps, écrire ne se différencie pas de penser et que la sensation est alors d’un entraînement, d’une poussée vers l’avant dont l’énergie n’est pas caressante ! R.-M. A. J’entendais par là que les deux domaines participent d’une même hypersensibilité. Et sensorialité ? B. N. Je crains que la « peau » et les « mots » aient au contraire été toujours dissociés. Mais l’écriture n’en crée pas moins une « sensorialité » qui peut passer pour le trait distinctif d’une œuvre ? Ce qu’en général on appelle le « style », qualificatif assez vague pour regrouper des traits dont l’originalité reste à définir. Le mot « sensorialité » est en soi d’une belle force en accord avec le « hyper » que vous risquez juste avant, et j’aime à penser que les mots sont la peau du livre et qu’ils émeuvent sensuellement leur lecteur. R.-M. A. Est-ce pour cela que vous faites si souvent référence à la vue dans vos œuvres, aujourd’hui ? B. N. Non, du moins pas directement. Le regard est le moyen originel de notre relation au monde et aux autres, ce qui suffirait à justifier une attention particulière. Le plus souvent notre regard nous renseigne, et c’est tout, mais dès que nous prenons conscience de lui, tout change. Une réflexion d’Olivier Debré m’a vivement frappé un jour, celle-ci : mon corps va jusqu’où vont mes yeux. Ces mots disent fortement le changement de qualité de l’espace dès que la relation quitte la simple information pour devenir liaison sensible. L’espace alors ne sépare plus mais devient extension de soi vers l’Autre. Et par voie de conséquence, tout l’espace environnant devient un élément qui nous enveloppe. Le regard prend également conscience qu’il assure la circulation entre notre intériorité et le monde extérieur vers laquelle il exporte le besoin de nous exprimer. Ce rôle capital du regard, qui le rend si précieux, est aussi la raison de sa fragilité puisqu’il peut aujourd’hui être occupé par les media

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qui déversent en lui leurs messages et leurs images pour occuper notre mentalité et se la rendre disponible. La meilleure manière de leur résister est de prendre conscience de la nature corporelle de notre regard et de son fonctionnement physique... R.-M. A. « Voir la vie de dos » comme dans Le 19 octobre 1977 et saisir L’Ombre du double, introspections impossibles ? B. N. Le mot « introspection » me gêne par sa charge mystico-religieuse mais le mouvement d’auto-observation qu’il désigne est précieux. Il faut donc le re-naturaliser, si je puis dire. Cela posé, « voir la vie de dos » fait partie de la volonté d’observer l’espace qui nous environne et dans lequel nous sommes comme des poissons dans l’eau. C’est la lecture de Matisse qui m’a donné conscience de cet environnement élémentaire quand j’ai relevé chez lui ces mots : Quand je peins, je vois dans mon dos ! Et compris soudain la raison de l’effet spatial de certains de ses tableaux les plus significatifs... Je ne me souviens plus si mon « 19 octobre » est nourri de cette perception, je ne le crois pas, mais L’Ombre du double est hantée par le dédoublement qui permet d’assassiner l’illusion avec un couteau illusoire... R.-M. A. Alors quid de la « sensure7 » ? Comment sauver les mots de l’abus et de l’outrage ? B. N. La sensure concerne le sens plus que les mots même si les deux sont évidemment inséparables. Quand j’ai créé ce mot, il s’agissait de distinguer la censure qui régnait dans les pays de l’Est de la privation de sens qui régnait en Occident et donnait l’illusion d’une liberté d’expression fictive, car parasitée par les media ou par la consommation. La sensure s’exerce sans contrainte sensible à la différence de la censure toujours clairement décrétée. On connait son censeur tandis que la sensure est le résultat d’une abondance d’informations qui s’annule les unes les autres. D’où la « castration mentale8 » dont j’ai pris conscience à Berlin après la chute du mur en découvrant, non pas le bonheur que j’espérais, mais l’accablement d’une perte de valeurs sans remplacement. Je souhaite que ce mot « sensure » me survive et entre anonymement dans la langue... 7 8

Voir Bernard Noël, L’Outrage aux mots, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1975. Voir Bernard Noël, La Castration mentale, Paris, Ulysse fin de siècle, 1994.

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R.-M. A. Vous évoquiez Extraits du corps au début de notre échange. Après ce premier livre, il aura fallu attendre La Face de silence pour vous retrouver, et pourtant ce n’est déjà plus le même écrivain qui s’exprime, d’autant que vous publiez aussitôt après Le Château de Cène. Quelles sont les évolutions, ruptures et continuités dans cette première décennie ? B. N. Tout à l’heure, je vous ai déjà donné, sans le savoir, quelques éléments de réponse en vous avouant l’existence dans mon trajet de quelque chose d’anormal, qui m’a fait passer d’un refus extrême de l’écriture à une adhésion également extrême, mais qu’effacent près de cinquante années de pratique.. J’étais vraiment persuadé après Extraits du corps que je n’écrirais plus, d’autant que j’étais devenu rédacteur et bientôt correcteur d’articles d’encyclopédie, ce qui me permettait d’écrire sans écrire. Cette situation a duré une dizaine d’années. J’ai voulu m’expliquer de cela avec un de mes rares lecteurs, Jean Daive, et lui ai écrit une lettre d’adieu à la littérature. Jean, un peu plus tard, a créé une revue et y a publié ma lettre. Résultat : l’adieu est devenu un nouveau début, et j’ai écrit peu à peu les poèmes réunis dans La Face de silence, qui sont en opposition avec mon premier livre, si bien que je ne les ai pas repris dans les deux volumes de Poésie/Gallimard. Surtout, j’ai entrepris alors Une messe blanche, récit qui fut un long exercice d’écriture... Je n’ai pas parlé de la guerre d’Algérie, qui m’a beaucoup perturbé à la pensée que l’on y pratiquait la torture dans ma langue Je suis entré dans le réseau Jeanson et récolté trois semaines d’emprisonnement au secret, ce que j’ai évoqué dans L’Outrage aux mots, titre qui répliquait à « l’outrage aux mœurs » dont je fus accusé suite à la publication de mon premier roman Le Château de Cène… Ai-je déjà dit quelque part que j’avais écrit une première version de ce roman pendant la guerre d’Algérie et pour en exprimer la violence ? La version qui porte ce titre fut écrite en trois semaines en janvier 1969, puis je me consacrais pendant deux ans à la rédaction du Dictionnaire de la Commune pour faire du « dictionnaire » un genre d’essai au service de l’histoire d’une Révolution qui demeure une référence exemplaire... R.-M. A. De celui de Cène au Château dehors quelque chose me paraît s’être extériorisé : est-ce que je me trompe ? B. N. Du mal à vous répondre car tout cela est lointain et par conséquent incertain... J’avais eu le projet d’écrire à la suite du Château de Cène deux autres volumes : Le Château dehors et Le Château dedans. Et n’ai

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écrit que le premier chapitre du « dehors ». Si ce chapitre vous donne le sentiment d’être plus « extériorisé », c’est parce qu’il est plus littéraire, plus fabriqué à la différence de celui de Cène, qui fut composé dans un état d’abandon au flot des images devenu langue que je ne retrouverai plus. C’est la crainte de ne plus faire que de la littérature qui m’a empêché d’écrire ces suites. Et me revient tout à coup, le mot « caresse » que vous m’avez lancé plus haut... Il m’est arrivé trois ou quatre fois de vouloir traduire en mots une rencontre érotique très marquante, et l’ayant fait, de la détruire parce qu’elle n’était plus que littérature... R.-M. A. Dans le même ordre d’idées, Le Retour de Sade est-il indissociable de La Privation de sens ? B. N. Le second titre est celui d’un article qui développe un aspect de la sensure, l’autre est une pièce de théâtre où ce problème est présent mais de manière secondaire, l’essentiel étant de faire entendre que le « mal » qu’incarne Sade est préférable au « bien » dont se vante nos régimes soit disant démocratiques. Je simplifie un peu trop mais pour m’en tenir à la ligne générale... R.-M. A. J’ai l’impression qu’il y a une présence qui hante toute votre œuvre. J’ai du mal à en définir les contours. Auriez-vous la gentillesse de le faire ? B. N. J’aimerais savoir, et donc pouvoir dire clairement ce qui m’amène depuis cinquante ans devant une page vide et blanche pour y déposer des mots qui font signe à la formation d’une présence dont, sans doute, je désire l’apparition – qui ne vient pas sans que ce perpétuel retard entame son attente... Ce que je viens d’écrire est trop explicite car la présence espérée change de nature selon que les mots déposés vont vers la réflexion ou vers l’évocation... Non, je simplifie sans le vouloir et c’est à contrecœur que j’essaie d’expliciter ce qui m’échappe, et dont l’inépuisable intérêt est justement dans son échappée R.-M. A. Pour reprendre la formule de Girard à propos de Hölderlin9, que pensez-vous de l’oscillation entre la nostalgie et l’effroi ?

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Voir René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007, p. 222.

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B. N. Surgit d’abord l’image de la tour au bord de la rivière où Hölderlin vécut tranquillement sa folie : j’avais imaginé je ne sais quel burg hugolien et ce n’était même pas une tour, plutôt une maison. Je ne sais si cette image est venue spontanément contrer « l’effroi » ou ressusciter la « nostalgie » mais elle est là, et apparue spontanément. Du coup, les deux mots que vous me proposez oscillent dans cette image et, bien vite, la « nostalgie » chasse « l’effroi », cependant que je me rends compte que j’étais venu devant cette « tour », qui s’est révélée fausse, en pensant y rencontrer l’« effroi » et, là, n’ai éprouvé que « nostalgie ». Le récit de cette vision pour ainsi dire « pratique » est-il une manière de me dérober à votre question ? Il ne me semble pas même si le nom de Hölderlin a conditionné ma vision bien plus que les deux mots qui, d’ailleurs, se révèlent d’inséparables qualificatifs de ce poète romantique… R.-M. A. Le même Girard récuse la tension nietzschéenne entre Dionysos et le Crucifié, tandis que Sollers préfère réunir Dionysos et le Ressuscité10. Et vous ? B. N. Avant de pouvoir être le Ressuscité, il faut avoir été d’ abord le Crucifié et il n’y a guère de doute que les deux états se conditionnent l’un l’autre. Que le Sauveur doive son salut et sa résurrection à la torture est très symbolique de notre époque hantée quotidiennement par les arrestations, les prisons, les camps, les tortures, les massacres, tous crimes commis avec la complicité des tenants des droits de l’homme, qui préfèrent leurs intérêts commerciaux à la solidarité humaine… Cette situation est d’une banalité qui se vérifie quotidiennement et qui me hante trop pour que votre question suscite un écart moins d’actualité ou, disons, plus philosophique ! R.-M. A. Je comprends, changeons de sujet. André Pieyre de Mandiargues vous saluait comme « l’un des plus purs parmi les jeunes poètes de ce temps11 ». Que pensez-vous de l’idée de pureté ? B. N. Il y a l’idée et il y a le mot, qui engendre des malentendus à cause de sa connotation vertueuse, toujours très présente et qui, souvent, appelle le ridicule. Je crois qu’en me traitant de « pur », Mandiargues 10 11

Voir Philippe Sollers, Guerres secrètes, Paris, Carnets Nord, 2007, p. 247. André Pieyre de Mandiargues, postface à Pauline Réage (alias Dominique Aury), Retour à Roissy. Une fille amoureuse (1969), Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1975.

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voulait dire que mon poème n’avait pas d’autre engagement que la signification immédiate créée par ses mots. Il se trouve que j’avais donné à lire à Mandiargues La Face de silence avant sa publication et que je me méfie de l’éventuelle « pureté » de ce poème, mais ce n’est au fond qu’une affaire privée... R.-M. A. La question qui me vient est alors celle de la sublimation. B. N. Je suppose que le mot « pur » vous paraît exprimer ce qui « sublime » ou bien vous renvoie vers lui ? Quoiqu’il en soit, la notion de « sublimation » m’est étrangère, il est probable que c’est à tort et qu’il m’arrive de la pratiquer bien que ce que représente ce mot m’inspire une répulsion immédiate... C’est étrange, j’ai le sentiment de me heurter soudain à lui comme si vous me l’aviez lancé soudain, à l’improviste... R.-M. A. Et la tendresse ? B. N. Rien à voir, bien sûr, avec le mot précédent, car il s’agit pour moi du mouvement de solidarité et d’amitié le plus expressif de notre humanité. Plus que l’amour même car libéré de ses excès passionnels. Tendresse et générosité me semblent inséparables, qui entraînent compréhension et partage. Est-ce un effet de l’âge si je vois dans la tendresse l’expression la plus solide, la plus pacifiante, de la rencontre entre humains ? R.-M. A. Il y en avait beaucoup chez Claude Ollier, une de nos relations communes, et de la violence contenue aussi. Cela fait-il partie des choses qui vous ont touché dans sa personnalité, et dans son œuvre ? B. N. Sans doute mais, à l’instant, je pense à l’homme qui fut un ami et que, seul, un vivant peut encore évoquer... Ainsi je pense à la promenade, au regard sur le paysage et la végétation ; à l’attention durant la visite d’un musée ; à son plaisir de m’avoir préparé une bonne tarte pour clore un repas ; à une après-midi paisible dans son jardin. Rien de tout cela n’aura plus lieu alors que je peux retourner à l’un ou l’autre de ses livres pour retrouver une émotion, une scène ou retrouver l’inépuisable surprise que renouvelle toujours Une histoire illisible12… 12

Claude Ollier, Une histoire illisible, Paris, Flammarion, 1986.

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R.-M. A. Je sais que c’est douloureux, mais si vous vous en sentez le cœur, quelle a été l’importance de la rencontre de POL13 dans votre vie ? B. N. Capitale, sans hésitation... C’est Jean Frémon qui m’a fait rencontrer POL en 71 ou début 72 et c’est encore lui qui, le 3 janvier dernier, m’a annoncé sa mort accidentelle la veille de la médiatisation de cette nouvelle14. Je dois à POL d’être devenu un écrivain et d’avoir eu les moyens de me consacrer à l’écriture grâce au contrat qu’il m’obtint chez Flammarion. Il se peut que l’anecdote que j’ai le désir de rapporter ici ne soit bouleversante que pour moi seul... J’ai un jour apporté à POL les pages du roman que j’écrivais pour la rentrée de 73, il le a lues et quand je lui ai demandé quel titre lui semblai adéquat, il m’a répondu : Les Premiers Mots qui était justement le titre devant lequel j’hésitais… Je vous laisse imaginer quel mouvement d’intime confiance, d’entente profonde a pu se développer à partir de là… Mauregny-en-Haye, février 2018. *

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L’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens. POL est mort dans un accident de voiture sur l’île de Marie Galante (Guadeloupe), le mardi 2 janvier 2018.

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Œuvres citées Extraits du corps, Paris, Minuit, 1958. La Face de silence, Paris, Flammarion, 1967. Le Château de Cène, Paris, Jérôme Martineau éditeur, 1969. Le Dictionnaire de la Commune, Paris, Hazan, 1971. Les Premiers Mots, Paris, Flammarion, 1973. L’Outrage aux mots, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1975. Le Château de Hors, Paris, Fata morgana, 1979. Le 19 octobre 1977, Paris, Flammarion, 1979. L’Ombre du double, Paris, P.O.L, 1993. La Castration mentale, Ulysse fin de siècle, 1994. L’Espace du désir, Orléans, L’Écarlate, 1995. La Maladie de la chair, Toulouse, Éd. Ombres, « Petite bibliothèque Ombres », 1995. La Peau et les Mots, Paris, P.O.L, 2002. Le Retour de Sade, Paris, Lignes-Manifeste, 2004. La Privation de sens, Barre, Barre parallèle, 2009. Les Plumes d’Éros, Paris, P.O.L, 2010.

La reconnaissance Michel DEGUY Roger-Michel Allemand. Po&sie fête son quarantième anniversaire. Quels moments de son histoire vous ont le plus marqué ? Michel Deguy. Longue histoire, qui va trouver bientôt ses historiens, doctorants ou non. Après avoir inventé La Revue de poésie, de 1960 à 1968, avec des amis poètes et peintres américains du sud, j’ai fondé en 1978 la revue Po&sie chez un vrai éditeur, Belin. Ce périodique littéraire, qui paraît chaque trimestre, traduit, philologise et théorise, et ne manque à publier que les romans… parce que ça prend trop de place. Nous fêtons donc cette année le quarantième anniversaire avec le numéro 160/161, spécialement tourné vers l’Europe, comme l’indique son titre : Trans/ Europe/Éclairs, et l’on trouve maintenant sur notre site tous les numéros numérisés. L’aventure se poursuit, agrandit son audience… « On continue » ! R.-M. A. D’accord, vous n’êtes pas dans le passé mais tourné vers l’avenir. Cependant, je ne résiste pas au plaisir du souvenir de ma rencontre de Deguy, il y a plus de trente ans, autour du Tombeau de Du Bellay, ce livre si important dans la trajectoire de votre pratique et de votre questionnement poétiques. La composition du recueil, qui entrecroise l’essai, la poésie, l’autobiographie, la philosophie, était novatrice à l’époque. Avec le recul, que diriez-vous de ce mélange des genres ? En quoi se rejoignent-ils et s’enrichissent-ils mutuellement ? M. D. Vous l’avez dit, je ne suis pas dans le passé, et ces questions m’amèneraient à me pencher sur tel de mes livres de jadis-et-naguère, plus sur le Du Bellay, et comme je souhaite surtout en venir à mes

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apports récents, tels Noir impair et manque1 ou La Poétique de Michel Deguy, à paraître dans la Revue des Sciences humaines, je serai expéditif, si vous me le permettez. Pour aller vite, appelons philosophique la poétique qui s’explicite en chapitres “doctes” et réflexifs du Tombeau, à côté et avec les poèmes “demeurant poèmes” disposés sur les faces de celui-ci. À l’échelle de la textualité discursive de ladite composition, c’est le prosimètre qu’il faudrait analyser : ce mixte, ou changement de ton à l’intérieur d’un même chapitre, voire paragraphe, dans une même page, qui appose la proverbialité du poème à la fois claire et obscure, prophétique et aphoristique, à la prose de l’essai : mosaïque en effet qui invente son dispositif à chaque morceau et contient souvent sa propre paraphrase. R.-M. A. Mais Du Bellay, c’est aussi la modernité du doute et du regret. M. D. Doute et regret, dites-vous... Oui, et aggravés en extrême contemporain : translatio du XVIe au XXe siècles qui transforme, métamorphiquement… pour continuer. Ils portent non pas seulement sur mes propres forces d’auteur mais sur le dubitable et le regrettable, le conjectural et le terrible – comme aurait dit Rilke – aujourd’hui. R.-M. A. Mon questionnement à partir du tombeau impliquait un dialogue avec la mort. Au premier abord, c’est un peu étonnant venant de vous, qui n’arrêtez jamais. Vous multipliez les projets, passez de l’un à l’autre avec une grande énergie. J’aime en vous cet appétit de vivre. À quoi tient votre insatiabilité ? M. D. Ce que vous nommez sympathiquement insatiabilité, je le traduis par curiosité. Au fond, la passion que les Grecs appelaient thaumazeïn : s’étonner, admirer, mesurer le Stupéfiant, le Menaçant, le Débordant qui croît en âge et en folie avec cet âge où nous en sommes… R.-M. A. Plus largement, les choses ont-elles changé depuis 1973 ? M. D. Et comment ! Les choses ont complètement changé depuis les années 70. Je ne parle pas autobiographiquement, autistement. Je parle de ce qui me concerne… avec tout le monde ; l’état du monde, justement. 1

Michel Deguy, Noir impair et manque. Dialogue avec Bénédicte Gorrillot, Paris, Argol, « Les Singuliers », 2016.

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Un discours sur l’état de la désunion, et annuel comme celui du président des États-Unis – lui, sur l’état de l’Union, ce qui revient au même –, serait de la responsabilité des écrivains soucieux de poétique, annuellement2. Donc il y a mutation ; disruption chez Bernard Stiegler3 ; dévastation, en style heideggérien 4 ; fin d’anthropocène, chez les écologistes. L’éco-poéticien – et même éco-poét-hicien – que je suis, s’y emploie de plus en plus radicalement depuis le début du XXIe siècle, en particulier dans mes trois livres chez Hermann5. Et comme cette vue est rétrospective, dans la clairvoyance du trop tard où nous en sommes, c’est sur le caractère sans précédent et irréversible de cette mutation – pour les socio-économistes politiques : de mondialisation et globalisation –, sur tout ce qui commence avec la Première Guerre mondiale, la Seconde, le suicide allemand par le nazisme, puis la sortie du langage pressentie par Godard6, le nouveau régime de l’imagerie technologique, la souveraineté du paradigme de l’identité génétique, le culturel comme phénomène social total, aujourd’hui sociétal, que mes efforts de poétique pensive se tournent. Contre l’homonymie, ce voile d’ignorance 7 qui recouvre et cache le terriblement nouveau sous le lexique ancien, et contribue à l’aveuglement : comme si le progrès, l’émancipation, l’optimisation continuaient leur cours, violent certes, mais régulier… Il n’en est rien. R.-M. A. L’homme Deguy est un animal politique… M. D. Oui, à la mesure du raisonnement suivant. Primo, Aristote dit zôon. Zôon et bios diffèrent. Dans nos dictionnaires, la zoologie n’est pas la biologie. Celle-là étudie les animaux – leur classification, leur éthologie, etc. – ; celle-ci, les « manifestations de l’étant vivant », pour reprendre la définition du Larousse. Agamben parle de « la vie nue » et mon livre de 2 3 4

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Voir Michel Deguy, L’état de la désunion, Paris, Galaade éditions, 2010. Voir Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016. Voir Martin Heidegger, La Dévastation et l’Attente. Entretien sur le chemin de campagne, traduit de l’allemand par Philippe Arjakovsky et Hadrien France-Lanord, Paris, Gallimard, « L’Infini », 2006. La Fin dans le monde, Écologiques, Paris, Hermann, 2009 et L’Envergure des comparses, Paris, Hermann, 2017. Voir Jean-Luc Godard, Adieu au langage, Berlin, Wild Bunch, 2014. Voir Michel Deguy, « Le lieu et sa nomination », in Adelaide Russo et Simon Harel (dir.), Lieux propices. L’énonciation des lieux / Le lieu de l’énonciation dans les contextes francophones interluculturels, Québec, Les Presses de l’Université Laval, « Intercultures », 2005, p. 17-23 (p. 20).

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poèmes s’appelle La Vie subite : l’homme vit en existant. La vie, c’est la santé dans le silence des organes qui favorise l’entente du parler/penser. Secundo, la différence entre l’animal et l’homme, en tant qu’humain, est autre que la différence entre un animal et un autre animal. Tertio, l’homme est un animal, certes, et en même temps dissocié, séparé, de l’animalité par cette discontinuité abyssale : celle de l’être parlant. La politique est agora, boulê, assemblée, conciliabule, palabre, dia-logique… Lutte pour prendre et garder la parole : l’Autorité fait taire. En la parole – le langage des langues parlé par un sujet qui dit quelque chose – les intelligibles se pensent et parviennent à la distinction. Ainsi de la séparation des pouvoirs au XVIIIe siècle, dit des Lumières. La lumière des Lumières n’est pas information ou communication. Elle éclaire : par la clairvoyance, qui n’est pas non plus visions d’illuminés. Quarto, l’animal – par exemple la mouette ou le requin de René Char, ou la tique d’Uexküll, ou l’abeille de Frisch – a un Umwelt : si on l’en extrait, il meurt. L’homme, « riche en monde », n’est captif d’aucun Umwelt. Son Umwelt est… le Welt. « Ambiance », ont traduit des heideggériens. Le Welt est son Umwelt. Il se prend pour le seigneur de tous les Umwelten et oublie le Monde. Quinto, l’erreur, le contre-sens, qui s’organise en crime contre l’humanité, consiste à traiter les humains en animaux. Ainsi pour le gaucho argentin, caudillo du XIXe siècle – je pense à Facundo Quiroga, écrit par Sarmiento, premier président de l’Argentine –, l’homme est une vache. Pour un autre, une ruche, etc. Ils oublient le comme et prennent à la lettre leur bêtise, déduisant une tyrannie politique meurtrière. Puisque l’homme est un troupeau, et non pas comme une vache, on le capture au lasso, on le marque au fer, on l’égorge. Le nazisme extermine au gaz la sous-humanité des juifs. Sexto, seule la philosophie parle de la vie. Par exemple en tant qu’existence. Sartre affirme que « l’existentialisme est un humanisme 8 ». Heidegger déploie les existentiaux du Dasein. Le poème parle de la vie subite : subie, soudaine, sublime, passible de la transcendance. L’homme est l’être qui pâtit sa transcendance, comme l’écrit María Zambrano9. R.-M. A. Le Logos est l’horizon du Dasein10. De l’être au langage, quelle est la part de sacré dans la parole poétique ?

Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, « Pensées », 1946. Voir María Zambrano, L’Homme et le Divin (1951), traduit de l’espagnol par Jacques Ancet, Paris, José Corti, « Ibériques », 2006. 10 Voir Martin Heidegger, Être et temps (1927), traduit de l’allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 1986. 8 9

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M. D. Comme on rapproche la conque marine de l’oreille, se rapprocher du reste sacré : je cherche à réentendre la dyade grecque terreur et pitié. Qui ou quelles sont-elles ? Non pas des déesses, mais peut-être du sacré, dont l’avatar aujourd’hui est terrorisme et care : leur revenance, leur fait. Nous les reconnaissons… Sont-ce les mêmes ? Oui et non. Ne pas les perdre, c’est les soustraire à la déchetterie psychologique, à l’arbitraire des metteurs en scène, au gâchis des spectacles. Ce ne sont pas des psychèmes expressifs à confier aux médecins, aux comédiens, ou autres. Ce sont des figures sacrées, voire le sacré ancien. R.-M. A. Trágos ou kõmos ? M. D. Le théâtre aujourd’hui rompt avec la tradition, la traduction. Il inverse le cours du temps, c’est-à-dire de la recherche du temps perdu, et empêche l’œuvre de la reconnaissance. : il perd la “mêmeté” – qui n’est pas la “ressemblance” dans les photos de famille – la “mêmeté” secrète, donc, en métamorphose continue de l’histoire ; celle que court-circuitait Proust reconnaissant une divinité marine en Madame de Guermantes11. Au lieu de reconnaître le passé grâce au présent, ana-chroniquement dans le bon sens de la remontée, sans nostalgie déplorant le bon-vieuxtemps, mais pour en assurer la transdescendance, la trans-ience, et (main)tenir le présent comme présent-du-passé : grâce à Tartuffe reconnaître Tartuffe dans le dangereux Tarik Ramadan et les nouvelles formes du parasitisme. Le metteur en scène dans le vent, mixeur magicien de la surimpression, impos(t)eur de ses goûts libérés du texte, travestit – oublie – Tartuffe, le perd-de-mémoire. Tout est rendu méconnaissable : la reconnaissance a muté en “reconnaissance faciale”, en gnosie algorithmique ; maîtrise de l’identité ADN, perdant le visage lévinassien12, à la faveur de l’homonymie qui l’emporte en léthalisant. Tout l’art s’y perd. Plus de visage non plus en peinture, avec, pour conséquence, la forclusion de la catharsis. La reconnaissance, elle, art de la mémoire, remonte la pente (ana) contre l’oubli de la méconnaissance. R.-M. A. Il faudrait donc un philosophe roi ?

Voir Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1988 : Sodome et Gomorrhe (†1922), p. 191. 12 Voir Emmanuel Levinas et Philippe Nemo, Éthique et Infini, Paris, Fayard, « L’Espace intérieur », 1982. 11

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M. D. Cette annonce fameuse impliquait ou commençait à préparer la sur-humanité, qui se pervertit au XXIe siècle en trans-humanité “intelligente”. Chaque homme “à jamais” – ce qui veut dire intemporellement, en genèse continuée –, dissocié de l’animalité et dyalisé de la sienne, par le dualisme, devait, pouvait, allait pouvoir “se surpasser”. Je pense notamment à Pascal et à Kafka… Et cela pour gagner sans nouvelle nature, en fragile transascendance, une transascendance constamment menacée, hésitante, relapse, une seconde humanité : « deviens ce que tu es13 ». Le devenir-philosophe de Socrate et Platon comme étape de l’hominisation à reconnaître, et donc toujours régularisée, rabrouée, par l’anthropologie scientifique : devenir Dasein philosophique philosophant, c’est-àdire aussi différent du sapiens-sapiens que celui-ci de l’animalité alogique aphasique d’où il sort : soi-mortel, ex-nihilo… Le Fremd de Trakl14. Sur-hominisation maintenant manquée ! Ratée non par régression, mais par bi-furcation, dis-ruption dans l’homonymie, voile d’ignorance d’une trans-hominisation en mode intelligence artificielle, sans philosophie, sans pensée au sens de Heidegger15, quittant la langue, le parler qui fait parler la langue. Peut-on rapprocher utilement la conaissance claudélienne de ce que j’appelle la reconnaissance, radicalement différente de la connaissance scientifique, qui, demeurant seule, méconnaît, y compris la terre ? R.-M. A. À relire l’ensemble de votre œuvre, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est une forme de continuité, y compris dans ses ruptures, le paradoxe n’est qu’apparent. Je parle de sa sensualité, de la chair, de sa prégnance, de sa masse, de son poids, de sa texture. Les exemples sont légion. J’aimerais que vous développiez un peu ici ce rapport particulier, non seulement entre l’art et l’érotisme, qui est fréquent, mais surtout entre l’inspiration et la pulsion sexuelle. M. D. Ah ! Éros... Chair, sensualité, sexualité, dites-vous. De l’amour, titrait Stendhal16l. Qu’est-ce qu’aimer comme s’aimer soi-même ? On ne Formule attribuée à Friedrich Nietzsche mais qui remonte à Pindare. Voir Dorian Astor, Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique, Paris, Autrement, 2016. 14 Allusion au vers de Georg Trakl, « Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden », dans le poème « Printemps de l’âme » (Sebastian im Traum, 1915), commenté par Heidegger dans Acheminement vers la parole, traduit de l’allemand par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 1976. 15 Voir Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, traduit de l’allemand par Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 1959. 16 Stendhal, De l’amour (1822), Paris, Flammarion, « GF », 2014. 13

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parle et n’écrit que de cela. En ce qui me concerne, j’en écris des livres, aussi bien dans mon Marivaux17 que dans mon thrène18, ou des textes philosophiques et théologiques, ou encore ma discussion avec Alain Badiou, etc. Tout récemment, le poète algérien Habib Tengour m’a proposé de publier une anthologie thématique chez un éditeur d’Alger : j’ai composé, choisi et rassemblé un Diwan érotique pour l’occasion. Vous verrez dans la table des Matières que ce recueil comporte de nombreux poèmes de Gisants. Alors Lettera amorosa19 ? Aucune sensation ne peut être transmise pour être ressentie, vécue par le poème, qui est langagier ; par aucun écrit. Ce n’est pas parce que je parle de brûlure que ça brûle le lecteur. Il convient de relire « De la certitude sensible » de Hegel20. Un auteur, ici le poète, est donc dans la situation d’un amoureux, d’un amant et aimant qui veut persuader, disait la rhétorique, l’autre de son sentiment. L’autre, c’est l’aimé, et le lecteur qui est comme l’aimé. Faire partager, comprendre, un sentiment d’amour, ce ne sont pas des images sexuelles, pornographiques, ayant pour but de provoquer le désir sexuel. L’imagination est tout autre ; elle n’envoie pas des photographies. Elle imagine les possibles qui parlent du désir, de l’amour, de la préférence, comme Sappho, par les rapprochements – que j’appelle volontiers les comparants, y inclus les comparatifs. Le poème est parcours du comparant. R.-M. A. Plus que de sensualité, il s’agit donc de sensibilité. M. D. Repartons de l’expérience et de la locution du rendre sensible. “La musique l’a rendu(e) sensible”, “le deuil l’a rendu(e) sensible”… Ce n’est pas la sensation – un surcroît de sensations, par incitation publicitaire à l’excitation des sens, du type “Vivez vos sensations avec Peugeot…” –, un par un et tous ensemble, qui rend sensible. C’est par la pensée que ça passe, l’âme noétique parlante – non pas celle qui peut obéir aux sentences de la résolution morale, mais, en amont, celle qui préfère, juge et compare, et d’abord retient au sens où le constare sibi antique anticipe le transcendantal des synthèses kantiennes 21 , de la diversité et de la recognition. C’est le rendre qui dans la langue fait signe vers le secret – ce Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, Paris, Gallimard, 1986. Michel Deguy, À ce qui n’en finit pas, Paris, Le Seuil, 2017. 19 Allusion au poème de René Char (1953). 20 Voir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), traduit de l’allemand par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2006. 21 Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), introduction, § VII, III, 43, en particulier. 17 18

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secret que seule la langue rendra parlant. Rendant raison ? Il faut le faire avouer : parle ! Et paradoxalement, c’est-à-dire contre le sens commun. Ainsi, ce n’est pas le donné qui compte ; c’est le rendu. Tout commence non avec le donné, mais avec le rendu. Avec lui, deuxième mouvement, s’insinue, se lève, la différence ; le plus ; l’inégal. À la faveur de l’inégalité, la valeur naît. Plus-value ? Mais pas en équivalent général. Ainsi l’amour, toujours inégal – tel qu’entre parents et enfants l’ingratitude constitue la relation –, qui fait rendre plus ; pas le même en solde de tout compte, en troc, en apurement. Reconnaissance… non de dette. Les nouveaux venus, nous leur devons tout ? Le symétrique inverse est vrai : ils nous doivent tout – “ma mère me donna la vie”, et autres formulations de ce genre. Le croisement de ces deux dettes – incessant bilan des discours générationnels, sociaux, politiques, psychologiques, économiques – ne peut déterminer le fond des choses, l’existentialité. Ce n’est pas ce qu’Anaximandre voulait dire22. La justice ne consiste pas à rendre des comptes en équilibre. Salomon, rendant la justice, redonne tout à l’une, rien à l’autre23. La vendetta du ressentiment éternel n’est pas la Loi. Nous ne sommes jamais quittes, léguant une planète qui n’est plus la Terre. De sorte que c’est la considération du tiers inclus, l’Autre que les deux parties, qui peut nous arracher à la réparation des torts subis en existant ; à la repentance sisyphéenne. Mais quel autre calcul ? Quelle est la part bénite ? Rendre grâce… à l’Être ? R.-M. A. L’Être chez Nietzsche, le présent-absent chez Otto, le masque chez Heidegger, c’est encore et toujours Dionysos 24 ! Sans parler de Bataille ou de Barthes, entre autres. Et la part de violence dans l’écriture ? M. D. Faire violence avec des mots, ce n’est pas avec des poings, des couteaux, des fusils. Ce n’est pas en violentant la langue que je fais sentir la violence. Violer la langue, ce qui est facile, il faut savoir pourquoi – et comment. Voyez la critique aujourd’hui : la même illusion fait mérite aujourd’hui à un “grand écrivain” de “détruire la langue” ! Confusion actuelle de la déconstruction avec la destruction. Le texte ne doit pas imiter la psyché d’un violent pour entrer dans la violence… Certes, la poésie peut Allusion à l’arkhè. Voir Anaximandre, Fragments et Témoignages, traduit du grec ancien par Marcel Conche, Paris, Presses universitaires de France, 1991. 23 Allusion à l’Ancien Testament, Premier Livre des Rois, 3, 16-28. 24 Voir Walter Friedrich Otto, Dionysos : le mythe et le culte (1933), traduit de l’allemand par Patrick Lévy, Paris, Mercure de France, 1969. 22

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faire mal ! C’est la grande tradition épigrammatique, jusqu’aux Châtiments de Hugo25. L’iambe n’est pas une injure, mais un rythme. R.-M. A. Quels liens ou rapports établissez-vous entre la poésie, la vie et le plaisir ? M. D. Cette question me paraît induire une naïveté du même type : la relation, séculaire, aussi diverse que les cultures et les traditions, entre la fête de la circonstance poétique – on parlerait aujourd’hui d’une “performance” – avec les geishas de Socrate ou de Hokusai, la musique des lyres et des tambourins – cordes et percussions accompagnaient les rythmes, toujours –, les libations, les amphores – tonneaux de vin même dans la Tour d’ivoire. Oui, bien sûr : « enivrez-vous 26 » ! L’injonction baudelairienne doit être prise à la lettre mais à la fin, il s’agit toujours de la « sorcellerie évocatoire27 » de la langue, i. e. dire-en-poèmes qui fait parler la langue… Entre-temps, le romantisme a vécu. Et l’esprit n’est plus l’animisme, ni le spiritisme, ni le spirituel ineffable, j’en passe. R.-M. A. Nous parlions du sacré, et la profanation ? M. D. Il s’agit de sortir du religieux et de traiter les reliques du passé ; « Was bleibet », ce qui reste, disait Hölderlin28. La guerre des religiosités rallume les intégrismes pour une ultime flambée. Les islamistes sont contraints de faire briller de millions de feux médiatiques le spectre de la Croisade, pour ressusciter leur propre VIIe siècle. Et la laïcité française, génialement accouchée il y a plus d’un siècle, ne parvient plus à imposer la neutralité agnostique de l’espace public. Les haines politiques soustraitent le sociétal, nouveau venu, en multiculturel de “communautés” exigeant une protection des cultes en guise de tolérance réciproquement respectueuse, en vue de proscrire la liberté du blasphème, c’est-à-dire de l’athéisme. Pour parer aux affrontements violents de la tradition Voir Victor Hugo, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1967. 26 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975 : Le Spleen de Paris (1869), xxxiii. 27 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, 1976, p. 598 et 658. 28 Voir Friedrich Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, et cf. Heidegger, Approche de Hölderlin, traduit de l’allemand par Henry Corbin, Michel Deguy, François Fédier et Jean Launay, Paris, Gallimard, « Classiques de la philosophie », 1962. 25

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chrétienne conservatrice avec les autres cultes, on espère que le transfert au culturel fera alibi : les partisans de la crèche se replient sur les santons, qui n’offenseraient personne. Dans ce contexte, les funérailles populaires, et non pas nationales, de Johnny Halliday font date : la Passion Johnny profane. En effet devant l’Eglise – pro fano – se firent entendre le peuple et le chef d’État, les rockers, les bikers, les chanteurs. La Passion Johnny est un avatar terminal de la Passion-Jésus. PJ. Aimons-le comme il nous aimait ! Il s’est sacrifié pour nous. Johnny est Amour. R.-M. A. Quelle serait donc votre poétique pour la contemporanéité ? M. D. « La meilleure et la pire des choses », disait Ésope de la langue. Quelle est cette chose ? Pourquoi telle ? Le même, la même chose, est A et non-A. Sa contrariété fait l’être-un de quelque chose. Rien de simple. Sa détermination complexe intrinsèquement antipodique ne lui arrive pas du dehors. La meilleure est la pire, et la pensée cherche à voir en quoi, comment. La langue donne aspect, visage, reconnaissabilité à ce qui est. C’est le langage – la Sprache des philosophes allemands, de Hegel à Heidegger et Arendt – qui donne parole à la langue que “je” parle, qui m’a maternellement éduqué, envahi, changé en un être parlant, imaginant. Or, du même élan, immédiatement, cette figurativité ontologique est superstitieuse, animiste, crédule. Elle idolâtre, divinise. Fiction instauratrice, la prosopopée de la voix hypostasie et se rue dans la servitude. L’or pindarique, ou poème, devient, sous les coups des substantifs, veau d’or tribal. La transfiguration, ou symbolique, croit entendre son dieu : « immortelle et céleste voix29 »… La fable abjure sa lumière et se récuse devant l’ineffable, servante de l’idole qu’elle a inventée. Si Péguy fait parler le Mystère30, c’est que la face cachée de celui-ci nous regarde. Aucun Dieu ne le soustrait à jamais jusqu’à un Face-à-Face de Paradis. Il faut renoncer à ce mythe. Pas de mystère de l’Ange souriant à Reims, que les confidences de son Créateur auraient mis à l’aise dans le secret, et dont le phylactère tacite chuchoterait : “Venez nous voir au Paradis ; on vous expliquera tout !” Il y a l’énigme du sourire, c’est tout. L’Ange nous garde. Il intervient entre moi et moi. Nulle Puissance souveraine jamais n’exauça un mortel ; mais la prière demeure notre exis : nous sommes les déplorants, Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1969 : Émile ou De l’éducation (1762), livre IV. 30 Allusion aux trois Mystères de Charles Péguy (1910, 1911 et 1912), dans Œuvres poétiques et dramatiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014. 29

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les enlarmés, les orants, les Désolés. Comme la langue qui nous parle – et que nous faisons parler, ventriloques imprudents ou impudents comédiens –, le présent-vivant est l’en-même-temps du passer – périr – et du sauvegarder. Paris, février 2018. *

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Œuvres citées Tombeau de Du Bellay, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1973. La Machine matrimoniale ou Marivaux, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1982. Gisants. Poèmes, Paris, Gallimard, 1985. À ce qui n’en finit pas. Thrène, Paris, Le Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1995. La Fin dans le monde, Paris, Hermann, « Le bel aujourd’hui », 2009. L’État de la désunion, Paris, Galaade, 2010. Écologiques, Paris, Hermann, « Le bel aujourd’hui », 2012. L’Envergure des comparses, Paris, Hermann, « Le bel aujourd’hui », 2017.

Saisir, lancer, illuminer Hubert LUCOT Roger-Michel Allemand. Permettez-moi tout d’abord d’évoquer mon impression dominante à vous lire : un sentiment de plénitude. Or vous n’ignorez pas combien il est facile, pour un critique familier de la sémiologie et de la psychanalyse, de déceler chez tel ou tel écrivain un objet manquant, une structure absente, un élément qui fait défaut. Chez vous, semble-t-il, rien qui n’en approche. Est-ce que je me trompe ? Hubert Lucot. Je n’ai jamais parlé à mon propos de plénitude, mot trop élogieux, mais de densité, sans que j’aie jamais su si je la projetais ou si je l’observais dans tel travail jugé satisfaisant, travail porté à sa limite. En ce qui concerne son opposé, le manque, il est au centre de ma thématique et de mes journées. En simplifiant, je pourrais dire que mes textes luttent contre le manque et visent donc la plénitude. Je change l’angle : j’ai affirmé dans Langst : « écrire me distrait de mon échec littéraire » auprès du public. Formule développée de Langst : « la longue angoisse du langage ». R.-M. A. Quand je dis plénitude, c’est aussi avec l’idée qu’il y a chez vous une tentation d’absolu, celle de tout embrasser, de totaliser l’ensemble d’une expérience humaine. H. L. La volonté de tout embrasser – donc d’éviter tout manque – me caractérise. Provient-elle de Hegel, que j’ai lu abondamment – « soûlerie » – à dix-huit ans ? Du cubisme, qui rabat toutes les faces de l’objet sur l’objet ? Chez Hegel, les contraires en lutte marchent vers le dépassement de la contradiction ; ils sont présents dans chaque instant de ma vie. Je n’ai cessé de protester contre l’opposition entre Balzac et Stendhal, le football et le rugby : nous pouvons, nous devons aimer les deux. Je revendique les influences opposées de Proust et de Joyce.

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R.-M. A. Cela va-t-il jusqu’au désir d’universalité ? H. L. Mon désir d’universalité est aussi fort et aussi ancien que le désir de densité. Me sachant intimiste et autobiographe, je voulais atteindre à l’universalité comme Montaigne. Étant « la matière de mes livres », à écrire, j’imposerais une forme nouvelle de matérialisme – opposé à l’idéalisme du romancier académique. Depuis quelques années, je connais le bonheur de voir des critiques voler à mon secours : « C’est universel. Nul narcissisme, nulle complaisance. » De même j’ai lutté contre le reproche de nostalgisme que je me faisais : « Je ne regrette pas les bonheurs passés, je ne panse pas les blessures anciennes, j’étudie le temps, les temps. » Je reviens ainsi à la dialectique hégélienne : mon écrit est un dialogue combatif entre moi et moi. R.-M. A. D’où le tissu serré de Crin ? H. L. Le tissu serré de Crin – qui date de 1959-1961 et que j’ai publié en 2004 – s’oppose dialectiquement au débit verbal des deux premiers Cycles – qui remontent à 1958-1959 et que je n’ai pas publiés. R.-M. A. À part Le Centre de la France, le seul de vos ouvrages qui soit explicitement assumé comme un roman, votre œuvre ne se prête guère à la classification générique ; néanmoins, inventer le monde, c’est-à-dire à la fois le mettre au jour et l’imaginer totalement, n’est-ce pas au fond l’ambition fondamentale, et contradictoire, du romancier ? H. L. Les Voleurs d’orgasmes est un roman caractérisé plus encore que Le Centre de la France. Cela dit, votre affirmation touche une réalité capitale : j’ai voulu embrasser tous les thèmes, amoureux, politiques ; j’ai voulu rivaliser avec Stendhal, Balzac, Flaubert, Proust, sans être romancier, être poète sans écrire des vers. J’écris un journal, maigre au temps de Crin, débordant depuis les années 1980 ; je ne peux atteindre à la densité idéale que par un travail poétique et en donnant une facture romanesque à l’avancée chronologique, cette avancée vers le futur qui opère la rencontre de mille retours du passé. R.-M. A. Désolé d’insister, mais j’employais mettre au jour, expression évidemment très solaire. Parmi vos références privilégiées, il y a la

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Méditerranée, l’Italie surtout, en particulier celle de Stendhal1, et puis vous louez volontiers la fraîcheur et la lumière de Husserl, de sa phénoménologie – de même que la fraîcheur et la netteté de la noirceur cézanienne. Ajoutons à cela l’influence de Joyce et le titre de Phanées les nuées, qui fait signe vers l’éclat du grec phaîno, et il devient presque impossible de ne pas vous poser ces deux questions : la dimension apollinienne exclut-elle la dionysiaque ? Et quels sens attribuez-vous à vos propres épiphanies ? H. L. J’emploie souvent l’expression mettre au jour. Une image me fascine : le temps a érodé des terrains tertiaires et secondaires pour mettre au jour des structures formées à l’ère primaire. Je change de domaine et de temporalité : l’évolution de l’humanité permet à celle-ci de découvrir la naissance de l’Univers ; j’ai écrit récemment : « L’Univers est au fond de moi », développé ainsi : « L’homme a reconstitué les premiers instants de l’Univers comme s’il explorait sa propre mémoire », et précisé : « À cette époque, les instants étaient courts : de l’ordre de 10 secondes. » J’aime la lumière. Nous vivions dans un logement obscur du XVe arrondissement de Paris. En 1942, j’avais sept ans, nous sommes venus habiter dans le XVIe arrondissement un grand appartement situé au sommet lumineux de la colline de Chaillot. Ma découverte de la Côte d’Azur en 1950 a été un événement considérable. J’ai aimé l’Italie stendhalienne, mais bien au-delà de Stendhal, qui ignore, par exemple, Piero della Francesca… et j’apprécie peu Milan. Tout ce qui est beau me semble italien : le Japon est italien : le cinéma japonais contient et dépasse le néo-réalisme italien. De là, je remonte volontiers à Murasaki Shikibu, au nô, à Basho, à Akinari… Les descriptions de Husserl passant, par réductions, du monde quotidien à l’essence et à la conscience m’ont conforté dans ma vue quand je sortais de l’adolescence. Le travail de Cézanne et celui de Joyce ont eu un effet semblable. L’influence de Joyce – découvert à dix-huit ans : Ulysse puis Dedalus2 – est considérable, mais auparavant Proust3 puis les Illuminations4 m’avaient révélé à moi-même. La densité des Illuminations, leur travail mot à mot, les ellipses, les sauts 1 2 3 4

Voir Stendhal, Œuvres intimes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1982 : Vie de Henry Brulard (†1890). James Joyce, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1982 : Portrait de l’artiste en jeune homme (1916), et t. II, 1995 : Ulysse (1922). Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009 : Illuminations (†1895).

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de côté ont constitué un modèle pérenne. L’opposition nietzschéenne entre apollinien et dionysiaque m’a toujours semblé « scolaire ». Mais personne ne m’interdit une autre opposition : entre la conscience et l’inconscient, et de vouloir les marier, les utiliser les tous deux, à ma manière innocente, naïve. Mes épiphanies, mot joycien me fournissent la matière principale de mes textes, donc de mes livres. Contrairement à une tendance légitime qui a régné en France depuis mon adolescence, la sensibilité et l’émotion m’ont toujours semblé la base de l’art – lequel implique également distanciation, assèchement. R.-M. A. Bon, d’accord, je suis scolaire. À propos de fraîcheur, cependant, vous m’avez écrit dans l’une de vos dédicaces : « pour la fraîcheur d’une “science de la littérature” ». Pourriez-vous développer ce vœu ? H. L. La tendance « anti-inspiratoire » avait banni le plaisir – que Barthes restaura – et l’ennui – aucun livre ne serait ennuyeux. Le plaisir de lire et de découvrir, la fraîcheur d’une telle découverte devraient constituer la base des travaux universitaires. Je suis effaré que des cinéphiles endiablés accordent la même attention à des chefs-d’œuvre de tel cinéaste et à des œuvres conventionnelles qu’il a réalisées pour manger. La plupart des critiques détaillent une œuvre littéraire sans qu’on sache si la phrase est voltairienne – brève – ou proustienne – longue. R.-M. A. Filons la métaphore de la clarté : en quoi et de quoi votre écriture est-elle révélatrice ? H. L. Souvent j’ai constaté – avec plaisir – qu’un de mes écrits – une phrase, un paragraphe – avait une « portée » plus grande que ce que j’avais perçu, senti ou pensé. Le miracle venait du langage, du langage écrit. Il était dû à une intrusion étrange du temps – lequel, notamment, opère les réductions husserliennes évoquées ci-dessus. Il s’agit du temps du langage, du temps de l’écriture. Dite vite et presque mal, une sensation revient à sa source par le travail. Il est capital, pour moi, que la sensation ne se dissolve pas en une idée, et que les idées soient vives et acides comme des sensations. J’ai parlé de temps, j’avance aussi le mot lumière, la vitesse de la lumière, la fulguration.

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R.-M. A. Excusez le poncif, mais l’écriture a-t-elle quelque chose à voir avec l’accouchement ? Après tout, vous avez peu évoqué A.M., votre amour et muse, en tant que mère... H. L. Il y a procréation, rencontre de gamètes, du fond et de la forme, plus précisément de deux éléments parfois éloignés – j’ai souvent parlé d’hybridage –, mais la difficulté de l’accouchement et la mobilisation douloureuse de la volonté – qui doit persister – m’ont toujours frappé, ainsi que le plaisir d’écrire, notamment à la main, le bonheur d’avoir des révélations, de savoir résoudre des problèmes… J’ai décrit l’accouchement d’A.M., je l’ai montrée avec notre fils Emmanuel – ou dessinant Emmanuel quand elle enferme dans un petit papier un morceau de gruyère qu’il trouvera un jour prochain. R.-M. A. Puisque nous y sommes, finissons-en avec les topoi : il y a de l’ogre, chez vous, comme le suggère déjà le titre d’Autobiogre d’A.M. 75. Dans votre façon d’être, peut-être, dans la manière dont vous capt(ur)ez vos proches dans vos livres, sans doute, dans vos phrases mêmes, qui, malgré les différences d’époques et de styles, témoignent d’une volonté de s’emparer – mais paradoxalement pas pour dévorer. Seriez-vous donc une sorte d’anti-Cronos ? H. L. Dévorant mes proches – et les inconnus que j’approche dans l’autobus, à une terrasse de café –, je leur ravis un peu de leur être – on sait que des primitifs refusent qu’on les photographie – et je souffre que ceux-ci se sentent exposés, nus, à un public, fort rare, bienheureusement. Toutes sortes de bonnes raisons amenuisent ma culpabilité. La duchesse d’Albe a-t-elle reproché à Goya de l’avoir peinte ? R.-M. A. Que ce soit à travers l’effusion ou par la densité – vous diriez compactage – de l’expression, vos recherches littéraires ont toujours tenu grand compte du détail. De ce point de vue, notamment, Recadrages est un aboutissement de votre art. Cela dit, je ne parle pas seulement de ce souci du détail vrai que vous tenez de votre père cinéaste et de l’influence d’Antonioni, mais plus largement de ce que j’oserai nommer le ferment génétique, comme si la source de la création était dans l’infime, aux limites de l’imperceptible. Si mes souvenirs sont bons, votre premier poème d’enfant évoquait précisément un atome amoureux. Ce noyau insécable, quel est-il ?

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H. L. Vous l’ignorez, mon livre à paraître s’appelle Le Noyau de toute chose. Je félicite votre perspicacité… et je prends votre question comme une affirmation, non pas une question. La notion de limite m’a peut-être été inculquée par l’analyse mathématique et je la lierais volontiers à l’épiphanie : à l’apparition. Blanche-Neige dort d’un sommeil mortel, le prince charmant apparaît(ra). La naissance du jour et de l’amour m’a toujours ému. Le matin, ma tante Annette (Tata) ouvrait la fenêtre sur la pelouse avec amour. Noyau représenterait la densité. Le noyau se maintient – on sait aujourd’hui que tout se désintègre –, il porte le même nom dans l’atome et dans la cellule vivante. Sa dureté serait celle de ma volonté, mais le noyau est aussi, tout classiquement, l’être, amené à disparaître. De façon plus prosaïque, je signifie peut-être que, après Allégement, de la thématique et de la phrase, je poursuis mon aventure – commandée par quel motif unitaire, par quel noyau ? R.-M. A. Question en suspens, tant que l’œuvre ne sera pas achevée... Un de vos traits dominants me touche beaucoup : votre sensibilité, au triple sens de la sensualité, du tact et de l’esthétique. Il est beaucoup question de goût dans vos livres et la délicatesse de son érotisme est émouvante. Quand on ôte le gant de Gilda5, que découvre-t-on à fleur de peau : la beauté, le sublime, la spiritualité ? H. L. Une fois encore je prends cette question comme une affirmation, et je précise les gants de Rita Hayworth, que je préfère nommer ainsi : « noirs comme des bas ». Elle ne les ôte pas ; dès l’âge de douze ans – Gilda date de 1946 –, et auparavant, je connaissais la chair blanche qui règne au-dessus des bas. Le Centre de la France s’attache beaucoup, sans militantisme, à ceci : l’amour sexuel est sublime, spirituel, matériel, long ; il excède la petite astuce érotique destinée à faire bander les troufions. R.-M. A. Là, vous me comblez ! Et c’est volontairement, bien entendu, que je vous proposais les trois termes finaux dans ma question précédente. Vous partagez avec Stendhal la passion du beau, et donc un refus du vulgaire, ce qui, de nos jours, n’est pas si fréquent, y compris en littérature. Et ce qui m’intéresse, c’est précisément la manière dont vous articulez cette quête à l’esprit, autant dire un souffle immatériel, ce qui pose l’autre question, probablement vertigineuse, de l’alchimie qui sépare

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Allusion au film de Charles Vidor, Gilda, Columbia Pictures, 1946.

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la fermentation de la sublimation, mais qui unit l’inspiration et l’énergie verbale. H. L. Oui, ma réponse précédente en arrivait à l’amour du beau et à la haine du vulgaire : la présidence actuelle de la France ne me satisfait donc pas. J’ai écrit récemment – ce que vous ne pouviez savoir : « Je ne cherche pas à dire la vérité, mais à comprendre. À comprendre par la beauté », donc par la sensation – je rappelle que esthétique vient du grec aisthêsis, « sensation ». Pour l’adolescent que je fus, l’Idée principale de Platon était le Beau6. Au passage : c’est probablement Platon qui m’a donné la manie de mettre des majuscules à toutes sortes de mots. Cela dit, je vois dans votre question une affirmation que j’approuve ; et je retiens de celle-ci et de ma réponse le fait que je « préfère » le Devenir à l’Être : comprendre c’est avancer dans la chose étrangère ou intime ; j’ai souvent déclaré : « Je n’ai aucune vérité à écouler. » Repentir : il se peut qu’en vieillissant j’accorde plus d’importance à l’Être, le Devenir jouant contre moi. Ajout : la grande aventure artistique est l’évolution d’un style. R.-M. A. Saveur égale savoir égale sagesse ? H. L. Question-réponse. L’égalité savoir-saveur est étymologique : latin sapere et sapor. La sagesse contient plaisir et bonheur. Épicurien, j’ai donc dû apprendre, seul, à ne pas boire et à ne pas fumer. R.-M. A. Écrire, serait-ce avoir de l’âme ? H. L. Oui, mais pas seulement. Il faut savoir et la libérer et la contrôler, double bind subtil. R.-M. A. Votre travail est particulièrement attaché au réel, attentif à sa perception et à sa transcription. L’aventure de Crin ne témoigne-t-elle pas que la réalité matérielle surpasse toujours l’illusion de l’art ? H. L. Attentif au réel, je ne dois ni le décrire ni prendre appui sur lui pour gagner le monde des images et des belles paroles. Je navigue 6

Voir notamment, Platon, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1940 : Le grand Hippias (285a-b), Alcibiade (113c-114e), Gorgias (474d475a), et t. II, 1943 : Phèdre (250d), Parménide (130b), Philèbe (46b-47-b).

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constamment entre réalisme anecdotique et préciosité. Écrivant vite, presque automatiquement, j’ai ensuite tout le temps de laisser le temps passer sur le texte, lequel s’enrichit de précisions et d’ellipses. L’aventure de Crin fut douloureuse. Les ajouts innombrables se faisaient non pas à la suite du premier écrit mais sur lui-même. J’obtenais ainsi une matière aussi compacte que le réel – et que l’image ou métaphore – mais moins facile à lire que lui : « C’est une roue enflammée ? – Non, un coq. » Cela dit, je crois souvent avec Hegel que l’illusion artistique surpasse la réalité7, que l’aventure de Madame Bovary8 est plus prenante et éclairante que celle des autres Normandes illuminées et adultères, et cela par le travail de la phrase. Hegel préfère l’art à la réalité comme l’esprit à la matière ; mais, précisément, j’aime la matière dans l’œuvre d’art, une matière libérée de l’idéalisme ; j’aime le tranchant sensuel de l’idée. Visiteur d’un musée, j’échappe de temps à autre à l’enfermement et marche vers une fenêtre ; alors renaissent la rue, un parc, et je ne sais qui l’emporte du réel ou de l’art. Comme dans les oppositions refusées Balzac-Stendhal et football-rugby, j’ai la conviction que la vie et l’art se complètent et s’interpénètrent ; un temple fait partie du paysage. R.-M. A. En quoi la médiation de l’art est-elle indispensable à votre relation au réel ? H. L. L’art m’a permis de comprendre mes sensations et mes souvenirs, la rue, un paysage, un employé de bureau. Il a formé mon expérience, il m’a appris à lire, le réel et moi-même, et à écrire, à transcrire réel et illusions. Je ne cesse de retrouver dans le présent mes souvenirs, dont certains appartiennent à telle œuvre d’art, livre, film, tableau : j’ai vécu les gants de Rita. R.-M. A. Il y en a qui ont de la chance... Votre pratique du journal, estce une manière d’actualiser le présent et de retenir votre monde ? H. L. Je n’ai tenu régulièrement un journal qu’à partir de juillet 1984 – j’avais quarante-neuf ans –, mais je prends des notes de type journal

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Voir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Introduction à l’esthétique, traduit de l’allemand par Serge Jankélévitch, Paris, Aubier, 1944, t. I, p. 26. Gustave Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 2013 : Madame Bovary (1857).

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depuis mes dix-huit ans et leur travail donna des textes, « poétiques » jusqu’en 1958. Il y a là une pratique de possession et de rétention. R.-M. A. À vous lire, et à vous écouter, on saisit bien que votre appréhension du monde est très concrète, très physique même. J’irai jusqu’à dire qu’on y ressent de l’effort, une concentration quasi sportive : n’est-ce pas la tension qui caractérise votre écriture, dès avant Le Grand Graphe9 ? H. L. Mon engagement physique est indéniable. Prendre la plume, à un comptoir, dans le métro, sur un genou… c’est me jeter dans l’eau glacée où mon mouvement volontaire doit me (ré)chauffer. La production de quinze gros livres depuis trente-cinq ans est due à cent cinquante mille coups de rein sans lesquels mon psychisme et l’être-là n’auraient laissé aucune trace. Cet effort date de 1953 – j’ai dix-huit ans –, quand je subissais l’emprise des Illuminations et du cubisme. En 1970, le Grand Graphe m’a permis d’allonger le tir, la phrase, le déferlement que dix ans de compactage – les quatre livres brefs des années 1960 – menaçaient de paralysie. R.-M. A. Et l’importance du geste, pictural ou scriptural : il s’agit d’insuffler une dynamique à l’inertie ? H. L. Il s’agit de capter la dynamique du monde extérieur et plus encore la dynamique du mouvement intérieur face à l’extérieur : les deux se mêlent, le geste écrivant est un troisième mouvement et la somme des trois mouvements. Cela est sensible dans le dernier chapitre de Probablement où le mouvement d’une conversation d’étrangers, les manifestations autres – voyageurs se lèvent, boivent –, le paysage, ses àcoups se mêlent en un monologue intérieur extrêmement phrasé. Ma considération de l’immobilité et de la nécessité pour moi de la dire par une phrase est une donnée fondamentale. Quand j’ai découvert, tardivement, après le Grand Graphe, l’œuvre de Morandi, j’ai ressenti un grand réconfort.

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Composée en 1970-1971, cette œuvre est constituée d’une seule page aux phrases entrecroisées, sur une seule et même surface de 12 m². Sa version linéaire date de 1975. Les deux seront publiées sous le titre Le Grand Graphe, avec Le Graphe par luimême.

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R.-M. A. Les multiples relations que vos analogies établissent entre les éléments qu’elles joignent, sont comme autant de trajectoires. Convergent-elles ? Et vers quoi ? H. L. Vous l’ignorez, mon livre en cours, entrepris dans l’été 2009, s’appelle Relation. J’ai déjà écrit que la relation, toujours abstraite, entre des éléments concrets l’emporte sur ceux-ci… mais, dans la phrase, les chevilles syntaxiques dégradent le trajet qui mène d’un élément à un autre. Je ne cesse de me référer à la fulguration, à la vitesse de la lumière, de considérer qu’en ce moment même, des milliards de neutrinos venus du fin fond – sic – de l’Univers traversent mon doigt. Monde des relations – évidentes : le livre n’a qu’une page –, le Grand Graphe m’a permis de passer du compactage à la phrase dynamique – action writing –, de la note sur un bout de papier à la notation dans l’espace. Les relations convergent-elles ? Ma tendance romanesque voudrait qu’elles pointent toutes le noyau de toute chose. Ma tendance scolastique propose : les milliards de relations nous prouvent que « tout est relation ». Le jour des années 1970 où j’ai appris que l’Univers et notre vie courante étaient soumis à quatre interactions m’a comblé. R.-M. A. Je vous posais ces questions de physique en songeant à l’architectonique grecque, et plus précisément à l’entasis : ce léger renflement, presque imperceptible, au tiers de la colonne, qui lui donne son galbe, cette tension convexe qui permet, par illusion d’optique, de rectifier l’impression de concavité que produirait une ligne strictement droite. Vous y reconnaissez-vous ? H. L. Je m’y reconnais ; cette modification d’un courant plastique le contredit, donc le réalise. Nous devons échapper à l’uniformité industrielle mais sans révolutionnarisme hystérique. La gauche me reprocherat-elle de prôner avec certaine droite « le changement dans la continuité » ? R.-M. A. Le jeu de mots est mauvais, mais il n’y a qu’un faux-pas étymologique de la colonne au style, alors, à choisir – si tant ait qu’il le faille –, préférez-vous le trait du cardinal de Retz ou les circonvolutions de SaintSimon ? H. L. Retz et Saint-Simon manient tous deux la phrase latine et l’observation crue, les deux œuvres s’opposent comme Balzac (SaintSimon) et Stendhal (Retz). Comparer Proust et Saint-Simon stimule

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notre esprit, murmurons : « Proust = Saint-Simon + Chateaubriand + Henry James. » R.-M. A. Quelle part tient, dans votre écriture, la recherche du langage, je veux dire d’un langage à lire en tant que tel ? H. L. Je construirais volontiers la réponse à cette question difficile en faisant varier ma réponse à votre question sur le geste, et je remplacerai – sans s – langage par écriture. Je me livre à deux écritures : l’écriture automatique sur le motif, réel ou mental, et la réécriture qui, tout aussi endiablée, se répète sur tout texte pendant des années et rencontre mille obstacles. La transformation du verbe passif en verbe actif donne souvent de bons résultats. L’introduction d’informations indispensables à la lecture, des résultats désastreux. Un personnage a surgi de façon créative ; préciser la date, la profession du personnage, le lien de parenté ramollit la création. Je réinterprète votre question. Vous me demandez si j’aime faire du pur langage, sans liaison avec un objet ou une idée ? Je ne sais jusqu’à quel point le langage, ou le parleur, l’écriveur, se libère de la chose à dire, consciente ou inconsciente. Quand je relis, parfois pour la centième fois, un texte très travaillé et réussi – selon mes critères –, souplesse complexe, rapidité dense et légère me donnent du plaisir, mais au bout de deux ou trois pages je me réveille : « Qu’est-ce que je (écriveur) dit au juste ? Qu’ai-je lu ? », et : « C’est si bien que je me suis endormi. », ou, au contraire : « L’idéal est d’avoir une écriture de rêve. » R.-M. A. Me remémorant la douceur de certaines de vos pages, mais aussi la jaquette du Centre de la France ou le récit de votre première fois avec a.m.b. – A.M. jeune fille –, j’y ai spontanément associé le retour d’Ulysse à Ithaque. Vous savez : « ce lit, où tendaient tous mes vœux10 ». Quelle n’a donc pas été ma surprise de lire votre association de l’écriture à la violence11. J’avais donc mal lu ? H. L. Je maintiens : « L’écriture violente le blanc, ainsi que le réel, traversé et mutilé, non pas photographié », « la réécriture viole le premier jet, parfois pour retrouver un proto-jet que les instincts académiques Homère, Odyssée, traduit du grec ancien par Victor Bérard, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1999, p. 418. 11 Voir Hubert Lucot, [sans titre,] dans le collectif Écrire, pourquoi ?, Paris, Argol, 2005, p. 98-99. 10

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avaient habillé dès son énonciation »… mais, à la suite de cette double violence, une surface lisse et plaisante s’est installée. Les images naturelles ne manquent pas : dur labour mène à douce pelouse. R.-M. A. C’est sans doute naïveté de ma part, mais vous ne m’enlèverez pas de l’idée qu’il y a là comme une paille. Il faut dire que mon imaginaire vous associe à d’autres idées, à d’autres scènes, autrement plus éblouissantes, y compris visuellement, telle la première séquence d’À la verticale de l’été, de Tran Anh Hung12. H. L. J’ai vu un nombre incalculable de films asiatiques, pas celui-là. J’aime que vous associiez mon travail à celui d’un cinéaste asiatique. Je note que le cinéma japonais, le plus beau du monde, marie à merveille la douceur et la violence. R.-M. A. Mais revenons à votre littérature : en quoi est-elle une hyperstructuration du réel, pour reprendre vos propres termes ? H. L. J’ai tout à l’heure évoqué l’influence du cubisme… et la manière dont divers mouvements extérieurs – y compris extérieurs au train – et intérieurs se mêlaient – dans la réalité et par l’écriture – alors que je faisais le trajet Bordeaux-Paris, dans Probablement. Le Grand Graphe est un immense espace autonome dans lequel se sont imprimés une multitude d’espaces, d’éléments et leurs relations. En simplifiant, j’affirmerai que dans notre vie courante tout présent comporte des allusions à divers passés auxquels on n’attache pas d’importance ; je m’efforce de ne pas les taire et je les fais apparaître par de fausses couleurs – celles que l’ordinateur donne à tel et tel sous-espace pour faire ressortir tels traits majeurs. R.-M. A. Votre « esprit aplatit l’Univers13 » ? H. L. Ce jour-là, dans mon récit de l’été 2009, j’ai une fois encore fait « venir » l’Univers et il m’apparaissait un disque, ovale, empli de vides, mais c’était les lignes qui m’intéressaient, comme si les galaxies indiscernables étaient des vaguelettes, et par là tout était nombre. Dans un autre 12 13

Film sorti en 2000. Christ sauvé ?, p. 14 (imprimé à 380 exemplaires, offerts en cadeau de Noël par l’auteur et l’éditeur, le tirage de ce livre est épuisé).

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texte, luttant contre le néant, j’ai créé un mythe : de l’Univers il restera uniquement la mémoire que pourrait en avoir un humain survivant, c’està-dire essentiellement des nombres. R.-M. A. Vous parlez en outre d’hypercézannisation, dans Le Noir et le Bleu – clin d’œil à Julien Sorel : « Voulant réaliser [...] la plénitude, la complétude, Cézanne nous fait toucher la discontinuité de l’espace et du temps. Évoluant [...] vers un langage de plus et de moins, de blancs et de noircissements (à la fin par des bleus), d’allègements et de massifications, Cézanne rend charnel, palpable, concret le mot d’ordre “(dis)continuité !” qui est le mien depuis les débuts de mon Graphe (1970)14. » Si cela, ce n’est pas un autoportrait ! Et beau retournement des perspectives, la rétrospection vous permettant de faire comme si le peintre vous avait justifié par anticipation ! Vous me direz que le sommet du Grand Graphe, c’est un peu la Sainte-Victoire. C’était volontaire ? H. L. Je note avec surprise que le compliment de plénitude que vous m’avez fait, je le faisais à Cézanne. Je note aussi que cet autoportrait est un autoportrait idéal, et je précise ceci : l’hyperbole qui clôt le haut du Graphe et indique que celui-ci ne peut aller plus haut s’inspirait de l’arc noir présent dans un des chefs-d’œuvre lyriques de Kandinski, mais, en le reproduisant, j’ai dessiné une montagne Sainte-Victoire, qui elle- même matérialise la limite ; la vérité est une limite à laquelle on tend. En ce qui concerne le noir et le bleu, ce sont les deux couleurs majeures du Lac d’Annecy de Cézanne qui a accompagné mon séjour sanatorial en 1955. Mon clin d’œil à Stendhal15 n’est pas original, mais j’ai aimé associer Stendhal et Cézanne, les plus modernes des créateurs. R.-M. A. Dès l’époque du Grand Graphe, vous travaillez sur les marges. Faut-il chercher bords et lisières, faut-il s’abstraire, pour faire advenir une littérature digne de ce nom ? H. L. Après l’enfer des années 1960 – quatre livres hermétiques impubliables : que je n’ai même pas proposés à des éditeurs –, j’ai voulu allonger le tir, ai-je dit tout à l’heure, en n’enfonçant pas la parenthèse à Hubert Lucot, Le Noir et le Bleu, Paris, Argol – Réunion des Musées nationaux, 2006, p. 83. 15 Stendhal, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2005 : Le Rouge et le Noir (1830). 14

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coups de marteau dans la phrase (compactage) : je l’ai placée dans la marge du texte ; par déplacements – avec s –, de telles marges sont devenues les 15 m2 du Grand Graphe. Par la suite, je me suis amusé à me définir comme un marginal. Vous me demandez d’insister sur la notion de limite, et donc sur l’analyse mathématique. Je rapproche ce thème de l’apparition : épiphanie, création, naissance, l’être est saisi quand il apparaît ou disparaît beaucoup mieux que lorsqu’il se maintient, l’étude de l’aphasie permet de mieux comprendre l’acquisition du langage…, mais je choie l’immanence. R.-M. A. Dans l’illimité du virtuel et de la fausse communication de masse actuels, quelle est la place de l’écrivain ? H. L. Mon livre Opérations a dénoncé l’intervention américaine, britannique, française, etc. en Afghanistan, où elle « étendrait le néant ». Mon humanisme a eu cent cinquante acheteurs. Je déplace la question. La même semaine, je vois deux films traitant des sujets voisins. L’un est un chef-d’œuvre, fait exceptionnel. C’est l’autre qu’on dit « sincère », « efficace », « pudique » – il est obscène. Paranoïaque, je crierais au complot. Le démantèlement de l’école, de l’université, des transports étatiques, de la santé publique m’inspire la même révolte, tous ces phénomènes relèvent d’un même « progrès ». La crise née en septembre 2007 a ébranlé les tenants de ce progrès, mais on juge impossible de leur ravir le pouvoir. Arithmétiquement, ce sont eux les marginaux, mais les médias qu’ils possèdent et dirigent placent doucement les contestataires et les œuvres non-commerciales dans la marge, dans la nuit, dans le brouillard. R.-M. A. À propos d’universalité, le mot altitude est entré dans votre vie avec A.M., avez-vous déclaré, en même temps que coup de foudre16. Cela me donne curieusement l’envie de prolonger les perspectives par le décalage inattendu du débat scolastique qui opposait deux conceptions de la philosophie au Moyen Âge : d’une part les aristotéliciens, y compris averroïstes, qui mettaient en avant la curiositas, et celle des augustiniens et de la patristique, pour lesquels il s’agissait de saisir au plus profond de soi ce qui est plus haut que soi – lux ab alto. Débat anachronique et tout à

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Hubert Lucot, H.L. Rencontre avec Didier Garcia, Paris, Argol, « Les Singuliers », 2008, p. 125.

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fait hors de propos, me direz-vous, mais où vous situeriez-vous par rapport à lui ? H. L. Une fois encore, je maintiendrais ensemble les contraires, par exemple l’immanence et la transcendance, l’exploration du monde extérieur et du monde intérieur… R.-M. A. Et si l’on terminait par votre obsession de l’étoile incomplète ? H. L. Je ne parlerais pas d’obsession mais de goût. Une figure me sollicite qui lie symétrie et asymétrie, complétude, achèvement et inachèvement. Ce pourrait être une étoile dont certaines branches manqueraient ou seraient cassées, mais tout le monde reconnaît une étoile. Une fois encore, on ne sait si elle naît, si elle meurt ou si on l’observe sous un angle nouveau. Paris, février 2010. *

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Œuvres citées Autobiogre d’A.M. 75, Paris, Hachette-P.O.L., 1980. Phanées les Nuées, Paris, Hachette-P.O.L, 1981. Langst, Paris, P.O.L, 1984. Le Grand Graphe, avec Le Graphe par lui-même, Auch, Tristram, 1990. Les Voleurs d’orgasmes, Paris, P.O.L, 1998. Probablement, Paris, P.O.L, 1999. Opérations, Paris, P.O.L, 2003. Crin, Bordeaux, Pierre Mainard, 2004. Le Centre de la France, Paris, P.O.L, 2006. Le Noir et le Bleu, Paris, Argol – Réunion des Musées nationaux, 2006. Recadrages, Paris, P.O.L, 2008. Allégement, Paris, P.O.L, 2009. Christ sauvé ?, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2009. Le Noyau de toute chose, Paris, P.O.L, 2010.

Des profondeurs Michel BUTOR Roger-Michel Allemand. Bonsoir Michel. Michel Butor. Bonsoir. R.-M. A. Bonsoir à vous tous1. C’est un plaisir de vous retrouver ce soir et de poursuivre ensemble cette relation au long cours. Après la projection de ce beau portrait de vous2, j’aimerais commencer par une question décalée : quel est le regard que vous portez sur l’homme que vous venez de voir ? M. B. Eh bien, je trouve qu’il est un peu rouge. On voit qu’il transpire. On sent que ça travaille beaucoup à l’intérieur de la tête, avec les mains un peu agitées, comme ça, là. Donc il m’intéresse. Il m’intéresse, je le trouve un peu bizarre, et de temps en temps, je me dis : « Tiens ! C’est moi. » R.-M. A. Il y a cette question qui vous a été posée et qui est très intéressante : « Est-ce que Butor est un bon écrivain ? » Vous n’avez pas répondu, mais j’ai un début de réponse, tiré de notre livre d’entretiens, où vous disiez qu’un « bon photographe est celui qui se fond dans le paysage3 », c’est celui qui disparaît, qui s’efface4. Or, justement, vous êtes 1

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Ce texte est la transcription de la rencontre organisée dans le cycle « Impromptu au Petit Palais », le jeudi 12 novembre 2009, diffusée en direct sur France Culture, à l’occasion de la parution de Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, Paris, Argol, « Les Singuliers », 2009. Le débat a été précédé de la projection du film de François Flohic, Michel Butor, à l’écart, production Argol, 2009. Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 19. Voir Roger-Michel Allemand, « Uma história de amor », préface à Universos paralelos. Uma viagem fotoliterária de Michel e Marie-Jo Butor, Belo Horizonte, C/Arte, 2011, p. 9-11,

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à l’écart, depuis fort longtemps à l’extérieur des cercles parisiens littéraires, et j’aimerais que vous reveniez sur cette idée d’effacement, de discrétion. En quoi vous est-elle nécessaire pour produire votre œuvre ? M. B. Eh bien, je n’ai pas envie de parler de moi, j’ai envie de parler des autres, des choses, de la réalité, etc., mais dans certains cas, je suis obligé de parler de moi, parce que je suis obligé de préciser le point de vue que j’ai. Je suis obligé d’expliquer que si je vois les choses de cette façon, c’est parce que je suis allé dans tel pays, par exemple, à tel moment, qu’il m’est arrivé ceci ou cela. C’est ce qui fait que dans mes livres, il y a5 des fragments d’autobiographie, tout le temps, mais ils sont faits pour aider à voir autre chose que moi. Je suis dans l’image pour que l’on puisse préciser la triangulation, si vous voulez. Ces fragments d’autobiographie ont incité un certain nombre de gens à me demander de compléter, en me posant des questions dans des entretiens. Je pense au livre d’André Clavel qui s’intitule Curriculum vitæ6. Donc j’ai raconté à peu près ce qu’on voulait que je raconte, mais il y a toujours des détails qui peuvent venir en plus, alors évidemment, ça n’en finit pas : on peut me poser des questions encore et, en général, j’essaie de répondre. Cela pour dire que je n’écris pas du tout pour me cacher, ce n’est pas du tout mon idée. J’écris en partie pour m’effacer, pour faire voir le reste, mais c’est ce qui se passe aussi chez tous les grands autobiographes. Jean-Jacques Rousseau n’écrit pas Les Confessions7 pour parler de lui. Il parle de lui parce que c’est indispensable pour que l’on comprenne sa situation à l’intérieur de cette société dont il veut parler et qu’il veut dévoiler. Il y a des écrivains plus ou moins narcissiques, mais la plupart du temps, contrairement à une idée répandue, l’écrivain ne l’est pas ; il est très inquiet de ce qu’il écrit. « Est-ce que vous êtes un bon écrivain ? » Ça, c’est une question à laquelle on ne peut pas répondre. Il faut absolument que ce soit les autres qui le fassent. Si l’on essaie de répondre soi-même, on se trompe. On a donc besoin du discours et du regard des autres pour cela.

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et « Cadrages du sensible : Michel Butor et la photographie », Loxias, n° 60, 10 mai 2018, . La tournure reviendra plus de trente fois dans ces échanges ; elle est davantage qu’un tic de langage (cf. Roger-Michel Allemand, Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 71-72, et Allemand, « L’écriture et le silence », Roger-Michel Allemand et Márcia Arbex (dir.), Universo Butor, Belo Horizonte, C/Arte, 2012, p. 4559. Michel Butor, Curriculum vitæ. Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, äros ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1959 : Les Confessions (†1782 et 1789).

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C’est un peu comme ma relation avec la poésie. Quand j’étais jeune, au lycée, à l’université, j’ai écrit beaucoup de poésie, et puis, quand je me suis mis à écrire des romans, je me suis interdit d’écrire de la poésie, pour que toute ma force poétique puisse passer par le roman, mais au bout d’un certain temps, ç’a explosé et je me suis mis à écrire des livres avec des artistes et à écrire des textes qui pouvaient convenir à ce que faisaient les artistes à cette époque-là. Est-ce que c’était de la poésie ? Eh bien, je ne pouvais pas répondre à ce moment-là. Il fallait absolument que les autres me disent que c’était de la poésie. Je le désirais de tout mon cœur mais je ne pouvais pas le dire moi-même. Vous savez, j’ai souvent cité cette phrase de Chesterton : « Il y a trois vocations qui ne peuvent pas se désigner elles-mêmes : le saint, le sage et le poète. » Si un moine dit qu’il est un saint, c’est qu’il ne l’est pas. Si quelqu’un dit : « je suis un sage », c’est qu’il ne l’est pas encore. De même, un poète qui dit qu’il est un poète, c’est qu’il y a quelque chose qu’il n’a pas compris8. Ce sont toujours les autres qui doivent le dire. Alors ce sont les autres qui peuvent dire si je suis un bon écrivain. R.-M. A. Et la réponse me semble assez évidente. En ce qui concerne le travail de l’écriture, vous dites souvent que ce qui vous anime, c’est la surprise de découvrir ce qui vient : « aussi poussée que soit la programmation, [l’imprévu] est toujours là. Le texte s’écrit sous mes doigts et ne me satisfait que s’il me surprend. […] Il m’échappe, et c’est en cela qu’il est mien, qu’il me rend moi-même9 », me disiez-vous. Cette écriture qui échappe au contrôle de l’écrivain, c’est un peu paradoxal : est-ce que cela voudrait dire que l’inspiration vous transcende ? Vous traverse10 ? M. B. Me transcende, je ne sais pas. Me traverse, certainement. Oui, il y a quelque chose qui me traverse et c’est ça qui me fait vivre. J’écris parce qu’il y a des choses que je ne sais pas comment dire. C’est pour cela que j’écris. Il y a tout le temps des choses que nous ne savons pas nommer, que nous ne savons pas expliquer, que nous ne savons pas décrire. Prenons les crises économiques : on croit qu’on est capable d’en parler, mais en réalité, nous n’en sommes pas encore capables. Les théories économiques actuelles sont encore dans le balbutiement et il faut inventer quelque chose de profondément nouveau. Il y a un certain nombre de phénomènes qu’il faut nommer, qu’il faut devenir capables de nommer 8 9 10

Voir Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 32. Ibid., p. 123. Voir ibid., p. 129.

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et donc auxquels il faut donner des noms différents de ceux avec lesquels on les nommait jusqu’à présent. Cela est vrai pour toutes sortes de domaines. Il y a des choses dont nous ne sommes pas capables de parler et pourtant nous sentons qu’il est indispensable de le faire. Cela demande un effort gigantesque de réussir à parler de ce dont on ne pouvait pas parler. C’est pourquoi la plupart des gens y renoncent. Ils n’arrivent pas à le faire. Il y a quelques artistes, quelques écrivains qui réussissent à poursuivre cela et, évidemment, ils perturbent l’ensemble. Il y a, disons, un langage qui essaie de cacher ces lacunes, et puis il y a quelqu’un qui se met à déchirer les voiles, comme ça. Si vous voulez, on met des pansements... Nous sommes un corps tout déchiré de blessures ; alors on met des pansements dessus et on arrive à l’oublier un peu. Puis il y a quelqu’un qui se met à arracher ces pansements et qui dit : « Il ne faut pas seulement panser cela, il faut le guérir. » Ce qui est quelque chose de complètement différent. On comprend la résistance que cela peut provoquer. R.-M. A. Quelles sont les blessures que vous avez mises au jour, justement ? M. B. Ah… J’ai essayé de mettre des blessures au jour, et je ne peux pas le dire moi-même. J’ai absolument besoin que d’autres disent que j’ai réussi à montrer ceci ou cela. Moi, je suis dans un effort qui est de toute façon interminable. Je ne peux pas dire si j’ai réussi ou pas. D’ailleurs, je ne peux pas dire si mes livres ou si mes textes sont réussis ou pas. J’ai travaillé sur mes textes, je les ai corrigés, jusqu’à un moment où je ne pouvais plus aller plus loin. Peut-être qu’à certains moments, j’aurais dû aller plus loin encore, mais je n’y ai pas réussi, parce que les circonstances, la fatigue, etc. ont fait que j’ai pu mener ce texte jusqu’à ce point mais que je n’ai pas pu aller plus loin. C’est alors que je le propose aux autres. Pour qu’ils puissent, eux, aller plus loin. Est-ce que le texte est réussi ? Est-ce que le livre est réussi ou pas ? Je ne peux pas le dire moimême. Je le publie à partir du moment où je n’arrive plus à le pousser plus loin. Cela est vrai pour les romans, bien sûr, j’ai éprouvé ça très fortement, mais c’est vrai même pour des poèmes de trois lignes. Autrefois j’étais tout à fait incapable d’écrire des poèmes de trois lignes. Il m’a fallu soixante ans d’efforts pour y parvenir, mais même les poèmes de trois lignes, je ne peux pas dire qu’ils sont réussis. Je peux dire seulement : « Voilà, je n’arrive pas à aller plus loin que ça. »

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R.-M. A. C’est un point commun avec Hokusai, qui, vers la fin de sa vie, disait qu’à partir de cent ans, il commencerait peut-être à devenir un bon peintre. M. B. Mais je ne renonce pas ! Je ne renonce pas à devenir un écrivain intéressant. J’ai déjà beaucoup de choses derrière moi, mais peut-être qu’à quatre-vingt-dix ans, j’écrirai quelque chose qui vaudra la peine qu’on s’en souvienne11. R.-M. A. Il s’agit de disparaître, non plus dans le malheur, mais dans le bonheur d’autrui12. » Est-ce que vous auriez la gentillesse de revenir sur cette déclaration de vous ? M. B. J’ai dit que l’écriture était une forme positive du suicide13. Ceci parce qu’on se met à écrire parce qu’on a des problèmes. On est dans une société dont on sent qu’elle ne marche pas et on sent qu’à l’intérieur de cette société, on est soi-même un problème. On ne sait pas qui l’on est, on ne sait pas ce qu’on pourrait faire, on ne sait pas ce qu’il faudrait faire, et ainsi de suite. Il y a une espèce d’incompatibilité entre un individu et la société qui l’entoure. Quelquefois, cet individu estime que la seule solution à cette antinomie, à ce malheur d’opposition, à ce duel entre lui et les autres, c’est qu’il se supprime. À partir de ce moment-là, il y a une certaine guérison, si vous voulez, mais le problème va se reposer exactement de la même façon avec d’autres, puisque les circonstances sont telles, les conditions sont telles que cela a produit un personnage de ce genre et que cela en produira d’autres. Il est donc plus intéressant d’assumer ce malheur collectif, ce malheur de plusieurs individus. Au lieu de se supprimer soi-même, le mieux, c’est d’essayer de changer le reste. Cette incompatibilité, je vais essayer de la changer en transformant la réalité autour de moi, de toutes sortes de façons : en construisant des maisons par exemple, ou en faisant des peintures qui feront que je verrai la réalité autrement. Je peux transformer la réalité autour de moi en écrivant des livres dans lesquels il y a des inventions stylistiques, littéraires, etc. qui feront qu’on pourra parler – pour revenir à ce que nous disions tout à l’heure – qu’on pourra enfin Décédé le 24 août 2016, Michel Butor n’a pas atteint ses quatre-vingt-dix ans, qu’il aurait eus le 14 septembre. Les projets d’écriture l’aidaient à vivre (Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 180), il n’en avait peut-être plus. 12 Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 171. 13 Voir ibid., p. 169-171. 11

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parler de ce dont on ne pouvait pas parler auparavant. À partir de ce moment-là, donc, on supprime la différence que l’on était. Vous voyez en quoi cela reste un suicide, avec le thème de l’effacement : on s’efforce de supprimer la différence que l’on était, mais au lieu de supprimer simplement le côté individuel de la différence, on s’efforce de la supprimer dans son ensemble. Par conséquent, on va s’effacer mais dans la transformation de l’ensemble et le malheur de l’un devient le bonheur des autres. Évidemment, c’est une tâche qui est inépuisable. La société de la fin du XIXe siècle, en France, produit un individu comme Rimbaud et Rimbaud s’efforce d’arranger ça, parce que c’est une situation impossible d’être Rimbaud à Charleville. On peut très bien imaginer, à un certain moment, Rimbaud se suicidant et nous ne connaîtrions rien de son œuvre. Évidemment, le voyage au Harrar, c’est une espèce d’équivalent au suicide et c’est une forme d’effacement disons exemplaire. Heureusement, Verlaine a publié Rimbaud, et ce fait empêche que le drame de Rimbaud recommence de façon stupide, dans une répétition infernale. Alors, il y aura d’autres problèmes, qui produiront d’autres individus, mais il faut espérer que ces individus, qui sont des incarnations des problèmes de la société, soient suffisamment doués d’abord, et puis aient suffisamment de chance, dans leur entourage, dans les circonstances, pour qu’ils réussissent à opérer cette transformation. Cette transformation, pour moi, on l’opère avant tout par le langage, mais je ne détache pas du tout le langage des autres activités de l’esprit et des autres activités humaines, quelles qu’elles soient. J’essaie d’opérer cette révolution par le langage d’une façon aussi douce que possible, en évitant toute violence inutile. Il y a trop de violence inévitable. Donc j’essaie d’opérer cette rénovation du langage, mais j’appelle à mon aide tout le reste : les peintres, les musiciens, les cuisiniers et même les sportifs. R.-M. A. Il était impossible d’être Rimbaud à Charleville. Était-il impossible d’être Butor à Paris ? M. B. Eh bien, il y a eu un moment, certainement, où il était impossible d’être Butor à Paris et c’est à cause de cela que je suis parti pour l’Égypte. J’écrivais déjà avant de partir pour l’Égypte, j’avais déjà écrit de nombreux poèmes, que je gardais soigneusement pour moi ou que je passais à certains amis quelquefois, et puis j’avais déjà écrit des essais

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critiques, mais il y a eu un moment où il fallait que je parte14. C’est tout à fait vrai : il y a eu un moment où le Michel Butor à Paris n’était plus possible. Donc la solution a été de partir ; j’ai eu une possibilité de le faire dans l’enseignement égyptien et ç’a été un choc considérable. Je n’en suis pas encore revenu complètement. Après, je suis revenu à Paris et je suis allé dans d’autres endroits, et peu à peu, il y a un nouveau Butor qui s’est constitué : un Butor un peu égyptien, un peu anglais, un peu américain, même un peu japonais. Et c’est celui-là qui réussit à survivre, c’est celui-là qui continue d’agir. C’est à cause de tout cela que je m’efforce de tirer de mon malheur… Bon, je ne peux pas dire que j’ai été spécialement malheureux. Au fond, à regarder de l’extérieur, je n’étais pas plus malheureux qu’un autre. Au contraire, j’étais un enfant qui était né dans une famille très bien, j’étais doué pour diverses choses… Non, j’étais très bien, et pourtant, il y avait une espèce de fissure à l’intérieur. Je sentais de plus en plus qu’il y avait des choses qui n’allaient pas, qui ne marchaient pas. Je me heurtais tout d’un coup à des obstacles que je n’aurais pas imaginés. C’est comme si je marchais dans une rue et puis que, tout d’un coup, un mur tombe au milieu de la rue et que je me tape la tête contre ce mur. Il a fallu que je trouve une solution à tout cela. Pour moi, ç’a été l’écriture et j’ai eu besoin du voyage pour prendre de la distance par rapport à Paris, mais surtout par rapport à celui que j’étais à Paris. Je ne me reprochais rien, ce n’est pas du tout ça, mais il y avait quelque chose qui ne pouvait plus rester tel. Il fallait que je file, il fallait que je mette une distance entre moi et toute ma jeunesse. J’ai passé mon adolescence à Paris sous l’occupation allemande. Là, il y avait une fissure déjà très forte. Ensuite, il y a d’autres fissures qui sont venues et à cette époque-là, je n’aurais certainement pas pu en parler. D’une façon claire. C’est peu à peu qu’il y a des choses qui se sont manifestées, qui se sont éclaircies, et il y a des choses qui ne se sont pas encore éclaircies. C’est ce qui fait d’ailleurs que je vais peut-être écrire encore. Je n’écrirai plus de romans, ça c’est sûr, je n’écrirai plus non plus de gros livres, mais j’écrirai encore beaucoup de petits livres et puis les petits ruisseaux font de grandes rivières ; alors les petits livres les uns à côté des autres, ça finit par faire des bouquins… des tomes d’œuvres complètes comme ça !

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Voir Michel Butor, « Lettres de Michel Butor sur le thème de l’exil, suivies de trois acrostiches inédits », @nalyses, vol. 3, n° 1, Université d’Ottawa, hiver 2008, p. 1-20.

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R.-M. A. Restons dans la légèreté : reparlons du suicide. Barthes disait que « la littérature ne peut être à la fois accordée au monde et en avance sur lui, comme il convient à tout art du dépassement, que dans un état de pré-suicide permanent15 » et cela me semble pouvoir s’appliquer à votre œuvre, à la manière dont, systématiquement ou presque, vous vous êtes sabordé vous-même. M. B. La formule de Barthes, je l’adopte : une espèce de pré-suicide permanent. Et ce pré-suicide permanent implique une volonté permanente de résurrection, qui est un thème fondamental de la littérature depuis ses débuts, et bien sûr un thème fondamental du romantisme, avec Chateaubriand qui, parmi ses prénoms, prend le second, René, qui est emblématique. Le thème de la renaissance dans toute la littérature romantique est extraordinairement important. Donc un état de présuicide et disons un espoir extraordinaire de renaissance. D’où la constitution, chez certains écrivains, de livres qui sont de véritables matrices, c’est-à-dire de livres qui sont des machines ou des organismes à l’intérieur desquels renaître. Il me semble que c’est tout à fait évident aussi pour Proust, quand il dit qu’il comprend qu’il fallait que son livre ne soit pas seulement comme une cathédrale16… Au début, il conçoit son livre comme une cathédrale, ce qui est aussi un thème romantique essentiel – voyez Notre-Dame de Paris. À un certain moment, il s’aperçoit que son livre ne devrait pas seulement être comme une cathédrale mais comme une robe. Cela veut dire, pour lui, construit avec des morceaux cousus les uns avec les autres. La liaison de ces deux images, cathédrale et robe, c’est quelque chose d’extraordinairement maternel. Le texte est là pour réussir à retrouver le temps, à renaître d’une façon beaucoup plus intéressante. En ce qui me concerne, ce thème de la renaissance était très important17. Je ne veux pas simplement me faire renaître moi, je voudrais,

Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, t. II : Essais critiques, (1964), p. 331. 16 Voir Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989 : Le Temps retrouvé (†1927), p. 610. 17 Il l’est également chez les contemporains de Butor. Voir Roger-Michel Allemand, « Épurer le langage, se découvrir soi-même », dans Jean-Claude Liéber et Madeleine Renouard (dir.), Le Chantier Robert Pinget, Jean-Michel Place, 2000, p. 105-115 ; « Du mythe fondateur à la légende personnelle : l’alchimie selon Butor, Pinget et RobbeGrillet », dans Chantal Foucrier et Daniel Mortier (dir.), Pratiques de réécritures. L’autre et le même, Publications de l’Université de Rouen, 2001, p. 173-188 ; « Patrick Grainville à la recherche de l’unité perdue », @nalyses, vol. 3, n° 1, hiver 2008, p. 1-11 ; « Renouvellement et renaissance dans les Romanesques d’Alain Robbe-Grillet », 15

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si vous voulez – je suis très gourmand –, je voudrais faire renaître tous les autres aussi. Je ne veux pas être rené, je veux participer, même d’une façon infime, à une sorte de renaissance. R.-M. A. Jusqu’à essayer de ressusciter les morts ? M. B. Ah, évidemment, pour les morts, c’est un problème. Le thème de la mort joue un rôle dans ce que j’ai écrit. Il y a cette idée du suicide positif, qui implique une contemplation de la mort. La mort que l’on peut, dans l’état actuel des choses, la mort que l’on peut retarder, peu à peu, mais qui, de temps en temps, brusquement arrive et souvent d’une façon tout à fait inattendue. Dans tous mes livres, je crois, à l’intérieur du texte, quelque part, il y a un crâne. Vous voyez, c’est le thème de la vanité, dans la peinture ancienne, la nature morte, avec le crâne qui est souvent au milieu des objets qui flattent les sens, donc au milieu de ce qui faisait plaisir dans la vie : au milieu de la nourriture la plus exquise, des bouquets de fleurs, des instruments de musique, des livres, etc. Dans mes livres aussi, il y a un crâne, qui est plus ou moins facile à voir. Quelquefois, il est tout à fait évident, parce que j’en parle, j’emploie le mot ; quelquefois je ne l’emploie pas, mais cette méditation sur la mort est toujours présente. J’essaie bien sûr d’avoir une espèce de fraternité avec les morts. Tout à l’heure, j’ai parlé des artistes avec qui je travaille et ils peuvent être morts : ça peut aussi bien être un artiste qui vit encore, ce qui est merveilleux, mais ça peut être un artiste qui est déjà mort, et ce que je fais avec lui le ranime en quelque sorte. J’essaie de lui donner la parole et il faut que j’aie le sentiment, lorsque je regarde ses œuvres, qu’il me pardonne, comme la basilique Saint-Marc18, qu’il m’approuve si possible mais qu’au moins, il me pardonne. Il me laisse la liberté de continuer. Alors vous voyez, ça implique une espèce de présence des morts. Dans mes voyages, j’ai été très impressionné par certains monuments funéraires. L’Égypte, c’est le pays des morts19 : la surface occupée par les morts était aussi grande que la surface occupée par les vivants. C’était vrai pour l’Égypte pharaonique mais aussi pour l’Égypte médiévale. À @nalyses, vol. 3, n° 2, printemps-été2008 ; « Claude Simon pour tout vestige », Babel, n° 27, Université de Toulon, 1er semestre 2013, p. 231-245. 18 Voir Michel Butor, Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963. 19 La mythologie funéraire de l’Égypte antique a beaucoup marqué d’autres écrivains de l’après Seconde Guerre mondiale, comme en témoignent, dans le présent volume, les entretiens avec Denis Roche et Patrick Grainville.

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travers l’Islam, ce thème fondamental égyptien de la présence des morts continuait, parce que, au Moyen Âge, dans la ville du Caire, qui était la plus grande du monde méditerranéen, les cimetières étaient plus grands que la ville elle-même. Aujourd’hui, la ville a complètement débordé sur ses propres cimetières, ce qui fait que les fameux tombeaux des califes, que j’ai connus comme un grand cimetière séparé des remparts du Caire par un morceau de désert, eh bien, maintenant, c’est un faubourg et les tombes sont toutes habitées. Les gens se sont installé des maisons entre les tombes, et sur les tombes, et des étages qui montent au-dessus des tombes, et là, il y a une espèce de cohabitation extraordinaire entre les morts et les vivants. Il est certain que dans notre civilisation, le problème de la mort est en quelque sorte escamoté. C’est quelque chose dont on préfère ne pas parler, ce n’est pas du tout mis au centre de notre réflexion, ce n’est pas du tout comme dans certaines autres civilisations. L’Égypte ancienne en est l’exemple par excellence : il y a une relation avec les morts que l’on a perdue un peu en Occident 20 . Il faudrait étudier cela, en particulier autour de ce qui est si important en fait : les monuments aux morts à l’intérieur des cimetières et puis les monuments aux morts de la guerre de 1914. Dans tous les villages français, il y a un monument aux morts de la guerre de 1914. On a dépensé de l’argent pour y graver les noms mais pour la guerre de 1939, il n’y a presque pas de monuments aux morts. On a souvent rajouté quelques noms sur les monuments de la guerre de 1914 ou bien on n’a rien fait du tout, et il y a là un enfoncement de la conscience de la mort. Le fait qu’il y ait eu tellement de gens morts est quelque chose qu’on a recouvert. Et maintenant le fait qu’il y ait tellement de gens qui meurent de façon si horrible dans des quantités de régions du monde, c’est aussi quelque chose que l’on préfère mettre sur le côté de la page de journal. R.-M. A. Je vais terminer sur le prolongement de tout ce que vous venez de dire, à savoir la question de la postérité, de ces graines que vous avez semées21. Vous m’avez dit un jour : « La littérature nous aide à regarder Le fait a été développé, à propos de l’urbanisme, par Jean Genet, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Blanche », t. IV, 1968 : « L’Étrange Mot d’... » (1967), p. 7-18. Cf. Roger-Michel Allemand, « À propos de “L’Étrange Mot d’...” de Jean Genet » (1987), L’Avant-Livre, Cairon, Amiot-Lenganey, mars 1992, p. 9-15. 21 Voir Roger-Michel Allemand, « Michel Butor », The French Review, vol. 82, No. 5, April 2009, p. 1067-1068, et « Michel Butor universel », @nalyses, vol. 6, n° 2, printemps-été 2011, p. 325-334. 20

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nos rêves en face. Et à vivre avec eux22. ». Bien sûr, on peut penser à Matières de rêves, mais quels sont vos rêves ? Et faites-vous la différence entre rêve et cauchemar ? M. B. Le mot rêve a plusieurs sens dans notre langue. Il y a d’abord le sens précis : l’activité qui se passe dans le sommeil et dont nous avons quelquefois souvenir au réveil. Et puis il y a aussi nos rêves, voyez, disons dans la publicité : faites un voyage de rêve, ayez une silhouette de rêve… Pour moi, c’est plus intéressant de… Tout ça, c’est très important d’ailleurs, le rêve dans ce sens-là. Dans mon livre Mobile, j’ai essayé de capter le rêve américain quotidien par l’intermédiaire de la publicité. En étudiant les catalogues des grands magasins, on peut reconstituer la maison dans laquelle l’Américain moyen voudrait vivre. Non pas celle où il vit mais celle dans laquelle il voudrait vivre. La littérature et l’art nous renseignent non seulement sur ce qui est mais aussi sur ce qui n’est pas, c’est-à-dire qu’elle nous renseigne sur ce qui nous manque et donc sur nos désirs. C’est très difficile de connaître nos désirs, mais si nous ne réussissons pas à les connaître un peu, ils seront toujours malheureux… Non : ils seront toujours bafoués et donc nous serons obligatoirement malheureux. L’activité nocturne23 nous permet de connaître un certain nombre de choses en ce qui concerne nos désirs. Il se trouve, je crois, que, malgré la connotation tout à fait positive du mot rêve, la plupart de nos rêves sont en fait des cauchemars, c’est-à-dire qu’il y a un côté désagréable dans nos rêves. Nous avons quelquefois des rêves magnifiques et très difficiles à raconter. Là aussi, il faut inventer quelque chose pour raconter ces rêves qui nous ont tellement frappés. Vous savez, à la table du petit-déjeuner, dans une famille, quelqu’un dit : « J’ai fait un rêve extraordinaire. » et il essaie d’en faire profiter les autres, et au bout de deux phrases, ça s’est dissipé. Il ne sait plus comment dire ; le souvenir de son rêve s’efface. Il y a quelque chose de très positif, qui correspond vraiment à ce que nous désirons, mais nous sommes extrêmement compliqués, c’est-à-dire que le rêve révèle des problèmes que nous pensions avoir plus ou moins résolus. Je prends souvent un exemple qui est un des thèmes fondamentaux de Matières de rêves : c’est, chez moi, le rêve de la conférence catastrophique. Je vous ai dit que j’improvisais mes conférences et j’improvise Roger Michel Allemand, Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 155. 23 Voir Michel Butor, Répertoire V, Paris, Minuit, 1982 : « La littérature et la nuit » (1980), p. 23-32. 22

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mes conférences24 parce que c’est sportif, c’est difficile et ça m’oblige à mobiliser toute mon énergie. Quand j’entre dans une salle de conférence, j’ai bien mes notes, etc., mais j’ai un trac terrible. Chaque fois que j’entrais dans une classe, dans mes cours au lycée aussi bien qu’à l’université, j’avais le trac. Chaque fois. Pourtant, il y avait le public qui était là, l’horloge... Il fallait commencer, donc écarter tout ça et puis plonger, et à partir de ce moment-là, ça commençait à aller, exactement comme un acteur au théâtre. Mais le trac est refoulé, il n’est pas supprimé, et très souvent, la nuit, il se satisfait et j’ai un cauchemar : je fais une conférence qui est catastrophique, le public quitte la salle en me lançant des insultes, etc. C’est bien la réalisation de quelque chose que je craignais, donc la réalisation d’une espèce de désir négatif. Tous les problèmes que nous rencontrons, tout ce que nous avons à refouler se venge, ou se satisfait – mais la vengeance est une satisfaction –, à l’intérieur de nos rêves de la nuit, avec des ramifications, des embranchements d’une complexité extraordinaire. Donc nos rêves sont très souvent des cauchemars mais ils ont aussi quelque chose d’étonamm… extraordinairement25 positif. D’ailleurs, le rêve joue un grand rôle dans l’invention des religions et évidemment, il joue un très grand rôle dans la création artistique. Il y a des exemples célèbres. Un des plus beaux, c’est cette magnifique aquarelle d’Albrecht Dürer, qui dit que c’est le rêve qu’il a fait dans la nuit du tant au tant26. Dans la littérature, nous avons des récits de rêves, qui sont quelquefois des récits datés, mais c’est beaucoup plus rare que Voir Roger-Michel Allemand, « Michel Butor : propos sur l’enseignement, le jeu et l’improvisation », The French Review, vol. 83, No. 3, February 2010, p. 526-537. 25 La transcription a conservé le repentir, car il souligne l’emploi insistant de l’adjectif extraordinaire et de son dérivé adverbial, qui font signe vers le rêve baudelairien d’Histoire extraordinaire de Butor (Gallimard, 1961). De même, on aura relevé la récurrence des adverbes évidemment et absolument dans les réponses de l’écrivain. 26 Butor fait référence à l’aquarelle Traumgesicht et à cette note de Dürer : « La nuit du mercredi au jeudi après la Pentecôte [7-8 juin 1525], je vis en rêve ce que représente ce croquis : une multitude de trombes d’eau tombant du ciel. La première frappa la terre à une distance de quatre lieues : la secousse et le bruit furent terrifiants, et toute la région fut inondée. J’en fus si éprouvé que je m’éveillai. Puis, les autres trombes d’eau, effroyables par leur violence et leur nombre, frappèrent la terre, les unes plus loin, d’autres plus près. Et elles tombaient de si haut qu’elles semblaient toutes descendre avec lenteur. Mais, quand la première trombe fut tout près de terre, sa chute devint si rapide et accompagnée d’un tel bruit et d’un tel ouragan que je m’éveillai, tremblant de tous mes membres, et mis très longtemps à me remettre. De sorte qu’une fois levé, j’ai peint ce qu’on voit ci-dessus. Dieu tourne pour le mieux toutes choses. » Cette aquarelle est tenue pour la première peinture “autobiographique”. 24

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ce qu’on pourrait croire, parce que le rêve se refuse en quelque sorte au langage. Tous les refoulements qui ont amené à la constitution du rêve nocturne vont se réveiller et c’est ce qui explique la difficulté de raconter le rêve. On commence à raconter et puis quelque chose en nous dit : « Non, c’est ridicule… ça ne vaut plus la peine… je croyais que c’était formidable mais ils ne vont pas comprendre. » Vous voyez, toutes sortes de défenses qui se réveillent à ce moment-là. Alors le rêve nous donne à la fois le Paradis et l’Enfer, et ce qui est important, c’est de réussir à les marier, de faire le mariage du rêve et de l’Enfer. Donc il faut transformer le malheur du rêve en bonheur d’autrui. R.-M. A. Je vous remercie et je vais maintenant céder la parole au public, afin qu’il puisse à son tour vous poser des questions. Anonyme 1. Je voudrais savoir : avez-vous eu la tentation de la philosophie, comme vous avez eu la tentation de la prose ou de la poésie ? M. B. J’ai eu la tentation de la philosophie, bien sûr, parce que j’ai fait mes études comme philosophe. J’ai essayé d’abord de faire des Lettres et puis ensuite on m’a dit : « Vous êtes beaucoup plus doué pour la philosophie. » Alors je me suis mis à faire des études de philosophie, à la Sorbonne, et j’ai passé ma licence de philosophie comme ça, magnifique, tout de suite. Et puis après ça, j’ai fait une maîtrise – on appelait ça à l’époque un diplôme –, j’ai fait une maîtrise avec Gaston Bachelard, à qui je garde une profonde reconnaissance, et ça aussi, ç’a très bien marché27. Et puis après ça, il y a eu un arrêt, je n’ai jamais pu passer l’agrégation et personne n’a jamais compris pourquoi, moi non plus bien sûr28. Là, il y a eu un mur contre lequel je me suis… Alors, là aussi, vous voyez, je me suis dit : « Qui a tort ? Est-ce que c’est les correcteurs ou est-ce que c’est moi ? » J’avais la possibilité d’une sorte de suicide philosophique et c’est ce que j’ai fait, pratiquement. J’ai eu la solution, donc, de la littérature. Quand je suis parti pour l’Égypte, j’avais emporté avec moi un projet de thèse de philosophie, qui était très prétentieux, naturellement. C’était : Les Aspects de l’ambiguïté en littérature et l’idée de signification. C’était en 1950, donc bien avant que beaucoup parlent de tout ça, mais je n’en ai jamais écrit une ligne. La vie dans une petite ville de la vallée du Nil m’a appris une… a été des travaux pratiques de philosophie tout à fait différents. 27 28

Voir Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 62-63. Voir ibid., p. 73-74.

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Donc je n’ai jamais plus écrit de texte proprement philosophique. Ceci dit, je rêve toujours que les philosophes lisent mes livres, parce que dans mes textes, il y a des choses qui sont spécialement à leur intention. Anonyme 2. Il me semble que ni dans le film ni ce soir – le livre, je ne l’ai pas encore lu assez à fond pour le savoir – vous n’avez parlé de la musique. Or je crois qu’elle occupe une place extrêmement importante dans votre vie et que vous êtes un très fin connaisseur. M. B. La musique tient une place importante dans ma vie, certainement. J’ai travaillé le violon entre sept et dix-sept ans, pendant dix ans, sans obtenir de résultats satisfaisants, alors le violoniste a fini par se suicider. Il a laissé la place à un amateur de musique. Donc la musique joue un grand rôle, j’en ai parlé un peu ce soir [sic] en disant que dans ce que j’écris, il y avait une nostalgie de la musique. J’ai pris des modèles de structure très souvent chez des musiciens. Ils m’ont beaucoup appris à cet égard29. J’ai beaucoup travaillé avec des musiciens et j’ai écrit des textes sur la musique. Le plus important que j’ai écrit sur un musicien classique, c’est mon Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, qui est un texte conçu pour être réalisé sur la scène d’un concert, avec un récitant et un pianiste. J’ai réalisé cette performance dans différents pays du monde, une quinzaine ou même peut-être une vingtaine de fois. Et j’ai beaucoup travaillé avec un musicien qui est mort maintenant, et qui était un grand ami, c’est le musicien belge Henri Pousseur. Alors nous avons fait de nombreuses œuvres en commun, à partir d’un œuvre tout à fait folle, Votre Faust, qui est un opéra mobile30. Anonyme 3. Bonsoir... Je suis là… Ici... Vous disiez dans le film vous référer à vos livres, à vos encyclopédies, à vos dictionnaires. J’aimerais savoir ce que vous pensez aujourd’hui de la révolution technologique, de la prolifération de textes et de langues qu’elle entraîne, et quelle est, à votre avis, la place de l’écrivain dans cette société, dans ce monde et dans cette révolution.

Voir ibid., p. 106, et cf. Allemand, « L’écriture et le silence », Universo Butor, op. cit., p. 45-59. 30 Michel Butor et Henri Pousseur, Votre Faust, fantaisie variable genre opéra, La Nouvelle Revue française, n° 109, 110 et 111, janv., fév., mars 1962. 29

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M. B. Je pense que ce que j’ai dit ce soir, c’est toutes sortes de façons de dire que ce marginal qu’est l’écrivain est central à l’intérieur de l’évolution de la société. Le seul fait de dire que le marginal devient central fait une sorte de renversement des valeurs de la société. Pas forcément des valeurs proclamées – Liberté, Égalité, Fraternité – mais des valeurs effectivement transmises en ce moment, ces valeurs qui seraient compétitivité, avidité, vous voyez, etc. En ce qui concerne la révolution technologique, les ordinateurs, moi, je n’en utilise qu’une infime partie dans mon travail, puisque je ne suis même pas capable d’envoyer un mail, selon la jolie expression américaine31, à mes petits-fils, mais j’espère en devenir capable. Dans quelques années, j’arriverai à utiliser l’ordinateur pour mon courrier. Je suis tout à fait persuadé que les ordinateurs sont faits avant tout pour les écrivains. On s’imagine que les ordinateurs sont faits pour les banquiers. Non : ce sont les banquiers qui ont payé pour le développement de l’ordinateur, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils ont fait entrer le loup dans la bergerie et que ce sont les écrivains qui sauront véritablement se servir des ordinateurs et que la façon dont ils s’en serviront sera la fin du règne d’un certain type de banque dont nous voyons aujourd’hui la tyrannie. La tyrannie qui a été secouée il y a un an ou deux32, et qui ne fait que s’alourdir encore, jusqu’à la prochaine fois naturellement. Alors on croit que les ordinateurs sont faits pour l’administration, etc. et on s’est imaginé qu’avec eux, le nombre de papiers administratifs allait diminuer. L’expérience montre que cela est complètement faux, que jamais la paperasserie administrative n’a été aussi grande que depuis qu’il y a des ordinateurs. Ceci montre bien que les ordinateurs ne sont pas faits pour ça. Ils sont faits pour tout à fait autre chose. Ils peuvent servir aussi à des administrateurs, et si possible à des administrateurs intelligents, qui s’en serviront d’une façon intelligente. Aujourd’hui, il est évident qu’on ne s’en sert pas d’une façon intelligente, mais bientôt, grâce aux modèles que les écrivains réussiront, dans les siècles prochains, à nous apporter, nous aurons une révolution profonde. Le monde de l’informatique est un monde qui est entièrement dédié à la découverte, à la recherche scientifique et littéraire, et tout le reste n’est que de la fumée. Une fois qu’on saura se servir des ordinateurs pour comprendre comment fonctionne l’économie, au lieu de continuer à faire fonctionner l’économie d’une certaine façon qu’on sait évidemment condamnée, à partir de ce moment-là, les choses iront Les Américains disent email, auquel les Canadiens francophones ont répondu par l’invention du beau courriel. 32 Allusion à la crise des subprimes de 2007–2008. 31

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beaucoup mieux. Donc il faut répandre cette idée partout dans l’enseignement que l’ordinateur est fait pour la littérature. R.-M. A. Juste un détail, c’est une parole de prophète peut-être, puisque je me souviens d’un texte de vous de 1971 où vous disiez qu’il faudrait inventer une bibliothèque… M. B. Qui parle ? R.-M. A. C’est moi… où vous disiez qu’il faudrait inventer un support virtuel qui permette de contenir toutes les bibliothèques du monde33. Et ce support virtuel, maintenant il existe, et c’est un texte de vous qui date de 1971 et personne ne l’avait vu venir, donc l’espoir est permis. M. B. Oui ! Dans ce texte, j’ai parlé d’une bibliothèque virtuelle, mais je m’imaginais encore à ce moment-là qu’il faudrait un certain support, donc j’imaginais qu’on mettrait ça dans un satellite, mais pas besoin : c’est là, déjà, en train de se développer et on développe peu à peu les instruments les plus commodes pour lire cette bibliothèque. Je signale que dans les plus grandes bibliothèques du monde, depuis longtemps, lorsque l’on communique un livre rare, on ne communique pas l’exemplaire lui-même mais on vous communique l’information sur un écran. Par conséquent, la lecture de textes sur des écrans, c’est ce qui se passe dans toutes les grandes bibliothèques du monde. Donc ça, ce n’est pas une nouveauté ; il suffit d’utiliser les bibliothèques pour savoir que, en fait, c’est comme ça que ça se passe. Alors il y a maintenant des bibliothèques virtuelles qui viennent peu à peu à notre disposition. Les gens qui réalisent ces bibliothèques les réalisent bien sûr pour des raisons mercantiles. Ils espèrent retirer beaucoup d’argent “là-dedans”, grâce à cela, et cet argent, ils le mettront dans des grandes banques, et ces grandes banques s’écrouleront, et puis les gouvernements qui n’auront pas encore compris sauveront les banques, avec de l’argent emprunté aux banques, et c’est ce qu’on appelle la dette, qui va s’augmenter de plus en plus, parce que les gouvernements ont des dettes par rapport aux banques, les banques s’écroulent, les gouvernements font des dettes plus grandes encore, en demandant de l’argent aux banques qui se sont déjà écroulées, et ainsi de suite. Il y a quelque chose ainsi qui s’écroule 33

Michel Butor, « Propos sur le livre, aujourd’hui », Les Cahiers du chemin, n° 12, 15 avril 1971, p. 44-60.

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indéfiniment. Ceci dit, nous avons à notre disposition toutes sortes de textes maintenant et le détail des lecteurs, ça, c’est quelque chose qui est en train de s’arranger. Bientôt, en effet, dans le métro, on pourra lire sur des petits écrans portables et ça sera tout à fait bien. On pourra même annoter en marge avec un petit clavier. J’attends cela avec impatience. Si les gens qui ont fait cela ont des motivations impures, cela n’empêche pas que c’est la littérature qui gagnera et, finalement, ce seront les pauvres gens qui pourront lire les livres les plus intéressants. L’argent est évidemment quelque chose de maudit et les gens qui vont gagner énormément d’argent avec ça, vont avoir un poids sur la conscience terrible. Ils seront obligés peu à peu de raconter le malheur de leur fortune et finiront – et ça sera la seule solution pour eux – ils finiront par écrire des livres. Paris, novembre 2009. *

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Œuvres citées Mobile, Paris, Gallimard, 1962. Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963. Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, Paris, Gallimard, 1971. Matière de rêves, Paris, Gallimard, 1975. Répertoire V, Paris, Minuit, 1982.

II

De l’écriture et de soi

Entre l’aigle pêcheur et le cobra royal Patrick GRAINVILLE Roger-Michel Allemand. En quoi le lieu de votre enfance a-t-il été matriciel pour votre œuvre ? Patrick Grainville. Il est vrai qu’on a des origines et qu’on se définit par rapport à des lieux, à la matière des lieux, à des éléments. C’est quelque chose qui compte chez moi, mais cela dit, pour m’en affranchir. J’ai un lien très conflictuel au pays natal, dont je dépends probablement du point de vue affectif, et dans mes romans, je n’ai eu de cesse de m’en libérer, d’attaquer la Normandie, de la transfigurer, de la transformer, de la métamorphoser. Comme je vous le disais la dernière fois, l’estuaire de la Seine, où je suis né, a joué un rôle essentiel : c’est un lieu qui s’en va, qui s’effondre ; les falaises partent à l’eau, se délitent ; c’est la grande dégringolade de toutes les prairies, qui basculent à la mer. Tout cela a joué sans aucun doute : ce mélange de luxuriance, de fécondité et de dissolution, de destruction dans un vau-l’eau généralisé, où l’estuaire est à la fois une matrice et une tombe, avec en plus tous les moments épiques de son Histoire et le retour vers les origines qu’il symbolise1. R.-M. A. D’où Le Dernier Viking, je suppose ? P. G. Oui, mais je ne suis pas tellement un romancier de l’origine, en tout cas pas un nostalgique du tout. On m’a collé cette étiquette parce que cela faisait joli. Quand je vois un lieu qui pourrait être mythique, qui pourrait être insufflé par des projections, par des fantasmes, par des archétypes, je le vois dans le présent. Ce n’est pas un retour au commencement du monde et de l’être. 1

Sur la dimension eschatologique de l’œuvre de Grainville, voir notamment Le Jour de la fin du monde, une femme me cache.

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R.-M. A. Concernant l’idée de morcellement et de décomposition, en quoi y a-t-il recomposition dans votre œuvre ? P. G. On n’est pas obligé de reconstruire : il y a une très belle littérature du morcellement et du chaos. Cependant, à propos des lieux et des mythes, j’ai été fasciné par l’histoire d’Isis et d’Osiris : pour moi, Isis, c’est un peu l’écriture qui va recoudre les morceaux, le corps mutilé d’Osiris2. R.-M. A. Dont, évidemment, il manque une seule pièce… P. G. Oui : le phallus d’Osiris, que sa sœur met dans le pilier, dans la colonne3. R.-M. A. Or, étymologiquement, la colonne, c’est le style. Dans Le Paradis des orages, qui est pourtant, en apparence, à des lieues de la mythologie égyptienne, le phallus d’Osiris est partout. P. G. Oui, surtout à la fin, avec les marais du Nil et des origines. De toute façon, je préfère le Nil à la Seine. D’ailleurs, dans le livre que j’écris actuellement4, il y a tout un passage consacré à Notre-Dame de Paris, dont j’ai découvert récemment que c’était la barque d’Isis5. Vous voyez, 2

3

4 5

Dans L’Atelier du peintre déjà, l’apprentissage de l’art permet aux jeunes délinquants de « rassemble[r] leur moi mutilé ». Concernant Isis, on reconnaît dans la représentation que l’écrivain en donne ici l’archétype de la femme de la sublimation, anima de troisième niveau dont Jung tient justement Isis, mais aussi la Vierge et Kâlî, pour exemples privilégiés (voir Patrick Grainville et Christian Durand, « Les signes de la chair », @nalyses, vol. 3, n° 1, hiver 2008, p. 12-46). Inexact, sauf à considérer qu’Isis est elle-même le pilier djet. Dans le Traité 23 de Plutarque (Œuvres morales, t. V, 2e partie : Isis et Osiris, traduit du grec ancien par Christian Froidefond, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2003), Typhon (Seth) enferme Osiris dans un coffre, qu’il jette dans le Nil. Sur ce cercueil flottant pousse un arbre, dont le roi de Byblos fera tailler le tronc en forme de pilier, avant de le donner à Isis, avec le coffre renfermant la dépouille de son frère. Isis se fait féconder par le corps mort de son frère. Ce n’est qu’ensuite que Seth dépèce le cadavre de son aîné, en quatorze morceaux, qu’il disperse à travers l’Égypte. Isis les retrouvera tous, à l’exception du membre viril, qui, tombé dans le Nil, a été avalé par l’oxyrhinque, si bien que la fécondité du dieu est symboliquement passée dans le fleuve. Il s’agit de Les Anges et les faucons, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1994. Voir Jean Phaure, Introduction à la géographie sacrée de Paris. Barque d’Isis, Paris, Borrego, « Les Hauts Lieux de la Tradition », 1993, et Josane Charpentier, La France des lieux et des demeures alchimiques, Paris, Retz, 1980.

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le mythe m’intéresse dans le présent, au carrefour de mes fantasmes, de mon histoire personnelle, de mon roman familial. Puis je le remanie, je le reprends, hors d’un champ culturel archétypal qui serait éternel et atemporel. R.-M. A. Comment vous servez-vous des archétypes ? Sont-ils des générateurs de texte ? P. G. Non, cela vient comme ça. Je ne pars jamais de l’archétype. En fait, nous sommes tous porteurs d’images mythiques, mais pour ma part, mon but n’est pas de les illustrer mais de les faire travailler dans le présent, qui peut ainsi faire jonction entre le passé et le futur. Chez moi, le mythe travaille dans l’actualité du langage, s’ouvre à de nouvelles significations et devient par là même quelque chose de complètement polysémique, polymorphique, régénérable. Je choisi des mythes qui puissent cristalliser ma libido6, mes fixations, mes obsessions, mon affectivité. Or Isis et Osiris me fascinent, dans le détail même de leur relation : la peur, le voyage, le couple. Évidemment, dans Le Paradis des orages, cela passe par une espèce d’épopée de femmes, de fesses et de croupes majestueuses7. R.-M. A. J’ai presque envie de dire : à la Bellmer. P. G. Bellmer, c’est très morcelé, très tirebouchonné. Il prend des éléments du corps qu’il retourne, qu’il défigure, qu’il réemboîte dans une espèce de mécano, comme de petits objets gigognes. Il y a quelque chose d’assez angoissant chez lui ; ce sont vraiment des corps morcelés, mais d’une façon très restrictive, très découpée, très meurtrière. Chez moi, le cul est plus cosmique. C’est le sein originel, c’est la totalité, qui peut certes parfois glisser sur le fil du rasoir. Ainsi, la fureur et la frénésie paroxystique qui animent Le Paradis des orages, sont souvent au bord de basculer dans la dissolution, puisque dans l’analité. Bellmer, c’est quand 6

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On notera que Grainville n’emploie ni « fantasmes », ni « désirs ». Il est probable que le terme « libido » se soit spontanément imposé à lui pour sa polysémie, puisque, dès l’Antiquité, le mot désignait aussi bien les appétits que la fantaisie ou l’excès, entre autres. Notons aussi que, dans le vocabulaire jungien, le mot renvoie à l’énergie vitale (voir Car Gustav Jung, L’Énergétique psychique, traduit de l’allemand par Yves Le Lay, Paris, Le Livre de Poche, « Références » 1993, chap. 1). On retrouve cela dans La Main blessée, qui réunit le stéréotype de la belle pouliche et la fascination pour l’Égypte à travers le personnage de Nur.

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même plus sadique que ludique. Je préfère des peintres un peu baroques comme Ernst Fuchs, ou encore Masson, pour son flux et son côté océanique, son trait plus délié8. R.-M. A. Justement, parlez-moi de la mer. P. G. La Manche a été importante. Pourtant, je suis plus tellurique que marin. Mais cette mer normande, grise, abîmée, avalant les falaises, morcelant les blockhaus, hâlant les noyés, cette mer qui macère dans la mâchoire du cap de la Hève… Son mouvement m’a influencé, son déferlement, son ressac, le rythme de ses vagues, la ligne de leurs crêtes, la cavalerie des vagues et leur mitraille, comme une artillerie très douce. R.-M. A. Dont l’écho retentit dans vos phrases. P. G. Exact, en particulier dans mes phrases syncopées. Depuis quelques années, elles sont plus courtes, nominales, et éclatent comme des déferlantes, dans un ressassement infini, comme une espèce de réserve qui roule sur elle-même, qui se plie, se déplie et se replie sans cesse. Sans compter le côté chiennerie de la Manche, son aspect loqueteux, gris, triste, dépenaillé, haillonneux même. Pour me guérir de cela, je préfère l’océan ou encore la Méditerranée : son bleu dionysiaque et bachique, où l’on ne sent pas la mort. R.-M. A. Si c’est dionysiaque, on doit sentir la mort, conjointe à la vie, comme deux manifestations exemplaires d’une même réalité. C’est le christianisme qui a introduit la dichotomie, et donc l’angoisse. Dionysos, lui, est plutôt de l’ordre du logos héraclitéen ou encore de l’Être défini par Heidegger9. P. G. Ah oui ! Évidemment. Dionysos aussi, c’est un morcelé. Cela étant, la Méditerranée, pour moi, c’est le Midi. Le Midi éternel de la Méditerranée… Contrairement aux gens d’ici, pour qui l’heure de midi est un instant terrible vers lequel on tend et qui, une fois dépassé, n’existe plus – métaphore du temps qui coule et de la fragilité humaine –, ce moment 8 9

Voir Le Lien, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1998. Voir Martin Heidegger, Être et temps (1927), traduit de l’allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 1986.

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est pour moi une sorte de plaque, étale, minérale, bleue, massive. Car dans le Sud, qu’on soit en Provence, en Afrique, en Asie ou au Brésil, de 10 h à 16 h, la lumière est la même : comme un grand bloc de granit, une fixité du temps. Ici, à la même heure, on est dans une espèce de nuée. En Méditerranée, midi, c’est le grand moment statique, tandis qu’en Normandie, c’est la fécondité liée à la mort, la terre qui fourmille. Ce n’est pas un hasard si l’on m’a parfois reproché un langage un peu visqueux. Je reconnais dans mes mots les marées d’ici, l’écume, les algues, l’argile, les matières ; alors même que je préfère le granit, le désert, la pierre, le roc, et certains types d’arbres qui se développent dans la sécheresse. Il n’y a pas plus beau qu’un cyprès qui ramasse sur lui toute la noirceur10. R.-M. A. Ce n’est pas un hasard non plus si Amon-Rê traverse chaque nuit le corps de Nout11, parcourt le labyrinthe de ses intestins d’une extrémité à l’autre et féconde ainsi l’univers, dans une régénérescence perpétuellement recommencée. P. G. Oui, mais je préfère quand le mythe en reste à un stade inconscient. Rentrer dans sa genèse le neutralise, car à le connaître trop précisément, on risque de ne plus être touché, de ne plus le vivre. Il se fossilise. R.-M. A. Vous avez lu le Livre des morts12 ? P. G. Des morceaux seulement. J’ai très peur d’être prisonnier du mythe, de le citer. Le mythe, il faut l’oublier pour qu’il vive et que je puisse m’y immerger, comme dans un sédiment enfoui et primaire, un substrat ontologique qui n’est pas encore complètement élucidé, à la lisière du

Rappelons que dans l’Antiquité gréco-romaine, le cyprès était lié aux cultes funéraires, mais constituait également un symbole d’immortalité, par sa longévité, sa résine incorruptible et son feuillage persistant. 11 Nout, la déesse du ciel, est la mère des enfants nés successivement chacun des cinq jours épagomènes (Osiris, Horus l’Ancien, Seth, Isis et Nephtys). Leur père est Geb, le dieu de la terre. 12 Ce titre est la vulgate retenue depuis l’édition de la collection « Rituel funéraire » de Jean-François Champollion par Karl Richard Lepsius (Todtenbuch, 1848). Un titre plus adapté serait « Livre de la sortie au jour » (Guy Rachet, Le Livre des morts des anciens Égyptiens. Texte et vignettes du papyrus d’Ani, Monaco, Éditions du Rocher, « Champollion », 1996, p. 44). Vu la teneur de l’entretien, on peut aussi penser à un autre texte, similaire, de l’Égypte antique : le Livre des portes. 10

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concept, de l’image et de la fable. En fait, j’aime bien me construire mes propres mythologies, mes mini-mythes pour ainsi dire13. R.-M. A. De ce point de vue, votre œuvre s’inscrit dans un phénomène assez récent, du moins sous sa forme explicite, de la littérature contemporaine, où le texte s’élabore autour d’un moi plus ou moins fabulé, qui réunit fiction et autobiographie14. P. G. Dès mes trois premiers romans – La Toison, La Lisière et L’Abîme –, on a parlé d’« autobiographie mythique15 ». J’y avais raconté toute ma vie, mais complètement imaginée, fabulée. Je m’étais en quelque sorte débarrassé de ma vie avant de la vivre, comme un exorcisme. Puis je l’ai vécue et, alors, j’ai écrit des livres vraiment autobiographiques. Auparavant, je pensais avoir vécu et charrié des choses ; mais on ne charrie que son savoir. Il faut dire qu’ayant été marqué par le Nouveau Roman, j’avais un refus profond du genre autobiographique, qui n’a véritablement émergé dans mon œuvre qu’avec Le Paradis des orages et L’Orgie, la neige. Il m’aura fallu longtemps pour m’apercevoir qu’on pouvait aimer le mythe, le baroque et le foisonnement exubérant du langage tout en étant autobiographique, car chez un écrivain, la vie est récrite, revécue, réinterprétée. Rien n’est jamais vécu, tout est fiction16. Certains romanciers ont intériorisé plus fortement que moi les tabous du Nouveau Roman ; moi, j’ai eu l’interdit diffus. En fait, je crois que ce qui fonde le Nouveau Roman, c’est une espèce de puritanisme envers le moi, qui n’a jamais été véritablement analysé ; un interdit du Sens, du Référent et du Sujet dont Robbe-Grillet s’est d’ailleurs rapidement distancié. On retrouve ce rejet de l’intime, ce refus du corps à corps avec soi dans le structuralisme. C’est la lignée de Barthes : l’angoisse du Sens dans ce qu’il peut avoir de dialectique. Car dans la dialectique, il y a une conjugaison quasi hétérosexuelle des contraires. R.-M. A. Pour le coup, c’est très dionysiaque. Sur les quatre acceptions courantes du mot « mythe », voir Antoine Faivre, Les Contes de Grimm. Mythe et initiation, Paris, Lettres modernes Minard, « Circé », 1978. 14 Voir Roger-Michel Allemand, « Autofiction », Dictionnaire mondial des littératures, Paris, Larousse, 2002, p. 60-61. 15 L’expression est attestée dans le Dictionnaire des littératures française et étrangères (Paris, Larousse, 1985) et reprise dans le Dictionnaire mondial des littératures (op. cit.). 16 C’est le sens de l’allusion à Œdipe dans La Diane rousse : « Maintenant, du fond de la nuit, je vois tout avec précision. Cela me fut interdit au temps de la lumière. Alors je vivais, j’étais aveugle. » (incipit). 13

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P. G. Oui. D’ailleurs, concernant les thèmes antiques, on le voit très nettement à l’œuvre chez Claude Simon : Saturne, Chronos, Orion17, etc. Je me sens plus en intimité avec Simon et avec Sarraute qu’avec les autres Nouveaux Romanciers, pour des raisons très simples de grouillement. Chez Simon, j’aime en particulier La Route des Flandres, Histoire… R.-M. A. La bataille de « la phrase18 » ? P. G. Oui, La Bataille de Pharsale. J’aime dans ses textes le travail de la terre, du martèlement, de la guerre, du sexe et toute leur dimension cosmogonique. Chez Sarraute, je suis touché par tout ce qui a trait à l’inconscient, quoiqu’elle s’en défende, puisque, pour elle, l’inconscient freudien n’existe pas19 ; rejet qui a protégé son individualité. Ce qui ne m’empêche pas de m’intéresser aux phénomènes de grouillement, de tâtonnement, qu’il y a chez elle, en même temps qu’une véritable pulvérisation et une épaisseur du langage. Un côté soupe primitive. R.-M. A. Les sirops protoplasmiques20 dont parlait Sartre ? P. G. Pourquoi pas ? Même si c’est un peu écœurant. Chez RobbeGrillet, j’avais été enthousiasmé par Dans le labyrinthe21, son texte à mon avis le plus poussé, comme un objet littéraire absolu. Après vient Souvenirs du triangle d’or22.

Allusion à Claude Simon, Orion aveugle, Genève, Skira, « Les Sentiers de la création », 1970. Rappelons que La Diane rousse est un ensemble de variations sur le mythe d’Orion et que son narrateur aveugle, dont Judith et Christophe accompagnent l’errance, réunit les figures d’Holopherne, du Christ et d’Œdipe. 18 Allusion à Jean Ricardou, « La Bataille de la Phrase », Critique, n° 274, mars 1970, p. 226-256. 19 La formulation mérite d’être nuancée. Nathalie Sarraute reconnaît l’importance de Freud ; elle l’associe même à Joyce et à Proust pour leurs apports respectifs au roman contemporain quant à la connaissance du psychisme (voir Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996 : L’Ère du soupçon [1953], p. 1581). En revanche, elle est hostile aux normalisations de la psychanalyse, aux grilles d’interprétation et aux prétentions des « spécialistes » (voir ibid. : Portrait d’un inconnu, p. 76-78). 20 Allusion à la préface signée par Jean-Paul Sartre en 1947 pour Portrait d’un inconnu (Sarraute, Œuvres complètes, op. cit., p. 38). 21 Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Minuit, 1959. 22 Alain Robbe-Grillet, Souvenirs du triangle d’or, Paris, Minuit, 1978. 17

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R.-M. A. À cause des rapports titrologiques et fantasmatiques avec La Toison et La Diane rousse ? P. G. Je ne pense pas. La Diane rousse a pour moi aujourd’hui un côté trop joyau, fignolé, maniéré, fétichiste, plein d’esquives. En revanche, sa beauté, c’est Hélianthe – le soleil évidemment23 –, cette femme enterrée dans un écrin, un mausolée, une espèce de grand cercueil de verre qui permet de métaphoriser à l’infini l’objet de la perte24. Cet objet a-t-il d’ailleurs jamais été possédé ? C’est le grand A lacanien25, qui n’est retrouvé que par les plis et replis de l’art, qui voilent et dévoilent en même temps, continuellement. R.-M. A. Comme autant d’avatars, au sens propre du mot. P. G. Exactement. En essayant de récupérer l’objet perdu, l’homme fait le tour du monde, de ses cycles et de ses métamorphoses. Le tour de la création. Mais cela, je l’ai fait spontanément, et je rationalise a posteriori. Finalement, on bâtit toujours autour du manque. Après, il y a plusieurs solutions élégantes qui permettent plus ou moins de louvoyer. RobbeGrillet l’a très vite reconnu26. R.-M. A. Duras aussi, quoiqu’elle restât en marge de toute dynamique de groupe. P. G. Elle est tellement instinctive. Comment a-t-on pu en faire quelqu’un d’intellectuel ? Elle a une forte cérébralité, schizophrénique et hystérique, et un génie instinctif pour l’exprimer au plus juste, par une La fleur de soleil, qui s’épanouit dans la rencontre de plusieurs mythes et univers de croyance : « Cette nuit je suis Lazare ressuscité du sépulcre. Emmenez-moi, grands cygnes noirs. Là-bas, au pays d’Hélianthe et du Sphinx. » (La Diane rousse, op. cit., p. 32). 24 Le mot « perte » est un des mots clés de l’entretien entre Grainville et Durand (art. cit.) : l’écrivain l’y prononce pas moins de seize fois et utilise « perdu » à six reprises. 25 Référence à la distinction lacanienne entre l’autre, que connaissent toutes les psychologies, et l’Autre, spécifique à la psychanalyse, qui est lieu de déploiement de la parole, dans lequel se constitue le sujet, et lieu d’origine du signifiant, lequel détermine l’imaginaire (voir Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, « Le Champ freudien », 1966). 26 Robbe-Grillet n’a remis en cause le structuralisme ricardolien que dans la seconde moitié des années 1970, après l’avoir longtemps favorisé (voir « Fragment autobiographique imaginaire », Minuit, n° 31, novembre 1978, p. 3). 23

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phrase déstabilisée et détraquée27. Pour Marguerite Duras, la Normandie est magnifique28 parce qu’elle a trouvé le moyen d’y découvrir une région totalement adéquate à son univers mental. En particulier aux alentours de Honfleur, elle est parvenue à se découper une sorte de non-lieu, un espace de mares, de chantiers, de lisières, de choses défaites, de citernes, un espace qui baigne dans l’odeur du pétrole. R.-M. A. C’est le Mékong des origines qui reflue et charrie les vestiges de la mémoire29. P. G. Tout à fait, et ce qui nous rapproche, au fond, c’est une affectivité passionnelle et lyrique. Elle a un phrasé, une musique, une émotion pas du tout apprêtés, ni affectés, parce que, fondamentalement, c’est une nostalgique. Curieusement, son œuvre m’a longtemps échappé… Pourtant, une chose nous réunissait : l’imaginaire ; nous étions restés à la porte du symbolique30. R.-M. A. Vous êtes en train d’y arriver, au symbolique. P. G. Oui, mais alors là, je vais mourir, car si j’accède au symbolique, je ne peux plus être écrivain. R.-M. A. Tiens donc. Je ne voyais pas le symbole comme cela. P. G. J’entends « symbolique » au sens de Lacan : un signe qui est séparation absolue et définitive31. L’écrivain, lui, est quelqu’un qui cherche toujours à motiver ses signes et à se donner l’illusion qu’ils correspondent aux choses. Cratyle est de retour32… D’où, chez moi, le On se souvient de la formule de Lacan : « […] Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. » (« Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein », Cahiers Renaud-Barrault, n° 52, Paris, Gallimard, p. 7-15). 28 Marguerite Duras habitait à l’ancien hôtel des Roches Noires à Trouville. 29 Allusion à Marguerite Duras, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 2014 : L’Amant (1984). 30 Effectivement : « Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée. » (L’Amant, op. cit.). 31 Allusion au schéma de Lacan (Séminaire XXII), où Réel, Imaginaire et Symbolique sont intriqués dans le nœud borroméen qui structure le sujet (voir « Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel », Bulletin de l’Association freudienne, n° 1, 1982). 32 Rappelons que pour Freud, la nomination est le noyau du totémisme (Totem und Tabu, IV, section 2 ; voir Freud, op. cit., t. IX, p. 134). Il est significatif qu’après avoir 27

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travail sur les rythmes, sur les sons, et un langage corporel, charnel, chaleureux. J’adore Sait-John Perse pour cela – et pour bien d’autres raisons, d’ailleurs. R.-M. A. Amers33, amertume, amarrage, à maman ? P. G. Mon écriture est brute : quand je concasse, c’est que je suis moimême concassé. Pas besoin d’aller brouiller les pistes. Étranges ces écrivains qui sont incapables de se mettre à parler directement, à s’écrire directement… R.-M. A. On ne parle jamais directement, on ne fait que parler la langue qui nous parle, à travers toutes sortes de relais qui nous structurent34. P. G. Oui, mais l’élan ? Comment peut-on se refuser l’élan, la spontanéité, l’émotion ? Sauf à tomber dans une poétique par définition contraignante, un chantier perpétuel. R.-M. A. Pourquoi pas ? Les deux ne sont pas forcément incompatibles. Sinon, à quoi bon le rituel ? P. G. J’ai peu de rituels d’écriture, à part les manuscrits un peu tourneboulés, avec des rajouts et une genèse qui apparaisse matériellement. Qu’un brouillon ait l’air d’un brouillon, avec tout ce que cela suppose de chaotique, de travaillé, de mutilé, de refait, de trituré, de mal équarri, de mal dégrossi. Le mot « rituel » a quelque chose d’obsessionnel et de stéréotypé : une sorte de cérémonie, de reproduction du mythe à l’infini. C’est vrai que mon écriture est obsessionnelle – plus qu’obsédée, d’ailleurs. J’aime les phrases qui s’emplument, qui se chargent de mille choses, qui font la roue, qui accrochent un certain nombre de sensations et de réminiscences. R.-M. A. Réflexions de la lumière dans les miroirs du paon. parlé de Barthes, Grainville renvoie au Cratyle (Platon, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1940), puis fasse bientôt référence à Proust (infra) dont l’intérêt pour la question de la nomination est bien connu. 33 Allusion à Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972 : Amers (1970). 34 Allusion au structuralisme philosophique.

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P. G. C’est ça. Sauf que mes derniers textes sont plus incarnés, plus présents, plus vivants, plus intenses, dans la langue, dans la matière même des mots. Pour moi, ce n’est pas le vécu qui compte, mais les désirs et les fantasmes. Dans Le Paradis des orages et L’Orgie, la neige, telle femme, tel enfant, des choses violentes, bachiques, fusionnelles, symbiotiques avaient été perdus. Or le langage va les réanimer, les remettre en selle, et faire exister vraiment dans les mots quelque chose qui avait été vécu dans l’aveuglement. L’univers accède ainsi à la vie, dans des rapports de tons et de rythmes qui imposent leur propre logique. Proust l’a très bien montré. La vie serait alors une espèce de transcendance immanente dans le langage. Je ne rejette pas le vécu, mais, pour moi, c’est la mutation qui est intéressante. Le rapport que j’ai vécu est un rapport totalement de nostalgie et de perte. R.-M. A. Rassurez-moi : la littérature, ce n’est quand même pas la vie ? P. G. Bien sûr, on n’écrit pas une passion en la vivant, on n’écrit pas le coït en le vivant. Les deux activités s’excluent par nature. Mais il y a dans la littérature un espace qui est du domaine de l’Atlantide35. R.-M. A. « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques [§] Que les soleils marins teignaient de mille feux36 »… P. G. Oui. Cela dit, je ne crois tout de même pas avoir un rapport purement nostalgique au monde, justement parce que, lorsqu’on écrit, on écrit le monde toujours pour la première fois. On ne vit bien que ce qu’on écrit ; l’écrivain, je veux dire ; c’est la perversité presque tragique de sa condition, puisque l’écrivain, c’est quelqu’un qui ne vit pas et ne se situe pas dans le présent37. Il a toujours besoin de fixer, de rattraper, de récupérer, de construire sa vie dans le langage.

Voir Roger-Michel Allemand, L’Utopie, Paris, Ellipses, « thèmes & études », 2005, p. 38-43. 36 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975 : Les Fleurs du Mal (1857), « La Vie antérieure ». 37 Proust, dont il est vient d’être question, dit ainsi : « La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. » (« Sur la lecture », dans John Ruskin, Sésame et les lys, Paris, Société du Mercure de France, 1906, p. 35), car le « seul livre » qui vaut la peine d’être lu est notre « livre intérieur de signes inconnus », « le seul que nous ait dicté la réalité » (À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989 : Le Temps retrouvé, p. 458). 35

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R.-M. A. La dimension tragique en moins, vous me faites penser de plus en plus à Mallarmé. P. G. Pour moi, le texte de Mallarmé est ce qu’il y a de plus magnifique, pour son mélange oxymorique d’obscurité et de lumière. R.-M. A. Pour sa translucidité, en somme. P. G. Oui : « Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !38 » ; c’est ouvert et fermé en même temps. Alors que, chez Saint-John Perse, il y a du mouvement, l’immobilité mallarméenne me pétrifie dans son éclat même, comme un objet immaculé, éblouissant, absolu. Le langage y est travaillé jusqu’à la quintessence. R.-M. A. Et la poésie de prendre toute sa valeur alchimique. Jusqu’à « l’aboli bibelot d’inanité sonore39 ». P. G. Parfaitement. Le symbolisme est de l’ordre du sublime ; il ne fait rien voir, il est toujours frangé de néant, blanchi. Mallarmé, c’est l’éclat lumineux donné à l’absence, à « l’absente de tout bouquet40 ». Mais c’est quand même un peu froid, glacial, lilial. Moi, je suis plus fusionnel, plus mobile, comme la marée. R.-M. A. Et quelle est votre plage ? P. G. La mort, le repos, l’infini. R.-M. A. Le bleu du midi ? P. G. La lumière de Ceylan41 plutôt : les lacs, les lotus, l’azur, le chaud, le torride, les bouddhas immobiles. La voilà, la plage. L’éternité lumineuse, Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1998 : « Le Vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » (1885), p. 36. 39 Ibid. : sonnet en -yx (1887), p. 69. 40 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, 2003 : « Avant-dire au Traité du Verbe de René Ghil » (1886), p. 678. 41 Patrick Grainville utilise toujours l’ancien toponyme du Sri Lanka, pourtant renommé ainsi en 1972. Sans doute faut-il y voir la prégnance d’une rêverie ancienne, la charge onirique d’un lieu riche d’Histoire et de mythes : Ceylan est généralement identifiée à l’Île d’or où est emmené Iamboulos (voir Diodore de Sicile, Bibliothèque 38

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magnifique. Et les dâgobas42, ces blocs mammaires, blancs, immenses, écrasants ; comme des soleils de lait. R.-M. A. Au Tibet, la partie supérieure des chortens – l’équivalent des dâgobas – est une sorte de colonne vertébrale et phallique, et leur socle renferme les cendres des grands lamas43. P. G. Juste, mais vous savez, Ceylan, c’est comme si j’avais entrevu les prairies infinies et lumineuses44. Le Ciel. Cela m’a cruellement manqué et, à mon retour, j’ai eu un blocage de l’écriture qui n’a cessé que depuis peu. J’étais ébloui. R.-M. A. Inutile de vous rappeler que c’est à Ceylan qu’on trouve les plus belles opales du monde. P. G. Je n’ai pas voulu les voir, à cause de tout le commerce environnant, qui fait barrage à leur beauté. Une chose me frappe : il y a deux jours, j’ai précisément pensé à l’image de l’opale : la mer, ici, était calme ; le soleil était comme une loupe, comme une lune à travers les nuages, et luisait doucement. La mer était nacrée, opalescente, très sereine, très lente. Les vagues se haussaient au dernier moment dans des lignes très douces, caressantes, et crépitaient d’écume. La respiration des vagues, leur montée très lente, puis leur fracas lorsqu’elles se brisent au ralenti. Alors la neige envahit la plage, brûlante, immaculée, transparente, minérale. Cristalline. C’est un moment de lumière extraordinaire, très doux, très suave, très uni. La mer est alors une espèce de globe laiteux et cosmique. C’est même dangereux, cette lumière-là.

historique. Tome II : Livre II, traduit du grec ancien par Bernard Beck, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2003, p. 55-60), ses premiers habitants sont les Veddas, les voyageurs arabes du Moyen Âge y faisaient souvent escale, elle a été successivement colonisée par les Portugais, les Hollandais et les Anglais. Sur le plan religieux, la tradition musulmane y situait le paradis terrestre et c’est un haut lieu du bouddhisme – c’est même le principal bastion du Petit Véhicule (Théravada). 42 Dâgoba est l’appellation cinghalaise (en pâli) du stûpa indien (en sanskrit). 43 Au-delà de l’onomastique et des formes architecturales particulières qu’elle recouvre (en demi-sphère, en cloche ou en bulbe), stûpas, dâgobas et chortens sont tout à la fois représentations aniconiques du Bouddha, symboles cosmiques et manifestations de l’élan spirituel. 44 Allusion au paradis, bien entendu.

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R.-M. A. L’opale, c’est la pierre de l’hypnose. La neige semble vous fasciner. C’est elle qui vous a fait aimer Dans le labyrinthe ? P. G. Ah, oui ! Ce soldat qui apparaît et disparaît… Je le vois comme un homme noir se découpant sur la surface blanche de la neige. Mais je ressens la neige comme une abondance, une chaleur, un flux, comme quelque chose de profondément vital. Cela remonte à l’hiver 1962, en Normandie. J’allais chasser avec mon père. Le monde était transfiguré. Le bocage, qui est un espace cloisonné, séparé, parcellisé, se retrouvait soudain uni et aplani par la neige. À l’époque d’avant le remembrement45, les haies galopaient partout, s’échelonnaient, chenillaient dans toutes les directions, étaient entrecoupées de garennes. Il y avait tout dans cet univers bariolé, des ronciers en particulier. C’est sublime, un roncier : il pique, et fleurit en même temps. Il y a un rapport de mort et de vie dans les ronces fleuries. Les flocons recouvraient tout cela et j’aimais les grands froids qui venaient du Nord ; ils apportaient une espèce d’ouverture et d’ampleur. Le père était là, la mère nous attendait, nous revenions avec les oiseaux que nous avions tués. Il y avait une espèce d’unité très forte et de présence animale, totémique. C’était alors un pays de providence et de cocagne, une Normandie enchantée où l’on passait de Madame Bovary à Salammbô. Je croyais au monde à ce moment-là, j’y adhérais, j’y participais. Les pluviers dorés montaient de la mer comme des petits paquets d’écriture. C’est une des choses les plus belles qui soient, une volée de pluviers : fine, rapide et solidaire en même temps, aussi déliée que le geste d’une main qui fait une épure46. Je n’ai retrouvé un tel sentiment de métamorphose qu’à l’été 1976, pour des modifications radicalement inverses : le soleil implacable, 50° de température, l’invasion des coccinelles, le ciel rouge. Quand j’allais à la pêche, l’eau était grise, mélancolique, sororale ; les rivières étaient comme des chevelures47. Moi qui étais très solitaire, les rivières me traversaient pendant des journées entières. Puis, brusquement, je sortais une truite, une truite saumonée, une fario : le ventre jaune, les points rouges, l’éclat. Le regroupement des parcelles agricoles et l’arrachage des haies, en France, dans les années 1960-1980. 46 Tout cela fait écho à L’Orgie, la neige : « Je retrouve la violence de mon adolescence. Je vois l’hiver. Je vois l’enfant. Je vois le monde intact et rayonnant de sauvagerie. Mais dès que la fatigue me fait lever la plume, c’est contre moi que je bute… Je suis sorti du grand hiver comme on sort de l’être, du cercle de l’éternité… Blanche est la neige aimée, ma belle amante morte… » 47 Derrière le topos, une résurgence d’Ophélie ? Voir William Shakespeare, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959 : La tragique histoire d’Hamlet (1603), IV, 7. 45

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C’était le soleil qui surgissait du monde. C’était vraiment l’instant de la pure métaphore, chargée de plénitude, de mouvement, d’orgasme et d’extase. On m’a parfois reproché une écriture de la métaphore, proche de la joaillerie ; mais elle est inscrite là-dedans : les pluviers dorés, les truites jaillissantes, les animaux qui sortaient de la forêt, un univers qui se dévoilait et qui était autre. C’est pour moi capital de recréer cela dans les mots et quand le langage me donne cela, il me comble. Je ne suis pas un minimaliste ; je ne le pourrais pas. La phrase est une tentative d’orchestration de la prolifération, un rythme dans le foisonnement. Mais en France, il y a un tel héritage classique, une telle distance au langage, que les gens ne voient pas toujours l’orchestration et n’en perçoivent pas les lois. Ils croient à une simple exagération, à un trop plein mal maîtrisé, alors que le battement rythmique est la règle même de la prolifération. Sans cela, c’est le chaos, le fouillis absolu – qui, néanmoins, est quelque chose qui me fascine. R.-M. A. Je distinguerai deux grands types de labyrinthes : le labyrinthe circulaire et mystique de l’univers monothéiste, et le labyrinthe arborescent et mythique de l’univers polythéiste. Dans notre aire géoculturelle, c’est l’opposition entre la cathédrale de Chartres et le dédale de Cnossos. En Extrême-Orient, c’est l’opposition entre le temple bouddhiste de Borobudur48 et le temple hindouiste de Meenakshi, qui tous deux se structurent dans la verticalité, l’un pour le parcours circulaire et ascensionnel qu’il faut accomplir pour aller de sa base à son sommet, l’autre pour les ramifications démultipliées de ses sculptures de façade. Quel est le vôtre ? P. G. J’ai écrit un roman, Les Forteresses noires, sur les tours de la Défense, avec ses miroirs, ses lumières, les grands cerveaux des ordinateurs, et j’ai imaginé par-dessous un labyrinthe avec un roi des rats. C’est assez proche du mobile monstrueux de Moretti49. Au cœur du monde télématique, très prométhéen mais aussi mallarméen – les miroirs, les glaces, l’épuration –, il y a l’extraordinaire arborescence antithétique d’un monde souterrain50.

Le site de Borobudur est un immense stûpa, démultiplié. Sur les labyrinthes, voir Paolo Santarcangeli, Le Livre des labyrinthes. Histoire d’un mythe et d’un symbole, traduit de l’italien par Monique Lacau, Paris, Gallimard, « Histoire des idées », 1974. 49 Voir le mobile fantastique sculpté par Élodie dans Les Forteresses noires. 50 Dans Lumière du rat, le rongeur de Carine s’appelle Dante… 48

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R.-M. A. Les rats font des malheurs au pays des souris… Et quid du Minotaure ? P. G. Il y en avait un, mais dédoublé entre un personnage spectral, fantomatique, pur, immaculé, frigide, virginal, et un personnage extraverti, énorme, meurtrier. Dans quatre ou cinq de mes romans, il y a ce duel-là : un être turbulent, dionysiaque, plus ou moins satanique et rabelaisien, qui se vautre dans l’univers, toujours face à son fantôme, à son spectre, à son double, à son fils51. Alors le Minotaure, c’est cette espèce d’ogre à deux visages, et je m’y reconnais tout à fait52. Quant aux tours de verre, elles sont tellement nickelées, astrales, surnaturelles, nettoyées… Avec le verre, comme disait Baudrillard, il n’y a pas la mort puisqu’il n’y a pas la durée53. R.-M. A. Pourtant, dans votre œuvre, il y a des cercueils de verre. P. G. Oui, mais le verre conserve intact, comme un talisman. C’est Blanche-Neige ou la Belle au bois dormant. R.-M. A. Sauf que, pour cette dernière, ce sont les ronces qui recouvrent les tours du château, qui la protègent… Vous êtes un peu comme ces ronces : siamois, ambivalent, une sorte de Janus priapique animé d’un double tropisme vers le chthonien et le céleste. P. G. Entre l’aigle pêcheur et le cobra royal. Oui, je suis très gémellaire54. Dans le roman que j’écris en ce moment, il y a un vieillard dont j’imagine Patrick Grainville illustre ici le fonctionnement du clivage du moi dans et par l’écriture. Parce qu’il y a refoulement (Verdrängung), il y a division (Spaltung). Or, selon Freud, l’écrivain moderne se caractérise par le fait qu’il gère le caractère fissible de son moi par la multiplicité de ses personnages, qui sont donc autant de personnifications des courants conflictuels de sa vie psychique (Gesammelte Werke, Frankfurt-am-Main, Fischer, 17 vol., 1976, t. VII : Der Dichter und das Phantasieren, p. 220-221). 52 Dans L’Atlantique et les Amants, c’est sous le grand soleil du Pays Basque que Léna chevauche les vagues et qu’Éric est confronté au Minotaure à travers Orion. Dans La Joie d’Aurélie, la petite-nièce du personnage éponyme se prénomme Ariane. Façons de dire que l’écrivain est un Thésée ? 53 Voir Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, « Tel », 1978. On sait que la pensée du sociologue repose sur le concept de virtualité du monde apparent. 54 Né le 1er juin 1947, Patrick Grainville est du signe des Gémeaux. Dans La Main blessée, le thème de la dualité est incarné par la figure du centaure. Rappelons que c’est Otto Rank qui, en 1914, a été le premier à formaliser le thème du double en littérature, en le rapportant à l’inconscient (voir Don Juan et le double. Études psychanalytiques, traduit 51

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à la fois qu’il est un bâtard d’Egon Schiele et un saint 55. Ah, Egon Schiele ! C’est une espèce de frère pour moi56. Ce n’est pas du tout un écorché vif, contrairement aux idées reçues. En plus, avec sa sœur, c’est Isis et Osiris, enrichi d’une espèce d’androgynie : il se dessinait en homme et sa sœur en garçon comme une étreinte d’éternité gémellaire. L’œuf des Dogons, en somme57. Je trouve cela magnifique. R.-M. A. « La Nature est un temple où de vivants piliers [§] Laissent parfois sortir de confuses paroles ; [§] L’homme y passe à travers des forêts de symboles [§] Qui l’observent avec des regards familiers58. » Deauville, avril 1993. *

de l’allemand par S. Lautman, Paris, Petite Bibliothèque Payot, « Science de l’Homme », 1973). Sur les mythes gémellaires, cf. René Zazzo, Les Jumeaux, le couple et la personne, Paris, Presses universitaires de France, 1960. 55 Dans Les Anges et les faucons, le vieil illuminé se nomme Johann et le guide de NotreDame s’appelle Osiris… 56 Voir L’Ardent Désir. 57 Chez les Dogons, l’œuf est un symbole cosmogonique d’où surgit la dualité, comme c’est le cas dans la mythologie de la plupart des civilisations. Pour se limiter aux occurrences pertinentes par rapport à cet entretien, citons l’œuf de Léda, qui donne le jour aux Dioscures – puisque Grainville a évoqué le cygne mallarméen –, ou encore l’œuf primordial du Shintô, qui se sépare en deux moitiés, dense (terre) et légère (ciel) – puisque Grainville parle des registres chthonien et ouranien (dans La Caverne céleste). 58 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975 : Les Fleurs du Mal (1857), « Correspondances ».

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Œuvres citées La Diane rousse, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1978. Le Dernier Viking, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1980. Les Forteresses noires, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1982. La Caverne céleste, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1984. Le Paradis des orages, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1986. L’Atelier du peintre, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1988. L’Orgie, la neige, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1990. Les Anges et les faucons, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1994. L’Ardent Désir : Egon Schiele, Charenton, Flohic, « Musées Secrets », 1998. Le Lien, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 1998. Le Jour de la fin du monde, une femme me cache, Paris, Le Seuil, « Cadre rouge », 2000. L’Atlantique et les Amants, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 2002. La Joie d’Aurélie, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 2004. La Main blessée, Paris, Le Seuil, « Cadre rouge », 2006. Lumière du rat, Paris, Le Seuil, « Cadre Rouge », 2008.

Un espoir renaissant Paul Louis ROSSI Roger-Michel Allemand. Depuis novembre 2009, vous organisez avec Jacques Santrot et le Musée Dobrée de Nantes une exposition de sa collection de gravures et d’estampes d’Altdorfer, de Cranach, de Dürer et de ses élèves, de Georg Pencz et des frères Beham – Sebald et Barthold. Qu’est-ce qui vous fascine dans cet ensemble ? Paul Louis Rossi. Ce musée, pour des raisons romanesques, possède une fabuleuse collection de gravures. De nombreux Rembrandt, quatrevingt-quatorze Dürer ainsi que des Lucas Cranach, Albrecht Altdorfer, et celui qu’Albrecht Dürer appelle le Prodigieux Lucas de Leyde. La collection est assez secrète, car vous le savez, on ne peut pas exposer en permanence les estampes et les gravures, et il semble miraculeux d’avoir l’occasion d’en montrer pour un temps très court quelques éléments. Il manque à cette collection Urs Graf, le peintre et graveur de Bâle. Très brièvement, il est le plus incroyable artiste de ce temps. Son œuvre est identique à celle de Jacques Callot : Les Malheurs de la guerre. Mais celle de Graf, un siècle auparavant, est encore plus sauvage, extravagante et folle. Vous comprendrez que c’est assez pour me préoccuper. On peut lire dans ces gravures tenues dans l’obscurité tout l’imaginaire, les rêves, les stratégies, les croyances des décennies qui succèdent au Quattrocento italien. R.-M. A. De la gravure à l’écriture, vous publiez parallèlement un texte sur l’histoire du Musée et sur cette collection, dans le numéro de mars 2010 de la revue Place publique. Toutefois, ce n’est pas que cela. Il s’agit d’une vision personnelle, forcément, mais aussi d’une sorte d’autoportrait indirect... P. L. R. Je verrais plutôt un portrait de la Ville. Un sentiment plutôt qu’une forme. Par exemple, un fragment du récit que je n’ai pas retenu.

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Du quai de la Fosse, celui du port et des docks, il existe une série d’impasses et de ruelles, les rues d’Ancin, des Cap- Horniers, Falconet, qui correspondent entre elles par des couloirs et des escaliers, et qui montent jusqu’à la rue de Flandres vers ce Musée Dobrée dont nous parlons. Vous voyez par là, dans cette ville grise, qu’il se produit presque toujours un incident, une découverte, une surprise qui change l’allure et la face des éléments. On pourrait en tirer un portrait de moi. Mais je suis beaucoup plus consciencieux qu’il ne paraît. Nullement aventurier, si l’on excepte l’aventure de l’esprit et celle, si vous le permettez, de la description qui change même la physionomie naturaliste des lieux et des histoires. R.-M. A. Oui, mais je disais cela en pensant notamment au terme de « déambulation » que vous utilisez dans ce texte : la circulation dans les rues de Nantes, précisément, celle dans les couloirs de l’exposition, celle du regard sur les œuvres, ces sortes de coulées enfin, que nous apprennent-elles sur votre regard et sur la façon dont il dynamise et donne du mouvement à l’immobile ? P. L. R. Évidemment, le mot déambulation résume ce que je viens d’énoncer, par sa longueur et le méandre de la prononciation. J’ai vraiment une stratégie de la randonnée, avec quelques principes sérieux. Partir d’un point précis par exemple. Ne jamais revenir sur ses pas. On a le droit seulement de croiser en boucle un segment usité de la dérive. Éviter les parcours trop connus, et périodiquement changer les itinéraires. Enfin, retenir la différence entre revenir dans le récit au point de départ, et l’idée de se rendre d’un point à un autre très différent dans son allure littéraire. R.-M. A. Comment ne pas songer aux déambulations oniriques du Buisson de datura ? Dans Inscapes – ces paysages intérieurs – vous écrivez que les objets « sont le décor et le soutien des méditations romanesques » et évoquez « l’œil spirituel ». Le troisième œil de l’intuition ? P. L. R. Pour moi, cette notion d’Inscape est fondamentale1. Le mot est inventé par Gerard Manley Hopkin2, que je considère comme le plus 1 2

Voir Paysage intérieur, inscape, Nantes, joca seria, 2004. Voir Gerard Manley Hopkins, Carnets : 1862-1866 – Journal : 1866-1875 – Lettres : 1865-1889, traduits de l’anglais et commentés par Hélène Bokanowski et Louis-René Des Forêts, Paris, Union générale d’édition, 1976.

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grand poète contemporain [sic]. C’est presque une provocation3, pour éviter le terme « moderne », qui ne veut plus rien dire. Ce qu’il invente – Hopkins – dans la littérature évidemment, c’est la condensation dans le langage d’un événement, d’une image fugace, voire indescriptible, la forme d’un nuage, une vague particulière de la marée montante, l’éclosion d’un végétal. Cette fixation est mentale. Sa légitimité est inquiète. Ce ne sont pas les mots ni l’agencement qui décident. C’est le rapport intérieur du regardeur et du regardé. Le sentiment intérieur d’avoir atteint le même objectif que l’élément décrit dans le texte. Disons que le langage est pris comme une condensation du réel en mouvement. R.-M. A. Et la spéculation : quels rapports entre l’observation, l’imagination et le miroir ? P. L. R. Je ne vois pas de spéculations dans l’écriture. Je serais intéressé par le spéculaire. Néologisme tardif en ce sens, très séduisant pour moi. La folie spéculaire, c’est-à-dire une sorte de frénésie, d’enchaînements aux limites de la logique. Par exemple, la plante nommée spéculaire, dite miroir de Vénus. Cependant, l’idée du miroir ne me trouble pas. Si vous voulez, je n’ai pas d’imagination, je déroule une sorte de scénario élémentaire et très précis. Le sens – s’il y a du sens – vient de lui-même, se manifeste pour le lecteur. Je dois avouer que je suis gaucher et que j’écris facilement de la droite vers la gauche, et que je puis lire le texte sans utiliser un miroir. Je pense sincèrement que le narcissisme – qui existe fatalement – nuit à la création. Je cherche vraiment à ne pas me regarder. J’aime au fond me lire comme l’expression écrite d’un étranger à moi-même. Mon jugement peut être sévère. R.-M. A. Quelle est la place de l’analogie dans vos compositions ? Je songe en particulier à « La Pensée analogique » dans La Rivière des cassis. P. L. R. Nous pensons avec Agnès Marcetteau, directrice de la Médiathèque de Nantes et du Musée Jules Verne, construire ce que j’appelle un Salon Analogique. C’est encore une Utopie. C’est dire que je suis intéressé par le système des analogies. Autrefois, je me souviens que nous appelions Jean-Pierre Faye, qui dirigeait la revue Change, « Le Grand Analogue ». Mais ma construction analogique est très rigoureuse. Elle n’accepte que des éléments déterminés qui ne nuisent pas au système. Il 3

Gerard Manley Hopkins vivait en effet à l’époque victorienne.

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faudrait regarder du côté des Affinités électives4, mais surtout étudier les monades et les théories du particulier et de l’universel dans la philosophie de Leibniz5. C’est l’idée de l’escalier qui me retient. Je vois cela comme un chemin initiatique qui monte vers une suite imaginaire. Bien entendu, nous sommes aux premières marches. Il faut inclure la magie dans les éléments de base. R.-M. A. Que vous ayez intitulé le texte pour la Folie Dobrée « La Demeure irlandaise » ne me semble pas fortuit : il y a de l’épiphanie chez vous. Joyce, que vous évoquez notamment dans le Buisson, vous a-t-il influencé de ce point de vue ? P. L. R. Voilà bien la singularité de cette ville hanséatique, autrefois l’un des premier port de l’Europe, emplie de fantômes, convoitée par les Vendéens royalistes, éprise des Lumières, emplie de corsaires, de marchands hollandais et flamands, de Portugais et d’Italiens, où le Baron de La Hontan dispute avec un médecin portugais du Consentement universel avant de s’embarquer vers le Canada. Avec cette famille Dobrée, négociants, marins, quelquefois pirates, protestants qui appellent leur construction, vers 1828, Le Manoir des Irlandais. J’aimerais évidemment que Nantes soit pour moi comme la ville de Dublin pour James Joyce6. Mais je partage mon sentiment avec Venise, que je connais depuis mon enfance. Cette notion d’épiphanie, très proche de la notion d’inscape, est très difficile à cerner, car appartenant justement à Joyce, écrivain mythique. Il tire la notion d’épiphanie vers la prose, la banalité, le vulgaire, la dépréciation, et même la mauvaiseté. Je dois être capable de violence littéraire et polémique, mais pas de vraie méchanceté. C’est un défaut. Je viens de revoir le dernier film de John Huston, composé pour les Gens de Dublin : Dubliners : le spectacle entier est pris et réalisé dans le sens sublime d’une épiphanie de cette nuit irlandaise sous la neige d’hiver. R.-M. A. Le temps, la durée, doit jouer un rôle très important dans votre œuvre.

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Johann Wolfgang von Goethe, Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954 : Les Affinités électives. Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie († 1714), Paris, Le Livre de poche, « Classiques de poche », 1991. James Joyce, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1982 : Dublinois.

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P. L. R. Toute œuvre est une sorte de combat mené contre le temps et la durée. Du moins ce qu’on appelle le temps. Je ne suis pas différent des autres écrivains. Ma singularité serait de me situer dans un espace-temps qui ne tient pas compte fatalement des intervalles et des classifications : passé, présent, futur. D’une certaine façon, je ne respecte ni la chronologie ni la concordance des temps. Mais ce qui est au fond de vos questions, je le vois comme une autre chose dont nous parlerons par la suite, qui est le fonctionnement de la mémoire et de l’oubli. R.-M. A. Serait-il faux de dire que vos différentes activités d’écrivain – poète et romancier, critique d’art, de cinéma, de jazz – participent d’une même démarche, disons philosophique ? P. L. R. À la vérité, très jeune, je voulais être journaliste, et j’estimais de mon devoir d’écrire quand on me le demandait. C’est ainsi que j’ai commencé la critique cinématographique dans un petit journal provincial. Plus tard, à Paris, j’écrivais dans Jazz Magazine, mais je me suis aperçu au bout d’un temps que je n’avais plus le désir de rédiger mes chroniques, et que je devenais désagréable. J’ai ainsi compris que la tâche littéraire est incompatible avec l’exténuant travail journalistique. Mais je continue d’écrire des articles. Je viens de publier dans la revue Europe un long texte pour les deux volumes des Écrits mémorables de Louis Massignon 7 . Revenons à la démarche. Il est évident que je voulais, à l’origine, construire une Esthétique. Cependant, il eût fallu un temps considérable d’élaboration, un soutien matériel et une étendue philosophique universelle. Mais j’accumule patiemment des notes et des essais, sur la peinture en particulier, qui finiront sans doute par produire une synthèse philosophique. R.-M. A. Je sais que ma question est probablement démesurée, mais quel est le fil conducteur dans ce labyrinthe ? P. L. R. Je serais tenté de dire : il n’y a pas de fil. Je crois que le système interdit les amalgames impossibles. Ma critique de l’esthétique ne prétend pas tout embrasser, elle est très sélective. Pour prendre un exemple, il y a des peintres célèbres dont je ne parle pas, et pour mes contemporains, avec qui je ne souhaite pas travailler. Ils peuvent être très bons, mais ils ne figurent pas dans ma cosmogonie. Il m’arrive cependant 7

Louis Massignon, Écrits mémorables, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2009.

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de changer d’avis. Si vous voulez, je ne suis pas un ogre ni un fanatique ; d’une certaine façon, j’ai déjà beaucoup à faire avec ce qui me convient. R.-M. A. Reste la question du labyrinthe : ne s’agirait-il pas d’échapper à la ligne invisible évoquée par Borges ? Entre Le Livre de sable et La Bibliothèque de Babel 8, où en êtes-vous de vos états provisoires ? P. L. R. J’ai beaucoup fréquenté Jorge Luis Borges. Je me suis intéressé à son ouvrage d’une Histoire de l’infamie9. Mais si vous voulez, je n’ai pas la prétention encyclopédique. Et je tiens vraiment à choisir mes objets. L’Histoire des Royaumes celtiques, par exemple, et celle des sôteria – stèles opisthographes de la Grèce archaïque en l’honneur de Zeus Sôter et de la victoire sur les Galates – deux ensembles recueillis dans Les États provisoires. Je suis préoccupé sans doute par la notion d’identité, voire de légitimité. Ne pas oublier que mon père était un Italien du Veneto, et que ma mère venait de la Cornouaille bretonne. Mes grands-parents Le Queffelec parlaient devant moi une langue gaëlique. Mais le Provisoire corrige cette ambition. Sur le plan poétique, j’en resterai certainement à cette suite de développements légendaires. R.-M. A. À simplement énoncer le retour du mot « nuit » dans certains de vos ouvrages, on se dit qu’il doit bien être question de sortir de l’obscurité. P. L. R. J’avais cet ami, le peintre Gaston Planet, qui disait : « D’abord je veux savoir ce qu’est la nuit. Nuit mon mot préféré ». Il est vrai que mon premier livre de poésies s’intitule Liturgie pour la Nuit. Je découvrais la nuit moderne des villes – Nantes et Paris – comme Louis Aragon dans sa description de la nuit au parc des Buttes-Chaumont : « La nuit a des sifflets et des lacs de lueurs. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un quartier de bœuf au poing d’or des cités10. » Mais je suis moimême surpris du nombre de cette expression de nuit dans le titre de mes livres. Je ne crois pas que je cherche à m’en échapper. Il faut prendre cet usage plutôt comme le symptôme d’une inquiétude, d’une partie sombre de moi-même que je cherche à décrire et à exprimer. Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2010 : Le Livre de sable, et t. I, 2010 : Fictions (« La Bibliothèque de Babel »). 9 Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, t. I, op. cit. : Histoire universelle de l’infamie. 10 Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2007 : Le Paysan de Paris, chap. 2. 8

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R.-M. A. À l’occasion d’une autre exposition, aux musées des BeauxArts de Nantes, vous vous peigniez en visiteur du clair et de l’obscur11… P. L. R. Il m’est arrivé plusieurs fois de visiter seul des musées la nuit. À Leipzig par exemple, il y avait une peinture de Nolde au bout d’une sorte de corridor. C’est un privilège incomparable. J’ai un grand souvenir de cette exposition du Musée des Beaux-Arts de Nantes, en septembre 2004. J’étais chargé de dépoussiérer – c’est le mot – le musée. Évidemment, je n’ai touché à rien, ou presque. J’ai travaillé avec les réserves, ce continent englouti de tous les musées, et fait restaurer quelques tableaux. Et surtout, j’ai placé dans chacune des salles des œuvres de peintres contemporains, en contrepoint : Viallat, Planet, Jean-Michel Meurice, Shirley Jaffe. Et même dans la salle des primitifs italiens, une sculpture de fougère géante des Vanuatu prêtée par Madame Marie-Hélène Santrot. Le curieux de l’histoire, si l’on ne connaît pas le musée, c’est que l’on ne pouvait pas s’apercevoir des transformations. C’est dire que je suis contre une distraction, une esthétisation de l’Art. Je pourrais dire ceci : Ne rien ajouter, l’Art consiste à supprimer. R.-M. A. Dans les Aventures du baron de La Hontan, dont le texte n’est pas encore publié dans son intégralité, vous évoquez les méandres de la Rivière Longue : métaphore de l’articulation entre le réel et l’invention ? P. L. R. On remarquera que j’écris La Hontan, et non Lahontan. C’est La Fontaine en béarnais. Je crois avoir entrepris une réhabilitation du Baron. Explorateur du Québec et du système de communication des Lacs. Inventeur du Sauvage de Bon sens et qui a de l’Esprit. Défenseur de la liberté des femmes. Ami de Leibniz et de la reine Sophie-Charlotte du Brandebourg. Inspirateur de Diderot et de Jean-Jacques Rousseau. J’en oublie certainement. Il décrira son expédition, jusqu’à l’arrivée de l’hiver, appelée de La Rivière Longue. Il est impossible de dérouler ici les méandres de l’expédition. Mais je l’ai comparée à celles de Gulliver, aux randonnées d’Antonin Artaud au Pays des Tarahumaras, ou bien encore à celles d’Henri Michaux décrites dans Ecuador12.

Paul Louis Rossi, Visiteur du clair et de l’obscur, Nantes, joca seria, musée des BeauxArts, 2004. 12 Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1998 : Ecuador. 11

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R.-M. A. Et La Rivière des cassis ne fournit-elle pas une clé fondamentale : celle de la rêverie lexicale ? P. L. R. Après avoir publié le live de La Rivière des cassis, je suis allé, avec mon ami le peintre André Lambotte, explorer la sinueuse Semoy : Rivière de Cassis, selon Rimbaud13. Le singulier est qu’il s’agit sans doute d’un anglicisme pour Cathel, et surtout qu’on ne possède aucune étymologie sérieuse du mot cassis lui- même. Il faut lire l’argumentaire du livre. J’ai d’ailleurs eu la remarque d’une amie, docteur en pharmacie, qui prétendait corriger le titre du premier chapitre, Ribesées, en ribésiées, nom de famille des groseilles. Ribesée est bien entendu un néologisme qui désigne l’abus de consommation des cassis mélangés à plusieurs alcools, en souvenir des beuveries de Rabelais, qui doit écrire le mot pour libations – libesiées ou libesées – et autres billevesées de sa langue merveilleuse. R.-M. A. Le Voyage de sainte Ursule, Le Potlach, les Aventures du baron de La Hontan : de l’exploration et de l’expédition comme contrepoints à une introspection ? P. L. R. À la vérité, je me vois plutôt comme un émigrant. Un spécialiste d’explorations étranges. Bien entendu, cela passe aussi dans le vocabulaire. Mais identique au terme de nuit, on peut considérer cela comme un symptôme que je ne comprends pas tout à fait. Je me définis souvent comme un non-voyageur, je dis qu’il n’y a rien à voir dans le Monde. J’ajoute il est vrai : il n’y a rien à voir si vous ne regardez rien. C’est ainsi que je peux aller très loin pour vérifier un détail, et que je reprends parfois des itinéraires anciens, comme celui de Saumur et de la Prison Centrale de Fontevrault dans Le Vieil homme et la Nuit. R.-M. A. Lorsque vous parlez de Nantes comme de La Voyageuse immortelle, c’est donc de vous que vous parlez : un voyageur immobile – ou même une sorte d’île ? P. L. R. La Voyageuse immortelle est vraiment une figure de proue, entre la Fiancée du pirate et sainte Anne. Il existe à Nantes une Butte Sainte Anne, dernier soubresaut des schistes rouges roses du Massif armoricain, qui domine le port et l’estuaire, avec une statue de la sainte en haut des 13

Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009 : « La Rivière de cassis », p. 204-205.

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marches. Les rues portent des noms de corsaires. Il y a même une femme, Julienne David, prisonnière des Anglais durant la Révolution. Tout en haut, on trouve le Musée Jules Verne et le Planétarium. Cette ville cosmopolite suscite des vocations de navigateurs, d’explorateurs et d’aventuriers. Il est vrai que j’ai une affection pour les îles. L’île d’Yeu en particulier, où j’ai composé les poèmes cosmiques d’Élévation Enclume. Avec le Japon, c’est plus compliqué. J’ai écrit pour Jean-Michel Meurice, qui est un grand voyageur, un nô de poche intitulé Le Pont suspendu, et je dois aussi travailler à présent sur la poésie des haïkus et des tanka pour un colloque à Lyon. Il est évident que la situation des îles provoque au niveau artistique un mystère. Je suis encore stupéfait par l’incroyable mise en scène gestuelle et musicale du nô. R.-M. A. Quand je pense à la prégnance de l’étrange ou du fantastique dans votre œuvre14, je me demande si, en fait, vous ne dialoguez pas avec les morts. P. L. R. J’ai souvent expliqué que l’on pouvait considérer certains de mes récits comme des rêves. Le roman de La Villa des chimères, bien entendu, avec un chapitre que personne ne semble avoir lu, et qui met en scène – dans un cloître – les écrivains maudits qui se déchirent. Ainsi que Les Nuits de Romainville, avec le fantôme de Gérard de Nerval qui cherche dans la nuit la route de Meaux et le chemin de l’Allemagne. Sans doute, je vis en partie avec des ombres, beaucoup plus nombreuses que je ne le laisse paraître. Mais mon dialogue avec les morts n’est pas apaisé. Je continue de critiquer leurs actions et de leur faire des querelles pour des détails qui me hantent. J’ai écrit dans Les États provisoires un texte intitulé « Stèle des mots et des morts », qu’un jeune musicien, Grégoire Lorieux, vient de mettre en scène et musique. L’exercice de la littérature représente, pour certains sujets, un objet sérieux et probablement une consolation. R.-M. A. Nous parlons d’images, d’imaginaire, d’imagination : quels rapports avec vos exercices oulipiens des Inimaginaires ? P. L. R. Je crois que j’aimerais ne pas avoir d’imagination. C’est pourquoi j’étais très heureux de ces exercices des Inimaginaires, initiés par Jacques Roubaud, qui nous ont donné une sorte de détente, au sens du 14

Voir Silence et plainte, L’Ouest surnaturel, Les Nuits de Romainville, La Villa des chimères, Le Buisson de datura.

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tempo comme dans le jazz, une rapidité, un traitement acrobatique du langage, et qui nous ont engagés dans l’élaboration et la compositions en commun. En particulier l’utilisation de la technique des renga sur le mode japonais. Cependant, je n’ai jamais participé aux exercices de l’Oulipo, et j’ai écrit dans le Vocabulaire de la modernité littéraire une chronique qui exprime quelques réserves. Ma crainte, avec le temps, est de voir la scène occupée par des répétitions et surtout, outre l’usure du temps, par une suprématie de moyens mécaniques de compositions qui introduisent une technicité douteuse dans l’écriture. Une croyance dans l’efficacité de la machine. Mais d’une certaine façon, ce n’est pas mon objet. R.-M. A. Vous étiez l’ami de Perec, vous avez collaboré aux Lettres françaises et à la revue Change, entre autres, et avez affirmé « qu’il était temps, concernant la Poésie (et la Littérature), d’interrompre cette sorte de fuite en avant qui caractérise l’Art de notre temps, et qui ne vise qu’à précipiter la destruction des formes – de l’intellect, et de la création. Il est temps [...] d’interroger à nouveau l’esthétique (et donc, la politique) et de tenter une définition neuve de la modernité15. » Quelles sont aujourd’hui vos conclusions à ce propos ? P. L. R. J’étais très ami avec Georges Perec. Il me poussait à publier des livres. Je manquais de temps pour négocier, mais j’avais écrit dans Libération un texte intitulé « Les Langues minoritaires », et je n’avais pas compris que nous avions, Georges et moi, la même expérience, enfants, de vivre durant une guerre dans une campagne éloignée des villes. C’est pourquoi le texte commençait par cette phrase : « J’ai vécu dans les temps paléolithiques ». Je ne crois pas que l’on puisse stopper le mouvement de la modernité. Mais j’ai une affection particulière pour l’essai de Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation16. Il faut conserver ce titre qui montre très bien que la superstition du progrès inéluctable ne peut créer que du déceptif. Aujourd’hui, en ce qui me concerne, je suis consterné par l’inflation d’un art décadent dans la peinture et par le système répétitif des Installations : c’est-à-dire un art tombé dans son idéologie. Le vieil art moderne en vérité de la marchandise, du commerce et de la propagande.

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Le Colloque de nuit, prière d’insérer. Sigmund Freud, Le Malaise dans la civilisation, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Le Seuil, « Points », 2009.

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R.-M. A. N’est-ce pas que votre œuvre, au fond, place la recherche de la Beauté au-dessus de tout ? Qu’elle témoigne d’une foi inébranlable en ses vertus ? P. L. R. Oui, je serais d’accord avec vous : la beauté par-dessus tout. On m’avait demandé une fois mon appréciation sur une exposition de peintures d’amateurs, dans une entreprise. J’avais répondu : Ça serait beau si ça n’était pas laid. Grand succès parmi les employés, qui se servaient de l’expression. Vous ne pouvez pas parler de la musique si vous n’entendez pas la musique. Idem avec la peinture : un nombre incroyable de gens – la gente – prennent le tableau pour un spectacle qui raconte une histoire. Le problème de l’esthétique est que le philosophe peut ne rien comprendre à la littérature ; Hegel par exemple, qui prononce des inepties à propos du théâtre de Schiller. Il faudrait relire Kant, La Critique de la raison pure17. Le passage sur la Schwärmerei, la folie enthousiaste. Le mot est relevé par Baudelaire quand il parle de la beauté. On a dit que j’étais millénariste. C’est-à-dire que je croyais à une rédemption du temps à la suite des mille ans accomplis. C’est l’objet de mon introduction du Colloque de nuit. Supériorité de l’oiseau des îles qui construit en guise de séduction un léger monticule avec des graines noires et les élytres brillants du scarabée. R.-M. A. Altdorfer, Dürer… : la dimension alchimique est perceptible dans leurs œuvres. Vous me direz que c’est un lieu commun ésotérique de la Renaissance, au point que la salamandre était le chiffre de François Ier. Mais à vous lire, je vous placerais volontiers sous cet emblème aussi. Aurais-je tort ? P. L. R. Je suis agnostique, c’est-à-dire non préoccupé par les fins dernières. Par contre, j’ai une sympathie pour Duns Scot et pour l’animisme, plus proches de la nature. L’art est sans doute une alchimie compliquée. Si vous voulez, la magie me sert de support et de défense, avec une part d’humour. Je suis heureux que vous parliez de François Ier et de la Salamandre. C’était la petite chaufferette verte de mon grandpère menuisier, où il faisait fondre la gomme arabique. C’est un animal aussi, proche des lieux humides et des ruisseaux, qui a la réputation de survivre dans le feu : Esprit du feu – esprit du nitre – sublimation –

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Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduit de l’allemand par Alain Renaut, Paris, Garnier Flammarion, « GF », 2001.

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nutrisco et estingo : soit J’entretiens et j’éteins. Vous remarquez à quelle rapidité je suis entraîné par le courant analogique. R.-M. A. Terminons, si vous le voulez bien, par une sorte de retour au point de départ de notre périple : La Traversée du Rhin, et du Danube – le dialogue avec l’Allemagne –, que vous dit-il de ce pays et de notre civilisation européenne ? P. L. R. Ce livre de La Traversée du Rhin est douloureux et chaotique. Il est à sa parution donné comme un exemple de la modernité littéraire. Il n’était pas simple pour moi de franchir le Rhin. J’ai depuis ce temps beaucoup fréquenté les villes allemandes : Francfort, Hambourg, Leipzig, Berlin, Munich. D’une certaine façon, je suis un Européen de nature. Mais je suis politiquement un Européen convaincu. Je veux dire un citoyen de la culture et civilisation européenne. La civilisation européenne a toujours existé, depuis son origine. Depuis la Grèce antique, la domination des Celtes et des Romains. Il est sans doute temps de la réhabiliter. C’est-à-dire de comprendre que l’Europe ne peut pas exister seulement au niveau économique, industriel et commercial. Il faut absolument s’occuper des langues européennes, universelles et minoritaires. Et de tout ce qui unit les Européens. Je pense encore aux gravures de Dürer, d’Albrecht Altdorfer et d’Urs Graf, je pense au prodigieux Lucas de Leyde. Il faudrait que nous puissions espérer, et retrouver l’esprit de la Renaissance et de la philosophie des Lumières. Nantes, janvier 2010. *

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Œuvres citées Liturgie pour la nuit, Paris, Millas Martin, 1958. Silence et plainte, Dijon, Chambelland, 1962. Le Voyage de sainte Ursule, Paris, Gallimard, 1973. Inimaginaires, Beauvoir-sur-Mer, Imprimerie du Marais, 1975, avec Pierre Lartigue, Lionel Ray et Jacques Roubaud. Le Potlach, Paris, Hachette-P.O.L, 1979. La Traversée du Rhin, Paris, Hachette-P.O.L, 1981. Les États provisoires, Paris, P.O.L, 1984. L’Ouest surnaturel, Paris, Hatier, 1993. Inscapes, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1994, avec des dessins de François Dilasser. Vocabulaire de la modernité littéraire, Paris, Minerve, 1996. Élévation Enclume, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1997, avec des dessins de Gaston Planet. Le Vieil homme et la Nuit, Paris, Julliard, 1997. Les Nuits de Romainville, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1998, avec des photographies de Jean-Pierre Colin. Le Colloque de nuit, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2000, avec Philippe Beck et Yves Di Manno. La Voyageuse immortelle, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2001. La Villa des chimères, Paris, Flammarion, 2002. La Rivière des cassis, Nantes, joca seria, 2003, avec des dessins de MarieClaude Bugeaud. Paysage intérieur, inscape, Nantes, joca seria, 2004. Visiteur du clair et de l’obscur, Nantes, joca seria, 2004. Visage des nuits, Paris, Flammarion, 2005. Le Buisson de datura, Nantes, joca seria, 2006. Vies d’Albrecht Altdorfer, peintre mystérieux du Danube, Paris, Bayard, 2009.

Choir, mais vers le haut Éric CHEVILLARD Roger-Michel Allemand. D’abord, un compliment : en découvrant le début de Choir, j’ai aussitôt pensé à Beckett, l’un de vos « auteurs contagieux1 », mais le cadeau n’est pas empoisonné : c’est bien du Chevillard quand même. Quelle influence du grand Sam sur votre écriture ? Éric Chevillard. Cette question des influences est très difficile à démêler. Ce serait comme de demander à ma fille Agathe dans quelle mesure elle doit sa jolie mine à la crème dont elle est si gourmande. L’écrivain est bien sûr impressionné par les œuvres dont il s’est nourri. Mais n’oublions pas qu’il ne les a pas choisies par hasard. Lorsqu’il est venu vers elles, c’est avec un instinct aussi sûr que celui des bêtes qui vont mâchonner l’herbe médicinale que leur état réclame. L’influence ne s’exerce que sur celui qui était prédisposé à la recevoir. Elle est elle-même déterminée, oserai-je avancer, et non seulement par goût du paradoxe. D’une certaine façon, elle est seconde, de même que l’eau n’étanche que la soif. R.-M. A. Et boire, lire, écrire pour le plaisir ? É. C. Certainement, et pour toutes les autres bonnes ou mauvaises raisons qui font aussi que l’on respire. Le plaisir d’écrire est chose extrêmement difficile à analyser parce qu’il est fait d’abord de prescience, d’une promesse – « la première palpitation de Lolita » dont parlait Nabokov2 ; y entre ensuite, après coup, la satisfaction d’en avoir fini, c’est-à-dire à la fois d’être parvenu sans déshonneur au terme d’une entreprise que l’on a pu juger audacieuse et même périlleuse et d’en être aussi bien débarrassé. Mais ce double plaisir qui ne semble jamais coïncider avec l’acte précis et présent d’écrire, l’écrivain ne le rencontre 1 2

Éric Chevillard, L’Autofictif. Journal 2007-2008, Talence, l’Arbre vengeur, 2008, p. 20. Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2010, p. 1137.

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pourtant pas seulement aux deux bouts de son œuvre, mais sans cesse, aux deux bouts de chacune de ses phrases, si bien qu’en somme il est payé de la peine qu’il éprouve en s’efforçant de les joindre. R.-M. A. Par le jeu de la typographie et la disposition du texte, votre roman est susceptible d’une lecture assez théâtrale. Est-ce délibéré de votre part ? É. C. Vous évoquez le début de Choir et quelques autres passages du roman qui prennent la forme d’une prière ou d’une profération. Dans ces pages, effectivement, des voix s’élèvent, le chœur suppliant de cette population damnée sur son île inhospitalière. R.-M. A. Oui, justement, si nous parlions de la dimension tragique ? É. C. Elle est présente et pour la première fois aussi littéralement dans ce livre, même si je ne peux m’empêcher, évidemment, de traiter avec une certaine ironie toutes les figures douloureuses et grimaçantes de la tragédie, ce qui ne me paraît pas contradictoire, car cet aspect théâtral, hyperbolique, outré, est de fait constitutif du tragique, non seulement en littérature mais dans la vie même, conditionnée il est vrai pour une bonne part par la littérature, ne l’oublions jamais. R.-M. A. Par la syntaxe, le rythme, les thèmes, Choir confirme l’empreinte de Michaux, en particulier pour l’espèce de rage que vous donnez à lire. Contre quoi ou qui, au fait, votre rage ? É. C. Concernant cette possible empreinte de Michaux, je ne peux que vous répéter ce que je vous disais à propos de Beckett. Mes livres sont tous habités par une espèce de colère ou de hargne. Toute tentative littéraire ou poétique vise à réformer l’ordre des choses, à ordonner un monde où la parole performative, toute-puissante, substituerait ses injonctions et ses rythmes aux structures du système en vigueur. C’est une illusion qui va loin et qui est confortée par notre appréhension humaine de la réalité, fondée en effet sur le langage. Nous ne connaissons que ce que nous nommons. Notre premier réflexe est de donner un nom aux plantes, aux insectes, aux virus que nous découvrons. Ainsi nous les saisissons, entre ces pinces ou ces tenailles. De là à penser que, si nous les nommions différemment, si nous les nommions mieux, si

CHOIR, MAIS VERS LE HAUT

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vraiment nous trouvions le mot juste, le monde serait à notre convenance, il n’y a qu’un pas que franchissent allègrement, ou plus pesamment, c’est selon, les écrivains. Parfois, ils aggravent la situation… C’est pourquoi les mauvais livres ne sont pas anodins et pourquoi notre colère contre les impostures littéraires puise elle aussi dans notre ressentiment à l’égard du réel lui-même et de ses approximations, de ses faillites ou de sa trivialité. R.-M. A. Il me semble que l’on n’attache pas assez d’importance à l’humour dans ce que vous écrivez. C’est bêtement dit, sans doute, mais vous êtes très drôle : à la fois très sombre et illuminé d’éclairs de rire. É. C. Je ne sais si je m’autoriserais à écrire, en tout cas à publier, si cette dimension n’était pas constitutive de mon écriture. Il y a dans l’humour une violence que l’on ne perçoit pas toujours parce qu’elle est bienveillante, pourrait-on dire, peut-être même est-elle une forme, dénuée de mièvrerie, de la compassion. Il n’empêche, comme disait [Jean] Dubuffet, « il y a dans la cocasserie de la foudre ». Des sentiments ou des idées qui ne sont pas toujours très glorieux, teintés d’amertume ou d’impuissance, y trouvent également à s’exprimer de manière décalée, sans emprunter le ton de la déploration, qui est vite insupportable et qui par ailleurs les désamorce en les coulant dans le ciment de la langue commune, laquelle par principe ne peut énoncer que des banalités. R.-M. A. Vous parlez de bienveillance, mais la dérision, n’est-ce pas aussi, comme le dit Jean-Bertrand Pontalis, une manière de récuser ce que l’on doit aux autres ? É. C. Peut-être. Je ne prétends pas en écrivant n’obéir qu’à de nobles instincts ! R.-M. A. On ressent une agressivité assumée dans vos livres, y compris à l’encontre du lecteur, que vous installez souvent dans une situation de tension. À quoi correspond-elle ? É. C. Plus exactement, l’auteur, le narrateur, le personnage, le lecteur sont dans mes romans des entités fictives, presque interchangeables, ce qui peut créer en effet une sensation d’inconfort, mais engage chacun dans l’aventure du livre qui, pardonnez-moi de répéter cette formule que

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j’emploie souvent, doit être pour m’intéresser une aventure de conscience. L’agressivité que vous évoquez est souvent feinte, et cette feinte même participe du pacte de lecture tacite que le lecteur, s’il ne lâche pas très vite le livre, accepte. Tout cela est d’autant plus nécessaire, si l’on veut que quelque chose se passe qui ne soit pas simple divertissement, que nous nous installons toujours pour lire dans un bon fauteuil, dans un lit, sur une chaise de jardin, dans l’ombre parfumée d’un bel arbre en fleurs, et que cette situation de confort est plutôt propice à l’assoupissement. R.-M. A. Cela me rappelle votre réponse à l’enquête Écrire, pourquoi ? Vous retourniez la question, comme un miroir au lecteur, en demandant : « Pourquoi vous pas » ? Ce qui était à la fois justifié – quoique tout le monde ne soit pas forcé d’être écrivain – et très habile, puisque, in fine, vous ne répondiez pas directement à la question qui vous était posée. « Qui nourrit votre tigre ? », demandiez-vous. Or, aux sources extrême-orientales de cette allégorie, il ne s’agit pas simplement de le nourrir, le tigre, mais aussi de l’apprivoiser. Le vôtre, quel est-il ? L’avezvous dompté ? É. C. Le tigre dévorant, c’est l’angoisse, c’est l’énigme, c’est l’insatisfaction, allez dompter cet animal ! Mais il est permis de le trouver beau et de l’aimer. Serait-il très intéressant d’ailleurs de le faire asseoir sur un tabouret de cirque ? Parfois, comme dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster, me viendrait plutôt le désir de le réintroduire dans nos contrées, avec sa faim terrible et les enjeux décisifs que sa présence fait renaître. R.-M. A. Ne préférez-vous pas au fond la sauvagerie, comme le suggérerait une certaine inclination pour des âges dits « primitifs » que l’on constate dans Préhistoire, Scalps ou En territoire cheyenne ? É. C. C’est une nostalgie très littéraire, j’en ai bien conscience. Mais l’idée me plaît que l’on puisse ainsi renouer par l’art et ses façons si raffinées avec une certaine sauvagerie, en effet, de laquelle paradoxalement nos instincts se sont coupés. R.-M. A. Restons donc à la métaphore zoologique, si vous le voulez bien : pourquoi tant d’animaux dans votre œuvre – je pense en particu-

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lier à l’autruchon de Palafox, aux crustacés de La Nébuleuse du crabe ou aux animaux éponymes de Du hérisson et de Sans l’orang-outan ? É. C. Plusieurs raisons, dont la plus primaire : j’aime les animaux, leur variété infinie qui nous distrait si opportunément des rôles peu nombreux que nous sommes amenés presque inévitablement à incarner tour à tour dans le cours d’une vie d’homme et qui compense aussi la pauvreté de notre imagination. Les animaux nous proposent en outre des figures allégoriques, métaphoriques ou fabuleuses très excitantes pour l’écrivain, je ne suis pas le premier à m’en être avisé. Enfin, j’ai la conscience très vive que ce monde leur appartient tout autant qu’à l’homme et qu’ils semblent même plus soucieux que lui d’en préserver les équilibres. Je préfigure dans Choir un avenir plutôt favorable aux punaises… R.-M. A. À propos, votre ironie affichée à l’égard du genre autofictionnel dans les deux volumes de votre journal n’est pas sans rapports avec Du hérisson, justement, où le « nuisible » empêchait la réalisation du projet autobiographique. Ce mystère du hérisson, l’avez-vous percé ? É. C. L’Autofictif obéit en réalité à la même logique paradoxale que mes livres. La dérision n’en est qu’un aspect. Ce n’est pas à moi sans doute de lever ce masque grimaçant, puisque je m’en affuble volontiers. Disons que je commence toujours par jouer avec les codes des genres que mon écriture investit, mais cela plutôt afin de me garder des stéréotypes qu’ils reproduisent à l’infini. Il y a une loi du genre qui finit par le rendre stérile. J’aimerais les revivifier et non nécessairement les démolir, mais cela passe effectivement par un travail de sape que l’ironie accomplit à merveille. Quant au mystère du hérisson, il reste entier, puisque dans ce livre, l’animal incarne l’énigme qui est au cœur de toute entreprise artistique : c’est justement ce qui se dresse devant elle pour l’empêcher ou la paralyser qui l’excite et la justifie. R.-M. A. N’y a-t-il pas un certain rejet de la matière, de tout ce qui est matériel dans votre œuvre, jusqu’au dégoût et au déchet, dans le traitement ironique même, comme c’est le cas, par exemple, dans Le Caoutchouc décidément ? É. C. Sans doute avez-vous raison, je ne suis pas un écrivain très concret, très physique. Plus attiré par les spéculations et les paradoxes de

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l’intelligence. Le panthéisme niais d’une certaine littérature m’agace. L’extase matérielle n’est pas pour moi. Je n’ouvre pas non plus un livre dans l’espoir de sentir les pins des Landes ou d’éprouver dans ma main le poids de chair d’un lièvre mort. Les choses, oui, mais alors selon Ponge, leur équivalent-texte pourrait-on dire3. Le corps ne m’inspire pas davantage, ses besoins, ses désirs, il m’encombre quand j’écris, toutes ses voluptés sont extra-littéraires, à croire qu’il a toujours mieux à faire ailleurs. Je sais que certains écrivains sont dans un véritable engagement physique lorsqu’ils travaillent, pas moi ; il y a d’un côté l’écriture, de l’autre le sport… Je pense que le texte entend se substituer au corps et, pour cela, il tente de l’évacuer. Il y a pourtant le petit plaisir du geste d’écrire, comme on dessine, la graphie, la papeterie, la volupté revient par là, en douce. R.-M. A. Volupté, vanité… L’écrivain en personne n’est-il pas vain ? À tout le moins, sous votre plume, ridicule ou dérisoire, à la mesure du Vaillant Petit Tailleur4 tueur de mouches ou de Voltaire dont vous dites, dans L’Autofictif, qu’il aura surtout laissé son nom à un style de fauteuil : scandaleux et plaisant raccourci ! É. C. Je dis plus exactement qu’il pensait rester pour ses tragédies et que l’on a retenu surtout son fauteuil, mais en ce cas précis il s’agissait de me moquer du cliché rebattu, répété à l’envi pour illustrer l’aveuglement des écrivains, d’un Voltaire candide et même ingénu préférant ses pièces à ses contes. Pour la vanité de l’écrivain et de la littérature, j’en ai conscience par accès, mais toute activité humaine me semble pareillement vouée à ces instants de crucifiante réflexivité. Finalement, je n’ai pas l’impression d’exercer le plus sot des métiers. R.-M. A. Votre (auto)dérision, à quoi tient-elle ? É. C. Un tour de plus de la conscience sur elle-même, pour ne pas être dupe, sans doute. C’est peut-être un peu pathétique… On finit de toute façon ligoté dans le lasso de la subtilité.

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Allusion à Francis Ponge, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999 : Le Parti pris des choses (1942). Éric Chevillard reprend l’un des Contes de l’enfance et du foyer des frères Grimm (premier volume, 1812).

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R.-M. A. Si j’ai bien compris, vous écrivez pour déranger les habitudes, y compris en rompant ce que l’on pourrait appeler le pacte de complicité avec vos lecteurs. Il s’agit bien de démasquer les conventions, n’est-ce pas ? É. C. Ce n’est pas non plus un cheval de bataille ou une croisade idéologique, obsessionnelle et systématique. Je ne poursuis pas un but absolu quand j’écris, je suis sans intention ni avenir, j’habite le texte, je vis là. Il se trouve que les conventions me pèsent dans cette vie qui est la mienne, à ce moment-là ; la sensation claustrophobe d’être enfermé dans une bibliothèque ; la nécessité alors d’une fenêtre, d’une ouverture ; au moins arranger ce monde-là à ma convenance ; travailler au ciseau la langue de bois de la littérature qui existe aussi. R.-M. A. Ce côté artisanal rejoint celui des « Lumières », non ? Cette critique de la société actuelle5, des discours pontifiants, des représentations admises. Dans plusieurs de vos œuvres, la proximité à Swift n’est pas fortuite, j’imagine ? É. C. Cette tentation satirique se trouve dans mes livres, je dois bien en convenir. Je m’en prends volontiers à la littérature parce que c’est elle qui fixe et entérine nos représentations du monde. Tout discours pontifiant ou figé est comme une lave froide ou une pluie de cendres sur Pompéi. C’est pourquoi d’ailleurs cet exercice de l’entretien auquel nous nous livrons pourrait bien me mettre en contradiction avec moi-même, tant il est tentant de s’y montrer péremptoire, complaisant, et pour tout dire ridiculement arrogant : dorénavant, que cela plaise ou non, c’est moi qui déciderait de ce qu’il convient de retenir et de rejeter de la production littéraire contemporaine… Bon, allez, je me fais un peu prier par coquetterie, mais puisque le poste est libre, je l’accepte. R.-M. A. Parmi vos voyages extravagants, revenons à Choir, à l’île de Choir, à cette île dont on n’est même pas certain que c’en soit une, mais admettons : c’est l’envers, glacial, de la matrice et de la féminité, non ? É. C. Oui, pourquoi ne pas dire les choses ainsi. C’est un monde qui délègue son salut à la providence, qui perpétue obstinément la malédiction en s’imaginant qu’elle est la condition même de ce salut. Un 5

Voir « Pourquoi vous pas », art. cit., et Démolir Nisard.

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monde qui jouit perversement de ses faillites, qui se complaît dans son insuffisance et sa noirceur, le monde que les religions favorisent parce qu’il est propice au déploiement de leurs illusions et de leurs chimères et, accessoirement, de leur pouvoir. R.-M. A. Je vous disais cela parce que la question de la naissance et de l’enfance est au cœur de plusieurs de vos livres, non seulement dans La Nébuleuse du crabe et Le Vaillant Petit Tailleur, mais aussi dans Palafox ou dans Scalps, qui partagent avec Choir la métaphore de l’œuf. Interrogation ontologique ou questionnement poétique ? Retour aux fondements d’une angoisse de l’existence ou du surgissement d’une écriture ? É. C. L’œuf est le plus parfait objet, qu’il faut briser hélas pour que quelque chose advienne. Ça commence mal, donc. Mais ça commence, ça recommence, on peut de nouveau y croire, croire que quelque chose de nouveau peut se produire. C’est la beauté et la force de la vie, que je ne méconnais pas. Raison pour laquelle, dans Choir encore, je m’insurge contre ces multiples avatars de la damnation ou du péché originel qui coupent tout essor. C’est aussi, comme vous le suggérez, le songe du livre absolument libre, le « livre sans Nisard » tel que je l’évoque dans Démolir Nisard, où s’ouvriraient au moins pour l’esprit des perspectives dégagées, où l’innocence et l’invention seraient possibles comme aux commencements des temps. R.-M. A. « Je suis né avec ce cerne noir6. ». Vos livres seraient-ils œuvres de mélancolie ? É. C. L’œuvre de Chaissac me paraît exemplaire justement de cette innocence et de cette invention possibles encore à l’intérieur du cerne noir qui est la conscience exacerbée et douloureuse des limites humaines. On ne peut guère faire mieux. C’est à une telle lucidité que mes livres aspirent, une lucidité qui saurait concentrer sa lumière afin que celle-ci ne soit pas seulement la torche impitoyable braquée sur le cadavre, mais qu’elle éclaire aussi la scène où pourrait naître enfin cet art supérieur que Nietzsche imaginait, « celui de l’invention des fêtes ».

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Éric Chevillard, D’attaque, Paris, Argol, p. 11.

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R.-M. A. « L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhumain – une corde par-dessus un abîme7. » : Ainsi parlait Zarathoustra… É. C. Cela aurait fait un bel exergue à Choir ! Regrets, regrets… Mais enfin, Nietzsche n’a pas écrit non plus pour fournir en exergues les écrivains français du début du XXIe comme certains d’entre eux semblent le croire… R.-M. A. Et le thème, omniprésent, de la mort8 : quelle permanence et quelles évolutions dans cette veine d’inspiration ? É. C. Je ne suis pas sûr hélas que la mort soit un thème. La main qui écrit est déjà celle du mourant qui se crispe sur son drap. Petits mouvements des doigts, la vie encore qui lutte. Je n’ai pas grand-chose d’original à dire à ce propos. L’écrivain s’évertue à évacuer la mort ; ce faisant, il ne cesse d’en convoquer la menace. Dans mes premiers livres, je jouais sans doute plus légèrement avec cette idée mais à mesure que celle-ci se précise, elle devient constitutive de mes moindres phrases. Pour autant, je crois la mort nécessaire. Que ferions-nous d’une vie éternelle ? De même, qui écrirait infiniment ? R.-M. A. Dans Choir, vous évoquez de « [f]ragiles banquises qui ne supportent pas le poids d’un enfant9 ». Impossible donc d’y laisser la moindre trace. Or la préoccupation de l’empreinte transparaît dans plusieurs de vos livres : la postérité, éphémère et reniée dans Démolir Nisard, les amnésies du vieux préhistorien dans Les Absences du capitaine Cook, les vestiges de la grotte de Pales dans Préhistoire. Que pouvez-vous dire de cela ? É. C. Nous rêvons sans doute d’une vie aussi irréfutable que la mort, aussi définitive. De là cette idée de la postérité qui serait la mort considérée comme la vie même de l’œuvre une fois celle-ci accomplie. Puisque la vie est brève et fragile, dotons nos livres des qualités et propriétés de la mort. Un magnifique mais solide sophisme… N’ou7 8 9

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit de l’allemand par GeorgesArthur Goldschmidt, LGF, « Le Livre de poche », 1983, p. 10. Voir Mourir m’enrhume, Le Démarcheur, Un fantôme, L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster, Commentaire autorisé sur l’état de squelette, Choir. Choir, p. 11.

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blions pas non plus, comme le disait Michaux, que celui « qui laisse une trace laisse une plaie10 ». Nous aimons pourtant les vestiges, les parchemins, les peintures pariétales, les ruines, et jusqu’aux tessons de poterie, jusqu’aux ossements fossilisés, souvenirs émouvants de nos vies antérieures ; pourquoi ne pas glisser quelques livres aussi dans ce précieux autant que dérisoire trésor ? Nous ne pouvons tout de même pas ne conserver que des pointes de flèches et des douilles d’obus… R.-M. A. L’impossible retour d’Ilinuk dans Choir, c’est un peu comme celui du Quetzalcoatl, voire celui de Godot : face à la déréliction, l’écriture est-elle un exorcisme ? É. C. Alors cette magie n’agit pas, mais la médecine non plus, contre le mal, pas bien longtemps en tout cas. Je suis comme de nombreux autres écrivains, je n’ai trouvé que cela pour donner une forme au temps dont je dispose, pour tirer profit aussi de l’angoisse, de l’ennui et des vicissitudes. L’écriture a ce double avantage de nous arracher à la solitude et de nous donner à tout moment une bonne raison d’y retourner. R.-M. A. Remarquable clôture ! Mais puisque vous évoquiez Agathe au début de nos échanges, que diriez-vous de terminer plutôt sur la beauté ? Quelle est-elle pour vous ? É. C. Tantôt je la confonds avec la justesse, tantôt avec l’émotion, tantôt avec l’innocence, tantôt avec le raffinement, tantôt avec une enfant, tantôt avec un vieillard, tantôt avec un effet de nature, tantôt avec un effet d’art, tantôt avec une fille du hasard, tantôt avec une fille de la sophistication, tantôt avec la symétrie et tantôt avec la déraison, donc, voyez, elle ne cesse de me fasciner. Paris, novembre 2009. *

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Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2001 : Face aux verrous, p. 465.

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Œuvres citées Mourir m’enrhume, Paris, Minuit, 1987. Le Démarcheur, Paris, Minuit, 1989. Palafox, Paris, Minuit, 1990. Le Caoutchouc décidément, Paris, Minuit, 1992. La Nébuleuse du crabe, Paris, Minuit, 1993. Préhistoire, Paris, Minuit, 1994. Un fantôme, Paris, Minuit, 1995. Au plafond, Paris, Minuit, 1997. L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster, Paris, Minuit, 1999. Les Absences du capitaine Cook, Paris, Minuit, 2001. Du hérisson, Paris, Minuit, 2002. Le Vaillant Petit Tailleur, Paris, Minuit, 2003. Scalps, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2004. D’attaque, Paris, Argol, « Entre-deux », 2005. Oreille rouge, Paris, Minuit, 2005. Démolir Nisard, Paris, Minuit, 2006. Commentaire autorisé sur l’état de squelette, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2007. Sans l’orang-outan, Paris, Minuit, 2007. En territoire Cheyenne, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2009. L’Autofictif. Journal 2007-2008, Talence, L’Arbre vengeur, 2009. Choir, Paris, Minuit, 2010. L’Autofictif voit une loutre. Journal 2008-2009, Talence, L’Arbre vengeur, 2010.

La forme et la mélancolie Jean-Philippe TOUSSAINT Roger-Michel Allemand. J’aimerais d’abord évoquer la place de l’humour dans votre œuvre. Comment intervient-il dans le processus de création ? Jean-Philippe Toussaint. Il y a eu quelques études sur le sujet1, mais pour ce qui me concerne, l’humour est une des questions sur lesquelles je ne m’exprime pas volontiers. Autant j’ai des idées, des théories, sur beaucoup de points, autant je suis très conscient de ce que je fais, souvent – autant, sur l’humour, je préfère que cela reste instinctif, je ne veux pas trop le théoriser. La seule chose que je réponds, mais un peu pour éviter la question, c’est une sorte de boutade : l’humour, c’est comme l’espionnage, mieux vaut ne pas révéler ses méthodes pour ne pas nuire à l’efficacité de l’entreprise2. Je préfère donc essayer de rester efficace. R.-M. A. « En vérité, je m’étais mépris dès le début sur Jean-Christophe de G. D’abord, je n’ai cessé de l’appeler Jean-Christophe alors qu’il s’appelle Jean-Baptiste […] (se fût-il appelé Simon que je l’aurais appelé Pierre, je me connais)3. » À lire un tel passage, il y en a d’autres, on peut s’interroger sur la portée du clin d’œil évangélique. Référence amusante, (auto)dérision, signe de connivence en direction du lecteur, affirmation du narrateur en figure christique, ou autre chose ? 1

2

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Voir les communications de Laurent Demoulin, « La fougère dans le frigo. L’humour chez Jean-Philippe Toussaint », et Patricia Frech, « L’humour dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint », lors du colloque Les Écrivains minimalistes, Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, 21-31 juillet 2003. L’écrivain reprend ici l’aphorisme confié à Patricia Frech, dans L’Humour chez JeanPhilippe Toussaint, mémoire de maîtrise, Dijon/Mainz, Université de Bourgogne/ Johannes Gutenberg Universität, août 2002, p. 6. Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, Paris, Minuit, p. 75.

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J.-Ph. T. L’ironie d’appeler Jean-Baptiste de Ganay « Jean-Christophe » me plaisait dans un sens en effet lié à l’humour : une sorte de mauvaise foi, d’impertinence de la part du narrateur, qui se trouve en position de rivalité avec ce Jean-Baptiste, ou ce Jean-Christophe. Il y a cette désinvolture affichée. Pour ce qui est du clin d’œil à l’évangile, c’est vrai que j’y ai réfléchi et à un moment je me suis demandé pourquoi Simon y était appelé « Pierre ». C’est quand même incroyable : on l’appelle ainsi et on apprend qu’en réalité, il se nomme autrement ! En fait, il n’y a pas d’explication, ou alors je n’ai pas très bien compris. J’avais même envisagé de mener des recherches pour en connaître la raison. Ce que je n’ai pas fait, car au fond, cela m’était égal. Mais la citation que vous donnez est un vestige de cette interrogation. Cela dit, indépendamment de la plaisanterie ou de l’impertinence, la question des noms propres m’intéresse beaucoup dans tous mes romans. Le personnage féminin du premier roman, c’est Edmondsson, ce qui n’est pas un nom classique pour une jeune femme. De la même façon, je crois qu’il y a dans tous mes livres une recherche sur les noms propres. La Vérité sur Marie en est un nouvel exemple : appeler le personnage « Jean-Christophe de G. », c’est encore une réflexion du même ordre. R.-M. A. « Marie s’appelait de Montalte, Marie de Montalte, Marie Madeleine Marguerite de Montalte (elle aurait pu signer ses collections comme ça, M.M.M.M, en hommage sybillin à la maison du docteur Angus Killierankie). Marie, c’était son prénom, Marguerite, celui de sa grand-mère, de Montalte, le nom de son père (et Madeleine, je ne sais pas, elle ne l’avait pas volé, personne n’avait comme elle un tel talent lacrymal, ce don inné des larmes). Lorsque je l’ai connue, elle se faisait appeler Marie de Montalte, parfois seulement Montalte, sans la particule, ses amis et collaborateurs la surnommaient Mamo, que j’avais transformé en MoMa au moment de ses premières expositions d’art contemporain. Puis, j’avais laissé tomber MoMa, pour Marie, tout simplement Marie (tout ça pour ça)4. » : c’est drôle, bien sûr, mais pas seulement. Outre l’importance du rythme – la gradation ici, le décrochement ailleurs – et celle des parenthèses – comme toujours chez vous –, il y va, me semblet-il, de l’inscription comme d’un cryptage, d’une distanciation. J.-Ph. T. C’est un prolongement de la réponse précédente : cela prouve l’importance que j’accorde aux noms propres. La citation entière est une 4

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour, Paris, Minuit, p. 54.

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démonstration. C’est truffé de références, en effet. Montalte est un des pseudonymes que Blaise Pascal utilisait dans les Provinciales. Pascal, on le trouve dans tous mes romans. Déjà dans La Salle de bain, avec toute la réflexion sur le divertissement et aussi la citation de Pascal, en anglais. Il revient sous la forme du personnage féminin, Pascale, dans L’Appareilphoto. Même Marie maintenant est pascalienne, d’une certaine façon, par son nom de famille. Après, il y a un jeu sur les prénoms, mais je ne vais pas rentrer dans tous les détails. Cela montre en tout cas que je ne choisis pas les noms propres à la légère. Le passage que vous citez est tout à fait emblématique de ce point de vue. En même temps, c’est lourd de références, mais je voudrais que ce soit exprimé avec légèreté – comme j’y arrive, je crois, dans le paragraphe en question. R.-M. A. Pascal est une des influences que vous soulignez volontiers, avec celles de Musil, Beckett ou Borges. Quelles en sont les raisons ? J.-Ph. T. La raison est assez fortuite au début. Pendant que j’étais en train d’écrire La Salle de bain, je me suis rendu compte que le personnage que je décrivais devait être assez proche des préoccupations de Pascal. Je n’avais pas lu cet auteur dans le détail et j’ai voulu le vérifier. J’étais en Algérie à l’époque et je me suis procuré un exemplaire des Pensées, que j’ai donc lu attentivement pour la première fois dans cette perspective. La référence pascalienne est très claire dans La Salle de bain ; ensuite de quoi, je l’ai cultivée. R.-M. A. Et le flacon d’acide chlorhydrique5, à qui est-il adressé ? J.-Ph. T. Une réponse que je peux faire, c’est qu’il correspond à une intention littéraire consciente. Généralement, les éléments romanesques que j’utilise ne sont pas symboliques, au sens immédiat du terme. Ainsi, je ne pense pas que la salle de bain était un symbole. Je ne l’avais pas choisie comme telle. J’ai parlé de la salle de bain comme d’une pièce concrète, qui se trouvait avoir des références symboliques, mais ce n’était pas en tant que symbole que cela m’intéressait. Or l’acide m’intéressait en tant que tel. Après La Télévision, le livre le plus léger que j’avais écrit, je m’étais fait la réflexion que l’acidité de mes premiers livres avait disparu, et consciemment, j’ai eu envie de remettre un peu d’acide. Là, ce flacon, et c’est assez rare, a un sens symbolique. 5

Allusion à Faire l’amour, op. cit.

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R.-M. A. De la littérature comme antidote au divertissement et à la télévision ? J.-Ph. T. Ce n’est pas en ces termes que je me suis posé la question : il s’agissait pour moi d’opposer à la télévision, la vie. Et pas spécialement la littérature d’ailleurs. La vie. Et la littérature était un moyen à ce momentlà. R.-M. A. Dans Autoportrait (à l’étranger), vous soulignez la matière ironique de tous vos livres : à quelles fins, cette ironie ? J.-Ph. T. Je vous ai fait part de ma réserve au début de notre entretien. Je n’ai pas de réponse. R.-M. A. Quel est donc l’objet de vos réticences ? J.-Ph. T. Disons qu’il s’agit davantage d’une réflexion sur le mot « réticence », qui a plusieurs sens. Le premier, habituel, c’est de ne pas avoir très envie, ne pas être très chaud, très partant, bref une sorte de mollesse dans le refus. Ce sens-là, il est évident, il me plaît – il me convient bien et va bien avec mes personnages –, mais il y en a aussi un autre qui m’intéresse : le manque, la chose qui n’est pas dite, l’omission. Le mot a donc beaucoup d’avantages d’un point de vue conceptuel. C’est en cela qu’il me plaisait de l’utiliser. J’aime bien qu’il soit ainsi, polysémique. R.-M. A. J’effleurai le jeu de vos parenthèses : il est difficile d’y distinguer – ce qui devrait vous convenir – entre l’incise anodine, la mention porteuse d’un sens plus ou moins caché, justement, et la fausse précision, en réalité porteuse d’incertitude – comme un décalage irréductible. Comment les concevez-vous ? J.-Ph. T. Très brièvement, je pense que j’ai retenu une leçon littéraire de Nabokov, qui est d’employer les parenthèses avec une volonté ironique ou comique. Il les utilisait souvent pour placer une notation humoristique, en tout cas pour créer un « décalage », comme vous dites, un décrochement dans le texte. Très vite, j’ai fait de même. Dans mes derniers romans, en particulier les trois derniers, comme la tonalité est plus sombre et qu’il y a moins d’ironie, mais comme j’ai toujours besoin

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de ce décrochement, de cette cassure du rythme de la narration, j’ai beaucoup plus employé les tirets. Ceux-ci ont donc remplacé les parenthèses. Il en reste, mais un peu transformées, puisqu’elles sont moins systématiquement comiques qu’auparavant. R.-M. A. Nous parlions tout à l’heure d’onomastique, or l’étalon de La Vérité sur Marie porte un nom qui a capté mon attention. De fait, le mot arabe zāhir signifie « explicite », « littéral », « évident », « manifeste »... En dehors de ses implications religieuses6, ce qui m’intrigue, c’est le fait qu’il s’oppose en principe aux interprétations subjectives. Vous l’avez choisi pour cela ? J.-Ph. T. Je l’ai trouvé chez Borges, dans la nouvelle Le Zahir. Et surtout, dans cette nouvelle, j’ai trouvé une phrase – en haut d’une page, à gauche, je ne sais plus – qui disait en substance : zahir veut dire « visible », mais surtout qu’une fois qu’on l’avait vu, on ne pouvait plus l’oublier. Il suffit d’une seule fois et c’est inoubliable. Quand j’ai lu cette phrase et comme j’avais déjà un cheval qui trottait quelque part dans mon travail, je me suis dit : « Voilà : le cheval s’appelle Zahir. » Cela s’est imposé à moi en lisant la nouvelle de Borges7. R.-M. A. Je ne peux m’empêcher de corréler sa disparition, « fondu, noir sur noir, dans les ténèbres », à « la quintessence du réel, sa moelle sensible […], la vérité idéale ». Et puis il y a cette nuit omniprésente dans votre œuvre. Fût-ce au prix d’un bond culturel, cela me fait songer au 6

7

Ce concept est aux fondements de l’une des cinq grandes écoles juridiques de l’islam, il est employé dans l’exégèse du Coran et de la Sunna, en particulier par le zahirisme soufi. Borges y fait allusion à la fin de sa nouvelle : « Pour se perdre en Dieu, les soufis répètent leur propre nom ou les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu jusqu’à ce que ceux-ci ne veuillent plus rien dire. Je souhaite ardemment parcourir cette route. Peut-être finirai-je par user le Zahir à force d’y penser et d’y repenser […]. » (Borges, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2010 : L’Aleph) Notons que le terme était également utilisé dans la gnose ésotérique de l’alchimie arabe, où zāhir, l’exotérique, le manifesté, est conçu en relation permanente avec son antonyme, bātin, l’ésotérique, le caché. Il n’est sans doute pas inutile d’en rappeler ce passage : « Selon la doctrine idéaliste, les verbes vivre et rêver sont rigoureusement synonymes; de milliers d’apparences je passerai à une seule ; d’un rêve très complexe à un rêve très simple. D’autres rêveront que je suis fou et moi je rêverai au Zahir. Lorsque tous les hommes ici-bas penseront jour et nuit au Zahir, qui sera un songe et qui sera une réalité, la terre ou le Zahir ? » (Borges, ibid.).

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premier enseignement du Tao : « Obscurcir cette obscurité, voilà la porte de toute merveille8. ». Où en êtes-vous de votre quête ? J.-Ph. T. Si la nuit apparaît dans mes premiers livres, c’est très instinctivement. Il n’y a pas de raison objective, ou que je pourrais expliquer, ou de raison délibérée. Peut-être qu’à partir de Faire l’amour, c’est plus conscient… Dans ce livre, en tout cas, je voulais parler de la lumière. Je voulais que la lumière soit au cœur du livre et en particulier, évoquer la lumière du Japon, évoquer la lumière de Shikoku. Et donc très naturellement, pour en parler, il vaut mieux situer l’action de nuit, parce qu’il y a beaucoup plus de variations, ainsi que toutes les lumières artificielles, qu’on peut décrire. Il y a donc là quelque chose de délibéré, lié à la lumière : parce que je voulais l’évoquer, il fallait passer par la nuit. Mais c’est certain qu’il y a sans doute une obsession, irrationnelle ou instinctive, un plaisir de la nuit. La Réticence, par exemple, comporte aussi beaucoup de scènes de nuit, alors que je n’avais pas ce désir conscient d’évoquer la lumière. C’est une obsession un peu comparable à la présence de l’eau dans mes livres. R.-M. A. Puisque l’eau « favorise tout9 », laissons donc aller l’esprit de géométrie : le théorème de Pythagore, les deux infinis de Pascal, l’acide dans la trousse de toilette, les multiples bains, de mer ou autres, l’imaginaire élémentaire, la recherche revendiquée d’une énergie, d’abord par l’humour puis purement romanesque : cela n’oriente-t-il pas vers une autre lecture de votre œuvre ? J.-Ph. T. Il y a un certain nombre d’obsessions dans mes livres. Je peux les constater, mais je ne les théorise pas. L’eau en est une, capitale, extrêmement présente, mais il n’y a pas d’explication rationnelle à cela. C’est une obsession, ça me plaît, c’est mon désir, c’est mon plaisir. J’ai toujours éprouvé du plaisir à parler de l’eau, à la décrire, à faire des métaphores aquatiques, fluides, liquides, mouillées. C’est comme ça : j’en ai envie. Point. R.-M. A. Faire lire dans une salle de bain, n’était-ce pas déjà attribuer une vertu lustrale à la littérature ? 8 9

Lao-Tseu, Tao-tö king, traduit du chinois par Liou Kiahway, Paris, Gallimard, « Folio », 1967, p. 11. Ibid., p. 19.

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J.-Ph. T. Pas d’autre commentaire. R.-M. A. Dans Fuir, la disparition inexpliquée de Marie est de l’ordre du précipité et la précipitation, tant des personnages que de l’action ou du temps, correspond à deux éléments saillants chez vous. D’une part, la tension entre l’immobilité et le mouvement effréné. Entre La Salle de bain et l’incessant « déplacement professionnel » dans Fuir, où réside la constante ? J.-Ph. T. Je passe. R.-M. A. D’autre part, la précipitation est celle croissante de vos phrases, qui se sont considérablement allongées depuis vos débuts. Ce qui m’amène à relier le déplacement à son équivalent étymologique : quel rôle joue la métaphore dans les accélérations et décélérations de votre écriture ? J.-Ph. T. Le rythme des phrases est très dépendant du rythme de l’action. Il est évident que pour décrire un homme étendu dans sa baignoire, on peut se contenter d’une phrase simple. Lorsqu’il faut décrire un cheval qui s’échappe dans un aéroport, il est certain que si la phrase fait deux pages, elle s’unit, elle se marie à l’action en cours. J’ai donc essayé de faire en sorte que ma phrase suive le rythme du cheval qui s’emballe et qui s’échappe. Ma phrase ne s’échappe pas, mais d’une certaine façon, elle s’emballe. C’est moi qui la chevauche, si j’ose la métaphore : je chevauche la phrase qui s’emballe et je continue de la contrôler, tout en étant vraiment secoué. Mais il faut être très bon cavalier, pour ne pas être simplement baladé, emporté. J’aime cette métaphore : bon cavalier, c’està-dire bon technicien, et je crois que techniquement je suis plus à même maintenant, mieux armé pour maîtriser de telles phrases, qui sont extrêmement complexes, même si elles s’écrivent souvent d’un seul élan, d’un seul jet. Car je les retravaille : dans une phrase qui fait deux pages ou plus, j’ajoute des éléments, dans un tumulte en mouvement. Je pense que cela nécessite une plus grande maîtrise technique, comme écrivain, que les phrases simples et courtes de La Salle de bain, qui finalement étaient rassurantes, pour moi qui voulais tout maîtriser. Avec ces phrases très courtes, je risquais moins de me casser la gueule. Lorsque je suis au sommet de cette phrase qui s’élance au galop en pleine nuit, je dois être assez costaud techniquement.

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R.-M. A. Dans le belgicisme « s’encourir », il y a le réfléchi. Serait-ce vous qui vous encourez ? J.-Ph. T. Je n’entre pas dans cette métaphore. Ou alors pas volontairement. Un mot sur l’utilisation de ce verbe, parce qu’il y a belgicismes et belgicismes. Il y en a qui ne sont pas beaux et qui sont même des fautes de français. Je les évite. Et puis il y a des belgicismes qui viennent du français plus ancien. C’est le cas de « s’encourir », qui est plus beau que « partir en courant ». Cela me plaisait d’utiliser ce verbe, certes comme une coquetterie, mais une coquetterie que j’assume parce qu’elle ajoute quelque chose à la langue. Ou plutôt c’est quelque chose que la langue française a perdue et que seuls les Belges avaient gardée, et que je restitue, que je remets dans le pot commun. R.-M. A. Et l’Héautontimorouménos ? J.-Ph. T. No comment. R.-M. A. À propos de vos phrases, si nous parlions de Proust ? J.-Ph. T. C’est un compagnonnage constant. Ce n’est pas non plus une influence trop contraignante. Dans La Télévision, il en est fait mention plusieurs fois, ne serait-ce que par le personnage qui retraduit Proust en allemand. C’est un écrivain dont je me suis nourri. Quelque chose me plaît dans la précision… Non : plutôt dans la complexité de la description de certains sentiments, états d’âme, qui sont extrêmement complexes et qu’il arrive à exprimer de façon limpide, sans faire l’impasse d’aucune nuance, allant dans tous les détours. Il y a une sorte d’introspection psychologique de certaines phrases qui me plaît. Il y a aussi quelque chose qui est peut-être moins souligné, mais que j’aime beaucoup chez lui : son goût pour l’aphorisme. Ce n’est peut-être pas hypermoderne, en tout cas « vingt-et-unième siècle », mais ce n’est pas non plus La Rochefoucauld. Proust a une façon d’écrire les aphorismes, au milieu d’une phrase, qui est encore utilisable aujourd’hui. Alors qu’écrire des aphorismes dans un recueil, je ne sens pas trop la façon de le faire. Les aphorismes de Proust sont englobés dans la prose et passent très bien. C’est une leçon que j’ai retenue.

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R.-M. A. Revenons à l’idée de décrochement stylistique, qui va de pair avec le changement subit de registre – « Le jour se levait sur Tokyo, et je lui enfonçais un doigt dans le trou du cul10. ». À quoi correspond ce trait ? J.-Ph. T. En fait, il faudrait faire partir la citation de beaucoup plus loin. Ce qui est saisissant dans la fin de la phrase, c’est le contraste avec presque toute la première partie du livre. Si on la cite hors contexte, elle est dénaturée. C’est une phrase très forte parce que la fin est une sorte d’éclair qui illumine en contrepoint tout ce qui précède, au moins les deux pages qui précèdent. J’ai beaucoup travaillé ce passage. Notamment, je n’arrivais pas à ce « doigt dans le trou du cul », si je puis dire. J’avais un énorme problème, j’y revenais sans cesse et cela ne marchait jamais, parce que le « doigt dans le trou du cul » arrivait toujours à la fin d’une très longue phrase, qui faisait deux pages. J’ai trouvé la solution en me disant qu’il fallait couper la phrase. Si c’était trop amené par les deux pages avant, cela ne marchait jamais. Il fallait donc l’amener, puis mettre un point et : « Le jour se levait » – comme un changement de plan au cinéma – « et je lui enfonçais un doigt dans le trou du cul ». L’image est alors saisie en une fois. Alors que si c’est amené par les deux pages qui précèdent, on n’arrive pas à saisir l’image en une fois. Il y a donc toute la préparation, qui est là comme un système de persistance cérébrale, et puis l’image, qui est seule. J’y ai travaillé deux mois, alors je l’explique volontiers. Au terme de ces deux mois, j’ai optimisé la façon de faire sonner la phrase. R.-M. A. Le contraste est travaillé entre des représentations triviales et une tension vers le sublime, rejeté en même temps qu’avancé : « Je regardais l’immense étendue de la ville derrière la baie vitrée, et j’avais le sentiment que c’était la terre elle-même que j’avais sous les yeux, dans sa courbe convexe et sa nudité intemporelle, […] et j’eus alors fugitivement conscience de ma présence à la surface de la terre, impression fugace et intuitive qui, dans le douceâtre vertige métaphysique où je vacillais, me fit me représenter concrètement que je me trouvais à l’instant quelque part dans l’univers11. », que l’on retrouve dès la première phrase de La Mélancolie de Zidane : « Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien, un ciel blanc nuancé de nuages gris aux reflets bleutés, un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande, Zidane regardait le 10 11

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour, op. cit., p. 91. Ibid., p. 47.

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ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football12. ». Chez Toussaint, qu’y a-t-il donc après la physique ? J.-Ph. T. Je passe. C’est trop complexe. R.-M. A. Un regard tourné vers la terre, un autre vers le ciel. Aristote et Platon : L’École d’Athènes dans la Chambre des Signatures ? J.-Ph. T. Je n’avais pas pensé à cette métaphore. Il faut dire que L’École d’Athènes est très référencée et lourdement symbolique. Je ne pense pas que je le sois jamais, mais je ne vais pas critiquer L’École d’Athènes. R.-M. A. Dans Fuir, le champ lexical de la permanence était récurrent. Dans Faire l’amour, vous évoquez l’impermanent13. Où en êtes-vous à ce sujet ? J.-Ph. T. Permanence, impermanence… Non, je n’ai pas grand-chose à en dire. R.-M. A. Faire l’amour est cependant le premier de vos livres où vous avez « osé » la psychologie et l’adjectivité, à l’encontre de vos débuts, d’influence néo-romanesque. Au début des années 1990, Alain RobbeGrillet me disait même qu’il vous tenait pour son principal héritier, au point de donner des cours sur L’Appareil-photo. Que s’est-il passé qui a infléchi votre écriture ? J.-Ph. T. Oui, je sais que Robbe-Grillet faisait un cours sur L’Appareilphoto, en particulier sur le premier paragraphe, qui est très programmatique. C’est vrai qu’il y a matière. Ce n’est pas du tout un essai, mais c’est tellement conceptuel et proche de la théorie que cela se prête beaucoup à l’étude. À partir de Faire l’amour, il n’y a dans mon esprit aucun renoncement à quoi que ce soit, je ne renonce à rien, mais je ne me prive plus de rien non plus. Dans mes premiers livres, je me privais 12 13

Jean-Philippe Toussaint, La Mélancolie de Zidane, incipit. Voir Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour, op. cit., p. 155.

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d’un certain nombre d’éléments, en particulier de la psychologie, parce que je m’en méfiais et parce qu’il me semblait qu’utilisés abusivement, ils étaient lourds et inintéressants, et nous éloignaient de ce qui était le sens véritable de la littérature, qui est une question de forme et de rythme. Je me méfiais de ce type de béquille et refusais donc la psychologie, sans doute dans la lignée de Pour un nouveau roman14. À partir de Faire l’amour, je me suis dit que je n’avais à me priver de rien, que je pouvais utiliser tout ce qui est à la disposition d’un écrivain. Et justement, comme j’use de la psychologie avec parcimonie, elle ajoute alors quelque chose. Cela n’enlève rien et je reste fidèle à moi-même. Pour moi, c’est très important de dire cela. Il n’y a aucun renoncement. C’est simplement poursuivre une recherche et, en poursuivant cette recherche, ne plus avoir peur de certains éléments qui seraient prétendument interdits ou à éviter. Votre mot d’infléchissement est juste. Nous sommes d’accord. Il faut pouvoir tout utiliser. R.-M. A. À propos de Robbe-Grillet, vous savez que lorsqu’un récit lui venait, il savait aussitôt s’il entreprendrait un livre ou un film, selon ce qui se présentait à son esprit : structures de langage ou images et son15. Tel n’est apparemment pas votre cas, puisque, pour le dire vite, vos derniers romans sont visuels. Je pense en particulier aux jeux de lumière dans Faire l’amour, à l’importance des couleurs dans ce roman et dans le suivant, à la course poursuite à travers Pékin dans Fuir, ou à la scène sur le tarmac de Narita dans La Vérité sur Marie16. Pour autant, ce n’est pas du cinéma : la puissance des images s’impose d’emblée sous une forme très littéraire et difficilement transposable à l’écran. Comment envisagezvous la comparaison entre vos activités de réalisateur et d’écrivain ? J.-Ph. T. Votre question dit très bien les choses, alors je ne vais pas les répéter. C’est vrai que mon imagination est toujours visuelle, essentiellement visuelle. Hier, je me suis même prêté à une expérience où, par résonance magnétique, on prenait des images de mon cerveau. On m’a posé un certain nombre de questions : « Avez-vous ressenti des odeurs ? – Non. – Avez-vous entendu des sons ? – Non. – Avez-vous vu des images ? – Oui. » Sur une échelle de un à dix, j’avais toujours dix en visuel. Étalé dans cette espèce de scanner, je voyais des images. Mon cerveau fonctionne ainsi, ce qui me permet d’écrire des livres, de prendre 14 15 16

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963. Voir ici même, « Alain Robbe-Grillet : Reprise et montage », p. 259. Voir Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, op. cit., p. 84-138.

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des photos, de réaliser des films. La musique, ce n’est pas très visuel – encore que, on devrait pouvoir y arriver. Pour moi, l’imagination est visuelle, mais les moyens sont très différents, et je ne vais pas rentrer dans les détails de ce qui différencie la littérature du cinéma. R.-M. A. Plutôt que de cinéma, qui implique ipso facto le mouvement, ne vaudrait-il pas mieux souligner que vos images sont arrêtées, non seulement comme les instantanés de L’Appareil-photo, mais surtout telles des compositions picturales. Les références à Mondrian dans La Salle de bain, au Titien dans La Télévision, à Mapplethorpe dans Faire l’amour, et le métier de MoMa, le signalent obligeamment. Quels rapports entre votre écriture et la peinture ? J.-Ph. T. C’est une très vaste question. Je n’ai pas vraiment de réponse. Il faudrait peut-être que j’écrive un jour un texte là-dessus, que je m’y penche à l’occasion d’un entretien uniquement consacré à la question. Je n’ai pas envie de le faire maintenant en deux mots. C’est vrai que la peinture joue un rôle très important dans mes livres. On pourrait même aller au-delà des exemples que vous en donnez. Dans les derniers livres en particulier, on pourrait presque dire que ce sont des tableaux. Lorsque Zahir descend du van sur l’aéroport, on pourrait imaginer une très grande toile, à la Delacroix ou à la Géricault. Un très grand format, de nuit, quelque chose de dramatique. Il y a quelque chose à creuser, mais je n’ai pas envie de développer, encore que je vienne d’amorcer une réflexion. Il faudra que je me penche davantage sur la question. D’autant que vous n’êtes pas le seul à me la poser. Il y a un ou deux mois, une chercheuse m’en a parlé. Il y a aussi un bibliothécaire à Vienne qui m’a livré une intuition intéressante. Il voulait voir les rapports de mes livres avec le dessin et avec la peinture, et m’avait dit : « Peut-être qu’on pourrait faire cette hypothèse que vos premiers livres, jusqu’à La Télévision, se rapprochent du dessin et de l’esquisse, et que les derniers se rapprochent des grands tableaux. » R.-M. A. Pour en finir avec Alain, j’ai été un peu étonné que certains chroniqueurs aient décelé son ombre, ou cru le faire, dans La Vérité sur Marie17. Il me semble pourtant qu’il y a une différence de taille entre vos deux univers, non pas seulement le traitement des personnages, mais le 17

Voir notamment Nelly Kapriélian, « “Le plus fort dans un roman, c’est ce qui manque” », Les Inrockuptibles, n° 721, 22 septembre 2009.

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fait d’une présence esthétique absolue : il n’y avait pas chez lui la beauté qu’il y a chez vous. Et je ne parle pas que du style et de la langue. Cela ne tient-il pas à la sensualité de votre inspiration ? J.-Ph. T. Vous avez raison : c’est un malentendu complet de dire que La Vérité sur Marie est robbe-grillétien – ce qui n’est en rien une critique de Robbe-Grillet. Certes, on a beaucoup souligné la description des chaussures 18 , mais elle peut faire aussi penser à la description de la casquette de Charles Bovary. C’est déjà chez Flaubert, cette façon de s’attacher à certains détails19. La question théorique, qui était présente dans Fuir déjà, où je me sens très proche et continue de me sentir très proche de Robbe-Grillet, c’est sa façon d’insister sur l’importance du manque. Je ne sais pas si c’est aussi clairement dit dans Pour un nouveau roman, mais il y a un chapitre sur l’importance du manque dans Préface à une vie d’écrivain, qui me semble un chapitre très important d’un point de vue théorique et m’a conforté, confirmé dans des intuitions que j’avais déjà : le manque est extrêmement dynamique, porteur, dans la littérature. Plus il y a de manque, plus il y a dynamisme et potentialités. RobbeGrillet l’exprime très bien dans Préface à une vie d’écrivain20 et, pour moi, cela reste une leçon vivante et que j’utilise. Mais ce serait un malentendu de dire que je décrirais de façon obsessionnelle et maniaque. R.-M. A. Dès l’Antiquité, libido désigne aussi bien les appétits que la fantaisie ou l’excès. Chez Jung, le mot renvoie à l’énergie vitale. Le titre Faire l’amour et le verbe vivre, dans Fuir, ne résonnent-ils pas comme une double injonction ? J.-Ph. T. Pas vraiment. Ni Fuir, ni Faire l’amour ne sont des injonctions. Sinon j’aurais dit : Faites l’amour ! et Fuyez ! Avec le point d’exclamation. R.-M. A. Vous définissez volontiers l’inspiration en termes de temps, de lumière, d’amour et de mélancolie : comment se conjoignent-ils dans la forme ?

Voir Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, op. cit., p. 45-46. Voir Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 2013 : Madame Bovary (1857), par exemple. 20 Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d’écrivain, Paris, Seuil/France Culture, « Fiction & Cie », 2005. 18 19

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J.-Ph. T. Je ne suis pas sûr que ce soit exactement tel qu’exprimé dans votre question. Mais ces mots me sont chers, tous. J’aime bien mettre ensemble forme et mélancolie, par exemple. « Il ne fut question ce soir-là que de forme et de mélancolie », ai-je écrit dans La Mélancolie de Zidane. Après avoir réfléchi à cette phrase, je me suis dit que c’était vrai pour Zidane, que c’était vrai pour La Mélancolie de Zidane aussi, puis j’ai élargi à tous mes livres et à toute ma recherche. Finalement, il n’y fut question que de forme et de mélancolie. Au-delà de ce livre-là, je trouve que cela peut être un résumé de ma recherche. R.-M. A. Me rappelant « encore qu’aux mots, il préférait la lumière21 », je me suis dit que nous pourrions terminer par une question démesurée : pourquoi écrivez-vous donc ? J.-Ph. T. La conclusion venait avec la mélancolie de ma précédente réponse. R.-M. A. C’est bien ce que j’avais compris. À quand l’automne-hiver22 ? J.-Ph. T. Ça vient. J’y viens. Liège, janvier 2011. *

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Jean-Philippe Toussaint, Monsieur, Paris, Minuit, p. 102. Allusion à la dernière saison du cycle romanesque tournant autour du personnage de Marie de Montalte : Faire l’amour (hiver), Fuir (été), La Vérité sur Marie (printempsété) et enfin, Nue (automne-hiver). Les quatre volets ont été rassemblés sous le titre M.M.M.M., Paris, Minuit, 2017.

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Œuvres citées La Salle de bain, Paris, Minuit, 1985. Monsieur, Paris, Minuit, 1986. L’Appareil-photo, Paris, Minuit, 1989. La Réticence, Paris, Minuit, 1991. La Télévision, Paris, Minuit, 1997. Autoportrait (à l’étranger), Paris, Minuit, 2000. Faire l’amour, Paris, Minuit, 2002. La Mélancolie de Zidane, Paris, Minuit, 2006. La Vérité sur Marie, Paris, Minuit, 2009. Nue, Paris, Minuit, 2013.

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Imaginaires contemporains Tanguy VIEL Roger-Michel Allemand. De mai à juillet 2008, le Grand Palais a consacré une rétrospective à la figuration narrative1. Vous avez été beaucoup sollicité à cette occasion. Pourquoi ? Tanguy Viel. J’ai rencontré Jacques Monory il y a quelques années pour un travail de commande qu’on nous proposait en commun. Nous avons très vite sympathisé et sommes devenus, je crois, assez complices dans nos vues. Et puis sa peinture, c’est vrai, a plusieurs points communs avec ce que j’essaye de faire, notamment l’utilisation du cinéma et plus généralement le recyclage des images, mêlé à des sources plus autobiographiques : c’est ce mixage qui est souvent très beau. Alors voilà, c’est un peu le hasard aussi, mais du coup j’ai accepté de réfléchir un peu sur ce que pouvait être la figuration narrative. Mais pour tout vous dire, en dehors des œuvres de Monory et de Aillaud, j’ai été plutôt déçu. R.-M. A. Ancré dans l’imagerie populaire de la société de consommation, ce mouvement tentait de rompre avec l’abstraction. Qu’en pensez-vous ? T. V. En réalité, je ne me sens pas tellement proche de la figuration narrative en tant que mouvement, justement parce qu’elle est très ancrée historiquement, et même souvent revancharde à l’égard des autres mouvements de son époque. Tout ce qui, dans la figuration narrative, a été fait dans un sens polémique et politique a produit une peinture volontariste qui vieillit plutôt mal. R.-M. A. Circonscrit aux Trente glorieuses, elle a pâti de l’hégémonie du pop art. 1

Figuration narrative, Réunion des musées nationaux & Centre Pompidou, 2008.

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T. V. Le pop art est plus intelligent. Il a plus d’humour sur lui-même. Il a un dandysme que n’auront jamais atteint les peintres français. J’excepte Monory bien sûr, qui a de la classe. R.-M. A. En France, la régénération picturale est également passée par les nouveaux réalistes, rejetés par la figuration narrative au point que dans l’ensemble provocateur Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp, en octobre 1965, le huitième et dernier tableau montre le cercueil du peintre, drapé dans la bannière américaine, porté par trois artistes pop new yorkais et par trois nouveaux réalistes parisiens, ainsi désignés comme repoussoirs. T. V. J’avoue que je n’ai jamais compris la violence du conflit avec les nouveaux réalistes, encore moins le sens trop grossier de ces tableaux douteux. Il aurait pu y avoir beaucoup plus de relations entre les deux mouvements et surtout beaucoup plus de porosité qui n’aurait pas desservi la figuration narrative, au contraire. J’ai entendu il y a encore deux mois Rancillac nous expliquer que Duchamp était un escroc. Ce genre de discours en 2008, vous serez d’accord avec moi que c’est vraiment stupide. Dans ces conditions, il est difficile de bâtir un dialogue, mais encore plus une œuvre solide. R.-M. A. Duchamp assassiné, c’est bien entendu la mise à mort de l’art conceptuel. Comment vous situez-vous dans ce débat, que ce soit en termes picturaux ou littéraires ? Les deux domaines sont-ils comparables ? T. V. J’entretiens avec Duchamp la même proximité qu’avec Maurice Blanchot ou Samuel Beckett, c’est-à-dire une admiration sans borne. Ils sont ceux qui ont touché au nœud de la création. Il ne s’agit pas de faire comme eux bien sûr puisqu’ils ont épuisé leur propre sillon, mais je n’arrive pas à comprendre comment on peut être artiste, toute discipline confondue, et ne pas se reconnaître dans ces gestes-là, d’extrême ironie, d’extrême fatigue ou d’extrême désespoir. Du coup, je ne fais pas une différence aussi radicale, dans le geste de créer, entre une tentative purement conceptuelle et, à l’inverse, une hypertrophie de la figuration. Ce sont deux postures inverses mais qui devraient être capables de se reconnaître mutuellement comme sœurs. En tout cas dans l’écriture, ce sont deux états très voisins qui peuvent mener de l’assèchement pur aux images les plus débridées. La différence ensuite entre écrire et peindre,

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c’est qu’écrire ne peut jamais être un geste conceptuel : paradoxalement, le langage produit plus forcément de l’image que la peinture. De là que nous n’avons jamais eu d’une manière aussi virulente ce débat entre figuration et abstraction. Et parce que devant une phrase, je suis sûr que Samuel Beckett et Alexandre Dumas, pour prendre les deux extrêmes, peuvent ressentir la même chose. R.-M. A. Vous avez en tout cas au moins un point commun avec les tenants de la figuration narrative, du point de vue de l’arrière-plan culturel : la plupart de ces raconteurs d’histoires fréquentaient la Cinémathèque et empruntèrent volontiers des formes à la Nouvelle Vague. Chez vous, dès Le Black Note, on observe une écriture quasi cinématographique, dans les images, les plans-séquences et le montage. Qu’est-ce que votre cinéphilie a précisément apporté à votre manière d’aborder un récit ? T. V. En premier lieu, je crois, un capital d’images disponibles : le cinéma a formalisé des archétypes, à la fois comme aboutissement de la littérature passée, à la fois comme renouvellement de ces figures actualisées dans le monde moderne en tant que plus urbain, plus mouvementé, plus nocturne, etc. C’est donc une mémoire et donc un matériau pour moi, au même titre que l’enfance ou la réalité perçue. Mais bien sûr le cinéma est aussi une forme, et en tant que telle, elle « préfigure » ou « configure » notre cerveau. De ce point de vue, je crois que l’apport le plus important sur mon propre travail est celui du rythme, c’est-à-dire de l’enchaînement des durées. Par exemple, j’ai l’impression de penser mes livres sur deux heures maximum, avec des pleins et des creux qui ont l’air d’être inconsciemment calqués sur un rythme de narration cinématographique. Mais ce rythme du cinéma emprunte luimême à des formes très archaïques, souvent proches du théâtre grec. Donc on pourrait dire les choses dans l’autre sens : que c’est toujours la littérature, en tant qu’art du récit, qui tient les ficelles. R.-M. A. Cinéma est construit à partir du dernier film de Mankiewicz, Le Limier2. En quoi, dès lors, a consisté votre travail d’écrivain ?

2

Cf. Tanguy Viel, Cinéma, Paris, Minuit, et Joseph L. Mankiewicz, Le Limier [Sleuth], 20th Century Fox, 1972.

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T. V. Ce travail a eu lieu à une époque où le cinéma possédait pour moi une puissance narrative et notamment mimétique, que je ne me sentais pas capable d’égaler par la phrase. Alors c’était comme un jeu d’impuissance que de plier le genou devant le cinéma en disant : il ne reste que ça à faire, essayer de raconter un film. À ce point qu’au départ, le projet était très froid, très formel, consistant seulement à décrire cliniquement l’objet. Mais très vite, ma propre phrase achoppait contre les images et c’est curieusement de cet achoppement qu’est né le narrateur. C’est seulement là que le livre a pu avoir du sens pour moi, quand j’ai compris que l’enjeu n’était pas seulement le « concept » du remake littéraire, mais la scène balbutiante et obsessionnelle du discours. De sorte qu’à la fin, je crois, c’est plus un livre sur la cinéphilie que sur le cinéma. R.-M. A. Vous vous êtes beaucoup intéressé au polar et aux films de série B ; l’intrigue et la structuration de vos romans sont communément rattachées au genre policier. D’où vient cet attrait et sur quoi repose-t-il ? T. V. Je me suis longtemps posé cette question, surtout que je ne lis pas du tout de romans policiers. Ma première réponse fut souvent de croire qu’il y avait là, sur la scène criminelle, une densité de passions et de sentiments humains, exactement comme sur la scène tragique antique, mais incarnée dans le monde moderne : la grande ville, le crime organisé, l’unité familiale et non plus politique, etc. Je continue de le penser, mais depuis quelques temps, j’ai aussi remarqué que cette scène-là devait beaucoup au XIXe, au romantisme et aux mythologies gothiques, à l’identification de la littérature avec la marge, avec le mal. J’ai notamment lu les travaux de Mario Praz qui trace des généalogies vraiment passionnantes de cette histoire. Et au fond, chez moi, ce XIXe siècle, c’est l’image que j’ai depuis l’enfance de la littérature, avec Edgar Poe et Conan Doyle. Dernier avantage du policier : il permet de travailler sur de petits espaces, et moi je crois que je me sens mieux dans une unité de lieu. R.-M. A. Umberto Eco me disait que toute recherche a une structure policière. T. V. Oui, c’est sans doute vrai. Il y a toujours un suspens de la pensée, une enquête et une résolution. Même la philosophie la plus aride est

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toujours un drame. En fait, je suis complètement d’accord avec cette phrase. R.-M. A. Le recyclage des codes est un des éléments caractéristiques de la postmodernité : où vous situez-vous par rapport elle ? T. V. Finalement je trouve cette idée de postmodernité de plus en plus juste. Non pas vraiment le recyclage des codes, mais ce sentiment que nous arrivons « après », que toutes les histoires ont été jouées et surtout déjouées, que nous appartenons à un monde de spectres, entièrement reconstitué, parce qu’entièrement détruit avant nous : peut-être il faudrait lire le XXe siècle comme ça, comme la mise à sac de trente siècles de littérature. Alors depuis quelques années, nous puiserions sur ce champ de ruines, dans lequel nous avons à disposition une sorte de capital global de figures à réassembler. Si la postmodernité peut ressembler à ça, alors oui, nous y sommes. R.-M. A. Ne s’agit-il pas aussi de sublimer les poncifs de la paralittérature par une écriture plus consciente d’elle-même, par un effort d’élévation poétique ? T. V. Ce qui est vrai en tout cas, c’est que même dans cette grande mise à plat des hiérarchies et des figures, il y a toujours un moment où il faut recomposer des forces et des condensations : aussi l’effort d’élévation poétique est-ce surtout, dans le travail romanesque, l’effort pour charger les figures, pour les rendre actives et denses, que ce soit les paysages, les actions, les objets ou les personnages. C’est en fait un effort métonymique, où il faut faire rentrer beaucoup de contenu dans un contenant. Alors bien sûr, plus cet effort se fait, plus les images sont tendues ou intensifiées, et plus aussi l’écriture semble consciente d’elle-même : elle finit par se voir elle-même à l’œuvre. R.-M. A. Chez vous, il me semble que les tensions internes et les expansions de la syntaxe se substituent au suspense du récit et sont parties essentielles de la dynamique narrative. T. V. Je prends ce que vous dites pour un vrai compliment. En tout cas, c’est là qu’il me semble qu’il y a un effort de ma part, en ce qu’une phrase pour moi essaie toujours de résoudre une impression, une image,

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une sensation. Donc elle a son suspens, sa tension interne pour dynamiser et mêler les éléments, pour faire l’image, comme dirait Beckett – ce qui veut dire aussi faire la lumière, faire le cadre, faire l’arrière-plan, bref, un récit à part entière. Ensuite, il faudrait ajouter l’autre grande difficulté du récit pour moi, qui est la transition. Ce que vous appelez dynamique narrative, j’ai l’impression qu’elle doit provenir du glissement entre les phrases et plus encore entre les paragraphes. Bien sûr ce glissement peut procéder par rupture aussi bien que par contiguïté – et même quelquefois par anaphore –, mais il doit avoir une efficace rythmique et produire une collusion chez le lecteur, et donc une continuité dynamique. Écrire du roman, pour moi, c’est créer des liens entre des éléments hétérogènes, c’est faire de l’homogène avec de l’hétérogène et pour ça, il n’y a qu’un outil, c’est la syntaxe. R.-M. A. Comme le disait Simon : « Il y a trois problèmes qui ne cessent de me préoccuper : le premier, c’est de commencer une phrase. Le second, c’est de la continuer. Le troisième, c’est de la finir3. » Puisqu’il a été longtemps associé à ce qu’il est convenu d’appeler le « Nouveau Roman » – auquel la figuration narrative est d’ailleurs en partie redevable – et que vous êtes publié par les Éditions de Minuit, la maison mère de la mouvance, j’aimerais savoir quelle importance vous accordez à cette tentative de rénovation romanesque, et dans l’histoire littéraire, et dans votre propre parcours de lecteur, puis d’écrivain. T. V. Dans l’histoire littéraire, à mon sens le Nouveau Roman synthétise l’après-guerre, en en ayant tous les enjeux formels mais aussi thématiques. Il y a un vrai dialogue avec le passé et aussi, quoi qu’on en dise, une lisibilité très forte. Si on compare avec Tel Quel, le Nouveau Roman n’a jamais abandonné la narration et le souci du récit, ni le souci du sens, et donc du sens commun. Même si certaines déclarations de Robbe-Grillet semblent un peu « déshumanisées », il y a toujours de la chair, du sensible et finalement l’ombre d’un référent. C’est ce qui les laisse bien vivants aujourd’hui, et c’est encore plus vrai pour Simon ou pour Duras. Quant à moi, dans mon propre parcours, c’est tout simplement cette littérature-là qui m’a donné un minimum de sens esthétique et a fait naître le sentiment que moi aussi je pouvais écrire. Je n’ai jamais trouvé littérature plus démocratique au fond que les narrateurs de Beckett, ou l’absence de narrateur chez Robbe-Grillet. C’est dans ce retrait-là que 3

Claude Simon, déclaration à l’Union des écrivains d’U. R. S. S., 1984, cité dans ses Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. LXVI.

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pour ma part j’ai pu trouver une place, en tant que lecteur d’abord, en tant que bénéficiaire d’un droit à l’écriture ensuite. R.-M. A. Vous êtes brestois, comme Robbe-Grillet. Pourriez-vous à la fois me donner votre opinion sur l’écrivain et me parler de l’empreinte éventuelle qu’a laissée votre ville natale dans votre œuvre, dans votre manière de voir le monde et d’aborder la littérature ? T. V. Comme beaucoup de gens, je trouve que Robbe-Grillet a trop parlé de son propre travail. En revanche, je suis un peu outré par la liquidation faite aussi vite et étayée à tort par l’antipathie du personnage. Les deux tiers de ses livres sont splendides, où pas une phrase, pas un adjectif ne respire autre chose que de la présence pure, littéraire et vivante. Le début de Dans le labyrinthe4, j’aurais bien aimé l’avoir écrit. Je ne sais pas si on le réévaluera ou si toujours son aridité le rendra éloigné du “mainstream” de l’histoire littéraire, parce que je crois que c’est cette radicalité-là qui en fait aussi un écrivain très solitaire. Si on conserve le vieux critère de la singularité d’une œuvre, alors Robbe-Grillet est beaucoup plus grand, beaucoup plus seul que Claude Simon, qui doit décidément trop à Faulkner. Pour ce qui est de Brest, c’est très vaste et très difficile à dire, parce qu’en un sens, j’y habite encore. Brest est devenu une fiction, un décor qui est lui-même mon territoire littéraire. J’ai l’impression d’avoir élu domicile là, de m’être sédentarisé dans un espace mental et visuel, avec cette ville très archétypale et la mer autour. Il y a dans ce type de “maquette” une simplicité géométrique proche de Kafka : territoire, frontière, limite, horizon, tout ça est fait d’angoisses autant que de projections rêvées, presque animales. R.-M. A. Le vent et la roche habitent votre œuvre : l’influence de la Bretagne originelle ? T. V. Sûrement. Mais là aussi le réel de l’enfance a rencontré un territoire balisé littérairement, celui du roman anglo-saxon, puis du roman maritime. C’est une chance quand ses mythologies personnelles rencontrent des mythologies esthétiques, même si elles sont un peu anciennes…

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Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Minuit, 1959.

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R.-M. A. Brest, c’est aussi le Finistère, une limite donc, géographique et symbolique. Or vos personnages sont également des marginaux, dans les franges de la représentation et de la société. À quoi correspond ce choix ? T. V. Ce n’est pas vraiment un choix, plutôt un constat a posteriori qu’en effet les personnages sont un peu déroutés. Je n’ai pas beaucoup d’explication là-dessus, sinon que sans doute, derrière, se jouent une image de soi aussi bien qu’une image de l’art, que l’une comme l’autre, l’identité personnelle ou l’œuvre d’art ont du mal à être pensées au centre de l’espace sensible, économique ou politique, donc ni au centre du monde, ni au centre de la ville, ni dans des positions de force, mais plutôt, soit dans des positions de fatigue et de spectre, soit dans des positions de revanche ou même – je le ressens de plus en plus – d’attente et de reconquête. Brest comme antichambre des capitales. R.-M. A. Quand vous viviez à Tours, vous étiez dans le dénuement. En quoi cette expérience de vie a-t-elle influé sur votre pratique de la littérature ? Il y a-t-il un lien avec le thème de l’absence – d’argent ou d’amour – dans plusieurs de vos livres ? T. V. Pour un éventuel lien entre ma vie et mes livres, je ne saurais dire. Si l’absence y tient un grand rôle, j’ai envie de croire que c’est dans l’enfance que se forge ce genre de manque et d’obsession. Le dénuement dont vous parlez, un peu mythifié par d’autres, correspond plus simplement à une radicalité de vie. Il se trouve que je n’avais qu’une idée en tête – écrire –, et que cette idée arrivait à m’arracher à tout, à me désincarner en quelque sorte. Et puis il y a une grande jouissance à n’avoir rien. C’est beaucoup plus excitant, même narcissiquement, que d’avoir « un peu ». Pour revenir à la littérature, il me semble que c’est aussi ce que cherchent mes personnages : un affranchissement qui passe par le vide, la destruction du passé, l’effacement des traces. Ils débutent souvent éclipsés ou absentés par les autres et peu à peu essaient d’aller vers leur propre présence, qui est leur affranchissement et qui passe souvent aussi par la liquidation des autres. R.-M. A. J’ai lu quelque part – je ne sais plus où – qu’on vous avait rapproché d’Olivier Rolin, à travers la figure du perdant magnifique. Ce dernier élément m’a paru pertinent, mais plutôt en le rapportant à Hemingway, Conrad et Melville. Qu’en dites-vous ?

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T. V. Je n’ai pas lu Olivier Rolin mais pour les autres, le point commun, me semble-t-il, c’est que ce sont des œuvres très initiatiques. En tout cas, c’est comme ça que je lis Melville et Conrad, comme des romans de formation et des méditations sur l’existence. Et cette méditation est d’autant plus possible que les narrateurs ont été meurtris, qu’ils font souvent le récit d’une expérience violente, complexe et qui les a grandis, même dans la défaite. D’où peut-être cette expression trop employée de « perdant magnifique ». R.-M. A. Il y a une dimension crépusculaire dans vos livres. Votre art serait-il donc tourné vers le couchant ? T. V. Je ne sais pas. J’aime beaucoup m’appuyer sur la fatigue pour commencer mon travail, c’est une manière de faire retomber un peu la tension inhérente au geste d’écrire, et cette fatigue se figure peut-être mieux dans le couchant. R.-M. A. L’Absolue perfection du crime repose sur la trahison ; Insoupçonnables est porté par le thème du faux frère ; dans Vers la fiction vraie, vous écrivez qu’il y a forcément trahison de la lettre. Qu’est-ce ce qui vous touche dans ce dénominateur commun ? T. V. Je me demande si je suis sensible à la trahison en tant que telle, ou si elle est simplement le lieu épique de la déception. Je veux dire que ce qui me touche, c’est l’écart entre l’espoir posé dans les choses et les êtres, et la réponse des choses et des êtres à cet espoir. La trahison est simplement la situation superlative de cette déception, qui n’est elle-même que le dégonflement de la baudruche, c’est-à-dire le dégonflement des projections inconsidérées faites sur le monde. R.-M. A. Seriez-vous pessimiste ? T. V. En littérature, oui, pourquoi pas. En tout cas, je ne trouve pas très excitant de crier au bonheur dans l’écriture : le bonheur, ce serait plutôt la promesse extérieure au livre, la vie vécue peut-être, mais l’écriture, c’est différent, c’est une longue déploration, un échec préparé et qui jouit de lui-même. Ce peut être très heureux, l’écriture, mais forcément sur des cendres, sur quelque chose de noir au fond.

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R.-M. A. Et la tragédie dans tout cela ? N’est-elle pas au cœur de vos préoccupations ? T. V. Disons qu’elle est une ombre derrière l’épaule… R.-M. A. « À grand manque grande invention. », résume Vers la fiction vraie, à propos de la mélancolie. La fiction, selon vous, serait un antidote à la solitude et au néant : « C’est ainsi, à proportion de sa peur, à proportion du gouffre dont il réchappe, que le mélancolique engendre le monde, soit-il tout gonflé de manque. » C’est un autoportrait ? T. V. Ce que je sais de cela, c’est qu’à un moment j’ai eu besoin de regarder toutes ces choses psychiques de face, notamment tous les empêcheurs d’écrire, et à force de réfléchir dessus, je suis arrivé à ce qui est comme une tarte à la crème finalement : la mélancolie. Au fond, ce travail autour de la mélancolie était une sorte de développement de la question d’Aristote dans le Problème XXX 5 . C’était vraiment ça qui m’intéressait. Et du coup j’arrivais à cette conclusion simple : quand on est mélancolique, ou bien on agit dans le monde mais on passe pour fou, ou bien on choisit le monde des fictions et on est à sa place. En ce sens, peut-être, c’est un autoportrait. R.-M. A. Serait-ce dans le même ordre d’idées que vous vous intéressez aux romans et aux films noirs ? T. V. Je ne sais pas, parce qu’on ne peut pas dire que le noir soit la seule réponse à la mélancolie. Ce que je crois savoir, c’est que la fiction policière ou noire met forcément en scène des êtres débordants, qui en font trop, et donc vont engendrer des conflits, soit avec la justice, le monde, soit avec eux-mêmes. Mais dire cela, c’est sans doute ne rien dire, parce que ce n’est pas une spécificité du noir : quel genre de fiction ne mettrait pas en scène des êtres débordants ? R.-M. A. Dans la citation ci-dessus, il y a deux formules récurrentes sous votre plume d’essayiste : « à proportion » et « soit-il ». Effet de style ? Tic d’écriture ? Souci du volume ? Vœu d’absolution en forme d’hypothèse ? 5

Aristote, L’Homme de génie et la Mélancolie, apocryphe traduit du grec ancien par Jackie Pigeaud, Marseille, Rivage, « Bibliothèque étrangère », 1991.

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T. V. Tic d’écriture sans doute, mais c’est surtout que ma plume d’essayiste, pour reprendre votre expression, est fragile. Pour tout vous dire, je me suis essayé à ce genre-là d’abord pour régler des comptes personnels avec certains points théoriques. Mais je suis obligé de constater, avec un peu de recul, qu’il y a une différence entre vouloir se mettre au clair avec une question, en l’occurrence la mélancolie, et apporter une contribution au champ du savoir. R.-M. A. Ladite citation est incluse dans un texte où Flaubert tient la première place, mais elle m’a tout d’abord fait penser à Robert Pinget. L’avez-vous lu ? T. V. Moins que Beckett, s’il faut les comparer. Mais j’ai une tendresse très forte pour ce que j’ai lu, notamment Quelqu’un et puis les pensées de Monsieur Songe. Je pense à cette phrase qui me hante par sa violence et sa justesse, dans Taches d’encre, je crois : « Il ne faut pas confondre ses goûts et ses talents. » Il y a cette sagesse noire chez Pinget, qui le rend dur quelquefois mais nous rend curieusement tendres à son égard, parce qu’il semble d’abord dur avec lui-même. R.-M. A. Robert éprouvait une grande admiration pour Cervantès – comme vous, je crois. L’écart entre un idéal de grande élévation et la fatale déception du quotidien, qu’on trouve également chez Dostoïevski, pourriez-vous m’en parler ? T. V. Oui. Je peux essayer. D’abord je vous remercie de votre question parce que je n’aurais pas osé rapprocher moi-même Cervantès et Dostoïevski sur ce terrain, et pourtant je me rends compte que c’est ce qui me les rend plus grands que tous les autres : cette manière de se débattre avec une pensée qu’aucun corps, aucune incarnation, ne semble capable de loger. Et surtout pas bien sûr, le corps de la lettre. Pour tous ces personnages, il y a cela, une pensée hypertrophiée qui prend le pas sur le réel jusqu’à la déception ou la folie : c’est drôle chez Cervantès, c’est plus tragique chez Dostoïevski. Mais peut-être la différence, si je peux me permettre, avec mon travail, c’est que mes narrateurs, au moment où ils racontent, ont enfin trouvé un espace de conciliation entre leurs pensées, leurs rêves ou leurs idéaux, et la réalité de leur quotidien. C’est même cette conciliation qui permet qu’un récit soit possible, sans quoi ils seraient encore brûlés par l’espoir de leur folie, ou par la violence de leur déception. Peut-être même que le récit qu’ils font, ces

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narrateurs, c’est le récit du passage de leur réconciliation, dût-il bien sûr être le récit d’un crime ou d’un effacement des traces. Mais vous m’obligez là à penser des choses que je n’ai jamais pensées avant. R.-M. A. L’île du mélancolique est sans cesse menacée d’engloutissement, dites-vous : telle l’île mystérieuse du capitaine Nemo, de personne, du non-sujet ? T. V. Oui, je crois. C’est un des seuls passages de mon travail théorique que je peux reprendre aujourd’hui sans trop de gêne, à propos du tourbillon chez Poe et du trou noir en général. Il me semble que l’identité est une négociation de chaque instant avec les puissances du vide, mais qu’en même temps il s’agit de continuer à négocier pour ne pas sombrer. R.-M. A. Saviez-vous que le nom de Fernando Pessoa signifie « personne » ? T. V. Oui, je n’y croyais pas quand on me l’a dit. C’était trop beau pour être vrai, tellement ce semble magique. En tout cas Pessoa fait partie de ceux qui m’accompagnent et d’une manière d’autant plus fréquente que chaque hétéronyme représente un peu de chaque possible littéraire. Quand on ne se sent plus Alvaro de Campos, alors on se sent Alberto Caeiro. R.-M. A. Et la saudade, ça vous touche ? T. V. Qui répondrait non ? En même temps : qui pourrait s’arroger un oui qui appartient à tout le monde ? Bien sûr ça me touche, mais c’est peut-être ce qui touche qu’on pourrait appeler ainsi. R.-M. A. À quand la couleur dans vos livres ? T. V. C’est vrai qu’on me dit souvent que mes livres ont l’air d’être en noir et blanc. Je suppose que cela tient à l’imaginaire cinématographique qu’ils font naître chez les lecteurs. Mais pour ma part, je tiens à le dire, j’écris en couleurs : par exemple, Le Black Note est un livre jaune et noir, L’Absolue perfection du crime est un livre rouge et noir, enfin Insoupçonnables

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est un livre avec beaucoup de bleu et de jaune – et aussi du vert sur le terrain de golf. Je n’ai jamais cherché à recenser les adjectifs de couleurs dans mes livres, mais je suis sûr qu’il y en a plus qu’on ne croit. R.-M. A. Quels sont vos projets actuels ? T. V. Je viens de terminer un roman qui sort en janvier prochain et qui s’appellera Paris-Brest. C’est ce qu’on peut appeler un roman familial, en ce sens plutôt différent des précédents, sauf à considérer – ce que je crois – que le roman policier était une bonne manière de faire des romans familiaux sans que ça se voie trop. Par ailleurs, en ce moment je m’amuse beaucoup en produisant un feuilleton, sur commande, pour un centre culturel qui le diffuse sur papier. Cette contrainte est curieusement stimulante, surtout le fait de devoir écrire vite et donner vite ce qu’on a écrit, sans trop regarder derrière. C’est décomplexant d’un point de vue narratif, et c’est ce qu’il me faut. Brest, novembre 2008. *

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Œuvres citées Le Black Note, Paris, Minuit, 1998. Cinéma, Paris, Minuit, 1999. L’Absolue perfection du crime, Paris, Minuit, 2001. Vers la fiction vraie, Paris, Minuit, 2005. Insoupçonnables, Paris, Minuit, 2008.

Au vif du sujet Louise L. LAMBRICHS Roger-Michel Allemand. La littérature de genre existe-t-elle ? Louise L. Lambrichs. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que la littérature est classée depuis longtemps, par la critique, en divers « genres ». On parle bien de genres littéraires, n’est-ce pas. Le roman est un « genre » (qui se divise aussi en divers genres), l’essai un autre, le théâtre encore un autre, la poésie encore un autre, etc. – même si la critique actuelle s’est un peu appauvrie en se binarisant suivant les catégories anglo-saxonnes de « fiction » et « non-fiction », qui me paraissent fort schématiques. Je suppose donc que ce n’est pas de cela que vous me parlez, mais de sexe puisque le genre, dans l’espèce humaine, désigne aussi et d’abord le sexe. Vous voulez savoir si je pense que ce qui a été nommé « littérature féminine » existe ? R.-M. A. Oui, c’est tout à fait cela. L. L. L. Nous voilà donc dans le plus vif du sujet ! Le plus certain, c’est que la critique journalistique a fait exister cette catégorie depuis une quarantaine d’années, et que cela correspond sans doute à l’émergence des femmes dans le débat public, consécutive à l’action des mouvements dits « féministes ». Quant à savoir si cette catégorie est consistante, c’est une autre affaire. Quand je lis Mme de Staël, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, George Sand ou George Eliot, les sœurs Brontë, Ivy Compton Burnett, Virginia Woolf, Mary Shelley ou Iris Murdoch, je ne lis pas de la « littérature féminine », je lis de la grande littérature. En d’autres termes, quand je lis, je me moque éperdument de savoir si l’auteur est un homme ou une femme. La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir si le texte est bon, et s’il est consistant. En même temps, quand je dis cela, je sais aussi que je ne réponds pas vraiment à votre question, qui en masque sans doute d’autres. Que la différence des sexes existe, c’est évident

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(même si beaucoup – des hommes, le plus souvent, ce qui est logique – prétendent qu’ils ne la « voient » pas). Déplaçons-nous dans un genre littéraire distinct, à savoir l’histoire. Les femmes y sont-elles présentes ? À titre de courtisanes ou de pétroleuses, sans doute, parfois à titre de reines, mais dans l’ensemble, on pourrait croire que depuis l’Antiquité, seuls les hommes font l’histoire puis la racontent, non ? Les femmes n’y sont représentées qu’en une infime minorité, on nous sert quelques « figures exceptionnelles » – généralement pour leur beauté, et rarement pour leur intelligence. Quant au genre philosophique, à part Simone Weil, il n’y a quasiment que des hommes – et cela n’a pas beaucoup changé, l’exception la plus récente étant Hannah Arendt. « Statistiquement » comme on dit, puisque les hommes préfèrent chiffrer que déchiffrer, il faudrait croire que les femmes ne pensent pas et que la pensée, depuis toujours, est considérée comme un privilège masculin. Or je ne vois pas, personnellement, ce qui permet au genre masculin d’imaginer que dans le registre de la pensée, de l’écriture, de la littérature, ils seraient supérieurs aux femmes. Mais il est vrai qu’il est plus difficile, pour une femme, de rencontrer un homme qui la soutient dans son travail d’écriture, quand l’inverse est somme toute assez courant. R.-M. A. Je suis un homme mais il ne me viendrait pas à l’idée de prétendre que cela me donne une supériorité sur vous ! À quoi pensent les femmes ? L. L. L. Je me demande si vous n’avez pas mixé Musset – à quoi rêvent les jeunes filles1 – et Freud qui se posait, je crois, une autre question, à savoir : que veut une femme2 ? Comme vous le supposez sûrement, je suis bien incapable de vous répondre, aussi incapable que vous le seriez sans doute si je vous demandais à quoi pensent les hommes. La question est si générale que la réponse ne peut qu’être une sottise ou une pirouette. Par ailleurs, il faut peut-être éclairer le lecteur sur la question qui nous amène à parler de la différence des sexes… alors que vous êtes critique littéraire, et homme, et que je suis écrivain, et femme. Si nous en sommes venus là, au lieu de parler de mes travaux publiés, c’est que vous avez eu l’amabilité de me faire part de votre projet de publier un certain nombre d’entretiens que vous avez menés avec des écrivains, et que je me suis amusée du fait qu’il n’y avait, dans votre palmarès, que des hommes. 1 2

Alfred de Musset, À quoi rêvent les jeunes filles, et autres pièces (1832), Paris, Librio, 2004. « Die große Frage, die ich trotz meines 30-jährigen Studiums der weiblichen Seele nicht zu beantworten vermag, lautet : Was will eine Frau eigentlich ? »

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D’après ce que j’ai cru comprendre, ce n’était pas un choix conscient, délibéré. Il faut donc admettre que c’était un choix inconscient. Cela ne signifie pas pour autant que votre inconscient est misogyne, mais cela signifie, il me semble, que vous accordez « spontanément » une importance significativement plus importante à l’écriture… devrais-je dire masculine ? Ce n’est pas un hasard, tout de même. Enfin, si vous désirez savoir ce que je pense, il me semble que vous le découvrirez, en partie au moins, dans mes écrits – et je parle bien sûr de mes essais car pour ce qui concerne les romans, il est probablement difficile, voire impossible pour le lecteur, de savoir dans quelle mesure je partage ou non les points de vue des différents personnages. Et quand vous aurez compris ce que je pense, ou disons ce que j’ai pensé et qui me semble relever d’un impensé actuel, je pourrai vous dire à quoi je pense maintenant, et depuis de nombreuses années déjà – le « à quoi » évoquant, pour moi, un projet d’avenir que je ne peux déployer ici sans me référer à l’analyse sur laquelle s’appuie ce projet. Je l’évoque un peu dans Escapade, la conversation que j’ai publiée avec Philippe Bouret. R.-M. A. Non, je ne hiérarchise pas. Il y a, disons, le hasard des rencontres, qui, vous avez raison, n’en est jamais un. Alors admettons, mais précisons aussitôt : j’ai lu vos livres avant de vous connaître et puisque votre œuvre m’intéresse, la question que je me pose, que je vous pose, est celle de l’élan à écrire. N’est-ce pas justement réducteur de l’envisager en termes de pensée ? L. L. L. La question de l’élan, oui. Du désir ? Sans doute. Il y a une vingtaine d’années, j’avais conçu un projet qui s’intitulait Genèses : je me demandais comment naissait un livre (j’en avais déjà écrit), et j’avais entrepris d’aller interroger quelques écrivains sur cette question. Leurs réponses, je vous avoue, m’ont déçue. C’est pourquoi ce projet est resté en jachère. L’un d’eux (dont j’apprécie les textes) m’a expliqué qu’il écrivait sans son inconscient, un autre m’a parlé de l’image dans le tapis de James3, et dans l’ensemble, je les ai trouvés bien embarrassés pour répondre à cette question – redoutable il est vrai. Ce que vous nommez l’élan à écrire n’est-il pas, sous une autre forme, ce qui fut nommé naguère inspiration ? Si je me réfère à mon expérience, il y a autre chose que l’inspiration, assez commune finalement : dans l’existence, toutes sortes d’événements vous inspirent toutes sortes de 3

Voir Henry James, Nouvelles complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 2011 : Le Motif dans le tapis (1896), traduction de Pierre Fontaney.

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pensées, de scénarios, d’histoires possibles, et on ne se colle pas à sa table pour autant. Ces inspirations-là sont passagères. Pour se coller à écrire, et batailler des mois voire des années, il faut autre chose, qui varie sûrement suivant les écrivains, mais qui a aussi peut-être une part inaperçue voire inavouable. Hier, j’ai entendu Le Clézio déclarer sur France Culture qu’il était dépositaire d’un secret de famille qu’il ne dirait jamais à personne. C’est intéressant. La question que vous pourriez lui poser, c’est : si ce secret n’existait pas, aurait-il consacré sa vie à la littérature ? Mon hypothèse – un peu normande il est vrai – est que peutêtre, mais peut-être pas. En même temps, n’y a-t-il pas des secrets dans toutes les familles ? Cela dit, pour déclarer que ce secret existe et qu’on ne le dira pas, ne faut-il pas qu’il ait quelque chose d’inavouable ou d’insupportable, au sens où il remettrait en question l’image que l’on souhaite faire valoir ? Il est vrai que dévoiler un secret peut aussi avoir quelque chose de déplaisant, pour soi ou pour d’autres. Et l’écrivain, en général, se soucie de plaire... Il me semble évident que non seulement on ne peut pas tout dire, mais aussi qu’il y a des choses que l’on ne voudra jamais dire, et d’autres encore qu’on ne parvient même pas à formuler clairement. Je ne parlerais pas d’ « indicible », au sens où cette notion me paraît beaucoup trop vague et impressionniste. Pour emprunter plutôt au langage clinique de la psychanalyse, je parlerais de symbolisation (ce qui est une opération psychique bien différente de la réflexion, toujours en miroir). Dolto, fine clinicienne, disait bien : écrire, ce n’est pas raconter. Et j’ajouterais que raconter, ce n’est pas toujours écrire. Puisque vous m’avez lue, vous savez que c’est la question que je me suis posée concernant Peter Handke, mais aussi Gérard Wajcman, et David Albahari4. Chacun, bien sûr, a sa propre logique. Et en même temps, chez tous, il y a une référence au réel de la grande Histoire partagée. Quelque chose, là, les a marqués à vie, au fer rouge. Et un jour, ils écrivent. Pas tout, bien sûr. Cela renvoie aux travaux de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, sur Histoire et trauma. Ce qui pousse à écrire, c’est le non symbolisé ou le non entièrement symbolisable. Quelque chose, sans doute, comme le besoin d’inscrire ce qui ne l’a jamais été. Mais ce qui fait inscription, dans le psychisme, est assez mystérieux finalement. Une cure analytique permet aussi, parfois, des inscriptions de ce type. Mais ce qui s’inscrit par la parole n’est pas encore,

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Nous ne verrons jamais Vukovar, repris dans l’édition complétée sous le titre Comme en 14 ? Contribution à l’écriture de notre histoire.

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il me semble, ce qui demande à s’écrire et qui vous mobilise à votre table au lieu d’aller courir le guilledou. R.-M. A. C’est le paradoxe de tout écrivain, non : écrire pour exprimer sans dire ? L. L. L. Ah non ! Ce serait trop facile… Vous me disiez plus tôt que je « réduisais » en parlant de pensée, et voilà que vous réduisez « tout écrivain » au même paradoxe ? R.-M. A. Alors il faut tout dire, et ne dire que cela, sinon à quoi bon écrire ? L. L. L. Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas ce que vous dites. Pourriez-vous développer ? R.-M. A. De deux choses l’une : soit on écrit pour exprimer – un secret, une souffrance, une sensibilité... – sans (trop) (se) dire/dévoiler, soit on le fait au contraire pour tout mettre au jour. Vision peut-être manichéenne, brute (et masculine ?), sans doute, mais y a-t-il un troisième terme qui dépasse l’alternative ? Le on générique n’est que de surface : il s’agit bien de ce que vous faites qui m’intéresse. L. L. L. Voilà : vous percevez bien les limites d’un raisonnement binaire. Et puisque le on est de surface, et que la question s’adresse à moi, je vous dirai que vos deux hypothèses – pour ce qui me concerne en tout cas – sont fausses, qu’il s’agisse des romans ou des essais. Fausses ou, disons, imaginaires. Je ne doute pas une seconde qu’elles correspondent à ce que vous croyez, mais pour moi, ça ne se passe pas ainsi et pour une raison simple : c’est que pas un livre ne s’est écrit de la même façon que le précédent. Le Cercle des sorcières, le premier, j’ai mis dix-sept ans à l’écrire. Il puise, sûrement, dans la solitude radicale de l’enfance. Le second est né d’un rêve, articulé au réel historique dont j’étais l’héritière et qui se répétait – d’une autre façon – dans le monde. Je l’ai écrit en trois semaines. Le troisième, Le Jeu du roman, soulevant la question du je de l’écriture et fondé sur un jeu auquel nous jouions souvent en famille, a été écrit en plusieurs séquences interrompues par plusieurs mois. Le quatrième, À ton image, a surgi au moment du clonage de la brebis Dolly,

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qui faisait écho à une problématique familiale : mon père avait un frère jumeau. Le cinquième, Aloïs ou la nuit devant nous, interrogeait le « mystère masculin » et la séduction de la perversion, à laquelle j’ai été confrontée plus d’une fois. Après, le gouffre : un désir de comprendre notre histoire. Après m’avoir intéressée quelques années, elle m’a occupée et mobilisée de façon intense pendant encore quelques années… et j’y suis toujours. Parce qu’il se trouve que j’ai compris, ce qui m’a conduite à me heurter à des murs. Pendant dix ans, puisqu’il était question d’un déni largement partagé, j’ai cherché un analyste prêt à en parler. Je l’ai finalement trouvé et cela a donné Escapade. J’ai repris le roman, en quittant les formes classiquement narratives pour inventer de nouvelles formes. Le Rêve de Sonja est un roman sur les écrans de notre monde et l’impossibilité, pour un sujet singulier, de se faire entendre dès lors qu’il sort des sentiers battus. Le suivant, Quelques lettres d’elle, bien que couronné par un prix international en Italie, n’a pas reçu d’écho en France. Un autre sortira à la rentrée, encore sous une autre forme : le lecteur pourra en reconstruire l’histoire, au moins partiellement. Il n’a rien, évidemment, d’autobiographique, mais il est nourri de toutes sortes de connaissances et de recherches que je mène depuis des années avec les professionnels engagés dans la Procréation médicalement assistée. Il paraît qu’il est amusant, mais je doute qu’il fasse l’objet de quelque critique. Alors à quoi bon, en effet ? Ce n’est pas compliqué : si je n’écris pas, je ne vis qu’à moitié. Comme tous les artistes. Ne pas écrire est une plus grande souffrance qu’écrire, même si ça me donne beaucoup de mal. Et je ne me ménage pas. Vous dites que vous ne hiérarchisez pas. Mais n’est-ce pas une dénégation ? Quant à moi, je hiérarchise et trouve que Victor Hugo est un plus grand écrivain que Paul Bourget, que j’ai lu par curiosité. Et vu votre travail, je pense que vous pourriez être d’accord avec cela. Donc, vous hiérarchisez, non ? R.-M. A. Je disais que je ne hiérarchise pas entre hommes et femmes, écrivains ou non. Donc nous sommes d’accord. Votre remarque sur votre prochain livre m’étonne cependant : « Il n’a rien, évidemment, d’autobiographique ». Vraiment ? J’aimerais au contraire que vous me parliez de votre enfance et de vos expériences d’adulte, qui peuvent éclairer votre œuvre. D’autant que vos propos m’inclinent à penser que vous avez exploré votre psychogénéalogie.

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L. L. L. Concernant mon prochain roman, vous verrez 5 . Non, rien d’autobiographique dans ce roman-là. Mais un autre savoir, sûrement. Un savoir de ce que c’est, être une femme, dans une société largement dominée par les hommes. Au-delà de « l’histoire » (traduite de façon non narrative), c’est une métaphore de cette question, si l’on veut. Par ailleurs, vous me demandez des éléments qui éclairent mon œuvre. Mais quel aspect ? Quel roman ? Quel essai ? Si vous me posez une question générale, je répondrai par une généralité (valable), à savoir que ce qui l’éclaire, c’est d’un côté mon savoir inconscient associé à ma capacité de le supporter, et de l’autre, ce que j’ai tenté d’en faire savoir dans mon doctorat sur travaux6 – doctorat transdisciplinaire que j’ai passé non pas pour faire carrière à l’Université, mais pour faire savoir ce que beaucoup, aujourd’hui, ne désirent pas savoir. Disons que j’ai souhaité répondre de ce travail tombé dans un grand silence, ce qui m’a permis de comprendre et de vérifier une fois de plus qu’il mobilise les résistances inconscientes. Quant à la « psychogénéalogie », je me suis plutôt intéressée à ma psychogenèse. Si psychogénéalogie il y a, elle est du registre de la grande histoire… et en partie présente dans Journal d’Hannah. Vous n’avez pas l’air de penser qu’écrire, en soi, est une expérience. Une aventure. Une exploration. Je me trompe ? R.-M. A. Disons que j’ai beaucoup évolué sur la question. J’ai commencé par l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet justement pour son exploration de la matière mnésique et de sa fictionalisation. Je me suis intéressé au Nouveau Roman précisément pour « l’aventure d’une écriture7 », pour reprendre la formule de Jean Ricardou, et même si nos approches étaient très différentes. J’ai étudié l’œuvre de Michel Butor pour sa manière de traverser les frontières géographiques, culturelles, génériques et psychiques. Plus largement, je me suis lié à d’autres écrivains par curiosité pour leurs expériences, comme vous dites. Aujoud’hui, je m’interroge sur la finalité, les buts de l’écriture, et me demande si cela ne confine pas trop souvent à un ressassement, à une solitude, à un enfermement. C’est drôle comment Pascal Quignard, en 2013, me donne son accord pour un entretien en m’écrivant « Vive l’analyse ! », puis 5

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Cf. Louise L. Lambrichs, Malpensa, La Rumeur libre, 2019 et son compte rendu par Roger-Michel Allemand, « À longueur d’ombre », La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1207, 16 janvier 2019. Louise L. Lambrichs, La Littérature à l’épreuve du réel, Sarrebrück, Éditions universitaires européennes, 2010. Jean Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Le Seuil, « Tel quel », 1967, p. 111.

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change brusquement d’avis à la première question. Vous avez fait une analyse ; moi aussi. Vous savez bien que le patient ne veut pas guérir. De là, ses résistances. N’en avez-vous plus ? L. L. L. Merveilleuse question ! Merveilleuse, car elle va me permettre d’évoquer une expérience absolument inédite. Tout d’abord, je ne dirais jamais « le patient » de façon générale, car c’est une abstraction. Chaque patient est singulier, vous le savez aussi bien que moi. Et pour travailler avec des analystes depuis plus de vingt ans, et en particulier des analystes qui s’intéressent à la clinique du trauma, je ne dirai jamais qu’un patient « ne veut pas guérir ». Oui, il a des résistances. Oui, il a peur de s’effondrer tout seul. Mais la peur de s’effondrer peut produire du pire que l’effondrement accompagné, soutenu, et permettant une mutation, une reconstruction intérieure. Donc, la première résistance à l’analyse, ce peut être la peur. Mauvaise conseillère, comme vous savez. J’ai eu, comme tout un chacun, des tas de résistances. J’en ai franchi un bon nombre pas à pas, et bien accompagnée. Elles m’ont enseigné. Il est intéressant que des écrivains résistent, mais pas si étonnant que cela au sens où ils craignent peut-être de tuer la poule aux œufs d’or (leur inconscient). Ça, c’est l’affaire de chacun. Résolument privée. Mais c’est aussi l’affaire, résolument privée, de chaque lecteur. Vous me disiez que parler de pensée était « réducteur ». Je ne sais pas par rapport à quoi vous dites cela… mais je vous dirai que l’expérience de pensée qu’a été l’écriture de Nous ne verrons jamais Vukovar a été extrêmement éprouvante, du fait de la nécessité où je me suis trouvée, pour penser, de supporter la chute de presque toutes mes résistances… jusqu’à admettre que j’étais citoyenne d’un État complice avec un État qui menait une politique génocidaire, après la Shoah. Disons que devenir consciente de cela m’a changée – la conscience ne relève pas de la génération spontanée, comme vous savez. Vu le combat intérieur qu’a exigé ce travail, je comprends évidemment que les gens y résistent, car il est très inconfortable. J’ai mis aussi des années à me remettre, et cela va un peu mieux depuis que Philippe Bouret constate, aussi, ces résistances, aussi bien chez lui que chez les autres. De plus, en tant que clinicien, il voit très bien en quoi la forme de mon travail tente de mettre un point d’arrêt à la jouissance de la répétition mortifère, qui s’en donne aujourd’hui à cœur joie, y compris chez certains chercheurs, avec des appels à la guerre. La psychanalyse – vous le savez aussi – n’est pas une école de guérison… à moins qu’il soit question de se guérir d’être humain. Je me contente donc, autant que possible, d’essayer de rendre mes lecteurs

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conscients, et s’ils ne désirent pas l’être, qu’y puis-je ? Peut-on donner à boire à l’âne qui n’a pas soif ? J’ai anticipé en 2005 la montée du radicalisme islamiste. Désormais, il est là. Je ne me suis donc pas trompée. Mais qui fait le lien avec les événements tragiques d’exYougoslavie ? Qui se demande pourquoi ce radicalisme, là, maintenant ? Les résistances s’expriment clairement. M. Manuel Valls ose dire qu’expliquer, c’est justifier. Heureusement, cette déclaration est accueillie par un tollé. Je ne justifie rien. Ni le déni. Ni la politique génocidaire de Milosevic, bien sûr. Ni l’action de l’État français à cette époque. Ni l’action de l’ONU. Je montre ce qui ne peut se voir autrement qu’en étant pensé. Et aujourd’hui, contrairement à Philippe Sollers – qui prétend dans un petit film visible sur Internet que « Je pense, donc je suis », et « Je suis, donc je pense », c’est la même chose –, je peux dire : Je pense, donc je suis. Ce qui n’a strictement rien à voir avec un « Je suis, donc je pense », que je n’aurais jamais osé dire. Celui qui dit « Je pense, donc je suis », est quelqu’un qui a douté profondément de sa propre existence. Je fais l’hypothèse (clinique) que Descartes a été de ceux-là, de ces pas très sûrs d’être pour mille et une raisons qui m’échappent, bien sûr8. Mais son Cogito a l’accent d’une découverte. Si ce n’en était pas une, il ne se serait pas donné la peine de l’écrire. Pour penser, il faut longtemps douter de ses propres capacités de penser, et ne pas imaginer que la pensée c’est de l’inné, du donné. De plus, penser – si l’on pense quelque chose qui n’a pas encore été pensé, et qui a été vérifié ! – a des conséquences. Et ne pas penser aussi, bien sûr. J’essaie aujourd’hui de faire entendre les conséquences qui seraient possibles, si les gens étaient conscients. Pour le moment, ce n’est pas parce qu’ils savent qu’ils sont conscients de ce dont je suis consciente. C’est ça que je vois. À quel point certains ont peur de penser. Ce serait donc dangereux ? C’est possible… J’essaie donc de trouver des interlocuteurs, et je peux vous dire qu’ils ne sont pas légions. Ce n’est pas compliqué : tous les intellectuels ont pris la fuite. À croire qu’une femme qui pense, ça leur fait peur. Quant aux buts de l’écriture, je pourrais vous retourner la question : pourquoi écrivez-vous ? Pour savoir pourquoi les autres écrivent et l’expliquer à d’autres ? Moi, je vous répondrai très simplement : j’écris des romans pour découvrir les romans inédits que je suis capable d’écrire, et en espérant qu’ils captiveront les lecteurs en les faisant penser. Et quand j’écris des essais, c’est pour essayer de comprendre ce que je ne 8

René Descartes, Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1937 : Discours de la méthode (1637), p. 147.

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comprends pas. Et je ne publie que quand ce que j’ai compris me paraît original par rapport à ce que les autres ont déjà écrit sur la même question. Certes, ça ne plaît pas à tout le monde. Mais le désir de plaire n’est pas nécessairement ce qui m’anime au premier chef – ni le désir de déplaire, bien sûr. R.-M. A. La pensée est de l’ordre du rationnel, et la création ne me semble pas s’y limiter, voilà le sens de ma réserve. Quant à l’écriture du critique, est-elle comparable à celle d’un écrivain ? La critique est-elle un genre littéraire ? J’écris donc je suis ? Certes non. Je suis. Point. Ou comme le disait mon analyste, je suis soi. Cet étonnement d’être me touche beaucoup, ce qui ne veut pas dire que je suis insensible à l’effort de penser l’impensé, voire l’impensable. Il y faut du courage, l’audace d’affronter sa peur. Et puisque vous évoquez à nouveau votre féminité, je me dis que vos initiales, vos trois L, c’est trois fois elle. Mais qui estelle ? L. L. L. C’est joli ! Oui, ces trois ailes, c’est sûrement une de trop pour être honnête. Avant d’être critique, on est lecteur. Bien sûr, l’écriture critique est un « genre littéraire »… très difficile ! Je m’y risque parfois. Vous dites : « La pensée est de l’ordre du rationnel. » Vous énoncez cela comme une évidence… et je croyais, moi, que les hommes étaient raisonnables, ce qui ne signifie pas du tout la même chose ! La rationalité n’est pas la capacité de se laisser raisonner, mais la capacité de raisonner, autrement dit de construire des théories. Or nous savons très bien qu’une théorie peut être imaginaire, fantasmatique, ou même folle, et l’histoire ne manque pas d’exemples. Le paranoïaque est parfaitement rationnel, il a toujours raison ! Et si on lui montre qu’il a tort, il ne peut pas le reconnaître. Ses résistances sont trop fortes. Sa peur inavouée est trop puissante (mais quelle peur ? et de quoi ? S’il ne veut rien en savoir, comme on dit, on ne peut pas le savoir à sa place). C’est cela, la rationalité : l’esprit de système, comme d’autres ont dit en d’autres temps. La pensée ne saurait se réduire à cela. La pensée a suffisamment de souplesse et de rigueur pour admettre qu’un raisonnement est faux, au moins en partie, et qu’il faut donc en changer. Prenons un exemple concret, actuel : aujourd’hui en médecine, à la faveur du développement de nouvelles théories – dont certaines sont moins nouvelles qu’on ne l’imagine –, il y a des gens pour enseigner aux étudiants que la psychanalyse, c’est « dépassé ». Voilà qui, de leur part, me paraît irrationnel, et relever d’un déni de l’inconscient, voire d’un déni du sujet de

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l’inconscient. Cela ne les empêche pas de se croire rationnels. Si vous leur montrez qu’ils ont tort, que feront-ils ? J’ai proposé justement à la Sorbonne, dans un colloque, l’an dernier, de faire une expérience : faire lire mon travail à des gens qui se considèrent comme rationnels – et par exemple aux auteurs du Livre noir contre la psychanalyse. Ce serait intéressant de voir leurs réactions, et s’ils sont capables de se laisser raisonner, ou comment ils raisonneraient à partir de là. Vous seriez partant pour soutenir avec moi, et d’autres que nous pourrions recruter, une telle proposition, sérieusement ? Ça pourrait être très amusant ! Et passionnant ! Et vraiment nouveau ! Vous imaginez ? Des littéraires mettant des scientifiques au défi de penser les impasses de leurs propres théories ? Quant à savoir qui je suis, puisque j’ai découvert que je est une autre, je ne suis pas tout à fait celle que je croyais être et qui de toute façon ne correspondait pas vraiment à ce que les autres imaginaient. Bref, je suis peut-être tout simplement quelqu’un d’un peu original et qui, pour cette raison sans doute, sans compter quelques autres, a beaucoup de mal à se faire entendre. R.-M. A. Penser est un doublon de peser. Or il me semble que dans Quelques lettres d’elle, vous atteignez une nouvelle légèreté, une fantaisie si vous préférez. Je me trompe ? L. L. L. N’oubliez pas que penser est aussi panser ! Vous avez raison, avec Quelques lettres d’elle – mais aussi Le Rêve de Sonja, qui l’a précédé –, je redéploie quelque chose du côté romanesque, mais de façon moins classiquement narrative. Je ne sais pas si c’est léger, mais c’est moins lourd que le réel. Je recommence à m’amuser un peu, sans oublier pour autant. R.-M. A. Comme j’ai grandi rue Saint-Lambert, dans le 15e, le prétexte est trop beau pour ne pas vous demander de commenter votre aile médiane... L. L. L. Ah. La question est difficile, au sens où cette aile médiane a certainement joué un rôle dans mes choix, voire mon propre travail, et finalement ma destinée. Pourquoi mon père a-t-il décidé de me donner non seulement son nom, mais un de ses prénoms, en m’inscrivant ainsi quasiment dans la lignée des fils, même si je suis une fille, voilà qui appartient à son secret. Enfant, je l’ai beaucoup interrogé à ce sujet, à la fois parce que ce « Lambert » avait quelque chose, pour moi, de ridicule

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et d’importable, et vous entendez le double sens : je ne pouvais pas le porter, mais il fallait bien que je le supporte et l’importe. De plus, il y avait là, pour toute justification de sa part, une référence littéraire : Louis Lambert 9. Quel bagage ! Je l’ai beaucoup exploré ; à quinze ans, j’avais lu les deux tiers de La Comédie humaine. Mais mon père, qui était quelqu’un de très original, avait aussi ses incohérences puisque s’il estimait que rien n’est plus important que la littérature, et si c’était un immense lecteur, et un découvreur d’écrivains, il s’est montré très ambivalent à l’égard de mon propre désir d’écrire. Il ne m’y a pas du tout encouragée, peut-être parce qu’il en savait le caractère précaire et périlleux. Cela dit, quand je lui ai montré mes premiers articles critiques, publiés dans La Croix sous le pseudonyme de Louise Lambert, il les a trouvés « pas mal ». Pas de compliment dithyrambique, notez – jamais : ce n’était pas le genre de la maison. Mais, somme toute, une première acceptation du risque que je prenais, à son corps défendant. Vous savez aussi que Louis Lambert est une histoire de folie. Ce n’est donc peut-être pas un hasard non plus si mon premier roman est aussi une histoire de folie. Au fond c’est curieux : cette aile médiane symbolise à la fois la masculinité (que je n’ai pas) et la folie… Un peu lourd, tout ça, pour une petite fille. Heureusement qu’il y a Louise, tout de même, pour faire bon poids. Et Lambrichs ! Vous savez ce que ça veut dire ? R.-M. A. J’avoue que non, mais cela ne m’étonnerait pas que ça soit un doublon de Lambert, non ? L. L. L. À vrai dire, je ne connais pas l’étymologie exacte – et je me demande si l’étymologie à laquelle se référait mon père n’était pas une étymologie à la Paulhan –, mais il soutenait que cela venait de Lamm, l’agneau en allemand, et que cela renvoyait à la devise des Lambrichs qui était « Laissez pisser le mérinos », ce qu’il ne rappelait jamais sans éclater de rire. Alors Lamm s’entend aussi dans Lambert, vous avez raison, mais ce « doublon », il ne l’a jamais souligné. En revanche, il est vrai qu’il y a un agneau sur les armes des Lambrichs. Je vous raconte cela pour vous donner une idée du contexte à la fois imaginaire et symbolique dans lequel j’ai grandi. Je trouvais ces bribes d’histoire assez folkloriques et en même temps, ce folklore entretenait une part de rêve qui se perdait dans un passé dont nous ne savions pas grand-chose. 9

Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. XI, 1980 : Louis Lambert (1832).

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R.-M. A. Étymologie fabulée, je le crains, Lambrichs étant manifestement une variante de Lambert, c’est-à-dire de « l’illustre pays ». N’est-ce pas votre père qui évoquait « le dévergondage de l’oral10 » ? Alors quelle part d’austérité, quelle part de fantaisie dans cet héritage ? L. L. L. Vous connaissez comme moi La Preuve par l’étymologie, de Paulhan11… qui dit bien aussi, avec beaucoup d’esprit, les limites de cette science. Quant à faire la part de ce dont j’ai hérité, et de ce que j’apporte d’original, eh bien, je ne pense pas que ce soit à moi de la faire… d’autant que la notion même d’héritage, en matière littéraire, me paraît bien problématique. Les critiques, s’ils s’intéressent à mon travail, s’en chargeront… en inventant aussi sans doute, au moins en partie, diverses filiations. Le mot « austérité » en tout cas n’est pas ce que j’ai visé, même si mon travail sur la guerre présente sûrement un caractère austère. Je parlerais plutôt d’exigence – mon père comme ma mère, quoique sans doute de façon différente – était, pour ce qui concerne la qualité des textes, d’une exigence dont témoigne la qualité des œuvres des écrivains qu’il a publiés. Cette exigence se mariait très bien avec toute la fantaisie du monde puisqu’il a publié des écrivains originaux très différents, souvent surprenants, et qui ne manquaient pas de fantaisie. Notre « illustre pays », à la maison, était la langue française, et ce qu’il appelait le « dévergondage de l’oral », je l’appellerais plus simplement bavardage. C’est amusant qu’il ait parlé de dévergondage car par ailleurs, ce n’était pas quelqu’un de bégueule, tant s’en faut. Mais la parole a parfois quelque chose de lâche, au sens de relâché, de peu ou mal ajusté, et l’écrit supporte mal ce style de lâcheté-là. Il faut que ça tienne et que ça se tienne – ce qui n’exclut pas la fantaisie. R.-M. A. Et s’agissant de pays, quel est votre rapport à la Belgique, à sa culture, à sa littérature ? L. L. L. Vous savez, la Belgique est un pays depuis peu de temps, Simenon était belge mais il fait partie de la littérature française, Rousseau était suisse mais il fait partie de la littérature française, et quand je vais à Bruxelles, je suis rangée parfois chez les écrivains belges… J’y ai vécu comme chez moi, à Paris, quand mes petites copines me demandaient à l’école si je parlais le belge, je répondais oui avec le plus grand sérieux, 10 11

Georges Lambrichs, Le Monde, 2 septembre 1977. Jean Paulhan, La Preuve par l’étymologie, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1988.

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persuadée (du fait de l’accent) que le belge était une langue. Donc mon rapport à la Belgique – je suis née belge à Paris et j’ai été naturalisée à l’âge de six ans – est un rapport familial et familier, j’aime la Belgique et je trouve les Belges souvent moins arrogants que les Français et parfois très drôles. Le frère jumeau de mon père, Marcel Lambrichs, était belge ; mes cousines belges – Colette et Anne Lambrichs – vivent à Paris ; j’ai d’autres cousins germains du côté de ma mère qui vivent aussi en Belgique, et d’autres en Allemagne, et d’autres en Australie ; bref, la frontière entre la Belgique et la France à cet égard a pour moi d’autant moins de consistance que la langue est partagée. En revanche, je ne parle pas le flamand, que mes parents avaient appris à l’école. Mais si j’avais pu, j’aurais conservé les deux nationalités. Du point de vue littéraire, il y a des écrivains de nationalité belge que j’ai beaucoup aimés – je pense à Scutenaire, à Marcel Marien. Vous diriez de mon père qu’il était un éditeur belge ? C’est ainsi que la presse l’avait qualifié, un jour, pour parler du travail qu’il faisait chez Gallimard, alors qu’il était naturalisé depuis plus de trente ans. R.-M. A. Vous savez que je ne pense guère en termes de frontières, mais revenons à votre œuvre. Dans votre dynamique de légèreté romanesque, quel rôle joue le parallélisme entre « vains cœurs » et « vains culs12 » ? L. L. L. Je ne sais si c’est un parallélisme, car les parallèles en principe ne se rencontrent pas, sauf à l’infini. Mais quand le cœur et le cul (largement compris, si j’ose dire) se rencontrent, ça donne parfois une idée de l’infini, non ? (Vous voyez de quoi se privent les curés !) Alors, quand vains cœurs et vingt culs se rencontrent, vous imaginez ! Blague à part, je tourne là en dérision le fameux poncif « l’histoire est écrite par les vainqueurs » que tout le monde admet sans sourciller comme parole d’Évangile, et qui reste une espèce de repère stupide pour bien des jeunes gens. J’ai même entendu à France Culture Alain Finkielkraut s’écrier – non sans désespoir : « Comment faire pour être du bon côté de l’histoire ? » Vous entendez l’angoisse. Mais s’agit-il là de la bonne question ? Cela me paraît beaucoup trop manichéen et, surtout, ça ne fait pas la part entre l’histoire (qui est ce qu’elle est, faite par certains, écrite de mille et une façons par d’autres) et la légende. « Elle », puisque vous la citez, s’est retirée du grand monde pour vivre sa vie comme elle l’entend. Les rhétoriques manichéennes l’ennuient. 12

Louise Lambrichs, Quelques lettres d’elle, Sainte-Colombe-sur-Gand, La Rumeur libre, 2017, p. 190.

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Elle y voit une impasse en miroir et cherche autre chose, en bonne compagnie. Elle est passionnée, amoureuse, crédule, mais pas stupide. Elle a, comme on dit, du répondant. Et ce petit frère auquel elle s’adresse traverse semble-t-il une crise dans laquelle la chose sexuelle joue son rôle – c’est du moins ce qu’elle pense. Puisqu’elle joue sur les mots vainqueurs et vaincus, on peut supposer qu’elle répond à une communication orale (téléphonique par exemple), et qu’elle répond par écrit en lui faisant entendre autre chose que ce dont il lui parlait. Elle hésite d’ailleurs entre vingt et vain. Vous, vous avez choisi vain… ce qui me renvoie à l’écrivain. Écrits vains ? Serait-il vain d’écrire ? Vous vous posiez la question. Peut-être importe-t-il à certains de laisser croire que la chose est vaine. Cela permet d’échapper à la question de la nécessité, énigmatique probablement. Mon père disait toujours qu’un livre doit être nécessaire. J’ai tenté de me montrer à la hauteur de cette exigence. Je l’ai sûrement fait de façon inégale, mais je l’ai fait de façon assez variée, sans trop me répéter, et si je reviens au roman, c’est qu’un peu de légèreté parfois est nécessaire aussi, surtout quand le fond, sur lequel on s’appuie, reste lourd, et plus lourd encore d’être inentendu. R.-M. A. C’est un plaisir de dialoguer avec vous, qui avez parfaitement entendu mon choix de lecture. Je n’ai guère envie de discuter d’Alain Finkielkraut, qui, à mon sens, est devenu un produit médiatique, comme Michel Onfray ou Bernard-Henri Lévy. Mais je poursuis dans la provocation : seriez-vous libertine ? L. L. L. Le plaisir est partagé. Suis-je libertine ? Avouez que c’est délicieux : plus je prends de liberté en vous écriparlant, plus vous en prenez aussi. Mais cette question, tout de même… Auriez-vous entrepris de me faire rêver ? J’apprécie l’audace. Il en faut ! Et pour écrire, croyezmoi, il en faut plus encore quand il s’agit de percer les chapes de plomb qui nous servent de prêt-à-penser. Avouons au lecteur que nous ne nous sommes jamais vus et que nous osons là, peut-être, ce que nous n’oserions sans doute pas d’emblée, en présence l’un de l’autre13. Je rougirais peut-être, cela m’arrive encore, je rirais sûrement, ce qui pourrait être entendu comme une échappatoire, mais là, par écrit, c’est différent n’est-ce pas. Je peux vous répondre tout en raison gardant. Je suis quelqu’un qui se prend aux mots, vous savez – mon travail le dit. Alors, qu’entends-je quand vous dites libertine ? J’entends que vous 13

Cet entretien, écrit, a eu lieu par courrier électronique.

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me posez une question délicate. Sensible. Très sensible. À laquelle je ne peux répondre ni oui ni non, car les deux seraient faux. Et en même temps, se situer dans un vague entre-deux n’est pas mon genre. Il faut donc tenter de savoir plus précisément ce que signifie ce mot-là où j’entends d’abord – vous allez rire – Liber, Livre, Libre. LLL. Mais pourquoi tine ? Je cours au dictionnaire (j’en ai une chambre pleine, de toutes sortes) et découvre ou redécouvre (dois-je dire grâce à vous ? l’avais-je vraiment oublié ?) que libertin ou libertine dit aussi le libre-penseur, celui ou celle qui résiste au dogmatisme. Ainsi considéré, cet adjectif me va bien. Côté sexe, les moralistes (que je n’aime guère, ce sont souvent les plus hypocrites) parlent de « dérèglement ». Ce n’est pas mon cas, même si j’ai toujours pris les libertés que je désirais prendre. Donc, j’ai du tempérament. Et à mon âge, forcément, une certaine expérience. En un mot je ne trouve pas du tout que la chair soit faible ni triste, je trouve au contraire que c’est de l’alcool fort et joyeux qu’il faut savoir partager immodérément sans en abuser. Mais il faut dire aussi que cela suppose quelque chance dans les rencontres. Mais pourquoi me posez-vous cette question ? Je croyais que nous parlerions littérature et je n’ai pas écrit de livres érotiques ou pornographiques ni étalé ma vie sexuelle sur la place publique, comme d’autres ont pu le faire. Cela nous ramènerait-il à la question de la différence des sexes ? R.-M. A. Question de mec un peu bourrin ? Elle était volontairement ambiguë. Je me souviens, étudiant, d’avoir entendu un professeur postuler que les écrivains avaient généralement une sexualité hors normes, en plus ou en moins. Je me souviens aussi de Paulhan, qui affirmait que l’esprit des femmes était tout entier sexuel14, ce qui me paraît stupide. Je saisis donc l’occasion de notre rencontre pour demander s’il y aurait un rapport, chez vous, entre l’érotisme et la liberté de penser, le libertinage philosophique du XVIIe siècle en somme. L. L. L. Non, c’était une question d’homme qui veut savoir. Les écrivains font beaucoup fantasmer – et nous revenons ici à la littérature –, nous savons qu’Hugo avait un tempérament étonnant que l’on retrouve peut-être dans sa puissance littéraire. Quant à Paulhan, il était d’héritage protestant et ne s’est pas beaucoup intéressé à la psychanalyse. Mais enfin, il était lié à Dominique Aury, qui a écrit Histoire d’O. Ce qu’il dit 14

Voir Jean Paulhan, « Le bonheur dans l’esclavage », préface à Pauline Réage (pseudonyme de Dominique Aury), Histoire d’O, Sceaux, Jean-Jacques Pauvert, 1954.

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n’est pas stupide, c’est masculin – et un peu bourrin, là, comme vous diriez – ce qui est curieux chez un esprit par ailleurs aussi subtil. Cela renvoie à ce que dit Lacan lorsqu’il parle de la femme « pas-toute ». Le masculin a tendance à être tout (sexuel) et Paulhan projette là quelque chose de son propre inconscient sur « la femme »… qui « n’existe pas » et qui, au contraire, est pas toute. En même temps, Paulhan – je m’en souviens bien, il m’impressionnait beaucoup – avait quelque chose de très féminin. Je soupçonne le libertinage philosophique d’être une sublimation… et vous conviendrez qu’elle est riche et passionnante. C’est amusant que vous fassiez référence au XVIIe siècle, car c’est la même association d’idées qui est venue, à propos de mon travail publié, à Jeanyves Guérin, qui m’a autorisée à passer mon doctorat sur travaux à la Sorbonne en 2010. R.-M. A. Quand je retenais « vains » et que j’évoquais le libertinage, c’était aussi avec cette idée qu’à la lecture de vos romans, vous me semblez parfois être un écrivain avec des thèmes du XVIIe et des problématiques du XVIIIe, ce qui est un compliment. Votre bibliothèque de dictionnaires me le confirme. Qu’en est-il, à vos yeux, du dépassement du baroque ? L. L. L. Votre relance, là, est trop savante pour moi. Il se trouve que j’ai atterri dans mon époque… avec beaucoup de lacunes, bien sûr, comme tout le monde. J’apprécie beaucoup le baroque, mais je n’ai pas de théorie relative au « dépassement » – sinon en littérature où, il me semble, l’écrivain est quelqu’un qui cherche à se défaire de son « moi », assez imaginaire, pour tenter de trouver une forme qui parle à tous. Disons que l’idée que font courir des gens qui ne lisent pas beaucoup et suivant laquelle les écrivains auraient un « ego surdimensionné » me paraît une projection de ceux qui parlent ainsi. Je crois que les vrais écrivains – ceux qui m’intéressent en tout cas – sont plutôt des handicapés de l’ego, qui n’ont pas peur de travailler avec leurs propres failles. Et lorsqu’ils y parviennent, ils font vibrer chez les lecteurs toutes sortes de cordes endormies. R.-M. A. Dans le silence, la musique a été importante, non ? Mozart en particulier ? L. L. L. Très. Pas seulement Mozart. Bach, d’une rigueur splendide. Et Verdi aussi. L’opéra. (Pas trop Wagner). J’étais très douée pour la

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musique, mais j’ai abandonné le piano pour me consacrer à l’écriture. Pour moi, ça rivalisait. Je ne parvenais pas à travailler la musique et l’écriture en même temps. Peut-être parce que quand je fais vraiment quelque chose, je le fais pleinement. De plus, l’écriture sollicite beaucoup l’oreille. R.-M. A. Vous parliez de liber. Or, chez les Romains, c’était l’enfant en âge de parler, et vous vous êtes beaucoup intéressée à l’infans, qui ne le peut encore, et à sa maltraitance. Quels liens feriez-vous entre votre défense15 de ceux qui ne peuvent dire et vos œuvres de fiction ? L. L. L. Formidable. J’ignorais (ou j’avais oublié, car j’ai longtemps fait du latin) ce sens du mot liber. Il correspond tout à fait, en réalité, à l’idée que je me fais de l’écrivain chez qui l’enfant, et même parfois l’infans, reste vivant, bien qu’encrypté. C’est en quoi, sans doute, il peut parler à tous, en faisant le pari que l’enfant, chez l’adulte, n’est pas tout à fait mort. L’enfant, comme vous le savez, est une éponge. Il est bombardé de sensations qu’il ne peut mettre en mots, bombardé de mots, bombardé d’images, bombardé d’injonctions, et le monde des adultes, il n’y comprend rien, ce qui est souvent réciproque car les adultes ont oublié ou refoulé, en eux, l’enfance et ses déboires innombrables. Supporter de grandir est terrible, mais il vaut mieux essayer de le supporter, malgré tout, ce qui ne peut se faire qu’en y contribuant soi-même. Nous allons aborder ici, peut-être, une dimension clinique. Le Cercle des sorcières, que j’avais donné à lire à Dominique Aury – et sa réaction de rejet est intéressante: « Il y a de la schizophrénie là-dedans » –, mais aussi à Louis-René Des Forêts, qui m’avait dit : « Il faut le publier » (je cherchais des lecteurs éclairés et j’avais la chance d’être dans un milieu qui me donnait accès à certains, loin des lecteurs qui lisent trop vite et sont submergés par le nombre des manuscrits qui arrivent chez les éditeurs) – ce Cercle des sorcières traite à sa façon la question de la transmission de la folie dans la famille, sur trois générations. Pas du tout sur le mode génétique bien sûr, mais dans le registre psychique. La petite fille muette, on peut penser que c’est moi, ou une part de moi. L’infans est là. C’est de là que je pars. Mais je n’est pas là. D’ailleurs, Joachim Vital en avait été frappé. Il m’avait dit : « C’est curieux, tu ne dis jamais je. » Il avait raison. Je pouvais le dire dans la vie, comme n’importe qui, mais je ne pouvais pas l’écrire. Comme s’il n’avait pas de consistance, ce je. On 15

Voir notamment, Louise Lambrichs Puisqu’ils n’en diront rien, Paris, Bayard, 2009.

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pourrait dire qu’il était forclos. Du coup, dans ce premier roman, ça ne bavarde pas. Je le publie, je crois, en 1988, après dix-sept ans de travail et nombre de refus. Et je poursuis ma vie, riche de curiosités diverses, et en particulier je m’intéresse de près à la médecine et à la psychanalyse. J’ai fait une première tranche très intense après la naissance de mon fils, qui m’ouvre des perspectives inédites sur ma propre enfance et mes propres stigmates psychiques. Le lien entre le rêve et le langage me passionne d’autant que quand j’écris un livre, je le poursuis en partie pendant le travail du rêve. De plus, j’ai lu à dix-sept ans Peter Ibbetson16, que j’ai cru sans réserve, ce qui a beaucoup fait rire mes parents. Mais les adultes rient parfois bêtement, vous savez, même lorsqu’ils sont très intelligents. Je maintiens que Peter Ibbetson est la traduction remarquable du désir de l’écrivain, qui partage son désir avec une autre, qu’il retrouve en rêve et qu’il ne trouve pas dans la réalité. Il se trouve qu’il m’est arrivé, comme au narrateur de ce livre, de poursuivre un rêve d’une nuit à l’autre, ce qui montre bien qu’il y a, dans le travail de l’inconscient, une forme de continuité possible, malgré les interruptions de la veille. Cela donne le sentiment étrange de vivre une double vie – ce qui rejoint Perros disant que l’écrivain est quelqu’un qui a toujours quelque chose sur le gaz (je n’ai plus la citation exacte). Cela dit, vu l’abondance de livres, je reste avec l’idée de ne rien écrire qui ne soit nécessaire ou, au moins, qui ne s’impose. J’ai des « idées » de roman en pagaille, mais les idées de roman ne font pas des romans. Journal d’Hannah signe une première naissance d’un « je » qui s’ignore encore, et distinct du « moi » imaginaire, celui que d’autres peuvent me prêter. Je ne peux pas développer davantage ici, ce serait trop long. La publication donne lieu à divers malentendus et confirme ce que disait mon père, à savoir que tout succès repose sur un malentendu. Rechercher le succès pour lui-même est donc stupide. À l’époque, je poursuis mes explorations sur les rapports entre médecine et psychanalyse (après avoir été « nègre » de quelques médecins), et du fait de ces curiosités, j’ai rencontré en 1989 Mirko Grmek, grâce à Charles Mérieux, dont j’avais écrit une sorte d’autobiographie. L’amour, espéré mais inattendu, est au rendez-vous. Grmek est un esprit de la Renaissance. Un homme exceptionnel. Et il me soutient au sens où il apprécie mon travail d’écrivain. Tout en étant médecin, scientifique et historien, il a une formidable connaissance de la littérature européenne. C’est aussi, comme souvent les grands esprits, un homme d’une grande discrétion. Il sort un peu de cette réserve quand la Croatie est attaquée par Belgrade, ce qu’il avait prévu sans être entendu. Je ne vous dirai pas 16

George du Maurier, Peter Ibbetson, Paris, Gallimard, « Blanche », 1946.

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le nombre d’imbéciles, autour de moi, qui le traitent alors d’oustacha, en toute ignorance du fait qu’il fut résistant. Je vois à ce moment-là les ravages qu’opèrent, dans les relations, les idées toutes faites transmises par des récits historiques schématiques. Et dieu sait si les idées schématiques sur les Balkans sont et restent légion, dans nos médias comme chez nos élus et chez les décideurs. En marge de mon travail d’essayiste (La Vérité médicale, Le Livre de Pierre), et de mon engagement contre la politique de Milosevic (et non pas contre « les Serbes », même si tous aujourd’hui s’en trouvent probablement marqués voire traumatisés), je poursuis mon travail romanesque… Mais je reviens à votre question. Vous savez comme moi que la littérature est utilisée par les lecteurs comme étayage pour dire ce qu’ils ne peuvent dire euxmêmes. Quand vous êtes amoureux, adolescent, vous allez chercher un poème qui dit mieux que vous ce que vous éprouvez. Le « ne pas pouvoir dire » relève donc, d’une façon ou d’une autre, du lot commun, en particulier lorsqu’il s’agit d’amour – voyez Cyrano ! Le travail de l’écrivain relève, autrement dit, d’une forme de symbolisation avant même d’être de la pensée articulée. Tous les mécanismes mis en évidence par la psychanalyse sont mobilisés, dans la littérature: sublimation, identification, projection, introjection, symbolisation, etc. Et là où vous avez raison, concernant la pensée dont nous parlions plus haut, c’est que la pensée, ce n’est pas simplement de la réflexion, au sens intellectuel de la chose. Tous ces clivages, qui se reproduisent au niveau académique, sont des clivages psychiques projetés dans le registre de la connaissance. L’ennui, c’est que cela divise aussi la parole, puisque partout, nous sommes confrontés à des expertises qui se déploient le plus souvent en toute ignorance du travail mené dans d’autres domaines. Le « multiculturalisme », très à la mode aujourd’hui, oublie de considérer que notre propre culture est considérablement divisée en jargons divers, expertises diverses et parfois « autistes », diplômes divers, et que Babel se joue aussi en français, sans même prendre en compte les autres langues. Se repérer déjà dans toutes ces langues qui se considèrent comme du français est un long travail car il faut identifier l’objet d’étude, rarement clairement défini. Et souvent, en particulier dans les sciences dites humaines mais pas seulement, l’objet, c’est « l’humain ». Le « même », donc, considéré à partir de théories différentes. Quel serait donc l’objet de la littérature, dans ce contexte ? Je ne sais pas si je prends la défense de ceux qui ne peuvent dire. Je dirais plutôt que je les soutiens ou que je soutiens le désir de parvenir à dire. Car j’en fais partie, mine de rien. J’en ai longtemps fait partie en lisant beaucoup et en écoutant beaucoup tous les discours savants, qui

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passaient à côté de quelque chose qui me paraissait capital, et comme je sais maintenant que j’ai raison, je tente de soutenir ceux qui désirent savoir, ou de les rencontrer, et ils ne sont pas légion même si ceux qui croient savoir ou disent savoir sont extrêmement nombreux. Je fais par ailleurs des ateliers d’écriture dans divers cadres, car je crois que ce travail de symbolisation est nécessaire au lien social. Beaucoup de gens parlent pour ne rien dire, comme vous savez. Dans notre monde, il s’agit de briller et, surtout, de montrer son meilleur profil sous les spots. Mon postulat est qu’on n’écrit jamais pour ne rien dire (c’est ce qui m’a fait lire Handke comme je l’ai fait, en essayant d’entendre ce qu’il voulait dire), mais qu’il est très difficile de savoir ce que l’écrivain vous dit. Car il ne vous parle pas que de lui, contrairement à bien d’autres. Il vous parle de lui dans sa relation au monde, qui a parfois été fracassée – relisez Candide… C’est là que j’ai trouvé Robbe-Grillet extrêmement fuyant avec vous17. Vous le cherchiez, et il fait un peu sa coquette, tout en pontifiant. Cela n’ôte rien à son rôle dans l’histoire littéraire. Mais cela dit bien que l’écrivain n’est jamais celui qu’on croit (dans tous les sens du terme). Là, je rejoins Handke. Mais je ne serai pas dans la plainte. Je le rejoins car j’en ai fait l’expérience. L’historien qui se dit scientifique dit aussi qu’on ne peut pas croire les écrivains, comme si l’histoire n’était pas aussi un genre littéraire ! Le résultat de cette négation positive, si j’ose dire, c’est le déni actuel. Évidemment, si vous parlez clinique, tout le monde fuit, à commencer par bien des intellectuels. Un siècle après l’ouverture du champ freudien, c’est sidérant, mais c’est ainsi. Comme si les avancées techniques (et l’intelligence artificielle en est une) produisaient nécessairement d’immenses régressions dans le registre de la pensée. Or nous sommes, je crois, dans une phase très régressive et, à certains égards, très dangereuse au sens où elle pourrait favoriser toutes sortes de passages à l’acte. Quand je dis régressive, c’est que j’observe la facilité déconcertante avec laquelle les gens – qui ne sont pas conscients de ce dont je suis consciente, et je dirais forcément puisqu’ils n’ont pas fait le travail que j’ai fait – s’unissent « contre le terrorisme », portés qu’ils sont par le « Nous sommes en guerre » de François Hollande. Que cette déclaration opère comme un soulagement des pulsions meurtrières échappe-t-il à ceux qui nous représentent et qui ne voudraient rien en savoir ? Vous constatez comme moi que le mot d’ordre « tous unis contre le terrorisme » fait partie de la bien-pensance actuelle. Il suffit de voir le 17

Cf. Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, « Audiographie », 2018, et son compte rendu par Lambrichs, dans La Revue des Belles-Lettres, n° 2, 2018, p. 184-185.

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monde réuni dans la rue au moment de l’attentat contre Charlie. L’identification à la victime opère massivement. Cela peut suffire pour déclencher la guerre, la vraie. Ça a été exactement la stratégie de Milosevic, qui a tout de même été soutenu, il faut le rappeler puisque personne ne souhaite s’en souvenir, aussi bien par le Front National que par François Mitterrand et bien d’autres : présenter les Serbes comme des victimes, sur fond de déni historique. Or le « tous unis contre le terrorisme » (et je suis opposée au terrorisme bien sûr) opère suivant la même logique, nous serions tous des victimes potentielles de ce terrorisme, au détriment d’un questionnement sur les causes. Des tas de structures ont été créées pour lutter contre la radicalisation. La peur est là. Toujours mauvaise conseillère. Et dans ce contexte, je me retrouve quasiment interdite de prendre la parole, malgré le travail accompli. Je dois vous dire que ce silence – qui traduit aussi le déni de ce que je pointe et le refus de savoir – m’a plongée dans une dépression considérable. Passer vingt ans de sa vie à tenter de comprendre quelque chose qui concerne notre monde pour se retrouver sur des listes noires et blacklistée par les intellectuels qui font la pluie et le beau temps dans les médias est une sacrée expérience de la supposée liberté démocratique. Comme disait Nietzsche, je crois, soit on en meurt, soit on en ressort plus fort… mais aussi plus prudent. En tout cas, je n’en suis pas morte. Et j’ai à peu près retrouvé ma joie de vivre. Paris-Hyères, juin 2018. *

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Œuvres citées Le Cercle des sorcières, Paris, La Différence, 1987. Journal d’Hannah, Paris, La Différence, 1993. La Vérité médicale, Paris, Robert Laffont, 1993. Le Jeu du roman, Paris, La Différence, 1995. Le Livre de Pierre, Paris, La Différence, 1996. À ton image, Paris, L’Olivier, 1998. Aloïs ou la nuit devant nous, Paris, L’Olivier, 2002. Nous ne verrons jamais Vukovar, Paris, Philippe Rey, 2005. Puisqu’ils n’en diront rien. La violence faite aux bébés, Paris, Bayard, 2009. La Littérature à l’épreuve du réel, Sarrebrück, Éditions universitaires européennes, 2010. Le Rêve de Sonja, Sainte-Colombe-sur-Gand, La Rumeur libre, 2013. Comme en 14 ? Contribution à l’écriture de notre histoire, Sainte-Colombe-surGand, La Rumeur libre, 2014. Escapade, conversation 2015-2016, Sainte-Colombe-sur-Gand, La Rumeur libre, 2016. Quelques lettres d’elle, Sainte-Colombe-sur-Gand, La Rumeur libre, 2017.

Documents

Reprise et montage Alain ROBBE-GRILLET Roger-Michel Allemand. Comment êtes-vous passé de l’écriture de romans à l’écriture de films, de la projection sur la page blanche à la projection sur grand écran ? Alain Robbe-Grillet. Je ne suis pas passé de l’une à l’autre, mais cette double activité a suscité dès le début des interrogations, souvent teintées d’ironie, car chez beaucoup de mes interlocuteurs, – ce n’est évidemment pas votre cas –, la question sous-entend qu’un romancier ne serait pas légitime à être également cinéaste. Or je ne suis ni l’un ni l’autre : je suis ingénieur de recherches agronomiques, spécialiste des maladies du bananier, ce qui m’avait d’ailleurs aussitôt disqualifié en tant que romancier, comme si un agronome n’avait pas le droit d’écrire de la fiction ! Et Vladimir Nabokov ? Il était entomologiste, non ? De même, mon statut officiel de romancier m’a ensuite grandement nui, quand je suis passé derrière la caméra. C’est terrible, en France, cette manie de la classification : à partir du moment où vous êtes étiqueté, vous n’avez pas le droit de sortir de votre rôle. Pourtant, je fais de la peinture aussi, depuis longtemps, et aurais volontiers fait de la musique, si mes connaissances dans ce domaine avaient été suffisantes. R.-M. A. Entendu. Je reprends : comment avez-vous débuté au cinéma ? A. R.-G. Je pense, rétrospectivement, que c’est à la suite d’un malentendu. Un producteur avait lu La Jalousie et avait dû se dire : “Voyons, voilà un garçon qui écrit un roman, mais de quoi s’agit-il ? C’est la description d’une maison (la terrasse, le couloir, la salle à manger, le jardin environnant, etc.) et, au bout de deux cents pages, on ne sait toujours pas comment cette demeure est faite. Comme, apparemment, il n’y a rien d’autre dans ce livre, on va lui donner une caméra pour savoir enfin de quoi il parle.” En effet, au cours des années 1950 et au début de

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la décennie suivante, j’étais réputé être un écrivain “objectif”. Le mot avait été lancé par Roland Barthes1 et avait connu aussitôt un succès considérable, même si, en fait, la plupart des critiques lui conféraient un sens qui n’était pas du tout celui qu’il lui avait donné. Il l’utilisait en effet au sens, propre, de « tourné vers l’objet2 » et l’on s’en servait pour dire que je décrivais les objets de manière froide et détachée, ce qui était absurde. J’étais censé enregistrer le monde tel qu’il était, comme une caméra… Bref, c’était « l’École du regard 3 ». D’où, probablement, la méprise des producteurs. Ils venaient de financer Hiroshima mon amour. Ils avaient donc de l’audace, puisqu’ils engageaient des paris sur des projets que le reste de la profession trouvait insensés. D’autant plus “insensés” qu’Alain Resnais avait été pressenti. À l’époque, il réalisait des courtsmétrage 4 et l’on avait décrété, une bonne fois pour toutes, qu’il ne pouvait tourner de long-métrage, au motif que ce n’est pas exactement le même type de travail. Après le succès, d’abord d’estime, puis commercial, d’Hiroshima, les producteurs décident de récidiver et me demandent, l’année suivante, si je souhaite réaliser un film. Je n’étais pas contre, mais je me devais de les mettre en garde : “Vous avez lu mes romans. Vous vous doutez bien que mon public n’est pas celui du Grand Rex. – Peu importe, me répondirent-ils. Votre seule obligation est de tourner en Turquie.” Et vous savez pourquoi ? R.-M. A. Je crois que oui, mais le lecteur l’ignore sans doute. A. R.-G. Eh bien voici. Un marchand de laine, un Belge je crois, avait des fonds importants bloqués dans ce pays, en livres turques, inconvertibles. Il ne pouvait donc dépenser son argent que dans ce pays. Le producteur, Samy Halfon, s’en va donc lui proposer une solution ingénieuse : les sommes immobilisées vont servir à la réalisation d’un film, sur le territoire turc. Or, si la monnaie locale n’est pas exportable, le film, lui, le sera. Il sortira en France, fera un tabac et permettra au négociant de récupérer sa mise de départ, avec peut-être même un léger bénéfice. Tout s’est déroulé comme prévu, à part que L’Immortelle n’a pas 1 2 3 4

Voir Roland Barthes, « Littérature objective », Critique, vol. X, n° 86-87, juillet-août 1954, p. 581-591. Ibid., p. 581. Voir Émile Henriot, « L’École du regard », Le Monde, 13 novembre 1957, p. 8 9. Voir par exemple Van Gogh (1947), Les Jardins de Paris (1948), Châteaux de France (1948), Guernica (1950), Gauguin (1950), Les Statues meurent aussi (1953), Nuit et brouillard (1956), Toute la mémoire du monde (1956), Le Chant du styrène (1958).

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du tout rencontré le succès public escompté, en dépit de l’attribution du prix Louis-Delluc, qui est la plus prestigieuse des récompenses françaises pour un jeune réalisateur. Il paraît que ce n’était pas comme cela qu’on “devait” faire un film... R.-M. A. Mais, au fond, pourquoi avoir accepté ? A. R.-G. En dehors des nécessités du montage financier, d’autres raisons, intimes, m’incitaient à accepter la proposition d’Halfon : dix ans plus tôt, précisément lors d’un voyage en train jusqu’à Istanbul, j’avais fait la connaissance de Catherine, qui allait devenir ma femme. J’étais donc lié sentimentalement à cette ville et l’idée d’y retourner avec elle pour filmer une histoire d’amour me semblait plus qu’intéressante. Une fois sur place, je commence d’écrire un découpage, directement, en décor naturel, avec pour chaque plan, la position de la caméra méticuleusement repérée. Dès le scénario, donc, tout a été conçu en tant que film, auquel il me fallut néanmoins consentir un aménagement de circonstance. Au cours des négociations avec la production, les autorités gouvernementales avaient d’abord rechigné, jugeant l’histoire assez bizarre, mais n’avaient, en fin de compte, qu’une exigence : il fallait qu’à un moment quelconque, le film montre la foule en train d’acclamer Menderes. Moi qui comptais montrer une Istanbul complètement déserte et silencieuse... Après tout, le contraste pourrait être utile. Puis le travail a été interrompu par le putsch du général Gürsel. Menderes est pendu, le Ministre de l’Intérieur, qui était le père de notre actrice turque, aussi. La situation politique s’envenime de plus en plus et je rentre à Paris. R.-M. A. Est-ce de cette époque que datent vos premiers contacts avec Resnais ? A. R.-G. En effet, à mon retour dans la capitale, un autre producteur se met en relation avec moi et me demande si je veux écrire le deuxième long-métrage de Resnais. Ma réponse, favorable, est immédiate, car j’admirais et ses courts-métrages, et Hiroshima mon amour. Vous savez que pour ce film, il avait posé pour condition que le scénario fût écrit par une femme. Les producteurs avaient contacté Simone de Beauvoir, Françoise Sagan et Marguerite Duras, laquelle avait aussitôt accepté. Il lui restait donc encore, pour ainsi dire, les deux autres en stock pour le film suivant et il hésitait, penchant tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre. Évidemment, ce n’était du tout pas la même chose. Tout cela pour vous dire, que ce

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n’était pas son idée de s’adresser à moi, mais celle du producteur, qui m’a demandé de rédiger trois synopsis de deux pages chacun. Quand Resnais les a lus, il a dit : “C’est formidable. Je peux les tourner tous les trois.” Il fallait pourtant qu’il choisisse, car je ne pouvais matériellement en développer qu’un seul. Ce fut L’Année dernière à Marienbad, qui convenait particulièrement bien à Resnais, ou plutôt à Delphine Seyrig, qu’il se proposait de mettre amoureusement en vedette, après l’avoir enlevée à son mari, le peintre américain Jack Youngerman. J’écris donc le film, comme un découpage, c’est-à-dire plan par plan, et Resnais n’a rien discuté. Il se contentait de découper mon texte pour en répartir les différentes composantes sur deux colonnes – images d’une part, sons de l’autre, comme cela se faisait encore à l’époque. Au bout de deux mois, j’avais achevé ma tâche et laissait Resnais maître du tournage. R.-M. A. Et qu’est devenu le projet de L’Immortelle ? A. R.-G. Je ne l’avais pas abandonné et comme en Turquie, la situation s’était normalisée, je retournai sur place pour y poursuivre le projet, non sans demander aux nouvelles autorités : “Alors, qu’est-ce que je fais du plan où la foule acclame Menderes ?” Inutile de vous dire qu’elles n’ont pas forcément goûté la plaisanterie ! Quoi qu’il en soit, le tournage reprend, dans un climat parfois cocasse. En effet, le film était officiellement turc, il y avait donc un représentant du ministère de l’Intérieur à chaque prise. Il a aussitôt contesté le choix des figurants : pas question de faire circuler des ouvriers dans la rue, comme je le souhaitais. Il en allait de l’image de la Turquie ! J’ai donc eu droit, en lieu et place des ouvriers, à des figurants en costume-cravate. Heureusement, ce “conseiller” n’avait pas compris que l’objectif placé sur la caméra changeait l’angle de vue. C’est ainsi qu’on plaçait les gens bien habillés au premier plan et les ouvriers à l’arrière-plan, étant entendu que l’objectif choisi permettait de passer au-dessus des premiers pour filmer les seconds. L’Année dernière à Marienbad et L’Immortelle sont donc strictement contemporains. Même si le premier a été terminé avant l’autre, il n’a en fait été commencé qu’après. Cela étant, ils sont bien différents, puisque L’Immortelle a été conçu comme “du Robbe-Grillet”, tandis que le scénario de Marienbad a toujours tenu compte du fait que le film serait tourné par Resnais. Les longs travellings du début en sont une illustration : c’est certes moi qui les ai décrits, mais en tant que travellings de Resnais. Son œuvre, que j’aimais, et donc le style qui la caractérisait ont été d’emblée incorporés dans le projet. Pour ma part, je n’utilise jamais de

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travellings dans les films, non seulement parce qu’ils coûtent très cher, mais surtout parce que je leur préfère, de loin, les plans fixes. R.-M. A. Peut-on dire qu’il y a passage de la littérature au cinéma ? A. R.-G. Non, mes débuts au cinéma ne sont pas, j’insiste, de même ordre que la pratique romanesque, non plus, d’ ailleurs, que la tentation d’abandonner la littérature. À partir de 1960, j’ai toujours mené l’une et l’autre entreprise séparément, alternant des périodes littéraires avec des périodes plus spécifiquement consacrées au Septième Art. D’une certaine manière, il n’y a donc ni rupture, ni continuité. J’ai écrit des romans et j’ai réalisé des films. Ce sont deux activités distinctes. Pour preuve, je n’ai jamais publié un roman à partir de l’un de mes films, ni adapté aucun de mes livres à l’écran. Dieu sait, pourtant, si cela aurait rassuré les producteurs, dont certains m’ont proposé de “filmer” Le Voyeur ou La Jalousie, lorsque ces ouvrages ont commencé de jouir d’une certaine notoriété. Il va de soi que j’ai toujours refusé, car, pour moi, ces œuvres ne peuvent exister qu’en tant que romans. R.-M. A. Comment déterminez-vous si l’œuvre qui est en train de germer sera un livre ou un film ? A. R.-G. Quand une idée de récit me vient, je sais immédiatement quelle en sera l’expression. Si j’ai en tête des structures de langage, de lexique, de phrases, de prosodie, il s’agira d’un roman. Si, en revanche, ce sont des images et des sons qui s’imposent, l’œuvre sera un film. Et il n’y a aucun moyen de passer de l’une à l’autre forme. Bien entendu, je vous fais part de mon expérience propre. Tout le monde ne fonctionne pas identiquement. Chez Duras, par exemple, il y a souvent communication des deux médias, puisqu’un même récit peut être à l’origine d’un roman et d’un film. En l’occurrence, il n’est pas inutile de rappeler que toute l’œuvre cinématographique de Duras se fonde sur la parole. Elle va donc s’évertuer à y greffer des images, qui, visiblement, sont pour elle de peu d’importance. Autant la bande-son de ses films est soignée, travaillée jusqu’à en devenir presque parfaite, autant on a parfois l’impression que les images, c’est un peu n’importe quoi.

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R.-M. A. Il faut dire que son projet cinématographique n’était pas de donner à voir, mais plutôt de donner à entendre et à penser. Elle dit ainsi qu’India Song « se bâtira d’abord par le son, et puis par la lumière5 ! » A. R.-G. Comprenez bien : il ne s’agit pas du tout d’une critique, mais d’un constat, corroboré par certaines de ses expérimentations. Une fois, en particulier, Duras a filmé délibérément, démonstrativement, n’importe quoi (dans Aurélia Steiner II, il me semble) : la caméra était dans une voiture en marche et enregistrait en continu tout ce qu’on pouvait voir par la vitre. En général, d’ailleurs, on ne voyait rien de spécial6. Il n’y a pas eu de montage par la suite, les bobines ont été collées les unes après les autres, c’est tout7. Vous imaginez la projection… Pour moi, au contraire, les mots sont des mots et les images, des images. On peut certes essayer de transformer les uns en les autres, et réciproquement, mais ce n’est pas du tout ma conception de l’art. R.-M. A. Est-ce la raison pour laquelle Resnais est le seul cinéaste avec lequel vous avez pu collaborer ? A. R.-G. Il est le seul, en effet, qui ait accepté que je lui décrive un film. C’est-à-dire que ce que l’on voit à l’écran, et ce qu’on entend, je l’ai décrit, plan par plan, séquence par séquence, avec les positions de caméra, les mouvements d’appareils et tout le dispositif technique. Bien sûr, Resnais a tout repris en main, mais en respectant le récit que je lui avais fait, en respectant ce film qui était dans ma tête et que je lui avais décrit en tant que film. C’est extrêmement rare de la part d’un grand réalisateur d’accepter une chose pareille. J’en ai un bon contre-exemple. À la même époque, Antonioni voulait que nous travaillions ensemble. Comme j’avais 5 6

7

Marguerite Duras par Marguerite Duras, Paris, L’Albatros, 1979, p. 21. L’œuvre à laquelle Robbe-Grillet fait référence n’est pas Aurélia Steiner (Vancouver), mais Les Mains négatives (1979), chutes du Navire Night, où, pendant à peu près tout le temps du court-métrage (13’48), une caméra embarquée filme les rues de Paris, à l’aube. Duras ne fait pas autre chose dans Aurélia Steiner (Melbourne) (toujours en 1979), sauf que, là, on est à bord d’un bateau depuis lequel elle filme, avec très peu de montage, la Seine, les ponts et les quais de capitale. Notons d’ailleurs que, dans ce parti pris technique, elle avait été précédée par Jean-Luc Godard, puisque les vingt premières minutes de Week-end (1967) sont un travelling en plan-séquence qui longe une interminable file d’automobiles immobilisées par un bouchon. Erreur. Non seulement Duras avait toujours un directeur de la photographie à ses côtés, mais elle a eu recours pour tous ses films à un monteur ou, bien plus souvent, une monteuse. Ses œuvres sont certes lentes, constituées de longs plans-séquences, montées de façon peu orthodoxe, mais elles l’ont toutes été.

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beaucoup d’admiration pour son œuvre, je me suis empressé d’accepter. Nous nous voyions donc beaucoup pour en discuter. Tant que nous parlions du projet global – de ce que pourrait être le film –, tout marchait très bien, mais quand j’ai commencé de parler concrètement de la réalisation, lorsque je me suis mis à dire : “Au début, on voit sur l’écran…”, Antonioni m’a tout de suite arrêté : “Ah non ! Toi, tu me racontes une histoire, et moi, je te dis ce qu’on voit sur l’écran.” Ses diverses collaborations avec de nombreux scénaristes ont toutes été sur le même modèle : à eux de raconter, à lui de tourner ce qu’on appelle l’adaptation, à savoir la métamorphose du langage en images, cadrées, montées, etc. Ma réponse, en tout cas, a été la suivante : “Écoute, finalement, nous n’allons pas travailler ensemble, parce que, si je pense à un film, je ne pense pas à une histoire mais à ce qu’on voit et à ce qu’on entend. Si tu veux une histoire, tu n’as qu’à prendre un de mes livres – il y en avait déjà deux ou trois de publiés, à l’époque – et l’adapter au cinéma.” Michelangelo y a réfléchi, puis a renoncé. Pendant de longues années, nous n’avons plus eu de projet commun, mais nous avons continué de nous fréquenter. Aujourd’hui, une nouvelle entreprise nous réunit, La Forteresse, mais avec moi comme cinéaste et lui comme acteur 8 . La situation est donc tout autre. R.-M. A. Quelles différences littérature et cinéma ?

fondamentales

opérez-vous

entre

A. R.-G. Au cinéma, il ne faut pas oublier le monde, qui est là et dont je dois tenir compte. Si je suis à ma table de travail et que j’écris il pleut à torrents, je n’ai aucun besoin que, dehors, il pleuve effectivement. Je peux l’écrire en toute impunité et le lecteur qui lira cette phrase n’aura pas idée de regarder par la fenêtre pour vérifier et en déduire éventuellement que je suis un menteur. Or, lors d’un tournage, j’accorde une très grande importance au monde concret, solide, au réel tel qu’il est, dans son êtrelà. Je vais certes le transformer ensuite par les choix de prise de vue, par des procédés d’altération ou en opérant des coupes au montage, mais il faut d’abord que, ce monde réel, je l’intègre à mon imaginaire en le filmant. C’est pour cette raison que j’avais refusé mon accord à Resnais, lorsque, par souci d’économie, il m’avait proposé de tourner Marienbad devant des toiles peintes. S’agissant d’une histoire de fantômes, il était impensable de les faire évoluer ailleurs que dans un décor solide, dont le 8

Le projet n’aboutira pas ; voir La Forteresse.

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spectateur puisse percevoir la matérialité et saisir simultanément l’effet de contraste avec les spectres qui le hantent. R.-M. A. Le choix des acteurs a dû être délicat. A. R.-G. Et comment ! Dans un roman, il n’est pas besoin que les personnages ressemblent à quelqu’un qui existe vraiment. Dans un film, en revanche, il est essentiel de trouver une personne réelle qui puisse incarner au mieux le personnage. À partir du moment où tel ou tel acteur a été sélectionné, il fait partie intégrante du processus de création. Le public le sait très bien. La plupart du temps, les gens vont voir “un Delon” ou “un Depardieu” en ignorant complètement le nom du réalisateur. Il est vrai que, dans ce cas limite, on n’est plus dans le cadre de l’art. Pour en revenir à ma propre expérience, je me suis aperçu pendant le tournage de L’Immortelle qu’il fallait, non pas chercher des acteurs pour l’histoire que j’avais écrite, mais écrire des histoires pour les acteurs avec lesquels j’avais envie de travailler. Trans-Europ-Express et L’Homme qui ment ont ainsi été écrits pour Trintignant, en fonction de son jeu et de sa personnalité. Il ne s’agit donc pas de contraindre l’acteur à suivre une vision démiurgique imposée par le scénario, mais, au contraire, de le laisser faire. Le travail avec Jean-Louis consistait alors à lui faire jouer une scène que j’avais imaginée. Puis, après de nombreuses prises – qui ne sont jamais des doublets mais des variantes –, je lui demandais ce qu’il avait envie de faire. Je tournais sa suggestion, dont je pouvais me servir ou non, partiellement ou pas du tout, au moment du montage. En littérature, c’est tout autre chose. Même à Henri de Corinthe, qui m’est pourtant sympathique, je ne peux pas dire : “Tiens, tu vas jouer la scène tout seul ; moi, je suis fatigué.” La présence de l’auteur, dans un texte littéraire, est totale. Sa responsabilité est entière. Bien entendu, il lui faut respecter les normes linguistiques – lexique, orthographe, grammaire, syntaxe –, mais ce n’est qu’une contrainte de base, celle des codes de l’expression, et la seule contrainte véritable, c’est-à-dire qui vienne de l’extérieur. En dehors de cela, il n’est d’autre jugement que celui de l’écrivain. Flaubert lisait parfois des extraits de ses manuscrits à Du Camp et à Bouilhet, dont les interventions paraissent avoir été assez malheureuses en général, puisqu’il n’écoutait pas leurs conseils. Il ne me viendrait même pas à l’idée de soumettre des morceaux choisis à l’appréciation d’autrui, fût-ce à mon épouse, pour savoir ce que je devrais corriger. C’est évidemment une opinion toute personnelle. D’autres procèdent autrement. Par exemple cette romancière soviétique, qui me

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disait : “Il faut tenir compte de l’avis du public. – Ah, vous le connaissez ? répliquai-je. – Pas au moment où j’écris la première version, mais quand le livre est publié, je reçois des lettres et modifie le tirage suivant en fonction de ce que le public pense.” Pas étonnant, dans ces conditions, qu’elle n’ait pas laissé de nom en littérature ! R.-M. A. Ce souci d’adéquation à l’horizon d’attente du lecteur est une aberration. Jauss l’a très bien montré : sans Horizontwandel, pas d’art véritablement novateur, voire pas d’art du tout9. A. R.-G. C’est tout à fait cela. Et pour ma part, je tiens beaucoup à ce que l’écriture littéraire demeure un travail entièrement solitaire, en tout cas en ce qui me concerne. À l’inverse, je tiens de plus en plus à ce que la réalisation d’un de mes films soit un travail collectif. Arrivés à mon âge, des cinéastes comme Visconti ou Losey, qui ne sont pas des auteurs, faisaient tourner leurs films par leurs assistants. Antonioni, par contre, a toujours eu du mal à trouver des scénaristes et des assistants convenables, parce que lui était un véritable auteur. Pour moi, c’était encore pire, jusqu’à ce que je rencontre Dimitri de Clercq. Ce jeune cinéaste – il a votre âge – était un de mes étudiants à l’École de Cinéma de New York University, le seul, en fait, qui ait eu vraiment une imagination filmique, alors que tous les autres pensaient littérature, tout justes bons, donc, à réaliser des adaptations pour le grand ou le petit écran. Lui connaissait mes films mieux que moi, faisait montre d’une culture cinématgraphique énorme et manifestait l’envie de travailler à mes côtés. À l’époque, j’avais écrit un vague sujet pour un film d’abord intitulé Le Retour de Frank. Ce projet a beaucoup erré par la suite. Les différents repérages ont conduit à une adaptation pour Macao, une autre pour le Cambodge, et, finalement, le tournage a eu lieu dans une île grecque. Or, tous ces voyages et toutes les modifications sur lesquelles ils ont débouché, se sont faits avec Dimitri. Peu à peu, je me suis dit : “Mais il est co-adaptateur !”, puisqu’il avait participé activement aux transformations qui ont abouti au produit fini. C’est de façon tout aussi logique qu’il est devenu ensuite coréalisateur : il lui revenait de prendre en main la restitution, dans un cadre grec, de l’atmosphère asiatique qu’il m’avait incité à conserver. Une Asie fantôme dans un film fantôme, une fois de plus. Le rôle de ce jeune homme est donc très important dans ce long-métrage. C’est ainsi qu’est né Un bruit qui rend fou, mon dernier en date. Tout le monde m’a aussitôt 9

Voir Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p. 53-54.

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demandé : “Comment peut-on co-réaliser un film ?” J’ai répondu : “Expliquez-moi donc comment on peut faire un film tout seul.” Car audelà des considérations d’ordre général sur la nécessité d’une équipe, ce film est le fruit d’une véritable collaboration. Je n’ai fait, je crois, que reconnaître sur le générique ce que beaucoup de réalisateurs vieillissants se refusent à admettre. Le dernier film d’Ozu, le dernier de Visconti ont été réalisés par leurs premiers assistants. Seulement, comme le nom du réalisateur est important pour le succès commercial de l’œuvre – c’est-àdire, en fait, pour la compagnie de production et pour la distribution –, il n’est pas question d’afficher le patronyme d’un inconnu. R.-M. A. Est-ce que vous entretenez avec De Clercq des rapports de maître à disciple, un peu dans l’esprit des Beaux-Arts où tel élève de Rodin sculptait quelque chose que le grand homme consentait à signer si l’œuvre lui convenait? A. R.-G. Absolument pas. C’est vraiment un travail commun, et qui m’enthousiasme. Qui plus est, nous sommes en train de préparer un second film ensemble et c’est Dimitri qui va le signer10. Le cinéma est de toute façon très différent de la sculpture, pour reprendre votre exemple. Ainsi, les grands cinéastes américains ne se sont jamais considérés comme des artistes. Il est vrai qu’outre Atlantique, on parle d’industrie du cinéma, non de Septième Art. Quand Manckiewicz a été engagé pour Cléopâtre, il y avait déjà six mois de tournage. Or, il n’a pas jeté les bobines. Pareil pour Autant en emporte le vent. Autant vous dire que les Cahiers du cinéma et leur défense de l’Auteur ont fait les gorges chaudes des réalisateurs américains. Une anecdote savoureuse m’est restée à ce sujet : lors d’une rencontre à la Cinémathèque, un admirateur demande à John Ford : “À tel moment du film, lorsqu’on voit le soldat qui tombe, etc., est-ce que vous avez pensé à telle chose ?” Et Ford de répondre : “Je n’ai rien pensé du tout. Ce jour-là, je n’étais pas là.” R.-M. A. Et sur le plan du matériau même, quels rapports établissezvous entre les deux arts ? 10

Voir C’est Gradiva qui vous appelle. Le film tiré de ce scénario, Gradiva (2006), sera finalement tourné par Robbe-Grillet. Ce titre fait référence à Wilhelm Jensen, Gradiva. Fantaisie pompéienne (1903), traduit de l’allemand par Jean Bellemin-Noël, dans Sigmund Freud, Le Délire et les Rêves dans la “Gradiva” de W. Jensen (1907), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1986.

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A. R.-G. Vous savez que beaucoup confondent image et description. Dans la tête d’un spectateur, la description d’une chose tend à se résorber dans l’image de cette chose. Cette confusion me surprend d’autant plus qu’on la rencontre souvent sous la plume d’universitaires. C’est ainsi qu’à Fukuyama, au Japon, une spécialiste de Flaubert a déclaré sans sourciller que, si Flaubert avait vécu à l’époque du cinéma, il n’ aurait pas écrit de romans mais tourné des films, préférant enregistrer directement des images que ses textes descriptifs s’efforçaient de représenter. C’est monstrueux. Flaubert lui-même a, de son vivant, protesté contre cette interprétation posthume ! Quand, après le procès de Madame Bovary, un éditeur lui propose d’imprimer une édition illustrée du roman, l’écrivain est pris d’une colère considérable. Il refuse et adresse à Louise Colet [sic] une lettre où il a cette formule : “Pourquoi est-ce que je laisserais le premier imbécile venu montrer ce que j’ai eu tant de mal à cacher11 ?” Cela implique une distinction de taille : l’image montre, la description cache. C’est une notion extrêmement moderne : il y a quelque chose dans la description qui n’est pas de l’ordre de la monstration, mais du dérobage. Quelque chose qui, dans la description moderne – plutôt chez Flaubert que chez Balzac, donc –, gomme l’image et la fait disparaître. R.-M. A. Elle esquive donc l’interprétation ? A. R.-G. En un sens, oui. Or, quel grand penseur a confondu l’image et le texte ? C’est Freud. Se proposant d’explorer les mécanismes de l’inconscient à travers ses diverses manifestations – lapsus, actes manqués, etc. –, il en arrive à la conclusion que le vecteur d’expression privilégié de l’inconscient est le canal du rêve. Il se dit alors : “Je vais donc faire raconter leurs rêves à mes patients.” C’est ahurissant, car – je ne sais pas si vous avez essayé – il est impossible de raconter un rêve. En outre, Freud transcrit une parole libre, ce qui est également impossible. Dès lors, il n’y a plus que le texte qui fait foi, au détriment de l’oral premier, qui n’était pas clos mais approximatif, puisque le patient cherchait ses mots en cherchant à exprimer son rêve. Son récit était alors ouvert par l’incertitude, l’interrogation, le glissement et, pour reprendre la terminologie freudienne, par la condensation et le déplacement, qui en sont les deux opérations fondamentales et qui nuisent, par leur principe, 11

Voir Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1991 : lettre à Ernest Duplan, 18 juin 1862, p. 221, et lettre à Jules Duplan, 5 juillet 1862, p. 226.

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à la descriptibilité de l’image. Freud travaille donc sur un texte qu’il a écrit lui-même, avec ses propres mots, et va encore plus loin : étant polyglotte, il établit des associations lexicales entre l’allemand et d’autres langues, notamment par des jeux de mots, sans se soucier le moins du monde que le patient parle ou non ces langues où se cacheraient des indices significatifs. De toute façon, ça n’est pas grave : c’est l’inconscient qui parle… Hόper édei deîxai12. Les psychanalystes contemporains se sont vite rendu compte du problème et pourtant, ils continuent leurs postulations abusives. Une phrase de Lacan, restée célèbre, affirme ainsi qu’il est justifié de travailler sur le texte écrit, car « l’inconscient est structuré comme une langue : ou bien la psychanalyse est impossible13 ». La seconde partie de la phrase a complètement disparu de la doxa, au bénéfice d’une vulgate : on peut travailler sur le récit de rêve, car l’inconscient est structuré comme la langue. Qui l’a démontré ? Personne. C’est un axiome, un point c’est tout. R.-M. A. Dans cette perspective, le cinéma tiendrait donc déjà une place à part, puisque les structures linguistiques ne sont pas identiques à celles qui génèrent l’illusion sensorimotrice. A. R.-G. En ce sens, je dirai que, si l’on s’intéresse à ce qui se passe dans la tête de l’être humain, nous avons aujourd’hui deux manières de faire des récits, deux façons qui ne s’appuient pas sur le même medium. Un rêve peut ainsi être le point de départ d’un récit en mots, comme, par exemple, au début d’Un régicide, qui provient d’un rêve récurrent de mon enfance. On doit alors être conscient de la nécessaire distorsion. Mais il est également possible de faire un film de ce rêve, sans qu’il soit plus Expression grecque traduite en latin par Quod erat demonstrandum, qui a donné la formule « Ce qu’il fallait démontrer » (CQFD). 13 La formule exacte de Jacques Lacan est en fait : « L’inconscient est structuré comme un langage. » On en trouve de multiples variantes ou versions équivalentes dans les textes ou les transcriptions du psychanalyste, publiées au Seuil (voir, entre autres, Écrits, 1966, p. 9, 13, 237, 493, 829 et passim ; Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), 1986, p. 366 ; Autres écrits, 2001, p. 449), mais jamais langue n’y figure à la place de langage, et pour cause : « L’inconscient c’est là où ça pense sans savoir. » (Écrits, op. cit., p. 14). Or Lacan a précisé : « Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage d’abord ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue ; c’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. » (Séminaire XX. Encore (1972-1973), 1975, p. 127). 12

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besoin de passer par la langue. En somme, la juxtaposition du roman et du film va enrichir probablement la connaissance problématique que nous avons de la psyché, puisqu’il y a des éléments de la technique cinématographique qui ne sont pas transmissibles dans la langue et des phénomènes linguistiques qui ne sont pas transposables à l’écran. C’est en particulier le cas de la grammaire et de la conjugaison des temps, qui ne sauraient exister au cinéma, dans la mesure où l’image est toujours au présent. Chacun des deux domaines artistiques organise des matériaux particuliers et c’est cette organisation qui va créer des formes spécifiques à la littérature ou au cinéma. Quelle que soit la forme visée, elle est réelle, non pas du point de vue réaliste, mais en tant qu’elle constitue une approche possible ou, en tout cas, un chemin d’accès possible à l’intérieur de la psyché14. R.-M. A. Comment vous est venue l’idée d’intégrer l’histoire du vaisseau fantôme à Un bruit qui rend fou ? A. R.-G. La référence à l’opéra de Wagner joue effectivement un rôle important. À l’origine du projet, le film s’intitulait Le Retour de Frank, ce qui n’a rien à voir avec le titre finalement retenu. Cette fois, j’ai eu gain de cause, alors qu’à l’époque du Jeu avec le feu, par exemple, je n’avais pu obtenir de modifier le titre en Opera incestuosa, parce que la production trouvait ma proposition insuffisamment “grand public”, trop “intello”, et il m’avait fallu renoncer – sans trop de regrets d’ailleurs, car au fond, ce n’était pas très grave. R.-M. A. Ce n’est donc pas pour la même raison que La Mort de Corinthe, pourtant annoncé dans Angélique ou l’enchantement, s’est mué en Les Derniers Jours de Corinthe ? A. R.-G. Non. C’était la première fois de ma carrière que j’annonçais un ouvrage à paraître et, au fil du travail, je me suis aperçu que le titre initialement prévu réduisait Corinthe au seul statut de personnage, alors que, dans mon œuvre, il recouvre également une dimension toponymique. En outre, Le Dernier Jour de Corinthe est un tableau représentant le consul Mummius à cheval devant la ville en flammes. Je ne me souviens plus du nom du peintre15 : un pompier assez célèbre, je crois. 14 15

Fin de la réécriture de la conférence d’Oxford. Il s’agit de Tony Robert-Fleury. Le tableau est exposé au musée d’Orsay.

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Qui n’a d’ailleurs pas réussi à éteindre l’incendie. Enfin, l’expression « derniers jours » ne débouche pas explicitement sur la mort, elle prolonge indéfiniment l’agonie et me préservait donc la possibilité de ressusciter le comte par un autre livre. Bref, pour en revenir au cinéma, mon dernier film en date devait être produit par un Américain, d’où le titre originel Frank is back et sa traduction française. Au départ, la trame du récit s’inspirait d’un des grands stéréotypes du cinéma d’outreAtlantique : chassé de son village pour un crime qu’il n’a pas commis, un homme revient se faire justice. Il va de soi que, dans mon schéma, le marin maudit faisant office de justicier était peut-être aussi le criminel – thème borgésien, s’il en fut. À la demande du producteur, qui comptait réaliser ainsi quelques économies, le tournage devait avoir lieu au Brésil, pas très loin de Rio, sur la côte sud, dans une ville en ruines complètement extravagante avec un port où n’étaient arrimés que des bateaux fantômes. Depuis, l’endroit est devenu une station balnéaire assez courue. La musique devait être du fado. L’entreprise a été abandonnée, le jour où le producteur s’est aperçu que, contrairement à ce qu’il croyait, il ne disposait pas des fonds nécessaires. Le personnage était assez curieux. Il était venu spécialement à Paris dans le but de financer des films d’auteurs et se baladait toujours avec des chèques froissés dans les poches. Il en avait signé quelques-uns, d’une somme plutôt rondelette, à titre d’à-valoir sur des projets qui n’existaient pas encore. Si mes souvenirs sont bons, nous fûmes quatre écrivains à bénéficier des largesses de ce commanditaire : Jean Genet, Marguerite Duras, Samuel Beckett et moi. En fin de compte, seul le film de Beckett a vu le jour16. Je ne sais pas ce qu’il en fut de Duras et de Genet, mais, pour ma part, j’avais fait le boulot, y compris les repérages. Quoi qu’il en soit, pour des raisons matérielles qui m’échappent, le producteur s’est trouvé à cours de liquidités et le projet est tombé à l’eau, si je puis dire. Du coup, il n’était plus indispensable que l’action se situât au Brésil, ni de maintenir le fado comme structure musicale de base, ce qui me laissait la possibilité de réutiliser en partie le scénario existant. Quelques années plus tard, soit un peu après La Belle Captive, Anatole Dauman envisage de produire un autre film de moi et me demande si je n’ai rien sous le coude. Comme je lui réponds par l’affirmative, il m’invite en repérage aux Seychelles. En réalité, je pense, rétrospectivement, qu’il avait surtout envie de m’inviter, car il était très généreux, mais il lui fallait sans doute un alibi plus ou moins bidon, afin que les frais de transport et de séjour pussent être pris en charge par sa société. Bref, me voici aux Seychelles, 16

Trio de fantôme (1977).

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avec Catherine, dans un cadre magnifique, miraculeusement préservé, dieu merci, des hordes de touristes par l’absence de structures d’accueil pour les masses. À Pralin, par exemple, il n’y a qu’un minuscule aéroport, fermé la moitié du temps, et les promoteurs immobiliers n’ont aucune possibilité d’accéder aux sites qui seraient susceptibles de les intéresser. Comme il n’y a pas moyen d’amortir les frais de fonctionnement des rares installations, pour l’essentiel des bungalows, par un grand nombre de clients, le voyage reste très coûteux, si bien que le tourisme y est de facto réservé aux riches. Quand on pense que je viens d’une famille pauvre, issue du terroir breton ! Les fruits de mon imagination m’auront décidément ménagé bien des surprises. Cela dit, aux Seychelles, je n’ai pas chômé : j’ai fait le travail très sérieusement, avec un rapport de repérage par jour. Et ce faisant, je me mets à repenser au film, de manière créative. Très tôt, j’avais compris qu’il n’était pas question de tourner mon histoire dans ces îles vraiment paradisiaques, mais le projet, abandonné depuis l’épisode brésilien, avait tout d’un coup repris vie et s’était remis à se développer dans ma tête. De retour à Paris, je retrouve Dimitri de Clercq, qui me convie à la Fenice, à une projection de films réalisés par des étudiants américains et, notamment, par deux de mes élèves à l’École du Cinéma de New York, dont lui. Depuis longtemps, j’avais gardé à l’idée qu’il me fallait trouver un assistant créateur. En fait, cela remontait à L’Immortelle, où j’avais découvert que le cinéma est une activité de groupe. Dès cette époque, j’avais imaginé qu’on pouvait sans doute appliquer au Septième art la formule de Gilles Deleuze selon laquelle la philosophie doit être dialoguée. Chez lui, ce dialogue s’effectue avec l’ami, au sens grec, c’està-dire avec l’amant. D’où l’association, intellectuellement monstrueuse, avec Félix Guattari. Pour ce qui me concerne, j’avais déjà essayé, à l’époque de L’Homme qui ment, de former un garçon, dont la collaboration s’était finalement révélée décevante. Tout au long de ma carrière cinématographique, j’avais travaillé avec d’excellents assistants-réalisateurs – Jean-José Richer, Luc Béraud ou d’autres –, mais il n’était pas question de parler de création avec eux, car le genre de film que je cherchais à faire ne les intéressait pas du tout. Devant ces échecs répétés, je m’étais dit, en rigolant, que Deleuze avait peut-être raison et que, n’étant pas homosexuel, je n’avais aucune chance de parvenir à mes fins. Bref, j’accepte l’invitation de Dimitri, je vois son film, je le trouve formidable et je me dis : “Voilà, j’ai trouvé mon assistant de génie !” En même temps, je savais que, s’il était un remarquable technicien, il lui manquait encore l’expérience et la sérénité nécessaires pour assumer pleinement le rôle, en particulier dans ses relations avec autrui. J’ai néanmoins décidé

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de tenter le coup, tout en prenant la précaution d’engager un second assistant en titre. Mal m’en a pris : ce dernier s’est bien vite comporté de façon épouvantable et nous avons dû le licencier dès les premiers jours de tournage ! Bref, à l’issue de la projection à la Fenice, Dimitri me signale que son père est également présent et qu’il veut me faire une proposition. Jacques De Clercq, fondateur et directeur de la banque Bruxelles-Lambert à Hong Kong, venait de créer une maison de production de cinéma, pour tromper son ennui, et s’étant lié avec nombre de professionnels du cinéma, il pensait pouvoir traiter avec les Chinois. C’est ainsi qu’il avait convaincu Raoul Ruiz de tourner un film en Chine. Vient donc mon tour. Quelques années après la jungle brésilienne et après les plages immaculées des Seychelles, je m’envole pour la grande muraille, toujours pour ce Frank mal parti et qui ne semble pas près de revenir. Les premiers repérages ont lieu à Hong Kong, puis à Macao. N’étant pas satisfait, je décide d’aller au Vietnam et là, soudain, dans le port de Haiphong, je vois une jonque étonnante, avec des voiles rouges. L’idée du vaisseau fantôme s’en trouve considérablement renforcée. Pour autant, le projet de film continue de marquer le pas, parce que les décors qui me plaisent – la baie d’Hanoï et les bacs sur le Mékong – viennent presque tous d’être utilisés par Jean-Jacques Annaud pour L’Amant et par Régis Wargnier pour Indochine. Il faut donc renoncer une fois de plus, d’autant que ces films à gros budget ont monté la tête aux autorités vietnamiennes, qui ne se rendent pas compte qu’un film de Robbe-Grillet n’est pas du tout du même niveau de rentabilité commerciale et formulent donc des exigences financières exorbitantes. Les choses traînent et, l’année d’après, cap sur le Cambodge, où les repérages ont lieu sous escorte militaire, car, à l’époque, il y a toujours la guerre. Je trouve un site intéressant, mais le projet capote de nouveau, les assurances refusant de couvrir les risques encourus sur un territoire non pacifié. En désespoir de cause, je décide d’abandonner la filière asiatique. Or, pendant tout le temps qu’ont duré les repérages et les diverses tractations, Dimitri est devenu beaucoup plus qu’un assistant. Il a peu à peu évolué, de façon très naturelle, vers un rôle de co-réalisateur, puisque nous avons fait tous ces voyages ensemble et que nous dialoguions ensemble du film à tout moment. Un jour, il me dit : “On va tourner à Hydra.” Y possédant une résidence secondaire, il connaissait très bien l’île, qui offrait notamment l’avantage de ne présenter aucune circulation automobile, chose très favorable à l’ambiance que j’entendais restituer clans le film. Néanmoins, au début, je regimbe : “Je ne vais tout de même pas tourner dans un cadre méditerranéen, un scénario entièrement

REPRISE ET MONTAGE

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conçu en fonction d’un projet extrême-oriental !” Après la première mouture destinée à un tournage brésilien, j’avais en effet rédigé, avec soin, toute une continuité dialoguée pour le Vietnam, que Dimitri et moi avions ensuite modifié à Pnom Penh pour l’adapter au sire du temple d’Angkor. Je n’avais aucune envie de remettre ça pour la Grèce ! Dimitri m’a, au contraire, poussé à conserver un décor asiatique, ce qui, du coup, levait toute difficulté. Il part donc à Hydra mettre tout en place et préparer les plateaux, tandis que moi, je m’occupe du choix des acteurs. Au dernier moment, juste avant le début du tournage, l’amie de Catherine qui avait été engagée pour tenir le rôle de la jeune femme qui dirige plus ou moins l’équivalent de la Villa Bleue de lady Ava17, s’est trouvée enceinte, de façon visible. J’ai eu peur que cela produise un effet réaliste et me suis enquis de la remplacer. C’est alors que la mère de Dimitri me parle d’une actrice qu’elle a vue au festival de Rotterdam, mais qui lui semble hors de prix : Arielle Dombasle. Comme c’est une bonne copine, je lui téléphone illico et demande si elle se sent capable de chanter la ballade de Senta. Son répertoire habituel est en effet le baroque et elle m’a confirmé à cette occasion que le seul rôle moderne qu’elle ait appris est celui de Mélisande, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec Wagner. Toujours est-il que cela ne lui paraît pas irréalisable : il suffira qu’elle travaille le morceau avec son professeur de chant. Par là même, le rôle tenu par Arielle prend de l’ampleur et la légende du vaisseau fantôme de plus en plus d’importance. De son côté, Dimitri avait fait modifier un bateau grec de telle sorte qu’il ressemble autant que possible aux photos que nous avions prises de la jonque de Haiphong, avec de gros yeux à la proue, qui protègent du mauvais sort, mais pas de la tempête… En somme, vous voyez, une fois de plus, combien l’ordre final résulte de circonstances tout à fait contingentes. Neuilly-sur-Seine, 2000.

*

17

Allusion à La Maison de rendez-vous.

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Alain ROBBE-GRILLET

Œuvres citées Le Voyeur, Paris, Minuit, 1955. La Jalousie, Paris, Minuit, 1957. L’Année dernière à Marienbad, scénario, 1961. L’Immortelle, réalisation, 1963. La Maison de rendez-vous, Paris, Minuit, 1965. Trans-Europ-Express, réalisation, 1966. L’Homme qui ment, réalisation, 1967. Un régicide, Paris, Minuit, 1978. Angélique ou l’enchantement, Paris, Minuit, 1987. Les Derniers Jours de Corinthe, Paris, Minuit, 1994. Un bruit qui rend fou, coréalisation avec Dimitri de Clercq, 1995. C’est Gradiva qui vous appelle, Paris, Minuit, 2002. Gradiva, réalisation, 2006. La Forteresse. Scénario pour Michelangelo Antonioni, Paris, Minuit, 2009 (†).

De quelques retours instantanés Roger-Michel ALLEMAND Cher Denis, Le Réverbère vient d’exposer quarante photos inédites prises par toi entre 1986 et 2007. L’affaire est décrochée, c’est entendu, mais puisque la photographie est interminable, tout peut encore être dit dans la rétrospection, n’est-ce pas ? Le biais de tes indirections appelle celui du décalage. Alors, en guise de relance à tout retardement, je te livre ces quelques réflexions de mon regard, sur les multiples réflections du tien. Cette vingtaine d’années aurait donc une unité ? En quoi la période diffère-t-elle ou rejoint-elle ta production antérieure ? Peut-on d’ailleurs vraiment parler de périodes au sein de ton œuvre, tant elle est marquée par la continuité esthétique ? À tout choisir, ne s’agirait-il pas plutôt de différentes époques, des différents arrêts de ta vie même ? Du déclenchement comme arythmie, battement du cœur interrompu, l’instant d’un souffle ou d’une apnée. Et de l’appareil comme une boîte à syncopes. Arrêts sur image, oui, le mot est facile, mais plus profondément, arrêts sur quoi ? La photographie est chez toi « de l’ordre de l’instantané », tu l’as écrit, et j’ai envie de répondre d’une paronomase : de l’instantané qui tétanise. D’où vient la cristallisation ? Comment s’opère-t-elle ? Dans ces inédits, je n’ai pas ressenti la « crampe » dont nous avons eu l’occasion de discuter : le raidissement lié à la précipitation du déclenchement. En découvrant les quatre prises de ta femme devant le cimetière de Pont-de-Montvert, j’ai aussitôt fait le rapprochement avec la série des quatre photos de Louqsor, en 1981, où le dernier retour manque. La série paraît ici complète. Aurais-tu donc bouclé un périple – esthétique et intérieur ? Le sont-ils d’ailleurs vraiment, ces clichés : complets, bouclés, clos ? En quoi pourraient-ils l’être ? Qu’est-ce qui se serait achevé là ? Que s’y serait-il accompli ? Que reste-t-il à faire, à saisir, à rassembler ? Je sais : l’aboutissement, c’est bien la mort. « Formidable moteur », me disais-tu. Sur la dernière photo de ladite série (26 septembre 2005), on

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Roger-Michel ALLEMAND

distingue mieux ce qui figurait depuis toujours, par le jeu perspectif, à l’illusoire portée de main de Françoise: un cœur en fer forgé. Inutile de préciser que cela m’a fait penser au décharné de Ligier-Richier, qui t’avait tant impressionné dans ta jeunesse, à Bar-le-Duc. Tout partirait-il donc de là et y reviendrait-il ? D’une émotion devant l’art ? D’une appréhension métaphysique ? De l’amour ? – Et de quel amour, au fait ? Selon tes propres mots, l’idée d’aller-retour, dans tes doublets photographiques, est liée « à un questionnement littéraire de l’image ». Quel point de vue, aujourd’hui, sur tes photolalies ? Quid de l’éternel retour dans l’espace et sur toi-même ? Vers quoi te dirige ton « arête d’intrusion sagittale » ? Est-elle aussi rectiligne que tu l’affirmais au sujet du poème ? « J’écris pour être seul, je photographie pour disparaître. » Tu m’as expliqué ta double volonté de te débarrasser des genres et des époques littéraires, et d’échapper au milieu des lettres, qui ne s’intéresse que peu à la photographie, mais quand même : le désir de solitude n’est-il pas consubstantiel à ton art ? Et suivant quels spectres ? Que je sache, il n’y a guère de couleurs dans ton œuvre : pas du tout dans tes photos et très peu dans ta littérature. Nombreux sont tes clichés où il est question, finalement, de vanité. Mais le genre de la vanité est par nature anxiogène. Là encore, j’ai le sentiment que ton exposition de Lyon témoigne d’un déplacement ; la plupart des photos sont comme des empreintes apaisées, une espèce d’abandon voire de recueillement. Comme souvent chez toi, les lieux jouent ici un rôle primordial, central même, davantage que le sujet photographié. L’impression qui s’en dégage est pourtant plus sereine que par le passé, me semble-t-il. La hantise des lieux aurait-elle pris fin ? Ou s’est-elle transmué en autre chose ? Puisque les cadres s’imposent à ton œil et qu’en même temps, la photo est le reflet de ton propre regard, qu’est-ce qui a donc changé en lui ? Je ne pense pas, bien sûr, qu’il s’agisse d’un changement radical, mais d’une modification sensible, d’une évolution de ta sensibilité, d’une variation de lumière peut-être ? Et si la photographie est inscription de la lumière, ou même « de la ténèbre inverse », pour reprendre ta formule à propos de Claude Simon, l’écriture, c’est quoi au juste ? Et l’épreuve du Temps, bien sûr : qu’a-t-elle changé à l’affaire ? L’obsession est-elle intacte ? Où en es-tu du rapport entre surface et profondeur ? Dans les dépôts de ton existence, quelles sont les couches de sédimentation ? Tu me parlais naguère « d’accaparement de ce qu’on regarde et qu’on photographie ». Accaparement, surprise, emprise, saisie, saisissement.

DE QUELQUES RETOURS INSTANTANÉS

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Association de mots, synonymes d’approximation, autant dire de rapprochement. Quelles sont désormais les évidences ? Comme je suis d’humeur ludique, dans le mot, on entend le préfixe (l’antéfixe ?) – ce qui saute aux yeux ou ce qui en jaillit –, mais aussi le vide et la danse… Louve basse, encore et toujours ? Évanescence et création, tout un poème. « Ah ! faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour1 »… Tu te souviens ? En avril 2001, tu exposais au Réverbère « La Question que je pose ». Il y en avait donc une seule ? Voilà, en tout cas, les miennes, que je signe en très fidèle amitié.

1

Anna de Noailles, Choix de poésies, Paris, Grasset, 1976 : Le Cœur innombrable (1901), « L’offrande à la nature ».

Notices biographiques

Michel BUTOR, 1926-2016. Romancier, essayiste, poète, critique d’art, traducteur, professeur d’université. Prix Fénéon (1956), Prix Renaudot (1957), Prix de la Critique (1960), Grand prix du romantisme Chateaubriand (1998), Prix Mallarmé (2006), Grand prix des poètes de la SACEM (2007), Grand prix de l’Académie Charles-Cros (2008), Grand prix de littérature de l’Académie française (2013), Grand prix de poésie de la Société des gens de lettres (2016). Éric CHEVILLARD, né en 1964. Romancier, blogueur littéraire. Prix Fénéon (1993), Prix Wepler (2004), Prix Roger-Caillois (2006), Prix Virilo (2011), Prix AlexandreVialatte (2014), Prix François-Billetdoux (2014). Michel DEGUY, 1930-2022. Poète, essayiste, traducteur, professeur émérite des universités, fondateur et rédacteur en chef de la revue Po&sie, ancien président du Collège international de philosophie, de la Maison des écrivains et de la littérature, et du Centre international de poésie Marseille, membre de l’Académie Mallarmé. Prix Fénéon (1961), Prix Max-Jacob (1962), Prix Diderot (1997), Grand prix national de la poésie (1998), Grand prix de poésie de la Société des gens de lettres (2000), Grand prix de poésie de l’Académie française (2004), Prix Guez de Balzac (2021). Patrick GRAINVILLE, né en 1947. Romancier, professeur agrégé en retraite, critique littéraire, membre du jury Médicis. Prix Goncourt (1976), Prix Guillaume-le-Conquérant (1990), Grand prix de littérature de la Société des gens de lettres (2008), Grand prix de littérature Paul-Morand (2012), Grand prix Palatine du roman historique (2014). Élu le 8 mars 2018 au 9e fauteuil de l’Académie française.

280

NOTICES BIOGRAPHIQUES

Louise LAMBRICHS, née en 1952. Romancière, essayiste, enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris. Prix Renaudot des lycéens (1995), Prix littéraire international indépendant (2017). Hubert LUCOT, 1935-2017. Romancier, essayiste. Prix du livre France Culture (2006). Bernard NOËL, 1930-2021. Poète, essayiste, critique d’art. Prix Antonin-Artaud (1967), Prix Guillaume-Apollinaire (1976), Grand prix de poésie de la Société des gens de lettres (1983), Prix France Culture (1988), Grand prix national de la poésie (1992), Prix Robert-Ganzo (2010), Prix Gabriele-d’Annunzio (2011), Grand prix de poésie de l’Académie française (2016). Christian PRIGENT, né en 1945. Poète, critique littéraire, fondateur de la revue TXT. Pensionnaire à la Villa Médicis (1978-1980). Prix Louis-Guilloux (2007), Prix de l’Académie Charles-Cros (2010), Grand prix de poésie de l’Académie française (2018). Alain ROBBE-GRILLET, 1922-2008. Romancier, essayiste, scénariste, réalisateur, éditeur, membre du jury Médicis. Prix Fénéon (1954), Prix des Critiques (1955), Prix Louis-Delluc (1962), Prix Mondello (1982). Élu le 25 mars 2004 au 32e fauteuil de l’Académie française. Denis ROCHE, 1937-2015. Poète, essayiste, traducteur, photographe, éditeur, cofondateur des Cahiers de la photographie, membre du jury Médicis. Prix Fénéon (1965), Prix François-Coppée (1965), Grand prix de la photographie de la Ville de Paris (1997), Prix André-Malraux (1999). Paul Louis ROSSI, né en 1933. Romancier, poète, essayiste, critique d’art, de cinéma et de jazz. Prix Mallarmé (1995).

NOTICES BIOGRAPHIQUES

281

Jean-Philippe TOUSSAINT, né en 1957. Romancier, scénariste, réalisateur. Pensionnaire de la Villa Kujoyama (1996). Prix littéraire de la vocation (1986), Prix André-Cavens (1990), Prix Victor-Rossel (1997), Prix Médicis (2005), Prix Décembre (2009), Prix triennal du roman de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2013). Élu en janvier 2014 au 9e fauteuil de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Tanguy VIEL, né en 1973. Romancier. Pensionnaire de la Villa Médicis (2003-2004). Prix Fénéon (2002), Prix littéraire de la vocation (2002), Prix François-Mauriac (2017), Grand prix RTL-Lire (2017).

Table des matières Béatrice BONHOMME, À voix nue(s)............................................................................................

11

Roger-Michel ALLEMAND, L’autre n’existe pas ..................................................................................

17

I. DE LA POÈSIE ET DE L’ÉCRITURE Denis ROCHE, L’écriture et la photographie ......................................................................

35

Christian PRIGENT, La distance et l’émotion .............................................................................

69

Bernard NOËL, Incarnations ..............................................................................................

91

Michel DEGUY, La reconnaissance...................................................................................... 107 Hubert LUCOT, Saisir, lancer, illuminer.............................................................................. 119 Michel BUTOR, Des profondeurs......................................................................................... 135 II. DE L’ÉCRITURE ET DE SOI Patrick GRAINVILLE, Entre l’aigle pêcheur et le cobra royal ......................................................... 155 Paul Louis ROSSI, Un espoir renaissant.................................................................................. 173

284

TABLE DES MATIÈRES

Éric CHEVILLARD, Choir, mais vers le haut............................................................................. 187 Jean-Philippe TOUSSAINT, La forme et la mélancolie ........................................................................... 199 Tanguy VIEL, Imaginaires contemporains ......................................................................... 215 Louise L. LAMBRICHS, Au vif du sujet .......................................................................................... 229 DOCUMENTS Alain ROBBE-GRILLET, Reprise et montage ..................................................................................... 255 Roger-Michel ALLEMAND, De quelques retours instantanés ................................................................. 273 Notices biographiques ..............................................................................

277

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]

L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]

L’Harmattan Congo 219, avenue Nelson Mandela BP 2874 Brazzaville [email protected] L’Harmattan Mali ACI 2000 - Immeuble Mgr Jean Marie Cisse Bureau 10 BP 145 Bamako-Mali [email protected] L’Harmattan Togo Djidjole – Lomé Maison Amela face EPP BATOME [email protected] L’Harmattan Côte d’Ivoire Résidence Karl – Cité des Arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan [email protected]

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EL on du CT lis La ercsiotélledecNtiice-Sophia Antipo

Qui parle ? Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des xxe et xxie siècles

Michel Butor, Éric Chevillard, Michel Deguy, Patrick Grainville, Louise Lambrichs, Hubert Lucot, Bernard Noël, Christian Prigent, Alain Robbe-Grillet, Denis Roche, Paul Louis Rossi, Jean-Philippe Toussaint et Tanguy Viel : autant de figures de la poésie et du roman des xxe et xxie siècles avec qui Roger-Michel Allemand dialogue ici. Les échanges portent en particulier sur leurs sources d’inspiration, les caractéristiques de leurs créations et leur investissement personnel dans l’écriture.

Roger-Michel Allemand a publié de nombreux travaux, principalement sur la littérature française contemporaine, dont Le Nouveau Roman (Ellipses, 1996), Alain Robbe-Grillet (Le Seuil, 1997), Les Faux-monnayeurs. Gide (Ellipses, 1999), L’Utopie (Ellipses, 2005), Michel Butor. Rencontre avec Roger-Michel Allemand (Argol, 2009) et Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices (Éditions de l’EHESS, 2018). Il est aujourd’hui membre de l’Université Côte d’Azur.

Photo de couverture : La Bocca della Verità, Rome, I siècle de notre ère, © Michaël Lévy, avec son aimable autorisation. er

ISBN : 978-2-14-028869-2

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THYRSE n° 1

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Qui parle ?

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Entretiens littéraires avec de grandes figures de la poésie et du roman des xxe et xxie siècles

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La collection du CTEL

Université de Nice-Sophia Antipolis

Qui parle ?

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CTpEoetliLsprésentés par Textes réunis du n o i t c e A ll o La ercsité de Nice-Sophia nti Univ

Roger-Michel Allemand

THYRSE n° 1 Préface de Béatrice Bonhomme

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Univers

La collection du CTEL

Université de Nice-Sophia Antipolis Université Côte d’Azur