Quelle est cette science que je pratique ?: Repères en histoire de la physique et épistémologie 9782759822027

Cet ouvrage propose à des lecteurs scientifiques ou simplement intéressés par la science de prendre un peu de recul sur

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French Pages 128 [125] Year 2018

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Quelle est cette science que je pratique ?: Repères en histoire de la physique et épistémologie
 9782759822027

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Quelle est cette science que je pratique ? Repères en histoire de la physique et épistémologie

Grenoble Sciences Les ouvrages labellisés dans la collection Grenoble Sciences correspondent à : −− des projets clairement définis sans contrainte de mode ou de programme, −− des qualités scientifiques et pédagogiques certifiées par le mode de sélection (chaque projet est sélectionné avec l’aide de référés anonymes. Puis, afin d’optimiser l’ouvrage, les auteurs interagissent – en moyenne pendant un an – avec les membres d’un comité de lecture dont les noms figurent en début d’ouvrage), −− une qualité de réalisation assurée par le centre technique d’UGA Éditions. Directeur scientifique de Grenoble Sciences Jean Bornarel, Professeur émérite à l’Université Grenoble Alpes

Contacts https://www.uga-editions.com/ [email protected]

Livres et sites web compagnons https://www.uga-editions.com/menu-principal/autour-de-nos-livres/ Le label Grenoble Sciences est attribué à des livres papier (en langue française et en langue anglaise) mais également à des ouvrages utilisant d’autres supports. Dans ce contexte, situons le concept de pap-ebook. Celui-ci se compose de deux éléments : −− un livre papier qui demeure l’objet central, −− un site web compagnon qui propose : • des éléments permettant de combler les lacunes du lecteur qui ne posséderait pas les prérequis nécessaires à une utilisation optimale de l’ouvrage, • des exercices pour s’entraîner, • des compléments pour approfondir un thème, trouver des liens sur internet, etc. Le livre du pap-ebook est autosuffisant et certains lecteurs n’utiliseront pas le site web compagnon. D’autres l’utiliseront et ce, chacun à sa manière.

ISBN 978-2-7598-2139-6 © EDP Sciences 2017

Quelle est cette science que je pratique ? Repères en histoire de la physique et épistémologie Philippe Depondt

17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf - BP 112 91944 Les Ulis Cedex A - France

Quelle est cette science que je pratique ? Repères en histoire de la physique et épistémologie Cet ouvrage est un des titres du secteur Évolution des idées scientifiques de la collection Grenoble Sciences d’EDP Sciences, qui regroupe des projets originaux et de qualité. Cette collection est dirigée par Jean Bornarel, Professeur émérite à l’Université Grenoble Alpes. Comité de lecture de l’ouvrage −− Xavier Delfosse, Astronome à l’Institut de Planétologie et d’Astrophysique de Grenoble −− Jean-Pierre Moy, Ingénieur physicien −− Thomas Vidart, Professeur de philosophie au Lycée Champollion (Grenoble) −− Laurence Viennot, Professeur émérite à l’Université Paris Diderot −− Jacques Villain, Directeur de recherche honoraire au CEA, membre de l’Académie des sciences Suivi éditorial : Stéphanie Trine ; réalisation : Stéphanie Trine et Jean-Christophe Monnier ; portraits : Caroline Delavault ; illustration de couverture : Alice Giraud, d’après : Hubble Space Telescope (NASA) ; ALMA (ESO/NAOJ/NRAO) ; fonds de galaxie (ESA/Hubble & NASA) ; Loi des aires (Denys, travail personnel sous licence CC BY 3.0) ; portion de carte du monde (P.  Eckebrecht, dans J.  Kepler, Tabulae rudolphinae) ; sextant et sphère armillaire (T.  Brahé, Astronomiae instauratae mecanica) ; modèles géocentriques (V.  Naboth, Primarum de coelo et terra / B. Velho, Cosmographia) ; modèle géohéliocentrique (T. Brahé, De mundi atherei recentioribus phænomenis) ; modèle héliocentrique (N. Copernic, De revolutionibus) ; figures 1.4 et 2.1.

Ouvrages labellisés sur des thèmes proches (chez le même éditeur) Naissance et diffusion de la physique (M. Soutif) • Rencontre de la science et de l’art. L’architecture moléculaire du vivant (J. Yon-Kahn) • Respiration et photosynthèse. Histoire et secrets d’une équation (C. Lance) • Physique et biologie. Une interdisciplinarité complexe (B. Jacrot) • Histoire de la science des protéines (J. Yon-Kahn) • Complexité et désordre. Éléments de réflexion (sous la direction de J.-C. Lévy) • En physique, pour comprendre (L. Viennot)

Pour Claudine, qui manque.

Table des matières Introduction - « Lever le nez du guidon ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre 1 - La naissance de la science moderne : de la mécanique d’Aristote au principe d’inertie de Galilée. . . . . . . . . . . . . 7 Aristote. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 La théorie de l’impetus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Galilée et le principe d’inertie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 Les effets de l’héliocentrisme copernicien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Giordano Bruno . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Tycho Brahé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Johannes Kepler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Et enfin Galileo Galilei. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

Chapitre 2 - Galilée et Kepler : deux géants qui ne pouvaient pas se comprendre. . . . 25 Chapitre 3 - Sadi Carnot : comment un concept impropre et une analogie aboutissent à une découverte majeure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Chapitre 4 - « Sauver les phénomènes » de Osiander à Duhem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Chapitre 5 - Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses. . . 49 Aristippe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Démocrite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Épicure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Lucrèce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

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Quelle est cette science que je pratique ?

Chapitre 6 - Nicolas de Cues et la docte ignorance : le savoir construit . . . . . . . . . . . . . 67 Chapitre 7 - L’empirisme anglais : Bacon, Locke, Hume ; Newton face à Descartes ; l’empirisme et les hypothèses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Bacon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Newton face à Descartes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Locke. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80 Hume. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

Chapitre 8 - Après la révolution de la physique du début du xxe siècle . . . . . . . . . . . . . 85 Chapitre 9 - Controverses contemporaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Chapitre 10 - Et en fin de compte : quelle est cette science que je pratique ? . . . . . . 101 Quelques lectures conseillées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Introduction « Lever le nez du guidon » Commençons par une anecdote. J’avais été invité à une soirée peuplée de « littéraires ». Unique et solitaire « scientifique » dans cet environnement, je m’étais réfugié du côté du buffet (raffiné et abondant) quand, entre deux petits fours, quelqu’un m’aborda en me disant : « Vous êtes physicien, n’est-ce pas ? C’est très effrayant, non ?  » Il voulait sans doute être aimable, mais de me voir ainsi assimilé à une espèce de Faust ou de docteur Folamour me hérissa le poil ; je répondis : « Oui mais rassurez-vous, je ne suis pas radioactif », ce qui mit fin à la conversation. Mais la vérité vraie est que pour la majorité de nos contemporains, nous sommes en effet des docteurs Folamour en puissance, maîtres de forces terrifiantes, mystérieux et inquiétants apprentis sorciers potentiellement cataclysmiques ! Quand j’étais étudiant dans les années 1970, on ne s’interrogeait pas trop sur le bienfondé de la science : la science soulageait les peines de l’humanité 1 ! Tout cela a bien changé or, nous autres scientifiques pratiquants, sommes généralement immergés dans notre pratique, « le nez dans le guidon », et nous sommes tout surpris, voire légèrement désemparés, quand on nous demande des comptes sur notre activité, un peu comme le violoniste à qui l’on demanderait après une journée à faire des gammes : « Mais, à quoi ça sert, un violon ? » La pratique scientifique est en effet lourdement technique : expérimentateur, on passera des heures à chasser la microfuite du bâti à ultravide ou à optimiser le rapport signal sur bruit dans telle ou telle configuration, ou bien, théoricien, on s’acharnera à trouver le moyen de résoudre tel problème moyennant l’usage de techniques mathématiques subtiles, de lourdes simulations sur ordinateur, ainsi que d’approximations judicieuses. L’activité de

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Encore une anecdote, emblématique celle-ci de la relation à la science d’une génération devenue adulte juste après la fin de la deuxième guerre mondiale : ma mère qui n’était pas du tout scientifique et qui trouvait que les scientifiques étaient des gens fort ennuyeux, dépourvus de la moindre conversation digne de ce nom, a néanmoins apprécié à sa juste mesure le remplacement de sa vieille lessiveuse par une machine à laver électrique.

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Quelle est cette science que je pratique ?

recherche scientifique tend à mobiliser ainsi toutes les ressources intellectuelles de ceux qui s’y consacrent et ils n’ont souvent guère le temps, la disponibilité ou le goût pour penser à autre chose. Or, si la réflexion sur ce qu’est la science est ancienne, complexe, traversée de polémiques, les scientifiques pratiquants, eux, tout à leur pratique, ont longtemps pu se passer de se poser trop de questions 2 : c’est que la science s’identifiait au progrès 3, elle était son moteur, son incarnation, son moyen, peu importe. La stupéfiante évolution de nos conditions de vie en, disons, deux siècles, est restée longtemps un argument suffisant, en tout cas largement dominant, pour justifier notre activité ; mais depuis, mettons, le dernier quart du xxe siècle, ce n’est plus le cas : confrontée à des critiques et à des questionnements nouveaux, renforcés, la science doit, pour continuer à exister, expliquer ce qu’elle fait et pourquoi. Afin d’être en mesure de le faire, les scientifiques doivent lever le nez du guidon, regarder le paysage autour d’eux et se poser la question : « Quelle est cette science que je pratique ? » Il n’est donc sans doute pas inutile d’inclure cette question, et d’autres apparentées, dans les cursus scientifiques, à l’université et ailleurs. C’est, cependant, sans doute plus facile à dire qu’à faire : cette question est tout sauf scientifique. Elle est (au moins) philosophique, morale, politique, sociale : −− Philosophique. Qu’est-ce que la science ? Qu’est-ce qui différencie l’activité scientifique des autres activités humaines ? Quel est le statut des énoncés scientifiques, des « lois de la nature » découvertes / produites par les scientifiques ? La science est-elle une opinion ? Y a-t-il d’autres discours qui puissent concurrencer la science ? Quel est le rapport avec le monde réel ? Quel est le statut des perceptions sensibles ? Celui du raisonnement ? −− Morale / éthique. La construction de la première bombe atomique a été sans doute une aventure scientifique extraordinaire pour ceux qui y ont participé 4, mais le moins qu’on puisse dire, c’est que déchaîner une puissance aussi extravagamment dévastatrice contre des êtres humains peut susciter quelques interrogations… 2

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On peut citer bien sûr de nombreux contre-exemples : Albert Einstein a très fermement pris position contre l’utilisation de la bombe atomique, mais on peut penser aussi aux engagements politiques de Paul Langevin, Robert Oppenheimer ou Frédéric Joliot, ou aux engagements philosophiques et religieux de Pierre Duhem. Pendant les années 1960, il y avait toute une série de plaisanteries tournant autour de phrases comme : « Ah, ma bonne dame, ils vont nous dérégler le climat avec leurs expériences ! » Cela faisait rire car cela paraissait absurde et rétrograde. Le réchauffement climatique n’était pas à l’ordre du jour, l’accroissement du taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère pas encore mesuré. Il y avait peu de voix dissonantes : Rachel Carson et son Silent Spring (Printemps silencieux) (Boston, Houghton Mifflin, 1962), à propos de l’effet des insecticides, en était une. Voir par exemple l’autobiographie de Richard Feynman : Surely You’re Joking, Mr. Feynman! (New York, Bantam books, 1985).

Introduction - « Lever le nez du guidon »

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Nombreux sont les débats éthiques qui viennent à l’esprit : peut-on prélever des cellules souches sur des embryons humains ? peut-on, en tant que scientifique « fondamental », se désintéresser des conséquences des applications possibles de ce que l’on contribue à découvrir ? −− Politique et sociale. La science consomme des ressources (salaires, équipements, frais de fonctionnement) et ce sont les politiques – rarement de formation scientifique 5 – qui tiennent en général les cordons de la bourse : de quelle utilité sociale peut-on se prévaloir pour justifier aux yeux du politique / des contribuables les efforts consentis ? Les scientifiques sont aussi soumis à la loi de leur pays qui peut leur interdire certaines pratiques (par exemple, l’expérimentation humaine), or les lois sont généralement votées au parlement, du moins dans les démocraties. Ces questions n’ont en général pas de réponse évidente, facile et faisant consensus ; elles sont néanmoins importantes pour les scientifiques eux-mêmes mais aussi pour l’ensemble de la population humaine confrontée aux maladies, aux nouvelles méthodes pour les soigner, à la pollution, ses conséquences, les moyens éventuels d’y remédier, à la nécessité d’accroître la production agricole pour nourrir une démographie explosive, etc. Or rien, ou quasiment rien, dans la formation du scientifique ne le prépare d’emblée à y répondre. Mais qu’a-t-il en fait à en dire ? Il a, à condition d’accepter de lever le nez de son guidon, sa pratique : ces heures justement à traquer l’artefact, ce vécu de la pratique scientifique. Quand il parle de science, en particulier de son domaine, il sait de quoi il parle, il sait la difficulté de faire passer la pression résiduelle de 10–7 à 10–9 Torr, il sait aussi que s’il n’y arrive pas, son expérience ne marchera pas. Toutefois, quand il s’adresse à des non-scientifiques, voire à des collègues de domaines suffisamment éloignés pour ne pas avoir de langage commun, il ne peut pas s’abriter derrière la technicité de sa spécialité. Le scientifique est ainsi un citoyen. Il est impliqué, qu’il le veuille ou non, en tant que citoyen dans la bataille politique. C’est une évidence, mais il peut avoir tendance à se désintéresser du chaos, des approximations, de la désinvolture, voire des malhonnêtetés de la vie politique, si étrangères en principe à la rigueur de la pratique scientifique. Ce désintérêt a longtemps été une position parfaitement tenable : « Moi, je fais de la science, le reste ne m’intéresse pas… » Mais il ne l’est plus. C’est ainsi. La science et les scientifiques sont contestés de multiples façons : « Finalement, le progrès n’est pas un si grand progrès que cela, on était mieux avant, les tomates avaient plus de goût », « les technologies de l’information et de la communication sont en fait des machines à décerveler », « les sciences produisent de la pollution », « toutes ces armes nouvelles et terrifiantes sont vos enfants à vous les scientifiques », 5

Les ministères d’Hubert Curien (1984-1986 et 1988-1993), un physicien renommé, restent une exception. Il y en a quelques autres : Alain Devaquet (chimiste), Claude Allègre (géophysicien), Marie-Noëlle Lienemann (physico-chimiste)…

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«  la science n’est qu’une opinion parmi d’autres  »… Sommés, aussi, de donner leur avis comme « expert » 6 sur des questions avec d’importantes conséquences sociales et politiques (l’énergie nucléaire, par exemple), les scientifiques sont, qu’ils le veuillent ou non, entraînés dans le maelström de la vie, dans les tourbillons d’une société conflictuelle dans laquelle des intérêts antagonistes s’affrontent âprement. Et ils sont sommés, qu’ils le veuillent ou non, de prendre parti et ceci dans les deux sens de cette expression : choisir une couleur politique – voter, voire adhérer et militer – ou prendre un parti dans un débat. Ils sont ainsi entraînés dans une contradiction entre la neutralité de principe de l’expert et l’exigence de fournir des réponses politiques, des réponses qui ont des conséquences, qui peuvent léser des intérêts ou profiter à d’autres, des réponses à des questions comme, par exemple : « Les organismes génétiquement modifiés sont-ils une bonne chose pour l’humanité ? » Peut-on rester scientifique dans ces conditions ? Il n’est pas sûr que la réponse soit positive, mais en tout cas, elle mérite d’être argumentée et ainsi oblige, une fois de plus, à « lever le nez du guidon » ! Il n’est bien sûr pas possible ici de donner des réponses à toutes ces questions, il s’agit plutôt de fournir quelques repères, repères de physicien ancré dans sa pratique de physicien, le nez quelques centimètres au-dessus du guidon ; point de vue de physicien, donc, et non de philosophe ou d’analyste politique. Il s’agit ici de partir du concret de l’histoire de la physique, au moins quelques points marquants, d’y confronter les théories épistémologiques les plus importantes et de mentionner quelques débats qui traversent la réflexion sur cette discipline. Le texte qui suit est le résultat d’un cours qui a vu le jour à la demande d’étudiants en licence de physique après qu’ils eurent manifesté le souhait de recevoir un enseignement d’épistémologie. Cette demande était, évidemment, parfaitement justifiée, mais elle pose la question de ce que peut être un tel cours. En effet, le mot épistémologie vient du grec επιστημη (épistémé : science) et λογος (logos : discours), discours sur la science, en allemand 7 die Wissenschaftslehre, souvent rapproché, mais tout aussi souvent distingué de die Erkenntnistheorie (théorie de la connaissance) : on peut certes débattre de ce genre de distinction… À supposer que l’on souhaite s’engager dans un tel débat, le recours à l’histoire des sciences paraît incontournable. S’en dispenser serait prendre le risque, outre d’une certaine gratuité, d’un dogmatisme normatif sur ce que doit être la science, or l’histoire des sciences, par sa complexité et sa diversité, est assez rebelle au dogmatisme et à la norme ! 6 7

Et, malheur quand deux « experts » donnent des avis opposés ! En philosophie, il est de bon ton de donner les noms grecs des concepts utilisés, et si on peut également y ajouter le terme allemand correspondant, on est assuré d’un haut degré de professionnalisme ! (Disclaimer : cette remarque est à prendre avec un sourire.)

Introduction - « Lever le nez du guidon »

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[…] l’étude de l’évolution (et des révolutions) des idées scientifiques […] nous montre l’esprit humain aux prises avec la réalité ; nous révèle ses défaites, ses victoires ; nous montre quel effort surhumain lui a coûté chaque pas sur la voie de l’intellection du réel, effort qui aboutit, parfois à une véritable «  mutation  » de l’intellect humain ; transformation grâce à laquelle des notions, péniblement « inventées » par les plus grands génies, deviennent non seulement accessibles, mais encore faciles, évidentes pour les écoliers. 8

Le but n’est toutefois pas ici de faire un cours complet et structuré d’épistémologie et d’histoire des sciences ! Ce serait bien trop long, et sans doute hors de propos : par exemple, la simple question de savoir s’il faut dire « La Science » et « La Méthode Scientifique » ou « les sciences » et « les méthodes de telle ou telle science » est loin d’être triviale et nous entraînerait fort loin… On se limitera donc à la physique, non pas, bien évidemment, que les autres disciplines soient dénuées d’intérêt, mais parce que, en tant que physicien, elle est tout simplement plus proche de mes préoccupations. En outre, on ne cherchera pas l’exhaustivité, mais on se limitera à quelques exemples importants dans l’histoire de cette discipline, afin de se convaincre que la marche de la science n’est pas une tranquille promenade dominicale sur le Boulevard du Progrès… Bien sûr des choix ont été faits, et comme tout choix, ceux-là peuvent être critiqués : il y a de grands absents dans ce qui suit, Auguste Comte ou Gaston Bachelard pour ne citer que ceux-là. L’ordre des chapitres n’est pas chronologique : on a choisi de présenter d’abord quelques bases élémentaires sur la naissance de la physique au e e xvii  siècle, puis avec un exemple plus récent du début du xix siècle. Ensuite, il s’agit d’aller chercher dans la tradition philosophique ce qui paraît éclairant pour le propos. Or, il se trouve que la pensée épistémologique – peut-être même la pensée tout court  – est un univers complexe, en tout cas non euclidien, dans lequel des parallèles « floues » peuvent se rejoindre puis s’écarter de nouveau pour se retrouver un peu plus loin 9 : des penseurs qui se situent sur des terrains différents, sur des problématiques différentes, répondent à leur façon à leurs propres questions, formulées en leurs propres termes ; ils progressent pour ainsi dire parallèlement, mais se rencontrent alors de façon parfois apparemment fortuite, se répondent ou s’opposent explicitement ou par allusion… Un tel environnement résiste fort bien aux tentatives d’organisation rationnelle, ce qui est un peu déroutant, certes, pour nous autres scientifiques de formation ! On verra que le rapport à l’observation, à l’expérience, le statut des connaissances acquises par l’observation, est une 8 9

A. Koyré, Études galiléennes (Paris, Hermann, 1986) p. 11. Voir par exemple C.  Normand, E.  Sofia (dir.), Espaces théoriques du langage. Des parallèles floues (Louvain-la-Neuve, Academia, 2013). Comment les linguistes, bien sûr, mais aussi les philosophes, psychanalystes, sémioticiens abordent-ils la question du langage, chacun à sa façon avec ses préoccupations, pour se rencontrer parfois ?

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préoccupation centrale dans une science expérimentale comme la physique et c’est un thème qui surgira de façon récurrente. Le choix fait ici est de procéder par contrastes : partant de l’« irréalisme logique » de Pierre Duhem pour qui les théories scientifiques ne disent pas la réalité du monde 10, pour qui l’expérimentation ne permet de rien déduire d’un point de vue logique, on verra par contraste le courant matérialiste grec pour qui les atomes, bien que directement non perceptibles par nos sens limités et trompeurs, sont une réalité, même si elle est cachée. Un premier compromis viendra d’un horizon inattendu, un théologien du xve siècle, Nicolas de Cues avec son savoir construit. Ce qui est sous-jacent à tout cela est le rapport à l’empirique, l’observation, la mesure : surgissent alors les empiristes anglo-saxons et leur critique des élucubrations théoriques jusqu’au scepticisme radical de David Hume en passant par le célèbre « hypotheses non fingo » (« je n’invente pas d’hypothèses ») de Newton. Ainsi armés, on pourra faire un saut dans le xxe siècle et s’intéresser aux réponses données aux problèmes posés par la révolution de la physique, pour tenter finalement d’aborder des préoccupations contemporaines. On a ici, donc, plusieurs objectifs : donner le goût de lire certains textes historiques (lire Galilée, Carnot ou d’autres est non seulement un grand plaisir, mais aussi source de réflexions fort profondes) ; donner quelques repères pour s’orienter dans la profusion des écrits de statuts divers ; donner un point de départ d’une culture de physicien qui sorte des questions techniques quotidiennes, donner des bases pour se poser des questions sur nos pratiques de physiciens. En gros, trois types de discours interviendront dans ce livre : 1. Quelques éléments de base en histoire de la physique seront rappelés, rien de bien original, mais un fond culturel indispensable. 2. Quelques courants épistémologiques historiquement importants seront rapidement décrits. 3. Des questions à proprement parler «  épistémologiques  » seront posées et des ébauches de réponses données, sachant que ces réponses ne pourront qu’être sujettes à débat et ne seront, en tout état de cause, pas définitives ! Si l’on voulait donc résumer en une phrase nos objectifs, il s’agit, comme annoncé, de prendre un peu de temps pour tenter de « lever le nez du guidon » de notre activité scientifique quotidienne.

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Pour Duhem, l’astronomie ne permet pas d’affirmer que la Terre tourne autour du Soleil, mais le système héliocentrique est simplement plus commode pour prédire le mouvement apparent des astres dans le ciel.

Chapitre 1 La naissance de la science moderne : de la mécanique d’Aristote au principe d’inertie de Galilée Commençons donc par la naissance de la physique. On fixe généralement le début de la science moderne – et de la physique moderne – aux premières années du xviie siècle avec Galilée : un physicien du xxie siècle peut lire en effet avec une certaine jubilation, par exemple ses Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles (1638) ; il y reconnaît, moyennant la prise en compte des quatre siècles qui nous en séparent, un discours de physicien, reconnaissable en tant que tel, peu éloigné somme toute de ceux auxquels nous sommes habitués maintenant. Il y verra aussi des étrangetés. C’est que le principe d’inertie 11, même dans sa formulation restrictive par Galilée, a dû s’imposer contre des idées fortement ancrées et fortement structurées, soutenues et affinées par des hommes cultivés et intelligents. Le principe fondamental de la dynamique que nous connaissons tous 12 (et que nous utilisons sans même vraiment y penser) n’est pas sorti de la tête de Newton un beau jour par miracle : c’est le résultat d’un long processus au cours duquel la conception même du mouvement (et du monde) a été profondément bouleversée. Les grands savants jusqu’aux xvie et xviie  siècles inclus (Copernic, Tycho Brahé et Kepler) réfléchissaient dans un cadre très différent, hérité d’Aristote qui, oublié pendant une bonne partie du Moyen Âge, avait été redécouvert au xviie siècle sous l’influence des savants arabes d’Espagne, en particulier Averroès (1126-1198).

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Selon lequel un mouvement se perpétue indéfiniment sans force pour le modifier. Lorsqu’on applique une force sur un objet mobile, son accélération est directement proportionnelle à la force appliquée ; plus précisément elle est égale à la force divisée par une constante caractéristique de l’objet : sa masse. C’est la base de la mécanique classique.

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Ainsi, le principe fondamental d’Isaac Newton, le fondement de la mécanique classique, date de la fin du xviie siècle, il y a environ 300 ans : avant cela, il y a au moins deux millénaires de réflexion théorique et pratique sur le mouvement, réflexion reposant sur des bases totalement différentes de celles de Newton. Trois siècles sont peu de chose par rapport à l’histoire de l’humanité : autant dire que le principe fondamental de la dynamique qui nous paraît aujourd’hui si naturel, est, sur le plan de la durée, voire sur le plan du nombre de ses « pratiquants », largement minoritaire… Un tel principe, qui eût été parfaitement absurde, sinon tout simplement informulable, pour la plupart de nos prédécesseurs 13, a nécessité, pour s’imposer finalement, une modification radicale de « la philosophie de la nature », de la façon même d’aborder l’étude du monde. Ici, je tenterai de résumer en quelques mots d’une part d’où l’on vient et de l’autre quelques étapes menant aux principe d’inertie formulé par Galilée au début du xviie siècle. Je suis d’assez près les Études galiléennes d’Alexandre Koyré 14 auxquelles il est facile de se reporter pour plus de détails.

Aristote Aristote (384-322 av. J.-C.), à Athènes au ive siècle avant Jésus-Christ, a formulé la théorie du mouvement telle qu’elle a été enseignée pendant 2000 ans jusqu’au début du xviie siècle. La physique aristotélicienne est fausse, nous le savons bien. Irrémédiablement périmée. Mais c’est néanmoins une physique, c’est-à-dire une théorie hautement, bien que non mathématiquement, élaborée. Ce n’est ni un prolongement brut et verbal du sens commun, ni une fantaisie Aristote (384-322 av. J.-C.) enfantine, mais une théorie, c’est-à-dire une doctrine qui, partant, bien entendu, des données du sens commun, les soumet à une élaboration systématique extrêmement cohérente et sévère. 15

Dans cette physique, on observe donc que certains corps, les corps pesants ou graves, tombent vers le sol, tandis que d’autres (le feu, par exemple) s’élèvent. C’est là ce qu’on appelle « mouvement naturel », car ces mouvements sont spontanés, ils n’ont pas besoin de cause, les corps se bornent à rejoindre leur « lieu naturel » (le sol ou le ciel) si, par quelque fortune, ils en ont été écartés. Une pierre, un animal ou un homme ne s’élèveront jamais spontanément vers le ciel car ce sont des graves dont 13

14 15

Et peut-être même de nos contemporains ! La littérature concernant Galilée est évidemment énorme. Je m’inspire de Koyré, ici, principalement parce que la logique de ce qu’il expose est très proche de celle que je veux montrer. A. Koyré, Études galiléennes (Paris, Hermann, 1986) p. 17.

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le lieu naturel est le centre du monde, confondu avec le centre de la Terre. Lorsqu’un corps s’écarte de son lieu naturel, il s’agit d’un « mouvement violent » qui nécessite une cause : une pierre ne peut s’élever que si on la soulève. Il faut un moteur, sans moteur pas de mouvement violent, et dès que l’action du moteur s’interrompt, le corps rejoint son lieu naturel par le plus court chemin : la pierre, lâchée, tombe. Les deux mouvements ne peuvent pas se combiner, soit le mouvement violent l’emporte et la pierre s’élève, soit c’est le mouvement naturel et la pierre tombe. S’agit-il là d’une simple compilation d’observations triviales du sens commun ? Peut-être, en effet, pourtant : Nous trouvons aussi très « naturel » de voir la flamme d’une allumette pointer vers « le haut » et de placer nos casseroles « sur » le feu. Nous serions très étonnés – et chercherions une explication – en voyant, par exemple, la flamme se renverser « vers le bas ». Raisonnement simpliste, enfantin, dira-t-on. Et la science ne commence que là où l’on cherche l’explication de ce qui paraît « naturel ». Sans doute. Mais lorsque la thermodynamique pose, en guise de principe, que la chaleur ne passe pas d’un corps froid à un corps chaud, fait-elle autre chose que transposer une intuition du sens commun, selon laquelle un corps chaud se refroidit « naturellement », tandis qu’un corps froid « naturellement » ne s’échauffe pas ? 16

En effet, à divers moments de son histoire, la physique pose en principe des observations… quitte à tenter de les expliquer plus tard : la thermodynamique statistique de Boltzmann tente justement d’expliquer pourquoi la chaleur va du chaud vers le froid et non l’inverse. En attendant, la thermodynamique classique conserve ces observations « du sens commun » comme principe. À ce stade donc, la théorie aristotélicienne n’a rien de scandaleux : on observe que les graves tombent et l’on systématise cette observation dans une théorie. Ce monde est principalement statique : un mouvement constitue une rupture d’un ordre de principe (chaque corps en son lieu naturel), rupture effectuée par une action violente, dont l’effet est vite effacé par le mouvement naturel. Il y a une différence intrinsèque entre repos et mouvement : on n’a pas à expliquer le repos (puisqu’il s’agit d’un repos dans le lieu naturel), ce qui doit être expliqué, c’est le mouvement. Celui-ci n’est qu’un processus transitoire entre deux états de repos, d’ordre, car il s’interrompt tout seul quand son objectif (le lieu naturel) est atteint (pour le mouvement naturel), ou lorsque sa cause s’interrompt (pour le mouvement violent : si je tire une charrette, elle bouge, si je cesse de la tirer, elle s’arrête). Au contraire, si on suit Newton, le mouvement n’a pas besoin d’être expliqué, c’est la modification du mouvement qui a besoin d’une cause, la force. Rien de ce qui est contre la nature ne peut durer. Pour Aristote, dans son jargon, le mouvement est l’acte de l’être en puissance en tant qu’il est en puissance : avant de se réaliser, il est dit « en puissance » 16

Ibid., p. 18.

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Quelle est cette science que je pratique ?

(de nos jours, on dirait peut-être plutôt qu’il est « potentiel »), non réalisé, et tant qu’il n’est pas réalisé, il reste « en puissance », mais dès qu’il est réalisé… il est réalisé, il n’est plus potentiel, il ne peut plus être dit « en puissance » ! Cependant, cette analyse ne vaut que pour la région dite «  sublunaire  », celle où nous vivons, celle de notre expérience quotidienne, celle des phénomènes passagers, passagers comme nous autres mortels. Mais il reste encore la région supralunaire, celle des astres qui tournent éternellement dans les cieux, des trajectoires parfois compliquées comme celles des planètes –  avec des accélérations, des rétrogradations –, mais régulières et se répétant pour l’éternité. En effet, pour Aristote, il y a une différence fondamentale entre ces deux régions : quatre éléments, la terre, l’air, le feu et l’eau, sont les constituants de la première alors que la région supralunaire ne contient qu’un cinquième élément, l’éther, dont les astres, incorruptibles, éternels, sont constitués. Le seul mouvement qui convienne alors à cette éternité, cette répétition sans fin, le seul mouvement qui ne change rien pour être compatible avec l’éternité, est le mouvement circulaire uniforme d’un orbe circulaire : les astres parcourent donc le ciel avec des mouvements circulaires uniformes, ou des combinaisons de mouvements circulaires uniformes. Il y a ainsi une distinction profonde, essentielle, dans le monde aristotélicien : le monde sublunaire des processus passagers, des corps périssables, corruptibles, et le monde supralunaire des corps éternels et des mouvements circulaires uniformes tout aussi éternels. Voilà donc une théorie élaborée, cohérente, structurée, qui n’a jamais été sérieusement menacée pendant l’Antiquité et le Moyen Âge car elle rend compte de l’essentiel des observations. Il reste cependant un problème sérieux : la projection. Si je lance une pierre, ou une flèche avec un arc, l’action du moteur (ma main ou l’arc) s’interrompt dès qu’il n’y a plus contact, car Aristote n’accepte pas l’action à distance. Ainsi, la pierre, dès qu’elle a quitté ma main, doit tomber vers son lieu naturel, le sol, de même que la flèche ; or, nous savons bien qu’il n’en est rien : la pierre, la flèche, les projectiles poursuivent leur trajectoire pendant un certain temps avant de tomber, sinon la flèche n’atteindrait jamais sa cible et la guerre ne serait pas ce qu’elle est… Aristote s’en tire en expliquant que le projectile pousse (par contact) l’air qui se trouve devant lui, et cet air se retrouve, à l’issue d’un passage tourbillonnaire, derrière le projectile et le pousse à son tour ! Pour habile qu’elle soit, cette explication continuera à poser des problèmes pendant, en gros, deux millénaires… Au passage, il faut noter (on y reviendra en parlant de Démocrite) que pour Aristote, l’existence du mouvement interdit celle du vide pour plusieurs raisons : lors du mouvement naturel, le corps en mouvement retourne par le plus court chemin vers son lieu naturel, aussi vite que le permet le milieu ambiant, or, si le milieu ambiant est

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le vide, le mouvement deviendrait alors infiniment rapide, ce qui est impossible. En outre, et c’est la deuxième raison, le mouvement violent par projection ne pourrait avoir lieu, puisqu’il est entretenu par la réaction du milieu ambiant. Finalement, dans le vide, il n’y a ni haut ni bas, donc ni mouvement naturel ou violent, tout se vaut, ce qui est strictement contraire à ce qu’Aristote professe par ailleurs : exit, donc, en particulier, tout ce qui peut ressembler à une théorie comportant des atomes se déplaçant dans un espace vide. On notera également qu’il est probablement trop simple de penser que la seule différence entre Aristote et Newton serait que pour l’un c’est la vitesse qui est proportionnelle à la force, alors que pour l’autre, c’est l’accélération, ceci pour au moins deux raisons, l’une étant que la dynamique d’Aristote est non mathématique, l’autre qu’elle met en œuvre une conception élaborée du repos et du mouvement.

La théorie de l’impetus La théorie aristotélicienne de la projection soulève un grand nombre de questions délicates. En particulier, les critiques ont assez unanimement relevé qu’un projectile, ainsi poussé par l’air environnant, n’a aucune raison de s’arrêter, son mouvement devrait se prolonger indéfiniment, or l’expérience montre qu’il finit par tomber ! Ces débats se sont poursuivis très tardivement : par exemple, à la fin du xvie siècle (2000 ans plus tard !), Francisco Bonamico, professeur à Pise à l’époque où Galilée y faisait ses études, auteur d’un De motu traduit en partie par Alexandre Koyré, propose, après des commentaires approfondis, une approche expérimentale : […] puisque dans la science de la nature telle est la puissance de l’expérience qu’il faut s’y ranger en négligeant tous les autres artifices de l’intelligence et de la raison, faisons l’expérience suivante… prenons une planche très polie, dans laquelle, au moyen d’un tour, ou d’un compas tranchant, nous découperons un orbe : de telle façon que, sans frottement mutuel, l’orbe puisse tourner dans la cavité, et, la planche fixée quelque part, qu’une manivelle soit adaptée à l’orbe et que cette manivelle soit soutenue par de petites fourchettes ou encoches. Alors, il apparaîtra clairement que l’orbe tournant à l’intérieur de l’espace orbiculaire de la planche est mû par le mouvement du moteur sans qu’aucun air ne le pousse. Car bien qu’entre la planche et l’orbe, il y ait de l’air, il y en aura si peu qu’il n’aurait pas la force de produire ce mouvement ; ceci d’autant plus que la surface extrêmement lisse dudit orbe ne saurait recevoir aucune poussée de l’air environnant ; car d’autant que quelque chose est plus lisse, d’autant moins de prise il offre. 17

Bonamico aurait pu préciser que si l’on lance la rotation de l’orbe à l’aide de la manivelle et que l’on retire alors celle-ci (qui pourrait être suspectée d’être poussée 17

Ibid., p. 33.

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Quelle est cette science que je pratique ?

par l’air), le mouvement de rotation se poursuivra un certain temps sans que le mécanisme invoqué par Aristote puisse agir. Une première tentative de réponse qui sorte du cadre strictement aristotélicien a été donnée par des membres de l’école dite « nominaliste » parisienne au xive siècle : Jean Buridan (1295?-1358), et son disciple Nicole Oresme (1320-1382). Ce n’est pas ici le lieu d’un exposé sur le nominalisme : il s’agit d’une école de pensée médiévale dont le représentant le plus connu est Guillaume (William) d’Occam (ou Ockham), popularisé par le roman d’Umberto Eco Le Nom de la rose et le film du même nom avec Sean Connery dans le rôle principal. Une de leurs préoccupations principales est, dans une perspective logique à la suite d’Aristote, le statut des « universaux », par exemple du mot homme qui regroupe un grand nombre d’individus différents mais suffisamment semblables pour faire l’objet d’un tel regroupement, par rapport au nom de l’individu Guillaume d’Occam, ou du mot cheval par rapport à Rossinante, etc. Il s’agit donc d’une réflexion sur notre capacité à conceptualiser, à abstraire. Buridan et Oresme énoncent une théorie de l’impetus : lorsqu’on lance un projectile, on lui confère un certain impetus, on lui imprime une certaine capacité au mouvement : Tandis que le moteur meut le mobile, il lui imprime un certain impetus, une certaine puissance capable de mouvoir ce mobile dans la direction même où le moteur meut le mobile, que ce soit vers le haut, ou vers le bas, ou de côté, ou circulairement. Plus grande est la vitesse avec laquelle le moteur meut le mobile, plus puissant est l’impetus qu’il imprime en lui. C’est cet impetus qui meut la pierre après que celui qui la lance a cessé de la mouvoir ; mais par la résistance de l’air, et aussi par la pesanteur qui incline la pierre à se mouvoir en un sens contraire à celui vers lequel l’impetus a puissance de mouvoir, cet impetus s’affaiblit continuellement ; dès lors le mouvement de la pierre se ralentit sans cesse ; cet impetus finit par être vaincu et détruit à tel point que la gravité l’emporte sur lui et, désormais, meut la pierre vers son lieu naturel. 18

L’expérience du disque découpé dans la planche s’explique alors tout naturellement : à l’aide de la manivelle, on confère un certain impetus au disque qui tourne sur luimême tant que cet impetus n’est pas épuisé. L’impetus est d’autant plus grand que la vitesse imprimée est grande, mais aussi un corps lourd (« dense et grave ») en reçoit plus qu’un corps léger : tout cela fait penser à la quantité de mouvement. On voit que l’impetus s’épuise, non pas intrinsèquement, mais par l’action de la résistance de l’air ou la gravité, ce qui pourrait en faire un prémisse du principe d’inertie 19 : 18 19

J. Buridan, Questiones octavi libri physicorum, traduit par P. Duhem dans Études sur Léonard de Vinci III (Paris, Hermann, 1913) p. 40. Pierre Duhem, dont on parlera plus en détail plus loin, voit dans cette théorie non seulement une première formulation du principe d’inertie mais aussi un triomphe de la « science chrétienne » sur la « science païenne » d’Aristote et d’Averroes.

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en effet, pour Buridan, les astres tournent indéfiniment dans le ciel car ils ne sont pas soumis à la résistance de l’air et leur impetus n’est pas détruit. La dernière phrase de la citation ci-dessus incite toutefois à la prudence : quand l’impetus est vaincu, la gravité l’emporte et meut la pierre vers son lieu naturel… dans le plus pur aristotélisme ! On remarquera que l’impetus « meut le mobile », ainsi le mouvement a toujours besoin d’un moteur, on reste dans une conception dans laquelle le mouvement reste intrinsèquement différent du repos. Plus loin, Buridan explique que l’impetus est « une qualité dont la nature est de mouvoir le corps auquel elle a été imprimée ; de même dit-on qu’une qualité imprimée dans le fer par l’aimant meut ce fer vers cet aimant », ainsi l’impetus ne semble pas être le mouvement mais une « qualité » qui confère le mouvement. Il reste du chemin a parcourir avant le principe d’inertie… Jean-Baptiste Benedetti (1530-1590), mathématicien vénitien et auteur de Spéculations mathématiques et physiques (1585), est un défenseur de l’impetus : Tout corps grave, qu’il se meuve naturellement ou violemment, reçoit en lui-même un impetus, une impression du mouvement, de telle sorte que séparé de la vertu mouvante, il continue de se mouvoir de lui-même pendant un certain laps de temps. Lors donc que le corps se meut d’un mouvement naturel, sa vitesse augmentera sans cesse ; en effet l’impetus et l’impressio qui existent en lui croissent sans cesse, car il est constamment uni à la vertu mouvante. De là aussi, il résulte que si, après avoir mis une roue en mouvement avec la main, on enlève la main, la roue ne s’arrête pas tout de suite, mais continue de tourner pendant un certain temps. 20

Là où les choses se compliquent, c’est lorsque Benedetti explique que si je lance une pierre à l’aide d’une fronde, « la fronde peut imprimer au corps un impetus plus grand, car par suite des révolutions nombreuses le corps reçoit un impetus toujours plus grand  » : à chaque tour, la pierre acquiert un nouvel impetus qui s’ajoute à celui qu’elle possède déjà, ce qui explique la plus grande efficacité d’un lancer à la fronde par rapport à un lancer à la main… Il faut bien comprendre que cet impetus n’est ni la quantité de mouvement ni l’énergie cinétique de la mécanique classique. L’impetus est essentiellement une tentative d’utiliser l’intuition de l’élan : quand on lance un objet, on lui donne de l’élan et cet élan disparaît progressivement au cours du mouvement. La notion d’impetus, si confuse soit-elle, a le mérite de séparer le mouvement de son but ou de son origine : le mouvement n’est plus simplement un retour vers le lieu naturel (ou un éloignement dans le mouvement violent), il est inclus dans le mobile comme impetus, il ne lui est plus extérieur. Il ne s’agit plus d’une transition entre un point de départ et un point d’arrivée plus ou moins prédéfinis, il est devenu quelque chose de propre au mobile. Déjà, le mouvement change de nature… En outre, avec l’impetus, celui-ci s’accumulant lors de la chute d’un corps,

20 A. Koyré, Études galiléennes (Paris, Hermann, 1986) p. 48.

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Quelle est cette science que je pratique ?

permet de comprendre assez facilement l’accélération du mouvement de chute qui, dans la conception aristotélicienne, avait fait l’objet de discussions assez confuses. Un peu plus tard (1590), Galilée, encore jeune – bien avant les ouvrages qui l’ont rendu célèbre (le premier, Le messager céleste, date de 1610) –, entreprend, lui aussi, un De motu qui restera inachevé : c’est une critique féroce (déjà !) d’Aristote du point de vue de l’impetus. Il reste encore très loin du principe d’inertie parce que le propre de l’impetus est de s’épuiser au cours du mouvement, alors qu’avec le principe d’inertie le mouvement se perpétue sauf si quelque cause (par exemple une force de frottement) le ralentit.

Galilée et le principe d’inertie La loi d’inertie est une loi plus que simple : elle se borne à affirmer qu’un corps, abandonné à lui-même, persiste dans son état d’immobilité ou de mouvement aussi longtemps que quelque chose ne vient pas modifier celui-ci (ce qui veut dire que le corps abandonné à lui-même reste immobile ou se meut indéfiniment d’un mouvement rectiligne et uniforme ; en d’autres termes, il conserve sa vitesse et sa direction). C’est en même temps une loi d’une importance capitale : elle implique une conception toute nouvelle de la réalité physique elle-même. Cette conception nouvelle du mouvement le proclame un état. 21

En effet, pour Aristote, le mouvement est toujours un processus, soit d’éloignement (dans le cas d’un mouvement violent), soit de retour à un lieu naturel (pour le mouvement naturel), avec un début et une fin. L’introduction du principe d’inertie est une révolution qui va bien au-delà de la simple découverte d’une nouvelle loi : nous savons tous qu’une bille de billard, même polie à l’extrême, lancée sur une table de billard impeccable, finira par s’arrêter, et l’observation immédiate penche nettement en faveur d’Aristote. Le principe d’inertie impose une abstraction plus grande : le mouvement-état ininterrompu qu’il introduit ne s’observe en pratique jamais, c’est une abstraction qui exige une cause pour expliquer pourquoi il s’arrête – le frottement en l’occurrence –, non pour justifier qu’il se poursuive : c’est en fait un véritable changement de « représentation du monde » (die Weltanschauung). Ce renversement est la porte ouverte au principe fondamental de la dynamique de Newton et à tout ce qui en découle ! Toutefois, sa naissance ne s’est pas faite sans douleur, car l'héliocentrisme de Copernic qui paraît évident de nos jours posait alors bien des problèmes en apparence insolubles…

21

Ibid., p. 162. Le texte à l’intérieur des parenthèses est donné en note dans l’ouvrage.

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Chapitre 1 - La naissance de la science moderne : de la mécanique d’Aristote au principe d’inertie de Galilée

Galilée

Descartes

Fig. 1.1 – Chronologie de Copernic à Descartes, de la fin du xve siècle au milieu du xviie

15

1600 1650

1601

Giordano Bruno 1600

1642

1630

1650

16

Quelle est cette science que je pratique ?

Les effets de l’héliocentrisme copernicien On le sait, le « système du monde » dit « de Ptolémée » (un Grec d’Alexandrie au iie siècle), géocentrique, universellement accepté depuis l’Antiquité, situait la Terre, lieu naturel de tous les corps pesants, immobile, au centre du monde, les autres astres tournant autour de la Terre de façon plus ou moins compliquée. Le mouvement des étoiles fixes, dans ce cadre, était un simple mouvement de rotation uniforme autour de la Terre en 24 heures. Les planètes (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne 22 ) ainsi Nicolas Copernic (1473-1543) que le Soleil et la Lune, avaient un mouvement plus compliqué 23 qui était généralement décrit par une association de cercles déférents et épicycles. Le résultat, pour se conformer aux observations, était assez complexe ; aussi Copernic, dans les premières années du xvie siècle, voulut-il le simplifier en postulant que le Soleil était immobile, au centre du monde, et que la Terre tournait autour de lui 24. L’église catholique ne réagit pas mais Martin Luther condamna aussitôt : Dès 1539, avant même la publication des travaux de Copernic, il déclare avoir entendu parler d’un « astrologue parvenu » qui s’efforcerait de montrer que c’est la terre qui tourne et non le ciel ou le firmament, le soleil et la lune : « Ce fou souhaite renverser toute la science de l’astronomie ; mais l’Écriture sainte nous dit (Josué X,13) que Josué commanda au soleil de s’arrêter, et non à la Terre 25 ». Selon la Bible, en effet, à la bataille de Canaan, Josué commande au Soleil d’interrompre sa course afin d’éclairer le champ de bataille, le temps de lui assurer une victoire complète : c’est donc le Soleil qui se meut et non la Terre. 26

Ainsi le modèle de Copernic est-il contraire à l’Écriture sainte prise à la lettre, et donc erroné… il n’y a pas à discuter ! Le protestantisme des débuts, par son exigence de retour aux textes, et aux textes exclusivement, était une forme de fondamentalisme… 22 Uranus et Neptune (et encore moins Pluton) n’avaient pas encore été observées. 23 Le Soleil, par exemple, est bien sûr animé d’un mouvement diurne, mais aussi d’un mouvement

annuel dans le plan de l’écliptique qui lui permet de parcourir les signes du zodiaque, ce qui consiste à passer devant diverses constellations d’étoiles. Comme les planètes se meuvent aussi dans le plan de l’écliptique à peu de choses près, les conjonctions, oppositions, quadratures diverses fournissaient (et fournissent encore) un terrain propice aux astrologues.

24 Il n’est pas le premier à avoir formulé cette hypothèse : Aristarque de Samos au iiie siècle avant

Jésus-Christ est réputé l’avoir énoncée.

25 M. Luther, Tischreden (Propos de table) (1539), cité par T. Kuhn dans La révolution copernicienne

(Paris, Les Belles Lettres, 2016) p. 228.

26 P. Depondt, G. de Véricourt, Kepler. L’orbe tourmenté d’un astronome (Arles, Éd. du Rouergue, 2005).

Chapitre 1 - La naissance de la science moderne : de la mécanique d’Aristote au principe d’inertie de Galilée

Fig. 1.2 – Le système géocentrique de Ptolémée (Andreas Cellarius, Scenographia systematis Ptolemaici, 1708)

Fig. 1.3 – Le système héliocentrique de Copernic (Andreas Cellarius, Scenographia systematis Copernicani, 1708)

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Quelle est cette science que je pratique ?

En dehors des questions religieuses, sur lesquelles, prudemment, il ne s’est pas prononcé, Copernic dut répondre aux objections des aristotéliciens. Si la Terre tourne autour du Soleil en un an et sur elle-même en un jour, tout objet placé à sa surface se déplace à une vitesse colossale ! En ne tenant compte que de la rotation diurne, à nos latitudes, cela donne la vitesse incroyable d’environ 1200 km/h ! Autrement dit, nous devrions subir un vent d’est en ouest à côté duquel « le plus terrible des enfants que le Nord eût porté » n’est qu’une gentillette plaisanterie ; les objets lancés en l’air, ainsi que les oiseaux, devraient être violemment emportés vers l’ouest : or il n’en est rien, donc le système de Copernic est absurde… Cette objection, qui, de nos jours, peut faire sourire, n’a rien d’idiot, il faut s’en convaincre ! Dans la conception aristotélicienne du mouvement – or, il n’y en avait pas vraiment d’autre, et l’impetus ne changeait pas grand-chose de ce point de vue – il y a une distinction fondamentale entre repos et mouvement : soit on bouge, soit on ne bouge pas. La notion de mouvement relativement à un référentiel est absente. Soit un objet est en repos en son lieu naturel (et si le lieu naturel, la surface de la Terre bouge, que se passe-t-il ?) soit il est en mouvement, naturel pour rejoindre ce lieu naturel, ou violent sous l’effet d’un moteur. Un projectile, à la surface de la Terre, aurait donc, selon le modèle de Copernic, au moins trois mouvements simultanés : le mouvement violent du lancement qui l’emporte temporairement sur le deuxième mouvement, celui, naturel, de chute, et par dessus cela ce troisième mouvement de rotation diurne extrêmement violent qui doit l’emporter sur tout le reste ! Autre exemple : imaginons un bateau qui passe sous un pont, et que l’on puisse laisser tomber une pierre du haut du mât en mouvement en même temps qu’une autre pierre située à la même hauteur sous le pont. Dans la conception aristotélicienne, comment la pierre qui tombe du mât saitelle qu’elle doit accompagner le bateau dans son mouvement ? Elle ne le sait pas, elle tombe donc au même endroit que la pierre qui tombe du pont, en arrière du mât. Le mouvement, rappelons-le, est une propriété d’un mobile qui « va » en un certain endroit, son lieu naturel : encore une fois, comment la pierre du mât saurait-elle que son lieu naturel n’est pas celui de l’autre pierre ? Les différents mouvements sont incompatibles entre eux, la composition des mouvements n’existait pas encore, donc seul le plus fort gagne… Afin de tenir compte de ces objections, Copernic argumente que les objets qui se trouvent à la surface de la Terre, nous-mêmes, les oiseaux, l’air, appartiennent en quelque sorte à la Terre, sont de nature terrestre pour ainsi parler et donc l’accompagnent en son mouvement 27 : l’argument, on en conviendra, est, dans une perspective aristotélicienne, assez faible, et bien sûr cela a été abondamment utilisé contre le modèle de Copernic.

27 Il se réclame aussi de Pythagore pour étayer son argumentation sur le mouvement de la Terre.

Aristarque de Samos, qui était pythagoricien, avait formulé l’hypothèse héliocentrique.

Chapitre 1 - La naissance de la science moderne : de la mécanique d’Aristote au principe d’inertie de Galilée

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Giordano Bruno Giordano  Bruno (1548-1600) était un moine qui, ayant quitté l’habit, a abondamment voyagé en Europe. Il n’était ni mathématicien, ni astronome, mais philosophe, se réclamant de Platon contre Aristote. Copernicien, il a poussé le raisonnement de Copernic jusqu’au bout pour soutenir que, non seulement la Terre n’était pas le centre du monde, mais que le Soleil ne l’était pas non plus : il n’y a plus de centre mais un espace infini dans lequel se situent une infinité de mondes 28 : chaque étoile dans le ciel est un monde et chaGiordano Bruno (1548-1600) cun de ces mondes peut être habité ! Ces prises de position ont servi pour ainsi dire de sonnette d’alarme à l’Église catholique (qui de toutes façons était déjà engagée dans la Contre-Réforme après les succès des protestants en Europe du Nord et en France), qui a pris conscience du danger pour le dogme religieux que représentait le modèle héliocentrique. Copernic était déjà mort depuis un demi-siècle, mais Bruno, lui, l’a payé très cher : il a fini sur un bûcher à Rome en 1600 29 ; l’œuvre de Copernic, quant à elle, fut officiellement condamnée, mise à l’Index, en 1616. Bien que non scientifique 30, Bruno a cherché à utiliser la théorie de l’impetus pour soutenir le modèle de Copernic. Il commence par abroger la distinction entre mouvement naturel et mouvement violent : tous les mouvements se valent. De plus, si on lâche une pierre du haut du mât d’un navire en mouvement, cette pierre participe au mouvement du navire, non à cause de quelque « nature » d’appartenance au navire (comme chez Copernic), mais parce qu’elle est « en le navire ». Il multiplie les exemples à base de navire en mouvement : si on lance une pierre d’un bord vers l’autre du navire, elle le traversera exactement comme si le navire était immobile, etc. Alexandre Koyré voit en Bruno l’inventeur du concept de « système physique » : c’est un changement majeur par rapport à la physique d’Aristote pour qui un objet rejoint un lieu donné à cause de sa nature, non à cause de son appartenance à quelque système. Bruno affirme donc que des objets identiques partant d’un même lieu,

28 Il n’est pas le premier à l’affirmer : Épicure au ive siècle avant Jésus-Christ, dans sa Lettre à

Hérodote, affirme que « le tout est illimité ». De même, on verra que Nicolas de Cues au xve siècle envisage clairement l’infinité des mondes sans être inquiété.

29 Ce n’est pas la seule raison de sa condamnation, mais c’était suffisant pour rendre ses successeurs

prudents sur la question !

30 De toutes façons, la distinction était moins nette à l’époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, mais il

n’était pas directement impliqué dans des recherches en astronomie ou en physique, ce qui ne l’empêchait pas de s’exprimer.

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mais appartenant à des systèmes différents auront des trajectoires différentes, ce qui est un non-sens pour les aristotéliciens. L’ordre aristotélicien, « chaque chose en son lieu », éclate ! S’il n’y a plus de lieu, plus de centre, on l’a vu, ni haut, ni bas, c’est la porte ouverte à «  l’indifférence au mouvement ou à l’immobilité  », c’est aussi une porte ouverte à la géométrisation – c’est-à-dire à la mathématisation de l’univers – que Bruno est incapable de mener à bien, voire de penser. Il est à peu près certain qu’à la fois Galilée et Kepler ont lu Bruno, même si, pour des raisons de prudence évidentes, ils ne s’en sont pas vantés 31 !

Tycho Brahé Qualifié de « phénix des astronomes » par Kepler, Tycho Brahé (1546-1601) est un personnage extrêmement important qui a profondément modifié les pratiques d’observation astronomique en créant le premier observatoire moderne digne de ce nom à Uraniborg dans l’île de Hveen entre le Danemark et la Suède, avec l’instrumentation nécessaire, des équipes d’observateurs, des catalogues d’observations systématiques, etc. C’est la qualité extrême de ses observations qui a permis, plus tard, à Kepler de mettre en éviTycho Brahé (1546-1601) dence l’ellipticité des orbes planétaires. Il a également établi des tables très précises de réfraction atmosphérique, à une époque où l’on était bien incapable de l’expliquer (Kepler, lui-même, s’y est cassé les dents). Sur le plan de la dynamique, il reste un aristotélicien strict, ce qui l’amène à proposer un modèle de compromis entre celui de Copernic et celui de Ptolémée : la Terre reste au centre du monde, le Soleil tourne autour de la Terre, mais les planètes, elles, tournent autour du Soleil. Il a modernisé l’argument contre le mouvement de la Terre en introduisant une machine moderne, le canon : si l’on tire un coup de canon vers l’est, le boulet devrait revenir sur l’envoyeur à cause du mouvement terrestre diurne, ce n’est évidemment pas le cas, donc la Terre est immobile. Qu’un personnage de la stature de Tycho Brahé reprenne ce genre d’argument doit faire réfléchir quant à sa force dans la mécanique de l’époque… Il n’est pas du tout convaincu par l’argument de Copernic selon lequel les objets terrestres, « par nature », partagent le mouvement de la Terre, il ne voit pas par quel miracle des objets détachés de la Terre, comme l’air, les oiseaux en vol ou le boulet de canon devraient nécessairement suivre le mouvement de la Terre. Il faut reconnaître que, dans une physique sans principe d’inertie, il a parfaitement raison… 31

Kepler, un partisan de la finitude du monde pour des raisons religieuses, remarque, dans sa réponse au Messager céleste, que l’hypothèse de l’infinité des mondes lui paraît « effrayante ».

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Johannes Kepler Kepler (1571-1630), lui, est, dès le départ, un copernicien convaincu ; étudiant, il a suivi à Tübingen les cours de Michael Maestlin (un copernicien discret…). Il publie en 1596, à 25 ans, alors qu’il est un obscur professeur de mathématiques à Graz en Autriche, son premier livre, Mysterium cosmographicum (Le secret du monde), qui est le premier ouvrage scientifique ouvertement copernicien paru depuis la mort de Copernic, et ce malgré la condamnation de Copernic par Luther (Kepler était luthérien), puis par Melanchton et Johannes Kepler (1571-1630) les autres théologiens luthériens, y compris ses professeurs à Tübingen. Théologien de formation, il prétend y révéler le « plan de l’Architecte Divin » avec un enchâssement de polyèdres réguliers inspiré du Timée de Platon. Plus tard, il découvre l’ellipticité des orbes planétaires (Astronomia nova), brisant ainsi le vieux dogme aristotélicien des orbes circulaires, et fonde l’optique (Paralipomènes à Vitellion, Dioptrique), à tel point que Descartes, un peu plus tard, l’appelle « [son] premier maître en optique ». Pour Kepler, un corps est fondamentalement inerte : son mouvement doit être expliqué ; toutefois, tout lieu peut être un lieu naturel, on n’est plus lié au centre du monde aristotélicien : Tout corps matériel est, en lui-même et par nature, destiné au repos, dans quelque lieu qu’il soit. 32

Il développe l’argument de Copernic en lui ajoutant une interaction à distance, inspirée du magnétisme, ce qui permet d’éviter l’identité de « nature » : la Terre entraîne dans son mouvement les corps qui lui sont proches par cette Fig. 1.4 – Enchâssement de polyèdres interaction analogue au magnétisme et les diffédans Le secret du monde de Kepler rents mouvements peuvent se combiner sans se gêner. Il démolit ainsi, d’un ton plutôt moqueur, les arguments à coups de canon de Tycho Brahé, mais reste très loin de tout ce qui peut ressembler au principe d’inertie tel que nous le connaissons parce qu’il conserve la distinction fondamentale entre repos et mouvement : il reste encore là un pas considérable à franchir. 32

A. Koyré, « Commentaires sur le mouvement de Mars », dans Études galiléennes (Paris, Hermann, 1986) p. 191. La mise en italique est de moi.

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En effet, de Copernic à Kepler, nous avons vu les plus grands esprits de cette époque se débattre, pendant près d’un siècle, avec les incohérences de la physique d’Aristote et les difficultés supplémentaires apportées par le modèle de Copernic. Pendant ce siècle, il y a un mur qui se dresse, c’est l’« évidence » de la différence essentielle entre d’une part le repos, naturel, et d’autre part le mouvement, qui doit être expliqué par quelque cause et qui de toutes façons reste transitoire. L’idée que cette distinction n’a pas lieu d’être est totalement absente de toutes ces discussions.

Et enfin Galileo Galilei Quand on aborde la lecture de Galilée (1564-1642) après, par exemple, son contemporain Kepler, on est immédiatement frappé par la différence de ton : même quand il se trompe, ce qui lui arrive parfois (son argument sur les marées est complètement faux), on a véritablement l’impression de lire un collègue, un physicien au sens qu’on peut donner à ce terme aujourd’hui. Par contraste, lire Kepler est difficile car cela revient à tenter d’extraire les pépites d’une gangue de raisonnements qui nous sont étrangers. Rien de tout cela avec Galilée, même quand Galileo Galilei (1564-1642) ses raisonnements sont difficiles à suivre ou au contraire nous paraissent excessivement répétitifs (il avait à convaincre des gens dont le fond intellectuel était aristotélicien), on ne peut que ressentir une grande familiarité avec sa façon de prendre les problèmes. Les résultats de Galilée sont incomplets, y compris en ce qui concerne le principe d’inertie, mais une autre façon de faire de la science est à l’œuvre. Dans le Dialogue 33, puis les Discours 34, il imagine l’expérience suivante : on prend un plan incliné parfaitement lisse et une bille parfaitement sphérique afin d’éviter toute chose qui puisse gêner le mouvement. On se place donc dans une situation idéale, telle qu’on ne peut pas l’observer réellement. Si on pose la bille sur le plan incliné, elle va se mettre à rouler vers le bas en accélérant. Si, au contraire, on la pose en bas du plan incliné en lui conférant une certaine vitesse initiale, elle va remonter le plan incliné en voyant sa vitesse diminuer. On diminue alors l’inclinaison du plan : les mêmes effets sont observés de nouveau, seulement la vitesse de la bille évolue moins vite. Si l’on passe à la limite, le plan n’est plus incliné 33

Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit par R. Fréreux avec le concours de F. De Gandt (Paris, Éd. du Seuil, 1992) (éd. originale : 1632).

34 Galileo Galilei, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles,

traduit par M. Clavelin (Paris, PUF, 1995) (éd. originale : 1638).

Chapitre 1 - La naissance de la science moderne : de la mécanique d’Aristote au principe d’inertie de Galilée

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du tout, il est maintenant parfaitement horizontal, la vitesse de la bille ne changera pas. Conclusion : si la vitesse ne change pas, cela signifie que la bille va poursuivre son mouvement indéfiniment à vitesse constante ! Voilà donc apparaître l’indifférence au mouvement et au repos, le mouvement-état qui a besoin d’une cause pour l’interrompre : une première formulation du principe d’inertie. Un pas énorme est franchi à cette occasion, Galilée en a parfaitement conscience, et il a encore plus conscience que la pilule est très dure à avaler pour ses contemporains. Aussi, les discussions autour de cet exemple occupent-elles une très grande place dans ses livres, des discussions sur des concepts aussi difficiles que l’accroissement progressif de la vitesse de la bille, qui doit passer par tous les degrés intermédiaires de vitesse en ne restant qu’un temps infinitésimalement court à chaque degré de vitesse, une idée terriblement difficile à appréhender pour ses lecteurs bien avant l’invention du calcul infinitésimal par Leibnitz et Newton. Comment la bille, initialement posée sans vitesse sur le plan incliné, peut-elle acquérir une vitesse non nulle continûment, en passant un temps infiniment court avec une vitesse infiniment faible, puis un autre instant infiniment court avec une vitesse infinitésimalement supérieure, et ainsi de suite ? Ça donne le vertige… Quand on a été nourri de la différence fondamentale entre repos et mouvement, le passage de l’un à l’autre est un événement fini : à un moment, on est au repos, ensuite, on est en mouvement, c’est qualitativement différent… Concevoir que l’on puisse passer continûment de l’un à l’autre était un obstacle imposant que Galilée a dû lui-même surmonter et faire surmonter à ses lecteurs. Le rôle de l’air comme frein au mouvement est également abordé dans le cadre de la chute des corps : un morceau de bois et un morceau de plomb ne tombent pas à la même vitesse dans l’eau (d’ailleurs, le morceau de bois ne tombe généralement pas, à cause de la poussée d’Archimède), mais dans l’air, milieu plus ténu que l’eau, la différence est moins grande : si on pouvait imaginer un milieu encore plus ténu que l’air, la différence serait encore moins grande, jusqu’à disparaître. Au passage, si le mot impetus continue d’être utilisé, son sens est considérablement modifié : de cause du mouvement (le mouvement s’arrête quand l’impetus s’épuise) chez les nominalistes parisiens, il devient une simple propriété de celui-ci (quand le mouvement s’arrête, il n’y a plus d’impetus). Galilée a-t-il donné sa formulation actuelle au principe d’inertie ? La réponse est non. La discussion qu’il propose a lieu à la surface de la Terre : le plan sur lequel roule la bille doit être parfaitement horizontal, donc, en toute rigueur, le plan devrait être remplacé par une sphère concentrique à la Terre. Ainsi, le principe d’inertie vu par Galilée est un mouvement circulaire uniforme à la surface d’une sphère concentrique à la Terre et non un mouvement rectiligne uniforme dans un espace abstrait. Galilée reste dans une cinématique de mouvements circulaires uniformes…

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il reviendra à ses successeurs, principalement à Descartes le philosophe-mathématicien plus que physicien, de s’abstraire du concret d’un mouvement situé à la surface terrestre et de franchir ce dernier pas. L’exemple du principe d’inertie, rapidement traité ici, est un grand classique de l’histoire des sciences qui a été considérablement commenté 35 et, bien sûr, tout ce qui tourne autour de la condamnation de Galilée par l’Église catholique l’a été encore plus. Au point où nous nous trouvons maintenant, on peut en conclure peut-être deux choses : 1) l’émergence d’un concept nouveau, surtout s’il est fondamental, n’est pas une chose simple car il faut surmonter ce qu’on savait – ou pensait savoir – avant et 2) l’histoire des sciences est addictive, c’est une drogue dure dont on ne se défait qu’avec difficulté quand on y a pris goût…

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Le résumé qui en est fait ici n’a rien de particulièrement original…

Chapitre 2 Galilée et Kepler : deux géants qui ne pouvaient pas se comprendre Un deuxième exemple, pris au début du xviie siècle, conforte l’idée qu’en histoire des sciences, rien n’est simple. On l’a vu, Galilée et Kepler étaient contemporains : Galilée est né quelques années avant Kepler et mort quelques années après lui. Ils étaient tous les deux des coperniciens militants, l’un et l’autre utilisaient les outils mathématiques à leur disposition, ils étaient l’un et l’autre de grands génies et on aurait pu imaginer qu’un tel attelage produise des effets extraordinaires. En pratique, l’interaction a été assez faible – non nulle mais faible – non pas à cause de la lenteur des communications à cette époque – c’était parfaitement surmontable, on le verra –, mais pour des raisons beaucoup plus fondamentales. Lorsque Johannes Kepler publie son premier livre, Le secret du monde 36, en 1596, il en envoie des exemplaires à diverses personnalités scientifiques, en particulier à Tycho Brahé, ce qui lui vaut le grand honneur d’une offre de collaboration, puis une embauche rémunérée dans l’équipe de l’astronome, et enfin, à la mort du Danois en 1601, le recrutement, à 30 ans, comme mathématicien impérial à la cour de l’empereur Rodolphe II, à Prague. Le secret du monde est un livre important, pour plusieurs raisons : c’est le premier livre scientifique ouvertement copernicien à avoir été publié après le De revolutionibus de Copernic ; Kepler y montre une dextérité mathématique extraordinaire (c’est cela qui convainc Tycho Brahé, qui pourtant n’était pas lui-même copernicien) qui lui ouvre la porte d’une grande carrière scientifique et à terme lui donnera un accès illimité aux précieuses observations du Danois, une « base de données » inégalée à l’époque ; et finalement, Kepler y développe une argumentation solide en faveur du système de Copernic qui fera, entre autres, sortir de son silence un autre copernicien important, Michael Maestlin. 36 J. Kepler, Le secret du monde (Mysterium cosmographicum), traduit par A. Segonds (Paris, Les

Belles Lettres, 1984). Voir les commentaires du traducteur. Voir également M. Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, cosmologie et théologie à l’époque de la Contre-Réforme, traduit par G. Marino (Paris, Les Belles Lettres, 2008).

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Quelle est cette science que je pratique ?

Kepler en envoie également un exemplaire à celui qui était alors un « mathematicus padovanus 37 », un mathématicien padouan, réputé mais sans plus, Galileo Galilei. Celui-ci lui répond presque immédiatement avec enthousiasme que lui-même est copernicien, qu’il n’a pas eu le temps encore de lire le livre avec attention mais que dès qu’il l’aura fait, il enverra un commentaire approfondi. On pouvait donc en attendre une collaboration, ou plus modestement des échanges réguliers, un soutien réciproque… Mais rien n’arrive. Kepler le relance plusieurs fois sans succès, Galilée ne répond pas, ne serait-ce que d’une ligne. Plus tard, en 1610, Galilée ayant perfectionné la lunette 38 dont on lui avait parlé, observe des montagnes sur la Lune (ce qui veut dire que celle-ci, bien qu’étant un corps céleste, n’est pas une sphère parfaite), montre que la Voie Lactée n’est pas un continuum comme on le pensait mais se résout en un nombre incalculable d’étoiles et découvre les satellites de Jupiter (ce qui signifie que d’autres corps que la Terre sont entourés d’objets qui leur tournent autour et, en outre, fracasse les fameuses « sphères de cristal » censées soutenir les orbes des planètes). Il publie rapidement Le messager céleste 39 où il décrit ses découvertes : le retentissement est énorme… et la polémique qui s’ensuit féroce – même pour une époque où l’on n’avait pas l’habitude de la dentelle à ce propos 40 –, on l’accuse d’imposture, de mensonge ! D’une part, il y a la question : pourquoi Dieu, qui, selon les textes sacrés, a créé le Monde pour les hommes, Fig. 2.1 – La Lune et ses montagnes vues aurait-il créé des choses invisibles pour les par Galilée dans le Sidereus nuncius hommes, des choses qui ne se révèlent qu’à l’aide 37 38

C’est le titre qu’il lui confère dans sa lettre. Lunette qui était apparue comme une merveille permettant de déchiffrer des inscriptions à distance : l’idée de l’utiliser pour regarder les astres du ciel est magnifique. Il la perfectionne pour obtenir un grossissement de 30 (les jumelles d’usage courant qu’on trouve aujourd’hui dans le commerce ont un grossissement de 8 ou 10, car, au-delà, il faut un pied pour stabiliser l’image).

39 Galileo Galilei, Le messager céleste (Sidereus nuncius), traduit par I.  Pantin (Paris, Les Belles

Lettres, 1992) (éd. originale : 1610).

40 On pourra s’en convaincre en lisant les insultes d’Ursus (un astronome reconnu du xvie siècle)

adressées à Tycho Brahé et relatées dans l’ouvrage de N.  Jardine, The Birth of History and Philosophy of Science. Kepler’s A Defence of Tycho against Ursus with Essays on Its Provenance and Significance (Cambridge University Press, 1984).

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d’un artifice comme cette lunette, des objets comme ces étoiles innombrables noyées dans la Voie Lactée, ou ces astres à côté de Jupiter ? La lunette qu’utilise Galilée est aussi l’objet de toutes les critiques : les lentilles qui constituent cette lunette dévient la lumière, l’image est modifiée par la lunette et donc ce que l’on y voit n’est pas la réalité, elle n’est pas fiable. Galilée a beau expliquer que lorsqu’on regarde des objets situés à la surface de la Terre, par exemple un texte écrit sur le fronton d’un bâtiment, on peut aller vérifier que ce que l’on voit dans la lunette est conforme à la réalité ; l’explication est balayée : ce qui vaut pour la région sublunaire ne vaut pas pour la région supralunaire ! Il est vrai que la lunette de Galilée est loin d’être parfaite, les lentilles sont polies à la main, elles ont beaucoup de défauts, l’image est de médiocre qualité : il faut tout le talent d’observateur de Galilée pour en faire quelque chose d’utilisable et les critiques invités à regarder eux-mêmes dans la lunette ont beau jeu de tout rejeter en bloc. Pour tout arranger, Galilée lui-même n’est pas en mesure d’expliquer le fonctionnement de son instrument, tout simplement parce qu’il ne le comprend pas ! Le Sidereus nuncius paraît en mars 1610, Kepler en entend parler rapidement et en reçoit une copie quelques semaines plus tard. En mai – les choses peuvent aller vite, même à cette époque –, il écrit une Conversation avec le messager céleste, en fait une réponse. Enthousiaste, il défend vigoureusement l’Italien, déclare fortement et sans ambiguïté du haut de son autorité de mathématicien impérial que les observations de Galilée sont correctes, alors même qu’il ne dispose pas encore de lunette pour y voir de lui-même ! Il se trouve qu’il a écrit quelques années auparavant les Paralipomènes à Vitellion, une œuvre – difficile d’accès – fondatrice de l’optique, il sait que l’œil comporte lui-même une lentille – le cristallin – qui dévie la lumière, aussi n’est-il pas impressionné par les arguments anti-lentilles. Il expliquera d’ailleurs un peu plus tard, très clairement, dans sa Dioptrique le fonctionnement de la lunette 41, ce que Galilée semble-t-il a totalement ignoré… Quant aux montagnes de la Lune, il va jusqu’à imaginer qu’elles ont été fabriquées par les habitants de notre satellite afin de se protéger du Soleil, car le jour lunaire dure 28 jours terrestres, soit donc l’équivalent de 14 jours terrestres d’ensoleillement continu, ce qui est sans doute assez inconfortable. Dans son enthousiasme, il envisage même la possibilité de voyager jusqu’à Jupiter pour y contempler ses satellites de plus près. Finalement, Kepler réussit à se procurer une lunette par des détours compliqués qui, semble-t-il, ne doivent rien à Galilée – qui pourtant avait intérêt à en fournir une à ce défenseur. En septembre 1610, il effectue lui aussi des observations et confirme celles de

41

Il utilise une approximation de la loi de réfraction de Snell-Descartes (n1i1 = n2i2 au lieu de n1sin(i1) =  n2 sin(i2)) parfaitement adaptée aux petits angles. La loi de Snell-Descartes a été découverte plus tard : en 1621 par Snell et en 1634 par Descartes.

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Quelle est cette science que je pratique ?

l’Italien. À ma connaissance, jamais dans ses travaux ultérieurs, Galilée n’a mentionné ce soutien de son collègue allemand 42. C’est en 1609 que Kepler publie son Astronomia nova (Astronomie nouvelle) où il énonce les deux premières « lois de Kepler » : l’ellipticité des orbes planétaires 43 et la loi des aires (fig. 2.2).

A1

A2

Fig. 2.2 – La loi des aires de Kepler : la surface (A1 ou A2) balayée par le segment qui lie la planète au Soleil pendant un temps donné est constante (A1 = A2) : cela revient à dire – qualitativement – que les planètes vont plus vite lorsqu’elles sont proches du Soleil

C’est une œuvre à proprement parler révolutionnaire ! Pour la première fois, le dogme multimillénaire de la circularité des orbes planétaires est nié, et il est nié avec des arguments extraordinairement solides basés sur les magnifiques observations de Tycho Brahé, appuyés sur des calculs vertigineux qui envisagent toutes les hypothèses possibles : seules les ellipses survivent à ce traitement. C’est à la fois un travail titanesque et véritablement le travail d’un génie. Kepler doit par exemple se placer par la pensée sur Mars 44 – en sélectionnant des observations séparées d’une année martienne, afin que la planète soit à la même place pour toutes les observations utilisées, et donc devienne un observatoire fixe – pour déterminer l’orbe terrestre 45, lieu d’où l’on observe le reste du monde ; puis il recalcule dans le référentiel du Soleil la trajectoire de Mars et montre que seule une ellipse en rend compte… Après des millénaires d’orbes circulaires, seules compatibles avec l’éternité des 42 Alors que les critiques fusaient de toutes parts, Galilée, qui se battait pied à pied, ne s’est certes pas

privé de mentionner le soutien de Kepler dans sa correspondance, quitte à en masquer les réserves (pas d’explication du fonctionnement de la lunette, absence de citation de ses prédécesseurs…). Voir l’ouvrage de M. Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, cosmologie et théologie à l’époque de la Contre-Réforme, traduit par G. Marino (Paris, Les Belles Lettres, 2008) p. 226 et suivantes.

43 Les trajectoires des planètes ne sont pas des cercles ou des combinaisons de cercles, comme on le

pensait depuis au moins deux mille ans, mais des ellipses.

44 L’excentricité de l’orbe de Mars est plus importante que celle des autres planètes, ce qui posait des

problèmes ardus aux astronomes.

45 Pour la Terre, il fait l’approximation d’un orbe circulaire excentré : comme l’excentricité de la

Terre est faible, cela n’entraîne pas d’erreur rédhibitoire.

Chapitre 2 - Galilée et Kepler : deux géants qui ne pouvaient pas se comprendre

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cieux, l’Astronomia nova mérite son titre : avec ce livre, véritablement une astronomie nouvelle voit le jour ! Quelques années plus tard, dans l’Harmonices mundi (Harmonie du monde), arrive la troisième loi de Kepler 46. Or, loin de s’emparer de ces découvertes pourtant incompatibles avec l’ordre aristotélicien, Galilée ne les mentionne ni dans le Dialogue, ni dans les Discours, ni dans aucun de ses livres. Pire, dans les Discours, il explique qu’un objet projeté à la surface de la Terre suivra une trajectoire parabolique – ce qui est parfaitement exact – mais, ajoute-t-il, c’est une approximation parce que dans ce calcul on suppose que la surface de la Terre est plate alors qu’elle est sphérique – également exact – et si l’on était capable de faire le calcul, on trouverait que l’objet suit une trajectoire circulaire qui rejoint le centre de la Terre. Il ne tient aucun compte de la révolution apportée par Kepler, lequel ne put réagir à la publication du Dialogue ou des Discours, car il était mort… Il reste à tenter de comprendre cette étrange asymétrie entre Kepler, le bon camarade qui n’hésite pas à monter au créneau et à s’exposer pour défendre son collègue attaqué, et Galilée, qui ignore totalement les travaux de celui à qui il avait pourtant initialement répondu avec enthousiasme. Une première explication possible est d’ordre « psychologique » : Kepler n’hésite pas à exposer ses propres erreurs, ses hésitations, les chemins tortueux par lesquels il arrive à telle ou telle conclusion, il se désespère lui-même de ne pas trouver la solution plus vite, il avoue tout naturellement être un professeur exécrable… C’est un personnage d’emblée attachant, toujours prêt à dénoncer ses propres travers avec humour, mari dévoué d’une épouse geignarde, père attentif, ami fidèle ; il a aussi dû consacrer deux ans de sa vie à la défense de sa mère accusée de sorcellerie, une accusation qui, à l’époque, menait droit au bûcher… Galilée est très différent : il ne cite guère les auteurs auxquels il est redevable de quelque idée, il est volontiers méprisant à l’égard de ceux qui ne le suivent pas, et sa plume est dure contre les cohortes aristotéliciennes ; en outre, l’avance qu’avait Kepler sur lui à la fois en optique et en mécanique céleste ne lui était sans doute pas évidente, car les ellipses au moins compliquaient singulièrement son argumentation en faveur du copernicanisme… Alors Kepler bon camarade et Galilée mandarin essentiellement préoccupé de sa propre carrière ? Peut-être, mais ce n’est pas une explication suffisante. Plus sérieusement, le « circularisme » de Galilée, son attachement au mouvement circulaire uniforme l’a certainement empêché de comprendre l’intérêt des ellipses de Kepler : pour lui, on l’a vu, le principe d’inertie n’implique pas la conservation d’un mouvement rectiligne uniforme, mais la conservation d’un mouvement circulaire uniforme. Il faut se rappeler, en outre, que Galilée, magnifique observateur des cieux, n’a pas été confronté aux problèmes posés par les données numériques 46 La période des orbes planétaire (le temps que met chaque planète à faire un tour complet du Soleil)

augmente comme la puissance 3/2 de leur rayon (ou plus précisément de leur demi-grand axe).

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Quelle est cette science que je pratique ?

tychoniennes, les trajectoires des astres consignées à la minute d’angle près, et l’eûtil été, se serait-il préoccupé d’une différence minime de 8 minutes – c’est la différence qui a lancé Kepler sur la voie des ellipses –, se serait-il donné le mal – avait-il seulement la dextérité technique nécessaire, lui qui par ailleurs a dû réfléchir aux prémisses du calcul infinitésimal ? – de faire les calculs vertigineux auxquels s’est astreint Kepler, en aurait-il vu l’intérêt ? Les ellipses de Kepler, nécessaires pour corriger une toute petite erreur dans l’orbe de Mars, ont dû lui paraître une élucubration fantasque d’un esprit pour le moins compliqué, alors que la simple compréhension du principe d’inertie en tant que mouvement circulaire autour de la Terre tient du prodige ! Ces ellipses ne pouvaient qu’affaiblir son argumentation en faveur du mouvement de la Terre. Cela n’explique pas toutefois son silence après avoir lu Le secret du monde où il n’est pas encore question d’ellipse. Il y avait certes d’autres divergences scientifiques 47 : Galilée pensait que les comètes étaient des exhalaisons issues de la Terre, alors que Kepler, suivant Tycho Brahé, pensait qu’il s’agissait d’astres ayant un mouvement rectiligne 48, ce qui était évidemment inacceptable pour Galilée. De même, l’idée soutenue par Kepler que les marées sur Terre sont dues à une action de la Lune similaire à celle des aimants paraissait à Galilée relever davantage de la magie ou de l’hermétisme que de l’explication rationnelle ! Mais encore une fois, ces divergences – réelles et importantes, mais surmontables en ce qui concerne l’héliocentrisme – sont apparues bien après la parution du Secret du monde. Enfin, on peut penser à l’aspect religieux : Galilée était catholique, Kepler luthérien. Le second s’est toujours montré explicitement très tolérant, très au-dessus des batailles religieuses, en particulier à la cour de Rodolphe II, catholique, mais accueillant avec bienveillance une population extrêmement variée. De son côté, à Padoue, Galilée côtoyait sans difficulté des personnalités venant de toute l’Europe. On peut certes imaginer que Galilée – et ce n’est sans doute pas entièrement faux – ait pu vouloir rester prudent dans une Italie en proie à la Contre-Réforme catholique 49 dans la perspective d’une correspondance avec un luthérien – un hérétique ! – avéré. Kepler, lui, a toujours refusé de se rendre en Italie 50, trop proche du pape, préférant la liberté dont il jouissait en Allemagne. Le problème est, à mon sens, plus profond. 47

Voir M.  Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, cosmologie et théologie à l’époque de la Contre-Réforme, traduit par G. Marino (Paris, Les Belles Lettres, 2008) p. 355.

48 Le mouvement des comètes, des ellipses très allongées, est incompatible avec des cercles, mais

une ligne droite peut en être une approximation très acceptable, au moins sur une portion de la trajectoire.

49 N’oublions pas Bruno ! 50 Il a été question un moment qu’il prenne le poste libéré par Galilée à Padoue.

Chapitre 2 - Galilée et Kepler : deux géants qui ne pouvaient pas se comprendre

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Un premier indice est donné par la différence de style des deux hommes : Galilée écrit comme notre «  premier collègue  », il écrit comme un physicien, du moins comme ce que l’on a l’habitude d’attendre d’un physicien. Son style a une indéniable familiarité pour le lecteur moderne. Rien de tel chez Kepler ! Pour le lecteur actuel, il est d’une grande difficulté, ses raisonnements sont d’une étrangeté qui oblige, pour tenter de les comprendre, à se transporter dans un univers intellectuel bien éloigné. Le deuxième indice est donné par Arthur Koestler dans Les somnambules qui, dans une belle formule, décrit Kepler comme situé « à la ligne de partage des eaux » entre le monde médiéval et le monde moderne. D’un côté, Kepler est follement en avance sur tous ses contemporains, solitaire et incompris en grande partie, de l’autre, c’est un homme du Moyen Âge. Il faut se rappeler que Kepler, avant d’être mathématicien, était théologien. Il a fait des études de théologie à l’université de Tübingen, dans le Würtemberg, dans le but de devenir pasteur, or, quand il a été diplômé, on lui a proposé, non pas le poste de pasteur qu’il attendait, mais un poste de professeur de mathématiques – beaucoup moins prestigieux – à Graz en Autriche, sans doute parce qu’il avait fait preuve d’un esprit un peu trop indépendant lors des discussions théologiques avec ses professeurs 51. Il y a une constante dans toutes ses œuvres : il cherche à révéler le dessein de l’Architecte Divin, le plan divin lors de la création du Monde, sa façon de connaître le Monde est une, car la révélation divine et ses constructions mathématiques sont inséparables. Le secret du monde est cela, il révèle la structure d’un Monde (fait de polyèdres emboîtés) logique, d’une logique qui serait celle de Dieu au moment de la Création : Dieu le Père est au centre, avec le Soleil, source de lumière, le Fils à la périphérie sur la sphère des fixes, et enfin le Saint-Esprit emplit l’espace intermédiaire… De même, l’Harmonie du monde tente de montrer les harmonies voulues par Dieu dans le Monde. Tout cela est inextricablement mêlé à ses démonstrations, car cela en fait partie, cela n’est pas discernable de ses explications scientifiques. Quand il présente Le secret du monde, il est très fier de pouvoir dire qu’il explique le Monde par des raisons a priori, des raisons d’ordre théologique qui précèdent en quelque sorte l’observation. Le contraste avec Galilée est frappant : pour lui, la nature est un livre qui doit être déchiffré patiemment, petit à petit, sans a priori religieux ou autre. Lorsqu’il invoque des arguments d’ordre religieux – son catholicisme n’est pas de pure forme –, c’est principalement pour expliquer que ce qu’il affirme ne contredit pas les saintes Écritures, quitte à relire celles-ci d’un œil un peu 51

Tübingen était un bastion du luthéranisme, or Kepler, qui était lui-même luthérien convaincu –  ce qui lui a valu d’être finalement expulsé, avec les autres protestants, de Graz  –, avait sur certains points (l’Eucharistie) des positions plus proches du calvinisme. Plus tard, il fut privé de communion par les autorités luthériennes de Linz à cause de ces positions. En dépit de cela, et malgré de fortes pressions – on était en pleine période de Contre-Réforme, puis il y eut la terrible guerre de Trente Ans qui déchira l’Allemagne –, il a toujours fermement refusé de se convertir au catholicisme.

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Quelle est cette science que je pratique ?

nouveau. Les vérités évidentes pour lui qui servent de base à ses démonstrations, le passager qui ne sent pas le mouvement du bateau, sont de l’ordre de l’empirique. On comprend alors que les explications képlériennes lui aient paru non seulement un fatras inutilisable, mais ce contre quoi il devait lutter… Faute de témoignage de Galilée à ce sujet, évidemment, on en reste réduit à des conjectures. Ce qu’on peut retenir de cet épisode, c’est que la « position épistémologique » d’un savant a certes une importance sur ses travaux : Galilée reste le fondateur de la science moderne ; mais que les découvertes, elles, peuvent suivre des chemins inattendus : la découverte – fondamentale, déterminante pour Newton – des trois lois de Kepler est le résultat d’une quête, avant tout, théologique. Voilà qui peut rendre modeste quant à une « méthode scientifique » bien établie et universelle, acceptée et utilisée par tous… A contrario, il y a bien sûr les délires idéologiques qui n’apportent rien à la science : on peut citer Pierre Duhem – un physicien reconnu – expliquant, pendant la première guerre mondiale, que la science allemande ne valait pas grand-chose par rapport à la science française 52, alors que celle-ci avait bien du mal à prendre le train de la physique quantique et de la relativité. De même, on pense au rejet de la « science juive » – entendre la relativité d’Einstein – par les nazis en Allemagne ou les débats sur « science prolétarienne » (les théories de Lissenko) et « science bourgeoise » (la génétique « américaine ») en Union Soviétique pendant l’affaire Lissenko. On doit reconnaître toutefois que les progrès scientifiques suivent parfois des chemins étranges : Francis Galton, un cousin de Darwin, défendait l’amélioration de l’espèce humaine par eugénisme, c’est-à-dire en sélectionnant les individus les plus aptes, mais il a aussi contribué à l’utilisation des corrélations en statistiques car il voulait établir que des jumeaux élevés dans des environnements différents avaient des aptitudes corrélées à cause de leur ascendance commune et que « l’acquis » avait un rôle mineur par rapport aux qualités innées, héritées des parents. Joule, pour sa part, explique pour justifier la conservation de l’énergie dans le premier principe de la thermodynamique que le pouvoir de créer appartient à Dieu seul. Quant à Einstein, pour critiquer l’interprétation probabiliste de la physique quantique de Niels Bohr et de l’école de Copenhague, il affirme que « Dieu ne joue pas aux dés ». Tout cela indique pour la science des voies plutôt tortueuses, assez éloignées d’un progrès linéaire et triomphant… Le chapitre suivant, dans un contexte complètement différent, confirmera cette idée.

52

Il prétendait qu’il s’agissait là de sa participation à l’effort de guerre.

Chapitre 3 Sadi Carnot : comment un concept impropre et une analogie aboutissent à une découverte majeure Sadi Carnot est considéré comme l’un des auteurs du second principe de la thermodynamique 53. Il nous permet de sortir du xviie siècle et d’entrer dans une science qui a acquis de la maturité : deux cents ans après Galilée et Kepler, Carnot décrit son fameux cycle 54 et accomplit ainsi un pas décisif pour fonder la thermodynamique. À ce stade toutefois, le lecteur ne sera sans doute pas trop surpris si on lui annonce que les choses ont été un peu plus compliquées que ce qui est expliqué dans les manuels de licence de physique 55. 53

Sadi Carnot (1796-1832)

Les deux principes de la thermodynamique classique, tels que formulés par Rudolf Clausius vers 1865 sont 1) l’énergie de l’univers est une constante, 2) l’entropie de l’univers tend vers un maximum. Le premier principe prend en compte le fait que l’énergie d’un système peut prendre plusieurs formes (chaleur, travail, énergie chimique, etc.) qui peuvent se transformer les unes dans les autres, mais pour un système isolé (l’univers) la somme de toutes ces énergies reste constante. Le deuxième principe prend en compte l’irréversibilité des transformations : si on met en contact un objet chaud et un objet froid, l’objet chaud devient moins chaud et l’objet froid, moins froid ; mais si on met en contact deux objets tièdes, on n’obtiendra jamais un objet chaud et un objet froid ! L’entropie est la grandeur physique qui exprime cela. Ces concepts n’étaient pas connus à l’époque de Carnot.

54 Le cycle de Carnot représente le fonctionnement d’un moteur thermique idéal. Il utilise de la

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chaleur produite par une source chaude (par exemple une chaudière) pour produire du travail et rejette de la chaleur dans une source froide (par exemple l’air ambiant).

Il ne faut pas voir dans cette remarque une critique implicite des manuels ! J’ai suffisamment enseigné ces matières pour savoir combien il est difficile d’arriver à des enseignements qui permettent aux étudiants d’acquérir en un temps très limité les connaissances requises.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Tout physicien devrait, à un moment ou à un autre de sa vie, lire les Réflexions sur la puissance motrice du feu 56 ! C’est un petit livre magnifique de profondeur et de clarté que l’on a presque honte de tenter de résumer… Nous sommes dans les années 1820 et le concept de chaleur alors en vigueur est le « calorique », « un fluide impondérable, indestructible et très élastique […] qui pénètre tous les corps 57 ». Le calorique, donc, étant indestructible se conserve : les découvertes de Joule sur l’équivalence chaleur-travail, la transformation du travail en chaleur et réciproquement, et qui contredisent cette conservation, apparaissent plus tard, vers 1840. Comme chaleur et travail, en 1820, restent donc a priori de natures différentes, il n’est pas question de transformation de l’un dans l’autre et la question que pose Carnot est : y a-t-il une limite à la production de travail par une quantité de calorique donnée ? Suit une deuxième question : la nature de l’agent utilisé, vapeur d’eau, air, alcool, a-t-elle une importance ? La vapeur d’eau, communément utilisée jusqu’alors, est-elle meilleure ou moins efficace que d’autres substances ? Peut-on envisager de meilleures machines qui fonctionnent avec d’autres substances ? Carnot commence par établir que, dans une machine à vapeur, cette vapeur sert à porter le calorique du foyer (chaud) vers le condenseur (froid). Il généralise en expliquant que dans une machine thermique, indépendamment de l’agent utilisé – vapeur, air sec, solide –, le travail est produit par la dilatation et la contraction de cet agent qui donc pousse et tire et produit des forces qui travaillent. Par conséquent, il doit y avoir une source chaude et une source froide afin de produire alternativement les changements de volume nécessaires pour produire du travail. La production de travail se traduit donc en fin de compte par un écoulement du calorique de la source chaude vers la source froide : on doit injecter du calorique dans l’agent par la source chaude pour qu’il se dilate, et ce calorique est restitué par l’agent à la source froide lors de sa contraction. Ainsi, la source froide reçoit le calorique émit par la source chaude et entre-temps du travail est produit : La production de la puissance motrice est donc due, dans les machines à vapeur, non à une consommation réelle du calorique, mais à son transport d’un corps chaud à un corps froid, […] ce principe est applicable à toute machine mise en mouvement par la chaleur. D’après ce principe, il ne suffit pas de produire de la chaleur : il faut encore se procurer du froid ; sans lui la chaleur serait inutile. 58

56 S. Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer 57

cette puissance (Paris, Bachelier, 1824) ; édition critique par R. Fox (Paris, Vrin, 1979). R. Fox, « Introduction » à l’édition critique des Réflexions.

58 S. Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer

cette puissance (Paris, Bachelier, 1824) p. 10. C’est Carnot qui souligne.

Chapitre 3 - Sadi Carnot : comment un concept impropre et une analogie aboutissent à une découverte majeure

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On voit ici poindre l’analogie : on peut également produire du travail en amenant de l’eau à une certaine hauteur vers une roue à aubes. L’eau, en tombant avec les aubes de la roue, produit du travail en entraînant cette roue et est restituée à une moins grande hauteur : le calorique passant d’une plus grande hauteur ou température à une plus petite produit du travail tout en étant conservé, comme l’eau de la roue. Ces dispositifs hydrauliques étaient communs à l’époque pour animer par exemple des moulins, ils étaient en outre bien étudiés et compris théoriquement (entre autres par le père de Sadi, Lazare Carnot). Ainsi : D’après les notions établies jusqu’à présent, on peut comparer avec assez de justesse la puissance motrice de la chaleur à celle d’une chute d’eau : toutes deux ont un maximum que l’on ne peut pas dépasser […] La puissance motrice d’une chute d’eau dépend de sa hauteur et de la quantité du liquide ; la puissance motrice de la chaleur dépend aussi de la quantité de calorique employé, et de ce qu’on pourrait nommer, de ce que nous appellerons en effet la hauteur de sa chute, c’est-à-dire de la différence de température des corps entre lesquels se fait l’échange du calorique. 59

Le cycle de Carnot arrive alors tout naturellement 60 : il était bien connu que pour tirer le maximum de travail d’une chute d’eau, il fallait éviter les chutes inutiles d’eau, des chutes qui ne produisent pas de travail. L’arrivée de l’eau devait donc se faire à la même hauteur que le point haut de la roue et le canal d’évacuation devait se situer à la même hauteur que le point bas de la roue. Ainsi, l’eau ne tombe pas inutilement du canal d’arrivée sur la roue ou de la roue vers le canal d’évacuation. En descendant, elle travaille pendant toute la descente, il n’y a pas de perte. Par analogie, pour le calorique, c’est la même chose : il ne doit pas y avoir de chute inutile du calorique, pas de chute du calorique qui ne produise pas de travail. Qu’est-ce qu’une chute de calorique qui ne produit pas de travail ? La mise en contact de deux corps à températures différentes se traduit par le passage de calorique du corps le plus chaud vers le corps le plus froid, sans production de travail, ou du moins sans que le travail soit récupéré 61. Conclusion : les échanges de calorique ne doivent se faire qu’entre corps à même température. Conséquence : le transfert de calorique de la source chaude vers l’agent ou la substance qui sert de moteur doit s’effectuer de façon isotherme, à la température – considérée comme constante 62 – 59

Ibid., p. 28.

60 Je me rappelle, quand j’étais étudiant et qu’on nous avait envoyé le cycle de Carnot pour ainsi dire

61

à la figure, je me demandais : « Pourquoi ce cycle-là et pas un autre ? » Clairement, certains détails m’avaient échappé !

Un physicien remarquera ici l’extraordinaire intuition de Carnot, car le transfert de chaleur entre un corps chaud et un corps froid est le prototype du processus irréversible donnant lieu à un accroissement d’entropie : ΔS = Q/Tfroid – Q/Tchaud > 0.

62 On constatera qu’il y a là, sous-jacent, le concept de thermostat comme source infinie de chaleur

sans changement de température.

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Quelle est cette science que je pratique ?

de la source chaude. Le même raisonnement s’applique à l’interaction avec la source froide. Comment fait-on alors pour faire passer le moteur de la température de la source chaude à celle de la source froide, et réciproquement ? La réponse est évidemment une détente, ou une compression, adiabatique 63 parce qu’il n’y a pas justement de transfert de chaleur dans ce cas. Sadi Carnot démontre ainsi très simplement que ce cycle (fig. 3.1 : une isotherme chaude avec transfert de chaleur vers le moteur, une détente adiabatique, une isotherme froide avec transfert de chaleur vers la source froide, une compression adiabatique) est celui qui produit le travail maximum pour une quantité de calorique donnée car il n’y a pas de chute inutile de calorique.

source chaude

source froide

source chaude

Détente isotherme. La machine thermique est en contact avec la source chaude.

source froide

Détente adiabatique. Pas de contact, la température diminue.

source chaude

source froide

Compression isotherme. La machine thermique est en contact avec la source froide.

source chaude

source froide

Compression adiabatique. Pas de contact, la température augmente.

Fig. 3.1 – Représentation schématique des 4 phases du cycle de Carnot

On remarquera au passage l’usage de la détente et de la compression adiabatique : pour un physicien post-premier principe, que la température d’un corps doive s’élever lors d’une compression adiabatique est de l’ordre de l’évidence, car en le comprimant on fournit du travail sans en retirer par ailleurs, l’énergie interne augmente et donc la température 64 également. L’inverse est vrai pour la détente adiabatique. Pour Carnot, ce raisonnement n’est pas possible, faute du premier principe de la thermodynamique, non encore établi. Pour lui, c’est simplement un fait d’expérience qu’il accepte sans discuter : L’expérience […] nous a appris seulement que ce calorique se développe en quantité plus ou moins grande par la compression des fluides élastiques. 65

63 Adiabatique signifie sans échange de chaleur. 64 Le raisonnement n’est strictement vrai que pour un gaz parfait. Dans un solide, par exemple, il faut

aussi tenir compte des interactions entre atomes.

65 S. Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer

cette puissance (Paris, Bachelier, 1824) p. 32.

Chapitre 3 - Sadi Carnot : comment un concept impropre et une analogie aboutissent à une découverte majeure

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Son approche de la compression isotherme est aussi intéressante : si on comprime un gaz, on sait que sa température doit augmenter. Si toutefois, il est en contact avec un thermostat, il va tendre à se mettre en équilibre avec ce thermostat, à la même température. Ainsi, si on le comprime très doucement, sa température va s’élever de façon infinitésimale et de la chaleur passera du corps vers le thermostat à une température qui est pratiquement celle du thermostat et donc constante. Aujourd’hui, on appelle cela une transformation quasi statique, c’est une transformation que l’on ne peut exécuter que de façon approchée. Carnot démontre aussi que son cycle est réversible : si on l’exécute dans le sens indiqué ci-dessus, on fait couler du calorique du chaud vers le froid en produisant du travail, mais si on choisit le sens opposé 66, on pompe du calorique de la source froide vers la source chaude en consommant du travail : une pompe à chaleur. Cette réversibilité lui permet d’affirmer clairement que son cycle est celui qui produira le plus de travail : si on pouvait imaginer un cycle plus efficace que le sien, on pourrait l’utiliser pour produire du travail qui animerait un cycle de Carnot en pompe à chaleur pour alimenter la source chaude ; mais il resterait alors du travail en excès, cela produirait un mouvement perpétuel, ce qui pour Carnot est impossible. Ces raisonnements, devenus depuis des grands classiques de la thermodynamique, ont des conséquences considérables : par exemple, il montre que ce qui est important, toujours pour une quantité de calorique donnée, est la hauteur de la chute, c’està-dire la différence de température entre les deux sources ; or intuitivement, et c’est ce que pensaient la majorité de ses contemporains, on aurait tendance à penser que pour produire du travail, il faut de la force, et donc de la pression, d’où l’intérêt de fonctionner à haute pression avec tous les problèmes de solidité des soudures par exemple que cela peut susciter. Carnot suggère que le moteur à air pourrait être supérieur à la vapeur parce que l’on pourrait avoir des écarts de température plus importants en restant à des pressions plus faibles : les moteurs thermiques en usage de nos jours sont massivement des moteurs à air… Ces conclusions sont d’une grande généralité : ils s’appliquent aux moteurs à piston de nos véhicules terrestres, aux turbo-réacteurs des avions de ligne, aux turbines des centrales nucléaires qui, après tout, sont d’énormes machines à vapeur 67, mais aussi à nos climatiseurs et autres réfrigérateurs. Il reste que tout cela repose sur une idée complètement fausse : la conservation du calorique qui sera invalidée par les expériences de James Prescott Joule quelques années plus tard. William Thomson (lord Kelvin) et Rudolf Clausius reprirent le 66 Transfert de chaleur vers la source chaude lors de l’isotherme haute, détente adiabatique, transfert

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de chaleur vers le moteur lors de l’isotherme basse, compression adiabatique. C’est ainsi que fonctionnent les réfrigérateurs de nos cuisines. Dont la chaudière n’est évidemment pas alimentée avec du charbon…

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Quelle est cette science que je pratique ?

travail de Carnot et s’aperçurent, chacun de son côté, qu’on pouvait garder l’intégralité du raisonnement, sauf évidemment la conservation de la chaleur. Cela donna lieu, au milieu du siècle, au deuxième principe de la thermodynamique dans sa formulation classique. Sadi Carnot ne vécut pas assez longtemps pour assister à ces développements, mais les notes de travail qu’il a laissées suggèrent qu’après la publication des Réflexions il se posait justement la question de la validité de son travail au regard des doutes qu’il avait sur la conservation du calorique. Que nous apporte cette discussion hormis le fait que l’histoire des sciences n’est jamais simple ? Elle nous montre d’abord un scientifique qui utilise les connaissances disponibles au moment où il travaille, construit un édifice incomplet – et dont il n’est pas entièrement satisfait lui-même, semble-t-il –, mais cet édifice paradoxalement à la fois brillant et bancal sert de fondation 68 à une construction importante et solide, la thermodynamique classique. Cette discussion incite aussi à la prudence : quand l’un ou l’autre tentera de définir « la Méthode Scientifique 69 » avec des arguments plus ou moins définitifs, on pourra se poser la question : « Est-ce que la découverte du deuxième principe de la thermodynamique a obéi à cette règle ? » Il y a de bonnes chances pour que la réponse soit négative, ou au mieux mitigée, assortie d’attendus plus ou moins compliqués : la manipulation de concepts inadaptés fait partie des tâtonnements de la recherche… Dans les chapitres qui suivent, on verra comment les physiciens et les philosophes se sont débattus avec ces questions.

68 Et pourtant fonder quelque chose sur une base bancale paraît a priori dangereux ! 69 Sans oublier les majuscules, bien sûr…

Chapitre 4 « Sauver les phénomènes » de Osiander à Duhem Les chapitres qui précèdent constituent une introduction historique destinée à servir de bagage élémentaire. Nous allons maintenant aborder des questions à proprement parler épistémologiques, un « discours sur la science », en gardant cependant un point de vue historique. Notre premier protagoniste est Pierre Duhem (1861-1916), un physicien français de la fin du xixe siècle et des premières années du xxe, un des fondateurs de l’histoire de la physique en France, pratiquant un catholicisme très conservateur, qui se pose la question de la vérité des théories physiques, Pierre Duhem (1861-1916) surtout lorsqu’elles sont en contradiction avec les saintes Écritures. Sa réponse est évidemment négative, les théories scientifiques ne sont pas « vraies » ; toutefois son argumentation ne peut en aucun cas être balayée du revers de la main, il s’agit d’un problème fondamental qui traverse la réflexion sur ce qu’est la science… Sa position est d’une assez grande clarté et constitue un bon point de départ pour une réflexion épistémologique. Le De revolutionibus de Nicolas Copernic dans lequel il expose son modèle héliocentrique est précédé d’une préface, anonyme, mais en fait d’Andreas Osiander, son éditeur : Ad lectorem, de hypothesibus hujus Operis Au lecteur, sur l’hypothèse de cette œuvre

Andreas Osiander (1498-1552)

Je ne doute point que la renommée n’ait déjà répandu la nouveauté de l’hypothèse admise en cet ouvrage, hypothèse selon laquelle la Terre est en mouvement tandis que le Soleil demeure immobile au centre du Monde ; je ne doute pas, non

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Quelle est cette science que je pratique ? plus, que certains érudits n’en soient véhémentement offensés et qu’ils n’aient jugé mauvais que l’on troublât les disciplines libérales fermement établies depuis longtemps. S’ils veulent bien, toutefois, peser exactement leur jugement, ils trouveront que l’auteur de cet ouvrage n’a rien commis qui méritât d’être repris. L’objet propre de l’astronome, en effet, consiste à rassembler l’histoire des mouvements célestes à l’aide d’observations diligemment et artificieusement conduites. Puis, comme aucun raisonnement ne lui permet d’atteindre aux causes ou aux hypothèses véritables de ces mouvements, il conçoit et imagine des hypothèses quelconques, de telle manière que ces hypothèses, une fois posées, ces mêmes mouvements puissent être exactement calculés, au moyen des principes de la Géométrie, tant pour le passé que pour l’avenir […] Il n’est pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies ; il n’est même pas nécessaire qu’elles soient vraisemblables ; cela seul suffit, que le calcul auquel elles conduisent s’accorde avec les observations […] Il est bien évident que cette science ignore purement et simplement les causes des inégalités des mouvements apparents. Les causes fictives qu’elle conçoit, elle les conçoit pour la plupart comme si elle les connaissait avec certitude ; jamais, cependant, elle ne les conçoit en vue de persuader à qui que ce soit qu’il en est ainsi dans la réalité, mais uniquement en vue d’instituer un calcul exact […] Que personne, touchant les hypothèses, n’attende de l’Astronomie aucun enseignement certain ; elle ne saurait rien lui donner de tel. Qu’il se garde de prendre pour vraies des suppositions qui ont été feintes pour un autre usage ; par là, bien loin d’accéder à la science astronomique, il s’en écarterait, plus sot que devant. 70

L’hypothèse de Copernic ne serait donc qu’un artifice de calcul commode, il ne faut pas en attendre quelque vérité… Le mouvement de la Terre, en particulier, n’est pas à prendre au sérieux, ce n’est qu’un moyen de calcul, une de ces hypothèses qui n’ont même pas besoin d’être vraisemblables tant qu’elles permettent de calculer les trajectoires apparentes des astres sur le ciel. Cette prudente mise en garde serait-elle une simple précaution « diplomatique » de l’éditeur afin d’éviter une réaction trop négative de Rome ? On peut en douter car Copernic, dans une lettre au pape, prend, lui, une position tout autre. Cette préface, extrêmement célèbre, a fait d’Osiander, pour caricaturer, une espèce de traître : doublement traître, traître à Copernic lui-même qui ne partageait pas cette opinion, et traître à La Science réduite à une collection d’artifices de calcul ! De Kepler à nos jours, cette préface est presque universellement critiquée de ce point de vue. Il existe, toutefois, un courant de pensée, y compris chez des physiciens, qui partage le point de vue d’Osiander : la science ne fait que proposer des modèles permettant de rassembler commodément les observations, elle ne dit rien sur le Monde.

70 Cité par P. Duhem, Sauver les apparences (Paris, Vrin, 2003) (éd.  originale : 1908) p. 88.

Chapitre 4 - « Sauver les phénomènes » de Osiander à Duhem

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Pierre Duhem, pour ne citer que lui, est un physicien qui a, entre autres, développé la notion de potentiel thermodynamique et dont se réclame Prigogine 71. Profondément catholique, très conservateur (il écrit dans les Annales de philosophie chrétienne un article au titre révélateur : « Physique de croyant »), Duhem cherche à concilier sa foi, les saintes Écritures, avec la physique : si la « vérité » de la physique va à l’encontre des saintes Écritures, c’est donc que la physique n’est pas « vraie », cela lui permet de disjoindre complètement la religion, la seule à dire la « Vérité », de la science, réduite à rassembler les données de l’expérience et de l’observation dans des équations, purement formelles, sans « contenu »… Il va jusqu’à accuser Galilée d’avoir pour ainsi dire ouvert la voie à sa propre condamnation par l’Inquisition en soutenant explicitement la vérité du système de Copernic contre celui de Ptolémée 72, position erronée et dangereuse du point de vue de Duhem, la seule raisonnable étant celle d’Osiander. Il écrit toutefois avec une grande clarté en se basant sur une grande érudition, ce qui en fait une lecture stimulante car, on le verra, les questions qu’il soulève sont de « vraies » questions qui vont au-delà d’une éventuelle (in)compatibilité avec quelque dogme religieux. Ce problème de la « vérité » est, en fait, une vieille histoire qui remonte au moins jusqu’à Platon (approx. 428-348 av. J.-C.) et les premiers modèles permettant de calculer les mouvements célestes ! La tradition platonicienne, transmise par Simplicius (philosophe néoplatonicien du ve siècle apr. J.-C.), dit : Platon admet en principe que les corps célestes se meuvent d’un mouvement circulaire uniforme et constamment régulier ; il pose alors aux mathématiciens ce problème : quels sont les mouvements circulaires uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses afin que l’on puisse sauver les apparences présentées par les planètes ? 73

Platon (approx. 428-348 av. J.-C.)

C’est le célèbre « Σωζειν τα φαινομενα » (« sozein ta phainomena » : « sauver les phénomènes » – ou les apparences, les phénomènes étant ce qui paraît, est observé, traduit par Duhem par apparences). Duhem ajoute : Le but de l’astronomie est défini ici avec une extrême netteté. Cette science combine des mouvements circulaires et uniformes destinés à fournir un mouvement résultant semblable au mouvement des astres ; lorsque ses constructions géométriques 71 Prix Nobel de chimie (1977). 72 P. Duhem, Sauver les apparences (Paris, Vrin, 2003). 73 Ibid., p. 13.

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Quelle est cette science que je pratique ? assignent à chaque planète une marche conforme à celle que révèlent les observations, son but est atteint, car ses hypothèses ont sauvé les apparences.

Une fois les apparences – ou phénomènes – sauvés, il n’y a pas à aller chercher autre chose… Mais pourquoi ce débat ? Et pourquoi cette prise de position ? Bien avant Duhem et ses problèmes religieux, la discussion a commencé quand les astronomes grecs ont réalisé que les mêmes mouvements apparents des planètes pouvaient être décrits soit par un système de déférents et d’épicycles soit, de façon équivalente, par des excentriques : on a donc deux systèmes d’hypothèses qui sauvent les phénomènes de la même manière, mais lequel choisir ? Y en a-t-il un qui soit meilleur que l’autre ? Et sur quelle base serait-il meilleur ? Et, après tout, doit-on choisir ? Ainsi, si l’astronome doit se déclarer pleinement satisfait lorsque les hypothèses qu’il a combinées ont sauvé les apparences, l’esprit humain n’est-il pas en droit d’exiger autre chose ?

demande Duhem, sur, par exemple, la nature des astres ou les raisons de leur mouvement. Aristote, et la tradition aristotélicienne, contre Platon, répondent oui : la « méthode du physicien », par opposition à celle dite « de l’astronome », exigerait de prendre en compte la nature des corps dont on parle dans le choix des hypothèses utilisées pour décrire leur mouvement. Il exige que l’Univers soit sphérique, que les orbes célestes soient solides, que chacun d’eux ait un mouvement circulaire et uniforme autour du centre du Monde et que ce centre soit occupé par une Terre immobile.

Ce sont donc des conditions restrictives qu’il impose aux astronomes dans la construction de leurs modèles, car elles sont rendues nécessaires par la perfection des cieux qu’il déduit de leur éternité. Pour simplifier brutalement, il y aurait le monde platonicien, géométrisé, dans lequel les modèles ne servent qu’à rassembler de façon commode les observations, et un monde aristotélicien dans lequel les exigences de la physique seraient primordiales et contraindraient les hypothèses. Après Platon et Aristote, pendant l’Antiquité, l’astronomie a progressé et le système géocentrique de Ptolémée, qui faisait la synthèse des observations faites jusqu’alors, comportait, lui, un mélange d’épicycles et de déférents d’une part, et d’excentriques de l’autre, et était d’une complexité telle qu’il lui était impossible de satisfaire aux exigences des « physiciens ». Toutefois il permettait de calculer à l’avance et avec précision les positions des astres dans le ciel : il « sauvait les phénomènes » sans pour autant être compatible avec les exigences aristotéliciennes. Cela n’empêcha

Chapitre 4 - « Sauver les phénomènes » de Osiander à Duhem

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toutefois pas les postulats aristotéliciens de coexister avec le système de Ptolémée –  plus ou moins confortablement, souvent plutôt moins avec de longues controverses – pendant la période arabe, puis le Moyen Âge européen. Résu ltan

Planète

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Fig. 4.1 – Déférent et épicycle. Le mouvement combiné – la résultante – des deux cercles est un cercle excentré. Les deux descriptions, déférent et épicycles d’une part, et excentrique de l’autre, sont a priori géométriquement équivalentes

C’était justement une des motivations de Copernic que de rétablir autant que possible un minimum de cohérence en astronomie en rétablissant des mouvements circulaires uniformes… Dans sa lettre adressée au pape Paul III, il écrit : Ceux qui ont imaginé les excentriques semblent, par ce moyen, avoir résolu la plupart des mouvements apparents de telle sorte qu’ils s’accordent numériquement avec les tables ; mais les hypothèses qu’ils ont admises paraissent, pour la plupart, contrevenir aux premiers principes touchant l’égalité du mouvement ; en outre, ils n’ont pu découvrir ni tirer de leurs suppositions la chose qui importe plus, savoir la forme du Monde et l’exacte symétrie de ses parties. 74

Ainsi Copernic cherche-t-il à mettre tout le monde d’accord en « sauvant les phénomènes » et en restant en accord avec les principes premiers : en effet, le système des excentriques ne respecte pas l’uniformité du mouvement circulaire. En outre, il met le doigt sur un point très important : si l’on prend ses hypothèses au sérieux, elles 74

N. Copernic, « Lettre au pape Paul III », dans De revolutionibus, cité par P. Duhem dans Sauver les apparences (Paris, Vrin, 2003) p. 83.

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Quelle est cette science que je pratique ?

ont des conséquences sur la forme du monde. Par exemple, l’absence de parallaxe des étoiles fixes 75 directement observables donne une indication sur les distances des fixes qui en deviennent immenses par rapport à la distance Terre-Soleil : il y a là une dimension heuristique très importante. Duhem n’est évidemment pas d’accord : Pour démontrer qu’une hypothèse astronomique est conforme à la nature des choses, il faut montrer non seulement qu’elle suffit à sauver les phénomènes, mais encore prouver que ces phénomènes ne sauraient être sauvés si on l’abandonnait ou la modifiait […] Il semble bien que Copernic, victime d’une illusion […], ait attribué à son système la valeur que seule peut conférer cette contre-épreuve. 76

Copernic se rend donc coupable de ne pas avoir démontré que toute autre hypothèse est incompatible avec les observations. De fait, l’observation, très délicate, de la parallaxe viendra bien plus tard : la première mesure de parallaxe qui montrait un mouvement relatif apparent des étoiles fixes fut faite par Friedrich Bessel en 1838 ; mais eût-on entrepris cette recherche sans le modèle de Copernic ? Les trois lois de Kepler eussent-elles été découvertes si ledit Kepler n’avait pas pris au sérieux l’hypothèse héliocentrique ? Le principe fondamental de la dynamique a-t-il, ne serait-ce qu’un sens, dans un cadre géocentrique et platonicien ? Duhem, de son côté, a beau jeu de citer un bon nombre d’astronomes réputés, contemporains de Copernic ou postérieurs, qui, tout en acceptant – et en utilisant – les calculs du Polonais, récusent toute valeur de vérité à son hypothèse centrale : en particulier Reinhold, auteur des Prutenicae tabulae (1551) qui firent référence jusqu’aux Tabulae rudolphinae de Kepler. Toutefois, Tycho Brahé, on l’a vu, rejette l’hypothèse copernicienne sur la base d’arguments physiques (les célèbres boulets de canon) et non en les prenant comme de simples artifices commodes permettant de sauver les phénomènes, et bien d’autres en firent autant. Giordano Bruno, lui, attaque les positions d’Osiander, mais, cette fois, pour défendre Copernic : la position « réaliste » qui voit les hypothèses comme « vraies » fonctionne donc dans les deux sens, pour et contre Copernic. Bruno a un grand art de la provocation (qui déplaît vivement à Duhem qui lui reproche sa grossièreté) : il évoque une certaine épître préliminaire attachée au livre de Copernic par je ne sais quel âne ignorant et présomptueux ; celui-là voulait, semble-t-il, excuser l’auteur ; ou plutôt, il voulait que, même en ce livre, les autres ânes retrouvassent les laitues et les menus fruits qu’il y aurait laissés, afin qu’ils ne courussent pas le risque de partir sans déjeuner […] Voyez le beau portier ! Voyez comme il sait bien vous ouvrir la porte pour 75

76

Si la Terre se meut, sa position par rapport aux étoiles fixes doit changer et donc donner lieu à une parallaxe (c’est-à-dire que ces étoiles sont observées sous un angle différent). C’est, en effet, le cas, mais l’effet est très faible, et certainement pas mesurable avec les moyens du xvie siècle. P. Duhem, Sauver les apparences (Paris, Vrin, 2003) p. 85.

Chapitre 4 - « Sauver les phénomènes » de Osiander à Duhem

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vous faire entrer en participation de cette très honorable science, sans laquelle l’art de compter et de mesurer, la Géométrie et la Perspective, ne seraient qu’un passe-temps de fous ingénieux ! Admirez comme il sert bien le patron de la maison ! 77

Alors qu’en fait, Osiander le trahit : Bruno, l’ironique, a bien compris la contradiction entre la célèbre préface et la lettre de Copernic au pape. Quant à Duhem, il a vite fait de trouver grossiers des propos bien anodins par rapport à d’autres de la même époque : au xvie siècle, les polémiques avaient une violence qu’on a, de nos jours, oubliée. Johannes Kepler, lui, est théologien : non seulement il veut que les hypothèses soient conformes à la vérité, mais il veut aussi qu’elles nous révèlent le plan de l’Architecte Divin ! Ainsi, quand il prend parti pour le modèle héliocentrique, cherche-t-il à nous dévoiler avec une grande fougue et beaucoup d’enthousiasme, véritablement et au sens littéral, le Mysterium cosmographicum, le Secret du monde ! Ce qui, du Monde, nous était jusqu’alors resté caché ! Les hypothèses, loin de n’être que des moyens ad hoc, nous révèlent ce qu’on ne voyait pas ! Elles deviennent de véritables moyens de connaissance. Kepler prend grand soin de montrer que l’emboîtement de polyèdres qu’il propose lui permet de retrouver les rayons mesurés des orbes planétaires, mais il cherche également à proposer les raisons divines présidant à un tel agencement… Jamais, au cours de sa carrière, après les trois lois, après l’optique, etc., il ne reviendra là-dessus. Kepler marque ainsi aux Copernicains la voie qu’il seront désormais obligés de suivre ; réalistes, ils veulent que leurs hypothèses soient conformes à la nature des choses ; chrétiens, ils admettent l’autorité du Texte sacré ; les voilà donc conduits à concilier leurs doctrines astronomiques avec l’Écriture, les voilà contraints de s’ériger en théologiens. 78

Pour Kepler, on peut cependant encore aller plus loin, d’un point de vue logique cette fois : à partir d’hypothèses fausses, dit-il, on peut, certes, arriver à des conclusions justes, mais ce sera par hasard, et, à terme, ces hypothèses fausses finiront bien par produire des conclusions fausses ; alors que des hypothèses justes, elles, produiront des conclusions justes, parce qu’elles sont justes, et non par hasard, elle ne risquent donc pas d’être réfutées. Pour couronner le tout, Kepler affirme clairement et hautement que l’astronomie est une partie de la physique : c’est une affirmation très forte car, non seulement les hypothèses de l’astronomie doivent s’accorder à la nature des choses, mais aussi, la distinction entre mondes sub- et supralunaire est-elle définitivement mise à l’écart. Pour conclure sur Kepler, avec Duhem,

77 Ibid., p. 131. 78 Ibid., p. 132.

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Quelle est cette science que je pratique ? nous voyons s’affirmer une ambition nouvelle : fondée sur des hypothèses vraies, l’astronomie peut, par ses conclusions, contribuer au progrès de la physique et de la métaphysique qui lui ont fourni ses principes. 79

Galilée, maintenant, est, bien sûr, farouchement copernicien et défend avec force – et un exceptionnel talent – la vérité du système héliocentrique contre celui de Ptolémée. La révolution qu’il introduit avec la première formulation, certes partielle, du principe d’inertie, et de la loi de la chute des corps, vise à démonter les arguments contre cette vérité du système de Copernic. Si le mouvement du navire n’est pas perceptible par son passager, le mouvement de la Terre le sera-t-il davantage pour ses habitants ? D’une certaine façon toute l’œuvre de Galilée tourne autour de ce problème de montrer de façon convaincante, à l’honnête homme cultivé et de bonne foi, la vérité du système copernicien, avec ses conséquences, et inversement la fausseté du système de Ptolémée. C’est ce qui n’était pas acceptable pour les théologiens du Saint-Office lorsqu’ils condamnèrent d’abord en 1616 les deux thèses fondamentales du copernicanisme : « Le Soleil est immobile au centre du monde » et « La Terre n’est ni le centre du monde, ni immobile », puis en 1634 les œuvres de Galilée. Au lieu de s’en tenir à considérer ces hypothèses comme de simples artifices de calcul, ils se demandèrent si les deux propositions étaient d’une part conformes à la « saine » physique – donc ces théologiens prennent une position « réaliste », comme Galilée mais contre lui – et d’autre part aux Écritures. La réponse, sans surprise, fut deux fois non ; d’où la condamnation. Duhem ajoute : Les deux propositions censurées ne présentaient ni l’un ni l’autre des deux caractères qui doivent signaler toute proposition astronomique recevable ; il les fallait donc entièrement rejeter, n’en pas user même dans le seul but de sauver les phénomènes ; aussi le Saint-Office faisait-il défense à Galilée d’enseigner d’aucune manière la doctrine de Copernic. La condamnation portée par le Saint-Office était la conséquence du choc qui s’était produit entre deux réalismes. Ce heurt eût pu être évité […] si l’on eût écouté de sages préceptes touchant la nature des théories scientifiques […] 80

Il renvoie dos à dos condamné et condamneurs : deux réalismes également condamnables pour lui ! Traiter ainsi sur le même pied ceux qui condamnent et qui, de surcroît, ont les moyens, parfaitement séculiers ceux-là (prisons, tortures, bourreaux, etc.), de forcer le condamné à leur obéir et celui qui est ainsi contraint de s’incliner, est évidemment 79 Ibid., p. 137. 80 Ibid., p. 140.

Chapitre 4 - « Sauver les phénomènes » de Osiander à Duhem

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inadmissible et l’on ne suivra pas Duhem au moins sur ce point. Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes malgré tout contraints de tenir compte de ses arguments ? Car au moins certains d’entre eux portent. Il se qualifie lui-même d’«  irréaliste logique  », et, en effet, sa position est inattaquable du point de vue de la logique : ce n’est pas parce qu’on a accumulé des milliers d’expériences ou d’observations dont les résultats sont en accord avec une théorie que cette théorie est «  vraie  » : une autre observation, faite avec un instrument de meilleure qualité, par exemple, peut très bien l’invalider, et l’histoire des sciences regorge de tels exemples. Autrement dit, l’induction –  accumulation d’expériences validant une théorie  – n’est pas démonstration de ladite théorie, mais, peut-être, critère d’acceptation temporaire de cette théorie. Ainsi, la position de Duhem, tout comme celle d’Osiander, est-elle parfaitement confortable ! La science fait sa petite cuisine dans son coin, avec ses instruments, ses équations, ses recettes, mais la Vérité vient d’ailleurs, elle est d’un autre ordre – religieux, philosophique… –, la science n’a rien à dire de ce point de vue. En revanche, la position des réalistes (que Duhem appelle les «  réalistes illogiques  ») est vulnérable : les mouvements circulaires uniformes voulus « vrais » par Copernic ont été détrônés par les ellipses de Kepler, Tycho Brahé et ses coups de canon a été démenti, les constructions de polyèdres de Kepler n’ont pas tenu bien longtemps (face, en particulier, à l’apparition de nouvelles planètes, Uranus et Neptune), Galilée, lui-même, se trouve mis en défaut par de multiples erreurs : sa théorie des marées, censée soutenir le mouvement de la Terre, est complètement fausse, son obstination à ne vouloir que des mouvements circulaires est clairement erronée… Faut-il alors définitivement adopter l’irréalisme logique de Duhem –  ou quelque variante – comme Erkenntnistheorie, comme théorie de la connaissance, officielle, définitive, éternelle ? Ou bien, peut-on se demander si cette position si confortable ne le serait pas un peu trop, si ce ne seraient pas justement ces vulnérabilités du réalisme scientifique qui seraient fécondes, qui permettraient à la science de progresser ? Des savants, comme Ludwig Boltzmann – à peu près contemporain de Duhem – avec sa théorie cinétique des gaz, étaient résolument réalistes. À ce moment, à la fin du e xix siècle, la théorie atomique était loin d’être acceptée par tous, or cette question remonte au moins à l’Antiquité grecque avec Démocrite, qui occupe donc une place centrale dans le chapitre suivant.

Chapitre 5 Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses «  L’irréalisme logique  » de Pierre Duhem, ainsi que le courant de pensée qui le sous-tend et qui remonte jusqu’à, au moins, Platon, appelle à réfléchir et appelle à se demander s’il ne peut pas y avoir d’autre réponse que celle-là. Ainsi, puisque tout commence là, faisons donc le détour par la Grèce antique, plus précisément pendant les quelques décennies durant lesquelles se déroulent les guerres du Péloponèse 81 (fin du ve siècle av. J.-C.) jusqu’au déferlement des Macédoniens (ive siècle av. J.-C.). Pendant cette période de guerres féroces 82, de luttes politiques sans merci, vécurent et enseignèrent, rien moins que Socrate (469-399 av. J.-C.), Platon (428-347 av. J.-C.) et, un peu plus tardivement, Aristote (384-322 av. J.-C.) : un trio prestigieux. Or, nous ne nous occuperons pratiquement pas ici de ce trio, non pas qu’ils n’aient rien eu à dire sur la science, on l’a déjà vu (Galilée, pour ne citer que lui, se réclame de Platon contre Aristote pour la mathématisation de la physique 83 ), mais, un physicien curieux peut plutôt avoir envie d’approfondir – peut-être en réponse à Duhem – l’atomisme de Démocrite, Épicure et Lucrèce 84, atomisme formulé et défendu avec vigueur alors qu’aucun moyen expérimental ne permettait alors « d’aller y voir ». 81 Une série de guerres qui se sont déroulées sur près de trente ans, initiées parce qu’une colonie

de Corinthe s’était alliée à Athènes, mais liées principalement à l’inquiétude des spartiates concernant la puissance maritime d’Athènes. Sparte finit par l’emporter, mais les deux cités s’en trouvèrent fortement affaiblies. Voir Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993) ou D. Kagan, The Peloponnesian War (London, Penguin Books, 2003).

82 Il ne faut pas croire que la période « glorieuse » de la Grèce antique fut particulièrement

humanitaire, militairement parlant ; quand Athènes «  la démocratique  » s’emparait d’une ville après un siège, en général tous les hommes y étaient massacrés, et les femmes et les enfants vendus comme esclaves… La convention de Genève était encore bien loin !

83 Voir par exemple S.  Drake, Galilée, traduit par J.-P.  Scheidecker (Arles, Actes Sud, 1987) ou

P. Depondt, G. de Véricourt, Kepler. L’orbe tourmenté d’un astronome (Arles, Éd. du Rouergue, 2005).

84 Qui, lui, n’était pas grec, mais romain.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Ces philosophes sont regroupés sous les labels matérialisme et hédonisme : c’est donc le couple plaisir / matérialisme qui nous intéresse ici. Quitte à s’aventurer dans quelques impasses, les paragraphes qui suivent tentent de résumer ce qui, chez les principaux matérialistes de l’Antiquité, risque d’être pertinent pour la suite du propos. Platon Socrate 460

440

Aristote 420

400

380

Aristippe

360

340

320

300

280

Épicure

Democrite Fig. 5.1 – Chronologie des philosophes grecs dont il est question (ive et ve siècles av. J.-C.)

Les discours concernant le plaisir, ou revendiquant le plaisir, ou le droit au plaisir sont en général regroupés sous le vocable hédonisme. La consultation d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie indiquera que le mot hédonisme, de création relativement récente au xixe siècle, vient du grec ηδονη (hédoné) qui signifie « plaisir ». Une lecture plus attentive d’une encyclopédie révélera aussi le nom d’Aristippe de Cyrène, un auteur grec dont il ne reste rien que des commentaires faits par d’autres. Au-delà d’Aristippe, ce qu’on appelle maintenant l’hédonisme est un courant de pensée multiforme qui stipule que le plaisir est le souverain bien : c’est là une des bases du matérialisme grec – et sans doute du matérialisme tout court – vivement combattu par la suite pour son athéisme et son amoralisme. Démocrite, contemporain de Socrate à la fin du ve siècle avant Jésus-Christ, est connu surtout pour sa théorie atomiste, mais son œuvre, imposante, ne se réduit pas à l’atomisme, elle est un des fondements du matérialisme et des générations de philosophes se sont référés à elle. Elle aussi a pour l’essentiel disparu et on n’en connaît principalement que des commentaires. L’épicurisme (Épicure, 341-270 av. J.-C.), qui reprend en la modifiant sensiblement la théorie atomiste de Démocrite, est une variante de l’hédonisme qui développe une éthique tendant vers un certain détachement, une sérénité, voire l’ascétisme. Lucrèce, nettement plus tardif – latin, il est contemporain de Cicéron – qui reprend Démocrite et Épicure, a laissé son De rerum natura bien connu et aisément accessible. Ce chapitre est une présentation rapide de ce courant.

Chapitre 5 - Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses

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Aristippe Aristippe (435-356 av. J.-C.) vécut donc à cette époque, au tournant du ve au ive siècle avant Jésus-Christ. Cyrène, où il est né, était une colonie grecque située à l’est de l’actuelle Lybie, en Cyrénaïque. Elle était riche et a réussi à se tenir à l’écart des batailles, se bornant à vendre éventuellement du blé aux belligérants. Arrivé à Athènes, Aristippe, bien que grec, était donc un « métèque », un étranger à la ville, et ne participait pas aux guerres, alors que Socrate qui était, lui, citoyen d’Athènes participa à plusieurs campagnes, sauvant notamment la vie à Alcibiade, à Potidée en Thrace. Élève de Socrate, Aristippe ne tarda pas à enseigner lui-même, se faisant payer fort cher, contrairement à son maître :

Aristippe de Cyrène (435-356 av. J.-C.)

Il faut que les maîtres demandent de riches compensations à leurs disciples, à ceux qui sont doués parce qu’ils apprennent beaucoup et à ceux qui sont incapables car ils occasionnent une grande fatigue, 85

fournissant par là un argument de choix en faveur de la revalorisation des carrières d’enseignants… Le fondement théorique des positions d’Aristippe est que seules les sensations sont connaissables et qu’il n’existe que deux sensations possibles : le plaisir et la douleur. Seules ces deux sensations sont certaines, tout le reste n’étant qu’illusion ou produit de notre imagination. Bien sûr, il ne s’agit là que de plaisir et de douleur physiques, les plaisirs intellectuels ou, au contraire, les douleurs de l’âme ne sont pas des sensations. Les sens trompent, telle tour carrée peut être vue ronde à distance ; les seules choses qui ne trompent pas, ce sont le plaisir et la douleur. Ainsi, cette théorie de la connaissance fonde un mode de vie : on cherche le plaisir et on évite la douleur. Pour autant qu’on le sache – car on ne le connaît qu’à travers ses commentateurs (et critiques) – Aristippe et ses successeurs, appelés les cyrénaïques, placent donc le plaisir au centre de tout : tout choix, toute action se fait en fonction du plaisir seul. Ils rejettent tout compromis entre plaisir et douleur, un plus grand plaisir ou un moins grand plaisir ; et seul le plaisir physique est pris en compte. Il s’agit donc exclusivement de la pure jouissance physique immédiate, ici, maintenant, sans passé ni avenir. Nous somme guidés par le seul assouvissement du plaisir immédiat : la thèse est radicale, polémique et… scandaleuse !

85 Cité par P. Gouirand, Aristippe de Cyrène, le chien royal (Paris, Maisonneuve et Larose, 2005) p. 94.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Toutefois, cela n’entraîne pas que l’on doive se vautrer sans retenue dans la débauche : par exemple, si j’aime le vin, j’en consommerai parce que cela me procure du plaisir, mais si j’en bois trop, je risque de me rendre malade ce qui entraînerait automatiquement une douleur que je vais chercher à éviter. Une certaine mesure s’impose donc. Allant un pas plus loin, si j’aime les femmes, je ne me priverai pas de leur compagnie, quitte à payer leurs prestations ; en revanche, je n’irai pas jusqu’à être attaché à une femme particulière, à me laisser aller à des sentiments amoureux car ce serait là me mettre dans une situation de dépendance susceptible de produire de la douleur : Je la possède mais elle ne me possède pas 86

disait Aristippe de Laïs, son hétaïre 87 préférée, avec qui il passait de longs mois à Corinthe, ajoutant Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir. 88

Pour enfoncer le clou, il y a l’anecdote selon laquelle, se rendant chez une courtisane avec un compagnon qui manifestait quelque trouble, il lui expliqua que le mal n’était pas d’entrer dans cette maison mais de ne pouvoir en sortir 89… Aristippe se soumettait volontiers aux mœurs des lieux où il se trouvait : Je suis étranger partout, 90

ne voyant aucun inconvénient, par exemple, aux frasques et aux exigences du tyran de Syracuse, Denys le Jeune 91, qui l’a hébergé (et financé) un temps ; il était « inhumiliable » dit Pierre Gouirand. Il se rendait, de même, aux cérémonies religieuses, non par piété (totalement absente chez lui) mais parce qu’il s’agissait d’événements joyeux se terminant généralement par un banquet. Quant aux sciences, les mathématiques en particulier, comme elles ne pouvaient pas lui apporter de plaisir physique immédiat, il n’en voyait pas l’intérêt. 86 Ibid., p. 20. 87 Compagne rémunérée, courtisane. Dans la Grèce antique, les femmes ne jouissaient d’aucune

liberté : enfants, elles étaient propriété de leur père, adulte, de leur mari ou de leur maître si elles étaient esclaves. Les seules femmes «  libres  » étaient les courtisanes, ou à la rigueur certaines reines ayant hérité du pouvoir à l’occasion de la mort de leur mari (voir l’aventure d’Artémise lors de la bataille navale de Salamine, rapportée par Hérodote, dont le roi des Perses, Xerxès, a pu dire qu’elle s’était comportée comme un homme dans une bataille où les hommes s’étaient comportés comme des femmes).

88 Voir P. Gouirand, Aristippe de Cyrène, le chien royal (Paris, Maisonneuve et Larose, 2005) p. 348. 89 Ibid., p. 18. 90 Ibid., p. 17. 91 Ibid., p. 19.

Chapitre 5 - Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses

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Ce qu’on peut retenir de ces thèses – ce que, personnellement, j’en retiens – c’est qu’il y a là une position matérialiste élémentaire vivement affirmée : tout ce que nous connaissons, ce sont les sensations physiques fournies par nos sens, il n’y a rien d’autre. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, maintenant, est le seul. Il n’y a pas d’« Autre Monde », il n’y a pas de transcendance, il n’y a pas de morale supérieure, il n’y a pas de dieux auxquels il faut chercher à plaire. Ainsi, dans ce monde où nous sommes, sans Juge Suprême, ce qui est douleur est pénible et donc à éviter, ce qui est plaisir est le seul bien véritable que nous ayons et est donc à rechercher exclusivement. Le reste est illusion. C’est là le fondement du lien, historique, entre hédonisme et matérialisme. Clairement toutefois, une telle position, l’«  hédonisme primitif  » pour ainsi dire, entraîne, malgré sa radicalité, quasi automatiquement et immédiatement des nuances : ce n’est pas parce que j’aime le foie gras que je vais m’en gaver toute la journée car je sais que mes entrailles se vengeront ; de même, je ne vais pas me précipiter sauvagement sur toutes les femmes désirables qui passent dans mon champ de vision car je sais qu’au moins certaines d’entre elles risquent de se défendre et de me causer des désagréments… La voie est donc dans une recherche raisonnée du plaisir aisément accessible, sans danger. Aristippe prône non seulement la mesure, mais un certain détachement, en tout cas une grande maîtrise de soi-même : Épicure fait un certain nombre de pas supplémentaires dans cette direction.

Démocrite Toutefois, avant d’en arriver à Épicure, il nous faut d’abord faire un assez long détour par Démocrite : Platon en aurait dit qu’il faudrait brûler tous ses ouvrages, c’est déjà assez pour donner envie d’en savoir plus ! Démocrite, peut-être le premier matérialiste conséquent, n’est pas habituellement classé parmi les hédonistes, mais, bizarrement, parmi les pré-socratiques alors qu’il est né approximativement une dizaine d’années après Socrate 92 et mort, dit-on, centenaire, une quarantaine d’années après le même Socrate (ces dates, environ 460-360 av. J.-C., ne sont pas précisément connues semble-t-il 93 ).

Démocrite d’Abdère (approx. 460-360 av. J.-C.)

Démocrite d’Abdère (Abdère est une ville située en Thrace au Nord de la Grèce) a beaucoup écrit sur tous les sujets possibles ; toutefois, il ne reste de lui que des 92 93

Socrate est né en 469 avant Jésus-Christ et fut condamné à boire la ciguë en 399 (pour avoir tenté, disaient ses accusateurs, de pervertir la jeunesse…). Voir J. Salem, Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil (Paris, Vrin, 1996).

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fragments et, comme pour Aristippe, des comptes-rendus et commentaires. On ne sait, visiblement, pas grand-chose de sa vie, sinon que, tel Hérodote d’Halicarnasse, il a beaucoup voyagé, fort au-delà du monde grec à proprement parler, assemblant des connaissances encyclopédiques. C’était une figure imposante à son époque, à tel point que Platon lui-même ne le cite nulle part de crainte, dit-on, de devoir se mesurer à lui 94 ! De même, une grande part de l’œuvre d’Aristote est consacrée à lui répondre, sans véritablement le citer 95. Quand on mentionne Démocrite, c’est bien sûr d’abord à l’atomisme que l’on pense : pour lui, l’existence du mouvement implique le vide et des particules, les « atomes », séparées par ce vide dans lequel elles peuvent se déplacer. Ainsi, pour prendre un exemple moderne, un paquet de café emballé dans une enveloppe qui serre les grains les uns contre les autres apparaît dur, dépourvu de mouvement possible, car il n’y pas de place qui permette aux grains de se mouvoir les uns par rapport aux autres ; au contraire, si l’on perce le paquet, relâchant la contrainte de l’enveloppe et ainsi augmentant le volume disponible, l’espace entre les grains permet alors un écoulement (presque) comme celui d’un liquide. Pour Démocrite, donc, le vide entre les atomes est la condition de l’existence du mouvement. On notera au passage que pour Aristote, c’est le contraire : dans le vide, les mouvements ne seraient pas ralentis par le milieu ambiant, ils auraient lieu à vitesse infinie ce qui est impossible ; ainsi, la matière est continue, elle emplit tout l’espace, sans vide. L’hypothèse atomiste de Démocrite, pour spéculative qu’elle soit – les atomes sont trop petits pour être perceptibles par les sens et Démocrite n’avait bien évidemment pas les moyens de vérifier expérimentalement son hypothèse de façon convaincante, il faut attendre Jean Perrin deux millénaires et demi plus tard pour cela – n’est pas, on le voit, arbitraire ; elle est fondée sur l’observation : le vide séparant des atomes disjoints est la condition du mouvement, lequel mouvement est avéré. Bien sûr, la matière continue d’Aristote peut être élastique, permettant ainsi le mouvement, mais évidemment la constitution de cette matière élastique elle-même reste un problème auquel Démocrite peut répondre : elle est élastique parce qu’elle contient du vide entre les atomes qui la constituent… Évidemment, l’existence du vide a donné lieu à des discussions sans fin 96 : comment le vide, le « non-être », peut-il « être » ? La question paraît un peu formelle toutefois : le vide n’est qu’un espace dépourvu de contenu, il ne s’agit pas d’un « non-être », à condition, bien sûr, d’accepter de distinguer entre l’espace et ce qu’il contient… Toujours est-il que, pour Démocrite, la matière, dans sa diversité, est constituée d’assemblages d’atomes qui 94 Ibid., p. 15. 95 Ibid., p. 253. 96 Ibid., p. 60.

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comme des lettres composent un poème 97

composent l’air, l’eau, le marbre, les corps vivants. Ces atomes sont indivisibles et éternels, ce sont leurs assemblages qui engendrent les corps et leurs séparations qui les font périr ou les modifient. Ils s’agitent, dit-il avec cette image magnifique, comme des grains de poussière dans un rayon de soleil. 98 

Là encore, les commentateurs, tels Aristote, se sont longuement interrogés sur la cause de ce mouvement 99. Un mouvement, pour Aristote (et incidemment, pour pratiquement tout le monde jusqu’à Galilée), doit avoir une cause, or Démocrite n’en donne pas et ne semble pas se préoccuper d’en donner : c’est simplement que dans le vide, pour lui, le mouvement n’a pas besoin de cause car il n’y a rien pour l’empêcher 100. Le monde est ainsi constitué d’atomes qui se meuvent, s’assemblent, constituent des corps, se séparent : Démocrite refuse toute notion de finalité ou de Providence ou de cause intelligente 101, il n’y a pas de démiurge comme chez Platon 102… Un monde sans cause ni fin, sans dieu, sans créateur ni architecte ne pouvait que susciter des réactions critiques chez les commentateurs et l’on comprend que Platon ait souhaité brûler ses œuvres ! Lactance 103, par exemple, au ive siècle après Jésus-Christ, s’insurge que Démocrite ait pu considérer que les premiers hommes soient sortis de terre, comme de petits vers, sans nul auteur et sans nulle raison.

Démocrite est donc au moins aussi scandaleux qu’Aristippe, dans un style très différent, mais là où le second pouvait passer pour une espèce de dandy provocateur mais sans grande consistance, le premier offre un plat plus roboratif. Il n’y a pas de providence, mais il y a la nécessité (αναγκη, ananké) : les chocs, associations, dissociations d’atomes ont lieu parce que les atomes sont disposés de telle façon à tel instant, ont des trajectoires qui convergent ou, au contraire, divergent ; en fonction des rencontres, les atomes s’accrochent pour composer des corps complexes, ou se détachent… Le hasard, lui, n’est que subjectif, le fait de notre 97 Ibid., p. 32. 98 Ibid., p. 70.

99 Ibid., p. 67. 100 Alors que dans l’air ou dans l’eau, pour qu’il y ait un mouvement, il faut écarter l’air qui se trouve

devant pour prendre sa place et le laisser prendre la place qui se trouve libérée derrière : sans « force motrice », c’est impossible.

101 J. Salem, Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil (Paris, Vrin, 1996) p. 74. 102 Platon, « Timée », dans Œuvres complètes, tome 2 (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la

Pléiade  », 1993). Démiurge signifie «  artisan  ». Platon, dans le «  Timée  », rend compte de la création du monde par un démiurge, un architecte créateur.

103 J. Salem, Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil (Paris, Vrin, 1996) p. 77.

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ignorance 104, une conception très proche somme toute de celle de Pierre-Simon Laplace au début du xixe siècle 105 : c’est parce que nous ne connaissons pas la position et la vitesse de tous les atomes du monde que nous ne pouvons pas prédire l’avenir et Laplace en déduit la nécessité d’approches probabilistes. Dans le même ordre d’idées, la constitution du monde ne requiert pas d’intervention divine, de démiurge ou de quelque finalité, elle ne fait pas intervenir de qualités comme le Chaud, le Froid, l’Amitié ou la Haine : un tourbillon d’atomes dont certains s’agrègent pour former des corps compacts suffit comme point de départ. Seule la mécanique du système intervient dans cette histoire. L’apparent désordre d’un tel départ ne doit pas faire penser qu’il ne peut en résulter qu’un chaos informe, au contraire, c’est le mouvement de la vague qui pousse les galets oblongs au même endroit que les galets oblongs, et les galets ronds au même endroit que les galets ronds. 106

Les physiciens des milieux granulaires savent que pour séparer des grains de tailles différentes, il suffit de secouer l’ensemble et les plus gros monteront en surface pendant que les grains les plus petits iront combler les interstices au fond du récipient ; contrairement à ce que pourrait laisser croire une application naïve du second principe de la thermodynamique, du désordre peut naître un ordre 107. Ainsi, de condensation en agrégation, naissent la terre, les astres… et tout le reste ! Quitte à sauter quelques étapes, on mentionnera que Démocrite est donc loin de souscrire aux mythes de la création du monde ainsi qu’à quelque âge d’or perdu, quelque épopée glorieuse peuplée de héros, de titans, de dieux mêlés aux hommes : les premiers hommes avaient une vie désordonnée et sauvage 108

104 Ibid., p. 77-89. 105 P.-S.  Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (Paris, Bourgois, 1986) (éd. originale :

1825) : « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.  » C’est le «  déterminisme laplacien  ». Ainsi : «  La courbe décrite par une simple molécule d’air ou de vapeurs est réglée de manière aussi certaine que les orbites planétaires : il n’y a de différence entre elles que celle qu’y met notre ignorance. La probabilité est relative en partie à cette ignorance, en partie à nos connaissances. »

106 J. Salem, Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil (Paris, Vrin, 1996) p. 103. 107 Voir par exemple I.  Prigogine, I.  Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science

(Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986).

108 J. Salem, Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil (Paris, Vrin, 1996) p. 273.

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mais, pour se protéger, entre autres, des animaux sauvages dangereux, il durent se venir en aide, progressivement développer des techniques pour améliorer leur existence : un développement entièrement lié au besoin et à la nécessité, sans intervention divine ou miraculeuse de quelque sorte que ce soit. Il y a eu de longues discussions sur la théorie de la connaissance de Démocrite : si l’on suit Jean Salem 109, on peut considérer des affirmations cataloguées « sceptiques » selon lesquelles il faut distinguer entre connaissance légitime (la raison) et connaissance bâtarde (les sens). Ainsi, en réalité nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits !

Déclaration sceptique typique : la vérité nous est inaccessible. Mais il faut aussi tenir compte du fait que la théorie atomique est fondée sur l’observation (il y a du mouvement) et que Démocrite a consacré une bonne partie de sa vie aux observations empiriques et écrit de nombreux traités sur les sujets les plus divers. Ainsi, pour résumer très brutalement, on se trouverait devant une situation hybride, dans laquelle les sens sont certes trompeurs mais fournissent néanmoins les observations qui nous renseignent sur le monde, ce sont nos seules sources, à charge pour la raison de soumettre tout cela à la critique, d’organiser l’ensemble afin d’atteindre une vérité non directement perceptible. Par exemple, nous ne pouvons observer les atomes, la matière nous paraît à première vue continue, mais l’observation du mouvement (et de quelques autres phénomènes, tels le tassement), nous amène, par la raison, à admettre l’existence de vide et d’atomes. Il y a eu beaucoup de discussions car certains des commentateurs prétendent que Démocrite se serait volontairement privé de la vue afin de se délivrer de cette connaissance empirique « bâtarde » pour ne garder que la « légitime », la raison, mais il n’est, peut-être, pas exclu, faute d’information biographique précise, que s’il a en effet vécu centenaire, comme on le dit, son acuité visuelle se soit réduite naturellement à peu de chose dans ses dernières années 110… On peut aussi se poser la question de ce qu’est cette raison censée mettre de l’ordre dans les sensations volontiers trompeuses. À ma connaissance, Démocrite n’en dit pas grand-chose, mais, compte tenu de ce qu’il dit des premiers hommes, on peut imaginer une interprétation, pour ainsi dire, « darwinienne » dans laquelle les hommes, devant vivre dans un monde pas toujours très doux, augmentent leur confort et leur capacité à survivre s’ils sont capables de soumettre leurs sensations brutes à quelque forme d’analyse et d’en tirer des conséquences utiles… La raison serait alors cette capacité à surmonter les réactions « épidermiques » aux sensations, désirs irraisonnés, ou pulsions diverses, pour une réflexion plus froide. 109 Ibid., p. 129-186. 110 Galilée, encore lui, bien qu’ayant vécu sensiblement moins longtemps, finit presqu’aveugle.

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Pour Démocrite, l’âme est elle-même matérielle, composée d’atomes sphériques, petits, lisses et extrêmement mobiles, incapables de repos, qui se répartissent dans tout le corps des êtres vivants et le meuvent 111. Il semble que Démocrite n’ait de ce point de vue pas fait de distinction entre les hommes et les autres êtres vivants, mus par les mêmes atomes ; seulement une plus forte concentration d’atomes d’âme dans l’encéphale permettrait la pensée. Enfin, la médecine occupait une grosse part des œuvres de Démocrite au point qu’Hippocrate, qui lui devait beaucoup, aurait choisi d’écrire en dialecte ionien pour lui et non en dorien, ce qui lui aurait été plus naturel 112. On se contentera ici de quelques remarques sur la procréation et le rôle des femmes : pour Aristote, grand contradicteur de Démocrite, la femme n’a pas de semence, elle se borne à abriter et à nourrir celle de l’homme, à fournir la matière ; au contraire, Démocrite explique que la femme et l’homme fournissent, au moment du coït, chacun leur semence, d’ailleurs les organes génitaux de la femme sont très similaires à ceux de l’homme, simplement, ils sont tournés vers l’intérieur. 113

La semence provient de l’ensemble du corps des partenaires, condensant en quelque sorte l’ensemble de leurs caractéristiques. Il en résulte un mélange chez l’enfant à naître où ce sont les plus fortes de ces caractéristiques qui l’emportent : si le père a les yeux noirs et la mère les yeux bleus et si la semence de la mère comporte une forte contribution issue de ses yeux, l’enfant, quel que soit sont sexe, aura les yeux bleus ; si la part de la semence paternelle issue de ses parties génitales est forte, l’enfant sera un garçon, etc. Ainsi, la composition de la semence d’une personne pouvant varier en proportion d’un jour à l’autre, un même couple pourra engendrer, au gré de la façon dont le mélange des semences se fera, des garçons et des filles, des enfants ressemblant plus à leur père ou à leur mère… L’éthique de Démocrite tourne autour du concept d’« euthymie » (ευθυμιη) 114 soit la « tranquillité » de l’âme, une judicieuse sélection des plaisirs accessibles, la juste mesure, n’aspirer qu’au possible. Les insensés vivent sans jouir de ce qu’offre la vie,

ils ne vivent pas dans la vie présente, mais font comme s’ils se préparaient à une autre.

111 J. Salem, Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil (Paris, Vrin, 1996) p. 189. 112 Ibid., p. 222. 113 Ibid., p. 233. 114 Ibid., p. 307.

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Usons donc des biens présents et montrons-nous « insatiables et avides de ce que nous offre la philosophie » […] ainsi « nous délivrerons-nous du même coup de notre désir insatiable des objets vils ». 115

Le roi Darius, dit-on, se lamentait de la mort de sa femme et Démocrite se fit fort de la faire ressusciter si le roi faisait inscrire sur le tombeau de sa femme le nom de trois personnes n’ayant jamais eu à souffrir de deuil. Devant l’embarras de Darius, Démocrite aurait déclaré : […] ô toi, le plus fou de tous les mortels, pourquoi t’abandonnes-tu au deuil comme si tu étais le seul à éprouver une telle douleur, alors que tu es incapable de découvrir, parmi ceux qui ont jamais existé, un seul homme qui n’ait eu sa part d’une peine familiale ?115

La leçon est rude, mais sans doute faut-il cela pour qu’un roi vous écoute… Les quelques phrases lapidaires ci-dessus ne rendent sans doute pas justice à l’imposante figure de Démocrite. Elles veulent seulement donner une idée de ce que pouvait penser un matérialiste conséquent d’il y a 2500  ans dont la pensée allait fort au-delà du simple atomisme. Épicure et Lucrèce, dont il va être maintenant question, ont largement puisé dans son œuvre et, ainsi, il m’a paru utile d’en donner cet aperçu. Il faut dire que l’accès à cette pensée n’est pas aisé ; le livre de Jean Salem qui a servi ici de source est à ce titre symptomatique : en l’absence d’un texte complet, avec les seuls et parfois énigmatiques fragments disponibles, chaque affirmation concernant Démocrite et ce qu’il a pensé a dû être recoupée par J. Salem avec les nombreux – et souvent contradictoires – commentaires qui en ont été faits, un tri soigneux effectué et enfin seulement Salem a-t-il pu s’avancer à dire : « On peut raisonnablement penser que Démocrite professait ceci… »

Épicure Épicure (341-270 av. J.-C.) était, lui, athénien. Tout jeune, il ne comprenait pas ou était insatisfait de la création du monde telle que racontée par Hésiode 116 et découvrit avec enthousiasme les écrits de Démocrite. Il a ainsi fait une sorte de synthèse de la physique de Démocrite et de la morale d’Aristippe en y ajoutant un certain nombre d’ingrédients personnels 117.

115 Ibid., p. 312. 116 Les mythes grecs de la création du monde.

117 Voir par exemple : Épicure, Doctrines et maximes, traduit par M.  Solovine (Paris, Hermann,

1965) ; D. Delattre, J. Pigeaud (dir.), Les épicuriens (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010) ; J. Giovacchini, Épicure (Paris, Les Belles Lettres, 2008).

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Pour ce qui est de la physique, il suit de très près Démocrite, à un « détail » près : le clinamen 118. Chez Démocrite, les atomes vont ça et là, se rencontrent, forment des agrégats, etc. ; toutefois, remarque Épicure, les atomes dans le vide doivent, non pas se mouvoir ça et là, mais tomber tous à la même vitesse car, dans le vide, il n’y a aucune résistance au mouvement et donc aucune raison pour que certains atomes (les plus légers) aillent plus vite que les autres ou dans une direction différente que du « haut vers Épicure (341-270 av. J.-C.) le bas ». Dans ces conditions, dit-il, ils ne se rencontreront jamais et tout le système de Démocrite est invalidé. Ainsi, il faut introduire de petits mouvements latéraux, des déclinaisons ou clinamen, permettant les rencontres. Curieusement, l’un des commentateurs les plus vigoureux de cet ajout est le jeune Karl Marx en 1841 119 dans sa thèse de doctorat intitulée Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Épicure 120 qui salue cet apport comme quelque chose qui permet à Épicure de sortir de la raide nécessité car le clinamen est fortuit et introduit une espèce de liberté créatrice dans le système. À vrai dire, le physicien du xxie siècle a un peu de mal à partager cet enthousiasme pour au moins trois raisons : la première est que la vision de Démocrite évoque irrésistiblement la théorie cinétique des gaz de Ludwig Boltzmann (fin du xixe siècle) ainsi que les théories actuelles de création des astres et des systèmes solaires 121, la seconde est que l’introduction du « haut » et du « bas » est très gênante et, finalement, le problème de la nécessité en physique a considérablement évolué depuis l’introduction de la sensibilité aux conditions initiales pour les systèmes non linéaires 122. Pour ce qui est des première et troisième réticences, Marx ne pouvait évidemment pas être au courant des développements ultérieurs de la physique. Quant à la seconde, en l’absence d’écrits très clairs de Démocrite, on a un peu de mal à se rendre compte de la façon dont il voyait exactement les choses et l’on est tenté d’y trouver une conception 118 En fait, le clinamen n’apparaît jamais dans les textes connus d’Épicure (qui ne constituent qu’une

petite partie de son œuvre), mais lui est attribué par Cicéron. Il apparaît, en revanche, explicitement dans le De natura rerum de Lucrèce.

119 Donc quelques années avant ses écrits « marxistes ». Pour mémoire, L’idéologie allemande et Le

manifeste du parti communiste, co-écrits avec F. Engels, sont de 1847 et 1848 respectivement.

120 On en trouve une traduction française sur internet : http://www.philosophie-chauvigny.org. 121 Par effondrement gravitationnel.

122 Par exemple, ce n’est pas parce que l’évolution de l’atmosphère terrestre obéit à des équations

strictement déterministes (donc soumises à la stricte nécessité) que l’on est capable de faire des prévisions météorologiques sur une longue durée : une infime perturbation (la célèbre aile de papillon) peut modifier considérablement l’évolution du système.

Chapitre 5 - Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses

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« moderne » de l’espace, isotrope, sans haut ni bas, et donc la réintroduction par Épicure d’un haut et d’un bas paraît une régression : il n’est pas certain qu’au ive siècle avant Jésus-Christ, les choses fussent aussi claires… L’éthique d’Épicure, bien que fondée sur celle d’Aristippe (plaisir et douleur), s’en détache assez notablement. S’il affirmait : Pour ma part, je ne sais ce qu’est le bien, si l’on écarte les plaisirs de la table, ceux de l’amour et tout ce qui charme les oreilles et les yeux 123

et s’il s’entourait d’hétaïres (Leontion et, dit-on, Mammarion, Hédéa, Erotion, Nicidion), les témoignages de ses disciples montrent un homme simple et frugal, généreux, extrêmement attaché et prévenant avec ses amis, chaleureux. Dans sa lettre à Ménécée 124, il écrit : Car tous nos actes visent à écarter de nous la souffrance et la peur. Lorsqu’une fois nous y sommes parvenus, la tempête de l’âme s’apaise, l’être vivant n’ayant plus besoin de s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni de chercher autre chose pour parfaire le bien être de l’âme et celui du corps. C’est alors en effet que nous éprouvons le besoin du plaisir quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; ‹ mais quand nous ne souffrons pas ›, nous n’éprouvons plus le besoin du plaisir. Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse

mais ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxueuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette les vaines opinions grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes.

Comme pour Aristippe, le plaisir n’est pas débauche, il est soumis à la « raison vigilante » ; il écrit ainsi : Ne commets aucun acte dans la vie qui soit de nature à te faire craindre que ton voisin l’apprenne. 125

Épicure a multiplié les injonctions à une vie frugale, sage, évitant tout excès, cultivant l’amitié, afin de se prémunir des souffrances que l’on peut éviter. Il ne reprend toutefois pas à son compte la vision binaire plaisir / douleur d’Aristippe dans laquelle tous les plaisirs (et toutes les douleurs) se valent, au contraire, on peut accepter une 123 Diogène Laërce, « Vie d’Épicure », dans Épicure, Doctrines et maximes, traduit par M. Solovine

(Paris, Hermann, 1965) p. 39.

124 Épicure, Doctrines et maximes, traduit par M. Solovine (Paris, Hermann, 1965) p. 100. 125 Ibid., p. 133.

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Quelle est cette science que je pratique ?

douleur s’il en résulte un plaisir plus grand ou rejeter un plaisir s’il doit en résulter une douleur plus grande : […] il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs s’il en résulte pour nous de l’ennui. Et nous jugeons beaucoup de douleurs préférables aux plaisirs lorsque des souffrances que nous avons endurées longtemps, il résulte pour nous un plaisir plus élevé. 126

Une espèce de calcul du plaisir en quelque sorte. Je peux, par exemple, remettre à plus tard la consommation d’un foie gras que je me serais procuré, le temps de me fournir en vin adéquat et autres adjonctions propices, peut-être même inviter quelques compagnons judicieusement choisis à partager ce repas, même s’il en résulte que j’aurai moins de foie pour moi ; en revanche j’aurai le plaisir d’une agréable conversation. De même, j’accepterai sans doute les tourments infligés par le corps médical (examens, traitements, opérations) si la contrepartie en est que je profiterai plus longtemps des plaisirs de la vie, de la compagnie d’une femme bien-aimée, etc. Quant à la mort, il ne faut pas la craindre car ce n’est qu’une privation de sensation et donc de souffrance. Si Épicure ne rejette pas l’existence des dieux, leur rôle dans la vie d’un homme reste marginal. Tout se passe donc comme si le matérialisme épicurien, en rejetant toute autorité supérieure ou transcendante, divine ou morale, mettait l’homme en face de ses responsabilités à son propre égard : « Prends garde aux conséquences pour toi de tes actes, il n’y a personne qui puisse te dire ce que tu dois ou ne dois pas faire, aucun dieu que tu puisses implorer pour ton absolution ou pour te délivrer des désagréments consécutifs à tes excès. » Quel contraste avec la réputation qu’on lui a faite ! Diogène Laërce rapporte : Epictète l’appelle pornographe et l’accable d’injures. Timocrate de même […] dit dans son livre intitulé Choses amusantes qu’Épicure vomissait deux fois par jour par suite de sa gloutonnerie […] Son corps s’est trouvé dans un état pitoyable de sorte que pendant plusieurs années il ne pouvait pas quitter sa chaise à porteurs. Il dépensait pour la table une mine 127 par jour. 128

C’est une constante des luttes idéologiques que ceux qui se réclament du matérialisme se voient accusés sans fin de turpitudes variées !

126 Ibid., p. 102. 127 100 drachmes : une forte somme d’argent.

128 Diogène Laërce, « Vie d’Épicure », dans Épicure, Doctrines et maximes, traduit par M. Solovine

(Paris, Hermann, 1965) p. 39.

Chapitre 5 - Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses

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Lucrèce Le dernier protagoniste de cette série est Lucrèce (Titus Lucretius Carus). Il vécut à Rome au ier siècle avant Jésus-Christ pendant les dernières années de la République, une période particulièrement violente politiquement. Dans son long poème De rerum natura 129, il reprend pour l’essentiel les idées d’Épicure, avec toutefois une différence de ton qui frappe. Là où Épicure s’exprime avec une forme de détachement conforme à la retenue qu’il prône, Lucrèce clame volontiers son indignation avec une grande violence, face, par exemple, aux crimes de la religion, dans un passage célèbre 130 : C’est ainsi qu’à Aulis, l’autel de la vierge Trivia fut honteusement souillé du sang d’Iphianassa 131 par l’élite des chefs grecs, la fleur des guerriers. Quand le bandeau enroulé autour de sa coiffure virginale fut retombé en pans égaux le long de ses joues ; quand elle aperçut, debout devant l’autel, son père accablé de douleur ; près de lui les prêtres dissimulant le fer, et tout le peuple fondant en larme à son aspect, muette de terreur et fléchissant sur les genoux, elle se laissa choir à terre. Malheureuse ! En un tel moment, il ne pouvait lui servir d’avoir la première donné au roi le nom de père. Enlevée par Lucrèce des mains d’hommes, et toute tremblante, elle fut menée à (approx. 98-55 av. J.-C.) l’autel, non, pour être reconduite, une fois accomplis les rites solennels, au chant clair de l’hyménée ; mais laissée vierge criminellement, dans la saison même du mariage, elle devait succomber, victime douloureuse immolée par son père, afin d’assurer à la flotte un départ heureux et propice. Tant la religion a pu conseiller de crimes 132 !

On est loin du : « Il ne faut pas craindre les dieux » d’Épicure 133… Il se peut que l’apparente indifférence bénigne d’Épicure soit trompeuse, liée peutêtre à la forme (fragments, commentaires), mais, alors que ses thèses contredisent clairement celles de Platon et d’Aristote, on ne sent nulle part chez lui une attitude 129 Voir par exemple : Lucrèce, De la nature des choses, avec les commentaires de G. Cogniot (Paris,

Éd. sociales, 1974) ; traduction par H. Clouard (Paris, Garnier-Flammarion, 1964) ; traduction par A. Ernout (Paris, Les Belles Lettres, 1948) ; D. Delattre, J. Pigeaud (dir.), Les épicuriens (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010).

130 Voir aussi J. Salem, Cinq variations sur le plaisir, la sagesse et la mort (Paris, Michalon, 2007). 131 Iphigénie sacrifiée par son père Agamemnon afin d’obtenir des dieux des vents favorables à la

traversée des navires grecs vers Troie.

132 Le célèbre « Tantum religio potuit suadere malorum ! » 133 Il ne faut pas voir là un désaccord de Lucrèce avec Épicure, il considère lui aussi que les dieux

s’occupent de leurs affaires divines et pas des hommes. C’est contre les superstitions des hommes qu’il s’insurge ; Épicure écrit aussi contre les superstitions.

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Quelle est cette science que je pratique ?

d’affrontement, de combat : la volonté de l’emporter sur ses adversaires lui était sans doute étrangère, son intérêt étant concentré principalement dans une règle de vie pour lui-même et ses amis. Il y a en revanche, chez Lucrèce, un souci nouveau d’être audible : la forme poétique vise à rendre aisée, attractive, la compréhension d’un ensemble philosophique complexe et structuré. Ainsi, son récit de la genèse du monde, de l’apparition des êtres vivants, la vie des premiers hommes « pareils aux sangliers » est une épopée magnifiquement racontée, concurrente des mythes, propre à entraîner le lecteur. Même si on ne connaît pas de rôle politique à Lucrèce en ces années troublées, le De rerum natura est une œuvre de combat ! L’adversaire ne s’y trompe pas, ainsi le cardinal de Polignac au xviiie siècle invective Lucrèce par-delà les siècles : Traîtres, meurtriers, rebelles, enfants ingrats, pères dénaturés, voilà les hommes dont vous soutenez la cause […] troupe criminelle dont vous méritez d’être le chef. 134

Pour conclure ce chapitre, on voit, après ces brefs aperçus, que ce qu’on regroupe volontiers de façon un peu confuse sous les labels hédonisme, épicurisme voire matérialisme recouvre des attitudes assez différentes : dandysme provocateur d’Aristippe, imposante philosophie de la nature chez Démocrite, sophistication éthique chez Épicure, indignation combative chez Lucrèce. Au-delà des différences, on trouve de façon récurrente une éthique de la mesure, de la maîtrise de soi, contrepartie de la liberté donnée par l’absence de dieux. Ce ne sont pas des philosophies « sans morale » comme on le leur a reproché, mais la morale n’est pas au-dessus des hommes, imposée par quelque dieu ou quelque Universel : il y a des règles qui permettent aux hommes, animaux sociaux, de vivre ensemble sans remettre en cause l’organisation sociale, ces règles évoluant au cours de l’histoire 135. La revendication du plaisir comme « souverain bien », pour provocatrice qu’elle soit (il n’y a ni Bien, ni Mal absolu sinon le plaisir et la douleur) est ainsi beaucoup moins scandaleuse qu’il n’y paraît au premier abord : on est dans un monde finalement très raisonnable ! En effet, à partir du moment où l’on refuse des principes a priori ou transcendantaux, comme le Bien, le Beau ou le Mal, etc., ou quelque Vérité révélée qui puisse guider chacun de nos pas dans la vie, il ne nous reste plus que les sensations fournies par nos sens. Ceux-ci nous renseignent sur ce qui nous arrive : si j’ai mal, c’est qu’il se passe quelque chose qui est mauvais pour moi et je vais tenter d’y mettre fin. Au contraire, si je ressens du plaisir, c’est bon pour moi et je vais essayer de faire en sorte que cela dure… Toutefois, bien sûr, le plaisir procuré par 134 Cardinal de Polignac, Anti-Lucrèce, cité par G. Cogniot dans Lucrèce. De la nature des choses

(Paris, Éd. sociales, 1974) p. 82.

135 Dans un mode de production esclavagiste, comme dans l’Antiquité grecque, on pouvait maltraiter

un esclave sans encourir la désapprobation des concitoyens, ce qui, a priori, n’est plus le cas de nos jours… Dans un mode de production où la propriété est sacrée, on est probablement plus enclin à trouver « naturel » ou « universel » ce caractère sacré si on est propriétaire que si on ne l’est pas !

Chapitre 5 - Le matérialisme grec : Démocrite, l’atomisme et bien d’autres choses

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un énième verre de vin peut être trompeur et peut masquer des désagréments futurs : l’expérience et la raison peuvent m’amener à me modérer. Le paradoxe alors, c’est qu’une philosophie aussi plate et aussi raisonnable puisse faire crier tant de monde au scandale ! Évidemment, ces pensées ignorent les « grandes » questions philosophiques de l’Être ou de l’Un et peuvent être considérées comme « faibles » d’un strict point de vue philosophique ; mais est-ce le propos ? Le postulat matérialiste, la prise de parti matérialiste en philosophie

disait Lénine 136, selon lequel « il y a la matière et rien d’autre », relativise un certain nombre de questions qui font dire à Dietzgen que la philosophie est le chemin des chemins qui ne mènent nulle part… 137

Dans ces notes, je me suis contenté du monde gréco-latin 138, mais leurs continuateurs sont nombreux et tout aussi divers : on peut citer un peu en vrac Montaigne, Gassendi 139, Spinoza, Bayle, Diderot, et bien sûr Marx. Le but ici était, outre de donner au lecteur envie d’en savoir peut-être davantage, de montrer que la simple mention du mot «  plaisir  » entraîne rapidement dans un monde complexe, riche, certainement subtil, loin en tout cas des litières fangeuses de pourceaux lubriques et bâfreurs pour lesquels on fait, assez volontiers, passer les penseurs du plaisir. Le physicien qui revendique de pouvoir faire de la physique pour le plaisir pourra-t-il éviter ainsi de passer, lui, pour un pourceau de la science ?

136 V. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme (Moscou, Éd. du Progrès, 1970). 137 «  Der Holzweg der Holzwege », voir J. Dietzgen, L’essence du travail intellectuel humain exposée

par un travailleur manuel, traduit par M. Jacob (Paris, Éd. Champs libre, 1973) (éd. originale : 1865).

138 De surcroît, en ne mentionnant que pour mémoire des auteurs « mineurs » tels que Socrate, Platon

et Aristote…

139 Marx se moque de lui dans sa Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez

Épicure : « Gassendi qui a libéré Épicure de l’interdit dont l’avaient frappé les Pères de l’Église et tout le Moyen Âge […] s’efforce de concilier sa conscience catholique avec sa science païenne. Épicure avec l’Église, peine perdue d’ailleurs. Cela revenait à jeter la défroque d’une nonne chrétienne sur le corps splendide et florissant de la Laïs grecque. » Pierre Gassendi (1592-1655) n’était toutefois pas n’importe qui. Parmi les premiers à disposer d’une lunette de Galilée, il a accompli de nombreuses observations astronomiques ; il a également vérifié expérimentalement la composition des mouvements en faisant tomber une pierre du haut du mât d’un navire en mouvement : la pierre en tombant au pied du mât, et non en arrière, confirma que les mouvements s’ajoutaient sans se gêner, ruinant en même temps les arguments à coups de canon de Tycho Brahé ! Il est également l’auteur d’une monumentale Vie et mœurs d’Épicure (Paris, Les Belles Lettres, 2006) (éd. originale : 1648), où il tente de réhabiliter les épicuriens et Épicure, une tâche paradoxale, au moins en apparence, pour un prêtre des plus austères !

Chapitre 6 Nicolas de Cues et la docte ignorance : le savoir construit Entre le « sauver les phénomènes » de Platon orné de l’irréalisme logique de Duhem, et le matérialisme, sceptique mais solidement affirmé (« la vérité, ce sont les atomes »), de Démocrite, nous voilà confrontés à des points de vue qui certes ne s’opposent pas terme à terme 140 mais qui divergent sensiblement. Peut-on se faire une opinion et donner un statut au savoir scientifique ? C’est, paradoxalement, auprès d’un théologien du xve siècle, réputé pour l’austérité extrême de ses mœurs, que l’on peut trouver quelques premiers éléments de réponse. Il va sans dire qu’au xve siècle, la méthode scientifique, instaurée, disons pour simplifier, par Galilée au xviie siècle, n’existait pas, aussi Nicolas de Cues 141 ne parle-t-il pas de science mais de théologie 142. En gros, son raisonnement est le suivant : Dieu est infini et donc inconnaissable par nous autres humains, êtres finis. Nous, humains, sommes et resterons donc incurablement, intrinsèquement, par notre finitude même, ignorants. Toutefois, par le travail intellectuel, nous pouvons accéder à une connaissance, imparfaite, Nicolas de Cues (1401-1464) incomplète, toujours partielle, toujours en construction, d’où son expression « la docte ignorance » : « ignorance » car nous resterons toujours fondamentalement ignorants quels que soient nos efforts, «  docte  », ou savante, par la connaissance partielle, toujours en chantier, obtenue grâce au travail intellectuel, aux constructions de l’esprit, à la critique, que nous sommes capables de produire. Ainsi émerge la notion de connaissance construite, 140 Ce serait trop simple ! 141 Nikolaus Kreps (1401-1464), né à Küs (Cues en français, que l’on prononce « Cuse ») au bord de

la Moselle, était cardinal et allemand, une conjonction qui en faisait une rareté à cette époque.

142 Nicolas de Cues, La docte ignorance, traduit par H. Pasqua (Paris, Éd. Payot et Rivages, 2007).

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Quelle est cette science que je pratique ?

par opposition à connaissance révélée (par les textes sacrés) absolue : un physicien, me semble-t-il, ne peut être que sensible à ce genre de raisonnement, car la nature que nous étudions nous échappe forcément, elle n’est jamais complètement connaissable, mais, par notre travail, nous en avons une connaissance certes partielle, toujours en construction et toujours plus précise. C’est parfois un peu frustrant comme le remarque Kepler 143, mi-figue mi-raisin, parodiant Virgile : la nature est comme une jeune fille effrontée qui se dévoile à moitié pour mieux s’enfuir dès qu’on l’approche… Pour en revenir au Cusain, qui ne s’autorise pas de telles plaisanteries, il explique dans son style inimitable que tous ceux qui font des recherches jugent proportionnellement de ce qui est incertain en le comparant avec ce qui est présupposé certain […] C’est pourquoi l’infini qui échappe en tant qu’infini à toute proportion demeure inconnu […] Même l’homme le plus savant n’arrivera à la plus parfaite connaissance que s’il s’est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui lui est propre, et il sera d’autant plus docte qu’il saura que son ignorance est plus grande. 144

L’infini échappe ainsi à toute comparaison et donc la connaissance absolue nous échappe : la condition même d’un savoir est la reconnaissance de son ignorance. Le physicien comprend cela et s’en accommode assez aisément tant cela correspond à son expérience quotidienne. La vérité, en effet, n’est pas quelque chose de moins ou quelque chose de plus, elle consiste en quelque chose d’indivisible. 145

Si la vérité est indivisible, soit on l’a, soit on ne l’a pas, il n’y a pas de vérité partielle : selon la façon dont on prend cette phrase, on est dans le mysticisme, la Vérité (divine) est indivisible (et inaccessible sauf illumination ou inspiration divine), ou dans le scepticisme du scientifique 146. […] l’intellect, qui n’est pas la vérité, ne comprend pas la vérité avec une précision telle qu’il ne puisse la comprendre de façon infiniment plus précise. Il est à la vérité ce que le polygone est au cercle dans lequel il s’inscrit : plus il aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais, toutefois, devenir égal à lui.145

143 J.  Kepler, Astronomie nouvelle (Astronomia nova), traduit par J.  Peyroux (Bordeaux, Peyroux,

1979) (éd. originale : 1609). Kepler fait cette remarque pour se plaindre du mal qu’il a eu à trouver l’ellipticité des orbes planétaires alors qu’elle était là, sous ses yeux, dans les observations de Tycho Brahé.

144 Nicolas de Cues, La docte ignorance, traduit par H. Pasqua (Paris, Éd. Payot et Rivages, 2007)

p. 37-39.

145 Ibid., p. 44. 146 On verra plus loin ce qu’en dit Karl Popper.

Chapitre 6 - Nicolas de Cues et la docte ignorance : le savoir construit

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La connaissance acquise par le travail intellectuel reste infiniment loin de la vérité même si elle s’en approche ; ce travail n’est pas vain (le polygone ressemble de plus en plus au cercle), c’est ainsi que l’on devient « docte ». Grâce toutefois aux mathématiques, les choses peuvent s’éclaircir. Ainsi les choses sensibles sont dans une instabilité continuelle à cause de la possibilité matérielle 147 qui abonde en elles. En revanche, dans ce qui est plus abstrait qu’elles, où les réalités sont considérées de telle façon que tout en ne manquant pas complètement d’éléments matériels sans lesquels elles ne peuvent être imaginées, elles ne soient plus complètement soumises à la fluctuation du possible, nous voyons alors que ces réalités sont, pour nous, très fermes et très certaines, comme le sont les objets mathématiques eux-mêmes. 148

Je ne sais pas trop comment il faudrait comprendre précisément cette phrase, car nous avons ici toujours un pied dans une théologie du xve siècle nourrie d’aristotélisme et de néo-platonisme via Proclus 149, et donc très loin des raisonnements que pourrait tenir un scientifique du xxie siècle, mais j’aurais tendance, à mes risques et périls, à la rapprocher de ce que font les physiciens quand ils modélisent un problème : le phénomène est complexe, trop complexe pour être directement intelligible, alors on essaie de simplifier en n’en retenant que quelques ingrédients (« ne manquant pas complètement d’éléments matériels ») susceptibles d’un traitement mathématique. Nicolas de Cues se livre alors à un vertigineux exercice qui lui permet d’appréhender l’infini (divin) par un passage à la limite : si l’on prend un cercle fini et que l’on augmente progressivement son diamètre, la courbe qui suit le périmètre du cercle devient moins « courbe » et se rapproche de la droite. Si ce diamètre continue à être augmenté jusqu’à devenir infini, la courbe fermée devient droite… infinie ; or pour Nicolas (suivant, dit-il, saint Anselme), la divinité est la rectitude absolue (et infinie). En l’occurrence, la courbe et la droite, deux objets qualitativement distincts –  la courbe fermée et la droite infinie  –, se rejoignent et deviennent identiques lors du passage à l’infini : on le comprend et on ne comprend rien ! On comprend parce que ce sont là des exercices de géométrie élémentaire auxquels se livre

147 Dans la tradition aristotélicienne, le monde sensible, par opposition au monde divin, éternel,

inaltérable et incorruptible, est dans le mouvement, la transformation, la génération et la corruption : les choses naissent, se transforment, meurent. La « possibilité matérielle » est sans doute à comprendre comme la capacité des sensibles à subir des transformations.

148 Nicolas de Cues, La docte ignorance, traduit par H. Pasqua (Paris, Éd. Payot et Rivages, 2007)

p. 64.

149 Proclus est un néo-platonicien très important du ve siècle après Jésus-Christ, donc, en gros, mille

ans après Platon et mille ans avant Nicolas… Les six siècles qui nous séparent du Cusain paraissent un peu étriqués : la philosophie bondit par dessus les millénaires ! La physique du haut de ses quatre siècles est bien jeune…

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Quelle est cette science que je pratique ?

n’importe quel élève de collège sans trop y penser, on ne comprend pas parce que l’infini nous est inintelligible : Et pour que tu voies cela plus clairement, considère que si une ligne était constituée d’un nombre infini de pieds et une autre d’un nombre infini de deux pieds, ces lignes seraient néanmoins nécessairement égales, car l’infini n’est pas plus grand que l’infini. 150

Il ne s’arrête pas en si bon chemin parce qu’il répète l’opération avec un triangle montrant ainsi qu’à la limite infinie, triangle et droite deviennent identiques et donc, après passage à la limite, un et trois, c’est la même chose. Ces jeux avec les paradoxes de l’infini lui permettent de poursuivre ses objectifs théologiques : que tout se mélange et devienne indistinct de la sorte (cercles, droites, triangles…) dès lors que l’on passe à la limite, rend possible un « Un » divin, indivisible puisque un, mais multiple puisque englobant la diversité du monde, simultanément un et trois dans le mystère de la Trinité, etc. Toutefois, la quête épistémologique du physicien de base n’est pas philosophique au sens où l’on se préoccuperait des « grandes » questions philosophiques de l’« Un » et du « Multiple » ou de l’« Être », et encore moins théologique : que peut-on alors trouver dans ces discours ? D’abord, malgré notre ignorance, nous pouvons dire des choses sur le monde : Nicolas de Cues ne s’en prive d’ailleurs pas et son chapitre « Corollaires sur le mouvement » est étonnant ! Dans le mouvement, comme pour le reste, on ne parvient jamais, dit-il, au maximum ou au minimum absolus puisque ceux-ci sont infinis, donc le monde n’a ni limite ni, en conséquence, centre. Comme il n’y a pas de centre, la Terre ne s’y trouve pas et ne joue donc pas de rôle particulier : c’est un astre comme les autres, et il doit y en avoir d’autres, d’autres mondes. Il n’y a pas de raison pour qu’il n’y en ait pas une infinité : Giordano Bruno a repris cette idée de l’infinité des mondes à la fin du xvie siècle et a brûlé pour cela ! Kepler (qui a aussi lu Nicolas de Cues) la mentionne également, un peu plus tard, pour la trouver « effrayante 151 ». S’il n’y a pas de centre, il n’y a rien par rapport auquel définir un mouvement absolu ou une immobilité absolue : dire que la Terre est immobile est dépourvu de sens. Qu’elle soit mobile ou non n’a aucune espèce d’importance puisque son mouvement n’est pas perceptible par ses occupants : on trouve chez le Cusain l’exemple du passager d’un bateau dont le mouvement ne lui est pas perceptible, exemple 150 Nicolas de Cues, La docte ignorance, traduit par H. Pasqua (Paris, Éd. Payot et Rivages, 2007)

p. 78.

151 Dans sa Conversation avec le messager céleste, traduit par I.  Pantin (Paris, Les Belles lettres,

1993) (éd. originale : 1610), un commentaire des observations faites par Galilée avec sa lunette.

Chapitre 6 - Nicolas de Cues et la docte ignorance : le savoir construit

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repris par Galilée dans ses Discours 152. Il est clair après cela que la vieille distinction entre monde sublunaire (périssable, altérable et corruptible) et monde supralunaire (impérissable, inaltérable et incorruptible) ne peut plus avoir cours : la physique aristotélicienne est sérieusement mise en question. Le caractère « docte » de notre ignorance est donc productif. Nicolas ajoute : [Dieu] veut nous pousser à nous émerveiller devant la machine si étonnante du monde. Cependant Il nous cache celle-ci d’autant plus que nous nous étonnons davantage, car Il veut que nous le cherchions de tout notre cœur et avec tout notre amour. 153

Nous sommes invités à nous mettre au travail ! On peut tenter de résumer brutalement ceci en tentant de le traduire en des termes a-théologiques 154 : 1. La connaissance complète et absolue de la nature nous échappe, nous sommes donc ignorants et le resterons ; nous ne tenons pas un discours de « vérité », nous ne cherchons pas à dire des choses « vraies ». 2. Par l’usage de notre intelligence et de notre industrie, nous pouvons devenir « doctes » dans notre ignorance et aboutir à une connaissance partielle du monde. On en déduit que toute connaissance est construite, qu’elle est incomplète, inachevée, en cours de construction, en chantier. Si on ajoute à cela que tout ceci s’intéresse au monde, c’est-à-dire qu’il y a de l’empirique, on aboutit à quelque chose qui, à mon avis, peut servir de définition élémentaire de la science… Le premier point, qui paraît trivial, ne l’est pas tant qu’il y paraît : Kepler voulait révéler le véritable plan de l’Architecte Divin ; Galilée, lui, voulait partir de vérités évidentes (par exemple, pour lui, il était évident que le passager du bateau ne percevrait pas le mouvement). Je pense que le réflexe d’un scientifique qui n’aurait pas réfléchi particulièrement à la question serait encore aujourd’hui de dire que la science est supérieure à d’autres discours parce qu’elle est « vérifiée expérimentalement ». Le point de départ est clairement que nous devons renoncer à la vérité et que nous devons renoncer à la vérification expérimentale. Le deuxième point est sans doute le point clef : la connaissance scientifique est construite, et non seulement elle est construite, mais perpétuellement en construction. 152 Galilée ne donne que très rarement ses sources, donc il est difficile d’en conclure qu’il le tient du

Cusain.

153 Nicolas de Cues, La docte ignorance, traduit par H. Pasqua (Paris, Éd. Payot et Rivages, 2007)

p. 176.

154 Ici, nous prenons le risque d’une lecture anachronique, car le discours de Nicolas de Cues est

théologique et non épistémologique. Toutefois, il n’est pas interdit à un lecteur du xxie siècle de tenter de faire son miel de cette pensée avec ses préoccupations du xxie siècle.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Elle change constamment sous l’effet de la critique (cohérence interne, rapport avec l’observation ou l’expérience, c’est-à-dire le monde). Ainsi, l’histoire de manière générale, mais surtout en particulier l’histoire des sciences, n’est pas linéaire : elle a ses crises, ses avancées, ses stagnations, ses périodes de latence, ses retours et ses complexités. Tout cela fait partie du processus de construction du savoir, de l’histoire d’une ignorance, certes, mais docte, savante, et toujours plus docte ! Nicolas de Cues, le théologien du xve siècle, dans son langage de théologien du xve siècle, nous invite à abandonner la recherche de la Vérité (celle-ci est au-delà des capacités humaines, à moins d’une Révélation bien sûr) pour travailler et construire. L’argument de Duhem tombe en grande partie à partir du moment où l’on ne prétend plus que la science détient la Vérité contre d’autres formes de savoir (à cause de la vérification expérimentale), mais qu’il s’agit d’un savoir, différent d’autres discours dans la mesure où il est constamment soumis à la critique, à l’épreuve des observations, que le résultat, bien qu’en constant devenir, est incroyablement solide. C’est un point sur lequel on aura l’occasion de revenir dans ce qui suit.

Chapitre 7 L’empirisme anglais : Bacon, Locke, Hume ; Newton face à Descartes ; l’empirisme et les hypothèses Il y a, sous-jacent aux trois chapitres précédents, la question de la légitimité du savoir qui repose sur nos observations, nos expériences, alors que nos sens, même soutenus par des dispositifs expérimentaux sophistiqués, sont imparfaits. Pour Pierre Duhem, l’absence de caractère démonstratif de l’expérience mène logiquement à l’irréalisme ; Nicolas de Cues, lui, accepte et revendique d’une certaine façon cette ignorance. Démocrite fait la distinction entre connaissance légitime (la raison) et connaissance bâtarde (les sens). Le courant qui fait l’objet de ce chapitre, l’empirisme, prend fermement parti : il met l’expérience, l’observation devant le raisonnement, l’entendement. Il récuse généralement les hypothèses, en particulier, on le verra, contre Descartes. Le monde anglo-saxon est traditionnellement un bastion de l’empirisme mais si celui-ci ne s’y limite pas, loin de là, ses fondateurs étaient, eux, bien anglais ou écossais.

Bacon Une première tentative de systématisation d’une méthode absolument fondée sur l’expérience est due à Francis Bacon (1561-1626) : contemporain de Kepler et de Galilée, il est généralement considéré comme le fondateur de la méthode inductive. Son œuvre majeure est le Novum organum 155, dont le titre fait référence à l’Organon, un recueil des œuvres de logique d’Aristote. D’une certaine façon,

Francis Bacon (1561-1626)

155 F.  Bacon, Novum organum, traduit par M.  Malherbe et J.-M.  Pousseur (Paris, PUF, 2010)

(éd. originale : 1620).

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Quelle est cette science que je pratique ?

il se présente donc comme un nouvel Aristote… Il se plaint que la science ne donne pas satisfaction faute de méthode fiable, elle se perd en discours et polémiques, elle est encombrée de suppositions et d’opinions infondées et, sans fondement sûr, elle n’est plus que le lieu de futiles joutes purement rhétoriques. La faute en est pour lui de notre habitude funeste et invétérée à entretenir des abstractions, 156

de notre propension à sauter trop rapidement d’observations superficielles vers des raisonnements subtils… qui ne s’appuient sur rien ! Il faut donc inverser le processus. Ainsi, pour Bacon, la science doit d’abord être une collecte, lente, laborieuse et obstinée d’observations, une accumulation d’expériences systématiques qui doivent « contraindre et tourmenter » la nature. Il décrit méticuleusement les étapes de la méthode qu’il préconise : […] une nature étant donnée, il faut d’abord faire comparaître devant l’entendement toutes les instances connues qui concourent dans cette même nature […] Il faut faire ce recueil en historien, sans spéculation prématurée ni subtilité excessive. 157

Il faut donc être exhaustif, du moins autant qu’il est humainement possible, et sans préjugé. Ainsi pour la chaleur, il énumère 28 « instances qui concourent dans la nature du chaud  », soit «  les rayons du soleil  », «  les solides ignés  », «  toutes les choses velues, comme la laine », etc. Fig. 7.1 – Couverture du Novum organum de Francis Bacon

En second lieu, il faut faire comparaître devant l’entendement les instances qui sont privées de la nature donnée, 158

ainsi pour la chaleur, les rayons de la lune, le corps des vers luisants qui produisent de la lumière sans chaleur, etc. Finalement, en troisième lieu, il faut faire comparaître devant l’entendement les instances où la nature sur laquelle porte la recherche se trouve à un degré plus ou moins grand, 159

par exemple « les animaux gagnent de la chaleur par le mouvement ou l’exercice, le vin et la bonne chère, l’amour, les fièvres ardentes et la douleur » ou « s’il faut en 156 Ibid., livre II, aphorisme 4. 157 Ibid., livre II, aphorisme 11.

158 Ibid., livre II, aphorisme 12. 159 Ibid., livre II, aphorisme 13.

Chapitre 7 - L’empirisme anglais : Bacon, Locke, Hume ; Newton face à Descartes ; l’empirisme et les hypothèses

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croire les astronomes, certains astres sont plus chauds, d’autres moins ». Il dénombre ainsi 41 instances de ce type. On doit alors exclure de l’étude tout ce qui ne relève pas de la « nature » étudiée, par exemple, dans le cas du « chaud », la brillance et la lumière. Une fois ces « tables de comparution » établies, ce n’est qu’alors qu’on peut espérer affirmer, par exemple « en chaque instance, la nature dont la chaleur est la limitation paraît être le mouvement » (ainsi, le mouvement de la flamme, celui des liquides en ébullition). C’est ce qu’il appelle « la première vendange ». En dernier lieu, il discute longuement les « aides qu’il faut donner à l’entendement », comme les «  instances prérogatives  » (il y en a 27), où il donne des indications de procédure et de raisonnement. Par exemple, dans le cas du magnétisme, si l’on oriente un aimant dans une direction est-ouest et que l’on place une aiguille de fer non aimantée à proximité, et si, après retrait de l’aimant, l’aiguille s’oriente dans une direction nord-sud, alors l’influence de la Terre pourra être retenue ou, au contraire, rejetée sinon. Bacon établit donc une norme de ce que doit être le travail scientifique, fondé sur l’expérience et excluant toute spéculation qui ne s’appuierait pas directement sur des observations claires. À sa façon, Tycho Brahé avec son observatoire, ses mesures systématiques, ses tables d’observations soigneusement tenues et son personnel professionnel avait déjà concrètement montré la voie : Bacon explicite tout cela avec une grande insistance – il y a des leitmotivs finalement assez peu variés dans son Organum ainsi qu’un goût prononcé pour les longues énumérations – et une certaine brutalité. Sur le plan de la science à proprement parler, on note qu’il conteste la dynamique aristotélicienne : […] selon une division tout à fait reçue, les corps denses et solides se portent vers le centre de la Terre […] Or prenez cette notion des lieux […] : il est manifestement déraisonnable et puéril de supposer que le lieu ait quelque pouvoir. 160

Il paraît en revanche assez proche de l’idée d’impetus. Sa position concernant Copernic mérite d’être citée intégralement : Supposons que la nature étudiée soit cet autre mouvement de rotation dont les astronomes sont si occupés, le mouvement qui, rénitent 161 et contraire au mouvement diurne va de l’occident vers l’orient 162. Les anciens astronomes l’attribuent aux planètes et même à la voûte étoilée ; mais Copernic et ses disciples le donnent aussi à la Terre. Cherchons s’il se trouve dans la nature un tel mouvement ou si ce n’est 160 Ibid., livre II, aphorisme 35. 161 Qui résiste.

162 C’est-à-dire le mouvement annuel de la Terre, ou du Soleil selon le modèle que l’on retient.

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Quelle est cette science que je pratique ? pas plutôt une supposition forgée pour abréger et faciliter les calculs, et pour embellir l’explication des mouvements célestes par des cercles parfaits. Car on ne prouve aucunement que ce mouvement soit vrai et réel dans les cieux, en arguant de l’incapacité d’une planète à se rétablir dans son mouvement diurne au même point de la voûte étoilée, ou de la différence des pôles du zodiaque par rapport aux pôles du monde ; deux observations auxquelles nous devons l’idée de ce mouvement. En effet le premier phénomène est parfaitement sauvé, si l’on suppose que la voûte étoilée devance et laisse derrière les planètes ; de même on peut sauver le second, si l’on suppose des lignes spirales. 163

Le modèle copernicien est rejeté parce que d’autres explications des mêmes phénomènes sont possibles. Il ne semble pas faire d’allusion explicite à Galilée ou à Kepler, mais il faut tenir compte du fait que le Dialogue du premier est paru après sa mort, et que le second est resté inintelligible pour la plupart de ses contemporains. Il est difficile de ne pas remarquer toutefois qu’il ignore superbement l’usage des mathématiques que mettent en avant si vigoureusement l’Italien et le Souabe. On pourra remarquer également au sujet des propos, qui peuvent paraître assez délirants, de Bacon concernant la chaleur, que la première distinction claire entre l’« intensité de la chaleur » (température) et la « quantité de chaleur » n’a été faite par Joseph Black qu’au xviiie siècle, soit pratiquement un siècle plus tard : on peut difficilement lui reprocher ses propos parfois confus à ce sujet…

Newton face à Descartes

Isaac Newton (1643-1727)

Isaac Newton (1643-1727), quand il bâtit son système dans les dernières années du siècle, travaille ainsi dans une atmosphère assez « baconienne » et critique sèchement les constructions de René Descartes (1596-1650) et de ses successeurs, constructions basées sur un rationalisme déductif antithétique de l’empirisme de Bacon 164. C’est le célèbre «  hypotheses non fingo » des Principia 165, «  je n’invente pas d’hypothèses », souvent invoqué comme le triomphe de l’empirisme sur les constructions de l’esprit a priori. Cette affirmation de Newton est en fait à la fois d’une grande brutalité, définitive, et assez énigmatique, car il ne se prive

163 F. Bacon, Novum organum, traduit par M. Malherbe et J.-M. Pousseur (Paris, PUF, 2010) livre II,

aphorisme 35.

164 Voir à ce sujet par exemple : A.  Koyré, «  Newton et Descartes  », dans Études newtoniennes

(Paris, Gallimard, 1968) ; P. Hamou, « Descartes, Newton et l’intelligibilité de la science », dans P. Wagner (dir.), Les philosophes et la science (Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002).

165 Titre complet : Philosophiæ naturalis principia mathematica.

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pas, lui, de faire des hypothèses : la loi de la gravitation universelle en 1/r2 166 en est une et non des moindres ! Pour tenter de comprendre ce contre quoi il combat en écrivant cela, il faut en revenir brièvement à René Descartes (1596-1650). Pour ce qui est de la science 167, Descartes a en tête le modèle des mathématiques 168 : à partir de vérités évidentes 169, on aboutit à d’autres vérités par une chaîne déductive. En soi, il n’y a là rien de très nouveau : pour Galilée, par exemple, il est évident que le passager d’un navire ne perçoit pas le mouvement du navire s’il est réguRené Descartes (1596-1650) lier, et il en tire les conséquences que l’on sait. Pour Descartes, toutefois, ces vérités pour être évidentes doivent être « simples », « intuitives » et si claires qu’elles en sont immédiatement et sponta­ nément « intelligibles » : on peut imaginer ainsi qu’il s’agit d’une sorte d’illumination par la raison dans un monde créé pour nous, car Dieu privilégie l’intelligibilité sur la confusion. Ainsi, Par intuition j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par la suite plus sûre que la déduction même, qui pourtant elle aussi ne peut pas être mal faite par l’homme[…] 170

Le résultat en est que les connaissances ainsi obtenues ne sont pas simplement probables ou conjecturelles, mais certaines, au-delà du moindre doute. En tant que physicien, Descartes est ce que l’on appellerait aujourd’hui un « réaliste » : il cherche les vraies causes à l’œuvre dans la nature : on est aux antipodes du « sauver les phénomènes » de Platon. La conception innée que nous avons de la matière est, explique-t-il, qu’elle ne se distingue pas de son étendue, de l’espace qu’elle occupe : cela entraîne deux conséquences immédiates. La première est qu’il n’y a pas de vide, l’espace est entièrement 166 C’est-à-dire exactement proportionnelle à l’inverse du carré de la distance qui sépare les deux

corps qui s’attirent.

167 Il est hors de question de faire ici un traité de philosophie cartésienne ! On n’en retiendra que

quelques éléments éclairants pour notre propos.

168 Lequel modèle mathématique dérive de considérations religieuses. 169 Voir par exemple R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, traduit par J. Sirven (Paris,

Vrin, 1994).

170 Ibid., règle III.

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rempli : d’ailleurs l’existence du vide entraînerait l’existence du rien, du non-être, ce qui est contradictoire. La deuxième est que, l’espace pouvant être étudié a priori dans un cadre mathématique abstrait, il en est de même pour la matière. Toutes les lois de la nature découlent donc de considérations abstraites sur l’étendue et peuvent donc être démontrées a priori, comme en mathématiques, sans que le recours à l’expérience soit absolument fondamental : Il n’y a rien dans ma physique qui ne se trouve dans la géométrie

écrit-il au père Mersenne 171. On est évidemment dans le cadre d’un rationalisme conséquent à l’extrême. De plus, pour qu’il y ait un effet, il faut que sa cause et l’effet coexistent dans le même lieu au même instant : donc pas d’interaction à distance, assimilée à de la magie ! Il en résulte un système du monde comprenant un univers plein dans lequel les planètes se meuvent autour du Soleil entraînées par des tourbillons de matière fluide. Sans entrer plus dans le détail de cette construction, son caractère rigoureux et systématique lui donne une grande force et, de fait, c’était la conception dominante chez les philosophes, en particulier sur le continent, pendant la deuxième moitié du xviie siècle. C’est à cette construction, qui nous paraît maintenant à proprement parler délirante, que Newton adresse son « hypotheses non fingo », devenu par la suite le « mot de passe », comme le dit P. Hamou, des newtoniens contre les cartésiens. Newton est un expérimentateur de talent, ses travaux sur l’optique le montrent sans aucun doute. Pour réfuter l’hypothèse des tourbillons, il mène des expériences qui montrent clairement, par exemple, que de l’eau tourbillonnant dans un récipient ne peut pas donner un résultat compatible avec la troisième loi de Kepler, à savoir la dépendance en r3/2 de la période de révolution planétaire. Sa démarche, sur une base inductive baconienne, est toutefois une espèce de compromis : il développe les conséquences mathématiques d’une construction imaginaire, puis en compare les conséquences avec les phénomènes observés, puis réélabore sa construction pour que ses conséquences s’approchent davantage des observations. Pour P. Hamou 172, « hypotheses non fingo » est aussi une « déclaration de conformisme épistémologique » vis-à-vis de la Royal Society entre autres. Il montre alors que la construction imaginaire avec une interaction gravitationnelle en 1/r2 donne des résultats compatibles avec les trois lois de Kepler, même si on ne comprend pas d’où vient cette interaction : à l’inverse de l’exigence d’intelligibilité a priori de Descartes, il laisse à d’autres le soin 171 Le père minime Marin Mersenne (1588-1648) était un érudit, mathématicien et physicien qui a

entretenu, entre autres choses, une correspondance très abondante avec Descartes, mais aussi avec de nombreuses autres personnalités scientifiques de cette époque, comme Gassendi ou Fermat. Il a ainsi contribué à la diffusion des idées philosophiques et scientifiques nouvelles.

172 P.  Hamou, « Descartes, Newton et l’intelligibilité de la science  », dans P.  Wagner (dir.), Les

philosophes et la science (Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002) p. 144.

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d’expliquer ce qu’il n’a pas pu résoudre ; loin de renoncer au réalisme, il estime que les Principia ne sont qu’une première étape : Je ne sais pas ce qu’il en semble au monde, mais quant à moi, il me semble que je n’ai été qu’un garçon jouant sur la plage, et me divertissant de temps à autre en découvrant un galet mieux poli ou un coquillage plus beau que d’ordinaire, alors que le grand océan de la vérité s’étendait devant moi dans la totalité de son mystère.

Chez Descartes, on doit comprendre d’abord les principes élémentaires simplement et clairement avant de s’aventurer plus loin, alors que Newton accepte non seulement le verdict de l’expérience mais aussi que le monde ne soit pas entièrement intelligible d’emblée 173. La question des vérités « évidentes », « intuitives » chères à Descartes, et qui nous paraît aujourd’hui si étrange, est en fait une vieille histoire qui remonte au moins jusqu’à Aristote 174. Pour celui-ci, la connaissance certaine est liée à la démonstration par le biais du syllogisme dont les prémisses sont évidentes et indémontrables. Ce genre de conception n’a pas vraiment posé de problème pendant des siècles, voire des millénaires, car les observations que l’on pouvait faire à l’aide de nos sens fournissaient les vérités nécessaires pour amorcer les syllogismes. Pour Aristote, et à sa suite les médiévaux, nos facultés d’humains nous permettent d’appréhender l’essence des choses. Galilée accepte fort bien ce genre de démarche, car ses observations sont pour lui le moyen, non pas de tester une théorie, mais de révéler des principes fondamentaux jusqu’alors dissimulés. Descartes, de ce point de vue, reste aussi dans cette tradition, en combinant les méthodes rationalistes avec une réflexion sur la nature et l’action divines. C’est l’émergence des sciences expérimentales, pour lesquelles l’expérimentation consiste à fabriquer des situations artificiellement construites afin de tester une conséquence prédite par quelque théorie, qui progressivement remet tout cela en cause.

173 On notera que Newton s’est aussi passionné pour l’alchimie (voir L. Verlet, La malle de Newton,

Paris, Gallimard, 1993), ce qui rend le personnage un peu plus complexe qu’on pourrait le penser à première vue.

174 Voir à ce sujet le très intéressant article de H. Kochiras, « Locke’s Philosophy of Science », sur le

site The Stanford Encyclopedia of Philosophy (éd. automne 2013), sur lequel je me base en grande partie dans les lignes qui suivent.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Locke Une figure imposante dans la lignée des empiristes est John Locke (1632-1704) 175 : sa pensée politique, très subversive pour l’époque, consistait à réfuter les arguments en faveur de la soumission absolue au monarque, puis à invoquer une « loi naturelle » qui ferait des hommes des égaux dans le droit à rechercher le bonheur ; il s’ensuit un droit au peuple de se révolter quand le prince outrepasse ses droits et de ce fait contrevient à cette loi naturelle. Il fut ainsi l’un des inspirateurs des rédacteurs de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique et un vigoureux John Locke (1632-1704) défenseur de la tolérance religieuse, admiré entre autres par Voltaire. Dans son Essai sur l’entendement humain 176, il cherche à marquer le chemin de la connaissance. Il a influencé Isaac Newton et surtout David Hume dont on dira quelques mots ensuite. Il est connu principalement pour sa critique des idées innées : contrairement à l’opinion généralement admise à l’époque (et par Descartes), il considère que nous n’avons pas à la naissance d’idées innées mais que les sens nous fournissent des impressions qui finissent par produire des idées abstraites. Pour ce qui est de la philosophie naturelle, il distingue trois types de connaissance, par ordre décroissant de certitude : la connaissance intuitive, la connaissance démonstrative et la connaissance fournie par les sens. La première est la plus sûre car elle est immédiate, sans intermédiaire, alors que la seconde requiert des intermédiaires : savoir que la somme des angles d’un triangle vaut deux droits nécessite un certain nombre d’étapes. Toutefois, pour Locke et à la différence de Descartes, la connaissance intuitive, celle qui donne l’essence réelle des choses, est réservée à Dieu (et peut-être à ses anges) : nous devons alors nous rabattre sur la moins certaine des formes de connaissance, celle fournie par nos sens. La connaissance par nos sens est la connaissance des effets sur nos sens, sans connaissance des causes, ainsi « nous devons nous satisfaire d’être ignorants des causes, manière et certitude 177 » de la production de nos connaissances sensitives. La connaissance est donc une construction obtenue non pas par déduction, mais par « essais », observation et induction. La philosophie naturelle, c’est-à-dire la physique, n’est pas à proprement parler une science (comme la 175 Voir par exemple A. Tadié, Locke (Paris, Les Belles Lettres, 2000). 176 J. Locke, An Essay Concerning Human Understanding (London, Penguin Classics, 2004)

(éd. originale : 1689).

177 « […] the causes, manner, and certainty of their production […] we must be content to be ignorant

of », ibid., IV, iii, § 29, p. 496.

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géométrie) à cause de cette dépendance envers l’observation et un manque de certitude. Toutefois, cette connaissance est loin d’être vaine, car […] nos idées étant ainsi vraies, bien que peut-être pas des copies très exactes, sont toutefois les sujets d’une réelle (pour autant que nous en ayons) connaissance. 178

Pour Locke, le caractère empirique de la connaissance est donc lié à nos facultés limitées qui nous privent de la connaissance intuitive, mais pour des esprits plus nobles qui n’en seraient pas privés, elle ressemblerait davantage à la géométrie : déductions à partir des connaissances évidentes et intuitives. La réflexion de Locke est antérieure aux découvertes de Newton et l’on voit à l’œuvre chez lui une transition très intéressante entre la recherche d’une vérité certaine déduite de vérités simples et évidentes et l’approche construite de la vérité qui laisse des parts d’ombre pouvant être comblées en partie par la suite. Newton, on l’a vu, assume parfaitement son ignorance de la nature de la gravitation, ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, d’y réfléchir.

Hume L’étape suivante passe par David Hume (1711-1776) qui, lui, est postérieur à Newton. Hume est un empiriste et un sceptique radical, jusqu’à douter de la possibilité même d’acquérir quelque savoir fiable que ce soit ! Philosophe, économiste et historien, il est un monument du monde intellectuel anglo-saxon. Plutôt que de tenter de définir a priori la connaissance scientifique, Hume se préoccupe d’abord de comprendre comment nous acquérons des connaissances, quelles sont les facultés de l’esprit qui nous permettent de connaître :

David Hume (1711-1776)

Apprécierons-nous la valeur de l’effort d’un philosophe pour nous donner le vrai système des planètes et combiner la position et l’ordre de ces corps éloignés, cependant que nous affectons de négliger ceux qui, avec tant de succès, dessinent les parties de l’esprit qui nous intéressent si intimement ? 179

Notre vie consciente est faite de perceptions qu’il sépare en deux catégories : les impressions, perceptions directes (par exemple, j’ai froid ou j’éprouve de la haine ici 178 « […] our ideas being thus true, though not perhaps very exact copies are yet the subjects of real

(as far as we have any) knowledge of them », ibid., IV, iv, § 12, p. 504.

179 D.  Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduit par A.  Leroy et M.  Beyssade (Paris,

Flammarion, 2006) (éd. originale : 1758) p. 56.

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et maintenant) et les idées, perceptions différées (par exemple, par la mémoire 180 ), moins intenses : Tous les matériaux de la pensée sont tirés de nos sens, externes ou internes ; c’est seulement leur mélange et leur composition qui dépendent de l’esprit et de la volonté. Ou, pour m’exprimer en langage philosophique, toutes nos idées ou perceptions plus faibles, sont des copies de nos impressions, ou perceptions plus vives. 181

Pour lui, il n’y a pas de différence qualitative entre impressions et idées, seulement d’intensité, il n’y a pas de différence fondamentale entre avoir faim ou éprouver de l’amour d’une part et la réflexion abstraite (philosophique) de l’autre : éprouver une violente passion amoureuse et réfléchir théoriquement à « qu’est-ce que l’amour ? » se différencient simplement par l’intensité des perceptions associées. Une des conséquences de ce principe, c’est que puisque toute l’activité intellectuelle est constituée en dernier ressort d’impressions ou de combinaisons d’impressions, alors quand donc nous soupçonnons qu’un terme philosophique est employé sans aucun sens ni aucune idée correspondante (comme cela se fait trop fréquemment), nous n’avons qu’à rechercher de quelle impression dérive cette idée supposée. 182

Il distingue ensuite entre «  relations d’idées  », ce qui concerne principalement la géométrie, l’algèbre et l’arithmétique, soit « toute affirmation qui est intuitivement ou démonstrativement certaine », et les « faits » 183. C’est le passage d’un ensemble de perceptions à une loi générale qui pose problème, car comment transformer une perception provenant des sens en fait ? C’est donc peut-être un sujet digne d’éveiller la curiosité que de rechercher la nature de cette évidence qui nous assure de la réalité d’une existence et d’un fait au-delà du témoignage actuel des sens ou des rapports de notre mémoire. 184

Cela est entièrement régi par les relations de cause à effet (c’est parce que je l’ai chauffée à 100 °C que l’eau s’est mise à bouillir) : J’oserais affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance de cette relation [de cause à effet] ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu’elle naît entièrement de l’expérience. 185

180 Pour tenter d’être précis, l’impression est bien présente à l’instant présent, mais par le biais de la

mémoire.

181 D.  Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduit par A.  Leroy et M.  Beyssade (Paris,

Flammarion, 2006) p. 65.

182 Ibid., p. 68. 183 Ibid., p. 85. 184 Ibid., p. 86. 185 Ibid., p. 87.

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En effet, je ne peux pas savoir que le feu brûle si je ne l’ai pas expérimenté. Mais tout cela est un processus sans limite, et la plus parfaite philosophie naturelle recule seulement un peu plus loin notre ignorance, et, peut-être, la plus parfaite philosophie morale ou métaphysique sert seulement à découvrir que notre ignorance s’étend à des domaines plus vastes. Ainsi toute la philosophie conduit à remarquer l’aveuglement et la faiblesse de l’homme, et cette remarque, nous la retrouverons à chaque détour en dépit de nos tentatives pour l’éluder ou l’éviter. 186

Or, la seule seule chose dont nous soyons sûr, ce que nous pouvons démontrer, la géométrie, les mathématiques en général, est là pour « seconder l’expérience dans la découverte [des] lois ». La géométrie permet de calculer la longueur nécessaire d’un bras de levier pour soulever une masse donnée, mais la loi des leviers, elle, est obtenue par l’expérience. Ainsi tombe la sentence : […] nos conclusions tirées de [l’]expérience ne se fondent pas sur le raisonnement ni sur aucune opération de l’entendement. 187

Nous restons ignorants, car nos sens nous informent de la couleur, du poids et de la consistance du pain ; mais ni les sens ni la raison ne peuvent jamais nous informer des qualités qui le rendent propre à nourrir et à soutenir le corps humain

et l’expérience passée, on peut l’accorder, donne une information directe et certaine sur les seuls objets précis et sur cette période précise de temps qui sont tombés sous sa connaissance ; mais pourquoi cette connaissance s’étendrait-elle au futur et à d’autres objets ?  […] le pain que j’ai mangé précédemment m’a nourri […] mais en suit-il qu’il faille que de l’autre pain me nourrisse en une autre époque […] 188

Il n’y a pas de lien de démonstration entre l’expérience et nos conclusions, pas de lien logique : on verra comment Karl Popper, nettement plus tard au début du xxe siècle, s’en inspirera ! C’est l’habitude, l’accoutumance qui nous permet de dire : « J’ai mesuré la température d’ébullition de l’eau de nombreuses fois et j’ai toujours trouvé 100 °C » et d’en induire (ce n’est pas une déduction logique) : « L’eau bout à 100 °C. » L’accoutumance est donc le grand guide de la vie humaine. C’est le seul principe qui fait que notre expérience nous sert. 189 186 Ibid., p. 90. 187 Ibid., p. 92.

188 Ibid., p. 93. 189 Ibid., p. 107.

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Voilà donc un scepticisme assez radical : toute connaissance serait-elle alors vaine ? Hume poursuit imperturbablement et distingue entre croyance et imagination. La croyance concerne des conceptions qui sont plus stables, plus fermes que celles de l’imagination : […] la croyance, c’est quelque chose de senti par l’esprit qui distingue les idées du jugement des fictions de l’imagination. Cela leur donne plus de poids et d’influence. 190

Il n’y a donc pas de certitude, mais il y a croyance, soutenue par la répétition d’événements identiques (au cours de nombreuses expériences, l’eau a bouilli à 100 °C). Un aspect probabiliste apparaît ainsi, car plus un événement se répète, plus il devient habituel, plus il est probable qu’il se répétera encore de la même façon à l’avenir. Ainsi, le discours radicalement sceptique de Hume n’aboutit-il pas sur le néant. S’il récuse violemment le discours de certitude scientifique cartésien qui prétend tout démontrer, c’est pour s’en tenir à des affirmations plus prudentes : comme l’eau s’est mise à bouillir à chaque fois que je l’ai portée à 100 °C, la cause de l’ébullition de l’eau est probablement la température de 100 °C. Une grande partie des débats dans la première moitié du xxe siècle tourne autour de cette question, centrale pour une science expérimentale comme la physique, du statut du savoir acquis par l’expérimentation.

190 Ibid., p. 112.

Chapitre 8 Après la révolution de la physique du début du xxe siècle Après une trajectoire un peu erratique dans l’histoire de la physique et dans la philosophie, il est temps de s’approcher du xxe siècle. En effet, la fin du xixe siècle et les premières années du xxe virent, on le sait bien, un bouleversement de la physique dû pour l’essentiel à l’incompatibilité de l’électromagnétisme, régi par les équations de Maxwell, avec le principe fondamental de la dynamique qui régnait depuis deux siècles… Ces deux théories, prises séparément, étaient d’une solidité à toute épreuve ; elles étaient à la base de succès scientifiques (mais aussi techniques) extraordinaires, mais l’interaction entre le rayonnement électromagnétique et la matière posait d’énormes problèmes qui débouchèrent 191, après bien des péripéties, sur la relativité et la physique quantique : deux révolutions ! La conséquence, c’est que des théories jusqu’alors considérées comme « vraies », « certaines », « vérifiées expérimentalement », soudain ne l’étaient plus… Tous ces succès étaient-ils dès lors bâtis sur du sable ? Les fantastiques progrès accomplis dans la compréhension de la nature étaient-ils soudain devenus illusoires ? Qu’était-ce alors que cette science qui avait professé avec tant d’assurance, d’autorité, voire de morgue, des choses qui s’avéraient fausses ? Fut alors bâti un cadre de pensée qui est aujourd’hui, consciemment ou non, pour l’essentiel accepté par la majorité des physiciens. Ce cadre, peu ou prou, est issu

191 La vitesse de la lumière dans le vide est la même quel que soit le référentiel dans lequel on se

place : c’est incompatible avec la règle de composition des vitesses de la mécanique classique. La relativité restreinte d’Einstein fut introduite à cette occasion. Le rayonnement électromagnétique d’un corps chaud peut être mesuré et calculé classiquement, mais le calcul théorique donne lieu à ce qu’on a appelé la « catastrophe ultraviolette ». C’est alors que Planck a introduit sa célèbre constante, premier pas vers la mécanique quantique.

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des thèses de Karl Popper 192 (1902-1994), au début du xxe siècle. Avant lui, on l’a vu, le discours dominant était que la science empirique était fondée sur l’expérience qui permettait par induction d’établir des lois « vraies » 193, « vérifiées expérimentalement » : un grand nombre d’observations permettait d’en inférer une loi générale (je me rappelle encore mon professeur de physique, quand j’étais en classe de seconde au lycée dans les années 1960, nous expliquant ce qu’était la méthode inductive : il avait l’air bien honnête Karl Popper (1902-1994) avec son visage rouge et ses cheveux blancs). Le problème est que la révolution de la physique, avec l’apparition de la mécanique quantique et de la relativité, a donc invalidé ce qui auparavant était considéré comme vrai et amplement « vérifié expérimentalement » : la physique newtonienne n’était plus « vraie » mais était devenue « fausse » malgré pratiquement deux siècles de méthode inductive… Popper dénonce d’abord l’inanité logique de l’induction : ce n’est pas parce qu’on a multiplié les observations que la courbe théorique que l’on fait passer entre les points expérimentaux est « vraie » : on est toujours à la merci d’une nouvelle observation à venir qui contredirait la théorie, il retrouve ainsi à sa façon l’argument de Duhem. Pour Popper, une théorie (ou « énoncé général » dans son jargon) n’est jamais absolument « vraie », elle n’est temporairement acceptée que tant qu’une expérience (ou « énoncé singulier ») ne la contredit pas : Ce que nous essayons de faire en science, c’est de décrire et (autant que possible) d’expliquer la réalité. Nous le faisons à l’aide de théories conjecturales 194, i.e. de théories que nous espérons vraies (ou proches de la vérité), mais que nous ne pouvons établir comme certaines ni même probables […] 195

Il s’agit donc d’approcher autant que possible la vérité, sans jamais l’atteindre, la « Vérité » absolue, intangible, est inaccessible, seule une « vérité » partielle, temporaire est à notre portée : Popper développe de façon très élaborée le caractère « vrai » des énoncés scientifiques. La science, donc, ne produit que des énoncés compatibles avec l’observation et susceptibles d’être contredits par de nouvelles observations. Popper en déduit un critère pour définir la science : un énoncé, une théorie, ne peut être considéré comme 192 K. Popper, La logique de la découverte scientifique, traduit par N. Thyssen-Rutten et P. Devaux

(Paris, Payot, 1988) (éd. originale : 1934).

193 Malgré la critique de David Hume, il est vrai largement ignoré, sinon explicitement rejeté pendant

le xixe siècle.

194 Mis en italique par moi. 195 K.  Popper, La connaissance objective, traduit par C.  Bastyns (Bruxelles, Éd.  Complexe, 1978)

(éd. originale : 1972) p. 51.

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scientifique que si on peut imaginer une observation qui pourrait la contredire, la théorie doit pouvoir être « réfutable » 196 expérimentalement. Ainsi, par un somptueux retournement, ce qui pouvait être vu comme une faiblesse (les théories de la science sont susceptibles d’être réfutées) devient le critère même de la scientificité : si vous n’êtes pas réfutable vous n’êtes pas scientifique ! On peut penser que pour un physicien contemporain, ce genre de considérations relève de l’évidence, cela reflète le vécu quotidien, c’est comme ça qu’on essaye de travailler (on fait des expériences et des théories, on les confronte, si ça ne marche pas on modifie la théorie ou on vérifie l’expérience, etc.) ; toutefois, il est bon de se rappeler que cette façon de voir les choses reste relativement récente dans l’histoire des sciences : à peine un siècle ! Des scientifiques aussi prestigieux que Galilée (après tout, il est considéré comme le fondateur de la méthode scientifique), Kepler ou Newton eussent été fort choqués par cette conception. Ce qui fait la force, mais qui peut aussi rendre contestable ce discours, est son caractère normatif : on a là une norme qui permet de distinguer a priori ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Popper, lui-même, ne s’en est pas privé : il déclare non scientifique d’une part l’histoire au sens marxiste et de l’autre la psychanalyse parce que les énoncés de l’une et de l’autre sont non réfutables. Dans le cas de l’histoire, on voit certes mal comment faire des expériences : par exemple, il faudrait faire une révolution, puis arrêter tout, revenir en arrière, changer un paramètre (remplacer Lénine par quelqu’un d’autre, Rosa Luxembourg, peut-être) et recommencer pour observer les différences ! Ce qu’il reproche au marxisme est principalement qu’il est susceptible d’expliquer n’importe quel ensemble d’événements, et donc, est non réfutable. Quant à la psychanalyse, il a beau jeu de dénoncer le caractère difficilement reproductible des interprétations du psychanalyste, basées sur des associations d’idées plus ou moins contrôlables… Que l’on partage ou non ces diagnostics, le caractère tranchant d’une norme stricte qui s’imposerait à tous et à toutes les disciplines scientifiques sans distinction, pose plusieurs problèmes : le premier est qu’il est toujours un peu dangereux d’envoyer aux oubliettes des pans entiers de l’activité intellectuelle humaine, que la / les science(s) est / sont diverse(s) ; le second est que la démarche poppérienne est ellemême historiquement déterminée. Popper a établi son critère pour répondre à une question donnée à un moment donné (le statut de la révolution de la physique au début du xxe siècle), or l’histoire se poursuit et peut-être ce critère lui-même se trouvera-t-il historiquement dépassé un jour : si on ne jure que par lui, ne risque-t-on pas alors de passer à côté de quelque chose ? 196 Selon les traductions, on trouve le terme réfutable ou falsifiable. Il semble que Popper préférait

réfutable.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Un antidote puissant peut être trouvé du côté de Paul Feyerabend 197 et de son « anarchisme épistémologique ». Feyerabend a le mérite d’écrire de façon séduisante, avec beaucoup d’esprit, et le lire est une bouffée d’air frais après les lourdes démonstrations poppériennes ! Avec humour, il montre aisément que personne ne suit strictement le protocole de Popper, que jamais une révolution scientifique n’a suivi ce schéma : réfutation d’une théorie par un « énoncé singulier  », remplacement par un autre «  énoncé général » dont on s’est préalablement assuré de la réfutabilité. Paul Feyerabend (1924-1994) ­Feyerabend explique que les nouvelles théories sont généralement « incommensurables » avec les précédentes, elles parlent d’autre chose avec d’autres concepts : par exemple, le modèle copernicien héliocentrique a été « réfuté » à la fin du xvie siècle par l’astronome danois Tycho Brahé, car, si la Terre tournait sur elle-même comme le prétendait Copernic, alors un boulet de canon tiré vers l’est devrait revenir sur le tireur, or il n’en est rien et le modèle copernicien est réfuté par (au moins) un énoncé singulier. Dans le cadre de la dynamique de son époque, Tycho Brahé, qui était loin d’être un ignare, avait parfaitement raison : heureusement que ni Kepler, ni Galilée n’ont été impressionnés par les coups de canon du Danois, alors que pour le premier, la dynamique dont il disposait était la même que celle de Tycho Brahé, et que pour le second, celle qu’il a contribué à instaurer était bien loin d’être totalement cohérente ! Si on s’en tenait strictement à la norme poppérienne, rien ne se passerait en science et, fort heureusement, personne ne le fait réellement ! Feyerabend affirme donc que «  anything goes  » («  tout va  ») du moment que ça permet de découvrir ou de comprendre des choses nouvelles, il n’y a pas de méthode spécifique de la science. Après notre chapitre consacré à l’hédonisme grec, on ne boudera pas le plaisir qu’il y a à le suivre dans cette entreprise iconoclaste et joyeuse ! Aristippe, confortablement étendu au côté de la belle Laïs, eût applaudi ! Le problème, c’est évidemment qu’on ne sait plus ce que c’est que la science : si c’est n’importe quoi… Ces discussions se sont poursuivies autour, en particulier, de Thomas Kuhn 198 et Imre Lakatos 199. Tous deux sont d’accord pour dire que le schéma poppérien est trop simple : on ne peut pas isoler une théorie ou un énoncé théorique pour le réfuter, il y a des ensembles de théories et de connaissances diverses structurées de façon plus 197 P. Feyerabend, Contre la méthode, traduit par B. Jurdant et A. Schlumberger (Paris, Éd. du Seuil,

1979) (éd. originale : 1975).

198 T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, traduit par L. Meyer (Paris, Flammarion,

1982) (éd. originale : 1962).

199 I.  Lakatos, Preuves et réfutations, traduit par N.  Balacheff et J.-M.  Laborde (Paris, Hermann,

1984) (éd. originale : 1976).

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ou moins complexe. Une observation qui semble invalider tel morceau de la théorie ne fera pas rejeter l’ensemble en bloc : si la trajectoire d’Uranus ne suit pas ce que prédisent les lois de Newton, je ne vais pas tout de suite rejeter ces lois, je vais, par exemple à l’instar de Le Verrier, postuler l’existence d’une nouvelle planète, Neptune, pour voir si ça ne permet pas de résoudre la contradiction apparente… Lakatos distingue entre « noyau dur » de la théorie (dans cet exemple, les lois de Newton) et « ceinture protectrice » (le nombre de planètes qui gravitent autour du Soleil), et Kuhn explique qu’il y a des « paradigmes » (corps de théories et de connaissances) et des périodes de « science normale » au cours desquelles le paradigme n’est pas sérieusement menacé, des «  crises  » quand on n’arrive plus à réduire les contradictions, et des « révolutions » quand on change de paradigme. Lakatos ainsi reste plus proche de la démarche logiciste de Popper en tentant de l’améliorer alors que Kuhn est plus dans l’histoire pour dire «  ça se passe comme ça » sans vraiment établir de norme.

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Thomas Kuhn (1922-1996)

Imre Lakatos (1922-1974) Tout cela est très intéressant, fort savant, mais il reste qu’à ce stade, à moins d’accepter le poppérisme strict, je ne sais toujours pas ce que c’est que la science… Est-ce bien important, après tout ? J’ai la faiblesse de penser que oui, ne serait-ce que pour répondre à ceux qui nous disent : « Mais qu’est-ce c’est que cette “vérité” scientifique qui change tout le temps, ces théories qui se contredisent, qui disent une chose un jour, autre chose le lendemain : la vérité est intangible, ce qui est vrai ne peut pas changer, ce qui est vrai un jour est vrai le lendemain, la vérité est immuable, éternelle, or ce n’est pas le cas de votre “science”. Les textes sacrés, eux, disent une vérité éternelle ; la parole divine, elle, ne change pas  », tout cela pour ressortir les vieilleries du créationnisme ou similaires. De même, il me semble important de pouvoir dénoncer des discours pseudoscientifiques qui s’appuient sur « La Science » ou « La Méthode Scientifique » 200 pour imposer, par exemple, des politiques socialement régressives «  scientifiquement démontrées ».

Il est temps maintenant d’entrer dans les débats contemporains.

200 Ne pas oublier les majuscules…

Chapitre 9 Controverses contemporaines La question de la nature de la science, «  qu’est-ce que la science ?  », qui a traversé tous les chapitres de ce livre, est toujours actuellement débattue, elle est même l’­objet d’affrontements, parfois assez véhéments, et il faut donc tenter de résumer les positions qui s’affrontent. On partira des travaux de Bruno Latour 201 qui se présente comme un « sociologue des sciences ». Son point de départ est que l’activité de recherche scientifique est une activité sociale : les savants, les chercheurs, forment un groupe social qui présente des comportements individuels et collectifs spécifiques et ces comportements peuvent faire l’objet d’études sociologiques, ou plus exactement anthropologiques, exactement comme les tribus de la forêt amazonienne, les paysans du bocage ­normand ou les adolescents du « 9-3 »… Il se propose donc d’observer ces comportements d’un œil extérieur à la tribu, comme un anthropologue ; il affirme clairement ne rien comprendre à la science qui se pratique dans les laboratoires qu’il étudie. Il présente, en toute modestie, son approche comme la première étude « rigoureuse » et « matérialiste de la production scientifique » : une véritable « révolution », dans le milieu de la philosophie des sciences, resté « figé », dit-il, depuis Bachelard et Koyré 202 ! Les chercheurs, par leur activité, consomment un certain nombre de ressources : leur propre salaire, ceux des personnels techniques et administratifs qui les entourent, mais aussi le coût de l’équipement qu’ils utilisent –  souvent fort coûteux  –, les matières qu’ils consomment, etc. Ces ressources sont fournies par la société dont ils font partie, ils ne sont pas hors société : le temps où Joule, au fond de la brasserie héritée de son père, pouvait se livrer à ses expériences sans se préoccuper du reste du monde, est révolu depuis longtemps. Que produisent-ils, ces chercheurs ? 201 B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire (Paris, La Découverte, 1988) ; B. Latour, La science

en action (Paris, La Découverte, 2005).

202 Voir à ce sujet, ne serait-ce que la quatrième de couverture de La vie de laboratoire. Les termes

entre guillemets sont tirés de cette quatrième de couverture.

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Quelle est cette science que je pratique ?

Des articles, c’est-à-dire, des énoncés (par exemple : « L’eau bout à 100 °C » ou « La Terre tourne autour du Soleil en 365 jours » ou « L’annihilation électron-positron produit deux photons de 511 keV chacun »). Ces énoncés ou ensembles d’énoncés, les chercheurs s’efforcent de les faire accepter par la communauté comme énonçant des « faits » scientifiques ; ils cherchent ainsi à transformer leurs énoncés en faits établis. Pour cela, ils adoptent diverses stratégies : par une rhétorique appropriée, ils tentent de convaincre, ils bardent leurs articles d’un arsenal de citations d’auteurs reconnus, ils font passer l’information par des réseaux d’autres chercheurs qui leur sont proches, etc. En effet, il est facile de constater, par exemple, qu’une partie du génie de Galilée a consisté à écrire en italien – une langue que les non-lettrés comprenaient, à la différence du latin – et à adopter la forme du dialogue, vivante, facile à lire, attrayante : Galilée est un vulgarisateur exceptionnel. Il suffit aussi de passer un temps, même court, dans un laboratoire, pour constater qu’une grande partie des discussions entre chercheurs tourne autour de questions telles que « comment présenter de façon convaincante tel résultat », « dans quelle revue le publier, comment contrer les critiques du referee 203 », « comment, où et à qui le faire connaître », « dans quelle conférence le présenter »… Ainsi, pour Latour et ceux qui le suivent, les faits scientifiques sont le produit de ces stratégies et rien d’autre ; le discours scientifique n’est donc pas un simple ensemble d’énoncés factuels, c’est un produit social. En outre, c’est un produit social comme les autres, il n’a pas un statut particulier, il n’est pas différent des autres discours… Les propos de Latour sont ainsi un sous-ensemble de ce qu’on appelle le « relativisme », parfois le « postmodernisme ». La version la plus radicale explique que les énoncés scientifiques ne sont pas le résultat de ce que nous dit la nature – ou alors seulement marginalement – mais des produits sociaux, historiquement et culturellement déterminés. Un énoncé scientifique dépend alors de la nationalité, du sexe, du statut social de celui qui l’énonce 204. La science classique, les énoncés de la science classique, sont alors essentiellement un produit occidental, masculin et hétérosexuel, traversé et déterminé par les valeurs du capitalisme, elle n’a pas de valeur universelle, pas de sens même en dehors de ce cadre-là. D’autres discours, féministes, homosexuels ou issus d’autres cultures pourraient être tout aussi valides et intéressants. Avant d’entrer dans le fond des arguments, on notera qu’une telle position – même si ce n’est pas le but affiché  – est véritablement la porte ouverte à des positions 203 Referee en anglais signifie « arbitre ». Les revues scientifiques envoient les propositions d’articles

qui leur sont soumises à un ou plusieurs referees –  des spécialistes du domaines qui restent anonymes –, qui doivent les lire et donner un avis sur leur qualité, dire s’ils doivent ou non être publiés, exiger des précisions, suggérer des améliorations…

204 Ce que Latour, à ma connaissance, ne dit pas.

Chapitre 9 - Controverses contemporaines

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pour lesquelles la science, n’ayant pas de statut particulier, n’a pas de raison d’être distinguée d’autres discours – religieux entre autres – et ainsi l’équité exigerait que l’on enseigne dans les écoles, par exemple, la création du monde en sept jours, il y a quelques milliers d’années, comme enseigné dans la Bible, ceci sur un pied d’égalité avec la théorie de l’évolution de Darwin, les théories géologiques sur l’histoire de la Terre en 4 milliards d’années 205… De la même façon, le discours climatosceptique représenterait un point de vue équivalent, une opinion tout aussi valide et tout aussi crédible que les milliers de publications scientifiques sur le réchauffement climatique, les mesures patientes, les modèles sans cesse affinés. La science n’est donc qu’une opinion (a belief, une croyance) parmi d’autres. Cette idée d’« opinion » mérite d’être commentée avant d’aller plus loin. La science est-elle une opinion ou un ensemble d’opinions ? Il faut d’abord peut-être s’entendre sur ce qu’est une « opinion ». Voici deux opinions : −− Le melon se mange en entrée. −− Pour vérifier le niveau d’essence dans le réservoir de votre voiture, mon opinion est que vous feriez mieux d’utiliser, en guise de jauge, une baguette graduée, plutôt que de tenter d’y introduire une allumette enflammée. Ces deux opinions sont-elles de même nature ? La réponse d’un scientifique normalement constitué est non. La deuxième opinion est fondée sur le savoir que l’essence est à la fois très inflammable et extrêmement volatile, qu’un mélange potentiellement explosif avec l’air est très facile à obtenir, même involontairement, et que donc introduire une flamme vive dans un réservoir est plutôt suicidaire. La première est affaire de goût : elle n’est pas dénuée d’intérêt, car un hôte souhaitant servir des melons à ses convives et connaissant cette opinion, peut choisir d’agir en conséquence. Toutefois, il ne s’agit en l’occurrence que d’une opinion : d’autres seront peut-être plus sensibles à la suavité d’une cucurbitacée parfumée et sucrée au dessert… La liberté d’opinion est le droit de penser ce qu’on veut et c’est une liberté fondamentale dans une démocratie, une liberté chèrement acquise et qu’il faut défendre. Je suis donc libre de penser que l’essence est un liquide parfaitement inoffensif : c’est un droit garanti par la constitution, la Déclaration des droits de l’homme, etc. Mais s’agit-il vraiment dans ce cas d’une question de liberté et de droit ? De nombreuses observations tendent à montrer que l’essence est un liquide dangereux qu’on ne doit manipuler qu’en prenant certaines précautions sauf à prendre des risques importants, quelle que soit son opinion sur la question : c’est une question de survie, c’est parfaitement basique ! Même le relativiste le plus radical prendra les précautions nécessaires…

205 Voir par exemple C. Baudouin, O. Brosseau, Enquête sur les créationnismes (Paris, Belin, 2013).

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Quelle est cette science que je pratique ?

La science, donc, est peut-être une opinion 206, mais il s’agit alors, pour le moins, d’une opinion fondée, et fondée sur une combinaison incroyablement robuste d’expériences et de raisonnements. Si cette opinion a quelque valeur, peut-être supérieure à d’autres, c’est à cette histoire de la construction d’un savoir qu’elle le doit, histoire complexe, non linéaire, histoire d’erreurs et de leurs corrections, histoire inscrite dans l’histoire humaine, les histoires des sociétés humaines, du capitalisme, des guerres, etc. Qu’y a-t-il d’universel là-dedans ? Rien. Rien, sinon peut-être l’aspiration des humains à améliorer leurs conditions de vie, soit en prenant l’ascendant sur leur concurrents par la suprématie technique, soit en trouvant des moyens de se chauffer ou de soigner les maladies. Contre le courant de pensée que l’on appellera pour simplifier «  relativiste  » ou «  postmoderne  », la riposte a été brutale, sinon de très bon goût : un physicien, Alan Sokal, proposa, en 1996, un article à une revue postmoderne respectée Social Text, article intitulé «  Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique 207 ». Cet article était en fait un canular dans lequel Sokal servait une espèce de soupe jargonnante en utilisant les mots-clés à la mode dans les milieux se réclamant du postmodernisme et collectionnait volontairement un grand nombre d’affirmations fantaisistes en physique et en mathématiques : « Le groupe d’invariance de dimension infinie érode la distinction entre l’observateur et l’observé ; le π d’Euclide et le G de Newton, qu’on croyait jadis constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité 208 » pour conclure entre autres choses : « L’enseignement de la science et des mathématiques doit être purgé de ses caractéristiques autoritaires et élitistes, et le contenu de ces sujets doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques 209. » L’article fut accepté et publié par la revue sans discussion. Triomphe du plaisantin : «  Hahaha, on vous a bien eu ! Vous avez accepté un article qui n’est qu’un tissu d’absurdités ! Vous publiez n’importe quoi… » S’ensuivit une violente polémique sur la légitimité d’un tel procédé. Depuis, Alan Sokal s’est associé avec un autre physicien, Jean Bricmont 210, pour écrire Impostures intellectuelles, un livre qui dénonce dans la philosophie 206 Ou un ensemble d’opinions. 207 A. Sokal, « Transgressing the Boundaries : Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum

Gravity », Social Text 46/47 (1996) p. 217-252.

208 Cité en annexe dans A. Sokal, J. Bricmont, Impostures intellectuelles (Paris, Livre de poche, 1997)

p. 320.

209 Ibid., p. 343. 210 Jean Bricmont s’est illustré par la suite en prenant la défense, au nom de la liberté de parole, de

l’historien négationniste Faurisson. Il est parfois mentionné à ce titre dans la presse. Il a écrit un article intéressant sur la mécanique quantique dans l’ouvrage de M. Silberstein (dir.), Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain (Éd. Matériologiques, 2013).

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postmoderne l’usage de concepts scientifiques par des auteurs qui ne les maîtrisent pas. Ils visent ainsi des gens aussi divers que Jacques Lacan, Gilles Deleuze, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Jean Baudrillard et… Bruno Latour. Sokal et Bricmont se trouvent ensuite invoqués par le camp des « réalistes » 211 qui font une critique sévère, souvent passionnée, voire violente, des positions de Latour et de la nébuleuse relativiste / postmoderne. En effet, dire que la science n’est qu’une opinion parmi d’autres, c’est faire bien peu de cas de l’empirique. Certes, une expérience est une fabrication humaine, on n’est pas dans l’observation immédiate de la nature, c’est une construction, une « mise en scène » de la nature. D’une certaine façon, on force la main à la nature, on l’oblige à répondre, mais, même dans l’expérience la plus sophistiquée, la réponse n’est pas dans la question, ou alors si elle l’est, il est peu probable que les collègues qu’il s’agit ensuite de convaincre se laissent faire ! Les referees sont intelligents et généralement compétents ! Ainsi, toutes ces stratégies mises en évidence par Latour, obligent à soumettre les résultats obtenus, les énoncés produits, à la critique des collègues, lesquels ne sont pas démunis d’esprit critique : plusieurs cas célèbres (comme la mémoire de l’eau ou la fusion froide) montrent que les résultats douteux finissent généralement par être dénoncés, même si parfois cela prend un peu de temps. Ce n’est pas parce qu’un énoncé scientifique est le produit d’un processus social comportant des individus et des groupes qui défendent leurs intérêts, qui cherchent à asseoir leur réputation, leur autorité, qu’il en est réduit à une opinion. C’est, bien sûr, d’une grande naïveté que de penser la production scientifique comme hors de la société et des problèmes de la société ; en revanche, dans une expérience, c’est le monde réel qui répond et non le désir, l’opinion ou la culture de l’expérimentateur, encore moins la société, même si l’expérience elle-même est un produit social qui dépend de l’état des techniques, bien sûr, mais aussi des questions que se posent les savants. Quand Michelson fit sa fameuse expérience 212, il s’attendait – comme tout le monde – à ce que la vitesse de la lumière dépende de la direction d’observation du fait du mouvement de la Terre, c’était l’opinion généralement admise, et, 211 Voir par exemple la préface de Jacques Bouveresse à l’ouvrage de H. Krivine, La Terre, des mythes

au savoir (Paris, Cassini, 2011). Voir aussi, plus général, très philosophique : M.  Silberstein (dir.), Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain (Éd. Matériologiques, 2013).

212 L’expérience de Michelson-Morley (1887) est à la base de la relativité restreinte : de façon

classique, on calcule le mouvement de la Terre dans un référentiel absolu, dans lequel la vitesse de la lumière est définie. Or comme la Terre se déplace dans ce référentiel, on s’attend à ce que la vitesse de la lumière mesurée sur la Terre dépende de la direction de mesure ; de plus, connaissant la vitesse de la Terre, on peut estimer cette variation. Michelson et Morley on montré que ce n’était pas le cas. Pour résumer brutalement, le référentiel absolu dut donc disparaître au profit de la relativité restreinte.

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s’il y avait une pression sociale, elle allait dans ce sens-là ; toutefois le monde réel ignora la pression sociale et la vitesse mesurée se révéla indépendante de la direction avec une précision bien meilleure que la différence due au mouvement terrestre, attendue et calculable a priori. Il en résulta une énigme, résolue quelques années plus tard avec la relativité restreinte : « Il n’y a pas de référentiel absolu. » Pour en revenir à Sokal et Bricmont, leurs positions de principe sont assez prudentes : ils se bornent à dire qu’ils sont incompétents pour juger, par exemple, de la pertinence des propos en psychanalyse de Lacan, mais qu’en revanche, les grossières erreurs en mathématiques qu’il commet (il confond allègrement, entre autres choses, nombres irrationnels et imaginaires) inciteraient à regarder d’un œil critique le reste de ses affirmations. Ils citent assez largement les auteurs qu’ils commentent et mettent le lecteur au défi de les critiquer sur le fond. Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. Je ne ferai que deux remarques. La première est qu’en les lisant, on part de cette position somme toute inattaquable, pour aboutir au classement de Lacan et de ses théories dans la catégorie « pseudo-science », ce qui me paraît un peu rapide… La deuxième est que, moi qui ne suis pas plus compétent en psychanalyse que Sokal et Bricmont, je suis allé consulter des psychanalystes lacaniens, des amis que je considère comme des gens pondérés et intéressants, pas exactement des excités radicaux incontrôlables et irresponsables ; ce sont aussi des gens qui prennent des patients en cure psychanalytique et donc utilisent les théories lacaniennes dans ces cures. Je leur ai posé une question très précise : « Est-ce que les exemples mathématiques que donne Lacan permettent, malgré leur caractère erroné, de mieux comprendre la pensée lacanienne ; sont-ils éclairants de ce point de vue ?  » Première remarque de mes interlocuteurs : « C’est une bonne question. » Dont acte. J’ai ensuite eu deux types de réponses 213. Le premier est qu’il ne faut pas s’attacher de trop près à ces exemples, l’intérêt des théories de Lacan se situe ailleurs, dans la théorie de la sexualité 214 : une réponse négative donc. Le second type de réponse est que, par exemple, associer le sujet 215 et le nombre –1 est en effet éclairant, donc une réponse positive. L’ambiguïté de ces réponses donne peut-être une piste que j’expose ici sans doute imprudemment : Lacan ne s’adresse pas à des mathématiciens, il s’adresse à 213 Je ne prétends pas, bien sûr, que mon ensemble de réponses soit statistiquement significatif ! Il ne

l’est pas… Toutefois, le simple fait d’avoir obtenu des réponses un tant soit peu argumentées est assez méritoire, car l’attitude la plus générale semble être un rejet épidermique de l’entreprise de Sokal et Bricmont.

214 La théorie de la sexualité est centrale dans tout ce qui tourne autour de la psychanalyse : voir ne

serait-ce que l’opposition entre Freud et Jung assez clairement montrée dans le film A Dangerous Method.

215 Sujet en tant que perception que l’on a de soi-même : je me perçois comme un individu, un sujet,

mais qu’est-ce que ce sujet pour l’inconscient ? Pour Freud, c’est au moment du « stade du miroir » que le nourrisson se perçoit en se regardant dans un miroir, comme un individu, un sujet, distinct de sa mère.

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des psychanalystes pour qui la distinction entre nombres irrationnels et imaginaires est totalement dépourvue de sens. Certes, il bluffe en utilisant des concepts qu’il ne maîtrise pas et, bien sûr, bluffer, en dehors d’un jeu de poker, n’est pas recommandable. Mais est-ce si important que cela ? Si l’association irrationnel / imaginaire – dans un sens qui n’est pas celui des mathématiques – est importante pour la compréhension du fonctionnement de l’inconscient, est-ce que la distinction que font les mathématiciens est pertinente ? Mon soupçon est que la critique de Sokal et ­Bricmont est sans doute formellement parfaitement justifiée, mais qu’elle est hors de propos. Pour illustrer la difficulté de se faire une opinion tranchée, j’invoquerai le livre de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage mayennais 216 : à la fois psychanalyste et anthropologue, elle a étudié dans un livre passionnant les pratiques de sorcellerie en Mayenne. Elle explique dans son introduction que si elle s’en était tenue aux méthodes de la « science positive », c’est-à-dire en restant extérieure à son sujet d’étude (pour caricaturer, arrivant avec son calepin pour prendre des notes et disant «  montrez-moi vos pratiques de sorcellerie  »), elle n’aurait rien obtenu, rien observé. Au contraire, elle s’est immergée dans son sujet d’étude, s’est trouvée elle-même impliquée dans ces pratiques, au point de devoir exercer elle-même la profession de désorceleuse (elle appelait cela « le désorcellement par la parole » : on sent la psychanalyste à l’œuvre !). Cet exemple n’est pas là pour apporter de réponse définitive, seulement pour inciter à la prudence. « Débouler » comme un chien dans un jeu de quille, comme le font Sokal et Bricmont, dans un monde auquel on ne comprend pas grand-chose et en criant « ça c’est faux, et ça aussi c’est faux » est peut-être salutaire, mais probablement aussi assez réducteur. Il faut toutefois mentionner que cette bataille entre relativistes postmodernes et réalistes est dénoncée comme « suicidaire » par Isabelle Stengers 217 : pour elle, la menace pour la science ne vient pas tant des relativistes que de la montée des irrationalismes, de la critique – fondée ou non – du public, moins enclin que par le passé à l’admiration pour la science, génératrice de pollution, d’armes terrifiantes, etc., et enfin de l’instrumentalisation de la recherche pour les applications, menace à terme pour l’ensemble des libertés académiques, scientifiques ou non : les philosophes postmodernes sont menacés comme les autres. Elle estime que l’urgence maintenant est pour le monde scientifique / intellectuel de trouver un discours qui puisse justifier aux yeux des non-spécialistes sa propre existence (et les financements appropriés). 216 J.  Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage (Paris, Gallimard,

1977).

217 I. Stengers, La vierge et le neutrino. Les scientifiques dans la tourmente (Paris, Les Empêcheurs de

penser en rond, 2006). Isabelle Stengers est connue principalement pour avoir co-écrit La nouvelle alliance avec Ilya Prigogine.

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De fait, il est possible d’avoir un discours «  sociologique  » sur la science, c’està-dire un discours qui s’intéresse moins aux concepts et à leur histoire qu’aux institutions scientifiques, comment elles sont financées, dirigées, leurs rapports avec la politique, les intérêts des entreprises, le monde militaire. Penser qu’il y a eu un âge d’or pendant lequel les scientifiques étaient dégagés de la nécessité de se préoccuper de ce genre de choses est naïf. Galilée lui-même a vendu pour un bon prix sa lunette – à la pointe de la technologie de l’époque – au doge de Venise qui a vite compris qu’un tel outil permettrait de voir les navires ennemis avant d’être soi-même repéré, conférant un avantage certain dans les batailles navales : on est loin des satellites de Jupiter ! Pendant toute une partie de sa vie, Kepler, de son côté, a dû faire des pronostics astrologiques pour ses divers protecteurs, princes et généraux, alors que sa position sur l’astrologie était fort critique 218 ! Dominique Pestre 219 rappelle que William Thomson, anobli en lord Kelvin, connu entre autres pour ses travaux en thermodynamique, était directement lié aux industriels qui ont posé le premier câble télégraphique sous-marin entre la Grande-Bretagne et l’Amérique. Il existe ainsi un courant qui s’intéresse davantage aux conditions matérielles du travail scientifique qu’aux avancées conceptuelles elles-mêmes 220. Par exemple, Pestre explique que pendant la fin du xixe siècle et une grande partie du xxe, en gros jusqu’aux années 1970, la croissance rapide des économies, la compétition acharnée des capitalismes nationaux, alimentait une demande énorme de résultats scientifiques afin de l’emporter techniquement à la fois sur le plan commercial et sur le plan militaire : il ne faut pas oublier que les deux guerres mondiales ainsi que la Guerre Froide ont été des vecteurs puissants d’avancées techniques et scientifiques, pour le meilleur et pour le pire. Les scientifiques ont pu être considérés, pour reprendre l’expression ironique d’Isabelle Stengers, comme des « poules aux œufs d’or » qu’il fallait dorloter afin qu’ils produisent les avancées techniques requises. C’est ainsi que les scientifiques ont pu travailler dans leurs laboratoires sans trop se préoccuper de ce qui se passait au dehors, alors même qu’ils étaient financés – souvent indirectement par le biais de l’État, mais aussi directement – par les grandes entreprises capitalistiques qui étaient à même de profiter de leurs découvertes. De là à faire des scientifiques des « suppôts du grand capital » (selon l’expression – certes un peu vieillie – consacrée) il n’y a qu’un pas… qu’on ne franchira pas ici. En effet, le statut de « poule aux œufs d’or » s’accompagnait d’une grande liberté de recherche et d’un détachement possible des applications à venir : on s’attaquait à un problème, non parce que tel conglomérat 218 Il ne rejetait pas entièrement l’astrologie, loin de là, mais il faisait remarquer que pour gagner une

bataille, il fallait d’abord une bonne armée, puis éventuellement une bonne disposition des astres… Voir G. Simon, Kepler, astronome astrologue (Paris, Gallimard, 1979).

219 D. Pestre, Sciences, argent et politique. Un essai d’interprétation (Paris, INRA éditions, 2003). 220 Voir D. Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Éd. du Seuil, 2015), 3 tomes : De

la renaissance aux lumières, Modernité et globalisation, Le siècle des technosciences.

Chapitre 9 - Controverses contemporaines

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d’armement l’exigeait, mais parce que cela paraissait intéressant, à charge pour le conglomérat – ou ses concurrents – d’utiliser ou non les résultats obtenus ; ceux-ci étaient publics, accessibles dans des revues scientifiques ouvertes à tous. Les prises de brevet, une protection pour l’inventeur qui en principe interdit aux autres son usage, étaient réservées aux dispositifs et non aux découvertes : on pouvait breveter un type de centrale nucléaire, mais pas E = mc2. La première crise pétrolière a eu lieu en 1974 : elle marque la fin des « Trente Glorieuses  », les 30 années de croissance économique rapide après la fin de la deuxième guerre mondiale, cette croissance permettant de financer et de développer des services publics, la protection sociale, de réglementer le temps de travail, de mettre en place des avancées sociales importantes. Après la crise pétrolière, des changements politiques et idéologiques fondamentaux s’installent progressivement. Politiquement, cela s’est traduit, aux États-Unis, pendant la présidence de Ronald Reagan (1981-1989) et au Royaume-Uni, avec Margaret Thatcher (1979-1990), par des coupes claires dans les budgets sociaux, une destruction brutale d’un grand nombre de services publics, une limitation des droits syndicaux, etc. Le discours politique est dorénavant que l’État n’est plus la solution mais le problème 221 ! Réduisons donc l’État à sa plus simple expression : essentiellement les forces de répression… Paradoxalement, la présidence de Reagan aux États-Unis s’est traduite par une explosion du déficit public du fait de l’accroissement des dépenses militaires dans le but d’épuiser l’Union Soviétique dans une course à l’armement ruineuse. Pestre montre que la financiarisation de l’économie, s’accentuant à cette occasion, a pour corollaire une préoccupation de résultats financiers à court terme ce qui a évidemment une incidence sur la façon dont les dirigeants d’entreprise envisagent la « R&D » (recherche et développement). On assiste alors à une imbrication plus forte de la recherche académique avec le monde privé, une multiplication, sans commune mesure avec ce qui précédait, des structures de partenariat entre recherche publique et intérêts privés ; plus fondamentalement, on voit une extension du droit des brevets : les entreprises cherchent à protéger de plus en plus leurs résultats scientifiques, y compris des résultats fondamentaux et non juste des dispositifs, pour en garder le privilège exclusif. Ces transformations sont importantes et lourdes, elles se poursuivent, et il paraît important que les scientifiques, qui voient là des changements radicaux dans la façon d’exercer leur métier, ne s’en désintéressent pas.

221 «  Government is not a solution to our problem, government is the problem », Ronald Reagan.

Chapitre 10 Et en fin de compte : quelle est cette science que je pratique ? Dans ce chapitre, le statut de l’exposé va changer, car, dans les chapitres précédents, pour l’essentiel, on s’est contenté d’exposer les discussions qui ont eu lieu sur tel ou tel point, les problèmes qui sont apparus et comment on a tenté d’y répondre : « Untel dit ceci, Tel Autre pense cela. » Même si des préférences ont pu transparaître ici ou là, le « Je » de l’auteur ne jouait pas un rôle direct, sinon par défaut par le choix des thèmes et des personnes dont on a parlé ou qu’au contraire l’on a ignorés. « Je », donc, ne me suis guère engagé jusqu’à présent. Cela reste ainsi un discours qui essaie d’apporter des connaissances à des personnes qui les acquièrent. Maintenant, il s’agit de relater des débats actuels, or ces questions sont encore moins tranchées que les précédentes et les réponses qu’on peut y donner ne font pas consensus : si j’essaie de répondre à ces questions, je serai forcé de m’engager. L’enseignant que je suis perd donc en partie le statut de celui qui apporte des connaissances – qui se borne à apporter des connaissances  – pour devenir un intervenant, plus ou moins partisan, dans une discussion qui reste ouverte : I’ll be sticking my neck out, comme on dit en anglais. Il appartiendra donc aux lecteurs de se faire une opinion qui peut fort bien ne pas être identique à la mienne. Voici donc une première manifestation du « Je » : Si l’on rapproche ce qui a été dit précédemment à propos de Nicolas de Cues et de Karl Popper, il est difficile de ne pas y voir une proximité, malgré les siècles d’écart, malgré la distance entre le discours théologique du cardinal et la rationalité pesante du logicien : Nicolas de Cues dit que la vérité est inatteignable mais que l’on peut par le travail construire un savoir et ce savoir construit est toujours inachevé, toujours en chantier ; Popper explique qu’on cherche à s’approcher autant que possible de la vérité en réfutant les théories existantes, sans jamais avoir la certitude de l’atteindre, sans jamais probablement l’atteindre effectivement, cette vérité.

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Quelle est cette science que je pratique ?

On se permettra alors de formuler la thèse suivante : La science ne s’occupe pas de vérité et encore moins de La Vérité. La confrontation avec l’observation permet de construire du savoir, sans doute par des méthodes plus complexes que le schéma poppérien, sans doute plus variées, sans doute dépendant du domaine d’étude, mais ce qui est important est la construction du savoir soumise au verdict de l’observation, de l’analyse et de la critique, construction toujours en cours, toujours vulnérable. Le reste est d’ordre technique. Abandonnons donc la recherche de la vérité. Cette thèse est en fait en langage plus moderne celle du Cusain : elle peut être contestée et elle présente indéniablement des dangers. Essayons de préciser les choses avant de nous attaquer aux débats contemporains. Quand on fait de la science, on est très simplement « aux prises avec la réalité » comme le dit Alexandre Koyré, déjà cité. Cela suppose – c’est un postulat indispensable – que la réalité existe, elle n’est pas le pur produit de mes sens trompeurs, le monde n’est pas une illusion ! Ainsi, il y a, je pense 222, au moins deux postulats fondamentaux dans toute activité scientifique : 1. Le monde existe. Il existait avant que j’existe et continuera à exister après moi. Les interrogations sur le fait que le monde, dont je n’ai connaissance qu’à travers mes sens, n’est peut-être qu’une illusion due à mes sens est sans doute une question philosophique mais pas une question que se pose un physicien : si le monde n’existe pas, on se demande de quoi on parle… 2. Mes sens sont certes trompeurs, mais ils sont néanmoins assez fiables pour assurer ma survie dans la majorité des cas : si je vois une pomme posée sur mon assiette, il y a de bonnes chances pour que ce que je vois soit en effet une pomme, et non un serpent à sonnette, et que je puisse m’en nourrir. Si ce n’était pas en général le cas, je ne comprends pas très bien comment l’espèce humaine a fait, jusqu’à présent, pour proliférer comme elle l’a fait.

222 Ce n’est pas une pensée très originale… Mais, mieux vaut expliciter les choses ! On se reportera

éventuellement au chapitre 6 de A. Sokal et J. Bricmont, « Intermezzo : le relativisme cognitif en philosophie des sciences », dans Impostures intellectuelles (Paris, Livre de poche, 1997) p. 89-154, à mon avis le chapitre de loin le plus intéressant.

Chapitre 10 - Et en fin de compte : quelle est cette science que je pratique ?

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Ce sont des postulats, ils sont raisonnables, voire d’une grande platitude 223, tout dans notre expérience d’humain nous porte à les accepter, mais ils ne sont pas logiquement démontrables. La suite essaie de les commenter. Le monde ne dépend ni de moi, ni de mon désir. Je peux désirer de toutes mes forces qu’un pic apparaisse à tel endroit dans un spectre parce que si c’est le cas, c’est le Nobel assuré : la matière que j’étudie, même si elle est fabriquée, existe en dehors de moi, ses propriétés peuvent être conformes à ce que j’en attends… ou non ! La présence du pic ou son absence ne dépendent ni de mon orientation sexuelle, ni du montant de mon salaire, ni de pour qui je vote. La nature de l’expérience que j’entreprends, elle, dépend de mes goûts : si je n’aime pas la diffraction de neutrons, il se peut que je tente de résoudre le problème par des méthodes optiques… ou en invoquant un chaman ! En revanche, une fois le type d’expérience défini, si le pic n’apparaît pas, je n’ai que deux possibilités 224, ou bien je l’ajoute moi-même en espérant que personne ne refera l’expérience (ce qui paraît très risqué s’il s’agit effectivement d’une expérience nobélisable…), ou bien je publie tristement le résultat sans pic en espérant que ce résultat négatif sera lui aussi reconnu. Le monde réel ne se conforme pas aux désirs ! On pourra toujours se consoler en pensant que le résultat négatif de Michelson fut l’un des points de départ d’une physique nouvelle… Mais, quid de la vérité scientifique, les énoncés scientifiques sont-ils pour autant « vrais » ? Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « vérité » et sur l’enjeu réel que représente l’usage de ce mot. Il y a certes la vérité logique : si je me place dans un ensemble qui possède des opérations d’addition et de multiplication avec les bonnes propriétés, et si ax + b = 0 est vrai alors x = – b/a est aussi vrai, on le démontre à l’aide d’opérations formelles contenues dans les hypothèses. Les énoncés scientifiques sont-ils vrais dans ce sens : non !

223 La philosophie du physicien est en général d’une grande platitude : quand Ludwig Wittgenstein

dit, dans De la certitude (Über Gewissheit) (Paris, Gallimard 1976) (éd. originale : 1958) : « Si tu sais que c’est là une main, alors nous t’accordons tout le reste » ou « De ce qu’à moi, ou à tout le monde, il en semble être ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il en est ainsi », c’est un grand philosophe ; quand je dis : « Le monde existe », je ne suis qu’un brave homme, plein de bonne volonté sans doute, mais pas très intéressant… Je dis cela sans ironie aucune. Ce genre de considérations me rappelle mes rêveries d’adolescent quand, assis sur le siège arrière de la voiture de mes parents, je me disais que j’étais en fait peut-être mort à cause d’un accident de voiture, ou qu’à chaque instant de nouveaux mondes se créaient, en parallèle, l’un sans accident dans lequel je suis vivant, un autre avec accident dans lequel je suis mort. Le moi qui pense tout ça est dans le monde où je suis vivant… Tout cela paraît un peu spéculatif au physicien même si certains aspects de la mécanique quantique sont troublants de ce point de vue.

224 Sauf si j’ai pris l’option chaman, auquel cas une renégociation de ses émoluments peut s’imposer.

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À la rigueur, on peut considérer qu’un énoncé singulier du genre « aujourd’hui, à 16 h 30, j’ai mesuré la température d’ébullition de l’eau et j’ai obtenu 99,7 °C  avec une incertitude estimée à 0,5 °C » est vrai, si c’est effectivement ce que j’ai observé ; en revanche, malgré toutes les observations du monde, les analyses statistiques les plus élaborées, on ne peut pas affirmer que « l’eau bout à 100 °C » est logiquement vrai ! Pour illustrer le propos, une anecdote : lors d’une conférence scientifique, une jeune doctorante présentait ses travaux quand quelqu’un dans la salle s’exclama : « This can’t be true! » (« Ceci ne peut être vrai ! ») ; l’oratrice ne se laissa pas démonter et répondit tranquillement qu’il se trouvait que c’était en effet vrai et assez facile à vérifier. De fait, il s’agissait d’un calcul théorique, et, étant données les hypothèses du calcul, le résultat s’en déduisait logiquement : si les hypothèses sont vraies, alors la conclusion est vraie. Le problème vient toujours du rapport à l’expérience, c’està-dire du rapport au monde perçu par nos sens imparfaits… Duhem et Popper sont d’accord au moins sur ce point, et c’est assez difficile à contester. On peut démontrer expérimentalement qu’une proposition est fausse (de fait « l’eau bout à 100 °C » est un énoncé généralement faux, il suffit de travailler à basse pression, ou en altitude, pour s’en convaincre) mais pas qu’elle est vraie, on l’a vu. Popper 225, cependant, continue à parler de vérité, il dit qu’on cherche à produire des théories que nous espérons vraies (ou proches de la vérité), mais que nous ne pouvons établir comme certaines ni même probables,

qui tiennent le coup le mieux possible face à la réfutation, tout en restant réfutables. S’agit-il alors de vérité ? En ce qui me concerne, je préfère laisser le mot «  vérité  » au discours religieux. En effet, la vérité révélée par la Parole Divine ou les textes sacrés est une Vérité, éternelle, universelle, intangible, inaltérable : elle est imperméable à l’expérience, elle se place (pour les croyants) d’autorité au-dessus de l’expérience. On découvre des fossiles datant de plusieurs millions d’années alors que la Bible situe la création du Monde il y a six mille ans environ ? Qu’importe ! On continue à enseigner la Genèse car la Vérité est là, elle nous a été révélée par Dieu dans les textes sacrés 226. Ce n’est pas le terrain d’un discours scientifique. Si l’on cherche à expliquer que la vérité scientifique est supérieure à la vérité religieuse parce qu’elle est « vérifiée par l’expérience », on s’expose, on l’a vu, à bien des objections : outre celles de Duhem, 225 K.  Popper, La connaissance objective, traduit par C.  Bastyns (Bruxelles, Éd.  Complexe, 1978)

p. 51.

226 Ici, je caricature un peu et volontairement. Bien des scientifiques ayant une foi religieuse

expliqueront, à l’instar de Galilée, pour ne citer que lui, qu’il faut interpréter les textes sacrés qui ont été révélés aux hommes bien avant qu’ils soient en mesure d’établir une théorie scientifique héliocentrique par exemple, et que donc ce qui y est dit s’adresse aux hommes compte tenu de l’état de leurs connaissances au moment où le texte leur est révélé.

Chapitre 10 - Et en fin de compte : quelle est cette science que je pratique ?

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qu’en est-il d’une vérité qui change tout le temps au gré des expériences ? Le principe fondamental de la dynamique de Newton était vrai jusqu’aux premières années du xxe siècle, puis il est devenu faux ? Se placer sur le terrain de la vérité est donc se placer, sinon sur le terrain de l’adversaire, du moins sur un terrain inconfortable, un terrain où, comme scientifique, on est fragile. Est-ce un terrain très important à tenir, pour utiliser un vocabulaire militaire ? À mon avis, non, car nous avons bien mieux ! Revenons à Nicolas de Cues, le cardinal allemand du xve siècle, la docte ignorance et le savoir construit. Si l’on écarte la connaissance révélée qui, dirons-nous, est d’un autre ordre, la seule source de connaissance dont nous disposons, ce sont nos sens ; or ceux-ci sont faillibles : l’œil humain (en bon état) est capable de distinguer des objets de l’ordre de quelques dixièmes de millimètre à une distance de 30 cm, dans un domaine de longueurs d’onde électromagnétique très restreint autour de 0,4-0,6 micromètres, c’est remarquable mais limité. En outre, malgré la vision binoculaire, la perception des volumes peut être trompeuse, l’œil, très sensible au mouvement, peut ne pas distinguer des objets statiques pourtant massifs, et, finalement, la perception des couleurs est loin d’être toujours parfaite, etc. Toutefois, ces perceptions, toutes imparfaites qu’elles sont, malgré l’aide d’instruments puissants, peuvent être soumises à notre critique : c’est une vieille discussion qui remonte au moins jusqu’à Démocrite. Ainsi, la matière m’apparaît comme continue (première observation), mais il y a du mouvement (deuxième observation), or (troisième observation) pour qu’il puisse y avoir mouvement, il faut du vide. Ces trois observations donnent lieu à une contradiction (critique), et (action de la raison) j’en déduis une théorie atomistique… Ainsi, notre connaissance du monde est le résultat d’un travail, un travail d’observation et de critique, toujours en cours, jamais achevé. L’édifice toujours en construction, toujours soumis à de nouvelles observations et de nouvelles critiques est à la fois imposant et incroyablement robuste. Au tournant du xxe siècle, le principe fondamental de la dynamique de Newton qui avait régné pendant 200 ans a été invalidé, non pas une fois, mais deux : par la relativité et par la physique quantique ; cette invalidation d’un principe fondamental, au lieu d’être un désastre, a ouvert la voie à quantité de découvertes nouvelles, totalement inimaginables auparavant 227 ! Un discours scientifique qui s’appuie sur un tel édifice n’est certes pas une simple « opinion ». Le savoir construit est bien un savoir, un savoir produit par un processus social, bien sûr, un (ou des) processus qu’on est parfaitement en droit d’observer 228, voire de dénoncer parfois, mais bien un savoir. On ne perd pas au change, 227 Ce qui n’empêche pas de continuer à l’utiliser quand on considère que c’est une approximation

suffisante, c’est-à-dire très souvent !

228 Voir D.  Pestre, Sciences, argent et politique. Un essai d’interprétation (Paris, INRA éditions,

2003) ; D. Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Éd. du Seuil, 2015).

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en renonçant à La Vérité. La différence entre science et religion ne serait donc pas que la vérité énoncée par la science serait supérieure à celle énoncée par la religion, mais que la religion entend énoncer La Vérité (souvent unique et exclusive de toute autre), quand la science prétend construire un savoir. Celui qui croit à la Vérité d’une religion le fait sur la base de la foi en une Parole Révélée 229 qui n’est pas construite mais qui est un don de Dieu ; le pratiquant d’une science s’insère dans un processus collectif dans lequel on bâtit, consolide, refonde et reconstruit inlassablement un édifice. Pour le moment, on est donc dans la construction du savoir fondé sur l’empirique soumis à la critique de la raison : l’activité scientifique comporte ainsi une dialectique entre les perceptions – l’empirique – et la raison. Mais qu’est-ce que la raison ? Un dictionnaire pourrait répondre : Raison : Intelligence en général, faculté collective de connaître, de comprendre et de juger […] Philos. Bien que la multiplicité des sens donnés en philosophie au mot raison rende toute définition forcément arbitraire, on peut dire qu’elle est l’activité qui, en nous, combine les concepts et rend la connaissance possible. 230

Pour sa part, Éric Weil introduit l’article « Raison » de l’Encyclopædia Universalis de la façon suivante : Le terme de raison –  du latin ratio qui désigne à l’origine le calcul pour prendre ensuite le sens de faculté de compter, d’organiser, d’ordonner – possède dans toutes les langues modernes une multitude d’acceptions qui, cependant, par des détours plus ou moins longs, peuvent être ramenées au sens premier. Une raison est ainsi un argument qui appuie une affirmation en la fondant sur un calcul logique. 231

Il y a en effet fort à parier que, si l’on demande à quelqu’un – non totalement ignorant en sciences – une définition de la raison, le mot logique doive apparaître à un moment ou à un autre. La raison 232 est un problème philosophique à la fois omniprésent, fondamental et classique (Platon, Aristote, Luther, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel… et tous les autres !). Il constitue le moteur et le fil conducteur de l’histoire de la philosophie,

toujours dans l’article d’Éric Weil. Tenter de résumer la profusion des discussions sur le sujet – et de façon didactique de surcroît – sort largement du cadre de ce livre ! Nous tenterons donc ici de prendre le problème par le petit bout de la lorgnette en nous attachant à ce que peut être la raison pour le savoir scientifique : en effet, définir 229 Au moins pour les religions monothéistes occidentales. 230 Dictionnaire encyclopédique Quillet (1934).

231 Encyclopædia Universalis, vol. 13 (1980) p. 968. 232 En outre, les philosophes distinguent souvent entre « entendement » et « raison » : l’entendement

serait une capacité à conceptualiser alors que la raison serait celle d’enchaîner des arguments.

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la raison par la logique paraît un peu réducteur : Dieu nous aurait donné les règles de la logique auxquelles il suffirait d’obéir pour penser juste ? Les règles de la logique sont une production humaine qui a une longue histoire, et non un cadeau divin ! Une fois de plus, partons de Démocrite pour qui « la vérité est au fond du puits » et donc inaccessible ; les sens, notre seul accès au monde, sont trompeurs : je vois la matière comme continue, or elle ne l’est pas, la « vérité » est qu’elle est constituée de vide et d’atomes. Les perceptions obtenues par le biais des sens doivent donc être soumises à la critique. Je définirais volontiers, au moins dans un premier temps, la raison par cette capacité à se distancier des perceptions, à prendre du recul. Voici un premier exemple – hors science : un poulet est allé picorer de l’autre côté de la route quand arrive une voiture, monstre rugissant ; pris de panique, le poulet se précipite vers la sécurité de son poulailler, traverse donc la route… et se fait écraser. Aucune analyse, aucune distanciation. Un individu mieux doté sur le plan neuronal 233, lui, maîtrise la panique, prend un peu de recul, analyse rapidement la situation et juge qu’il prend moins de risques à rester là où il se trouve qu’à tenter de rejoindre son abri habituel devenu temporairement inaccessible. Autre exemple plus complexe : « Les actes de délinquance sont souvent commis par des personnes immigrées ou “issues de l’immigration” (selon la terminologie officielle). » C’est une perception : le type qui vient d’être arrêté pour quelque forfait dans la rue d’à côté n’était-il pas très très brun ? Une attitude non rationnelle serait, se basant sur cette perception sans la critiquer, d’exiger le départ des immigrés et de leurs descendants pour mettre fin à cet état. Une première distanciation serait déjà d’aller voir les statistiques de délinquance afin de vérifier si la perception elle-même ne serait pas erronée. Puis, une seconde étape de distanciation consisterait à reconnaître que le départ forcé de plusieurs millions de personnes serait une catastrophe y compris pour ceux qui exigent ce départ, que la délinquance n’est pas liée à la couleur de la peau ou à la religion pratiquée, mais peut-être aux écarts de revenus visibles, à l’absence de perspectives en dehors du vol, ou à la trop grande disproportion entre la facilité d’un gain illégal et celui d’une vie honnête… La solution n’est donc pas d’expulser toutes les personnes dont la teinte de la peau dépasse un certain seuil de brun ! La solution, si elle existe, n’est pas simple, elle n’est ni radicale ni complète, mais le discours politique – le pugilat politique –, lui, a bien du mal à supporter la complexité… L’exercice de la raison est donc un effort, il faut surmonter l’évidence, procéder à un travail, faire une analyse critique. Le comportement humain a bien sûr une part d’irrationnel, l’affect est irrationnel ! Le second mariage de l’astronome Johannes Kepler en est une belle illustration : son premier mariage ayant été assez douloureux, il décida, après le décès de sa première femme, de se remarier, mais en procédant cette fois-ci de façon rationnelle ! 233 Mettons, par exemple, un étudiant en licence de physique…

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Il se mit alors à considérer un certain nombre de candidates potentielles en fonction de critères « objectifs », beauté, richesse, noblesse, etc., et se retrouva bien embarrassé d’une liste d’épouses potentielles qui comportait une bonne dizaine de noms ! Il finit par se décider pour une jeune femme qui n’obéissait pratiquement à aucun de ces critères, mais pour qui il s’était pris de sympathie dès avant le début de cette quête… et tout porte à croire que c’était un bon choix, puisque, là où jusqu’alors sa correspondance était pleine de plaintes concernant sa première épouse, ce thème disparaît totalement concernant la deuxième. Les psychanalystes ont bien sûr beaucoup à dire sur l’inconscient et l’irrationnel. Voici une anecdote, toujours sur l’inconscient et l’irrationnel. La gare Saint-Lazare à Paris, à 8 h 30 du matin, évoque les scènes du sous-sol dans le film Metropolis de Fritz Lang : une marée humaine de banlieusards s’avance d’un pas lourd, hébété, sur les quais trop étroits pour assurer l’écoulement rapide d’une telle masse. Moi-même, hébété comme les autres, je progressais lentement vers la sortie, non encore entièrement sorti du sommeil, me protégeant par cette hébétude même de la tristesse et de la promiscuité de cet environnement affligeant. Dans cet état de vigilance amoindrie, mon œil fut attiré par une affiche vantant des sous-vêtements féminins : « X habille les demi-mondaines  » lisai-je. Cela me réveilla. Je relus le texte de l’affiche qui disait en fait : « X habille les femmes du monde ». Mon lapsus de lecture avait transformé les femmes du monde en demi-mondaines, ce qui, en considérant l’affiche plus attentivement, était parfaitement en accord avec la vulgarité de ce qui y était représenté : mon lapsus n’était donc pas une erreur mais un jugement. L’inconscient, a priori irrationnel, a une logique, certes pas celle d’Aristote, de Boole ou de Frege, mais c’est une logique. Associer strictement logique et raison paraît donc hardi, à moins d’y apporter quelques nuances. Pour en revenir à la raison et à la science, il y a donc, d’une part, l’apparence, les phénomènes (φαινομενα, phainomena), ce que me livrent mes sens, aidés ou non par des instruments, mais rien de tout ceci n’est fiable, c’est donc dans un mouvement d’aller et de retour entre ces perceptions et, d’autre part, la critique, que se construit la connaissance du monde, la capacité d’agir sur lui pour y rendre la vie moins difficile, plus confortable. Que la logique, sous ses formes diverses, puisse être l’instrument de la raison, certes, mais la capacité à aller au-delà des perceptions et donc, par exemple, à nous adapter autrement que par l’instinct à des situations diverses, où à inventer des techniques efficaces pour nous abriter des intempéries (maison, parapluie, etc.) est un avantage sélectif dont nous, humains 234, bénéficions… avec un certain succès semble-t-il puisque nous sommes à présent une des rares espèces proliférantes à la surface de notre planète.

234 Même si définir ce qui fait notre spécificité d’humain est à peu près impossible.

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Quid maintenant du réalisme et de l’opposition que fait Duhem entre « réalisme illogique » et « irréalisme logique », lui-même se présentant comme tenant du deuxième terme. Encore faut-il s’accorder par ce que l’on entend par « réalisme » : s’il s’agit simplement de dire «  le monde existe  », c’est assez simple, c’est une affirmation de principe mais je ne pense pas que ce soit ce que vise Duhem. Ce qu’il dénonce, c’est l’affirmation : « Les concepts que je manipule ne sont pas que des abstractions commodes, mais des réalités. » Par exemple, il aurait rejeté la phrase 235 « L’électron existe ». Il ne me viendrait, toutefois, pas à l’esprit de dire que l’électron n’existe pas, car nous disposons d’un énorme faisceau d’éléments très convaincants pour dire qu’il existe, mais nous ne pouvons pas le prouver logiquement ; Hume dirait : « L’électron existe probablement. » Le plus simple serait sans doute de considérer qu’il existe, jusqu’à preuve du contraire, ce qui serait une position poppérienne. En pratique, je doute que l’on trouve une preuve que l’électron n’existe pas 236, mais plutôt, il n’est pas déraisonnable de penser qu’un jour ou l’autre on considère que c’est un concept insuffisant pour décrire tel ou tel effet. Ce faisceau d’éléments de connaissance que nous avons sur les électrons constitue un savoir construit, et ce savoir n’est pas vain, car c’est en particulier ainsi que nous pouvons fabriquer une grande quantité de dispositifs, téléphones et autres. Finalement, quel rôle social, quel statut, les scientifiques peuvent-ils défendre ? Si les scientifiques veulent marquer une spécificité qui permette de justifier qu’ils soient en partie protégés de la pression immédiate du marché, qu’ils puissent continuer à bénéficier des libertés académiques, encore faut-il qu’ils puissent montrer que leur activité est spécifique. En tant qu’activité, le travail scientifique est une activité humaine, elle requiert des moyens, moyens qui sont mis en œuvre par la société des hommes comme les autres activités, elle est soumise aux contraintes sociales comme les autres 237. En revanche, on l’a vu, les énoncés qu’elle produit sont particuliers en ce qu’ils s’appuient sur un édifice particulièrement robuste. Cette robustesse est sans doute notre argument-clé, mais, finalement, cette activité se différencie-t-elle des efforts des hommes pour modifier, améliorer, leurs conditions 235 Il était très sceptique quant à l’atomisme et aux nouvelles théories relativiste et quantique qui

commençaient à apparaître. Il est mort en 1916, un peu tôt pour assister au développement qu’elles allaient prendre.

236 Je revendique le droit de me tromper ! 237 Voir, par exemple, les débats que suscite le financement du projet ITER (international thermo­

nuclear experimental reactor), une coopération entre 35 pays pour construire un réacteur pour la fusion thermonucléaire contrôlée afin de produire de l’énergie. C’est un projet à long terme, coûteux et complexe qui vise ce qui peut être considéré comme le Graal de la production d’énergie. Il s’agit de comprendre et de maîtriser le comportement de plasmas extrêmement denses et chauds, qu’un récipient en quelque matériau que ce soit ne saurait contenir sans être immédiatement volatilisé. Les critiques concernent évidemment le coût, les délais, les enjeux écologiques, le modèle social que cela sous-tend, etc.

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de vie, à partir du moment où ils analysent les données de leurs sens, en les soumettant à la critique de la raison ? Quand nos ancêtres, chasseurs-cueilleurs, se sont mis à élever du bétail et à cultiver des plantes afin d’avoir plus à manger, faisaient-ils de la science ? Quand ils se sont mis à construire des abris pour se protéger des intempéries et des bêtes dangereuses, était-ce de la science ? Il est hasardeux de tenter de se mettre dans la tête de ces lointains ancêtres, mais on serait tenté de dire que si la démarche était : « On a observé que si l’on mélange de l’argile et de la paille de telle façon, et que l’on place les briques à sécher au soleil de telle façon, on obtient un résultat plus solide, plus durable, plus imperméable », alors on est sur la piste, alors que si c’était : « Le Dieu-Soleil ordonne de procéder ainsi », alors non. Toutefois, ce serait oublier quelqu’un comme Kepler qui base certaines de ses plus grandes découvertes sur des raisons théologiques… Les voies de la découverte scientifique sont complexes ! La distinction entre science et non-science est hasardeuse, elle aussi ! Il faut se méfier des discours par trop normatifs. Ainsi, la réponse à la question ne peut être que nuancée. La motivation sociale, celle qui justifie les financements, est certainement de tenter d’améliorer la vie, de se rendre plus fort que les concurrents, etc., mais on ne peut pas négliger le plaisir de comprendre, d’expliquer… En outre, le caractère « utile » de la recherche scientifique est en général indirect : par exemple, la découverte du positron en 1934 dans le rayonnement cosmique ne permettait pas d’envisager, un demi-siècle plus tard, son application à la tomographie par émission de positrons (positron emission tomography ou PET-scan), qui permet de repérer des tumeurs cancéreuses dans le corps humain. Peut-être la réponse se situe-t-elle dans le caractère conscient, organisé, avec des «  spécialistes  » et donc socialisé, de la construction du savoir ? Ainsi, quelqu’un qui n’est pas en train de construire une maison peut réfléchir au processus à l’œuvre lors du séchage de l’argile (le spécialiste qui construit du savoir), alors que d’autres construisent des maisons, en utilisant éventuellement les connaissances produites par le premier. La spécificité qui justifierait les libertés académiques serait donc double : les chercheurs travaillent dans des institutions (le chercheur isolé a, à peu près, disparu), universités, organismes de recherches, laboratoires publics ou privés, et l’utilité sociale de leurs découvertes est à peu près imprévisible. Les exemples abondent : l’imagerie par résonance magnétique (IRM), qui permet de multiples explorations dans le corps humain, diagnostics d’accidents vasculaires cérébraux, identifications de tumeurs

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diverses, est une application de la résonance magnétique nucléaire 238 (RMN) mise au point il y a fort longtemps par les physiciens afin d’étudier les propriétés de la matière ; les propriétés électroniques des composants de nos téléphones portables et autres ordinateurs sont comprises dans le cadre de la mécanique quantique, apparue il y a un siècle pour tenter de résoudre des incohérences entre la mécanique newtonienne et l’électromagnétisme ; les synchrotrons qui permettent de caractériser les molécules complexes intervenant dans la composition de nos médicaments ont été mis au point par les physiciens des particules… Dans aucun de ces cas, l’application n’était prévisible au moment de la découverte, encore moins au moment où il a fallu financer les recherches qui ont mené à ces découvertes ! Ainsi la caractéristique de la recherche qui justifierait la liberté du chercheur est que la recherche est imprévisible ! L’accès à toutes les informations disponibles, la liberté de partir dans la direction souhaitée, ou dans plusieurs directions, sont les conditions des découvertes menant aux applications futures. Cette liberté entraîne l’absence de tabou en science : le principe fondamental de la dynamique de Newton, lui-même, est finalement tombé après deux siècles d’un règne glorieux. Il est tombé à cause de la lumière. La vitesse de la lumière ne dépend pas du référentiel dans lequel on la mesure : le principe fondamental de la dynamique tombe une première fois alors qu’émerge la relativité. L’interaction de la lumière avec les atomes de la matière donne lieu à des phénomènes inexplicables par le principe fondamental : il tombe une deuxième fois pour ouvrir la voie à la physique quantique. La science n’est pas dogmatique. Le professeur de physique l’est, lui, dogmatique : ainsi Gaston Bachelard 239 opposet-il dans un texte célèbre « l’âme professorale, toute fière de son dogmatisme, immobile dans sa première abstraction, appuyée pour la vie sur les succès scolaires de sa jeunesse » et « l’âme en mal d’abstraire et de quintessencier, conscience scientifique douloureuse ». Ainsi la pratique scientifique est-elle simultanément dogmatique et anti-dogmatique… et quand Bruno Latour oppose avec force rhétorique la « science toute faite » avec ses certitudes et la « science en train de se faire » 240 avec ses hésitations, dit-il vraiment autre chose ?

238 Il s’agit d’appliquer un fort champ magnétique qui induit un mouvement de précession des moments

magnétiques associés aux noyaux atomiques, la fréquence de ces mouvements étant liée au champ extérieur ainsi qu’à l’environnement du noyau. On détecte ce mouvement par résonance avec un champ électromagnétique à la bonne fréquence. On notera avec intérêt que le N de nucléaire a disparu du sigle IRM : y aurait-il de l’idéologique là-derrière ?

239 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique (Paris, Vrin, 1977) (éd. originale : 1938) p. 9. 240 B. Latour, La science en action (Paris, La Découverte, 1989).

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Après la publication d’un livre de vulgarisation sur l’entropie 241, j’ai reçu des lettres de lecteurs qui cherchaient à me démontrer que le concept même d’entropie et le deuxième principe de la thermodynamique étaient faux ou absurdes ou menaient à des contradictions, etc. Répondre à ce genre de commentaires sans en appeler à l’autorité est très difficile car c’est accepter de se mettre sur le terrain du contradicteur, un terrain assez mouvant, en général : il faut alors de fait rebâtir entièrement le discours à partir de zéro ou presque, ce qui justement avait été fait dans le livre qui me valait ce genre de courrier ! L’enseignant est dogmatique, non pas tant par le souvenir de ses succès scolaires, que parce que la construction, celle du savoir construit toujours au sens de Nicolas de Cues, est incroyablement robuste. Cet édifice, constamment remis en question, attaqué, corrigé, rebâti, finalement, du fait même de cette critique, de cette menace permanente, de cette façon de céder encore et encore pour être reconstruit, est un objet dont la fragilité même assure une stabilité étonnante. Imaginons les premières années du xxe siècle quand on s’est aperçu que toute la mécanique et le principe fondamental de la dynamique étaient incompatibles avec l’électromagnétisme, une des très grandes découvertes du xixe. Les fondements mêmes de la physique étaient devenus incohérents, ils devaient céder. Ils cédèrent en effet pour permettre l’émergence en une vingtaine d’années de la relativité et de la physique quantique. Est-ce que, pendant cette période de crise, on a subitement cessé d’utiliser la mécanique de Newton ou l’électromagnétisme de Maxwell ? Non, bien sûr ! Ce nouveau défi a plutôt stimulé l’enthousiasme de ceux qui y étaient confrontés 242. Les débuts de la radio, par exemple, et ceux de l’aviation en attestent, la science et ses applications poursuivaient leur chemin : 1903 fut à la fois l’année du premier vol motorisé des frères Wright et celle du prix Nobel de Becquerel et des époux Curie. L’édifice est donc à la fois incroyablement imposant et solide par sa plasticité même. Adossé à une telle construction, il est difficile, voire impossible, d’éviter tout dogmatisme face à ceux qui ne font pas (encore) partie de la « confrérie » : ce qu’affirme la science est tellement plus assuré que tout autre propos, que l’ignorant est, parfois sèchement, invité à se mettre au courant, à s’éduquer, avant de proférer ses commentaires ! Les scientifiques sont ainsi d’indécrottables arrogants, détenteurs d’une vérité à eux qu’ils cherchent à imposer au reste du monde… un comble pour des gens pour qui la vérité n’est pas le propos ! Ainsi, outre l’histoire qui a fait des scientifiques des alliés du capital, les voilà devenus idéologiquement dominateurs !

241 P. Depondt, L’entropie et tout ça (Paris, Cassini, 2001). 242 Isabelle Stengers rappelle comment Ernest Rutherford a dansé de joie après la réussite de son

expérience, La vierge et le neutrino. Les scientifiques dans la tourmente (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006) p. 47.

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Toutefois, si les scientifiques veulent préserver à la fois les moyens nécessaires pour la recherche et leur liberté, condition pour la recherche, il faut bien trouver la place et le mode de ce débat dissymétrique avec le monde politique : les politiciens professionnels (élus, membres des appareils politiques, décideurs divers) et plus largement « l’opinion publique ». Un bel exemple qui illustre cette difficulté et qui concerne la recherche scientifique est apparu dans la presse pendant l’été 2010 243, et c’est un exemple que j’utilise d’autant plus volontiers qu’il concerne un domaine dans lequel je n’ai aucune compétence et donc aucune opinion d’« expert » à formuler. Ainsi, confortablement installé dans l’ignorance, je peux me permettre de ne m’intéresser qu’au mécanisme politique de la démocratie en œuvre. Un article du quotidien Le Monde relatait la mésaventure arrivée à des chercheurs de l’INRA qui faisaient des expériences sur des pieds de vigne génétiquement modifiés, en Alsace. Ils cherchaient à déterminer si leurs vignes permettaient de résister à un parasite donné. Afin d’éviter des ennuis avec la population locale – et très certainement par conviction sincère –, ils étaient allés très loin dans la concertation, allant jusqu’à définir leur protocole expérimental, les précautions à prendre pour éviter la contamination d’autres cultures, etc., conjointement avec les vignerons voisins ainsi qu’avec les habitants des environs. Malgré ces efforts, ils trouvèrent un beau jour leurs vignes arrachées et détruites par des opposants aux OGM. Le ton de l’article du Monde bien que, dans l’ensemble, assez factuel et neutre, témoignait cependant d’une certaine consternation : des chercheurs s’étaient donné beaucoup de mal pour s’assurer que tout le monde était d’accord avec leur expérience et leurs méthodes, avaient consacré beaucoup de temps à jouer le jeu de la démocratie, et voici qu’une minorité d’enragés était venue tout démolir ! Quelques jours plus tard, l’hebdomadaire Politis revint sur l’événement sur un ton assez différent, plutôt favorable aux arracheurs. Les arguments étaient de deux types. Premièrement, l’INRA est financé en grande partie par des entreprises privées et donc n’est pas indépendant, il est lié aux producteurs d’OGM qui ont intérêt à permettre leur commercialisation de façon aussi libre que possible. Toute l’opération consistant à consulter largement n’aurait donc été que manipulation. Le deuxième argument était que si on laisse un type d’OGM se développer, on ouvre la porte à un déferlement incontrôlable, il n’y aura plus moyen de s’opposer aux autres, même si tel type donné est inoffensif. Le premier argument paraît accepter l’idée d’expérimentation sur les OGM à condition qu’elle soit effectuée dans un cadre indépendant de tout intérêt marchand ; le deuxième rejette toute expérimentation, quelle qu’elle soit, sur les OGM dans un environnement capitaliste.

243 Voir Le Monde daté du 24 août 2010.

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On est en droit d’accepter ou non ces arguments, mais on ne peut pas les abolir ! Ils existent et si l’on invoque la démocratie, on ne peut pas les ignorer : on peut éventuellement les combattre mais pas faire comme s’ils n’existaient pas 244. On peut donc s’attendre à ce qu’une éventuelle alliance, à supposer qu’elle soit réalisable, des scientifiques avec l’« opinion publique » s’avère assez compliquée : les questions qui posent problème ne manquent pas, le nucléaire, les nanotechnologies, tout ce qui peut donner lieu à des applications militaires ou polluantes, pour ne mentionner que les plus évidentes… La revendication de liberté de recherche paraît bien incompatible avec ces préoccupations ! Face au politique, se mouvant entre la docte ignorance et le « dogmatisme anti-dogmatique », pour s’exprimer comme Nicolas de Cues, les scientifiques ont forcément un discours complexe, plein de contradictions, peu compatible avec les simplifications à l’emporte-pièce du discours politique, les slogans, les postures, l’image, la « communication », qui font emporter les élections en démocratie. En outre, mettre en avant un privilège, celui de travailler en toute liberté, d’être payé et d’engloutir des moyens conséquents pour cela, n’est peut-être pas le propos le plus porteur en matière de communication politique quand l’immense majorité des travailleurs est contraint à un travail aliéné. Je n’ai pas de réponse, en tout cas pas de réponse d’autorité, à ce problème, les chercheurs et enseignants-chercheurs des générations actuelles et à venir auront donc fort à faire pour « lever le nez du guidon ». Le dernier mot proviendra d’un domaine bien éloigné de la science « dure », il est de Sigmund Freud : Comme ils nous semblent enviables, à nous les pauvres en croyance, ces chercheurs convaincus de l’existence d’un être suprême ! […] Comme elles sont englobantes, exhaustives et définitives les doctrines des croyants, par comparaison avec nos

244 Là encore, on est en droit de désapprouver (ou d’approuver) l’action «  violente  » consistant à

arracher les pieds de vigne, mais on ne peut pas ignorer – on peut le combattre bien sûr, ou le défendre, mais pas faire comme s’il n’existait pas  – l’argument selon lequel les mécanismes normaux de la démocratie n’ayant pas fonctionné ou ayant été biaisés par la manipulation, il ne reste plus que l’action violente (même si la violence à l’égard de pieds de vigne n’est pas assimilable à celle à l’encontre de personnes). Ces discussions renvoient aux vieux débats sur la dictature du prolétariat : selon Marx, la démocratie bourgeoise n’est que la dictature de la bourgeoisie car les moyens de propagande (on dirait sans doute «  les médias  » maintenant) ainsi que les moyens de répression sont aux mains de la bourgeoisie. Ainsi, il faut la remplacer par la dictature du prolétariat dans laquelle les mêmes moyens seraient aux mains du prolétariat : un régime beaucoup plus démocratique que le précédent puisque le prolétariat constitue l’immense majorité du peuple au contraire de la bourgeoisie. Le seul moyen de passer de l’un à l’autre est la révolution violente. Il est clair qu’à côté de ce genre d’analyse, mes propos peuvent paraître un peu fades…

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pénibles, nos misérables et parcellaires tentatives d’explication, le maximum de ce que nous arrivions à produire ! 245

On peut ou non partager l’athéisme radical du fondateur de la psychanalyse, mais ce cri – à la fin de son dernier livre (il est mort en 1939) – qui oppose si clairement la croyance religieuse – la foi – au labeur toujours inachevé du savoir construit, indéfiniment en construction, misérable et parcellaire, est comme un défi à nous autres scientifiques, défi de poursuivre ce labeur et d’en tirer, non pas la béatitude, mais la satisfaction du travail bien fait, le plaisir, car il s’agit de plaisir, de comprendre ce qui n’avait pas été encore compris et d’apporter des connaissances qui seront peut-être un jour utiles à nos congénères et à nous-mêmes.

245 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, traduit par J.-P. Lefebvre (Paris, Éd. Points,

2012) (éd. originale : 1938) p. 253.

Quelques lectures conseillées Un des objectifs de ce livre, qui donne des résumés parfois assez frustrants en un ou deux paragraphes de pensées souvent extraordinairement complexes, est de donner envie d’en savoir plus. Voici donc quelques lectures conseillées (par ordre alphabétique) : Carnot, Sadi, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance (Paris, Bachelier, 1824) ; édition critique par R. Fox (Paris, Vrin, 1979) Carson, Rachel, Silent Spring (Boston, Houghton Mifflin, 1962) Duhem, Pierre, Sauver les apparences (Paris, Vrin, 2003) (éd. originale : 1908) Galilei, Galileo, Le messager céleste (Sidereus nuncius), traduit par I. Pantin (Paris, Les Belles Lettres, 1992) (éd. originale : 1610) Galilei, Galileo, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit par R. Fréreux avec le concours de F. De Gandt (Paris, Éd. du Seuil, 1992) (éd. originale : 1632) Galilei, Galileo, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, traduit par M. Clavelin (Paris, PUF, 1995) (éd. originale : 1638) Kepler, Johannes, L’étrenne ou la neige sexangulaire, traduit par R. Halleux (Paris, Vrin, 1975) (éd. originale : 1610) Kepler, Johannes, Conversation avec le messager céleste, traduit par I.  Pantin (Paris, Les Belles lettres, 1993) (éd. originale : 1610) Koestler, Arthur, Les somnambules. Essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers (The sleepwalker. A history of man’s changing vision of the universe), traduit par G. Fradier (Paris, Les Belles Lettres, 2010) (éd. originale : 1959) Koyré, Alexandre, Études galiléennes (Paris, Hermann, 1986) Krivine, Hubert, La Terre, des mythes au savoir (Paris, Cassini, 2011) Krivine, Hubert, Grosman, Annie, De l’atome imaginé à l’atome découvert (Louvain-la-Neuve, de Boeck, 2015)

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Lucrèce, De la nature des choses (De rerum natura), traduit par J. Pigeaud (Paris, Gallimard, 2015) (ier siècle av. J.-C.) Pestre, Dominique, Sciences, argent et politique. Un essai d’interprétation (Paris, INRA éditions, 2003) Pestre, Dominique, À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines (Paris, Éd. du Seuil, 2013) Pestre, Dominique (dir.), Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Éd. du Seuil, 2015), 3 tomes : De la renaissance aux lumières, Modernité et globalisation, Le siècle des technosciences Prigogine, Ilya, Stengers, Isabelle, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science (Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986) Russell, Bertrand, Religion and Science (Oxford University Press, 1997) (éd. originale : 1935)